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L'Information Grammaticale

Iva Nova Kova et Agnès Tutin (dir.), Le Lexique des émotions,


Grenoble, Ellug Université Stendhal, 2009
Samir Bajrić

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Bajrić Samir. Iva Nova Kova et Agnès Tutin (dir.), Le Lexique des émotions, Grenoble, Ellug Université Stendhal, 2009.
In: L'Information Grammaticale, N. 127, 2010. pp. 57-59.

http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_2010_num_127_1_4124_t13_0057_0000_3

Document généré le 06/01/2016


réactivation de l’infinitif substantivé comme procédé d’abstraction dynami- étude, destinée à faire référence, aurait vraiment requis une abondante
que peut s’inscrire dans un processus plus large tendant à combler le vide indexation, notamment des lieux et des formes cités, permettant, entre
laissé par des substantifs qui se sont fixés et à la limite sclérosés dans autres choses, un transfert commode des résultats de la recherche dans
un sens concret depuis leur création » (p. 346). Et de conclure que « la l’activité pédagogique. Ainsi, qui désire connaître l’analyse de « li foïrs » de
substantivation de l’infinitif n’apparaît plus alors comme un phénomène ErecRoques (v. 2889), texte au programme des concours du CAPES et de
isolé proliférant par un effet de mode, mais s’intègre dans un ensemble l’Agrégation de lettres 2010, perdra quelque temps à la chercher, pour la
plus large tendant à créer en discours des “formes dynamiques” » (p. 351). découvrir p. 121 et p. 156 (quelques err. dans la cit.). À toutes fins utiles,
(J’avoue que cette remarque conclusive me semble contredire celle de la je signale que l’on cueillera encore pas mal d’autres exemples du même
p. 354 : « La substantivation de l’infinitif […] trahit et traduit […] un mode texte, parfois longuement commentés, aux pages susdites et au hasard
et une mode de penser souvent informés par une doxa collective diffusée de la lecture (p. 72, 102, 103, 109, 109, 111, 113, 126, 162-165).
et contaminée par les médias… ») De ces formes, l’auteur prend pour
exemple le suffixe -ANCE, re-productif de nos jours, qui permet d’évoquer Pour la session de l'Agrégation 2011, signalons aussi l'intéressant
la « manière de faire quelque chose » lorsque le substantif poussé de développement sur Charles d'Orléans (p. 207-210).
côté s’avère peu apte à le faire (exemplifié de façon convaincante par la
Stéphane Marcotte, Paris IV-Sorbonne
paire gouvernance / gouvernement, p. 346-350). Ainsi faut-il voir dans l’IS,
selon l’heureuse conclusion de l’auteur, une forme discursive singulière
qui oscille entre les pôles contraires de la réification, dans ses emplois Iva NOVAKOVA et Agnès TUTIN (dir.), Le Lexique des émotions,
concrets, et de l’abstraction dynamique (p. 354). Grenoble, ELLUG Université Stendhal, 2009, 352 pages.
L’ouvrage de C.B., ce rapide survol le laisse entendre, se recommande Si à l’aube des années dix du xxie siècle, où les échanges linguistiques
comme un ouvrage stimulant pour les esprits grammairiens (le détail de s’appuient sur une profusion (d’aucuns la qualifieraient de déconcertante)
la présente recension en est la preuve), clair (les exemples médiévaux de moyens technologiques infiniment sophistiqués, il existe encore des
sont traduits et le jargon y est absent) et richement documenté (avec bipèdes enclins à croire que la langue est un simple outil de communi-
de précieuses données chiffrées), qui dégage les lignes de force cation (communiquer des informations) ou, hypothèse nettement plus
incontestables de l’évolution de l’IS en français et qui offre aux historiens naïve, qu’elle sert uniquement à véhiculer l’objectivité du monde externe,
de la langue d’abondants matériaux dont ils pourront s’inspirer pour la moindre des choses sera de constater qu’ils se trompent grandement.
approfondir la question traitée dans leur période de spécialité. J’ai Même si nous sommes déjà en mesure d’envisager un avenir lointain et
signalé au passage plusieurs faiblesses de l’ouvrage, essentiellement d’y concevoir un être doté d’une complexité neuronale redoutable, celui
des lacunes ou des disproportions dans les massifs chronologiques, mais qui aura remplacé l’homo sapiens de nos jours, il n’en demeure pas moins
celles-ci ne prévalent pas sur les qualités d’analyse de l’auteur et sur que ce dernier intériorise toujours un nombre considérable d’états inten-
sa vaste érudition linguistique, sur lesquelles on pourra donc s’appuyer tionnels parmi lesquels les émotions et les formes linguistiques qui les
pour aller plus loin. représentent occupent une place non négligeable. Les textes de l’ouvrage
dirigé par Iva Novakova et Agnès Tutin en sont une preuve difficilement
Quelques minuties pour améliorer le prochain tirage : – p. 26, l’ex. de
contestable. À travers un grand nombre de faits de langue observés et
Jean Lefèvre trouverait mieux sa place sous celui de Saintré ; – p. 32 dans
un certain nombre de langues traitées (par ordre alphabétique : anglais,
il partire di Pietro on ne voit pas bien quel est « l’objet II prépositionnel »
espagnol, français, grec moderne, polonais, russe), les auteurs offrent aux
(notion au demeurant un peu obscure pour moi), par rapport à il leggere
lecteurs une étude riche en principes établis et exemples analysés.
di buoni libri du même lot ; – p. 87, l’exemple de Henri de Valenciennes 539
n’est pas à sa place (il comporte un infinitif et non le substantif annoncé) ; Divisée en cinq parties quantitativement non équilibrées, la présente
– p. 324, 325, « A. Arendt », lire H. Arendt ; – p. 353, « éviction de la forme publication regroupe quinze textes issus de la plume de vingt-quatre
pronominale atone devant l’infinitif », lire « … de la f. p. tonique ». auteurs. La plupart d’entre eux ont participé au colloque « Le lexique
Je signale d’autre part, pour les médiévistes, un problème de référence des émotions et sa combinatoire syntaxique et lexicale », organisé les
assez gênant. Il concerne le Lancelot, dont, cherchant à m’y reporter, je 26 et 27 avril 2007 à Grenoble, les autres ayant été sollicités par les
n’ai d’abord pu identifier aucun des lieux cités, alors que la bibliographie organisateurs afin d’élargir le problème et d’enrichir le débat : Partie 1.
(p. 355-370) ne comporte que le premier tome de l’édition A. Micha, ce Regard historique sur le lexique des émotions : « L’apport sémantique du
qui limitait en principe l’investigation. Or, dans le corps de l’ouvrage, on paradigme épistémologique du sensualisme au lexique des émotions »
trouve : (p. 42) IV, 94, 8 = Micha VIII (p. 50), cap. LIIa, § 18 ; (p. 52) II, 109, de Gerda Haßler, Université de Potsdam, Allemagne (p. 21-38) ; Partie 2.
18-19 = Micha VII (p. 152), cap. XIVa, § 39 ; (p. 58) IV, 39, 2-3 = Micha VIII Combinatoire syntaxique et lexicale du lexique des émotions : « Les noms
(p. 8), cap. XLIXa, § 10 (avec un « raembrisiés » meilleur que le « reanbi- d’émotion : trois systèmes d’ordre » de Peter Blumenthal, Université de
siez » de la leçon citée par C.B.) ; (p. 61) II, 78, 15-16 = Micha VII (p. 122), Cologne, Allemagne (p. 41-64) ; « Les émotions sont-elles comptables » de
cap. XIIIa, § 3 ; (p. 125) I, 52, 9 = Micha VII (p. 65), cap. VIIIa, § 16 ; (p. 126) Iva Novakova et Agnès Tutin, Université Stendhal, Grenoble 3 (p. 65-79) ;
III, 77, 12-4 = VII (p. 247), cap. XXIa, § 7) ; (p. 128) I, 33, 9-18 = Micha « La combinatoire lexicale des noms de sentiment en grec moderne »
VII (p. 39-40), cap. VIa, § 4-5. Le mystère de ces références fantômes de Aggeliki Fotopoulou, Marianna Mini, ILSP, Athènes, Grèce, Mavina
s’éclaircit lorsque, pour la réf. citée p. 42, empruntée à H. D. Veenstra, Les Pantazara, Société Neurolingo, Athènes, Grèce, et Argyro Moustaki,
Formes nominales du verbe dans la prose du treizième siècle, Rotterdam, Université d’Athènes, Grèce (p. 81-102) ; « Les prédicats d’affect dans
1946, p. 179, n. 16, on s’aperçoit que ces références doivent provenir des des dictionnaires monolingues coordonnés espagnol / grec / français »
éditions allemandes de Der altfranzösische Prosaroman von Lancelot de Angels Catena, Université autonome de Barcelone, Espagne, et Effi
del Lac de G. Braüner (Ø DEAFBiblEl), H. Becker (LancPrBe pour II), Lamprou, Université de Chypre, Nicosie (p. 103-126) ; « La maladie,
H. Bübinger (LancPrBu pour II-III) et H. Zimmerman (LancPrZ pour IV), le coup de folie et l’émotion : … malade, complètement malade ! » de
Marburg, 1911-1916, non citées en bibliographie. Et comme la référence Danielle Leeman, Université Paris X, Nanterre (p. 127-135) ; Partie 3.
citée de la p. 125 est explicitement rapportée à l’éd. Micha, on ne sait plus Autour de quelques sentiments / émotions : « De la distinction entre nom
trop quoi penser, si ce n’est que tout cela gagnerait à être revu. d’émotion et nom de sentiment : coup de foudre et amour » de Houda
Ounis, Université Paris X, Nanterre (p. 139-153) ; « L’aspectualité des
Enfin, qu’il me soit permis de regretter vivement la ténuité de l’index constructions verbo-nominales de sentiment en français et en russe »
des notions et des langues mentionnées (p. 371-372) – qui, du reste, de Elena Melnikova, Université Stendhal, Grenoble 3 et Université d’Etat
n’est pas tout à fait exhaustif, puisque le portugais, dont quelques d’Astrakhan, Russie (p. 155-172) ; « Sur la sémantique de quelques
exemples sont cités aux p. 31 et 34, n’y figure pas –, alors qu’une telle noms de tristesse » de Anna Krzyżanowska, Uniwersytet Marii Curie-

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Skłodowskiej, Lublin, Pologne (173-189) ; « Les collocations métaphori- malade prenant le sens de « bouleversé », donc désignant une perturbation
ques des noms de colère en français, russe et polonais » de Magdalena d’ordre affectif […] L’adjectif sans adverbe a potentiellement les trois inter-
Augustyn et Ekaterina Bouchoueva, Université Stendhal, Grenoble 3 prétations : Cela fait deux jours qu’il est malade (il a une gastro-entérite) ;
(p. 191-205) ; Partie 4. Autour de la phraséologie : « Emotions et locutions Le voir dans cet état me rend malade (cet enfant me désespère) ; Il faut être
prépositives » de Céline Vaguer, Université Toulouse II, Le Mirail (p. 209- malade (mental) pour imaginer des films comme ça ; ce qui est remarquable,
226) ; « Deux structures de locutions verbales pour exprimer le sentiment c’est que la combinaison avec complètement n’est en principe possible
en grec moderne » de Freiderikos Valetopoulos, Université de Poitiers qu’avec les deux dernières. Cette prise de conscience en entraîne une autre :
(p. 227-248) ; Partie 5. Applications linguistiques de la combinatoire du le fait d’opérer un choix dans la polysémie de malade n’est pas propre à
lexique des émotions : « Noms d’objet ou cause de sentiment dans le complètement. (p. 127-128).
Diccionario de colocaciones del español » de Margarita Alonso Ramos, La troisième partie est une véritable invitation au voyage au pays des
Universidade da Coruña, La Corogne, Espagne (p. 251-274) ; « Sybille : émotions. En effet, les quatre textes qui la composent examinent une
anatomie d’un système automatique d’extraction de termes de sentiment » série de noms de sentiment en plusieurs langues, allant jusqu’à proposer
de Sigrid Maurel, Paolo Curtoni et Luca Dini, CELI France, Grenoble une conception censée nuancer / fragiliser l’une des idées linguistiques
(p. 275-296) ; « L’enseignement en FLE de la phraséologie du lexique traditionnellement admises, selon laquelle l’aspect n’habite que les formes
des affects » de Cristelle Cavalla et Virginie Labre, Université Stendhal, verbales. Selon Elena Melnikova, les noms de sentiment comme colère,
Grenoble 3 (p. 297-316). peur, bonheur, joie, amour et leurs équivalents russes incorporent un
Les organisateurs du colloque et les auteurs partent du principe que contenu aspectuel, alternant entre duratif et ponctuel. Les métaphores
« les émotions sont plus que jamais dans l’air du temps » et qu’ils « sont liées aux noms de sentiment dominent largement cette partie de l’ouvrage.
au cœur des débats en neurosciences, en philosophie, en psychologie Leur analyse permet de comprendre l’impact qu’exerce la composante
cognitive et en linguistique » (p. 5). Certes, il serait difficile d’extraire de la sémantique dans le traitement réservé à ces unités linguistiques, ne
masse du pensable un phénomène plus fédérateur au sein des sciences serait-ce que dans la distinction opérée entre noms d’émotion et noms de
humaines (et au-delà). Le rapport entre langue et société varie énormé- sentiment (p. 139-153). Anna Krzyżanowska en est consciente lorsqu’elle
ment en fonction de chacune des communautés linguistiques distinctes, procède à la conclusion du problème analysé :
ce qui crée au fil du temps des spécificités lexicales et supra-lexicales Dans notre approche, nous avons essayé de montrer dans quelle mesure
quantitativement et qualitativement motivées. Mais les affects émanent la nature sémantique des émotions exprimées par les noms est liée à la
directement de la nature humaine, supposée être universelle, étant combinatoire lexico-syntaxique de ces noms. L’analyse des collocations,
donné que tous les humains éprouvent les mêmes états intentionnels même de celles qui sont figées à un faible degré, permet, pensons-nous,
(tristesse, joie, chagrin, colère, étonnement, compassion, etc.). Forts de repérer les traits caractéristiques des émotions conservées dans la
de cette conviction, et de bien d’autres qui concernent notamment la langue. (p. 188).
variété des formes que prennent les lexiques des diverses langues pour
La quatrième partie opte pour la phraséologie se mettant au service de
traduire ce qui semble être commun à tous, les signataires des différentes
l’articulation linguistique des émotions. Deux textes assurent son contenu,
contributions tentent d’encercler l’(énigmatique) expression linguistique
l’un gravitant autour des expressions, essentiellement françaises, du
des émotions humaines.
type claquer des dents (peur), nager dans le bonheur (joie, bonheur),
La première partie, réduite à un seul texte, celui de Gerda Haßler, avoir le moral dans les chaussettes (tristesse), avoir le cœur dans un
s’articule autour de quelques concepts et courants clés dans l’histoire étau (angoisse), l’autre proposant quelques locutions verbales en grec
des idées linguistiques ayant jeté une lumière nouvelle sur ladite pro- moderne exprimant le sentiment.
blématique (Destutt de Tracy, Condillac, Louis de Bonald). Cette étude
La cinquième partie entend permettre à la théorie exposée d’épouser
véritablement inaugurale procure au lecteur l’opportunité de connaître la
la pratique. Les trois textes qui y sont réunis examinent les champs
nature des débats épistémologiques menés par les anciens et la solidité
conceptuels où les noms d’émotion pourraient contribuer à certaines
de leurs acquis théoriques encore présents à l’époque contemporaine.
activités humaines tant institutionnelles (lexicographie) que cognitives
La deuxième partie reste la plus représentative du colloque, sorte d’épi- (appropriation des langues en général, in esse comme in fieri, et du
centre de la problématique traitée. Censées être construites autour de la français en particulier). Ces applications, non-réductibles à l’aspect
combinatoire syntaxique et lexicale, les analyses proposées oscillent, à purement descriptif, incitent à penser que les études précédentes, celles
dire vrai, entre lexique, syntaxe et « les deux sémantiques » (lexicale et des quatre premières parties, se sont contentées d’ouvrir une discussion,
phrastique). Le coup d’envoi de cette partie centrale est donné par Peter malgré leur caractère indubitablement exhaustif. Ce sentiment naît de
Blumenthal et son étude, aussi intéressante que symptomatique : trois la conviction qu’un contenu théorique appliqué à une activité langagière
systèmes d’ordre dans l’organisation sui generis des noms d’émotion, effectue un mouvement circulaire allant du locuteur (naïf) qui exprime
à savoir psychologique, lexicographique, linguistique. Et lorsque, à titre les noms d’émotion au linguiste qui les analyse.
d’exemple, Iva Novakova et Agnès Tutin s’interrogent sur la possibilité Un point faible hante les lignes de cet ouvrage : l’absence totale d’ana-
d’assujettir certains noms de sentiment à la quantification, l’on s’aperçoit lyses intéressant les interjections. Bien qu’elles soient exclues du cadre
que la dimension syntaxique réside essentiellement dans le choix des conceptuel des mots et dépourvues de toute mobilité syntaxique, les
déterminants qui actualisent les noms traités. Un grand nombre de faits interjections sont intrinsèquement liées aux émotions. A l’instar des
de langue reposent sur les soubassements théoriques offerts par Buvet noms traités dans cette publication, les vocables interjectifs (« phrases de
et al. 2005, étroitement liés aux prédicats d’affect et pourvus de tests langue » chez Guillaume ou « phrasillons » chez Tesnière) ressortissent
syntaxiques, comparables à ceux que prévoit G. Gross pour les figements, également au lexique des émotions. De plus, certains d’entre eux sont
qui vérifient la faisabilité des combinatoires. Ainsi l’excellente contribution d’anciens noms auxquels a été retirée leur matière nominale. A titre
de Danielle Leeman se présente-t-elle comme un subtil dialogue, non d’exemple, français : Flûte !, Merde !, Purée !, La vache !, etc. ; anglais :
dépourvu d’humour, entre le locuteur et le linguiste, les deux étant Good !, Goodness !, Shit !, etc. ; allemand : Mensch !, Gott !, Um Gottes
contenus en une seule femme. Le résultat obtenu est « chantant » : les Willen !, Zum Teufel !, etc. ; sud-slave : K vragu !, Sranje !, U božju mater !,
paroles… malade, complètement malade, extraites de la célèbre chanson Ljudi moji !, etc. Il aurait été possible et souhaitable d’intégrer au moins
de Serge Lama, se prêtent parfaitement (qu’en est-il de parfaitement une contribution sur les interjections dans la troisième partie où elles
malade de la même source ?) à l’analyse des prédicats d’affect : auraient été soumises à un critère sémantique, à l’instar des nombreux
Je suis malade est compris comme une pathologie d’ordre somatique (j’ai noms d’émotion analysés. Mais ce déficit n’est qu’un appel à la reprise
une angine, j’ai la grippe) mais complètement malade change l’interprétation, des recherches, toutes disciplines concernées confondues, axées sur les

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noms d’émotion. Il ne diminue aucunement la qualité épistémologique prononce Dibar vikend (bon week-end) en croate ou qu’un germano-
des contributions et encore moins l’intérêt que leurs auteurs portent à la phone apprenant le français parle d’attendre et boire du thé (Abwarten
phénoménologie à travers l’un de ses fidèles représentants. und Teetrinken), les deux expressions, respectivement en croate et en
français, sont bien formées mais ne sont pas employées.
Samir BAJRIĆ, Paris IV-Sorbonne
Inaugurant la deuxième partie, le chapitre III aborde des concepts qui
tiennent à la fois du philosophique et du linguistique. Ainsi, celui de sub-
Samir BAJRIĆ. Linguistique, cognition et didactique. Principes et jectivité intéresse à la fois la conscience humaine et le langage humain.
exercices de linguistique-didactique. Paris. Presses de l’université En s’appropriant une langue, on en devient sujet et, ce faisant, on est
Paris-Sorbonne. 2009. 301 pages. soumis au vouloir-dire de ladite langue qui « incite le locuteur à choisir tel
Tel ouvrage séduit par sa densité théorique, mais pèche par l’absence type d’énonciation (le dire) et tel type d’énoncé (le dit) » (p. 106).
d’exemples étayant la théorie ; tel autre fourmille d’exemples pertinents, La place de l’analyse linguistique (chapitre IV) dans l’apprentissage
mais manque d’assise théorique et d’innovation. Rien de tel dans cette se dessine autour de discussions convaincantes renvoyant dos à dos
étude vigoureuse et dense, proposant des exemples mis à l’épreuve en langue standard et langue parlée, norme et usage, notamment dans
classe, conduite sans concession, qui vient bousculer le paysage de la l’utilisation du ça qui n’est pas systématiquement l’alter ego parlé du
didactique des langues en questionnant sans cesse. Car ce terrain est cela. S. B. remarque fort justement que les énoncés réputés fautifs
souvent miné, notamment en raison du rôle contesté de la linguistique comme T’es où là ? « caractérisent davantage le locuteur confirmé
dans l’apprentissage. Or ici, la linguistique au secours de la didactique que le locuteur non confirmé » et attestent de sa liberté vis-à-vis de sa
retrouve ses lettres de noblesse. Autre audace : l’arrière-plan théorique langue. Le chapitre V apporte une autre illustration du rôle de l’analyse
sollicite deux courants rarement convoqués en didactique et a priori linguistique. Qu’il s’agisse de l’opposition verbo-nominale, de l’ordre des
éloignés, Guillaume et Tesnière. Enfin, une mise à l’écart est effectuée mots, des interjections ou de la négation, chaque question présente des
dès l’introduction : sciences de l’éducation et pédagogie expérimentale difficultés graduelles à livrer au locuteur plus ou moins confirmé selon une
n’ont pas droit de cité, et le savoir didactique et pédagogique n’accordant « hiérarchie didactique » (p. 207) qu’illustre la difficulté croissante Je n’ai
de crédit qu’à telle ou telle méthodologie est proscrit. En effet, l’essentiel pas d’argent → Je n’ai que cinq euros → Je n’ai pas que cela à faire.
n’est pas de jeter son dévolu sur une méthodologie mais de prendre en
compte l’ensemble des paramètres en jeu dans l’apprentissage d’une Dédiée à Tesnière, la dernière partie met la linguistique-didactique à
langue : lieu d’apprentissage, âge, motivation, etc. S. B. ignore donc les l’épreuve de la syntaxe structurale. Grâce à l’analyse stemmatique de la
querelles autour des méthodologies pour s’intéresser au « locuteur qui phrase, une « grammaire intériorisée » du fonctionnement de la langue
parle et apprend la langue » (p. 12). Car si l’analyse linguistique revient apprise pourrait se mettre en place chez le locuteur. Cependant, Tesnière
en force, en allant à contre-courant de la tendance amorcée depuis des connaît quelques limites : l’une d’elles est que sa présentation fait parfois
décennies, son objet n’est toutefois pas la seule langue, puisqu’elle un amalgame entre locuteurs plus ou moins confirmés.
s’élargit à la cognition pour impliquer le sujet qui apprend.
Mais « sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur. » On formulera
Comment s’articulent linguistique, cognition et didactique ? La première donc quelques réserves. Certaines notions sont reprises sans être
partie (chapitres I-II) milite pour une liaison indéfectible entre linguistique toujours attribuées. Ainsi, une communauté de vues avec Hymes 1991
et didactique. La deuxième (chapitres III-V) traite des « processus cognitifs (Vers la compétence de communication) se dessine : l’opposition entre
dans la diversité des langues ». La troisième (chapitres VI-VII) met en « savoir linguistique » et « savoir sociolinguistique » ou entre « normes de
scène Tesnière, linguiste-didacticien, et sa théorie. grammaire » et « normes d’emploi » de Hymes (1991 : 47) trouve un écho
avec « interférence linguistique » et « interférence comportementale »
Remettant en cause certaines appellations existantes, le chapitre I de S. B. Et comment, à la lecture des développements sur « être dans
suggère une terminologie unitaire. Désormais, langue in esse coiffe une langue », ne pas penser à Hymes (1991 : 74) évoquant le natif qui
langue source, langue maternelle ou langue de départ, en impliquant « acquiert une compétence qui lui dit quand parler, quand ne pas parler, et
sentiment linguistique et intuition grammaticale ; langue in posse coiffe aussi de quoi parler, avec qui, à quel moment, ou, de quelle manière… »
langue cible et langue étrangère et correspond à une langue dont De même, la notion de silence (p. 14) dans une langue qui se tait là où
quelques sonorités sont familières ; langue in fieri supplante interlangue telle autre parle affleurait déjà chez Fónagy 1982 (Situation et signifi-
et permet la communication, mais sans sentiment linguistique accompli. cation). Quoi qu’il en soit, S. B. va plus loin et étaye son développement
« Locuteur confirmé » s’oppose à « locuteur non confirmé » en étant par de nombreux exemples et analyses.
doué d’un sentiment linguistique qui permet d’émettre des jugements
d’acceptabilité. Un autre point de désaccord pourrait être la terminologie. Si l’introduction
des termes in esse, in fieri, in posse empruntés à Guillaume, est justifiée
Le point focal est dorénavant le sujet psychologique : l’essentiel est plus par un souci d’homogénéité, ne risque-t-elle pas d’ajouter au florilège
de savoir comment apprendre que de savoir comment enseigner. Mais si de termes existant ? Par ailleurs, certaines formules connues comme le
le locuteur est central, ces faits d’apprentissage font cause commune avec « génie de la langue » correspondent plus à une simple commodité d’ex-
les faits de langue. En effet, une des hypothèses est que la frontière entre pression qu’elles n’apportent d’explication. Enfin, un manque peut-être :
analyse des langues et apprentissage des langues est ténue. Il en résulte les phénomènes ne sont jamais envisagés sous l’angle prosodique. Or
une discipline bicéphale, la linguistique-didactique, à laquelle il décerne une telle approche pourrait corroborer certaines analyses, par exemple
d’office un statut scientifique. Et il ne saurait y avoir d’enseignement celle proposée pour ça (p. 74).
« sans une théorie de la langue » (p. 24).
Si cet ouvrage doit beaucoup à Guillaume et Tesnière, il doit aussi beau-
L’angle d’attaque du chapitre II est plus philosophique. Comment concilier coup à S. B. qui n’a de cesse de proposer des analyses argumentées,
« nature humaine » et ce nouveau comportement qu’induit l’appropriation assises sur de multiples faits de langue et d’apprentissage en français,
d’une autre langue ? Car on ne saurait limiter ce processus à la seule en croate, en allemand ou en italien, langues dont il est, à l’évidence,
maîtrise linguistique, puisque parler une autre langue implique à la fois locuteur confirmé. Ce double regard du locuteur et du linguiste-didacticien
l’adoption d’une « nouvelle identité mentale et linguistique » (p. 64) et donne du crédit à un plaidoyer dont le tempo emporte le lecteur. Au final,
donc d’un « être dans la langue ». Mais ce n’est pas sans embûches : cet amoureux des langues réussit à insuffler sa passion.
l’acquisition d’une langue est semée d’interférences linguistiques et
comportementales. Le type linguistique a plus souvent occupé le devant Christiane Marque-Pucheu, Paris
de la scène ; le type comportemental se réalise lorsqu’un francophone IV-Sorbonne et EA 4089

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