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Bajrić Samir. Iva Nova Kova et Agnès Tutin (dir.), Le Lexique des émotions, Grenoble, Ellug Université Stendhal, 2009.
In: L'Information Grammaticale, N. 127, 2010. pp. 57-59.
http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_2010_num_127_1_4124_t13_0057_0000_3
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Skłodowskiej, Lublin, Pologne (173-189) ; « Les collocations métaphori- malade prenant le sens de « bouleversé », donc désignant une perturbation
ques des noms de colère en français, russe et polonais » de Magdalena d’ordre affectif […] L’adjectif sans adverbe a potentiellement les trois inter-
Augustyn et Ekaterina Bouchoueva, Université Stendhal, Grenoble 3 prétations : Cela fait deux jours qu’il est malade (il a une gastro-entérite) ;
(p. 191-205) ; Partie 4. Autour de la phraséologie : « Emotions et locutions Le voir dans cet état me rend malade (cet enfant me désespère) ; Il faut être
prépositives » de Céline Vaguer, Université Toulouse II, Le Mirail (p. 209- malade (mental) pour imaginer des films comme ça ; ce qui est remarquable,
226) ; « Deux structures de locutions verbales pour exprimer le sentiment c’est que la combinaison avec complètement n’est en principe possible
en grec moderne » de Freiderikos Valetopoulos, Université de Poitiers qu’avec les deux dernières. Cette prise de conscience en entraîne une autre :
(p. 227-248) ; Partie 5. Applications linguistiques de la combinatoire du le fait d’opérer un choix dans la polysémie de malade n’est pas propre à
lexique des émotions : « Noms d’objet ou cause de sentiment dans le complètement. (p. 127-128).
Diccionario de colocaciones del español » de Margarita Alonso Ramos, La troisième partie est une véritable invitation au voyage au pays des
Universidade da Coruña, La Corogne, Espagne (p. 251-274) ; « Sybille : émotions. En effet, les quatre textes qui la composent examinent une
anatomie d’un système automatique d’extraction de termes de sentiment » série de noms de sentiment en plusieurs langues, allant jusqu’à proposer
de Sigrid Maurel, Paolo Curtoni et Luca Dini, CELI France, Grenoble une conception censée nuancer / fragiliser l’une des idées linguistiques
(p. 275-296) ; « L’enseignement en FLE de la phraséologie du lexique traditionnellement admises, selon laquelle l’aspect n’habite que les formes
des affects » de Cristelle Cavalla et Virginie Labre, Université Stendhal, verbales. Selon Elena Melnikova, les noms de sentiment comme colère,
Grenoble 3 (p. 297-316). peur, bonheur, joie, amour et leurs équivalents russes incorporent un
Les organisateurs du colloque et les auteurs partent du principe que contenu aspectuel, alternant entre duratif et ponctuel. Les métaphores
« les émotions sont plus que jamais dans l’air du temps » et qu’ils « sont liées aux noms de sentiment dominent largement cette partie de l’ouvrage.
au cœur des débats en neurosciences, en philosophie, en psychologie Leur analyse permet de comprendre l’impact qu’exerce la composante
cognitive et en linguistique » (p. 5). Certes, il serait difficile d’extraire de la sémantique dans le traitement réservé à ces unités linguistiques, ne
masse du pensable un phénomène plus fédérateur au sein des sciences serait-ce que dans la distinction opérée entre noms d’émotion et noms de
humaines (et au-delà). Le rapport entre langue et société varie énormé- sentiment (p. 139-153). Anna Krzyżanowska en est consciente lorsqu’elle
ment en fonction de chacune des communautés linguistiques distinctes, procède à la conclusion du problème analysé :
ce qui crée au fil du temps des spécificités lexicales et supra-lexicales Dans notre approche, nous avons essayé de montrer dans quelle mesure
quantitativement et qualitativement motivées. Mais les affects émanent la nature sémantique des émotions exprimées par les noms est liée à la
directement de la nature humaine, supposée être universelle, étant combinatoire lexico-syntaxique de ces noms. L’analyse des collocations,
donné que tous les humains éprouvent les mêmes états intentionnels même de celles qui sont figées à un faible degré, permet, pensons-nous,
(tristesse, joie, chagrin, colère, étonnement, compassion, etc.). Forts de repérer les traits caractéristiques des émotions conservées dans la
de cette conviction, et de bien d’autres qui concernent notamment la langue. (p. 188).
variété des formes que prennent les lexiques des diverses langues pour
La quatrième partie opte pour la phraséologie se mettant au service de
traduire ce qui semble être commun à tous, les signataires des différentes
l’articulation linguistique des émotions. Deux textes assurent son contenu,
contributions tentent d’encercler l’(énigmatique) expression linguistique
l’un gravitant autour des expressions, essentiellement françaises, du
des émotions humaines.
type claquer des dents (peur), nager dans le bonheur (joie, bonheur),
La première partie, réduite à un seul texte, celui de Gerda Haßler, avoir le moral dans les chaussettes (tristesse), avoir le cœur dans un
s’articule autour de quelques concepts et courants clés dans l’histoire étau (angoisse), l’autre proposant quelques locutions verbales en grec
des idées linguistiques ayant jeté une lumière nouvelle sur ladite pro- moderne exprimant le sentiment.
blématique (Destutt de Tracy, Condillac, Louis de Bonald). Cette étude
La cinquième partie entend permettre à la théorie exposée d’épouser
véritablement inaugurale procure au lecteur l’opportunité de connaître la
la pratique. Les trois textes qui y sont réunis examinent les champs
nature des débats épistémologiques menés par les anciens et la solidité
conceptuels où les noms d’émotion pourraient contribuer à certaines
de leurs acquis théoriques encore présents à l’époque contemporaine.
activités humaines tant institutionnelles (lexicographie) que cognitives
La deuxième partie reste la plus représentative du colloque, sorte d’épi- (appropriation des langues en général, in esse comme in fieri, et du
centre de la problématique traitée. Censées être construites autour de la français en particulier). Ces applications, non-réductibles à l’aspect
combinatoire syntaxique et lexicale, les analyses proposées oscillent, à purement descriptif, incitent à penser que les études précédentes, celles
dire vrai, entre lexique, syntaxe et « les deux sémantiques » (lexicale et des quatre premières parties, se sont contentées d’ouvrir une discussion,
phrastique). Le coup d’envoi de cette partie centrale est donné par Peter malgré leur caractère indubitablement exhaustif. Ce sentiment naît de
Blumenthal et son étude, aussi intéressante que symptomatique : trois la conviction qu’un contenu théorique appliqué à une activité langagière
systèmes d’ordre dans l’organisation sui generis des noms d’émotion, effectue un mouvement circulaire allant du locuteur (naïf) qui exprime
à savoir psychologique, lexicographique, linguistique. Et lorsque, à titre les noms d’émotion au linguiste qui les analyse.
d’exemple, Iva Novakova et Agnès Tutin s’interrogent sur la possibilité Un point faible hante les lignes de cet ouvrage : l’absence totale d’ana-
d’assujettir certains noms de sentiment à la quantification, l’on s’aperçoit lyses intéressant les interjections. Bien qu’elles soient exclues du cadre
que la dimension syntaxique réside essentiellement dans le choix des conceptuel des mots et dépourvues de toute mobilité syntaxique, les
déterminants qui actualisent les noms traités. Un grand nombre de faits interjections sont intrinsèquement liées aux émotions. A l’instar des
de langue reposent sur les soubassements théoriques offerts par Buvet noms traités dans cette publication, les vocables interjectifs (« phrases de
et al. 2005, étroitement liés aux prédicats d’affect et pourvus de tests langue » chez Guillaume ou « phrasillons » chez Tesnière) ressortissent
syntaxiques, comparables à ceux que prévoit G. Gross pour les figements, également au lexique des émotions. De plus, certains d’entre eux sont
qui vérifient la faisabilité des combinatoires. Ainsi l’excellente contribution d’anciens noms auxquels a été retirée leur matière nominale. A titre
de Danielle Leeman se présente-t-elle comme un subtil dialogue, non d’exemple, français : Flûte !, Merde !, Purée !, La vache !, etc. ; anglais :
dépourvu d’humour, entre le locuteur et le linguiste, les deux étant Good !, Goodness !, Shit !, etc. ; allemand : Mensch !, Gott !, Um Gottes
contenus en une seule femme. Le résultat obtenu est « chantant » : les Willen !, Zum Teufel !, etc. ; sud-slave : K vragu !, Sranje !, U božju mater !,
paroles… malade, complètement malade, extraites de la célèbre chanson Ljudi moji !, etc. Il aurait été possible et souhaitable d’intégrer au moins
de Serge Lama, se prêtent parfaitement (qu’en est-il de parfaitement une contribution sur les interjections dans la troisième partie où elles
malade de la même source ?) à l’analyse des prédicats d’affect : auraient été soumises à un critère sémantique, à l’instar des nombreux
Je suis malade est compris comme une pathologie d’ordre somatique (j’ai noms d’émotion analysés. Mais ce déficit n’est qu’un appel à la reprise
une angine, j’ai la grippe) mais complètement malade change l’interprétation, des recherches, toutes disciplines concernées confondues, axées sur les
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noms d’émotion. Il ne diminue aucunement la qualité épistémologique prononce Dibar vikend (bon week-end) en croate ou qu’un germano-
des contributions et encore moins l’intérêt que leurs auteurs portent à la phone apprenant le français parle d’attendre et boire du thé (Abwarten
phénoménologie à travers l’un de ses fidèles représentants. und Teetrinken), les deux expressions, respectivement en croate et en
français, sont bien formées mais ne sont pas employées.
Samir BAJRIĆ, Paris IV-Sorbonne
Inaugurant la deuxième partie, le chapitre III aborde des concepts qui
tiennent à la fois du philosophique et du linguistique. Ainsi, celui de sub-
Samir BAJRIĆ. Linguistique, cognition et didactique. Principes et jectivité intéresse à la fois la conscience humaine et le langage humain.
exercices de linguistique-didactique. Paris. Presses de l’université En s’appropriant une langue, on en devient sujet et, ce faisant, on est
Paris-Sorbonne. 2009. 301 pages. soumis au vouloir-dire de ladite langue qui « incite le locuteur à choisir tel
Tel ouvrage séduit par sa densité théorique, mais pèche par l’absence type d’énonciation (le dire) et tel type d’énoncé (le dit) » (p. 106).
d’exemples étayant la théorie ; tel autre fourmille d’exemples pertinents, La place de l’analyse linguistique (chapitre IV) dans l’apprentissage
mais manque d’assise théorique et d’innovation. Rien de tel dans cette se dessine autour de discussions convaincantes renvoyant dos à dos
étude vigoureuse et dense, proposant des exemples mis à l’épreuve en langue standard et langue parlée, norme et usage, notamment dans
classe, conduite sans concession, qui vient bousculer le paysage de la l’utilisation du ça qui n’est pas systématiquement l’alter ego parlé du
didactique des langues en questionnant sans cesse. Car ce terrain est cela. S. B. remarque fort justement que les énoncés réputés fautifs
souvent miné, notamment en raison du rôle contesté de la linguistique comme T’es où là ? « caractérisent davantage le locuteur confirmé
dans l’apprentissage. Or ici, la linguistique au secours de la didactique que le locuteur non confirmé » et attestent de sa liberté vis-à-vis de sa
retrouve ses lettres de noblesse. Autre audace : l’arrière-plan théorique langue. Le chapitre V apporte une autre illustration du rôle de l’analyse
sollicite deux courants rarement convoqués en didactique et a priori linguistique. Qu’il s’agisse de l’opposition verbo-nominale, de l’ordre des
éloignés, Guillaume et Tesnière. Enfin, une mise à l’écart est effectuée mots, des interjections ou de la négation, chaque question présente des
dès l’introduction : sciences de l’éducation et pédagogie expérimentale difficultés graduelles à livrer au locuteur plus ou moins confirmé selon une
n’ont pas droit de cité, et le savoir didactique et pédagogique n’accordant « hiérarchie didactique » (p. 207) qu’illustre la difficulté croissante Je n’ai
de crédit qu’à telle ou telle méthodologie est proscrit. En effet, l’essentiel pas d’argent → Je n’ai que cinq euros → Je n’ai pas que cela à faire.
n’est pas de jeter son dévolu sur une méthodologie mais de prendre en
compte l’ensemble des paramètres en jeu dans l’apprentissage d’une Dédiée à Tesnière, la dernière partie met la linguistique-didactique à
langue : lieu d’apprentissage, âge, motivation, etc. S. B. ignore donc les l’épreuve de la syntaxe structurale. Grâce à l’analyse stemmatique de la
querelles autour des méthodologies pour s’intéresser au « locuteur qui phrase, une « grammaire intériorisée » du fonctionnement de la langue
parle et apprend la langue » (p. 12). Car si l’analyse linguistique revient apprise pourrait se mettre en place chez le locuteur. Cependant, Tesnière
en force, en allant à contre-courant de la tendance amorcée depuis des connaît quelques limites : l’une d’elles est que sa présentation fait parfois
décennies, son objet n’est toutefois pas la seule langue, puisqu’elle un amalgame entre locuteurs plus ou moins confirmés.
s’élargit à la cognition pour impliquer le sujet qui apprend.
Mais « sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur. » On formulera
Comment s’articulent linguistique, cognition et didactique ? La première donc quelques réserves. Certaines notions sont reprises sans être
partie (chapitres I-II) milite pour une liaison indéfectible entre linguistique toujours attribuées. Ainsi, une communauté de vues avec Hymes 1991
et didactique. La deuxième (chapitres III-V) traite des « processus cognitifs (Vers la compétence de communication) se dessine : l’opposition entre
dans la diversité des langues ». La troisième (chapitres VI-VII) met en « savoir linguistique » et « savoir sociolinguistique » ou entre « normes de
scène Tesnière, linguiste-didacticien, et sa théorie. grammaire » et « normes d’emploi » de Hymes (1991 : 47) trouve un écho
avec « interférence linguistique » et « interférence comportementale »
Remettant en cause certaines appellations existantes, le chapitre I de S. B. Et comment, à la lecture des développements sur « être dans
suggère une terminologie unitaire. Désormais, langue in esse coiffe une langue », ne pas penser à Hymes (1991 : 74) évoquant le natif qui
langue source, langue maternelle ou langue de départ, en impliquant « acquiert une compétence qui lui dit quand parler, quand ne pas parler, et
sentiment linguistique et intuition grammaticale ; langue in posse coiffe aussi de quoi parler, avec qui, à quel moment, ou, de quelle manière… »
langue cible et langue étrangère et correspond à une langue dont De même, la notion de silence (p. 14) dans une langue qui se tait là où
quelques sonorités sont familières ; langue in fieri supplante interlangue telle autre parle affleurait déjà chez Fónagy 1982 (Situation et signifi-
et permet la communication, mais sans sentiment linguistique accompli. cation). Quoi qu’il en soit, S. B. va plus loin et étaye son développement
« Locuteur confirmé » s’oppose à « locuteur non confirmé » en étant par de nombreux exemples et analyses.
doué d’un sentiment linguistique qui permet d’émettre des jugements
d’acceptabilité. Un autre point de désaccord pourrait être la terminologie. Si l’introduction
des termes in esse, in fieri, in posse empruntés à Guillaume, est justifiée
Le point focal est dorénavant le sujet psychologique : l’essentiel est plus par un souci d’homogénéité, ne risque-t-elle pas d’ajouter au florilège
de savoir comment apprendre que de savoir comment enseigner. Mais si de termes existant ? Par ailleurs, certaines formules connues comme le
le locuteur est central, ces faits d’apprentissage font cause commune avec « génie de la langue » correspondent plus à une simple commodité d’ex-
les faits de langue. En effet, une des hypothèses est que la frontière entre pression qu’elles n’apportent d’explication. Enfin, un manque peut-être :
analyse des langues et apprentissage des langues est ténue. Il en résulte les phénomènes ne sont jamais envisagés sous l’angle prosodique. Or
une discipline bicéphale, la linguistique-didactique, à laquelle il décerne une telle approche pourrait corroborer certaines analyses, par exemple
d’office un statut scientifique. Et il ne saurait y avoir d’enseignement celle proposée pour ça (p. 74).
« sans une théorie de la langue » (p. 24).
Si cet ouvrage doit beaucoup à Guillaume et Tesnière, il doit aussi beau-
L’angle d’attaque du chapitre II est plus philosophique. Comment concilier coup à S. B. qui n’a de cesse de proposer des analyses argumentées,
« nature humaine » et ce nouveau comportement qu’induit l’appropriation assises sur de multiples faits de langue et d’apprentissage en français,
d’une autre langue ? Car on ne saurait limiter ce processus à la seule en croate, en allemand ou en italien, langues dont il est, à l’évidence,
maîtrise linguistique, puisque parler une autre langue implique à la fois locuteur confirmé. Ce double regard du locuteur et du linguiste-didacticien
l’adoption d’une « nouvelle identité mentale et linguistique » (p. 64) et donne du crédit à un plaidoyer dont le tempo emporte le lecteur. Au final,
donc d’un « être dans la langue ». Mais ce n’est pas sans embûches : cet amoureux des langues réussit à insuffler sa passion.
l’acquisition d’une langue est semée d’interférences linguistiques et
comportementales. Le type linguistique a plus souvent occupé le devant Christiane Marque-Pucheu, Paris
de la scène ; le type comportemental se réalise lorsqu’un francophone IV-Sorbonne et EA 4089
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