Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Données d’eye
tracking en lecture
Cécile Barbet
Dans Syntaxe & Sémantique 2015/1 (N° 16), pages 173 à 204
Éditions Presses universitaires de Caen
ISSN 1623-6742
ISBN 9782841337415
DOI 10.3917/ss.016.0173
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
Cécile BARBET
Université de Bangor (Royaume-Uni)
c.barbet@bangor.ac.uk
Résumé : Cet article présente les résultats d’une expérience d’eye tracking en lecture
réalisée afin d’apporter des éléments de réponse à la question de la représentation
en mémoire des verbes modaux devoir et pouvoir. La nature – homonymique, poly-
sémique ou monosémique / sous-spécifiée – des modaux ançais est testée grâce
à la manipulation du sens radical ou épistémique du verbe modal et du caractère
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
neutre ou favorable au sens du contexte précédant le verbe. La lecture des phrases
contenant devoir est plus facile quand il apparaît dans son sens radical que quand il
apparaît dans son sens épistémique. Cet effet de équence relative, le sens radical
étant le sens dominant des verbes modaux ançais, concorde avec l’hypothèse de
la polysémie : si les sens sont représentés en mémoire, on s’attend en effet à ce que
le sens dominant soit le plus facile d’accès et le plus facile à traiter. En revanche,
un effet de la équence relative n’apparaît pas avec pouvoir. Au contraire, la pre-
mière lecture du verbe même est facilitée par le sens épistémique, soit le sens non
dominant, et la lecture générale des phrases contenant pouvoir est facilitée par
les contextes favorables au sens. Les résultats obtenus avec les phrases contenant
pouvoir s’accordent mieux avec l’hypothèse monosémique de la sous-spécification,
postulant un sens unique sous-spécifié stocké en mémoire proche du sens épisté-
mique, sens épistémique de pouvoir par ailleurs en réalité plus aléthique qu’épisté-
mique comme nous essayons de le montrer. Les deux verbes modaux ançais sont
traditionnellement étudiés ensemble car on part du principe que l’un est le pen-
dant de l’autre dans son propre domaine modal – possibilité ou nécessité. Cette
étude remet en question cet a priori.
Abstract: This paper reports the results of an eye-tracking during reading experiment
carried out in order to investigate the online processing of the French modal verbs devoir
(“must”) and pouvoir (“can / may”). The nature – ambiguous / homonymic, polysemous
or monosemic / under-specified – of the modals is tested through the manipulation in sen-
tences of the root or epistemic meaning of the modal as well as the neutral or meaning
supportive nature of the context preceding it. The reading of the sentences containing
devoir is facilitated when the modal is used in its root meaning. This effect of relative
frequency (the root meaning being indeed the dominant meaning of the French modal
verbs) fits with the polysemy hypothesis: if the meanings or senses are stored in memory,
we therefore expect the most frequent one to be the easiest to access and process. On the
contrary, the first pass reading of pouvoir is facilitated when it appears in its epistemic
meaning, in other words its non-dominant meaning, and the reading of the sentences
containing pouvoir is facilitated by the supportive contexts. These results better fit with
the under-specification (monosemy) hypothesis with an under-specified meaning repre-
sented in memory close to the epistemic meaning, epistemic meaning in reality better
described as alethic as we demonstrate. The two French modal verbs are traditionally
examined together since it is assumed that one matches the other in its own modal domain
– possibility or necessity. This study casts doubt on this assumption.
1. Introduction
Le titre du présent article fait allusion à l’article de Sueur (1983) : « Les
verbes modaux sont-ils ambigus ? ». Trente ans plus tard, il apparaît
pertinent de reposer la même question, c’est-à-dire la question de la
nature des verbes modaux. À l’époque de Sueur, il semble que les verbes
modaux étaient considérés comme des items ambigus, et il fallait montrer
qu’ils ne l’étaient pas. Aujourd’hui, pour le moins dans la littérature
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
ançaise, les verbes modaux sont quasi unanimement considérés comme
polysémiques, cependant l’hypothèse de la monosémie, dans le sens de
sous-spécification du sens, hypothèse qui n’était même pas envisagée par
Sueur (1983), reste trop souvent ignorée.
La question de la représentation en mémoire des verbes modaux
ne nous semblant pas décidable avec les outils ordinaires du linguiste
(intuition linguistique, analyse de corpus, argumentation conceptuelle,
etc. 1), nous proposons donc une étude expérimentale utilisant la méthode
de l’eye tracking (ou oculométrie) en lecture.
— 174 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
⒌ Enterrée sous les décombres. Ils ont dû… ils ont dû creuser pour la
dégager 8.
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
de pouvoir (ex. 6), ou « il est probable que », « probablement » ou « sans
doute » dans le cas de devoir (ex. 7) :
⒍ Oui, je sais ; il semble qu’il y ait là une contradiction ; mais il peut avoir
eu assez de force pour aller chercher son revolver et appeler à l’aide, et
perdre ensuite beaucoup de sang pendant qu’il attendait l’ambulance :
il y avait une tache relativement importante sur le dessus de lit 9.
[…] mais il se peut qu’il ait eu assez de force / il a peut-être eu assez de
force […].
— 175 —
CÉC I L E BA R BET
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
l’axiome d’existence 16.
1.2. Hypothèses
Fuchs et Guimier, à propos de pouvoir, proposent « une perspective “poly-
sémique” : les diverses significations rencontrées étant alors conçues
comme autant de variations sémantiquement apparentées, induites par
le contexte et procédant d’un “socle” commun qu’il s’agit de reconstituer
hypothétiquement » 17. Ces auteurs, comme d’autres 18, s’opposent à une
approche homonymique mais ne se distinguent pas clairement d’une
approche monosémique. Il s’agit en réalité ici du problème général de
la polysémie qui est difficile à situer entre l’ambigu (homonymie) et le
vague (monosémie / sous-spécification).
⒓ Van der Auwera & Plungian 1998 ; Barbet & Vetters 20⒔
⒔ Kronning 1996, 200⒈
⒕ Searle, cité par Kronning 2001 : 6⒏
⒖ Kronning 2001 : 6⒐
⒗ Ibid.
⒘ Fuchs & Guimier 1989 : ⒋
⒙ Voir notamment Sueur 1983 ; Le Querler 1996, 200⒈
— 176 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
des égards supérieure à l’approche homonymique, elle n’est guère satis-
faisante : la faible saillance cognitive de l’invariant sémantique la prive
de plausibilité cognitive ; trop puissante, elle est empiriquement ina-
déquate ; impuissante, nous l’avons vu, à expliquer pourquoi devoirD,
devoirA et devoirE ont des propriétés syntaxiques différentes, sa valeur
explicative est singulièrement réduite 23.
⒚ Voir i.a. Durkin & Manning 1989 : 578 ; Pickering & Frisson 2001 : 558 ; Frisson
& Pickering 2001 : 153 ; Klepousniotou 2002 : 210 ; Klepousniotou, Titone
& Romero 2008 : 1534 ; Klepousniotou et al. 2012 : ⒓
⒛ Voir Kronning 199⒍
2⒈ Voir Papaagou 2000.
2⒉ Voir Kronning 1996 ; Gosselin 20⒑
2⒊ Kronning 1996 : 9⒎
2⒋ Rosch 1977, 1978 ; voir Kronning 1996 : 95-9⒎
2⒌ Honeste 2004 ; Saussure 20⒓
— 177 —
CÉC I L E BA R BET
⒐ R(D, p)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
dans une interrogative totale, contraintes d’ordre dans la linéarité de
l’énoncé, etc.) sont en réalité non vérifiés ou non valables, ou ont des
causes conceptuelles et non syntaxiques, en d’autres termes, la distinction
n’est pas inscrite dans la grammaire des verbes modaux 26.
Concernant l’homonymie, celle-ci est traditionnellement définie comme
un fait purement accidentel, dû aux hasards de l’évolution phonétique. Deux
items partagent ainsi la même forme sans qu’aucun lien étymologique ou
sémantique ne les relie. Comme le note Cro (1998), cette définition, qui
semble pourtant consensuelle en linguistique cognitive, est en réalité loin
de refléter la réalité. En effet, l’identité de forme n’est accidentelle bien
souvent que pour le locuteur contemporain (voir par exemple voler, « se
soutenir et se déplacer dans l’air » et voler, « dérober », en ançais). Quoi
qu’il en soit, le fait que beaucoup de langues possèdent des morphèmes
pouvant communiquer la modalité radicale comme épistémique plaide
contre le pur accident. Plaide également contre l’homonymie le fait que
l’on puisse isoler un invariant sémantique, « un dénominateur commun » 27,
grosso modo de nécessité ou de possibilité pour respectivement, devoir
et pouvoir. On retrouve ici le « test » de la définition qui remonterait à
Aristote 28 : deux formes identiques sont ambiguës si l’on ne peut leur
trouver de sens commun. Néanmoins, d’un point de vue cognitif, si l’inva-
riant sémantique ou noyau de base ne sert pas à l’interprétation, il n’y a
pas de raison d’en postuler l’existence effective. Intuitivement, un sens
— 178 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
≈ […] un élève qui a probablement appliqué sa bouche au trou de la
serrure.
2. Expérience
2.1. Prédictions
Les mouvements oculaires de locuteurs natifs ont été enregistrés durant
une tâche de lecture. Il s’agissait de lire des phrases contenant devoir et
pouvoir dans lesquelles étaient manipulés et le sens du verbe modal et le
contexte précédant ce dernier. Les verbes modaux apparaissaient ainsi soit
dans leur sens radical, qui est leur sens dominant, i.e. le plus équent et
qui vient en premier à l’esprit (voir ⒉3), soit dans leur sens épistémique.
— 179 —
CÉC I L E BA R BET
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
viendra tout effet de compétition et l’interprétation pourra s’appuyer sur
le noyau de sens commun en attendant des informations contextuelles
supplémentaires. En d’autres termes, on s’attend à un effet du contexte
plus tardif, au niveau du verbe infinitif régi ou de son complément, étant
donné que le contexte ne sert pas à sélectionner une entrée lexicale mais
simplement un sens appartenant par exemple à un réseau sémantique 33.
Enfin, on s’attend à un effet de la équence relative. En effet, si les sens
sont représentés en mémoire d’une façon ou d’une autre, le sens le plus
équent sera le plus facilement accessible et le plus facilement traité.
Finalement, la monosémie ou sous-spécification ne prédit qu’un
effet tardif du contexte qui ne sert ni à sélectionner une entrée lexicale
ni un sens représenté en mémoire, mais simplement à spécifier un sens
sous-spécifié. Cette hypothèse ne prédit de plus aucun effet de équence
relative. En effet, si les sens radical et épistémique ne sont pas représentés
en mémoire, il n’y a a priori aucune raison que leur équence relative
n’influence leur accès.
2.2. Méthode
2.2.1. Participants
Quarante-huit locuteurs adultes ancophones natifs, âgés de 18 à 60 ans
(moyenne d’âge : 30,3) ont participé à l’expérience. Ils avaient tous une
vue normale ou corrigée. Ils ont reçu £10 pour leur participation. Les
3⒉ Voir notamment Frazier & Rayner 1990 ; Pickering & Frisson 200⒈
3⒊ Voir Williams 1992 ; Kronning 199⒍
— 180 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
2.2.2. Appareillage
La position du regard des participants a été enregistrée grâce à un système
iView XTM Hi-Speed (SensoMotoric Instruments). Le système était
réglé à une équence d’échantillonnage de 500 Hz. À cette équence,
la position du regard est enregistrée toutes les 2 ms (millisecondes). Un
enregistrement monoculaire a été réalisé. L’œil du participant était à
environ 55 cm de l’écran d’ordinateur qui présentait les stimuli. 1° du
champ de vision couvrait donc environ la largeur de 2,4 caractères au
centre de l’écran.
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
2.2.3. Procédure
Une session, comportant le réglage des appareils, la calibration et la
tâche de lecture elle-même, durait au maximum une heure. Une courte
phase d’entraînement précédait l’expérience même : le participant lisait
5 phrases similaires aux phrases tests dont 3 étaient suivies d’une question.
Il pouvait refaire l’entraînement s’il le souhaitait et poser des questions.
Il avait pour consigne de lire normalement les phrases et de répondre
aux questions de compréhension qui suivaient le cas échéant. Une fois
l’entraînement terminé et les consignes de la tâche comprises, on procédait
à la calibration qui était réalisée, dans les mêmes conditions de luminosité
que la tâche de lecture, grâce à 13 points noirs sur fond blanc suivis de
4 points de validation. La phase de calibration était répétée jusqu’à ce que
la déviation entre la position du regard enregistrée et la position réelle
du regard à chaque point de validation soit inférieure à 1°, si possible
0,5°. Il fallait en moyenne 20 à 30 minutes aux participants pour réaliser
la tâche de lecture. Cette dernière comportait une pause au milieu, puis
l’expérience reprenait quelques minutes plus tard, précédée d’une nouvelle
phase de calibration.
Chaque stimulus était précédé d’une croix de fixation noire apparais-
sant à la même position sur l’écran que la première lettre de la première
ligne de texte. La croix restait affichée 2 secondes puis disparaissait pour
laisser apparaître le texte qui restait affiché jusqu’à ce que le participant
appuie sur une des touches de la manette de réponse. Apparaissait alors
le cas échéant une question de compréhension portant sur le texte
qu’il venait de lire, ou la croix de fixation précédant le texte suivant.
Le participant répondait aux questions par « oui » ou par « non » grâce à
une manette de réponse.
— 181 —
CÉC I L E BA R BET
2.2.4. Matériel
10 phrases pour chaque verbe – devoir et pouvoir – pour chaque sens
– radical et épistémique – et pour chaque contexte – neutre et favo-
rable – ont été préparées, soit 80 phrases d’intérêt. On trouve en ⑾
un exemple de phrase avec devoir dans son sens radical et précédé d’un
contexte neutre ; en ⑿, le verbe modal est précédé du même contexte
neutre mais il apparaît cette fois dans son sens épistémique :
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
En ⒀, devoir a un sens radical et le contexte précédant le modal
est favorable à ce sens radical ; en ⒁, le contexte est favorable au sens
épistémique :
— 182 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
contenant le même verbe soient séparées d’au moins 5 stimuli. Les stimuli
étaient présentés grâce au programme E-Prime ⒉0 en police Courier New
noire sur fond blanc, affichés sur deux lignes, le contexte sur la première
ligne et le reste de l’énoncé à partir du pronom sujet du verbe d’intérêt
sur la seconde ligne. Les lettres majuscules n’étaient utilisées que pour
les premières lettres des phrases ou les noms propres. Le pronom sujet
étant toujours on ou il, les verbes d’intérêt apparaissaient donc toujours
au même endroit de l’écran. La position des mots suivants variait de la
largeur d’un caractère selon que le verbe d’intérêt comptait 6 (devait) ou
7 lettres (pouvait). Les phrases d’intérêt ont été pré-testées afin d’obtenir
les interprétations voulues et de s’assurer du caractère neutre ou favorable
au sens des contextes 35.
2.3. Pré-tests
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
Les participants de cette série de pré-tests, tous adultes ancophones
natifs et ignorant le but des tests, ont répondu par Internet grâce à la
plateforme Qualtrics. 32 à 64 locuteurs selon le pré-test ont répondu aux
questionnaires en ligne.
2.3.2. Paraphrase
Le pré-test de paraphrase avait pour but de vérifier que les phrases stimuli
exhibaient bien le sens voulu des verbes modaux. Il fallait 10 paires de
phrases pour chacun des deux verbes modaux. Chaque paire devait avoir
une interprétation épistémique et une interprétation radicale possibles,
— 183 —
CÉC I L E BA R BET
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
épistémique ou radical, dans 82,8 % des cas. Les phrases radicales avec
devoir ont été paraphrasées par « être obligé de » dans 84,2 % des réponses,
et les phrases épistémiques par « probablement » dans 82,8 % des cas, soit
une moyenne pour les phrases contenant devoir de 83,5 % de congruence
par rapport à l’interprétation attendue. Concernant pouvoir, les phrases
radicales ont été paraphrasées par une expression radicale dans 89,6 %
des cas, et les phrases épistémiques par « peut-être que » dans 74,7 %
des cas, soit une moyenne pour les phrases contenant pouvoir de 82,2 %
de congruence.
2.3.3. Complétion
Ce pré-test avait pour but de vérifier que les contextes favorables à tel
sens n’étaient cependant pas prédictifs, c’est-à-dire n’amorçaient pas le
verbe. Pour chaque phrase, a été construit un contexte précédant le verbe
modal favorisant le sens radical ou le sens épistémique. Il a ensuite été
demandé à des locuteurs de terminer ces contextes, les énoncés étant
interrompus juste avant le verbe (ex. 15) :
Les suites produites ont été notées 1 si le verbe modal était utilisé et
0,5 s’il était utilisé modalisé ou aspectualisé (respectivement, « il pouvait
devoir » ou « il allait devoir » par exemple). Les suites utilisant le verbe
plein devoir (« devoir quelque chose à quelqu’un ») ont également été
notées 0,⒌ La procédure a été répétée, et les contextes modifiés, jusqu’à
ce que les agments obtiennent tous une probabilité de complétion par
— 184 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
fois interrompus après le verbe. La prédiction était que les contextes
favorables éliciteraient des suites dans le sens attendu du verbe, tandis
que les contextes neutres produiraient des suites utilisant l’un ou l’autre
sens de façon aléatoire, sous réserve du biais dû à la prédominance du
sens radical.
Les contextes neutres ont été complétés par des suites radicales dans
62,4 % des cas. Les contextes favorables à l’interprétation radicale ont
élicité des suites radicales dans 94,7 % des cas, et les contextes favorables
à l’interprétation épistémique des suites épistémiques dans 76,1 % des cas.
2.4. Pré-analyses
Les mouvements oculaires ont été détectés grâce à un algorithme basé sur
la vitesse implémenté pour le programme de calcul statistique R (R Core
Team 2009). Le progiciel Saccades 40 est l’implémentation de l’algorithme
de détection des saccades présenté dans Engbert et Kliegl (2003). Les
saccades, dans les algorithmes basés sur la vitesse, sont détectées quand
la vitesse du mouvement oculaire dépasse un certain seuil. L’avantage de
l’algorithme de Engbert & Kliegl (2003) réside dans le fait que le seuil
est calculé à partir des données (data-driven threshold 41) et non a priori.
L’algorithme est ainsi efficace pour réduire une partie du bruit. Nous
avons calculé le seuil pour chaque participant pour chaque essai.
— 185 —
CÉC I L E BA R BET
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
un mot alors que le mot précédant ou suivant était en réalité fixé.
2.5. Analyse
Pour l’analyse, les phrases contenant devoir ou pouvoir ont été divisées
en 7 régions d’intérêt, comme en ⒄ :
⒘ Kenneth a étudié pendant deux ou trois ans à Cambridge au début
des années quatre-vingt, | il | devait | à l’époque | loger | à Churchill
College | , il n’avait pas le choix.
4⒉ Après discussion avec Titus von der Malsburg, l’auteur de Saccades, il s’est avéré
qu’il s’est également donné ce même seuil de 20 ms. Nos observations, basées sur
des données obtenues grâce au même algorithme de détection des saccades, concordent
donc.
— 186 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
reflètent les TFT sont plus débattus 45.
Le FPRT est supposé refléter le traitement initial, i.e. l’accès au
lexique 46, c’est-à-dire l’activation et la récupération du sens associé aux
représentations d’un mot en mémoire. Typiquement, un mot équent
sera fixé moins longtemps dès la première lecture qu’un mot rare. Il
a néanmoins été montré que le temps de fixation au premier passage
augmente quand le mot est sémantiquement informatif ou inattendu
dans le contexte 47. Le FPRT semble donc refléter et l’accès lexical et le
traitement sémantique (et syntaxique) précoce 48. Le RRT est supposé
refléter des processus de traitement non initial d’intégration d’un mot
ou d’un groupe de mots dans la phrase. Le TFT est souvent également
considéré comme reflétant des processus de traitement non initial de
compréhension du sens d’un mot ou d’un syntagme en relation avec
d’autres mots ou un groupe de mots plus large 49. Cependant, étant la
somme du temps de premier passage et du temps de re-fixation, le TFT
est plutôt une mesure du traitement général. Le TFT reflétera de toute
— 187 —
CÉC I L E BA R BET
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
caractère ne doit pas a priori avoir beaucoup de conséquence sur les temps
de lecture, les analyses des temps de lecture ont été systématiquement
réalisées en millisecondes et en millisecondes par caractère (ms/car), et les
résultats des deux analyses comparés 51. Comme on s’y attendait, aucune
différence intéressante n’a cependant été relevée.
La région 4 (la RI) a toujours la largeur de 10 caractères. Nous avons
essayé d’utiliser le plus souvent les mêmes expressions d’une condition
verbe à l’autre, mais cela n’a été possible que dans 5 cas sur ⒑ La région 5
correspond au verbe infinitif qui compte toujours 5 caractères. Seuls
4 verbes infinitifs ont pu être répétés d’une condition verbe à l’autre.
La région 6 (toujours 19 caractères) contient le complément nominal,
identique dans 3 phrases sur 10 d’une condition verbe à l’autre (voir
discussion en section ⒉7). La région 7 contient les derniers mots de la
phrase qui désambiguïsent le sens dans les contextes neutres, elle varie
donc selon le sens. La longueur de cette dernière région variant, les temps
de lecture ont été transformés en ms/car pour l’analyse.
Dans les analyses statistiques, le verbe a été inclus comme prédicteur
fixe des temps de fixation étant donné que la variable n’a que deux niveaux
et qu’elle est répétée dans la condition contexte et dans la condition sens.
De plus, les deux verbes modaux sont des verbes très équents en an-
çais, mais pouvoir est plus équent que devoir 52, on peut donc s’attendre
à un effet général de équence. Toutefois, ce sont principalement les
— 188 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
ments aléatoires de la variable participant sur la pente des effets fixes. Des
tests de maximum de vraisemblance sont ensuite réalisés afin de sélection-
ner le modèle le plus approprié en ce qui concerne la partie aléatoire. De
tels tests sont également réalisés pour tester la justification de l’inclusion
d’un prédicteur fixe ou d’une interaction dans le modèle 54. Les valeurs de
p sont estimées en s’appuyant sur la méthode d’échantillonnage à partir de
chaînes de Markov de type Monte Carlo (grâce à la fonction pvals.fnc du
package languageR 55) quand le modèle de régression linéaire n’inclut pas
de pentes aléatoires 56. Dans ce dernier cas, les valeurs de p sont calculées
selon la méthode suggérée par Baayen 57 en considérant comme degrés de
liberté le nombre d’observations (N) soustrait du nombre de paramètres
fixes (ce que la fonction pvals.fnc fait également 58).
Les temps de fixation, comme les temps de réaction en général,
ont rarement une distribution normale 59. Différentes stratégies sont
adoptées dans les études 60, pour notre part, nous avons gardé toutes les
fixations non aberrantes, i.e. de plus de 20 ms et de moins de 1 s, et
vérifié à chaque analyse que le modèle obtenu n’était pas dû à des valeurs
5⒊ Voir Baayen 2008 ; Baayen, Davidson & Bates 2008 ; Baayen & Milin 20⒑
5⒋ Pour les détails de la procédure, voir Bates 2005 ; Baayen 2008 ; Baayen, Davidson
& Bates 200⒏
5⒌ Voir Baayen 200⒏
5⒍ Voir Baayen 2008 ; Baayen, Davidson & Bates 200⒏
5⒎ Baayen 2008 : 269-270.
5⒏ Voir Baayen, Davidson & Bates 200⒏
5⒐ Voir i.a. Holmqvist et al. 2011 : 8⒐
60. Voir Baayen 2008 ; Holmqvist et al. 2011 : 88-9⒈
— 189 —
CÉC I L E BA R BET
2.6. Résultats
Les temps de fixation moyens dans les différentes régions d’intérêt
selon le contexte, le sens et le verbe figurent dans le tableau suivant.
Nous présentons d’abord les résultats de la mesure de traitement initial
(FPRT), puis les résultats des mesures de traitement subséquent (RRT)
et général (TFT).
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
Temps de première lecture (FPRT), de lecture (TFT), de relecture (RRT) moyens
dans les différentes régions d’intérêt selon le contexte et le sens, et moyennes par verbe 62
M ET M ET M ET M ET
FPRT
(ms) 272,5 155,1 255,8 157,9 267,6 152 246,1 126
— 190 —
Les v e r b e s m o dau x s o n t - i l s p o ly s é m i q u e s ?…
M ET M ET M ET M ET
FPRT
(ms) 218,1 138,1 227,4 135,2 208,1 118,1 222,1 151,3
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
devoir 433,2 344,7 471,7 372,6 444,5 315,8 494,8 367,5
pouvoir 494,4 294 509,7 362,5 575,5 410,8 529,9 412,8
FPRT
(ms) 221,6 90,8 223,2 96,8 226,2 90,1 209,1 82,7
— 191 —
CÉC I L E BA R BET
M ET M ET M ET M ET
TFT
891,5 745 931,1 721,6 956,4 793,3 894,5 654,4
Région 6 (ms)
(complé- devoir 836,3 843,2 934,1 689,7 824,6 900,1 810,7 642,4
ment)
pouvoir 943,2 641 928,1 756,7 1 086,5 651,7 975,3 659,5
FPRT
(ms/ 31,1 15,6 31,9 15,4 30,3 15,1 30,1 17,6
car)
devoir 29,4 15,5 33,3 17,3 29,2 14,4 27,9 18
pouvoir 32,7 15,6 30,6 13,2 31,5 15,7 32,2 17,1
RRT
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
(ms/ 34 33,8 32,7 26,3 34,4 34,5 38,6 51,5
Région 7
car)
(fin de devoir 37,6 43,9 36,5 27,1 33,3 35,5 42,5 53,8
la phrase)
pouvoir 30,5 20,1 28 24,9 35,3 34 34,4 49,3
TFT
(ms/ 45,9 29,6 46,9 29,9 48,6 31,8 50,7 43,2
car)
devoir 45,9 35,9 51,3 33,4 45 33,1 51,6 45,6
pouvoir 46 22,3 42,3 25,1 52,1 30,3 49,8 41
— 192 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
radical sont réduits par rapport aux FPRT dans la condition sens épistémique,
tandis que dans la condition pouvoir, ce sont les FPRT de la condition sens
épistémique qui sont réduits par rapport aux FPRT dans la condition sens
radical. L’analyse de la structure des FPRT révèle de fait une interaction
d’ordre trois marginale (t(592) = -1,90, p = 0,0579) qui suggère comme
les moyennes que l’effet du sens pourrait être différent selon le verbe et
le contexte. L’analyse de la structure des FPRT des items de la condition
pouvoir révèle une interaction sens × contexte non significative mais améliorant
significativement le modèle de régression (t(301) = -1,51, p = 0,1321), tandis
que l’analyse des FPRT des items de la condition devoir ne révèle aucun
prédicteur. Dans la condition pouvoir – contexte précédent favorable, le sens
constitue un prédicteur significatif des FPRT qui sont réduits quand le
verbe a un sens épistémique (t(153) = -2,26, p = 0,025). Dans la condition
contexte précédent neutre, le sens ne constitue pas un prédicteur des FPRT,
ce qui est attendu étant donné que le contexte est neutre.
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
En résumé, dans la région 3 contenant le verbe modal même, l’effet
du sens est restreint à la condition pouvoir – contexte précédent favorable
dans laquelle la première lecture est facilitée par le sens épistémique, soit
le sens non dominant.
Dans la région 4 suivante (RI), les FPRT sont en moyenne plus
longs dans la condition contexte précédent favorable, dans la condition
sens épistémique et dans la condition pouvoir. Les moyennes individuelles
ne suggèrent pas cette fois d’interaction. L’analyse de la structure des
FPRT ne révèle effectivement aucune interaction entre les paramètres.
Seul le verbe constitue un prédicteur significatif des FPRT (t(604) = 3,02,
p = 0,0026). Les FPRT dans la RI des phrases contenant pouvoir sont
significativement plus longs.
Dans la région 5 contenant le verbe infinitif, on ne relève pas de
prédicteur des FPRT.
Dans la région 6 du complément du verbe infinitif, seul le verbe
constitue un prédicteur des temps de première lecture. Les FPRT sont
significativement plus longs dans la condition pouvoir (t(619) = 3,96, p = 0).
Finalement, dans la dernière région d’intérêt, région qui désambiguïse
le sens quand le contexte précédant le verbe est neutre, l’analyse de la
structure des FPRT en ms/car ne révèle aucun prédicteur significatif.
— 193 —
CÉC I L E BA R BET
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
p = 0,0275). L’interaction semble confirmer que les TFT sont plus
longs dans la condition sens épistémique seulement quand le verbe modal
est devoir. Le sens constitue effectivement un prédicteur significatif des
temps de lecture dans la condition devoir dans laquelle les TFT sont
significativement plus longs dans la condition sens épistémique (t(292)
= 1,99, p = 0,0473). Le contexte ne constitue un prédicteur significatif
des TFT ni dans la condition devoir ni dans la condition pouvoir.
En résumé, dans la région du verbe modal, le contexte n’a pas d’effet
significatif sur les temps totaux de lecture, et l’effet du sens est restreint
à la condition devoir dans laquelle les temps de lecture sont réduits quand
le sens est le sens dominant radical.
Dans la région intermédiaire entre le verbe modal et l’infinitif (région 4),
seul le verbe constitue un prédicteur des RRT, ni le sens ni le contexte ne
sont prédicteurs. Les RI ont été relues significativement moins longuement
dans la condition devoir (t(385) = -2,03, p = 0,043). Au niveau des temps
totaux de lecture dans cette RI, les moyennes suggèrent une interaction
sens × verbe que suggère également l’analyse de la structure des TFT
(t(605) = -1,78, p = 0,0756). L’effet du sens épistémique semble restreint
à la condition devoir. Le sens constitue en effet un prédicteur (marginal)
des TFT de la condition devoir dans laquelle les items de la condition
sens épistémique ont été lus relativement plus longtemps que ceux de la
condition sens radical (t(296) = 1,79, p = 0,0745), tandis que le sens n’est
pas prédicteur des TFT de la condition pouvoir. En résumé, on retrouve
donc dans la RI une tendance au même effet facilitateur du sens radical
restreint à la condition devoir.
Dans la région du verbe infinitif (région 5), aucun facteur ne constitue
de prédicteur significatif ni des RRT ni des TFT.
— 194 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
= -2,246, p = 0,0262). L’analyse des RRT dans la condition devoir montre
également un effet significatif du sens, mais les RRT sont cette fois
significativement réduits dans la condition sens radical (t(145) = -2,241,
p = 0,0265). En résumé, dans la dernière région d’intérêt, le sens radical
facilite la relecture dans la condition devoir, tandis que c’est le sens
épistémique qui la facilite dans la condition pouvoir.
Concernant les temps de lecture totaux dans la dernière région, les
moyennes semblent indiquer qu’ils sont plus longs pour les items de la
condition devoir quand le sens est épistémique, tandis que les TFT de la
condition pouvoir sont plus longs quand le sens est radical, quel que soit
le contexte. L’analyse de la structure des TFT révèle effectivement une
interaction significative sens × verbe (t(615) = 3,13, p = 0,0018) et un effet
non significatif du contexte. Dans la condition devoir, le sens est prédicteur
des TFT qui sont significativement plus longs dans la condition sens
épistémique (t(303) = 2,52, p = 0,0123). Le contexte n’est pas prédicteur
des TFT dans cette condition. Dans la condition pouvoir, le sens ne
constitue pas un prédicteur significatif, néanmoins, un effet marginal du
contexte émerge (t(311) = 1,91, p = 0,057). Dans la dernière région qui
contient le matériel désambiguïsant dans la condition contexte précédent
neutre, la lecture générale est donc facilitée par un contexte favorable
dans la condition pouvoir, et par le sens radical dans la condition devoir.
2.7. Discussion
Nous résumons d’abord les principaux résultats obtenus avant de les
discuter en regard des trois hypothèses – homonymie, polysémie et
monosémie / sous-spécification – présentées dans la section ⒈⒉
— 195 —
CÉC I L E BA R BET
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
sera pas discuté davantage.
Concernant la première lecture du verbe modal, on a noté un effet
facilitateur du sens épistémique quand le contexte précédant le verbe
modal est favorable cependant restreint aux phrases contenant pouvoir.
Le sens non dominant (voir ⒉⒊1) de pouvoir est donc en réalité le sens le
plus facile à traiter. Concernant le traitement subséquent ou général, on
trouve un effet facilitateur du sens radical restreint aux phrases contenant
devoir dans la région contenant le verbe et dans une moindre mesure
dans la région suivante. On a ici affaire à un effet de équence relative : le
sens dominant est plus accessible et plus facile à traiter. Dans la dernière
région, on trouve un effet facilitateur du sens radical dans la condition
devoir et un effet facilitateur du sens épistémique ou du contexte dans
la condition pouvoir.
Les résultats obtenus disqualifient l’hypothèse homonymique pour
devoir comme pour pouvoir. En effet, on ne trouve ni l’effet précoce du
contexte ni l’éventuel garden-path attendu en cas de réelle ambiguïté
(voir ⒉1). L’effet précoce du sens épistémique sur la première lecture de
pouvoir dans les contextes favorables ne peut pas non plus constituer un
effet de biais du sens secondaire (subordinate bias effect 65) car ce dernier
— 196 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
intégrées au sens du verbe modal et de la phrase et est ainsi dérivé un
sens spécifique de capacité, permission ou possibilité matérielle.
3. Discussion générale
La conclusion à laquelle nous arrivons, c’est-à-dire que devoir serait
effectivement polysémique tandis que pouvoir serait vraisemblablement
monosémique, aurait une sémantique sous-spécifiée, en d’autres termes,
que les deux verbes modaux, semblant pourtant constituer un paradigme
– tout restreint qu’il soit – en ançais, seraient de différentes natures,
peut paraître a priori suspecte, néanmoins, elle concorde avec différents
faits qui constituent autant de preuves indirectes 66.
Par exemple, on peut penser que le fait que pouvoir a plus d’inter-
prétations différentes que devoir constitue une preuve indirecte de leurs
natures différentes. En plus de ses sens radicaux et épistémique, pouvoir
a en effet quantité d’effets de sens post-modaux tels que la concession,
l’intensification, la délibération, etc., tandis que devoir n’en a pour ainsi
dire qu’un de futur 67. On peut penser que plus un item perd de son
matériel sémantique, de ses traits et contraintes sémantiques, plus il est
susceptible d’entrer dans des contextes nombreux et différents 68.
Également, le fait que devoir constitue un opérateur propositionnel
quand il a un sens épistémique mais non quand il a un sens radical, alors
— 197 —
CÉC I L E BA R BET
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
devoir épistémique semble bel et bien échapper à la portée de la négation
(ex. 18), pouvoir épistémique n’y échappe pas, pour le moins pas toujours :
voir les exemples ⒆ et ⒇ dans lesquels ne pas pouvoir n’a pas le sens
de « possible que ne pas » mais bien « impossible que » :
⒚ Je sais déjà que ce ne peut pas être quelqu’un d’ici ! fit-il 71.
⒛ Vous pouvez pas êt’ aussi mauvaise que l’nèg que vous voyez là, déclara
Doosy, la langue un peu épaisse 72.
— 198 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
Références bibliographiques
BAAYEN R. H. (2008), Analyzing Linguistic Data. A Practical Introduction to
Statistics Using R, Cambridge, Cambridge University Press.
BAAYEN R. H., DAVIDSON D. J., BATES D. M. (2008), « Mixed-Effects Modeling
with Crossed Random Effects for Subjects and Items », Journal of Memory
and Language, vol. 59, nº 4, p. 390-4⒓
BAAYEN R. H., MILIN P. (2010), « Analyzing Reaction Times », International
Journal of Psychological Research, vol. 3, nº 2, p. 12-2⒏
BARBET C. (2013), Sémantique et pragmatique des verbes modaux du français.
Données synchroniques, diachroniques et expérimentales, thèse de doctorat
en linguistique, sous la direction de Louis de Saussure et Carl Vetters,
université de Neuchâtel et université du Littoral Côte d’Opale, 590 p.
BARBET C. (2015), « L’évolution sémantique des verbes modaux : hypothèses à
partir des emplois de devoir et pouvoir en ançais moderne et médiéval »,
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
Journal of French Language Studies, vol. 25, nº 2, p. 213-23⒎
BARBET C., VETTERS C. (2013), « Pour une étude diachronique du verbe modal
pouvoir en ançais : les emplois “postmodaux” », in Marqueurs temporels et
modaux en usage, W. De Mulder, J. Mortelmans, T. Mortelmans (dir.),
Amsterdam – New York, Rodopi (Cahiers Chronos ; 26), p. 315-33⒍
BATES D. (2005), « Fitting Linear Mixed Models in R », R news, vol. 5, nº 1,
p. 27-30.
BLAIR I. V., URLAND G. R., MA J. E. (2002), « Using Internet Search Engines
to Estimate Word Frequency », Behavior Research Methods, vol. 34, nº 2,
p. 286-290.
BYBEE J. L., PERKINS R. D., PAGLIUCA W. (1994), The Evolution of Grammar.
Tense, Aspect, and Modality in the Languages of the World, Chicago – Londres,
University of Chicago Press.
CLIFTON C., STAUB A., RAYNER K. (2007), « Eye Movements in Reading
Words and Sentences », in Eye Movements : A Window on Mind and Brain,
R. P. G. Van Gompel et al. (dir.), Amsterdam, Elsevier, p. 341-37⒉
COATES J. (1983), The Semantics of the Modal Auxiliaries, Londres, Croom Helm.
CROFT W. (1998), « Linguistic Evidence and Mental Representations », Cognitive
Linguistics, vol. 9, nº 2, p. 151-17⒊
DEMBERG V., KELLER F. (2008), « Data om Eye-Tracking Corpora as Evidence
for Theories of Syntactic Processing Complexity », Cognition, vol. 109,
nº 2, p. 193-2⒑
DURKIN K., MANNING J. (1989), « Polysemy and the Subjective Lexicon :
Semantic Relatedness and the Salience of Intraword Senses », Journal of
Psycholinguistic Research, vol. 18, nº 6, p. 577-6⒓
— 199 —
CÉC I L E BA R BET
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
HOLMQVIST K. et al. (2011), Eye Tracking : A Comprehensive Guide to Methods
and Measures, Oxford, Oxford University Press.
HONESTE M.-L. (2004), « Langue et contexte : deux sources de signification.
L’exemple du verbe modal pouvoir », Le français moderne, vol. 72, nº 2,
p. 146-15⒍
HUOT H. (1974), Le verbe « devoir » : étude synchronique et diachronique, Paris,
Klincksieck.
INHOFF A. W., RADACH R. (1998), « Definition and Computation of Oculo-
motor Measures in the Study of Cognitive Processes », in Eye Guidance
in Reading and Scene Perception, G. Underwood (dir.), Amsterdam – New
York, Elsevier, p. 29-5⒊
JANSSEN N., BARBER H. A. (2012), « Phrase Frequency Effects in Language
Production », PloS ONE, vol. 7, nº 3, e3320⒉
KELLER F., LAPATA M. (2003), « Using the Web to Obtain Frequencies for
Unseen Bigrams », Computational Linguistics, vol. 29, nº 3, p. 459-48⒋
KLEPOUSNIOTOU E. (2002), « The Processing of Lexical Ambiguity : Homo-
nymy and Polysemy in the Mental Lexicon », Brain and Language, vol. 81,
nº 1-3, p. 205-22⒊
KLEPOUSNIOTOU E., PIKE G. B., STEINHAUER K., GRACCO V. (2012), « Not
All Ambiguous Words Are Created Equal : An EEG Investigation of
Homonymy and Polysemy », Brain and Language, vol. 123, nº 1, p. 11-2⒈
KLEPOUSNIOTOU E., TITONE D., ROMERO C. (2008), « Making Sense of Word
Senses : The Comprehension of Polysemy Depends on Sense Overlap »,
Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory and Cognition, vol. 34,
nº 6, p. 1534-154⒊
— 200 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
Amsterdam – Atlanta, Rodopi (Cahiers Chronos ; 8), p. 17-3⒉
LOGACEV P., VASISHTH S. (2011), em, R package version 0.0⒊
MALSBURG T. von der (2009), « Choice of Saccade Detection Algorithm Has
a Considerable Impact on Eye Tracking Measures », in Proceedings of the
15th European Conference on Eye Movements (ECEM), S. Liversedge (dir.),
Southampton, UK.
NEW B., PALLIER C., BRYSBAERT M., FERRAND L. (2004), « Lexique 2 : A New
French Lexical Database », Behavior Research Methods, Instruments &
Computers, vol. 36, nº 3, p. 516-52⒋
NEW B., PALLIER C., FERRAND L., MATOS R. (2001), « Une base de données
lexicales du ançais contemporain sur Internet : lexique », L’année psycho-
logique, vol. 101, nº 3-4, p. 447-46⒉
PALMER F. R. (1979), Modality and the English Modals, Londres – New York,
Longman.
PAPAFRAGOU A. (2000), Modality : Issues in the Semantics-Pragmatics Interface,
Amsterdam – New York, Elsevier.
PICKERING M. J., FRISSON S. (2001), « Processing Ambiguous Verbs : Evidence
om Eye Movements », Journal of Experimental Psychology : Learning,
Memory, and Cognition, vol. 27, nº 2, p. 556-57⒊
RAYNER K. (1998), « Eye Movements in Reading and Information Processing :
20 Years of Research », Psychological Bulletin, vol. 124, nº 3, p. 372-42⒉
RAYNER K., DUFFY S. A. (1986), « Lexical Complexity and Fixation Times
in Reading : Effects of Word Frequency, Verb Complexity, and Lexical
Ambiguity », Memory & Cognition, vol. 14, nº 3, p. 191-20⒈
— 201 —
CÉC I L E BA R BET
RAYNER K., SERENO S. C., MORRIS R. K., SCHMAUDER A. R., CLIFTON C. (1989),
« Eye Movements and On-Line Language Comprehension Processes »,
Language and Cognitive Processes, vol. 4, nº 3-4, p. 21-4⒐
R CORE TEAM (2009), R : A Language and Environment for Statistical Computing,
Vienne (Autriche), R Foundation for Statistical Computing.
ROCCI A. (2005), « On the Nature of the Epistemic Readings of the Italian
Modal Verbs : The Relationship between Propositionality and Inferential
Discourse Relations », in Crosslinguistic Views on Tense, Aspect and Modality,
B. Hollebrandse, A. Van Hout, C. Vet (dir.), Amsterdam – New York,
Rodopi (Cahiers Chronos ; 13), p. 229-24⒍
ROSCH E. (1977), « Human Categorization », in Studies in Cross-Cultural
Psychology, N. Warren (dir.), Londres – New York, Academic Press,
vol. I, p. 1-4⒐
ROSCH E. (1978), « Principles of Categorization », in Cognition and Categorization,
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
E. Rosch, B. B. Lloyd (dir.), Hillsdale, Erlbaum, p. 27-4⒏
SAUSSURE L. de (2012), « Modalité épistémique, évidentialité et dépendance
contextuelle », Langue française, nº 173, p. 131-14⒊
STEN H. (1954), « “Devoir” + infinitif », Le français moderne, nº 22, p. 263-26⒌
SUEUR J.-P. (1983), « Les verbes modaux sont-ils ambigus ? », in La notion
sémantico-logique de modalité, J. David, G. Kleiber (dir.), Paris, Klincksieck,
p. 165-18⒉
TUGGY D. (2006), « Schematic Network : Ambiguity, Polysemy, and Vagueness »,
in Cognitive Linguistics : Basic Readings, D. Geeraerts (dir.), Berlin – New
York, Mouton de Gruyter, p. 167-18⒋
VAN CASTEREN M., DAVIS M. H. (2006), « Mix, A Program for Pseudorando-
mization », Behavior Research Methods, vol. 38, nº 4, p. 584-58⒐
VAN DER AUWERA J., PLUNGIAN V. A. (1998), « Modality’s Semantic Map »,
Linguistic Typology, vol. 2, nº 1, p. 79-12⒋
VETTERS C. (2007), « L’emploi “sporadique” de pouvoir est-il aléthique ? »,
in Études sémantiques et pragmatiques sur le temps, l’aspect et la modalité,
L. de Saussure, J. Moeschler, G. Puskás (dir.), Amsterdam – New York,
Rodopi (Cahiers Chronos ; 19), p. 63-7⒏
WILLIAMS J. (1992), « Processing Polysemous Words in Context : Evidence
for Interrelated Meanings », Journal of Psycholinguistic Research, vol. 21,
nº 3, p. 193-2⒙
— 202 —
LES V E R B E S M O DAU X S O N T - I L S P O LY S É M I Q U E S ?…
Annexe
a. Gérard se plaignait que sa maison de vacances lui coûtait trop cher, mais
c’était normal, il | devait | en Espagne | payer | des impôts fonciers |
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
comme il était devenu propriétaire.
b. Je t’avoue que je n’ai pas pris de nouvelles de José depuis quelques mois
maintenant, mais il | devait | en Espagne | payer | des impôts fonciers |
comme il était devenu propriétaire.
c. Christophe est tellement avare, c’est certainement l’argent qui explique
son déménagement, il | devait | en Espagne | payer | des impôts fonciers |
exorbitants s’il est parti au Portugal.
d. Je t’avoue que je n’ai pas pris de nouvelles de José depuis quelques mois
maintenant, mais il | devait | en Espagne | payer | des impôts fonciers |
exorbitants s’il est parti au Portugal.
a. On ne peut plus rien leur demander ! Mercredi, mon fils m’a sorti que
j’étais trop stricte : il | devait | ce jour-là | finir | son devoir de maths |
avant midi pour avoir le droit de sortir.
b. Je ne peux pas te renseigner, je ne sais pas ce que faisait Léo mercredi
après-midi, mais il | devait | ce jour-là | finir | son devoir de maths |
avant midi pour avoir le droit de sortir.
c. Comme si je suivais Hugo partout… Je ne sais pas, moi, ce qu’il faisait
jeudi soir, mais il | devait | ce jour-là | finir | son devoir de maths | s’il
n’est pas sorti avec vous.
d. Je ne peux pas te renseigner, je ne sais pas ce que faisait Jo mercredi
après-midi, mais il | devait | ce jour-là | finir | son devoir de maths |
s’il n’est pas sorti avec vous.
— 203 —
CÉC I L E BA R BET
a. On n’allait tout de même pas plaindre Armand avec ses deux superbes
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
© Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info par Hind Ouannes (IP: 41.200.182.225)
villas sur la côte, il | pouvait | à l’époque | payer | des impôts fonciers |
élevés, il en avait largement les moyens.
b. M. Lamuroy n’a jamais dit pourquoi il avait déménagé du centre-ville en
grande banlieue, il | pouvait | à l’époque | payer | des impôts fonciers |
élevés, il en avait largement les moyens.
c. Je me demandais pourquoi on m’avait demandé à moi pourquoi Luc
avait déménagé en banlieue, il | pouvait | à l’époque | payer | des impôts
fonciers | trop élevés, qu’est-ce que j’en savais moi ?
d. M. Lamuroy n’a jamais dit pourquoi il avait déménagé du centre-ville en
grande banlieue, il | pouvait | à l’époque | payer | des impôts fonciers |
trop élevés, qu’est-ce que j’en savais moi ?
— 204 —