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De Spinoza à
Darwin, les cercles contextuels absents
Vincent Legeay
Dans Le Télémaque 2022/2 (N° 62), pages 131 à 145
Éditions Presses universitaires de Caen
ISSN 1263-588X
ISBN 9782381851846
DOI 10.3917/tele.062.0131
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Mots clés : compétence, aptitude, Baruch Spinoza, Thomas Hobbes, Charles Darwin,
adaptation, compétition.
1. Les livrets de compétences : nouveaux outils pour l’évaluation des acquis, rapport nº 2007-048 de
l’Inspection générale de l’Éducation nationale, juin 2007.
2. « Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation »,
arrêté du 1er juillet 2013, Bulletin officiel, nº 30, 25 juillet 2013.
3. « Pour autant, si trouver un sens commun à la notion de compétence semble difficile, quelques
traits caractéristiques se dégagent de l’ensemble des propos des chercheurs : une compétence repose
sur la mobilisation, l’intégration, la mise en réseau d’une diversité de ressources : les ressources
internes, propres à l’individu, ses connaissances, capacités, habiletés […], elle s’exerce dans une
diversité de situations, à travers un processus d’adaptation et pas seulement de reproduction de
mécanismes » (Les livrets de compétences…, p. 11).
Ceux qui notent les différences et les dissemblances, ce qu’on appelle distinguer, dis-
cerner et juger entre les choses, sont dits, dans les cas où cette distinction est peu aisée,
avoir un bon jugement, et dans le domaine des relations sociales […] cette vertu est
nommée discernement 8.
Cette égalité des aptitudes engendre l’égalité dans l’espérance que nous avons de par-
venir à nos fins. Et donc, si deux humains désirent la même chose, dont ils ne peuvent
cependant jouir l’un et l’autre, ils deviennent ennemis et, pour parvenir à leur fin […],
ils s’efforcent de s’éliminer ou de s’assujettir l’un l’autre. […] En sorte qu’on trouve dans
la nature humaine trois causes principales de conflit : premièrement la compétition ;
deuxièmement, la défiance ; troisièmement, la gloire 11.
8. Nous traduisons, à partir de l’édition suivante : T. Hobbes, Leviathan, A. Crooke (éd.), Londres,
at the Green Dragon in St. Paul’s Church-yard, 1651, chap. 8, p. 53.
9. Voir le passage du chapitre 8 de la première partie du Léviathan.
10. « […] which particular ability, is named called fitness or aptitude » (T. Hobbes, Leviathan, A. Crooke
(éd.), p. 74).
11. T. Hobbes, Léviathan, G. Mairet (trad.), Paris, Gallimard (Folio. Essais), 2000, p. 222 et 224.
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Nous pouvons donc dire que la compétence (worthiness) est la propriété qui
décrit les individus dans une situation de compétition (competition), au double
sens d’une compétition naturelle des individus parce que leurs aptitudes naturelles
sont égales, et d’une compétition sociale liée à la différenciation par prévision
intellectuelle, anticipation, et défiance.
L’auteur entérine définitivement ce point, au chapitre 17, lors d’une compa-
raison entre les sociétés humaines et certaines sociétés animales, comme celle des
abeilles 12.
La compétition peut être dite naturelle, ce sont les propriétés de fitness et
d’aptitude qui décrivent alors le mieux les individus concernés. Elle peut aussi être
dite sociale, en fonction des dignités et des honneurs qui distinguent les individus
entre eux, c’est la compétence (ou convenance) qui permet alors le plus clairement
d’établir des distinctions. C’est l’état de guerre qui est pointé, et qui n’apparaît
qu’avec cette compétition sociale.
Dans chacun de ces deux cas, c’est le concept de supériorité qui est convoqué
pour rendre compte d’une distinction bio-sociale réussie. En effet, dans le chapitre 8
du Léviathan en version anglaise le statut de l’ability et de l’aptitude est de permettre
de faire des « différences » (l’anglais utilise le verbe « differ ») en combinant vertus
naturelles et acquises. Or, dans la version latine, l’auteur utilise le verbe « praestat »,
et précise que cette différence en supériorité se fait vis-à-vis des bêtes (« multo
magis praestat quam bestiae » 13). L’enjeu semble de différencier extérieurement
les individus au sein d’une même espèce et même entre plusieurs espèces. Ainsi,
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12. T. Hobbes, Léviathan, G. Mairet (trad.), p. 285-286 : « Les humains sont continuellement en com-
pétition pour les honneurs et les dignités, ce qui n’est pas le cas de ces créatures ; par conséquent,
l’envie et la haine surgissent sur cette base parmi les humains, et finalement la guerre ; mais ce
n’est pas la même chose parmi ces créatures ».
13. T. Hobbes, Leviathan, in Opera philosophica quae latine scripsit omnia, W. Molesworth (éd.),
Londres, J. Bohn, 1841, vol. III, chap. 8, p. 54.
14. V. Legeay, « Spinoza et Darwin, un héritage véritablement conceptuel ? », Philosophiques, vol. 45,
nº 2, 2018, p. 445-459.
15. Voir G. Deleuze, cours du 11 mars 1986, en ligne : https://deleuze.cla.purdue.edu/sites/default/
files/pdf/lectures/fr/Deleuze_Lecture_19860311_Full_Transcript.pdf.
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La végétation à son tour aurait une grande influence sur les insectes, […] et ainsi de suite,
en cercles toujours de plus en plus complexes [in ever-increasing circles of complexity].
Ce n’est pas que, dans la nature, les rapports soient toujours aussi simples que cela.
La lutte dans la lutte [battle within battle] doit toujours se reproduire avec des succès
différents ; […] Néanmoins, notre ignorance est si profonde et notre vanité si grande,
que nous nous étonnons quand nous apprenons l’extinction d’un être organisé ; comme
nous ne comprenons pas la cause de cette extinction, nous ne savons qu’invoquer
des cataclysmes, qui viennent désoler le monde, et inventer des lois sur la durée des
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16. C. Darwin, On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured
races in the struggle for life, Londres, J. Murray, 1859, p. 74 (nous traduisons et soulignons).
17. Ibid., p. 71 (nous soulignons ; traduction d’E. Barbier dans l’édition Paris, A. Costes, 1921).
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18. Voir F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 1934, s.v. « competo », p. 361, en ligne :
https://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?q=competere.
19. B. Spinoza, Éthique, C. Appuhn (éd. et trad.), Paris, Garnier, 1913, p. 569.
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[…] pour déterminer en quoi l’Âme humaine diffère des autres et l’emporte [praestantius
est] sur elles, il nous est nécessaire de connaître la nature de son objet, tel que nous l’avons
fait connaître, c’est-à-dire du Corps humain. Je ne peux toutefois l’expliquer ici et cela
n’est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer. Je dis cependant en général que,
plus un Corps est apte comparativement aux autres [reliquis aptius] à agir et à pâtir de
plusieurs façons à la fois, plus l’âme de ce Corps est apte [aptior] comparativement aux
autres à percevoir plusieurs choses à la fois ; et, plus les actions d’un corps dépendent
de lui seul, et moins il y a d’autres corps qui concourent avec lui dans l’action, plus
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Ce passage s’inscrit dans une histoire philosophique à partir d’une théorie biolo-
gique transposable à la vie sociale, par l’héritage théorique de la praestantia. Surtout,
chez Spinoza, cette théorie bio-sociale est proposée en l’absence de définition d’une
nature, afin de pouvoir restituer une logique de distinction et de différenciation des
groupes individuels qui soit véritable, et non soumise aux catégories de l’imagination
(les genres généralissimes par exemple) dont Spinoza fournit la critique dans le
scolie de la proposition 40 de la deuxième partie de l’Éthique.
Chez Spinoza comme chez Darwin, un référentiel infiniment contraignant
oblige les individus à s’accommoder et s’adapter. Toutefois, au prisme de cette ligne
historique, nous pouvons comprendre cette contrainte, chez Spinoza, comme un
contexte contraignant permettant à des individus de se distinguer suffisamment
pour « l’emporter ». Ainsi, la praestantia n’est en rien une prestance ou dignité,
20. Adaptare chez Spinoza signifie la conformation intentionnelle d’un objet à des fins qui lui sont
extérieures. C’est plutôt l’accommodatio, donc, qui aurait chez lui un sens équivalent à celui
d’adaptation que nous utilisons. Voir sur ce point A. Suhamy, « Les accommodements raisonnables
de Spinoza », in L’essence plastique. Aptitudes et accommodements chez Spinoza, V. Legeay (dir.),
Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018, p. 93-107.
21. B. Spinoza, Éthique, p. 583-584.
22. Ibid., p. 150.
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Que l’on n’imagine donc point que, parce que nous placerons un genre ou une famille
avant une autre, nous les considérerons précisément comme plus parfaits, comme
supérieurs à cette autre dans le système des êtres. Celui-là seulement pourrait avoir
cette prétention, qui poursuivrait le projet chimérique de ranger les êtres sur une
seule ligne, et c’est un projet auquel nous avons depuis longtemps renoncé. Plus nous
avons fait de progrès dans l’étude de la nature, […] plus nous avons reconnu qu’il est
nécessaire de considérer chaque être, chaque groupe d’êtres en lui-même, et dans le
rôle qu’il joue par ses propriétés et son organisation, de ne faire abstraction d’aucun
de ses rapports, d’aucun des liens qui le rattachent soit aux êtres les plus voisins, soit à
23. Voir ce qu’en dit M. Foucault dans Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, chap. 5, section IV.
Il est intéressant de lire que Bayle, dans un article sur Spinoza, affirme que ce dernier est un « athée
de système, et d’une méthode toute nouvelle » (P. Bayle, « Spinoza », in Dictionnaire historique
et critique, Paris, Desoer, 1820-1824, t. XIII, p. 416 ; nous soulignons). Nous avons entrepris de
montrer comment un héritage théorique de Spinoza vers les naturalismes du XVIIIe siècle pouvait
être éclairé, nous nous permettons d’y renvoyer : « Méthode ou système chez Spinoza ? », Philon-
sorbonne, nº 13, 2019, p. 57-74, en ligne : https://journals.openedition.org/philonsorbonne/1125.
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ceux qui en sont plus éloignés. […] Nos méthodes systématiques n’envisagent que les
rapports les plus prochains ; elles ne veulent placer un être qu’entre deux autres, et elles
se trouvent sans cesse en défaut : la véritable méthode voit chaque être au milieu de tous
les autres ; elle montre toutes les irradiations par lesquelles il s’enchaîne plus ou moins
étroitement dans cet immense réseau qui constitue la nature organisée ; […] mais dix
et vingt rayons souvent ne suffiraient pas pour exprimer ces innombrables rapports 24.
Le lien entre les propriétés d’un individu, ou groupe d’individus, d’une part, et
l’infinité sans nombre des circonstances, d’autre part, permet de considérer le milieu
comme facteur de regroupement et de cladistique adéquate. Toute distinction,
qu’elle soit biologique ou sociale, s’établit sur un fond, une trame positivement
infinie des relations interindividuelles. Les propriétés d’un individu ou d’un
groupe d’individus sont toujours le résultat d’une distinction qui ne se déclare
qu’historiquement, dans l’existence continue des effets contextuels 25. Nous dirons
donc qu’il ne peut pas ne pas exister, dans les classements biologiques, sociaux, ou
bio-sociaux, un certain nombre de cercles contextuels agissants, que nous sommes
en incapacité de décrire. Ce “trou” dans l’observation des éléments contextuels
agissant en acte sur une aptitude rend donc caduque toute essentialisation des
propriétés attribuées aux individus observés. Ce rapport entre aptitude, propriété,
et propre, possède le sens d’une attribution coextensive, mais non essentielle, chez
Spinoza, qui lui vient d’une logique porphyrienne 26.
Ce modèle de transposition permet de préciser un élément fondamental de
toute théorie du classement. L’histoire individuelle d’un comportement se réalise
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Pour qu’une définition soit dite parfaite elle devra exprimer l’essence intime de la chose
et nous prendrons garde qu’à la place de cette essence, nous ne mettions certaines
propriétés de la chose. Pour éclaircir cela, à défaut d’autres exemples que j’écarte pour
n’avoir pas l’air de vouloir mettre en lumière les erreurs des autres, je prendrai seulement
l’exemple d’une chose très abstraite que l’on peut, sans que cela fasse de différence,
24. G. Cuvier, M. Valenciennes, Histoire naturelle des poissons, Paris, F.-G. Levrault, 1828, t. I, livre II,
chap. 10, p. 568-569.
25. Voir à ce sujet, continuant l’image des cercles contextuels, le scolie de la proposition 8 de la
deuxième partie de l’Éthique. Toute distinction y est comprise comme l’existence d’un rapport
logique, essentiel, entre plusieurs éléments.
26. Nous nous permettons de renvoyer à notre étude : « Une histoire technique de l’aptus », in “Être
apte” chez Spinoza. Histoire et significations, Paris, Classiques Garnier (Les Anciens et les Modernes),
2020, p. 67-130.
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définir d’une manière quelconque, à savoir le cercle : si on le définit une figure où les
lignes menées du centre à la circonférence sont égales, il n’est personne qui ne voie
que cette définition n’exprime pas du tout l’essence du cercle, mais seulement une de
ses propriétés 27.
Toute description qui pointe statiquement les liens entre une chose et son
contexte est vouée à être superficielle. Tout référentiel fini, pointant l’adaptation
possible d’un contexte aux enfants, substantialise des propriétés d’adaptation
sous la forme d’une fausse logique décrite dans le scolie de la proposition 40 de
l’Éthique. Nous pensons que c’est ainsi que fonctionne le terme de compétence
dans le référentiel mentionné en introduction.
Or, avant d’en tirer toutes les conséquences, pointons que, face à ce type de
propriété, Spinoza propose un type de définition génétique, permettant de com-
prendre le cercle à partir du mouvement d’un segment dont une extrémité serait
fixe et l’autre mobile. L’aptitude, censée décrire la façon dont un individu est apte
à être affecté par plusieurs choses simultanément, peut ainsi être rapprochée de
cette idée que le même individu est en rapport avec son milieu (lui-même tissé
de plusieurs cercles contextuels) d’une façon sans cesse renouvelée, dynamique,
et fondée sur une absence de commensurabilité entre un segment et le cercle
entier. L’aptitude signale donc cette nécessité d’adaptation, d’accommodement
de la part des individus, et non un accommodement de l’environnement à ces
individus. Que l’observation ne parvienne à pointer alors l’essence intime de chaque
chose n’est jamais déplorable, pour peu que l’observateur ou l’observatrice soient
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27. B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, C. Appuhn (éd. et trad.), Paris, Garnier, 1907,
§ 95, p. 269-270.
28. Voir V. Legeay, L. Frouillou, « Aptitudes et compétences : adaptation ou conservation scolaire ? »,
Skholè, 11 janvier 2020.
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29. B. Stiegler, “Il faut s’adapter”. Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard (NRF), 2019.
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Un jour, en visite dans une classe de CM1, nous constatons qu’une future insti-
tutrice ancre dans une pédagogie un peu trop formaliste la notion de périmètre
en ne contextualisant pas la notion comme « chemin à parcourir ». Notion facile
à comprendre en regardant par la fenêtre et en décrivant aux enfants le tracé des
lignes de terrain de sport, qui constituerait un préambule cognitif pragmatique.
Il s’agit alors de faire comprendre à l’enseignante que deux environnements
peuvent expliquer, sur le même objet qu’est le périmètre, deux expressions du
comportement totalement différentes. Ainsi, nous proposons à l’institutrice, dans
une démarche de care (nous restons assis, précisons qu’elle connaît son métier
beaucoup mieux que nous-même, et qu’il s’agit d’une discussion sans enjeu de
carrière car sa classe était excellente), de déambuler dans la classe, regarder par la
fenêtre, pour peut-être trouver ce préambule. Elle nous désigne le terrain de basket,
dehors, dans la cour. Nous lui demandons de nous dire lesquels des élèves selon
elle sont les plus actifs sur ce terrain. Elle nous donne alors les noms des élèves
qui étaient les plus passifs en classe, concernant cette leçon sur le périmètre ! Un
même objet, en fonction du contexte, peut donc engager deux rapports perceptifs
exactement contraires : les élèves les plus actifs sur le rectangle de sport étaient les
plus passifs par rapport au rectangle mathématisé.
Or ce travail de concertation avec l’enseignante s’est fait en dehors de tout
postulat sur le niveau attendu, qui préexiste comme « compétence ». Mais, résultat
immédiat, nous avons déduit, ensemble, que l’institutrice n’avait peut-être pas
fréquenté le terrain de basket lorsqu’elle était elle-même scolarisée, parce que c’est
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compétences à observer. La compétence dit son nom : elle est ce qui est atteignable
pour un certain nombre d’individus dans une population donnée, précisément parce
qu’ils ont développé une disposition sociale à obtenir cette compétence, que ce soit
les élèves, l’EFS, ou les professeurs de l’INSPE. Ce n’est pas l’aptitude (contextuelle,
affective) qui est demandée, mais son résultat, la compétence. C’est donc un modèle
de classement très particulier, plus ambivalent même, par sa dimension adapatative,
que celui proposé par les premières conceptions philosophiques et biologiques des
classements bio-sociaux. De ce point de vue, nous dirons que la compétence table
sur des natures, des comportements essentiels, atteignables hors des conditions
contextuelles qui rendent ces comportements possibles ou impossibles.
Cette précision nous semble nécessaire étant donné la place prise par ces
nouveaux cercles contextuels invisibles ou ensembles circonstanciels constitués par
les réseaux sociaux et les réseaux de socialisation informatiques et numériques. La
distribution des rôles sociaux y est suffisamment renouvelée pour qu’un nouveau
genre de théorie interactionniste, à la suite d’Howard Becker et d’Erving Goffman,
puisse rencontrer une nouvelle forme de structuralisme. Il nous semble que les
travaux de Bernard Lahire, en France, pourraient être complétés par cette approche.
Dans Culture écrite et inégalités scolaires, la focalisation des types de pressions
agissant sur des élèves, en fonction des milieux d’observation différents, montre
à quel point il existe une continuité complexe entre les logiques de compétence
comme compétition scolaire et l’adaptation comme aptitude à être affecté par
divers contextes, parfois passivement, parfois activement, mais quoi qu’il en soit
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30. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’“échec scolaire” à l’école primaire,
Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1993, voir p. 59 par exemple.
31. P. Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 550-551.
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32. Voir par exemple la notice de cette notion dans Les 100 mots de l’éducation, A. Van Zanten,
P. Rayou (dir.), Paris, Presses universitaires de France, 2011.
Compétence, adaptation, compétition. De Spinoza à Darwin… 145
ainsi des idées mutilées, dirait Spinoza, chez les enseignants et enseignantes dans
leur observation des enfants. L’enfant qui n’est pas compétent pour le calcul du
périmètre d’un cercle, par exemple, n’en reste pas moins apte à savoir gonfler un
ballon (acte génétique de rétablissement de l’équidistance des parois vis-à-vis du
centre de la balle), ou à maîtriser l’espace d’un shoot à trois points au basket. La
compétence concerne, chaque fois, un seul cercle de circonstances, là où l’aptitude
est une notion qui, après Spinoza, tendrait à en unifier plusieurs.
À l’aune de l’histoire philosophique que nous venons de retracer, nous pouvons
commencer à établir un horizon clair de redéfinition d’une théorie de l’observation 33
en rapport avec la notion de compétence, en tant qu’elle est devenue la catégorie
fondamentale de liaison entre un univers de compétition et les déterminations
affectives issues des adaptations individuelles et de groupe.
Vincent Legeay
Lettres, Idées, Savoirs (LIS, EA 4395)
INSPÉ – Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne
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33. Pour une théorie spinoziste de l’observation fondée sur l’ignorance des contextes de pression, on
lira le célèbre passage du ver dans le sang dans la lettre à Oldenburg, du 20 novembre 1665, dite
« Lettre 32 ».