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Compétence, adaptation, compétition.

De Spinoza à
Darwin, les cercles contextuels absents
Vincent Legeay
Dans Le Télémaque 2022/2 (N° 62), pages 131 à 145
Éditions Presses universitaires de Caen
ISSN 1263-588X
ISBN 9782381851846
DOI 10.3917/tele.062.0131
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ÉTUDE

Compétence, adaptation, compétition.


De Spinoza à Darwin, les cercles contextuels absents

Résumé : Ce travail consiste en une généalogie philosophique de la notion de « compétence »


en regard de celle d’« adaptation », depuis le XVIIe siècle, de Hobbes et Spinoza à Darwin. Il
s’agit d’en tirer un certain nombre d’enseignements épistémologiques critiques pour les usages
scolaires contemporains de ces notions, dont l’ambivalence peut être clarifiée.

Mots clés : compétence, aptitude, Baruch Spinoza, Thomas Hobbes, Charles Darwin,
adaptation, compétition.

Depuis la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, le vocabulaire


de la « compétence » fréquente, dans les lexiques-référentiels de l’institution scolaire
française, celui de l’« adaptation », d’une façon récurrente. À prendre le rapport de
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l’Inspection générale de l’Éducation nationale (IGEN) de 2007 1 ou le référentiel
des compétences de 2013 2, pas moins d’une trentaine d’occurences de ce champ
lexical peuvent être comptées.
Dans le premier de ces textes, une tentative de définition est donnée, après un
long rappel concernant la nature confuse de ce vocabulaire 3. Par elle-même, cette
définition est intéressante, parce qu’elle semble favoriser la variation des situations
d’enseignement, et qu’elle semble chercher à « mettre en réseau » ce qui est propre
à l’individu avec ce qui ne l’est pas.
Le référentiel des compétences complète ce premier texte par des formulations
de ce genre : « Adapter son enseignement et son action éducative à la diversité des
élèves ». Ce référentiel se fonde sur la définition de la notion de compétence contenue

1. Les livrets de compétences : nouveaux outils pour l’évaluation des acquis, rapport nº 2007-048 de
l’Inspection générale de l’Éducation nationale, juin 2007.
2. « Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation »,
arrêté du 1er juillet 2013, Bulletin officiel, nº 30, 25 juillet 2013.
3. « Pour autant, si trouver un sens commun à la notion de compétence semble difficile, quelques
traits caractéristiques se dégagent de l’ensemble des propos des chercheurs : une compétence repose
sur la mobilisation, l’intégration, la mise en réseau d’une diversité de ressources : les ressources
internes, propres à l’individu, ses connaissances, capacités, habiletés […], elle s’exerce dans une
diversité de situations, à travers un processus d’adaptation et pas seulement de reproduction de
mécanismes » (Les livrets de compétences…, p. 11).

Le Télémaque, no 62 – 2022-2 – p. 131-145


132 Étude

dans la recommandation 2006/962/CE du Parlement européen 4. Nous retenons


ici l’aspect écologique de la définition : les aptitudes et attitudes liées au contexte
varié sont les éléments fondamentaux, quasi éthologiques, de cette codification
administrative des tâches à effectuer. Les comportements des individus concernés
par cette définition des compétences (aussi bien les élèves que les enseignants et
enseignantes sont évalués sur cette base) sont décrits dans un discours mêlant une
classification de type administratif (le titre du rapport de l’IGEN est : Les livrets
de compétences : nouveaux outils pour l’évaluation des acquis 5) et prétention à
déterminer des propriétés individuelles essentielles, car développant des capacités
intrinsèques, a priori, présentes avant toute acquisition.
Ce vocabulaire de l’adaptation et de la compétence doit être questionné. Il
l’a déjà été 6. Néanmoins, les travaux qui ont porté, en France, sur l’approche par
compétence, se sont focalisés sur son export socioéconomique, dans cet espace où
l’école croise les attendus de la production économique, en questionnant le lien
avec les ressources humaines exigeant flexibilité. Nous partageons sans réserve
ces analyses. Pourtant, les notions de compétence et d’adaptation ont un passé
théorique déjà relativement ancien.
Une courte histoire d’analyse discursive de ces concepts suffit à montrer que
les notions d’habileté, de capacité et de compétence sont liées, dès Hobbes, à l’uni-
vers des finalités sociales : statut, hiérarchie, besoins intellectuels. Nous en avons
débuté l’analyse ailleurs 7. Nous voulons la poursuivre en montrant que le lien entre
compétence et compétition, néanmoins, est plus encore prégnant, car implicite,
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dans ces discours institutionnels, et qu’il permet d’expliquer, au XXe siècle, après
les effets de la théorie synthétique de l’évolution issue de Darwin, l’utilisation du
vocabulaire de l’adaptation dans les discours institutionnels sur l’école, tout en lui
conservant une ambivalence fondamentale. Celle-ci appelle une critique de type
spinoziste : certains types de connaissance doivent être compris par les effets qu’ils
produisent. Cela jette le doute sur la compétence comme propriété de classification
adéquate, même et surtout dans les théories de la classification naturelle, ce qui
a fortiori s’avérera pour les classements de distinctions scolaires.

4. « […] ensemble de connaissances, d’aptitudes et d’attitudes appropriées au contexte. […] Chaque


compétence du référentiel est accompagnée d’items qui en détaillent les composantes et en précisent
le champ. Les items ne constituent donc pas une somme de prescriptions mais différentes mises
en œuvre possibles d’une compétence dans des situations diverses liées à l’exercice des métiers »
(« Référentiel des compétences professionnelles… »).
5. Nous soulignons.
6. Voir par exemple, entre beaucoup d’autres, A. Del Rey, À l’école des compétences. De l’éducation à
la fabrique de l’élève performant, Paris, La Découverte (Poche / Essais), 2013 ; H. Vincent, « Souci
de l’œuvre et / ou compétence ? », Le Télémaque, nº 56, 2019, p. 19-32, en ligne : https://www.
cairn.info/revue-le-telemaque-2019-2-page-19.htm ; ou encore J.-C. Michéa, L’enseignement de
l’ignorance et ses conditions modernes, Castelnau-le-Lez, Climats, 1999.
7. V. Legeay, « Aptitude, distinction et supériorité. Une approche philologique locale de l’Éthique
de Spinoza », Revue philosophique de Louvain, vol. 116, nº 2, 2018, p. 251-273.
Compétence, adaptation, compétition. De Spinoza à Darwin… 133

Ability and competition : de Hobbes à Darwin


Dans le Léviathan, Hobbes tente d’établir les fondements de la distinction entre les
individus sur des différences (ces individus se distinguent) d’exercice de distingos
intérieurs (ces individus distinguent intellectuellement des choses, dans leur envi-
ronnement naturel et social), irréductiblement biologiques et sociaux :

Ceux qui notent les différences et les dissemblances, ce qu’on appelle distinguer, dis-
cerner et juger entre les choses, sont dits, dans les cas où cette distinction est peu aisée,
avoir un bon jugement, et dans le domaine des relations sociales […] cette vertu est
nommée discernement 8.

L’auteur procède à une distinction importante : les capacités de l’esprit,


l’« ability » ou le « wit », vertus intellectuelles naturelles et non acquises, peuvent
prendre deux formes, soit une capacité de disponibilité à un certain nombre
d’images différentes, soit une capacité à exercer un tri parmi ces images 9. Or,
cette capacité double, naturelle au sens où elle est partagée par les individus dont
l’imagination est rapide, et entretenue par l’usage (« use ») et l’expérience, va pré-
cisément permettre qu’on établisse des distinctions interindividuelles biologiques,
puis sociales. Autrement dit, une capacité à enchaîner plus ou moins rapidement
les images et les affections, distinction pour l’individu, doit permettre également
de faire des différences parmi, entre ces individus.
Au chapitre 10, le terme de « compétence » (« worthiness ») résonne, sur cette
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base des capacités ou habiletés naturelles, comme un marqueur de distinction
sociale appuyé sur des propriétés biologiques : « […] cette capacité spécifique est
souvent appelée convenance [fitness] ou aptitude » 10.
Cette fitness, dite aussi aptitude, substantivée sous la forme d’une capacité,
permet que l’on entende à la fois le génitif subjectif d’une distinction intellectuelle
intérieure à l’individu, et le génitif objectif d’une distinction extérieure de reconnais-
sance (interspécifique vis-à-vis des animaux et intraspécifique au sein de la société
humaine). Or, cette fitness renvoie directement à un univers de compétition, qui
sera clairement exprimé par Hobbes au chapitre 13 :

Cette égalité des aptitudes engendre l’égalité dans l’espérance que nous avons de par-
venir à nos fins. Et donc, si deux humains désirent la même chose, dont ils ne peuvent
cependant jouir l’un et l’autre, ils deviennent ennemis et, pour parvenir à leur fin […],
ils s’efforcent de s’éliminer ou de s’assujettir l’un l’autre. […] En sorte qu’on trouve dans
la nature humaine trois causes principales de conflit : premièrement la compétition ;
deuxièmement, la défiance ; troisièmement, la gloire 11.

8. Nous traduisons, à partir de l’édition suivante : T. Hobbes, Leviathan, A. Crooke (éd.), Londres,
at the Green Dragon in St. Paul’s Church-yard, 1651, chap. 8, p. 53.
9. Voir le passage du chapitre 8 de la première partie du Léviathan.
10. « […] which particular ability, is named called fitness or aptitude » (T. Hobbes, Leviathan, A. Crooke
(éd.), p. 74).
11. T. Hobbes, Léviathan, G. Mairet (trad.), Paris, Gallimard (Folio. Essais), 2000, p. 222 et 224.
134 Étude

Nous pouvons donc dire que la compétence (worthiness) est la propriété qui
décrit les individus dans une situation de compétition (competition), au double
sens d’une compétition naturelle des individus parce que leurs aptitudes naturelles
sont égales, et d’une compétition sociale liée à la différenciation par prévision
intellectuelle, anticipation, et défiance.
L’auteur entérine définitivement ce point, au chapitre 17, lors d’une compa-
raison entre les sociétés humaines et certaines sociétés animales, comme celle des
abeilles 12.
La compétition peut être dite naturelle, ce sont les propriétés de fitness et
d’aptitude qui décrivent alors le mieux les individus concernés. Elle peut aussi être
dite sociale, en fonction des dignités et des honneurs qui distinguent les individus
entre eux, c’est la compétence (ou convenance) qui permet alors le plus clairement
d’établir des distinctions. C’est l’état de guerre qui est pointé, et qui n’apparaît
qu’avec cette compétition sociale.
Dans chacun de ces deux cas, c’est le concept de supériorité qui est convoqué
pour rendre compte d’une distinction bio-sociale réussie. En effet, dans le chapitre 8
du Léviathan en version anglaise le statut de l’ability et de l’aptitude est de permettre
de faire des « différences » (l’anglais utilise le verbe « differ ») en combinant vertus
naturelles et acquises. Or, dans la version latine, l’auteur utilise le verbe « praestat »,
et précise que cette différence en supériorité se fait vis-à-vis des bêtes (« multo
magis praestat quam bestiae » 13). L’enjeu semble de différencier extérieurement
les individus au sein d’une même espèce et même entre plusieurs espèces. Ainsi,
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cette superiority, que l’on pourrait prendre pour un simple statut social, en tant
qu’elle est aussi prae-stantia biologique, se rapporte à des circum-stantiae d’une
façon non axiologique : elle exprime la façon dont un individu se tient (stat) en
rapport (prae) avec les circonstances, le milieu, le contexte.
Darwin, deux siècles plus tard, reprend le vocabulaire de la supériorité et de
l’aptitude (ou fitness) d’une façon très proche, mais détournée, en ajoutant, pour
la distinction bio-logique, un certain nombre d’éléments non négligeables. Nous
avons déjà tenté d’esquisser l’histoire de cette reprise chez Darwin 14. Nous nous
concentrons ici sur l’enjeu de la reprise historique du concept de supériorité chez
cet auteur.
Le naturaliste anglais tente de penser un cadre de compréhension de la pro-
duction de grandes distinctions à partir de petites différences 15. En effet, dans

12. T. Hobbes, Léviathan, G. Mairet (trad.), p. 285-286  : « Les humains sont continuellement en com-
pétition pour les honneurs et les dignités, ce qui n’est pas le cas de ces créatures ; par conséquent,
l’envie et la haine surgissent sur cette base parmi les humains, et finalement la guerre ; mais ce
n’est pas la même chose parmi ces créatures ».
13. T. Hobbes, Leviathan, in Opera philosophica quae latine scripsit omnia, W. Molesworth (éd.),
Londres, J. Bohn, 1841, vol. III, chap. 8, p. 54.
14. V. Legeay, « Spinoza et Darwin, un héritage véritablement conceptuel ? », Philosophiques, vol. 45,
nº 2, 2018, p. 445-459.
15. Voir G. Deleuze, cours du 11 mars 1986, en ligne : https://deleuze.cla.purdue.edu/sites/default/
files/pdf/lectures/fr/Deleuze_Lecture_19860311_Full_Transcript.pdf.
Compétence, adaptation, compétition. De Spinoza à Darwin… 135

le chapitre 3 de L’origine des espèces, il propose de considérer les distinctions


interindividuelles directement dans la structure causale des lois de la compétition :

[…] la structure de chaque être organisé se rapporte, de la façon la plus essentielle,


bien que souvent cachée, à celle de tous les autres êtres organisés, avec lesquels il entre
en compétition [competition] pour sa nourriture et son habitat, qu’il doit fuir parfois,
qu’il chasse d’autres fois 16.

L’application de cette « loi générale » à l’individu humain possède le mérite


d’établir une forme de clarté immédiate : tous les individus, y compris les humains,
aussi complexes, aussi distincts, c’est-à-dire aussi supérieurs soient-ils, doivent leur
distinction autant à eux-mêmes qu’aux autres êtres organisés, qu’ils soient humains
ou animaux. L’infinie complexité des rapports de l’individu avec la nature semble
participer à la supériorité des individus les plus aptes. Cette compétition est décrite
comme une bataille (« battle »). Darwin ajoute :

La végétation à son tour aurait une grande influence sur les insectes, […] et ainsi de suite,
en cercles toujours de plus en plus complexes [in ever-increasing circles of complexity].
Ce n’est pas que, dans la nature, les rapports soient toujours aussi simples que cela.
La lutte dans la lutte [battle within battle] doit toujours se reproduire avec des succès
différents ; […] Néanmoins, notre ignorance est si profonde et notre vanité si grande,
que nous nous étonnons quand nous apprenons l’extinction d’un être organisé ; comme
nous ne comprenons pas la cause de cette extinction, nous ne savons qu’invoquer
des cataclysmes, qui viennent désoler le monde, et inventer des lois sur la durée des
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formes vivantes 17.

Darwin marque l’absence nécessaire d’observations concernant un certain


nombre de contextes ou de cercles de circonstances agissant sur un ou plusieurs
individus, à cause de l’infinie sollicitation que la nature complexe exige d’eux. Ces
cercles circonstanciels, quoiqu’invisibles pour les observateurs-classificateurs, n’en
agissent pas moins effectivement sur les structures des individus qui en subissent
les pressions, et qui, par conséquent, se distinguent différemment en fonction de
leurs places au sein de ces cercles. Il existe une méconnaissance fondamentale,
pour un acteur dans cette compétition, du nombre de cercles de sollicitation, de
circonstances, de contextes contraignants qui l’affectent, lui-même ou les autres. Le
lien entre l’individu et la nature est parfois invisible, parce qu’un certain nombre de
cercles, exerçant des pressions sur les individus, manquent dans la représentation
de la lutte. Toute aptitude, toute fitness et partant toute compétence, donc, ne peut
être attribuée qu’en l’absence de connaissance d’un certain nombre de contextes
et de circonstances. Que ce soit à cause du nombre inachevé de dossiers fossiles,
biologiquement parlant, ou à cause du nombre de circonstances biotiques et sociales
particulières qui s’exercent sur un individu humain, bio-socialement.

16. C. Darwin, On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured
races in the struggle for life, Londres, J. Murray, 1859, p. 74 (nous traduisons et soulignons).
17. Ibid., p. 71 (nous soulignons ; traduction d’E. Barbier dans l’édition Paris, A. Costes, 1921).
136 Étude

Toute distinction biologique et sociale, toute compétence supérieure possède


une signification circonstanciée, de Hobbes à Darwin, au moins dans le sens où
cette propriété ne peut être prédiquée d’un individu ou d’un groupe d’individus
qu’en fonction d’une multiplicité de circonstances naturelles auxquelles ces indivi-
dus s’adaptent. Partant, ils créent une distinction assimilable à un certain rapport
spécifique (qu’on peut nommer adaptation) à leur environnement. Ce rapport
spécifique, néanmoins, n’est que partiellement repérable, à cause de ces cercles
circonstanciels manquants. Les notions mêmes de competency, de fitness, de struggle,
etc., sont comme grevées fondamentalement par un pouvoir de description relatif,
contexto-dépendant, et ne peuvent jamais atteindre le rang d’une description
essentielle des individus biologiques décrits. Comme Darwin le déplore, notre
ignorance est si profonde qu’elle ne nous permet jamais d’éviter l’étonnement. Les
propriétés décrites sont toujours sujettes à caution. Comment permettre que cette
nécessaire invisibilité de cercles circonstanciels devienne un élément réellement
explicatif, et non seulement déplorable, dans l’étude des distinctions individuelles ?

Les cercles manquants, de Spinoza à Cuvier


Le terme de compétence, dans les textes hobbesien et darwinien, est associé à
l’idée de compétition, qui, étymologiquement, ne possède pas nécessairement une
dimension de violence dans l’interaction, puisque competere, dans son histoire
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lexicale, ne pointe que l’aspect de la rencontre 18. Les deux auteurs la thématisent
pourtant d’une façon guerrière.
À mi-chemin entre eux, Spinoza, dans son utilisation du terme d’aptus, prend
au sérieux cette dimension non nécessairement agonistique de la rencontre entre
un individu et des circonstances, qui peut lui permettre de se démarquer sous la
forme d’une praestantia.
Le rapport d’un individu fini à la nature infiniment sollicitante trouve chez
Spinoza, dans la lettre 12 à Louis Meyer, un modèle qui renforce l’expression
darwinienne des « ever-increasing circles of complexity », d’une façon fulgurante.
Spinoza y propose une démonstration d’un type d’infini en acte, reposant sur le
rapport de cercles non concentriques. Tout rapport d’un individu aux circonstances
qui l’entourent est complexe (quoique Spinoza n’utilise que le terme « composé »),
parce qu’appuyé sur une distinction fini / infini. Le chapitre 6 de l’appendice de la
quatrième partie de l’Éthique, parmi d’autres passages, semble en donner clairement
l’indication, en soutenant que tout individu humain
[…] est une partie de la Nature entière, aux lois de qui la nature humaine doit obéir
et à qui elle est contrainte de s’adapter [accommodare cogitur] d’une infinité presque
de manières 19.

18. Voir F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 1934, s.v. « competo », p. 361, en ligne :
https://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?q=competere.
19. B. Spinoza, Éthique, C. Appuhn (éd. et trad.), Paris, Garnier, 1913, p. 569.
Compétence, adaptation, compétition. De Spinoza à Darwin… 137

Se dévoile ici une version proche, accommodée, du modèle darwinien des


cercles croissants de complexité cité dans le passage plus haut. Le chapitre 32 du
même appendice précise, ainsi, que l’adaptation 20 doit s’inscrire dans ce rapport de
décentrement non linéaire, où l’infinie causalité de la nature sollicite (souvent en
les contrariant) les individus finis qui tentent de s’y adapter ; et particulièrement,
donc, les individus humains :

Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée et infiniment surpassée par


celle des causes extérieures ; nous n’avons donc pas un pouvoir absolu d’adapter à
notre usage les choses extérieures. […] nous sommes une partie de la Nature entière
dont nous suivons l’ordre 21.

Dès lors, l’usage théorique de la notion de supériorité (praestantia) est expli-


cité en regard de la distinction qu’elle permet de reconnaître, dans le scolie de la
proposition 13 de la deuxième partie de l’Éthique :

[…] pour déterminer en quoi l’Âme humaine diffère des autres et l’emporte [praestantius
est] sur elles, il nous est nécessaire de connaître la nature de son objet, tel que nous l’avons
fait connaître, c’est-à-dire du Corps humain. Je ne peux toutefois l’expliquer ici et cela
n’est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer. Je dis cependant en général que,
plus un Corps est apte comparativement aux autres [reliquis aptius] à agir et à pâtir de
plusieurs façons à la fois, plus l’âme de ce Corps est apte [aptior] comparativement aux
autres à percevoir plusieurs choses à la fois ; et, plus les actions d’un corps dépendent
de lui seul, et moins il y a d’autres corps qui concourent avec lui dans l’action, plus
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l’âme de ce corps est apte [aptior] à connaître distinctement 22.

Ce passage s’inscrit dans une histoire philosophique à partir d’une théorie biolo-
gique transposable à la vie sociale, par l’héritage théorique de la praestantia. Surtout,
chez Spinoza, cette théorie bio-sociale est proposée en l’absence de définition d’une
nature, afin de pouvoir restituer une logique de distinction et de différenciation des
groupes individuels qui soit véritable, et non soumise aux catégories de l’imagination
(les genres généralissimes par exemple) dont Spinoza fournit la critique dans le
scolie de la proposition 40 de la deuxième partie de l’Éthique.
Chez Spinoza comme chez Darwin, un référentiel infiniment contraignant
oblige les individus à s’accommoder et s’adapter. Toutefois, au prisme de cette ligne
historique, nous pouvons comprendre cette contrainte, chez Spinoza, comme un
contexte contraignant permettant à des individus de se distinguer suffisamment
pour « l’emporter ». Ainsi, la praestantia n’est en rien une prestance ou dignité,

20. Adaptare chez Spinoza signifie la conformation intentionnelle d’un objet à des fins qui lui sont
extérieures. C’est plutôt l’accommodatio, donc, qui aurait chez lui un sens équivalent à celui
d’adaptation que nous utilisons. Voir sur ce point A. Suhamy, « Les accommodements raisonnables
de Spinoza », in L’essence plastique. Aptitudes et accommodements chez Spinoza, V. Legeay (dir.),
Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018, p. 93-107.
21. B. Spinoza, Éthique, p. 583-584.
22. Ibid., p. 150.
138 Étude

catégories morales du jugement socialement calquées sur des hiérarchies contin-


gentes du corps politique existant. Le concept de praestantia est tout à fait ordonné
aux exigences physiques nées du problème de l’aptitude, à la croisée affective d’un
concours singulièrement individuel et aléatoirement circonstanciel, du point de
vue des acteurs concernés par la compétition. Spinoza en fait un usage, à la suite
de Hobbes, détourné et transposé.
Avant Darwin donc, il existe une structure théorique spinoziste concernant
la classification naturelle et sociale, fondée sur l’accommodement. Les individus
ne peuvent être dits aptes, capables, compétents, qu’en fonction des circonstances
exigeantes qui les obligent à cet accommodement. À rebours de Darwin néanmoins,
cette unité de mesure est fournie par l’aptus en tant que ce caractère définit un
état des choses simultané. Le fait d’« être apte » fixe dans l’individualité, si l’on peut
dire, le référentiel de discrimination des différences biologiques, populationnelles,
sociales, sans supprimer l’histoire de ses incommensurabilités avec les circonstances
extérieures.
Sur ce point précis donc, Spinoza configure peut-être son analyse d’une façon
semblable à celle dont Tournefort et Linné comprendront la classification systé-
matique, par opposition à Jussieu et Adanson 23.
Or, ce que Spinoza appelle un accommodement infini des individus dans la
nature oblige le classificateur à tenir compte de l’ensemble des cercles absents (au
sens où l’observateur les ignore nécessairement) qui agissent sur ces populations.
Il s’agit d’un exemple très frappant de la viabilité du modèle du cercle, incluant
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cette logique simultanée des référentiels de pression-expression, de Spinoza à
Darwin, chez Cuvier, dans son Histoire naturelle des poissons, chapitre 10. Le pas-
sage ci-dessous fait un lien explicite entre, 1) l’absence de linéarité qui permettrait
d’établir des hiérarchies, 2) l’adaptation des individus face à des circonstances non
numérables et 3) le modèle du cercle lui-même.

Que l’on n’imagine donc point que, parce que nous placerons un genre ou une famille
avant une autre, nous les considérerons précisément comme plus parfaits, comme
supérieurs à cette autre dans le système des êtres. Celui-là seulement pourrait avoir
cette prétention, qui poursuivrait le projet chimérique de ranger les êtres sur une
seule ligne, et c’est un projet auquel nous avons depuis longtemps renoncé. Plus nous
avons fait de progrès dans l’étude de la nature, […] plus nous avons reconnu qu’il est
nécessaire de considérer chaque être, chaque groupe d’êtres en lui-même, et dans le
rôle qu’il joue par ses propriétés et son organisation, de ne faire abstraction d’aucun
de ses rapports, d’aucun des liens qui le rattachent soit aux êtres les plus voisins, soit à

23. Voir ce qu’en dit M. Foucault dans Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, chap. 5, section IV.
Il est intéressant de lire que Bayle, dans un article sur Spinoza, affirme que ce dernier est un « athée
de système, et d’une méthode toute nouvelle » (P. Bayle, « Spinoza », in Dictionnaire historique
et critique, Paris, Desoer, 1820-1824, t. XIII, p. 416 ; nous soulignons). Nous avons entrepris de
montrer comment un héritage théorique de Spinoza vers les naturalismes du XVIIIe siècle pouvait
être éclairé, nous nous permettons d’y renvoyer : « Méthode ou système chez Spinoza ? », Philon-
sorbonne, nº 13, 2019, p. 57-74, en ligne : https://journals.openedition.org/philonsorbonne/1125.
Compétence, adaptation, compétition. De Spinoza à Darwin… 139

ceux qui en sont plus éloignés. […] Nos méthodes systématiques n’envisagent que les
rapports les plus prochains ; elles ne veulent placer un être qu’entre deux autres, et elles
se trouvent sans cesse en défaut : la véritable méthode voit chaque être au milieu de tous
les autres ; elle montre toutes les irradiations par lesquelles il s’enchaîne plus ou moins
étroitement dans cet immense réseau qui constitue la nature organisée ; […] mais dix
et vingt rayons souvent ne suffiraient pas pour exprimer ces innombrables rapports 24.

Le lien entre les propriétés d’un individu, ou groupe d’individus, d’une part, et
l’infinité sans nombre des circonstances, d’autre part, permet de considérer le milieu
comme facteur de regroupement et de cladistique adéquate. Toute distinction,
qu’elle soit biologique ou sociale, s’établit sur un fond, une trame positivement
infinie des relations interindividuelles. Les propriétés d’un individu ou d’un
groupe d’individus sont toujours le résultat d’une distinction qui ne se déclare
qu’historiquement, dans l’existence continue des effets contextuels 25. Nous dirons
donc qu’il ne peut pas ne pas exister, dans les classements biologiques, sociaux, ou
bio-sociaux, un certain nombre de cercles contextuels agissants, que nous sommes
en incapacité de décrire. Ce “trou” dans l’observation des éléments contextuels
agissant en acte sur une aptitude rend donc caduque toute essentialisation des
propriétés attribuées aux individus observés. Ce rapport entre aptitude, propriété,
et propre, possède le sens d’une attribution coextensive, mais non essentielle, chez
Spinoza, qui lui vient d’une logique porphyrienne 26.
Ce modèle de transposition permet de préciser un élément fondamental de
toute théorie du classement. L’histoire individuelle d’un comportement se réalise
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toujours dans cet espace de doute que laisse la nature des corps observés et qu’offre
le type de référence vis-à-vis des circonstances que ces individus entretiennent.
C’est cela qui crée la distinction d’un individu ou groupe d’individus singuliers.
Mais alors, la compétence, en tant qu’elle est censée décrire les individus dans
un repère fixe, fini et centré, pourrait être seulement, par opposition à l’aptitude,
un type simple de propriété, à savoir ce qui ne décrit rien d’essentiel concernant
les individus, au sens où Spinoza la comprend dans le Traité de la réforme de
l’entendement :

Pour qu’une définition soit dite parfaite elle devra exprimer l’essence intime de la chose
et nous prendrons garde qu’à la place de cette essence, nous ne mettions certaines
propriétés de la chose. Pour éclaircir cela, à défaut d’autres exemples que j’écarte pour
n’avoir pas l’air de vouloir mettre en lumière les erreurs des autres, je prendrai seulement
l’exemple d’une chose très abstraite que l’on peut, sans que cela fasse de différence,

24. G. Cuvier, M. Valenciennes, Histoire naturelle des poissons, Paris, F.-G. Levrault, 1828, t. I, livre II,
chap. 10, p. 568-569.
25. Voir à ce sujet, continuant l’image des cercles contextuels, le scolie de la proposition 8 de la
deuxième partie de l’Éthique. Toute distinction y est comprise comme l’existence d’un rapport
logique, essentiel, entre plusieurs éléments.
26. Nous nous permettons de renvoyer à notre étude : « Une histoire technique de l’aptus », in “Être
apte” chez Spinoza. Histoire et significations, Paris, Classiques Garnier (Les Anciens et les Modernes),
2020, p. 67-130.
140 Étude

définir d’une manière quelconque, à savoir le cercle : si on le définit une figure où les
lignes menées du centre à la circonférence sont égales, il n’est personne qui ne voie
que cette définition n’exprime pas du tout l’essence du cercle, mais seulement une de
ses propriétés 27.

Toute description qui pointe statiquement les liens entre une chose et son
contexte est vouée à être superficielle. Tout référentiel fini, pointant l’adaptation
possible d’un contexte aux enfants, substantialise des propriétés d’adaptation
sous la forme d’une fausse logique décrite dans le scolie de la proposition 40 de
l’Éthique. Nous pensons que c’est ainsi que fonctionne le terme de compétence
dans le référentiel mentionné en introduction.
Or, avant d’en tirer toutes les conséquences, pointons que, face à ce type de
propriété, Spinoza propose un type de définition génétique, permettant de com-
prendre le cercle à partir du mouvement d’un segment dont une extrémité serait
fixe et l’autre mobile. L’aptitude, censée décrire la façon dont un individu est apte
à être affecté par plusieurs choses simultanément, peut ainsi être rapprochée de
cette idée que le même individu est en rapport avec son milieu (lui-même tissé
de plusieurs cercles contextuels) d’une façon sans cesse renouvelée, dynamique,
et fondée sur une absence de commensurabilité entre un segment et le cercle
entier. L’aptitude signale donc cette nécessité d’adaptation, d’accommodement
de la part des individus, et non un accommodement de l’environnement à ces
individus. Que l’observation ne parvienne à pointer alors l’essence intime de chaque
chose n’est jamais déplorable, pour peu que l’observateur ou l’observatrice soient
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conscients du nombre infini de ces cercles contextuels. Ces derniers expliquent
les distinctions ex-pressives des individus ou populations, qui ne peuvent donc
jamais s’épuiser entièrement dans un milieu fini (comme par exemple le seul
milieu scolaire). Car ces aptitudes traversent l’ensemble des sphères de la vie des
enfants (biologico-familiales, de socialisation secondaire physique et numérique,
de groupes de pairs, etc.).

Conséquences possibles pour la philosophie de l’éducation


Situer le type de propriété qu’est la compétence des individus dans la compétition,
donc dans l’adaptation, nous semble réaliste, pour peu que leur sens soit précisé 28.
La tentative de considérer les actions des individus humains comme si elles étaient
géométriques, chère à Spinoza, pourrait avoir un certain nombre de conséquences
en philosophie de l’éducation, non seulement dans la mise en évidence des rapports
théoriques profonds entre deux points de vue disciplinaires que sont la biologie et

27. B. Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, C. Appuhn (éd. et trad.), Paris, Garnier, 1907,
§ 95, p. 269-270.
28. Voir V. Legeay, L. Frouillou, « Aptitudes et compétences : adaptation ou conservation scolaire ? »,
Skholè, 11 janvier 2020.
Compétence, adaptation, compétition. De Spinoza à Darwin… 141

la philosophie de l’éducation, mais aussi dans la clarification d’enjeux communs


matérialisés dans la situation d’observation.
D’abord, commençons par affirmer que, quoique nous soyons tout à fait en accord
sur la critique du néolibéralisme qu’elle instruit, nous ne partageons pas les analyses de
Barbara Stiegler lorsqu’elle propose de considérer que la pensée qui lie la biologie à des
conclusions sur les populations politiques est uniquement celle du néolibéralisme 29.
Nous l’avons vu plus haut, la réflexion philosophique politique, et notamment celle
qui lie biologie et éducation civile, depuis l’âge moderne, a cultivé une compréhension
mixte, mêlant description biologique et théorie de la distinction interspécifique,
intraspécifique, extrapolitique et intrapolitique. Il nous semble plus intéressant, pré-
cisément, d’investiguer dans ces théories biopolitiques elles-mêmes, afin d’envisager
comment un modèle de projection sur l’univers politico-éducatif désarme par avance
toute compréhension de la compétence comme catégorie adéquate. Notre « ennemi
théorique » est donc le même, à savoir la pensée qui naturalise, essentialise et fétichise
l’état naturel, darwinien et / ou spencerien, dans la société actuelle ; mais nous pensons
qu’il est nécessaire d’étudier toute théorie transdisciplinaire essayant de comprendre
comment, de l’intérieur d’un environnement contrariant, dans la compétition par
exemple, un certain nombre de propriétés individuelles sont impossibles à réduire
à une simple compétence, ou à une simple adaptation des individus au sens d’une
passivité complète et entière vis-à-vis de la situation.
Le concept d’accommodement, tel que Spinoza le propose, permet d’identifier
une manière simultanément active, passive, multiplement référençable, productrice
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de notions communes et impossible à essentialiser dans un groupe particulier,
d’exprimer les types de contraintes créées par différents environnements également
sollicitants pour des individus. Elle doit pousser à réfléchir sur les injonctions
(flexibilité, mobilité, etc.) à l’adaptation comprises dans un sens réduit, peu repré-
sentatives des conditions bio-sociologiques actuelles.
Cette réflexion poursuit celle de plusieurs autres chercheurs et chercheuses en
philosophie contemporaine de l’éducation luttant pour un élargissement des prin-
cipes d’observation. Il nous semble que si l’école est bien l’instance historiquement
conçue comme le laboratoire d’adaptation des compétences des individus humains,
elle n’en reste pas moins un seul cercle contextuel d’adaptation, et qui probablement
n’est plus le principal. En ce sens, l’analyse critique spinoziste permet de tisser un
lien entre les compréhensions écosystémiques et adaptationnistes de la biologie et
les catégories du jugement scolaire. La multiplication des cercles de référence pour
les individus oblitère pour eux tout rapport exclusif à un seul champ. Il existe pour
les élèves contemporains une multiplicité accrue des exigences d’accommodement
face à divers types de règles, familiales, scolaires, amicales, physiques et / ou numé-
riques, poussant à la diversification des modes de présentation de soi. Un même
élève peut être affecté passivement par un contexte, et activement par un autre,
sans que l’observateur institutionnel le voie. Nous pouvons en prendre un exemple.

29. B. Stiegler, “Il faut s’adapter”. Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard (NRF), 2019.
142 Étude

Un jour, en visite dans une classe de CM1, nous constatons qu’une future insti-
tutrice ancre dans une pédagogie un peu trop formaliste la notion de périmètre
en ne contextualisant pas la notion comme « chemin à parcourir ». Notion facile
à comprendre en regardant par la fenêtre et en décrivant aux enfants le tracé des
lignes de terrain de sport, qui constituerait un préambule cognitif pragmatique.
Il s’agit alors de faire comprendre à l’enseignante que deux environnements
peuvent expliquer, sur le même objet qu’est le périmètre, deux expressions du
comportement totalement différentes. Ainsi, nous proposons à l’institutrice, dans
une démarche de care (nous restons assis, précisons qu’elle connaît son métier
beaucoup mieux que nous-même, et qu’il s’agit d’une discussion sans enjeu de
carrière car sa classe était excellente), de déambuler dans la classe, regarder par la
fenêtre, pour peut-être trouver ce préambule. Elle nous désigne le terrain de basket,
dehors, dans la cour. Nous lui demandons de nous dire lesquels des élèves selon
elle sont les plus actifs sur ce terrain. Elle nous donne alors les noms des élèves
qui étaient les plus passifs en classe, concernant cette leçon sur le périmètre ! Un
même objet, en fonction du contexte, peut donc engager deux rapports perceptifs
exactement contraires : les élèves les plus actifs sur le rectangle de sport étaient les
plus passifs par rapport au rectangle mathématisé.
Or ce travail de concertation avec l’enseignante s’est fait en dehors de tout
postulat sur le niveau attendu, qui préexiste comme « compétence ». Mais, résultat
immédiat, nous avons déduit, ensemble, que l’institutrice n’avait peut-être pas
fréquenté le terrain de basket lorsqu’elle était elle-même scolarisée, parce que c’est
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un mode d’appropriation genré, reproduisant une transmission de compétence et
non d’aptitude, par un biais affectif de départ. Il existe donc un genre de connais-
sance, lié à l’observation partielle, donc partiale, du milieu scolaire, qui peut être
manquant, alors que les compétences d’enseignement, pour cette enseignante
fonctionnaire stagiaire (EFS), sont quasi totalement maîtrisées. Sa passivité, jeune,
vis-à-vis du rectangle de sport a pu, paradoxalement, mener à une forte activité
vis-à-vis du rectangle théorique. Elle sera d’ailleurs titularisée sans problème par
la suite. Toute logique d’évaluation des compétences, y compris pour nous-même,
subit donc cette sous-détermination contextuelle liée à l’observation.
Nous voyons ici le rôle d’une conception de l’aptitude comme simultanéité
des cerles circonstanciels : selon le type de référence utilisée, le périmètre peut être
assimilé à une sous-catégorie des polygones, lors de la leçon en classe, alors que la
simple contrainte du jeu sportif, de la marche autour du terrain de basket, permettait
à ces enfants en situation d’activité sur le terrain, mais de passivité dans la classe,
de dégager une propriété commune à ce rectangle, engageant deux rapports au
savoir totalement différents.
Les déterminations institutionnelles peuvent aller dans le sens d’une mise en
variation de l’individu qui déclenche un processus cognitif pluriel, ou d’une déter-
mination qui isole l’individu de la connaissance requise, parce qu’elle a un fort coût
d’entrée. Nous retrouvons donc le modèle de distinction hobbesien. La catégorie de
jugement scolaire utilisée n’est plus le simple discernement exercé par les individus,
mais leurs compétences fonctionnelles, car l’observateur possède déjà la grille des
Compétence, adaptation, compétition. De Spinoza à Darwin… 143

compétences à observer. La compétence dit son nom : elle est ce qui est atteignable
pour un certain nombre d’individus dans une population donnée, précisément parce
qu’ils ont développé une disposition sociale à obtenir cette compétence, que ce soit
les élèves, l’EFS, ou les professeurs de l’INSPE. Ce n’est pas l’aptitude (contextuelle,
affective) qui est demandée, mais son résultat, la compétence. C’est donc un modèle
de classement très particulier, plus ambivalent même, par sa dimension adapatative,
que celui proposé par les premières conceptions philosophiques et biologiques des
classements bio-sociaux. De ce point de vue, nous dirons que la compétence table
sur des natures, des comportements essentiels, atteignables hors des conditions
contextuelles qui rendent ces comportements possibles ou impossibles.
Cette précision nous semble nécessaire étant donné la place prise par ces
nouveaux cercles contextuels invisibles ou ensembles circonstanciels constitués par
les réseaux sociaux et les réseaux de socialisation informatiques et numériques. La
distribution des rôles sociaux y est suffisamment renouvelée pour qu’un nouveau
genre de théorie interactionniste, à la suite d’Howard Becker et d’Erving Goffman,
puisse rencontrer une nouvelle forme de structuralisme. Il nous semble que les
travaux de Bernard Lahire, en France, pourraient être complétés par cette approche.
Dans Culture écrite et inégalités scolaires, la focalisation des types de pressions
agissant sur des élèves, en fonction des milieux d’observation différents, montre
à quel point il existe une continuité complexe entre les logiques de compétence
comme compétition scolaire et l’adaptation comme aptitude à être affecté par
divers contextes, parfois passivement, parfois activement, mais quoi qu’il en soit
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dans une mise en variation permanente des individus 30.
De ce point de vue, la compétence se réduit à une propriété de généralisation
inadéquate, incapable de restituer le caractère simultané des oppositions de contrainte
entre une infinité de cercles circonstanciels. Elle ne rejoint pas le type de propriétés
que Spinoza appelait le fait d’« être apte », permettant d’associer l’ensemble des
perceptions passives et actives expérimentées, sans que cette propriété ne puisse
désigner autre chose que l’expression de ces multiples sphères contextuelles imposant
différentes formes d’accommodements.
Pierre Bourdieu, dans La distinction, établissait un partage entre « [l]’opération
intellectuelle impliquant la référence consciente à des indices explicites » et « “le
jugement d’attribution” pratique » 31, distincts parce que la première accomplit une
rupture épistémique vis-à-vis du second. Cette rupture pourrait être comprise, à
la suite de Spinoza, comme un doute systématique sur les catégories du jugement
scolaire parce qu’il n’existe pas de nature objective, dans un classement, sans une
référence choisie, qui ignore nécessairement un certain nombre de contextes invi-
sibles ; sorte de théorème sociologique d’incomplétude. Les opérations intellectuelles
de distinction ne peuvent être comprises en soi, mais toujours relativement à une

30. B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’“échec scolaire” à l’école primaire,
Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1993, voir p. 59 par exemple.
31. P. Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 550-551.
144 Étude

infinité de pressions obligeant les individus concernés à être simultanément passifs


et actifs dans les signes de distinctions.
La notion d’adaptation trouvée plus haut dans le référentiel des compétences est
donc ambivalente. Elle pourrait signaler cet accommodement de l’élève à la variation
contextuelle, dont l’école est censée être comme une forme réduite : multiplication
des sollicitations, environnement le plus mixte possible, etc. Mais elle peut signaler
également la part de conservation des manières de faire différenciées, modularité
des élèves qui « s’adaptent » à la façon dont ils et elles expriment déjà les contextes
qui les contraignent, grâce à différents capitaux symboliques ou économiques.
La notion de rapport au savoir, popularisée par la sociologie contemporaine 32,
peut également profiter de ce type d’analyses des genres de connaissance. Dans le
cas du rapport au rectangle, matérialisé soit par un terrain de basket, soit par la
forme d’un rectangle tracée sur un tableau, pour un même élève, potentiellement en
situation d’“échec scolaire”, ce sont deux rapports à son propre référentiel cognitif
qui sont en jeu. En effet, dans le cas d’un jeu de variation de mouvements à l’inté-
rieur de ce rectangle, c’est une connaissance plutôt imaginative, par variation des
rapports physiques et mentaux autour de ce terrain, qui prévaut : la représentation
du terrain est construite à partir de la suite d’images issue des déplacements autour
de lui. Dans le cas d’un rectangle tracé au tableau, cette connaissance imaginative
ne “colle” pas à la compréhension d’un polygone particulier dont « les deux paires
de côtés qui se font face sont de la même longueur ».
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Conclusion
Mais alors, pour l’institutrice, « adapter » le savoir à ce type d’élève, qu’est-ce que cela
peut vouloir dire ? Il s’agit, peut-être, de formuler une notion commune permettant
de passer de l’un à l’autre, d’une connaissance de type imaginatif à un second
genre de connaissance ; en proposant par exemple de considérer : « Imaginez que
vous êtes sur un terrain de basket. La ligne de fond est de la même longueur pour
chaque équipe, non ? Qu’en déduisez-vous de la forme de ce terrain ? ». La notion
commune, d’un point de vue spinoziste, ne redresse pas l’« erreur » que serait
l’image première, pas tout à fait géométrique, issue du jeu sportif. Elle reconfigure
cette image vers une idée de type mathématique. Ainsi, la prise en compte, pour
l’observatrice qu’est l’enseignante, des référentiels propres aux enfants, souvent
invisibles et extrêmement nombreux, permet certaines passerelles cognitives.
L’épistémologie du rapport au savoir est nécessairement une déconstruction
des représentations tronquées des enseignants et enseignantes, mais également une
reconstruction : on ne comprend pas vraiment comment fonctionnent les enfants
si on ne les voit que dans le milieu scolaire. L’approche par compétences fabrique

32. Voir par exemple la notice de cette notion dans Les 100 mots de l’éducation, A. Van Zanten,
P. Rayou (dir.), Paris, Presses universitaires de France, 2011.
Compétence, adaptation, compétition. De Spinoza à Darwin… 145

ainsi des idées mutilées, dirait Spinoza, chez les enseignants et enseignantes dans
leur observation des enfants. L’enfant qui n’est pas compétent pour le calcul du
périmètre d’un cercle, par exemple, n’en reste pas moins apte à savoir gonfler un
ballon (acte génétique de rétablissement de l’équidistance des parois vis-à-vis du
centre de la balle), ou à maîtriser l’espace d’un shoot à trois points au basket. La
compétence concerne, chaque fois, un seul cercle de circonstances, là où l’aptitude
est une notion qui, après Spinoza, tendrait à en unifier plusieurs.
À l’aune de l’histoire philosophique que nous venons de retracer, nous pouvons
commencer à établir un horizon clair de redéfinition d’une théorie de l’observation 33
en rapport avec la notion de compétence, en tant qu’elle est devenue la catégorie
fondamentale de liaison entre un univers de compétition et les déterminations
affectives issues des adaptations individuelles et de groupe.

Vincent Legeay
Lettres, Idées, Savoirs (LIS, EA 4395)
INSPÉ – Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne
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33. Pour une théorie spinoziste de l’observation fondée sur l’ignorance des contextes de pression, on
lira le célèbre passage du ver dans le sang dans la lettre à Oldenburg, du 20 novembre 1665, dite
« Lettre 32 ».

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