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La croissance, une addiction ?

Isabelle Cassiers
Dans Revue Projet 2018/1 (N° 362), pages 20 à 25
Éditions C.E.R.A.S
ISSN 0033-0884
DOI 10.3917/pro.362.0020
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COMMENT MESURER LE BIEN VIVRE ?

La croissance,
une addiction ?
Isabelle Cassiers est professeure d’économie à l’Université catholique
de Louvain et chercheuse qualifiée du Fonds national (belge) de la
recherche scientifique. Elle a notamment dirigé « Vers une société
post-croissance : intégrer les défis écologiques, économiques et
sociaux » (avec Kevin Maréchal et Dominique Méda, L’Aube, 2017).

Les mises en garde semblent impuissantes à


remettre en cause l’« objectif croissance » fixé
après-guerre. Car notre addiction, individuelle et
collective, est tenace. Mais une addiction, cela se
soigne. Pour certains, la détox a déjà commencé.
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«
Il sera bientôt trop tard pour dévier de notre trajectoire
vouée à l’échec, car le temps presse ». Cette « Mise en garde
des scientifiques à l’humanité : deuxième avertissement »,
récemment signée par plus de 15 000 scientifiques 1,
nous convaincra-t-elle enfin de ralentir notre course et de revoir
notre trajectoire ? Pourquoi avons-nous tant de mal à le faire ? Qui
parviendra à réorienter l’humanité ?
Aujourd’hui, deux discours se côtoient quotidiennement et laissent
bien des citoyens déroutés, tiraillés entre des informations qu’ils ne
peuvent réconcilier. D’un côté, l’urgence d’un changement de cap est
de plus en plus avérée, documentée et commentée par les médias. De
l’autre, ces mêmes médias nous enjoignent sans relâche d’accélérer
le rythme sur une trajectoire inchangée, étant eux-mêmes devenus

1. BioScience, 13 novembre 2017, relayé en français par Le Monde à la même date.

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Bref historique de « l’objectif croissance »
Nos sociétés contemporaines portent encore profondément la marque des pactes sociaux
conclus après la Seconde Guerre mondiale. En divers pays d’Europe, patronat et syndicats
s’accordèrent sur un objectif commun de croissance économique, mesurée à l’aide de comp-
tabilités nationales nouvellement conçues. Celles-ci se focalisèrent sur l’activité marchande,
dont on attendait la résorption du chômage, dramatiquement élevé durant la dépression des
années 1930, et l’amélioration des conditions de vie matérielles. L’affirmation, au sein du « bloc
de l’Ouest », de l’hégémonie des États-Unis, radicalement opposés au communisme du « bloc de
l’Est », contribua à valoriser le marché, l’individu, l’initiative privée et la consommation de masse,
fût-ce au prix d’un gaspillage de ressources dont personne ne semblait encore s’inquiéter. En
l’espace d’une génération, les Trente Glorieuses (1945-1975) transformèrent profondément
les conditions de vie et la mentalité de millions d’Européens (sans parler des conséquences
d’une telle évolution sur le reste du monde). Tandis que les différentes phases antérieures du
capitalisme, allant du XVIe au milieu du XXe siècle, avaient réservé à une minorité bourgeoise
l’ambition et la possibilité d’accumuler du capital et des biens, tel semblait désormais l’hori-
zon promis à chacun, tout au moins dans le monde « libre » et dans les pays « développés ».
Une première vague d’alertes fut lancée au début des années 1970, dénonçant l’impossibi-
lité écologique d’une croissance infinie dans un monde fini, le pillage du tiers-monde et la
vacuité d’un modèle matérialiste incapable de répondre aux aspirations humaines les plus
profondes. Toutefois, les chocs pétroliers et la sévère crise structurelle des années suivantes
ramenèrent toute l’attention des pouvoirs publics sur la croissance économique, vue comme
l’incontournable solution aux déficits tant publics qu’extérieurs, au chômage et à l’endette-
ment. De fil en aiguille, la crise affaiblit les travailleurs, transforma les rapports de pouvoir, fit
sauter les verrous qui limitaient les mouvements de capitaux, réduisit la capacité d’action des
États-nations et permit le plein déploiement, en fin de siècle, de la globalisation financière. On
pourrait s’étonner que les mouvements syndicaux aient maintenu un discours pro-croissance
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tandis que les statistiques révélaient, année après année, un partage du revenu national de
plus en plus défavorable au travail, ou de plus en plus concentré au sommet de l’échelle sala-
riale : comme beaucoup d’autres acteurs, ils étaient captifs d’une logique systémique, d’une
cage dorée dont on avait perdu la clé… La crise financière de 2008 et la preuve scientifique
d’un réchauffement climatique aux conséquences potentiellement irréversibles initièrent une
nouvelle vague d’alertes sur l’insoutenabilité de notre trajectoire. -IC

captifs : autrefois indépendants, leur survie repose aujourd’hui sur


la publicité. Pour que la page gauche du journal puisse informer le
lecteur de l’étendue des atteintes à la biodiversité, il faut que la page
de droite vende du rêve, suscite un désir qui rendra ce même lec-
teur partiellement responsable de cette perte de biodiversité, du fait
d’un voyage en avion, de l’acquisition d’une voiture plus puissante et
d’innombrables objets qui, en définitive, ne le rendront guère plus
heureux.

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LES RESSORTS D’UNE ADDICTION COLLECTIVE
L’addiction commence dès l’école maternelle, par l’effet de mode
que créent les marques et le besoin de comparaison sociale. Résister
à la pression cumulée des camarades de classe, de la publicité et
des stratégies de vente des grandes surfaces demande un courage
et une lucidité que bien des familles ne peuvent développer. Les
enseignants les plus vigilants dénoncent la démission des parents :
sans leur soutien, comment remonter le courant ? Dans ces condi-
tions, encourager les enfants à une consommation sobre et réfléchie,
c’est endosser le rôle ingrat du trouble-fête, que seuls les plus ingé-
nieux parviennent à rendre attractif. De manière plus subtile, les
projets scolaires eux-mêmes sont pour la plupart imprégnés d’une
glorification de la performance individuelle, de la compétition, du
paraître plus que de l’être. Parmi les élèves qui poursuivront des
études supérieures, ceux qui aboutiront dans les écoles et facultés
d’économie ou de gestion apprendront que l’humain est par nature
égoïste, cherche essentiellement à maximiser sa satisfaction lorsqu’il
est consommateur, son salaire lorsqu’il est travailleur, son rendement
lorsqu’il est épargnant et son profit lorsqu’il dirige une entreprise. Au
mieux, quelques nuances éthiques ou écologiques seront présentées
dans l’un ou l’autre cours facultatif.
La vie adulte continue à creuser le sillon d’une aliénation de l’individu
à la croissance économique : hausse salariale comme reconnaissance
de la valeur du travailleur ou témoignage d’une promotion ; position-
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nement social par la taille et le prix d’une voiture ; signe de succès
d’une entreprise par la croissance de son chiffre d’affaires… S’il en
est ainsi, qui n’avance pas recule, qui ne croît pas finit par disparaître
sous la pression d’une implacable concurrence, désespérément avivée
par la globalisation.
L’addiction à la croissance dépasse largement l’individu : elle affecte
aussi les institutions et les collectivités. Pour les États, presque tous
affublés d’une lourde dette héritée des crises structurelles passées,
la croissance des revenus (donc de l’assiette fiscale) est un objectif
difficilement discutable. Sans croissance, comment financer les retraites
d’une population vieillissante ? Sachant que les pensions publiques sont
menacées, les entreprises et les salariés sont incités à constituer des
régimes de retraite complémentaires. Les fonds de pension privés et
les contrats d’assurance vie, qui ont pris une extension considérable au
cours des dernières décennies, se concurrencent par la promesse d’un

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rendement maximal, ce qui requiert encore une logique de croissance.
Rares sont les bénéficiaires de ces fonds qui ont l’idée ou l’énergie
d’examiner comment le capital qui est censé préparer la tranquillité
de leurs vieux jours est aujourd’hui placé, à quelles conditions éthiques
et écologiques il leur offre un bon rendement et quel monde à venir il
contribue, de facto, à créer.
On entend souvent dire : « C’est aux politiques de changer la donne,
l’individu est impuissant. » Mais les politiciens sont eux-mêmes soumis
au jeu de séduction que requièrent les échéances électorales. La
montée des populismes témoigne du succès de discours qui mobilisent
des frilosités de court terme, plutôt que des réflexions sur la viabilité
de long terme de nos sociétés. La démocratie représentative semble
elle-même en crise, dans un monde où l’image a pris plus de poids
que l’analyse, où les alertes des scientifiques sont affaiblies par la
diffusion de contre-études mensongères, où les lobbies industriels
peuvent faire basculer les décisions publiques en faveur du profit
des entreprises privées.
L’étau se resserre encore à l’échelle internationale. Les États-Unis
déclinants et la Chine montante rivalisent pour la première place
au sein de l’économie mondiale. Devenir une force dominante
dans la politique et sur les marchés
Devenir une force dominante internationaux passe par la croissance
dans la politique et sur les économique nationale. La puissance
militaire, le contrôle des ressources
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marchés internationaux
(eau, pétrole, gaz…), le rachat de terres,
passe par la croissance la construction d’une « nouvelle route
économique nationale. de la soie » et l’excellence technologique
requièrent des moyens financiers
considérables, qui s’obtiennent aujourd’hui par l’extension continue
des activités marchandes. À cet égard, ni l’Europe, ni l’Inde, ni la
Russie, ni aucune des grandes puissances n’entend se laisser distancer.
Enfin, comment imaginer que les pays les plus pauvres, confrontés à
d’immenses besoins matériels, renoncent à la croissance ? Qui oserait
le leur demander, dans un monde qui court vers l’opulence ?

OUVRIR DES BRÈCHES DANS LE SYSTÈME


Les addictions se soignent. Les sociétés saines offrent aux toxicomanes
des cures de réhabilitation. Mais que dire d’une société en proie à

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l’addiction ? Alors les rôles s’inversent, et il revient à certains de ses
membres d’ouvrir des brèches dans le système, d’agir comme les
bûcherons d’autrefois, qui plaçaient des coins dans les interstices des
troncs, en vue d’obtenir avec un moindre effort une fente intégrale.
N’est-ce pas ce rôle, modeste et potentiellement puissant, que tiennent
aujourd’hui les divers « acteurs de la transition » ?
Au niveau individuel, il s’est toujours trouvé des artistes, des poètes
pour célébrer le cœur de la vie et dénoncer les travers des sociétés.
Leurs rangs sont aujourd’hui rejoints par de nombreux citoyens qui
ont pris conscience de l’absurdité de la trajectoire collective et veulent
s’en démarquer, à leur échelle, par une alimentation bio, un régime
végétarien, une consommation réfléchie, l’abandon de la voiture privée,
la simplicité volontaire, la pratique du « zéro déchet ». Des collectifs
se sont formés dans les quartiers et les communautés locales, mettant
en place des groupements d’achats responsables et solidaires (Amap,
coopératives alimentaires…), des monnaies locales, des potagers
urbains, des repair cafés. Des entreprises sociales et solidaires se
démarquent de la logique dominante en promouvant d’autres buts
que le profit. De nouveaux modes d’activité explorent le recyclage
intégral plutôt que le gaspillage (économie circulaire), le partage
plutôt que la concurrence (économie collaborative), la durabilité
plutôt que l’obsolescence programmée (économie de la fonctionnalité).
Encouragées par l’avant-garde de leurs habitants et menées par des
maires audacieux, certaines petites villes, comme Totnes au Royaume-
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Uni ou Ungersheim en France (Haut-Rhin) expérimentent une nouvelle
logique urbaine, à la hauteur des défis écologiques et sociaux.
Ces démarches personnelles, communautaires ou locales
parviendront-elles à monter en généralité, à gagner le niveau national
ou international ? Il est une toute petite nation qui se singularise par
son refus d’une logique de croissance et qui prétend poursuivre le
« bonheur national brut » plutôt que le « produit national brut » :
le Bhoutan. Jamais colonisée, ignorée par les appétits capitalistes,
isolée du monde jusqu’à la fin du XXe siècle, elle a maintenu intactes
ses traditions et ses valeurs bouddhistes. Celles-ci ont inspiré son
indicateur de bonheur national brut, établi il y a une dizaine d’années
pour accompagner l’instauration d’une démocratie parlementaire
et l’ouverture extérieure progressive. En 2013, à l’appel des Nations
unies, qui préparaient les objectifs du développement durable
(ODD), le Bhoutan a remis un rapport intitulé : « Le bonheur : vers

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un nouveau paradigme de développement »2. Si la radicalité de ce
rapport est absente des ODD finalement adoptés, on peut apprécier
le souffle qu’elle a apporté au débat international.
De toutes ces expériences se dégagent des traits communs, au-delà
des motivations écologiques et sociales qui les fondent. Le premier
est une désaliénation : les acteurs, individuels ou collectifs, se
réapproprient leur destin. Ils prennent le temps de se poser les
questions essentielles des finalités
Un plus grand bien-être de leur action et du sens de leur vie.
peut s’accommoder d’une Ils (re)découvrent que ce dernier est
étranger à l’accumulation de biens.
réduction de revenu, grâce au
En sortant d’une logique de croissance
déploiement des liens sociaux économique, ils expérimentent
et du partage. qu’un plus grand bien- être peut
s’accommoder d’une réduction de
revenu, grâce au déploiement des liens sociaux et du partage. Ils
prouvent que la décroissance peut, sous certaines conditions, être
heureuse.
Un deuxième trait que certaines de ces expériences partagent est
l’importance de la démarche participative, de l’engagement de
chacun dans la construction du vivre ensemble. Ici se réinvente ce
que cinq siècles de capitalisme ont souvent détruit : le commun. C’est
la célébration de telles valeurs qui explique sans doute le succès de
films comme Demain, Qu’est-ce qu’on attend ou En quête de sens3,
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qui redonnent espoir au spectateur et l’incitent à placer à son tour
un modeste coin dans une brèche du système. Donner du sens à
chacune de nos actions, se sentir responsables des autres et du monde,
parce que nous sommes ontologiquement inter-reliés, tel est aussi le
message de l’encyclique Laudato si’4, qui prône une écologie intégrale.
N’est-ce pas le réveil des consciences, porté par de ces messages et ces
actions, qui permettra à l’appel des 15 000 scientifiques d’être enfin
entendu et à l’humanité de franchir un nouveau seuil ?

2. Rapport du Royaume du Bhoutan, « Happiness : towards a new development paradigm »,


<www.newdevelopmentparadigm.bt>, 2013.
3. Il s’agit de trois documentaires : Demain (Cyril Dion, Mélanie Laurent, France, 2015), Qu’est-ce
qu’on attend (Marie-Monique Robin, France, 2016) ou En quête de sens (Marc de la Ménardière,
Nathanaël Coste, France, 2015) [NDLR].
4. Ceras (dir.), Lettre encyclique Loué sois-tu ! (« Laudato si’ ») du pape François (édition présentée
et commentée sous la direction des jésuites du Ceras, avec guide de lecture), Lessius 2016, 2e
édition revue et corrigée [2015] [NDLR].

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