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Philippe d'Iribarne
Dans Afrique contemporaine 2008/2 (n° 226), pages 229 à 242
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0002-0478
ISBN 9782804157838
DOI 10.3917/afco.226.0229
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obligations sont strictement délimitées par le contrat passé entre lui et celui
qui l’emploie 10.
En France, on a affaire à une vision idéale bien différente de l’homme et de
la société. Ce que chacun cherche avant tout à éviter est d’être réduit à une po-
sition servile. La référence à la position spécifique que chacun occupe dans
la société, au rang associé à cette position, aux droits et aux devoirs spécifi-
ques qu’elle implique, est omniprésente. Il est sans cesse question, à propos
des rapports hiérarchiques comme à propos des rapports aux clients, de ce
qu’il paraît normal de faire conformément aux usages du métier que l’on
exerce, à ce que celui-ci exige ou interdit que l’on fasse sous peine de dé-
choir. Déjà la France d’Ancien Régime était marquée par une conception de
la société fondée sur la crainte de déchoir et sur la référence aux droits pro-
pres à une position sociale spécifique comme moyen de se protéger de cette
crainte 11.
La référence contemporaine au métier, à l’homme de métier, à la grandeur
du métier, avec l’ensemble des représentations et des pratiques qui lui sont
liées assure le lien entre ce qui est vécu dans le quotidien des organisations et
l’imaginaire qui marque la société française. Ainsi, cette référence fournit une
manière de raccorder le travail fait dans une position subordonnée, soumis
de fait à l’autorité d’un patron, à une vision d’indépendance, d’honneur et de
noblesse. Quand chacun, travaillant pour une organisation, se regarde com-
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Hypothèse 215 :
Un tel changement culturel est tellement difficile à obtenir que certaines
zones de la planète sont condamnées à ne pas sortir du sous-développement.
Hypothèse 3 :
Le développement exige que l’on conçoive et que l’on applique, dans
chaque contexte culturel, une approche du management adaptée à la con-
ception de l’homme et de la société qui prévaut localement. Dans certaines
zones, des innovations de grande ampleur en matière de management sont
nécessaires à cet effet.
Les recherches que nous avons menées au sein de pays en développement,
situés en Afrique, en Amérique latine et en Asie, contribuent à valider cette
troisième hypothèse. Les recherches portant sur des entreprises particuliè-
rement performantes ont été spécialement éclairantes,
Ainsi, prenons la transformation de la gestion de la Société d’électricité
du Cameroun dans les années 1990 16. Quand nous avons commencé à ana-
lyser son fonctionnement, de multiples consultants internationaux avaient
prescrit la mise en œuvre d’un système classique de décentralisation des déci-
sions, avec une mise en place de systèmes de fixation d’objectifs, d’évaluation
et de contrôle. Mais, malgré des appels répétés à des actions « volontaristes »
de la direction, cela était resté sans effet. Quelques années plus tard, l’entre-
prise est arrivée à mettre en place une forme de décentralisation qui a effec-
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subordonné à qui on a fixé des objectifs et à qui on a laissé choisir les moyens
de les atteindre est hautement soupçonné d’être fondé sur des raisons qui
n’ont rien à voir avec la qualité du travail de celui-ci. Si l’un a réussi, n’est-ce
pas parce qu’un supérieur complaisant lui a fixé des objectifs peu exigeants ?
Et si l’autre échoue, n’est-ce pas parce qu’un supérieur qui lui voulait du mal
lui en a fixé d’impossibles ? Si l’intéressé a accepté de tels objectifs, le supé-
rieur connaissait peut-être, et lui a caché, des aspects de la situation qui ren-
daient fatal l’insuccès de sa mission. Dans ces conditions, un agent critiqué ou
sanctionné a de fortes chances de réagir négativement, en contre-attaquant
dans le monde du visible (fausses pannes, petits sabotages) ou même de l’in-
visible, en faisant appel à la sorcellerie. Et il est prudent, pour les supérieurs,
de ne pas s’exposer à de telles réactions. Mieux vaut faire remonter les déci-
sions vers le haut de la hiérarchie.
Un bon fonctionnement d’une entreprise demande de faire taire ces
soupçons. Pour cela il faut écarter l’incertitude à la fois quant aux intentions
réelles de celui qui confie un travail et quant au degré auquel celui qui le
réalise a pris à cœur de le mener à bien. Dans une petite structure, un bon
moyen est de s’entendre à l’avance sur les gestes à accomplir. Ainsi, au cours
d’un entretien avec un responsable local, nous avons observé un défilé in-
cessant des membres de son équipe : « chef, je vais faire ceci », « chef, je vais
faire cela ». Plus l’accord est précis, moins les parties en présence risquent
de se soupçonner mutuellement de manquer de bonne foi, voire de se ten-
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d’essais et d’erreurs. Les idées tiennent une grande place, et parfois les ten-
tatives enthousiastes d’acclimater dans un pays des institutions et des prati-
ques venues d’ailleurs. Mais, à l’expérience, ces institutions et ces pratiques
sont, dans leurs effets concrets, jugées en fonction des visions indigènes et
conservées, abandonnées ou modifiées en conséquence.
Pourquoi ce qui est ainsi vrai dans les pays où le mouvement de moder-
nisation est déjà ancien ne le serait-il pas là où il est beaucoup plus récent,
et où l’on est encore dans une période de tâtonnements institutionnels ? Une
tâche prioritaire pour les recherches consacrées au développement devrait
être d’aider ces tâtonnements à converger plus rapidement.
CONCLUSION
Quand on cherche à appréhender les rapports entre culture et dévelop-
pement, on se fonde usuellement sur une vision de la culture qui l’associe à
des pratiques traditionnelles. De telles pratiques sont suspectées d’entraver
le développement. Dès lors, transformer les pratiques implique de changer
la culture qui les sous-tend. Une telle vision de la culture est incorrecte. On
rencontre en fait, au sein des sociétés les plus « avancées », des traits cultu-
rels qui ont demeuré lorsqu’elles se sont modernisées. Les institutions et les
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celles que l’on rencontre déjà dans les pays, États-Unis, France, Allemagne
ou autres, qui ont montré la voie.
Beaucoup reste à faire pour tirer des enseignements de l’exemple qu’elles
offrent, en matière non seulement de management des entreprises mais
aussi de gouvernance des pays.
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