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Politiques publiques et “bonne gouvernance” en Tunisie

Houda Laroussi
Dans Mondes en développement 2009/1 (n° 145) , pages 93 à 108
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0302-3052
ISBN 9782804102746
DOI 10.3917/med.145.0093
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Politiques publiques et
“bonne gouvernance” en Tunisie
Houda LAROUSSI1

L ’ouverture de la Tunisie vers le marché européen au milieu des années


1980 l’a incitée à entreprendre des réformes concernant la mise en œuvre
de ses plans d'ajustement structurel et la mise à niveau des entreprises. La Tunisie
a ainsi adopté un discours politique en conformité avec les exigences
internationales et centré sur les thématiques des bailleurs de fonds (la
privatisation, la décentralisation, la gouvernance, le développement local, la
société civile…). Un tel discours s’avérait satisfaisant pour les partenaires
étrangers, qui le supposaient "technocratique, structuré, très bien articulé et
construit autour des thèmes économiques dominants dans la communauté
internationale, de sorte que les bailleurs de fonds qui promeuvent des réformes
ne se considèrent pas (quelle que soit la réalité de la mise en œuvre des dites
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réformes) en terre inconnue" (Hibou, 1999, 11). En ce sens, la Tunisie demeure
un État apprécié aux yeux des bailleurs de fonds, "parce qu’il parait énergique et
déterminé dans la mise en œuvre des réformes" (Ministère tunisien du
Développement économique, 2003, 6). Ainsi que l’a montré Béatrice Hibou, cet
"activisme" de l’État a bien joué comme un langage de "signes" rassurants dans
l’esprit des partenaires internationaux (Hibou, 1999, 10-11).
Nous illustrerons cette adéquation de la politique tunisienne avec les intentions
internationales à partir du thème de la gouvernance. La notion de gouvernance
se trouve de plus en plus employée en Tunisie dans le discours politique, y
compris dans les milieux universitaires, le plus souvent sans que son sens n’ait
été préalablement bien défini.
Cette notion semble avoir été introduite au Moyen Âge par Guillaume le
Conquérant, comme équivalent de "gouvernement" (l’art et la manière de
gouverner), puis en Angleterre au 14ème siècle avec la même signification. Elle
est reprise à la fin des années 1980 par la Banque mondiale, le FMI et le
PNUD, sous la forme de "bonne gouvernance". Marie-Claude Smouts (1998,
85) la définit comme "un outil idéologique pour une politique de l’État
minimum" ; elle aurait alors pour mission "non plus de servir l’ensemble de la

1 Sociologue, Centre de Recherche sur les Liens Sociaux (CERLIS, UMR 8070 CNRS),
Université Paris Descartes et Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Economique
(LISE, CNAM/CNRS), larouhouda@yahoo.fr

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société, mais de fournir des biens et des services à des intérêts sectoriels et à des
clients-consommateurs, au risque d’aggraver les inégalités entre les citoyens et
entre les régions du pays" (Kalancigil, 1998, 73).
En référence aux rapports noués entre l’État et la société civile, nous
évoquerons les modalités de réponses données par la Tunisie aux injonctions
internationales pour la gouvernance. Nous montrerons comment l’État tunisien
s’est inscrit dans une démarche de bonne gouvernance, par son redéploiement
autour d’une ouverture sur la société civile et sur la régulation territoriale.
Pour mieux éclairer ce concept et mieux en comprendre l’utilité administrative
et politique, nous nous arrêterons tout d’abord sur le discours mondialiste, sur
les formes polysémiques de gouvernance et sur ses diverses utilisations par les
politologues européens. Nous en retiendrons une double définition : la bonne
gouvernance en termes de pratiques de l'acteur public, de l'administration de l'élu
en obéissance aux normes de la Banque mondiale et la gouvernance
participative" (Catlla, 2007, 100) qui implique la participation et le rôle des
citoyens. Nous montrerons comment l’État tunisien organise, tant dans le
discours que, de manière moins évidente, dans la réalité des faits, le passage de
la première définition très fonctionnelle et très libérale à la seconde, centrée sur
son apparent désengagement autour de la privatisation des entreprises dans une
démarche revendiquant l’expression de la société civile, administrée et
institutionnalisée par l’État sur les régions et sur les quartiers.

1. LA DIMENSION PARTICIPATIVE ET LOCALE DE


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LA NOTION DE GOUVERNANCE
Les analyses de la gouvernance font appel à de multiples dimensions
constitutives de la notion de lien social. Elles transforment le politique dans la
mesure où elles font une large place à la société civile et aux approches
valorisant la concertation puis le développement local. Elles s’appuient sur :
- La dimension d’interdépendance entre acteurs
Selon P. Hugon (2002, 213), le concept de gouvernance rend compte des
"interdépendances entre acteurs qui caractérisent les processus de décision en y
intégrant à côté de ceux qui disposent des pouvoirs (décideurs politiques,
actionnaires pour les firmes…), les parties prenantes concernées. Il concerne
aussi bien les niveaux micro (corporate governance des entreprises, gouvernance des
municipalités) que les niveaux macro (gouvernance des faiseurs de politiques)
ou internationaux (gouvernance mondiale)."
- La dimension participative et consensuelle
Selon Angéon et Houédété (2005, 130), la gouvernance "implique quelques
changements radicaux dans la manière de concevoir le développement qui
passe par une invention de formes alternatives de développement, qui tient
notamment compte de l’expression de la société civile." Dans cette logique
participative, nombre de travaux définissent la gouvernance comme un consensus
à partir duquel tous les acteurs locaux collaborent. L’État devient un acteur

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parmi d’autres, mais il n'est plus considéré comme le seul acteur du


développement, ou même comme l'acteur principal. À ses côtés se trouve ce
que l’on appelle communément le Tiers secteur (ONG, associations,
coopératives, mutuelles, syndicats et organismes à base communautaire, etc.),
mais aussi des entreprises privées marchandes.
- La dimension de la mise en réseaux et de la régulation institutionnelle
Selon Le Galès et Thatcher (1995), le recours à la notion de gouvernance
permet de s’éloigner d’une démarche institutionnelle et de s’engager dans une
approche d'organisation politique et sociale des formes de mobilisation, de
partenariat et de mise en réseaux. La gouvernance met l’accent sur la
multiplicité des institutions ou des structures institutionnelles "autonomes mais
reliées les unes aux autres, en réseaux" (Lécuyer, 2000, 80). L’institution devient
non plus un cadre gouvernemental figé, mais une construction sociale légitimée
par le fait même qu’elle est produite par les acteurs d’un territoire (Jouve, 1998).
Dans ce sens, la notion de gouvernance montre une interdépendance entre des
formes institutionnelles (Boyer, 1986). Il s’agit d’un mode de régulation où
l’État n’est plus qu’un des acteurs de la régulation politique qui articule
désormais à la fois État, marché, communauté, associations, entreprises pour
appréhender le développement d’un territoire ou d’un secteur d’activité.
- La dimension de projet de développement local pour inclure une
dimension territoriale à l’action publique.
La notion de gouvernance urbaine constitue, selon Patrick Le Galès (1995), une
marge de manœuvre au bénéfice des villes pour produire de l’action collective
par le desserrement de l’emprise de l’État (Body-Gendrot, Carré, 1997). Elle
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permet de faire émerger des initiatives territoriales (Le Galès, 1998, 224) et,
selon l’expression de Pierre Calame (2001), un "acteur ville", mêlant le "noyau
urbain" de l’agglomération avec les zones péri urbaines (Theys, 2000),
confrontant les acteurs publics, dont les collectivités locales, avec les acteurs
privés (banques, entreprises, prestataires de services urbains).
Les nouvelles territorialités se sont trouvées renforcées par la décentralisation
comme un nouveau mode de gouvernance à fort contenu territorial, et qui
déplace l’espace de régulation nationale au niveau régional (Boyer, 1992). Le
territoire devient un espace de création collective de formes d’organisation et de
relations entre les acteurs pouvant conduire à la mise en place d'institutions
adaptées (Gilly, Perrat, 2003). Il se trouve chargé d'enjeux symboliques autour
du lien social en tant qu’espace de sens partagé et structurant de l’action
publique par des normes d'action permettant de repositionner les acteurs
intervenants (Faure, 1997).

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2. DE LA BONNE GOUVERNANCE
ORCHESTRÉE PAR LA BANQUE MONDIALE
À LA GOUVERNANCE PARTICIPATIVE
2.1 De la bonne gouvernance
Les organisations internationales présentent le concept de bonne gouvernance
comme universel et reposant sur les notions de "la responsabilité (accountability),
… la transparence, … l’état de droit (rule of law) et de la participation" (Angéon,
Houédété, 2005, 133). Cette universalité du concept a conduit à sa
normalisation, notamment par l’OCDE. Cet usage s’est amplifié dans les pays
du Sud. Ce concept y "fait l’objet aujourd’hui d’une forte instrumentalisation.
Celle-ci consiste en une redéfinition par la Banque mondiale et la communauté
des bailleurs de fonds des normes de bonne conduite des PED" (Ibid., 132).
Prenons le cas de l’ouvrage Governance : the World bank experience, publié par la
Banque mondiale en 1993 et largement diffusé auprès des institutions de
développement. Ce document, très comparable aux autres publications de la
Banque dans son contenu, énonce plusieurs conditions à l’établissement de la
bonne gouvernance : "l’instauration d’un État de droit qui garantisse la sécurité
des citoyens et le respect des lois, la bonne administration qui exige une gestion
correcte et équitable des dépenses publiques, la responsabilité et l’imputabilité
qui imposent que les dirigeants rendent compte de leurs actions devant la
population et, enfin, la transparence qui permet à chaque citoyen de disposer et
d’accéder à l’information" (Banque mondiale, 1993, 12 ).
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Comme le montre l’examen de l’ouvrage cité précédemment, la notion de
gouvernance semble utilisée surtout de façon "normative" par les organismes
de prêts pour désigner les institutions, les pratiques et les normes politiques
nécessaires, en théorie, à la croissance et au développement économique des
pays emprunteurs. Aucune référence n’est faite, cependant, aux modes de
gouvernement, ce qui pourrait être interprété par les pays bénéficiaires comme
de l’ingérence dans la politique nationale. Pour contourner cet obstacle de taille,
les bailleurs de fonds font appel à la notion de gouvernance. Celle-ci présente
l’avantage de libeller en termes techniques des problèmes politiques et d’éviter
de parler de réforme de l'État ou de changement social et politique. Un volet bonne
gouvernance a donc été introduit dans les programmes des organismes
internationaux de financement.
Les programmes de réformes qui ont été financés ces dernières années par la
Banque mondiale sous la rubrique bonne gouvernance ont trait à l’amélioration de
la gestion du secteur public, à la décentralisation de certains services publics et à
la privatisation d’entreprises publiques, comme le montre l’exemple du Burkina
Faso étudié par A. Osmont dans les années 1990. Dans l’ouvrage intitulé La
Banque mondiale et les villes (Osmont, 1995, 17), l’auteur montre que l’intervention
de la Banque est beaucoup plus concentrée sur la nature des relations entre le
pouvoir central et les collectivités locales, voire sur les relations entre les
pouvoirs publics et la société civile que sur les aspects techniques et

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économiques du développement. Elle affirme même que la Banque, via les


réformes institutionnelles, cherche à modifier les modes de gouvernement ainsi
que l’organisation des pouvoirs publics.
D’après ces analyses, le but affiché par la Banque mondiale et, à sa suite, par
toutes les agences de coopération et les bailleurs de fonds bilatéraux, semble
clair : il s’agit de limiter les prérogatives de l'État et de renforcer les acteurs de la
société civile. L’État doit, quant à lui, assurer un fonctionnement efficace du
marché, notamment en protégeant la propriété du secteur privé et la sécurité
des investissements et mettre en place des mesures correctives lorsque celui-ci
est défaillant. Il doit aussi fournir des services publics tels que l’éducation, la
santé et les infrastructures essentielles. Favorables à la limitation des missions
étatiques, les bailleurs internationaux insistent aussi sur la privatisation et la
décentralisation.

2.2 La "gouvernance" comme théorie de la coordination


des politiques publiques
La notion de gouvernance est ancrée dans une idée occidentale (Pagden, 1998)
de consensus minimal pour agir à partir duquel les acteurs locaux collaborent.
Les théories sur la gouvernance ont pris, en quelque sorte, depuis une dizaine
d’années, le relais des théories du développement. Elles sont utilisées pour
proposer un contrepoids à l’échec des politiques d’ajustement structurel. Ainsi
que le signale François Védélago (2003, 20), le concept de gouvernance permet,
opportunément, d’introduire la dimension du politique dans les "théories de la
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gestion du développement et elles prennent en compte la sociologie des
contextes culturels locaux, et la science politique."
Selon François Védélago, la notion de gouvernance est utilisée à partir du
constat implicite de la complexité des sociétés industrielles composées de sous-
systèmes qui tendent à l’autonomisation. Elle concerne les mécanismes de
négociation entre les groupes sociaux, les réseaux et les sous-systèmes
institutionnels. L’introduction de la notion de gouvernance s’appuie donc sur
"la nécessité d’une conception plus complexe des systèmes d’acteurs des
politiques publiques" (Préteceille, 1999, 57). La recherche sur la gouvernance
est "centrée sur l’analyse de la division sociale de l’espace urbain et des
inégalités locales d’accès aux équipements et services urbains" (Ibid.). Elle
favorise, de ce fait, dans l’analyse de processus des politiques publiques, la
compréhension du fonctionnement des institutions, des réseaux d’acteurs, des
réseaux de décisions et des nouveaux types de relations entre acteurs privés et
acteurs publics.
La notion de gouvernance, tout comme celle de territoire, s’inscrit dans une
approche où les politiques publiques veulent s’entourer de "proximité"
(Denieuil, Laroussi, 2005). Dans ce contexte de proximité, la gouvernance "se
concrétise par la construction de compromis locaux entre acteurs (aussi bien
privés que publics) et se caractérise par le degré d’articulation et de cohésion
des différentes proximités institutionnelles qui spécifient le territoire, qu’il

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s’agisse du rapport salarial, de l’affrontement entre capitaux individuels, des


relations acteurs privés/acteurs publics…" (Gilly, Perrat, 2003, 5). Pour Malick
Gaye (1996, 175), la gouvernance se définit comme "une politique, qui est mise
en œuvre par une grande diversité – la plus exhaustive possible – d’acteurs
(publics, privés, associatifs, communautaires, hommes, femmes, etc.) qui
apportent des perspectives spécifiques, afin d’enrichir la vision globale de la
ville dans laquelle chacun doit pouvoir se reconnaître." Le concept est ici
envisagé de manière sociologique en termes de capacité à intégrer, c’est-à-dire à
donner forme aux intérêts locaux, organisations et groupes sociaux sur la
commune. Il s’agit là d’une volonté de coordination locale, par exemple dans
l’élaboration de comités d’acteurs locaux autour de la distribution des
microcrédits. Pour Xavier Greffe (2002, 19), la gouvernance souligne le fait
"que les pouvoirs publics doivent souvent coordonner leurs actions avec celles
d’autres agents - entreprises privées, organismes non lucratifs, associations de la
société civile - pour arriver aux résultats souhaités." Il rattache l’efficacité de la
gouvernance à son enracinement dans le local, par la confrontation et la
coordination. Elle implique donc négociation, interaction et coordination entre
acteurs.

3. LA PRIVATISATION EN TUNISIE COMME


REDÉPLOIEMENT DE L’ÉTAT PAR DÉLÉGATION
DU SOCIAL À LA SOCIÉTÉ CIVILE
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Nous voyons ici comment l’État tunisien, dans un contexte sociopolitique
centralisé et face aux injonctions internationales, a posé la privatisation comme
une forme de passage de la bonne gouvernance au redéploiement de l’État. Il faut
distinguer la privatisation prise dans le sens de transfert aux acteurs considérés
comme les plus efficaces, en l’occurrence le secteur privé, de la décentralisation
comme transfert de compétences et de moyens d’organes publics centraux vers
des entités publiques régionales ou locales.
La privatisation est un processus politique qui a été inscrit dans le cadre de
l’ouverture de l’économie tunisienne sur le marché international, sous la
"pression plus directe des contraintes économiques internationales" (Hibou,
1998, 152). L’un de ses objectifs pour les bailleurs de fonds internationaux et la
Banque mondiale était de limiter les prérogatives de l'État et de renforcer le rôle
des acteurs de la société civile.

3.1 Le redéploiement du contrôle de l’État


La privatisation et la décentralisation (on ne devrait en fait parler, en Tunisie,
que de déconcentration) ont été présentées dans le cadre des réformes
institutionnelles recommandées au nom de la bonne gouvernanc” et ont donc été
associées de manière un peu abusive au désengagement de l’État. Elles se sont
traduites concrètement par une montée des marchés privés et une délégation de
certaines fonctions de l’État à des intermédiaires et des réseaux privés. Pour

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autant, "l’État non seulement résiste, mais continue de se former à travers la


renégociation permanente des relations entre public et privé et à travers le
processus de délégation et de contrôle ex-post" (Ibid.).
Cette renégociation, qui s’est traduite par la notion de “mise à niveau”, relève
d’une volonté de contrôle politique qui se manifeste de manière très
bureaucratique et mal appropriée à la réalité des entreprises. Ainsi que le
remarque Béatrice Hibou (1999, 11), "D’une part, la mise à niveau est appliquée
de façon très interventionniste, elle est mise en œuvre de manière pressante,
quand elle n’est pas imposée ; … c’est incontestablement un processus
bureaucratique lourd, assez éloigné du discours libéral apparent. D’autre part,
contrairement à l’idée selon laquelle la libéralisation serait l’occasion d’une
dépolitisation des actions économiques, la mise à niveau est un processus
politique. Elle traduit à la fois une volonté de modernisation par le haut et une
volonté, plus affirmée encore, de contrôle politique."
Autrement dit, en continuant à nous appuyer sur les travaux de Béatrice Hibou
(1998, 152), "la privatisation de l’État n’implique ni la perte de ses capacités de
contrôle, ni sa cannibalisation par le privé, mais son redéploiement", c’est-à-dire
une nouvelle manière pour lui de construire sa politique économique. En
l’occurrence, il apparaît que la privatisation tunisienne consiste en une
reconstruction de l’État face aux enjeux socio-économiques sociétaux qui
l’envahissent, tels par exemple la montée de la pauvreté et le chômage des
nouveaux diplômés. On peut dire qu’il existe une mise en relation entre les
difficultés de l’État et celles vécues sur le terrain (Akesbi, 1993). La réponse à
ces difficultés consiste à s’appuyer davantage sur les trois types d’éléments
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mentionnés précédemment : le support local (toujours en termes d'acteur
public), le support non gouvernemental (les autres acteurs, dont la société civile
par l’intermédiaire des ONG et du Tiers secteur) et, enfin, le secteur privé.

3.2 La nécessité de remédier aux effets négatifs de la


privatisation
La contradiction de cette réponse de l’État par la privatisation dans le cadre de
la reconstruction de sa politique économique, est que la privatisation est elle-
même génératrice, dans son application, de dysfonctionnements qui vont
interpeller l’État et l’encourager à poursuivre cette même ouverture au secteur
privé. Ainsi, la privatisation, tout en introduisant un développement
économique non négligeable, a contribué à une réforme du secteur public, elle
aussi non négligeable. Elle a entraîné son affaiblissement, participant au
développement de nouvelles crises de l’emploi qui se traduisent par la montée
du taux de chômage. Comme le précise Béatrice Hibou (1998, 152) : "Les
réformes elles-mêmes ont produit des effets latéraux, imprévus et souvent non
voulus, qui ont permis cette diffusion : réduction des dépenses budgétaires
mettant en difficulté les administrations, délégitimation des instances publiques,
émiettement des pouvoirs de décision, primauté donnée à la légitimité
extérieure sur la légitimité intérieure."

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De sorte que "la privatisation de l’entreprise ne signifie pas seulement le


transfert de sa propriété du secteur public vers le secteur privé" (Mokadem,
2002, 1), elle ne se réduit pas uniquement à des avantages économiques. Ses
répercussions négatives ont affecté certaines catégories sociales à faibles
revenus et ont entraîné la prolifération d’un certain nombre de contraintes qui
ont ébranlé la structure sociale. Ces contraintes et ces dysfonctionnements ont
incité l’État à proposer de nombreuses réformes. Cela l’a conduit à construire
un discours politique très ouvert en conformité avec les exigences
internationales et des bailleurs de fonds, sur la solidarité avec la société civile et
englobant toutes les catégories de la population, y compris les plus pauvres,
puis toutes les catégories d’entrepreneurs, dont les micros et petites unités
tenues par des "déflatés" (Osmont, 1994, 5) de la modernisation et du
programme d’ajustement structurel (PAS). Ce discours s’est traduit, dans les
pratiques, par la mise en œuvre de programmes institutionnels. En effet, selon
les responsables rencontrés, la procédure de privatisation incite à la
réintégration non seulement des exclus de "la mise à niveau", mais aussi des
déqualifiés et des personnes diplômées des centres de formation
professionnelle et de l’Office national de l’artisanat. C’est dans ce cadre que
l’État a créé la Banque tunisienne de solidarité, organisme public national avec des
représentants déconcentrés au niveau local et d’autres institutions, comme le
Programme de développement urbain intégré (Laroussi, 2007, 75-91), qui s’inscrit dans
l’approche de l’action politique et économique par programmes, comme leviers
principaux de la régulation tunisienne dans une gouvernance par Programmes2.
Ces institutions ont, dès leur fondation, eu notamment pour objectif d’absorber
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la majeure partie de la population à la recherche d’un emploi, en l’orientant vers
"les petits boulots" et les "emplois de proximité".
Dans ce sens, la nouvelle politique sociale de l’État, de réintégration, l’a conduit
à élaborer de nombreux programmes spécifiques (en matière d’emploi et de
formation) et des plans d’actions nationaux : emploi et formation
professionnelle, insertion des jeunes, système de couverture sociale élargi, etc.
L’objectif stratégique de l’ensemble de ces plans et programmes de régulation
sociale et territoriale (Bordet, 2006, 1) est la réduction des risques sociaux
d’exclusion et l’impératif d’insertion des groupes défavorisés au sein du
processus de croissance et de développement. Par ailleurs, ce système qui
s’affiche dans le cadre des programmes sociaux les plus sollicités par le pouvoir,
n’hésite pas à recourir à des financements auprès des organisations
internationales qui les évaluent, en considérant le Fonds de solidarité nationale
comme un modèle de lutte contre la pauvreté en Tunisie.

2 En Tunisie, on ne peut pas parler, comme en France, de politique sociale, de politique de


crédit ou de politique de développement, mais plutôt de programmes. Une des modalités
d’intervention de l’État est l’intervention par programmes et dispositifs. On se situe ici dans
une perspective de planification centralisée. Le terme politique renvoie plutôt à une option
de choix d'objectif, alors que le terme programme et dispositifs (tel par exemple en France
le dispositif emplois-jeunes) renvoie à une structuration centrale d'objectif prédéterminé.

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4. LE DESTIN DE LA GOUVERNANCE EN TUNISIE :


GOUVERNANCE ADMINISTRÉE ? BONNE
GOUVERNANCE OU SUBSTITUT DU LIEN
SOCIAL ?
En Tunisie, la notion de gouvernance fait l’objet d’un discours sur la
redéfinition du rôle de l’État et l’émergence de nouvelles pratiques politiques et
d’une société civile dynamique, sous l’impulsion des bailleurs de fonds et des
organisations internationales. Porteur d’un projet politique propice à la
démocratie et à la reconnaissance de la société civile, ce modèle se propage peu
à peu. On est frappé par la diffusion sous la forme de discours ou de
conditionnalités à l’octroi des prêts, de ce que l’on appelle la bonne gouvernance,
qui apparaît comme une condition essentielle, voire un remède du
développement. Ce type de conditionnalité, basé sur un fondement théorique
pertinent pose problème dans sa mise en pratique. La bonne gouvernance est-elle
une condition ou une conséquence du financement des projets de
développement et de la constitution d’un État démocratique ?

4.1 La réponse tunisienne au discours sur la "bonne


gouvernance"
Pour les pays développés, la bonne gouvernance correspond à un projet social dit
démocratique qui peut, toutefois, cacher de nouvelles formes de centralisation
(Le Galès, 1998). Pour les pays en développement, elle correspond à une
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politique dirigiste d’ajustement structurel. Les procédures, sur le plan du
discours et des pétitions de principe formulées par les organismes
internationaux, sont les mêmes pour les deux types de pays, à savoir
l’implication des acteurs publics, régionaux, locaux, dans les villes et à leurs
périphéries pour mettre en œuvre un projet urbain. Les travaux sur la
gouvernance politique montrent une évolution de cette approche, avec l’entrée
de l’État dans la société (Mayntz, 1993, 2-20). Ils considèrent la gouvernance
moins en termes de contrôle que comme un schéma politique qui conjugue les
efforts de toutes les parties de la société (Mayntz & Marin, 1993, 64).

4.1.1 La Tunisie interpellée et sa réponse


Les nouvelles orientations du Xème Plan (2002-2006), tout comme les
politiques antérieures de décentralisation et d’ajustement structurel s’inscrivent
dans une perspective d’ouverture de la Tunisie et d’insertion dans les réseaux
internationaux, ce qui exige des modalités de développement conditionnées par
des réformes institutionnelles et réglementaires multiples, conformes aux
exigences des bailleurs de fonds internationaux. Cette influence, difficile certes,
mais non moins réelle, de pratiques et d’éléments du discours international sur
la bonne gouvernance s’inscrit, en outre, dans un contexte politique qui affiche la
volonté de l’État de favoriser la démocratie en autorisant le multipartisme.

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102 Houda LAROUSSI

L’action publique régionale a beaucoup évolué en Tunisie depuis les années


1970, et spécialement à partir du début des années 1990. Le gouvernement s’est
engagé dans une action volontariste de régionalisation très affirmée dans les
années 1990, au nom du principe selon lequel "le développement national passe
par celui des territoires localisés" (Tarchouna, 1990, 12-13). Il a dû s’appuyer
sur une logique de diversification des acteurs régionaux et locaux qui consiste à
"mettre en place les instruments institutionnels capables de promouvoir le
développement régional" (Dolez, 1988, 206). Tel a été le cas, entre autres, de la
création d’un Commissariat général au développement régional et de ses antennes
régionales (Programmes de développement urbain intégré). Cette nouvelle politique
régionale consiste à développer de nouvelles régulations locales "porteuses de
dynamiques effectives de développement", ainsi que des modes de
gouvernements adéquats aux régions. Selon cette conception, "les modalités de
déploiement de l’action publique témoignent de transformations qui mettent
l’accent sur des processus d’organisation locale" (Angéon, Houédété, 2005,
118). C’est dans ce sens qu’il faut interpréter la recomposition territoriale de la
politique tunisienne. Elle s’inscrit dans une conception particulière du
développement abordé comme un processus endogène alliant initiatives locales
internes (l’action des ONG, les créations d’activités) et actions collectives
déconcentrées (les actions de l’Office national de l’artisanat, de la Banque
tunisienne de solidarité, des organismes de formation et d’intégration sociale,
autour notamment des programmes de développement rural, puis urbain,
intégré - PDRI, PDUI -).
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4.1.2 Une insuffisante représentativité des collectivités locales
Force est de constater que par rapport au système tunisien, les nouvelles
procédures élaborées pour mettre en place une réforme de l’État, telle que
fortement suggérée par la Banque mondiale, n’ont pas incité à "un transfert du
pouvoir de décision du niveau central aux niveaux locaux" (Kernem, 2004, 4). Il
ne s’agit pas non plus d’un "transfert complet de responsabilités, d’autorités, de
recettes et de ressources à des collectivités locales qui sont dotées d’une
autonomie totale et reconnues comme des entités juridiques indépendantes"
(Ibid.). En ce sens, suite à nos recherches sur le microcrédit (Laroussi, 2009),
nous avons pu constater plutôt une soumission des collectivités locales et des
administrations locales "à la réglementation de l’État central qui définit leur rôle
et leur autonomie" (Kernem, 2004, 5). Ainsi que le précisent Vincent Geisser et
Eric Gobe (2007, 353-414), "en dépit des réformes administratives engagées
depuis 1976 (lois relatives à la réorganisation des collectivités locales) et des
recommandations récentes de la Banque mondiale promouvant la
décentralisation territoriale, la Tunisie n’accorde qu’une autonomie relative aux
municipalités qui restent étroitement contrôlées par le pouvoir central, à un tel
point que les citoyens tunisiens ordinaires en viennent souvent à confondre la
cellule locale du parti présidentiel (RCD) et la mairie, adressant leur doléances à
l’une ou à l’autre, sans toujours établir de distinction claire entre les deux."

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Politiques publiques et bonne gouvernance en Tunisie 103

Cependant, il faut constater l’introduction par les politiques gouvernementales


d’un certain “localisme”, un processus novateur de changement marquant la
nouvelle politique de l’État vis-à-vis de ses collectivités locales. Cela consiste à
attribuer des moyens financiers aux régions. Ce processus s’inscrit dans la
nouvelle logique de l’État, suite aux réformes exigées par les organisations
internationales. Il marque " une évolution qui diminue la pertinence des
modèles traditionnels de compréhension de la gestion des affaires publiques "
(De Maillard, 2002, 53-65).
L’État et le Projet de développement municipal de la Banque mondiale
Dans le cadre de la consolidation des collectivités locales, et en concertation avec les
autorités tunisiennes, la Banque mondiale (dans le cadre des plans d’ajustement
structurel) a envisagé d’attribuer des moyens financiers aux municipalités, afin de mener
des projets de développement. L’État a alors conduit des négociations soutenant la
décentralisation des compétences et des moyens financiers. En effet, "les autorités
tunisiennes ont essayé de trouver des solutions compensant la modestie des ressources
financières des collectivités locales en mettent en place deux projets de développement
municipal (PDM) après des négociations entre la Banque mondiale et l’État tunisien…
Ces deux PDM visent, d’une part, à améliorer les performances des collectivités locales
en matière d’identification, de planification et de programmation des projets et, d’autre
part, à permettre le financement d’une partie des investissements programmés dans les
Plans d’investissements communaux (PIC). Chaque PDM comprend trois volets qui
sont destinés à améliorer les compétences municipales (le renforcement du cadre
institutionnel, l’accroissement des capacités de gestion municipale et la formation et le
recyclage du personnel municipal)… Les autorités tunisiennes ont prévu un troisième
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PDM qui devrait être financé par la Banque mondiale et l’Agence française de
développement (AFD)" (Rebhi, 2004, 349).

4.2 Une dynamique de compromis avec le lien social et de


régulation contrôlée de l’action publique sur les
quartiers périphériques
4.2.1 Le compromis entre le local et le national
Il émerge, dans les quartiers périphériques, un nouveau dispositif de régulation
urbaine par le rassemblement local d’acteurs pour modifier le fonctionnement
des politiques publiques. C’est dans ce contexte que l’État tunisien, qui avait
toujours piloté de manière centralisée le développement, s’est rendu compte des
difficultés qui en découlent et avait, en conséquence, modifié sa logique
centralisatrice par une logique plus déconcentrée de son pouvoir, vers "la
reconnaissance de l’échelon local" (Angéon, Houédété, 2005, 131).
La décentralisation n’existe pas réellement en Tunisie, dans la mesure où les
collectivités locales (communes, municipalités) ne jouent pas le nouveau rôle
suggéré par les organisations internationales dans le cadre de la bonne gouvernance.
L’État tunisien procède plutôt dans sa propre gouvernance, selon des logiques
descendantes (de l’État) et ascendantes (programmes élaborés au centre suite à
des diagnostics à la base), ce qui explique la multiplicité des acteurs qui

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104 Houda LAROUSSI

appartiennent à des champs d’actions nationales, régionales et locales


(collectivités territoriales, Omdas3). Cela correspond à des logiques de
compromis entre "des proximités institutionnelles localisées" et des "proximités
institutionnelles éloignées avec des acteurs externes" qui agissent sur la scène
globale (Gilly, Perrat, 2003, 96-97). Ainsi, des rapports de pouvoirs localisés et
de type horizontal se confrontent et s’enchevêtrent avec "des régularités
"verticales" de type sectoriel et macro-institutionnel" (Ibid., 103). Cet
enchevêtrement des logiques de compromis entre les acteurs locaux et les
acteurs “externes” s’illustre, par exemple, au niveau de l’insertion des jeunes
diplômés sur le marché de l’emploi, par l’existence d’un fort décalage entre les
besoins des populations sur le marché local, et le contenu inapproprié des
programmes établis au niveau national par le ministère de l’Emploi ou l’Agence
tunisienne de l’emploi (ATE).
Pierre Signoles a montré que l’incapacité pour l’acteur central d’atténuer les
tensions urbaines (problème de chômage, de sous-emploi des diplômés, etc.) le
pousse, pour réguler le jeu, à s’appuyer sur les acteurs locaux, tout en
conservant un comportement d’autorité. Ainsi qu’il le remarque : "à partir du
moment où les pouvoirs publics, aux échelons central et local, sont conscients
de leur incapacité à atténuer les tensions urbaines par des décisions prises d’en
haut et valables nationalement, et où ils acceptent d’entrer dans le jeu d’une
gestion locale par utilisation – manipulation ? – d’acteurs locaux, ils s’engagent
dans la mise en œuvre d’un nouveau mode de régulation de l’urbain et
acceptent le risque de ne plus disposer de réponses toutes faites pour toutes les
situations…, ce qui nécessite de disposer d’un personnel d’autorité, aux
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échelons local et régional, capable de négocier" (Signoles, 1999, 43).

4.2.2 L’exemple des comités locaux et la délégation contrôlée


La gouvernance tunisienne s’avère plutôt orientée vers une coordination qui tient
plus de la délégation contrôlée, délibérément choisie et adoptée par l’État. Au
sein de chaque délégation, l’accent est mis sur la formation d’un comité local. Les
membres de ce comité ont généralement une base institutionnelle (membres du
secteur privé, du secteur associatif, du secteur étatique et du secteur
gouvernemental, et plus globalement du RCD) ; autrement dit, ils détiennent
l’autorité dans un domaine donné. Les acteurs (la Délégation, le Bureau régional
de l’emploi, le Programme de développement urbain intégré, les organisations
non gouvernementales, le Fonds national de l’emploi, le Fonds de solidarité
sociale, etc.) acquièrent ainsi la capacité d’agir en mettant en commun leurs

3
Le Omda est le responsable d’un secteur administratif équivalent au quartier. Les omdas
"constituent les divisions administratives primaires dont les limites peuvent être modifiées
par arrêté du ministère de l’Intérieur et du Développement local sur proposition du
Gouverneur. Ils sont des collaborateurs de l’administration et sont placés sous l’autorité du
délégué. Les chefs de secteur sont chargés d’apporter leurs concours aux différentes
administrations, ainsi que de veiller aux intérêts des administrés. Ils sont officiers de police
judiciaire et officiers d’état civil" (Bellouti, Castejon, 2003, 12).

Mondes en Développement Vol.37-2009/1-n°145


Politiques publiques et bonne gouvernance en Tunisie 105

opinions et leurs démarches adoptées dans le cadre de cette coordination. Il


n’en reste pas moins que l’État demeure, par l’instrumentalisation du comité local,
un centre de coordination entre ces différents secteurs, tout en conservant son
autorité politique.
L’instauration d’un comité local, où l’État assure la coordination entre les
différents acteurs sociaux, constitue l’expression directe du pouvoir tunisien
dans le système de gouvernance, contrôlant, organisant et gérant les partenariats
entre les différents secteurs. Ce gouvernement donne lieu à un double système de
contrôle ; l’un organisé par les principaux participants et l’autre imposé par le
délégué, puisque c’est ce dernier qui organise et gère ces réunions. Il s’agit bien
là d’une gouvernance gérée (administrée ou institutionnalisée).
Nous donnerons un autre exemple du contrôle étatique local mis en oeuvre
autour des pratiques associatives de distribution de microcrédits sur la
périphérie ouest de la ville de Tunis. L’État a décidé, au début des années 2000,
de rassembler autour de son institution de crédit, la Banque tunisienne de
solidarité (BTS), les associations dispensatrices de microcrédits. L’État s’est
affiché comme le nécessaire coordinateur du système de microcrédit. Il a alors
réuni cinq associations locales dont une ONG aux fins d’établir une procédure
de formation conjointe des cadres et d’intégration de ces associations dans un
réseau étatique de microfinance et de collaboration avec la BTS. Il était ainsi
prévu que chacune des associations concernées transmette à la BTS pour
gestion ses dossiers de microcrédits. L’ONG alors concernée par cette
procédure décida de s’en retirer face aux risques de se trouver définitivement
soumise à l’État.
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CONCLUSION :
LA GOUVERNANCE FACE À LA CENTRALITÉ DE L’ÉTAT
Dans les théories de la gouvernance telles qu’évoquées par les auteurs cités, il
existe bien un dépassement de la centralité des autorités publiques pour une
action plus collective. Le cas tunisien n’est pas simple. S’il contient bien des
ingrédients de la gouvernance telle que la définissent les théories sociologiques
et politiques, il y manque son liant et son moteur qui doivent être la
concertation et la participation orchestrées par les collectivités locales (les
délégations, les municipalités). Précisons sur ce point qu’en Tunisie, les élus
n'occupent pas une place éminente, alors que leur rôle de facilitateurs et de
médiateurs devrait être essentiel. Ainsi, même si l’on a pu parler
sociologiquement d’un début de “gouvernance”, il ne faut pas pour autant y
voir une nouvelle forme de participation des acteurs de la société civile
tunisienne. La gouvernance à la tunisienne s’imposerait plutôt comme une
logique de Ré- institutionnalisation de l’État au niveau local.
En définitive il apparaît, malgré les nombreux usages politiques du terme, que la
notion de gouvernance est difficilement transférable au cas tunisien dans la
mesure où la centralité de l’État y est prédominante. La gouvernance est bien

Mondes en Développement Vol.37-2009/1-n°145


106 Houda LAROUSSI

une réponse de l’État aux conditionnalités de la Banque mondiale qui l’a


imposée. Elle est toutefois maniée avec ambiguïté tout en se référant plutôt à
des apparences (c’est le cas de la privatisation avec son apparence de passation
de relais au secteur privé mais conçue, en réalité, comme moyen de
renforcement de l’autorité de l’État, c’est aussi le cas de l’instauration de
comités locaux ou de la volonté de gestion par la BTS des politiques de
microcrédit). L’ambiguïté est là : le jeu impose la négociation et le compromis
alors que, dans le parti, il y a ordre et autorité et pas d’acteurs autonomes ou
indépendants du pouvoir central. Nous sommes donc face à un nouveau mode
de régulation par la gouvernance gérée, ou contrôlée, par laquelle les pouvoirs
publics continuent à fonctionner selon des conceptions hiérarchiques qui ne
peuvent aboutir à des résultats satisfaisants. Il n’en demeure pas moins que la
réappropriation de la bonne gouvernance par les instances tunisiennes conserve
tout son sens de contrôle de la société.

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