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L’évaluation des politiques publiques: Les sciences sociales à l’épreuve

Article in Idées économiques et sociales · January 2018


DOI: 10.3917/idee.193.0004

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Duran Patrice Jerome Gautie


École normale supérieure Paris-Saclay Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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DOSSIER I L’évaluation des politiques publiques

L’évaluation
des politiques
publiques :
les sciences sociales comme
sciences de gouvernement
La thématique de l’évaluation des politiques publiques occupe une bonne place depuis les
années 1980 sur l’agenda de recherche comme sur l’agenda politique. Une telle observation
est pourtant paradoxale, dans la mesure où tout le monde s’accorde sur le fait que la situation
française est marquée par une institutionnalisation difficile de l’évaluation des politiques
publiques qui fait de cette dernière une activité faiblement identifiée, insuffisamment
systématisée et dont les résultats sont généralement sous-utilisés [1]. Le bilan des dernières
années, en dépit d’un affichage ambitieux allant de la Révision générale des politiques
publiques (RGPP) à la Modernisation de l’action publique (MAP), est plutôt mitigé, en tout
cas « pas à la hauteur des ambitions », comme le notent des observateurs attentifs [2].

Si, en dépit de réelles difficultés d’opérationna- de contenu dans le cadre d’une théorie moderne de la
Patrice Duran, lisation, la question de l’évaluation des politiques légitimité. La forte intériorisation d’un modèle d’État
professeur
des universités, publiques demeure, c’est bien parce qu’elle est protecteur a incontestablement rendu les citoyens plus
École normale devenue incontournable et qu’elle a un sens. Elle tient sensibles aux performances des autorités publiques, au
supérieure Paris-Saclay
en effet à la nature même de l’exercice du pouvoir poli- point de faire de l’efficacité un critère de légitimité.
tique et à sa justification. La qualité de l’action publique Ainsi que l’a montré Habermas 2 , on n’obéit pas seule-
est devenue un enjeu fort du débat public. Le pouvoir ment pour ce que sont les règles qui conditionnent
politique a été historiquement identifié davantage à une l’action, mais aussi pour ce qu’on pense que sont les
logique de pouvoir sur que de pouvoir de, même s’il est résultats de cette même action. La croyance dans la
clair que, en pratique, le second peut difficilement se légitimité du pouvoir politique doit aussi pouvoir se
passer du premier. L’aptitude à contrôler et maîtriser nourrir de la réalité de sa puissance, comme l’avait
les individus et les groupes est longtemps restée plus historiquement bien montré Max Weber.
significative que la capacité à produire des résultats, L’évaluation des politiques publiques a ainsi partie
to affect plutôt que to effect pour reprendre la termino- liée avec la recomposition des registres de justification
1 Morriss P., Power: logie expressive de Peter Morris 1 . Or désormais, si du pouvoir. La démocratie elle-même ne peut plus
A Philosophical Analysis,
Manchester, Manchester
l’on ne peut évacuer la question de l’ordre politique et seulement se définir comme une procédure de sélec-
University Press, 1987. du régime qui lui correspond, on ne peut valablement tion des dirigeants sans s’étendre aux réalisations du
2 Habermas J., ignorer que le pouvoir trouve aussi sa justification dans pouvoir. Ceci définit une approche moderne de la légiti-
Raison et légitimité.
Problèmes de légitimation
ses réalisations. Il faudra quasiment les difficultés des mité politique au sens où celle-ci doit combiner engage-
dans le capitalisme avancé, années 1970 et ce qu’on a appelé sans grande précau- ment (choix de ce qui est digne de valeur, détermination
Paris, Payot, 1978.
tion la « crise de l’État-providence » pour que l’on des priorités, etc.) et responsabilité (assumer non seule-
soit amené à articuler démocratie de forme et démocratie ment ce que l’on fait, mais aussi les conséquences de ce

6 idées économiques et sociales I n° 193 I septembre 2018


L’évaluation des politiques publiques I DOSSIER

que l’on fait). Le jugement politique fondé à l’origine La problématique de l’efficacité et de la perfor-
sur un a priori des valeurs doit maintenant intégrer l’a mance suppose l’intelligibilité du monde social,
posteriori de leurs conséquences. C’est bien ce qui peut autrement dit un investissement réel dans les
expliquer le paradoxe selon lequel nous vivons dans une sciences sociales comme sciences de gouvernement.
époque où rarement l’impuissance publique n’a paru Il convient de rappeler que toute analyse qui interprète
aussi manifeste, et où dans le même temps la recherche les phénomènes empiriques du point de vue d’une volonté
de performance constitue le maître mot d’une doctrine de connaissance rationnelle doit présupposer que le poten-
d’action publique qui semble faire l’unanimité des tiel argumentatif contenu dans les connaissances et les
gouvernants. Le resserrement de la contrainte budgé- idées est susceptible de devenir empiriquement efficace.
taire depuis une vingtaine d’années n’est pas étranger à Au fond, la seule vraie question demeure celle de
la mise en place, dans de nombreux pays, d’un dispositif notre capacité d’intervention sur la réalité et celle
de gestion publique axé sur la performance (performance des conditions dans lesquelles celle-ci peut prendre
based management). place. Préparer l’avenir dépend ainsi de notre propre
Le débat est ainsi clairement ouvert sur la capacité aptitude à rendre le monde intelligible, donc à le
de pilotage des autorités publiques, et la probléma- comprendre autrement que sous l’angle du chaos
tique de l’évaluation en est une composante essen- et du pur hasard, et de notre aptitude à promou-
tielle quand il s’agit de rendre compte de ce que l’on voir les solutions tant techniques que sociales qui
fait. La recherche d’une plus grande efficacité de la en favoriseront le fonctionnement. Il y a là un cercle
dépense publique doit aujourd’hui se décliner à tous vertueux, car on n’imagine guère le développement
les niveaux de l’action publique. L’action publique d’une action publique se voulant rationnelle qui ne
dans sa nature définit ainsi une responsabilité empi- soit un minimum informée de l’état de la réalité sur
rique et non uniquement normative : une empirical laquelle elle désire intervenir et qui ne chercherait
accountability, comme la qualifient les auteurs anglo- pas en retour à savoir ce qu’il en est advenu après.
saxons. Étudier l’action publique du point de vue du Les modes de raisonnement constituent de fait les
pouvoir politique implique donc que l’on prenne au véritables capacités dont disposent les hommes pour
sérieux l’intervention des autorités publiques dans concevoir les problèmes qui se posent à eux et mettre
leur capacité à construire et à mettre en œuvre des en œuvre les outils et les procédures appropriés à
politiques publiques, c’est-à-dire selon une définition leur traitement. La systématisation de l’intervention
enfin complète du pouvoir politique : leur aptitude à publique ne pouvait que créer les conditions de possibilité
définir des buts collectifs, à mobiliser les ressources néces- de sa mise en observation et en connaissance. Les sciences
saires à leur poursuite, à prendre les décisions qu’impose leur sociales comme sciences de l’action sont de ce point
obtention et à assumer les conséquences qui en découlent. de vue autant à même de rendre compte de l’action
Si l’évaluation est souvent plus un problème mise en œuvre par les autorités publiques que des
qu’une solution, c’est tout d’abord qu’elle est une modalités pratiques à partir desquelles l’évaluation
question complexe car elle constitue un effort d’in- des politiques publiques est pensable et possible en
corporation des procédures de recherche et d’analyse tant que dispositif d’action collective.
dans une pragmatique de l’action. On peut en effet Analyse pour la politique (analysis for policy) et
définir l’évaluation des politiques publiques comme non pas seulement de la politique (analysis of policy),
l’appréciation raisonnée des actions définies et mises en suivant la distinction classique de la public policy
œuvre par des autorités publiques pour leur contribution analysis, l’évaluation se définit comme une policy
au traitement de problèmes publics qu’elles ont identifiés oriented approach, c’est-à-dire comme une activité
comme nécessitant leur intervention. Appréciation interve- qui vise à apprécier une politique compte tenu des
nant sur la base d’une connaissance approfondie des consé- éléments de connaissance dont on peut disposer au
quences que ces actions induisent comme des processus qui les sujet de ses conséquences et de sa mise en œuvre,
produisent. En se positionnant comme une apprécia- et par là même susceptible de fonder la recherche
tion raisonnée, l’évaluation suppose naturellement la de nouvelles alternatives d’action. L’évaluation est
mobilisation d’un savoir scientifique et elle réactua- une démarche à caractère institutionnel et à visée
lise ainsi de manière intéressante la vieille question opérationnelle. Dès lors qu’efficacité et légiti-
des rapports entre science et politique. mité se doivent d’être conjuguées, l’évaluation des

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DOSSIER I L’évaluation des politiques publiques

politiques publiques est un enjeu démocratique en son cadre de référence, elle en est en quelque sorte
même temps qu’un mode de pilotage des politiques la continuité logique. Certes, il n’y a pas d’unité
publiques. L’évaluation semble bien porteuse en véritable de ce qu’on appelle communément l’ana-
effet de cette double exigence d’efficacité et de légi- lyse des politiques publiques (APP), qui ne peut en
timité qui caractérise la démocratie moderne dans sa aucune façon se définir comme une « discipline ».
volonté de rendre intelligible l’action publique pour Elle constitue aujourd’hui plus un projet et un terrain
mieux la maîtriser, mais aussi d’augmenter la prise de d’investigation où se croisent des perspectives d’ana-
parole (voice) des acteurs sociaux en permettant une lyse différentes qu’une théorie parfaitement inté-
connaissance partagée des effets de l’action publique. grée de l’action publique. Pour autant, la public policy
Le retour insistant sur les pratiques d’évaluation des analysis se situe bien dans la prolongation des policy
politiques publiques, au-delà de leurs imperfections sciences développées très tôt aux États-Unis : elle
bien connues, participe d’une même volonté de partage avec ces dernières les trois caractéristiques
réflexivité. essentielles définies par Lasswell dès 1930, à savoir
Les difficultés de son institutionnalisation sont leur empirisme, leur pluridisciplinarité et leur orienta-
autant liées aux questions méthodologiques qui tion vers les problèmes qui se posent à la collectivité [3].
président à l’exercice proprement scientifique de C’est d’ailleurs cette dimension « problem oriented »
l’évaluation qu’aux conditions pratiques de sa mise en qui constitue clairement la marque distinctive de
œuvre en tant qu’instrument de gouvernement. La l’APP aujourd’hui. C’est de cette attention nouvelle
charge est lourde et, si on veut en comprendre toutes accordée aux « problèmes publics » (public issues) et
les implications, il convient de préciser la dynamique à leur traitement par les autorités publiques qu’elle
intellectuelle dans laquelle s’inscrit la mobilisation tire tout à la fois son originalité et son intérêt, dans
des sciences sociales, la nature de la démarche d’éva- la mesure où elle peut offrir un cadre stimulant et
luation telle qu’elle se situe dans le contexte spéci- réaliste de l’action politique, réintroduisant ainsi de
fique de l’État français, et enfin la portée politique plus la « substance » dans l’analyse des mécanismes de
générale qu’elle revêt dès lors que le débat sur l’effi- pouvoir [4].
cacité ne peut plus occulter celui sur la démocratie,
et inversement. Action publique versus politique publique
Les usages souvent insatisfaisants et rhétoriques
L’évaluation de l’action publique du concept même de politique publique ont rapi-
au prisme des sciences sociales : dement, en France tout au moins, conduit à lui
les leçons de l’analyse substituer le concept d’action publique. Ce dernier
des politiques publiques est en effet un concept générique et, à ce titre, son
L’évaluation n’est que la conséquence d’une expression empirique déborde largement la notion
action publique caractérisée par l’énoncé et la mise de politique publique. On peut ainsi définir l’action
en œuvre de programmes d’action qui se définissent publique comme l’ensemble des processus sociaux à travers
comme autant de dispositifs intentionnels et ration- lesquels sont traités des problèmes considérés comme relevant
nels d’intervention pour le traitement des problèmes de la compétence d’autorités publiques et dont le règlement
publics. Ce n’est donc pas par hasard si l’évaluation, conditionne pour une part la légitimité et la responsabi-
dans ses dimensions présentes, est intrinsèquement lité [5]. Il est clair en effet que toute action publique
liée au développement de l’analyse des politiques ne présente pas nécessairement les caractéristiques
publiques, et si elle est apparue en France dans les d’une politique publique et, sauf à vider l’expression
années 1980, au moment même où l’analyse des poli- elle-même de toute réelle signification, on ne peut
tiques publiques y prenait son essor. faire de l’empilage de mesures disparates et de gestes
L’évaluation des politiques publiques s’inscrit divers la manifestation d’une action maîtrisée. On
en effet très largement dans la nouvelle intelligence le sait, le pouvoir politique se donne à voir, et c’est
de l’action publique telle qu’elle s’est développée à bien là ce qui explique l’importance des dimensions
partir des raisonnements issus de l’analyse des poli- symboliques dans la communication politique et
tiques publiques (public policy analysis), et elle lui est qu’il est souvent plus facile d’attirer l’attention sur
de ce fait largement redevable : celle-ci lui a fourni « les mots qui réussissent » que sur « les politiques

8 idées économiques et sociales I n° 193 I septembre 2018


L’évaluation des politiques publiques I DOSSIER

qui échouent », pour reprendre la formule décapante de l’évaluation de programmes que d’évaluations
d’Edelman 3 . Les autorités publiques recourent de politiques proprement dites, dans la mesure où 3 Edelman M.,

Pièces et règles du jeu


volontiers au vocable de « politique » pour évoquer elles conduisent à tester des mesures spécifiques politique, Paris, Seuil, 1991.
leur action, justement parce que cette dernière dans un cadre plus restreint. À l’évidence, la réforme
appellation suppose volonté, engagement et conti- budgétaire du 1er août 2001 issue de la loi organique
nuité. Une politique publique, si elle suppose un relative aux lois de finances (LOLF) consacre d’ail-
enjeu qui lui donne un sens, requiert l’identification leurs une conception « programmatique » de l’ac-
de séquences d’actions articulées les unes avec les tion publique qui était jusque-là étrangère à notre
autres autour d’objectifs d’action spécifiques, qu’ils culture administrative : elle vise, à travers la notion
soient explicites ou implicites. C’est pour cette raison de programme, à assurer une meilleure maîtrise de
que c’est souvent ex post que l’on peut déterminer si l’action publique.
l’action publique présente ou non le caractère d’une L’APP, dans ses développements récents et la
politique délibérée, et que l’évaluation s’impose en diversité de ses manifestations, a constitué le cadre
cela comme procédure de vérification. de réflexion sur l’action publique dont la nécessité à

“ Les autorités publiques recourent volontiers


au vocable de « politique » pour évoquer leur
action, parce que cette appellation suppose
volonté, engagement et continuité

Le caractère volontariste, intentionnel et ordonné la fois intellectuelle et pratique se faisait fortement
de l’action est donc très justement ce qui est mis en sentir dès lors que l’on voulait rendre compte de ce
avant dans les définitions pratiques des politiques que « les gouvernements font, comment ils le font, et
publiques. Ainsi, on considère généralement qu’une quelle différence ça fait », selon l’heureuse formule
politique publique est le produit de l’activité intention- d’un de ses représentants avisés [6]. S’intéresser aux
nelle d’une autorité investie d’une prérogative de puissance politiques publiques suppose de pouvoir dégager les
publique et d’une légitimité politique, ou encore une choix qui les fondent, les processus d’action à travers
ligne d’action finalisée suivie par un ou plusieurs acteurs lesquels ceux-ci sont conduits, les réalisations qui
confrontés à un problème public, c’est-à-dire à un sujet s’ensuivent et les conséquences qui en découlent. En
nécessitant l’intervention des autorités publiques. De cela, l’APP a rendu possible le développement de
même, on tend à différencier politique publique et l’évaluation en lui fournissant un cadre de référence
programme d’action, dans la mesure où un programme solide. Elle est à coup sûr bien placée pour répondre
constitue l’objectivation d’une politique ou d’une de aux nouvelles exigences de connaissance de l’action
ses dimensions. En effet, une politique est souvent publique dans la mesure où elle permet de mettre
composée de plusieurs programmes dans la mesure l’accent sur les trois composantes essentielles de
où elle intègre généralement une pluralité d’objec- l’action publique et sur leur articulation, à savoir :
tifs et de fonctions. Les éléments d’un programme les modes de raisonnement qui guident les autorités
sont facilement identifiables au plan empirique, car publiques dans leurs choix d’action ; les processus à
ils peuvent être définis en termes de temps, de coûts, travers lesquels ces choix sont conduits ; les consé-
de procédures ou de produits. De ce point de vue, quences auxquelles ces processus aboutissent,
bien des évaluations d’impact ex ante ressortent plus qu’elles soient ou non désirées.

septembre 2018 I n° 193 I idées économiques et sociales 9


DOSSIER I L’évaluation des politiques publiques

Les conséquences comme mesure politiques dans la mesure où ils ont quelque chose
de l’efficacité : résultats versus réalisations à voir avec ce qu’on voudrait que soit le monde :
En rapportant la production d’actions publiques l’équilibre des territoires, la lutte contre la ségréga-
à ses conséquences telles qu’elles peuvent être mises tion sociale, la réduction des inégalités sociales, etc.
au jour dans un espace social déterminé, l’analyse des Ainsi la fiabilité juridique des permis de construire
politiques publiques introduit cependant des modi- est une chose et la qualité de l’urbanisme en est une
fications considérables dans la gestion des affaires autre, et l’on voit très clairement qu’il n’y a pas de
publiques comme dans les justifications sur lesquelles lien mécanique entre les deux. La construction du
celle-ci doit construire sa légitimité. TGV sud-est n’est pas en soi une garantie de déve-
Une politique publique est en effet toujours à loppement local ni d’aménagement équilibré de
rapporter à l’enjeu qui commande l’intervention l’espace.
des autorités publiques, à la façon dont elles le Cette perspective qui met les conséquences
perçoivent et le définissent. Les pouvoirs publics, de l’action au cœur de la réflexion sur la produc-
qu’il s’agisse de l’État, des collectivités territo- tion d’action publique a des incidences fortes tout
riales ou de l’Union européenne, se mobilisent sur à la fois sur la conduite de l’action stricto sensu et
la base d’une certaine représentation et appréciation sur son mode d’analyse. Tout d’abord cela permet
de l’état d’une société. Au départ de l’action, il y a de comprendre la pauvreté actuelle du discours
nécessairement un jugement plus ou moins précis, doctrinal en matière d’action publique, qui fait de
plus ou moins explicite qui fonde le recours à l’ac- la satisfaction de l’usager le point nodal de la légi-
tion. Du même coup, l’action publique a bien, dans timité de l’action publique. La référence à la seule
son déploiement, un caractère instrumental dont il satisfaction de l’usager ne peut tenir lieu de philo-
convient d’appréhender l’efficacité à la contribution sophie de l’action. La légitimité de l’action publique
qu’elle apporte au traitement du problème qui l’a s’est certes construite dans la satisfaction des
initiée. La catégorie centrale de l’action publique est besoins de toute sorte ; le service public ne saurait
donc davantage celle des résultats que celle des réali- pour autant rester assimilé à une simple prestation,
sations. C’est dans ce sens que l’on peut dire qu’une sauf à traduire une vision étroite et quelque peu
perspective d’action publique vise à substituer une logique naïve de la gestion publique. La satisfaction est un
de résultats à une logique de réalisations. La distinction problème classique d’allocation individuelle, or le
entre réalisation et résultat conduit à imposer l’idée bien-être individuel n’est pas le bien-être collectif.
d’une double fonction de production [7] : une fonction de L’intérêt collectif ne peut se prévaloir sans danger
production qui transforme classiquement les moyens d’une conception de l’usager roi. Donner une défi-
en réalisation, une seconde fonction de production nition tout à la fois conceptuelle et opérationnelle
spécifique à la gestion publique qui vise à la transfor- de la justice et de l’équité est plus difficile que
mation des réalisations en résultats. Si l’une se préoc- mesurer la satisfaction des individus à la fourniture
cupe des réalisations produites, l’autre a pour but de d’un service individualisable. De ce point de vue,
penser le résultat final, c’est-à-dire son impact sur l’analyse de l’action publique nous invite à une tout
l’environnement. autre lecture. Elle ouvre sur un mode de raisonne-
Ce point est décisif dans la mesure où il permet ment qui introduit des modifications considérables
de replacer l’action publique dans toute sa spécifi- dans la gestion des affaires publiques et conduit de
cité, c’est-à-dire dans ce qui la différencie d’autres ce fait à reconsidérer la logique du service public
formes d’action. Comme le formule avec force lui-même.
Peter John : « Policy outcomes are what decision-makers
should be concentrating on and responding to. » [8] En L’analyse des politiques publiques
effet, on ne saurait simplement mesurer une politique à la comme antidote à la technocratie
seule aune de ses réalisations. Des kilomètres de routes Le concept de politique publique introduit le
ne se justifient guère en eux-mêmes, pas plus que la déplacement vers la question des conséquences dès
construction de logements sociaux ou la distribution lors que l’action procède d’un choix qui lui-même
d’allocations sociales. Ce qui fonde de telles inter- procède de la perception d’un problème. À ce titre,
ventions relève d’enjeux plus larges, mais aussi plus il incorpore une nouvelle théorie du politique

10 idées économiques et sociales I n° 193 I septembre 2018


L’évaluation des politiques publiques I DOSSIER

dont il revient à l’APP de développer le traitement mécanismes d’opérationnalisation à travers lesquels


méthodologique. se construit la mise en œuvre, comme sur le fait que
Pendant longtemps en effet, en matière de gestion les politiques publiques n’agissent pas sur des mondes
publique, une attention soutenue a été portée à la inertes, mais bien sur des mondes sociaux qui leur
phase de décision comme fondement du processus préexistent et réagissent en retour aux actions qui
de développement des politiques publiques, « Begin leur sont destinées.
at the beginning and go on till you come to the end » pour Comme le dit Wildavsky, les politiques publiques
reprendre la formule d’Alice au pays des merveilles sont des « mixtes de cogitation et d’interaction »,
que les policy analysts aimaient à citer comme repré- « les individus prennent des décisions ; les échanges
sentative d’une telle démarche. La préoccupation sociaux font les résultats », le caractère réfléchi de
essentielle du policy process a longtemps été tournée l’élaboration des solutions rencontre immanquable-
vers la façon dont on pouvait – et devait – rationa- ment la dimension collective de leur mise en œuvre
liser la prise de décision. Or, il est vite apparu que [10]. On ne peut en effet oublier que gouverner,
bien des politiques publiques échouaient et qu’il c’est gérer de l’action collective, et qu’il ne faut
convenait d’accorder plus d’attention aux consé- pas confondre la maîtrise théorique du monde avec
quences que pouvaient entraîner telle ou telle poli- sa maîtrise pratique. Le mérite de la réflexion en
tique et donc aux processus qui y conduisaient. termes d’action est bien de rappeler que, si toute
De fait, si une politique échoue, cela peut venir de action est affaire d’intentions et de capacités, elle est
deux raisons différentes : soit la politique publique aussi liée à des conditions d’exercice. Il convient en
repose sur un raisonnement faux, soit elle a donné effet de rester attentif aux multiples jeux d’acteurs
lieu à une mise en œuvre défectueuse. L’accent mis propices aux goal displacements tels qu’ils peuvent se
sur les conséquences est loin de signifier que seules développer au sein des systèmes d’action concrets,
comptent les conséquences indépendamment de ce des réseaux interorganisationnels (interorganizational
qui les produit. Bien au contraire, il en ressort que networks), des policy subsystems ou des relations entre
la question de la mise en œuvre est un phénomène niveaux de gouvernement (intergovernmental relations,
tout aussi complexe que central et doit du même multilevel governance), pour citer quelques-uns des
coup être parfaitement intégré dans une logique concepts les plus habituels de la sociologie de l’action
d’analyse, et par conséquent d’évaluation. Au point organisée.
que, en partant des conséquences et en réhabilitant De ce point de vue, une des grandes leçons de
l’étude des « phases post-décisionnelles », la gestion l’APP sera d’avoir substitué l’intelligence des situations
publique substitue en quelque sorte une forme de à la rationalité apparente des objectifs en obligeant égale-
gestion de l’amont par l’aval à une simple logique ment à investir dans la connaissance fine des univers
top-down dont la rationalité se trouve de fait forte- sur lesquels on agit. Substituer l’analyse des consé-
ment contestée. Les outils d’aide à la décision se sont quences à la seule rationalité des objectifs conduit
vite épuisés dans la turbulence de l’imprévisibilité, à anticiper comment des systèmes sociaux qui
le tout n’étant pas de formuler des décisions, mais préexistent à une politique ou un programme vont
de les opérationnaliser, ce qui suppose une maîtrise intégrer les mesures qui leur sont destinées dans leur
des univers sur lesquels on agit. C’est bien là une des propre logique de fonctionnement. La réflexion en
raisons majeures qui expliquent la faillite du Plan- termes de politiques publiques ou de programmes
ning programming budgeting system américain et de son d’action a profondément modifié notre conception
équivalent français de la Rationalisation des choix de l’action publique et de son pilotage. La révolution
budgétaires, tout comme les difficultés de la plani- a surtout consisté, on l’a dit, à assumer la préémi-
fication stratégique tant dans le secteur public que nence des outcomes (résultats ou conséquences) sur
dans le secteur privé. De ce point de vue, l’analyse les outputs (réalisations ou produits). Si les politiques
des politiques publiques a constitué cet « antidote à la publiques se définissent comme orientées vers le
technocratie », comme l’a appelée Lowi [9] : elle s’est traitement des problèmes publics, elles visent par
construite contre une vision scientiste de la décision nature à l’efficacité, c’est-à-dire à produire des effets
selon laquelle « la source principale de l’erreur est tangibles susceptibles d’être mesurés. Les consé-
celle des mauvais choix », tirant ainsi un trait sur les quences sont donc l’inévitable contrepartie d’une

septembre 2018 I n° 193 I idées économiques et sociales 11


DOSSIER I L’évaluation des politiques publiques

approche par les problèmes publics. La mise au jour de maîtriser les conditions dans lesquelles ils vont
des conséquences ne peut être négligée, car elle est développer leurs actions, définir leurs enjeux et
la seule façon de prendre les politiques publiques pleinement les expliciter afin de les faire partager.
au sérieux et de rappeler ce qu’est la responsabilité Construire les bases d’une intelligence collective est
propre de toute autorité politique. À l’évidence, devenu essentiel à la finalisation de l’action publique
les évolutions de la gestion publique remettent en et au développement de toute forme de partena-
question la logique d’opération comme ensemble riat dans un univers marqué par les exigences de
de procédures techniques définissant la production l’action collective. Le principe de territorialité vise
et la fourniture d’un service. Les conséquences sont ainsi à définir un espace dynamique de gestion des
devenues les vraies performances du service public et problèmes publics caractérisé par la diversité des
nous sommes progressivement sortis de logiques de situations, la contingence des solutions et la varia-
production dans lesquelles c’était l’importance des bilité de leur emprise géographique, mais dont la
outputs qui était décisive. Or, les conséquences s’ins- mise en œuvre suppose une connaissance elle-même
crivent dans la réalité empirique d’espaces multiples appropriée. Il en est fini d’une standardisation des
qu’on a pris l’habitude d’appeler simplement des solutions de gestion en matière d’action publique. Il
territoires. ne peut y avoir recherche d’efficacité sans connais-

“Nous sommes devenus conscients que,


dans nos sociétés, l’avenir dépend de
décisions aux conséquences incertaines

Le risque des démarches opérationnelles clas- sance approfondie des espaces concernés. L’interro-
siques était de figer la notion de bien public dans la gation sur les territoires est à la fois le point de départ et
catégorie de produit. Maintenant, penser le produit, le point d’arrivée de la gestion publique. En fait, il faut
c’est nécessairement penser le territoire dans lequel comprendre la territorialisation de l’action publique
il s’insère afin de penser les effets collectifs de son comme un effort de spatialisation synonyme de
utilisation compte tenu de la nature du problème en contextualisation. Tout problème s’enracine bien
jeu. Du même coup, on comprend que les efforts évidemment dans un territoire, même si, on le sait,
pour maîtriser l’espace d’intervention requis par le les échelles de territoires peuvent considérablement
traitement d’un problème public passent par une varier selon la nature des enjeux concernés. Assu-
capacité à générer de l’information sur le territoire rément, la réflexion sur les conséquences ne peut
de référence. Autant on a produit historiquement manquer d’interroger, sinon de remettre en cause,
des savoirs experts très fiables sur les produits et des le bien-fondé des frontières institutionnelles de la
procédures souvent très sophistiquées de contrôle communauté politique dans une conception de la
de ces mêmes produits, autant on a peu produit de responsabilité strictement internaliste. On le voit
connaissances sur les conséquences de leur produc- très clairement avec l’émergence de ce que Norberto
tion. Les efforts de constitution de bases de données, Bobbio identifie comme les « droits de troisième
4 Bobbio N., Le Futur de mise en place de systèmes d’information géogra- génération 4 », qui concernent le droit de vivre dans
de la démocratie,
Paris, Seuil, 2007. phique (SIG) représentent des enjeux cruciaux si un environnement non pollué et le développement
l’on veut que les acteurs publics soient capables durable. La référence ne peut plus manifestement

12 idées économiques et sociales I n° 193 I septembre 2018


L’évaluation des politiques publiques I DOSSIER

être la nation, mais la planète comme espace dans La recherche des conséquences probables est en
lequel nous inscrivons notre « destin » commun ! cela un utile rappel à l’ordre des missions premières
Contextualiser un problème revient à mettre au des autorités publiques, parce qu’elle est une concré-
jour quelles en sont les dimensions constitutives, tisation de leur responsabilité et qu’elle réintroduit
lesquelles peuvent souvent l’enraciner dans des une vision collective du développement social dans
espaces et des échelles bien plus vastes que la seule la mesure où les conséquences soulignent l’inter-
inscription physique dans un territoire strictement dépendance des acteurs et de leurs choix. Elle
localisé. Les conséquences de cette approche renou- rend incontestablement plus délicat l’exercice de
velée de la gestion publique sont loin d’être anodines. la responsabilité des autorités publiques. Celles-
La territorialisation de l’action publique est prioritai- ci se voient engagées par des actions dont les effets
rement affaire de connaissance et d’intelligence des sont toujours difficiles à déterminer et à prévoir : la
situations. Sa portée est immense qui pose la ques- recherche conduit ainsi à mettre au jour des causa-
tion des savoirs experts, des instruments d’action lités multiples, souvent non voulues, ne serait-ce que
publique, des modalités renouvelées de coordina- parce que, suivant un principe connu, elles sont liées
tion de l’action et de coopération des acteurs et des au télescopage de séries causales indépendantes.
cadres institutionnels dans lesquels se déroule l’action La décennie 1970 n’a sonné le glas que d’une
publique. S’il convient de construire une capacité conception rationaliste de l’action, celle qui pense
accrue d’information sur le territoire comme base que la maîtrise théorique du monde induit sa maîtrise
indispensable à toute action, il convient aussi de s’ou- pratique, celle encore qui voit dans l’affirmation des
vrir à de nouveaux raisonnements largement issus objectifs le signe d’une rationalité prospective et qui
des sciences sociales, qui deviennent clairement des pense qu’on peut expliquer les résultats de l’action
sciences de gouvernement. par les seules intentions des acteurs. Elle n’est pas
Dès lors, on comprend que la catégorie d’ob- la condamnation de toute possibilité d’intervention
jectif ait pu être tenue en suspicion. Si les poli- rationnelle. La logique qui conduit à l’émergence
tiques ne valent que ce qu’elles vont devenir, le d’une rationalité nouvelle naît en fait, et de manière
problème n’est plus seulement celui des objectifs paradoxale, de la mise au jour des multiples effets
dont on sait qu’ils peuvent être généreux, mais non voulus dans lesquels sont empêtrés les gouver-
aussi pervertis par l’ignorance de ce qui en condi- nements. Dès lors que ceux-ci sont explicables, et
tionne la réalisation. En effet, les préférences ne non plus seulement liés aux forces irrationnelles
nous livrent jamais d’elles-mêmes la nature de du marché ou au simple jeu du hasard historique, et
leurs conséquences, mais par là même on ne peut que l’on peut en rétablir tout à la fois l’intelligence
plus ordonner les préférences si l’on ne peut plus et le caractère rationnel, il n’est pas impensable, ni
penser les conséquences. La manière dont les consé- irresponsable, d’en tirer les leçons d’un point de
quences affectent un ensemble social nécessite tout vue pratique quant aux possibilités de guidage qui
à la fois d’être connue et gérée. La réflexion est de s’offrent à nous selon une logique toute différente. La
fait liée à une problématique du risque, dont on sait rationalité de la décision étant de nature prospective,
qu’elle est double : risque lié aux « objets » eux- et fondée sur la clarté des objectifs et des prévisions,
mêmes (chômage, déficit, climat, immigration, la rationalité devient rétrospective par apprentissage
etc.) par leurs conséquences sur le monde social, des conséquences des actions passées. La rationalité
mais aussi risque pratique lié aux modalités d’inter- d’une politique est ainsi attestée même par ses défail-
vention choisies pour les traiter. Le raisonnement lances, car celles-ci peuvent être expliquées et, dès
sur les risques est très révélateur de l’introduction lors en effet que les erreurs sont elles-mêmes consi-
des conséquences comme catégorie de gestion, dérées comme rationnelles, il est toujours possible
car, comme le montre Luhmann 5 , nous sommes d’apprendre. Quand on tient les objectifs et les 5 Luhmann N., Risk, a

Sociological Theory, Berlin,


devenus conscients que, dans nos sociétés, l’avenir intentions en suspicion, les conséquences deviennent Walter de Gruyter, 1993.
dépend de décisions aux conséquences incertaines. la seule catégorie fiable dans la mesure où elles ont
Les conséquences deviennent la catégorie centrale de au moins le mérite d’être maîtrisables par la pensée.
la gestion publique, car elles déterminent la réalité Si les objectifs sont des projections du désirable,
de la responsabilité politique. les conséquences sont des faits. En prenant appui

septembre 2018 I n° 193 I idées économiques et sociales 13


DOSSIER I L’évaluation des politiques publiques

sur les acquis de l’analyse des politiques publiques, même temps qu’il assigne aux sciences sociales un
l’évaluation des politiques publiques devient une rôle essentiel sans être déterminant. Pour autant,
ressource. Cela veut dire que les apprentissages l’apprentissage est lent, remettant en question
restent possibles, et que la liberté des acteurs n’est aussi bien les outils d’intervention publique que ses
pas un vain mot, même si justement il faut éviter que modalités de travail et les dispositifs institutionnels
l’enfer soit pavé de bonnes intentions. Or, l’action qui en constituent le cadre.
publique est de ce point de vue une parfaite illustra-
tion de l’adage populaire ! On connaît le cas célèbre Les chantiers de l’évaluation : quelle
du contrôle des loyers qui a fait écrire à l’économiste place pour les sciences sociales ?
suédois Assar Lindbeck que le contrôle des loyers est L’utilité d’une approche est d’améliorer notre
le moyen le plus efficace de détruire une ville, avec intelligence des phénomènes sociaux et d’être éven-
le bombardement ! En cherchant à protéger les loca- tuellement un outil d’action. Pour reprendre les
taires, la mesure conduit à imposer des règles aux catégories de Gilles Gaston-Granger 8 , la rationalité
propriétaires qui ont pour conséquence une dimi- épistémique comme rationalité de description et d’ex-
nution de l’offre locative dont l’impact final peut se plication et la rationalité pratique comme rationalité
révéler catastrophique. d’action sont de nature et de portée différentes, mais
Les sciences sociales ont le mérite de nous elles se révèlent aujourd’hui de plus en plus interdé-
montrer que la gestion publique doit se méfier d’une pendantes. La portée explicative des sciences sociales
pensée qui ne serait que celle des programmes, est en effet à distinguer de leurs usages, mais les
des objectifs, des cibles et de la stratégie. Dans les usages ne sauraient rester étrangers aux possibilités
contextes d’incertitude marquée il est donc souvent offertes par l’avancement des sciences. C’est bien la
préférable de se fier plus à la rétroaction qu’à la réflexion ouverte par la public policy analysis qui allait
programmation. « L’objectif essentiel est de gagner au fond nourrir la réflexion sur l’évaluation. L’éva-
un savoir suffisant pour réduire la portée d’une luation ne fait que traduire, sur le plan de la gestion
6 Landau M., Stout R., surprise potentielle », dit Martin Landau 6 , c’est publique, les impératifs de l’analyse des politiques
« To manage is not to control:
Or the folly of type II errors », peut-être là la seule façon de conjurer la logique des publiques [11]. Malheureusement, l’insuffisante
Public Administration Review, effets pervers, c’est-à-dire de résoudre au moins appropriation des sciences sociales par les autorités
vol. 39, no 2, 1979,
p. 148-156. intellectuellement le paradoxe d’Elster qui est de publiques n’a pas toujours permis de développer en
7 Campbell D. T., « The social
chercher à maîtriser ce qui n’est pas prévisible. De France la dynamique de recherche en matière d’ana-
scientist as methodological ce point de vue, l’évaluation constitue un retour au lyse des politiques publiques la plus adéquate aux
servant of the experimenting
society », Policy Studies réel salutaire par lequel les pouvoirs publics peuvent démarches évaluatives.
Journal, 1973, p. 72-75. reconstruire le sens de leur action loin des forma-
8 Gaston-Granger G., lismes gestionnaires et des simplifications idéolo- Gérer le désajustement entre administration
« Les trois aspects de la
rationalité économique », in
giques. Éloignée de toute prétention à une gestion et politique publique : évaluation de politique
Gérard-Varet L.-A., Passeron scientifique du politique et débarrassée de toute visée versus contrôle de gestion
J.-C. (dir.), Le Modèle et
l’Enquête, les usages du technocratique, l’évaluation s’est en effet éloignée Souvent l’évaluation contredit l’expérience
principe de rationalité dans
les sciences sociales, Paris,
aujourd’hui, ici comme ailleurs, des vues hyper- quotidienne des praticiens de l’action publique dans
EHESS, 1995, p. 567-580. rationalisatrices d’une « société expérimentale », la mesure où la qualité de leurs réalisations n’induit
pour reprendre l’expression significative de Donald pas logiquement celle de leurs résultats. De manière
Campbell 7 . générale, les administrations sont portées par des
En contribuant à faire de la responsabilité le logiques de production, il est donc normal qu’elles
cœur même de l’activité politique, l’APP débouche soient plus sensibles au langage habituel de la gestion
sur une conception proprement empirique du qu’à celui plus lointain des conséquences, d’autant
pouvoir politique qui lie définitivement la réalité que les acteurs sont évalués personnellement sur ce
du pouvoir à la connaissance de cette même réalité. qu’ils font et non sur ce que génère ce qu’ils font.
Si les conséquences de l’action deviennent la vraie Les réticences à l’évaluation s’expliquent bien par le
mesure de la responsabilité politique, le caractère fait que, comme le précisait Wildavsky, évaluation et
plus ou moins « informé » du pouvoir politique organisation sont, pour une bonne part, des termes
change de fait sa nature, son exercice et sa portée en contradictoires [10]. Tout simplement, l’évaluation

14 idées économiques et sociales I n° 193 I septembre 2018


L’évaluation des politiques publiques I DOSSIER

n’est pas concernée par la survie de l’organisation ; des emplois. Il est clair en particulier qu’en rester à
pour elle, l’organisation n’a de validité que pour la seule prise en compte de l’activité administrative
autant qu’elle a une utilité sociale, c’est-à-dire qu’elle indépendamment de son sens conduit à ne retenir
est capable d’apporter une réponse pertinente à un que la seule dimension de production et d’offre de
problème public. On peut facilement comprendre services. Ceci ne peut que favoriser les réflexes étroi-
qu’il soit difficile d’obtenir le soutien de bureau- tement gestionnaires qui s’orientent aujourd’hui
craties quand l’analyse de leur action est susceptible dans la seule recherche d’une économie de moyens
de remettre en question leur existence même. Il au détriment d’une vraie gestion des coûts. On l’a
est probable de ce point de vue que l’éloignement clairement vu avec la politique dite de Révision géné-
d’une conception du service public assimilé à la rale des politiques publiques (RGPP), menée entre
seule fourniture de services – en particulier au sein 2007 et 2012, qui n’avait pas grand-chose à voir avec
des administrations d’État – comme la prégnance de une analyse en termes de politiques publiques. L’in-
plus en plus forte des questions de responsabilité et fluence du New public management a souvent contribué
de prévention des risques constituent des éléments à développer des approches étroitement gestionnaires
susceptibles de favoriser davantage le recours à l’éva- dans lesquelles les objectifs d’efficience et de maîtrise
luation dans sa logique conséquentialiste. des coûts ont largement pris le pas sur la recherche
De fait, la distinction des outputs et des outcomes qui des conséquences toujours plus difficile à établir,
est au cœur de l’analyse des politiques publiques s’est mais aussi politiquement plus dérangeante. Il est clair
révélée très déstabilisatrice pour les organisations en effet que la maîtrise des administrations est plus
administratives dans un État qui a toujours développé facile à construire que celle des politiques publiques,
un « culte de l’Administration majuscule », au point surtout quand l’efficience a tendance à l’emporter
de faire de celle-ci le « trésor historique de l’État en sur l’efficacité, la recherche des « bonnes pratiques »
France 9 ». L’action des institutions administratives sur la qualité des résultats. Or c’est en effet une des 9 Legendre P., Trésor

historique de l’État en France.


ne se résume plus en effet à une simple fourniture leçons de l’analyse des politiques publiques que L’administration classique,
de services en réponse à des demandes sociales plus d’avoir ouvert la voie à une distinction essentielle : Paris, Fayard, 1992.

ou moins exigeantes. Les administrations doivent gérer une administration n’est pas gérer une politique
intégrer des impératifs de gestion de « problèmes publique, l’efficacité de l’une ne fait pas mécaniquement
publics » dont elles ont rarement le monopole, et l’efficacité de l’autre.
dont le traitement génère des conséquences qui défi- Malheureusement, il n’y a pas encore dans les
nissent la réalité de leurs performances comme la administrations françaises de réelle culture collective
nature, l’étendue et le degré de leur responsabilité. du résultat basée sur un management par les outcomes.
Les logiques de réalisation qui sont celles des organisations Les conséquences sont l’inévitable contrepartie
administratives doivent désormais intégrer les logiques de d’une approche par les problèmes publics. Mais,
résultat qui sont celles des politiques publiques. pour produire une analyse de celles-ci, faut-il encore
Ainsi, l’appréciation de l’activité administrative avoir des données fiables sur l’environnement ou le
relève moins d’une évaluation technique interne segment de société concerné. On ne peut évaluer
de la qualité des produits que de sa contribution au les performances de l’école sans information sur les
traitement des situations jugées problématiques. Le élèves, pas plus qu’on ne peut statuer sur l’efficacité
contrôle est devenu externe, expliquant l’engouement des politiques de l’emploi sans données sur l’emploi.
pour la thématique de l’évaluation des politiques L’administration française est restée trop longtemps
publiques au-delà des difficultés mêmes de sa mise une administration de production et, du même coup,
en œuvre et de la forte réticence des administra- centrée essentiellement sur une logique de mise en
tions concernées. Celles-ci découvrent en effet que œuvre ; elle a de fait négligé de produire des infor-
la qualité de leurs prestations ne suffit plus à légi- mations sur son propre contexte d’action comme
timer le bien-fondé de leur action, que la qualité des sur les effets de ses propres productions. Le peu
produits ne détermine pas l’efficacité de la gestion d’intérêt pour les résultats de l’action a eu histori-
publique : la construction des routes ne fait pas méca- quement pour conséquence dommageable le retard
niquement de l’aménagement du territoire, pas plus français dans la constitution de bases de données
que l’obtention de diplômes ne permet de trouver fiables et plus largement une faible connaissance par

septembre 2018 I n° 193 I idées économiques et sociales 15


DOSSIER I L’évaluation des politiques publiques

les services de l’État de leur contexte d’action, au L’évaluation des politiques publiques :
prix d’une grande ignorance bien souvent des travaux un discours de la méthode ?
de l’Insee ainsi que d’une implantation insuffisante Du fait des attentes qu’elle suscite, l’évaluation
des services statistiques ministériels eux-mêmes. est l’occasion de débats complexes et passionnés
Or la mobilisation des données est un enjeu crucial qui traversent de fait aussi bien le champ politique
pour assurer l’efficacité des politiques publiques, et qu’académique. À observer les querelles qu’elle
pour évaluer avec précision l’impact des programmes génère, on est parfois surpris par la vivacité des
publics. Cette question est aujourd’hui d’autant plus propos et la fermeté des positions quant au sens à lui
aiguë dans le contexte de développement du numé- donner. Il serait pourtant regrettable de s’enfermer
rique et des big data. La lente diffusion de l’évaluation trop vite dans une discussion aux résonances forte-
des politiques publiques en France trouve pour une ment polémiques et d’autant plus suspectes que ce
bonne part son origine dans cette situation regret- débat ne se fonde que sur une pratique encore bien
table, dont on perçoit aujourd’hui les inconvénients mince.
majeurs [12]. Cependant, s’il n’y a pas d’observa- S’inscrivant dans la logique des leçons de l’APP,
tion possible sans données, les données ne sont pas « l’évaluation de politique est centrée sur l’appren-
des faits tant qu’elles ne sont pas rendues significa- tissage des conséquences », comme le souligne très
tives par une lecture appropriée. Celle-ci implique clairement Thomas Dye [6]. Ce sont les conséquences
toujours une mise en ordre sélective de la réalité à qui nous informent des réussites ou des échecs des
partir d’un cadre de référence déterminé. La culture politiques publiques. En cela, l’évaluation ne fait que
du résultat telle qu’elle se manifeste dans la mouvance de la traduire au plan de la gestion publique les impéra-
gestion de la performance exige à l’évidence la multiplica- tifs de l’analyse des politiques publiques. C’est dans
tion des instruments de mesure, mais aussi la maîtrise de la ce cadre que s’est construite progressivement la
mesure elle-même et des raisonnements qui la produisent. Ce réflexion sur l’évaluation des politiques publiques et
qui ne va pas sans poser la question des compétences à la détermination de ses différentes figures. L’évalua-
mobiliser pour leur production. tion ex ante, longtemps minorée, a d’ailleurs acquis
La nouvelle intelligence de l’action publique aujourd’hui une grande importance dans un certain
ouverte par l’APP offre des modes de connaissance de nombre de domaines du fait d’avancées scientifiques,
l’action publique plus appropriés que les approches méthodologiques et techniques décisives, même si sa
administratives classiques, et renouvelle du même portée est restreinte du fait qu’elle ne peut maîtriser
coup les techniques de pilotage et de contrôle de l’ac- par anticipation toutes les dimensions d’une politique
tion. Dès lors que les organisations administratives ne publique ni toutes les variables qui la constituent.
peuvent définir de manière endogène les politiques Elle est le domaine par excellence de l’analyse coûts-
à mettre en œuvre dans la mesure où les problèmes bénéfices, des méthodes expérimentales fondées
publics les débordent largement, les modes de sur des modèles économétriques, et aujourd’hui de
contrôle calés sur l’organisation se révèlent inadaptés. la microsimulation [13]. La quête de performance
En effet, si ces derniers permettent de rendre compte conduit à accorder une attention renouvelée aux
de l’utilisation plus ou moins efficiente des moyens, ils dispositifs producteurs d’une meilleure réflexivité
ne peuvent pas appréhender les politiques poursuivies de l’action publique, ne serait-ce que comme analyse
dans leur globalité ainsi que leurs impacts externes préventive des défaillances. On peut cependant
dans la mesure où la conduite des politiques publiques regretter que l’évaluation ex ante recouvre souvent
implique aussi une connaissance externe des situations une logique d’action publique étroitement instru-
sociales sur lesquelles on agit. Elle nécessite ainsi un mentaliste, que l’expression d’Esther Duflo selon
regard décentré qui ne part plus de l’administration laquelle le chercheur n’est au fond dans ce contexte
ou de l’organisation qui se regarde travailler. Celle-ci qu’un simple « plombier » exprime assez clairement.
est dès lors réinstrumentalisée, elle n’est plus qu’un C’est bien évidemment l’évaluation ex post qui
moyen au service de la résolution d’un problème. La soulève les attentes les plus fortes par la richesse des
qualité de l’action publique ne peut plus s’analyser informations qu’elle peut amener par son inscrip-
comme le simple sous-produit du plus ou moins bon tion dans une logique de bilan dans la mesure où il
fonctionnement des organisations administratives. s’agit d’apprécier les résultats d’une politique. On

16 idées économiques et sociales I n° 193 I septembre 2018


L’évaluation des politiques publiques I DOSSIER

distingue généralement l’évaluation de résultats de des problèmes publics est leur ambiguïté et leur indé-
l’évaluation de processus. Si la première tend à mettre termination : comment sauver l’emploi et conduire les
en évidence l’ensemble des effets produits par une restructurations industrielles, aménager le territoire
politique publique, que ceux-ci soient attendus dans une logique de développement durable, gérer
(expected) ou non, prévisibles (intended) ou non, la des risques sanitaires qui mettent en cause des filières
seconde vise à expliquer par quel processus on est de production économiques, la santé des personnes,
parvenu à ces résultats. D’un certain point de vue, des économies locales… Aujourd’hui, la difficulté
une évaluation qui se veut complète doit non seule- vient du fait que des logiques différentes viennent
ment porter sur les différents types d’efficacité et à s’entrechoquer, et qu’on est dans l’incapacité de
d’efficience de la politique examinée, mais aussi sur maintenir l’autonomie des différentes sphères d’in-
la façon dont elle a été mise en œuvre, ainsi que sur tervention publique. C’est bien là toute la difficulté
la validité de la ou des théories d’action qui la sous- telle qu’elle s’incarne pleinement dans la fortune
tend(ent). On entend par « théorie d’action » les de la notion de « développement durable ». Penser

“ Bien des politiques publiques se développent


sans qu’on puisse toujours les rapporter
à des objectifs précis. Dès lors, les politiques
concernées seraient-elles inévaluables ?

modes de raisonnement qui ont guidé les acteurs tant harmonieusement dans le même temps et le dévelop-
dans la détermination du problème public à gérer que pement économique et la protection de l’environ-
dans le choix des modes d’intervention et la sélection nement et la solidarité implique un renouvellement
des outils de gouvernement appropriés. complet de nos approches. La difficulté vient moins
L’évaluation de processus est souvent d’autant de la multiplicité des acteurs à coordonner que de
plus justifiée qu’il est difficile de mettre au jour les l’impossibilité à cadrer avec précision la nature
objectifs qui ont guidé les autorités publiques dans des enjeux. Le sujet est bien connu : les problèmes
la détermination d’une politique publique. Certes, publics sont « mal structurés » (ill structured), au sens
on peut penser que le bon sens consiste à mettre où on les définit comme des problèmes caractérisés
en correspondance objectifs et résultats. En effet, par l’interaction d’un nombre important d’éléments
lorsqu’on analyse une politique dans ses effets, on dont les comportements sont très variables, définis-
est en droit d’étudier la convergence ou l’absence sant ainsi un haut degré d’imprévisibilité et nécessi-
de convergence entre ces effets et les objectifs spéci- tant en retour une connaissance contextualisée [14].
fiques poursuivis par les pouvoirs publics. Pourtant, Ils recouvrent une multiplicité de dimensions scien-
bien des politiques publiques se développent sans tifiques, économiques, sociales, politiques, qui ont
qu’on puisse toujours les rapporter à des objectifs chacune leur rationalité et leur temporalité.
précis. Dès lors, les politiques concernées seraient- Du même coup, les politiques publiques ne
elles inévaluables, comme on peut l’entendre parfois ? donnent que rarement lieu à l’établissement d’ob-
Non, bien entendu, et ce pour plusieurs raisons. Le jectifs précis. Dès lors que la délivrance du service
cœur de l’action publique est désormais constitué public ne s’arrête pas à la seule production de service,
par le traitement de « problèmes publics » plus que il est clair que les logiques de contrôle de gestion et
par la réalisation d’objectifs organisationnels, elle est les logiques d’évaluation sont à dissocier et à arti-
« problem oriented », comme on l’a dit. Or, le propre culer. On ne saurait confondre en effet la finalité

septembre 2018 I n° 193 I idées économiques et sociales 17


DOSSIER I L’évaluation des politiques publiques

ultime d’une politique publique, qui correspond à élaboré en 1996 par le Conseil scientifique de l’éva-
la résolution d’un problème public, avec les objec- luation (1996) avait le mérite d’éviter la confusion
tifs d’action qui sont la traduction concrète et opéra- en distinguant les chargés d’évaluation responsables
tionnelle des buts recherchés. Du même coup, les du travail d’analyse des évaluateurs qui allaient
conséquences doivent être rapportées aux problèmes juger une politique. La langue anglaise a l’avantage
publics dont elles représentent ou non le traitement. de dissocier evaluation comme activité pratique de
Dès lors, l’analyse de la mise en œuvre devient formulation d’un jugement et assessment, estimation
centrale dans la mesure où la politique est devenue ou mesure. L’indépendance nécessaire du chercheur
ce que les acteurs chargés de sa mise en œuvre en relève ici très directement d’un principe de neutra-
ont fait : comment ils se sont approprié les objectifs lité axiologique qui est un principe méthodologique
flous de départ, comment ils les ont traduits en objec- analytiquement bien distinct d’un principe juridique
tifs opérationnels. D’autant qu’il ne faut pas négliger qui ne peut déterminer à lui seul la qualité du travail
non plus la dimension proprement symbolique des de recherche. Faire de l’évaluation est ici une acti-
objectifs affichés, ni la poursuite par les acteurs vité de mobilisation du savoir disponible au sein des
d’objectifs implicites ou latents éloignés des objec- sciences sociales en vue d’une finalité pratique exté-
tifs affichés. L’étude de la loi de fusion de communes rieure au champ de la recherche ; mais dire qui doit
du 16 juillet 1971 en constitue un bel exemple, qui évaluer, c’est-à-dire produire un jugement, n’est pas
montre comment le ministère de l’Intérieur a élaboré à proprement parler une question scientifique. Pour
un dispositif de mise en œuvre visant surtout à ne pas reprendre la formulation bien connue de Freeman et
contraindre les communes à fusionner, et conduisant Rossi, le rôle du chargé d’évaluation « est proche de
ainsi à faire de l’échec apparent de la loi le signe d’un celui d’un expert à qui il revient de fournir la meil-
succès de la politique réellement poursuivie par le leure information possible dans des circonstances
gouvernement ! précises ; ce n’est ni le rôle d’un juge ni celui d’un
Il convient ici de bien préciser la nature du travail juré » [15].
proprement scientifique sur lequel s’appuie l’éva- Par elle-même, l’évaluation est d’ailleurs une
luation si on veut en saisir la portée pratique. De ce procédure d’investigation limitée, pour des raisons
point de vue, le travail de recherche sur lequel vient qui tiennent pour une bonne part aux spécificités
s’appuyer l’évaluation proprement dite relève de propres aux sciences sociales dans la production
manière très classique d’une logique de recherche même de leurs connaissances. Évitons de prêter à
appliquée. La qualité de l’évaluation n’est de fait que la science plus qu’elle ne peut. Le rapport Deleau
l’expression plus ou moins directe de la qualité de (1986) semblait croire à la possible mise au jour de
l’analyse, c’est-à-dire de la manière selon laquelle l’ensemble des conséquences propres à une poli-
un problème pratique est traduit en problème de tique publique, et donc des causes qui les produisent.
recherche. Les évaluations doivent en effet être scien- C’était oublier que les sciences sociales « problé-
tifiquement fondées. Ou, dit autrement, l’évaluation, matisent » leur objet d’analyse, c’est-à-dire que le
en tant qu’outil de production de connaissance, est la passage d’une question empirique à une question
transcription d’une pratique de recherche dans une de recherche n’est pas une opération simple et
perspective d’action. naturelle. Aucune réalité ne se donne à voir d’elle-
Ceci permet de spécifier la place des chercheurs même en dehors de la sélection d’une perspective de
dans l’évaluation, alors même qu’un usage laxiste de recherche. On le sait, une manière de voir est aussi
la notion fortement ambiguë d’évaluation suscite de une manière de ne pas voir. Du même coup, l’éva-
fait bien des malentendus. Il est en effet souvent fait luation ne peut mettre au jour que des schèmes de
usage au sein des sciences sociales, et en particulier causalité partielle. C’est bien pour cela que la déter-
en économie, du terme d’évaluation alors même mination de la commande est une activité propre-
qu’on évoque des méthodes d’analyse spécifiques à ment politique de sélection essentielle, obligeant le
l’étude de l’action publique, au point que se trouvent commanditaire à savoir hiérarchiser ses préférences,
confondues l’explication scientifique d’une action sauf à tomber dans un inventaire à la Prévert. Plutôt
publique et son appréciation politique. De ce point de que de chercher à appréhender une totalité dont on
vue, le Petit Guide de l’évaluation des politiques publiques ne peut situer les frontières, il est en effet préférable

18 idées économiques et sociales I n° 193 I septembre 2018


L’évaluation des politiques publiques I DOSSIER

de se cantonner à sélectionner des chaînes causales moins des savoirs en cause que des experts eux-
dont on peut rendre compte à l’intérieur d’un cadre mêmes, car la synergie des savoirs n’induit pas pour
de référence précis. Or, c’est bien cette activité de autant la coopération de ceux qui les maîtrisent.
détermination des enjeux et des perspectives de L’affrontement des disciplines masque souvent, on
recherche qui doit orienter vers la mobilisation de le sait, un combat plus âpre qui est celui auquel se
telle ou telle discipline, de telle ou telle méthode livrent les différentes élites pour le maintien ou l’ac-
d’analyse. À un premier niveau, la qualité de l’éva- quisition de positions de pouvoir. Si les sciences ne
luation et donc sa pertinence ne peuvent être que connaissent pas de hiérarchie, il n’en est pas de même
l’expression plus ou moins directe de la qualité de des experts. La montée des préoccupations liées au
l’analyse. Il est donc essentiel de s’orienter vers les management public symbolise tout autant la mobili-
modes d’analyse les plus adéquats aux questions sation de nouveaux savoirs davantage liés aux sciences
posées. Bref, aucune discipline ne peut avoir le sociales que l’arrivée de nouveaux acteurs dans le
monopole de l’évaluation, et c’est bien ce qui définit champ de l’expertise publique. Mais on sait aussi que
la nature forcément pluridisciplinaire de l’évaluation c’est à la jonction des disciplines que se situent très
[16]. Même si nous savons par expérience que la mise généralement les innovations, et que le progrès des
en exergue des performances donne un rôle essen- connaissances n’est pas étranger au croisement des
tiel aux économistes statisticiens, quand l’analyse du disciplines, le jeu est ouvert !
processus de mise en œuvre est plus propice au travail On confond du même coup souvent l’interdisci-
des sociologues ou politistes. plinarité avec la pluridisciplinarité, au détriment de
On peut regretter de ce point de vue que nous la qualité scientifique de l’évaluation, car la tenta-
vivions dans un monde bien peu apte au dialogue tion est forte de multiplier les perspectives d’ana-
interdisciplinaire, du fait d’une maîtrise rarement lyse au prétexte que leur conjugaison permettrait de
partagée des sciences sociales que sont l’économie, « faire le tour » de la question. Il existe, en dehors
la sociologie, la science politique et l’histoire, mais du monde de la recherche, un a priori tenace selon
il faut reconnaître que les filières d’enseignement et lequel la vérité est unique. Or certaines questions
de recherche permettant l’acquisition d’une réelle peuvent recevoir des réponses multiples et égale-
compétence en sciences sociales sont extrêmement ment valides, relevant de modes d’explication ou de
rares. D’autant que la pluridisciplinarité qui fut au langages différents. L’épistémologie nous enseigne
cœur des policy sciences et de la public policy analysis d’ailleurs que s’il n’est guère possible que deux théo-
outre-Atlantique n’a guère pu vraiment se déve- ries d’un même phénomène soient vraies en même
lopper en France du fait d’une institutionnalisa- temps, deux modes d’analyse, même contradictoires,
tion des disciplines probablement plus forte dans peuvent parfaitement coexister et avoir leur utilité
l’Hexagone qu’ailleurs, qui a davantage favorisé la du point de vue de la connaissance. Une telle situa-
confrontation des perspectives d’analyse que leur tion, si elle n’est pas comprise, ne peut que générer
conjugaison, et explique largement l’absence de perplexité pour le décideur qui croit, ou espère, que
réelles schools of public policy ou leur équivalent. la science va lui apporter la réponse à sa question. Si
Une connaissance pluridisciplinaire n’exclut on peut penser raisonnablement que la juxtaposition
évidemment pas des spécialisations disciplinaires de recherches différentes sur une même question est
fortes, mais elle oblige celles-ci à rester en contact utile et pertinente, il est difficile d’en déduire qu’il est
avec les savoirs développés par les autres sciences toujours possible d’en inférer une approche intégrée.
sociales 10 . Certes, l’affirmation des disciplines n’est L’incommensurabilité des théories est d’ailleurs une 10 Un bel exemple : Gérard-

Varet L.-A. et Passeron J.-C.


pas exempte de tensions ni de rapports de force, vraie question pour les décideurs, dans la mesure où (dir.), Le Modèle et l’Enquête,
et le développement des sciences sociales n’a pas elle montre bien que la décision est bien une procé- op. cit.

échappé à la constitution de disciplines autonomes dure de sélection et de choix liée à des préférences
qui ont affirmé leurs propres épistémologies et la et des intentions pratiques. Les recherches mettent
spécificité de leurs méthodes. La confrontation des souvent au jour des connaissances ignorées quant à
différentes expertises a pu parfois prendre un tour ce qui est fait ou non, aux conséquences recherchées
polémique et parfois inutilement corporatiste. La ou non, par là même elles contribuent à la formation
difficulté d’articulation des compétences provient des préférences, mais elles ne contribuent pas d’elles-

septembre 2018 I n° 193 I idées économiques et sociales 19


DOSSIER I L’évaluation des politiques publiques

mêmes à les hiérarchiser. L’évaluation est souvent l’optimum économique était loin d’être atteint. On
définie comme une activité engagée dans la mesure aurait pu en rester là, mais le but de l’évaluation est,
des performances. Or, en soi, la mesure des perfor- aussi et surtout, comme nous l’avons dit, de partir de
mances ne veut rien dire si on ne la rapporte pas à des la réalité, et donc de comprendre pourquoi il en est
préférences ou des choix de valeurs, autrement dit à la ainsi. Il a donc été réalisé une analyse sociologique
dimension proprement politique de l’action publique approfondie de la politique des agences de l’eau,
qui servira à l’interprétation des données produites. grâce à laquelle il est apparu que la faible efficacité
C’est bien là l’apport limité des sciences, la science économique du dispositif était aussi la contrepartie
juxtapose car elle est un savoir analytique, quand la du succès même des agences en tant que mode de
politique croise car elle est une pratique synthétique gestion territorial de la ressource en eau. En parti-
dans la mesure où elle est liée à la fixation d’un but culier, celles-ci ont permis d’associer les collectivités
ou d’un objectif concret d’action. La question est territoriales, les industriels et bientôt les agriculteurs
bien, comme l’évoquait Weber, celle de la synthèse à à la politique de l’eau. De ce point de vue, les agences
un moment donné, or l’homme de science ne peut la ont réalisé une gestion partenariale de la ressource
faire, elle est bien du ressort du politique. qui s’est révélée performante dans la mesure où elle
Comment articuler des résultats de recherche qui a pu déboucher sur des accords négociés sans lesquels
procèdent de disciplines et de problématiques diffé- aucune politique n’aurait été possible. Dans ce cadre,
rentes, leur intégration est-elle possible ? La réponse il est apparu en particulier que la différenciation
à cette question commande bien souvent la qualité géographique des redevances ne pouvait atteindre
des résultats de l’évaluation : comment éviter en effet les proportions que suggérait le calcul économique,
l’effet catalogue et la pluridisciplinarité molle ? Sans sauf à faire advenir un conflit entre les partenaires
tomber dans un fétichisme de la méthode, on s’aper- des agences et ces dernières, dont le coût aurait été
çoit que les qualités de l’évaluation sont souvent liées prohibitif dans la mesure où cela aurait remis en cause
à la capacité à construire un protocole de recherche leur fonctionnement et conduit à des blocages insur-
apte à pouvoir intégrer les dimensions pratiques que montables.
se posent les acteurs publics dans leur recherche Autrement dit, on a certes appris que le fonction-
d’efficacité. nement actuel n’était guère satisfaisant d’un point
On peut du reste illustrer notre propos par de vue économique, mais que, d’un autre côté, la
l’exemple simple, mais suffisamment significatif, de recherche de l’optimum économique s’avérait irréa-
l’évaluation du dispositif des agences de l’eau, poli- lisable compte tenu du mode de gestion partenarial
11 Commissariat général tique bien structurée au demeurant 11 . La commande de la ressource. Par contre, le croisement du calcul
du plan, Rapport
au gouvernement : était au départ essentiellement de nature écono- économique et de la sociologie du dispositif a permis
l’évaluation du dispositif mique, et consistait à faire une analyse coût-efficacité de faire apparaître à quelles conditions et de quelles
des agences de l’eau, Paris,
La documentation française, et à dégager les effets macro-économiques des aides manières l’instillation d’une meilleure efficacité était
1997. Nous étions membre de
l’instance d’évaluation. dans le domaine de l’eau. Il s’agissait en particulier de possible, sans remettre en cause l’inscription terri-
savoir si les investissements que financent ces agences toriale du dispositif. Un tel exemple montre l’uti-
étaient choisis au mieux, si leur montant était correc- lité d’une articulation bien comprise entre le calcul
tement dimensionné et quel était leur impact sur le économique et la sociologie de la gestion territo-
prix de l’eau. Ceci devait permettre in fine de voir riale de la ressource en eau, dans la mesure où cette
si le montant total des fonds distribués pouvait être dernière a justement permis la « mise en situation »
considéré comme économiquement optimal ou si, des outils d’analyse et de calcul économiques, et d’en
au regard du principe pollueur-payeur, il y aurait faire ainsi de véritables instruments pour l’action.
eu un intérêt à diminuer ou augmenter les taux de La question n’est pas de courir derrière une
redevance, ou à en modifier l’assiette. La science et le unité factice des sciences humaines et sociales. Les
calcul économiques étaient donc convoqués comme sciences sociales reposent sur un pluralisme tant
savoirs pertinents dans la mesure où était privilégiée théorique que méthodologique qui prend sa source
la dimension d’efficacité économique des agences. dans les diverses façons qu’elles ont d’interroger
Il s’est avéré possible de répondre à l’ensemble des leurs objets. Aucune science ne repose sur un seul
questions posées et de démontrer en particulier que paradigme, et les sciences sociales en mobilisent

20 idées économiques et sociales I n° 193 I septembre 2018


L’évaluation des politiques publiques I DOSSIER

plusieurs. Cela entraîne à l’évidence bien des diffi- il se produit et de la nature des élites susceptibles
cultés de communication entre elles, mais il est clair de le porter, comme des éléments plus culturels à
que rendre compte d’une politique publique interdit travers lesquels la chose publique trouve sa défini-
de s’enfermer dans un « ghetto disciplinaire », et qu’il tion et sa justification. La question des compétences
convient de conserver un pluralisme des perspectives n’est pas simple, elle renvoie au contexte historique
de recherche. de construction de l’État français, qui a conduit ce
L’évaluation n’est pas une théorie, elle repré- dernier par méfiance à produire ses propres élites
sente un ensemble d’orientations pratiques plus ou et à inventer un système de grandes écoles qui lui
moins cohérentes susceptibles de servir de guide est propre. La France participe d’un modèle d’État
dans l’action, car son opérationnalisation est encore unitaire fortement structuré, où le raisonnement
tout autant un problème qu’une solution. C’est dire juridique a été historiquement dominant, allié à des
qu’elle ne préjuge pas d’une organisation particu- savoirs d’ingénieurs longtemps marqués par des
lière ou d’une modalité spécifique. Il n’existe aucune logiques de production essentiellement techniques.
méthode universelle en matière d’évaluation, et les L’État a de fait produit ses propres intellectuels
dispositifs d’évaluation sont toujours à spécifier en organiques, et l’administration française, pour ce
fonction du cas considéré. Pour autant, il est clair que qui la concerne, a toujours eu tendance à considérer
la mise en évidence des résultats de l’action publique, qu’elle était à elle-même son propre intellectuel. La
quelles que soient ses difficultés tant scientifiques qualité de ses élites lui a souvent fait croire qu’elle
que pratiques, impose une attention renouvelée aux pouvait se suffire à elle-même et que l’introspection
dispositifs producteurs d’une meilleure réflexivité constituait en l’affaire la vraie marque de l’objec-
de l’action publique, ne serait-ce que comme analyse tivité. La conséquence, ou tout au moins l’une des
préventive des défaillances. La recherche des résultats conséquences a été, on le sait bien, la marginalisa-
implique ainsi tout à la fois des catégories statistiques et une tion de l’université et plus largement du monde de
capacité de mesure qui s’incarne dans des indicateurs (donc la recherche dans la production des connaissances
la mobilisation d’institutions ou d’acteurs susceptibles de utiles à l’action publique. À la méfiance historique
produire et garantir cette compétence), une spatialisation des pouvoirs publics a par là même correspondu
de leurs impacts, une imputation des responsabilités et une l’attitude complémentaire des « intellectuels », qui
réflexion sur la centralité des autorités publiques dans leur oscillent le plus souvent entre une position exagé-
production. rément critique ou trop ouvertement obséquieuse.
Dans sa dimension scientifique, l’évaluation À l’évidence, les chercheurs sont peu à l’aise pour
participe ainsi utilement, à sa manière, à la produc- aborder les rapports entre connaissance et action qui
tion sinon de paradigmes transdisciplinaires, tout ont été souvent escamotés ou faiblement discutés.
au moins de cadres généraux de référence qui C’est bien là le résultat de la faible institutionnali-
permettent le croisement des disciplines sans pour sation des relations entre le monde de la recherche
autant leur ôter leur singularité. universitaire et scientifique et un État traditionnelle-
ment fermé aux expertises externes compte tenu du
L’évaluation des politiques publiques mode de recrutement de ses propres élites. Le retard
entre succès d’estime et faible appropriation pris par la France dans le développement de l’évalua-
On peut penser que, dans une certaine mesure, tion est ainsi lié en large part à notre type d’État et à
l’insuffisante appropriation de l’analyse des poli- la nature de ses élites [17].
tiques publiques n’a pas toujours permis de déve- Or, il est clair que l’extension des missions de
lopper la dynamique de recherche en sciences l’État et des champs couverts par son action comme
sociales la plus adéquate aux démarches évalua- l’ampleur des connaissances à mobiliser pour couvrir
tives. Un réel déficit apparaît aujourd’hui au sein l’ensemble de ces champs sont telles qu’il ne peut
de l’État en matière d’analyse et de raisonnement plus disposer en son sein, c’est-à-dire dans l’appa-
socio-économique. Les sciences sociales ne sont reil gouvernemental, de toutes les ressources dispo-
historiquement que très peu présentes dans l’appa- nibles à une telle production de connaissance. Les
reil d’État. De ce point de vue, le développement de compétences en sciences sociales sont trop faibles,
l’évaluation est tributaire du type d’État dans lequel concentrées dans quelques services ou établissements

septembre 2018 I n° 193 I idées économiques et sociales 21


DOSSIER I L’évaluation des politiques publiques

tels que les services statistiques ministériels (SSM) celui d’une connaissance utilisable, c’est-à-dire tout
dépendants de l’Insee, l’Insee bien sûr ou encore à la fois pertinente pour ceux qui en ont besoin et
l’Institut national d’études démographiques, pour susceptible d’être assimilée par eux. On le voit, la
citer quelques lieux significatifs de nature et de statuts question qui est à l’origine de la policy analysis et
différents où s’est construit de manière exemplaire parcourt son histoire demeure : les sciences sociales
un vrai savoir-faire avec des fonctionnaires qui sont peuvent-elles être des sciences de l’action ? à quelles
en quelque sorte ce qu’on appelle en sciences sociales conditions et à quel prix sont-elles aptes à produire
des « marginaux sécants », à savoir des personnels qui un « usable knowledge », selon l’expression significa-
12 Lindblom C. E., sont à la jonction de la recherche et de l’action. La tive de Lindblom et Cohen 12 ? Il n’y a aujourd’hui de
Cohen D. K., Usable
Knowledge, Social Science
production d’indicateurs, pour prendre un exemple véritable intérêt à l’évaluation que si elle peut offrir
and Social Problem Solving, très actuel, n’est pas affaire de pure technique : une vraie valeur ajoutée à ceux qui sont aux prises
New Haven, Yale University
Press, 1979. elle nécessite des compétences élargies en sciences avec les problèmes publics : « La seule évaluation qui
13 Tenzer N., « Comment
sociales basées sur une vraie maîtrise des raisonne- compte est celle qui conduit à un surcroît d’effica-
professionnaliser la gestion ments qui les irriguent et ne peut s’accommoder cité de l’action publique 13 . » À quoi peut servir une
de l’État ? », Pouvoirs locaux,
no 31, 1996/4. d’une simple pratique de bricolage. évaluation qui ne révèle pas des marges de jeu, des
Les relations sont donc à revoir avec les écoles et capacités d’action nouvelles ? La question centrale est
les universités, dans une logique d’institutionnalisa- donc bien celle de l’appropriation de l’évaluation,
tion qui suppose un échange plus équilibré. L’État c’est-à-dire de son intérêt défini autrement que de
ne peut plus faire tout seul, l’affaire est désormais manière abstraite et surplombante.
entendue, c’est donc un nouveau mode de relation À l’évidence l’évaluation souffre d’un déficit d’ap-
avec le milieu de la recherche qui est à inventer, car propriation parce qu’on n’a pas su en penser la mise en
il n’est pas sûr que le monde de la consultance soit contexte au sens où l’évaluation doit être appropriée
toujours apte à répondre efficacement aux demandes à son contexte et appropriée par son contexte. C’est
du pouvoir en matière d’évaluation des politiques là la double condition qui en fonde la possible effica-
publiques dès lors que celle-ci repose sur une grande cité. Pour emprunter les mots mêmes de Wildavsky,
maîtrise des données et un travail de mise au jour des l’évaluation, et c’est en cela qu’on peut la considérer
conséquences de l’action qui supposent des métho- elle-même comme une politique publique, est, elle
dologies longues et sophistiquées. Pris entre logiques aussi, un mixte de cogitation et d’interaction. Autrement
d’urgence et exigences pratiques, les bureaux dit l’idée ne se suffit pas à elle-même, si on n’a pas
d’études ont souvent bien du mal à développer un l’intelligence de sa mise en pratique.
raisonnement qui intègre véritablement préoccupa- La qualité d’une évaluation provient de la capa-
tions de recherche et impératifs d’action. On ne peut cité à informer un processus de décision politico-
en effet négliger la question de l’expertise. Analyser administratif des résultats de recherche. Cette
l’action publique en ces termes présuppose une deuxième activité de traduction est essentielle, au
capacité à réfléchir sur le thème de l’expertise dans sens où il est important que l’activité de connais-
sa double dimension de savoir utile et de positionne- sance soit parvenue à suffisamment « irriguer » la
ment institutionnel. La question est cognitive, poli- décision politique. Le succès de l’évaluation d’une
tique et éthique. Tout ceci ne peut qu’inciter à créer politique publique se mesure à l’institutionnalisation
de vraies passerelles entre le monde de la recherche du feed-back de celle-ci sur la politique elle-même.
scientifique et celui de l’action si l’on veut que la Ce moment constitue en fait l’élément proprement
« culture de désintéressement » des scientifiques ne original et spécifique de l’évaluation, visant d’une
se combine pas avec un scepticisme exagéré des prati- part à mieux assurer la relation entre chercheurs et
ciens de l’action publique à l’égard de la production décideurs, et d’autre part à préciser la relation entre
de ces derniers. expertise et décision, car on n’a jamais bien su inté-
Le constat qui découle de ceci est bien celui d’une grer la logique de l’étude dans la logique de la prise
évaluation qui est restée exogène au monde de l’ac- de décision. La préoccupation d’efficacité a parado-
tion, au point qu’elle ressemble plus à du contrôle ou xalement été insuffisamment présente de la réflexion,
au mieux à de l’information. Or, le problème n’est au nom d’un principe d’indépendance de l’évaluateur
pas celui d’une connaissance utile, il est davantage qui n’a aucune pertinence a priori. L’évaluation ne

22 idées économiques et sociales I n° 193 I septembre 2018


L’évaluation des politiques publiques I DOSSIER

doit pas s’apparenter qu’à une activité de contrôle processus d’évaluation dans le système politico-
externe qui justifierait l’indépendance des chargés administratif demeure problématique, car s’il n’y a
d’évaluation. pas d’évaluation sans connaissance, il est à craindre
Comme cela a été dit plus haut, l’indépen- qu’il n’y en ait pas non plus sans pouvoir, sauf à lui
dance juridique n’induit pas mécaniquement la ôter toute consistance. D’où la profonde ambiguïté
qualité scientifique du travail produit. Le débat est qui entoure l’évaluation quant à son statut, ses finalités
ici d’autant plus vain qu’il y a aujourd’hui bien peu et son impact. L’évaluation aura du pouvoir quand
d’exemples d’autorités publiques mises en difficultés ceux qui doivent en être les bénéficiaires y trouveront
par les résultats d’une évaluation ! Il ne suffit pas un intérêt d’action. L’utilité de l’évaluation dépend des
d’inscrire dans la Constitution, comme cela a été fait conditions de son appropriation par ses destinataires.
lors de la réforme constitutionnelle de 2008, qu’il Si l’on veut qu’elle ait un impact, c’est-à-dire si
faut que le Parlement se voie reconnu une fonction de l’on veut qu’elle soit une source réelle d’apprentis-
contrôle de l’action du gouvernement et d’évaluation sage que les acteurs puissent s’approprier, il faut que la
des politiques publiques, et que la Cour des comptes démarche évaluative soit intégrée aux activités de mise
assiste le Parlement et le gouvernement dans cette en œuvre. S’il est probable que le Parlement ne s’inté-
dernière activité, pour que l’institutionnalisation de resse qu’aux résultats, on peut comprendre que des
l’évaluation vaille pleine appropriation. acteurs animés par des soucis opérationnels s’attachent

“L’indépendance juridique n’induit pas


mécaniquement la qualité scientifique
du travail produit

Sous la forme qu’elle a généralement prise, l’insti- pour leur part à comprendre à travers quels processus
tutionnalisation de l’évaluation a tout naturellement les résultats ont été produits. Tout dépend de la fina-
contribué à sa mise à distance et à son appropriation lité de l’évaluation. De ce point de vue, il est utile de
partielle par les acteurs concernés [18]. Les évalua- distinguer les destinataires. Autrement dit, il convient
teurs ont été d’autant moins entendus que leur savoir de penser l’articulation permanente des procédures ad
était souvent le moins représenté dans l’administra- hoc d’évaluation avec les lieux d’opérationnalisation de
tion, empêchant ainsi une pleine appropriation des l’action si l’on ne veut pas retomber dans les ornières
résultats et des raisonnements qui y concourent ! Les d’une conception passéiste du contrôle. À notre avis, il
seuls à avoir perçu l’évaluation comme un enjeu ont faut savoir distinguer ici une évaluation dont le carac-
été les corps de contrôle qui voyaient dans son déve- tère est ouvertement politique et la place constitution-
loppement une concurrence possible de leur propre nellement assurée d’une évaluation plus directement
expertise, ou des organismes comme le Commissariat concernée par l’amélioration des actions en cours et
général du plan qui pouvait y trouver un regain de directement intégrée au processus gouvernemental de
modernité, ou encore aujourd’hui France stratégie production d’action publique.
pour des raisons de positionnement institutionnel. L’évaluation doit alors être pensée concrète-
C’est bien un déficit d’ancrage qui explique la ment comme outil de production de connaissance
faible prise en compte des travaux d’évaluation par et comme pratique d’intervention ; ceci conduit à
les autorités publiques comme, en amont, leur trop réfléchir aux modalités de construction de dispositifs
faible implication. L’absence d’inclusion ferme des institutionnels par lesquels des gouvernants (au sens

septembre 2018 I n° 193 I idées économiques et sociales 23


DOSSIER I L’évaluation des politiques publiques

très général du mot) sont susceptibles d’identifier bien par l’État que les collectivités territoriales ou
et de corriger leurs erreurs. Le lieu n’est pas ici de l’Europe, elle s’inscrit dans la thématique plus large
dire quelle physionomie doivent avoir de tels disposi- de la démocratie. Entre une démocratie qui vise à
tifs, mais de rappeler que, si tel est le cas, cinq points choisir ceux qui gouvernent et une démocratie
méritent alors d’être approfondis [12] : portant sur le contenu des politiques publiques,
– les dimensions institutionnelles de l’évaluation, afin de le soutien généralisé dont les autorités doivent
mieux cerner les implications des différents positionne- bénéficier pour agir doit pouvoir s’accompagner
ments institutionnels possibles sur la finalité, la métho- d’une capacité de contrôle démocratique sur la
dologie, les instruments, et la portée de l’évaluation ; conduite même de l’action. Le pouvoir politique
– les conditions organisationnelles du développement de doit intégrer une nouvelle dimension qui est liée
l’évaluation, afin d’en éclairer les modalités concrètes à sa capacité à traiter les problèmes qui affectent la
d’opérationnalisation et de favoriser les situations collectivité. Selon une définition de la démocratie
d’apprentissage ; que l’on a qualifiée de bidimensionnelle, un bon
– les systèmes d’information préalables, afin de préciser gouvernement se doit désormais d’être responsive,
les besoins en la matière, et d’établir les bases indis- sensible aux demandes sociales, et problem solving,
pensables à la démarche évaluative : les difficultés à efficace dans le traitement des problèmes qui se
14 Scharpf F., mettre en œuvre une évaluation de qualité résident posent à la collectivité 14 .
« Européanisation
et gouvernement souvent dans un déficit cruel de données sur la réalité La question n’est certes pas neuve. Déjà Lasswell
démocratique », Politiques et à observer ; définissait les policy sciences dans son introduction à
management public, vol. 15,
no 1, 1997, – les savoir-faire mobilisables, afin d’identifier les compé- l’ouvrage qu’il écrira avec David Lerner en 1951,
p. 11-20.
tences nécessaires et de déterminer les acteurs suscep- comme des « policy sciences of democracy » afin d’en
tibles d’être associés aux démarches d’évaluation ; marquer l’orientation pratique [19]. Mais aujourd’hui
– les pratiques gestionnaires, afin de mieux articuler la question qui est posée va plus loin : il s’agit bel et
contrôle de gestion et évaluation de l’action publique, bien de réfléchir à la façon d’ajuster la démocratie à
management des organisations publiques et pilotage la réalité d’un pouvoir politique qui s’est fortement
des politiques publiques. Actuellement, le déficit transformé, et dont l’analyse des politiques publiques
d’explicitation stratégique des politiques publiques a ainsi renouvelé la connaissance [20]. En montrant
rend d’autant plus difficile l’instauration d’un véri- comment s’opèrent les processus de production de
table système de contrôle de gestion apte à orienter l’action publique et en dévoilant leurs conséquences,
le comportement des agents publics dans une logique elle conduit à redéfinir la légitimité et la responsabi-
de résultats. lité dans le sens d’une rationalisation des procédures
Une vraie réflexion sur l’évaluation des politiques et des modes de justification du pouvoir politique
publiques passe nécessairement par une clarification de qui renouvelle l’exercice de la démocratie. S’est
son usage et de ses modalités concrètes d’organisation. imposée l’idée que la légitimité d’un choix politique
dépend non seulement du processus selon lequel il
Conclusion : refonder la démocratie, est décidé, mais aussi de la perception de sa légalité et
à la recherche du bon gouvernement de sa justesse, ainsi que de l’assurance selon laquelle
L’enjeu de l’évaluation n’est pas mince, dès lors on escompte qu’il produira les résultats attendus.
qu’il lui échoit de susciter la clarté et le sentiment Ceci conduit en particulier à établir une responsa-
de responsabilité : la clarté tirée de la connaissance bilité conjointe des élus et des fonctionnaires dans la
sans laquelle toute action est aveugle ; la respon- production et la mise en œuvre des décisions poli-
sabilité qui n’est que le corollaire d’une décision tiques et des opérations de gouvernement ; celles-ci
assumée et qui définit sa légitimité et partant son sont légitimées et soutenues par une combinaison
autorité. Dès lors que la légitimité repose aussi de consentement politique, de conformité juridique
largement sur l’efficacité, l’évaluation est aussi et de compétence technique. La prépondérance
bien une activité managériale que démocratique. des préoccupations de performance a certainement
Les deux finalités sont en jeu et se combinent. Dès conduit à un recul des représentations juridiques,
lors que l’évaluation révèle, donne à voir, met en dans la mesure où l’orientation vers la question du
lumière les résultats des actions développées aussi pilotage de l’action publique s’est accompagnée d’un

24 idées économiques et sociales I n° 193 I septembre 2018


L’évaluation des politiques publiques I DOSSIER

glissement des savoirs professionnels vers des para- centrée sur la parole » (talk-centric democracy) doit
digmes non juridiques qui ne sont pas sans poser de pouvoir accompagner la « démocratie centrée sur
nouvelles questions au droit public, ni sans conduire à le vote » (voting-centric democracy) 16 . C’est bien la
une approche renouvelée de la question de la respon- raison du développement de nouveaux forums et de
sabilité par le droit lui-même [21]. nouveaux processus de consultation des citoyens,
Refonder la démocratie sur la réalité de l’exer- ainsi que de l’importance accordée désormais aux
cice du pouvoir politique est devenu une exigence justifications apportées par les autorités publiques
face à un désenchantement de plus en plus marqué aux actions qu’elles développent. Comme le souligne
à l’égard de la sphère politique. La légitimité du justement Martin Shapiro :
politique s’est longtemps incarnée dans ce que « Donner des raisons est un procédé permettant de
l’on a pris coutume d’appeler à la suite de Max renforcer les influences démocratiques sur l’administra-
Weber une légitimité légale-rationnelle. Celle- tion en rendant le gouvernement plus transparent. L’ad-
ci définit en fait une légitimité de position au sens ministrateur qui justifie ses actes a des chances de prendre
où elle détermine un droit de commander en des décisions plus raisonnables que celles qu’il aurait pu
fonction du respect des règles de dévolution et prendre autrement, et il est davantage soumis à la vigi-
d’exercice du pouvoir. Mais l’heure n’est plus à lance du public 17 . »
une identification de la démocratie au seul choix Dans ces conditions, la responsabilité de l’action
des dirigeants. L’exercice du pouvoir politique se publique est inséparable d’un dispositif complexe qui
manifeste aussi par des politiques publiques, des rend compte des multiples éléments qui la consti-
programmes d’action, autrement dit par des acti- tuent, et qui passe par un système de contrôles plus
vités susceptibles de conséquences dont la maîtrise riches et plus souples que les méthodes tradition-
n’est jamais réellement prévisible. Du même coup, nelles de supervision politique et administrative.
la légitimité du pouvoir est aussi une légitimité d’ac- La démocratie ne peut plus s’envisager à travers la
tion. Les changements qui se sont produits dans seule activité électorale, elle doit aussi bien assurer la
les modes de justification du pouvoir amènent participation de tous ceux qui sont concernés par les
incontestablement à se poser de nouvelles ques- conséquences de l’action publique que promouvoir
tions quant à l’exercice de la légitimité et donc du un contrôle impartial des activités de gouvernement
contrôle démocratique. à travers des institutions de surveillance adaptées 18 .
La question de la participation politique naît L’un des défauts du débat actuel sur le déficit démo-
aujourd’hui des insuffisances de la « démocratie cratique est qu’il se focalise de façon étroite sur le
constitutionnelle pluraliste », comme la nommait système politique traditionnel (élections, respon-
Raymond Aron 15 , à assurer la pleine légitimité du sabilité parlementaire) à l’exclusion presque totale 15 Aron R., Démocratie et

totalitarisme, Paris, Gallimard,


pouvoir politique en même temps qu’un contrôle des autres formes de responsabilité. La légitimité coll. « Folio essais », 1987
satisfaisant sur les actes de ce même pouvoir. Le est assurément une affaire délicate, car difficile à (1965).

soutien généralisé dont les autorités doivent béné- obtenir, et qui doit combiner un mélange complexe 16 Chambers S.,
« Deliberative democratic
ficier pour agir doit pouvoir s’accompagner d’une de consultation politique, d’expression juridique et theory », Annual Review of
capacité de contrôle démocratique sur la conduite de mobilisation d’une expertise technique. Political Science, no 6, 2003,
p. 307-326.
même de l’action. De fait, le fossé se creuse entre C’est dans ce cadre général qu’il faut comprendre
17 Shapiro M., « The giving
les sphères de la politique : quand la front stage poli- le développement de ce que l’on a pu nommer les
reasons requirement »,
tics est hautement médiatisée, il n’en va pas de même nouvelles formes de la participation politique, qu’il University of Chicago Legal
Forum, 1992.
de la back stage politics où les méandres complexes du s’agisse plus spécifiquement des approches participa-
18 Rosanvallon P.,
policy-making se déroulent généralement à l’abri de tives ou délibératives de la démocratie. La politique
La Légitimité démocratique :
l’attention du public. Dès lors, l’idée d’un meilleur est bien a matter of concern, comme la définissait John impartialité, réflexivité,
proximité, Paris, Seuil, 2008.
gouvernement inclut non seulement plus d’efficience Dewey 19 , elle est affaire d’enjeux et des modalités
et d’efficacité dans la poursuite des fins collective- effectives de leur prise en charge. Les politiques 19 Dewey J., The Public and

its Problems, New York, Holt,


ment désirées, mais aussi un meilleur processus de publiques sont du même coup de plus en plus liées 1927.
délibération publique à propos de ce que sont les à des procédures de consultation et de participation
fins, les moyens et les conséquences de l’action ou susceptibles d’assurer une emprise spécifique des
de l’inaction des gouvernements. La « démocratie assujettis et des citoyens sur l’action publique en

septembre 2018 I n° 193 I idées économiques et sociales 25


DOSSIER I L’évaluation des politiques publiques

même temps qu’elles sont sources d’informations à créer des opportunités d’action aux acteurs sociaux
pour les pouvoirs publics. À travers le traitement de les mieux organisés. Ce qui pose en quelque sorte
problèmes particuliers, les politiques publiques sont la question importante du statut et de la légitimité
donc créatrices d’un public qui se définit comme l’en- des « parties prenantes », les fameux stakeholders de
semble des personnes affectées par les conséquences l’évaluation dite pluraliste chère à Guba et Lincoln,
d’une politique et qui sont du même coup pleinement où au bout du compte la construction de ces stake-
justifiées à intervenir dans l’espace public pour faire holders devient l’objectif essentiel 21 . On peut se
valoir leurs positions. En l’occurrence, la « publicité » demander si des procédures de participation non
des problèmes implique la « publicité » des résul- maîtrisées ne risquent pas de conforter « le libéra-
tats de leur traitement, au sens où ils déterminent lisme des groupes d’intérêts », pour parler comme
précisément un public concerné et identifiable, en Lowi, ou le risque de la pléistocratie, comme la nomme
même temps qu’un tel raisonnement débouche sur Jean-Daniel Reynaud, caractérisée par un nombre
l’idée d’une participation la plus large possible aux trop important de parties prenantes pour être maîtri-
frontières pas toujours bien établies, signe de ce que sées 22 . Le risque est dans la tentation de morceler à
Drysek a identifié comme une participatory and discur- l’infini des canaux d’expression et de revendication,
20Dryzek J. S. , Berejikian J., sive democracy 20 . car les gouvernants sont facilement tentés de cher-
« Reconstructive democratic
theory », The American Pour autant, l’évidence d’un tel raisonnement ne cher dans les microrégulations d’une démocratie dite
Political Science Review, va pas sans poser de multiples et redoutables ques- « participative » l’utile contrepoint à une démocratie
vol. 87, no 1, 1993, p. 48-60.
tions. La démocratie devrait en effet s’exercer à un politique incertaine, en même temps qu’un mode de
21 Guba E. G., Lincoln Y. S.,

Fourth Generation Evaluation,


double niveau : celui des élections qui se construit gestion spécifique des problèmes publics, au risque de
Newbury Park, Sage, 1989. essentiellement sur la base d’un débat sur les confondre l’intérêt public avec l’intérêt des publics.
22 Reynaud J.-D., Les Règles valeurs et les buts recherchés ; un autre serait celui Tout ceci ne facilite guère la démocratie et
du jeu. L’action collective et la
régulation sociale, Paris,
de la participation des acteurs à la connaissance des vient renforcer ce qu’on nomme bien volontiers
A. Colin, 1989. conséquences induites par les choix effectués par aujourd’hui un déficit de responsabilité des démo-
les autorités légitimes. La question posée est bien craties, « an accountability deficit of democracies ».
réelle, mais risque aussi de demeurer sans réponse L’apparition du concept de « gouvernance » a servi
satisfaisante, dans la mesure où l’une des caracté- à caractériser le nouvel âge d’une action publique
ristiques de l’action publique est que le moment de marquée par la complexité des problèmes publics,
l’appréciation ne peut jamais totalement coïncider la croissance des interdépendances et de la compé-
avec le moment de la fourniture. Il n’y a à l’évidence tition internationales, la pluralité des centres de
pas de recouvrement entre la temporalité de l’offre décision sans hiérarchie claire et le développement
et celle des résultats. À défaut de pouvoir articuler de modes de décision informels pour contrebalancer
ces deux dimensions, il ne faudrait pas que leur l’absence de flexibilité des structures bureaucra-
dissociation laisse supposer un trop grand scepti- tiques. La géométrie brouillée de l’autorité telle
cisme à l’égard des mécanismes institutionnels de la qu’elle ressort aujourd’hui de la réalité de l’action
démocratie politique. publique ne donne pas une prise facile à l’exercice de
De plus, quelle que soit la pertinence des analyses la responsabilité démocratique. Et avec le développe-
de départ, le thème de la participation tel qu’il trouve ment d’une « multi-level governance », les mécanismes
à s’incarner dans la notion de pluralisme n’est pas de « responsabilité partagée » n’ont fait qu’exacerber
exempt de lourdes ambiguïtés. Il n’est pas du tout sûr les problèmes de dilution de responsabilité comme
qu’il faille confondre ce qui relève éventuellement de les possibilités réelles de contrôle. De même, la
la négociation et de la participation dans des pratiques prolifération d’agences de contrôle indépendantes,
gestionnaires avec l’établissement de la démocratie. d’institutions transnationales, de banques, etc.,
De plus, la prise en compte de l’action publique fait intervenant à un titre ou un autre dans le processus
surgir la société dans sa réalité pluraliste de groupes de policy-making, manifeste une montée caractéris-
sociaux différenciés, aux intérêts multiples et souvent tique des acteurs non élus (« the rise of unelected ») qui
contradictoires, c’est-à-dire une société forcément éloigne encore les possibilités de contrôle propre-
inégalitaire, inéquitable et différenciée. Le fait d’ou- ment démocratique.Tous ces acteurs occupent de fait
vrir des possibilités de prise de parole contribue aussi des positions les mettant à l’abri d’une quelconque

26 idées économiques et sociales I n° 193 I septembre 2018


L’évaluation des politiques publiques I DOSSIER

obligation de « rendre des comptes » aux citoyens systématique la question des mécanismes à travers
eux-mêmes 23 . lesquels construire l’emprise pratique de l’éva- 23 Papadopoulos Y.,

Democracy in Crisis?
Il ressort de tout ceci que le gouvernement n’est luation. N’ont pas été abordées en profondeur les Politics, Governance and
pas seulement un opérateur de la société, il est aussi questions relatives à l’ancrage institutionnel de l’éva- Policy, Basingstoke, Palgrave
Macmillan, 2013.
celui à qui il revient de construire une véritable sphère luation et ses liens avec la démocratie, à la capacité
publique. Comme on l’a vu, il doit aussi devenir un pratique de l’administration à pouvoir la développer,
expert dans l’art de créer les occasions pour les indi- aux rapports à établir entre évaluation et gestion,
vidus de devenir un public. Cela veut dire qu’il ne s’agit pour ne citer que quelques points. On le voit, il s’agit
pas seulement d’améliorer la pratique de la démocratie tout autant de réfléchir aux conditions méthodolo-
représentative traditionnelle, mais bien de créer des giques d’une bonne évaluation qu’aux dimensions
canaux plus larges et plus profonds de consultation contextuelles de son développement. Faire de l’éva-
entre les citoyens et le gouvernement à propos des luation un problème d’action implique nécessaire-
fins et des moyens de l’action gouvernementale, qui ment une meilleure sensibilité au contexte d’action
plus que jamais se définit comme un espace de contro- dans lequel elle est amenée à se déployer ; c’est là
verse. L’obligation de rendre des comptes constitue le noyau au moins suivre une des leçons fortes des sciences
central de la responsabilité, c’est elle qu’il faut penser en sociales elles-mêmes. Une vraie réflexion sur l’éva-
rapport avec ce qu’est la réalité de l’action publique, luation des politiques publiques passe nécessairement
quelle qu’en soit la difficulté, et celle-ci est immense. par une clarification de son usage et de ses modalités
Les discours en vogue ont souvent oscillé entre concrètes d’organisation. On le voit, il ne saurait y
une critique parfois démagogique du retard français avoir aujourd’hui de discussion sérieuse et valide du
et un pointillisme méthodologique souvent excessif, pouvoir politique qui n’accorde une place centrale à
sans que soit véritablement élucidée de manière l’étude de l’action publique.

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