Vous êtes sur la page 1sur 130

COURS DE POLITIQUES PUBLIQUES

CADRAGE GENERAL

Le cours que je vais vous proposer pendant 36 heures est un cours de

Science politique qui porte sur les politiques publiques. Mon objectif est à

la fois simple et très ambitieux. Je vais m’efforcer de vous donner des

outils ou des clés pour comprendre la manière dont les politiques

publiques sont décidées, définies et mises en œuvre.

Vous avez déjà pour une partie d’entre vous suivi des enseignements de

science politique en Deug et en Licence. L’analyse des politiques

publiques c’est l’un des aspects de la science politique. Mais comme pour

les autres cours de science politique, ce que je cherche ce n’est pas autre

chose que de vous faire réfléchir sur la manière dont le monde fonctionne.

Mon cours est aussi un cours d’instruction civique car n’oubliez pas qu’un

citoyen c’est d’abord un citoyen éclairé capable de se faire son propre

jugement sur la chose publique. Et ce jugement concerne aussi la manière

dont il est dirigé au quotidien, c’est-à-dire en premier lieu les politiques

publiques qui ont pour effet d’organiser la vie collective.

Je serais à peu près satisfait si vous parvenez au bout de ce semestre à

vous poser des questions sur le fonctionnement de ce qu’on appelle l’ordre

politique. Il faut vous déprendre d’une tentation très forte lorsque l’on fait

des études de droit qui est celle de la naturalisation du fonctionnement

social. Autrement dit, il faut apprendre à se poser des questions sur des

choses qui vous paraissent aller complètement de soi. Il faut donc que

vous acceptiez d’être un peu bousculés dans vos certitudes. Le cours

risque donc d’être un peu perturbateur surtout pour ceux qui en sont déjà

1
arrivés à un certain niveau de fétichisation du droit. La meilleure preuve

en est que je ne suis pas là d’abord pour vous livrer un savoir tout

préparé, vrai ou exact, qu’il suffirait de prendre en notes, d’apprendre

puis de ressortir par cœur. Je vais évidemment vous apprendre des choses

mais ce que je vise c’est moins que vous connaissiez le cours mieux que

moi que vous acquériez des réflexes intellectuels simples et essentiels,

ceux qui doivent vous amener à douter et à adopter en tout une posture

critique et distanciée.

PLAN DU COURS

Cette première séance va donc consister en une introduction destinée à

cadrer mon propos, à vous expliquer l’intérêt d’étudier les politiques

publiques, les problèmes que cela pose et les moyens que l’on utilise pour

y parvenir.

Ensuite j’ai prévu de vous parler de diverses choses. Vous verrez dans le

programme que j’ai indiqué à chaque fois un ou quelques lectures

complémentaires pour aller un peu plus loin que ce que je vais dire dans le

cours :

—Comment fabrique-t-on un problème politique ? La mise sur l’agenda

—Comment peut-on analyser les politiques publiques ? Les grandes

théories de l’action publique

—Qui sont les acteurs des politiques publiques ? Les “élites“, les

“décideurs“, les groupes d’intérêts

2
—Les politiques publiques se définissent-elles encore au niveau national ?

La constitution d’un espace européen des politiques publiques

—Un exemple de politique publique : les politiques de l’emploi et de lutte

contre le chômage en France

—Un problème transversal : l’action publique face à la gestion des risques

—Une remise en cause contemporaine de l’action publique : la “Crise“ et

les réformes de l’Etat, le tournant néo-libéral des politiques publiques et la

mondialisation.

Je vais aborder cette introduction en développant 7 points différents en

commençant par des choses assez générales puis en commençant à entrer

dans les détails.

1- Les acteurs politiques ne font que ce qu’ils peuvent faire

Etudier les politiques publiques c’est s’intéresser aux conditions pratiques

et idéologiques dans lesquelles une décision publique est élaborée et mise

en œuvre. Cela revient finalement à essayer de comprendre ce que fait ou

ne fait pas l’Etat (ou ce que font plus généralement les détenteurs d’une

autorité publique, l’Union Européenne mais aussi les diverses collectivités

territoriales).

Au risque de vous décevoir, tous les spécialistes s’accordent autour de

deux idées de départ :

—première idée, les gouvernants ne font que ce qu’ils peuvent faire et

leurs marges de manœuvre ont tendance dans la période contemporaine à

se réduire ;

3
—seconde idée, ce qu’on a l’habitude d’appeler l’Etat, c’est-à-dire la

somme des administrations qui le composent, est tout sauf un outil

facilement maniable.

Plus largement, la production des politiques publiques résulte d’une

multitude d’interactions, ou si vous préférez d’une multitude de relations

entre des acteurs très différents. Des acteurs situés du côté de l’Etat, à la

fois les acteurs politiques détenteurs sur le papier du pouvoir de décision,

et surtout détenteurs de la légitimité démocratique, et les acteurs

administratifs détenteurs des compétences techniques et juridiques. Des

acteurs situés du côté de ce qu’on a l’habitude d’appeler la société civile :

les associations, les organisations syndicales, les médias. Et la compétition

n’est pas celle trop simpliste de l’Etat contre la société. Les luttes autour de

la définition d’une politique publique se déroulent au travers d’alliances

entre des segments de l’Etat et des mouvements associatifs affrontées à

d’autre composantes de l’Etat alliées elles aussi à des acteurs de la société

civile. Ainsi, la définition actuelle des lois Sarkozy sur la sécurité voit en

gros s’opposer l’administration du ministère de l’Intérieur alliée aux

syndicats de policier et à un très grand nombre de média à une coalition

assez fragile associant les syndicats de magistrats et d’avocats, la LDH et

les agents du ministère de la justice.

2- Qu’est-ce qu’un problème politique ?

La question peut apparaître sans doute un peu étonnante mais elle n’est

simple qu’en apparence. En effet, une politique publique c’est une action

qui concerne un problème ou une question qui a été à un moment donné

défini comme politique par un certain nombre d’acteurs, au premier rang

desquels les détenteurs du pouvoir d’Etat. Or, vous êtes-vous déjà

demandé comment un problème devenait politique ? Un problème ne naît

4
pas politique ou n’est pas politique par essence ou par définition, il le

devient au travers de diverses opérations humaines ou sociales. Et c’est

parce qu’il devient politique qu’il va faire l’objet d’un certain nombre de

décisions destinées justement à le solutionner. Or il faut toujours vous

demander pour quelles raisons et dans quelles conditions un problème

devient politique : pourquoi, par exemple, les acteurs publiques vont-ils

s’intéresser à l’euthanasie et envisager de légiférer alors que cette pratique

existe depuis longtemps dans les hôpitaux ? En remontant dans l’histoire,

j’en parlerai, pourquoi vers la fin du 19ème siècle, décide-t-on finalement de

considérer que ceux qui n’ont pas de travail doivent faire l’objet d’une

politique publique alors qu’ils n’étaient pas aidés par l’Etat auparavant ?

Et en vous posant cette question très simple, vous pourrez aussi en négatif

vous demander pourquoi certaines questions ne parviennent pas à être

politisées ou alors ne sont politisées que par moment, par exemple à

l’occasion d’un scandale ou d’une affaire médiatisée (marée noire, garde

des enfants des couples binationaux divorcés, responsabilité sociale et

environnementale des chefs d’entreprise...).

Cela pour vous dire que l’ambition de l’analyse des politiques publiques

c’est de proposer une sociologie critique des mécanismes par lesquels des

décisions engageant tout ou partie de la collectivité sont prises et mises en

œuvre, ou, bien entendu, ne sont pas prises, volontairement ou non. Ma

perspective se situe donc du côté de ce qu’on appelle le constructivisme

dans le sens où il s’agit d’aller voir ce qui se passe derrière les discours de

justification pour montrer que l’action publique c’est aussi une manière de

mettre en scène des problèmes et de participer au spectacle politique.

Il existe schématiquement deux grandes manières d’appréhender les

problèmes sociaux et les problèmes politique, et donc de rendre des

5
processus de transformation de l’un en l’autre : il s’agit de la perspective

objectiviste et de la perspective subjectiviste.

Dans la perspective objectiviste ou réaliste, on va s’efforcer de décrire les

conditions objectives d’existence d’un problème social (par exemple,

l’alcoolisme, l’illettrisme, la maltraitance). C’était à la fin du 19 ème siècle le

parti-pris du fondateur de la sociologie française, Emile Durkheim,

lorsqu’il travaillait sur le suicide : on regarde les statistiques, l’évolution

historique du phénomène, les conditions générales dans lesquelles il

survient (culture, politique, économique…). Le postulat de Durkheim était

que ce phénomène social faisait problème lorsque l’on considérait que les

faits qu’il décrivait étaient collectivement ou socialement indésirables ou

inacceptables. Cette approche est donc essentiellement descriptive. On en

trouve encore l’influence aujourd’hui dans le travail statistique mené en

France, par l’Insee notamment. La faiblesse de cette perspective réside

dans le fait qu’elle ne permet pas de comprendre comment et pourquoi le

problème en question dépasse en quelque sorte le statut de problème

social pour faire l’objet d’une prise en compte collective, c’est-à-dire pour

devenir un objet de politique publique. Je donne un très rapide exemple :

on sait en France depuis plus de 30 ans ce que sont les effets sur la société

de la violence routière —14.000 morts en 1970—, or les mesures

effectivement coercitives sont très récentes. De la même manière, le taux

de suicide chez les jeunes en France est l’un des plus élevés au monde. La

chose est connue et depuis longtemps et aucune mesure publique n’a

encore jamais été mise en œuvre. Autrement dit, ce n’est parce qu’un

problème social est parfaitement identifié, cerné, défini qu’il fait pour

autant l’objet d’une saisie mécanique ou automatique par les acteurs

publics.

6
C’est là qu’intervient une seconde modalité d’observation des faits

sociaux, que l’on qualifie donc de perspective subjectiviste. On s’intéresse

cette fois-ci non pas aux éléments qui permettent d’objectiver un problème

mais aux conditions qui vont faire qu’un problème particulier va accéder

au rang de problème politique. L’un des postulats ici est que tout ce qui

peut faire problème dans une société à un moment donné ne va pas

émerger naturellement comme problème politique : des questions aussi

diverses que la pauvreté, la place des femmes dans la société, l’alcoolisme,

la pollution ont fait problème bien avant de devenir des questions faisant

l’objet de réponses politiques. L’enjeu donc pour ceux qui se font les

porteurs d’une cause consiste à parvenir à faire d’un problème existant

dans la société un problème collectif. La perspective subjectiviste, qu’on

appelle aussi constructiviste, va justement aider à montrer par quels

processus l’opération de politisation d’une question donnée va réussir :

quels sont les acteurs qui vont porter ce problème à l’extérieur de l’Etat et

dans le champ politico-administratif, pour quelles raisons, de quelles

façons, autour de quelle définition …

Il faut donc avoir à l’esprit que la définition des politiques publiques

s’apparente à une lutte entre des porteurs de problème dont le but est de

convaincre les détenteurs du pouvoir de la nécessité d’agir. En poussant

l’analyse un peu trop loin on pourrait évidemment en arriver à dire que

les politiques publiques ne traitent pas les “vrais problèmes“ mais

prioritairement ceux qui sont portés par des acteurs qui ont du poids, de

l’influence, et qui savent donc convaincre les pouvoirs publics d’agir. Cette

perspective n’est pas cynique. Il va de soi qu’il faut lutter contre la

délinquance, contre la pauvreté et contre le chômage. L’approche

constructiviste va simplement aider à comprendre comment le problème

—de délinquance, de pauvreté, de chômage— va être posé et ce faisant

7
quelles solutions vont être envisagées puis mises en œuvre. Car il va de

soi que c’est de la manière dont les problèmes sont posés qu’émergent les

solutions publiques possibles. Si l’on considère la pauvreté et le chômage

comme le résultat d’un calcul rationnel d’agents sociaux qui préfèrent

accumuler des aides sociales plutôt que de travailler alors il y a des

probabilités fortes que les décisions publiques iront dans le sens d’un

contrôle très strict des ayants-droits. De la même manière, si on envisage

la délinquance de voie publique comme un phénomène en soi, sans liens

réels donc avec des problèmes d’échec scolaire, d’intégration sociale...

alors il y aura de très fortes chances que l’action publique privilégie le

renforcement des mécanismes de contrôle et de sanction au détriment des

politiques de prévention et d’éducation.

Vous comprenez, je l’espère, que c’est dans les débats et les luttes autour

de la définition dominante du problème que l’essentiel des politiques

publiques se joue. On est donc toujours entre des questions très pratiques

—que sont les décisions publiques ?

— et des interrogations plus philosophiques

—quelles valeurs et/ou quelles visions du monde structurent l’action.

Bref, pour résumer mon propos, je me permets de citer Blaise Pascal :

“c’est l’habitude qui, sans violence, sans art, sans argument nous fait

croire les choses et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte

que notre âme y tombe naturellement“.

3- Le droit est un outil à manier avec précaution

Vous aurez compris que, dans cette perspective, le droit occupe une place

de choix. La première chose à remettre en question c’est bien entendu la

8
force supposée du droit ou son caractère quasi religieux. En effet, cela

n’est que très partiellement vérifiable et souvent fort contestable. Deux

idées rapides pour vous en convaincre :

—d’abord le droit est une production sociale c’est-à-dire le produit d’un

état donné de l’opinion à un moment donné du temps : on va par exemple

produire des normes, chercher donc à encadrer des pratiques, qui ne

posait pas question auparavant (par exemple la proscription du tabac dans

les lieux publics) ; à l’inverse on va autoriser d’autres pratiques jusque-là

sanctionnées (par exemple l’avortement). Les décisions publiques qui

servent de trame à la production des cadres juridiques de la vie collective

sont toujours situées dans le temps et dans l’espace. Autrement dit, elles

varient dans l’histoire et selon les contextes nationaux. J’ai parlé du tabac

tout à l’heure, il faut se rappeler par exemple que la sanction de l’usage du

cannabis n’a pas été immédiate et que celui-ci a été toléré jusqu’à la fin du

19ème siècle avant d’être interdit ; de même les poursuites engagées contre

les mendiants ont existé au 19ème, ont été abolies au début du 20ème siècle et

commencent à resurgir avec les arrêtés anti-mendicités depuis quelques

années. Sur le plan de la comparaison internationale maintenant, il

convient toujours de tenir compte des profondes différences entre les

sociétés et donc de s’interroger sur les raisons qui font par exemple que le

mariage homosexuel et l’adoption d’enfants par des homosexuels est

autorisé dans les pays scandinaves et aux Pays-Bas mais pas dans les pays

dits latin, notamment la France. Sur un autre registre, on peut aussi

constater que des pays proposent des aides diverses aux populations en

difficulté (RMI, CMU) quand d’autres laissent ce travail à la charité privée

et ne font rien.

9
—Deuxième idée de départ : la production normative n’est jamais

appliquée en l’état et fait l’objet de ce qu’on appelle des ajustements

locaux selon les situations et les agents publics chargés de la mettre en

œuvre. En haut de la hiérarchie des normes, vous savez bien que des

textes de lois sont votés dont certains aspects sont absolument

inapplicables sur le terrain (le harcèlement moral, l’amendement

Michelin). Il s’agit souvent de textes dont l’objectif justement n’est pas de

les voir mis en œuvre —car ceux-là même qui les votent savent le plus

souvent que le texte ne pourra pas être appliqué— mais est politique c’est-

à-dire consiste à un moment donné à donner des gages à une partie de sa

majorité et/ou à répondre à une “demande“ de l’opinion exprimée par un

de ces fameux sondages d’opinion. Ensuite, plus on descend dans la

hiérarchie des normes et l’on se rapproche des lieux dans lesquels la

décision publique est effectivement mise en œuvre (guichets des

administrations) et plus on constatera d’écarts entre le texte initial, la loi,

et les textes intermédiaires pour la raison simple qu’une loi doit être suivie

de Décrets, circulaires et règlements destinés justement à la rendre

opérationnelle quitte parfois à s’en écarter quelque peu. En continuant sur

ce terrain, on peut même considérer que dans un nombre non négligeable

de cas les références qui servent aux agents administratifs pour travailler

au quotidien n’ont pas de statut juridique bien défini. Il s’agit souvent de

notes de service produites par le supérieur hiérarchique et qui sont déjà

l’interprétation d’une autre note, interprétation qui mêle compétences

juridiques de celui qui rédige, habitudes bureaucratiques et bien sûr

représentation personnelle, subjective, de la question. Les agents

administratifs qui ont à gérer les relations de face-à-face avec les usagers

des services publics disposent dont d’une certaine capacité d’initiative ou

d’interprétation des textes qui a pour conséquence que la loi, dont on vous

dit souvent qu’elle est la même pour tous, n’est jamais appliquée de la

10
même manière mais fait l’objet d’ajustements subjectifs aux situations

rencontrées et aux publics concernés. Une partie des recherches de

politique publique porte justement sur ce que l’on appelle la street-level

bureaucracy (Dubois, Lipski) c’est-à-dire l’étude empirique de ce que fait

l’administration au “niveau de la rue“.

Le constat général est celui d’un jeu permanent avec les règles qui apparaît

souvent comme le seul moyen à la disposition des agents administratifs

pour parvenir à faire face aux situations concrètes de face-à-face et à gérer

aussi la multiplicité des règles de droit qu’ils sont censés maîtriser et

utiliser. Pour vous donner un simple exemple, les pourcentages de

régularisation de sans-papiers varient dans une proportion de 1 à 2 selon

les préfectures alors que le texte est, sur le papier, le même partout. Dans

le secteur de la protection de l’environnement, des études en cours

montrent aussi des résultats très différents s’agissant des missions

d’inspection des sites classés Seveso par les DRIRE.

Il va de soi que l’analyse des politiques publiques ne néglige pas le droit et

la place que le droit ou la règle occupe dans l’organisation de la vie

collective. Elle invite simplement à appréhender le droit comme une

donnée comme une autre, tout autant sujette à inteprétation et à

contournement. En fait, ce que je vous dis ici c’est que le droit n’est pas

objectif ou vrai par nature mais le produit d’interactions sociales, donc

subjectif et très plastique.

4- Un premier exemple de politique publique : la gestion du crime et de

la délinquance

Cet exemple est intéressant car il est très présent dans l’actualité et repose

largement sur une construction sociale de ce qui est répréhensible et ce qui

11
ne l’est pas. La première chose qu’il faut retenir est la définition du crime

et du délit, et donc des sanctions, est très variable selon les époques et les

sociétés. De même que la définition que chacun se fait de ce qui est

admissible ou répréhensible est très variable selon l’éducation que l’on a

reçu, la position sociale que l’on occupe, l’âge etc... Il suffit de penser à la

fraude dans le métro, à la conduite automobile, aux fraudes fiscales pour

s’en convaincre.

Les choses sont donc extrêmement complexes et il faut absolument avoir

cette complexité en tête lorsque, par exemple, les acteurs politiques

présentent un état des lieux et des solutions qui semblent aller de soi,

s’imposer à tous comme de bon sens, logiques, correspondant aux attentes

de l’ensemble de la population.

La définition du crime repose sur 3 prérequis (Edwin Sutherland, 1936) :

1- l’existence d’une norme collective (ici le code pénal) qui définit ce qu’est

un crime (question : comment une société définit-elle le domaine du

crime) ;

2- l’existence d’une transgression à cette norme qui soit décelable et

constatée (question : une société cherche-t-elle avec la même volonté à

déceler tous les crimes ou bien opère-t-elle des choix selon le type de crime

et donc le type de population potentiellement incriminable ?) ;

3- l’existence d’une sanction du ou des auteurs de la transgression

(question : une société sanctionne-t-elle de la même manière les auteurs de

crimes comparables ?).

Cet édifice en trois étages exige pour exister qu’une société donnée, par

exemple la société française, mette en place un système définissant à la fois

les comportements imcriminables et les sanctions encourues. Ce système

repose sur la production d’un droit qui est au départ défini par les acteurs

politiques. On peut dire globalement que la tendance longue est à

12
l’élargissement du domaine de l’incrimination à l’exception notable du

vagabondage, qui n’est plus un délit depuis l’instauration du nouveau

code pénal en 1994, ou de l’avortement qui a cessé de l’être depuis la loi

Veil en 1975.

Une autre variable est le décalage entre un texte de répression et une

transformation des pratiques sociales : le meilleur exemple aujourd’hui est

la consommation de cannabis, qui est lourdement condamnée depuis la loi

de 1970, et qui pourtant tend à s’élargir dans la population. La question là

est celle de l’ajustement des textes : faut-il tenir compte de l’évolution des

mœurs et dépénaliser ou bien faut-il élargir les moyens de sanction (par

exemple avec le contrôle des conducteurs) ? Sur un plan strictement

comptable, le fait de pénaliser des pratiques très répandues a pour

conséquence d’alourdir considérablement le travail policier (au détriment

peut-être d’actions plus importantes) et aussi de renforcer les statistiques

mesurant justement le nombre de délits.

Cela conduit à un 3ème point lui aussi très important : le droit pénal

sanctionne des actes qui ne sont pas toujours considérés comme

délictueux, pas déclarés comme tels par ceux qui les subissent et peu

combattus par les forces de police ; Cela renvoie à ce j’évoquais plus haut

en parlant des différences d’appréciation de la règle selon son groupe

socio-culturel d’appartenance et selon la période. Le meilleur exemple

aujourd’hui concerne les crimes sexuels : l’évolution des mentalités a eu

pour conséquence une multiplication des dépôts de plaintes pour viol ou

agression, y compris bien entendu les actes pédophiles. L’incrimination

existait mais se heurtait à une sorte de mur du silence. Aujourd’hui, il faut

savoir que ce qu’on appelle l’augmentation de la délinquance repose

principalement sur 3 choses : l’accroissement très sensible des plaintes

pour viols, la sanction plus systématique de l’usage de cannabis et enfin

les vols de portables.

13
Ce que je viens de dire ici plaide en faveur de ce qu’on appelle une

approche contextualisée ou située des phénomènes sociaux et politiques.

Car on voit bien que l’évolution des représentations du crime dans une

société donnée a des effets importants sur la définition que l’on va donner

du crime. L’un des très intéressants débats de la période actuelle concerne

la question routière, jusqu’où la société collectivement peut-elle accepter

l’incrimination de la conduite automobile alors qu’on sait bien que

aujourd’hui déjà, c’est-à-dire avant même que les textes changent, la

majorité des automobilistes sont des délinquants.

Je m’en suis tenu jusqu’ici à essayer de vous montrer ce qui pouvait

influencer la définition du crime et du délit. Mais une fois que le crime et

le délit sont définis comme tels par la loi, la question fondamentale qui se

pose est celle de la sanction effective de l’écart à la règle. Autrement dit, la

loi est-elle faite pour tous ? Il va de soi que dans le domaine pénal comme

ailleurs ce que la loi puni n’est pas toujours sanctionné. On peut souligner

3 points ici :

1- Loin du formalisme du droit et des discours politiques, la police n’agit

évidemment pas en respectant la loi. D’abord le travail policier (voir

Dominique Monjardet, Ce que fait le police) renvoie à tellement de

délits potentiellement constatables que les forces de l’ordre font des

choix qui sont le résultat de consignes politiques, de calculs

pragmatiques (il est plus efficace de “faire“ de petits délinquants que

du délinquants en cols blancs) et de préférences idéologiques (plutôt

les contrôles d’identité dans les quartiers périphériques que les

contrôles d’alcootests en ville...). Ensuite, ce travail repose sur un

extraordinaire pouvoir d’indulgence : les forces de police disposent

d’une très grande latitude d’action face à une personne soupçonnée de

14
délit ou prises en flagrant délit. La question qui se pose ici est la

suivante : qu’est-ce qui va conduire un policier ou un gendarme à

arrêter d’un côté et à laisser repartir de l’autre deux individus ayant en

apparence commis le même acte répréhensible ? Une hypothèse ici,

démontrée par des travaux de sociologie criminelle, est les critères

d’âge, d’origine “ethnique“, le quartier...

2- La police agit d’abord à partir des plaintes déposées. La question ici est

de savoir comment les victimes se comportent. Là encore, il faut

relativiser et tenir compte de la période et la nature du dommage subi.

Pour vous donnez une idée, une étude réalisée à la fin des années 1980

(dite enquête de victimation) a montré que 3 vols ou cambriolages sur

4 étaient déclarés mais seulement entre 1/4 et 1/3 des violences

domestiques et des agressions sexuelles. Cette différence s’expliquait

d’abord par le souci de régler les différends dans le cadre de la famille,

de ne pas faire scandale et subir la honte de la publicité et ensuite par

une sorte de fatalité sociale, surtout dans les milieux défavorisés, qui

faisait considérer les violences sexuelles dans et hors de la famille

comme des violences normales ne justifiant pas non plus “d’aller en

parler à l’extérieur“.

3- L’activité de la police reposant, on vient de le voir, sur des déclarations

d’actes délictueux, celle-ci est dépendante d’autres acteurs qui peuvent

relayer son propre travail. On peut citer ici 2 exemples très différents :

d’abord le développement très important des métiers de la sécurité

privée (120.000 salariés contre 140.000 policiers) qui agissent souvent

comme des relais du travail de la police et réalisent un très important

travail de signalement ; ensuite l’essor assez remarquable des

déclarations faites par les directeurs d’école et visant les actes

répréhensibles commis par des élèves dans leurs établissements.

15
Ces 3 points doivent nous aider à comprendre que l’évaluation du travail

policier a directement à voir avec l’état de la société et avec ce que nous

considérons individuellement et collectivement condamnables et justifiant

donc un dépôt de plainte.

Pour être complet, il faut ajouter un mot sur le travail policier et le travail

de la justice. Nous sommes tous informés aujourd’hui de la situation de la

délinquance au travers des statistiques régulières du ministère de

l’Intérieur. Ces statistiques, comme d’ailleurs toutes les statistiques, sont le

résultat d’un double travail de définition préalable de ce qui doit être

comptabilisé et d’enregistrement effectif des données. Dans le cas de la

délinquance, on enregistre logiquement ce que le code pénal considère

comme des crimes et des délits. Cela peut paraître logique mais vous

voyez bien que l’on peut très facilement gonfler ou dégonfler la statistique

selon que la loi incriminera ou non tel ou tel acte. J’ai dit tout à l’heure

combien la hausse de la délinquance devait aux vols de portables

(nouveau délit s’il en est). Il suffirait a contrario de considérer que fumer

un pétard n’est pas un délit pour voir les chiffres diminuer assez

fortement. De même, que va-t-il se passer si demain l’on développe un

arsenal répressif en matière routière.

Le paradoxe est qu’un gouvernement qui veut faire dans le sécuritaire en

élargissant le champ des pratiques répréhensibles (prostitution,

rassemblement dans les halls d’immeuble...) est presque condamné à voir

la délinquance s’accroître. Dans le même ordre d’idée, les chiffres de la

délinquance sont d’abord et avant tout une statistique de l’ activité

policière. En effet, plus vous mettez de policier dans la rue et plus vous

leur donnez des consignes de fermeté —par exemple en enregistrant plus

systématiquement les plaintes— et plus la probabilité que les chiffres

augmentent sera forte très simplement parce que la police se sera placée

16
dans les conditions matérielles de comptabiliser plus complément les actes

répréhensibles.

En étant un peu provocateur, on pourrait dire que le meilleur moyen de

faire baisser la délinquance est de diminuer le nombre de policier et de

restreindre le champ des actes considérés comme délictueux.

Un dernier mot enfin sur l’activité judiciaire. Une question encore assez

peu posée en France est la suivante : comment la justice punit-elle ? Ce que

l’on peut dire très rapidement c’est que la plupart des affaires qui vont

jusqu’en justice (car déjà un certain nombre ne passent pas la main

courante du commissariat) sont classées sans suite soit parce que l’on ne

trouve pas le coupable, soit parce que le délit est trop peu grave et peu

être solutionné via une médiation avec la victime. Pour ceux qui passent

effectivement en justice, après tous les filtres déjà évoqués, on doit

constater qu’à niveau d’infraction égale les peines sont plus lourdes pour

les plus modestes (qui sont déjà plus souvent placés en détention

provisoire). L’explication en est simple : la capacité de défense des

prévenus dépend largement de leurs moyens de se payer un avocat et de

leur aptitude à présenter des “garanties de présentation“. Cette capacité

est bien entendu subordonné à sa situation financière donc sociale. Aussi

l’inégalité face à la justice n’est pas autre chose que l’un des aspects de

l’inégalité sociale.

5-Une sociologie des intérêts

J’ai parlé au début de mon propos des acteurs engagés dans les politiques

publiques et du fait qu’ils agissaient toujours en fonction d’intérêts

propres. Je vais prendre deux exemples pour illustrer rapidement ce

propos :

17
Premier exemple, les hauts fonctionnaires du ministère de l’Industrie

issus de l’Ecole Polytechnique et de l’Ecole des Mines en charge

aujourd’hui de la co-décision en matière de politique énergétique

défendent une position favorable à une modernisation du parc nucléaire

français. Ils le font in situ parce que leur position institutionnelle les place

en situation de dire leur mot et d’influencer les décisions politiques. Ils le

font également en fonction d’une vision du monde fondée sur l’adhésion à

un système de production énergétique élaboré dans les années 1970 dans

le but d’assurer l’indépendance de la France et sur le refus au nom d’une

idéologie professionnelle du principe des énergies dites renouvelables. Ils

agissent enfin au nom d’intérêts corporatistes, en l’occurrence le pouvoir

et l’autorité qu’assure au corps des mines la responsabilité de la gestion

d’un parc nucléaire très développé, soit au travers des activités d’EDF où

les “corpsards“ sont très présents, soit par l’intermédiaire du ministère de

l’Industrie qui exerce la tutelle des activités nucléaires et dans lequel les X-

Mines bénéficient d’un quasi monopole de représentation. Cette position

tactique est également inscrite dans un contexte socio-politique. Il s’agit en

l’espèce de la double menace représentée d’une part par la dérégulation

communautaire —révision du statut d’EDF…— et d’autre part par le

renforcement des positions politiques de la mouvance écologiste hostile

par principe à la politique nucléaire. Les pro-nucléaires bénéficient du

soutien d’alliés qui ont également intérêt à ce que la filière nucléaire soit

préservée voire développée : la CGT parce qu’elle est majoritaire à EDF, le

Parti communiste au nom du soutien à une politique d’indépendance

énergétique, divers élus dont le fief est rattaché à une centrale nucléaire

(emplois et retombées financières induites)…

18
Second exemple, à l’opposé en quelque sorte, celui d’AC !, association de

lutte contre le chômage. Il s’agit cette fois d’un agent extérieur au champ

étatique, non institutionnel, qui s’organise autour de la défense d’une

cause spécifique et cherche par ses actions à obtenir du gouvernement la

reconnaissance d’un certain nombre de revendications. On peut parler

d’AC ! comme d’un outsider, c’est-à-dire un acteur émergent dénué des

ressources habituelles prêtées en France aux groupes des pression, en

particulier la reconnaissance par l’Etat et les avantages induits par celle-ci,

dont l’objectif est double : faire parler de lui pour que les acteurs publics

se trouvent en quelque sorte sommés d’agir ou de réagir, être reconnu

comme interlocuteur légitime et représentatif d’une catégorie de

population et être à ce titre associé au travail de co-définition des règles,

ou de certaines d’entre elles, au même titre par exemple que les syndicats

représentatifs et le MEDEF. AC ! a donc une cause et des intérêts à

défendre. Ses ressources sont a priori faibles : peu de militants, hostilité ou

méfiance des syndicats et soutien a contrario de l’extrême gauche mais elle

peut aussi jouer sur le soutien de la population et sur le relais médiatique.

6-La sociologie de l’Etat est aussi une sociologie de l’espace public

Qui dit analyse des politiques publiques dit étude de l’espace public. Par

espace public, il faut entendre schématiquement l’ensemble des

institutions, des lieux et des procédures dans lesquelles et par lesquelles

les choix publics sont débattus et les décisions sont arrêtées et mises en

formes. Cet espace public est confronté depuis quelques années à une

double évolution :

—premier changement, la remise en cause de l’idée selon laquelle l’espace

public se confond naturellement avec la figure de l’Etat-nation. Dans le cas

de la France, il ne faut pas oublier l’importance de notre modèle étatique

19
et la tradition jacobine. L’omnipotence de l’Etat-Nation en France et la

puissance de l’Etat jusqu’à une date récente sont à rapprocher des

évolutions contemporaines qui, justement, on pour effet de mettre en

cause cette tradition d’un Etat fort. Trois évolutions de nature différente

concourent à la contestation de notre modèle étatique et partant de notre

définition de l’espace public : le processus de globalisation économique, la

construction européenne, la décentralisation. Dans les trois cas, il s’agit

d’une remise en cause de la capacité des responsables de l’Etat central à

réguler seuls l’espace public.

—second changement, l’évolution de l’action publique vers une

dédifférenciation des sphères publique et privée ou si l’on préfère vers

l’affaiblissement de la distinction autrefois radicale entre ce qui relève du

public, de l’Etat, de l’intérêt général, et ce qui relève du privé, de l’intérêt

particulier. L’espace public est désormais organisé autour de l’intégration

croissante des intérêts privés à la définition voire à la gestion de secteurs

relevant a priori de l’intérêt général. C’est le cas avec les mécanismes de

dévolution au secteur privé de la responsabilité de gestion de secteurs tels

que l’eau. L’essor de ces gouvernements privés va s’accroissant du fait de

la dérégulation liée à l’intégration européenne. Cela concerne aujourd’hui

par exemple les télécommunications et l’électricité et en partie le transport

ferroviaire. Dans cette confusion croissante entre public et privé, on peut

aussi évoquer l’inclusion plus importante des groupes d’intérêts dans les

mécanismes de décision, ce sans doute du fait de l’influence croissante des

procédures anglo-saxonnes qui reposent traditionnellement sur

l’association des lobbies à la décision. On est là bien sûr loin des manières

de faire de l’Etat en France, ce qui ne va pas sans poser des problèmes à la

fois pour les groupes d’intérêts français (notamment les syndicats) et pour

les élites politico-administratives.

20
On parle pour schématiser un peu de remise en cause de l’Etat unitaire. Ce

qu’il faut retenir ici c’est que cette remise en cause débouche en général

sur des descriptions de l’action publique qui font la part belle au désordre,

à l’incertitude, à l’imprévisibilité bref à une sorte d’anarchie irrégulée et

irrégulable. On parle donc de crise de l’Etat pour mieux mettre en avant le

fait que l’avenir est dans le marché y compris ce qui concerne les décisions

impliquant la vie collective, le vivre ensemble. Or, c’est oublier que le

marché ce n’est pas la concurrence pleine et entière entre des acteurs

disposant de ressources équivalentes mais bien une lutte organisée,

régulée, normée, bref encadrée par la puissance publique.

D’où la notion très importante aujourd’hui d’Etat régulateur. L’Etat reste

au centre de l’espace public mais ce qui a changé ce sont les conditions

pratiques de son intervention. Autrement dit, les politiques dites de

dérégulation que l’on assimile souvent un peu hâtivement à des politiques

de repli ou de recul de l’Etat ne sont pas autre chose que des politiques de

re-régulation. Etudier l’action publique, analyser les politiques publiques

aujourd’hui c’est s’intéresser pour partie aux opérations par lesquelles

l’Etat se réorganise et s’efforce de peser malgré tout sur le cours des

choses. Un bon exemple de cela est la gestion de la question de la

libéralisation des services publics et de son corollaire, la modernisation

des services publics. Dans ce cas, sur lequel je reviendrais plus loin si j’en

ai le temps, les décideurs publics s’efforcent dans un contexte défavorable

à tout ce qui de près ou de loin ressemble à l’Etat de lier libéralisation et

modernisation. La libéralisation apparaît comme une nécessité financière

—dans un contexte de rigueur, l’Etat ne peut plus assumer les coûts

prohibitifs de services publics jugés dépassés ou obsolètes— et politique

—l’acceptation de l’intégration européenne et l’ouverture à la concurrence

21
obligent à prendre des mesures de privatisation. Mais dans le même

temps, les acteurs politiques engagent un travail de modernisation de

l’Etat qui vise en quelque sorte à redonner de la légitimité à l’Etat au

moment même où on réduit ses capacités d’actions. Les raisons en sont à

la fois idéologiques et pratiques : il y a en France un réel attachement aux

services publics qu’il s’agit de réaffirmer, en second lieu le nombre élevé

de fonctionnaires et assimilés laisse présager des mobilisations

nombreuses si d’aventure la libéralisation ne s’accompagne pas de signes

tangibles d’une volonté politique de redonner sa légitimité aux services

publics.

J’utilise donc le terme de régulation dans le sens d’une aptitude des

acteurs publics à jouer un rôle d’organisateur en dernière instance de la

vie collective. Cela ne veut pas dire que cette régulation est par définition

une régulation centralisée dans laquelle, comme dans une structure en

pyramide, tout remonterait vers l’Etat central. Cette régulation renvoie

pour partie à une notion que j'évoquerais et qui est celle de gouvernance :

il s'agit très simplement de considérer que les processus de production des

décisions publiques sont de plus en plus compétitifs et ouverts à des

acteurs nombreux. Ils reposent donc plus qu'auparavant sur la recherche

de compromis, en particulier pour tout ce qui concerne l'élaboration des

politiques publiques locales. Le fait que les discussions soient ouvertes

posent tout de même la question de l'arbitre et donc du décideur en

dernière instance. C'est là que l'on peut lier les notions de régulation et de

gouvernance : l'Etat doit faire avec de plus en plus d'acteurs lorsqu'il a à

décider mais il reste en général le décideur.

J’insiste encore une fois sur le fait que l’observation de l’action publique

indique en même temps deux choses contradictoires : d’abord une

22
tendance nette à la fragmentation des niveaux de décision et des systèmes

d’action ainsi qu’à la multiplication des acteurs qui invalide la possibilité

même qu’existe encore une régulation politique centralisée, ensuite une

seconde tendance à la persistance d’une régulation qui à défaut d’être

centrale est une régulation publique que l’on peut présenter comme un

facteur d’ordre dans un monde largement désorganisé. La notion même

de régulation implique la souplesse, la plasticité, l’adaptabilité des acteurs

et des règles à des situations diverses.

7- L’Etat en action : frontières et problèmes

Vous aurez donc compris que lorsque l’on travaille sur les politiques

publiques, on s’intéresse globalement aux actions de l’Etat, qu’il s’agisse

de l’Etat central ou des pouvoirs publics locaux. Les transformations de

l’action publique depuis près de deux décennies plaident pour une

définition de plus en plus relâchée de l’Etat. En effet, par-delà

l’observation de l’Etat central, on étudie de plus en plus les actions des

pouvoirs locaux (mairies, Conseils généraux et régionaux) et aussi le rôle

de l’Union Européenne. Cette prise en compte de nouveaux acteurs

contribue à complexifier l’analyse. En effet, désormais, la moindre

politique publique locale réunit une multitude d’acteurs publics (les

représentants de l’Etat et les diverses administrations territoriales), para-

publics et associatifs (y compris le champ syndical).

Il convient donc de partir de l’idée selon laquelle les politiques publiques

sont de plus en plus souvent le résultat de concertations ou d’interactions

entre plusieurs instances qui certes travaillent ensemble mais sont aussi

des entités concurrentes, des structures qui ne défendent pas les mêmes

intérêts ou qui n’ont pas la même culture. Le système d’action publique

est donc sans doute plus démocratique ou plus ouvert que par le passé, ne

23
serait-ce que parce qu’il y a plus d’interlocuteurs, mais il est aussi moins

lisible, moins compréhensible et, peut-être, moins efficace.

Le nombre et la diversité des acteurs fait que l’on commence toujours une

étude justement en essayant d’identifier les acteurs en jeu et en s’efforçant

d’évaluer quelle est leur place respective dans le processus. J’insiste sur le

fait que la connaissance des acteurs, institutionnels et individuels, qui

interviennent dans une politique publique est toujours le préalable à une

étude bien menée. Et il n’est pas toujours aisé d’en faire le tour parce que

l’on découvre souvent des outsiders, c’est-à-dire des acteurs a priori non

habilités à s’investir dans un problème mais qui y jouent un rôle. A ce

travail d’identification, s’ajoute une réflexion sur les origines et les

parcours des acteurs en question : l’idée là c’est que les décideurs ne sont

pas des robots permutables mais qu’ils travaillent aussi en fonction de

valeurs, de représentations du monde et donc de représentation du ou des

problèmes dont ils ont à s’occuper. Et dans ce cadre, savoir qui sont ces

décideurs, d’où ils viennent, ce qu’ils ont fait avant permet souvent de

comprendre la nature des décisions prises. Mais je reviendrais sur ce

point.

Une autre condition préalable concerne la méthode d’observation et plus

précisément les impératifs d’objectivité et de neutralité. La chose n’est pas

aisée pour deux raisons au moins : tout d’abord, les problèmes qui font

l’objet d’études renvoient assez souvent à des questions de société sur

lesquelles on a tous plus ou moins des opinions citoyennes dont il faut

essayer évidemment de s’abstraire au moment de l’étude. Ensuite, on peut

aussi être tenté de jouer un rôle d’aide à la décision, c’est-à-dire

d’abandonner l’observation pour se poser en évaluateur dont le travail

peut servir à aider les responsables politiques à améliorer ce qu’ils font.

24
Cette quête difficile de l’objectivité implique donc de s’abstraire de deux

attitudes qui ont longtemps marqué les études consacrées à l’Etat :

—tout d’abord, d’une approche idéologique ou idéologisée de l’Etat : elle

a été de deux types radicalement opposés, soit marxiste ou post-marxiste

(l’Etat c’est rien d’autre que l’instrument de la bourgeoisie capitaliste); soit

libérale ou ultra-libérale (l’Etat c’est une instance de contrôle des individus

et donc une entrave à l’initiative et à la liberté individuelle).

—ensuite, seconde attitude, dont il faut parvenir à s’émanciper : ne pas

céder à une approche utilitariste ou prescriptive de l’analyse des

politiques publiques. Je veux dire par là que les politiques publiques sont

nées aux Etats-Unis (la policy analysis) à la fin des années 1950 non pas

comme discipline académique mais comme domaine destiné à apporter

des recettes pour favoriser le “bon“ gouvernement. En étudiant les

politiques publiques, on ne se posait pas en observateur mais en acteur. Ca

a été le cas d’une école, le Public Choice, qui aux Etats-Unis a construit

dans les années 1970 une théorie du bon gouvernement qui reposait en fait

sur le remise en cause de la quasi totalité des interventions de l’Etat, en

particulier dans le domaine social. Et c’est le Public choice qui a fortement

influence Reagan lorsque celui-ci a été élu en 1979. L’analyse de politiques

publiques s’est donc fortement autonomisée pour devenir une véritable

discipline de recherche dont le but n’est pas de faire des propositions mais

d’analyser des situations. J’ajoute tout de même que cette impératif

scientifique est parfois difficile à respecter lorsque l’on se spécialise dans

des secteurs très sensibles, à commencer par les politiques sociales.

Ces deux préalables étant levés, je dirai que les politiques publiques

aujourd’hui en France s’intéressent globalement à ce qu’on peut appeler le

25
dépassement de l’Etat entendu ou considéré comme le centre politique

omnipotent. On se trouve en fait à une sorte de croisement essentiel de

l’histoire de l’Etat : c’est aujourd’hui la fin d’un long cycle historique qui

avait vu l’Etat central se construire contre les pouvoirs locaux (fiscalité,

armée, règles et codes) puis élargir au vingtième siècle ses prérogatives

aux questions sociales et économiques (nationalisations, encadrement de

l’économie... : extension du périmètre de l’Etat et conception extensive de

la notion de service public).

L’Etat entendu comme forme légitime d’organisation de la société et de

gestion de l’espace public est remis en cause par trois évolution

principales :

—première évolution, l’autonomisation croissante des formes locales de

gouvernement qui se construisent en partie contre ou malgré l’Etat central

(et en particulier face aux administrations déconcentrées);

—deuxième évolution, la pression croissante de la construction

européenne (en particulier les contraintes règlementaires qu’elle impose)

qui apparaît comme un dépassement de l’Etat nation;

—enfin, troisième évolution, l’imposition de logiques économiques

décentrées et/ou mondialisées (la “globalisation“) qui sont des données

largement non négociables par les Etats (voir les discussions dans le cadre

de l’OMC) et sont redoutables car largement irrégulables (voir les marchés

financiers et notamment le projet de Taxe Tobin) et irresponsables (à qui

faire, par exemple, porter la responsabilité de la fermeture d’une usine

quand le gouvernement ne peut plus rien faire pour empêcher une firme,

souvent multinationale, de faire ce qu’elle veut : cela renvoie aussi à la

chasse aux primes par ces entreprises qui passent d’un pays à l’autre selon

les opportunités financières qui leur sont offertes, opportunités liées bien

sûr à la promesse de créer des emplois).

26
Par rapport à tout ce que je viens d’évoquer, l’intérêt d’étudier les

politiques publiques est double :

—tout d’abord, cela permet de saisir la complexité des modalités de

gouvernement, complexité qui tranche avec le volontarisme de l’action

publique qui est très souvent véhiculé par les acteurs politiques eux-

mêmes et repris et amplifié par le champ médiatique. Pour un décideur

public, la construction de son action comme rationnelle, responsable, utile

à la collectivité est une sorte de nécessité professionnelle : il faut en effet

entretenir auprès de l’opinion (et donc des électeurs potentiels) l’idée

selon laquelle ce sont en effet les acteurs politiques qui décident de tout et

qui donc ont le pouvoir.

—ensuite, l’étude des politiques publiques permet d’observer

empiriquement les transformations des modes d’action publique liées aux

trois changements strucurels que je viens d’évoquer (localisation,

européanisation, globalisation). On réfléchit donc de plus en plus à partir

de nouveau concepts comme, par exemple, ceux de gouvernance et de

gouvernabilité.

D’un point de vue pratique, l’analyse des politiques publiques

s’organisent autour d’un certain nombre de questions que l’on peut

formuler rapidement :

—pourquoi l’Etat intervient dans un secteur ou face à un problème et pas

ailleurs?

—comment décide-t-on de ce qu’on va faire et comment met-on une

décision en œuvre : quel est le circuit décisionnel? quels en sont les

acteurs? quels sont les objectifs et les méthodes?

—peut-on évaluer l’efficacité de l’action?

27
—l’action publique suit-elle un chemin immuable ou bien est-elle mobile

dans le temps et dans l’espace (i-e selon la nature du problème posé)?

—la perspective d’une élection a-t-elle des effets sur l’action publique?

—quelle est la part de l’attention à l’opinion (mesurée notamment par les

sondages) dans la prise de décision? Jusqu’où autrement dit gouverne-t-

on le nez rivé à sa courbe de popularité et jusqu’où à l’inverse prend-on

des “risques“?

Ces questions parmi d’autres s’organisent autour d’une idée simple et

importante à la fois : l’Etat en tant que tel n’existe pas, il est une sorte de

mot de passe qui masque une pluralité d’acteurs, d’intérêts, de pratiques.

Certains auteurs (J-G. Padioleau) insistent d’ailleurs sur la nécessité qu’il y

a à ne pas réifier ou chosifier l’Etat. Cela suppose qu’une politique

publique lorsqu’elle est définie et mise en œuvre est déjà le résultat de

concurrences et d’affrontements parfois très durs au sein même de

l’appareil d’Etat. D’autre part, l’Etat n’intervient pas par définition dès

qu’un problème apparaît dans la société : une sélection s’opère selon des

modalités complexes, sélection qui aboutit à ce que certains problèmes

fassent l’objet d’une action et pas d’autres. Enfin, l’Etat n’agit pas priori

pour régler le problème posé, ou si l’on préfère son action n’est pas par

définition efficace.

Tout ce que j'ai dit jusqu'à présent laisse de côté un élément important : la

politique ou si vous préférez les acteurs politiques. Il faut donc en guise de

conclusion provisoire souligner le fait que les processus décisionnels

reposent le plus souvent sur des arbitrages politiques, rendus donc par les

élus. La question du pouvoir ou de l'influence des technocrates, des

experts ou des conseillers des princes est une question importante mais

28
elle doit être posée en ayant à l'esprit que les acteurs politiques ne sont en

général pas dépossédés de oleur pouvoir de décision.

Il faut donc rappeler la dimension fondamentalement politique des

décisions et donc des politiques publiques. Ce n'est pas parce que les

problèmes sont de plus en plus techniques que les décideurs politiques

sont pour autant écartés. Il faut être plus balancé dans son constat et dire

qu’une décision fait toujours l’objet de choix qui émanent d’acteurs qui

disposent d’une légitimité démocratique mais cette décision est aussi

toujours très complexe aussi bien dans sa phase d’élaboration

(bargaining...) que dans sa réalisation (appropriation et détournement...).

Ainsi donc les acteurs politiques s’appuient bien évidemment toujours sur

des équipes mais prennent la décision : la question est de savoir s’ils font

toujours le travail de préparation minimale de cette prise de décision (voir

l’affaire du sang).

On aboutit donc finalement à la question de la légitimité de l'action

publique et au problème des déterminants de l'action : qu'est-ce qui,

autrement dit, conduit des acteurs politiques à prendre telle décision

plutôt que telle autre? S'agit-il d'une question de valeurs et de vision du

monde ou de pragmatisme? D'où l'intérêt et la nécessité lorsque l'on

analyse une politique publique de regarder qui en sont les acteurs et ce qui

les fait courir!

29
Thème 1
LA QUESTION DE L’EMERGENCE DES

PROBLEMES DANS LE CHAMP POLITIQUE

OU LA MISE A L’AGENDA

Introduction
On a pu voir lors de la séance d’introduction que les décisions publiques

concernaient des problèmes qui à un moment donné avaient fait l’objet

d’une politisation.

L’enjeu de ce thème de la mise à l’agenda ou de la politisation consiste à

étudier de quelles façons, dans quelles conditions, un problème va

justement faire l’objet d’une politisation ou d’une appropriation par le

champ politico-administratif et va produire ou pas une décision publique.

Quand je parle d’appropriation par le champ politico-administratif, je

n’entend pas nécessairement une prise de décision effective, objectivable,

mais un certain nombre d’opérations qui peuvent déboucher sur des

actions concrètes mais peuvent aussi être limitées dans leur ampleur et

leurs effets : mise en place d’une commission et production d’un rapport,

nomination d’une haute autorité ou d’un haut conseil, dépôt d’un projet

de loi non examiné…

Au risque de me répéter, j’insiste encore sur le fait que toutes les

questions qui circulent dans une société ne finissent pas par arriver sur le

bureau de l’Etat ou n’y arrivent pas au moment où l ‘on pourrait

rationnellement s’y attendre (par ex : amiante, maladie liée à la guerre du

Golfe, usage d’insecticides, revendications des sourds-muets en faveur de

la langue des signes). Et si un nombre non négligeable de problèmes ne

font pas l’objet d’une action politique c’est parce que ceux qui en assurent

30
la promotion ne parviennent pas, pour des raisons très diverses sur

lesquelles je vais revenir, à les faire inscrire sur l’agenda politique — qu’il

s’agisse de l’agenda de l’Etat central ou de celui d’une collectivité locale.

On parle en science politique de mise sur l’agenda pour désigner

l’opération complexe à l’issue de laquelle une question va être prise en

compte par les acteurs publics. Mais attention, cette mise sur l’agenda ne

signifie pas automatiquement un traitement effectif du problème posé :

un problème parce qu’il devient politique n’est pas pour autant résolu.

Cette notion a été mise en avant par deux américains, Cobb et Elder, qui

reprenaient à leur compte une notion qui avait été inventée au départ

pour désigner la manière dont les médias faisaient le tri entre ce qu’ils

reprenaient à leur compte et ce qu’ils laissaient de côté (travaux de Mc

Combs et Shaw.

I/ Qu’est-ce que la mise sur l’agenda

La gestion de l’agenda

L’interrogation de départ concerne donc les processus par lesquels les

autorités publiques se saisissent d’un problème. A ce stade, il faut tout de

suite opérer une distinction de bon sens entre des problèmes inscrits

institutionnellement sur l’agenda, que l’on désigne aussi sous

l’expression d’agenda systémique, et qui y reviennent périodiquement —

c’est le cas surtout du vote des budgets — et des problèmes qui émergent

en fonction de la conjoncture ou de l’environnement politique.

Première distinction donc entre un agenda institutionnel et un agenda

conjoncturel. C’est dans ce deuxième cas que la question de l’émergence

se pose.

Il faut partir de l’idée que les autorités politiques sont confrontées en

permanence à des problèmes qui sont portés par des groupes pour

31
lesquels les problèmes en question représentent un enjeu et/ou un intérêt

important. Ces groupes ne sont pas nécessairement très organisés ni très

nombreux. Ils sont issus aussi bien de ce que l’on appelle la société civile

que de la sphère publique, c’est-à-dire là principalement les

administrations et les élus. Les thèmes sont de nature et d’importance très

variés.

Notre attention est logiquement attirée par les problèmes dont les médias

parlent. Ceux-ci ont assez logiquement tendance à évoquer par priorité les

problèmes qui sont portés par des groupes extérieurs à la sphère étatique.

La raison est en simple : les moyens utilisés par ces groupes sont visibles

et s’appuient justement sur une tentative de médiatisation de leur cause.

Mais il ne faut pas oublier par ailleurs qu’un très grand nombre de

décisions publiques concernent des questions dont on a jamais ou presque

jamais entendu parler et qui sont définies dans la confidentialité. Il faut

considérer en effet d’une part des questions très techniques qui

n’intéressent que des acteurs très spécifiques et n’ont aucune chance

d’intéresser les médias (par exemple : la modification de certains barèmes

de calculs d’actes médicaux) et, d’autre part, des questions plus sensibles

que les protagonistes préfèrent aborder dans la discrétion de manière à

éviter la médiatisation (par exemple : la remise sur le marché de certaines

pièces de viande bovine après avoir constaté qu’elles n’étaient pas

touchées par l’ESB).

Visibiliser le problème

Si l’on s’en tient à ce qui est le plus objectivable, autrement dit les

problèmes dont on parle, qui sont visibilisés ou médiatisés, il faut

considérer qu’ils ont d’autant plus de chance d’émerger et d’être repris à

son compte par l’appareil d’Etat qu’il sont portés par des groupes qui

disposent de ressources suffisantes pour être en mesure de contraindre

32
l’Etat à les écouter. Par ressources, il faut entendre notamment les

capacités de mobilisation et plus généralement l’aptitude à médiatiser sa

cause. Il va de soi que ce que je vais dire s’apparente aussi à une

rationalisation a posteriori des attitudes. En effet, dans de nombreux cas,

les ressources mobilisées, les manières de faire et de dire, se construisent

chemin faisant et sont largement “bricolées“. Le plus grand nombre des

actions ne s’appuient pas sur des professionnels de la mobilisation et sur

des moyens importants.

D’où un premier enjeu qui est la définition du cadre de la revendication.

En effet, plus celle-ci apparaîtra limitée et plus ses chances de voir des

groupes s’y associer sera faible. En revanche, si à partir d’un enjeu très

sectorisé un débat plus large prend corps alors l’Etat est moins en mesure

d’empêcher la mise à l’agenda.

On a pu le voir par exemple avec le cas du CIP en 1993 et 1994, ce que

l’on a appelé alors le smic jeunes. La mobilisation d’abord limitée à la

population directement concernée, c’est-à-dire les étudiants des IUT, s’est

élargie parce que l’on a posé le problème du CIP dans une perspective

plus large qui était justement la remise en cause possible là du smic.

A l’heure actuelle aux Etats-Unis, on constate une évolution de même

nature s’agissant de la peine de mort. Le point de départ est le constat

localisé d’une erreur judiciaire concernant un condamné à mort, erreur

d’ailleurs mise en évidence par des étudiants en journalisme. Par

extension, on aboutit à un débat plus général sur les risques d’erreurs

judiciaires et à des moratoires des exécutions dans certains Etats.

Dans les deux cas, c’est parce que la cause défendue perd son caractère

localisé ou particulier qu’elle gagne en légitimité et en soutien. C’est donc

parce qu’elle prend un caractère plus généraliste, ou plus sociétal, que les

pouvoirs publics peuvent moins facilement ignorer les revendications.

33
Place des médias

On voit bien dans ces deux exemples la centralité des médias en tant

qu’ils contribuent directement à donner une visibilité aux actions de

revendication. Ces actions de revendications sont soit réactives —se

mobiliser pour refuser une décision ou un projet de décision—, soit

actives —se mobiliser afin de promouvoir une cause—. Elles constituent

dans les deux cas des outputs en ce qu’elles sont des paramètres

extérieurs au système d’action public. Elles viennent si vous préférez se

greffer sur un ou des programmes d’action pensé et élaboré à l’intérieur

de la sphère étatique et ont donc une forte dimension perturbatrice. Ne

serait-ce que parce l’élaboration du programme d’action gouvernemental

est elle-même le résultat de négociations, de compromis, d’arbitrages à

l’intérieur de la sphère étatique et que la prise en compte d’un autre

problème peut remettre en cause un équilibre précaire. C’est le cas par

exemple lorsque l’on va demander aux différents ministères de trouver de

l’argent pour financer un programme nouveau à moyens constants, c’est-

à-dire en prenant aux programmes engagés.

“Stratégie“ des gouvernants

L’une des activités quotidiennes des gouvernements consiste donc à

éteindre des incendies c’est-à-dire à faire en sorte que des revendications

localisées ou fragmentaires ne prennent pas de l’ampleur. D’où une

attention exacerbée, notamment via les notes des Préfets, à tout ce qui

dans l’actualité nationale et dans les actualités locales peut ressembler à

de la mobilisation.

En fait, une partie non négligeable du travail gouvernemental consiste à

gérer des risques socio-politiques, dans deux directions surtout. Tout

d’abord, évaluer les risques de mobilisation liés à une décision en

préparation ; ensuite observer une mobilisation en cours afin d’évaluer

34
là encore les chances que cette mobilisation “prenne“ et impose en

quelque sorte une réponse politique. Dans le premier cas, les acteurs

publics testent les réactions possibles, et donc les possibilités de

mobilisation en organisant par exemple des fuites dans la presse évoquant

le projet en préparation. Ils sont également en contact permanent avec les

organisations représentatives (syndicat et patronat). Plus largement,

l’usage des sondages est aussi un outil d’aide à la décision. Au total,

l’objectif consiste à savoir si l’on peut rendre public un projet de décision

en l’état, s’il faut l’amender afin de tenir compte des remarques émises

par les groupes d’intérêt concernés, ou bien encore s’il est urgent

d’attendre (voir l’exemple du débat sur le système de retraite).

Ce qu’il faut retenir ensuite face à une mobilisation sociale, c’est que les

décideurs publics ont intérêt à gagner le combat de la définition de

l’enjeu: en effet, si celle-ci reste limitée alors il pourront plus aisément

régler le problème en évitant qu’il ne s’étende. Si en revanche cette

définition lui échappe alors le risque est grand d’une part de devoir

accepter des discussions plus larges que le problème posé initialement et

d’autre part de faire face plus difficilement à une maximisation des

revendications.

On peut citer ici plusieurs exemples :

—les mobilisations contre les fermetures de classe face auxquelles il faut

éviter que le débat ne devienne un débat plus général sur les conditions

d’étude des enfants et sur le système éducatif dans son entier car alors les

masses financières en cause sont plus importantes et les populations a

priori concernées beaucoup plus nombreuses

—les discussions sur la paupérisation d’une partie des étudiants doivent

être circonscrites à un problème limité et de nature essentiellement

sociale. Le risque là pour les acteurs politiques étant qu’à partir de ce

35
débat l’on redonne du sens à une revendication plus large des

organisations étudiantes articulée autour du statut de l’étudiant et surtout

de sa rémunération. Cela pouvant très facilement déboucher ensuite sur la

remise sur l’agenda de la question de l’élargissement du RMI aux moins

de 25 ans.

Ce qui n’est pas le moins intéressant dans ces exemples, c’est les débats et

les mobilisations procèdent en l’espèce d’informations ou de décisions

issues de la sphère étatique.

Les intérêts de l’appareil d’Etat et des groupes mobilisés sont donc le plus

souvent antagonistes et la concurrence entre eux tourne autour de la

définition du problème. Là où les politiques utiliseront facilement une

rhétorique de la dénonciation pour délégitimer un mouvement en parlant

de récupération politique, d’irresponsabilité, de mauvaise information ou

de désinformation..., les groupes mobilisés évoqueront pour leur part des

valeurs globales et positives telle que la défense du service public,

l’égalité des chances, l’humanisme.

Cela étant dit, l’émergence d’un problème n’est pas nécessairement

contraire aux intérêts de l’appareil politico-administratif. En effet, les

acteurs publics sont aussi amenés à faire de la prospective. Autrement dit,

ils travaillent régulièrement sur des problèmes ou des thèmes qui n’ont

pas encore surgi mais dont ils envisagent l’émergence en s’appuyant là

sur des dispositifs d’alerte aussi divers que des rapports confidentiels ou

des informations émanant d’informateurs locaux, fonctionnaires des

administrations déconcentrées et élus. Dans ce cas, les fonctionnaires

réfléchissent à des solutions et guettent en quelque sorte le moment

propice pour les présenter, ce que l’on appelle la fenêtre d’opportunité.

Ainsi, par exemple, dans le domaine très complexe des politiques sociales,

36
les diagnostics et les solutions possibles ont précédé de plusieurs années

l’annonce de décisions et leur mise en œuvre. Ou bien dans le cas des

projets de réforme administrative, la mise en évidence de carence peut

faciliter la promotion par l’Etat lui-même de réformes qui sont prêtes.

Les mécanismes de la décision publique repose souvent sur la

redécouverte de problèmes dont on parle épisodiquement à l’occasion

d’une affaire ou d’un scandale, qui font alors l’objet de micro-décision ou

d’effets d’annonce pour ensuite redisparaître et réémerger quelques

temps après. Si on prend l’exemple des politiques de santé, toutes les

études nécessaires ont déjà été faites et restent opératoires mais la

complexité des enjeux et l’importance des risques politiques liés à une

réforme générale débouchent sur des décisions localisées ou sur des non

décisions.

Vous voyez avec ce que je viens de dire que l’analyse des mécanismes par
lesquels des problèmes apparaissent ou émergent dans le champ politique
est extrêmement complexe. Pour s’y retrouver un peu je vous propose de
retenir 3 modèles possibles de mise sur l’agenda politique. J’utilise le
terme de type-idéal emprunté à Max Weber, c’est-à-dire une
représentation de la réalité ou si vous préférez une point de vue sur la
réalité.

37
II- Les trois modèles d’émergence des problèmes sur

l’agenda gouvernemental.

II-a) L’émergence progressive et par canaux multiples

Il s’agit du modèle le plus classique. Il part de l’idée selon laquelle

l’individu ou le groupe qui va chercher à faire reconnaître son problème

par le champ politique va dans ce but solliciter le maximum d’acteurs

possibles afin de relayer sa revendication. Ces acteurs sont dans le

désordre les médias, les intellectuels et artistes, les élus, les partis

politiques, les syndicats, les églises. On peut sans doute y ajouter les

ONG, par exemple le GISTI pour les sans papiers.

L’idée de départ c’est que si l’on s’engage en faveur d’une cause donnée

c’est parce que l’on éprouve un sentiment d’injustice individuel ou

collectif qui incite à la mobilisation. Le but de cette mobilisation est

d’élargir la prise de conscience à un public sympathisant et d’obtenir que

cette cause soit reprise à son compte par une structure plus organisée, que

l’on désigne sous le terme générique d’agence. Agence qui du fait de son

expérience et de sa position dans le jeu institutionnel dispose de plus de

ressources pour atteindre les décideurs.

On parle de progressivité car la durée de maturation peut donc être

longue, en particulier lorsque la cause en question a pour point de départ

l’engagement d’individus isolés ou relativement isolés —le cas par

exemples des mères divorcées d’enfants bi-nationaux, le cas plus connu

des grèves de la faim des sans-papiers.

On parle ensuite de canaux multiples pour indique qu’une émergence de

cette nature va emprunter parallèlement plusieurs circuits, c’est-à-dire va

reposer sur des agences différentes qui vont porter le problème en

38
fonction de motivations différentes et vont toutes contribuer à leur façon à

sa politisation. Cela implique bien évidemment la prise en compte de la

durée : une cause peut mettre beaucoup de temps à faire parler d’elle et à

susciter en retour des décisions publiques. Elle peut aussi disparaître et ne

jamais émerger. Parmi les exemples les plus proches de cette idée dans le

cas de la France, je citerai le SIDA. Je vous renvoie là à un livre collectif

dirigé par Pierre Favre et qui s’appelle Sida et politique  : les premiers

affrontements (voir la bibliographie).

Je renvoie plus généralement à un livre écrit par Cobb et Elder qui analyse

cet aspect : Participation in American Politics. The Dynamics of Agenda

Building (1972).

II-b) L’émergence instantanée

Elle renvoie à des cas spectaculaires marqués par la soudaineté et la

brutalité qui imposent l’intervention des pouvoirs publics : accident de

train, incident nucléaire, attentat terroriste. Les médias contribuent à

amplifier et diffuser et se faisant imposent une réaction. Si l’on prend les

derniers exemples disponibles —incendie dans le tunnel du Mont-Blanc,

marée noire—, on constate que ces évènements brutaux et spectaculaires

soulignent l’absence d’intervention publique en amont et mettent en

évidence les carences des organismes publics. On a donc parfois à faire

avec des politiques publiques définies dans l’urgence : il faut pour les

décideurs publics indiquer le plus vite possible une volonté de régler le

problème posé. C’est aussi toutes choses égales par ailleurs le cas avec la

violence scolaire.

La difficulté en l’espèce est que ces évènements révèlent ou peuvent

révéler une incapacité politique et peuvent donc mettre en cause la

légitimité même du pouvoir politique. Le cas de la marée noire est

significatif puisque cela montre que les autorités publiques d’un Etat ne

39
sont pas en mesure de contrôler tous les bateaux transportant des

matières potentiellement dangereuses du fait en l’occurrence d’une

législation communautaire.

Plus généralement, la mise en place de politiques publiques en période de

crise est un bon indicateur de la capacité des décideurs politiques et de

l’appareil administratif à faire face à des situations qui justement mettent

en cause le mode de fonctionnement ordinaire de l’appareil d’Etat.

II-c) L’auto-saisine par le gouvernement

Il faut retenir avec ce 3ème type d’émergence qu’un problème peut exister

dans la société mais ne pas être porté par un groupe. On trouve donc à

l’intérieur même de la sphère étatique des institutions qui jouent en

quelque sorte un rôle de vigilance sociale : on peut parler d’un mécanisme

autonome ou endogène de mise sur l’agenda. Les décisions relevant de

cette catégorie sont plus nombreuses qu’il n’y paraît et reposent

globalement sur ce que l’on appelle des mécanismes de remontée

d’informations en provenance notamment des administrations

déconcentrées —préfecture, direction régionale du travail et de la

formation professionnelle, direction régionale de l’industrie, de la

recherche et de l’environnement … On peut citer ici la législation sur le

surendettement qui a pour origine des rapports de préfets. Les élus

peuvent également jouer ce rôle. Ce que l’on constate assez souvent dans

ce registre ce sont les situations dans lesquelles l’information en

provenance du “terrain“ permet en quelque sorte d’ajuster des décisions

déjà prises, de réviser par des décrets ou des circulaires des dispositifs

réglementaires qui, à l’usage, s’avèrent peu opératoires voire contre-

productifs.

On peut citer par exemple les dispositions destinées à limiter la pollution

en provenance des entreprises : les délais de mise en conformité des

40
installations étaient au départ trop court et entraînaient des coûts

financiers trop importants pour un certain nombre de sites, avec donc des

risques de cessation d’activité et donc de chômage. Par rapport à ces

situations, la puissance publique a fait passer des consignes de flexibilité

aux DRIRE afin que celles-ci appliquent la législation avec souplesse

quitte évidemment à ce qu’un certain nombre d’entreprises fassent du

chantage à l’emploi pour reporter leurs investissements ou pour chercher

à les faire co-financer par l’Etat ou par les collectivités territoriales.

Se reporter plus généralement à J. Kingdon, Agendas, Alternatives and

Public Policies , 1984

41
III- Les conditions sociales et politiques de politisation d’un

problème
L’émergence d’un problème dans le champ politique renvoie à un certain

nombre de dimensions que l’on peut résumer sous le terme générique de

conditions socio-politiques ou d’environnement.

Je vais aborder ce point sous quatre angles différents.

III-A) A partir de quand peut-on dire d’une émergence qu’elle est

complète?

La question là consiste à se évaluer le moment à partir duquel on peut

considérer que la politisation d’un problème social est réalisée. Je rappelle

ici que qui dit politisation ne dit pas naturellement traitement du

problème par des décisions politiques appropriées.

Globalement donc, on peut dire que l’émergence est complète lorsque

d’une part un débat s’instaure sur le problème dans le champ politique

et, d’autre part, qu’un processus de production de décisions

s’enclenche. Cela renvoie plus précisément à quatre critères.

1er critère : une prise de position sur un problème conduit un grand

nombre d’acteurs à réagir sur le même problème, à prendre position à

leur tour. D’où un effet cumulatif qui contribue à placer le problème en

question sur l’agenda. Ce qu’il faut se demander ici c’est dans quelles

conditions une prise de position peut-elle avoir un effet cumulatif positif,

c’est-à-dire faire reconnaître la légitimité du problème et partant la

légitimité de sa politisation?

a-On peut regarder qui parle du problème en partant de l’hypothèse que

la notoriété du locuteur et/ou sa centralité dans le jeu politique

maximiseront les chances que ses propos soient repris et amplifié.

42
b-Deuxième élément d’appréciation, la position institutionnelle de celui

ou de ceux qui s’expriment : sont-ils habilités à le faire du fait de leur

position ? S’expriment-ils à titre personnel ou au nom de leur

organisation ?…

c-Dernière variable enfin, apprécier comment l’on parle du problème et en

particulier l’impact des effets de scandale : on peut le voir dans l’actualité

récente avec les prises de position autour de la situation dans les prisons

françaises. Je peux citer aussi un exemple plus ancien qui est celui des

prises de positions de J-M. Le Pen autour du Sida en 1987 et 1988 : on peut

considérer en effet que le discours de scandalisation volontaire de Le Pen

a eu pour conséquence d’une part de faire réagir l’ensemble des acteurs

politiques sur le thème du Sida alors qu’ils étaient restés jusque-là assez

prudents, et d’autre part de les faire réagir dans un sens plutôt positif,

c’est-à-dire le refus de l’exclusion, le refus de considérer la maladie

comme étant limitée aux étrangers et aux homosexuels.

2ème critère : l’envahissement du champ par un problème. L’idée ici est

qu’un problème va susciter des prises de position multiples dans un court

laps de temps. Ces prises de position vont couvrir l’ensemble des sphères

de la société (politique, religieuse, intellectuelle, associative) et être

répercutées et amplifiées, sinon définies, dans le champ médiatique. Le

sujet va de la sorte être construit comme un sujet de société face auquel les

acteurs publics ne pourront que prendre position. Cela nous conduit à un

3ème critère.

3ème critère : la possibilité d’objectiver ou non l’émergence dans un terme

relativement court. Il faut entendre par là qu’une émergence peut avoir

un aspect essentiellement rhétorique. C’est le cas par exemple lorsque le

gouvernement ne peut pas ne pas s’exprimer sur une question car elle est

43
très présente dans la société (mobilisations, presse...) mais ne veut pas non

plus prendre de décisions sur le thème. Dans ce cas, les décideurs publics

privilégient les effets d’annonce afin de gagner du temps soit pour ne pas

avoir à prendre de décisions, soit pour imposer leur lecture du problème.

D’où ce que l’on appelle dans le langage ordinaire les stratégies

d’enterrement qui passent par exemple par la création de commissions ou

la commande d’un rapport. On est là entre l’émergence factice et la non

émergence. Le champ politique ne souhaite pas avoir à s’occuper d’un

problème et s’efforce donc de ne pas le mettre à l’agenda. Si j’ai parlé

d’objectivation, c’est simplement pour dire que la politisation d’un

problème est attestée par des décisions dont on peut voir la trace —et

donc pas simplement par des discours.

4ème critère : l’inversion de l’émergence lorsqu’un problème existe

d’abord au sein de l’Etat et que le champ politique s’efforce d’y associer le

corps social. C’est le cas notamment lorsqu’il s’agit de légitimer des

décisions controversées afin d’en atténuer les risques politiques. Je me

contenterais d’un exemple, celui de la politique d’intégration européenne

engagée depuis le milieu des années 1980. Pour un certain nombre de

raisons sur lesquels je ne reviens pas ici, les acteurs politiques en France

ont fait le choix de s’engager dans une politique d’intégration

communautaire. Le problème était que cette décision n’a relevé au départ

d’aucun débat collectif et a été prise alors même que l’on ignorait

jusqu’où elle allait nous mener. Elle a donc été légitimé au nom de la

nécessité. Mais il a fallu à partir du début des années 1990, dans la

perspective notamment de la ratification du Traité de Maastricht, aller

chercher le soutien populaire. Il s’est agi autrement dit de transformer en

débat sociétal un problème qui avait été monopolisé jusque-là par les

acteurs politiques. On peut parler d’un travail de conversion à l’Europe

44
mené à la fois par les acteurs politiques et par les médias autour d’une

idée : l’Europe c’est l’affaire de tous.

III-B) L’aptitude des acteurs à défendre leur cause

Il existe une deuxième condition nécessaire à la politisation d’un

problème : la capacité de ceux qui défendent la cause en question à porter

leur message. En effet, une chose est d’identifier un problème, un

scandale, une injustice, une autre chose est la capacité à organiser une

protestation autour de ce problème, à toucher des autorités politiques

compétentes et à obtenir d’elles qu’elles “fassent quelque chose“.

Parler d’aptitude à porter une cause, c’est souligner le fait que dans un

univers politico-médiatique caractérisé par la multiplicité des “bonnes

causes“ seuls ceux qui disposeront des savoir-faire auront des chances

d’accéder au champ politique. Cela renvoie d’une certaine manière à

l’idée selon laquelle il faut être déjà un professionnel de la mobilisation.

Ce sont souvent des militants —associatifs, syndicaux, politiques— qui

disposent parce que militants des compétences nécessaires à l’action

collective qui vont mener l’action, quitte parfois à se substituer aux

acteurs “amateurs“ qui avaient lancé le combat. Ce que l’on peut dire

rapidement c’est que les actions de dénonciation relèvent de “savoir-

faire“ qui sont l’apanage de professionnels de l’action revendicative (Cf.

L. Boltanski, “La dénonciation“, ARSS, n°51, 1984).

Par savoir-faire, il faut entendre la capacité à maîtriser un certain nombre

de problèmes qui se posent durant une mobilisation: rédiger des tracts ou

des communiqués de presse, s’exprimer dans les médias ou durant des

rencontres avec des fonctionnaires ou des politiques, savoir prendre

contact avec les autorités, organiser une manifestation, rechercher des

soutiens, établir une liste de revendication.

45
Le problème là est que les porteurs de cause peuvent se prendre pour la

cause, avoir un intérêt à ce qu’elle perdure…

III-C) L’aptitude du “public concerné“ à s’identifier au problème et à

“faire mouvement“

J’ai déjà souligné le fait qu’une mobilisation avait d’autant plus de chance

de déboucher sur une prise en compte par les acteurs politiques que le

public concerné ou intéressé par la cause en question était large. En fait,

quel que soit le problème posé, le groupe qui s’en fait le porteur initial est

au départ limité en nombre quand bien même le problème en question

concerne une population importante. Le meilleur exemple là étant celui

des chômeurs.

L’enjeu donc tourne autour de deux interrogations : première question,

quelle est la taille de la population a priori concernée par le problème en

question et susceptible à ce titre de se mobiliser à son tour? Deuxième

question, à quelles conditions et dans quelles conditions cette population

peut-elle s’engager à son tour ?

On peut définir quatre groupes en reprenant la typologie élaborée par

Cobb et Elder : Groupe concerné, Groupe mobilisable, Public éclairé,

Opinion publique.

L’importance quantitative du groupe concerné n’est pas une condition

sine qua none de politisation. Il convient en effet de croiser la dimension

du nombre avec les ressources de mobilisation du groupe en question.

Dans un certain nombre de cas, on constate qu’un problème pour lequel

la population concernée est nombreuse ne suscite pas de mobilisation

forte ou durable. L’explication tient au fait que cette population ne

dispose pas de ressources propres et ne peut notamment pas s’appuyer

sur des structures qui joueraient un rôle de relais. On peut citer les

chômeurs, les SDF, les illettrés, les sans papiers.

46
A l’inverse, un problème plus localisé — c’est-à-dire concernant une

population en nombre limité autour d’un enjeu très spécifique — a de

grandes chances d’être pris en compte par l’Etat si le groupe qui le porte

dispose de ressources importantes, en particulier d’une grande capacité

de contrainte. On peut citer par exemple les pilotes de ligne, les

contrôleurs aériens et surtout tout ce qui concerne les transports

(conducteurs de la RATP et de la SNCF, conducteurs des régies locales,

routiers).

Si l’on élargit un peu la perspective, on peut dire que l’action publique est

directement sous la menace des mobilisations localisées mais populaires.

C’est ce qu’on peut appeler la dimension civique ou citoyenne d’un

problème. On peut formuler cela avec une question : quelle partie de la

population est susceptible de se reconnaître dans une cause et de lui

apporter un soutien fut-il limité ? C’est là tout le problème de

l’identification à un combat. La généralisation de pratiques telles que le

don caritatif, le sondage en temps réel, le micro-trottoir… permettent aux

médias d’évaluer rapidement la portée ou la popularité d’une action

collective. C’est le cas pour tout ce qui concerne les causes dites civiques

qu’elles soient internes (pauvreté, santé) ou externes (guerres, mines,

atteintes aux libertés). Je pourrais citer dans l’actualité les problème de la

marée noire et le contrôle nécessaire des navires.

Dans ces cas, on peut dire qu’une mobilisation même sectorisée a des

chances importantes de faire l’objet de décisions publiques tout

simplement parce qu’elle peut s’appuyer sur le soutien de ce qu’on

appelle l’opinion publique. A l’inverse, les causes les plus complexes sont

celles qui ne parviennent pas ou difficilement à susciter des soutiens au-

delà d’un public concerné. C’est en Europe par exemple, le problème des

sans-papiers qui ne mobilisent pas véritablement au-delà des défenseurs

47
des droits de l’homme et des militants anti-racistes. Si on prend le cas des

Etats-Unis, on peut parler des causes qui font l’objet de controverses

importantes au sein même de la société américaine : la peine de mort, la

contrôle des ventes d’arme, l’avortement. La division idéologique de la

société autour de questions sociétales limite les chances d’aboutir à des

décisions publiques unanimes et produisent des mobilisations

antagonistes dont la caractéristique principale est la difficulté à produire

du compromis. On a en France actuellement un problème qui s’apparente

un peu à ce que je viens de décrire, celui de la chasse avec deux groupes

représentants des positions opposées et la majeure partie de la population

qu’il leur faut convaincre.

III-D) La place des médiateurs

Si je vais terminer sur les conditions socio-politiques avec un 4 ème point

qui concerne le rôle joué par les médiateurs. Comme je l’ai déjà laissé

entendre, l’émergence des problèmes dans le champ politique passe par la

prise en main du problème en question par des médiateurs qui auront

intérêt à leur tour à cette émergence. La notion de médiateur, on peut

aussi parler de traducteur, est reprise et adaptée des travaux d’un

sociologue qui s’appelle Michel Callon. Cela renvoie aux acteurs qui s’en

être personnellement concernés par un problème vont se rallier à la cause

et agir pour faire le lien entre les porteurs du problème et les cibles que

ceux-ci visent, le plus souvent donc les pouvoirs publics.

Parmi ces médiateurs, on peut distinguer entre 3 groupes. Le premier est

constitué par des agences dites généralistes. Ce sont principalement les

médias, les églises, les confédérations syndicales. On peut dire qu’ils ont

tous, pour des raisons différentes, vocation et intérêt à traiter les

problèmes sociaux, en les diffusant, en en donnant une interprétation et

en proposant le cas échéant des solutions pratiques.

48
Les agences spécialisées constituent un deuxième groupe. Elles ont

quant à elles ont une vocation plus localisée. En l’occurrence se saisir d’un

problème lorsque celui-ci est en rapport avec leur spécialité et leur

intérêt : syndicats professionnels (médecin...), travailleurs sociaux

confrontés aux populations en difficultés, associations. La frontière n’est

pas facile à faire avec les médiateurs à intérêts, c’est-à-dire les acteurs qui

s’imposent comme les représentants d’un groupe et s’approprie le droit

de le représenter et de parler en son nom. Par exemple, les représentants

des sans papiers, des chômeurs, des mal logés. Dans ces cas précis, il n’est

pas toujours facile de faire la part des choses entre l’intérêt et la croyance.

Une troisième et dernière catégorie de médiateurs est celles des


médiateurs dits par surcroît. Elle est moins aisée à mettre en évidence.
Cela concerne pour le dite vite les acteurs, et en particulier les acteurs
économiques, qui profitent indirectement d’un problème ou d’un débat
même s’ils n’ont rien fait pour qu’il apparaisse. Par exemple : les agences
de voyages pour le retour dans leurs pays des sans-papiers, les
marchands d’informatique avec le bug, les entreprises de sécurité après
les attentats… Les sociétés de sécurité autour de la sécurité des sites
classés, les compagnies d’assurances. Mais en ces derniers cas, ces acteurs
ne jouent-ils un rôle peu visible mais efficace dans les opérations de
certification.

49
IV- La gestion des problèmes sociaux par l’Etat

IV-A/ Que se passe-t-il du côté de l’Etat et du gouvernement ?

On peut maintenant se demander ce qui fait que l’Etat apparaît plus ou

moins ouverts aux mobilisations ou aux revendications. Trois paramètres

entrent en ligne de compte : (i) tout d’abord le contexte politique et en

particulier la proximité avec une élection nationale , (ii) ensuite le type de

mobilisation — son degré de visibilité médiatique, le nombre de

personnes concernées, le degré d’adhésion ou de soutien du reste de la

population mesuré par sondage—, (iii) enfin troisième paramètre la

nature de l’enjeu — plutôt politique avec par exemple la cause des sans-

papiers, plutôt financier avec les demandes de revalorisation des minimas

sociaux....

On doit considérer globalement que les décideurs publics ajustent leur

comportement en fonction de ces paramètres et de l’analyse qu’ils font

des chances, ou des risques, que la mobilisation en question s’élargisse ou

bien apparaisse populaire. L’idée générale consiste à considérer que les

gouvernements tentent toujours de limiter les effets de ces outputs tout

simplement parce que ceux-ci perturbent un agenda qui repose déjà sur

des arbitrages internes complexes et peu stabilisés.

Plus largement, il faut en effet savoir que l’agenda gouvernemental repose

sur des dosages savants entre les revendications des groupes politiques

qui forment la coalition majoritaire, entre les ministères et leurs

responsables qui se trouvent souvent en concurrence (intérieur-justice,

environnement-industrie, finances-travail…), entre enfin les

administrations qui ne défendent pas les mêmes intérêts.

L’équilibre ainsi trouvé est toujours susceptible d’être mis en cause et

dans ce cadre, devoir prendre en compte une revendication formulée “à

50
l’extérieur“ de la sphère du pouvoir est perturbateur, ce pour trois raisons

au moins : (i) d’abord cela revient à admettre qu’un problème existait et

que les acteurs politiques garant de l’intérêt général n’ont pas été en

mesure d’en évaluer l’importance; (ii) ensuite c’est admettre que des

groupes sociaux peuvent ponctuellement imposer un rapport de force

défavorable aux pouvoirs publics; (iii) enfin c’est se voir imposer une

vision d’un problème qu’il va falloir “réécrire“ dans un sens plus

acceptable si l’on veut que les équilibres à l’intérieur de la sphère étatique

soit préservés.

D’où une idée finale très importante que je peux résumer de la manière

suivante : ce n’est parce que l’Etat reconnaît la validité d’une

revendication en indiquant par exemple que des décisions vont être

prises que le problème dont il est question va faire l’objet de décisions

allant dans le sens de ses porte-paroles. Lorsqu’un problème social

émerge ou se politise, on passe à un deuxième stade qui est celui de

l’appropriation par le champ politico-administratif ou si vous préférez

de réécriture, ou de tentative de réécriture, du problème dans le sens

des intérêts du gouvernement en place.

Si l’on considère, par exemple, le cas de la revalorisation des minimas

sociaux soulevé en 1998, on constate que la politisation de cette cause

après une longue mobilisation de AC ! a été très vite réapproprié par

l’Etat : commande d’un rapport d’expert à Madame Join-Lambert, mise en

évidence des coûts financiers rédhibitoires des revendications initiales au

regard des exigences de rigueur budgétaire, débat suscité par le pouvoir

politique et répercuté par les médias autour des effets de seuil et des

désincitations financières à se réinsérer, insistance sur les difficultés

juridiques posée par la demande de AC ! de voir les chômeurs

directement représentés dans le CA de l’Unedic et dans les Assedic. Au

51
final, plusieurs semaines passent pendant lesquels la mobilisation a cessé

et les décisions annoncées en bout de cours se cantonnent à une

revalorisation limitée des minimas.

IV-B/ Les caractéristiques de l’Etat

Comme il a déjà été souligné, un processus de politisation ne dépend pas

seulement du milieu dans lequel le problème apparaît et suscite une ou

des mobilisations. Après l’émetteur, il faut aller voir du côté du milieu

récepteur, en l’occurrence dans le champ politico-administratif.

On peut définir ici le champ politico-administratif à partir de trois caractéristiques


principales:

—1ère caractéristique : c’est un champ saturé à la fois parce qu’il est chargé

de régler une multitude de questions et parce qu’il peut de surcroît se

saisir lui-même d’autres problèmes. Comme je l’ai déjà indiqué les

administrations soulèvent elles-mêmes beaucoup de problèmes. Malgré

tous ce qui peut être dit et écrit à propos du recul de l’Etat, force est de

constater que les missions dévolues à la puissance publique ont tendance

à augmenter. Il faut à cet égard feuilleter le Journal Officiel, et les Bulletins

Officiels (notamment celui de l’Education Nationale), pour avoir un

tableau impressionniste de tous les domaines sur lesquels porte l’action

de l’Etat.

Cette saturation apparaît en théorie comme une contrainte parce qu’elle

limite les marges de manœuvres de l’Etat. En réalité, il faut avoir un

diagnostic plus prudent. D’un côté, en effet, tout problème nouveau est

source de difficulté car le champ politique n’a ni le temps, ni les moyens

de faire face, son agenda est bloqué, son budget voté. Cependant, d’un

autre côté, l’accumulation des dossiers est aussi une ressource : elle peut

légitimer une extension des moyens d’action de l’Etat (budget, nombre de

52
ministères...), elle peut aussi légitimer l’enterrement d’un projet au nom

de la nécessité de s’occuper de choses plus urgentes.

—2ème caractéristique : c’est un champ à fortes contraintes externes. Les

décideurs politiques et les responsables administratifs sont soumis en

permanence à l’évaluation médiatique et à l’obligation impérieuse de se

justifier. Ils affrontent dans le même temps les contraintes posées par

l’Etat de droit. En l’occurrence, la force de la loi et des règles va à

l’encontre de l’exigence ponctuelle de vitesse et de réactivité face à un

problème.

Dire que l’on va faire est aisé, faire ce que l’on a dit est très complexe ne

serait-ce que parce que les règles financières et administratives

contraignent l’action. La disparition chemin faisant de problèmes ou de

dossiers tient aussi au fait que les politiques ont tendance à s’engager très

facilement par oral mais ne parviennent pas ensuite à assurer le suivi du

dossier en question.

J’insiste particulièrement ici sur la pression exercée par le champ

médiatique. Dans les démocraties dites avancées, il est quasiment

impossible à un dirigeant politique de gouverner sans tenir compte de ce

que disent les médias.

—3ème caractéristique : c’est un champ à fortes contraintes internes, liées

principalement au fait qu’il s’agit d’un champ abritant des acteurs en

compétition entre eux, dans le champ politique bien sûr mais également

au sein de l’appareil administratif.

La compétition est en soi utile car elle est une condition d’émergence d’un

problème. C’est souvent parce qu’un adversaire ou un allié s’exprime et

qu’il faut lui répondre qu’un décideur politique se trouve amené à

s’exprimer.

53
Ce n’est toutefois pas un marché concurrentiel dans le sens où tout ce qui

est dit par les acteurs ne vise pas à permettre l’émergence du problème en

question. Dans un grand nombre de cas en effet, les acteurs politiques

s’expriment hors champ ou hors jeu. Ils parlent en leur nom personnel,

sans mandat de leur organisation et visent moins à la politisation du

problème qu’ils évoquent qu’à continuer à exister grâce au relais

médiatique. On parle d’environnement parce qu’il est bon d’en parler

actuellement, on s’exprime avec vigueur contre la nouvelle carte scolaire

moins pour agir effectivement que pour donner des gages à des clientèles

électorales ou pour tenir son rang dans la rubrique politique des médias.

IV-C/ De la mise à l’agenda à la non décision

On a parlé jusqu’ici des conditions par lesquelles ou dans lesquelles un

problème pouvait faire l’objet d’une appropriation par le champ politico-

administratif. Qui dit prise en compte implique a priori que le

gouvernement ou l’administration fasse effectivement quelque chose pour

régler le problème en question. Or, j’ai déjà souligné comment les acteurs

étatiques pouvaient avoir intérêt à vider un problème de sa substance ou

pouvait le reformuler en le reprenant à leur compte.

La question plus générale qu’il faut poser ici est un peu brutale: une

politique peut-elle consister à ne rien faire ? Autrement dit, ne pas agir

par exemple face à un problème qui existe objectivement dans la société

mais qui n’émerge pas du fait justement de l’absence de groupe “porteur“

est-il pour les responsables politiques une manière de faire de la

politique? En d’autres termes, peut-on décider de ne rien décider? Je

renvoie à un article classique quoique ancien sur cette thématique de la

non décision, celui de Bachrach et Baratz, Decisions ans Non Decisions : An

Analytical Framework , 1963, APSR.

54
Parmi les exemples que l’on peut citer, il y a celui en France de la lutte

contre l’alcoolisme au volant. Celui-ci n’a fait l’objet d’une véritable

politique publique offensive (alcootest, taux d’alcool dans le sang,

sanctions) que très longtemps après que le problème ait été identifié et

quantifié (accidents, mortalité, coût pour la sécurité sociale). Il faudrait

évidemment travailler sérieusement sur ce thème mais on peut faire

l’hypothèse que le retard pris entre le diagnostic et les remèdes s’explique

par des éléments culturels (l’acculturation alcoolique alliée à une culture

valorisant la figure de la virilité masculine et celle de la vitesse

automobile) mais aussi par un travail de lobbying émanant des

constructeurs automobiles (dont l’un au moins était propriété de l’Etat),

des sociétés para-publiques gestionnaires des autoroutes, et enfin des élus

des zones viticoles. On pourrait compléter par le constat selon lequel les

groupes qui ont porté la thématique de la violence routière ou plus

généralement la critique de la civilisation de l’automobile ne se sont

structurés qu’à la fin des années 70 et surtout dans les années 1980 (Ligue

contre la violence routière, mouvements écologistes, médecins tel que le

professeur Got…). Le point-clé pour ces groupes a été de trouver des

relais à leur cause à l’intérieur de la sphère étatique, en particulier au

ministère des affaires sociales.

Aux Etats-Unis, l’absence de réforme structurelle du système

d’assurances sociales alors même que des études montrent avec précision

les problèmes posés chez les plus pauvres s’expliquent aussi par l’action

différenciée de groupes d’intérêt. Du côté des demandeurs les

mobilisations restent faibles en grande partie parce que les associations

d’aide aux plus démunis, à la différence de ce qui se passe en France,

restent le plus souvent sur le registre de l’assistance et ne cherchent pas à

agir sur le terrain politique. En revanche, du côté des adversaires d’un

système collectif d’assurances la mobilisation est là plus forte et plus

55
puissante. Elle émane principalement du lobby des compagnies

d’assurances qui financent un grand nombre de membres du Congrès et

peuvent de la sorte bloquer les tentatives réformistes lorsqu’elles

apparaissent.

On ne peut bien sûr pas dire que l’on est en face d’une politique

intentionnelle à chaque fois qu’un gouvernement ne fait rien. Il faut donc

distinguer entre trois cas :

—La non décision intentionnelle : celle-ci renvoie aux cas pour lesquels

il est possible de montrer que le gouvernement a eu la volonté de ne rien

décider ou de repousser la décision. La difficulté là c’est la preuve car il va

de soi qu’aucun acteur politique n’admettra publiquement avoir agi de la

sorte. Il n’existe de plus qu’assez peu de documents accessibles, les

arbitrages étant rendus le plus souvent oralement. On peut tout de même

citer un petit exemple : l’absence de décision en 1981 s’agissant du déficit

budgétaire galopant et de la chute de la valeur de la monnaie. Cela peut

apparaître anodin mais on peut se demander si la non décision alors n’a

pas eu pour conséquence le passage plus brutal à la politique de rigueur

par la suite.

—La non décision controversée : le problème en cause suscite des

controverses trop vive dans la société et dans le champ politique —y

compris au sein de l’administration et entre les membres du

gouvernement— pour qu’une décision soit prise sans susciter à son tour

de nouveaux problèmes, et en particulier des mobilisations.

La stratégie alors consiste à geler le problème, à retarder le moment d’une

véritable prise de décision à la fois pour élargir sa connaissance du

problème et pour jouer sur une baisse de l’attention pour le problème en

56
question. On peut évoquer là le dossier de la vache folles ou celui des sans

papiers.

Les conflits entre acteurs à l’extérieur de l’Etat ou dans l’Etat sont une

cause importante de non décision et de report de décision. On peut citer

en France la législation sur le bruit, l’arrêt des centrales nucléaires, la

pollution industrielle.

Une cause autre renvoie aux incertitudes cognitives ou si l’on préfère à un

état insuffisant des connaissances scientifiques disponibles. Ce fut en

partie le cas avec le Sida ou la couche d’ozone. C’est aujourd’hui le cas

avec le clonage ou les OGM même si pour ces questions la mondialisation

des échanges pose par ailleurs le problème de l’utilité d’une législation

nationale contraignante. Plus généralement, les Etats sont de plus en plus

souvent confrontés à des problèmes de nature scientifique qui concernent

aussi bien la santé publique que de nouvelles techniques de production.

Les reports de décision pour nécessaires qu’ils soient ne règlent pas les

problèmes car on sait bien que d’autres pays plus libéraux ou plus laxistes

laissent des initiatives privées se développer qui ont pour conséquence

ensuite de rendre peu opératoire une législation de contrôle.

—La non mise en œuvre ou la mise en œuvre contournée : cela renvoie

ici au problème des échelons différents concernés par un processus

décisionnel. En fait, plus le circuit décisionnel est long et met en scène des

acteurs différents et plus on court un double risque:

- d’une part que la décision prise au sommet ne soit pas appliquée et

disparaisse en quelque sorte dans les méandres administratifs. Citons

deux cas : les politiques fédérales aux Etats-Unis qui ne sont pas

reprises à leur compte par les Etats; les décisions communautaires au

sein de l’UE qui pour être appliquées supposent une prise en compte

par les divers Etats membres ;

57
- d’autre part, que la décision soit progressivement réappropriée par les

acteurs intermédiaires en fonction de leurs contraintes et de leurs

intérêts. C’est le cas dont j’ai déjà dit un mot de la “confrontation“

d’un texte de loi aux réalités du terrain qui amène les agents de l’Etat à

faire de l’infra-droit, c’est-à-dire à travailler à partir d’une version

personnalisée et adaptée de la loi.

Ce qu’il faut retenir là, c’est que l’appropriation en l’état d’une décision

centrale est presque impossible. D’abord parce qu’elle est formulée en

des termes trop généraux et donc très éloignés des situations que les

agents doivent gérer très pratiquement, ensuite parce qu’elle est trop

technique et fait appel à une culture juridique trop élevée pour être

comprise sans un travail de réécriture et de simplification qui est assuré

souvent par les agents des échelons intermédiaires, enfin parce que les

textes, et en particulier les circulaires d’application, évoluent en quasi

permanence ce qui pose un redoutable problème d’actualisation des

connaissances. J’avais parlé des sans papiers, je pourrais citer le cas des

lois contre l’exclusion qui vont faire l’objet d’une première évaluation

avant l’été. On sait déjà que les préfets, dont le rôle est souligné dans les

lois, n’agissent pas partout de la même manière, en particulier pour

assurer des solutions de relogement aux personnes expulsées.

Dans une certaine mesure, les contraintes propres à l’action

administrative constituent des biais presque structurels qui créent une

distance entre le texte, ou si l’on préfère l’intention du législateur, et la

réalité pratique ou si l’on préfère l’usage effectif du texte en question sur

le terrain.

Conclusion : L’importance des courants politiques

Un auteur américain, John Kingdon, insiste sur un point central

s’agissant de la mise à l’agenda : les sociétés et leurs acteurs ne sont pas

58
toujours également motivées à porter et à entendre des causes ou des

intérêts. Cela signifie que les problèmes qui font l’objet de mobilisations

dans le but d’obtenir une saisie par le politique évoluent au gré de modes

ou de courants politiques, ce que Kingdon appelle le political stream.

Un problème social peut disparaître de l’agenda sans avoir été pris en

compte et être remplacé par un autre qui dans un contexte donné

apparaîtra comme plus important. Les mobilisations sont donc très

aléatoires et ne s’expliquent surtout pas par la réalité objective ou

l’intensité d’un problème. Comment expliquer autrement le fait que des

chômeurs en fin de droit attendent la fin de 1997 pour occuper les Assedic

et comment expliquer que l’on ne parlent plus de leur combat

aujourd’hui?.

Les effets de mode et les logiques propres aux mobilisations rendent sans

doute mieux compte des raisons qui vont faire que l’Etat va décider ici et

ne pas décider là qu’un schéma rationnel et volontariste qui reposerait sur

une image idéalisée d’un Etat naturellement apte à faire face aux

problèmes sociaux.

59
THEME 2

LES THEORIES DE L’ACTION PUBLIQUE

Je vais présenter dans cette séance les principales théories qui rendent

compte de l’action publique. Au préalable, je vais dans une première

partie donner un exemple de méthode utilisable dans l’analyse des

politiques publiques

1-Un exemple de méthode : l’approche séquentielle des

politiques publiques
J’ai essayé de montrer lors des séances précédentes que l’action publique

était fondée sur la complexité et l’instabilité. C’est en particulier le cas

lorsque l’on étudie la mise à l’agenda des problèmes. La première

question que je voudrais poser aujourd’hui c’est comment, ou si vous

préférez à partir de quelle méthode d’analyse, peut-on étudier l’action

publique?

La méthode de Jones
Je vais vous présenter une méthode qui a longtemps marqué les études de

politique publique et qui a l’avantage d’être très didactique: il s’agit de

l’approche séquentielle des politiques publiques. Elle a été proposée en

1970 par Charles Jones dans un livre qui s’intitule An Introduction to the

Study of Public Policy.

L’idée de Jones consiste à découper l’action publique en une série de 5 ou

6 séquences d’action successives :

1- la mise sur l’agenda (je n’y reviens pas),

2- la policy formulation. C’est le stade de la production de solutions ou

d’alternatives. L’idée là est que les acteurs politiques s’efforcent de

60
produire des solutions qui sont désirables et/ou adaptées au problème.

C’est la phase de préparation pratique de la décision,

3- la décision qui est a priori le moment le plus visible et le plus

objectivable (vote d’une loi...)

4- la mise en œuvre (implementation). Cela renvoie à l’exécution pratique,

ou à la non exécution, des décisions élaborées aux stades antérieurs,

5- L’évaluation (policy evaluation). Elle concerne les modalités de

vérification des effets pratiques de la décision : quels sont les effets d’une

politique? Ces effets correspondent-ils eux effets prévus ou attendus au

départ? Que faut-il changer dans la politique concernée pour atteindre les

dits objectifs?

6- la fin d’une action (program termination). Cette séquence pose la

question de savoir si on peut considérer qu’une politique s’arrête à un

moment donné. Et si c’est le cas comment juge-t-on qu’une politique

s’arrête et doit-on alors en conclure que les objectifs fixés par les décideurs

poliiques ont été réalisés?

L’intérêt de cette méthode est essentiellement d’ordre méthodologique.

On peut le résumer en deux idées :

1- d’abord, cela permet de donner un cadre d’analyse assez simple et de

mettre un peu d’ordre face à un ensemble de données complexe et

hétérogène. Les séquences définies par Jones sont suffisamment larges

pour s’appliquer à toutes les politiques publiques;

2- ensuite, ce modèle d’analyse est très utile dans le cas de la France car il

rompt avec une représentation de l’action publique très ancrée dans notre

pays et qui consiste à appréhender les politiques publiques uniquement

au travers de l’action des élites dirigeantes. Jones, sans doute parce qu’il

est américain, a élaboré un schéma d’analyse qui repose sur l’idée selon

laquelle la décision est un processus qui met en scène une pluralité

61
d’acteurs, étatiques et non étatiques. Il permet donc de prendre en compte

le fait que la production des décisions est un processus compétitif mettant

aux prises des agents à l’intérieur de la sphère politico-administrative et

opposant aussi des acteurs représentant “l’Etat“ d’une part et la “société“

d’autre part.

Les limites de l’approche séquentielle


Les limites du modèle d’analyse de Jones sont malgré tout assez

nombreuses. La première réserve concerne sa trop grande linéarité : une

décision en effet peut “sauter“ l’une des phases évoquée par Jones, de la

même manière des phases peuvent être inversées. C’est le cas par

exemple quand la décision précède la définition du problème.

Un autre problème renvoie à la notion de terminaison ou de fin d’une

politique : cette notion repose sur un postulat rationaliste que l’on

retrouve difficilement sur le terrain. Par postulat rationaliste, il faut

entendre l’idée qu’une politique peut effectivement toucher parfaitement

sa cible et devenir donc ensuite inutile, ce qui expliquerait sa disparition.

En réalité, les conditions même d’élaboration d’une décision et les

contraintes qui pèsent sur sa mise en œuvre limitent largement la

possibilité qu’une politique publique puisse remplir parfaitement son

office et puisse donc se terminer.

Plus fondamentalement, l’analyse séquentielle repose sur une hypothèse

générale à discuter, que l’on appelle l’hypothèse du problem solving.

Autrement dit, Jones considère avec d’autres spécialistes anglo-saxons des

politiques publiques que l’objet naturel et automatique des politiques

publiques consiste à régler des problèmes. Or ce postulat doit être discuté.

On doit en effet se demander si une politique publique a toujours et

partout pour fin de résoudre un problème. On peut par exemple faire

62
l’hypothèse qu’une politique publique vise à redéfinir un problème et à

construire une nouvelle représentation sociale de celui-ci.

Si je prend l’exemple de la mise en place du Revenu Minimum d’Insertion

en 1988 en France, je pense que l’on ne peut pas dire que cette décision

publique avait pour finalité première de régler le problème posé par les

chômeurs privés de droits et donc de moyens de subsistance. Il s’agissait

plus sûrement, mais on pourrait en débattre, d’apporter une aide sociale à

une catégorie de population qui se trouvait alors hors de tout dispositif

public de soutien mais dont on savait bien déjà à l’époque qu’il serait très

difficile, pour ne pas dire impossible, d’assurer son retour sur le marché

du travail. Ce faisant, cette décision, incontestable sur le plan éthique, a eu

pour conséquence de redéfinir le problème du chômage en intégrant la

dimension de l’exclusion. La nouvelle catégorie créée par le dispositif du

RMI a contribué aussi à la construction, ou plus précisément à la

reconstruction, de la notion de chômage en prenant en compte pour la

première fois officiellement l’idée selon laquelle le chômage pouvait être

autre chose qu’un passage provisoire entre deux emplois.

Une autre hypothèse, à partir de la grille de Jones, consiste à discuter

l’idée selon laquelle le cadre des politiques publiques se limite à un débat

ou à une confrontation entre ceux que Jones appelle dans son livre les

decision-makers. Autrement dit, et cela est assez représentatif de

l’approche anglo-saxonne de l’action publique, les prises de décision se

caractériseraient d’abord par une dimension technique ou pratique. Or ce

qu’il faut rappeler c’est que les politiques publiques sont aussi et surtout

des problèmes politiques. Elle reposent sur un affrontement entre des

visions du monde, des valeurs et des intérêts. D’où l’idée qu’une prise de

décision c’est aussi un élément de la vie politique, au même titre que le

vote par exemple . Ce n’est pas seulement un affrontement tactique entre

63
organisations ou acteurs. On retrouve là l’idée de Cobb et Elder du lien

nécessaire entre policy et politics, c’est-à-dire entre action publique et

action politique.

Contre ce schéma plutôt rationaliste que constitue l’analyse séquentielle,

on peut citer un modèle dont j’ai déjà dit un mot. Il s’agit du modèle dit

de la poubelle —garbage can model— développé par deux américains

March et Olsen (Rediscovering Institutions. The Organizational Basis of

Politics, 1989). Ce modèle relève d’une perspective anarchiste ou

désorganisée de la décision publique. Il repose sur l’idée qu’un processus

décisionnel n’est après tout pas autre chose qu’un amoncellement d’objets

hétéroclites (acteurs, intérêts, ressources...) dont la confrontation finit par

produire de la décision. C’est ce que j’avais résumé en disant qu’on avait

des solutions mais pas de problème.

La réserve que l’on peut faire là, mais j’y reviendrais, concerne la négation

de l’existence de règles minimales, en particulier de règles procédurales et

de règles de droit, qui malgré tout contribuent à organiser les interactions

entre acteurs des politiques publiques et rendent possible l’action

publique. Il faut considérer en effet que les divers secteurs d’activité de

l’Etat s’organisent largement autour de ce que Jacques Lagroye appelle la

reconnaissance de rôles objectivés. Cela signifie que les systèmes de

décision publique reposent largement sur des logiques routinières

intériorisées et acceptées par les acteurs. D’où l’idée, qui rééquilibre

quelque peu ma critique initiale de la perspective rationaliste, que les

institutions et les organisations contribuent à donner aux processus

décisionnels une rationalité limitée fondée justement sur les routines et les

coutumes.

64
2- Les théories de l’action publique : entre approches

traditionnelles et nouvelles analyses

Je vais passer dans une assez longue deuxième partie à la présentation des

principales théories de l’action publique ou plus précisément aux divers

modes d’analyse des politiques publiques.

J’ai déjà été amené à parler à plusieurs reprises dans le cours de la

question des relations entre l’Etat et la société dans la production des

décisions publiques. Je vais partir de l’idée selon laquelle l’étude des

politiques publiques permet d’enrichir l’analyse de l’Etat et repose donc

sur une sociologie de l’Etat. Autrement dit, apprécier

Mon point de départ dans cette partie va consister à donner les

caractéristiques principales des deux approches traditionnelles de l’Etat

avant d’indiquer comment on pense aujourd’hui le rôle de l’Etat au

travers de l’analyse des politiques publiques.

2-A) Une approche “étatique“ de l’Etat ou l’idée selon laquelle la société

est produite pas l’Etat.

Pour résumer, on peut dire que cette perspective trouve ses fondements

au 19ème siècle, d’un côté avec l’avènement des Etats-Nations et de

l’autre, sur le terrain des idées, avec le développement tout d’abord de la

philosophie allemande de l’Etat (Hegel) puis avec le marxisme et, sur un

terrain plus sociologique, avec les travaux de E. Durkheim et de M.

Weber.

L’idée centrale est que la société n’existe pas sans l’Etat. Autrement dit,

l’action de l’Etat a une logique propre qui transcende les intérêts exprimés

dans la société et vise à la production d’un intérêt commun ou général.

C’est Hegel le premier qui développe cette analyse.

65
L’Etat dans le marxisme
Chez Marx, l’hypothèse centrale est que l’Etat est une réponse trouvée par

la bourgeoisie au problème de la lutte des classes. L’Etat est en réalité un

appareil de répression ou si vous préférez un instrument de domination.

Pour Marx, la disparition des classes rendues possible par l’instauration

du communisme enlèvera toute raison d’être à l’Etat puisqu’il n’y aura

plus besoin alors de gérer les luttes entre classes. Dans un certain nombre

de leurs travaux, Marx et Engels admettent toutefois l’idée d’une

autonomie de l’Etat. Cela signifie que l’Etat n’est pas partout et toujours le

simple instrument de la classe dominante mais peut aussi agir en fonction

d’intérêts propres.

Ce postulat d’une autonomie relative de l’Etat a été repris et développé au


ème
20 siècle par des penseurs marxistes, Gramsci en premier lieu puis

Althusser et Poulantzas. Il repose notamment sur le constat que les Etats

dans les pays capitalistes se sont dotés progressivement à partir du début


ème
du 18 siècle d’un appareil bureaucratique doté de ressources et

d’intérêts propres. Cet appareil bureaucratique va fonctionner donc

indépendamment de la bourgeoisie capitaliste voire contre elle. Un bon

exemple est le développement de ce que les marxistes français ont appelé

dans les années 1960 le capitalisme monopoliste d’Etat : la mise en place

de l’économie dirigée en France à partir de la Libération est interprétée

dans la vulgate marxiste comme la tentative des bureaucrates, de

l’aristocratie étatique, de s’approprier contre les capitalistes le contrôle de

l’activité économique.

66
L’Etat chez Durkheim et Weber
ème
Après Marx et à côté du marxisme, l’Etat est apparu dès la fin du 19

siècle comme un objet de réflexion sociologique autour des travaux de E.

Durkheim et de M. Weber.

Durkheim part de l’idée selon laquelle la société est marquée par une

division sans cesse plus marquée du travail social liée à l’évolution social.

Dans ce cadre, l’Etat voit son statut renforcé. Je cite Durkheim : “plus les

sociétés se développent, plus l’Etat se développe; ses fonctions deviennent

plus nombreuses, pénètrent davantage toutes les autres fonctions sociales

qu’il concentre et unifie“ (Textes, 1975). L’approche de Durkheim

constitue ce que l’on appelle en sociologie la perspective organique ou

organiciste de la société. Elle repose globalement sur l’analogie entre le

corps social et le corps humain et l’Etat joue là le rôle du cerveau. L’Etat

est donc par définition centralisé et rationnel. Il dispose par ailleurs de

moyens propres d’action : personnel, structures, production de règles.

Enfin, il est, du fait de sa position, le seul apte à donner de la cohérence au

fonctionnement social et à coordonner les activités de la société. Cette

conception du rôle de l’Etat a influencé durablement la conception

dominante de l’Etat en France.

Max Weber lui va prolonger la perspective durkheimienne en se situant

pour sa part dans un schéma évolutionniste. Le problème central posé par

Weber est celui de la domination politique. Cela l’amène à distinguer

entre trois types de domination qui correspondent chacun à un temps

particulier de l’évolution de la société vers un comportement rationnel.

Ces trois idéaux-types sont, je le rappelle, l’état charismatique, l’état

traditionnel et l’état rationnel.

L’Etat dans cette perspective incarne la forme de domination rationnelle.

Il apparaît et se développe dans un processus de rationalisation de ces

activités qui aboutit en bout de course à la constitution d’un Etat

67
bureaucratique. Chez Weber, la référence à un Etat bureaucratique est

tout sauf péjorative puisque dans son sens premier la bureaucratie

renvoie au pouvoir des bureaux, c’est-à-dire dans le langage de Weber à

l’efficacité gestionnaire des fonctionnaires. Au total donc, l’Etat selon

Weber, c’est, je le cite: “une entreprise politique de caractère institutionnel

lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès,

dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique

légitime“ (Economie et Société, 1971).

Descendances de Marx, Durkheim et Weber


Le tryptique Marx, Durkheim, Weber, a inspiré fortement les théories qui

soulignent le rôle central joué par l’Etat dans les rapports sociaux.

C’est le cas en particulier de la théorie néo-corporatiste. Cette approche a

été développée au début des années 1970 par Schmitter et Lehmbruch.

Elle s’intéresse aux relations entre l’Etat et les groupes d’intérêts dans la

production des décisions à partir de l’observation de ce qui se passe en

Suède, en Autriche et en République Fédérale d’Allemagne. Elle montre

bien que l’Etat exerce une domination forte sur la société mais qu’il est

capable aussi de mettre en place des relations institutionnalisées avec

quelques acteurs privés, les syndicats principalement. Si l’on parle de néo-

corporatisme c’est bien sûr pour distinguer ce mode de fonctionnement

du corporatisme pratiqué encore en Espagne et au Portugal au début des

années 1970 et qui se caractérisait pour sa part par le contrôle total des

corporations professionnelles par l’Etat.

Les relations institutionnalisées entre Etat et forces sociales permettent à

l’Etat de co-gérer les décisions publiques à partir de mécanismes de

recherches de compromis. Le néo-corporatisme a été dominant jusqu’à

une période récente dans des pays dans lesquels le syndicalisme était à la

fois puissant et uni et proche idéologiquement des acteurs politiques, en

68
particulier des partis sociaux-démocrates. Il a abouti à des situations

d’intégration de fait des syndicats dans l’appareil d’Etat et de cogestion

Etat-syndicat des politiques publiques.

On a pu aussi définir dans d’autres pays ce qu’on a appelé des situations

de corporatisme sectoriel. Il s’agit là non plus d’une cogestion générale de

l’action publique mais d’une cogestion limitée à certains secteurs

caractérisés justement par l’existence d’une force syndicale unifiée et

puissante. Dans le travail de P. Muller, B. Jobert, L’Etat en action , 1987, il

est mis l’accent sur l’existence d’une telle situation dans le secteur agricole

en France depuis le début des années 1960 autour du monopole syndical

de la FNSEA et du CNJA. On pourrait aussi évoquer ce que certains ont

appelé la forteresse enseignante et le rôle joué longtemps par la FEN.

Ce que montrent les travaux sur les relations Etat-syndicats, c’est le rôle

fondamental joué par les instances étatiques dans la reconnaissance des

représentants des intérêts sociaux. L’institutionnalisation et la

routinisation de ces interactions est souvent au fondement de la

régulation d’un secteur d’action publique. Autrement dit, l’Etat joue à un

moment donné un rôle décisif dans la reconnaissance d’un interlocuteur

dans un secteur donné. Il le fait parce qu’il a intérêt à disposer d’un

partenaire du côté d’une profession ou d’un milieu social. Le risque

évidemment, et on le voit avec la FNSEA dans ses relations avec un

gouvernement de gauche, c’est lorsque le groupe reconnu et construit en

quelque sorte par l’Etat dispose de suffisamment de ressources pour voler

de ses propres ailes en prenant ses distances avec l’Etat. On l’a bien vu

dans le secteur agricole, où dès 1981, la gauche a essayé d’affaiblir la

FNSEA en reconnaissant d’autres syndicats agricoles afin de susciter une

concurrence destinée à affaiblir la représentation agricole.

2-B) La perspective pluraliste. L’Etat est le produit de la société

69
Qu’est-ce que l’analyse pluraliste
Cette perspective repose principalement sur des travaux américains. Elle

est liée en grande partie à la situation politique et intellectuelle aux Etats-

Unis qui influence l’analyse des relations entre Etat et société. Par

situation politique et intellectuelle, il faut entendre la faiblesse historique

de l’Etat fédéral ; la multitude des groupes d’intérêt, leur ancienneté et

leur puissance ; la faible audience enfin du marxisme et plus

généralement de la sociologie européenne.

Toutes ces données se sont en quelque sorte combinées pour produire des

travaux structurés autour de la notion de pluralisme. Par pluralisme, il

faut entendre le fait que l’Etat est le produit d’interactions entre des

groupes sociaux qui se sont formés librement, c’est-à-dire sans son

intervention, et qui sont en compétition dans la société. Dans cette logique

compétitive, l’Etat apparaît comme une sorte de voile. Il est ouvert aux

intérêts exprimés par la société mais n’est pas lui-même producteur

d’intérêts. Le livre le plus représentatif de cette manière de penser est

celui de Robert Dahl, Qui gouverne ? , publié en 1961 aux Etats-Unis et en

1971 en France. Dans ce livre, Dahl propose une monographie des

relations de pouvoir au sein d’une ville, New Haven, et il montre que la

politique municipale est essentiellement le résultat ou le produit des

conflits d’intérêt entre des groupes de pression.

Appliquée à l’analyse des politiques publiques, la perspective pluraliste

repose donc sur l’idée selon laquelle le contenu d’une politique est le

résultat des pressions exercées par les différents groupes intéressés à cette

politique. Ces pressions seront bien sûr contradictoires, car les groupes en

question ne partagent évidemment pas les mêmes vues sur le problème

en question. La décision finalement prise sera soit un compromis entre ces

positions, soit la “victoire“ de l’un d’entre eux.

70
Dans ce cadre, l’Etat n’est pas autonome, il ne propose pas son

interprétation du problème et ne l’impose surtout pas, mais se contente de

retraduire un rapport de force sociétal en décisions. De la même manière,

l’Etat n’a rien à voir avec les groupes d’intérêts qui existent

indépendamment de lui et n’ont pas besoin de lui pour exister. On ne

parle pas dans cette approche d’une institutionnalisation ou d’une

intégration possible des lobbies dans le système étatique.

Si l’on prolonge l’analyse, on constate que l’Etat n’est pas le producteur de

l’intérêt général mais le traducteur des luttes entre intérêts particuliers.

Cela implique que l’action publique est rendue très difficile par la

concurrence des intérêts. Si l’on suit les théoriciens du libéralisme, on

peut même considérer que cette action est potentiellement négative

lorsqu’elle empêche ou interdit le libre fonctionnement du marché: je fais

référence ici aux travaux de l’école du choix rationnel et aux travaux de

l’école dite du public choice. Ces deux courants d’idées, qui ont d’ailleurs

fortement influencés les politiques économiques de Reagan sous le

qualificatif de reaganomics et de Thatcher, dénoncent justement les

entraves étatiques à l’expression libre des préférences des acteurs sociaux

et plaident en faveur d’un retrait de l’Etat sur des fonctions uniquement

régaliennes. On peut citer les travaux de Downs, An Economic Theory of

Democracy , 1957 et ceux de Riker et Ordershook, An Introduction to

Positive Political Theory , 1973.

Intérêt et limites du pluralisme


L’intérêt des théories pluralistes est d’abord génétique puisque c’est

autour de cette perspective qu’est apparue l’analyse des politiques

publiques aux Etats-Unis. L’idée qui s’est développée à partir de la fin des

années 1950 était que l’Etat n’agissait pas de manière homogène ou

linéaire et ne représentait surtout pas l’intérêt général. Cette critique de

71
l’Etat garant de l’intérêt général tranchait avec une tradition sociologique

européenne marquée par Durkheim et surtout M. Weber qui pour sa part

ne faisait pas assez cas du fait que l’Etat avait à gérer une multiplicité de

rationalités concurrentes et d’intérêts divergents.

Le pluralisme est donc une théorie libérale dont le mérite essentiel est de

montrer les limites d’une représentation de l’Etat comme étant “au

service“ des gouvernants et agissant partout et toujours rationnellement

et aux fins de promouvoir l’intérêt général. Cela renvoie à une idée très

importante, qui est que l’Etat n’existe pas autrement que comme un lieu

d’affrontements et qu’il n’est donc pas un mais multiple.

En revanche, l’analyse pluraliste présente de sérieuses lacunes que l’on

peut expliquer le plus souvent par le parti-pris normatif de la plupart de

ses représentants.

En effet, les auteurs américains tendent à analyser les processus de

décision à l’aune d’une représentation idéalisée de la démocratie

américaine qui repose sur l’idée selon laquelle les acteurs sociaux sont

fondamentalement égaux et disposent tous des mêmes ressources pour

défendre leurs positions. On retrouve là le mythe très américain de la

compétition politique libre et du marché politique parfaitement

concurrentiel. Or, on sait bien que les groupes de pression, tout comme les

acteurs politiques, ne disposent pas des mêmes ressources pour agir et ne

peuvent donc pas tous peser d’un poids égal face aux décideurs publics.

Le système politique fonctionne en réalité comme un système

ploutocratique dans lequel le pouvoir revient à ceux qui disposent des

moyens financiers les plus importants.

De même, l’idée selon laquelle l’Etat n’est qu’une sorte de médiateur ou

de filtre qui ne fait que reprendre à son compte les idées de la société est

par trop simplificatrice.

72
Elle écarte trop rapidement deux points : tout d’abord, il existe à

l’intérieur de la sphère étatique des alliés administratifs et surtout

politiques —au sein du Congrès principalement où chaque élu est le

défenseur patenté de ceux qui financent ses campagnes— des groupes de

pression. Cette situation a pour conséquence que les luttes à l’extérieur de

l’Etat autour d’un problème ont mécaniquement des effets à l’intérieur;

ensuite, second point, l’Etat, ou la puissance publique, joue un rôle

d’arbitre en dernier ressort. C’est le cas en particulier lorsque

l’affrontement entre des groupes d’intérêt de force équivalente amène à

rechercher un compromis. C’est bien évidemment les décideurs publics

qui vont organiser et rédiger ce compromis. Cette situation permet au

nom justement de la recherche d’un accord de faire passer des idées qui

ne sont pas obligatoirement celles des groupes d’intérêt.

Il faut bien prendre en compte le fait qu’aux Etats-Unis ou ailleurs l’Etat,

ou plus précisément les acteurs qui parlent et agissent au nom de l’Etat,

joue en permanence de la confrontation entre les groupes pour se

ménager des marges de manœuvres et faire passer ses conceptions d’un

problème. L’Etat n’est donc jamais un simple récepteur quand bien même,

comme aux Etats-Unis, les prérogatives et la légitimité de l’Etat fédéral

sont bien moins importantes qu’en Europe et surtout qu’en France.

2-C) La mise en évidence de la complexité de l’Etat : l’analyse néo-

institutionnaliste.

73
Définition et intérêt
Ce que l’on retenir des deux points précédents, c’est que les approches

étatiste et pluraliste sont chacune de leur côté insuffisantes pour expliquer

les politiques publiques. En revanche, la combinaison de leurs apports

respectifs montre bien la très grande complexité de l’action publique. La

complexité et l’incertitude sont au centre de la sociologie de l’action

publique. Il faut chercher si vous préférez à comprendre comment on

peut produire de la décision malgré cette complexité des jeux et des

enjeux.

Dans ce cadre, le néo-institutionnalisme est une école d’analyse des

politiques publiques qui se proposent de considérer les institutions

comme un facteur d’ordre indispensable. Si l’on parle de néo

institutionnalisme, comme l’on parle de néo-corporatisme, c’est là aussi

pour faire la différence avec l’institutionnalisme qui est le nom que l’on a

donné dans les années 1950 et 1960 à l’analyse juridique et descriptive des

institutions. On trouve à l’origine de l’analyse néo-institutionnalisme le

livre de March et Olsen cité plus haut : Rediscovering Institutions.

Les institutions donc sont un facteur d’ordre car elles définissent les

cadres des comportements individuels, de l’action collective et des

politiques publiques. Le néo-institutionnalisme a été développé à partir

du début des années 1980 autour d’un principe : le système politique n’est

pas d’abord dépendant de la société. Ce qui prime c’est l’interdépendance

entre des institutions sociales et des institutions politiques.

Pour être plus précis cette école repose sur deux postulats principaux :

Premier postulat, les institutions sont donc un facteur d’ordre. Par

institutions, il faut entendre les règles et les modalités d’action qui

organisent et définissent l’action publique. Il s’agit des règles de

procédure et des règles qui plus généralement organisent la décision, par

74
exemple les règles qui indiquent le partage des responsabilités et de

l’autorité.

Toutes ces règles n’enserrent toutefois pas l’action publique dans la

routine. L’action n’est jamais prédéterminée. Elle repose toujours sur ce

que les divers acteurs vont faire. Mais, les règles constituent une sorte de

matelas de sécurité : quelle que soient les oppositions, les concurrences,

les conditions plus générales dans lesquelles il faut prendre une

décision.... il existe un certain nombre de point de passage à respecter qui

permettent de structurer a minima l’action publique.

Second postulat, les institutions ne sont pas uniquement un facteur

d’ordre. Elles contribuent aussi à mettre en forme le sens que les acteurs

donnent à leurs actions. Pour être plus précis, il ne faut pas réduire les

règles à leur dimension procédurale et organisatrice mais en avoir une

conception élargie, pas simplement limitée à la dimension juridique, qui

intègre les croyances, les codes, les cultures, les savoirs qui entrent en

ligne de compte dans la définition de l’action publique. On tire de là l’idée

que les politiques ne doivent pas être analysées au travers de leurs seuls

résultats mais plutôt comme un processus dont l’étude va permettre de

montrer quelles sont les valeurs, les idées, les représentations du monde

qui sont mobilisées par les acteurs et comment celles-ci peuvent évoluer et

se transformer au fur et à mesure de ce processus de prise de décision.

Par rapport aux analyses étatiste et pluraliste, le néo-institutionnalisme

apporte deux compléments importants:

d’abord, face au pluralisme, il faut retenir que les institutions ne sont pas

le résultat des stratégies d’acteurs issus de la société civile face à un Etat

attentiste mais que les interactions entre la société civile et l’Etat sont plus

équilibrées. On est face à une logique de l’influence réciproque.

75
De la même manière, toujours par rapport au pluralisme, il convient de

retenir que ce ne sont pas les acteurs de la société civile qui donnent seuls

le sens à l’action humaine mais que celui-ci se construit dans l’interaction

entre la société et l’Etat.

Face à l’étatisme maintenant, le néo-institutionnalisme insiste sur l’idée

selon laquelle l’Etat n’est pas autonome par rapport aux groupes sociaux

mais gère les problèmes dans l’interaction. Le néo-institutionnalisme

repose donc sur une conception plus souple de ce que l’on entend par

institution. Il y englobe par exemple la question des formes de

représentation des intérêts. Autrement dit, il permet de s’interroger sur le

point de savoir jusqu’à quel point les groupes d’intérêt sont aussi des

institutions.

Plus largement, il faut retenir que le néo-institutionnalisme ne se cantonne

pas à une conception administrative ou bureaucratique des institutions

qui se limiterait en gros aux administrations. Il intègre dans une approche

élargie les textes, les acteurs, les procédures et les règles.

Les trois néo-institutionnalismes


Le néo-institutionnalisme, je l’ai indiqué, est donc né aux Etats-Unis dans

le but de relativiser les conclusions de l’analyse pluraliste. Il est possible

de le décliner en trois courants d’analyse différents:

—L’institutionnalisme historique. Il cherche à étudier des processus

d’action publique sur la longue durée, par exemple les politiques sociales,

en opérant à la fois des comparaisons dans le temps et dans l’espace. Et

c’est l’Etat qui est placé au centre de la perspective, si vous préférez les

politiques publiques sont analysées à partir de l’hypothèse de la centralité

de l’Etat.

76
L’un des apports de cette école de recherche est une notion sur laquelle je

reviendrais plus loin, la notion de path dependence, ou dépendance au

sentier. Elle indique le poids de la culture nationale dans la définition des

orientations de politique publique. L’hypothèse est que les acteurs publics

agissent face à un problème en tenant compte de ce qui a déjà été fait dans

le passé et de la nature des relations entre acteurs, par exemple le type de

relations entre Etat et groupes d’intérêts. Autrement dit, la capacité

d’innovation des décideurs publics est contrainte par des dimensions

culturalistes : on s’interdit en quelque sorte de proposer des réformes qui

ne s’inscriraient pas dans la tradition politique du pays. On a une bonne

illustration de cette idée avec les discussions sur l’avenir des retraites :

l’importation d’une pratique étrangère aux traditions françaises, en

l’occurrence les fonds de pension, ne peut se fait semble-t-il que par des

opérations très complexes visant à inventer des fonds de pension à la

française, c’est-à-dire correspondant le plus possible aux représentations

collectives. Je vous donne quelques références de travaux de cette école :

Evans, Rueschmeyer, Skocpol, Bringing the State back out , 1985; Hall,

Governing the Economy : The Politics of State Intervention in Britain and

France , 1986 ; regardez aussi les travaux de F-X. Merrien.

—L’institutionnalisme du choix rationnel. L’idée là est assez simple : les

institutions ont un double rôle, d’une part de réducteur d’incertitude et

d’autre part d’influence sur la production des préférences par les acteurs

sociaux. L’idée est que les acteurs ont d’un côté des valeurs et des

préférences et des goûts et de l’autre un but à atteindre et qu’ils agissent

uniquement pour atteindre ce but. D’où la notion d’interactions

stratégiques qui repose sur l’idée selon laquelle les acteurs utilisent les

institutions en fonction du ou des buts à atteindre et de l’état des relations

77
avec les autres acteurs engagés dans le processus. Dans cette perspective,

on réintroduit la notion de rationalité instrumentale des acteurs.

—L’institutionnalisme sociologique. Il utilise les apports du néo-

institutionnalisme pour revisiter et moderniser une école sociologique que

l’on appelle la sociologie des organisations, qui a été notamment diffusée

en France par Michel Crozier. La sociologie des organisations part en

général d’un postulat rationaliste qui est que les organisations naissent et

existent pour remplir efficacement des fonctions. L’institutionnalisme

sociologique étudie lui aussi les organisations mais il défend une autre

idée qui est que les institutions ne peuvent pas être réduites à des

structures agissantes —des services, des bureaux— mais doivent être

entendues au sens large comme l’ensemble des pratiques culturelles et

coutumières qui entrent en ligne de compte dans un processus de

fabrication d’une politique donnée. Je donne là une référence : Powell, Di

Maggio, The New Institutionalism in Organizational Analysis , 1991.

78
2-D) Une première approche cognitive : les notions de référentiel et de

paradigme

L’idée qui est au centre de cette perspective que l’on appelle cognitive est

que les politiques publiques s’organisent toujours autour d’un certain

nombre de valeurs, ou de références d’où la notion de référentiel. Si vous

préférez, la production des décisions publiques repose sur des visions du

monde, des représentations normatives de la réalité, de ce qu’elle est et de

ce qu’elle devrait être. Autrement dit, l’action publique n’est pas

réductible à de simples décisions techniques, elle s’articule toujours à des

idées, à des symboles, à des argumentaires destinés à lui donner une

légitimité auprès des acteurs sociaux.

La question là n’est pas de savoir si ces idées ou ces symboles sont

objectivement fondés ou légitimes mais de voir pourquoi et comment ils

sont utilisés à un moment donné par des décideurs publics et aussi pour

quelles raisons ils sont acceptés ou reconnus par la population.

Cette approche n’est donc pas très éloignée de ce que j’ai déjà appelé la

construction sociale de la réalité (Berger et Luckmann) et que l’on peut

définir rapidement comme l’ensemble des processus qui contribuent à

proposer une interprétation du fonctionnement de la société et un

ensemble d’objectifs collectifs dont la finalité est de s’imposer à

l’ensemble des acteurs sociaux et d’être admis comme légitime par ceux-

ci.

Pour être un peu moins abscons, je peux citer un exemple sur lequel je

reviendrais sans doute. Il s’agit de la construction dans la période récente,

depuis une petite vingtaine d’années environ, d’un référentiel dit de

marché, ou référentiel libéral, qui repose sur l’idée selon laquelle la norme

de marché constitue la seule norme collectivement acceptable. Le succès

de ce référentiel s’explique en partie par le fait que les acteurs sociaux, la

population si vous préférez, ont été progressivement amenés à adhérer à

79
cette représentation tout simplement parce que celle-ci a été présentée

comme incontournable ou incontestable par l’ensemble des institutions

disposant d’une visibilité collective et d’une certaine légitimité sociale

(acteurs politiques et médias principalement).

De quoi parle-t-on
On résume cela en science politique par deux concepts proches, celui de

référentiels qui a été proposé par Pierre Muller et Bruno Jobert au début

des années 1980 et celui de paradigme tel qu’il a été développé par Peter

Hall. Les notions de référentiel et de paradigme renvoient donc à

l’ensemble des normes ou des références autour desquelles une politique

publique va se structurer. Ces normes ne sont pas obligatoirement

explicites et publiques, on dit qu’il s’agit de matrices cognitives qui

influencent l’appréhension des problèmes politiques et la production de

solutions. D’une certaine manière, on peut dire que l’on n’est pas très

éloigné de la notion d’idéologie.

Le référentiel s’entend donc comme la norme d’action dominante pendant

une période donnée. Pour que ce référentiel puisse s’inscrire dans la

durée, il faut qu’il fasse l’objet d’un processus de médiation que P. Muller

définit comme “un mécanisme par lequel une société gère son rapport au

monde“. Cette médiation est le fait d’acteurs ou de groupes divers —

notamment les politiques, les journalistes, les hauts fonctionnaires, les

syndicats, les associations— qui participent à la diffusion de la norme

dominante et donc à sa légitimation. Ainsi, l’action publique se trouve

légitimée. Autrement dit, c’est parce que des groupes divers dans la

société parlent et agissent dans le même sens, ou autour d’une vision

partagée de l’action publique, que se créent des conditions favorables à

une légitimation globale, sociétale, du système de référence autour duquel

la politique publique s’articule.

80
Une politique publique n’a de sens que si elle repose sur un large accord

social autour de ses objectifs. Et cet accord, pour ne pas dire ce consensus,

est le résultat d’un travail de persuasion et de conversion réalisé à des

degrés divers, sous des formes différentes par une pluralité d’acteurs

individuels et collectifs qui sont tous attachés à la promotion d’une

certaine vision du monde. Ce travail suppose, s’il réussit, l’imposition

d’une forme d’hégémonie, au sens où l’entendait Gramsci, c’est-à-dire la

mise en place de modalités de gestion des affaires publiques acceptées par

la plus grande partie de la société.

Le travail de médiation, ou de relais si vous préférez, présente dans une

certaine mesure une nécessité fonctionnelle en ce qu’il permet de définir

un sens global, une vision commune, qui s’oppose à une tendance assez

naturelle dans la sociétés dites développées à la fragmentation ou à la

sectorisation des objectifs et des valeurs. Muller et Jobert parlent d’un

référentiel global, c’est-à-dire d’un système normatif global, qui concerne

donc l’ensemble de la société. Ils donnent l’exemple du référentiel

modernisateur qui s’est mis en place en France après 1945 et qui a donné

sens à la vie collective jusqu’au début des années 1970. Il faut entendre

par là, une vision collective du monde fondée sur un objectif de

modernisation des structures économiques portée par les élites politiques

et surtout administratives et accepté par la grande majorité de la

population.

A cette notion de référentiel global, Muller et Jobert adjoignent la notion

de référentiels sectoriels au pluriel qui prolonge en quelque sorte la

référentiel global dans les divers secteurs d’action publique. Autrement

dit, après 1945, le développement d’un référentiel modernisateur a été

prolongé ou renforcé par la mise en place de référentiels de secteur.

L’exemple développé par Muller et Jobert est celui de l’agriculture : ils

montrent comment à partir de la fin des années 1950, s’est mis en place,

81
non sans affrontements, un référentiel agricole qui était en quelque sorte

le décalque du référentiel global. Plus précisément, un groupe associant

des hauts fonctionnaires, des politiques —notamment Edgar Pisani— et

une partie des élites du secteur agricole —en l’occurrence les jeunes

agriculteurs regroupés dans le CNJA et passés auparavant par la JAC— se

sont efforcés d’imposer une nouvelle norme collective pour le monde

agricole articulée autour d’un certain nombre d’objectifs : la limitation du

nombre des exploitations et donc l’extension de leur taille, de la

mécanisation, de la diversification des cultures et du recours aux engrais,

de la formation professionnelle, le recours aux emprunts bancaires. C’est

ce qu’on a appelé la transformation des paysans en agriculteurs.

La mise en place de ce référentiel sectoriel a donc été portée par des

médiateurs au nom des valeurs ou des principes généraux et a aussi été

contesté ou mise en cause par d’autres acteurs au nom cette fois de la

défense d’une autre conception de la politique sectorielle. Parmi ces

opposants, figuraient principalement les responsables de la FNSEA et des

Chambres d’agricultures dont les valeurs étaient en général marquées par

le conservatisme. Muller et Jobert montrent qu’ils avaient presque tous

commencé leur carrière sous le régime de Vichy. Pendant quelques

années donc, on a assisté à une sorte d’affrontement politique entre les

tenants de deux conceptions de la politique sectorielle avant que le

référentiel modernisateur ne s’impose au début des années 1960.

Si l’on se demande maintenant à quoi sert ce concept de référentiel, on

peut répondre qu’il est un outil de connaissance et qu’il permet

notamment de penser le changement des orientations de politiques

publiques. C’est ce que montre notamment Peter Hall, qui parle lui de

paradigme, lorsqu’il travaille sur la Grande-Bretagne des années 1970 et

sur les processus qui ont conduit progressivement à un basculement de

82
l’action publique d’une approche keynésienne redistributive à une

approche néo-classique et libérale.

La construction d’un référentiel global ne précède pas la mise en œuvre

d’une politique donnée. On se situe plutôt dans une dynamique d’action à

la fois intellectuelle ou idéologique et pratique, reposant donc sur des

décisions ou des choix. Si vous préférez, le référentiel s’élabore dans

l’action contre ce qui prévalait jusque-là. Le processus de médiation qui

permet la diffusion du référentiel dans la société est un processus à la fois

discursif et actif, on parle autour de ce qu’il faut faire et sur les raisons qui

expliquent ce qu’il faut faire et, en même temps, on met en place des

décisions qui correspondent à ce que l’on dit.

Prenons l’exemple, dont j’ai déjà dit un mot, de l’imposition progressive

en France à partir de 1982-83 d’un référentiel libéral. On ne constate pas

de séparation entre une période de critique du référentiel précédent, de

réflexion autour d’un nouveau référentiel puis de mise en œuvre pratique

de celui-ci. Tout se passe en même temps, parallèlement. Des discours

plus libéraux côtoient un temps des discours qui restent plus classiques,

des décisions publiques de rigueur cohabitent avec des décisions encore

marquées par le keynésianisme. Ensuite, lorsque le référentiel libéral

s’impose plus visiblement, le travail qui consiste à lui donner une

légitimité ne cesse pas pour autant. On est en face de ce qu’on peut

appeler un work in progress.

La construction d’un nouveau référentiel dominant ou hégémonique

passe donc par des médiateurs. Ceux-ci, il faut le souligner, ne sont pas

tous issus des catégories dirigeantes, et en particulier des élites politiques

et de la haute fonction publique. Le référentiel qu’il soit global et

s’applique à l’ensemble de l’action publique ou sectoriel et limité donc à

un secteur précis de politique publique est élaboré ou construit par des

83
acteurs issus de la société civile —les agriculteurs, le monde de

l’entreprise, les journalistes, les syndicats.

D’autre part, la production d’un référentiel est aussi une occasion pour

ces groupes sociaux de se repositionner dans la société, de rédéfinir leur

identité sociale. Le référentiel véhicule donc une forte dimension

identitaire. On a pu le voir avec le développement du référentiel libéral.

Cela a permis aux patrons, aux entrepreneurs, de modifier leur image

dans un sens plus positif. De même pour les politiques, le développement

du libéralisme s’est articulé à une rhétorique de l’efficacité gestionnaire

qui a servi à la gauche à mettre en scène sa capacité à bien gérer et à ne

pas gaspiller les fonds publics.

Il ne faut toutefois pas en rester à cette approche plus positive ou

dynamique. La mise en place d’un nouveau référentiel d’action publique

produit aussi des crises identitaires fortes dans les groupes qui se

reconnaissaient assez bien dans le système d’action précédent et qui ne

parviennent pas ou difficilement à se repositionner. Cela a été le cas des

syndicats ouvriers à partir de 1982-83 et plus largement de tous les

mouvements attachés à une conception étatisée de l’action publique.

De la même manière, les groupes ou les acteurs qui bénéficient en quelque

sorte de la mise en place d’un nouveau référentiel ne gagnent pas à tous

les coups. On le voit bien avec le monde économique. Si on se replace au

milieu des années 1980, alors oui on constate que le monde de l’entreprise

bénéficie en pratique et en image du développement du marché et du

libéralisme. C’est une période marquée par les premières mesures fiscales

en faveur des entreprises et par la transformation radicale du discours de

la gauche politique qui découvre alors que seuls les entreprises peuvent

peut être faire quelque chose contre le chômage. On a parlé à l’époque des

français qui découvrait l’entreprise. Cela s’est traduit notamment par le

boum de la presse économique, par la promotion médiatique d’une figure

84
symbolique de l’entreprise gagnante qui était Bernard Tapie et en 1986

par l’invention ou la réinvention de la figure du capitalisme populaire à

l’occasion des premières privatisations. Pourtant, si on se situe avec 15

années de recul, il faut constater que la légitimité des entrepreneurs et

plus largement du référentiel libéral est assez fortement contestée même

si cela ne remet absolument pas en cause le référentiel lui-même.

Ce qui reste aujourd’hui ce sont les pratiques libérales ou néo-libérales

mais sans la légitimité dont elles bénéficiaient à l’évidence dans les années

passées. La figure du patron est fortement contestée, la capacité des

entreprises a créer des emplois est discutée et la fougue actionnariale des

petits porteurs est largement retombée.

Vous pouvez dire, et vous aurez raison, que les critiques adressées au

système ont finalement très peu de poids et n’ont presque pas remis en

cause l’orientation libérale et marchéiste des politiques publiques. Ce qu’il

faut retenir tout de même, c’est qu’une société ne peut pas fonctionner

durablement sans qu’existe en son sein un projet collectif qui rencontre

l’assentiment d’une large majorité. Un certain nombre de démarches du

monde politique et du monde économique attestent de la prise de

conscience par les acteurs dominants de la nécessité de rechercher plus le

soutien de la population. J’en reparlerais plus tard mais on peut citer les

initiatives dites d’entreprises citoyennes ou bien ce qui renvoie dans le jeu

politique à la valorisation des notions de proximité ou de participation

des habitants.

Au total donc, cette notion de référentiel doit être considérée comme une

structure de sens qui articule ce que P. Muller appelle 4 niveaux de

perception du monde :

85
-des valeurs, c’est-à-dire ce qui définit un cadre global pour l’action

publique (par exemple l’équité plutôt que l’égalité, le contrat plutôt que la

loi) ;

-des normes, c’est-à-dire ce qui définit des principes d’action localisés (la

lutte contre les déficits publiques, la désinflation, la monnaie unique, la

sécurité alimentaire) ;

-des algorithmes, c’est-à-dire des relations causales destinées à exprimer

une théorie de l’action : lutter contre les déficits afin de faire baisser les

taux d’intérêts, développer des dispositifs localisés de lutte contre la

délinquance afin de limiter celle-ci, localiser le système de mutation des

enseignants afin de limiter les risques d’absence lors des rentrées…

-des images qui sont transmises en temps réel par les médias et qui

relayent en quelque sorte une vision du monde qu’il s’agisse d’images

proprement dites ou de formules : les barbus pour qualifier ou plutôt

disqualifier les islamistes, le foulard portés par les jeunes filles, la notion

de nouvelle économie, les rubriques bourses, l’euro …. Tout cela participe

d’une sorte d’acculturation qui favorise l’intégration de ces idées dans nos

schèmes de pensée ordinaire : la bourse fait naturellement partie de notre

vie, l’euro est notre avenir radieux. Il faut lutter au sens littéral du terme

pour résister à la banalisation ou à la routinisation de ces images.

Le référentiel modernisateur
Pour incarner un peu plus dans des exemples ce que je viens d’expliquer,

je vais dire un mot de ce que j’ai appelé tout à l’heure le référentiel

modernisateur. Je rappelle que ce référentiel a structuré l’action publique

et les représentations collectives durant les Trente glorieuses, de la fin de


ème
la 2 guerre mondiale jusqu’au début des années 1970.

Ce référentiel peut être définit à partir de ce que Muller appelle trois

grandes structures de comportements et de normes :

86
—la centralité de l’Etat dans les procédures de médiation sociale : l’Etat

définit seul l’agenda politique ce qui lui permet d’exercer un monopole

sur les “fonctions de production d’images du monde au sein de l’espace

public“ ;

—les mécanismes de construction des intérêts sociaux s’organisent autour

de ce qu’on appelle des corporatismes sectoriels ce qui donne de fait à

l’administration, et donc à l’Etat, sa centralité dans les mécanismes de

représentation sociale. L’Etat joue en quelque sorte de ces corporatismes

pour contrôler l’expression des revendications, la canaliser, en recourant

notamment au jeu de l’institutionnalisation ;

—la domination quasi hégémonique de l’Etat central dans la mise en

œuvre des politiques publiques, et notamment par rapport aux pouvoirs

locaux.

On peut dans un second temps affiner cette présentation à l’aide de 5

autres points :

—la prégnance dans la société française de ce référentiel modernisateur,

c’est-à-dire d’une idée généralement partagée et admise selon laquelle la

modernisation agricole et industrielle était une nécessité vitale pour le

pays et qu’il fallait donc en finir avec le référentiel conservateur qui avait

marqué l’entre-deux-guerres. A cet égard, l’impact de la guerre a été

fondamental pour faire presque conscience collectivement des retards pris

avant 1939 ;

—la domination exercée par l’élite politico-administrative qui impose sa

grille d’analyse et de traitement des problèmes en même temps que sa

“vision“ du changement. Cette domination est telle qu’un certain nombre

de grandes politiques publiques seront mise en œuvre sans qu’aucun

87
débat collectif n’ait lieu. Ce sera le cas par exemple pour la politique

nucléaire, pour la politique de planification urbaine et pour la réforme du

système de santé en 1967. Cette élite a été qualifiée de milieu décisionnel

central par C. Grémion.

Cela signifie qu’un cercle quantitativement limité de personnes et

présentant des caractéristiques sociales et scolaires proches conçoit et

formule des politiques publiques sans que celles-ci soient discutées

collectivement, et ce même par les élus ;

—l’importance de ce qu’on a défini comme une logique d’arsenal (voir les

travaux de Elie Cohen). Il s’agit en l’occurrence du poids essentiel dans

l’économie française jusqu’à la fin des années 1970 des grands projets

industriels pensés, impulsés et protégés par l’Etat central. Quand je dis

pensé par l’Etat, je fais référence au rôle joué par un certain nombre de

grands corps, administratifs et surtout techniques (X-Mines et X-Ponts),

dans l’organisation de secteurs d’activité quasi monopolistiques sous

l’égide de l’Etat et à leur profit immédiat puisque ces grands corps

obtenaient de diriger les entreprises ainsi créées et étendaient donc leur

influence au-delà de la seule sphère administrative.

On peut citer ici un certain nombre de cas : des politiques assez

classiques, le charbon ou la sidérurgie par exemple, mais aussi le plan

d’équipement téléphonique lancé au début des années 1970 par la

Direction Générale des Télécommunications ; le plan ferroviaire et

particulièrement les projets TGV impulsés par les corps des Ponts ; le

programme nucléaire d’EDF ; la politique pétrolière et notamment la

création d’Elf à côté de Total à la fin des années 1960 à la demande du

corps des Mines et de son “pape“ de l’époque Pierre Guillaumat ; le plan

informatique enfin autour de l’entreprise publique Bull.

Si l’on regarde l’économie française actuellement, on peut constater

qu’une grande partie des entreprises qui réalisent les plus gros chiffres

88
d’affaires et qui jouent désormais à l’international ont été totalement ou

largement mises sur les rails par l’Etat et ses serviteurs. Et ce n’est pas

totalement un hasard si l’on y retrouve presque toujours des dirigeants

qui sont justement issus des grands corps de l’Etat.

—L’affaiblissement sous la Vème République de la séparation jusque-là

assez nette entre les sphères politiques et administratives. C’est ce que

l’on appelle parfois la technocratisation des activités politiques. Cette

technocratisation a deux aspects :

le premier qui ne nous intéresse pas ici c’est l’entrée en politique par le

sommet des appareils partisans et par des fonctions ministérielles

d’acteurs issus de la haute fonction publique et qui ont au fur et à mesure

des années capté la réalité du pouvoir partisan et du pouvoir d’Etat au

détriment de ce qu’on peut appeler les notables, c’est-à-dire les acteurs

politiques parvenus à l’exercice de responsabilités politiques nationales

après avoir franchi toutes les étapes du cursus honorum du professionnel

de la politique ;

la seconde dimension de cette technocratisation a été la monopolisation de

la définition des politiques publiques par les hauts fonctionnaires sans

contrôle ou presque des élus de la Nation. Cela renvoie en particulier à la

mise sous contrôle du Parlement et à la domination exercée par les

hommes du président, qui qu’ils soient de gauche ou de droite

représentent toujours les grands corps de l’Etat.


ème
—le 5 et dernier point s’agissant de ce référentiel modernisateur, c’est

l’absence ou la quasi absence d’organisations sociales unifiées, sauf dans

certains secteurs particulier comme l’agriculture ou l’éducation nationale,

absence qui donnait aux élites administratives une très large latitude de

manœuvre pour définir ce qui était bon pour les français. Quand je parle

d’organisations sociales unifiées, je fais référence ici surtout au pluralisme

89
syndical français et aux concurrences fortes qui existent depuis longtemps

entre les acteurs syndicaux, concurrence qui a toujours été

instrumentalisée par l’Etat afin de garder le contrôle du jeu social.

La substitution du référentiel libéral au référentiel modernisateur


Je viens d’évoquer le référentiel modernisateur, je voudrais maintenant

dire un mot des conditions dans lesquelles ce référentiel a été mis en

question en France puis a été en quelque sorte supplanté par un nouveau

référentiel global que l’on appelle libéral ou néo-libéral.

Ce passage de l’un à l’autre peut être appréhendé comme une forme de

rupture de paradigme dans le sens développé par le philosophe des

sciences Thomas Kuhn. Il faut considérer donc que l’on ne passe pas

comme cela, sans heurts, naturellement, de l’un à l’autre. Les choses se

font progressivement et dans le conflit.

Il s’agit au sens littéral du terme de la confrontation entre deux systèmes

de pensée ou deux représentations du monde. Le premier est en place,

dominant ou hégémonique. Il est contesté pour son incapacité à rendre

compte de la réalité et à répondre aux nouveaux problèmes (ici le

chômage de masse, les déficits publics…).

L’autre référentiel émergent dans les premières années de la crise du

référentiel modernisateur dominant, en l’occurrence vers le milieu des

années 1970 en Europe, et propose une vision différente. Il est au départ

peu développé et son audience est limitée à quelques cercles

d’économistes libéraux. Il se développe d’abord aux Etats-Unis et en

Grande-Bretagne dans le cadre d’une pensée conservatrice inspirée de

Hayek et très fortement anti étatiste. L’arrivée au pouvoir de Thatcher et

de Reagan vont permettre la mise en œuvre d’un libéralisme assez radical.

90
Les idées proposées associent fortement les notions de liberté, de

modernité et d’individualisme. Elles vont gagner en France des soutiens

jusque et y compris dans l’administration.

Un point important à cet égard c’est l’évolution de ce qu’on appelle en

France les économistes d’Etat, c’est-à-dire les hauts fonctionnaires et les

universitaires spécialisés en économie. Après avoir été les maîtres à

penser du keynésianisme, ils passent en quelque sorte du côté de la

révolution libérale vers le milieu des années 1970 : les enseignements

d’économie de l’ENA développent les théories de l’offre et les théories

libérales. Plus généralement, le fait pour ces économistes de vouloir être

reconnus professionnellement au niveau international les amène à se

convertir à la pensée économique dominante, c’est-à-dire l’économie

américaine libérale. Ce sera le cas par exemple du grand patron de

l’INSEE, Edmond Malinvaud, avec tous les effets que l’on imagine sur ses

collaborateurs est sur ses élèves. Les mauvaises langues diront même que

Malinvaud est devenu libéral pour maximiser ses chances d’avoir le prix

Nobel d’économie, ce qui n’advint jamais.

Je passe ici sur les détails de l’affrontement pour en arriver au moment

symbolique à partir duquel on peut raisonnablement considérer que le

changement de référentiel s’opère. Cela se déroule sans contestation

durant les années 1982 et surtout 1983 autour de la mise en œuvre d’une

politique de rigueur puis de la décision de Mitterrand de maintenir le

franc dans le SME. On peut considérer là que l’alternance politique de

1981 n’a pas permis de redonner sa légitimité au référentiel

modernisateur d’inspiration keynésienne. Sans entrer dans les détails,

vous pouvez noter que cet échec a été largement dû aux affrontements au

sein de la nouvelle équipe dirigeante entre la gauche mitterrandiste

91
ème
dominante mais assez pauvre sur le plan des idées réformistes et la 2

gauche plus novatrice, plus apte à proposer un référentiel alternatif au

libéralisme mais qui avait le défaut dirimant d’être fortement rejetée par

le premier cercle mitterrandiste.

On peut donc, au total, expliquer cette rupture paradigmatique par 5

difficultés de plus en plus pesantes au début des années 1980 et que seul,

semble-t-il, le référentiel libéral était à même de surmonter :

—la légitimation croissante du marché comme forme naturelle ou

dominante de régulation des activités économiques et marchandes. Cela

renvoie au début des années 1980 à l’acceptation douloureuse mais réelle

de la notion d’interdépendance des économies et donc d’ouverture. On se

situe donc là dans un cadre nouveau de dépendance qui limite

évidemment les marges de manœuvre dans la conduite des politiques

publiques nationales ;

—l’irruption de la dimension européenne qui vient renforcer et préciser la

notion d’interdépendance et soulignant les limites de l’autonomies des

politiques nationales ;

—la remise en cause aussi bien en France que dans le reste de l’Europe de

ce qu’on appelle les médiations corporatistes, c’est-à-dire des instances

chargés de représenter auprès des autorités publics les divers intérêts

sociaux, les syndicats principalement. Cette crise de légitimité s’explique

largement par une grande difficulté à penser la crise économique

autrement que dans les termes classiques de la critique radicale du

capitalisme. L’autre élément de cette crise identitaire a été la prise en

compte de l’échelon européen et la difficulté là à admettre et à mettre en

pratique en même temps des stratégies d’action nationale et européenne.

92
A l’instar des dirigeants politiques et des hauts fonctionnaires, les

responsables syndicaux et patronaux ont éprouvé beaucoup de difficulté à

se projeter hors du cadre national routinier ;

—l’apparition de problèmes transversaux, c’est-à-dire de problèmes qui

ne correspondaient plus au découpage classique en secteurs d’action

publique. Ces problèmes concernent plusieurs secteurs en même temps et

sont aussi largement nouveaux donc potentiellement perturbateur pour

un appareil d’Etat plus à l’aise dans la gestion routinière. Il s’agit par

exemple de l’environnement, des questions urbaines, de la vieillesse et

problèmes plus globaux liés au chômage (pauvreté, exclusion, violence).

L’Etat dans tous ces cas va se retrouver seul dans la mesure où aucun

groupe ne va se structurer pour représenter auprès de lui les problèmes

en question ;

—dernière difficulté enfin, la décentralisation et le développement de

politiques publiques locales qui vont s’ajouter aux politiques

communautaires pour mettre en question l’Etat central et contester la

suprématie des administrations déconcentrées.

On peut conclure à propos du changement de référentiel global d’action

publique en avançant deux idées :

—première idée, le référentiel libéral s’est imposé parce qu’il est apparu

apte à un moment donné à apporter des réponses adaptées à un série de

problèmes nouveaux que les acteurs publics ne parvenaient pas à

surmonter en recourant aux instruments de la machine à outils

keynésienne et ne parvenaient pas non plus à se réformer ou à s’adapter ;

—deuxième idée liée à la première : le référentiel libéral a la différence du

référentiel modernisateur ne repose pas sur une large acceptation

collective. Il s’agit plus d’un référentiel par défaut qui ne s’est pas imposé

en proposant une nouvelle vision globale du fonctionnement social mais

93
parce qu’il a été mis en avant par certains groupes sociaux qui ont à un

moment donné su tirer profit de la délégitimation du référentiel

modernisateur pour avancer une vision de l’action publique qui servaient

leurs intérêts.

Or, je l’ai déjà souligné, l’absence d’une adhésion collective fragilise

l’édifice et pose sans cesse la question de sa légitimité. L’une des

conséquences est que ce référentiel de marché est moins un référentiel

global que le référentiel du secteur économique et financier et qu’il

cohabite avec un référentiel social qui dans le cas de la France s’apparente

à un référentiel assistanciel, d’aide publique aux personnes qui se

trouvent hors de toute possibilité d’accès aux ressources du référentiel

libéral.

94
2-E) Une approche cognitive complémentaire, le rôle joué par les

réseaux de politique publique

De quoi s’agit-il  ?

La notion de réseau de politique publique a été développée dans le

domaine de l’analyse des politiques publiques au cours des années 1980 à

partir d’un certain nombre de travaux anglo-saxons. Le terme usuel est

donc policy networks.

Le premier intérêt de cette approche est qu’elle associe l’analyse des

politiques publiques et la sociologie des élites en s’intéressant comme son

intitulé l’indique au rôle joué par les acteurs, individuels et

institutionnels, dans la production des décisions publiques. Pour être plus

précis, l’analyse des réseaux de politique publique essaie d’identifier

quels sont les acteurs qui à l’intérieur de l’Etat et dans la société, exercent

une influence directe sur la décision publique. On parle donc de réseaux

au pluriel puisqu’ils sont a priori aussi nombreux qu’il y a de secteurs

d’action publique.

Dans le même ordre d’idée, l’analyse de réseaux réfléchit sur la nature des

relations entre acteurs à l’intérieur de ces réseaux. S’agit-il par exemple de

relations de concurrence, d’affrontement ou plutôt de connivence ou de

proximité liées notamment à l’habitude qu’ont ces acteurs de se

rencontrer.

A l’origine de cette analyse, et avant même que le terme n’existe, on

trouve dès les années 1950 aux Etats-Unis une interrogation sur ce qu’on a

appelé à la suite de C. W. Mills l’élite du pouvoir. Il s’agissait déjà alors

d’évaluer la nature des relations entre l’Etat et des acteurs situés du côté

de la société mais qui disposaient de suffisamment de ressources pour

influencer très directement l’action publique dans leur domaine. Mills

avait notamment mis en évidence aux Etats-Unis le rôle central joué par

95
ce qu’on a appelé le lobby militaro-industriel, c’est-à-dire un groupe

d’acteurs, un réseau si vous préférez, composé à la fois d’acteurs situés

dans l’Etat (généraux, fonctionnaires du Pentagone) et d’acteurs privés,

au premier rang desquels bien entendu les grands groupes de l’industrie

d’armement.

Longtemps cette réflexion sur qui fait quoi dans les politiques publiques

s’est résumée à une lecture binaire que j’ai déjà évoqué entre pluralisme et

néo-corporatisme.

Et c’est largement la moindre pertinence du modèle néo-corporatiste en

Europe depuis la fin des années 1970 qui a permis le développement de

l’analyse en terme de réseaux. Pour aller vite, on peut dire qu’à partir de

cette période, la fin des années 1970 donc, la compréhension des relations

entre Etat et société en Europe a cessé d’être réductible à un système

d’interactions binaire entre les représentants de l’Etat d’une part et les

représentants des intérêts organisés d’autre part (je pense ici surtout aux

grandes organisations syndicales).

Pour un certain nombre de raisons que je vais rappeler rapidement, l’Etat

est apparu moins homogène que par le passé, ou si vous préférez plus

traversé par des concurrences ou des oppositions autour de la définition

des priorités de l’action publique et des modalités pratique de cette action.

De la même manière, du côté de la société cette fois, la domination exercée

par quelques super-organisations sociales puissantes et généralistes a été

battue en brèche par la multiplication des petites organisations

constituées autour de la défense de causes spécifiques.

Deux auteurs, Kenis et Schneider, explique l’accroissement du nombre de

ce qu’ils appellent les collectivités organisées par la sectorisation sans

cesse plus grande de l’action publique. On se trouve là directement dans

la perspective durkheimienne : l’Etat répondant en quelque sorte à la

complexification de la société par la segmentation croissante de son

96
action. Cela se traduit par exemple dans le travail administratif avec une

multiplication des bureaux et des services et aussi avec la mise en place

de nouvelles institutions chargées de gérer des problèmes sectoriels : la

délégation à la Ville en est un bon exemple comme la délégation au RMI.

Pour le dire autrement, les politiques publiques concernent de plus en

plus en de sujets mais reposent de moins en moins sur la toute puissance

des acteurs étatiques.

On a donc plus d’acteurs dans le jeu que dans le passé et surtout des

acteurs qui disposent de plus de moyens d’action ou de moyens de

pression que par le passé : les collectivités locales et territoriales, la

Commission Européenne sont des cas connus mais on peut ajouter les

entreprises privées, et en particulier les grands groupes, et les

organisations internationales, notamment celles qui comme l’OMC sont

chargés de réguler au niveau mondial les échanges. Et je n’ai rien dit ici

des ONG.

Cette multiplication des acteurs n’est pas décisive en soi pour expliquer

l’évolution des politiques publiques. Ce qui est fondamental ici c’est que

ces acteurs sont en mesure d’imposer un rapport de force plus équilibré

aux décideurs publics. Et c’est là que l’analyse des réseaux de politiques

publiques intervient en insistant justement sur plusieurs points qui

illustrent cet équilibre des interactions entre Etat et société.

On peut en citer 3 au moins qui permettent de parler de réseau :

—premier point, il y a réseau parce que les systèmes de relations entre

représentants des pouvoirs publics et représentants d’intérêts sont plus

horizontaux et moins hiérarchiques;

—deuxième point, on peut parler de réseau du fait de l’importance

croissante prise par les échanges informels entre les acteurs concernés par

un dossier quelque soit par ailleurs leurs positions dans le jeu et leur

97
conception du problème en question. L’informel, le discret, le non public

prend largement le pas sur les échanges formalisés et publicisés.

—Dernier point enfin, le caractère ouvert des réseaux d’action publique

qui mobilisent à la fois des acteurs centraux, c’est-à-dire concernés

directement par un dossier et des acteurs périphériques qui, en quelque

sorte, ne font que passer, pour livrer un avis technique par exemple.

Ce qui est particulièrement mis en évidence dans l’analyse des réseaux

d’action publique, ce sont donc les liens permanents pour ne pas dire

décisifs entre des acteurs apportant des ressources de type technique

(ceux que l’on appelle parfois les experts) et des acteurs mettant en avant

des ressources politiques, qu’il s’agisse d’élus ou de conseillers des

princes. La plupart des négociations contemporaines autour de la

définition d’une politique publique combinent en quelque sorte ces deux

publics et ces deux répertoires de légitimité, l’expert et le politique, celui

qui parle parce qu’il dispose des compétences techniques pour le faire et

celui qui parle parce qu’il s’exprime au nom de la collectivité.

Si l’on suit deux autres auteurs, Rhodes et Marsh, l’analyse des politiques

publiques en terme de réseaux permet de mettre en question, de

relativiser, la frontière entre Etat et société civile en insistant sur la

diversité des acteurs en interactions et sur la fluidité ou la souplesse de

leurs relations.

Mais la notion reste assez floues et renvoie à des types de situations très

différents que l’on peut séparer en 5 points en reprenant les travaux de

Rhodes et Marsh :

—tout d’abord, les réseaux thématiques ou issue network. Ils se

constituent comme leur nom l’indique autour d’une question particulière.

Le réseau là est caractérisé par sa très grande plasticité. Autrement dit, on

ne sait pas précisément combien d’acteurs et lesquels vont s’engager et

s’ils vont être présent en continu ou bien s’ils vont s’éloigner du réseau à

98
un moment donné. Enfin, les relations d’interdépendance entre acteurs se

limitent au problème précis qui est posé. Par exemple, des acteurs vont

travailler ensemble sur un thème donné parce qu’ils y ont un intérêt

commun mais cette collaboration se limitera toujours à cette question

précise parce qu’ils sont par ailleurs concurrents. C’est le cas par exemple

lorsque les réseaux écologistes et communistes en France collaborent

autour de la question des lois sur les étrangers : le réseau d’aide aux

étrangers sans papiers s’appuient fortement sur eux mais leur

collaboration reste thématique ;

—deuxième point, les réseaux de producteurs qui concerne des cas limités

de mise en commun de ressources et de moyens par des acteurs

économiques dans le but de défendre une position favorable aux

entreprises face à un pouvoir politique ;

—troisième type de réseau, le réseau intergouvernemental qui regroupe

sur un plan horizontal des autorités locales et/ou territoriales autour de la

définition d’intérêts ou d’objectifs communs : monter une demande de

financement européen au titre des fonds structurels, faire la même chose

face à un gouvernement national, travailler collectivement à attirer une

grande entreprise. La question des étiquettes politiques est problématique

mais il ne faut pas penser que les différences de couleurs entre les divers

exécutifs politiques est a priori un handicap. Le caractère monocolore des

instances politiques d’un même territoire est parfois aussi pénalisant voire

plus qu’une situation d’opposition ;

—quatrième et avant dernier réseau, le réseau professionnel qui repose là

sur la mise en commun d’une expertise sectorielle importante par des

professions ou des corps de métiers ;

—dernier type de réseau enfin, les communautés de politique publique ou

policy communities. Il s’agit là de configurations d’acteurs stabilisées

aussi bien sur le plan vertical que sur le plan horizontal qui ont vocation a

99
s’occuper de problèmes précis. Un cas assez simple est celui de la

communauté des politiques sociales en France qui associe des acteurs

identifiés depuis longtemps, habitués à travailler ensemble malgré leurs

divergences et qui agissent donc comme les véritables cogestionnaires du

secteur.

Intérêt de la policy networks analysis


Cette analyse présente deux intérêts immédiats : le premier intérêt

consiste à souligner l’affaiblissement des frontières entre le public et le

privé, ou si vous préférez entre l’Etat et la société civile, et à montrer les

limites d’une analyse de l’action publique qui en resteraient à une lecture

par trop institutionnelle. Cela signifie que les acteurs qui participent à un

réseau d’action publique donné ne sont pas obligatoirement issus du

ministère concerné ou bien du groupe concerné dans la société, par

exemple un ou plusieurs syndicats.

Le second intérêt concerne le travail de recherche proprement dit : quand

on travaille sur une politique publique donnée, même quand celle-ci est a

priori limitée —par exemple un programme de réhabilitation urbaine

dans un quartier— il faut commencer par essayer de définir les contours

du réseau ou des réseaux, de voir qui y participe et pourquoi, comment le

réseau s’est constitué et sous l’égide de qui, quelles sont les oppositions

ou les points d’accord… On retrouve là la nécessité d’opérer une

sociologie des acteurs des politiques publiques.

Il faut compléter ce double constat en prenant en compte la notion de

multipositionnalité des acteurs. En effet, un certain nombre d’acteurs des

politiques publiques peuvent se trouver du fait de leurs caractéristiques

personnelles dans la situation de participer en même temps à plusieurs

réseaux. Ces acteurs sont souvent ceux qui jouent le rôle d’arbitre ou

100
d’intermédiaire, ce qu’un auteur américain, Paul Sabatier, appelle les

policy brokers, c’est-à-dire littéralement les courtiers politiques.

Un autre auteur, français celui-là, Haroun Jamous, avait employé le terme

de marginaux sécants. Il s’agit pour le dire simplement d’acteurs

individuels qui se trouvent en quelque sorte à l’interface entre plusieurs

mondes, donc entre plusieurs intérêts, qui refusent ou transcendent les

frontières et qui au total utilisent les ressources liées à cette situation pour

faire avancer leurs idées ou pour se poser en médiateurs. Il s’agit au sens

littéral du terme de petits entrepreneurs de politiques publiques. On peut

citer, parmi les plus connus, Jack Lang dans le domaine culturel. C’est le

cas dans le domaine social de figure moins médiatiques comme M-T. Join-

Lambert, dont j’ai déjà parlé à propos des minimas sociaux et du RMI, et

Jean-Baptiste de Foucauld ancien commissaire au Plan et inspecteur des

finances qui a lui aussi beaucoup œuvré dans le domaine social.

H. Jamous dont j’ai parlé avait lui étudié dans les années 1960 la réforme

du système hospitalier français et montré justement comment Robert

Debré, le père de Michel, grand professeur de médecine mais aussi proche

du pouvoir gaulliste… avait su utiliser ses positions diverses pour porter

et faire passer une réforme qu’il avait en gros pensé seul.

Par ailleurs, on peut aussi montrer que les réseaux changent de nature

suivant l’angle d’analyse privilégié. C’est le sens du travail de P. Muller

sur le système Airbus, autrement dit sur la mise sur pied du consortium

européen de construction de l’Airbus. On peut parler de communauté de

politique publique lorsqu’on regarde comment ont été menées les

négociations aboutissant finalement à la naissance du consortium. Dans ce

cas précis, les politiques, les fonctionnaires et les syndicats travaillent

ensemble autour d’un objectif commun qui est la maximisation des parts

revenant à la France. Le réseau se limite aux hauts fonctionnaires du

101
secteur aéronautique lorsqu’on aborde les problèmes techniques de choix

entre les modèles et de partage des activités de production selon les

compétences de chacun. Et c’est d’un autre réseau qu’il s’agit, un réseau

de producteur, lorsqu’on regarde de quelle manière a été monté le

programme de commercialisation des avions et en particulier le lobbying

mené aux Etats-Unis face à Boeing.

L’analyse des réseaux permet donc au total de former deux hypothèses

générales d’analyse des politiques publiques :

—première hypothèse, les acteurs concernés par une politique publique

donnée travaillent ensemble par-delà leurs différences de positions, de

statut ou de conception du problème parce qu’ils partagent un intérêt

minimal à le faire. Cet intérêt est double :

tout d’abord, bien sûr, s’efforcer d’apporter une réponse collective à un

problème donné dans la confrontation des idées et des approches de ce

problème ;

ensuite, et les deux éléments sont liés, tenter de se relégitimer en

permanence auprès du reste de la société en montrant justement une

capacité à défendre des positions tout en étant constructifs, à être

combatifs et responsables.

Cela concerne aussi bien les acteurs sociaux que les acteurs situés du côté

de l’Etat. Ces derniers agissent aussi pour attester de leur ouverture aux

attentes venant de la population. C’est bien pourquoi on ne peut

comprendre la violence ou la brutalité des affrontements oraux et parfois

physiques entre groupes d’intérêt et Etat qu’en notant que cette violence

participe d’une mise en scène de l’interaction destinée à peser dans des

procédures de négociation. Mais vous voyez bien en même temps que les

cas de rupture réelle, c’est-à-dire définitive ou durable, des relations entre

102
un groupe et les représentants de l’Etat sont extrêmement rares pour ne

pas dire inexistants.

La raison en est simple : les acteurs publics et privés qui forment

ensemble un réseau de politique publique ont un intérêt commun

supérieur à préserver leur relation simplement parce que cette relation

routinisée et constitutive de leurs identités respectives, et donc de leur

légitimité.

—seconde hypothèse, on ne peut comprendre complètement le

fonctionnement des réseaux d’action publique si l’on s’en tient, comme je

viens de le faire, à la seule logique de l’intérêt. L’hypothèse

complémentaire donc est que ces réseaux produisent du sens ou si vous

préférez une conception d’un problème commune aux membres de ce

réseau qui contribue à cimenter le réseau, à lui donner sa force. Je renvoie

ici à deux concepts proches, celui de communauté épistémique tout

d’abord développé par Peter Haas et celui de coalition de cause (advocacy

coalition) proposé par Paul Sabatier.

Ils expliquent tous les deux à partir de points de vue différents qu’un

réseau ou qu’un communauté de politique publique n’existe que si ceux

qui y participent ont en commun deux choses : un socle commun de

principes et de normes qui permet la définition de valeurs collectives à

atteindre ; un accord autour des interprétations des faits sociaux et de

leurs causes. Cet édifice commun est une sorte d’architecture normative

suffisamment forte et partagée pour résister justement aux affrontements

tactiques et/ou idéologiques qui structurent l’espace de production des

politiques publiques

On se situe donc dans une perspective qui insiste encore sur la dimension

normative des politiques publiques. Elle est largement heuristique si l’on

prend l’exemple des valeurs collectives qui font sens lorsqu’on regarde

103
par exemple les actions de lutte contre l’exclusion. Par-delà les

affrontements et les jeux d’intérêts entre acteurs, il existe une lecture

commune, ou à tout le moins largement dominante, du problème qui lie

exclusion sociale et exclusion de l’emploi. Des différences importantes

existent s’agissant des types de politiques nécessaires mais ce débat même

parfois très polémique se construit parce qu’il est surplombé en quelque

sorte par un accord général entre les acteurs.

104
2-F) Les théories des processus décisionnels

La question centrale ici est la suivante : comment peut-on caractériser la

décision publique ? Autrement dit, comment peut-on analyser le ou les

processus qui vont déboucher sur la production d’une solution ?

La rationalité absolue
Le modèle théorique de base est emprunté à la théorie économique des

choix rationnels (Downs) et part de l’hypothèse selon laquelle on peut

assimiler la décision politique à une décision comme une autre (achat de

voiture…). On parle donc d’une théorie de la rationalité absolue qui

repose sur 4 postulats :

—l’existence toujours et partout d’un critère objectif de choix connu du

décideur et de la population ;

—la stabilité des préférences, leur caractère explicite et non ambigü ;

—la connaissance par le décideur de toutes les décisions alternatives

possible ;

—le décideur agit uniquement comme une machine intelligente, il se

concentre totalement et uniquement sur le problème qu’il a à gérer sans

aucune interférence.

La rationalité limitée
Cette théorie a été mise en pièces par un économiste et psychologue

américain Herbert Simon dès 1957 (Administrative Behavior), qui l’a

appliqué tout d’abord à des grandes entreprises avant d’influencer des

études sur la décision politique. Ce que montre Simon, c’est que la théorie

de l’acteur rationnel se heurte immédiatement aux contraintes pratiques

de l’action. Il met en exergue 4 points :

—l’information est peu disponible et sa détention est coûteuse.

L’information doit être obtenue par le décideur au prix d’un certain

105
nombre de coûts qu’il est loin d’être prêt à assumer. Citons parmi ces

coûts la dépendance par rapport à un informateur éventuel et les

contreparties que cela implique (partage du pouvoir, cadeaux divers…),

les remises en cause difficile que l’accès à l’information peut provoquer

chez le décideur. C’est le cas en particulier des situations dites de

dissonance cognitive, c’est-à-dire d’écart inacceptable entre les valeurs

subjectives du décideur et une information objective. Un décideur face à

ces risques de confrontation brutale de ses valeurs à une réalité différente

peut très bien décider d’ignorer l’information pour préserver sa vision du

monde ;

—la rareté des critères de choix. Dans le domaine des politiques

publiques, il existe extrêmement peu de critères objectifs de choix, en

particulier de critères de type scientifique ou technique. Et quand ils

existent, dans le cas par exemple des constructions de pont, des tracés de

routes ou d’enfouissement de déchets nucléaires, ils sont fortement

perturbés par l’absence de consensus dans le corps social ;

—l’impossibilité à identifier les alternatives possibles. Un décideur public

est toujours placé dans la situation d’avoir à décider en même temps dans

plusieurs domaines. Il dispose donc de peu de temps pour connaître les

solutions alternatives et en apprécier les avantages et les inconvénients et

se contente le plus souvent d’une présentation très lacunaire des solutions

possibles ;

—le moment du choix est potentiellement perturbateur. Les décisions les

plus importantes génèrent du stress car elles sont à la fois bouleversantes

en ce qu’elles sont appelées à changer l’ordre des choses et incertaines

quant aux réactions des populations. Dans le modèle de la rationalité

absolue, on décrit un décideur naturellement sûr de son choix puisque

seul celui-ci est possible. Dans la réalité de la décision politique, la gestion

du stress peut amener à commettre des erreurs : décider vite pour en finir

106
avec l’incertitude, repousser la décision. On raconte ainsi que le Président

Johnson au moment de décider l’envoi de l’armée américaine au Viet-

Nam passa la nuit devant le portrait de ses prédécesseurs pour les

interroger sur ce qu’il devait faire !

Simon analyse donc un processus décisionnel à partir de 4 éléments : un

contenu, un problème, un processus , une situation. Ces 4 éléments sont

autant de contraintes qui limitent la rationalité des acteurs. Ceux-ci en

effet agissent toujours subjectivement et sans qu’existe un consensus

autour de ce qu’ils décident. De même, ce qu’ils sont amenés à faire à un

moment donné à propos d’un problème donné n’est pas reproductible ou

modélisable. Il n’empêche que le modèle de la rationalité absolue a été

testé en politique publique et a largement échoué. Je me contente d’un

exemple, celui à la fin des années 1960 des systèmes de gestion des

budgets publics, le PPBS aux Etats-Unis (Planning Programming

Budgeting System) et la RCB en France (Rationalisation des Choix

Budgétaires).

Le modèle simonien de la rationalité limitée part de l’hypothèse selon

laquelle les décideurs sont toujours affrontés à des contraintes de

situation qui limitent leurs marges de manœuvre et influencent donc leur

approche du problème qu’ils ont à régler. Et face à ces contraintes de tous

ordres —politiques, sociales, budgétaires, diplomatiques…—, la décision

prise est en fait un compromis qui représente ce que le décideur pouvait

faire de mieux de son point de vue au moment où il l’a fait.

Un décideur ne vise pas l’optimum mais le moins pire ou le moins

déraisonnable, bref ce qui lui apparaît le plus acceptable pour ses propres

intérêts et aux yeux du reste de la population.

Le modèle de la rationalité limitée s’articule donc autour de trois

principes qui structurent des stratégies de décision :

107
—premier principe : le décideur a très vite en tête une préférence ou une

lecture privilégiée du problème qu’il s’efforce de légitimer en lui opposant

ce qu’on appelle des alternatives repoussoirs. Les spécialistes parlent

d’une alternative pivot qui a vocation a s’imposer comme la plus

acceptable collectivement. Dans le cas contemporain des retraites, la

légitimation de cette alternative pivot passe par la mise en avant de deux

alternatives repoussoirs : la privatisation du système ou sa faillite si on le

maintien en l’état ;

—deuxième principe : la référence à des précédents, c’est-à-dire à ce que

le décideur lui-même ou d’autres décideurs avant lui ont déjà fait et qui

constituent autant d’expériences que l’on peut mobiliser pour accréditer

d’un savoir-faire ou d’une expérience. Ce peut être le cas par exemple

lorsque l’on met en place une conférence nationale autour d’un problème

de société ;

—troisième et dernier principe enfin : la référence à des critères pseudo-

objectifs, c’est-à-dire en partie fondés, qui sont admis comme vrai dans le

milieu politique et dans la société et qui permettent de légitimer une

décision par le recours à une rhétorique de nature pseudo-scientifique ou

technique. On peut citer là des exemples forts divers : le problème de la

vache folle quand abattre l’ensemble d’un troupeau lorsqu’une seule bête

est atteinte ; le logement social : la ségrégation urbaine provoque des

dysfonctionnements sociaux qu’ils faut combattre en imposant la mixité

sociale au moyen de construction autoritaire de logements sociaux ;

l’immigration provoque du racisme à partir d’une certaine proportion

d’immigrés dans la population totale. Dans tous ces cas, la question n’est

pas de savoir si ce qui est affirmé est vrai mais bien de voir que cela est

considéré comme vrai par les décideurs et donc utilisé à ce titre pour

définir le cadre d’une décision.

108
Les trois principes que je viens d’indiquer renvoie à deux types de

rationalité qui sont étroitement liés :

—d’une part une rationalité de substance. Cela signifie qu’un décideur

politique s’engage dans la décision qu’il prend même si celle-ci est une

décision de compromis ou de moindre mal. Il endosse la totale

responsabilité de sa décision et ne pourra plus expliquer ensuite en cas

d’échec que ce qu’il a fait ne lui plaisait pas vraiment mais qu’il a du le

faire du fait du contexte. Cette décision est leur vérité. Elle est en tout cas

appréhendée comme tel par les autres acteurs qui les sanctionneront en

cas d’échec ou les récompenseront en cas de succès. Prendre une décision

relève donc toujours d’une prise de risque acceptée par les décideurs ;

—d’autre part une rationalité politique. Les décideurs agissent toujours

dans le but de préserver leurs positions. Cela implique qu’ils ne décident

jamais en s’engageant totalement. Ils ne prennent pas parti sur le fond

mais expliquent leur choix comme un arbitrage entre plusieurs problèmes

et plusieurs alternatives. De la sorte, leur position apparaît moins guidée

par l’idéologie ou le dogmatisme et plus par le pragmatisme gestionnaire.

Ils peuvent donc espérer s’en sortir quoiqu’il arrive de la décision qu’ils

ont prise. Cette rationalité politique est guidé par une sorte d’instinct de

conservation ou si vous préférez par une stratégie de réussite politique.

Elle permet d’expliquer les situations finalement assez nombreuses dans

lesquelles on voit un décideur politique faire peu de cas des échecs passés

ou annoncer des décisions totalement inverses à celles qu’il a prise dans le

passé.

Les processus décisionnels comme processus déterminés


L’idée de départ liée au point précédent est qu’un processus de décision

est fortement lié au contexte dans lequel il s’opère. La question sous-

jacente ici est très importante : un décideur a-t-il une influence réelle sur

109
la décision ou bien est-il prisonnier de ce qu’on peut appeler des effets de

système qui, au total, le dominent et l’obligent a agir d’une certaine façon.

On peut essayer de répondre à cette question en envisageant 4 facteurs

différents :

—Premier facteur : le rôle de décideur et ses contraintes.

Qu’est-ce qu’on entend par rôle de décideur ? On définit un rôle par les

attentes et les valeurs dont une société donnée investit une position

hiérarchique, une fonction ou un mandat. Le titulaire de cette position, de

cette fonction ou de ce mandat se sent obliger de se conformer à ce qui est

considéré collectivement comme un rôle légitime. Un ministre par

exemple va subir une pression sociale destinée à l’obliger à jouer au

ministre, c’est-à-dire à apparaître comme on considère collectivement

qu’un ministre doit apparaître. Ne pas se conformer, avoir un

comportement déviant ou hors normes c’est évidemment courir le risque

de perdre sa crédibilité et donc sa situation. On l’avait vu lorsque Edith

Cresson, Premier ministre, avait été stigmatisée pour ses propos envers

les japonais et les anglais. On le voit actuellement avec D. Voynet et plus

largement avec les élus écologistes qui sont presque sommés par le reste

du champs politique et bien sûr par les médias de se comporter en vrai

professionnels, c’est-à-dire de ressembler à l’image généralement admise

de l’homme politique.

On le voit aussi dans tout le travail protocolaire, les inaugurations, les

décorations, les réceptions qui occupent une partie non négligeable du

temps des élus mais qui participe très directement de cette conformation

au rôle.

C’est parce qu’il joue son rôle que le décideur politique en retour dispose

des marges de manœuvre suffisantes pour agir. Appliquée à la prise de

décision cette contrainte de rôle suppose que le décideur ne peut pas faire

n’importe quoi, n’importe comment. En fait, il ne peut agir qu’en se

110
conformant à ce que l’on attend collectivement d’un décideur en action :

pratiquer la concertation, prendre une décision balancée…

—Deuxième facteur : le poids des procédures.

J’ai déjà parler dans le cours des contraintes posées par le respect des

procédures. On peut en distinguer trois plus particulières. La première

concerne sans surprise les règles : celles-ci fixe un cadre légale à respecter

ne serait-ce qu’en indiquant quels acteurs peuvent décider, sur quels

sujets, dans quels délais et de quelle manière. Le deuxième type de

procédure renvoie aux circuits de communication : le décideur, le Premier

ministre par exemple, est très directement dépendant de relais qui lui

rapportent l’information sur un problème donné. Or, l’information est par

définition filtrée et interprétée par les relais en question et ce filtre est

d’autant plus important dans les sommets de l’Etat là où les décideurs

sont confrontés en permanence à des situations de décision et ne

disposent pas du temps nécessaires pour s’en faire une idée personnelle.
ème
Le dernier type de procédure est lié au 2 , il s’agit de la division des

tâches. Un système de décision repose toujours sur une répartition des

tâches et des compétences qui a des effets presque mécaniques sur les

décisions. La manière dont on organise les compétences induit des types

de décision. Confier par exemple la totalité des dossiers agricoles au seul

ministre de l’agriculture sans les faire cogérer par l’environnement ou

l’aménagement du territoire aura des effets directs sur la nature des

orientations prises. De la même manière décider que la politique de la

ville relève des compétences du seul ministère de l’Equipement et pas par

exemple des ministère sociaux implique que les décisions prises

concerneront plus la revalorisation de l’habitat que les populations.

111
ème
Au total donc à propos de ce 2 facteur, les décideurs s’affrontent à des

procédures qu’il ne maîtrisent pas totalement et qui constituent autant de

biais possible lorsqu’il s’agit de décider.

—Troisième facteur : les jeux de pouvoir. En s’inspirant ici des travaux de

la sociologie des organisations, on doit considérer que les structures

chargées de la décision, en particulier les administrations, apparaissent

comme un ensemble complexe ou pluriel qui est loin d’agir toujours et

partout dans le même sens. Ce qui prévaut en réalité c’est plutôt la

diversité des intérêts sectoriels, intérêts sectoriels qui sont souvent

extrêmement limités —la concurrence entre deux services d’un même

ministère par exemple qui est historique et s’impose quasi naturellement

aux agents qui sont amenés à y travailler. A cette diversité des intérêts

s’ajoute une diversité des rationalités : chaque administration, chaque

secteur défend sa propre conception de la rationalité. Il n’existe donc pas

dans les administrations et donc chez les décideurs publics de rationalité

globale ou collective. Pour plus de détails, je renvoie au travail de M.

Crozier mené en 1964 dans des services de chèques postaux et à la

manufacture des tabacs.

La pluralité des univers, des intérêts et des rationalités est évidemment

une contrainte forte pour les décideurs politiques. Ils ne peuvent parvenir

à en tirer profit que s’ils savent maîtriser le pouvoir. Cela suppose de

savoir dès le départ que le pouvoir se répartit entre les acteurs

administratifs et ne relève pas a priori de l’organisation hiérarchique. Il

convient donc de travailler dans le but de s’assurer la coopération sinon

l’adhésion du plus d’acteurs possible. La solution c’est le marchandage,

ou l’échange permanent, qui permet de passer des compromis ponctuels.

112
Un décideur ne peut pas viser la perfection ou même l’idéal mais le

réalisable.

Cela conduit à la théorie dite incrémentale —ou incrémentalisme—

développée dès la fin des années 1950 par Lindblom. Cette théorie repose

sur l’idée selon laquelle le champ de la décision est une sorte de boite

noire dans laquelle aucun consensus n’est possible. La décision, ou le

changement, ne peut donc s’opérer qu’à la marge ou indirectement.

Lindblom explique que le décideur doit adopter une situation spécifique

qu’il résume en 6 points :

—ne pas apparaître partisan ou porte-parole d’un point de vue mais

ouvert ou non dogmatique ;

—ne pas forcer la décision mais agir de façon pragmatique à chaque fois

qu’une fenêtre d’opportunités s’ouvre ;

—accepter de prendre en compte des problèmes secondaires non

directement lié au problème central, ce qui permet de donner des gages à

ceux qui sont justement très attentifs à ces problèmes secondaires ;

—accepter une logique de concessions avec les autres joueurs, c’est-à-dire

prendre le risque de reculer d’un pas pour pouvoir avancer de deux ;

—ne pas créer ou entretenir des clivages radicaux entre des camps autour

du problème mais privilégier la multiplication des coalitions segmentées :

avoir la même approche que certains acteurs sur certains aspects du

problème mais s’opposer sur d’autres, faire la même chose avec d’autres

acteurs ;

—enfin, prendre son temps ou utiliser le temps comme une ressource de

l’action.

En partant d’une métaphore médicale, on peut dire que la théorie de

Lindblom relève plus du traitement homéopathique que du remède de

113
cheval. On injecte de la décision par petites doses en cherchant moins à

retrouver une bonne santé qu’à contenir la maladie.

—Quatrième et dernier facteur : la décision fondée sur l’ambiguité. L’idée

ici est que les organisations ont parfois un comportement étonnant : elles

privilégient par exemple des solutions routinières qu’elles ont l’habitude

de mettre en œuvre plutôt que de s’affronter à des nouveaux problèmes.

Elles ne sont pas toujours en mesure d’identifier les problèmes et surtout

de définir des solutions possibles. Pour reprendre l’expression de March,

ces organisations fonctionnent en réalité comme des anarchies organisées.

C’est le cas parmi les administrations des armées en tant de paix mais

aussi des universités. Un auteur français, L . Sfez, a bien mis en évidence

cette situation avec l’exemple de la construction du Rer dans la banlieue

parisienne durant les années 1960. Il explique que la décision de

construire le Rer n’existe pas, on ne sait pas qui a pris la décision, à quelle

date et pour quelles raisons. La conclusion que l’on peut tirer est que la

décision relève aussi de l’opacité, donc de l’ambiguité.

L’anarchie organisée renvoie pour partie au modèle de la poubelle dont

j’ai déjà parlé. Ce que montre les études empiriques à ce propos, ce sont

trois possibilités différentes :

—tout d’abord, le choix finalement fait répond effectivement à un

problème qu’il s’agisse du problème posé au départ ou bien d’un autre

problème qui est venu se substituer au premier au cours des discussions.

Mais ce cas est minoritaire : peu de décisions publiques sont reliables à

des problèmes aisément identifiables ;

—deuxième possibilité, on a perdu le problème en cours de route ou si

vous préférez le choix final ne répond pas ou plus à un problème. Et c’est

parce qu’on a perdu le problème que l’on peut prendre une décision ;

114
—dernière possibilité, le problème a été écarté et aucun choix n’a été fait.

On revient là à une situation de non décision ou d’abandon du processus

en cours de route.

Ce contexte de la poubelle fonctionne particulièrement bien d’une part

lorsque les acteurs modifient en permanence leurs perceptions des

problèmes dans un but tactique et ne stabilisent jamais leurs positions et

d’autre part lorsque le processus décisionnel est peu structuré par des

règles ou des normes. Face à un système de cette nature, les décideurs s’ils

veulent contrôler a minima ce qui se passe doivent compter sur deux

points. Tout d’abord l’évolution permanente de la poubelle au gré des

jeux d’acteurs et des réorientations stratégiques de ceux-ci. Ensuite leur

capacité à susciter des soutiens et de la loyauté chez ceux des acteurs qui a

des titres divers ont besoin des décideurs pour exister ou pour maximiser

leurs propres positions —par exemple les hauts fonctionnaires en attente

d’une nomination ou d’une mutation, les représentants syndicaux qui

négocient avec le gouvernement le nombre des mises à disposition de

fonctionnaires…

2-G Le changement dans la prise de décision publique


J’avais parlé dans le cours de l’année dernière de la théorie de

Lindblom que l’on a appelé l’incrémentalisme. Cette théorie reposait sur

l’idée selon laquelle que le changement d’orientation de l’action publique,

que celle-ci soit centrale ou locale, était toujours marginal parce que les

contraintes qui pèsent sur les décideurs et sur les processus de fabrication

des décisions sont telles qu’elles aboutissent à produire des

transformations minimales. En fait, on constate souvent une très grande

distance entre, par exemple, les intentions exprimées par des responsables

115
politiques à propos d’un sujet donné et les résultats effectifs de ces

intentions en terme d’innovation ou de changement. Les intentions sont

souvent ambitieuses et assez clairement exprimées, les résultats finaux

sont en revanche peu identifiables, indéterminés et parfois différents de ce

qui était recherché au départ.

La thèse déjà ancienne de Lindblom (1959) a contribué à la suite des

travaux de H. Simon (1957) à forger une conception hyper réaliste de

l’action publique qui repose sur le postulat selon lequel la très grande

complexité des mécanismes décisionnels condamne en quelque sorte à

l’immobilité ou en tout cas à des évolutions très minimes des politiques

publiques.

La question que je voudrais poser ici concerne donc les conditions

de possibilité du changement. Cela renvoie à une série de questions qui

s’articulent autour de la gestion par les décideurs publics des références

au passé. Plus précisément, on doit considérer que les décideurs sont

toujours sous l’influence de ce qui s’est déjà passé, ou de ce qu’ils pensent

qu’il s’est passé, lorsque eux-mêmes ou des devanciers ont engagé un

mouvement de réformes d’un secteur donné. Cela permet d’évoquer trois

théories intermédiaires inspirées toutes plus ou moins des thèses

fondatrices de Lindblom : l’apprentissage, l’héritage, la path dependence.

Je dirais un mot enfin d’une 4ème théorie qui s’attache quant à elle à décrire

les conditions de possibilité d’un changement de politique.

A- La notion d’apprentissage
Elle a été proposée par des auteurs anglais à partir du début des

années 1970 (Heclo, Hall). L’idée très générale est que malgré la très

grande complexité des mécanismes de production des décisions et en

dépit des jeux d’intérêts qui encadrent toutes les décisions on peut tout de

116
même parler d’une évolution progressive des politiques publiques. Le

point de repère de ces auteurs est justement l’évolution des politiques

publiques en Grande-Bretagne à partir des années 1960 et en particulier la

remise en cause de l’action de l’Etat dans le secteur industriel. Si le

changement, même lent et marginal, est possible c’est parce que les

décideurs tirent les leçons du passé : ils connaissent mieux techniquement

les problèmes, ils savent mieux sur quels instruments s’appuyer pour agir

et, surtout, ils identifient plus facilement les rapports de force et les

systèmes d’alliance dans le champ concerné par une décision.

Cet apprentissage leur permet —ou doit leur permettre— de ne pas

commettre deux fois les mêmes erreurs. Comme le dit Peter Hall, une

politique définie à l’instant T est toujours définie par rapport à ce qui

existait à l’instant T-1. Autrement dit, ce sont les leçons de ce qu’on a fait

juste avant qui déterminent les stratégies suivies à l’instant T. Hall parle

d’un mécanisme d’essai/erreur pour dire que les décideurs ajustent leurs

pratiques en fonction de l’appréciation, subjective, qu’ils portent sur ce

qu’ils viennent de faire.

Après Heclo et Hall, d’autres auteurs (notamment Richard Rose)

ont plus récemment décliné cette notion d’apprentissage en trois types ou

catégories différents :

—government learning : comment une administration donnée ou

un secteur de l’action publique adapte ses méthodes en tenant donc

compte de ce qui est déjà fait. Cela concerne par exemple un programme

public particulier et les méthodes qui sont utilisées pour en améliorer le

fonctionnement, donc la rentabilité ou l’efficacité (EX : les dispositifs

d’aide à la garde d’enfants, les systèmes de suivi des condamnations, le

contrôle de l’effectivité des démarches de recherche d’emploi…).

—lesson-drawing : on n’est plus cette fois dans le simple

ajustement technique d’un programme d’action comme au point

117
précédent. Le problème là (Cf. R. Rose) consiste à étudier les ajustements

de programme des acteurs politiques, à analyser les raisons qui peuvent

expliquer les évolutions programmatiques et enfin à observer comment

cela se traduit en termes de dispositifs d’action nouveaux (EX : le

développement d’une approche des politiques de l’emploi articulée

autour du traitement social à partir de 1983).

Pour les deux notions que je viens d’évoquer on se trouve face à ce que P.

Hall a appelé des changements de 1er ou de 2ème ordre, c’est-à-dire des

changements qui concernent surtout les méthodes d’action et la

modification des instruments de l’action.

—social learning : la perspective cette fois est élargie à un plus

grande nombre d’acteurs. Dans les deux premiers cas, on avait à faire avec

des changements internes à la sphère politico-administrative, cette fois on

se trouve en face d’un processus d’apprentissage qui concerne aussi des

acteurs situés du côté de la société (experts, intellectuels, monde

associatif). Le développement des connaissances sur un problème donné

(grâce notamment aux travaux d’évaluation), l’évolution aussi des idées à

son propos et partant des valeurs des acteurs concernés peut avoir des

conséquences directes sur la manière dont on gère le problème en question

et donc sur les dispositifs destinés à le gérer.

Le social learning, ou apprentissage social, renvoie quant à lui à des

changements de 3ème ordre (Hall), c’est-à-dire à des modifications des

perceptions du problème et partant des représentations normatives de

celui-ci. On n’est là pas très éloigné de la notion de référentiel sectoriel

développée par Muller et Jobert. Cette idée est très intéressante car elle

incite à se demander pourquoi et surtout comment les représentations

d’un problème peuvent évoluer et déboucher peut-être sur des

transformations de l’action publique. J’ai parlé de l’importance de

118
l’évaluation, on pourrait aussi dire un mot sur le rôle joué par les réseaux

d’acteurs et en particulier sur les forums de discussion qui permettent à

des acteurs situés dans des positions différentes dans l’espace social

d’échanger des vues et des informations sur un problème donné et partant

de faire évoluer la perception de celui-ci. C’est par exemple le rôle dévolu

aux commissions d’experts du Plan, aux Colloques et autres Journées

d’Etudes mais aussi aux rencontres plus informelles entre acteurs, même

concurrents.

Cela me permet de dire un mot là d’une autre théorie, l’advocacy

coalition framework, proposée par Paul Sabatier, qui repose sur le postulat

selon lequel les décisions publiques relèvent souvent d’alliances

ponctuelles entre des acteurs appartenant à des sphères différentes

(politiques, administratives, intellectuels, groupe de pression) et

partageant sur un thème précis la même conception du problème et des

solutions à mettre en œuvre. Cette identité ponctuelle de vue pouvant être

expliquée par le partage de mêmes valeurs autour du problème en

question et/ou par l’existence d’un intérêt commun à défendre une

certaine conception d’un problème et un certain type de solution (Cf.

Bergeron et alii, Politix, 41, 1998).

B- La notion d’héritage
L’analyse des politiques publiques a redécouvert depuis quelques

années l’importance de ce qu’on appelle l’analyse diachronique ou si vous

préférez la sociologie historique des phénomènes politiques. Cela

s’applique à des questions non directement liées aux politiques publiques

(Cf. N. Elias, C. Tilly, Y. Deloye, O. Ihl) mais aussi à des politiques

publiques dans le but d’apporter une profondeur historique à des

politiques sectorielles. Je pense ici au travail de T. Skocpol sur l’invention

des politiques sociales aux Etats-Unis après la guerre de Sécession, à la

119
recherche de C. Topalov sur l’invention de la catégorie de chômeur en

France et en Grande-Bretagne entre 1880 et 1910, enfin sur la mise en place

des systèmes de retraite en France au début du siècle (Dumons/Pollet).

La notion d’héritage a été proposée par un auteur surtout, R. Rose.

Pour lui, les politiques menées antérieurement pèsent très fortement sur

les décideurs à l’instant T et déterminent les choix possibles. Pour Rose, la

dépendance par rapport à ce qui a déjà été fait est la contrainte majeure.

Elle dépasse les problèmes posés par la complexité de l’appareil

institutionnel et ceux liés aux jeux d’intérêts des divers acteurs concernés

par un problème donné. Rose explique par exemple que lorsque Thatcher

est arrivée au pouvoir en Grande-Bretagne, plus de 56% des lois en

vigueur avaient été votées avant 1945 et un quart avant 1900. On se trouve

donc confronté à une sorte d’accumulation de contraintes institutionnelles

qui restreignent très fortement les marges de manœuvres des

fonctionnaires. Ceux-ci sont d’abord obligés de s’occuper de l’application

des règles qui existent déjà, ce qui est en soi une activité à plein temps.

C’est ce qu’on peut appeler aussi l’effet d’inertie propre à tout système

institutionnel. Autrement dit, les bureaucrates qui sont formés à

l’application des lois ont souvent le réflexe professionnel d’appliquer par

routine sans se poser la question de l’utilité des règles qu’ils appliquent et,

en même temps, opposent souvent une forme de résistance passive face

aux nouvelles règles moins parce qu’elles leurs paraissent illégitimes que

parce qu’elles mettent en question les pratiques administratives

routinières.

Comme l’explique R. Rose, la plupart des programmes d’action

publique finissent par avoir un fonctionnement propre ou autonome qui

échappe largement au contrôle des acteurs politiques et posent de

redoutables problèmes le jour où, justement, les décideurs décident de le

modifier. Rose donne l’exemple du système de protection sociale

120
britannique qui a continué à fonctionner jusqu’aux années 1970 sur les

bases qui avaient présidé à sa création suite au plan Beveridge de 1943, ce

alors même que le nombre des bénéficiaires étaient sans comparaison et

que la situation économique avait fortement changé. On pourrait parler

s’agissant de la France de l’ANPE, créée en 1967, ou de la CNAF dont

l’organisation et le fonctionnement reposaient à l’origine sur une

définition particulière des politiques de l’emploi et des politiques

familiales.

C- La notion de path dependence


Il s’agit du postulat le plus récent et le plus utilisé aujourd’hui. Un

auteur doit être cité au départ, un américain Paul Pierson. Path

dependence signifie dans un traduction littérale dépendance au sentier.

L’inspiration initiale est une fois de plus à chercher du côté de l’économie

puisque cette théorie est directement liée à la notion de rendements

croissants développée en science économique.

Les sous-systèmes d’action publique (ou les secteur) sont structurés

par leur propre histoire. Cela signifie que les politiques publiques ont

directement à voir avec la manière dont elles ont été inventées (leur socio-

génèse), avec les valeurs ou les principes qui ont présidé à leur création et,

le cas échéant, à leur évolution, avec enfin le type d’organisation

institutionnelle qui les caractérisent. Autrement dit, toutes les politiques

publiques évoluent sur un sentier bien délimité qui détermine fortement

leur cheminement, d’où la notion de dépendance au sentier.

La théorie de la path dependence repose sur 4 principes :

—l’imprédictibilité : les évènements qui ont fondé une politique

publique donnée ont un impact direct et important sur la manière dont la

politique est menée et organisée mais cela ne permet pas de prédire ce que

121
donnera la politique en question. L’action est sous contrainte mais cela

n’est pas un gage de succès.

—l’inflexibilité : plus une politique publique dure, s’inscrit dans le

temps long, et plus la possibilité de sortir du sentier —de choisir de

nouvelles options— diminue.

—la modification du chemin : toute les politiques publiques

connaissent des accidents de parcours, c’est-à-dire des remises en cause

liées par exemple à des échecs patents. Ces accidents ne modifient pas

automatiquement le cheminement suivi mais apparaissent comme des

empreintes dont l’influence est variable et difficile à prévoir.

—l’inefficience potentielle : le sentier sur lequel on se trouve n’est

pas a priori le bon ou le meilleur. Cela signifie que la structuration d’une

politique publique ne garantit pas la réalisation des objectifs initiaux.

La première question qu’il faut se poser concerne les conditions par

lesquelles une politique publique peut se trouver en quelque sorte

enfermée ou prisonnière d’un sentier. L’explication principale là renvoie

au poids particulier des routines administratives. Les bureaucrates, a

quelque niveau qu’ils travaillent, prennent des habitudes professionnelles

qui se traduisent à la fois sur le plan des pratiques et sur le plan des

manières de penser. Etre sur un sentier, c’est-à-dire relativement protégé

contre les remises en question brutale, permet de s’améliorer en douceur,

de mieux maîtriser les outils dont on dispose. Mais cela joue aussi très

fortement contre toutes les modifications brutales des pratiques.

Cette dimension routinière et sécurisée de l’action publique dépasse

le seul cadre de l’administration. Elle concerne aussi les acteurs politiques

et les acteurs situés en dehors de la sphère étatique mais sont intéressés à

la production et à la conduite des politiques publiques. On pense ici aux

groupes d’intérêts, aux syndicats, aux médias. S’agissant des groupes

122
d’intérêts, ce qu’il faut retenir c’est que faire comme on a l’habitude de

faire est un moyen de rester intégrer dans un système d’action, donc de

continuer à jouer son rôle de partenaire ou d’interlocuteur. En revanche,

jouer une autre partition à un moment donné, quitter ponctuellement le

sentier pour défendre une idée ou un principe, c’est courir le risque de la

marginalisation. Il vaut mieux rester avec tout le monde sur le chemin

principal ce qui favorise et alimente les comportements conformistes

jusque et y compris chez les partenaires de l’Etat.

Il faut ensuite regarder en quoi l’application de ce modèle

économique au champ politique est pertinent. Paul Pierson avance pour

cela trois facteurs :

—le champ politique est caractérisé par ce qu’il appelle une très

forte densité institutionnelle. Cela renvoie aussi bien au grand nombre

d’administrations concernées (et organisées elles-mêmes en services,

bureaux…) qu’à la multiplicité des règles formelles et informelles. La

complexité inhérente au fonctionnement ordinaire du champ administratif

produit les contraintes qui limitent les possibilités de sortir du sentier.

—à la différence notable du monde économique, le champ politique

est caractérisé par la dimension collective des biens produits (ne serait-ce

que parce qu’il s’agit en général de biens publics). Cette dimension

collective implique la prise en compte permanente des comportements

présents et à venir des autres acteurs. On se trouve donc

fondamentalement dans une démarche de recherche de compromis et de

marchandages. Cette contrainte favorise elle aussi le maintien sur le

chemin car il est toujours plus aisé de passer accords avec des partenaires

dont on connaît les manières de faire, les attentes et les objets sur lesquels

il est possible de transiger ou d’échanger. Là encore toutes les initiatives

qui auraient pour conséquence de heurter de front les systèmes de

123
relations entre acteurs seraient vouées à l’échec car potentiellement

perturbatrices.

—le dernier facteur avancé par Pierson a pour point de départ les

très fortes contraintes caractérisant le champ politique (peu d’informations

disponibles, peu de buts communs, pressions liées aux rythmes

électoraux, intrication des intérêts, pluralité des valeurs…). Ces

contraintes limitent fortement les possibilités de mener des actions

rationnelles et valident encore une fois un mode de fonctionnement

routinier qui repose sur sa propre rationalité : faire et refaire toujours ce

que l’on sait faire.

Si l’on suit complètement Pierson, on doit considérer que plus une

politique est ancienne et plus elle est complexe, sédimentée en quelque

sorte dans des institutions diverses et dans des pratiques administratives

routinières. La possibilité qu’une politique publique donnée change

fortement est directement liée ou indexée à ce degré de sédimentation.

Plus une politique est institutionnalisée et plus la probabilité de mettre en

œuvre une action en dehors du sentier est faible. Comme le montre

Pierson à partir de l’étude des programmes conservateurs de Reagan et

Thatcher en 1979 et 1980, la dépendance au sentier n’empêche pas

obligatoirement des acteurs politiques d’annoncer et de mettre en route

des politiques de réforme.

Ce qui se passe en revanche c’est que les effets pratiques des dites

réformes sont extrêmement limités par rapport aux intentions initiales.

Pierson explique que, alors que l’objectif avéré des conservateurs était

d’aboutir rapidement à un démantèlement des dispositifs de l’Etat

providence, les conséquences effectives ont été faibles en partie du fait de

ce qu’il appelle des effets d’alliances institutionnelles entre des groupes

qui avaient intérêt à un moment donné à s’entendre pour empêcher les

124
gouvernements d’aller jusqu’où ils le voulaient (administrations chargées

du secteur, associations de retraités, syndicats, élus démocrates du

Congrès…).

A cette dimension plutôt institutionnelle s’ajoute ce que Pierson

appelle, en s’inspirant notamment de recherche en anthropologie, les

“cartes mentales“ des acteurs. Les acteurs d’une politique publique

donnée ont finalement l’habitude de l’appréhender et de l’analyser d’une

certaine façon, on parle à cet égard d’un paradigme d’action publique

pour définir une vision collective du problème, une manière relativement

unifiée de le penser et de penser ce qu’il faut faire pour le régler. Ce

paradigme ou référentiel est surtout opérationnel dans les périodes dites

normales, caractérisées justement par la stabilité des visions du problème.

L’intérêt de la notion de paradigme est qu’elle concerne à la fois

l’appréhension générale ou la lecture du problème —par exemple, le

chômage est lié à un manque de formation— et le fonctionnement

institutionnel adéquat pour y faire face —par exemple une approche à la

fois paritaire via l’Unedic, publique avec l’Anpe et para-publique et

associative avec l’AFPA. Ce fonctionnement institutionnel renvoie en

particulier à l’état des relations ou des interactions entre justement

l’appareil d’Etat —les responsables politiques et l’administration— et les

acteurs sociaux concernés par une politique donnée.

Par exemple, dans son étude comparée sur les conséquences des

relations entre les Etats et les professions médicales sur l’évolution des

politiques de sécurité sociale en France, Allemagne et Grande-Bretagne, P.

Hassenteufel montre que les différences constatées s’expliquent en grande

partie par la nature des échanges entre les acteurs politiques et

administratifs d’une part et les représentants des professionnels du secteur

d’autre part.

125
D- Le changement des visions du monde et le changement de politique
L’un des problèmes posés par la théorie de la path dependence est

qu’elle n’envisage le changement que comme une évolution progressive et

linéaire. Or, on peut développer une lecture plus ouverte de cette théorie

qui tente d’expliquer pourquoi on constate une alternance entre des

phases caractérisées en effet par la stabilité et le changement marginal et

d’autres phases, moins fréquentes, pendant lesquelles le changement de

politique est plus notable.

En s’inspirant des travaux menés dans le domaine des sciences de

la nature et des sciences dures on peut dire qu’il existe dans le domaine de

l’action publique une sorte d’alternance entre des phases dites d’équilibre

ponctuel, ou périodes normales, et des conjonctures critiques (Cf. M.

Dobry). La référence aux périodes normales et aux périodes de crise est

reprise de Thomas Kuhn et de ses travaux d’épistémologie sur la structure

des révolutions scientifiques. L’un des problèmes est que cette alternance

est totalement aléatoire et peu prévisible.

On retiendra donc que le changement rapide et/ou brutal est

possible dans les périodes dites de crise de politiques que l’on peut

caractériser de la manière suivante : des anomalies nombreuses et de

nature diverse surviennent dans un secteur d’action publique donné ; les

normes et les représentations en vigueur dans le secteur en question ainsi

que le système d’action existant (institutions…) ne parviennent pas à y

mettre fin ; cette incapacité à faire face aux problèmes met en cause à la

fois la configuration institutionnelle en place, les normes du secteur et

l’équilibre des forces entre les groupes présents dans celui-ci. On se trouve

progressivement placé hors de la période dite normale.

Comment définir ce que l’on entend pas anomalies : dans le cas des

politiques de l’emploi dont j’ai déjà parlé le développement du chômage

126
dit de masse a eu entre autres conséquences l’apparition d’une nouvelle

catégorie de demandeur d’emploi, le chômeur de longue durée, dont les

problèmes —en particulier la mise hors des systèmes d’indemnisation

classique de l’Unedic— n’étaient pas solutionnables par les dispositifs

existants et sortaient des représentations habituelles du chômage —

partagées par les fonctionnaires, les politiques et les syndicats— fondées

notamment sur le caractère provisoire du chômage. Les anomalies

peuvent être résolues ou traitées dans le cadre du système d’action

existant.

Le changement de paradigmes d’action publique repose sur un

processus que l’on peut scindé en 6 étapes successives. Je reprend cette

description de Howlett et Ramesh (Studying Public Policy  : Policy Cycle and

Policy Subsystems, Oxford UP, 1995) :

—période normale : stabilité des mécanismes de gestion du secteur

et caractère incrémental (1er et 2ème ordre chez Hall) des ajustements de

politique ;

—succession d’anomalies : je viens d’en parler, l’apparition de

phénomènes ou de situations nouvelles ne correspondant pas à l’état du

champ et ne pouvant pas être solutionnés ou prises en compte sans remise

en cause des visions du monde et/ou des structures ;

—phase expérimentale : le paradigme en place s’efforce d’intégrer

les anomalies au moyen de mesures limitées ;

—mise en question de l’autorité : la succession des anomalies et leur

non règlement contribuent à casser la configuration d’acteurs qui jusque-là

portait le paradigme légitime à la fois parce que ces acteurs apparaissent

incapables de faire face aux problèmes et parce qu’ils finissent par se

diviser sur les solutions à envisager et à mettre en œuvre ;

127
—production de solutions alternatives : l’affaiblissement de la

coalition dominante et de normes qu’elle portait permet aux porteurs de

visions alternatives de retrouver un accès aux médias et aux lieux divers

du débat public (groupes de travail, cercles d’experts…). C’est aussi une

phase de confrontation d’idées et d’intérêts entre une ensemble d’acteurs

dominant le sous-système mais contestés et des acteurs dominés mais

aspirant à voir leurs thèses reconnues et, d’une certaine façon, à prendre le

pouvoir (groupes de hauts fonctionnaires, syndicats, associations,

catégories diverses d’experts…) ;

—phase d’institutionnalisation du nouveau paradigme : la coalition

outsiders parvient selon des conditions et une durée variables à imposer

sa conception du problème. On entre alors dans une nouvelle phase

caractérisée à la fois par la prise de pouvoir des nouveaux acteurs et

surtout par une transformation notable de l’action publique qui rejoint la

notion de changement de 3ème ordre développée par P. Hall. Précisons

immédiatement que les phases de changement de paradigme ne se

traduisent pas, en France en tout cas, par le remplacement massif des

acteurs jusque-là en place. On assiste plutôt à des conversions rapides

destinées à préserver des positions individuelles (voir les hauts

fonctionnaires) ou à des mutations provisoires qui n’ont rien d’infamant

(voir le système très français de la promotion sanction).

Ce qui vient d’être décrit s’applique plutôt à des transformations

dans des sous-systèmes d’action, ou si on préfère dans des politiques

sectorielles. Mais on peut fort le mettre en application pour rendre compte

d’un changement de politique globale. Je pense en particulier ici à la

substitution d’un référentiel, ou paradigme, néo-libéral, au référentiel

keynésien.

128
129
130

Vous aimerez peut-être aussi