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RÉSUMÉ
Les projets d’innovation collaboratifs se sont fortement développés depuis vingt ans.
Malgré cela les processus à l’œuvre pour co-créer de la valeur restent mal connus. Il en
est de même des relations qui permettent à leurs acteurs de faire émerger progressivement
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1. Cet article est une version révisée et complétée d’une communication proposée à la
2nde journée de l’innovation Abbé Grégoire, au CNAM Paris, le 28 mars 2017.
ABSTRACT
The Value Co-Creation in a Collaborative Project of Innovation:
A Case of Transition towards Circular Economy
The collaborative projects of innovation have been strongly developed for twenty years.
Despite this, the processes operating to co-create value remain poorly understood. The
same applies for the relationships that allow their actors to make emerge progressively
this value. This article aims at providing answers to these questions by studying a project
driving transition towards the circular economy. My participation in a collaborative pro-
ject, dedicated to recycle used garden market plastic films, allows me to provide several
inputs. Firstly, I emphasize the importance of linking the relational and cognitive dimen-
sions of value co-creation in order to better track its emergence during a collaborative
project. Secondly, I propose a generic model of value co-creation process and I demonstrate
how actors share resources in order to develop promising intermediary outcomes. Thirdly,
I present a typology of possible value co-creation results.
Keywords: Value Co-Creation, Process, Collaborative Projects, Innovative Design, Service-
Dominant Logic, Circular Economy
JEL Codes: O32, O33, L20
2. Dans la suite du texte, le terme produit sera utilisé comme terme générique pour désigner
aussi bien un produit, tangible ou immatériel, qu’un service.
3. Les termes étant variés, dans la littérature, nous utiliserons les mots client, consommateur,
utilisateur et usager de manière interchangeable, par opposition à producteur ou fournisseur.
4. Producteur-consommateur, néologisme qui traduit le terme prosumer, contraction de produ-
cer-consumer.
et al., 2016 ; Reypens et al., 2016 ; Vargo et al., 2008). Dans le prolongement
de ces travaux, cet article va s’attacher à décrypter, au cours d’un projet
d’innovation collaboratif, les processus de co-création de la valeur et à en
représenter la genèse. Il vise à comprendre comment des acteurs, qui ne se
connaissaient pas nécessairement auparavant, peuvent progressivement par-
tager des connaissances et combiner des ressources et des compétences pour
parvenir à innover ensemble.
Les projets de transition vers l’économie circulaire présentent une acuité
particulière à ce titre et n’ont pas encore été étudiés, à notre connaissance,
sous cet angle. L’économie circulaire, fondée sur une utilisation en boucles
des matières et des produits, a pour objectif de réduire les flux des énergies
et des matières (Le Moigne, 2014 ; Ghisellini et al., 2016) afin de préserver
la biosphère et d’en maintenir la viabilité. Ses principes impactent les méca-
nismes de la co-création de valeur à plusieurs niveaux : intégration d’attri-
buts de valeur environnementaux et sociaux dans la conception des produits,
extension du rôle et de la responsabilité des concepteurs sur l’ensemble du
cycle de vie du produit (Manzini, Vezzoli, 2003 ; Maxwell et al., 2006), bou-
leversement des relations traditionnelles des protagonsites qui, dans une
boucle fermée, deviennent simultanément client et fournisseur l’un de l’autre
(Gelbmann, Hammerl, 2015), gouvernance des transitions sociotechniques
et politiques d’innovation indissociables de la co-création de nouvelles
valeurs avec/dans l’ensemble de la Société (Huguenin, Jeannerat, 2017).
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REVUE DE LA LITTÉRATURE
En situation d’innovation collaborative, la création de valeur comporte
des dimensions relationnelles (Dyer, Singh, 1998) et cognitives (Lettl et al.,
5. Norme sur le management par la valeur, extension de l’analyse de la valeur, qui traite de
questions managériales avec un raisonnement « valeur ».
Contexte et méthodologie
Nous étudierons le projet S.M.A.R.T. 6 qui vise à créer une filière locale
et circulaire de production de films plastiques maraîchers recyclés. Les films
maraîchers servent à protéger les cultures en formant de petits tunnels. Les
films usagés sont actuellement valorisés hors filière maraîchère. L’objectif
du projet S.M.A.R.T. est de produire, à partir de ces films usagés, un film
maraîcher recyclé aux qualités identiques à celles d’un film neuf. Nous
avons participé au projet en tant que partenaire (tableau 2) de mai 2013,
date de la candidature à une labellisation, jusqu’à son terme contractuel en
décembre 2016.
Partenaires Statuts
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6. Sustainability, Material, Agreement, Recycling, Together. Le projet est labellisé par le pôle de
compétitivité Végépolys (végétal spécialisé) et est financé par la Région des Pays de la Loire.
ADIVALOR 8. Les films usagés sont rachetés aux maraîchers mais ceux-ci
doivent aussi payer, lors de l’achat de leurs bobines de films, une éco-contri-
bution destinée à financer la filière APE. Jusqu’à présent les films usagés
sont recyclés pour fabriquer des sacs poubelle ou des bâches. Ces débouchés
constituent un « sous-cyclage » pour le film maraîcher aux caractéristiques
mécaniques élevées. Le projet S.M.A.R.T., piloté par l’entreprise Trioplast
à Pouancé (49), cherche à « iso-cycler » ces films afin qu’ils retrouvent un
usage maraîcher. Trioplast a la particularité de posséder à la fois des équi-
pements industriels pour fabriquer des films neufs et des lignes de recyclage
de plastiques usagés, principalement d’origine industrielle. L’entreprise est
proche des maraîchers nantais (70 km) alors que ses principaux concur-
rents français sont situés à 700 km. L’« iso-cyclage » intéresse les maraîchers
pour deux raisons. Tout d’abord, le fait qu’un plasturgiste réputé pour la
qualité de ses produits recycle leurs propres films usagés est une importante
source de confiance dans la qualité du futur produit. Ensuite, les maraî-
chers ne voient plus leurs films usagés comme des déchets mais comme
des coproduits 9 à valoriser le mieux possible. Les films plastiques sont en
effet le troisième poste de dépenses des exploitations après la main d’œuvre
et le sable.
Les maraîchers sont prêts à utiliser des films recyclés à condition que leur
résistance et leur transparence soient garanties et qu’ils soient moins chers
ou a minima au même prix que le film neuf. Les maraîchers sont en revanche
ambivalents à l’égard des modèles d’affaires de l’économie circulaire. Pour
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recyclés sont de bonne qualité et leur coût est inférieur au coût interne.
Deux points durs subsistent. Tout d’abord, les maraîchers considèrent que
leurs films usagés sont propres, comparativement aux films de paillage par
exemple, alors que les plasturgistes les trouvent sales. Par ailleurs, comme
on l’a vu, les maraîchers ne sont pas encore prêts à accepter de nouveaux
modèles d’affaires. Face à ces difficultés, un comité de pilotage du projet
S.M.A.R.T. a décidé, à partir de la suggestion d’un universitaire, d’organiser
une journée d’échanges et de confrontation de points de vue entre maraîchers
et plasturgistes. L’objectif était, avec une animation fondée sur la méthode
Diapason© 10, de prendre appui sur les points qui font consensus, de mieux
comprendre les freins et d’y apporter des réponses co-construites. Cette ren-
contre a été annulée à deux reprises par les maraîchers, ceux-ci évoquant la
priorité qu’ils devaient accorder à leurs exploitations. Trioplast fait alors un
bilan, en trois points, de la situation. Tout d’abord, l’entreprise maîtrise le
recyclage de films propres d’origine industrielle. Ensuite, elle dispose d’une
solution pour faire laver et regranuler, si besoin, des films maraîchers usagés
souillés. Enfin, elle doit s’en tenir au système actuel de vente de bobines de
films, leur fourniture par d’autres moyens semblant prématurée. À partir de
ce bilan Trioplast décide de lancer une nouvelle gamme de produits nom-
mée Triosmart. Le film Triosmart a une couche centrale constituée à 100 %
de granules recyclés provenant de films industriels usagés. Cette gamme est
vendue exclusivement aux maraîchers, de manière conventionnelle et au
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10. Serious game issu de la méthode PAT-Miroir© conçue par G. Le Cardinal, ex-enseignant-
chercheur à l’Université de Technologie de Compiègne (Le Cardinal et al., 1997). L’objectif
de la méthode Diapason est de permettre à une équipe coopérante d’élargir sa perception de la
situation étudiée et de construire des préconisations, afin d’atteindre des objectifs souhaitables,
en définissant les bonnes pratiques à mettre en œuvre pour éviter toute forme de conflit.
Figure 2 – La double expansion des concepts et des connaissances dans le projet SMART
XVII
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Jean-Claude Boldrini
Tableau 4 – Les acteurs, leurs ressources et les résultats intermédiaires de la co-création de valeur.
XIX
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Jean-Claude Boldrini
Trioplast ont été l’acteur invitant pour l’activité « réaliser des essais de faisa-
bilité de lavage et de recyclage de films usagés » et le maraîcher partenaire a
été l’acteur répondant qui a fourni les films usagés. Ceux-ci ont été lavés et
regranulés, par les spécialistes de ces procédés, sur les lignes de production de
Trioplast. En combinant la ressource du maraîcher (les films usagés) et celles
de Trioplast (ses équipements et son expertise en lavage et en extrusion),
l’activité a débouché sur trois résultats intermédiaires : une quantification
des souillures extraites du lavage des films maraîchers, une connaissance des
limites des lignes de lavage en termes de taux de souillure et une caractérisa-
tion des granules régénérés.
Le partage et la combinaison des ressources, au cours des pratiques de ces
deux acteurs, constituent une source de valeur dans la mesure où les résultats
obtenus sont en eux-mêmes porteurs de valeur (figure 3).
que les valeurs personnelles de ces acteurs afin de mettre au jour les atouts
et les freins pour une transition réussie de la filière vers l’économie circu-
laire, les compétences d’un enseignant-chercheur et d’un stagiaire en master
recherche ne suffisaient pas. Au contraire, il était nécessaire de collecter et
d’analyser de nombreuses données relatives au maraîchage et à la plastur-
gie via des entretiens avec des professionnels et l’étude de documents secto-
riels. Il ne sera pas proposé de figure représentant la co-création de la valeur
pour cette activité à cause de la place que cela occuperait dans l’article. En
revanche, une synthèse des « ingrédients » de la co-création de la valeur est
présentée, dans le tableau 4, pour les neuf principales activités créatrices de
valeur.
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RI1, porteur de valeur. A la date t2, le même raisonnement, avec AR3 et AI4,
conduit à co-créer SV2 et SV3 aboutissant aux résultats intermédiaires RI2 et
RI3. Le mécanisme se répète autant de fois qu’il y a des acteurs qui partagent
ou combinent des ressources au fil du projet collaboratif. La valeur totale co-
créée, qui aboutit au résultat final, la solution innovante, est ainsi la somme
ou la combinaison de l’ensemble des résultats intermédiaires RIi du projet.
Les résultats de la co-création de valeur dépassent cependant la seule solu-
tion innovante issue de l’action collective. Ils peuvent inclure tout ou partie
des résultats présentés dans le tableau 1, ceux-ci étant déjà une synthèse de
la revue de littérature sur la S-D Logic et la théorie C-K.
La proposition de modèle générique de processus de co-création de valeur
relie également des travaux récents (Ekman et al., 2016 ; Frow et al., 2016 ;
Reypens et al., 2016) encore disjoints concernant le rôle des acteurs et leurs
relations, les ressources qu’ils partagent et les résultats qu’ils co-créent. Le
modèle permet de comprendre qu’un projet puisse être collaboratif bien que
les échanges entre acteurs aient concerné principalement des dyades. La
multiplication des partages/combinaisons de ressources, entre dyades diffé-
remment appariées pendant la durée d’un projet, conduit à un résultat qui
est pourtant bien, à son terme, celui d’un travail collaboratif. Par analogie,
des travaux ont montré qu’une innovation qui paraissait être de rupture, vue
de l’extérieur, pouvait en fait n’être qu’une « révolution à petits pas » résul-
tant d’une longue succession d’innovations incrémentales (Schoettl, 2009).
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CONCLUSION
Bien que les projets d’innovation collaboratifs se soient fortement déve-
loppés, depuis un quart de siècle, les processus de co-création de valeur qui
y sont à l’œuvre restent relativement méconnus. En effet, si la littérature a
étudié divers dispositifs organisationnels (concourance, co-conception, co-
location…), elle a encore rarement ouvert la boîte noire de ses processus.
Cet article a étudié ces mécanismes au cours d’un projet collaboratif de recy-
clage de films plastiques maraîchers usagés dont l’objectif était de créer une
filière locale et circulaire afin que les films usagés retrouvent un usage maraî-
cher une fois recyclés. L’article apporte plusieurs contributions, théoriques et
managériales, au terme de trois années de participation observante dans ce
projet de transition vers l’économie circulaire.
Tout d’abord, comme « le secret de la création de valeur [serait] d’améliorer
continument l’adéquation entre relations et connaissances » (Normann, Ramírez,
1993, p. 77), nous avons relié la théorie Service-Dominant (S-D) Logic, dont
l’orientation est plutôt relationnelle, à la théorie C-K, plutôt cognitive,
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