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Trop de gestion tue le social.

Essai sur une discrète


chalandisation
Michel Chauvière
Dans Pensée plurielle 2008/1 (n° 17), pages 135 à 138
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1376-0963
ISBN 9782804158118
DOI 10.3917/pp.017.0135
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 16/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 176.169.37.198)

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Trop de gestion tue le social.
Essai sur une discrète chalandisation 1
MICHEL CHAUVIÈRE 2

Sous la forme de questions/réponses, l’auteur nous présente son dernier


ouvrage.

1. De quelle manière, la notion de service et le management


sont-ils en train de changer l’action sociale ?
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L’affaire est plus insidieuse qu’il n’y paraît, c’est pour cela que je parle de
chalandisation plutôt que de marchandisation. D’abord, c’est la notion de ser-
vice qui se vide progressivement de son contenu relationnel et solidaire pour
devenir un simple objet de transaction. Du service dû ou rendu au service
vendu. Du service public ou assimilé aux services marchands ou de type mar-
chand. L’organisation des équipements destinés à répondre à la question
sociale dans ses différentes manifestations suit également la même pente.
Contrainte par l’environnement et le retrait de l’État, la vie associative se fait
entreprise, toutes les normes de gestion l’entraînent dans ce sens. Mais sans
la régulation par les prix et sans l’aiguillon du profit. D’où le renforcement du
poids des gestionnaires, dont la rationalité abstraite envahit tout le champ
social et l’assèche. Et puis, les professionnels deviennent non des acteurs du
lien social mais des ressources humaines pour la production, rebaptisée pro-
jet, le tout managé par des opérateurs publics ou privés.

1
Paris, La Découverte, 2007, coll. Alternatives sociales.
2
Michel Chauvière est directeur de recherche au CNRS, membre du CERSA, CNRS/Université de
Paris-2. Ses travaux portent sur les politiques du social et du familial. Il est l’auteur de plusieurs
ouvrages, dont Le Travail social dans l’action publique. Sociologie d’une qualification controver-
sée (Paris, Dunod, 2004). Il a codirigé avec Jean-Michel Belorgey et Jacques Ladsous l’ouvrage
intitulé Reconstruire l’action sociale (Paris, Dunod, 2006).

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2. En quoi ces arrivées sont-elles problématiques ?

Parce qu’elles déplacent le regard citoyen et les mobilisations sociales du


contenu au contenant, des enjeux sociétaux aux questions de tuyauterie, de
l’ardente obligation d’être solidaire à la solidarité minimale et souvent locale,
selon les possibilités de l’économie. Avec de tels raisonnements, on n’aurait
jamais conçu ni l’école de la République, ni la protection de l’enfance, ni la
Sécurité sociale. Autrement dit, on va vers un social plancher (minimum huma-
nitaire) et tout le reste doit être soumis aux normes de la bonne gestion, c’est-
à-dire coûter le moins cher possible tout en assurant le maximum de qualité
affichée et, si possible, en générant des emplois nouveaux, de plus faible qua-
lification (services à la personne). Les variables d’ajustement, ce sont mainte-
nant les formes d’organisation, l’emploi et les niveaux de qualification. Le
personnel actuel serait trop coûteux eu égard à son peu de « productivité » et
fort mal préparé au productivisme social, s’agissant notamment des popula-
tions stabilisées dans leurs problèmes (personnes âges, handicapés, petite
enfance, etc.). Il faut donc réduire la voilure et changer le pilotage (la gouver-
nance). D’où l’invention des normes dites de « bonnes pratiques » et l’obsession
évaluatrice. Pour le reste, dans le social de crise (délinquance, désaffiliations,
immigration, probation, banlieues, etc.), le nouvel esprit public rode mais n’a
pas tant de prise, car la notion de résultat reste beaucoup plus difficile à établir
et surtout à imposer. Il y faut encore du cœur et de l’inventivité, d’autant que les
causes y sont plus clairement économiques ou politiques. Dans ces secteurs,
on peut observer de la résistance et des luttes.
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3. Ne sont-elles pas une réponse à des pratiques
obsolètes ?

Les cas de maltraitance en direction de certaines personnes âgées ou


handicapées ou les affaires d’exploitation sexuelle de certains enfants par
leurs propres parents et amis, au demeurant peu nombreux, ont été montés en
épingle pour justifier cette fausse modernisation hyper-gestionnaire et délégiti-
mer en bloc les pratiques des intervenants sociaux (de la justice des mineurs
autant que des assistantes sociales ou des éducateurs de protection de
l’enfance). Ayant fréquenté ce champ depuis plusieurs décennies, je sais qu’il
s’y fait aussi des choses magnifiques et courageuses, avec des résultats tan-
gibles, et cela depuis longtemps. L’action sociale ne commence pas avec la loi
2002-2 dite de rénovation ou celle de 2005 en faveur des personnes handica-
pées. Mais ces pratiques sont fort peu valorisées parce que la presse n’aime
pas ce qui fonctionne, sauf à titre exceptionnel. Il y a bien évidemment toujours
des efforts de qualité à faire, mais depuis longtemps les professions organi-
sées, les centres de formation et toute la presse spécialisée s’en préoccupe et
des progrès importants ont été accomplis. Le mouvement actuel n’apporte
aucune plus-value en termes de contenu de l’intervention, de savoir-faire ou
d’éthique. Tôt ou tard, le formalisme montrera ses limites et les autorités redé-
couvriront la nécessité de faire confiance aux individus porteurs de projets.

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4. Comment concilier qualité des prestations,
accès démocratique et maîtrise des coûts ?

La qualité, donnée tout à fait relative, souvent subjective, c’est d’abord la


qualité des organisations et des professionnels, avant d’être celle des procé-
dures et des normes. La qualité doit restée attachée à la pratique et non déta-
chée, traitée en soi, comme le sont déjà l’hygiène et la sécurité. La notion de
prestation n’a pas de sens dans ces domaines avant tout relationnels. Dit-on
d’un instituteur qu’il produit une prestation scolaire pour l’enfant ou sa famille ?
Nous disposons heureusement des mots plus riches et plus humains pour par-
ler de cet échange, y compris quand il y a des problèmes. Ce qui n’est tout de
même pas l’ordinaire de ces métiers. Le consumérisme, c’est le grand danger
en matière de services à la personne.
La démocratie n’est pas une affaire d’accès, même pas d’accès aux droits,
mais de droits effectifs. Ce n’est pas une promesse, mais une forme consentie
de répartition des pouvoirs et de contrôle populaire sur la façon dont les man-
dats sont exécutés. C’est pourquoi le droit des usagers est en soi une avancée
démocratique, mais à condition qu’il ne vire pas au consumérisme, au forma-
lisme et à la menace du judiciaire à tout moment. On ferait mieux de parler de
citoyenneté.
La maîtrise des coûts est une norme nécessaire mais non suffisante. Au
reste, pour des raisons évidemment idéologiques, elle n’a pas la même rigueur
dans tous les secteurs d’activité, et elle varie aussi en fonction des rapports de
forces et des lobbyings des groupes de pression. N’en faisons donc pas une
question d’économiste mais une question éminemment politique. D’autant
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qu’il y a toujours une part d’investissement, donc de pari sur l’avenir, rendant
l’évaluation des résultats fort discutable.
Pour le secteur social, d’autres voies auraient été possibles, moins tapa-
geuses et plus adaptées à la réalité de ce travail qui est difficile et qui le restera
malgré les « bonnes pratiques ». Par exemple une autre politique de qualifica-
tion des personnels et plus de confiance dans la qualité personnelle des fem-
mes et des hommes que dans celle des dispositifs et des machineries, qui
n’engendrent tôt ou tard que toujours plus de bureaucratie. D’ailleurs, nous y
sommes jusqu’au cou dans la bureaucratie, à voir la tonne de paperasse inu-
tile que produit le new management, malgré ou en complément de l’informati-
que. Sans qu’on sache jamais, du reste, si on a réellement les moyens et les
savoirs pour traiter intelligemment tant de données (projets, référentiels, éva-
luations, enquêtes de satisfaction, etc.).
Le social est un enjeu trop important pour être abandonné aux gestionnai-
res, même vertueux dans leurs discours. Dans le contexte actuel, ils sont eux-
mêmes les jouets ou les alibis de la révolution néolibérale qui progresse, jusque
dans le social.

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Trop de gestion tue le social
Présentation par Michel Chauvière, de son dernier ouvrage :
Essai sur une discrète chalandisation.
Les idées libérales progressent aujourd’hui par le social. Nous n’aurions
plus les moyens économiques de notre modèle historique et il faudrait donc tout
à la fois réduire la voilure et « ouvrir le marché du social ». Un peu partout, des
normes de « bonne gestion », autrement dit d’optimisation des dépenses
improductives, s’imposent à tous les acteurs bénéficiant de fonds publics. Pour
tous ceux qui ont flairé l’aubaine et commencé à faire des affaires, les idéaux de
solidarité nationale ou d’émancipation individuelle deviennent des archaïsmes.
Il en est ainsi du côté des personnes âgées dépendantes, des personnes han-
dicapées, de la petite enfance, de l’échec scolaire, de la formation… Comment
opèrent en détail ces changements ? Quelles en sont les conséquences pour
l’action sociale organisée ? Pourquoi les avons-nous laissés s’installer en deux
décennies ? Que pouvons-nous et que devons-nous défendre maintenant ?
À travers l’analyse du nouveau lexique largement inspiré de l’entreprise
qui s’est imposé dans tout le secteur social (services à la personne, accès aux
droits, démarche qualité, privilège de l’usager, etc.), Michel Chauvière montre
que celui-ci est aujourd’hui profondément dénaturé par un processus de « cha-
landisation » qui formate les consciences, sape les fondamentaux de l’action
et prépare à plus de privatisation des services et d’autonomie de la gestion.
Mais rien n’est définitivement joué !
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