Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Vincent de Gaulejac
Dans Nouvelle revue de psychosociologie 2017/2 (N° 24), pages 27 à 40
Éditions Érès
ISSN 1951-9532
ISBN 9782749256597
DOI 10.3917/nrp.024.0027
© Érès | Téléchargé le 20/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 46.193.1.252)
Vincent de Gaulejac
pour être un individu au sens plein du terme » (Aubert, 2004). Jean Cournut,
dans cet ouvrage, évoque les nouveaux symptômes de certains patients
rencontrés sur son divan d’analyste : « Certains individus sont caractérisés
par l’excès, le trop, le risque. Entreprenant tous azimuts, grands travail-
leurs, gros consommateurs, ils ont plusieurs pleins temps, plusieurs
liaisons simultanées. Ils brûlent de passions, se lancent dans de nouvelles
aventures et ne reculent devant aucune expérience, surtout si elle est
risquée, et encore mieux si elle promet d’être dangereuse » (ibid., p. 61).
À ces individus qui vivent dans l’excès s’opposent les individus par défaut
qui sont caractérisés par une identité négative, par le manque : les sans
emploi, sans domicile, sans papier, sans existence sociale.
L’anxiété est la face d’ombre de la culture de la haute performance.
L’échec est renvoyé à l’individu comme le fruit de son insuffisance, comme
un symptôme d’une incapacité mentale ou psychologique, alors qu’il est
aussi (surtout ?) la conséquence d’exigences et de contraintes sociales
de plus en plus élevées. D’où une interrogation sur la réciprocité des
influences entre le social et le psychique, par exemple dans le développe-
ment des troubles bipolaires caractéristique des sociétés hypermodernes,
ou encore dans le sentiment de harcèlement, symptôme caractéristique
éprouvé dans des grandes entreprises qui mettent leur personnel sous
tension et les confrontent à des injonctions paradoxales en continu.
C’est la société tout entière qui devient paradoxante. Entre adaptation et
résistance, les individus tentent de se protéger en mettant en place des
réactions défensives et des mécanismes de dégagement.
nécessaire pour affronter le marché de l’emploi. Ils ont alors besoin d’une
aide psychologique pour retrouver l’estime de soi, sortir de l’inhibition et
de la honte. Cette aide peut alors entretenir l’idée qu’il suffit de résoudre
ses problèmes psychologiques pour retrouver du travail, donc que le
problème du chômage est avant tout le problème du chômeur.
Des processus de culpabilisation équivalents sont à l’œuvre dans
les entreprises soumises à la culture de la haute performance. L’idéologie
managériale véhicule des représentations qui rendent les travailleurs
responsables des troubles de santé générés par les outils de gestion
et les pratiques managériales : le stress est présenté comme la consé-
quence de fragilités personnelles et non des tensions liées à l’exigence
de rentabilité ; l’épuisement professionnel comme la conséquence
d’une inadaptation individuelle et non d’une surcharge de travail ; la
dépression comme la conséquence de problèmes personnels et non de
l’accumulation des pressions engendrée par le décalage croissant entre
des objectifs qui augmentent et des moyens pour les atteindre qui dimi-
nuent. La psychologisation des problèmes liés à l’organisation du travail
conduit les travailleurs à intérioriser une image négative d’eux-mêmes.
Leurs difficultés sont interprétées comme un défaut de performance,
une résistance au changement, un problème d’adaptation individuelle.
Quand bien même ces problèmes sont vécus par l’ensemble des travail-
leurs qui partagent les mêmes conditions, ils sont présentés et vécus
comme des problèmes personnels. L’idée s’impose alors que ce sont les
individus qui doivent s’adapter aux conditions de travail, ce qui conduit
à éviter de changer ces conditions. Ce n’est pas l’organisation du travail
et les modes de production qui sont contestés, mais les incapacités,
les vulnérabilités et les incompétences individuelles qui sont mises en
avant.
Le traitement des risques psychosociaux est alors renvoyé aux psycho-
© Érès | Téléchargé le 20/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 46.193.1.252)
sociale par le passage d’une classe à une autre. Dans sa lettre elle écrit :
« Naturellement, ce n’est pas sans une certaine appréhension que j’ai
ouvert votre livre La névrose de classe, redoutant, d’après ce titre, de
me sentir un cas clinique, illustré par ce que j’écris. Après l’avoir fini, je
pense que vous avez fait une étude remarquable en général et, pour ce
qui me concerne, tout à fait juste. L’approche qui est la vôtre m’a d’emblée
très intéressée, combler le “trou” entre la sociologie et la psychanalyse,
voir comment s’articulent les deux “scènes”, comprendre la façon dont
le social et l’historique sont représentés dans l’histoire individuelle […].
La description et le schéma que vous dressez de la névrose de classe (mais
j’avoue que le terme m’afflige encore, me paraît “figer” des conflits et des
conduites qui évoluent en fait dans le temps) me paraissent indéniables,
et que le déplacement social surdétermine les autres conflits est pour moi
une évidence aveuglante. » Cette critique est tout à fait juste et intéres-
sante pour des psychosociologues. Il convient à la fois de comprendre
comment le social et le psychique interfèrent l’un sur l’autre et de lutter
contre le double piège du psychologisme et du sociologisme.
La transformation des conflits existentiels en troubles mentaux conduit
à une forme de violence interprétative qui fige les conflits en les enfermant
dans un diagnostic et un protocole de soins. À partir du moment où une
causalité neurologique, biologique ou psychique est énoncée, le sujet est
comme dépossédé de sa capacité à produire du sens. Il est en quelque
sorte mis à la marge de la condition humaine pour devenir un objet de
soin et de thérapie. Nous savons que beaucoup de thérapeutes mettent
en place des dispositifs pour redonner au patient la possibilité d’advenir
en tant que sujet. Pour autant, le cadre thérapeutique induit le statut de
patient, qui implique une demande d’aide et dessine la présence d’une
pathologie qu’il convient de traiter. La névrose de classe n’est pas une
pathologie. C’est un conflit d’identité vécu par les personnes qui changent
© Érès | Téléchargé le 20/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 46.193.1.252)
Un monde bipolaire ?
Normalité ou pathologie ?
soixante-dix condamnations ont été répertoriées en dix ans, soit une moyenne de
sept par année. Ces chiffres illustrent le fait que le sentiment de harcèlement
est essentiellement la conséquence d’une organisation paradoxante plutôt que
l’effet d’une perversion de certains managers.
Bibliographie
Résumé
L’anxiété est la face d’ombre de la culture de la haute performance. L’échec est
renvoyé à l’individu comme le fruit de son insuffisance, comme un symptôme
d’une incapacité mentale ou psychologique, alors qu’il est aussi (surtout ?) la
conséquence d’exigences et de contraintes sociales de plus en plus élevées. D’où
une interrogation sur la réciprocité des influences entre le social et le psychique,
par exemple dans le développement des troubles bipolaires caractéristique des
sociétés hypermodernes, ou encore dans le sentiment de harcèlement, symptôme
éprouvé dans des grandes entreprises qui mettent leur personnel sous tension
et les confrontent à des injonctions paradoxales en continu. C’est la société
tout entière qui semble devenir paradoxante. Entre adaptation et résistance, les
individus tentent de se protéger en mettant en place des réactions défensives et
des mécanismes de dégagement.
Mots-clés
Performance, anxiété, organisation, paradoxe, troubles bipolaires, hypermodernité,
harcèlement, lutte des places, perversion.
© Érès | Téléchargé le 20/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 46.193.1.252)
Abstract
Anxiety is the shadow side of the culture of high performance. Failure is referred to
the individual as the fruit of his insufficiency, as a symptom of mental or psychological
incapacity, whereas it is also (especially?) the consequence of increasing social
demands and constraints. Hence a questioning of the reciprocity of the influences
between the social and the psychic, for example in the development of the bipolar
disorders characteristic of the hypermodern societies, or in the feeling of harassment,
a symptom experienced in large companies that put their staff under tension and
confront them with continual paradoxical injunctions. It is society as a whole that
seems to be paradoxical. Between adaptation and resistance, individuals try to
protect themselves by setting up defensive reactions and mechanisms of release.
Keywords
Performance, anxiety, organization, paradox, bipolar disorders, hypermodernity,
harassment, perversion.