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Vivre dans une société paradoxante

Vincent de Gaulejac
Dans Nouvelle revue de psychosociologie 2017/2 (N° 24), pages 27 à 40
Éditions Érès
ISSN 1951-9532
ISBN 9782749256597
DOI 10.3917/nrp.024.0027
© Érès | Téléchargé le 20/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 46.193.1.252)

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Vivre dans une société paradoxante

Vincent de Gaulejac

Les sociétés hypermodernes se caractérisent par une exacerbation des


contradictions de la modernité. Les individus, confrontés à la culture de la
haute performance, doivent exceller dans tous les domaines. L’injonction
d’être soi-même se double d’une injonction à l’excellence. Chaque individu
est renvoyé à la responsabilité de ses échecs et de ses succès, comme
si ceux-ci dépendaient exclusivement de ses qualités propres, de sa
volonté et de ses comportements. Pour Richard Sennett (1979), avec le
développement de l’individualisme, le moi de chaque individu est devenu
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son principal fardeau. Avec le développement de l’exigence performative,
le moi de chaque individu n’est pas seulement un fardeau, mais aussi
un capital qu’il faut faire fructifier, un potentiel qui doit être développé
pour obtenir une reconnaissance sociale. Dans ce contexte le coaching
n’est plus réservé aux sportifs. Il se répand dans tous les secteurs de
la vie sociale dans lesquels la compétition est devenue une norme : la vie
scolaire, le monde du travail, les loisirs, la vie politique… Peu de secteurs
échappent à cette quête de performance (Erhenberg, 1991). L’individu
hypermoderne est sommé d’être toujours plus performant. « Talonné par
l’urgence, il développe des comportements compulsifs visant à gorger
chaque instant d’un maximum d’intensité. Il peut aussi tomber dans un
excès d’inexistence, lorsque la société lui retire les supports indispensables

Vincent de Gaulejac, professeur émérite à l’université Paris-Diderot, président


du risc (Réseau international de sociologie clinique), auteur de l’ouvrage Le capi-
talisme paradoxant, un système qui rend fou, Le Seuil, 2015, avec Fabienne Hanique.
v.gaulejac@wanadoo.fr

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pour être un individu au sens plein du terme » (Aubert, 2004). Jean Cournut,
dans cet ouvrage, évoque les nouveaux symptômes de certains patients
rencontrés sur son divan d’analyste : « Certains individus sont caractérisés
par l’excès, le trop, le risque. Entreprenant tous azimuts, grands travail-
leurs, gros consommateurs, ils ont plusieurs pleins temps, plusieurs
liaisons simultanées. Ils brûlent de passions, se lancent dans de nouvelles
aventures et ne reculent devant aucune expérience, surtout si elle est
risquée, et encore mieux si elle promet d’être dangereuse » (ibid., p. 61).
À ces individus qui vivent dans l’excès s’opposent les individus par défaut
qui sont caractérisés par une identité négative, par le manque : les sans
emploi, sans domicile, sans papier, sans existence sociale.
L’anxiété est la face d’ombre de la culture de la haute performance.
L’échec est renvoyé à l’individu comme le fruit de son insuffisance, comme
un symptôme d’une incapacité mentale ou psychologique, alors qu’il est
aussi (surtout ?) la conséquence d’exigences et de contraintes sociales
de plus en plus élevées. D’où une interrogation sur la réciprocité des
influences entre le social et le psychique, par exemple dans le développe-
ment des troubles bipolaires caractéristique des sociétés hypermodernes,
ou encore dans le sentiment de harcèlement, symptôme caractéristique
éprouvé dans des grandes entreprises qui mettent leur personnel sous
tension et les confrontent à des injonctions paradoxales en continu.
C’est la société tout entière qui devient paradoxante. Entre adaptation et
résistance, les individus tentent de se protéger en mettant en place des
réactions défensives et des mécanismes de dégagement.

La psychologisation des problèmes sociaux

Dans le contexte de performance globale, l’échec est vécu comme


une tare, l’excellence comme un idéal. Le chômage n’est plus considéré
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comme un problème économique lié à l’emploi, mais comme un problème
personnel du chômeur lié à ses incapacités, ses incompétences, ses
manques. Le chômeur devient responsable non seulement de « son »
chômage, mais presque du chômage lui-même. Dans ce contexte, la
cause du chômage n’est plus considérée comme un problème économique
– lié au décalage structurel entre le nombre d’emplois créés par le système
productif et le nombre de personnes actives en âge d’occuper ces
emplois –, mais comme un problème psychologique, lié aux problèmes
d’adaptation de certains travailleurs qui ne sauraient pas se rendre
employables. Comme si la solution au problème du chômage dépendait
de la capacité de chaque chômeur de se former, jusqu’à effectuer un
travail approfondi sur lui-même, pour s’adapter au marché du travail.
Le chômeur est invité à s’interroger pour chercher les causes de ses
difficultés d’insertion professionnelle en lui-même. Ce processus de
culpabilisation des chômeurs a un effet paradoxal. Définis socialement
par une identité négative, certains chômeurs perdent la confiance en soi

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nécessaire pour affronter le marché de l’emploi. Ils ont alors besoin d’une
aide psychologique pour retrouver l’estime de soi, sortir de l’inhibition et
de la honte. Cette aide peut alors entretenir l’idée qu’il suffit de résoudre
ses problèmes psychologiques pour retrouver du travail, donc que le
problème du chômage est avant tout le problème du chômeur.
Des processus de culpabilisation équivalents sont à l’œuvre dans
les entreprises soumises à la culture de la haute performance. L’idéologie
managériale véhicule des représentations qui rendent les travailleurs
responsables des troubles de santé générés par les outils de gestion
et les pratiques managériales : le stress est présenté comme la consé-
quence de fragilités personnelles et non des tensions liées à l’exigence
de rentabilité ; l’épuisement professionnel comme la conséquence
d’une inadaptation individuelle et non d’une surcharge de travail ; la
dépression comme la conséquence de problèmes personnels et non de
l’accumulation des pressions engendrée par le décalage croissant entre
des objectifs qui augmentent et des moyens pour les atteindre qui dimi-
nuent. La psychologisation des problèmes liés à l’organisation du travail
conduit les travailleurs à intérioriser une image négative d’eux-mêmes.
Leurs difficultés sont interprétées comme un défaut de performance,
une résistance au changement, un problème d’adaptation individuelle.
Quand bien même ces problèmes sont vécus par l’ensemble des travail-
leurs qui partagent les mêmes conditions, ils sont présentés et vécus
comme des problèmes personnels. L’idée s’impose alors que ce sont les
individus qui doivent s’adapter aux conditions de travail, ce qui conduit
à éviter de changer ces conditions. Ce n’est pas l’organisation du travail
et les modes de production qui sont contestés, mais les incapacités,
les vulnérabilités et les incompétences individuelles qui sont mises en
avant.
Le traitement des risques psychosociaux est alors renvoyé aux psycho-
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logues, aux médecins et aux psychiatres, comme s’il s’agissait d’abord
de traiter les effets sur les personnes plutôt que de s’occuper des outils
de gestion et des pratiques managériales qui sont la cause première du
développement du stress, du burn-out, de l’épuisement professionnel et
de l’ensemble des symptômes de souffrance au travail. Si des réponses
psychologiques et médicales sont nécessaires pour soulager la souffrance
et traiter les individus qui tombent malades du travail, les causes du mal-
être doivent être traitées simultanément. Donner des antidépresseurs
à un chômeur ou des anxiolytiques à un cadre stressé est parfois néces-
saire, mais cela ne résout en rien les causes de la dépression ou du stress.
Il convient donc de sortir de l’opposition simpliste entre causalité psychique
et causalité sociale pour traiter les nœuds sociopsychiques qui caracté-
risent le rapport individuel et collectif au chômage, au travail et plus géné-
ralement au contexte dans lequel émerge un mal-être qui peut engendrer
des symptômes somatiques et psychosomatiques.

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Les risques de pathologisation de la vie sociale

Le processus d’individualisation des problèmes sociaux est un phéno-


mène social global. Dans les sociétés hypermodernes, l’individu doit
apporter la preuve de son utilité pour exister. Les « inutiles au monde »
(Castel, 1994) n’ont pas de place dans une société dominée par l’utilita-
risme, le positivisme et la culture de la haute performance. Chaque individu
est renvoyé à lui-même pour se faire une situation, pour réussir sa vie, pour
être reconnu dans son existence sociale. You must be a winner ! Les loosers
ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils ne sont pas ou ne sont
plus compétitifs. La tentation est grande, dans ce contexte, de les consi-
dérer comme malades, de diagnostiquer que leur incapacité est liée à des
troubles physiques et/ou mentaux. L’individualisation n’est plus alors une
question sociale, mais un problème médical ou psychologique.
Les débats sur l’évolution du fameux manuel de psychiatrie américaine,
au moment de la sortie du dsm V en 2015 (Manuel diagnostique et statis-
tique des troubles mentaux), témoignent de cette tendance à transformer
des problèmes de comportement liés à des adaptations sociales en troubles
psychiatriques. Les deux premiers manuels, publiés en 1952 et en 1968,
mentionnaient moins d’une centaine de pathologies. La dernière édition
en compte 297, soit trois fois plus en moins de cinquante ans. Le langage
dsm est même passé dans le grand public avec la banalisation de termes
comme « toc » (troubles obsessionnels compulsifs) ou encore « phobie
sociale ». Au-delà des débats sur le rôle des laboratoires pharmaceutiques
dans la construction de ce manuel de psychiatrie et sur la fausse scientificité
de cette nosographie psychiatrique, cette inflation des maladies mentales
contribue à une psychiatrisation de la vie sociale. L’anxiété, la dépression,
l’hyperactivité, le stress, l’épuisement professionnel, tous ces symptômes
sont considérés comme des troubles mentaux, comme des dysfonction-
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nements neurobiologiques et non comme des états propres à certaines
conditions de vie ou à certaines formes d’organisation du travail. La
consommation d’antidépresseurs, de psychotropes, d’anxiolytiques, de
somnifères ne cesse d’augmenter. Il convient avant tout d’agir sur les
symptômes, pour tenter de les éliminer, plutôt que de s’interroger sur leurs
causes, en particulier sociales.
Robert Castel, en son temps, avait dénoncé le « psychanalysme »
(Castel, 1973) et plus particulièrement la propension des psychanalystes
à faire de l’enfant en chaque homme la clé explicative de son destin et
de ses conflits. L’enjeu pour Robert Castel était de critiquer le risque de
psychologisation dans l’étude des comportements, de sortir la condition
humaine de son inscription sociale, de minimiser le poids des situations
économiques et sociales dans l’explication des conduites individuelles.
Au moment de la publication de La névrose de classe (Gaulejac,
1987), Annie Ernaux m’avait fait un reproche similaire sur le caractère
« affligeant » du terme « névrose » qui pathologise des comportements
liés à des conflits vécus en rapport avec un changement de position

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sociale par le passage d’une classe à une autre. Dans sa lettre elle écrit :
« Naturellement, ce n’est pas sans une certaine appréhension que j’ai
ouvert votre livre La névrose de classe, redoutant, d’après ce titre, de
me sentir un cas clinique, illustré par ce que j’écris. Après l’avoir fini, je
pense que vous avez fait une étude remarquable en général et, pour ce
qui me concerne, tout à fait juste. L’approche qui est la vôtre m’a d’emblée
très intéressée, combler le “trou” entre la sociologie et la psychanalyse,
voir comment s’articulent les deux “scènes”, comprendre la façon dont
le social et l’historique sont représentés dans l’histoire individuelle […].
La description et le schéma que vous dressez de la névrose de classe (mais
j’avoue que le terme m’afflige encore, me paraît “figer” des conflits et des
conduites qui évoluent en fait dans le temps) me paraissent indéniables,
et que le déplacement social surdétermine les autres conflits est pour moi
une évidence aveuglante. » Cette critique est tout à fait juste et intéres-
sante pour des psychosociologues. Il convient à la fois de comprendre
comment le social et le psychique interfèrent l’un sur l’autre et de lutter
contre le double piège du psychologisme et du sociologisme.
La transformation des conflits existentiels en troubles mentaux conduit
à une forme de violence interprétative qui fige les conflits en les enfermant
dans un diagnostic et un protocole de soins. À partir du moment où une
causalité neurologique, biologique ou psychique est énoncée, le sujet est
comme dépossédé de sa capacité à produire du sens. Il est en quelque
sorte mis à la marge de la condition humaine pour devenir un objet de
soin et de thérapie. Nous savons que beaucoup de thérapeutes mettent
en place des dispositifs pour redonner au patient la possibilité d’advenir
en tant que sujet. Pour autant, le cadre thérapeutique induit le statut de
patient, qui implique une demande d’aide et dessine la présence d’une
pathologie qu’il convient de traiter. La névrose de classe n’est pas une
pathologie. C’est un conflit d’identité vécu par les personnes qui changent
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de position sociale. Dans ce conflit, les sentiments de haine, d’envie, de
honte et de culpabilité sont étayés sur des processus sociaux d’humiliation,
d’invalidation, de disqualification liés à des « habitus déchirés » (Bourdieu),
des conflits de loyauté, des rapports de pouvoir et de domination. Ce sont
donc avant tout des conflits existentiels liés à des situations sociales,
quand bien même ils peuvent, chez certains sujets, avoir une dimension
névrotique.
Le réductionnisme sociologique et le réductionnisme psychologique
mènent tous deux à des impasses. Les oppositions entre les explications
psychologiques et les explications sociologiques sont vaines. C’est dans
l’étayage réciproque entre processus psychiques et processus sociaux
qu’il faut comprendre les comportements, les conflits et les choix exis-
tentiels. L’introduction de la démarche clinique en sociologie vise à mieux
analyser l’intrication permanente du psychique et du social. Elle permet
de relativiser toutes les formes de psychiatrisation et de psychologisation
des comportements sans pour autant exclure les explications de type
psychopathologique.

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Un monde bipolaire ?

Dans un monde dominé par le souci de rationalité et d’objectivité,


les individus se plaignent d’une perte de sens. Ils ne comprennent pas
qu’on leur demande une chose et son contraire, qu’on exige des choses
impossibles comme de faire plus avec moins, plus vite tout en prenant
son temps, de réagir à court terme tout en préservant l’avenir, de respec-
ter les prescriptions tout en s’adaptant aux réalités du terrain. Pourtant
ces exigences sont devenues banales, quotidiennes, presque normales,
puisque déclinées à tous les niveaux de la société. Vivre dans une société
paradoxante conduit à apprendre à affronter des exigences impossibles et
à tenter de trouver du sens malgré tout.
Cet apprentissage a des répercussions en termes de santé mentale.
Dans les années 1970-1980, une communauté de chercheurs regroupés
dans l’École de Palo Alto a considéré qu’il existait un lien étroit entre la
psychose et les injonctions paradoxales (Bateson, 1971 ; Watzlawick,
Helmick-Beavin et Jackson, 1967). Aujourd’hui, on constate une augmen­­
tation du nombre de ce qu’il est convenu d’appeler les « troubles bipolaires ».
Peut-on supposer qu’il existe un lien entre l’émergence de ces troubles et
le développement d’une société paradoxante ?
Le terme « bipolaire » est habituellement utilisé pour désigner un
trouble mental ou une personne atteinte d’un tel trouble. Il y a un risque
à l’utiliser pour qualifier une société. Une société n’a pas de cerveau,
d’appareil psychique, de fantasmes, d’états d’âme. Les troubles mentaux
caractérisent des personnes, pas des institutions. L’utilisation des termes
de la nosographie psychiatrique pour qualifier l’être de la société risque
de conduire à un psychologisme de mauvais aloi et à la médicalisation
abusive d’une question qui est d’abord sociale. « Toute explication psychique
des phénomènes sociaux est fausse », écrivait Emile Durkheim (1894),
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sans récuser pour autant l’intérêt et la nécessité de coupler l’explication
sociologique et l’analyse psychologique.
La multiplication des troubles bipolaires dans nos sociétés n’est pas
le fruit du hasard ou d’une coïncidence. Il existe des liens entre l’être de la
société et l’être de l’homme. Les maladies psychiques disent quelque chose
de l’état du monde. Si l’hystérie et la névrose caractérisaient la société
dans laquelle vivait Freud, celle de Vienne à l’orée du xxe siècle, nous
pouvons penser que le burn out, l’hyperactivité et les troubles bipolaires
caractérisent les sociétés hypermodernes au début du xxie siècle.
Les troubles bipolaires, initialement connus sous le nom de « psychose
maniaco-dépressive », entraînent des dérèglements de l’humeur qui se
manifestent par l’alternance de phases de dépression et d’excitation (les
phases maniaques). Ces phases apparaissent souvent en réaction au stress,
mais parfois sans raison apparente. Elles peuvent être d’intensité variable
et alterner avec des périodes de stabilité. Tout un chacun vit des périodes de
bonheur, de tristesse, d’excitation. Mais, dans le cas des troubles bipolaires,

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ces changements atteignent une intensité telle que la personne ne réalise


pas qu’elle « dépasse les bornes ». Dans certains cas, la personne souffre
tellement de sa dépression qu’elle en est paralysée et hantée par des idées
suicidaires. Cet état entraîne des problèmes de comportement qui se
répercutent dans la famille, au travail et dans tous les secteurs de la vie :
problèmes relationnels, financiers, parfois judiciaires. La maladie peut
conduire à l’hospitalisation.
La Haute Autorité de santé estime que « le spectre global des troubles
bipolaires atteint une prévalence de 2,4 % avec des chiffres de préva-
lence similaires aux États-Unis, en Europe et en Asie. En France, la préva-
lence du trouble bipolaire est estimée autour de 1 % à 2,5 % dans les
études en population générale. Cette prévalence est très certainement
largement sous-évaluée 1 ». Ces chiffres sont impressionnants. Entre
600 000 et 1,5 million de personnes seraient concernées en France.
Le phénomène est d’autant plus significatif des transformations en profon-
deur de la société qu’il s’agit d’une symptomatologie particulière : les
frontières entre le normal et le pathologique ne sont pas évidentes.
L’examen des manuels de psychiatrie décrivent tous les mêmes
symptômes :
• En phase dépressive : sentiment de tristesse, humeur dépressive, perte
d’énergie de l’intérêt et du plaisir, fatigue, troubles du sommeil (insom-
nie ou hypersomnie), troubles de l’appétit avec perte ou gain de poids,
agitation ou ralentissement psychomoteur, baisse de concentration ou de
l’aptitude à penser, indécision, sentiment de culpabilité, comportements
agressifs, pensées de mort et idées suicidaires récurrentes.
• En phase de manie : sentiment de toute-puissance, énergie débor-
dante, irritabilité excessive, réduction du besoin de sommeil, besoin de
parler sans arrêt, sensation d’un trop-plein d’idées, incapacité à fixer son
attention, activité débordante, agitation psychomotrice, augmentation de
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l’énergie, compulsivité dans différents registres (achats, sexualité, inves-
tissements financiers).
Bon nombre de nos contemporains peuvent se reconnaître dans cette
description. Ce n’est que l’intensité et la multiplicité des symptômes qui
conduisent à dépasser la frontière entre des comportements habituels
et ceux qui nécessitent un traitement psychiatrique. Bon nombre de nos
compatriotes éprouvent la plupart de ces symptômes sans se sentir pour
autant « malades ». Pourtant, leur sentiment de mal-être a des caracté-
ristiques proches de ce tableau nosographique. Les frontières entre le
stress, la fatigue, l’épuisement professionnel, l’hyperactivité et les troubles
bipolaires semblent bien poreuses.

1. Haute Autorité de santé, http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/


pdf/2014-06/troubles_bipolaires_reperage_et_diagnostic_en_premier_recours_-_
note_de_cadrage_2014-06-13_10-53-16_714.pdf

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En deçà de l’interprétation psychiatrique, ces comportements peuvent


être analysés comme des adaptations à un contexte. La culture de la haute
performance, la compétition généralisée, la lutte des places, l’exigence
du toujours plus, l’idéologie de la réalisation de soi-même mettent les indi-
vidus sous pression, avec des moments d’exaltation, quand ils sont dans
la réussite, et des moments dépressifs quand ils sont en échec. L’individu
doit, dès son plus jeune âge à l’école, puis dans la vie professionnelle,
faire la preuve qu’il est au top de ses capacités. Facteur d’émulation à
certains moments, cette attente induit un idéal d’excellence qui épuise,
jusqu’à faire sombrer le sujet dans le découragement, le désenchantement
et la désespérance. Dans certains cas, cet idéal pourra être une émulation
enrichissante, dans d’autres ce sera un défi destructeur.
Certains peuvent alors être tentés de penser que c’est le monde qui
devient bipolaire, tant les tensions entre pôles contradictoires y sont
vives. Peut-on dire pour autant que ce monde rend fou ? Ou faut-il
penser que ce monde est normal, que les hommes savent parfaitement
s’adapter à ses transformations et que nous n’avons pas d’autre choix
que d’apprendre à vivre avec ? Chaque époque a ses défis, ses épreuves,
ses découvertes, ses réussites et ses échecs. Le défi contemporain serait
donc d’apprendre à vivre dans un monde paradoxant.

Normalité ou pathologie ?

Le diagnostic de bipolarité n’a cessé d’augmenter depuis une ving-


taine d’années. Il s’est substitué à celui de psychose maniaco-dépressive,
d’abord dans le monde de la psychiatrie anglo-saxonne, puis dans le reste
du monde. Dans le même temps, les manuels de management recom-
mandent de développer des comportements qui ont des caractéristiques
similaires : « La confiance, l’exaltation et l’énergie qui caractérisent les
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débuts d’un épisode maniaque semblent être parfaitement au diapason
des injonctions qui sont celles du monde des affaires aujourd’hui, de réus-
site, de productivité et de dévouement total […] Les traits sous lesquels
la psychiatrie classique décrivait l’attaque maniaque sont en train de
devenir les signes d’un bon développement personnel » (Leader, 2014).
L’hyperactivité, l’absence de limites, l’élaboration de projets multiples,
l’obsession de convaincre, le développement de capacités de persuasion
infinies, la maîtrise d’un langage de vérité incontestable, l’exaltation du
sentiment de toute-puissance : autant de symptômes d’un comportement
maniaque qui sont appréciés comme des qualités pour exercer le pouvoir
dans les organisations hypermodernes et dans le monde politique.
Pour certains, le stress, la perte de sens, la confrontation permanente
à des injonctions paradoxantes, la culture de l’urgence sont la source d’un
mal-être insupportable et la cause de troubles psychosomatiques et
psychiques dévastateurs. D’autres vivent le stress comme facteur d’ému-
lation, éprouvent une jouissance à vivre dans la complexité, à affronter des

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situations inextricables, des contradictions apparemment insolubles, à vivre


dans la flexibilité et la course après le temps ; d’autant plus si leur capacité à
développer une plasticité mentale et psychique leur vaut une reconnaissance
et favorise leur carrière. Certains vivent le paradoxe dans le registre de l’inco-
hérence et de la folie, d’autres comme une source d’énergie et de créativité.
Dans cette perspective, les personnes atteintes de troubles bipolaires
seraient à la fois des malades et des mutants. Elles sont dans l’air du temps.
Elles tentent de s’adapter au monde tel qu’il va, avec une intensité émo­­
tion­­­nelle particulière. Capables de résister au manque de sommeil, de
réaliser des exploits quotidiens, de déployer une énergie débordante, de
développer des projets innovants, de mener de front de multiples activités,
de faire preuve d’intuitions percutantes, de prendre des risques, de vivre
dans l’accélération, elles sont l’incarnation de l’individu hypermoderne si
bien décrit par Nicole Aubert (2004) : « Nous assistons à l’émergence
d’un individu nouveau, dont les manières d’être, de faire, de ressentir,
diffèrent profondément de celles de ses prédécesseurs. La mondialisation
de l’économie, la flexibilité généralisée, conjuguées à un bouleversement
des technologies de la communication, au triomphe de la logique marchande
et à l’éclatement de toutes les limites ayant jusque-là structuré la construc-
tion des identités individuelles, se répercutent directement sur ce que nous
sommes, ce que nous vivons, ce dont nous souffrons. »
La société paradoxante pousse les individus à l’excès et/ou au manque
avec une intensité qui ne cesse de s’accentuer. Il faut apprendre à être
dans plusieurs endroits en même temps, se concentrer sur une tâche tout
en en menant d’autres de front, se reposer en étant hyperactif, faire
plus avec moins, mettre des limites pour mieux les dépasser, affirmer sa
liberté dans un univers de contraintes et de contrôles de plus en plus
sophistiqués, être solidaire dans un contexte d’individualisation maximale,
dire une chose et son contraire sans être illogique, tenir des discours
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insensés sans perdre la raison, cultiver son stress pour le rendre produc-
tif, transformer ses peurs et ses angoisses en énergie positive… Certains
semblent à l’aise pour acquérir ces apprentissages, d’autres moins. Les
uns y trouvent une vitalité, les autres tombent vraiment malades. Une
même personne peut vivre ces contradictions comme une épreuve difficile
et/ou comme une exaltation revigorante. Il y a là de la folie et cette folie
est contrastée. Valorisée sous la forme du « grain de folie » qu’apporte
la passion lorsqu’elle est vécue dans l’exaltation et le dépassement de
soi-même. Inquiétante lorsqu’elle évoque la déraison, l’angoisse de persé-
cution, la perte de tout discernement, le délire, la dépression, la violence
destructrice et l’envie de se supprimer. Lorsque les troubles bipolaires
basculent du côté de la psychose, la schizophrénie et la paranoïa, il ne
s’agit plus d’apprentissage mais de pathologie.
Apprendre à vivre dans une société paradoxante confronte les indi-
vidus à des contradictions existentielles permanentes. Par exemple, se
couler dans des modèles tout en affirmant sa singularité, être commun et

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hors du commun, conforme et original. Il faut se distinguer, sortir de l’or-


dinaire, se dépasser, se surpasser, tout en continuant à vivre au milieu de
ses semblables, avec eux et comme eux. Chacun doit affirmer son auto-
nomie, quand bien même la réussite ou l’échec dépend de sa soumission
aux exigences du programme scolaire ou des objectifs fixés, des attentes
des professeurs ou de l’encadrement, de sa bonne volonté à suivre les
prescriptions. En définitive, c’est le conformisme qui est le comportement
attendu implicitement, alors que le discours explicite évoque la prise
de risque, la nécessité des initiatives, de la créativité. Dans la société
numérique, chacun est soumis à des pressions et contrôles qui suscitent
une hétéronomie structurelle et structurante. Gouverné de l’extérieur par
les normes du système, l’individu voit son autonomie réduite à l’aune
de son intégration dans les réseaux sociaux. Les tensions psychiques et
mentales sont fortes lorsqu’il faut affirmer ses capacités d’initiative dans
un univers prescriptif, sa réactivité dans un cadre hypercontrôlé, son
adaptabilité à des normes mouvantes. Le processus d’autonomie contrôlée
conduit salariés et élèves à intérioriser les exigences du système comme
si elles étaient les leurs. Ils doivent être autonomes, exercer leur libre
arbitre, affirmer leur personnalité tout en acceptant les objectifs fixés
par les prescripteurs et en se conformant à leurs normes. Ceux qui ne
répondent pas à ces attentes sont rapidement marginalisés, mis sur la
touche, taxés d’incapacité, d’inadaptation ou d’indiscipline. L’univers des
start-up illustre parfaitement le caractère paradoxant des entreprises de
« la nouvelle économie » (Ramadier, 2017).

Organisations paradoxantes et comportements pervers

L’injonction paradoxale a souvent été assimilée à une forme de perver-


sion dans la communication, qui engendrerait des pratiques de harcèlement
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et des processus d’emprise psychologique. Les pervers utilisent le para-
doxe pour assurer leur emprise. « En bloquant la communication par
des messages paradoxaux, le pervers narcissique place le sujet dans
l’impossibilité de fournir des réponses appropriées, puisqu’il ne comprend
pas la situation. Il s’épuise à trouver des solutions. Lesquelles sont de
toute façon inadaptées et, quelle que soit sa résistance, ne peuvent
éviter l’émergence de l’angoisse ou de la dépression » (Hirigoyen, 1998).
La pratique de l’injonction paradoxale est un des moyens de mettre en
défaut l’autre, de lui démontrer que, quoi qu’il fasse, il a tort, qu’il est
incapable de bien faire. Bien sûr, il peut exister des pervers narcissiques
dans les organisations comme dans les familles, qui trouvent un plaisir
sadique à mettre sous emprise leurs interlocuteurs. Mais, dans les entre-
prises, ces comportements délibérément pervers ne sont pas si fréquents 2.

2. Lors du dixième anniversaire de la loi contre le harcèlement moral au travail


(n° 2002-73 du 17 janvier 2002, intégrée à l’article L. 122-49 du Code du travail),

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Ce ne sont pas eux qui produisent l’organisation paradoxante. Celle-ci


peut être vécue comme harcelante sans pour autant que ce fonction-
nement soit l’œuvre de pervers narcissiques. Si elle favorise l’émergence
de comportement pervers, ceux-ci doivent être per-çus comme un effet
et non une cause. Cela dit, la personne confrontée en permanence à
des injonctions paradoxales a besoin de personnifier l’organisation en
lui attribuant une volonté harcelante. Ce sont les mêmes processus
psychiques qui sont sollicités : l’organisation est un objet, au sens
psychanalytique du terme, objet d’amour et de haine, de fascination et de
rejet. Des imagos très archaïques sont fantasmatiquement revécues
dans le rapport à l’organisation, représentée comme une mère toute-puis-
sante qui peut tout donner et tout prendre (Pagès et coll., 1979).
Peut-on dans ce cas parler d’organisation perverse ? On ne peut attri-
buer à une organisation un fonctionnement psychopathologique. Cette
assimilation conduit à une confusion entre l’organisation comme système
économique, juridique, gestionnaire, et l’organisation comme surface de
projection et d’introjection fantasmatique. La représentation imaginaire
et la réalité matérielle doivent être dissociées pour mieux comprendre
comment elles sont articulées. Si des correspondances psycho-organisa-
tionnelles existent (Weber, 2005), il est important de ne pas assimiler
le registre psychologique et le registre organisationnel. En ce sens, on
ne peut parler d’organisation perverse, dans la mesure où l’organisation
n’est pas un appareil psychique. Par contre, on peut reconnaître qu’elle
suscite des comportements pervers par la mise en place de dispositifs
favorisant l’exigence du toujours plus, l’impossibilité de remplir les objec-
tifs fixés, la mise au placard des lower performers… Eugène Enriquez
(1997) a montré comment les organisations technocratiques sollicitent
un comportement pervers de la part des dirigeants et des cadres. Bien
souvent, ce qui est vécu comme un harcèlement personnel est en fait la
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conséquence d’un harcèlement organisé. C’est d’ailleurs ce que la justice
a reconnu en évoquant des cas de harcèlement institutionnel.
La personne en situation de harcèlement a besoin de trouver un
coupable, de s’en prendre à quelqu’un, d’incarner la cause de son mal-être.
S’en prendre à un « système » abstrait, inhumain, désincarné la rend
impuissante, encore plus vulnérable, démunie de toute action possible.
Elle a besoin de désigner un responsable pour personnaliser la cause de
son malheur. Elle peut ainsi espérer que, en trouvant un coupable, elle
sera délivrée du mal. En définitive, c’est l’intrication entre les registres
qu’il convient d’analyser, pour comprendre en quoi la perversion vécue
est l’effet d’un nœud socio psychique.

soixante-dix condamnations ont été répertoriées en dix ans, soit une moyenne de
sept par année. Ces chiffres illustrent le fait que le sentiment de harcèlement
est essentiellement la conséquence d’une organisation paradoxante plutôt que
l’effet d’une perversion de certains managers.

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Pour desserrer les fils de ce nœud, il convient de comprendre l’intri-


cation entre les processus psychiques et les processus sociaux. C’est
parce qu’il investit psychiquement l’organisation que l’employé devient
lui-même produit et producteur de ce nœud. L’investissement psychique
et émotionnel, l’identification (en termes de projection et d’introjection),
l’idéalisation (par la captation de l’idéal du moi par les valeurs de l’organisa-
tion), le contrat narcissique, la mobilisation des mécanismes de défense,
sont autant de processus psychiques qui favorisent l’attachement du sujet
à l’organisation, vécue comme objet de désir et d’amour. L’organisation
favorise cette mobilisation psychique en mettant en place des dispositifs
de gestion et des pratiques de management qui canalisent le désir et
l’angoisse sur des objectifs de production au service des exigences de
l’organisation (Aubert et Gaulejac, 1991). Le branchement entre les processus
psychiques et les dispositifs organisationnels conduit à une dynamique
récursive, en sorte que le salarié devient produit et producteur de l’orga-
nisation, ne pouvant alors dissocier l’analyse des exigences paradoxales
générées par l’organisation de l’analyse de ses propres contradictions et
ambivalences. Les réactions défensives suscitées par la confrontation
quotidienne à ce système peuvent contribuer à renforcer ce dernier par
un jeu de réciprocité des influences. Ainsi, l’investissement forcené dans
le travail est un mécanisme de défense contre l’angoisse de perte d’objet.
Et, en travaillant toujours plus, le salarié se perd dans une spirale sans
fond. La difficulté d’en sortir vient de cette intrication des enjeux organi-
sationnels et des enjeux psychiques. Toute tentative de modifier l’organi-
sation vient perturber le fonctionnement psychique et toute tentative de
dégagement psychique met en porte-à-faux vis-à-vis de l’organisation.

Entre adaptation et résistance


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Comment advenir comme sujet lorsqu’on est ballotté par des exigences
contradictoires ? Comment restaurer ses capacités réflexives lorsque la
culture de l’urgence et l’hyperactivité empêchent de penser ? Comment
lutter contre ses pulsions schizoïdes et paranoïdes dans un contexte qui
sollicite des comportements pervers ? Comment agir pour transformer
les organisations paradoxantes de l’intérieur alors qu’elles réduisent ceux
qui y travaillent à l’impuissance ? Comment vivre dans un univers para-
doxant ? Faut-il s’y adapter, tenter de le changer, chercher des échappa-
toires, construire une alternative ? Ces réactions peuvent coexister. Pour
une part il faut bien s’adapter au monde tel qu’il est, que « ça marche
malgré tout » ; pour une autre part, il faut espérer pouvoir le changer parce
qu’il est destructeur pour l’individu comme pour la société.
La résignation vaut mieux qu’une dénonciation impuissante et qu’un
espoir de changement continuellement frustré, estiment les pragmatiques :
il vaut mieux apprendre à vivre avec le monde tel qu’il est plutôt que de se
lamenter et se poser en victime. C’est ainsi que chaque manager doit adop-
ter des comportements stratégiques pour « optimiser ses opportunités »,

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Vivre dans une société paradoxante 39

en s’insérant le mieux possible dans l’ordre économique et social. Face


à la lutte des places, chacun doit s’armer en conséquence (Gaulejac,
Blondel et Taboada-Leonetti, 1994). Chacun est alors renvoyé à lui-même
pour « se faire une situation ». D’aucuns préconisent que les demandeurs
d’emploi créent eux-mêmes leur entreprise. Pour les plus vulnérables, par-
ticulièrement fragiles sur le plan mental et psychique, des thérapies
comportementales et des techniques de développement personnel sont
développées pour les soutenir, renforcer leur moi, étayer leur personnalité,
leur donner toutes les chances de se réinsérer dans les circuits normaux.
On le voit, de nombreuses forces et sollicitations poussent vers la soumis-
sion et l’adaptation à la société.
Mais les forces contraires, forces de contestation de cet ordre, sont
tout aussi puissantes. Elles sont portées par tous ceux qui développent
des résistances, proposent des alternatives, inventent des stratégies,
animent des luttes pour changer un ordre qu’ils jugent destructeur. Ces
résistants n’acceptent pas de se résigner et cherchent à retrouver de la
cohérence, de l’harmonie et du sens. Ils refusent de se laisser prendre dans
un système qui leur demande une chose et son contraire. Ils souhaitent
retrouver et développer des capacités d’agir par eux-mêmes (Roche,
2016). Ils affirment une volonté d’autonomie véritable en n’acceptant
pas d’être gouvernés de l’extérieur : par exemple en transformant ce que
le paradoxe peut avoir de destructeur en force de création, en réinventant
du sens là où le sens est mis en défaut, en retrouvant des capacités d’agir
face au sentiment d’impuissance.

Bibliographie

Aubert, N. (sous la direction de). 2004. L’individu hypermoderne, Toulouse, érès.


Aubert, N. ; Gaulejac (de), V. 1991. Le coût de l’excellence, Paris, Le Seuil, 2007.
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Barel, Y. 1979. Le paradoxe et le système, Grenoble, Presses universitaires de
Grenoble, 2008.
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Castel, R. 1973. Le psychanalysme, Paris, Maspero.
Castel, R. 1994. Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Le Seuil.
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Enriquez, E. 1997. Les jeux du pouvoir et du désir dans les entreprises, Paris,
Desclée de Brouwer.
Erhenberg, A. 1991. Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy.
Gaulejac (de), V. 1987. La névrose de classe, Paris, Payot, 2016.
Gaulejac (de), V. 2011. Travail, les raisons de la colère, Paris, Points, 2015.
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Paris, Desclée de Brouwer, 2014.
Gaulejac (de), V. ; Hanique F. 2015. Le capitalisme paradoxant, un système qui
rend fou, Paris, Le Seuil.
Hirigoyen, M.-F. 1998. Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien,
Paris, Syros.

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Leader, D. 2014. Bipolaire, vraiment ?, Paris, Albin Michel.


Pagès, M. ; Bonetti, M. ; Gaulejac (de), V. ; Descendre, D. 1979. L’emprise de
l’organisation, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 2018.
Ramadier, M. 2017. Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à
la coolitude des start-up, Paris, Premier Parallèle.
Roche, P. 2016. La puissance d’agir au travail, Toulouse, érès, 2016.
Sennett, R. 1979. Les tyrannies de l’intimité, Paris, Le Seuil.
Watzlawick, P. ; Helmick-Beavin, J. ; Jackson, D. 1967. Une logique de commu-
nication, Paris, Le Seuil, 1972.
Weber, H. 2005. Du ketchup dans les veines. Pratiques managériales et illusions.
Le cas McDonald’s, Toulouse, érès, 2011.

Vincent de Gaulejac, Vivre dans une société paradoxante

Résumé
L’anxiété est la face d’ombre de la culture de la haute performance. L’échec est
renvoyé à l’individu comme le fruit de son insuffisance, comme un symptôme
d’une incapacité mentale ou psychologique, alors qu’il est aussi (surtout ?) la
conséquence d’exigences et de contraintes sociales de plus en plus élevées. D’où
une interrogation sur la réciprocité des influences entre le social et le psychique,
par exemple dans le développement des troubles bipolaires caractéristique des
sociétés hypermodernes, ou encore dans le sentiment de harcèlement, symptôme
éprouvé dans des grandes entreprises qui mettent leur personnel sous tension
et les confrontent à des injonctions paradoxales en continu. C’est la société
tout entière qui semble devenir paradoxante. Entre adaptation et résistance, les
individus tentent de se protéger en mettant en place des réactions défensives et
des mécanismes de dégagement.

Mots-clés
Performance, anxiété, organisation, paradoxe, troubles bipolaires, hypermodernité,
harcèlement, lutte des places, perversion.
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Vincent de Gaulejac, Living in a paradoxical society

Abstract
Anxiety is the shadow side of the culture of high performance. Failure is referred to
the individual as the fruit of his insufficiency, as a symptom of mental or psychological
incapacity, whereas it is also (especially?) the consequence of increasing social
demands and constraints. Hence a questioning of the reciprocity of the influences
between the social and the psychic, for example in the development of the bipolar
disorders characteristic of the hypermodern societies, or in the feeling of harassment,
a symptom experienced in large companies that put their staff under tension and
confront them with continual paradoxical injunctions. It is society as a whole that
seems to be paradoxical. Between adaptation and resistance, individuals try to
protect themselves by setting up defensive reactions and mechanisms of release.

Keywords
Performance, anxiety, organization, paradox, bipolar disorders, hypermodernity,
harassment, perversion.

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