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Économie de la connaissance, exploitation des savoirs

Entretien avec Carlo Vercelone et Yann Moulier Boutang


André Gorz
Dans Multitudes 2004/1 (no 15), pages 205 à 216
Éditions Association Multitudes
ISSN 0292-0107
DOI 10.3917/mult.015.0205
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CRÉATIVITÉ AU TRAVA I L · MINEURE · 205

économie
de la
co nnaissance,
exp l oitation
des
savoirs
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André Gorz
entretien avec Carlo Vercellone
et Yann Moulier Boutang
206 · MULTITUDES 15 · HIVER 2004

Multitudes : Comment définir ou redéfinir le sens et le contenu du


concept d’exploitation dans le capitalisme cognitif ?

André Gorz : Jusqu’ici on définissait l’exploitation comme l’extor-


sion d’un surtravail. C’est-à-dire d’une part de travail non rémunérée
fournie involontairement dans le cadre d’un contrat de travail. Mais cette
définition n’est plus pertinente quand le travail n’est plus mesurable
en unités de temps. Elle ne s’applique pas non plus quand le travail non
payé est accompli volontairement par ces personnes qui croient travailler
à leur propre compte alors qu’une part de leur effort est capté « par der-
ri è r e » par des entreprises qui en tirent profit. L’exploitation prend alors
l’apparence de « l’auto-exploitation » (François Chesnais) ou de la
« servitude volontaire » (Combes et Aspe). J’y reviendrai encore.
J’ai trouvé chez vous deux éléments d’une redéfinition de l’exploita-
tion. Le premier est ce que Yann Moulier Boutang appelle « l’exploita-
tion au deuxième degré » qu’on peut aussi considérer comme une for-
me de « prédation d’externalités ». Elle consiste pour les entreprises à
valoriser un « capital humain », qu’elles-mêmes n’ont jamais accumulé
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et qu’elles considèrent pourtant comme faisant partie intégrante de leur
capital fixe. Ce « capital » a été constitué par ces activités non payées
les plus communes et les plus quotidiennes qui se confondent avec l’acti-
vité de se produire vivant dans un milieu habité. Cette production de soi
originelle que chacun accomplit en dehors et en amont du travail ré-
munéré et qui le rend capable d’interagir, de communiquer, d’appren-
dre, d’évoluer, joue un rôle comparable à celui du « surtravail » à par-
tir du moment où elle est « mise au trava i l » dans la production de valeur.
Le second élément, complémentaire, est ce que Combes et Aspe, en
particulier, ont appelé « la mobilisation totale », titre d’un écrit célèbre
publié par Ernst Jünger en . Par la « mobilisation totale » l’entre-
prise ne valorise plus seulement un « capital fixe humain » de capaci-
tés et de compétences, c’est-à-dire les résultats de la production de soi ;
elle exploite maintenant directement la production de soi elle-même.
Elle exige un travail qui est production de soi continuelle, voire, dans
l’économie en réseau, auto-organisation et concertation continuelles.
Ce travail qui suppose une implication de toute la personne ne peut
être commandé. La mobilisation totale n’aura lieu que si le prestataire
de travail est lui-même l’entreprise pour laquelle il travaille, ou s’il s’identi-
fie complètement avec l’entreprise qui l’emploie. Dans les deux cas, le
prestataire de travail est pour lui-même le capital qu’il valorise et la mar-
chandise qu’il met sur le marché. Dans les deux cas, le salariat est rempla-
cé par ce que j’ai appelé le « self-entrepreneuriat » qui n’a pas nécessai-
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rement la forme de l’entreprise individuelle. Il peut exister dans ces gran-


des entreprises — les « entreprises fractales » — dans lesquelles chaque
« collaborateur » est appelé à fonctionner comme un entrepreneur.
Cette coïncidence entre le travailleur et l’entreprise peut être vue sous
deux faces. On peut y voir le signe que les capacités constitutives de la
force de travail ne sont plus subsumables par le capital en tant qu’en-
tité distincte, et que la nature de la production requiert maintenant un
mode de coopération sociale auto-organisée, susceptible de déboucher
tôt ou tard sur l’émancipation individuelle et collective des travailleurs.
Il semblera alors que le capitalisme engendre en son secteur le plus avancé
les germes de sa négation en acte. C’est là du moins ce que démon-
trent les dissidents du capitalisme numérique, qui pratiquent sur le « Net »
une économie fondée sur la mise en commun, sur des décisions coor-
données en fonction de critères définis par concertation. De sorte que
la production peut s’y présenter d’emblée comme activité coopérante
et production sociale sans avoir à passer par le marché et la forme valeur.
(W. Göhring,  ; St. Meretz, )
La dissidence numérique détourne délibérément contre le capitalisme
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une manière de produire devenue propre et indispensable au capita-
lisme. Elle permet aux communautés virtuelles du « libre » d’ouvrir un
front de lutte, de faire apparaître des enjeux politico-culturels d’une por-
tée universelle. Mais elle ne permet dans les conditions actuelles qu’une
émancipation symbolique du travail immatériel vis-à-vis des rapports
sociaux de capital, non une émancipation réelle. Elle explose comme
un défi dans un contexte où les firmes sont parfaitement conscientes
qu’elles ne réussiront la mobilisation totale de toutes les énergies de leurs
« collaborateurs » que si elles réussissent la subsomption totale de leurs
ressorts psychiques les plus intimes : les membres du personnel doive n t
être amenés à trouver leur gratification suprême dans l’auto-exploita-
tion et la servitude volontaire. Le contrôle total de l’esprit des colla-
borateurs et de leur temps devient un enjeu central.
De grandes firmes américaines des secteurs de pointe installent dans
ce but des « villes d’entrepri s e » (c o m p a ny tow n s). Le « lieu de trava i l » y
est aménagé de manière à être un lieu de vie.Toutes les installations et
aménités y sont regroupées. On peut y faire ses courses, confier ses en-
fants à la crèche ou au jardin d’enfants de l’entrepri s e , ses vieux parents
à la garde de personnels qualifiés ; on peut y pratiquer divers sports,
méditer, faire la sieste, aller chez le coiffeur, recevoir des soins dentaires,
prendre ses repas, sculpter, peindre, etc. Les rapports entre collabora-
teurs sont cordiaux et égalitaires et se prolongent dans le « hors travail ».
Il n’y a plus de « pertes de temps », les performances sont récompensées
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et reconnues par les pairs et la direction. Chacun, chacune est perpétuel-


lement disponible, les notions de durée du travail et d’heures supplémen-
taires n’ont pas cours, toute la vie fait partie du travail, le travail est toute
la vie et des séances régulières au cours desquelles — comme dans les
groupes thérapeutiques — chacun confesse ses faiblesses, ambitions et
tentations inavouables, soudent la communauté et le sentiment d’ap-
partenance. « La firme est ma vraie famille », dit-on, elle est un refuge
qui offre plus de sécurité, de repères, de gratification que la vie fami-
liale, la vie privée. La firme, avec ses symboles et insignes arborés par
chacun(e), ses chefs chari s m atiques, fonctionne à la manière d’une secte :
elle isole ses membres de la société environnante et substitue un espace
commun privé à l’espace public (Unseem,  ; Hochschild, ).
La pratique de la libre coopération productive, source d’épanouisse-
ment et de plaisir au travail (work is fun) , qui, chez les hackers, est auto-
organisée à l’échelle du monde, est ici enfermée dans les limites d’une
entreprise capitaliste et assujettie à l’éthique du rendement par un sava n t
système de récompenses symboliques et matérielles. La contradiction
entre épanouissement de soi et marchandisation de soi (« autovalorisa-
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tion ») est refoulée. La firme offre le bonheur dans la servitude volontaire.

Adorno et Horkheimer appelaient « industrie de la subjectivité ».


(B ewusstseinsindustrie) la production symbolique par laquelle le capita-
lisme incite les individus à se produire tels qu’il désire qu’ils soient. Les
villes d’entreprise sont à cet égard un moyen extrême. Seules ont inté-
rêt à y recourir les firmes qui cherchent à s’assurer le monopole de per-
sonnels détenteurs de compétences peu répandues. Dans les autres cas,
le désir d’épanouissement personnel dans et par le travail immatériel
sera maintenu sous contrôle et obligé à se rendre subsumable par les
contraintes impersonnelles auxquelles la loi d’un marché du travail com-
plètement « dérégulé » soumet les prestataires de services dits indé-
pendants. La valeur de leur capital de compétences dépend du rapport
des forces qui s’affrontent sur le marché. La demande pour les presta-
tions dites indépendantes est manipulée par les grands groupes dont,
directement ou indirectement, ils sont une main-d’œuvre externalisée.
Seul un perpétuel travail volontaire et gratuit d’auto-développement leur
permet de gagner une place précaire sur le marché des prestations tant
que l’auto-organisation ne leur aura pas permis de se présenter comme
une force de travail collective, capable d’imposer ses conditions.
Quand l’auto-exploitation acquiert une fonction centrale dans le pro-
cessus de valorisation, la production de subjectivité devient un terrain
du conflit central. Dans ce contexte les pratiques auto-organisées du
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prolétariat du numérique et la dissidence qu’ébauche le communisme


objectif des logiciels libres acquièrent une importance strat é gique. Des
rapports sociaux soustraits à l’emprise de la valeur, à l’individualisme
compétitif et aux échanges marchands font apparaître ceux-ci, par
contraste, dans leur dimension politique, comme des extensions du pou-
voir du capital. Un front de résistance totale à ce pouvoir s’ouvre. Il
déborde nécessairement du terrain de la production de connaissances
vers de nouvelles pratiques de vie, de consommation, d’appropriation
collectivedes espaces communs et de la culture du quotidien. « Reclaim
the Streets » en est une des expressions les plus réussies.

Multitudes : Au début de votre livre  (p. ), vous semblez assimi-


ler le concept de connaissance à celui d’information codifiée, en le dis-
tinguant de celui d’intelligence, d’imagination ou de savoir. Selon nous
(et beaucoup d’autres, voir par exemple Cohendet & Lherena, Paulré,
e t c. ) , autant l’inform ation se prête à une marchandisation et à un
contrôle de la part du capital, autant la connaissance, dans sa producti-
vité même, résiste à une réduction à une pure valeur d’échange, et en
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ce sens correspond à ce que vous nommez l’intelligence, l’imagination
ou les savoirs. N’y aurait-il pas, en ce qui concerne les savoirs, égale-
ment une double exploitation possible : d’abord celle qui consiste à ne
pas payer l’information (le travail gratuit qui est partout présupposé),
ensuite celle qui consiste à réduire la connaissance à de l’information ?
Ce qui permet au capitalisme de s’approprier l’inventivité de la première,
tout en en refusant les conséquences sur le plan de l’organisation de la
société.

André Gorz : Nous avons visiblement un gros problème. Vous ne


faites pas vraiment de différence entre connaissance et savoir, alors que
pour moi cette distinction, assez courante en herméneutique, est très
importante. On la fait d’ailleurs dans les langues non latines aussi bien.
Les Anglo-Saxons distinguent le « formal knowledge » du « tacit » ou
« informal knowledge » ; les Allemands, le « wissenschafltiches Wissen »
du « Ehrfahrungswissen » ou « lebensweltliches Wissen ».
L’Immatériel est la réélaboration d’un texte que m’avait demandé la
Fo n d ation Heinrich Böll pour son congrès intern ational sur la
« Wissensgesellschaft », la « knowledge society », qu’en France, y com-
pris dans vos propres textes, on désigne indifféremment souvent dans
la même phrase, comme société ou économie du savoir ou comme société
ou économie de la connaissance. Mon propos était d’examiner si, à quelles
conditions, dans quelle mesure le « knowledge » peut servir de base à
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une économie ou à une société, et à quel genre de rapports sociaux, de


rapports à soi et au monde correspond quel genre ce « knowledge ». Il
est indispensable pour ce genre de réflexion de tirer au clair le projet
qui sous-tend l’expansion de la production de connaissance et de savoir
et le rapport qui s’y établit entre l’une et l’autre.
Je dirais pour commencer que connaissance renvoie à un objet —
elle est transitive, « objective » —, tandis que le savoir renvoie à la capa-
cité d’un sujet vivant. Les savoirs sont toujours des savoir-faire, savoir-
agir, savoir communiquer et se comporter, des habiletés et des habi-
tudes qui relèvent dans une large mesure de l’intelligence corporelle et
de l’intuition. Ils sont difficilement traduisibles en paroles. On les ac-
quiert par l’expérience, par le fait d’être plongé dans les interactions
et activités ambiantes. La connaissance, elle, relève de la pensée logique.
Elle est « connaissance des lois et des rapports » (« the knowledge of
laws and relations ») écrivait George Boole qui, le premier, a démon-
tré que les opérations de l’esprit (mind ) sont d’essence mathématique,
obéissent à des lois universelles indépendantes de tout objet ou sujet
déterminé et se laissent exprimer « dans le langage d’une algèbre uni-
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verselle » (The Laws of Thought, ). Les mêmes lois régissent la pen-
sée et l’unive rs , si bien que Boole laissait prévoir l’existence de machines
pensantes, de pensée machine, d’un esprit (mind ) machine détaché de
tout support biologique.
La connaissance, ses opérations, procédés et procédures sont donc
par essence informatisables, transcriptibles en logiciels. Les savo i rssont
par essence vivants et vécus. Les virtuosités et le sens artistique, entre
autres, relèvent essentiellement du savoir. Ils comportent toujours une
p a rtd’intelligence corporelle, sensori-motrice, quoiqu’ils puissent avoir
avantage à s’éclairer par des connaissances. Les pionniers actuels de l’in-
telligence artificielle ne disent rien d’autre que Boole, à savoir que tou-
tes « les facultés de l’esprit, y compris l’imagination, l’invention, l’at-
tention » peuvent être ramenées à des « opérations dont les lois ultimes
se laissent exprimer algébriquement ».
Du point de vue de l’analyse structurale il n’y a pas de différence en-
tre hommes, animaux et machines, entre intelligence vivante et intelli-
gence artificielle.Tout cela se trouve déjà chez Lévi-Strauss (La pensée
sauva ge). Les limites que l’intelligence artificielle rencontre ne se trou-
vent pas du côté des logi c i e l s , mais du côté de la robotique et de la bioni-
que, c’est-à-dire du hardware susceptible de mettre en action une intelli-
gence artificielle et de la doter du désir d’évoluer (cf. Daniel Mange, ).
Ce que je disais dans la terminologie sartrienne peut se dire dans celle
de Deleuze et Guat t a ri: il n’y a de machines désirantes que vivantes et le
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problème non résolu est celui des machines vivantes non biologiques.
Dans un ouvrage à paraître, Erich Hoerl retrace l’histoire du « tour-
nant épistémique » qui a été inauguré par la révolution boolienne.
Celle-ci a définitivement disqualifié la représentation et la compréhension
comme voies d’accès à la connaissance du réel. La mathématisation seule
a permis à la connaissance de rendre compte de couches du réel inac-
cessibles à l’expérience sensible et à la pensée alphabétique. Par le cal-
cul, l ’ e s p rit (m i n d) peut connaître les lois de réalités incompréhen-
sibles et impensables, comme l’action à distance des champs d’énergie
ou la membrane à  dimensions à laquelle correspondrait, selon les
dernières théories, la structure de l’univers.
Le tournant épistémique inauguré par Boole ne correspondait pas seu-
lement aux besoins de la science. Il était préfiguré par l’essence mathéma-
tique des rapports sociaux de capital. La « capitalisation » de l’économie
avait une évidente homogénéité avec la mathématisation des sciences de
la nature. L’économie se déconnectait, s’émancipait de l’expérience sen-
sible et opérait avec des formalisations symboliques indifférentes à tout
contenu et sens déterminés. Elle recouvrait le monde sensible d’une toile
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de rapports algébriques qui, par leur pouvoir structurant, prenaient une
réalité plus grande que la toile des rapports vivants et vécus.

L’abstrait s’est soumis le concret et a éliminé le non-calculable.


L’économie s’est autonomisée vis-à-vis des savo i rscommuns et des arts
de vivre qui constituent la culture du quotidien. Cette évolution trouve
une illustration involontaire chez Arlie Hochschild. Elle décrit dans ses
monographies de grandes entreprises des salariés qui ont éliminé les
dern i e rsrestes de loisir de leur vie ; qui ne se sentent chez eux que dans
leur travail, lequel les soustrait « aux complications de la vie familiale »,
des rapports de couple et des « activités non payées ». L’ouvrage de
Hochschild est lui-même un symptôme de ce que le tournant épistémi-
que, inauguré il y a  ans, a fini par engendrer un tournant en sens
inve rs e . La contestation d’une technoscience au service de l’appropria-
tion-expropriation du monde — et notamment du vivant — par le ca-
pital se diffuse au sein du milieu scientifique lui-même. L’aspiration s’y
manifeste à « une science plus qualitat i ve » (Brian Goodwin, ) , o u-
verte aux savoirs communs, aux exigences socio-politiques, écologi-ques
et culturelles, et dont les orientations soient soumises au débat public.
Les « conflits culturels du capitalisme numérique », comme les appelle
Peter Glotz, font apparaître les germes d’une « société de la connais-
sance » dans laquelle la différence entre connaissances et savoirs s’es-
tompe au profit d’un rapport de fécondation réciproque.
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Multitudes : Vous écrivez (p. ) que le « capitalisme cognitif n’est


pas un capitalisme en crise, il est la crise du capitalisme qui ébranle la
société dans ses profondeurs ». Vous parlez de la fragilité, de l’instabi-
lité du capitalisme cognitif. Pouvez-vous préciser cette idée de crise qua-
siment structurelle ? Est-ce à dire que le capitalisme ne pourrait plus
trouver un mode de régulation qui le stabilise ? Le capitalisme cogni-
tif contient-il déjà les forces de sortie effective du salariat ?

André Gorz : Nous n’avons pas affaire à une crise cyclique comme
toutes celles qui ont précédé, bien que tous les éléments des crises
cycliques soient également présents. Antonella Corsani a démontré le
caractère fondamental de la crise présente (Corsani, ) : dans le capi-
talisme cognitif, écrit-elle, toutes les catégories fondamentales de « l’éco-
nomie politique telle qu’elle s’est faite » perdent leur validité. « La
valeur n’est plus ce qu’elle était » (Dieuaide, ), ni le capital, ni le
travail. Dans l’économie capitaliste classique toutes les marchandises
avaient une substance sociale commune quantifiable, le travail abstrait,
et leur contenu en temps de travail socialement nécessaire déterminait
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leur rapport d’équivalence, c’est-à-dire leur valeur d’échange. Pour les
savoirs et connaissances, en revanche, il n’existe pas d’étalon de mesure
qui permette de déterminer leur rapport d’équivalence. « Ce ne sont
pas des marchandises comme les autres », dit Enzo Rullani. Je dirais
que ce ne sont pas de véritables marchandises puisque l’essence de toute
marchandise est de pouvoir être échangée contre n’importe quelle
autre. Ni mesurables selon un étalon commun, ni échangeables, les savo i rs
et connaissances valent principalement par leur valeur d’usage ou leur
valeur intrinsèque. Dans la mesure où elles sont formalisables, les
connaissances sont devenues indéfiniment réplicables, donc potentiel-
lement abondantes. Leur coût tend à devenir négligeable quand elles
sont librement accessibles. (Dans le cas des médicaments par exemple,
on constate que le coût de leur production matérielle est d’environ un
centième de leur prix de monopole.) La valeur marchande des connais-
sances dépend donc de la possibilité de les raréfier par leur privatisa-
tion, laquelle va à l’encontre de leur essence : la connaissance vaut
essentiellement par sa validité universelle et la privatiser est une des-
truction barbare de sa valeur intrinsèque.
La notion de capital connaissance apporte une solution verbale à une
question non résolue : comment la connaissance peut-elle être amenée
à fonctionner comme du capital alors qu’elle n’a pas les caractéristiques
essentielles du capital ? Sa valeur est indécidable, purement conven-
tionnelle, fictive, spéculative ou symbolique. Elle ne mesure pas un coût
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travail nécessaire à son accumulation, ni l’importance d’un investisse-


ment. Elle n’est pas convertible en capital argent. Le capital connais-
sance ne circule pas — si jamais il circule — comme le capital tradi-
tionnel et ne passe pas par le cycle des métamorphoses qui aboutissent
à son accroissement.
L’impression qui se dégage de tout cela, c’est que dans et sous le capi-
talisme une économie différente se forme qui est forcée par des arti-
fices à fonctionner comme la continuation du capitalisme, sans que ses
lois de fonctionnement propres soient élucidées ni compatibles avec celles
du capitalisme. Si, comme vous le suggérez parfois, le capitalisme
cognitif est la solution que cherche le capitalisme industriel à sa crise
de suraccumulation, cette solution me semble créer plus de problèmes
qu’elle n’en résout, tout en les masquant temporairement.
Envisager les choses sous l’angle de la régulation nous détourne, à
mon avis, du problème de fond, qui est l’incompatibilité entre l’éco-
nomie capitaliste et l’économie de la connaissance. Celle-ci demande
à être une économie de l’abondance, du partage, de la mise en com-
mun de l’auto-organisation omnilatérale par concert ation permanente,
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car c’est ainsi qu’elle est la plus féconde. Le capitalisme cherche à se
l ’ i n c o rporer en rendant rare ce qui est abondant et privé ce qui est public,
rentable ce qui est gratuit.
Je ne vois pas l’intérêt d`une régulation si elle ne vise pas ostensi-
blement à donner de l’espace à l’économie de la connaissance c’est-à-
dire à une économie de la libre coopération, des choix de production
et de consommation fondés sur la concertation, etc. Si, en revanche,
la régulation donne de l’espace à des rapports sociaux alternatifs, elle
ne sera réalisable que par un changement politique porté par une va g u e
de fond et une révolution des mentalités. Cela vaut en particulier pour
le revenu social garanti qui, comme l’a montré René Passet, ne peut
être qu’un revenu primaire s’il doit éliminer la pauvreté et le « travail
indigne ». Comme l’écrivent Corsani et Lazzarato (), « il ne doit
surtout pas s’inscrire dans une logique redistributive mais dans une
logique subversive de dépassement radical de la richesse fondée sur le
capital et le travail ». Claudio Napoleoni disait en  : « Pour que le
système se régule il faut se donner pour tâche d’en sortir radicalement...
par une refondation de l’économie qui supprime le conditionnement
que le système social exerce sur les catégories économiques ».
Cette idée d’une rupture et d’une refondation nécessaires est plus
actuelle que jamais. Les rapports sociaux de connaissance ne sont pas
réductibles à des rapports sociaux de capital. Ils sont, au contraire, les
germes d’une négation du capitalisme au cœur du capitalisme (Stefan
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Meretz, - ). En misant sur le développement des capacités cogni-


tives, celui-ci mise — pour la première fois, je crois — sur le dévelop-
pement d’une force productive dont il ne peut s’assurer durablement
la propriété et le contrôle et dont, surtout, la production ne reproduit
ni ne corrobore les rapports sociaux de capital. Tendanciellement, il
engendre des rapports sociaux émancipés de toute forme d’hétéro-orga-
nisation. Une autre économie et une autre société sont contenues en
germe dans le « capitalisme cognitif ». Elles ont leurs militants, prati-
ciens et théoriciens dans les communautés des logiciels libres.
C’est en ce sens que le « capitalisme cognitif » m’apparaît comme la
crise du capitalisme. Elle ébranle les fondements du système. La diffi-
culté à mesurer selon un étalon commun le capital, le travail, la valeur
et la création de richesse disqualifie les instruments de mesure macro-
économiques. L’idée que la richesse, la productivité, la croissance, sont
mesurables en termes monétaires est discréditée. L’importance que vous
accordez aux externalités et au « travail invisible » va dans ce même sens.
Elle appelle une redéfinition du concept de richesse. Elle met en évi-
dence l’existence de richesses intrinsèques qui ne sont ni productibles
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à la demande ni échangeables contre leur équivalent, ni comptabilisables,
ni appropriables.
Rien n’illustre mieux la crise du capitalisme dans ses fondements épis-
témiques que la déconnexion patente entre valeur et richesse. Cette dé-
connexion se manifeste par la multiplication des fausses marchandises
que les entreprises mettent sur le marché sans les avoir produites. Rifkin
énumère parmi ces marchandises improductibles les formes et modes
de vie, les cultures, les croyances, les identités, les sentiments, les expé-
riences vécues (Rifkin, ).Toutes choses ori ginairement communes,
socialement produites hors marché et hors entreprise par le déploie-
ment des rapports vivants et vécus, mais que des entreprises captent
et mettent sur le marché sous forme de services ou de produits cultu-
rels, standardisés, typés, p ri vatisés par le nom de marque et par les moyens
d’y accéder dont des firmes revendiquent la propriété exclusive.
Une part croissante, voire prépondérante, de la « valeur » a ainsi sa
source dans l’activité prédatrice d’entreprises qui captent ces richesses
préexistantes et les commercialisent en en contrôlant l’accès. Le terme
d’« exploitation » me paraît ici impropre ; à moins d’entendre « l’ex-
ploitation » des ressources intellectuelles, communicationnelles, affec-
tives, culturelles au sens où on parle de « l’exploitation » de ressources
naturelles comme l’air, le paysage, l’espace, commercialisés par des entre-
prises qui en contrôlent le droit d’accès.
La « valeur » continue ainsi d’avoir sa source dans l’entreprise mais
CRÉATIVITÉ AU TRAVA I L · MINEURE · 215

non la richesse, dont celle-ci est prédatrice. Cette « valeur », pâle reflet
de la valeur intrinsèque de richesses premières, n’a plus qu’un rapport
lointain avec la valeur travail — valeur d’échange. Cela ne signifie pas
que la théorie de la valeur travail est déjà caduque de façon générale.
Au contraire, c’est précisément parce que les économies de temps de
travail dans la sphère capitaliste classique entraînent une diminution
de la valeur produite, du volume des profits et, tendanciellement, des
prix, que les firmes s’ingénient à tourner la loi de la valeur par la pro-
duction et la reproduction continuelle de raretés qui permettent des
rentes de position ou de monopole. Elles cherchent à freiner ou à com-
penser la contraction de la valeur travail des produits grâce aux rentes
de nouveauté (ou de rareté c’est la même chose) tirées de marchan-
dises qui prétendent à une incomparable et non mesurable va l e u r
intrinsèque.
Face aux entreprises qui commercialisent des richesses communes
qu’elles n’ont pas produites, une part de plus en plus visible de la pro-
duction de richesse se déplace hors de la sphère de la valeur, du sala-
riat et de l’entreprise vers des activités « hors mesure », comme vous
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dites, qui voient dans l’épanouissement des capacités humaines et de
la libre coopération sociale la source principale de richesse et la richesse
principale, « mesurable selon nul étalon préétabli », selon la formule de
Marx. L’autre économie qui s’ébauche à l’horizon inverse le rapport
entre production de richesses échangeables et production de richesse
humaine : elle postule que la première soit au service de la seconde.

() L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, Galilée .

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216 · MULTITUDES 15 · HIVER 2004

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