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VU PAR KLOSSOWSKI Entre Marx et

Fourier
Par PIERRE KLOSSOWSKI.
Publié le 31 mai 1969

LORSQU'EN septembre 1940, Walter Benjamin décida de mettre fin à ses jours, estimant qu'il avait
perdu la partie - (par une sorte de pudeur, il avait négligé toutes les chances pour se mettre à l'abri),
- sans doute était-il loin de songer fût-ce une seconde qu'il priverait du même coup ses
contemporains de l'un des témoins les plus perspicaces de notre temps
Marxisant convaincu, mais d'une méfiance toujours en éveil à l'égard de toute application
dogmatique, d'une ironie mordante pour toute discrimination trop zélée, dénonçant maints faux pas,
- tenant à sauvegarder, dans sa vaste érudition à la mesure d'une sensibilité toute lyrique, ce qui dans
le passé constituait pour lui comme l'" ombre des biens à venir ". Parmi ces biens à venir figurait la
vision d'une société épanouie dans le libre jeu des passions. Sa nostalgie aspirait à réconcilier Marx
et Fourier.

J'ai rencontré Walter Benjamin au cours de l'une des réunions de Contre-Attaque - ainsi que se
dénommait l'éphémère fusion du groupe d'André Breton et de celui de Georges Bataille, en 1935.
Plus tard, il fut un auditeur assidu du Collège de sociologie, - émanation " exotérisante " du groupe
fermé et secret d'Acéphale - (cristallisé autour de Bataille, au lendemain de sa rupture avec Breton).
A partir de ce moment, il assistait parfois à nos conciliabules.
Déconcerté par l'ambiguïté de l'à-théologie " acéphalienne ", Walter Benjamin nous objectait les
conclusions qu'il tirait alors de son analyse de l'évolution intellectuelle bourgeoise allemande, à
savoir que la " surenchère métaphysique et poétique de l'incommunicable " (en fonction des
antinomies de la société capitaliste industrielle) aurait préparé le terrain psychique favorable à
l'expansion du nazisme. Pour lors, il tentait d'appliquer son analyse à notre propre situation.
Discrètement, il voulait nous retenir sur la " pente " ; malgré une apparence d'incompatibilité
irréductible, nous risquions de faire le jeu d'un pur et simple " esthétisme préfascisant ". Ce schéma
d'interprétation encore fortement teinté des théories de Lukacs, il s'y raccrochait pour surmonter son
propre désarroi et cherchait à nous enfermer dans ce genre de dilemme.

Aucune entente n'était possible sur ce point de son analyse dont les présupposés ne coïncidaient en
rien avec les données et les antécédents des groupements successifs formés par Breton et par
Bataille, en particulier celui d'Acéphale. En revanche, nous l'interrogions avec d'autant plus
d'insistance sur ce que nous devinions être son fond le plus authentique, soit sa version personnelle
d'un renouveau " phalanstérien ". Parfois il nous en parlait comme d'un " ésotérisme " à la fois "
érotique et artisanal ", sous-jacent à ses conceptions marxistes explicites. La mise en commun des
moyens de production permettrait de substituer aux classes sociales abolies une redistribution de la
société en classes affectives. Une production industrielle affranchie, au lieu d'asservir l'affectivité,
en épanouirait les formes et en organiserait les échanges ; en ce sens que le travail se ferait le
complice des convoitises, cessant d'en être la compensation punitive

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