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BALZAC,

LÉGITIMISTE OU
RÉVOLUTIONNAIRE ?
› Robert Kopp

« J’écris à la lueur de deux vérités éternelles : la religion,


la monarchie, deux nécessités que les événements
contemporains proclament, et vers lesquelles tout
écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre
pays. » Cette profession de foi, proclamée par Bal-
zac dans l’avant-propos dont il a fait précéder la Comédie humaine,
en 1842, n’a pas empêché Victor Hugo de déclarer, au moment des
obsèques du romancier, le 21 août 1850, au Père-Lachaise : « À son
insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette
œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolution-
naires. Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne.
Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espé-
rance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. (1) »

Lectures contradictoires

Il existerait donc deux Balzac : celui qui dit haut et fort ce qu’il
pense et celui qui parle sans savoir ce qu’il dit. Par conséquent, il y
a toujours eu deux lectures de Balzac, une qui fait de l’écrivain un
légitimiste, l’autre un révolutionnaire. L’une qui prend au pied de la

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lettre les intentions affichées par l’auteur dans ses préfaces ou dans ses
articles de journaux, l’autre qui cherche dans ses romans des aveux qui
auraient pu lui échapper malgré lui. Ce qui ne signifie aucunement
que tous les conservateurs auraient fait de Balzac leur porte-drapeau,
suivant l’exemple de Barbey d’Aurevilly, de
Robert Kopp est professeur de
Bourget ou de Maurras, ni que les progres- littérature française moderne à
sistes le reconnaissent unanimement comme l’université de Bâle. Dernières
un des leurs en l’annexant à leur cause, publications : Baudelaire, le soleil
comme font Engels, Lukacs et la critique noir de la modernité (Gallimard,
2004), Album André Breton
marxiste. Les oppositions sont à l’intérieur (Gallimard, coll. « Bibliothèque de
de chacun des camps : les conservateurs hos- la Pléiade », 2008), Un siècle de
tiles à Balzac sont aussi nombreux, à com- Goncourt (Gallimard, 2012).
› robert.kopp@unibas.ch
mencer par certains de ses contemporain,
comme Alfred Nettement, puis Paul Thureau-Dangin, l’historien de
la monarchie de Juillet, sans parler du Vatican, qui a mis la Comédie
humaine à l’index, que ne le sont les progressistes, Eugène Sue en tête,
reprochant à Balzac de ne pas « dire la cause de toutes ces infamies si
admirablement peintes par lui » (2).
Et chacun d’invoquer en faveur de sa thèse un certain nombre
de textes ou d’essayer de montrer que Balzac, malgré son apparente
« conversion » au légitimisme, au lendemain de la révolution de Juil-
let, n’a pas totalement renié le libéralisme de sa jeunesse, ni son intérêt
pour les saint-simoniens ou les fouriéristes, et que malgré les ruptures
et les reniements, il existe toujours aussi des continuités. Ce que per-
sonne, en revanche, ne met en doute, c’est que les idées politiques
affichées par Balzac aient évolué, que de révolutionnaires, elles soient
devenues réactionnaires et que l’écrivain ait pensé, un moment, à
devenir député, voire ministre, du parti légitimiste.
Certains critiques voient dans ce changement l’influence de
M  d’Abrantès, de la marquise de Castres ou encore de Mme Hanska,
me

son admiratrice polonaise, son égérie et enfin sa femme, rencontrée


pour la première fois autrement que par correspondance à Neuchâtel,
en 1833. Sans doute aussi ce que l’on a appelé « l’esthétisme social »
de Balzac a-t-il accentué le goût de l’auteur pour un régime aristocra-
tique, renforcé son horreur du bourgeois et son indifférence, voire son

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mépris, à l’égard des classes laborieuses. Sans doute, enfin, la lecture de


Louis de Bonald ou de Joseph de Maistre a pu le conforter dans cette
voie. Mais il y a plus. Balzac est avant tout un fervent partisan d’un
pouvoir stable et fort, ce qui a fait défaut à la Restauration et ce qui
manquait cruellement à ses yeux à la monarchie de Juillet.
D’ailleurs, rien de plus instable qu’une monarchie constitutionnelle,
à moins de s’appuyer sur une pairie héréditaire. Argument longuement
développé dans les « Lettres sur Paris », publiées dans le Voleur entre sep-
tembre 1830 et mars 1831, ainsi que dans l’Enquête sur la politique des
deux ministères, qui devait lui servir de programme électoral (3). Tout
en acceptant la révolution de Juillet « comme un fait », Balzac regrette
qu’elle n’ait pas été suivie par une reprise en main plus ferme, car « plus
la commotion a été vive, violente, et plus il faut de despotisme pour
restituer à la chose publique les caractères de la paix et de la tranquillité »
(4). Sinon, le pouvoir, « soumis à une constante discussion », est à la
merci d’intérêts partisans, car « toutes les majorités peuvent se vendre
et s’acheter » (5). C’est pourquoi, l’ancien libéral, même lorsqu’il est
devenu légitimiste, garde la nostalgie du « système de Napoléon ». Napo-
léon « professeur d’énergie », stabilisateur de la Révolution, organisateur
d’un pouvoir fort, capteur des forces jeunes de la France et dominateur
de l’Europe. « La conséquence d’une révolution quelconque est donc la
dictature – avait-il écrit dans la dernière de ses « Lettres sur Paris », du
29 mars 1831 – la grande faute de la révolution de Juillet est donc de ne
pas avoir donné trois mois de dictature au lieutenant général du royaume
pour asseoir fortement les droits du peuple et les droits du trône. (6) »

Balzac bonapartiste ?

Depuis l’inventaire qu’en a fait Hector Fleischmann, les jugements


de Balzac sur Napoléon ont fait couler beaucoup d’encre, tant ils sont
nombreux et variés (7). On se rappelle que sous la Restauration, libé-
raux et bonapartistes faisaient souvent cause commune, les deux s’oppo-
sant aux légitimistes au pouvoir. Contrairement aux libéraux, dont les
idées ne trouvaient guère à s’incarner dans quelque mythe populaire,

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les bonapartistes profitaient de la légende napoléonienne transmise


par ceux qui avaient participé à la grande épopée et dont le souvenir
était ravivé, dans les années 1820, par la publication des Mémoires de
Napoléon et du Mémorial de Sainte-Hélène d’Emmanuel de Las Cases,
qui furent parmi les plus grands succès de librairie de l’époque. À ce
mythe, Balzac sacrifie dès ses romans de jeunesse, écrits en collaboration
et publiés sous pseudonyme, ainsi dans le Centenaire ou dans l’Héritière
de Birague, mettant en scène un personnage romanesque promis à un
grand avenir : le grognard. Avec Goguelat, qui raconte au cours d’une
veillée la campagne de Russie, il sera au cœur du Médecin de campagne,
un des romans les plus conservateurs de Balzac, écrit au moment de sa
« conversion » au légitimisme, et où est affirmé avec force l’importance
de l’autorité illimitée du père et celle de la religion comme lien social
par excellence.
La politique réactionnaire de Joseph de Villèle, à la fin de la Restau-
ration, avait d’ailleurs provoqué une recrudescence de la ferveur bona-
partiste, comme en témoigne l’ode À la colonne de la place Vendôme de
Victor Hugo, publiée en 1827, et qui fait écho à un grave incident dans
les milieux diplomatiques. Les titres nobiliaires des généraux de l’Em-
pire avaient été supprimés par une clause secrète des traités de 1815. Or,
en 1827, lors d’une réception, l’ambassadeur d’Autriche fit annoncer les
maréchaux Soult et Oudinot sans leurs titres respectifs de duc de Dal-
matie et de Reggio, ce qui provoqua leur retrait immédiat. Épisode qui
nous fait sourire, mais nous fait mieux comprendre l’importance d’une
cérémonie comme celle du retour des cendres, en 1840, symbole d’une
politique de réconciliation voulue par Louis-Philippe (8).
Balzac fait partie des déçus de la révolution de Juillet. Les répu-
blicains qui traversent la Comédie humaine sont certes parmi les per-
sonnages les plus sympathiques, mais ce sont des utopistes qui n’ont
pas d’avenir. Ainsi Michel Chrestien, ardent saint-simonien, rêvant
d’une « fédération de l’Europe », membre actif du Cénacle, adorateur
muet de Diane de Maufrigneuse, meurt dans le soulèvement du 6 juin
1832, au lendemain des funérailles du général Lamarque, immorta-
lisées par Victor Hugo dans les Misérables. Voici comment Balzac le
décrit dans Illusions perdues :

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« Homme politique de la force de Saint-Just et de Dan-


ton, mais simple et doux comme une jeune fille, plein
d’illusions et d’amour, doué d’une voix mélodieuse qui
aurait ravi Mozart, Weber ou Rossini, et chantant cer-
taines chansons de Béranger à enivrer le cœur de poé-
sie, d’amour ou d’espérance, Michel Chrestien, pauvre
comme Lucien, comme Daniel, comme tous ses amis,
gagnait sa vie avec une insouciance diogénique. [...] Ce
gai bohémien de l’intelligence, ce grand homme d’État,
qui peut-être eût changé la face du monde, mourut au
cloître Saint-Merry comme un simple soldat. La balle de
quelque négociant tua là l’une des plus nobles créatures
qui foulassent le sol français. (9) »

Un personnage dont la probité et la candeur sont un tel handicap


dans le monde des Rastignac que Balzac le fait mourir à 30 ans.

Le grand homme est celui qui dure

Balzac sait que le cours de l’histoire est irréversible. Il sait aussi que
les idées, en politique, sont moins importantes que les rapports de
forces. Le grand homme politique, à ses yeux, est celui qui dure, celui
qui arrive à maintenir son pouvoir tout en assurant le bonheur public,
le bonheur général étant solidaire de l’ordre et l’ordre lui-même soli-
daire de la stabilité du pouvoir. Peu importe, au fond, que cet homme
s’appelle Napoléon ou Louis XVIII. Le rapprochement semble éton-
nant. Il illustre pourtant parfaitement la « conversion » du comte Fon-
taine, le vieux Vendéen du Bal de Sceaux, qui, « invariable dans sa
religion aristocratique » en avait « aveuglément suivi les maximes ».
Ayant refusé les avances de Napoléon, il sollicite toutefois vainement
Louis XVIII à son retour, qui, pour se maintenir sur le trône, ménage
d’abord les puissances nouvelles. Ce n’est qu’après les Cent-Jours qu’il
assouplit ses positions en devenant un des favoris du roi.

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« La nouvelle conscience politique du comte de Fontaine


était encore le résultat des conseils et de l’amitié du roi. Ce
prince philosophe avait pris plaisir à convertir le Vendéen
aux idées sages qu’exigeaient la marche du XIXe siècle et
la rénovation de la monarchie. Louis XVIII voulait fondre
les partis, comme Napoléon avait fondu les choses et les
hommes. Le roi légitime, peut-être aussi spirituel que son
rival, agissait en sens contraire. Le dernier chef de la mai-
son de Bourbon était aussi empressé à satisfaire le tiers
état et les gens de l’Empire, en contenant le clergé, que le
premier des Napoléon fut jaloux d’attirer auprès de lui les
grands seigneurs ou à doter l’Église. (10) »

Les principes au nom desquels Balzac fait ici l’éloge de Louis XVIII
sont les mêmes qui l’avaient conduit, dans Physiologie du mariage, à
faire l’apologie du machiavélisme de Metternich, qui déclarait :

« Un pouvoir est un être moral aussi intéressé qu’un


homme à sa conservation. Le sentiment de la conserva-
tion est dirigé par un principe essentiel, exprimé en trois
mots : ne rien perdre. Pour ne rien perdre, il faut croître,
ou rester infini ; car un pouvoir stationnaire est nul. (11) »

Dans les Deux Rêves, Balzac va plus loin encore, puisqu’il justifie,
dans un récit fantastique, il est vrai, et par la bouche de ses person-
nages, à la fois la Saint-Barthélémy, la révocation de l’édit de Nantes
et la Terreur, trois « crimes » commis au nom de la raison d’État, afin
de refaire l’unité du royaume (12).

« J’ai condamné les huguenots sans pitié, dit Marie de


Médicis, mais sans emportement, ils étaient l’orange pour-
rie de ma corbeille : reine d’Angleterre, j’eusse jugé de
même les catholiques, s’ils y eussent été séditieux. Pour que
notre pouvoir eût quelque vie à cette époque, il fallait dans
l’État un seul Dieu, une seule foi, un seul maître. (13) »

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Le premier ferment de dissolution a évidemment été introduit


dans la société par la Réforme.

« En appelant l’attention de tous les bourgeois sur les abus


de l’Église romaine, dit-elle, Luther et Calvin faisaient
naître en Europe un esprit d’investigation qui devait ame-
ner les peuples à vouloir tout examiner. [...] Il s’agissait bien
moins d’une réforme dans l’Église que de la liberté indé-
finie de l’homme qui est la mort de tout pouvoir. (14) »

Et Robespierre lui fait écho en présentant le jacobinisme et


la ­Terreur comme seuls moyens de garantir l’unité de la nation.
Qu’il s’agisse de Metternich invoquant Machiavel, de Napoléon et
Louis XVIII essayant d’équilibrer les partis, de Catherine de Médicis
et de Robespierre ayant recours à des méthodes « totalitaires », la visée
est à chaque fois la même : il s’agit d’unifier des forces contradictoires.

Quel avenir pour une France bourgeoise ?

Or la Révolution a emporté l’Ancien Régime, le Consulat et l’Em-


pire ont mis fin à la Révolution, l’Europe s’est coalisée contre l’Empire,
la Restauration a elle-même été balayée par une autre révolution. Mais
la fièvre générale qui a entraîné les intellectuels et les écrivains vers
l’action politique au lendemain des journées de Juillet est rapidement
retombée, sauf pour ceux qui ont participé à cette course aux places
dont Balzac se moque dans la Peau de chagrin. Sa propre carrière poli-
tique a d’ailleurs pris fin avant même d’avoir commencé. Il ne réus-
sit pas à persuader les légitimistes du bien-fondé de sa candidature.
Désormais, le romancier se contente de son rôle d’observateur à peine
partial et d’analyste impitoyable de la société bourgeoise qu’il a sous
les yeux. Il ne regarde qu’elle, ne s’intéressant ni aux classes laborieuses
ni aux paysans, qui représentent les trois quarts de la population fran-
çaise, sauf dans un de ses tout derniers romans, qui donne d’eux une
image peu flatteuse.

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Sa véritable force est de mettre à nu le fonctionnement de cette


bourgeoisie, de mettre à nu les mécanismes qui régissent son com-
portement. Il se livre donc, selon ses propres termes, à une véritable
« physiologie » et à une « pathologie de la vie sociale » de la France
entre 1800 et 1840 environ. Et le meilleur moyen pour comprendre
une société lui paraît être l’étude de ses mythes. La comédie sociale est
transparente pour celui qui sait lire les signes qu’elle émet malgré elle.
Prenons un exemple au hasard, la Vieille Fille, roman paru à la fin de
1836 en feuilleton dans le journal la Presse, que venait de fonder Émile
de Girardin (15). C’est le tout début de la presse à 40 francs (80 francs
auparavant), qui misait sur les petites annonces et la littérature pour
augmenter le nombre de ses lecteurs. Étaient particulièrement visés les
provinciaux et les femmes. La littérature devait donc servir d’appât, il
fallut donc qu’elle fût populaire. Comment s’y prendre ?

« Il faut d’abord et avant tout que la littérature soit


­amusante et utile. [...] Il faut l’autorité des grands noms
littéraires ; il faut la coopération des jeunes écrivains qui
s’avancent avec tant d’espoir et d’ardeur ; il faut l’appro-
bation et l’aide de ceux-là qui se sont retirés de la lice,
après l’avoir traversée glorieusement. (16) »

Et parmi les grands noms figure à cette époque Balzac qui, de sur-
croît, est le romancier préféré des femmes. Girardin signe donc avec
lui pour trois études de femmes.
La Vieille Fille raconte l’histoire de Rose Cormon, une demoiselle
d’Alençon qui ne voulait pas manquer le dernier moment de se marier,
car « la nature l’avait faite pour enfanter plusieurs fois ». Elle hésite
entre le chevalier de Valois, « une belle image des vieux restes du siècle
de Louis XV », autrement dit un débris de l’ancienne France, et le
sieur du Bousquier, « une belle image des gens qui ont fait des affaires
sous la République et qui sont devenus des libéraux sous la Restaura-
tion », c’est-à-dire un débris de la France nouvelle. Ne sachant pas lire
les mythes qui pourtant « nous pressent de toutes parts », «  servent
à tout » et « expliquent tout », elle fait le mauvais choix en épousant

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du Bousquier, causant ainsi « les effroyables malheurs de sa vie conju-


gale ». En effet, si elle n’avait pas été tout à fait ignorante en « anthro-
pologie » ou si au moins elle avait lu l’Art de connaître les hommes par la
physionomie de Gaspar Lavater, elle aurait, « en observateur instruit »,
remarqué le « nez prodigieux », « magistral et superlatif » du chevalier
de Valois, elle aurait écouté sa voix aux « sons amples et redondants ».
Elle aurait reconnu à ces signes « une organisation nerveuse, consé-
quemment vivace », malgré le « corps grêle » et le « teint blafard » du
personnage, qui, à première vue, n’annonçait pas une « forte santé ».
De même, elle ne se serait pas laissé abuser par la « riche muscula-
ture », le « poitrail de l’Hercule Farnèse » de du Bousquier, ni, surtout,
des rumeurs qui faisaient de lui le séducteur de Suzanne, car elle aurait
deviné son impuissance à son « nez aplati », à son « faux toupet » et à
sa voix de « spéculateur éreinté ».
À travers deux visages de la France, dont aucun ne dégage une
promesse d’avenir, puisque l’union de Mlle de Cormon restera stérile et
que le chevalier de Valois est tout au plus soupçonné d’avoir engrossé
une soubrette, Balzac suggère que la Révolution a conduit le pays dans
une impasse d’où même le légitimisme ne saurait le sortir, d’autant
qu’il témoignera finalement plus d’admiration à Napoléon qu’à la
branche aînée et qu’il ne sera jamais un démocrate (17).

Élites défaillantes et sans grandeur

La France, pour Balzac, est entrée dans une phase de médiocrité.


Sur ce point, il partage l’avis de Chateaubriand et de Tocqueville. Et la
formation des élites, telle qu’elle est pratiquée dans les grandes écoles, ne
permettra pas de la mettre sur les rails de la modernité. La critique qu’en
fait le polytechnicien déçu Grégoire Gérard dans le Curé de village, autre
roman paraissant dans la Presse, mais en 1839, est sans appel :

« La Belgique, les États-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre,


qui n’ont pas d’écoles polytechniques, auront chez elles
des réseaux de chemins de fer, quand nos ingénieurs en

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seront encore à tracer les nôtres, quand de hideux inté-


rêts cachés derrière des projets en arrêteront l’exécution.
On ne pose pas une pierre en France sans que dix pape-
rassiers parisiens n’aient fait de sots et inutiles rapports.
Ainsi, quant à l’État, il ne tire aucun profit de ses écoles
spéciales ; quant à l’individu, sa fortune est médiocre, sa
vie est une cruelle déception. (18) »

Le regard que Balzac pose sur la France de la Restauration et de la


monarchie de Juillet est sans complaisance. Il dénonce avec lucidité les
déséquilibres croissants qui existent entre Paris et la province, observe
la désertification des campagnes, décrit la fuite des talents vers la capi-
tale, note la prolifération du cancer bureaucratique, s’inquiète de l’ap-
pauvrissement des classes populaires, fustige le règne de l’argent qui
imprime désormais sa loi à toute la société. Or, faire de lui par avance
un critique du capitalisme paraît largement exagéré. En revanche, la
France qu’il décrit est bien celle dont est sortie la France d’aujourd’hui,
marquée à jamais par son passé monarchique et les rêves de l’Empire.
Pour Balzac aussi, la France ne pouvait être la France sans la grandeur.
Il n’est jamais trop tard pour le relire et, vu l’ampleur de son œuvre,
chacun est sûr de découvrir un texte qu’il ne connaît pas encore et
dont l’actualité lui réservera de nombreuses surprises.
1. Honoré de Balzac, la Comédie humaine, édition publiée sous la direction de Pierre-Georges Castex,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome I, 1976, p. 13. Victor Hugo, Œuvres complètes, sous la
direction de Jean Massin, Club français du livre, tome VII, 1968, p. 317.
2. Cité par Bernard Guyon, la Pensée politique et sociale de Balzac, seconde édition augmentée, Armand
Colin, 1967, p. 795.
3. Tous ces textes, excellemment présentés et annotés par Roland Chollet et René Guise, figurent dans le
tome II des Œuvres diverses, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996.
4. Honoré de Balzac, « Enquête sur la politique des deux ministères », in Œuvres diverses, tome II, op. cit.,
p. 1003.
5. Honoré de Balzac, « Du gouvernement moderne », texte de septembre 1832, destiné au journal légiti-
miste le Rénovateur, qui avait précédemment publié son « Essai sur la situation du parti royaliste », mais
qui n’a pas accepté le texte, qui n’a été révélé qu’en 1900 par le vicomte de Lovenjoul et figure désormais
dans le tome II des Œuvres diverses, op., cit., p. 1066-1083.
6. Idem, p. 978.
7. Hector Fleischmann, Napoléon par Balzac. Récits et épisode du Premier Empire tirés de la Comédie
humaine, Librairie universelle, 1913. Voir également, parmi beaucoup d’autres publications, Maurice Des-
cotes, la Légende de Napoléon et les écrivains français du XIXe siècle, Minard, 1967, et Jean Tulard, le
Mythe de Napoléon, Armand Colin, 1971, coll. « U ».
8. Voir Jean Tulard, « Le retour des Cendres », in les Lieux de mémoire, Gallimard, coll. « Quarto », tome II,
1997, p. 1729-1753.
9. Honoré de Balzac, Illusions perdues, la Comédie humaine, in Œuvres diverses, tome V, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 317.
10. Honoré de Balzac, le Bal de Sceaux, Scènes de la vie privée, in Œuvres diverses, tome I, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 117.

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balzac, légitimiste ou révolutionnaire ?

11. Honoré de Balzac, Physiologie du mariage, Études analytiques, in Œuvres diverses, tome XI, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 1053.
12. Récit publié le 8 mai 1830 dans la Mode puis, en décembre 1830, dans la Revue des Deux Mondes,
sous le titre « Le Petit Souper. Conte fantastique », et enfin incorporé dans les Études philosophiques, où
il constitue la troisième partie de Sur Catherine de Médicis.
13. Honoré de Balzac, la Comédie humaine, in Œuvres diverses, tome XI, op., cit., p. 450.
14. Idem, p. 452.
15. Sur cet événement capital pour l’histoire culturelle, voir Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty, 1836.
L’an I de l’ère médiatique : étude littéraire et historique du journal la Presse d’Émile de Girardin, Nouveau
Monde Éditions, 2001.
16. Samuel-Henri Berthoud, « Lectures du soir », dans le Musée des familles, fondé par Émile de Girardin
en 1833 comme pendant au Journal des connaissances utiles et qui servait de banc d’essai à la nouvelle
littérature industrielle, avril 1834.
17. Pour une étude détaillée des mythes modernes mis en place dans la Vieille Fille, je me permets de
renvoyer à mon édition commentée, Gallimard, coll. « Folio », 1978.
18. Honoré de Balzac, le Curé de village, la Comédie humaine, in Œuvres diverses, tome IX, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 805.

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