Vous êtes sur la page 1sur 9

Phalangistes et réactionnaires

dans la littérature espagnole

C ela fait longtemps que les ouvrages traitant de l’engagement des


écrivains relèvent d’un sous-genre littéraire qui exprime à la fois
l’ardeur moralisatrice de ceux qui le cultivent et la stigmatisation de
l’œuvre, quelle qu’elle soit, des auteurs qualifiés habituellement de « po-
litiquement compromis ». Mais il n’est pas rare qu’on abuse de la condi-
tion académique pour régler des comptes avec le passé, spécialement
lorsque celui-ci, sans être encore devenu complètement irréel, s’est
détaché de l’actualité comme l’écorce inerte d’un arbre. Tout est, sem-
ble-t-il, permis en Europe, et personne n’est censé se justifier pour ce
qu’il dit ou écrit, car la profonde idéologisation qui a altéré durant plus
d’un siècle le sens de la réalité constitue pour ainsi dire une grille
limpide de valeurs évidentes par elles-mêmes. On dit que les souffrances
des hommes et des peuples du XXe siècle nous ont douloureusement
enseigné ce que l’on doit ou ne doit pas penser, traçant ainsi en dernier
ressort une ligne infranchissable entre un bien et un mal absolus, entre
les beaux esprits et les ennemis de l’humanité. L’histoire ne serait donc
pas autre chose qu’une grande Cause venant répartir les rôles de ma-
nière inégale, entre vainqueurs et vaincus : les uns ne pouvant trouver de
salut qu’en acceptant de chanter des palinodies pour prouver publique-
ment leur repentir ; les autres jouissant avec un bonheur autosatisfait de
se savoir du côté de la justice. Une dichotomie aussi élémentaire permet
malgré tout de souligner le caractère complémentaire des deux arché-
types spirituels qui ont respectivement profité ou souffert dans leur
propre chair des folies de la raison politique : l’intellectuel dénonciateur
et le réactionnaire, dichotomie qui a pour corollaire la distinction entre
l’engagement de la gauche (l’amour de l’humanité) et celui de la droite
(la trahison). Les philosophes les plus représentatifs de l’une et de l’autre

CATHOLICA — HIVER 2003-04 131


J ERÓ NIMO M OL INA

position pourraient être Jean-Paul Sartre et Martin Heidegger, sur les-


quels on a écrit jusqu’à la saturation1.
Malgré le légendaire vae victis !, on peut dire que, du point de vue de la
politique contemporaine, ce n’est qu’assez récemment que la persécution
des vaincus s’est transformée en vengeance implacable. Avec tous leurs
défauts, les moyens déployés par la politique libérale classique — régie,
comme le rappelait Julien Freund, par la convention constitutionnelle
du « tiers inclus », y compris dans les situations d’exception — présentaient
un certain aspect ludique2, incompatible avec le sérieux et la gravité que
Schmitt attribuait au politique3. Les intellectuels (idéologues, lettrés,
journalistes et conspirateurs divers) dont la cause était perdue ne se
risquaient guère en général à supporter les inconvénients de l’exil, au-
quel ils ne se résolvaient que lorsque la véritable agitation débutait,
parfois alertés par leurs propres adversaires. Punitions que l’on considé-
rera comme douces si on les compare aux mesures d’épuration que
subirent un grand nombre d’entre eux après la Seconde Guerre mon-
diale. Dans le pire des cas, ce fut une purge regrettable, qui ne fut
cependant jamais érigée au rang de politique d’Etat4. L’exil de Miguel de
Unamuno, décrété par le général Primo de Rivera, à l’île de Fuerteventura
(1924), d’où il s’échappa de manière volontaire et sans véritable opposi-
tion vers Paris, n’a absolument rien à voir avec les assassinats politiques
(« paseos ») de Ramiro de Maeztu ou de Federico García Lorca (1936),
l’exécution de Robert Brasillach (1945) ou l’attentat qui coûta la vie à
Giovanni Gentile (1944).
Malheureusement, le destin des écrivains ou artistes qui, après la
Seconde Guerre mondiale, ont été ajoutés à la liste, selon les pays, des
« collaborateurs », « nationaux-socialistes », « fascistes », « phalangistes » (ou
« franquistes ») ne semble pas avoir de relation claire avec un jugement
de la Providence sur leurs vertus littéraires, ni même avec ce qui valut en
d’autres temps à l’homme de lettres la condition d’écrivain maudit. Tel

1. Depuis la parution de Víctor Farias, Heidegger et le nazisme, Paris, LGF, 1989 [nouvelle édition
corrigée], la campagne de diffamation intellectuelle la plus remarquable a été celle dirigée contre
Carl Schmitt. Sur ses derniers rebondissements, voir Alain de Benoist, « Carl Schmitt et les sa-
gouins », dans Eléments pour la civilisation européenne, n. 100, octobre 2003.
2. Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1998.
3. Cf. Carl Schmitt, La Notion du politique, Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992.
4. Sur la première tentative enregistrée en Europe occidentale d’un harcèlement politique systé-
matique de l’« ennemi » et d’assassinats massifs (politique étatique), ce que fut seulement une
partie de la persécution religieuse, on pourra lire le livre récent et bien documenté de César
Vidal, Checas de Madrid. Las cárceles republicanas al descubierto [Les tchékas de Madrid. Les
prisons républicaines à découvert], Barcelone, Belacqua/Carroggio, 2003.

132 CATHOLICA — HIVER 2003-04


P HALANGISTES ET RÉACT IO NNAI RES. ..

fut le cas de Knut Hamsun, par exemple, ou de Louis-Ferdinand Céline,


Ernst Jünger, Curzio Malaparte et, dans un autre registre artistique, Leni
Riefenstahl. Au siècle de la politique idéologisée, le crédit littéraire a
dépendu trop fréquemment d’une distribution du pouvoir entre amis et
ennemis, en confondant canons littéraires et littérature aux ordres, ce
qui expose trop facilement cette dernière à l’inévitable « renversement
des alliances ». D’autre part, il est toujours très choquant que ce qui agit
dans certains cas comme un motif de stigmatisation puisse apparaître
comme méritoire dans d’autres. Ainsi, tandis que Brasillach fut politi-
quement inculpé d’« intelligence avec l’ennemi »5, le poète espagnol Rafael
Alberti, grâce à ses services rendus à la cause stalinienne, put acquérir une
place privilégiée dans le panthéon des mythes de la transition espagnole
même une fois que sa poésie commença à devenir répétitive6.
Le cas de l’Espagne présente peut-être un certain intérêt si on le compare
à la situation d’autres pays européens où, malgré la censure médiatique,
on se penche par écrit et par oral, comme sur un objet digne d’attention,
sur les auteurs politiquement engagés aux côtés des puissances vaincues
lors de la Seconde Guerre mondiale. Il y a certainement une singularité
hispanique sur ce terrain, puisque, malgré le temps écoulé, il n’est pas
facile de trouver des études sereines et objectives sur quelques figures
notables de la culture espagnole du XXe siècle7. L’explication conven-
tionnelle de ce phénomène reste superficielle : un certain esprit de re-
vanche intellectuelle est de toutes les époques — à un régime et à son
iconographie succèdent un autre régime et une autre iconographie. La
terrible polémique espagnole autour de ses écrivains fascistes ou fasci-
sants, à laquelle ont participé une poignée d’auteurs par ailleurs très
bien documentés8, ne s’est pas encore attelée à un fait politique capital :

5. Voir Alice Kaplan, Intelligence avec l’ennemi. Le procès Brasillach, Paris, Gallimard, 2003.
6. Sur les « intelligences avec l’ennemi » (stalinien) du parti républicain durant la guerre d’Espagne, le
lecteur obtiendra d’intéressantes précisions dans les deux derniers titres de la nouvelle historio-
graphie espagnole : Pío Moa, Los Mitos de la Guerra civil española, Madrid, La Esfera de los
libros, 2003 ; et Ricardo de la Cierva, Historia actualizada de la Segunda República y la Guerra de
España (1931-1939), Madrid, Fénix, 2003.
7. L’« oubli » coupable auquel on a soumis la plus importante promotion de juristes et écrivains
politiques espagnols du siècle dernier, la Escuela española de Derecho político (1935-1969) [L’E-
cole espagnole du droit politique] — entre autres : Javier Conde, Carlos Ollero, Luis Díaz del
Corral, Rodrigo Fernández-Carvajal et, près d’eux, Fernández de la Mora — est l’exemple par-
fait d’une attitude intellectuelle irresponsable, mais aussi de l’ingratitude humaine.
8. Bien qu’ils ne soient pas totalement étrangers à un certain esprit sectaire, spécialement dans le
cas de seconde référence qu’on citera ci-après, qualifiée de Nuremberg policé, on peut encore
considérer comme ouvrages de référence ceux de José-Carlos Mainer, Falange y literatura, Bar-
celone, Labor, 1971 ; Julio Rodríguez Puértolas, Literatura fascista española, 2 vol., Madrid, Akal,
1986 ; et André Trapiello, Las Armas y las letras, Barcelone, Planeta, 1994.

CATHOLICA — HIVER 2003-04 133


J ERÓ NIMO M OL INA

celui de la reconstruction nationale, à partir de 1936-39, période fonda-


trice d’où est sortie une dictature constituante de développement qui,
avec toutes les caractéristiques idéologiques de l’époque, mais en même
temps en les dépassant, a finalement donné une structure étatique à la
forme politique traditionnelle de l’Espagne, avec la nationalisation de la
dynastie des Bourbons et l’instauration d’une monarchie nouvelle9.
Cette guerre fut, qu’on le veuille ou non, le début d’un changement
politique projeté dans l’avenir. C’est ce que démontre, a contrario, l’abon-
dante littérature antifranquiste. Accepter les conséquences de sa Révolu-
tion, nationaliser ses symboles (Marianne, le drapeau tricolore, etc.)
demanda à la France plus d’un siècle. Au nom de quoi l’Espagne échap-
perait-elle à cette règle de l’histoire des nations ? Quelques signes dans
cette direction laissent cependant espérer une reconstruction historio-
graphique10.
Il est nécessaire de passer par tous ces préliminaires au moment d’évo-
quer un ouvrage qui traite de la littérature phalangiste, car il n’existe pas
de philologue ou de spécialiste qui ne recourre à des lieux communs de
l’historiographie politique sur le franquisme. Tout examen relatif aux
œuvres de cette catégorie doit donc se diviser en une critique politique
(externe) d’une part, et une analyse strictement littéraire (interne) d’au-
tre part. C’est ainsi qu’il convient d’aborder la lecture de La Corte
literaria de José Antonio11, de Mónica et Pablo Carbajosa, l’un des der-
niers livres parus sur le sujet en Espagne. Il n’est certes pas unique,
puisqu’il a coïncidé avec la publication de la traduction espagnole de
l’Habilitationsschrift de Mechthild Albert, actuellement professeur à l’U-
niversité de la Sarre, Vanguardistas de camisa azul [L’avant-garde à la
chemise bleue], sur l’évolution littéraire des phalangistes Tomás Borrás
(1891-1976), Felipe Ximénez de Sandoval (1903-1978), Samuel Ros
(1904-1945) et Antonio de Obregón (1909-1945), qui étudient com-
ment leur « avant-garde déshumanisée » laissa la place à la « littérature

9. Pour plus de détails, voir J. Molina, « Raymond Aron y el régimen de Franco », dans Razón
española, n. 121, septembre-octobre 2003, spécialement pp. 206-211.
10. Le très singulier négationnisme espagnol, qui existe encore et recrute ses adeptes tant à droite
qu’à gauche, soutient comme doctrine officielle l’impossibilité d’une continuité entre le régime
actuel et l’Espagne d’avant le 18 juillet. Dans cinquante ans, un tel enfouissement de l’histoire
nationale deviendra un objet d’étude.
11. Mónica Carbajosa et Pablo Carbajosa, La Corte literaria de José Antonio. La primera generación
cultural de la Falange, Barcelone, Crítica, 2003.

134 CATHOLICA — HIVER 2003-04


P HALANGISTES ET RÉACT IO NNAI RES. ..

de propagande » sur la guerre civile12. Ce qui donne un intérêt particu-


lier au livre des Carbajosa est sans doute le fait qu’il soit ordonné autour
de la figure de José Antonio Primo de Rivera, dont on a fêté le centenaire
cette année13. Les auteurs croient comme de coutume nécessaire d’ap-
porter des justifications, pour la galerie, à un travail très bien documen-
té, agréable à lire, et qui en réalité se défend très bien tout seul. Ils
précisent ainsi que la « réhabilitation littéraire [de ces écrivains] n’en-
traîne d’aucune manière leur réhabilitation morale »14 et qu’il s’agit
dans tous les cas d’un « corpus [littéraire] déjà normalisé par l’Académie
espagnole »15. Si le premier point est louable, le second est beaucoup
moins évident ; si c’était le cas, les auteurs n’estimeraient pas nécessaire
de multiplier ce genre d’affirmations. Ce qui ne fait pas de doute, c’est
que les deux auteurs veulent être véridiques et éviter tout sectarisme,
qualités qui honorent de manière certaine cet ouvrage. Par ailleurs, plus
que telle ou telle limite occasionnelle (existe-t-il un livre pouvant préten-
dre ne pas en avoir ?), ce qu’on ressent le plus dans cette étude, c’est tout
ce qu’elle doit à d’autres auteurs, particulièrement aux historiens
consensuels16, que les intéressés considèrent comme acceptables. Ainsi

12. M. Albert, Vanguardistas de camisa azul, Madrid, Visor, 2003. Le professeur Albert a également
édité Vencer no es convencer. Literatura e ideología del fascismo español [Vaincre n’est pas convain-
cre. Littérature et idéologie du fascisme espagnol], Madrid-Francfort, Vervuert-Iberoamericana,
1998. Ces pages sont le recueil de communications lues à Iéna lors de journées organisées en
1997 sur le thème « Littérature et culture du fascisme espagnol ». Leur contenu est très inégal ;
on y trouve des textes informatifs (sur le sefardi dans l’œuvre d’Ernesto Giménez Caballero) et
quelques libelles infamants (sur le théâtre de Juan Ignacio Luca de Tena ou sur l’art du roman
chez Fernando Vizcaíno Casas).
13. L’ignorance de cet anniversaire dans les moyens de communication n’a pas empêché une florai-
son éditoriale autour de la figure de l’« Absent ». Edités durant ces derniers mois : E. de Agui-
nada et S. G. Payne, José Antonio Primo de Rivera, Barcelone, éditions B, 2003 ; A. Gómez
Molina, Las Gafas de José Antonio [Les lunettes de J.A.], Madrid, Actas, 2003 ; M. Parra Celaya,
José Antonio Eugenio d’Ors : Falangismo y catalanidad, Madrid, Plataforma 2003, 2003 ; José
A. Baonza, José Antonio Primo de Rivera. Historia de una familia, Madrid, La Esfera de los libros,
2003. Présente également un grand intérêt, au-delà de son contenu inégal, la collection in fieri,
« Biblioteca del Centenario », patronée par la « Plataforma 2003 » (www.plataforma2003.org) :
A. Imatz, José Antonio : Falange española y el nacionalsindicalismo, Madrid, Plataforma 2003,
2003 ; M. Simancas Tejedor, José Antonio : génesis de su pensamiento, Madrid, Plataforma 2003,
2003 ; J. Suárez Álvarez, Introducción a José Antonio, Madrid, Plataforma 2003, 2003 ; J. M. Gar-
cía de Tuñón Aza, José Antonio y los poetas, Madrid, Plataforma 2003, 2003. Remarquable mais
ardu, le travail bibliographique de J. Díaz Nieva et E. Uribe Lacalle, José Antonio : visiones y revi-
siones. Bibliografía de, desde y sobre José Antonio Primo de Rivera, Madrid, Plataforma 2003, 2002.
14. M. et P. Carbajosa, La Corte literaria de José Antonio, op. cit., p. XIX.
15. M. et P. Carbajosa, La Corte..., op. cit., p. XXIII.
16. Les auteurs développent occasionnellement leur argumentation en s’appuyant sur l’essayiste
Gregorio Morán, auteur de livres comme El maestro en el erial. Ortega y Gasset y la cultura del
franquismo (Barcelone, Tusquets, 1998), aux antipodes d’une critique sérieuse de la culture, et
sur les opinions souvent frivoles de Francisco Umbral, grand romancier mais critique littéraire
très discret.

CATHOLICA — HIVER 2003-04 135


J ERÓ NIMO M OL INA

la « théorie politique du régime », qui est sous-jacente à ces pages et qui,


comme nous l’avons suggéré, conditionne la « théorie littéraire de la
génération de la Phalange », n’est qu’un catalogue de lieux communs ;
pour n’en citer que deux exemples caractéristiques : l’assimilation de la
Phalange au fascisme, et la « disparition des médias culturels avec l’avè-
nement du régime de Franco »17, corollaire du prétendu « désert de la
culture espagnole » de ces années-là.
Le livre des Carbajosa expose le parcours d’une petite pléiade d’écri-
vains dont les destins littéraires, bien que d’origines géographique (Ma-
drid, provinces) ou idéologique (de la gauche socialiste à la droite
monarchiste) différentes, restèrent liés à Madrid durant les quelques
années où l’élite politique modérée sut maintenir la Constitution et
l’ordre républicains18, autour de la figure de José Antonio. Pedro Mour-
nale Michelena (1888-1958), Jacinto Miquelarena (1891-1962), Rafael
Sánchez Mazas (1894-1966), Eugenio Montes (1897-1982), Luys Santa-
marina (1898-1980), Ernesto Giménez Caballero (1899-1988), Agustín
de Foxá (1903-1959), Samuel Ros, José María Alfaro (1906-1994), et
Dionisio Ridruejo (1912-1975), qui constituent la distribution, ne for-
ment pas à proprement parler une « génération », ni littéraire, ni chro-
nologique, peut-être même pas un « groupe ». Or nos auteurs
parviennent à en parler comme de la « cour » des écrivains qui entourait
le fondateur de la Phalange espagnole, qui inventa son « style » et qui,
une fois la guerre terminée, cultiva, presque toujours dans les sphères
extérieures au pouvoir effectif, le mythe de l’« Absent » et d’une intelli-
gence et d’une entreprise politiques brisées19. Ce qui fut déterminant
pour eux aura été de se retrouver dans les réunions et les dîners de
l’époque — Tertulia de la Ballena Alegre, Cenas Carlomagno — lieux

17. M. et P. Carbajosa, La Corte literaria de José Antonio, op. cit., p. 301.


18. Démythifiant, le livre de Pío Moa, Los Personajes de la República, Madrid, Encuentro, 2000.
19. Si l’on suit ce modèle, on pourrait alors rajouter Ximénez de Sandoval, Tomás Borras et Antonio
de Obregón. Cf. M. Albert, Vanguardistas de camisa azul. Et également le grand romancier na-
varrais Rafael García Serrano (1917-1988), qui, s’il n’a pas traité directement de José Antonio,
s’était bien associé aux activités de la Phalange depuis octobre 1934, et qui rédigea son premier
roman élégiaque, Eugenio o la proclamación de la primavera [Eugène ou la proclamation du
printemps] (1938), pour écrire la mémoire épique du leader fusillé à Alicante. Sa manière d’é-
crire est à l’opposé de la « littérature plaintive et lâche » sur la guerre civile (cf. P. et M. Carbajosa,
op. cit., p. 149). Celle de García Serrano était, selon ce qu’il disait lui-même, une « guerre en bras
de chemise », sympathique, enthousiaste et romantique. Le maître de cette vision juvénile de la
guerre, aux antipodes d’E.-M. Remarque, est présente dans toutes les œuvres du Navarrais, dès
son superbe La Fiel Infantería [La fidèle infanterie], qui, en 1943, reçut le « Prix national José
Antonio » avant d’être censuré et retiré des librairies. Mais ce n’est pas, loin de là, un cas isolé.
Œuvre également magnifique, celle du sous-lieutenant de réserve Francisco Cavero y Cavero,
Con la segunda bandera en el frente de Aragón [Avec le 2e Légion sur le front d’Aragon] (1938).

136 CATHOLICA — HIVER 2003-04


P HALANGISTES ET RÉACT IO NNAI RES. ..

célèbres de la culture d’un Madrid déjà transformé en ville du cinéma


avant-gardiste20, et qui était également en train de s’européaniser dans
sa partie nord avec l’aménagement urbain des Nouveaux Ministères.
L’œuvre de cette « cour » que la guerre dispersa — à l’abri des ambas-
sades madrilènes ou des prisons, rarement sur le front — et que l’après-
guerre disperse définitivement, fut le résultat non seulement d’une
« volonté de style », mais également des règles du jeu entre ses membres.
Sur ce point, les auteurs de cet essai n’ont mis en valeur que de manière
superficielle la continuité profonde qui unit leurs écrits, par-delà leur
évolution fascisante. Ceci est particulièrement évident en ce qui
concerne le groupe basque (Mourlane, Miquelarena et Sánchez Mazas)
qui, plongé dans le classicisme italianisant et l’esthétique de l’Ecole
romane de Jean Moréas, fit ses débuts avec la revue Hermès et la poésie
de Ramón de Basterra. On peut dire également la même chose du plus
singulier des auteurs évoqués, Giménez Caballero, qui introduisit le sur-
réalisme en Espagne, fonda le premier ciné-club, et fut un brillant
adepte, presque solitaire avec le catalan Luys de Santamarina, de la
littérature des anciens combattants (Notas marruecas de un soldado,
1923), précurseur effectif, enfin, avec Sánchez Mazas, Ledesma Ramos et
quelques autres, du nationalisme hispanique de source régénération-
niste21, imprégné durant les années 1930 de la rhétorique fasciste et
catalyseur du phalangisme.
En réalité, le personnage central de ce livre n’est pas tant José Antonio
— dont est esquissé un portrait très bref et pas toujours bien précis
puisque sont ignorées les véritables conditions intellectuelles dans les-
quelles il est intervenu — que Sánchez Mazas, à la biographie singu-
lière22. Ce dernier eut un destin littéraire surprenant, se retrouvant
ministre sans portefeuille durant un an (1939-1940) — distinction que
ne mérita aucun des autres, qui atteignirent leur sommet politique dans
la neutralité idéologique de quelque fonction diplomatique, parfois im-

20. Cf. Esencia de verbena [Essence de verveine], court-métrage réalisé en 1930 par Ernesto Giménez
Caballero, dans lequel apparaît l’écrivain Ramón Gómez de la Serna.
21. On appelle régénérationnisme la tentative de renouveau qui se manifesta dans la littérature
espagnole sous l’impulsion de la génération de 1898, non sans quelques analogies avec l’œuvre
de Barrès à la même époque. [Ndt]
22. Son exécution manquée, presque à la fin de la guerre, grâce au charitable silence d’un milicien,
a été mise en roman avec talent par J. Cercas, Les Soldats de Salamine, Arles, Actes Sud, 2002.

CATHOLICA — HIVER 2003-04 137


J ERÓ NIMO M OL INA

posée comme une sorte de douce condamnation à l’exil23 — puis se


retira rapidement de la vie politique. Sánchez Mazas, auteur de La Vida
nueva de Pedrito de Andía (1951) et de Rosa Krüger (1984, posthume),
pourrait bien être l’écrivain le plus représentatif de la cour de José
Antonio. Un important travail journalistique qui précède et accom-
pagne son incursion en politique, la récupération de quelques symboles
phalangistes, sans la capacité d’influencer en fin de compte les décisions
politiques et, en dernier lieu, un art du roman incomplètement recon-
nu : voilà ce qui reste de tout cela.
JERÓNIMO MOLINA
Université de Murcie

à signaler
✒ JERÓNIMO MOLINA, « La ciencia política de Rodrigo Fernández-Carvajal » in
Empresas políticas, n. 2, 1er semestre 2003, pp. 49-57
L’Espagne est un pays où la philosophie du droit, et en particulier du « droit
politique », est restée très active pendant le XXe siècle, et notamment sous la
période franquiste. Des influences variées se sont fait sentir, aussi diverses que
celles de Leo Strauss, Carl Schmitt ou Julien Freund. Ce numéro du semestriel
publié par la revue semestrielle de Murcie — dont le titre est repris de l’œuvre
majeure du cardinal Saavedra Faxardo (1584-1648) —le laisse entrevoir, avec
des articles sur une série d’auteurs très méconnus de ce côté-ci des Pyrénées, tel
Javier Conde, le grand théoricien du « caudillaje » du général Franco, et Rodrigo
Fernández-Carjaval. Ce dernier, mort en 1997, fut un intellectuel de grande
envergure qui s’efforça de donner un sens à la notion fort imprécise de science
politique, en la ramenant à ses fondements philosophiques, plus précisément
au concept de philosophie pratique, autrement dit à la Politique dans le sens où
Aristote et plus encore saint Thomas l’ont exposée, en tant que sagesse du
comportement humain, relevant de la praxis et non de la poiesis (c’est-à-dire de
la technique, ou de la physique sociale). C’est à faire connaître cet effort que
Jerónimo Molina s’attache ici, autour de l’œuvre principale du penseur, El
Lugar de la ciencia política (1981). Notons dans le même numéro de la revue
Empresas políticas, la présentation d’un autre grand penseur juridico-politique
espagnol, Francisco Elías de Tejada, par Miguel Ayuso.

23. Tel fut le cas de Giménez Caballero, destiné pendant un temps à l’ambassade d’Espagne au
Paraguay. Cet écrivain singulier eut peut-être l’habileté de se mettre mal avec tout le monde et
malgré cela, il reste encore aujourd’hui l’une des figures littéraires les plus injustement maltrai-
tées de cette époque.

138 CATHOLICA — HIVER 2003-04


P HALANGISTES ET RÉACT IO NNAI RES. ..

✒ ESTANISLAO CANTERO, « Sobre Acción española y la falsificación de la


historia », Anales de la Fundación Francisco Elías de Tejada, VIII/2002,
Madrid 2002, pp. 131-176
Faisant écho à l’apparition de l’Action française au-delà des Pyrénées, la revue
Acción Española fut publiée en Espagne à l’initiative de l’écrivain Ramiro de
Maeztu, servant de pôle de référence à toute une pensée littéraire et politique
antilibérale. Plusieurs livres ont été écrits ces dernières années sur le sujet.
Citons Acción española. Teología política y nacionalismo autoritario en España
(1913-1936), de Pedro Carlos González Cuevas (Tecnos, Madrid, 1998), et Raúl
Morodo, Los orígenes ideológicos del franquismo : Acción española (Alianza Uni-
versidad, Madrid, 1985), l’un et l’autre assez tendancieux du fait de confusions
entretenues, dans un sens « politiquement correct », entre conservatisme tradi-
tionnel et fascisme. Dans le présent article, très substantiel, E. Cantero se livre à
une réfutation point par point des affirmations de R. Morodo, qui rangeait
Ramiro de Maeztu parmi les disciples d’Oswald Spengler, le grand penseur de la
décadence. La richesse de la discussion menée par l’auteur permet de mieux
comprendre le climat intellectuel très vivant de la première moitié du siècle
passé en Espagne, et de saisir ici encore la différence spécifique du traditiona-
lisme politique de ce pays. B.D.

CATHOLICA — HIVER 2003-04 139

Vous aimerez peut-être aussi