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LES ORIGINES DE ,

LA POSTMODERNITE
Collection dirigée par François Cusset
et Rémy Toulouse

Titre original : The Origins of Postmodemity, Verso, Londres, 1998.


©1998, Verso
© 2010, Les Prairies ordinaires pour la traduction française

206, boulevard Voltaire 75011 Paris


Diffusion : Les Belles Lettres
ISBN : 978-2-35096-018-0
Réalisation : Les Prairies ordinaires
Conception graphique : Maêlle Dault
Révision du manuscrit : Lara Khattabi
Impression : Normandie Roto Impression s.a.s.
Perry Anderson

LES ORIGINES DE
LA POSTMODERNITE
traduit de l'anglais par Natacha Filippi
et Nicolas Vieillescazes

LES P R A I R I E S O R D I N A I R E S
COLLECTION • PENSER/CROISER •
Avant-propos

Cet essai devait initialement tenir lieu d'introduction à un recueil


de textes de Fredric Jameson, The Cultural Turn. D est finalement
devenu trop long pour remplir cet office, mais je n'ai pas souhaité,
en le publiant de manière autonome, en modifier la forme : mieux
vaut donc le lire en relation avec le volume dont il s'inspire. Bien que
je n'aie jamais, par le passé, écrit sur des œuvres pour lesquelles je
n'avais pas une certaine admiration, c'est toujours un élément de
résistance qui m'a poussé à écrire. L'admiration intellectuelle est
une chose, l'affinité politique en est une autre. Ce petit livre tente
d'atteindre autre chose, quelque chose qui m'a toujours semblé
difficile : rendre compte de la réussite d'un auteur avec lequel je
ne possède sans doute pas une distance suffisante. Je n'ai pas la
certitude d'y être parvenu. En tout cas, j'espère que cette tenta-
tive encouragera à un débat plus large sur les travaux de Jameson,
débat qui aurait dû avoir lieu depuis longtemps.
Le titre de cet ouvrage renvoie à un double objectif. Son prin-
cipal but est de proposer une analyse plus historique que celles dont
nous disposons sur les origines de l'idée de postmodernité ; lecture
qui cherche à replacer, plus précisément qu'on ne l'a fait jusqu'à
présent, les différentes sources de cette idée dans leurs cadres
spatiaux, politiques et intellectuels, en insistant nettement sur ses
aspects diachroniques, ainsi que sur la situation actuelle. Cette toile
de fond est, à mon sens, indispensable pour appréhender la singu-
larité de l'apport de Jameson. Le second objectif est de déterminer,
cette fois avec plus d'incertitudes, certaines des conditions qui ont
pu présider à l'essor du postmoderne - non pas en tant qu'idée,

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LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

mais en tant que phénomène. Ces analyses visent en partie à réviser


les positions que j'avais défendues dans une brève étude consacrée
aux fondements du modernisme, et en partie à apporter ma pierre
aux vigoureux débats aujourd'hui consacrés à ces questions.

Je souhaite remercier le Wissenschaftskolleg de Berlin, où j'ai mené


ce travail à son terme, ainsi que ses bibliothécaires exceptionnels,
et exprimer plus généralement ma gratitude envers Tom Mertes et
mes étudiants à Los Angeles.
Chapitre 1 : Prodromes
Lima - Madrid - Londres
Le mot et l'idée de « postmodernisme » supposent de reconnaître
la pertinence de la notion de « modernisme ». Contrairement aux
présupposés traditionnels, les deux termes sont nés dans la péri-
phérie éloignée, et non au cœur, du système culturel de l'époque :
Us ne viennent ni d'Europe, ni des États-Unis, mais de l'Amérique
hispanique. On doit l'invention du « modernisme » en tant que
mouvement esthétique au poète nicaraguayen Rubén Dario, qui fit
état, dans une revue guatémaltèque, de sa rencontre péruvienne
avec Ricardo Palma. En 1890, dans une « déclaration d'indépen-
dance culturelle » vis-à-vis de l'Espagne, il initia un courant auto-
référentiel qui prit le nom de modernismo1. S'inspirant de plusieurs
écolesfrançaises- romantique, parnassienne, symboliste -, Dario
poussa la génération des années 1890 à s'émanciper de l'influence
de la littérature espagnole. Ainsi, alors qu'en anglais la notion de
« modernisme » ne fut presque pas usitée avant le milieu du XXe
siècle, en espagnol, elle était déjà canonique une génération aupara-
vant Dans ce cas, ce fut le monde « arriéré » qui inventa les termes
qui allaient servir à définir les progrès de la métropole - de manière
similaire, au XIXe siècle, à l'époque de Napoléon, le « libéralisme »
fut inventé lors de la révolte espagnole contre l'occupation fran-
çaise. Cette expression exotique, originaire de Cadix, n'entra que
bien plus tard dans l'usage des salons londoniens ou parisiens.
Il en va de même de l'idée de « postmodernisme », qui apparut
d'abord dans le monde hispanique des années 1930, une généra-
tion avant son apparition en Angleterre ou aux États-Unis. Federico
de Onîs, ami d'Unamuno et d'Ortega, fut le premier à employer le
terme pour décrire un reflux conservateur au sein même du moder-

1. Rubén Dario, « Ricardo Palma », in Obras Complétas, vol. 2, Madrid. 1950, p. 19 :


« Le nouvel esprit qui anime un groupe réduit, mais fier et triomphant, d'écrivains et
de poètes dans l'Amérique hispanique aujourd'hui : le "modernisme". »

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LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

nisme ; reflux qui tentait de se dégager de la formidable gageure


lyrique du modernisme en cherchant refuge dans un moindre souci
du détail et une certaine ironie. Sa principale originalité était d'offrir
aux femmes un nouveau mode d'expression, plus authentique. De
Onis opposait cette tendance, qu'il considérait comme éphémère,
à celle qui lui succéda, Yultramodernismo, laquelle portait les élans
radicaux du modernisme à un nouveau degré d'intensité, à travers
une série d'avant-gardes engagées dans la création d'une « poésie
rigoureusement contemporaine» accessible à tous2. La célèbre
anthologie de poètes hispanophones compilée par de Onis, orga-
nisée selon cette partition temporelle, fut publiée à Madrid en 1934,
alors qu'au sein de la République d'Espagne, la gauche arrivait au
pouvoir et que le compte à rebours vers la guerre civile avait déjà
commencé. Dédié à Antonio Machado, ce panorama de « l'ultramo-
dernisme » s'achevait avec Lorca et Vallejo, Borges et Neruda.

L'idée d'un style « postmoderne » passa dans le vocabulaire de la


critique hispanophone, mais elle fut rarement utilisée par d'autres
auteurs avec la précision que de Onis lui avait donnée3, et elle
2. Federico de Onis, Antologîa de la Poesîa Espanola e Hispanoamericana (1882-1932),
Centra de Estudios Histôricos, Madrid, 1934, pp. xiii-xxiv. Pour l'idée que de Onfs se
fait de la spécificité du modernisme hispanophone, dont il conçoit les penseurs repré-
sentatifs à l'image de Martf et d'Unamuno, voir « Sobre el Concepto del Modernismo »,
La Torre, avril-juin 1953, pp. 95-103. Un portrait précis et synthétique de Darîo lui-
même se trouve dans Antologîa, pp. 143-152. Pendant la Guerre Civile, son amitié
avec Unamuno contraignit de Onis au silence, mais son point de vue global peut être
deviné dans l'hommage qu'il rendit à Machado : « Antonio Machado (1975-1939) », La
Torre, Janvier-Juin 1964, p. 16 ; enfin, pour un compte rendu de ses positions intellec-
tuelles à l'époque, voir Aurelio Pego, « Onis, el Hombre », La Torre, janvier-mars 1968,
pp. 95-96.
3. L'influence de cette première définition n'était pas restreinte au monde hispano-
phone, elle s'étendait également au monde luso-brésilien. Voir par exemple le cas
étonnant de Bezerra de Freitas, Forma e Expressâo no Romance Brasileiro - Do perfodo
colonial à época post-modemista, Pongetti, Rio de Janeiro, 1947, dans lequel l'origine
du modernisme brésilien est située en 1922, lors de la Semana de Arte Modema à

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PRODROMES

rencontra peu d'écho en dehors de ce cercle. Ce n'est que vingt ans


plus tard que le terme apparut dans le monde anglophone, dans un
contexte très différent : il fut utilisé comme catégorie représenta-
tive d'une époque plutôt que comme catégorie esthétique. Dans le
premier volume de A Study ofHistory, également publié en 1934,
Arnold Toynbee affirmait que deux forces majeures, l'industrialisme
et le nationalisme, avaient déterminé l'histoire récente de l'Occident
Cependant, depuis le dernier quart du XDt* siècle, ces deux forces
étaient entrées dans un mouvement de contradiction destructrice :
l'industrie, en prenant une dimension internationale, avait brisé
lesfrontièresnationales, tandis que le nationalisme s'était propagé
à l'intérieur de communautés ethniques toujours plus réduites et
fragilisées. La Grande Guerre fut le fruit du conflit entre ces deux
tendances, prouvant de manière incontestable qu'une nouvelle
ère s'était ouverte, dans laquelle la puissance nationale ne pouvait
désormais plus se suffire à elle-même. Les historiens avaient donc
pour tâche de développer un nouvel horizon approprié à l'époque,
un horizon qui devait être recherché au niveau des civilisations,
au-delà, donc, de la catégorie obsolète de l'État-nation4. Telle était
la tâche à laquelle Toynbee s'était voué dans les six volumes de
A Study ofHistory publiés avant 1939.
Quinze ans plus tard, alors qu'il entreprenait de poursuivre
son œuvre, le point de vue de Toynbee s'était modifié. La Seconde
Guerre mondiale était venue confirmer son orientation première
- sa très forte hostilité envers le nationalisme et sa profonde suspi-
cion à l'égard de l'industrialisme. La décolonisation avait égale-
ment renforcé son scepticisme quant à l'impérialisme occidental.
La périodisation qu'il avait proposée une vingtaine d'années plus
Sao Paulo, sous l'influence du futurisme, et principalement associée à la rupture de
Mario de Andrade. Le postmodemisme quant à lui serait arrivé avec le mouvement de
réaction indigéniste dans les années 1930 : pp. 319-326,344-346.
4 Arnold Toynbee, A Study of History, vol. 1, Oxford University Press, Londres, 1934,
pp. 12-15.

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LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

tôt était désormais plus claire dans son esprit Dans son huitième
volume, publié en 1954, Toynbee qualifia l'époque qui avait débuté
avec la guerrefranco-prussienne« d'âge postmoderne ». Mais la
définition qu'il en donnait restait essentiellement négative. « Les
communautés occidentales devinrent "modernes", écrivait-il, dès
qu'elles purent produire une bourgeoisie à la fois assez importante
et assez compétente pour devenir l'élément prépondérant de la
société dans son ensemble5. » A l'inverse, à l'ère postmoderne, cette
classe moyenne n'était plus en position de domination. Toynbee se
montrait plus imprécis quant à ce qui allait lui succéder, mais il était
convaincu que cette époque était marquée par deux évolutions : l'ap-
parition d'un prolétariat industriel occidental, et la tentative menée
successivement par diverses élites intellectuelles, à la périphérie
du monde occidental, de maîtriser les secrets de la modernité pour
les retourner contre ce dernier. Les réflexions les plus élaborées de
Toynbee sur l'époque postmoderne se concentraient sur ce dernier
aspect, prenant comme exemples le Japon de l'ère Meiji, la Russie
bolchevique, la Turquie kémaliste et la jeune Chine maoïste6.
Si Toynbee n'admirait pas ces régimes politiques, il critiquait
avec virulence les illusions arrogantes de l'Occident impérial dans
ses dernières années. A lafindu XIXe siècle, écrivait-il, « une classe
moyenne occidentale, prospère et opulente, comme il n'en avait
jamais existé auparavant, supposait naturellement que la fin d'une
époque dans l'histoire d'une civilisation était synonyme de la fin
de l'Histoire elle-même - du moins en ce qui les concernait, eux
et leurs semblables. Ds imaginaient que, dans leur intérêt, une
Vie Moderne saine, sûre et satisfaisante s'était miraculeusement
maintenue sous la forme d'un présent intemporel7 ». En décalage
total avec l'époque, « au Royaume-Uni, en Allemagne et au Nord

5. Ibid., vol. 8, p. 338.


6. Ibid.. pp. 339-346.
7. Ibid. vol. 9. p. 420.

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PRODROMES

des États-Unis, la complaisance de la bourgeoisie occidentale post-


moderne resta inébranlée avant que n'éclate, en 1914, la première
guerre postmoderne internationale8 ». Quarante ans plus tard, face
à la perspective d'une troisième guerre mondiale, nucléaire cette
fois, Toynbee décida que la catégorie de civilisation, au travers de
laquelle il avait pourtant entrepris de réécrire le cheminement du
développement humain, avait elle-même perdu toute pertinence.
D'une certaine manière, la civilisation occidentale, fondée sur la
primauté effrénée de la technologie, était devenue universelle, mais
en tant que telle, elle n'annonçait que la ruine mutuelle des partis
en présence. Une autorité politique mondiale, centrée sur l'hégé-
monie d'une seule puissance, était la seule condition pour sortir
sans dommages de la Guerre froide. Mais sur le long terme, seul
l'avènement d'une religion universelle, une foi qui serait nécessai-
rement syncrétique, pourrait assurer l'avenir de la planète.

Shaanxi - Angkor - Yucatân

À une époque où la participation à la lutte contre le communisme


se devait d'être moins nébuleuse, Toynbee se trouvait isolé par les
limites empiriques et les conclusions prophétiques de son œuvre.
Une fois les polémiques éteintes, celle-ci sombra rapidement dans
l'oubli, et avec elle, l'idée selon laquelle le XXe siècle pouvait d'ores
et déjà être considéré comme une ère postmoderne. Tout autre fut
le sort de ce terme lorsqu'il apparut presque au même moment
- juste avant, pour être précis - en Amérique du Nord. Écrivant à
son confrère Robert Creeley, le poète Charles Oison, à son retour
du Yucatân lors de l'été 1951, évoquait un « monde post-moderne »
qui succéderait à l'époque impériale des découvertes et à la révolu-
tion industrielle. « La première moitié du XXe siècle », écrivit-il peu
8.Ibid., p. 421.

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LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

après, fut « la gare de triage dans laquelle le moderne fut trans-


formé en ce que nous voyons désormais, le post-moderne, ou le
post-Occidental9. » Le 4 novembre 1952, le jour où Eisenhower
fut élu Président, Oison - dans le but apparent de fournir des
informations au répertoire biographique du Twentieth Century
Authors - rédigea un manifeste lapidaire, s'ouvrant sur ces mots :
« Ma nouvelle position consiste à affirmer que c'est le présent qui
constitue un prologue, et non le passé » ; et se terminant par une
description de « ce présent qui s'amorce » comme « post-moderne,
post-humaniste, post-historique10 ».
L'étude d'un autre projet poétique permet de comprendre la
signification de ces termes. Le contexte dans lequel Oison évoluait
à l'époque était celui du New Deal. Il participa à la quatrième
campagne présidentielle de Roosevelt en tant que responsable de la
Section pour les nationalités étrangères au Comité national démo-
crate. Au début de l'année 1945, Oison passait l'hiver dans la ville de
Key West avec d'autres responsables du parti, dans l'attente d'une
promotion au sein de la nouvelle administration. C'est là que, modi-
fiant brusquement le cours de sa vie, il fit l'ébauche d'une épopée,
intitulée Ouest, couvrant toute l'histoire du monde occidental, de
Gilgamesh - plus tard remplacé par Ulysse - à l'Amérique contem-
poraine. Il écrivit un poème, initialement nommé Telegram, dans
lequel il renonçait aux fonctions officielles, mais non à une certaine
responsabilité politique : « Les affaires des hommes restent d'un
intérêt primordial. » De retour à Washington, il se mit à écrire sur

9. Charles Oison et Robert Creeley, The Complété Correspondence, vol. 7, Black Sparrow
Press, Santa Rosa, 1987, pp. 75,115, 241, lettres datées du 9/8/1951, 20/8/1951 et
3/10/1951. La dernière lettre est une longue démonstration, intitulée «The Law»,
selon laquelle l'âge moderne s'est achevé avec l'avènement de la terreur nucléaire.
« Assez récemment, une porte s'est fermée dans un claquement », écrit Oison. « La
biochimie est post-moderne. Et l'électronique est déjà une science de la communica-
tion - "l'humain" est déjà "l'image" de la machine à calculer. », p. 234.
10. Twentieth Century Authors. First Supplément, New York, 1995, pp. 741-742.

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PRODROMES

Melville et à défendre Pound. Il travailla pour Oskar Lange - avec


qui il s'était lié d'amitié pendant la guerre, désormais ambassadeur
de Pologne aux Nations Unies -, faisant pression sur l'administra-
tion récemment élue afin qu'elle soutienne le nouveau gouverne-
ment de Varsovie. Bouleversé par les bombardements atomiques
d'Hiroshima et de Nagasaki, il s'opposa à la deuxième candidature
de Truman à la Convention Démocrate de 194811.
Quand il fut enfin prêt à s'atteler à son projet épique, ses orien-
tations avaient changé. Au milieu de l'année 1948, dans Notes for the
Proposition: Man in Prospective, il écrivait : « L'espace est le signe
d'une nouvelle histoire, et, de nos jours, le travail se mesure à la
profondeur de notre perception de l'espace, à la fois parce que l'es-
pace façonne les objets et parce qu'il contient, en antithèse avec
le temps, les secrets d'une humanitas détachée des contraintes
contemporaines [...] L'homme en tant qu'objet, et non en tant
qu'entité économique ou collective, est l'idée présente mais invi-
sible, telle une graine enfouie, dans toutes les formulations d'action
collective qui se fondent sur Marx. C'est cette graine, et non les stra-
tégies qui ne permettent qu'élections et coups d'État, qui constitue
le secret à l'origine de la puissante emprise du collectivisme sur
l'esprit des hommes. C'est le grain dans la pyramide, et tant qu'on
l'ignorera, tant qu'on le laissera pourrir, le collectivisme pourrira lui
aussi, par une semblable loi antinomiste, comme sous le nazisme et
comme aujourd'hui sous le capitalisme (Ajoutons : l'échec systéma-
tique à prendre en compte le sort du collectivisme en Asie, qui, par
son seul nombre d'habitants, pourrait changer la face de la Terre,
sans parler de la qualité morale de ses leaders, tels Nehru, Mao,
Sjahrir)12. » L'un de ces hommes prit une importance particulière

11. Voir Tom Clark, Charles Oison. The Allegory of a Poet's Life, Norton, New York,
1991, pp. 84-93,107-112,138.
12. «Notes for the Proposition: Man is Prospective», boundary 2, vol. 2, n° 1-2,
automne 1973-hiver 1974, pp. 2-3.

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LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

pour Oison. En 1944, alors qu'il travaillait en liaison avec la Maison


Blanche pour le Bureau d'information de guerre, il enrageait face
au parti pris de la politique américaine envers le Kuomintang et son
hostilité à l'encontre de la base du Parti communiste établie dans le
Yunnan. Après la guerre, deux de ses amis continuèrent de le tenir
au courant de la situation en Chine : Jean Riboud, jeune banquier
français et ancien Résistant, désormais associé de Cartier-Bresson
à New York ; et Robert Payne, un écrivain anglais influencé par
Malraux, professeur à Kunming pendant la guerre sino-japonaise,
puis reporter au Yunnan, dont les récits offrent une image indélé-
bile de l'effondrement moral du régime de Tchang Kai'-chek et de la
formation de l'alternative maoïste à la veille de la guerre civile13.
Le 31 janvier 1949, à la suite du siège pacifique de la ville, les
troupes communistes entrèrent dans Pékin, achevant ainsi la libé-
ration du Nord-Est de la Chine. Presque immédiatement, Oison
commença à composer un poème, conçu comme une réponse au
chef-d'œuvre moderniste d'Eliot - selon ses propres termes, un
Anti-Wastelané*. Il enfinitla première ébauche avant que l'Armée
populaire de libération ne traverse le Yang-Tsé, et l'acheva au
cours de l'été dans la région de la Montagne Noire. Shanghai était
tombée, mais Guangzhou et Chongking se trouvaient encore sous le
contrôle du Kuomintang ; la République populaire de Chine n'avait
pas encore été proclamée. Les Martins-Pêcheurs, avec son exorde
monosyllabique remarquable (« Ce qui ne change pas / c'est la
volonté de changer ») met la révolution chinoise sous le signe de
l'ancien et non du nouveau. Le poème s'ouvre sur la légende du
commerce des plumes bleu-vert des martins-pêcheurs à Angkor

13. Robert Payne, Forever China, Dodd, Mead & co, New York, 1945 ; Journal de Chine,
Stock, Paris, 1950.
14. Sur la note manuscrite d'Oison opposant son poème à celui d'Eliot (fera Vaine, Le
Seuil, Paris, 1995), voir l'essai remarquable de George Butterwick, « Charles Oisons
"The Kingfishers" and the Pœtics of Change », American Poetry, vol. VI, n° 2, hiver
1989, pp. 56-57.

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PRODROMES

Vat et sur l'énigme du rocher de Plutarque à Delphes, et les mêle au


rapport adressé par Mao au PCC - le temps et l'espace placés dans
un équilibre à contre-point :
« Moi, je pensais au E sur la pierre, et à ce que dit Mao
la lumière
mais le mar tin-pêcheur
de l'aurore
mais le martin-pêcheur s'est envolé vers l'ouest
est devant nous !
il a pris la couleur de sa gorge
à la rougeur du soleil couchant !15 »

L'envolée lyrique sera de courte durée : l'ornithologie évacuera


bientôt les attributs mythiques des Quatre Quatuors :
« Les légendes sont
des légendes. Mort, pendu au mur dans la maison,
le martin-pêcheur
ne va pas indiquer le vent favorable,
ni protéger de la foudre. Ni, en faisant son nid,
calmer les eaux, pendant sept jours, au nouvel an. »

A l'écart du courant, au fond d'un terrier, cet oiseau du couchant


construit un nid immonde à partir de la dépouille de sa proie. Ce
qui est aérien et iridescent se nourrit de saleté et d'obscurité :
« Sur ces rejectamenta
(qui prennent en s'accumulant la forme d'une coupe) naissent
les jeunes.
Et, ceux-ci étant nourris et grandissant, le nid d'excrément
et de poisson pourri fait
Une masse fétide, qui dégoutte

15. Charles Oison, « Les Martins-Pâcheurs », in Les Martins-Pêcheurs et autres poèmes,


Virgile, Paris, 2005, p. 70.

17
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

Mao concluait :
Nous devons
nous lever
et agir P6 »

Mais le poème insiste, et se déploie :


« La lumière est à l'est Oui. Et nous devons nous lever, agir.
Mais à l'ouest, malgré l'apparente obscurité (la blancheur
qui couvre tout), si on regarde bien, si on le supporte,
si on peut assez longtemps
aussi longtemps qu'il fut nécessaire pour lui, mon guide
de regarder dans le jaune de cette rose sempiternelle17. »

Car les premiers habitants de l'Amérique étaient venus d'Asie,


et leurs civilisations, si terribles qu'elles aient été, étaient moins
cruelles que celles des Européens qui les conquirent et ne laissè-
rent à leurs descendants que le langage runique d'une vie à déchif-
frer. Faisant écho à quelques vers du poème « Les hauteurs de
Macchu-Picchu » de Neruda, traduit quelques mois plus tôt - « Non
une seule mort mais beaucoup / non accumulation mais change-
ment preuve par rétroaction / le feed-back/faisant loi » - le poème
se termine sur la quête d'un avenir enfoui sous les gravats et les
ruines : « La voilà votre question : / va-t-on laisser le miel à décou-
vert / là où il y a des asticots ? / Je chasse parmi les pierres18. »

16. NdT : en français dans le texte. L'appel de Mao clôt son Rapport lors de la réunion
du Comité central du PCC du 25 au 28 décembre 1947 à Yangjiagou, dans le Shaanxi.
Voir « The Present Situation and Our Tasks », Selected Works, vol. 4, Foreign Languages
Press, Pékin, 1969, p. 173. Les citations du discours dans leur traduction française lui
ont été communiquées par Jean Riboud.
17. « LesMartins-Pêchéurs», in LesMartins-Pêcheurs..., op. cit., p. 74.
18. Ibid., p. 76.

18
PRODROMES

Le manifeste esthétique d'Oison, Le Vers Projectif, fut publié


l'année suivante. Sa défense de la structure en champ ouvert,
qu'il situait dans la lignée de la tradition objectiviste de Pound et
William, allait devenir sa contribution la plus influente. Mais de
manière générale, on oublia d'appliquer à sa poésie la maxime qu'il
avait empruntée à Creeley : « La forme n'est jamais que le prolon-
gement du contenu19. » Depuis lors, peu de poètes ont été à ce
point envisagés sous un angle formel. En fait, les thèmes abordés
par Oison constituent une complexio oppositorum20 à nulle autre
pareille. Critique véhément de l'humanisme rationaliste - « cette
singulière prétention par laquelle l'homme occidental s'est inter-
posé lui-même entre ce qu'il est en tant que créature naturelle [...]
et ces autres créations de la nature que nous pouvons, sans être
péjoratifs, appeler objets21 » - Oison pourrait paraître proche de la
pensée heideggérienne définissant l'Être comme totalité première.
Pourtant, il traitait les automobiles comme defidèlescompagnons,
et il fut le premier poète à s'inspirer de la cybernétique de Norbert
Wiener. Il était particulièrement attiré par les cultures anciennes,
maya ou présocratique, considérant la naissance de l'archéologie
comme un progrès décisif du savoir humain, en ce qu'elle permet-
tait de redécouvrir ces cultures. Mais selon lui, l'avenir était un
projet collectif qui conduirait l'humanité à l'auto-détermination
- l'homme en tant qu'être « prospectif ». Les références qui nour-
rissaient son imagination s'étendaient d'Anaximandre à Rimbaud.
Dans un plaidoyer en faveur de Pound, menacé d'incarcération,
Oison, démocrate et antifasciste, joua le rôle de Yeats ; et, en tant
que patriote, il écrivit ce qui fut peut-être le seul poème vérita-
blement lucide sur la guerre de Sécession22. A cette époque, la
19. « Vers Projectif », in Les Martins-Pêcheurs..., ibid., p. 79.
20. NdT : assemblage de choses opposées.
21. « Vers Projectif », ibid., p. 90.
22. « Anecdotes of the Late War », qui s'ouvre sur ces mots : « La léthargie contre la
violence, alternatives l'une de l'autre / pour les Américains », et se clôt sur : « Grant

19
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

révolution venait de l'Est, mais l'Amérique était un appendice


de l'Asie : les couleurs de l'aube en Chine et leur propagation à
l'Occident réfléchissaient la lumière d'une seule et même orbite.
L'ensemble de ces significations est contenu dans l'expression
« après la dispersion, un archéologue du matin ».
C'est donc dans ce manifeste que les éléments pour une
définition affirmative du postmoderne furent rassemblés pour
la première fois. Chez Oison, la théorie esthétique se mêlait à
l'histoire prophétique, et son programme combinait innovation
poétique et révolution politique dans la plus pure tradition des
avant-gardes européennes d'avant-guerre. La parenté de ce projet
avec la Stimmung originale du modernisme est saisissante : exal-
tation d'un présent gros d'un avenir décisif. Mais cette théorie
n'accoucha pas d'une doctrine à sa mesure. Au début des années
1950, Oison, pourtant loin de se considérer comme téméraire, fut
interrogé par le FBI sur des relations suspectes qu'il avait entrete-
nues pendant la guerre. En 1954, le Black Mountain College, dont
il fut le dernier directeur, ferma ses portes. Lors de la période de
réaction qui suivit, sa poésie devint irrégulière et gnomique. La
référence au postmoderne s'évanouit.

New York - Harvard - Chicago

Quand le terme réapparut à lafindes années 1950, il était passé par


d'autres mains, plus ou moins désinvoltes. Il s'agissait désormais
d'un marqueur négatif, renvoyant à une carence, non à un excès,
de modernité. En 1959, Charles Wright Mills et Irving Howe l'em-
ployèrent dans ce sens - cela n'avait rien d'un hasard : ils apparte-

ne s'est pas pressé / Il en avait simplement plus. // Et plus de ce dernier moururent. »


À comparer à la ferveur bien-pensante de Robert Lowell, Pour les Morts de
l'Union, Christian Bourgois, Paris, 1970.

20
PRODROMES

naient tous deux au milieu de la gauche new-yorkaise. Sarcastique,


le sociologue utilisait le terme pour qualifier une ère dans laquelle
les idéaux modernes du libéralisme et du socialisme s'étaient quasi-
ment effondrés, à la suite du divorce de la raison et de la liberté,
dans une société marquée par une dérive aveugle et un confor-
misme creux23. Moins acerbe, le critique empruntait le terme pour
décrire unefictioncontemporaine incapable de supporter la tension
moderniste avec une société dont la prospérité, après-guerre, avait
progressivement anéanti les clivages de classes24. Harry Levin,
s'appuyant sur Toynbee, fit subir une transformation radicale à la
notion de formes postmodernes. Selon lui, le terme décrivait une
littérature d'épigone qui avait renoncé aux exigences intellectuelles
du modernisme, et préférait une culture moyenne, synthétique et
relâchée - signe d'une complicité nouvelle entre l'artiste et le bour-
geois, au croisement douteux de la culture et du commerce25. Ainsi
furent formulées les prémisses d'une version ouvertement péjora-
tive du postmoderne.
Dans les années 1960, il redevint un signe en grande partie marqué
par la contingence. Le critique Leslie Fiedler, antithèse de Levin
quant au tempérament, fit une conférence sponsorisée par le

23. « Nous nous trouvons à la fin de ce qu'on appelle les Temps Modernes. De
même que l'Antiquité fut suivie de plusieurs siècles d'hégémonie orientale, que les
Occidentaux, avec leur esprit de clocher, appellent les Siècles de Ténèbres, de même
aujourd'hui, aux Temps Modernes succède une période postmodeme. », Charles
Wright Mills, L'Imagination sociologique. Maspero, Paris, 1967, p. 176.
24. Irving Howe, « Mass Society and Post-Modem Fiction », Partisan Review, été 1959,
pp. 420-436 ; réimprimé dans The Décliné of the New. Harcourt, New York, 1970,
pp. 190-207, avec une postface. L'article d'Howe, bien qu'il ne fasse aucune référence,
repose à l'évidence sur le travail de Mills, et plus particulièrement sur Les Cols blancs :
cf. sa description de « la société de masse », « à moitié protection sociale et à moitié
garnison », dans laquelle « les différents publics homogènes se désagrègent ».
25. Harry Levin, « What was Modemism ? », The Massachusetts Review, août 1960,
pp. 609-630 ; réimprimé dans Harry Levin, Refractions, Oxford University Press, New
York, 1966, pp. 271-295, avec une note péliminaire.

21
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

Congrès pour la liberté de la culture, institution fondée par la CIA


dans le but d'établir un front intellectuel en cette période de Guerre
froide. C'est dans ce contexte improbable qu'il célébra l'émergence
d'une nouvelle sensibilité parmi les jeunes Américains délaissés
par l'histoire - mutants culturels dont le goût pour la nonchalance
et le détachement, les hallucinogènes et les droits civiques, trou-
vait enfin à s'exprimer dans une nouvelle littérature postmoderne26.
Fiedler expliqua plus tard, dans Playboy, que cette tendance traver-
sait les divisions de classes et mélangeait les genres, rejetant l'ironie
et la solennité du modernisme, sans parler des distinctions entre
cultures élitiste et populaire, dans un mouvement de retour décom-
plexé au sentimental et au burlesque. En 1969, on pouvait percevoir,
dans cette interprétation du postmoderne (émancipation populaire
et libération des mœurs), l'écho dépolitisé et prudent de l'insurrec-
tion estudiantine de l'époque, que par ailleurs Fiedler mettait sur le
compte des aléas de l'histoire27. La sociologie d'Amitai Etzioni, rendu
plus tard célèbre pour son apologie des communautés morales,
présentait une réfraction similaire. Son livre The Active Society trai-
tait d'une époque « post-moderne », dont la naissance remontait
selon lui à lafinde la guerre, et qui se caractérisait par le déclin de
la puissance des grandes entreprises et des élites traditionnelles.
Pour la première fois dans l'histoire, la société avait la possibilité
de se constituer en une démocratie « maîtresse d'elle-même28 ».
La thèse développée par Charles Wright Mills dans L'Imagination
sociologique était ainsi presque totalement renversée.

26. Leslie Fiedler, «The New Mutants», Partisan Review, été 1965, pp. 505-525 ;
et dans Collected Essays, vol. 2, Harcourt, New York, 1971, pp. 379-400. Comme on
pouvait s'y attendre, Howe a critiqué ce texte dans une enquête acerbe, « The New
York Intellectuals », Commentary, octobre 1968, p. 49, réimprimé dans The Décliné of
the New. op. cit.. pp. 260-261.
27. « Cross the Border, Close the Gap », Playboy, décembre 1969, pp. 151,230,252-
258 ; et dans Collected Essays, vol. 2, op. cit., pp. 461 -485.
28. The Active Society, Free Press, New York, 1968, pp. vii, 528.

22
PRODROMES

Mais, qu'il s'agisse des interprétations de Howe et Mills, ou de


l'inversion symétrique et disciplinaire qu'en proposèrent Fiedler et
Etzioni, on en restait au niveau de l'improvisation terminologique
ou de la simple coïncidence. Étant donné que le moderne - qu'il
soit esthétique ou historique - est toujours, par principe, ce qu'on
pourrait appeler un présent-absolu, il rend particulièrement difficile
la définition de toute période s'étendant au-delà de celui-ci, et qui le
convertirait donc en passé relatif. En ce sens, la solution temporaire
offerte par l'ajout d'un préfixe - dénotant ce qui vient après - est
pratiquement inhérent au concept lui-même ; et l'on pouvait compter
sur le fait qu'elle ressurgirait de temps à autre, à chaque fois que le
besoin de marquer une différence temporelle se ferait sentir. Cet
usage du terme de « postmoderne » a donc toujours eu une impor-
tance circonstancielle. Mais son développement théorique est tout
autre chose. Ce n'est qu'à partir des années 1970 que cette notion
bénéficia d'une plus large diffusion.
Chapitre 2 : Cristallisation
Athènes - Le Caire - Las Vegas
La publication à Binghamton, au cours de l'automne 1972, du
premier numéro de la revue boundary 2, explicitement sous-titrée
Journal ofPostmodern Literature and Culture, constitua le tournant
décisif. L'héritage d'Oison avait refait surface. L'article principal du
premier numéro, écrit par David Antin et intitulé « Modernism and
Post-Modernism: Approaching the Present in American Poetry »,
réévaluait l'ensemble du canon moderniste, d'Eliot etTate à Auden
et Lowell. Pound lui-même n'était pas épargné. Selon Antin, il s'agis-
sait d'une tradition régressive et subrepticement provinciale, qui,
par sa tendance à promouvoir la métrique comme morale, se situait
à des années-lumière de l'authentique modernisme international
- celui d'Apollinaire, Marinetti, Khlebnikov, Lorca, Jôzsef, Neruda -
fondé sur le principe du collage spectaculaire. Dans l'Amérique
d'après-guerre, c'étaient les poètes du Black Mountain College,
et principalement Oison, qui avaient renoué avec sa dynamique29.
Le présent postmoderne, qui succédait à l'effondrement de l'ortho-
doxie poétique vacillante des années 1960, devait toute sa vitalité
à l'exemple de cette école. Un an plus tard, boundary 2 dédia un
numéro double à Charles Oison : « Charles Oison: Réminiscences,
Essays, Reviews ». C'était la première fois depuis sa mort qu'on
rendait un hommage conséquent à son œuvre.
Ce nouvel usage fixa pour la première fois l'idée de postmo-
derne en tant que référence collective. Mais, du même coup, il

29. L'émergence d'Oison et des poètes du Black Mountain College signa la fin de la
tradition du modernisme métaphysique, qui n'avait rien d'une tradition « moderniste »
mais qui constituait une anomalie spécifique à la poésie américaine et anglaise. Celle-
ci résultait d'une collision entre d'une part des penchants fortement anti-modernistes
et provinciaux et d'autre part le modernisme hybride de Pound et celui, plus authenti-
que, de Gertrude Stein et de William Carlos Williams : boundary 2, vol. 1, n° 1, p. 120.
Antin considérait le remarquable poème d'Oison « As the Dead Prey Upon Us » comme
l'emblème de cette nouvelle poétique.

27
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

la transforma. Si l'on n'oublia certes pas de commémorer la litté-


rature projective au-delà de l'humanisme qu'Oison avait appelé
de ses vœux, on négligea son attachement politique à l'idée d'un
avenir par-delà le capitalisme - l'autre aspect du « courage » de
Rimbaud salué dans Les Martins-Pêcheurs. Non que boundary 2 fût
dépourvue de toute radicalité. William Spanos, son fondateur, avait
décidé de créer la revue alors qu'il était professeur invité à l'univer-
sité d'Athènes, en réaction à la collusion entre les États-Unis et la
junte grecque. Il précisa plus tard que « à cette époque, le terme
"moderne" renvoyait littéralement à la littérature moderniste, qui
avait provoqué la naissance du new criticism, ce new criticism qui
avait défini le modernisme en termes autotéliques ». A Athènes,
il perçut « une sorte de complicité » entre l'orthodoxie intellec-
tuelle, dont il était issu, et l'implacable bureaucratie de la junte au
pouvoir. C'est pour rompre avec cette collusion que, dès son retour
en Amérique, il conçut boundary 2. Au plus fort de la guerre du
Vietnam, son but était de « ramener la littérature dans le domaine
du monde », alors que « l'hégémonie américaine entrait dans sa
phase la plus tragique, celle de son effondrement », et de démon-
trer que « le postmodernisme est un rejet, une attaque, qui sape les
fondements du formalisme esthétique et des politiques conserva-
trices du new criticism30 ».
Cependant, la revue ne devait jamais coïncider tout à fait avec
ce dessein initial. La résistance personnelle de Spanos à Nixon ne
fait aucun doute - il fut incarcéré pour avoir manifesté contre sa
30. «A Conversation with William Spanos», boundary2, été 1990, pp. 1-3, 16-17.
Cet entretien, réalisé par Paul Bové - le successeur de Spanos en tant que rédac-
teur en chef de la revue - constitue un document essentiel pour l'histoire de l'idée
postmodeme. Après avoir raconté son arrestation lors d'une manifestation contre les
bombardements au Cambodge, Spanos admettait : « Je n'associais pas forcément ce
que je faisais en tant que citoyen à ma perspective littéraire et critique. Je ne veux pas
dire que les deux étaient complètement distincts, mais je n'étais pas conscient de ce
qui les reliait. »

28
CRISTALLISATION

présidence. Mais après vingt ans de Guerre froide, le climat n'était


guère propice à une fusion des perspectives politique et cultu-
relle : on ne renoua donc pas avec l'unité qu'avait prônée Oison.
Le rédacteur en chef affirma rétrospectivement que boundary 2
était restée avant tout une revue littéraire, caractérisée à l'origine
par un existentialisme sartrien, mais qui s'était graduellement
rapprochée de Heidegger. Il en résulta un infléchissement de l'ob-
jectivisme d'Oison vers la métaphysique heideggérienne de l'Être,
qui devint au fil du temps une des orientations principales de la
revue. L'espace intra-mondain du postmoderne était donc, pour
ainsi dire, laissé vacant. Mais il fut bientôt occupé par un collabo-
rateur aux idées novatrices. Parmi les premières personnes ayant
participé à la revue se trouvait Ihab Hassan, critique littéraire
qui avait publié son premier essai sur le postmodernisme juste
avant que celle-ci ne soit lancée. Égyptien de naissance - fils d'un
aristocrate, gouverneur pendant l'entre-deux-guerres, et célèbre
pour avoir réprimé une manifestation nationaliste contre la tutelle
britannique31 - et ingénieur de formation, Hassan avait d'abord été
attiré par un haut modernisme réduit à sa plus simple expression :
ce qu'il appelait la « littérature du silence », qui allait de Kafka à

31. En 1930, Ismaël Sidky, soutenu par le Palais et la Couronne britannique, fit
dissoudre le Parlement égyptien. Des émeutes éclatèrent aux quatre coins du pays
et furent réprimées avec violence. Le nombre de victimes fut particulièrement élevé
à El Mansura. « À la fin de la journée, au milieu de la rue, on comptait six morts, dont
quatre jeunes étudiants. On ne compta pas les blessés... Je me sentais écartelé entre
mon père et ses ennemis. Trois ans plus tard, Mustapha el Nahas devenait Premier
ministre d'Égypte. Mon père dut démissionner. » Ihab Hassan, Out of Egypt. Scenes
and Arguments of an Autobiography, Southern Illinois University Press, Carbondale,
1986, pp. 46-48 : un récit évocateur à plusieurs égards. Pour une description quelque
peu angoissée du massacre par un témoin de onze ans, qui se trouvait sur un balcon au
moment du drame, se reporter au récit très différent de la féministe égyptienne Latifa
Zayyat: The Search, Quartet, Londres, 1996, pp. 41-43. Le contexte dans lequel se
déroulèrent ces événements est présenté dans Jacques Berque, L'Égypte. Impérialisme
et Révolution. Gallimard, Paris, 1967, pp. 452-460.

29
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

Beckett. Pourtant, quand il défendit la notion de postmodernisme


en 1971, Hassan inséra ce nouveau courant théorique dans un
spectre beaucoup plus large, regroupant des tendances qui, soit
exacerbaient, soit rejetaient en bloc certains traits dominants du
modernisme. Cette configuration s'étendait aux arts visuels, à la
musique, à la technologie et aux diverses perceptions sensorielles
en général32.
Suivait une longue énumération de courants et d'auteurs, de
Mailer à Tel Quel, des hippies au conceptualisme. Malgré son hété-
rogénéité, cette liste présentait un noyau central. Trois noms, asso-
ciés au Black Mountain College, revenaient à intervalles réguliers :
John Cage, Robert Rauschenberg et Buckminster Fuller. Oison,
par contre, en était absent. Sa place était en quelque sorte occupée
par une quatrième figure, celle de Marshall McLuhan. Cage,
proche de Rauschenberg et de Fuller, et admirateur enthousiaste
de McLuhan, constituait de toute évidence le pivot de cette combi-
naison de personnalités. Bien sûr, Cage était également le plus
éminent théoricien du silence : sa composition 4/33' était connue
pour avoir surpassé la gestuelle du théâtre muet Après avoir passé
en revue les indices hétéroclites du postmodernisme - le Vaisseau
Terre et le Village Planétaire, le docufiction et le happening, le jeu
infini de l'aléatoire et l'extravagance parodique, l'impermanence
et l'intermédia - , Hassan chercha à les synthétiser comme autant
d'« anarchies de l'esprit » qui subvertissaient avec désinvolture les
lointaines vérités du modernisme. Il apparaissait alors que John
Cage comptait parmi les rares artistes qui pouvaient être associés à
la majorité des traits répertoriés.
Dans ses essais postérieurs, Hassan utilisa la notion foucal-
dienne de rupture épistémique pour poser que des changements

32. Ihab Hassan, « POSTmodemISM: a Paracritical Bibliography », NewLiteraryHistory,


automne 1971, pp. 5-30 ; réédité avec de légères modifications dans Ihab Hassan, The
Postmodem Tum, Ohio State University Press, Columbus, 1987, pp. 25-45.

30
CRISTALLISATION

analogues s'étaient produits dans les domaines de la science et


de la philosophie, dans le sillage de Heisenberg ou de Nietzsche.
Dans le même ordre d'idées, il affirmait que l'unité sous-jacente au
postmodernisme résidait dans le « jeu sur l'indétermination et l'im-
manence » introduit dans le champ artistique par le génial Marcel
Duchamp. La liste de ses successeurs comprenait Ashbery, Barth,
Barthelme et Pynchon en littérature, Rauschenberg, Warhol,
Tinguely dans les arts visuels. En 1980, Hassan avait assimilé toute
une kyrielle de thématiques poststructuralistes pour offrir une
taxinomie détaillée de la différence entre les paradigmes moderne
et postmoderne, et avait encore élargi son gotha d'auteurs et
d'artistes33. Restait toutefois un problème de taille. Le postmoder-
nisme, se demandait-il, est-il seulement « une tendance artistique
ou s'agit-il également d'un phénomène social ? », et « dans ce
cas, comment les divers aspects de ce phénomène - psychologi-
ques, philosophiques, économiques, politiques - s'articulent ou
se distinguent-ils ? » Hassan ne donna aucune réponse cohérente
à ces questions, mais fit une observation particulièrement pers-
picace : « On pourrait établir une distinction entre, d'une part,
le postmodernisme en tant que forme de mutation littéraire, et,
d'autre part, les avant-gardes plus anciennes (cubisme, futurisme,
dadaïsme, surréalisme, etc.) et le modernisme [...] Ni olympien et
détaché comme ce dernier, ni bohémien et réfractaire comme les
premières, le postmodernisme suggère un autre type d'accommo-
dement entre l'art et la société34. »

33. Respectivement : lhab Hassan, « Culture, Indeterminacy and Immanence: Margins


of the (Postmodem) Age », Humanities in Society, n° 1, hiver 1978, pp. 51 -85, et « The
Question of Postmodemism », Bucknell Review, 1980, pp. 117-126 ; réédité dans lhab
Hassan, The Postmodem Tum, op. cit., pp. 46-83, et (sous le titre « The Concept of
Postmodemism »), pp. 84-96.
34. lhab Hassan, « The Question of Postmodemism », pp. 122-124 ; la dernière
phrase est absente de la nouvelle version publiée dans The Postmodem Tum, ibid.,
pp. 89-91.

31
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

« Un autre type d'accommodement » Oui, mais lequel ? Si l'on


devait explorer cette différence, on verrait mal comment éviter
la dimension politique. Mais confronté à une telle interrogation,
Hassan recula : « J'avoue ressentir une certaine aversion pour les
déchaînements idéologiques (les pires étant aujourd'hui ceux qui
sont emplis d'intensité passionnée et dépourvus de toute convic-
tion) et pour les discours impérieux des dogmatiques de tous poils,
religieux comme laïques. Je reconnais que j'éprouve une certaine
ambivalence envers la politique, qui a tendance à saturer les réac-
tions que nous avons face à l'art et à la vie35. » Il précisa bientôt
l'objet de son dédain, attaquant les critiques marxistes pour leur
soumission au « joug de fer de l'idéologie » présent dans « leur
déterminisme social inavoué, leur penchant collectiviste et leur
méfiance envers le plaisir esthétique ». Selon lui, il était de loin
préférable d'adopter comme philosophie de la postmodernité,
« la tolérance radicale et l'esprit optatif du pragmatisme améri-
cain », et par-dessus tout le modèle ouvert et positif proposé par
William James, dont le pluralisme constituait un remède éthique
aux angoisses du présent36. Dans le domaine de la politique, les
distinctions d'antan s'étaient pratiquement vidées de leur sens. Des
mots comme « gauche et droite, infrastructure et superstructure,
production et reproduction, matérialisme et idéalisme» étaient
devenus « quasiment inutiles, sauf pour peipétuer les préjugés37 ».
Bien que pionnière sur bien des plans, cette construction du
postmodernisme - Hassan fut le premier à l'étendre au domaine
des arts, et à relever des traits distinctifs relativement précis, qui
furent plus tard largement acceptés - pâtissait d'une limite interne :
elle excluait par avance toute prise en compte du social. C'est

35. « Pluralism in Postmodem Perspective » (1986), in The Postmodem Tum, ibid.,


p. 178.
36. Ibid., pp. 203-205,232.
37. Ibid., p. 227.

32
CRISTALLISATION

sûrement une des raisons pour lesquelles il abandonna la notion de


postmodernisme à lafindes années 1980. Mais il y avait également
une autre raison liée à son approche du champ artistique. Hassan
avait d'abord adhéré à des formes exacerbées du modernisme
classique, telles celles de Duchamp ou Beckett : précisément, ce
à quoi dans les années 1930, de Onis avait donné le nom prophé-
tique d'« ultramodernisme ». Quand il commença à explorer la
scène culturelle des années 1970, il l'inteipréta principalement à
travers ce prisme, attribuant un rôle stratégique aux avant-gardes
dont l'origine remontait à la matrice du Black Mountain College.
Une telle perception était intéressante à bien des égards. Mais un
autre aspect de la perspective que Hassan tentait de décrire était
bien plus proche de l'involution languide ou décorative de l'élan38 *
moderniste que de Onis avait opposé au «postmodernisme».
Warhol pourrait à lui seul représenter cette tendance.
Cette dernière était déjà présente dans le synopsis originel
de Hassan, mais n'avait pas été particulièrement mise en valeur.
Cependant, aufildu temps, il pressentit qu'elle constituait peut-être
la direction générale vers laquelle tendait le postmodernisme. Vers
le milieu de la décennie, une exposition de design au Grand Palais
à Paris, Style 85, qui présentait une vaste collection d'objets post-
modernes allant « des punaises aux yachts », déclencha chez lui
une certaine répulsion : « Alors que je marchais à travers le caphar-
natim resplendissant, à travers les hectares d'esprit*, de parodie,
de persiflage, je sentis mon sourire se figer39. » En 1987, quand il
écrivit l'introduction au recueil de textes qu'il avait consacrés à ce
thème, The Postmodern Turn, il précisa bien que le titre était égale-
ment une sorte d'adieu : « Le postmodernisme a changé ; à mon
sens, il a pris une mauvaise direction. Coincé entre la truculence

38. NdT : Les mots en italique suivis d'une astérisque étaient en français dans le texte
original.
39. Ibid.. p. 229.

33
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

idéologique et l'insignifiance démystifiante, pris au piège de son


propre kitsch, le postmodernisme est devenu une sorte de raillerie
éclectique, la luxure raffinée de nos plaisirs de substitution et de
nos incrédulités triviales40. »
Or c'est précisément ce qui dégoûta Hassan du postmoderne
qui inspira la principale théorisation qui allait succéder à la sienne.
Et, de manière ironique, c'est l'art auquel il avait accordé le moins
d'attention quifinitpar propulser ce terme sur la scène publique. En
1972, Robert Venturi et ses associés, Denise Scott Brown et Steven
Izenour, publièrent le manifeste architectural de la décennie :
L'Enseignement de Las Vegas. Venturi s'était déjàfaitconnaître avec
sa subtile critique de l'orthodoxie puriste du Style international à
l'époque de Mies van der Rohe, brandissant les chefs-d'œuvre manié-
ristes, baroques, rococos et édouardiens comme autant de valeurs
alternatives dont pourrait s'inspirer la pratique artistique contempo-
raine41. Dans L'Enseignement de Las Vegas, Venturi et ses associés
menèrent une attaque bien plus iconoclaste contre le modernisme,
au nom du Las Vegas Strip et de sa puissante imagerie populaire.
C'est là, affirmaient-ils, que se déployait, dans une primauté exubé-
rante du symbole sur l'espace, un renouveau spectaculaire de
l'association historique entre architecture, peinture, graphisme
et sculpture, association que le modernisme avait, à ses dépens,
condamnée. D était temps de reprendre la maxime de Ruskin, selon
laquelle l'architecture était la décoration de la construction.
Les prémisses sur lesquelles reposait le désinvolte message de
L'Enseignement de Las Vegas auraient laissé Ruskin interdit « La
rue commerçante, le Las Vegas Strip en particulier - exemple par
excellence - lance à l'architecte le défi de la regarder positivement
40. Ibid., p. xvii.
41. Robert Venturi, De l'ambiguïté en architecture, Dunod, Paris, 1995 : « Les archi-
tectes n'ont aucune raison de se laisser plus longtemps intimider par la morale et
le langage puritains de l'architecture moderne orthodoxe. » « Ce n'est pas diminuer
- l'architecture - que d'y ajouter quelque chose ! (More is not less) », pp. 22-23.

34
CRISTALLISATION

sans préjugés42 », écrivaient Venturi et ses associés. « Les valeurs


de Las Vegas ne sont pas ici mises en question. La moralité de la
publicité commerciale, celle des jeux et l'instinct de compétition ne
sont pas ici notre affaire43. » L'analyse formelle de la joyeuse rébel-
lion des signes dans un ciel désert n'empêchait pas forcément une
certaine critique sociale, mais toute opinion trop spécifique était
exclue. « L'architecture moderne se veut progressiste, sinon révo-
lutionnaire, utopiste et puriste ; elle n'est pas satisfaite des condi-
tions existantes. » La préoccupation majeure de l'architecte « devrait
[pourtant] se porter non pas vers ce qui devrait être mais vers ce
qui est » et sur « comment parvenir à l'améliorer maintenant44 ».
La neutralité modeste de ce programme - « à ce moment, on ne se
souciait pas de savoir si la société avait tort ou raison » - dissimulait
une opposition désarmante. Opposant la monotonie planifiée des
mégastructures modernes à la vigueur et à l'hétérogénéité d'une
expansion urbaine spontanée, L'Enseignement de Las Vegas résu-
mait cette dichotomie dans l'expression : « bâtir pour l'Homme »
versus « bâtir pour les hommes (les marchés)45 ». La simplicité de
cette parenthèse disait tout, énonçant avec une fausse candeur le
nouveau rapport de l'art à la société, que Hassan avait pressenti
sans réussir à le définir.
Manquait encore un nom au programme de Venturi, conçu expres-
sément dans l'intention de supplanter le modernisme. D fut trouvé
peu de temps après. En 1974, le terme « postmoderne » - employé
une décennie plus tôt par Pevsner pour fustiger un historicisme sans
ambition - était apparu dans le monde de l'art new-yorkais, où Robert
Stern, un élève de Venturi, fut sans doute le premier architecte à l'uti-
liser. Mais c'est le critique Charles Jencks qui en assura la célébrité,
42. Robert Venturi, Denise Scott Brown, Steven Izenour, L'Enseignement de Las Vegas,
Mardaga, Wavre, 1987, p. 17.
43. Ibid.. p. 20.
44. Ibid., pp. 130-136.
45. Ibid., p. 126.

35
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

avec la parution, en 1977, de son livre Le Langage de l'architecture


Postmoderne. Jencks affichait une attitude à la fois bien plus polémique
que celle de Venturi - considérant que le modernisme était mort et
enterré en 1972, avec la démolition d'une tour dans le Midwest -, et, du
moins au départ, bien plus critique envers le capitalisme américain et
sa collusion avec le modernisme, telle qu'elle s'était manifestée dans
les grandes commandes architecturales de l'après-guerre. Pourtant,
même s'il jugeait nécessaire de développer un éventail sémiotique
plus large que celui préconisé par Venturi, afin d'inclure des formes
iconiques et symboliques, l'essentiel de ses recommandations se
fondait sur les idées de L'Enseignement de Las Vegas : diversité inclu-
sive, lisibilité populaire et harmonie contextuelle. Malgré le titre
de son livre, Jencks hésita d'abord à qualifier ces valeurs de « post-
modernes », car il reconnaissait que ce terme était « évasif, en vogue
et, pire que tout, négatif6 ». L'architecture qu'il affectionnait était d'un
« éclectisme radical », voire « traditionalesque47 », l'œuvre d'Antonio
Gaudi en étant le seul exemple réussi à ce jour.
Un an plus tard, Jencks avait changé d'avis, et pleinement
adopté l'idée de postmoderne, dont il théorisait l'éclectisme stylis-
tique comme « double codage » : une architecture mélangeant
syntaxe moderne et syntaxe historiciste, et s'adressant à la fois
au goût des élites et à la sensibilité populaire. C'était ce mélange

46. Charles Jencks, Le Langage de l'architecture postmoderne, Denoël, Paris, 1985,


p. 6. Le travail du critique marxiste Malcolm MacEwan, collègue d'Edward Thompson
au New Heasoner, influença Jencks, qui présenta à ce moment-là une périodisation
des « modes de production architecturale » : mini-capitaliste ; capitaliste de protection
sociale ; capitaliste de monopole, ou encore la nouvelle domination omniprésente du
promoteur commercial. « Plusieurs architectes modernes, en désespoir de cause, ont
décidé de faire contre mauvaise fortune bon cœur devant l'inévitable. Après tout, les
impératifs commerciaux sont plus démocratiques que les anciennes finalités aristo-
cratiques et religieuses et, selon Robert Venturi, "il n'y a presque rien à redire à Main
Street" », p. 37.
47. NdT : La tradition faite marchandise, à partir de sa réinvention dans une logique
de profit.

36
CRISTALLISATION

libératoire de nouveau et d'ancien, d'élevé et d'inférieur, qui défi-


nissait le postmodernisme en tant que mouvement, et lui permet-
trait de perdurer48. En 1980, Jencks contribua à l'organisation de
la section architecture de la Biennale de Venise, dirigée par Paolo
Portoghesi, brillant pionnier de la construction postmoderne. La
section, intitulée « La présence du passé », attira l'attention du
monde entier. Jencks était devenu un infatigable partisan de cette
cause, ainsi qu'un taxinomiste prolifique de son développement49.
Sa contribution majeure consista à différencier relativement tôt l'ar-
chitecture « postmoderne » de celle appartenant au « modernisme
tardif ». Abandonnant l'idée selon laquelle le modernisme se serait
effondré au début des années 1970, Jencks admit que sa dynamique
survivait, quoique sous une forme paroxystique, en tant qu'es-
thétique de l'exploit technologique, de plus en plus détachée des
enjeux utilitaires, mais toujours imperméable au jeu rétrospectif et
allusif qui caractérisait le postmodernisme : Foster et Rogers d'un
côté, Moore et Graves de l'autre50. Tel était l'équivalent architec-
tural de la littérature défendue par Hassan : l'ultramodernisme.
Jencks remarqua ce parallélisme et, sans le moindre scru-
pule, renversa les termes de l'opposition énoncée par de Onis.
Malgré son apparente productivité - tout comme l'arbalète lors de

48. Charles Jencks, The Language of Post-Modem Architecture, édition révisée et


augmentée, Rizzoli, New York, 1978, pp. 6-8 : « Le modernisme a souffert de l'élitisme.
Le postmodernisme tente de dépasser cet élitisme », en essayant de se rapprocher
« du vemaculaire, de la tradition et de l'argot commercial de la rue » - « l'architecture,
qui se trouvait au régime forcé depuis cinquante ans, n'a désormais d'autres solutions
que de se réjouir de sa nouvelle situation, et en conséquent, d'accroître sa force et sa
stabilité. » Dans un but de cohérence, la discussion sur le pré-moderniste Gaudf ne fut
pas reprise dans cette nouvelle édition.
49. Il soutiendrait plus tard que « la réaction soulevée par mes conférences et mes
articles fut si importante et vigoureuse qu'elle constitua le Post-Modernisme en tant
que mouvement social et architectural ». Charles Jencks, Post-Modemism: The New
Classicism in Art and Architecture, Rizzoli, New York, 1987, p. 29.
50. Late Modem Architecture, Rizzoli, New York, 1980, pp. 10-30.

37
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

l'apparition des premières armes à feu -, cet ultramodernisme était,


historiquement, une arrière-garde. C'était le postmodernisme, dont
les ressources symboliques répondaient au besoin contemporain
d'une nouvelle spiritualité, qui, comme jadis le baroque exubérant
de la Contre-Réforme, représentait l'art le plus avancé de l'époque.
Au milieu des années 1980, Jencks en était arrivé à exalter le
post-moderne en tant que civilisation mondiale marquée par une
tolérance plurielle et un choix surabondant, qui « vid[ait] de leur
sens » des polarités obsolètes comme celles de « la gauche et de
la droite, de la classe capitaliste et de la classe ouvrière ». Dans
une société où l'information primait désormais sur la production,
« il n'y a[vait] plus d'avant-garde artistique », pour la simple raison
que, dans le réseau électronique mondial, « il n'y a[vait] plus d'en-
nemi à conquérir ». Et, dans la situation émancipée de l'art, « il y
a[vait] plutôt d'innombrables individus vivant à Tokyo, à New York,
à Berlin, à Londres, à Milan ou dans d'autres mégapoles mondiales,
entretenant des rapports de communication et de concurrence,
exactement comme dans le monde de la finance51 ». Restait à
espérer que de ce kaléidoscope de créations émergerait « un ordre
symbolique commun, semblable à celui fourni par une religion52 » :
le programme ultime du postmodernisme. Sous un déguisement
esthétique, le rêve syncrétiste de Toynbee était de retour.

Montréal - Paris

L'appropriation architecturale de la bannière postmoderne, qui peut


être datée de 1977-1978, s'avéra durable. Depuis lors, le terme a
toujours été principalement associé aux formes les plus innovantes

51. Charles Jencks, What is Post-Modemism?, Academy Editions, Londres, 1986,


pp. 44-47.
52. Ibid., p. 43.

38
CRISTALLISATION

de l'espace construit Mais cette modification fut suivie, quasiment


immédiatement d'un nouvel élargissement dans une direction
inattendue. La première œuvre philosophique à adopter le terme
fut celle de Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, qui
parut en 1979 à Paris. Lyotard était allé le chercher directement
chez Hassan. Trois ans plus tôt il avait participé, à l'université de
Milwaukee, à un colloque organisé par ce dernier sur le postmo-
derne et les arts du spectacle. Déclarant que « les enjeux globaux
du postmodernisme [n'étaient] pas d'exposer la vérité dans la
clôture de la représentation, mais d'élaborer des perspectives dans
le cadre d'un retour de la volonté », Lyotard exalta le célèbre film
expérimental de Michael Snow - dans lequel un paysage canadien
désert est balayé par une caméra immobile orientable - ainsi que
les constructions spatiales de Duchamp53. Son nouvel ouvrage était
assez proche d'une thématique abordée par Hassan : les implica-
tions épistémologiques des récentes avancées dans les sciences
naturelles. A l'origine toutefois, La Condition postmoderne était un
rapport sur « l'état du savoir », commandé par le Conseil universi-
taire du gouvernement québécois, où le parti nationaliste de René
Levesque venait d'accéder au pouvoir.
Selon Lyotard, l'apparition de la postmodernité était liée à
l'émergence de la société post-industrielle - théorisée par Daniel
Bell et Alain Touraine -, où le savoir était devenu la principale force
de production économique, inscrite dans un flux contournant les
États-nations, et où, pourtant il avait également perdu ses modes
de légitimation traditionnels. En effet, si la société devait désormais
se concevoir, non comme un tout organique ni comme un champ de
53. « The Unconscious as Mise-en-Scène », in Michael Benamou et Charles Caramello
(dir.), Performance in Postmodem Culture. Coda Press, Madison, 1977, p. 95. Hassan
prononça le discours d'ouverture de cette conférence. Pour comprendre le rapport
intellectuel entre les deux à cette époque, voir Jean-François Lyotard, La Condition
postmodeme. Rapport sur le savoir, Éditions de Minuit, Paris, 1979, notes 1,121,188,
et Ihab Hassan, The Postmodem Tum, op. cit., pp. 134,162-164.

39
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

luttes binaires (Parsons ou Marx), mais bien comme un réseau de


communications linguistiques, le langage lui-même - c'est-à-dire le
lien social dans son ensemble - était constitué d'une multiplicité de
jeux différents, dont les règles étaient incommensurables les unes
aux autres, et les interrelations agonistiques. Dans ces conditions,
la science devenait un jeu de langage parmi d'autres ; désormais,
elle ne pouvait plus revendiquer la suprématie, à laquelle elle avait
prétendu tout au long du xix® et du XXe siècles, sur les autres formes
de savoir. En fait, la supériorité que son monopole de la vérité déno-
tative lui assurait sur les styles narratifs de savoir ordinaire occul-
tait la base de sa légitimation, qui reposait traditionnellement sur
deux grands récits. Le premier, qui découlait de la Révolution fran-
çaise, racontait l'histoire de l'humanité en tant qu'agent héroïque
de sa propre émancipation grâce au progrès des connaissances ; le
second, qui trouvait ses origines dans l'idéalisme allemand, évoquait
l'évolution de l'Esprit en tant que dévoilement progressif de la
vérité. Tels étaient les grands mythes légitimants de la modernité.
A l'inverse, le trait définitoire de la condition postmoderne réside
dans la perte de crédibilité de ces métarécits. Selon Lyotard, c'est le
développement même des sciences qui les a mis à mal : d'une part,
à travers la pluralisation de l'argumentation, avec la prolifération du
paradoxe et du paralogisme, anticipée en philosophie par Nietzsche,
Wittgenstein et Levinas ; d'autre part, du fait de la technicisation de
la preuve, dont les dispositifs coûteux, commandés par le capital
ou l'État, réduisent la « vérité » à la « performativité ». La science
au service du pouvoir trouve dans l'efficacité un nouveau mode
de légitimation. Cependant, la véritable pragmatique de la science
postmoderne réside non pas dans la quête du performatif, mais
dans la production de paralogismes : dans la microphysique, les
fractales, les théories du chaos, en Élisant « la théorie de sa propre
évolution comme discontinue, catastrophique, non rectifiable,

40
CRISTALLISATION

paradoxale54 ». Si le rêve de consensus apparaît comme la relique


d'une nostalgie de l'émancipation, ces récits ne disparaissent pas
pour autant ; ils se miniaturisent et entrent dans un rapport de
concurrence : « le "petit récit" reste la forme par excellence que
prend l'invention imaginative55. » Cette évolution scientifique
possède son équivalent dans le champ social. Lafinde La Condition
postmoderne s'attache à montrer que, dans chaque domaine de l'exis-
tence humaine - travail, émotions, sexe, politique -, la tendance
est au contrat temporaire, contrat fondé sur des relations bien plus
économiques, flexibles et créatives que celles de la modernité. Et
bien que cette configuration soit encouragée par le système, elle ne
lui est pas entièrement assujettie. Lyotard en concluait qu'il fallait
plutôt se réjouir dufaitqu'elle soit modeste et hétérogène, car toute
alternative pure au système en viendraitfatalementà ressembler à
ce contre quoi elle tentait de s'ériger.
Au tournant des années 1970, les textes de Hassan, portant
principalement sur la littérature, n'avaient toujours pas été rassem-
blés en volume ; quant aux écrits de Jencks, ils se limitaient au
domaine de l'architecture. Par son titre comme par son contenu,
La Condition postmoderne était le premier livre à aborder la post-
modernité comme changement général de la situation humaine. Sa
perspective philosophique lui assura un plus large écho que toutes
les tentatives précédentes, et ce, parmi des publics très diversifiés.
À ce jour, il reste probablement l'ouvrage le plus cité sur le sujet
Envisagé isolément, comme c'est généralement le cas, ce livre
n'est pas représentatif de la position intellectuelle de Lyotard. En
effet, La Condition postmoderne, en tant que commande officielle,
se limitait au destin épistémologique des sciences naturelles, dont
Lyotard avoua plus tard qu'il n'avait qu'une connaissance très
54. Jean-François Lyotard, La Condition postmodeme. ibid., p. 97.
55. Ibid.. p. 98.

41
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

réduite56. Il y voyait un pluralisme cognitif, fondé sur l'idée - inédite


pour le public français, mais éculée dans le monde anglo-saxon -
de jeux de langages différents et incommensurables les uns aux
autres. Lyotard aggravait encore l'incohérence souvent constatée
de la conceptualisation de Wittgenstein, en affirmant que ces jeux
étaient à la fois autarciques et agonistiques, comme s'il pouvait y
avoir conflit en l'absence de commune mesure. L'influence de cet
ouvrage fut donc en proportion inverse de son intérêt intellectuel,
et il devint la source d'inspiration d'un relativisme trivial qui passe
souvent, aux yeux de ses sympathisants comme de ses détracteurs,
pour la marque de fabrique du postmodernisme.
Le cadre prétendument scientifique de ce « rapport sur le
savoir » laissait totalement de côté l'art et la politique, fait d'autant
plus curieux qu'il s'agissait des deux grandes passions du philo-
sophe. Militant du groupe d'extrême gauche Socialisme ou
Barbarie pendant une décennie (1954-1965), au cours de laquelle
il critiqua de manière remarquablement lucide la guerre d'Algérie,
Lyotard demeura pendant deux années encore un membre actif de
Pouvoir ouvrier, issu d'une scission avec Socialisme ou Barbarie. Il
rompit avec le groupe quand il fut convaincu que le prolétariat ne
constituait plus un sujet révolutionnaire capable de défier le capi-
talisme, puis prit part au mouvement universitaire de Nanterre en
1968. En 1969, il commentait toujours Marx pour les insurgés de
l'époque. Mais avec le reflux de la révolte, ses idées changèrent de
cap. Dans sa première œuvre philosophique importante, Discours,
Figure (1971), il développa, contre l'approche linguistique de l'in-
conscient proposée par Lacan, une analyse figurale des pulsions

56. « J'ai inventé des histoires, j'ai fait référence à de nombreux livres que je n'avais
pas lus, apparemment cela a impressionné les gens, c'est un peu comme une paro-
die. .. C'est tout simplement le plus mauvais de mes bouquins, ils sont presque tous
mauvais, mais celui-là c'est vraiment le pire », Lotta Poetica, 3e série, vol. 1, n° 1,
janvier 1987, p. 82 : un entretien intéressant sur le plan biographique.

42
CRISTALLISATION

freudiennes dont il fit la base d'une théorie de l'art, illustrée de


poèmes et de tableaux.
Lorsqu'il écrivit Dérive à partir de Marx et Freud (1973), ses
convictions politiques s'étaient radicalisées. « [La raison] est déjà
au pouvoir dans le kapital. Et nous ne voulons pas détruire le
kapital parce qu'il n'est pas rationnel, mais parce qu'il l'est Raison
et pouvoir, c'est tout un. [...] Il n'y a en lui rien, aucune dialectique
qui le conduira à être dépassé, surmonté dans le socialisme : le
socialisme, c'est notoire à présent est identique au kapitalisme. »
La seule chose susceptible de détruire le capitalisme était, selon lui,
la « dérive du désir » présente chez les jeunes du monde entier, qui
préféraient, à l'investissement libidinal dans le système, des styles
de conduite dont le « seul guide » était « l'intensité affective, et
[le] décuplement de la puissance libidinale57 ». Le rôle des artistes
avant-gardistes - jadis l'Opoyaz, le futurisme ou Lef en Russie ;
désormais Rothko, Cage ou Cunningham en Amérique - consistait
à abattre les obstacles entravant le déchaînement de ce désir en
jetant au feu les formes de la réalité en place. L'art était donc le
substrat de toute politique insurrectionnelle. « Cesthétique" a été
pour le politique que j'étais (que je reste ?) non pas un alibi, une
retraite confortable, mais la faille et fissure pour descendre dans
le sous-sol de la scène politique, une grotte à grande voûte pour en
voir les dessous renversés ou retournés58. »
Avec Économie libidinale (1974), Lyotard alla encore plus loin.
La critique de Marx avancée par des naïfc* comme Castoriadis et
Baudrillard, invoquant le culte de la créativité ou le mythe nostal-
gique de l'échange symbolique, ne servait àrien.Pour dévoiler « ce
désir nommé Marx », il était nécessaire d'effectuer une transcription
complète de l'économie politique dans une économie libidinale, sans
57. Jean-François Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, 10/18, Paris, 1973,
pp. 12-13,16-18.
58. Ibid., p. 20.

43
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

avoir peur de regarder la vérité en face : l'exploitation était généra-


lement vécue, y compris par les premiers ouvriers de l'industrie,
comme une forme de jouissance érotique ; car il y avait bien une
délectation masochiste et hystérique dans l'anéantissement de la
santé physique dans les mines et les usines, ou encore dans la désin-
tégration de l'identité personnelle à l'intérieur de taudis anonymes.
Le capital a toujours été désiré par ceux qu'il domine, hier comme
aujourd'hui. La révolte n'éclatait que lorsque les désirs qu'il suscitait
devenaient « intenables » et devaient trouver de nouveaux exutoires.
Mais tout cela n'avaitrienà voir avec les discours moralisateurs dont
la gauche nous avait traditionnellement abreuvé. De même que l'in-
vestissement populaire dans le système capitaliste n'était pas syno-
nyme d'aliénation, il n'y avait pas, dans le désinvestissement, « de
dignité libidinale, ni de liberté libidinale, ni de fraternité libidinale »
- seulement une recherche de nouvelles intensités affectives59.
Lyotard passa du socialisme révolutionnaire à l'hédonisme nihi-
liste dans le contexte général d'une évolution de la Y République.
Le consensus gaulliste du début des années 1960 l'avait convaincu
du fait que la classe ouvrière s'était désormais fondamentalement
intégrée au capitalisme. L'agitation de la fin des années 1960 lui
faisait espérer que ce serait une génération - la jeunesse du monde
entier - plutôt qu'une classe qui serait à l'avant-poste de la révolte. La
vague de consumérisme euphorique qui s'abattit sur le pays dans la
première moitié des années 1970 donna naissance à une multitude
de théories qui voyaient dans le capitalisme une machine de désir
redoutablement efficace. Pourtant, en 1976, les partis communiste
et socialiste s'étaient entendus sur un programme commun, et il
semblait de plus en plus probable qu'ils gagneraient les prochaines
élections. La perspective que, pour la première fois depuis le début
de la Guerre froide, le PCF participe à un gouvernement sema la
panique chez les bien-pensants, provoquant une violente contre-
59. Jean-François Lyotard, Économie libidinale. Éditions de Minuit, Paris, 1974,
pp. 136-138.

44
CRISTALLISATION

attaque idéologique. Ce qui permit aux Nouveaux Philosophes,


groupe de publicistes formé d'anciens soixante-huitards* soutenus
par l'Elysée et les médias, d'être propulsés sur le devant de la
scène.
Des vicissitudes de la trajectoire politique de Lyotard se déga-
geait une constante. Dès le début, Socialisme ou Barbarie avait
adopté une position farouchement anti-communiste, et malgré tous
ses changements d'humeur ou de conviction, cet anti-communisme
demeura un élément indéracinable de ses perspectives générales.
En 1974, il confia à des amis américains, pour le moins surpris, que
son choix présidentiel se porterait sur Giscard, parce que Mitterrand
avait le soutien des communistes. Les élections de 1978 approchant,
et avec elles le danger d'une participation du PCF au gouverne-
ment, il ressentit inévitablement une certaine ambivalence envers
les Nouveaux Philosophes. D'un côté, les attaques furieuses qu'ils
menaient contre le communisme étaient salutaires ; de l'autre, ils
constituaient à l'évidence une clique de petits bras, compromise par
ses relations avec le pouvoir officiel. C'est pourquoi sa contribution
au débat préélectoral, le dialogue sardonique Instructions païennes
(1977), les défendait et lesridiculisaitsimultanément C'est dans
ce texte qu'il formula pour la première fois l'idée de métarécit qui
allait occuper une place centrale dans La Condition postmoderne, et
qui révélait on ne peut plus clairement sa véritable cible. Un seul
« grand récit » se trouvait à l'origine de ce terme : le marxisme.
Heureusement les innombrables informations en provenance du
goulag le privaient progressivement de son ascendant Certes, l'Oc-
cident avait aussi son métarécit, axé sur le capital ; mais il restait
préférable à celui du Parti, car il était « impie » - le capitalisme
« n'éprouve de respect pour aucun récit particulier », car « son récit
parle de tout et derien60».
60. Jean-François Lyotard, Instructions païennes, Galilée, Paris, 1977, p. 55. Lors de la
première utilisation des termes « grands récits » et « métarécits », Lyotard mentionna
sans plus de cérémonie qu'ils faisaient référence au marxisme : pp. 22-23.

45
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

L'année où il rédigea ce manifeste politique, Lyotard élabora


également un canon esthétique. Dans Les Transformateurs Duchamp,
il présentait le créateur du Grand Verre et de Étant donnés comme
le principal artiste du non-isomorphe, des incongruences et des
incommensurabilités. Réaffirmant la thèse de la jouissance du
prolétariat industriel du temps où celui-ci était encore plongé
dans une misère noire, Lyotard affirmait : « Décrivez le sort [des
travailleurs] en termes exclusifs d'aliénation, exploitation et misère,
vous les présentez comme des victimes ayant seulement subi tout
le processus et ayant seulement acquis créance sur des réparations
ultérieures (le socialisme). Vous manquez et cachez l'essentiel, qui
n'est pas non plus, comme le dit souvent Marx avec un cynisme
paré de darwinisme, l'accroissement des forces de production à
tout prix, même la mort de beaucoup de travailleurs. Vous manquez
et cachez la même énergie qui va se répandre dans les arts et les
sciences, la jubilation et la douleur de découvrir qu'on peut tenir
(vivre, travailler, penser, être affecté) là où c'était jugé insensé.
L'indifférence au sens, la dureté. » C'était cet endurcissement, cet
« ascétisme mécanique », que les énigmes sexuelles de Duchamp
reproduisaient « Le Verre est le "retard" du nu, Étant donnés...
son avance. C'est trop tôt pour voir la femme se mettant nue sur le
Verre, et c'est trop tard sur la scène d'Étant donnés... Le performer
est un transformer complexe, une batterie de machines à métamor-
phoser. Il n'y a pas d'art puisqu'il n'y a pas d'objets. Il n'y a que des
transformations, des redistributions d'énergie. Le monde est une
multiplicité de dispositifs qui transforment les unités d'énergie les
unes dans les autres61. »
Le travail effectué avant et autour de La Condition postmoderne
était donc bien plus élaboré que le document rédigé pour l'État
québécois. Le « rapport sur le savoir » laissait en suspens deux
61. Jean-François Lyotard, Les Transformateurs Duchamp, Galilée, Paris, 1977, pp. 23,
39-40.

46
CRISTALLISATION

questions qui préoccupaient Lyotard depuis longtemps. Quelles


étaient les implications de la postmodernité pour l'art et la politique ?
Bientôt pressé de répondre à la première interrogation, Lyotard
se retrouva dans une position délicate. Au moment où il rédigeait
La Condition postmoderne, il ignorait que le terme était employé
dans le domaine de l'architecture - qui constituait peut-être le seul
art sur lequel il n'avait jamais écrit -, où il possédait une significa-
tion esthétique à l'antithèse de tout ce que le philosophe appréciait
Son ignorance ne dura pas longtemps. En 1982, il eut vent de la
conceptualisation du postmoderne par Jencks et de la large diffu-
sion dont elle avait bénéficié en Amérique du Nord. Sa réaction fut
acerbe. Ce postmodernisme-là marquait le retour subreptice d'un
réalisme dégénéré, autrefois soutenu par le nazisme et le stali-
nisme, et désormais recyclé par le capital en éclectisme cynique :
tout ce contre quoi les avants-gardes s'étaient battues62.
Ce relâchement de la tension esthétique n'annonçait pas la fin
de l'expérimentation, mais la suppression de la dynamique qui avait
animé l'art moderne, et qui était issue du décalage entre le conce-
vable et le présentable, que Kant avait défini comme distinction du
sublime et du beau. A quoi pouvait donc ressembler un véritable
art postmoderne ? Lyotard ne pouvant reprendre un usage du
mot qu'il exécrait, sa réponse fut pour le moinsfaible.Loin d'avoir
succédé au moderne, le postmoderne représentait depuis le départ
un mouvement de régénération interne à ce dernier - un mouve-
ment dont la réponse à l'éclatement du réel était l'inverse d'une
nostalgie de l'unité : car c'était une acceptation joyeuse de la liberté
d'invention que cet éclatement avait rendu possible. Mais cela
n'avait rien d'exubérant Un an plus tard en effet Lyotard chantait

62. « Réponse à la question : qu'est-ce que le postmodeme ? », in Jean-François


Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Galilée, Paris, 1986, pp. 29-33.
Traduction anglaise : « Answering the Question: What is Postmodemism? », annexe à
The Postmodem Condition, op. cit., pp. 73-76.

47
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

les louanges du minimalisme comme art d'avant-garde - le sublime


comme privation. Par contraste, c'était le kitsch glorifié par Jencks
qui suscitait alors l'engouement du marché de l'art : « Amalgames
de citations, d'ornementations, de pastiches - on flatte le "goût"
d'un public qui ne peut pas avoir de goût63. »
L'art ayant emprunté des directions différentes de celles qu'il
avait toujours défendues, Lyotard ne pouvait théoriser l'art post-
moderne sans difficultés. Aussi se trouva-t-il contraint de faire de
la postmodernité artistique un principe pérenne et non une caté-
gorie de périodisation, contredisant donc visiblement sa descrip-
tion de la postmodernité scientifique comme stade du dévelop-
pement cognitif. Il se heurta à des problèmes analogues lorsqu'il
chercha à élaborer une politique postmoderne. Et cette fois, ce fut
le cours même de l'histoire qui le plongea dans l'embarras. Dans
La Condition postmoderne, Lyotard avait annoncé la fin de tous les
métarécits. A l'évidence, il cherchait avant tout à établir le certi-
ficat de décès du socialisme classique. Dans des textes ultérieurs, il
augmenta la liste des métarécits qui s'étaient désormais éteints : la
rédemption chrétienne, le progrès des Lumières, l'esprit hégélien,
l'unité romantique, le racisme nazi et l'équilibre keynésien. Mais le
communisme restait la référence première. Qu'en était-il du capita-
lisme ? Au moment où Lyotard écrivait son livre, à lafindu mandat
de Carter, l'Occident entrait dans une grave récession économique
et n'était guère d'humeur turbulente sur le plan idéologique. Il était
donc au moins plausible d'avancer que le capitalisme contemporain
n'était validé que par un principe de performance, qui n'était guère
que l'ombre d'une légitimation authentique.
Ce point de vue perdit toute crédibilité dans les années 1980,
lorsque s'opéra un changement radical de conjoncture : l'euphorie
du boom reaganien et le triomphe de l'offensive idéologique de la
63. «Le sublime et l'avant-garde» (conférence à Berlin, 1983), in Jean-François
Lyotard, L'Inhumain. Causeries sur le temps, Galilée, Paris, 1988, p. 117.

48
CRISTALLISATION

droite, qui culminèrent avec l'effondrement du bloc soviétique à la


fin de la décennie. Au lieu de connaître une disparition de tous les
métarécits, le monde semblait, pour la première fois dans l'histoire,
tomber sous l'emprise du récit le plus grandiose : l'histoire une et
universelle de la liberté et de la prospérité, la victoire mondiale du
marché. Comment Lyotard allait-il s'adapter à ce développement
inopportun ? Sa première réaction fut de souligner que le capita-
lisme, même s'il semblait représenter le but final et universel de
l'histoire, avait en fait détruit toutefinalité,puisque la simple sécu-
rité factuelle était la seule valeur qu'il incarnait. « On dirait que
le capital n'a pas besoin de légitimation, qu'il ne prescrit rien, au •
sens strict de l'obligation, et qu'en conséquence il n'a pas à exhiber
une instance qui norme la prescription. D est présent partout, mais
plutôt comme nécessité que commefatalité.» Au mieux, il dissi-
mulait peut-être une quasi-norme : « Gagner du temps ». Mais cela
pouvait-il être réellement considéré comme unefinuniverselle64 ?
Lafaiblessede cette position ne ressemblait guère à Lyotard. A
lafindes années 1990, il avait trouvé une solution plus forte à cette
difficulté. Des années auparavant, il avait déjà commencé à affirmer
que le capitalisme ne devait pas être considéré avant tout comme
un phénomène socioéconomique. « [L]e capitalisme est plutôt une
figure. Comme système, la source chaude n'est pas la force de
travail, c'est l'énergie en général, physique (le système n'est pas
isolé). Commefigure,sa force provient de l'Idée infinie. Elle peut se
présenter dans l'expérience des hommes comme désir de l'argent,
désir du pouvoir, désir de la nouveauté. Et l'on peut trouver tout
cela très laid, très inquiétant Mais ces désirs traduisent anthropolo-
giquement quelque chose qui est ontologiquement Finstanciation"
de l'infini sur la volonté. Cette "instanciation" ne se fait pas sur les
classes sociales. Celles-ci ne sont pas des catégories ontologiques
64. « Mémorandum sur la légitimité » (1984), in Le Postmodeme expliqué aux enfants,
op. cit., p. 94.
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

pertinentes65. » Le remplacement de l'histoire par l'ontologie n'était


cependant qu'une étape intermédiaire : quelques années plus tard,
Lyotard passait à l'astrophysique.
Il affirmait désormais que la victoire du capitalisme sur les
autres systèmes rivaux était le résultat d'un processus de sélec-
tion naturelle qui avait débuté avant l'apparition de la vie humaine.
Dans l'immensité incommensurable du cosmos, où tous les corps
sont soumis à l'entropie, un hasard localisé - une « conjugaison
fortuite de diverses formes d'énergie » - engendra sur une minus-
cule planète des systèmes vivants rudimentaires. Au cours de
l'évolution fortuite de ces espèces, le manque d'énergie externe les
poussa à une compétition perpétuelle. Plusieurs millions d'années
plus tard, apparut une espèce humaine capable de manier les mots
comme les outils ; puis « des formes moins probables de s'orga-
niser naquirent, différentes les unes des autres [...] leur succès
dépendait de leur aptitude à découvrir, à capter et à sauvegarder les
sources d'énergie dont elles avaient besoin ». Au bout de quelques
millénaires ponctués par les révolutions néolithique et industrielle,
« des systèmes intitulés libéraux démocratiques » s'avérèrent les
plus efficaces, infligeant une défaite cuisante à leurs concurrents,
les systèmes communistes et islamistes, et limitant les dangers
écologiques. « Seule la disparition inéluctable du système solaire
tout entier paraissait devoir faire échec à la poursuite du dévelop-
pement Pour répondre à ce défi, le système s'était déjà [...] mis à
développer des prothèses capables de le perpétuer après qu'auraient
disparu les ressources en énergie d'origine solaire66. » L'ensemble
de la recherche scientifique travaillait dans un unique but : assurer,
dans quatre milliards d'années, l'exode vers les étoiles d'une espèce
humaine transformée.

65. « Appendice svelte à la question postmodeme » (1982), in Jean-François Lyotard,


Tombeau de l'intellectuel et autres papiers, Galilée, Paris, 1984, p. 80.
66. Jean-François Lyotard, Moralités postmodemes, Galilée, Paris, 1993, pp. 80-86.

50
CRISTALLISATION

Lorsqu'il conçut la première ébauche de cette vision, Lyotard


la nomma « nouveau décor67 ». Le recours au langage de la scéno-
graphie lui permettait certes d'éviter tout mode narratif, mais il
l'amenait malgré lui à se rapprocher de cette stylisation d'un post-
moderne qu'il réprouvait par ailleurs. Mais quand il eut achevé
cette conceptualisation, il la présenta comme « le discours le plus
pessimiste que le postmoderne puisse tenir sur lui-même », tout
en précisant que « la fable est réaliste parce qu'elle raconte l'his-
toire d'une force qui fait, défait et refait la réalité ». La fable décrit
le conflit entre deux processus énergétiques : « L'un conduit à la
destruction de tous les systèmes, de tous les corps, vivants ou
non, qui existent sur la planète Terre et dans le système solaire.
A l'intérieur de ce processus entropique, continu et nécessaire, un
autre processus contingent et discontinu, du moins pendant long-
temps, agit en sens contraire par différenciation croissante de ces
systèmes. Ce dernier mouvement ne peut pas enrayer le premier
(à moins qu'on trouve le moyen de fournir le Soleil en carburant),
mais il peut se soustraire à la catastrophe en abandonnant son site
cosmique. » Au fond donc, la véritable dynamique du capitalisme
ne réside pas dans la soif du profit ou dans tout autre désir humain,
mais dans le développement en tant que néguentropie. « Le déve-
loppement n'est pas une invention des Humains. Les Humains sont
une invention du développement68. »
En quoi n'est-ce pas un grand récit, moderne par excellence ?
Parce que, affirme Lyotard, il s'agit d'une histoire sans histo-
ricité ni espoir. Cette fable est postmoderne en ce qu'elle « n'est
nullement finalisée vers l'horizon d'une émancipation ». Alors les
êtres humains, témoins du développement, peuvent bien tenter
de s'opposer à un processus dont ils sont le véhicule : « Même les

67. « Billet pour un nouveau décor » (1985), in Le Postmodeme expliqué aux enfants,
op. cit., pp. 131-134.
68. « Une fable postmodeme », in Moralités postmodemes, op. cit., pp. 86-87.

51
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

critiques qu'ils peuvent opposer au développement, à son inégalité,


à son irrégularité, à sa fatalité, à son inhumanité, même ces criti-
ques sont des expressions du développement et y contribuent »
L'énergétique universelle ne laisse pas de place au pathos. En appa-
rence seulement Car Lyotard décrit aussi son histoire comme une
« tragédie de l'énergie », qui « comme Œdipe roi, finit mal », mais
qui, « comme Œdipe à Colone, admet une ultime rémission
Inutile de souligner lafragilitéintellectuelle de cette construc-
tion. Rien, dans la première évocation des métarécits par Lyotard,
ne les restreignait à la seule idée d'émancipation, qui n'était qu'un
des deux discours modernes de légitimation qu'il cherchait à iden-
tifier. La fable postmoderne resterait un grand récit même si cette
thématique en était totalement absente. Mais ce n'est bien sûr pas
le cas. Qu'est-ce que la fuite vers les étoiles, sinon une manière de
s'émanciper des chaînes d'une Terre moribonde ? Si l'on considère
l'autre registre du récit - interchangeable avec le premier - décrit
par Lyotard, il est encore plus évident que le capitalisme utilise conti-
nuellement le vocabulaire de l'émancipation, et ce, avec bien plus
d'assurance que par le passé. Lyotard se voit forcé de l'admettre
dans d'autres textes, concédant par exemple : « l'émancipation n'est
plus située en alternative à la réalité, comme un idéal à conquérir
contre elle et à lui imposer du dehors. Elle est plutôt l'un des objec-
tifs que le système cherche à atteindre dans l'un ou l'autre des
secteurs dont il est fait travail, impôt marché, famille, sexe, "race",
école, culture, communication. » Les obstacles et les résistances ne
font que l'encourager à devenir plus ouvert et complexe, provoquant
des innovations spontanées - « l'émancipation se fait tangible ». Si la
tâche de l'intellectuel est de dénoncer les insuffisances du système,
« les critiques, de quelque nature qu'elles soient sont demandées
par lui en vue de remplir cette charge plus efficacement70 ».
69. Ibid.. pp. 91-93.87.
70. « Mur, golfe, système » (1990), in Moralités postmodemes, op. cit., pp. 67-68.

52
CRISTALLISATION

La condition postmoderne, pourtant présentée comme dispa-


rition des grands récits, finit donc par les ressusciter, presque par
les immortaliser, dans l'allégorie du développement La logique qui
sous-tend cet étrange dénouement s'inscrit dans la trajectoire poli-
tique de Lyotard. A partir des années 1970, tant que le communisme
existait comme alternative au capitalisme, ce dernier constituait un
moindre mal - il pouvait même en faire une louange sardonique,
le présenter comme un système somme toute agréable. Après l'ef-
fondrement du bloc soviétique, l'hégémonie du capital devint plus
difficile à accepter. Son triomphe idéologique semblait renforcer le
type de récit légitimant dont Lyotard avait annoncé la mort Au lieu
d'affronter cette nouvelle réalité sur le plan politique, il choisit de
la sublimer de manière métaphysique. Ainsi projetée dans l'espace
intergalactique, son énergétique originaire permettait de relativiser
le capitalisme en en faisant un simple remous dans une vaste aven-
ture cosmique. On voit bien, pour un ancien militant, la consolation
aigre-douce que peut procurer un tel changement d'échelle. La
« fable postmoderne » ne marquait pas une ultime réconciliation
avec le capital. Au contraire, Lyotard renouait désormais avec des
accents oppositionnels qui étaient longtemps restés absents de ses
textes : sa dénonciation des inégalités mondiales et de la lobotomie
culturelle, son mépris pour le réformisme social-démocrate venaient
nous rappeler son passé révolutionnaire. Malgré tout les seules
formes de résistance au système qui survivaient encore étaient
d'ordre personnel et intérieur : la réserve de l'artiste, l'indétermina-
tion de l'enfance, le silence de l'âme71. La « jubilation » de la désagré-
71. Voir, en particulier, « À l'insu » (1988), « Ligne générale » (1991), et « Intime est la
terreur » (1993), in Moralités postmodernes, op. cit. ; et « Avant-propos : de l'humain »
(1988), in L'Inhumain, où Lyotard avoue : « L'inhumanité du système en cours de conso-
lidation, sous le nom de développement (entre autres), ne doit pas être confondue
avec celle, infiniment secrète, dont l'âme est l'otage. Croire, comme je l'ai fait autre-
fois, que le premier type d'inhumanité pourrait relayer le second, le formuler, est une
erreur. Le système a plutôt pour effet de renvoyer à l'oubli ce qui lui échappe. » : p. 10.

53
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

gation initiale de la représentation par le postmoderne avait disparu ;


désormais, la tonalité de l'époque se caractérisait par un invincible
malaise. Le postmoderne était synonyme de « mélancolie72 ».

Francfort-Munich

La Condition postmoderne fut publiée à l'automne 1979. Et c'est


très exactement un an après, à Francfort, que Jiirgen Habermas
prononça son discours « La Modernité : un projet inachevé », à
l'occasion de la remise du prix Adorno. Cette conférence occupe
une place singulière dans le discours sur la postmodernité. Si, dans
son contenu, elle ne fait qu'effleurer le thème du postmoderne,
c'est elle qui, par son influence, en a imposé l'usage. Dans une
large mesure, cette conséquence paradoxale est liée à la stature de
Habermas dans le monde anglo-saxon, où il était considéré comme
le principal philosophe européen du moment, mais également au
positionnement résolument critique de son intervention. Car, pour
la première fois depuis son développement à lafindes années 1970,
le concept de postmoderne recevait un traitement acerbe. S'il veut
développer une tension fructueuse, un nouveau terrain intellectuel
a besoin d'un pôle négatif ; dans ce cas, Habermas joua ici ce rôle.
Cependant, ce texte a généralement fait l'objet d'un malentendu.
Plus récemment, dans « La Mainmise », in Niels Brugger, Finn Frandsen et Dominique
Pirotte (dir.), Lyotard, déplacements philosophiques. De Boeck-Wesmael, Bruxelles,
1993, p. 129, Lyotard a réitéré la «fable du développement», mais en changeant
de registre : la fable « anticipe une contradiction » - car « le processus de dévelop-
pement vient à contrarier le dessein humain d'émancipation », bien qu'il prétende
être confondu avec ce dernier. À la question « Y a-t-il quelque instance en nous qui
demande à être émancipée de la nécessité de cette émancipation prétendue ?» - la
réponse de Lyotard indiquait le « reste », légué par « l'enfance immémoriale » à l'acte
du témoin dans l'œuvre d'art, Un Trait d'Union, Le Griffon d'Argile/Presses universitai-
res de Grenoble, 1993, p. 9.
72. Jean-François Lyotard, Moralités postmodemes, op. cit., pp. 93-94.

54
CRISTALLISATION

Bien qu'il ait été largement perçu, du fait de la proximité des dates
de publication, comme une réponse au livre de Lyotard, il fut vrai-
semblablement écrit en toute ignorance de ce dernier. Habermas
réagissait en fait à la Biennale de Venise de 1980, vitrine de la
version du postmodernisme défendue par Jencks73 - soit exacte-
ment ce dont Lyotard n'avait aucune connaissance quand il écrivit
son propre texte. Un ironique chassé-croisé * se trouvait donc à l'ori-
gine de ces échanges intellectuels.
Habermas commençait par reconnaître que l'esprit de la
modernité esthétique, articulé sur une nouvelle perception du
temps comme présent chargé d'un futur héroïque, né à l'époque de
Baudelaire et ayant atteint son apogée avec Dada, s'était de toute
évidence estompé ; les avant-gardes avaient vieilli. L'idée de post-
modernité tirait sa force de ce changement indéniable. Toutefois,
des théoriciens néo-conservateurs comme Daniel Bell en avaient
tiré une conclusion perverse. Ils prétendaient que la logique anti-
nomiste de la culture moderniste avaitfinipar imprégner le tissu de
la société capitaliste. Au moment même où elle avait cessé d'être la
source d'un art créatif, cette culture avait affaibli lafibremorale de
notre société et déstabilisé sa discipline de travail, en propageant
un culte de la subjectivité absolue. En conséquence, seul un retour
à la foi religieuse, résurgence du sacré dans un monde profane,
pourrait empêcher l'effondrement hédoniste d'un ordre social
autrefois respectable.
73. Jûrgen Habermas, « Die Moderne - ein unvollendetes Projekt », Kleine politische
Schriften (l-V), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1981, p. 444. Le discours en allemand
était bien plus long et incisif que sa version anglaise, donnée par Habermas lors d'une
« James lecture » au New York Institute l'année suivante et publiée dans New German
Critique, hiver 1981, pp. 3-15. Dès les premières lignes, il pose directement la ques-
tion : « La modernité est-elle aussi obsolète que le prétendent les post-modemes ? Ou,
à l'inverse, la post-modernité proclamée par tant de voix n'est-elle pas pour sa part pur
battage ? », in « La modernité : un projet inachevé », Critique, octobre 1981, n° 413,
pp. 950-967,951.

55
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

Selon Habermas, une telle condamnation confondait le moder-


nisme esthétique avec ce qui était manifestement la logique com-
merciale de la modernisation capitaliste. Les véritables apories
de la modernité culturelle se trouvaient ailleurs. Le projet de la
modernité, tel qu'il avait été conçu à l'époque des Lumières, recou-
vrait deux tendances. Il y avait tout d'abord la différenciation,
inédite dans l'histoire, de la science, de la morale et de l'art - qui
n'étaient donc plus fusionnés à l'intérieur d'une religion révélée
- en plusieurs sphères de valeur autonomes, chacune gouvernée
par ses normes propres : respectivement, la loi, la justice et la
beauté. Deuxièmement, le potentiel de ces domaines nouvellement
libérés s'était propagé au flux subjectif de la vie quotidienne, les
trois sphères interagissant pour enrichir cette dernière. Tel était le
programme initial qui s'était par la suite dévoyé. Au lieu de s'inté-
grer aux ressources collectives de la communication quotidienne,
chaque sphère avait eu tendance à s'enfermer dans un spécialisme
ésotérique, retranché du monde des significations ordinaires. Ainsi,
au cours du XIXe siècle, l'art se transforma en une enclave critique
de plus en plus détachée de la société ; pire, il alla jusqu'à faire
de sa distance un fétiche. Au début du XXe siècle, des avant-gardes
comme le surréalisme avaient tenté de détruire cette distinction
entre l'art et la société par des actions spectaculaires de volonté
esthétique. Mais ce n'était là que gesticulation futile : non seule-
ment l'anéantissement des formes et la désublimation des signifi-
cations n'apporta aucune émancipation, mais l'absorption de l'art
n'aurait jamais pu transformer la vie. Il fallait pour cela renouer,
dans le même mouvement, avec les ressources de la science et de
la morale. L'interaction entre les trois sphères était nécessaire pour
animer le monde vécu.
Le projet de la modernité restait donc à mettre en œuvre. Mais
la tentative de le réduire à néant avait échoué. Sous peine de régres-
sion, il était impossible de réunifier des sphères de valeur devenues

56
CRISTALLISATION

autonomes. En revanche, le langage de l'expérience collective devait


encore se réapproprier la culture spécialisée que chaque sphère
avait produite. Pour qu'une telle opération réussît, il fallait ériger des
barrières destinées à protéger la spontanéité du monde vécu contre
les incursions des forces du marché et de l'administration bureau-
cratique. Habermas ne cachait pas son pessimisme, concédant que
« les perspectives d'un tel changement ne sont guère bonnes. On a
vu s'instaurer, à peu près dans l'ensemble du monde occidental, un
climat favorable aux courants qui critiquent le modernisme74 ». Pas
moins de trois formes différentes de conservatisme cohabitaient
désormais. L'anti-modernisme des « jeunes » conservateurs invo-
quait des puissances archaïques et dionysiaques pour lutter contre
toute rationalisation, en s'appuyant sur une tradition qui allait de
Bataille à Foucault Le pré-modernisme des «vieux» conserva-
teurs revendiquait une éthique cosmologique et substantielle d'ins-
piration quasiment aristotélicienne, en accord avec la pensée de
Léo Strauss. Le postmodernisme des « néo-conservateurs » était
favorable à une réification des sphères de valeur indépendantes en
des domaines d'expertise hermétiques, préservés des sollicitations
du monde vécu. Ce postmodernisme allait puiser sa conception
de la science chez le premier Wittgenstein et ses idées politiques
chez Cari Schmitt ; quant à sa vision de l'art, elle se rapprochait de
celle de Gottfried Benn. En Allemagne, une fusion subreptice entre
l'anti- et le pré-modernisme hantait la contre-culture, tandis qu'une
alliance entre le pré- et le post-modernisme prenait forme dans le
domaine politique.
74. Habermas expliqua à ses auditeurs allemands que la condition d'« un rétablis-
sement réfléchi des liens entre la culture moderne et une pratique vécue » n'était
pas seulement que « le monde vécu se révèle capable d'élaborer des institutions qui
limiteront la dynamique propre aux systèmes économique et administratif », mais qu'il
fallait qu'il devienne « également possible d'orienter la modernisation sociale dans
des directions différentes et non capitalistes », in « La modernité : un projet inachevé »,
art. cit., p. 965.

57
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

Malgré sa concision, le raisonnement de Habermas possédaitune


structure pour le moins curieuse. Selon sa définition, directement
reprise de Weber, la modernité se réduisait à une différenciation
formelle des sphères de valeur. Il avait ajouté à cela une idée étran-
gère à Weber et qu'il était difficile de trouver dans YAufklàrung elle-
même (dans une acception distincte de celle de Hegel) : l'idée que,
selon le projet des Lumières, ces sphères étaient transformées en
ressources communiquant entre elles dans le monde vécu. Il était
relativement clair, par contre, que le projet dont ilfaisaitl'ébauche
était un amalgame contradictoire de deux principes opposés : la
spécialisation et la popularisation. Comment une synthèse des deux
pourrait-elle jamais s'opérer ? Ainsi défini, était-il possible que ce
projet soit un jour achevé ? Il semblait, en ce sens, moins inachevé
qu'irréalisable. Et la théorie sociale de Habermas en était la cause.
Selon son analyse en effet, les tensions internes à la moder-
nité esthétique sont une reproduction en miniature de celles qui
travaillent la structure des sociétés capitalistes. D'un côté, ces
sociétés sont gouvernées par des « systèmes » de coordination
impersonnelle, dont les mécanismes d'orientation sont l'argent et le
pouvoir, et qu'aucune action collective ne peut se réapproprier, sous
peine d'une dé-différenciation régressive des ordres institutionnels
distincts - le marché, l'administration, la loi, etc. De l'autre côté,
le « monde vécu », coordonné par des normes intersubjectives, et
dans lequel c'est l'agir communicationnel plutôt que l'agir instru-
mental qui prévaut, doit être protégé d'une « colonisation » par ces
systèmes - sans pour autant empiéter sur eux. Ce dualisme exclut
toute forme de souveraineté populaire, qu'on la conçoive en un sens
traditionnel ou en un sens radical. L'autogestion des producteurs
librement associés n'est donc plus à l'ordre du jour. Seule demeure
la velléité d'une réconciliation impossible entre deux domaines
inégaux. La Théorie de l'agir communicationnel fait de la « sphère
publique » le lieu démocratique de leur unification ; or Habermas a

58
CRISTALLISATION

établi depuis longtemps le déclin structurel de cette sphère. Dans


« La Modernité : un projet inachevé », il n'y fait aucune allusion. Mais
on la retrouve dans le seul exemple positif qu'il donne de ce à quoi
pourrait ressembler une réappropriation de l'art dans le quotidien :
le portrait, dressé par Peter Weiss dans L'Esthétique de la résistance,
de jeunes ouvriers dans le Berlin d'avant-guerre discutant de l'autel
de Pergame, qui rappelle l'équivalent «plébéien» de la sphère
publique bourgeoise évoquée dans la préface de sa célèbre étude
sur le sujet Mais bien sûr, cet exemple n'est pas seulement fictif.
L'esthétique qui s'en dégage appartient à l'Antiquité classique, et
non à la modernité. Elle est donc ancrée dans une époque anté-
rieure au vieillissement des avant-gardes.
On peut percevoir ce mal à propos * comme un indicateur du
glissement sous-jacent au raisonnement de Habermas. Il existe
en effet unefracturefondamentale entre le phénomène dont il fait
d'abord état - le déclin apparent du modernisme esthétique - et
la thématique qu'il développe ensuite - la spécialisation excessive
des sphères de valeur. Tendance qui n'a, à l'évidence, pas affecté la
dynamique des sciences. Pourquoi l'art l'aurait-il été ? Habermas
n'essaie pas de répondre à cette question ; en fait il ne la pose
même pas. D en résulte un décalage manifeste entre le problème et
la solution proposée. Le discours débute par le constat du déclin de
la vitalité expérimentale et se clôt sur la question de la réanimation
du monde vécu, sans qu'il y ait de réelle connexion logique entre
les deux. La taxinomiefantaisistesur laquelle s'achève le discours
constitue un symptôme de ce problème de construction. Quelles
que soient les critiques que l'on peut émettre contre la tradition
intellectuelle qui s'étend de Bataille à Foucault (et il y en a beau-
coup), il est strictement impossible de la qualifier de « conserva-
trice ». Réciproquement pour conservateurs que soient les descen-
dants de Wittgenstein, Schmitt ou Benn, sans parler de penseurs
comme Bell, il est particulièrement aberrant les faire passer pour

59
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

des vecteurs du « postmodernisme » : ils comptent généralement


parmi ses critiques les plus acharnés. Étiqueter ainsi ces ennemis,
c'était occulter totalement le postmoderne.
Habermas n'avait toutefois pas dit son dernier mot sur le sujet
Bien que moins remarquée, la conférence qu'il donna sur l'« archi-
tecture moderne et postmoderne » à Munich un an plus tard était
nettement plus substantielle. Habermas s'attaquait au bastion de
la théorie esthétique postmoderne, faisant preuve d'une érudition
impressionnante et d'une remarquable passion pour son sujet II
faisait d'abord remarquer que, bien qu'issu d'un esprit d'avant-
garde, le mouvement moderne en architecture - seul style unifica-
teur depuis le néoclassicisme - avait néanmoins réussi à créer une
tradition classique fidèle à l'inspiration du rationalisme occidental.
De nos jours, il était critiqué de toutes parts à cause du délabre-
ment monumental de nombreuses villes construites après-guerre.
Mais « ces horreurs révèlent-elles le vrai visage de la modernité ou
sont-elles au contraire des perversions de son véritable esprit75 ? »
Pour répondre à cette question, ilfallaitse pencher sur les origines
du mouvement
Au XIXe siècle, la révolution industrielle avait confronté l'art
architectural à trois défis inédits. Tout d'abord, elle nécessitait la
conception de nouveaux types de bâtiments - à la fois culturels
(bibliothèques, écoles, opéras) et économiques (gares, grands
magasins, entrepôts, logements ouvriers) ; ensuite, elle avait produit
de nouvelles techniques et de nouveaux matériaux (fer, acier,
béton, verre) ; enfin, elle imposait de nouveaux impératifs sociaux
(contraintes du marché, planifications administratives), dans une
« mobilisation capitaliste [...] des conditions de vie de la grande
75. Jiirgen Harbermas, « Moderne und postmodeme Architektur », recueilli dans Die
Neue Unubersichtlichkeit, Francfort-sur-le-Main, 1985, p. 15 ; traduction anglaise dans
The New Conservatism, MIT Press, Cambridge, Mass.,1989, p. 8. Traduction française
dans « Architecture moderne et postmodeme », in Écrits politiques. Culture, droit,
histoire. Éditions du Cerf, Paris, 1990, p. 15.

60
CRISTALLISATION

ville76 ». Ces exigences accablèrent l'architecture de l'époque qui,


incapable de leur apporter une réponse cohérente, dégénéra en un
historicisme éclectique ou en un utilitarisme sinistre. C'est en réac-
tion à cet échec qu'au début du XXe siècle, le mouvement moderne
chercha à dépasser le chaos stylistique et le symbolisme artificiel
de l'architecture en vogue à la fin de l'époque victorienne. Il entre-
prit de transformer l'ensemble de l'environnement construit, des
édifices les plus monumentaux et les plus expressifs aux plus petits
bâtiments fonctionnels.
Son extraordinaire inventivité formelle lui permit de résoudre
les deux premiers défis posés par la révolution industrielle. Par
contre, il ne put jamais venir à bout du troisième. Dès ses débuts
ou presque, le modernisme architectural avait largement surestimé
sa capacité à remodeler l'environnement urbain : erreur d'apprécia-
tion qui s'était manifestée en particulier dans lTiubris du jeune et
utopiste Le Corbusier. Après la guerre, cette naïveté excessive le
laissa impuissantfaceaux pressions de la reconstruction capitaliste,
qui engendrèrent les paysages urbains désolés dont on allait plus
tard le tenir responsable. Au terme de ce parcours, le contrecoup
qui caractérise l'époque actuelle : revirement conservateur vers le
néohistoricisme (Terry), quête vitaliste de l'architecture commu-
nautaire (Kier) décors scéniques flamboyants du postmodernisme
même (Hollein ou Venturi). L'unité de forme et de fonction qui avait
inspiré le projet moderniste s'était donc entièrement dissoute.
Cette analyse en disait bien plus long que le discours de
Francfort sur la destinée de la modernité esthétique, et plus spéci-
fiquement sur celle qu'avait connu l'art le plus exposé aux chan-
gements sociaux. Mais la conférence de Munich, si elle était plus
riche et détaillée, soulevait le même problème de fond. Quelle avait
été la cause du profond discrédit du mouvement moderne architec-
tural aux yeux de l'opinion publique ? A première vue, la réponse
76. Jûrgen Harbermas, « Architecture moderne et postmoderne », ibid., p. 18.

61
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

était simple : son incapacité à résister aux contraintes imposées


après-guerre par les cercles d'argent et de pouvoir ; soit, selon
Habermas, « les contradictions de la modernisation capitaliste77 ».
Mais à quel point le modernisme architectural s'était-il, volontaire-
ment ou non, rendu complice de tels impératifs ? Pour Habermas,
sa responsabilité est d'avoir mal interprété sa dynamique originelle.
Historiquement, le modernisme s'enracine dans trois réactions au
cubisme, réunies par la recherche d'une forme pure : le construc-
tivisme russe, De Stijl et le cercle de Le Corbusier. La forme expé-
rimentale engendrait la fonction pratique, et non l'inverse. Mais en
gagnant une prédominance, le Bauhaus oublia ses origines et donna
à l'architecture qu'il défendait l'étiquette trompeuse de « fonction-
nalisme ». Cette confusion était une aubaine pour les promoteurs et
les bureaucrates de tous poils, qui s'empressèrent de l'exploiter en
commanditant etfinançantdes projets « fonctionnels », c'est-à-dire
des bâtiments conformes à leurs propres fins.
Si grave pourtant que fût cette trahison involontaire de ses
origines, ce ne fut pas cela qui le mena à l'impasse. La cause résidait
plutôt dans les contraintes insurmontables que lui imposait son envi-
ronnement social. A première vue, Habermas semblait condamner
l'impitoyable logique spéculative du capitalisme d'après-guerre, qui
avait dispersé dans le paysage urbain des immeubles de bureaux
aux lignes abruptes et des tours en carton-pâte. Si cela avait été le
cas, il aurait été possible d'imaginer un renversement social radical,
une abolition de la dictature du profit et une régénération de la struc-
ture urbaine passant par la création collective d'une architecture
propice à la protection, à la sociabilité, à la beauté. Or c'est précisé-
ment cette option que Habermas voulait exclure. Pour lui, l'erreur '
profonde du modernisme n'était pas tant son manque de prudence
face au marché que sa confiance inébranlable en la planification. Ce
qui le conduisit à la faillite, ce fut non pas les exigences du capital,
77. Ibid., p. 25.

62
CRISTALLISATION

mais les lois de la modernité - la différenciation structurelle de la


société plutôt que la quête de profit ou de rente. « D s'est avéré
impossible de donner vie à l'utopie d'une forme de vie préconçue
par la pensée, utopie qui avait déjà inspiré les projets d'Owen et de
Fourier. Cela ne tient pas seulement à une sous-estimation totale de
la diversité, de la complexité et de l'instabilité des mondes vécus
modernes, mais aussi au fait que les sociétés modernes, constituées
en systèmes, dépassent les dimensions d'un monde vécu suscepti-
bles d'être embrassées par l'imaginaire du planificateur78. »
En d'autres termes, cette vision reprend le schéma esquissé dans
le discours de Francfort Tous deux dérivent du même dualisme
immuable établi par Habermas dans sa théorie de l'agir commu-
nicationnel : des systèmes inébranlables et des mondes vécus
inopérants. Mais la conférence de Francfort n'excluait pas que ces
derniers puissent retrouver une certaine marge de manœuvre.
Cette fois, en revanche, Habermas tirait implacablement les conclu-
sions des principes qu'il avait posés. Ce n'était pas seulement le
rêve moderniste d'une ville humaine qui était irréalisable. Parce
que les exigences fonctionnelles de la coordination impersonnelle
rendaient futile toute tentative de recréer une vision urbaine cohé-
rente, l'idée même de ville était vouée à l'obsolescence. A une autre
époque, « il était possible de donner à la ville une forme architectu-
rale, une représentation sensible ». Mais depuis l'avènement de l'in-
dustrialisme, la ville s'était « impliquée dans des systèmes abstraits
qui échappent à toute tentative visant à leur donner une présence
sensible d'ordre esthétique79 ».
Dès ses origines, le logement prolétarien n'avait pu être intégré
à la métropole ; aufildu temps, la prolifération de zones d'activités
commerciales et industrielles l'avait encore désagrégé, le transfor-
mant en un labyrinthe indescriptible impossible à appréhender.

78. Ibid., p. 24.


, 79. Ibid.. p. 27.

63
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

« La langue des sigles et des publicités lumineuses montre que les


différenciations relèvent d'un autre médium que le langage des
formes qui est propre à l'architecture. » Impossible d'échapper à
cette fatalité. « Les agglomérations urbaines ont débordé la vieille
conception de la ville qui nous est chère ; il ne s'agit pas là d'un
échec de l'architecture moderne ou de quelque architecture que ce
soit80. » Cette tendance, inscrite dans la logique du développement
social, au-delà de la simple question du capital ou du travail, est une
condition de la modernité elle-même. Ce n'est pas l'accumulation
du capital, mais une coordination systémique, impossible à annuler,
qui a rendu l'espace urbain indéchiffrable.
Le pathos de la théorie ultérieure de Habermas, qui réitère les
idéaux des Lumières en leur refusant simultanément tout espoir
de concrétisation, est ici exprimé sous sa forme la plus pure : ce
qu'on pourrait appeler, en renversant la formule de Gramsci, l'eudé-
monisme de l'intelligence et le défaitisme de la volonté. Au terme
du discours, Habermas manifeste une sympathie prudente envers
les courants vernaculaires de l'architecture qui encouragent une
participation populaire aux projets de conception, dans la mesure
où certains élans du mouvement moderne y survivent encore sous
une forme réactive. Mais, comme dans la contre-culture en général,
« le désir de revenir à des formes de vie qui se situent en deçà de
toute différenciation, confère souvent à ces tendances un côté anti-
moderniste81 » : bien qu'elles soient dénuées de toute aspiration à
la monumentalité, leur invocation tacite d'un Volksgeist rappelle le
terrible exemple de l'architecture nazie. Si Habermas admet sans
grand enthousiasme que ce mode d'opposition contient une bonne
dose de « vérité », il ne va pas jusqu'à dire - il ne peut pas dire - qu'il
représente un espoir.

80. Ibid., p. 28.


81. Ibid., p. 30.

64
CRISTALLISATION

Telle était la situation à l'automne 1981. Trente ans après qu'Oison


en avait fait une première ébauche, le postmoderne s'était cristal-
lisé ; désormais il s'agissait et d'un réfèrent partagé et d'un discours
de combat A l'origine, cette idée était toujours associée à un au-delà
de l'Occident - la Chine, le Mexique, la Turquie ; plus tard encore,
derrière Hassan ou Lyotard, se cachaient l'Egypte et l'Algérie, ainsi
que l'anomalie québécoise. L'idée d'espace y était ancrée depuis le
début Sur le plan culturel, elle renvoyait à un au-delà du moder-
nisme, mais nul ne s'accordait sur la direction qu'elle indiquait ;
seule demeurait la série d'oppositions mise en place par de Onis.
Et voulait-on savoir dans quels arts ou sciences elle se nichait on
ne trouvait qu'intérêts isolés et opinions enchevêtrées.
Les interventions simultanées de Lyotard et de Habermas fixè-
rent pour la première fois le champ en lui conférant l'autorité de
la philosophie. Mais leurs contributions furent étrangement peu
concluantes. D était pour le moins surprenant que deux intellec-
tuels issus du marxisme fassent dans leurs interprétations, si peu
d'allusions à cette tradition. Aucun d'entre eux ne tenta de produire
une véritable interprétation historique du postmoderne, capable de
le situer dans le temps et l'espace. Ils avancèrent à la place, comme
indices de son apparition, des signifiants plus ou moins fluctuants
et inconsistants : délégitimation (sans date) des grands récits pour
Lyotard ; colonisation du monde vécu (quand n'avait-il pas été colo-
nisé ?) pour Habermas. Paradoxalement aucune de ces approches
n'offrait de périodisation d'un concept par définition temporel.
De même, l'utilisation de ce terme comme catégorie esthétique
n'a pas suffi à dissiper le flou qui l'entourait en tant que développe-
ment social. Lyotard et Habermas étaient tous deux profondément
attachés aux principes du haut modernisme ; mais cet attachement
au lieu de les rendre plus perspicaces, semble avoir brouillé leur
perception. Reculant devant les éléments, à ses yeux fâcheux, qui
en pointaient peut-être la signification réelle, Lyotard en fut réduit à

65
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

nier que ce terme désignât autre chose qu'un pli interne au moder-
nisme. Habermas, plus enclin à analyser les arts de son époque,
reconnut l'existence d'un passage du moderne au postmoderne,
sans guère se montrer capable de l'expliquer. Aucun des deux ne
s'aventura à examiner les formes postmodernes d'une façon aussi
poussée que l'avaientfaitHassan ou Jencks. D'où, aufinal,un éclate-
ment discursif : d'une part, une vue d'ensemble philosophique sans
contenu esthétique significatif, de l'autre, une vision esthétique sans
horizon théorique cohérent Une cristallisation thématique s'était
certes produite - le postmoderne était désormais, selon Habermas,
« à l'ordre du jour ». Mais il était dénué de cohésion intellectuelle.
Sur un autre plan cependant, ce champ présentait une unité :
il était tdéologiquement cohérent Telle qu'elle s'imposa dans cette
conjoncture, l'idée du postmoderne était sans conteste l'apanage
de la droite. Hassan, célébrant le jeu et l'indétermination comme
symboles du postmoderne, ne cachait pas son aversion pour la
sensibilité qui constituait leur antithèse : le joug de fer de la gauche.
Jencks se réjouissait du déclin du moderne, synonyme de liberté de
choix pour le consommateur, arrachement à la planification dans un
monde où le commerce des peintres serait aussi libre et mondialisé
que celui des banquiers. Aux yeux de Lyotard, les paramètres de
cette nouvelle condition étaient liés au discrédit jeté sur le dernier
grand récit le socialisme - ultime version d'une émancipation
désormais privée de toute signification. Habermas, qui restait sur
ses positions de gauche et refusait d'adhérer au postmoderne, n'en
abandonna pas moins le concept à la droite, le concevant dès lors
comme l'incarnation du néo-conservatisme. Tous souscrivaient
aux principes de ce que Lyotard - jadis le plus radical d'entre
eux - appelait la démocratie libérale, comme horizon indépassable
de cette ère. Le capitalisme pour seule possibilité. Le postmoderne
représentait la condamnation des illusions alternatives.
Chapitre 3 : Capture
Telle était la situation lorsque Fredric Jameson donna sa première
conférence sur le postmodernisme à l'automne 1982. Deux de ses
ouvrages l'avaient déjà fait reconnaître comme le plus important
critique littéraire marxiste (même si, à cette époque, ces termes
étaient déjà trop réducteurs). Au travers d'études consacrées à
Lukàcs, Bloch, Adorno, Benjamin et Sartre, Marxism and Form
(1971) proposait une reconstruction originale du canon intellectuel
du marxisme occidental dans sa quasi intégralité - d'Histoire et
conscience de classe à la Critique de la raison dialectique - du point
de vue d'une esthétique contemporaine fidèle à la diversité de cet
héritage. Quant h The Prison-House ofLanguage (1972), il offrait une
description complémentaire du modèle linguistique développé par
Saussure et de son influence sur le formalisme russe et le structura-
lisme français. Ce livre, s'achevant par l'évocation des sémiotiques
de Barthes et Greimas, était un véritable tour d'horizon, admiratif
maisrigoureux,des mérites et limites d'une tradition synchronique
déterminée à résister aux tentations de la temporalité.

Sources

La position critique de Jameson était ferme et singulière. C'est


peut-être dans l'épilogue de Aesthetics and Politics (1976), volume
rassemblant les débats classiques ayant opposé Lukàcs, Brecht,
Bloch, Benjamin et Adorno, qu'elle est le mieux exposée. Selon
Jameson, qui écrivait juste au moment où les notions postmoder-
nistes commençaient à circuler dans les départements de littéra-
ture, l'enjeu de ces discussions était « le conflit esthétique entre
réalisme et modernisme, conflit dont l'exploration et la renégocia-
tion demeurent inévitables aujourd'hui1 ». Si chacun de ces débats
1. Fredric Jameson; « Reflections in Conclusion », in Emst Bloch et al., Aesthetics
and Politics, Ronald Taylord NLB, Londres, 1977, p. 196; réédité sous le titre de

69
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

conservait sa part de vérité, bien qu'aucun d'entre eux ne puisse


plus être accepté comme tel, la description de Jameson insistait,
de manière subtile mais évidente, sur un aspect de l'opposition
jusqu'alors éludé. Tout en constatant les faiblesses de la tentative de
Lukâcs, qui visait à prolonger les formes traditionnelles du réalisme,
il montra que Brecht ne pouvait être considéré comme un simple
antidote moderniste, étant donné son hostilité à l'expérimentation
purement formelle. En effet, Brecht et Benjamin s'étaient orientés
vers un art révolutionnaire capable de s'approprier la technologie
moderne pour toucher un public populaire, tandis qu'Adorno, de
manière plus spécieuse, avait prétendu que la logique formelle du
haut modernisme, dans son autonomie et son abstraction même,
constituait le seul véritable refuge de la politique. Mais le déve-
loppement du capitalisme consumériste dans l'après-guerre avait
rendu chacune de ces théories caduques : l'industrie du divertis-
sement raillait les espoirs de Brecht ou Benjamin, tandis que la
culture académique momifiait les exemples d'Adorno.
Le résultat de ces évolutions était un présent dans lequel « les
options du réalisme et du modernisme nous sont toutes deux
devenues intolérables : le réalisme parce que ses formes ravivent
l'expérience plus ancienne d'une forme de vie qui a disparu dans
l'avenir déjà déclinant de la société de consommation ; le moder-
nisme parce qu'en pratique, ses contradictions se sont révélées
plus aiguës que celles du réalisme ». On peut penser que c'est
précisément là que s'est ouverte pour Jameson la possibilité d'ap-
préhender le postmodernisme comme art emblématique de notre
temps. Rétrospectivement pourtant, ce quifrappe,ce n'est pas tant
qu'il évite cette solution, mais qu'il l'envisage avant de la rejeter.
« De nos jours, une esthétique de la nouveauté - déjà intronisée
comme idéologie formelle et critique dominante - doit désespéré-
« Reflections on the Brecht-Lukâcs Debate », in Fredric Jameson, The Idéologies of
Theory, vol. 1, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1988, p. 133.

70
CAPTURE

ment chercher à se renouveler en effectuant des rotations toujours


plus rapides autour de son axe, le modernisme cherchant à devenir
postmoderne sans cesser d'être moderne. » Le retour de l'art figu-
ratif- sous la forme photoréaliste de représentation d'images plutôt
que d'objets, ou du retour de l'intrigue romanesque, pastiche des
modèles narratifs classiques - était l'un des signes de cette involu-
tion. En conclusion, Jameson lançait un défi calculé à cette logique,
retournant ses termes contre elle-même : « Dans de telles circons-
tances, il convient de se demander si l'ultime métamorphose du
modernisme, la subversion dialectique finale des conventions
désormais automatisées d'une esthétique de la révolution perpé-
tuelle, ne serait pas tout bonnement... le réalisme ! » Puisque les
techniques d'étrangisation propres au modernisme avaient dégé-
néré en conventions standardisées de consommation culturelle,
c'était l'« habitude de lafragmentation» qui devait à son tour être
étrangisée dans un art redevenu totalisant Les débats de l'entre-
deux-guerres étaient donc porteurs d'une leçon paradoxale pour
le présent : « Dans un dénouement inattendu, il est possible que ce
soit Lukàcs - pour erronées qu'aient pu être ses positions dans les
années 1930 - qui ait aujourd'hui, provisoirement le dernier mot »
L'héritage contradictoire de ces années place les contemporains
devant une tâche précise mais impossible à appréhender : « D ne
peut à l'évidence, nous dicter notre conception du réalisme ; pour-
tant son analyse nous met dans l'impossibilité de ne pas ressentir
l'obligation d'en réinventer une2. »
Dans sa première interprétation du postmodernisme, Jameson
avait donc tendance à le percevoir comme le signe d'une déliques-
cence interne au modernisme, dont le remède consisterait en
l'invention d'un nouveau réalisme. Les tensions inhérentes à cette
proposition furent à nouveau exprimées, de manière encore plus
2. Aesthetics and Politics, op. cit., pp. 211-213 ; The Idéologies of Theory, vol. 2,
op. cit., pp. 145-147.

71
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

détaillée, dans l'essai programmatique qu'il publia pratiquement au


même moment : « The Ideology of the Text ». Cette intervention
critique s'ouvre en effet par ces mots : « Tout semble confirmer le
sentiment répandu selon lequel "les temps modernes sont désor-
mais révolus" et qu'un clivage fondamental, une coupure* élémen-
taire ou un saut qualitatif, nous sépare désormais définitivement
du nouveau monde que constituait le début du XXe siècle, celui du
modernisme triomphant » Parmi les phénomènes - le rôle des
ordinateurs, de la génétique ou encore de la Détente - qui attes-
taient d'« une distance irrévocable par rapport au passé immédiat »
se trouvait le « postmodernisme dans le domaine de la littérature
et de l'art ». Toutes ces modifications, remarquait Jameson, avaient
tendance à générer des idéologies du changement, revêtant habi-
tuellement une tournure apocalyptique, pour lesquelles une théorie
capable de lier la « grande transformation » en cours et « le destin à
long terme de notre système socio-économique3 » était nécessaire.
L'une de ces idéologies, dont l'intérêt et l'influence furent bien
spécifiques, était la notion de textualité.
En prenant le travail mené par Barthes sur la nouvelle de Balzac,
Sarrazine, pour exemple de ce nouveau style d'analyse littéraire - et
Barthes lui-même comme « baromètre » de plusieurs tendances
intellectuelles successives-, Jameson soutenait que cette étude
pouvait être lue comme une sorte de réitération de la controverse
réalisme/modernisme. Transformée par Barthes en une oppo-
sition entre lisible et scriptible, cette dualité incitait à porter des
jugements sévères sur les récits réalistes, dont le moralisme venait
compenser l'incapacité à situer des différences formelles dans une
histoire diachronique, sans éloge ou condamnation idéologique. Le
meilleur antidote à de tels jugements consistait, selon Jameson, à

3. Fredric Jameson, « The Ideology of the Text », Salmagundi, n° 31-32, automne


1975-hiver 1976, pp. 204-205 ; édition revue et corrigée dans Fredric Jameson, The
Idéologies of Theory, vol. 1, op. cit., pp. 17-18.

72
CAPTURE

« historiciser cette opposition binaire, en y ajoutant un troisième


terme ». En effet, « tout change à partir du moment où nous envi-
sageons un "avant" précédant le réalisme lui-même » : les contes
médiévaux, les nouvelles de la Renaissance, qui révèlent la moder-
nité propre aux formes du XIXe siècle. Cette modernité constitue le
véhicule unique et irremplaçable de la révolution culturelle néces-
saire à l'adaptation des êtres humains aux nouvelles conditions
de l'existence industrielle. En ce sens, « réalisme et modernisme
doivent être perçus comme les expressions historiques spécifiques
et déterminées des structures socio-économiques auxquelles ils
correspondent, à savoir le capitalisme classique et le capitalisme
consumériste ». S'il était hors de propos de livrer une analyse
marxiste approfondie de cette séquence, il était «certainement
temps de s'intéresser à cette idéologie du modernisme qui a donné
son titre à cet essai4 ».
L'importance de ce passage allait se révéler lors de son rema-
niement ultérieur. Car, pour habile et ingénieuse qu'elle fût, cette
critique de Barthes comportait une lacune, détectable entre sa
proposition de départ et sa conclusion. En effet, « The Ideology of
the Text » commençait par faire état d'un fossé fondamental entre
le présent et l'époque moderniste, désormais déclarée « révolue ».
Si cette intuition était correcte, comment l'un des symptômes de ce
changement, l'idée de textualité, pouvait-il être autre chose qu'une
idéologie de ce qui l'avait précédé ? C'est cette faille logique que
Jameson se décida à combler, lorsqu'il reprit son essai en vue de sa
publication dans un volume, douze ans plus tard. Rétrospectivement,
c'était là le seuil qu'il lui fallaitfranchirpour se tourner vers le post-
moderne. Supprimant le passage évoqué précédemment, il écrivit
alors : « La tentative visant à déstabiliser ce dualisme apparemment
indéracinable par l'ajout d'un troisième terme, sous la forme d'un
récit "classique" - ou précapitaliste - n'a abouti que partiellement,
4. Fredric Jameson, « The Ideology of the Text », art. cit., pp. 234,242.

73
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

modifiant les catégories opératoires de Barthes mais non sa matrice


historique fondamentale. Essayons donc de déplacer cette dernière
d'une manière différente, en introduisant un troisième terme situé,
en quelque sorte, à l'autre bout du spectre temporel. Le concept de
postmodernisme contient en fait toutes les caractéristiques de l'es-
thétique barthésienne5. »
C'est cette perspective, pourtant si proche, qui demeurait hors
de portée à la fin des années 1970. D'autres textes de la même
époque hésitent aussi à franchir ce pas. Qu'est-ce qui permit
alors à Jameson de le faire avec un tel brio au Whitney Muséum
- proposant une théorie complète, et ce pratiquement d'un seul
coup - quelques années plus tard ? Certaines des raisons de ce
changement de direction furent par la suite identifiées par Jameson
lui-même, d'autres restent sujettes à spéculation. La première et
la plus importante d'entre elles résidait dans sa propre intuition
initiale du caractère nouveau du capitalisme d'après-guerre. Les
toutes premières pages de Marxism and Form mettent l'accent sur
la disparition de toute continuité avec le passé, conséquence des
nouveaux modes d'organisation du capital. « La réalité à laquelle la
critique marxiste des années 1930 devaitfairefaceétait celle d'une
Europe et d'une Amérique plus simples, qui n'existent plus. Un
tel monde s'apparentait davantage aux formes de vie des siècles
précédents qu'aux nôtres. » L'affaiblissement de la lutte des classes
dans le Premier Monde, alors que la violence se déplaçait vers
l'extérieur ; l'influence considérable de la publicité et du fantasme
médiatique, occultant la réalité de la division et de l'exploitation ; la
séparation des sphères publique et privée - tout ceci avait créé une
société sans précédent historique. « Sur un plan psychologique, on
pourrait dire qu'en tant qu'économie de services, nous sommes
dorénavant si éloignés des réalités de la production et du travail
5. Fredric Jameson, The Idéologies of Theory, vol. 1, op. cit.. p. 66. Rédigé à la fin des
années 1980.

74
CAPTURE

que nous vivons dans un monde onirique de stimuli artificiels et


d'expérience télévisée : jamais, dans aucune des grandes civilisa-
tions antérieures, les préoccupations métaphysiques, les questions
fondamentales sur l'être et le sens de l'existence, n'ont semblé si
lointaines et absurdes6. »
Les thèmes qui allaient occuper une place si importante dans les
travaux de Jameson sur le postmodernisme étaient donc présents
dès le départ De son propre aveu, c'est sous l'influence de deux
penseurs qu'il les développa, et qu'il put dans les années 1980,
leur donner un sens nouveau. D y eut tout d'abord la publication
du Troisième Âge du capitalisme, d'Ernest Mandel, qui offrait la
première théorie systématique de l'histoire du capitalisme parue
depuis la guerre, posant les bases - empiriques et conceptuelles
- d'une compréhension du présent comme configuration qualita-
tivement nouvelle dans la trajectoire de ce mode de production.
Jameson allait à plusieurs reprises, reconnaître sa dette envers ce
travail pionnier. Les textes de Baudrillard sur le rôle du simulacre
dans l'imaginaire culturel du capitalisme contemporain7 consti-
tuèrent un autre déclencheur, bien que de moindre importance.
Jameson avait anticipé cette approche, mais le séjour de Baudrillard
à San Diego, où Jameson enseignait l'influença certainement La

6. Fredric Jameson, Marxism and Form, Princeton University Press, Princeton, 1971,
pp. xvii-xviii.
7. Jameson fait état des sources dont il s'est inspiré dans « Marxism and
Postmodernism », in Fredric Jameson, The Cultural Tum. Selected Writings on the
Postmodem, 1983-1998, Verso, Londres, 1998, pp. 34-35. Baudrillard constitue un cas
particulier pour toute généalogie du postmodeme. Car bien que ses idées aient sans
nul doute contribué à sa cristallisation, et que son style puisse être perçu comme para-
digmatique dans sa forme, lui-même n'a jamais théorisé le postmodemisme. Pire, dans
le seul texte où il en traite un peu longuement, il rejette catégoriquement cette notion :
voir « The Anorexie Ruins », in Dietmar Kamper et Christoph Wulf (dir.), Looking Back
at the End of the World, SemiotexKe). New York, 1989, pp. 41 -42. C'est un intellectuel
dont le caractère, pour le meilleur ou pour le pire, ne peut approuver aucune notion
collectivement entérinée.

75
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

différence étant bien sûr qu'à ce moment-là, Baudrillard - à l'ori-


gine proche des situationnistes - rejetait avec véhémence l'héritage
marxiste que Mandel cherchait à développer.
L'arrivée de Jameson à Yale à lafindes années 1970 fut probable-
ment un catalyseur d'une autre nature. Yale était en effet l'université
dont le bâtiment abritant les départements d'art et d'architecture,
conçu par Paul Rudolph, également directeur de l'école d'architec-
ture, avait été qualifié par Venturi de quintessence de l'insignifiant
brutalisme vers lequel le mouvement moderne avait dérivé, et où
Venturi, Scully et Moore enseignaient tous. Jameson se retrouva
donc pris dans un tourbillon de conflits architecturaux entre le
moderne et le postmoderne. En évoquant avec humour que ce fut
l'art qui le réveilla de son « sommeil dogmatique », Jameson fait
sans nul doute référence à ce contexte. Il est peut-être plus juste de
dire qu'il lui permit enfin de prendre en compte le visuel. Jusqu'aux
années 1980, Jameson avait concentré toute son attention sur la litté-
rature. Le virage vers une théorie du postmoderne allait marquer,
par la même occasion, un déplacement saisissant vers les arts
- presque tous les arts - au-delà de la littérature. Cela ne modifia en
rien ses convictions politiques. Et pour traiter de l'environnement
bâti, il avait à sa disposition une ressource importante de l'héri-
tage du marxisme occidental : les travaux d'Henri Lefebvre, autre
professeur invité en Californie. Jameson fut peut-être le premier,
hors de France, à faire bon usage de ses idées stimulantes sur les
dimensions urbaines et spatiales du capitalisme d'après-guerre ;
de même qu'un peu plus tard, il ne tarda pas à s'intéresser aux
puissants travaux sur l'architecture du critique vénitien Manfredo
Tafuri, un marxiste plus proche de la tradition adornienne.
Enfin, il est possible que la provocation directe de Lyotard l'ait
également influencé. Lorsque, en 1982, la traduction anglaise de
La Condition postmoderne fut prête à être publiée, Jameson fut
sollicité pour en écrire la préface. Or, il n'est pas impossible que,

76
CAPTURE

dans sa critique des métarécits, ce soit justement Jameson que


visait Lyotard. En effet, un an plus tôt, il avait publié une œuvre
majeure de théorie littéraire, The Political Unconscious, dont l'ar-
gument central définit de la manière la plus éloquente et explicite
qui soit le marxisme en tant que grand récit « Seul le marxisme
peut nous offrir une description adéquate du mystère essentiel du
passé culturel, écrivit-il, mystère [qui] ne peut être réactualisé que
si l'aventure humaine est une. » C'est dans ces conditions unique-
ment que les thèmes, depuis longtemps disparus, de la transhu-
mance tribale, de la controverse théologique, des affrontements
dans la polis, des duels dans les parlements du XIXe siècle, pourraient
à nouveau voir le jour. « Ces sujets ne retrouveront pour nous leur
urgence originelle que s'ils sont racontés à nouveaux frais, dans
l'unité d'une seule grande histoire (story) collective ; que s'ils sont
perçus comme partageant aussi déguisées ou symboliques que
soient leurs formes, un seul et unique thème fondamental - pour
le marxisme, la lutte collective pour arracher le royaume de la
Liberté au royaume de la Nécessité ; que s'ils sont saisis comme
des épisodes cruciaux dans une seule, dans une immense intrigue
inachevée8. » Au moment où Lyotard préparait son attaque, aucun
marxiste n'avait encore défini le marxisme comme un récit - il était
généralement conçu comme une analytique. Pourtant deux ans
plus tard, comme sur commande, Jameson défendit exactement ce
que Lyotard avait soupçonné.
Si, lorsqu'il la découvrit La Condition postmoderne dut constituer
pour Jameson le défi le plus direct qu'il aurait pu avoir à affronter,
sous un autre aspect la thèse de Lyotard était étonnamment
proche de la sienne. En effet tous deux partaient de l'idée - peut-
être plus affirmée chez Lyotard que chez Jameson - selon laquelle

8. Fredric Jameson, The Political Unconscious, Comell University Press, Ithaca, 1981,
pp. 19-20.

77
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

le récit est une instance fondamentale de l'esprit humain9. Donc


dans une certaine mesure, l'analyse provocatrice de la postmoder-
nité défendue par Lyotard dut inciter Jameson à développer ses
propres idées sur la question. Ce dernier s'acquitta avec élégance
et adresse de la difficile tâche de présenter un travail dont il ne
pouvait guère apprécier le positionnement d'ensemble. Le raison-
nement de Lyotard était sans nul doute remarquable. Cependant,
en mettant l'accent sur les sciences, il avait laissé de côté les chan-
gements qui s'étaient produits dans le domaine culturel. Il ne disait
pas grand-chose de la politique, et encore moins de son ancrage
dans les mutations socio-économiques10. Tel était le programme
auquel Jameson allait s'atteler.

Cinq déplacements

The Cultural Turn s'ouvre sur un texte fondateur: le discours


que Jameson prononça au Whitney Muséum of Contemporary
Arts à l'automne 1982, et qui allait former le noyau de son essai
« Postmodernism, or The Cultural Logic of Late Capitalism »,
publié dans la New Lefi Review au printemps 1984. D'un seul coup,
Jameson redessinait la carte du postmoderne, prodigieux geste
inaugural qui continue, aujourd'hui encore, de dominer ce champ.
Cinq déplacements décisifs marquaient cette intervention. Le
premier, et le plus important, était contenu dans le titre : l'ancrage
du postmodernisme dans les transformations objectives de l'ordre
9. Pour Lyotard, si « la prééminence de la forme narrative dans la formulation du
savoir traditionnel » était avérée avant l'apparition de la science moderne, « le "petit
récit" reste la forme par excellence que prend l'invention imaginative, et tout d'abord
dans la science ». Voir La Condition postmoderne, op. cit., pp. 38 et 98 ; alors que
Jameson considérait que « l'art de raconter des histoires est la fonction suprême de
l'esprit humain » : Fredric Jameson, The Political Unconscious, op. cit., p. 123.
10. Jean-François Lyotard, préface à The Postmodem Condition, op. cit., pp. xii-xv.

78
CAPTURE

économique du capital. La postmodernité n'était plus une rupture


esthétique ou un tournant épistémologique. Elle devenait l'indice
culturel d'une nouvelle étape dans l'histoire du mode de produc-
tion dominant II est étonnant que cette idée, sur laquelle Hassan
avait hésité avant de s'en détourner, soit restée étrangère à Lyotard
et Habermas, alors que tous deux s'inspiraient d'une tradition
marxiste encore très présente.
Au Whitney Muséum, Jamesonfitusage de l'expression « société
de consommation » pour sonder le terrain avant de se lancer dans
une étude de plus grande envergure. Dans la version ultérieure
proposée à la New Left Review, « le nouveau moment du capitalisme
multinational » occupait une place plus importante. Jameson faisait
référence à l'explosion technologique de l'électronique moderne
et au rôle crucial qu'elle jouait pour le profit et l'innovation ; à la
supériorité organisationnelle des entreprises transnationales, qui
délocalisaient les opérations de manufacture vers des pays où les
salaires étaient plus bas ; à la forte augmentation de la spéculation
internationale sous toutes ses formes ; et à l'essor des conglomérats
médiatiques qui exerçaient indifféremment leur pouvoir à travers
lesfrontièreset les modes de communication. Ces développements
avaient de profondes conséquences sur chaque aspect de la vie
dans les pays industriels avancés - cycles économiques, tendances
de l'emploi, rapports de classes, destins régionaux, axes politiques.
Cependant dans une perspective de long terme, le changement
le plus radical résidait dans le nouvel horizon existentiel de ces
sociétés. Désormais, la modernisation était quasiment achevée, effa-
çant les derniers vestiges des formes sociales pré-capitalistes, mais
également tout Yhinterland naturel encore intact, qu'il soit spatial ou
expérientiel, qui les avait soutenues ou leur avait survécu.
Dans un univers ainsi débarrassé de toute nature, la culture
s'était fatalement étendue jusqu'à coïncider totalement avec
l'économie, non seulement comme fondement symptomatique

79
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

de certaines des plus grandes industries au monde - le tourisme


dépassant toutes les autres branches de l'emploi au niveau mondial
- mais de manière plus profonde, avec la transformation simultanée
de chaque objet matériel et de chaque service immatériel à la fois
en signe manipulable et en marchandise. La culture, ainsi définie
comme texture inévitable de la vie, est désormais notre seconde
nature. Alors que le modernisme tirait sa force et safinalitéde la
persistance de ce qui n'était pas encore moderne, de l'héritage d'un
passé encore pré-industriel, le postmodernisme marque la dispari-
tion de cette distance, la saturation de chaque pore du monde par
le sérum du capital. Ne se distinguant ni par une césure politique
radicale, ni par une tempête subite dans le ciel de l'histoire, cette
« apocalypse très modeste ou très douce, cette brise de mer des
plus légères11 » représentent une transformation fondamentale de
la structure sous-jacente à la société bourgeoise contemporaine.
Quelles ont été les conséquences de cette mutation de l'objet-
monde sur l'expérience du sujet ? Le deuxième déplacement effectué
par Jameson consista à explorer les métastases du psychisme dans
cette nouvelle conjoncture. La manière dont il élabora cette problé-
matique, initialement abordée dans le but de commenter succinc-
tement « la mort du sujet », devint rapidement un des aspects les
plus célèbres de sa conceptualisation du postmoderne. En une série
de descriptions phénoménologiques saisissantes, Jameson décrivit
le Lebenswelt caractérisant notre époque comme expression spon-
tanée des formes de la sensibilité postmoderne. Il affirmait que
ce paysage psychique, dont les fondements avaient été détruits
dans le grand tumulte des années 1960 - où tant de catégories
identitaires furent bouleversées par la dissolution des contraintes
traditionnelles -, était désormais, après les défaites politiques des
années 1970, vide de tout reliquat de radicalisme. En fait, l'un des
11. Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la Logique culturelle du capitalisme tardif,
Beaux-arts de Paris, Paris, 2007, p. 22.

80
CAPTURE

traits marquants de cette nouvelle subjectivité n'était autre que la


perte de toute perception active de l'histoire, que ce soit sous forme
d'espoir ou de mémoire. Le passé lourd de sens - soit comme accu-
mulation de traditions répressives, soit comme réservoir de rêves
déçus - ainsi que l'espoir exacerbé placé dans le futur - en tant que
possibilité de cataclysme ou de transfiguration - qui caractérisaient
le modernisme, avaient désormais disparu. Des styles rétro et des
images proliféraient, substituts de temporalité qui, dans le meilleur
des cas, s'estompaient dans un présent perpétuel.
A l'ère du satellite et de la fibre optique, c'est l'espace qui
commande cet imaginaire comme jamais auparavant L'unification
électronique de la planète, imposant comme spectacle quotidien la
simultanéité des événements à travers le monde, a introduit dans
les recoins de chaque conscience une géographie par procuration,
alors que les réseaux étouffants du capital multinational, véritables
maîtres du système, dépassent nos capacités de perception. Dans
la constitution de l'ère postmoderne, la domination de l'espace sur
le temps est donc en constant déséquilibre, puisque les réalités
auxquelles elle répond la débordent constitutivement Ce qui
suscite, comme le suggère Jameson dans un passage célèbre, cette
sensation qui ne peut être appréhendée que par une actualisation
sarcastique de la leçon de Kant : le « sublime hystérique ».
L'hystérie désigne habituellement une outrance émotionnelle,
la simulation à demi consciente d'une intensité qui dissimile
d'autant mieux une apathie intérieure (ou, en termes psycha-
nalytiques, l'inverse). Jameson y voit une condition générale de
l'expérience postmoderne, marquée par un « déclin de l'affect »,
conséquence de la désagrégation d'un moi autrefois centré. De là
procède un nouveau trait : l'absence de profondeur ; le sujet n'est
plus maintenu dans des paramètres stables, des registres émotion-
nels hiérarchisés et dénués d'équivoque. La vie psychique prend
alors un tour inquiétant accidentée et spasmodique, ponctuée par

81
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

de soudaines chutes d'intensité et de subites sautes d'humeur,


qui ne sont pas sans rappeler lafragmentationschizophrénique.
Ce flux, bégayant et déréglé, exclut tout investissement et toute
historicité. De façon significative, les oscillations de l'investisse-
ment libidinal dans la vie privée ont coïncidé avec une érosion des
marqueurs générationnels dans la mémoire collective ; en effet,
les décennies qui ont succédé aux années 1960 se sont aplaties en
une séquence uniforme, subsumée sous une simple énumération
du postmoderne. Mais si, sur un plan social, ce genre de discon-
tinuité émousse la perception des différences entre les périodes,
son impact est tout sauf monotone sur le plan individuel, où au
contraire, le sujet oscille généralement entre deux pôles : d'une
part, l'exaltation qui accompagne une «fièvre de la marchan-
dise », ivresse du spectateur et du consommateur, et d'autre part,
un immense abattement lié au « vide nihiliste profond de notre
être », nous qui sommes prisonniers d'un ordre qui échappe à tout
contrôle et résiste à toute tentative de lui donner un sens12.
Après avoir ancré le champ de force de la postmodernité dans
les changements structurels du capitalisme tardif, et dans le nivel-
lement généralisé des identités qui en découle, Jameson pouvait
effectuer un troisième déplacement, cette fois sur le terrain
culturel. Cette innovation tombait à point nommé. Jusqu'alors,
en effet, chaque analyse du postmoderne avait été consacrée à
un secteur spécifique. Levin et Fiedler avaient décelé ce phéno-
mène dans la littérature ; Hassan l'avait élargi à la peinture et à la
musique, peut-être plus en y faisant allusion qu'en l'explorant réel-
lement ; Jencks s'était concentré sur l'architecture ; Lyotard s'était
attaqué à la science ; Habermas avait abordé la philosophie. Le
travail de Jameson est d'une toute autre ampleur : une expansion
majestueuse du postmoderne à l'ensemble des arts, ainsi qu'à une
grande partie du discours qui les entoure. Il en résulte une fresque
12. Fredric Jameson, Le Postmodernisme..., op. cit., p. 441.

82
CAPTURE

de l'époque incomparablement plusricheet plus complète que tout


autre exposé de cette culture.
L'architecture, qui a directement incité Jameson à dépasser le
moderne, a toujours occupé une place centrale dans sa vision du
postmoderne. Sa première analyse approfondie d'une œuvre de
ce type fut son essai, véritable prouesse expérimentale, sur l'hôtel
Bonaventure bâti par Portman à Los Angeles - qui, à en juger par
le nombre de citations, constitue l'exercice le plus mémorable de
toute la littérature consacrée au postmodernisme. Les méditations
de Jameson ont suivi un chemin bien défini, se concentrant sur des
œuvres soigneusement choisies parmi une foule de candidats:
d'abord Gehry, puis Eisenmann et Koolhaas. Le primat de l'es-
pace dans le cadre catégoriel de l'analyse postmoderne, telle qu'il
la percevait, assurait à l'architecture une place prépondérante au
sein de la mutation culturelle du capitalisme tardif. C'est dans ce
domaine, comme Jameson n'a cessé de l'affirmer, que s'est dégagé
une inventivité prodigieuse, un large éventail de formes, de l'épuré
au somptueux, avec lesquelles aucun autre art ne peut rivaliser.
Dans le même temps, l'architecture présente, bien plus clairement
qu'aucun autre domaine artistique, différentes types de subsomp-
tion de l'art sous le nouveau système économique mondial, ou de
tentatives de s'en défaire - non seulement dans la dépendance
concrète de ses aéroports, de ses hôtels, de ses bourses, de ses
musées, de ses villas ou de ses ministères vis-à-vis des estimations
de profit ou des caprices du prestige, mais également dans la tangi-
bilité de ses formes.
Dans ce système des arts postmodernes, vient ensuite le
cinéma. Aussi surprenant que cela puisse paraître rétrospective-
ment, l'absence de toute référence au cinéma était flagrante dans
les premières analyses du postmodernisme. Ce silence n'était
pourtant pas inexplicable, et Michael Fried, dans une célèbre
remarque, en a sans doute donné la raison principale : « Le cinéma,

83
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

même le plus expérimental, n'est pas un art moderniste13. » Dans


une certaine mesure, cela signifiait que lefilm,en tant que médium
le plus composite, était dépourvu de cette aspiration, propre à
chaque art particulier, à une présence pure et absolument indé-
pendante d'un autre art, aspiration qui constituait pour Greenberg
la voie royale de l'art moderne. Mais on peut aussi considérer que
ce jugement faisait écho à un sentiment largement répandu : en
effet, le triomphe du réalisme hollywoodien n'avait-il pas inversé la
trajectoire du modernisme, le Technicolor renvoyant les audaces
du cinéma muet à la préhistoire de cette industrie ? Tel était, en tout
cas, le défi que Jameson décida de relever.
Ce dernier commença par s'intéresser à un genre cinématogra-
phique qu'il caractérisa par - oxymore évocateur - sa « nostalgie du
présent » : des films comme La Fièvre au corps, ou, dans un autre
registre, Star Wars, ou bien Blue Velvet, qui expriment, plus profon-
dément encore que la vague des films rétro - qui dure à présent
depuis une vingtaine d'années, de American Graffiti à Indochine
- la perte, spécifique au postmoderne, d'un sens du passé, dans
une secrète contamination de l'effectif par le nostalgique, un temps
à distance de lui-même cherchant en vain à se retrouver. Si ces
formes, substituts d'une véritable mémoire historique, révèlent une
certaine corruption de la temporalité, d'autres genres peuvent être
considérés comme des réponses à l'apparition de l'ultra-spatial. Les
films de complot, comme Vidéodrome ou A cause d'un assassinat, en
sont l'exemple parfait, allégories aveugles de la totalité irreprésen-
table du capital mondial et de ses réseaux impersonnels de pouvoir.
Le moment venu, Jameson s'attela à une théorisation plus
complète de l'histoire du cinéma présupposée par la logique de

13. Michael Fried, « Art and Objecthood juin 1967 ; réimprimé dans Gregory
Battcok (dir.), Minimal Art, University of Califomia Press, Berkeley et Los Angeles, 1995,
p. 141. Article traduit en français dans Michael Fried, Contre la théâtralité, Gallimard,
2007, sous le titre « Art et objectité ».
CAPTURE

son investigation. Selon lui, cet art s'était développé en deux cycles
distincts. Lors d'un premier cycle, lefilmmuet était passé du réalisme
au modernisme, bien que ce fut - du fait de l'apparition tardive de
sa possibilité technique - en décalage avec la transformation d'un
capitalisme national en un capitalisme impérialiste, qui avait par
ailleurs présidé à cette transition. Mais avant qu'une phase postmo-
derne n'ait pu être initiée, l'avènement du parlant vint interrompre
ce développement Un deuxième cycle répéta alors les mêmes
étapes, à un niveau technologique différent : Hollywood inventa un
réalisme de l'écran à l'aide d'une panoplie nouvelle de genres narra-
tifs et de conventions visuelles, alors que le cinéma d'art et d'essai
européen des années d'après-guerre engendra une nouvelle vague
de haut modernisme. Si le cinéma postmoderne qui était depuis lors
apparu était marqué par les compulsions de la nostalgie, le destin de
l'image animée ne leur était pas entièrement lié. La vidéo était sans
doute le médium postmoderne par excellence - que ce soit dans les
formes dominantes de la télévision commerciale, où divertissement
et publicité avaient quasiment fusionné, ou bien dans les pratiques
oppositionnelles de la vidéo underground. À l'avenir, la critique
devrait inévitablement se pencher sur ces genres.
Le monde du graphisme et de la publicité se mêlait toujours
davantage aux beaux-arts, qui servaient soit d'inspiration stylis-
tique, soit de matière première. Dans le domaine pictural, l'absence
de profondeur propre au postmoderne trouvait son expression la
plus parfaite dans les surfaces lisses de l'œuvre de Warhol, images
hypnotiquement vides, qui tenaient du magazine de mode, de l'éta-
gère de supermarché, de l'écran de télévision. C'est là que Jameson
proposa la plus audacieuse des juxtapositions du haut modernisme
et du postmodernisme, en comparant les souliers de paysan de Van
Gogh, emblèmes du travail de la terre rédimé par une explosion
de couleurs, avec une série d'escarpins de Warhol, simulacres
vitreux sans ton ni fond, suspendus dans un vide glacé. Cela faisait

85
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

longtemps que Jameson considérait l'émergence du Pop Art


comme un baromètre des changements atmosphériques en cours
- qui eux-mêmes présageaient, plus généralement, d'un prochain
anticyclone culturel. Mais ce fut seulement lorsque le postmoderne
fut bien établi que Jameson commença à s'intéresser aux pratiques
qui tentaient d'aller plus loin que le Pop, et qui, comme l'art concep-
tuel, totalement dégagé du cadre pictural, s'attaquaient aux conven-
tions auxquelles ce moment obéissait encore. Dans les installations
de Robert Gober, rêveries d'une insituable communauté, et celles
de Hans Haacke, arsenal pour une insurrection rhétorique, des
modes d'imagination alternatifs - s'inspirant en partie d'Emerson
ou d'Adorno - arrachent une marge de manœuvre utopique à l'en-
fermement dans le postmoderne.
Ces énergies radicales - libérées alors que s'effacent progres-
sivement les frontières entre peinture et sculpture, bâtiment et
paysage - relèvent d'une productivité plus générale, perceptible
dans de multiples formes. Jameson remarque que cette culture, est
marquée par une prédominance du visuel, et qu'en ce sens elle se
distingue du haut modernisme, où le verbal conservait l'essentiel
de son antique autorité. Cela ne signifie pas que la littérature a été
moins affectée par ce changement de période ; mais, selon Jameson,
elle a produit moins d'oeuvres originales. En effet, dans ce domaine
artistique peut-être plus que dans tout autre, le motif du neuf se
présente surtout comme un parasitisme, ludique ou pompeux, de
formes anciennes. Dans les textes de Jameson, ce procédé porte le
nom de pastiche, notion dont l'origine remonte à la Philosophie de
la nouvelle musique, où Adorno s'en sert pour critiquer l'éclectisme
régressif de Stravinsky ; mais Jameson en donna une définition plus
précise. Le pastiche était une « parodie vide », dépourvue de tout
élan satirique, des styles du passé. De l'architecture au cinéma, de
la peinture au rock, c'était devenu la marque defabriquedu post-
moderne dans l'ensemble des arts. On pourrait toutefois avancer

86
CAPTURE

que le roman constituait désormais le domaine du pastiche par


excellence *. En effet, l'imitation de ce qui était révolu, dégagée des
contraintes des codes architecturaux comme de la pression du
box-office, pouvait y mélanger à volonté non seulement les styles
mais également les époques - modifiant et collant des passés « arti-
ficiels », fusionnant le fantastique et le documentaire, démultipliant
les anachronismes, donnant un nouveau souffle à ce qu'il nous faut
bien encore appeler le roman historique. Jameson repéra cette
forme dès son apparition, dans une lecture élégiaque des fictions
politiques de Doctorow portant sur le passé radical américain, où
l'impossibilité de stabiliser aucun référent historique accompagne
l'éclipsé dont le roman porte le deuil.
Parallèlement aux changements qui se sont produits dans le
domaine artistique, et parfois au sein même de ces domaines, les
discours qui avaient traditionnellement pour objet le champ culturel
ont eux aussi implosé. Les disciplines bien distinctes qu'étaient l'his-
toire de l'art, la critique littéraire, la sociologie, la science politique
et l'histoire ont vu leurs frontières s'estomper, et se sont mêlées
les unes aux autres dans des études hybrides et transversales qu'il
devenait difficile de situer dans tel ou tel domaine. Selon Jameson,
le travail de Michel Foucault était un parfait exemple de cette
tendance. Un nouveau phénomène discursif - que résume parfaite-
ment le terme américain de « Theory » - est progressivement venu
se substituer aux anciennes distinctions disciplinaires. Pour l'essen-
tiel, cette tendance se caractérise par une textualisation croissante
de ses objets - sorte de renaissance, extrêmement protéiforme, de
la vieille pratique du « commentaire ». Dans le champ des études
littéraires, les principaux exemples de ce style étaient la déconstruc-
tion de Paul de Man et le « nouvel historicisme » de Walter Benn
Michaels, dont Jameson a soumis les œuvres à une critique admira-
tive mais sévère, sans toutefois rejeter en bloc cette évolution (à bien
des égards, son livre sur Adorno en est un remarquable exemple).

87
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

Au-delà de ses effets immédiats, cette réorganisation du champ


intellectuel était le signe d'une rupture plus fondamentale. Selon
la thèse classique de Weber, la différenciation structurelle était le
sceau de la modernité : des pratiques et des valeurs auparavant
étroitement mêlées au sein de l'expérience sociale s'étaient auto-
nomisées en des domaines bien distincts. C'est ce processus qui,
selon Habermas, ne pouvait être annulé, sous peine de régression.
Sur cette base, pouvait-on imaginer symptôme plus inquiétant de la
disparition prochaine du moderne que l'effondrement de ces divi-
sions difficilement conquises ? Telle était l'évolution que Fried avait
anticipée avec crainte en 1967. Duc ans plus tard, non seulement elle
s'était propagée des arts aux sciences humaines ou sociales, mais,
avec l'arrivée de la carte postale philosophique et de l'enseigne
lumineuse conceptuelle, elle effaçait la frontière qui les séparait La
postmodernité semblait donc marquer l'avènement de ce que les
grands théoriciens de la modernisation avaient exclu : cette impen-
sable dé-différenciation des sphères culturelles.
Ancrage du postmodernisme dans les mutations du capital,
exploration des mutations du sujet extension du domaine de l'ana-
lyse culturelle : à partir de là, Jameson pouvait logiquement effec-
tuer son quatrième déplacement Quels étaient les bases sociales et
la configuration géopolitique du postmodernisme ? Le capitalisme
tardif restait une société de classes, mais toutes les classes s'étaient
transformées. Les cadres supérieurs, nouvelle couche enrichie par
la rapide croissance du tertiaire et des secteurs spéculatifs dans
les sociétés capitalistes avancées, constituaient le vecteur immé-
diat de la culture postmoderne. Sur cette fragile couche de jeunes
cadres dynamiques pesaient les structures massives des multina-
tionales -vastes servomécanismes de production et de pouvoir,
dont les opérations quadrillent l'économie mondiale, et détermi-
nent la manière dont celle-ci est perçue dans l'imaginaire collectif.
Au-dessous, avec les secousses qui ont agité l'ancien système
CAPTURE

industriel, les formations de classe traditionnelles se sont affaiblies,


tandis que se multiplient des identités segmentées et des groupes
bien délimités, généralement centrés sur des différences ethniques
ou sexuelles. A l'échelle mondiale - qui constitue l'arène décisive de
l'époque postmoderne -, aucune structure de classe stable, compa-
rable à celle du capitalisme émergent, ne s'est encore cristallisée.
Ceux qui dominent possèdent la cohésion que confèrent les privi-
lèges, ceux qui sont au bas de l'échelle sociale manquent d'unité et de
solidarité. Un nouveau « travailleur collectif » doit encore émerger.
Telles sont les conditions d'une certaine indistinction verticale.
Au même moment, la subite expansion horizontale du système,
accompagnée pour la première fois d'une intégration de la planète
entière dans le marché mondial, a marqué l'entrée de nouveaux
peuples sur la scène mondiale, dont le poids humain est en
constante augmentation. L'autorité du passé, se réduisant constam-
ment sous la pression de l'innovation économique dans le Premier
Monde, s'est écroulée encore un peu plus avec l'explosion démo-
graphique dans le Tiers Monde, dont les nouvelles générations
dépassent en nombre la cohorte de ceux qui ont jamais vécu sur
cette terre. Cette expansion des limites du capital affaiblit inévita-
blement les réserves culturelles héritées du passé. D'où une baisse
de « niveau » caractéristique du postmoderne. La culture du moder-
nisme, issue d'exilés isolés, de minorités rebelles, d'avant-gardes
intransigeantes, était inéluctablement élitiste. En tant qu'art coulé
dans un moule héroïque, il était constitutivement oppositionnel :
non seulement il bafouait les conventions du goût, mais surtout il
défiait les sollicitations du marché.
Jameson soutient que la culture du postmodernisme est au
contraire bien plus populaire. Elle résulte d'un processus de dé-
différentiation bien plus vaste. Dans la tradition inflexible des
avant-gardes, il était courant d'outrepasser les frontières entre
les beaux-arts. La dissolution de la séparation entre les genres
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

« élevés » et « inférieurs » de la culture, déjà célébrée par Fiedler


à la fin des années 1960, répondait à une tout autre logique. Dès
le début, elle a pris une direction explicitement populiste. A cet
égard, le postmoderne a été marqué par de nouveaux schémas de
consommation comme de production. D'une part, par exemple, des
romans majeurs - promus par une abondante publicité et par le
système des prix littéraires - se sont retrouvés sur les listes des
meilleures ventes, ou ont été adaptés au cinéma, chose impossible
peu de temps auparavant D'autre part, un nombre important de
groupes jusqu'alors exclus - les femmes, les minorités ethniques
ou sexuelles, les immigrés - ont eu accès aux modes d'expression
postmodernes, élargissant considérablement la base de la produc-
tion artistique. Qualitativement il en a résulté une indéniable homo-
généisation : le temps des grandes signatures individuelles et des
chefs-d'œuvre du modernisme était révolu. En partie, cela montrait
que l'on se révoltait enfin contre des normes de charisme devenues
anachroniques. Mais c'était également l'expression d'un nouveau
rapport au marché : cette culture ne s'opposait pas à l'ordre écono-
mique ; elle l'accompagnait.
Or c'était justement là que résidait la force du postmoderne.
Comme le remarque Jameson, alors que le modernisme, même
à son apogée, n'a jamais dépassé le statut d'enclave, le postmo-
dernisme est aujourd'hui hégémonique. Cela ne veut pas dire
qu'il recouvre entièrement le champ de la production culturelle.
Raymond Williams a souligné que tout système hégémonique est
« dominant » et non total, système qui assure quasiment - en s'ap-
puyant sur des définitions sélectives de la réalité - la coexistence
des formes « résiduelles » et « émergentes » qui lui résistent. Le
postmodernisme était une dominante de ce type, et rien d'autre.
Mais c'était déjà amplement suffisant En effet il ne s'agissait pas
d'une hégémonie locale, mais pour la première fois dans l'histoire,
d'une hégémonie tendanciellement mondiale. Non pas, toutefois,

90
CAPTURE

en tant que pur dénominateur commun des sociétés du capitalisme


avancé, mais comme projection de la puissance de l'une d'elles :
«On peut considérer que le [...] postmodernisme constitue le
premier style mondial spécifiquement nord-américain14. »
Si telles étaient les coordonnées du postmodernisme, quelle
attitudefallait-iladopter à son égard ? Le dernier geste effectué
par Jameson est peut-être le plus original de tous. On peut en effet
avancer que, jusqu'alors, toute contribution significative sur le
thème de la postmodernité avait eu une forte tonalité évaluative
- négative ou positive. Les jugements antithétiques émis par Levin
et par Fiedler, par Hassan (dans ses derniers textes sur la question)
et par Jencks, par Habermas et par Lyotard, correspondent tous
à un schéma établi. Le critique pouvait, depuis des positions poli-
tiques très différentes, déplorer l'avènement du postmoderne en
tant que corruption du moderne, ou le célébrer en tant que phéno-
mène émancipateur. Très tôt, juste après sa conférence au Whitney,
Jameson cartographia ces désaccords dans une ingénieuse combi-
natoire15. Le but de l'exercice était de rompre avec la clôture et la
répétition qui caractérisaient cet espace discursif. Les convictions
politiques de Jameson étaient bien plus à gauche qu'aucun de ceux
qui y figuraient II était le seul à avoir clairement identifié le post-
modernisme à un nouveau stade du capitalisme, entendu en des
termes marxistes classiques. Mais la condamnation n'était pas plus
féconde que l'adhésion. Aussi était-il nécessaire de trouver un autre
angle d'attaque.
D ne fallait surtout pas céder à la tentation du moralisme. La
complicité du postmodernisme avec la logique du marché et du
spectacle était certes indéniable. Mais il était stérile le condamner
en tant que culture, inlassablement à la surprise de nombre

14. Fredric Jameson, Le Postmodernisme..., op. cit., p. 30.


15. « Theories of the Postmodem », réédité dans Fredric Jameson, The Cultural Tum,
op. cit.

91
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

d'acteurs, de gauche comme de droite, Jameson a soutenu qu'il était


futile de mobiliser des catégories morales pour qualifier l'essor du
postmoderne. Bien qu'il puisse donner lieu à des jugements perti-
nents sur tel ou tel point précis, un tel moralisme était un « pauvre
luxe » qu'une perspective historique ne pouvait se permettre16.
Jameson restait ici fidèle aux convictions qu'il défendait depuis
longtemps. Les doctrines éthiques présupposaient une certaine
homogénéité sociale, qui leur permettait de réécrire les exigences
institutionnelles en normes interpersonnelles, et de refouler ainsi
les réalités politiques dans les limites des « catégories archaïques
du bien et du mal, depuis longtemps démasquées par Nietzsche
comme traces sédimentées de rapports de pouvoir ». Bien avant
de se pencher sur le postmoderne, il avait défini la position qu'il
adopterait à son égard : « L'éthique, où qu'elle réapparaisse, peut
être perçue comme l'indice d'une intention de mystifier, et plus
particulièrement de substituer aux jugements complexes et ambi-
valents d'une perspective proprement politique et dialectique les
simplifications rassurantes d'un mythe binaire17. »
Ces remarques visaient directement un moralisme traditionnel
de droite. Mais elles pourraient s'appliquer tout aussi bien à un
moralisme de gauche, qui chercherait à rejeter en bloc * le post-
modernisme. Les catégories morales étaient des codes binaires de
conduite individuelle ; projetées sur le plan culturel, elles étaient
débilitantes, au niveau intellectuel comme politique. Les tropes de
la Kulturkritik n'étaient guère plus utiles, qui allaient tacitement
chercher refuge dans l'imaginaire d'un passé idyllique, d'où l'on
pouvait sans peine réprouver la déchéance du présent La tâche
à laquelle Jameson s'était attelé - il précisait qu'elle nécessitait
bien d'autres bras que les siens - était tout autre. Une véritable
16. Fredric Jameson, Le Postmodernisme.... op. cit.. p. 114.
17. Fredric Jameson, Fables ofAggression. Wyndham Lewis, the Modemist as Fascist,
University of Califomia Press, Berkeley et Los Angeles, 1979, p. 56.

92
CAPTURE

critique du postmodernisme ne pouvait consister en un rejet idéo-


logique. Il fallait au contraire nous donner la mission dialectique
de le traverser de part en part, afin de transformer notre vision de
l'époque. Impossible, donc, de renoncer au projet marxiste d'une
compréhension totalisante du nouveau capitalisme illimité - une
théorie adéquate à l'ampleur mondiale de ses connections et de
ses disjonctions. Cela excluait de réagir au postmoderne avec
manichéisme. Aux critiques de gauche enclins à le soupçonner
de compromis, Jameson répondit avec flegme. Pour affronter ce
désordre, ilfallaitune capacité d'agir collective, et celle-ci manquait
encore ; mais l'une des conditions de son émergence résidait dans
la capacité à appréhender le postmoderne de l'intérieur, en tant
que système.

Aboutissements

Une fois ces éléments mis en place, on pouvait considérer qu'une


interprétation cohérente de la postmodernité avait vu le jour.
Depuis lors, une grande vision commande le champ, établissant le
cadre de l'opposition théorique de la manière la plus remarquable
qui soit. C'est le destin de tout concept stratégique que d'être
sujet à des captations politiques imprévues, ainsi qu'à des renver-
sements, au cours de l'affrontement discursif sur sa signification.
De manière caractéristique, tout au long de notre siècle, cela a
donné lieu à des détournements* droitiers - la « civilisation », par
exemple, auparavant fière bannière de la pensée progressiste des
Lumières, s'est transformée en stigmate de la décadence aux mains
du conservatisme allemand ; la « société civile », terme critique
pour le marxisme classique, est désormais devenue un point de
mire pour le libéralisme contemporain. Avec la domination que
Jameson s'était assurée sur le terme de postmodernisme, il s'était

93
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

passé l'inverse : dans un prodigieux déploiement d'intelligence et


d'énergie théorique, dévoué à la cause de la gauche révolution-
naire, ce concept avait été arraché à sa complicité avec l'ordre
établi et ramené à ses origines visionnaires que de précédents
usages avaient pratiquement effacées. Cette victoire discursive
fut gagnée dans un climat politique hostile, à une époque d'hé-
gémonie néo-libérale où tous les repères familiers de la gauche
semblaient avoir été engloutis par le raz-de-marée réactionnaire.
Victoire remportée, sans doute, grâce à la cartographie cognitive
du monde contemporain qu'il avait offerte, captant de manière
inoubliable - dans un mélange de lyrisme et de causticité - les
structures de l'imaginaire et l'expérience vécue de l'époque, ainsi
que leurs conditions de possibilité.
Comment situer cette réussite ? Deux réponses viennent à l'es-
prit. La première est liée au développement de la pensée de Jameson.
On peut y déceler un remarquable paradoxe. Comme on l'a indiqué
auparavant, le vocabulaire du postmoderne fut adopté relativement
tard par Jameson, qui avait initialement émis certaines réserves.
Mais sa problématique était apparue très tôt, et s'était déployée à
travers ses textes successifs avec une incroyable continuité. Dans sa
première monographie, Sartre. The Origins ofa Style (1961), écrite
alors qu'il avait moins de 25 ans, il parlait déjà d'une « société sans
avenir visible, une société aveuglée par la permanence imposante
de ses institutions, où le changement semble impossible et où l'idée
de progrès est morte18. » Dix ans plus tard, dans Marxism and Forrn,
comparant le bric-à-brac enchanté de l'époque surréaliste avec les
marchandises du capitalisme postindustriel - « des produits totale-
ment dépourvus de profondeur » - dont « le contenu plastique ne
peut en aucun cas servir de conducteur à l'énergie psychique » - il
se demandait « si nous [n'étions] pas en présence d'un immense
18. Fredric Jameson, Sartre. The Origins ofa Style, Columbia University Press, New
York, 1984(1961], p. 8.

94
CAPTURE

processus de transformation culturelle, d'une rupture historique


aussi inattendue qu'absolue19 ».
En conclusion de ce même ouvrage, Jameson remarquait qu'un
nouveau type de modernisme, articulé par Sontag et Hassan, avait
émergé, qui ne pouvait plus, comme son prédécesseur, « compter
sur l'hostilité instinctive d'un public de classe moyenne dont il
représentait la négation ». À l'inverse, il était « populaire ; peut-être
pas dans les petites villes du Middle West, mais dans le monde
dominant de la mode et des médias ». Les films de Warhol, les
romans de Burroughs, les pièces de Beckett correspondaient à
cette nouvelle tendance, et « aucune critique ne peut posséder une
force si contraignante qu'elle ne cède à lafascinationde toutes ces
choses en tant que stylisations de la réalité20 ». On trouve le même
genre de tonalité dans The Prison-House of Language : « la justifi-
cation plus profonde » de l'utilisation de modèles linguistiques
dans le formalisme et le structuralisme ne réside pas tant dans leur
validité scientifique que dans le caractère des sociétés contempo-
raines, « qui offrent le spectacle d'un monde de formes dans lequel
la nature en tant que telle a été supprimée, un monde saturé de
messages et d'informations, dont le réseau intriqué de marchan-
dises peut être conçu comme l'archétype même d'un système de
signes ». Il y avait donc « une consonance fondamentale entre la
linguistique en tant que méthode et ce cauchemar systématisé et
désincarné que constitue aujourd'hui notre culture21 ».
De tels passages sonnent un orchestre s'accordant en vue de la
symphonie à venir. Toutefois, s'ils anticipent très directement les
leitmotiv de la description du postmoderne par Jameson, on peut
aussi y déceler un présage plus indirect Dès le début Jameson

19. Fredric Jameson, Marxism and Form, op. cit., p. 105.


20. Ibid., pp. 413-414.
21. Fredric Jameson, The Prison-House of Language, Princeton University Press,
Princeton, 1972, pp. xviii-ix.

95
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

semble avoir perçu une certaine pétrification du moderne en tant


qu'ensemble de formes esthétiques, ce qui l'amena à s'intéresser
à des auteurs qui les écartaient ou les malmenaient Les deux
romanciers à qui il a consacré des monographies ne sont autres
que Jean-Paul Sartre et Wyndham Lewis. L'une des raisons de son
attirance pour eux est certainement liée à leur très vif engagement
politique ; tous deux se situaient en effet aux extrêmes du spectre
politique : gauche iconoclaste pour l'un, droite radicale pour
l'autre. Une autre raison, que Jameson a lui-même soulignée, tient
à ce qu'il appelle l'« optimisme linguistique » que les deux auteurs
partagent : la certitude que tout peut être exprimé par des mots, à
condition qu'ils soient assez dérangeants22. Tout aussi important,
et non sans lien, était leur positionnement par rapport au courant
dominant du modernisme - Lewis isolé par son expressionnisme
mécaniste, Sartre par ses constants retours aux fioritures du
mélodrame. Involontairement pour l'un (la négligence ultérieure
de Lewis préservant comme s'il s'était trouvé dans une capsule
temporelle, la « fraîcheur et la virulence » d'une stylisation qui avait
disparu avec l'embaumement de ses grands contemporains), et
volontairement pour l'autre (Sartre renonçant délibérément aux
formes consacrées et aux « vocations passives-réceptives » du haut
modernisme)23, ces auteurs s'étaient déjà, à leur manière, heurtés
aux limites du modernisme. A un moment, Jameson pensa même
qu'une nouvelle forme de réalisme allait surgir. Mais déjà se déga-
geait le terrain propice à un salto morale dans le postmoderne.
D'un point de vue biographique, l'acheminement de Jameson
vers une théorie du postmodernisme semble inscrit dès le début
dans sa trajectoire, avec une cohérence troublante, qui rappelle le
« choix fondateur » sartrien. Mais il existe une autre façon d'envi-
sager cet aboutissement Le travail de Jameson sur le postmoderne
22. Fredric Jameson, Sartre, op. cit., p. 204 ; Fables of Agression, op. cit., p. 86.
23. Fredric Jameson, Fables of Agression, ibid., p. 3 ; Sartre, op. cit., p. 219.

96
CAPTURE

se situe en effet dans une lignée intellectuelle spécifique. Dans


les années qui suivirent la Première Guerre mondiale, lorsque
la grande vague des troubles révolutionnaires était retombée en
Europe centrale, et que l'État soviétique s'était déjà bureaucratisé
et isolé, une tradition intellectuelle bien distincte se développa en
Europe, qui reçut bien plus tard le nom de marxisme occidental.
Né d'une défaite politique - l'écrasement des insurrections proléta-
riennes en Allemagne, en Autriche, en Hongrie et en Italie, direc-
tement vécu par ses premiers grands penseurs (Lukàcs, Korsch
et Gramsci) - ce marxisme était séparé du corpus classique du
matérialisme historique par une césure nette. En l'absence d'une
pratique révolutionnaire populaire, toute stratégie politique visant
à renverser le capital s'évanouit, et une fois que la Seconde Guerre
mondiale eût misfinà la Grande Dépression, l'analyse économique
de ses transformations commença elle-aussi à se dégrader.
Le marxisme occidental compensa cette perte en trouvant son
centre de gravité dans la philosophie, où une série de penseurs
exceptionnels de deuxième génération - Adorno, Horkheimer,
Sartre, Lefebvre, Marcuse - construisirent un remarquable champ
de théorie critique, non à distance des courants de la pensée
non-marxiste qui les environnaient mais, généralement, en déve-
loppant avec eux un rapport de tension créative. Cette tradition
s'est beaucoup penchée sur les questions de méthode - l'épisté-
mologie d'une compréhension critique de la société -, sur quoi
le marxisme classique n'avait laissé que peu d'indications. Mais
sa portée philosophique n'était pas uniquement procédurale : un
centre d'intérêt fondamental constituait l'horizon commun à toute
cette ligne de pensée. Le marxisme occidental était avant tout un
ensemble de recherches théoriques sur la culture du capitalisme
avancé. La primauté de la philosophie dans cette tradition conférait
à ces travaux une tonalité particulière : ils restaient résolument,
mais non exclusivement, attachés aux questions esthétiques. Bien

97
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

qu'elle eût d'autres aspects, la culture s'identifiait d'abord et avant


tout au système des arts. Lukécs, Benjamin, Adorno, Sartre, Délia
Volpe en constituaient la règle ; Gramsci ou Lefebvre, avec leur
vision plus anthropologique de la culture, en étaient l'exception24.
Malgré tous ces traits communs, le marxisme occidental n'avait
pour ainsi dire pas conscience de lui-même en tant que tradition.
A cause des frontières linguistiques de l'Europe, ses principaux
penseurs savaient peu de choses les uns sur les autres. La première
œuvre à proposer un aperçu de ce répertoire n'arriva qu'au début
des années 1970 ; et elle venait d'Amérique : c'était Marxism and
Form. Dans ce texte comme dans nul autre auparavant, l'unité et la
diversité du marxisme occidental étaient élégamment présentées.
Si le livre de Jameson se concentrait sur Adorno et Benjamin, Bloch
et Marcuse, Lukâcs et Sartre, laissant de côté Lefebvre et Gramsci
- sans pour autant oublier de les citer -, il s'en tenait au programme
annoncé par son titre. La tendance dominante de ce courant était
de nature esthétique. On pourrait dire que pour la première fois,
le marxisme occidental était tacitement confronté à sa vérité. Que
signifiait, toutefois, une telle totalisation pour l'avenir de cette
tradition ? Beaucoup, moi compris, estimaient que les conditions
qui l'avaient engendrée avaient désormais disparu, et que d'autres
types de marxisme - plus proches des modèles classiques - allaient
vraisemblablement la remplacer.
Cette estimation se fondait sur le renouveau de la radicalité poli-
tique qui, à la fin des années 1960 et au début des années 1970,
agitait à nouveau l'Europe occidentale, et sur la réorientation mani-
feste des énergies intellectuelles vers les questions d'économie
et de stratégie politiques qui avaient jadis dominé le matérialisme

24. J'ai présenté le contexte général et la spécificité de cette tradition dans


Considérations on Western Marxism, Verso, Londres, 1977; pour le dernier aspect
décrit, voir pp. 75-78. (Ouvrage paru en français sous le titre Sur le marxisme occiden-
tal, Maspero, Paris, 1978.)

98
CAPTURE

historique. On pourrait voir le soulèvement français de Mai 68


comme le signe avant-coureur de ce changement, l'annonce du
dépassement du marxisme occidental, désormais relégué au rang
de vénérable héritage. Or, selon un jugement plus perspicace, il
convenait d'envisager Mai 68 différemment : non pas comme la fin,
mais au contraire comme l'apogée de cette tradition. Raiding the
Icebox de Peter Wollen, voyage au cœur de la culture du XXe siècle,
est la seule œuvre qui, par sa puissance, soutienne la comparaison
avec celle de Jameson. L'histoire de l'Internationale situationniste,
une des dernières avant-gardes historiques « dont la dissolution en
1972 représenta la fin d'une époque qui avait débuté à Paris avec
le manifeste futuriste de 1909 », se trouve au centre de son récit
Mais le situationnisme, inspiré de Lukacs, Lefebvre et Breton, ne
se réduisait pas à cette dimension. Wollen faisait remarquer que
dans la mesure où il a été l'étincelle théorique de l'explosion de
Mai 68, « nous pouvons également le considérer comme un réca-
pitulatif de l'ensemble du marxisme occidental25 ». Cette interpré-
tation était plus plausible, mais sa conclusion différait peu de celle
de la première perception. S'il fallait retenir et apprécier à leur juste
valeur les leçons du marxisme occidental, à l'égal de celles des
avant-gardes classiques, force était de reconnaître qu'elles avaient
fait leur temps : « Une époque avait prisfin26.»
C'est ce verdict que le travail de Jameson est merveilleusement
parvenu à démentir. Sa conceptualisation du postmodernisme, à
partir du début des années 1980, compte parmi les grands monu-
ments intellectuels du marxisme occidental. On peut même dire
qu'avec ce texte, cette tradition a atteint son point culminant
Né lui aussi d'une défaite politique - la répression de l'agitation
des années 1960 - et développé dans un rapport critique avec de

25. Peter Wollen, Raiding the IceBox. Reflections on Twentieth Century Culture, Verso,
Londres, 1993, p. 124.
26. Ibid.
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

nouveaux style de pensée éloignés du marxisme - structuralistes,


déconstructionnistes, néo-historicistes-, le travail effectué par
Jameson sur le postmoderne répond aux mêmes coordonnées
de fond que les textes classiques qui l'ont précédé. Mais s'il vient
prolonger cette lignée, à un autre niveau, il en est aussi la récapi-
tulation. Les divers outils et les différentes thématiques contenus
dans le répertoire du marxisme occidental s'y trouvent en effet
réunis dans une impressionnante synthèse. À Lukàcs, Jameson
emprunta son attachement à la périodisation et sa fascination pour
le récit ; à Bloch, son respect des espoirs et des rêves cachés dans
un objet-monde corrompu ; à Sartre, son habileté à manier les
textures de l'expérience immédiate ; à Lefebvre, sa curiosité pour
l'espace urbain ; à Marcuse, son intérêt inlassable pour la consom-
mation des hautes technologies ; à Althusser, une conception
positive de l'idéologie, en tant que nécessaire imaginaire social ; à
Adorno, l'ambition de représenter la totalité de son objet comme
« composition métaphorique27 ».
Ces différents éléments ne se tiennent pas, unis mais inertes,
dans une combinaison artificielle. Jameson les mobilise pour
mener à bien une entreprise originale qui semble tout naturelle-
ment les absorber. Deux traits caractéristiques donnent à cette
œuvre sa singulière unité. Tout d'abord la prose de l'auteur. Il
note que, de tous les auteurs du marxisme occidental, Adorno est
« le plus grand styliste28 ». Mais tout lecteur peut par moments se
demander si cette description ne conviendrait pas mieux, ou du
moins plus systématiquement, à Jameson lui-même. Son premier
livre s'ouvrait sur ces mots : « Il m'a toujours semblé qu'un style
moderne est quelque chose d'intelligible en soi, bien au-delà du sens
restreint du livre dans lequel il est déployé, au-delà même des signi-
fications précises que les phrases individuelles qui le constituent

27. Voir Fredric Jameson, Marxism and Forrn, op. cit., p. 7.


28. Ibid., p. xiii.

100
CAPTURE

tentent d'exprimer59. » Les futures études consacrées à l'écriture


de Jameson pourraient adopter cette phrase comme devise. Pour
le moment, il suffira de relever deux éléments propres à ce style
d'une incontestable splendeur. Les amples périodes d'une syntaxe
complexe mais souple - proche de Henry James dans sa manière
de s'adresser au lecteur - traduisent l'absorption au sein de la théo-
rie de sources nombreuses et diverses ; tandis que les explosions
soudaines d'intensité métaphorique, enivrantes envolées figurâtes
qui possèdent tout l'éclat* d'un exercice de haute voltige, sont tes
audacieux emblèmes de déplacements transversaux, plus proches
d'une intelligence poétique qu'analytique, grâce auxquels ce travail
opère des rapprochements inattendus entre les signes disparates
du phénomène total étudié. C'est à un grand écrivain que nous
avons affaire.
Dans le même temps, les travaux de Jameson sur le postmo-
derne unifient les sources sur lesquels ils s'appuient à un niveau
plus profond. La tradition du marxisme occidental cherchait dans
l'esthétique un moyen involontaire de se consoler des impasses
politiques et économiques. Ce qui donna lieu à une remarquable
série de réflexions sur les différents aspects de la culture du capita-
lisme moderne. Mais elles ne furent jamais intégrées à une théorie
plus cohérente de son développement économique, et s'en tinrent
généralement à une perspective assez détachée et spécialisée sur 1e
mouvement global de la société ; attitude qu'un marxisme plus clas-
sique pourrait taxer d'idéalisme. A l'inverse, l'analyse jamesonienne
du postmodernisme constitue la première théorie de la « logique
culturelle » du capital qui dépeint en même temps tes transforma-
tions de cette forme sociale dans son ensemble. Cette vision est
donc bien plus englobante. C'est là, dans ce passage du sectoriel au
général, que la vocation du marxisme occidental a atteint son point
d'aboutissement
29. Fredric Jameson, Sartre, op. cit., p. vi.

101
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

Cet élargissement reposait sur des conditions historiques. L'idée


selon laquelle la fin des années 1960 avait marqué une rupture
essentielle dans le paysage de la gauche n'était pas complètement
erronée. Sur le plan intellectuel, comme l'indique le titre même de
son célèbre article puis de son ouvrage, l'évolution de Jameson vers
une théorie du postmoderne fut stimulée par Le Troisième Âge du
capitalisme30 de Mandel, une étude économique qui se situait dans
une tradition classique, à mille lieues du marxisme occidental. Sur
le plan empirique, la vie économique était à ce point envahie par
les systèmes symboliques d'information et de persuasion que l'idée
même d'une sphère indépendante de production plus ou moins
aculturelle perdait progressivement son sens. Dorénavant, une
grande théorie de la culture se devait de couvrir plus d'aspects de
la civilisation du capital qu'aucune autre ne l'avait fait auparavant.
L'objet d'étude traditionnel du marxisme occidental s'était considé-
rablement élargi. En donnant un nouvel élan à sa tradition, Jameson
était donc en meilleure position que ses prédécesseurs pour placer
les conditions de la vie contemporaine au centre de sa théorie, et
pour en fournir une description politique.
Quant à l'impact que son approche devait avoir, il est lié à son
sens de « l'épochalité ». Cette manière d'interpréter les signes du
temps doit beaucoup à Lukàcs. Cependant, les principaux essais
du philosophe hongrois en matière d'analyse épochale - L'Âme et
les Formes et La Théorie du roman - s'étaient limités à l'esthétique
et à la métaphysique. Quand il se tourna vers le domaine politique,
avec le bref mais remarquable Lénine, Lukàcs avança que l'époque
qui s'était ouverte avec la catastrophe de la Grande Guerre se défi-
nissait avant tout par « l'actualité de la révolution ». Lorsque les
événements historiques eurent déçu ses attentes, il fut incapable de
proposer aucune autre analyse. Ce fut donc Gramsci, le penseur du

30. NdT : Référence plus évidente dans la traduction anglaise, qui porte le titre La te
Capitalisme capitalisme tardif).

102
CAPTURE

marxisme occidental dont Jameson s'est le moins inspiré, qui tenta


d'appréhender la nature de la consolidation ou des contre-révolu-
tions capitalistes dans l'entre-deux-guerres. En fait, l'entreprise
de Jameson a pour seul précédent, au sein de cette tradition, les
remarques de Gramsci sur le fordisme. Ce n'est pas un hasard si
elles ont suscité tant de débats après la Seconde Guerre mondiale,
ou donné lieu, dans les années 1970 et 1980, à diverses tentatives
visant à décrire les traits caractéristiques du « post-fordisme ».
Malgré leur puissance et leur originalité, les idées de Gramsci
sur le fordisme (par moments extrêmement idiosyncrasiques) - qui
portaient sur la production de masse, l'austérité de la discipline de
travail et le haut niveau des salaires aux États-Unis, sur le puritanisme
des classes inférieures et le libertinage des couches supérieures, sur
la religion sectaire dans l'Amérique libérale, ou encore sur l'organi-
sation corporatiste dans l'Italiefasciste- demeuraient laconiques et
désorganisées. En un sens, leur épochalité était problématique : en
avance sur leur temps sous bien des aspects, en retard sous certains
autres, ces notes ne se sont avérées réellement fécondes qu'a poste-
riori. L'analyse du postmoderne produite par Jameson, qui repose
sur une littérature économique autonome, ne contient aucune
intuition comparable quant au procès de travail ou de production.
Cependant, en tant que définition d'une époque, elle est infiniment
plus détaillée et développée, et s'appuie sur l'expérience contempo-
raine. Mais cette théorie doit une grande part de sa charge critique
à la tension qu'elle entretient avec le climat de la période décrite.
Comme l'indique la première phrase du Postmodernisme : « Le plus
sûr est d'appréhender le concept du postmoderne comme une tenta-
tive de penser le présent historiquement à une époque qui, avant
tout, a oublié comment penser historiquement31. »
Si, pour toutes ces raisons, l'oeuvre de Jameson apparaît comme
le grand aboutissement du marxisme occidental, on peut aussi dire
31. Fredric Jameson, Le Postmodernisme. ...op. cit., p. 15.

103
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

qu'elle a largement dépassé cette tradition. La force intellectuelle


des travaux de ses principaux penseurs ne se propagea guère
au-delà des frontières de l'Europe qui les avait vu naître. Lukàcs
était connu au Japon avant la guerre, et l'École de Francfort en
exil découvrit les États-Unis. Plus tard, Sartre fut lu par Fanon,
et Althusser étudié en Amérique latine. Mais le périmètre d'in-
fluence de ce marxisme resta essentiellement limité au noyau du
monde capitaliste avancé : occidental, il l'était par ses origines et
ses thématiques, mais également dans ses effets. La théorie jame-
sonienne du postmoderne a rompu avec ce schéma. Au départ
focalisée principalement sur l'Amérique du Nord, ses implications
se sont progressivement élargies : le postmodernisme, concluait-il,
était - non pas en plus, mais intrinsèquement - l'éther culturel d'un
système mondial qui abolissait toutes les divisions géographiques.
Sa logique obligea Jameson à réorienter radicalement son propre
domaine d'investigation.
Jusqu'au début des années 1980, la critique de Jameson était restée
strictement littéraire, et ses objets occidentaux. Proust, Hemingway,
Balzac, Dickens, Eichendorff, Flaubert, Conrad - telles étaient les
figures qui l'intéressaient en premier lieu. Les années 1980 marquè-
rent un tournant radical. Les formes d'expression visuelles rivalisèrent
d'abord avec les formes écrites, puis elles devinrent prépondérantes
- un glissement manifeste dans Le Postmodernisme. Dans le même
temps s'opérait un mouvement centripète, en direction de cultures
et de régions situées hors des frontières de l'Occident Pendant
cette période, Jameson fut amené à étudier les Japonais Soseki et
Karatani ; les Chinois Lu Xun et Lao She ; le Sénégalais Sembène ; les
Cubains Solas et Barnet ; le Taïwanais Edward Yang et le Philippin
Kidlat Tahimik32. The Cultural Turn propose des analyses des films
32. Voir, respectivement. « Soseki and Western Modemism », boundary 2, automne
1991, pp. 123-141; « In the Mirrorof Altemate Modernises », South Atlantic Quarterly,
printemps 1993, pp. 295-310 ; « Third World Literature in the Era of Multinational
Capitalism », Social Text, automne 1986, pp. 65-88 ; « Literary Innovation and Modes

104
CAPTURE

de Paul Leduc, réalisateur mexicain d'unfilmmuet se déroulant au


Venezuela, et du Malien Souleymane Cissé. Y a-t-il aujourd'hui un
autre critique capable de couvrir un spectre aussi large ?
Ces interventions ont eu pour but de favoriser le développe-
ment d'une « esthétique géopolitique » adéquate à l'expansion de
l'univers culturel dans les conditions du postmoderne. Cela n'a rien
d'un positionnement à distance. Jameson exposa pour la première
fois en détail ses idées sur le postmoderne lors d'un cycle de confé-
rences à Pékin en 1985, et publia en Chine un recueil sur le sujet
quelques années avant sa parution en Amérique. C'est à Séoul
qu'il éprouva la pertinence de son essai « Le postmodernisme et
le marché ». Le texte crucial « Transformations of the Image » est
issu d'un discours donné à Caracas. Ces cadres ne sont pas le fruit
du hasard. La théorie de Jameson sur la postmodernité a touché
un public croissant dans les pays appartenant autrefois au bloc de
l'Est et au Tiers Monde, car elle évoque un imaginaire culturel qui
leur est familier, inscrit dans le tissu même de leur expérience. Un
marxisme aussi à l'aise dans les grands centres métropolitains du
Sud et de l'Est ne peut plus être considéré comme strictement occi-
dental. La boucle est donc bouclée : en s'échappant du cadre de
l'Occident, l'idée du postmoderne est revenue à son point d'inspira-
tion initial, pour redevenir une époque où prendrafinla domination
occidentale. La confiance visionnaire d'Oison n'était pas injustifiée ;
et l'on peut presque voir Les Martins-Pêcheurs comme un éloge par
anticipation de la prouesse accomplie par Jameson.
Cependant, à supposer que ce rapprochement soit possible,
c'est également parce que Jameson partage avec Oison quelque
chose qui le démarque de la lignée intellectuelle dont il est issu. Sur
un point fondamental, le travail de Jameson s'écarte de la teneur
of Production », Modem Chinese Literature, septembre 1984, pp. 67-72 ; « On Literary
and Cultural Import-Substitution in the Third World: the Case of Testimonio », Margins,
printemps 1991, pp. 11-34 ; Fredric Jameson, The Geopolitical Aesthetic, Indiana
University Press, Londres, 1992, pp. 114-157,186-213.

105
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

générale du marxisme occidental. Tous les principaux monuments


de cette tradition sont empreints, implicitement ou ouvertement,
d'un profond pessimisme historique33. Leurs thèmes les plus origi-
naux et les plus puissants - la destruction de la raison chez Lukàcs,
la guerre de position chez Gramsci, l'ange de la catastrophe chez
Benjamin, le sujet mutilé d'Adorno, la violence de la rareté de
Sartre, l'ubiquité de l'illusion chez Althusser - n'évoquent pas un
avenir serein, mais un implacable présent À l'intérieur de cette
gamme commune, les tonalités varient, du stoïcisme à la mélan-
colie, et d'un ton glacial à une exaltation apocalyptique. Le timbre
de l'écriture de Jameson est tout autre. Bien que son objet ne soit
guère réconfortant pour la gauche, il a su le traiter sans marquer
d'acrimonie ni de découragement Au contraire, la magie du style
de Jameson consiste à faire apparaître ce qui pourrait sembler
impossible : un enchantement lucide du monde.
La gravité des thèmes est celle de sa tradition. Mais, malgré
le poids écrasant des plus sinistres réflexions, une touche d'émer-
veillement et de plaisir - occasions de bonheur dans un monde
suffocant-n'est jamais loin. « Émouvoir, instruire, et plaire. » Si peu
d'autres penseurs subversifs se sont retrouvés si près des buts de
l'art, les raisons en sont sans nul doute partiellement contingentes.
Jameson peut évoquer l'expérience corporelle avec autant d'adresse
que Sartre, mais habituellement dans une tonalité contraire : bien
plus proche de l'exaltation que du dégoût. Les plaisirs de l'intellect
et de l'imagination sont exprimés avec la vivacité de ceux des sens.
Et Jameson confère un éclat identique aux objets, aux concepts et
aux récits34. Les origines biographiques de cette chaleur sont une
33. En ce qui concerne cet aspect, voir Perry Anderson, Considérations on Western
Marxism, op. cit., pp. 88-92.
34. Le meilleur exemple est probablement son essai sur Passion de Godard, dans
The Geopoliticai Aesthetic, op. cit., pp. 158-185. Le contraste avec la manière dont
Adorno considère l'objet-monde, même sous sa forme la plus éloquente, est frappant.
Comparer, sur un sujet très semblable, le passage des Minima Moralia (Paris, Payot,

106
CAPTURE

chose, ses prémisses philosophiques en sont une autre. Derrière


ce consentement au monde se trouve l'inspiration profondément
hégélienne du marxisme de Jameson, remarquée par de nombreux
critiques35, qui l'a doté, pour affronter les adversités de l'époque et
se frayer un chemin à travers son désordre, d'une intrépide sérénité
qui n'appartient qu'à lui. Des catégories comme l'optimisme ou le
pessimisme n'ont pas leur place dans la pensée de Hegel. L'œuvre
de Jameson ne peut donc être qualifiée d'optimiste, comme il peut
être dit du marxisme occidental qu'il était pessimiste. Sa politique a
toujours été réaliste. « L'Histoire, c'est ce quifaitmal, ce qui refuse
le désir, ce qui impose des limites inexorables à la praxis indivi-
duelle comme collective » - surtout en ce qui concerne « l'échec
déterminé de toutes les révolutions qui ont jusqu'ici eu lieu dans
l'histoire humaine36 ». Mais il n'est pas sifacilede réprimer les aspi-
rations utopiques, qui peuvent réapparaître sous les formes les plus
imprévisibles. C'est aussi cette tonalité - la persistance souterraine
de la volonté de changement - qui a donné à l'œuvre de Jameson sa
force d'attraction, bien au-delà des frontières d'un Occident blasé.

2003, p. 48) - lui-même d'une grande beauté - sur la fenêtre à double battant ou
les délicates clenches de porte, et sur les claquements de portes de voiture ou de
frigidaire, avec la rêverie de Jameson sur les lévitations d'un garage californien dans
Signatures of the Visible{Routledge, New York, 1991, pp. 108-108).
35. Voir, notamment, Michael Sprinker, « The Place of Theory », New Left Review,
n° 187, mai-juin 1991, pp. 139-142.
36. Fredric Jameson, The Political Unconscious, op. cit., p. 102.
Chapitre 4 : Répercussions
Avec sa capture du postmoderne, Jameson a posé les bases des
débats à venir. D n'est guère surprenant qu'après lui, les interven-
tions les plus marquantes dans ce champ théorique soient égale-
ment venues du marxisme. On peut voir les trois contributions
principales comme autant de tentatives d'enrichir ou de corriger la
description proposée par Jameson : Against Postmodemism (1989),
d'Alex Callinicos, offre une analyse plus précise du contexte poli-
tique du postmoderne ; The Condition of Postmodernity (1990),
de David Harvey, propose une théorie bien plus complète de ses
présupposés économiques ; et The Illusions of Postmodemism
(1996), de Terry Eagleton, examine pour sa part les effets de sa
diffusion idéologique. Tous ces travaux posent des problèmes de
démarcation spécifiques. Comment périodiser le postmoderne ? A
quelle configuration intellectuelle correspond-il ? Quelle réponse
lui apporter ?

Périodisation

La question centrale est celle de la périodisation. Le premier auteur


de gauche à avoir critiqué Jameson soulignait un problème d'ar-
ticulation dans sa construction1 : si le postmodernisme était la
logique culturelle du capitalisme tardif, ces deux phénomènes ne
devaient-ils pas plus ou moins coïncider dans le temps ? Or, dans
Le Troisième Âge du capitalisme, Mandel, sur lequel Jameson fondait
sa conception d'un nouveau stade du développement capitaliste,
situait son irruption générale en 1945 - alors que Jameson plaçait
l'émergence du postmoderne au début des années 1970. On pouvait
certes dire que le modèle de Mandel ne s'était pas réalisé du jour
au lendemain ; il n'en demeurait pas moins qu'un tel décalage était

1. Voir Mike Davis, « Urban Renaissance and the Spirit of Postmodemism », NewLeft
Review, n° 151, mai-juin 1985, pp. 106-113.

111
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

troublant Presque en même temps, Callinicos et Harvey tiraient


des conclusions opposées. Harvey, qui, dans un de ses ouvrages
antérieurs, Limits to Capital, avait exposé la théorie marxiste des
crises économiques la plus systématique et originale, considérait
que l'avènement de la postmodernité remontait effectivement au
début des années 1970, et qu'il était en fait le reflet d'une rupture
d'avec le modèle de développement capitaliste mis en place après la
guerre. Avec la récession de 1973, le fordisme - ébranlé par l'inten-
sification de la concurrence internationale, par la baisse des profits
des entreprises et par une accélération de l'inflation - avait sombré
dans une crise de suraccumulation longtemps différée.
En réaction à cela, un nouveau régime d'« accumulation flexible »
avait émergé, tandis que, parallèlement le capital élargissait sa
marge de manœuvre à tous les niveaux. La nouvelle période était
caractérisée par une plus grande flexibilité des marchés du travail
(contrats temporaires, exploitation de la main-d'œuvre locale et
immigrée), des processus de fabrication (délocalisation des usines,
production à flux tendu), de la production de biens (expédition par
lots) et par-dessus tout des opérations financières dérégulées,
effectuées sur un marché monétaire unifié à l'échelle mondiale. Ce
système spéculatiffrénétiqueformait le soubassement existentiel
des diverses formes de la culture postmoderne, dont on ne pouvait
douter ni de la réalité, ni la nouveauté - une sensibilité étroitement
liée à la dématérialisation de l'argent au caractère éphémère de la
mode, à l'excès de simulation dans les nouvelles économies. Rien de
tout cela ne marquait un changement fondamental dans le mode de
production, ni n'apportait de solution durable face à la pression de
la suraccumulation, qui n'avait toujours pas subi la purge nécessaire
d'une dévaluation massive du capital. On ne pouvait pas non plus dire
que l'accumulation flexible exerçait une domination universelle ;
plus simplement, elle coexistait dans une structure mixte, avec des
formes fordistes plus anciennes. Et même le passage du fordisme

112
RÉPERCUSSIONS

à l'accumulation flexible n'était pas irréversible2. En revanche, la


position et l'autonomie des marchésfinanciersau sein du système
capitaliste s'étaient fondamentalement transformées, dépassant les
limites des gouvernements nationaux, qui connaissaient pour leur
part une instabilité systémique radicalement nouvelle.
Callinicos, quant à lui, renversait cette argumentation. S'il
était vrai que le capital mondial était aujourd'hui plus intégré que
jamais, et qu'il avait gagné en mobilité, cela ne constituait en rien
une « rupture » dans l'histoire du capitalisme. En effet, les États-
nations conservaient un important pouvoir de régulation, comme
l'avait démontré le succès ironique du keynésianisme militaire de
Reagan, qui avait relancé l'économie mondiale dans les années 1980.
Les autres aspects de l'« accumulation flexible » étaient en général
exagérés ou mythifiés : la force de travail était moins segmentée,
la production par lots moins répandue, le secteur tertiaire moins
important que ne l'avaient suggéré les théories du post-fordisme.
De même, la notion de fordisme était selon lui une exagération,
évoquant la domination homogène d'une production de masse
standardisée qui n'avait jamais existé, hormis dans un petit nombre
d'industries des biens de consommation durables. Pareillement, le
postmodernisme, en tant qu'ensemble distinct de pratiques artisti-
ques - qui plus est, en tant que dominante culturelle - était en grande
partie une entité imaginaire. La quasi-totalité des procédés et des
caractéristiques qu'on lui attribuait - le bricolage * des traditions, le
jeu sur les codes populaires, la réflexivité, lliybridité, le pastiche, la
figuralité, le décentrement du sujet - étaient déjà présents dans le
modernisme. Là non plus, on ne trouvait pas trace d'une coupure
fondamentale.
Un autre phénomène se produisait cependant : une dégrada-
tion progressive du modernisme lui-même, qui s'était peu à peu
2. David Harvey, The Condition of Postmodemity, Blackwell, Oxford, 1990, pp. 121-197.
La constance de cette œuvre est particulièrement impressionnante.

113
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

marchandisé et intégré aux circuits du capital d'après-guerre.


Mais il fallait d'abord chercher les raisons de ce déclin non dans
des mutations économiques générales, ou dans une logique esthé-
tique immanente, mais plus directement dans l'histoire politique de
l'époque. Historiquement, le modernisme avait atteint son apogée
dans l'entre-deux-guerres, avec une constellation d'avant-gardes
révolutionnaires - le constructivisme en Russie, l'expressionnisme
et la neue Sacklichkeit en Allemagne, le surréalisme en France. La
victoire de Staline et de Hitler avait eu raison de ces mouvements.
De manière analogue, le postmodernisme - qui, en termes esthé-
tiques, n'est guère qu'un soubresaut dans la dégénérescence du
modernisme, bien qu'il soit plus important sur le plan idéologique -
doit être perçu comme le produit de la défaite politique de la géné-
ration radicale de lafindes années 1960, qui, une fois ses espoirs de
révolution anéantis, a cherché une compensation dans l'hédonisme
cynique qui allait lui offrir, avec le boom de la surconsommation
des années 1980, un somptueux exutoire. Selon Callinicos, cette
« conjoncture - la prospérité d'une nouvelle classe moyenne occi-
dentale, combinée à la désillusion politique d'un grand nombre de
ses membres les plus éloquents - constitue un contexte propice au
discours proliférant sur le postmodernisme3. »
Une telle divergence de diagnostics, malgré un point de départ
commun, illustrait de manière aiguë la difficulté à situer le post-
moderne avec exactitude. Dans une étude consacrée aux origines
du modernisme à la Belle Époque, j'ai avancé que ce mouvement
pouvait être conçu comme le résultat d'un champ de force articulé
autour de trois coordonnées : une économie et une société encore
partiellement industrielles, dans lesquelles l'ordre dominant restait
dans une large mesure agraire ou aristocratique ; des inventions
technologiques spectaculaires, dont l'impact commençait tout juste
à se faire sentir ; enfin, un horizon politique ouvert, où beaucoup
3. Alex Callinicos, Against Postmodemism, Polity, Cambridge, 1989, p. 168.

114
RÉPERCUSSIONS

attendaient, dans l'espoir ou la crainte, des soulèvements révolu-


tionnaires4. Dans un espace ainsi circonscrit, toutes sortes d'in-
novations artistiques pouvaient surgir - symbolisme, imagisme,
expressionnisme, cubisme, futurisme, constructivisme ; certaines
s'appuyant sur la mémoire antique ou les styles nobles, d'autres
attirées par une poétique des nouvelles machines, d'autres encore
illuminées par des visions de bouleversements sociaux; mais
aucune en paix avec le marché en tant que principe organisationnel
de la culture moderne - en ce sens, elles étaient toutes, presque
sans exception, anti-bourgeoises.
La Première Guerre mondiale détruisit les anciens régimes*en
Russie, en Autriche-Hongrie et en Allemagne ; ailleurs, elle laissa
les propriétaires terriens affaiblis. Elle modifia cette configuration,
sans pour autant la renverser. Les classes supérieures européennes
et leur train de vie * restaient pratiquement inchangées ; les formes
avancées de l'organisation industrielle et de la consommation de
masse - l'idée gramscienne de fordisme - demeuraient pour l'es-
sentiel confinées aux États-Unis ; la révolution et-la contre-révolu-
tion se livraient une lutte acharnée de la Vistule à l'Èbre. Dans ces
conditions, des mouvements avant-gardistes et des formes artisti-
ques d'une grande vigueur continuèrent d'émerger - l'Opoyaz en
Russie, le Bauhaus en Allemagne, le surréalisme en France. La
véritable césure se produisit avec la Seconde Guerre mondiale, qui
écrasa les anciennes élites agraires et leur mode de vie à travers tout
le continent, imposa, à l'Ouest, une démocratie capitaliste stable,
fondée sur des biens durables standardisés, et étouffa à l'Est les
idéaux révolutionnaires. Une fois disparues l'ensemble des forces
qui l'avaient historiquement suscité, l'élan * moderniste s'évanouit
Lui qui s'était nourri du non-synchrone - la part de passé et de futur

4. « Modemity and Révolution », New Left Review, n° 144, mars-avril 1984 ; réédité,
accompagné d'un post-scriptum (1985), dans Perry Anderson, A Zone of Engagement,
Verso, Londres, 1992, pp. 25-55.

115
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

au sein du présent - mourut avec l'avènement d'une contempora-


néité pure : l'équilibre monotone qui caractérisait l'ordre adantique
de l'après-guerre. Dorénavant, l'art qui persistait dans sa radicalité
était systématiquement destiné à l'intégration commerciale ou à la
cooptation institutionnelle.
Il y aurait beaucoup à redire sur cette rapide ébauche, beaucoup
à ajouter et beaucoup à critiquer. Il est nécessaire de la nuancer sur
le plan géographique. Qu'est-ce qui déterminait l'intensité de l'en-
thousiasme technologique des premières formes de modernisme ?
Pourquoi la Grande-Bretagne semblait-elle si dépourvue de mouve-
ments porteurs d'innovation? L'était-elle d'ailleurs vraiment?
Le surréalisme peut-il être simplement conçu comme le dernier
représentant des grandes avant-gardes de l'entre-deux-guerres,
ou a-t-il également apporté quelque chose de neuf ? Pour répondre
à ces questions, il faudrait se pencher plus attentivement sur les
spécificités nationales des différentes cultures de cette période.
Très schématiquement, on pourrait étudier le spectre des attitudes
idéal-typiques envers les nouvelles machines apparues au début
du XXe siècle, l'émerveillement étant d'autant plus fort que celles-
ci étaient moins implantées, et inversement : ainsi, les deux puis-
sances européennes les plus en retard sur le plan industriel, l'Italie
et la Russie, engendrèrent, avec leur futurisme respectif, les avant-
gardes les plus ardemment technicistes ; tandis que l'Allemagne,
qui combinait l'industrie avancée de l'Ouest au paysage rétrograde
de l'Est, était déchirée entre la haine expressionniste et l'éloge
de la métropole par le Bauhaus. La France, avec son modèle de
petite production modestement prospère répartie sur l'ensemble
du territoire, avait produit une synthèse plus insolite dans le surréa-
lisme, qui s'engouait précisément de cet entrelacs de l'ancien et
du nouveau. Quant à la Grande-Bretagne, ses élans modernistes
vacillants échouèrent à perdurer, ce qui s'explique sans doute par
l'absence de tout courant insurrectionnel de grande ampleur dans

116
RÉPERCUSSIONS

le mouvement ouvrier, par une industrialisation précoce, ainsi que


par le développement graduel d'une économie extrêmement urba-
nisée mais déjà traditionnelle, que son inertie protégea du choc
de la nouvelle ère machinique qui galvanisait les avant-gardes des
autres pays.
Cependant, les limites de l'interprétation présentée ci-dessus se
trouvent davantage à la fin qu'au début du récit II est sans doute
trop abrupt de poser que le modernisme s'interrompt en 1945. Ce
que démontre abondamment l'histoire retracée par Peter Wollen.
L'héritage des avant-gardes qui s'étaient développées avant la guerre
ne pouvait pas disparaître du jour au lendemain, puisqu'il constituait
encore nécessairement à la fois un modèle et une mémoire internes,
en dépit de circonstances extérieures défavorables à sa perpétua-
tion. En Amérique, l'expressionnisme abstrait offrait une vive illus-
tration de cette nouvelle situation. L'école de New York, mouvement
moderniste exemplaire à l'origine, marqua la plus radicale rupture
collective avec l'artfiguratif,et passa de l'obscurité à l'apothéose
en un temps record -comparativement parlant-, phénomène
assez nouveau dans l'histoire de la peinture. Pendant sa courte
existence, cette avant-garde devint une orthodoxie, exploitée par le
grand capital en tant qu'investissement symbolique et promue par
l'État comme valeur idéologique. D était cependant assez piquant
que, dans le contexte de la Guerre froide, la USIA (United States
Information Agency) apporte son soutien à ce courant artistique.
L'expressionnisme abstrait entretenait des liens essentiels avec le
surréalisme, et les positions politiques de ses principaux représen-
tants se situaient aux antipodes de l'usage qui en était fait celui d'une
façade morale du monde libre : Rothko était anarchiste, Motherwell
socialiste, et Pollock - selon Greenberg, son plus ardent défenseur
- rien de plus qu'un « foutu stalinien du début à lafin5».
5. Voir T. J. Clark, « In Defense of Abstract Expressionism », October, n° 69, été 1994,
p. 45.

117
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

En Europe, où le marché de l'art de l'après-guerre était moins


dominé par une logique d'annexion, et où, à l'Ouest persistaient des
courants significatifs de résistance au système de la Guerre froide,
la continuité avec les objectifs insurrectionnels des avant-gardes
de l'entre-deux-guerres était beaucoup plus forte. Le surréalisme
pouvait encore susciter des projets lui ressemblant plus ou moins,
comme l'a montré Wollen dans sa reconstruction détaillée du mouve-
ment de CoBrA et du lettrisme à l'Internationale situationniste6.
L'ambition héroïque de cette avant-garde historique - la transfigu-
ration de l'art comme de la politique - retrouva un nouveau souffle.
Pourtant même avant le paroxysme de 1968, l'union était en voie
de dissolution. L'aile artistique du situationnisme était pour l'essen-
tiel un produit de la périphérie : du Danemark, de la Hollande, de la
Belgique, du Rémont où le système des galeries d'art était assez
peu structuré. Sa direction politique était basée en France, où le mili-
tantisme révolutionnaire et le marché de l'art étaient tous deux bien
plus puissants, ce qui entraîna un climat de suspicion au sein de l'In-
ternationale, dont les artistes payèrent le prix, soit en étant exclus,
soit en partant de leur propre initiative. L'Internationale situationniste
était donc à son tour condamnée à connaître les contingences d'une
politisation excessive. Une autre grande aventure de cette époque
se révéla plus durable. Le cinéma de Godard, qui, sous plusieurs
aspects, suivit une trajectoire étrangement parallèle à celle de l'Inter-
nationale, s'orienta au cours de la même période vers des formes plus
radicales - ellipse narrative, décalage entre son et image, utilisation
de légendes didactiques -, produisant à un rythme effréné des quasi-
chefs-d'œuvre, avant de culminer, après Mai 68, dans une tentative
convulsive et intenable d'ascèse révolutionnaire. Sur ce point on
pourrait comparer Godard, qui se retira en Suisse, à Asger Jorn, qui
alla chercher refuge en Ligurie et au Danemark : ils tendaient vers
un autre type de production, également situé à la marge.
6. Raiding the Icebox, op. cit., pp. 135-150.

118
RÉPERCUSSIONS

Rétrospectivement, le quart de siècle qui succéda à la fin de la


guerre apparaît donc comme un interrègne : les énergies moder-
nistes ne disparurentpas brutalement ; elles se manifestèrent encore
çà et là par intermittences, lorsque les conditions le permettaient,
dans un climat général inhospitalier. D fallut attendre le tournant
des années 1970 pour que soit préparé le terrain propice à l'appari-
tion d'une configuration radicalement neuve. Afin de dater l'émer-
gence du postmodernisme avec plus d'exactitude, nous pouvons
par exemple nous pencher sur ce qui s'est substitué aux principales
caractéristiques du modernisme. Le travail de Jameson contient en
fait des indices relatifs à la plupart de ces changements, et qui, légè-
rement réorganisés, nous offriront une perspective plus précise. Le
postmodernisme, à son tour, peut s'envisager comme un champ de
force triangulé autour de trois nouvelles coordonnées historiques.
La première réside dans le destin de l'ordre dominant A la fin de
la Seconde Guerre mondiale, le pouvoir de tradition aristocratique
reçut le coup de grâce dans toute l'Europe continentale. Mais son
alter ego traditionnel - à la fois rival et partenaire - survécut pendant
encore une génération. D était encore possible de parler de la bour-
geoisie en tant que classe, dans le sens où Max Weber pouvait
remarquer avec fierté qu'il enfaisaitpartie. C'est-à-dire un groupe
social doté d'un sentiment d'identité collective, de codes moraux
caractéristiques et d'un habitas culturel. Si nous voulions résumer
ce monde en une seule image, ilfaudraitmontrer une scène où les
hommes porteraient encore des chapeaux. Les États-Unis possé-
daient leur propre version de cette bourgeoisie, constituée par les
vieilles classes supérieures de YEastern Establishment.
Schumpeter a toujours affirmé que le capitalisme, système
économique intrinsèquement amoral animé par la quête du profit
et détruisant sur son passage tout ce qui faisait obstacle au bon fonc-
tionnement du marché, reposait fondamentalement sur des valeurs
et des coutumes précapitalistes, essentiellement nobiliaires, qui en

119
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

assuraient la cohésion sociale et politique. Cependant, ce « soubas-


sement » aristocratique, comme il le qualifiait, était généralement
renforcé par une deuxième structure de soutien, celle des milieux
bourgeois convaincus de la dignité morale de leur rôle ; milieux qui
étaient, sur le plan subjectif, plus proches des portraits de Mann que
de ceux de Flaubert A l'époque du plan Marshall et de la genèse de
la Communauté européenne, ce monde perdurait encore. Dans le
domaine politique, des personnages historiques comme Adenauer,
De Gasperi et Monnet, symbolisaient cette survivance - leur attache-
ment politique à Churchill ou De Gaulle ; grandesfiguresissues d'un
passé seigneurial, images rémanentes d'une société qui n'existait
plus. Mais en vérité, les deux piliers de cette vieille structure étaient
plus interdépendants qu'ils ne paraissaient l'être de prime abord.
En effet en l'espace d'une vingtaine d'années, la bourgeoisie
- entendue au sens strict comme classe dotée d'une conscience
d'elle-même et d'une morale spécifique - a elle aussi presque entiè-
rement disparu. On trouve encore, ici ou là, quelques poches de
bourgeoisie traditionnelle, généralement préservées par la piété
religieuse, dispersées dans quelques villes provinciales d'Europe, et
peut-être dans certaines régions d'Amérique du Nord : des réseaux
familiaux en Vénétie ou au Pays basque, des notables conserva-
teurs dans le Bordelais ou dans certaines parties du Mittelstand
allemand, et ainsi de suite. Cependant la bourgeoisie telle que
l'avaient connue Baudelaire ou Marx, Ibsen ou Rimbaud, Grosz ou
Brecht - et même Sartre ou O'Hara - est bel et bien révolue. Et,
là où se tenait ce stable amphithéâtre, est apparu un aquarium de
formes évanescentes etflottantes- promoteurs et gérants, consul-
tants et experts, administrateurs et spéculateurs du capital contem-
porain : fonctions d'un univers monétaire qui ne connaît ni fixités
sociales ni identités stables.
Non que la mobilité intergénérationnelle se soit fortement,
ou même légèrement, accrue dans les sociétés riches du monde

120
RÉPERCUSSIONS

de l'après-guerre. Objectivement, ces dernières demeurent aussi


stratifiées qu'elles l'ont toujours été. Mais les marqueurs cultu-
rels et psychologiques de la position sociale se sont progressive-
ment effacés chez les détenteurs du pouvoir ou de la richesse.
Aujourd'hui, alors que Michael Milken et Bill Gates constituent les
masques typiques de l'époque, Agnelli ou Wallenberg évoquent un
passé lointain. À partir des années 1970, le personnel dirigeant des
nations dominantes s'est également transformé : Nixon, Tanaka
et Craxi faisaient partie des nouvelles figures. Plus généralement,
dans la sphère publique, démocratisation des conduites et désin-
hibition des mœurs sont allées de pair. Les sociologues ont long-
temps débattu de l'embourgeoisement * de la classe ouvrière occi-
dentale, terme qui n'a jamais été réellement adapté pour décrire les
changements en question. Dans les années 1990, en revanche, on
a assisté à un encanaillement*généralisé des classes possédantes :
des princesses-starlettes aux présidents corrompus, des chambres
à louer dans les résidences officielles aux pots-de-vin pour publi-
cités-choc, de la disneyification des protocoles à la tarantinisation
des pratiques, des cortèges nocturnes friands de passages souter-
rains7 aux policiers d'État8. C'est ce genre de scène qui forme, en
grande partie, l'arrière-plan social du postmoderne.
Ce paysage montre que deux conditions du modernisme se
sont purement et simplement évanouies. Il ne reste plus le moindre
vestige de cet establishment contre lequel pouvait se dresser
naguère un art d'avant-garde. Historiquement, les conventions de
l'art académique ont toujours entretenu des liens étroits, non seule-
ment avec l'autoreprésentation des classes supérieures ou nobles,
mais également avec la sensibilité et les prétentions sociales des
classes moyennes traditionnelles. Or ce repoussoir esthétique
7. NdT : Référence à la mort de Lady Diana à Paris en 1997.
8. NdT : Référence aux policiers de l'État d'Arkansas ayant divulgué des informations
sur les « affaires sexuelles » de Bill Clinton à la presse.

121
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

a disparu avec le monde bourgeois. Le titre et le lieu de l'exposi-


tion la plus délibérément tapageuse de jeunes artistes arrogants
- « Sensation », organisée sous l'égide de la Royal Academy - sont
emblématiques de cette transformation. Pareillement, le moder-
nisme exploitait les violentes énergies de révolte contre la morale
de l'époque - les normes de la répression et de l'hypocrisie ayant été
notoirement stigmatisées, et avec raison, comme spécifiquement
bourgeoises. A partir des années 1980, on cessa même de faire
semblant de défendre ces normes, ce qui ne pouvait pas manquer
d'affecter la situation de l'art oppositionnel : il semble qu'avec l'ef-
fondrement de la moralité bourgeoise, prise au sens traditionnel,
son amplificateur se soit soudain éteint Le modernisme, dès ses
origines, chez Baudelaire ou Flaubert se définissait comme « anti-
bourgeois ». Or le postmodernisme est ce qui advient lorsque cet
adversaire disparait sans même avoir été vaincu.
La seconde condition de l'extinction du modernisme a trait à
l'évolution technologique. Celui-ci se nourrissait en effet du vif
engouement suscité par les nouvelles inventions qui transformè-
rent la vie urbaine au début du XXe siècle - le paquebot, la radio,
le cinéma, le gratte-ciel, l'automobile, l'avion - , ainsi que par la
conception abstraite de la machino-facture qui les sous-tendait
C'étaient ces inventions qui fournissaient les images et les cadres
d'une bonne partie de l'art le plus original de cette époque, et qui
donnaient l'impression générale que les changements allaient à
toute allure. Durant l'entre-deux-guerres, les grandes technologies
de l'essor moderniste se perfectionnèrent et s'élargirent avec l'ar-
rivée de l'hydravion, du roadster, du son et de la couleur au cinéma
ou encore de l'autogire. Mais leur liste ne s'allongea pas de manière
significative. L'éclat et la vitesse dominèrent encore plus qu'avant
le registre de la perception. L'épreuve de la Seconde Guerre
mondiale bouleversa brutalement et totalement cette Gestalt. Pour
la première fois, le progrès scientifique prenait un aspect clairement

122
RÉPERCUSSIONS

menaçant : les constantes avancées techniques avaient engendré


des instruments de destruction et de mort toujours plus puissants,
qui culminèrent dans des explosions nucléaires qui ne laissaient
plus de place au doute. Un autre type de machine, immense, était
arrivé ; et, bien qu'hors de portée de l'expérience quotidienne, il
projetait sur elle son ombre maléfique.
A la suite de cet avant-goût d'Apocalypse, le boom de l'après-
guerre modifia à nouveau le visage de la machine, qui devint plus
accessible et plus répandue. La guerre avait, surtout - sinon exclu-
sivement - en Amérique, fait de l'innovation technologique un prin-
cipe permanent de production industrielle, en mobilisant pour la
compétition militaire des budgets et des équipes de recherche. La
production de masse de biens standardisés allait adopter la même
dynamique avec la reconstruction et le long boom de l'après-guerre.
Il en résulta une version industrielle de la parabole de Weber sur
le spirituel : par son afflux continu, le neuf se transforma en un
flot monotone, le charisme de la technique se dégrada en routine
et perdit le pouvoir d'attraction qu'il exerçait sur l'art Mais cette
banalisation était aussi pour partie un reflet de l'absence, dans cette
pléthore de progrès incessants, d'inventions d'une importance
équivalente à celles qui avaient marqué la période antérieure à la
Première Guerre mondiale. Pendant toute cette époque, l'enthou-
siasme suscité par le moderne s'amenuisa doucement, en l'absence
de modification significative de son champ visuel initial.
L'arrivée de la télévision vint totalement changer la donne.
Pour la première fois depuis la fin de la guerre, une technologie
nouvelle s'assura un impact historique mondial. Elle marqua un
saut qualitatif dans la puissance des médias de masse. Déjà dans
l'entrerdeux-guerres, puis pendant la guerre, la radio s'était révélée
un instrument de captation sociale bien supérieur à l'imprimé, non
seulement parce qu'elle exigeait de son public un moindre niveau
d'éducation, ou tout simplement parce que sa réception était bien

123
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNTTÉ

plus immédiate, mais avant tout en vertu de sa portée temporelle.


En effet, la radiodiffusion 24 heures sur 24 créa un public poten-
tiellement permanent - des auditeurs dont les heures de veille et
d'écoute pouvaient en principe coïncider. A l'évidence, un tel phéno-
mène n'était rendu possible que par une dissociation de l'ouïe et de
la vue, ce qui signifiait qu'on pouvait effectuer un grand nombre
d'activités - manger, travailler, voyager, se reposer - avec la radio
en fond sonore. La capacité de la télévision à capter l'attention de
ses « spectateurs » est infiniment plus grande, car ceux-ci ne sont
pas réduits à la simple fonction de l'écoute : le regard est capturé
avant que l'ouïe ne soit interpellée. Ce nouveau média produisait
une combinaison dotée d'une puissance inouïe : la constante dispo-
nibilité de la radio doublée d'un équivalent du monopole exercé par
l'écrit sur la perception qui exclut que le lecteur se concentre sur
autre chose. Avec la télévision, la saturation de l'imaginaire a pris
une dimension tout à fait nouvelle.
Commercialisée dans les années 1950, la télévision ne devint
prédominante qu'au début de la décennie suivante. Cependant,
tant que l'écran resta en noir et blanc, ce média - malgré ses autres
atouts - pâtit d'une certaine infériorité, comme si, techniquement,
il n'était encore que le rejeton subalterne du cinéma. Son ascension
ne débuta réellement qu'avec l'arrivée de la couleur, quifitd'abord
son apparition en Occident au début des années 1970, déclenchant
une crise dans l'industrie du cinéma dont les répercussions sur
le box-office sont encore perceptibles aujourd'hui. Si, sur le plan
technologique, le postmoderne a connu un seul moment charnière,
c'est bien celui-là. La différence peut s'expliquer assez simplement
si l'on compare le cadre nouveau ainsi créé avec le début du XXe
siècle. Naguère, le modernisme était envahi par des images de
machines, causant jubilation ou effroi ; désormais, le postmoder-
nisme se trouvait sous l'emprise d'une machine à images. Le télé-
viseur ou l'ordinateur, quifinirontpeut-être par se confondre, sont

124
RÉPERCUSSIONS

en eux-mêmes des objets dépourvus de toute substance - zones


insignifiantes des intérieurs bureaucratiques ou domestiques, ils
ne sont pas seulement nuls en tant que « conducteurs d'énergie
psychique », ils ont également tendance à neutraliser celle-ci.
Jameson l'a dit avec force : « Ces nouvelles machines peuvent se
distinguer des icônes futuristes antérieures sur deux plans inter-
dépendants : toutes sont des sources de reproduction plus que de
"production" et elles ne constituent plus des solides qui déploient
dans l'espace leurs formes sculpturales. La coque d'un ordinateur
ne donne pas corps ou manifestation à ses énergies propres de la
même manière que la forme d'une aile ou le coude d'un conduit de
cheminée9. »
D'autre part, ces machines résistantes à l'image déversent
un torrent d'images dont aucun art ne peut égaler le volume.
L'environnement technique décisif du postmoderne est formé par
ce « Niagara de galimatias visuel10 ». La dissémination, au sein de la
quasi-totalité de la pratique esthétique, de procédés et de position-
nements au second degré à laquelle on assiste depuis les années
1970, ne peut s'expliquer que par cette réalité de fond. Mais celle-ci,
de toute évidence, n'est pas seulement une vague d'images, elle est
également - et avant tout - une vague de messages. Marinetti ou
Tatline pouvaient construire toute une idéologie sur le machinique ;
en soi, la plupart des machines n'exprimaient pas grand-chose.
A l'inverse, les nouveaux dispositifs sont des machines à émotion
perpétuelle, transmettant des discours idéologiques au sens fort
du terme. L'atmosphère intellectuelle du postmodernisme, en tant
que doxa plus qu'en tant qu'art, doit une grande partie de sa dyna-
mique à la pression exercée par cette sphère. Car le postmoderne,

9. Fredric Jameson, Signatures of the Visible, op. cit., p. 61 ; voir également Le post-
modernisme. .., pp. 81-82.
10. L'expression est de Robert Hughes : Nothing if Not Critical, Penguin Books, New
York, 1990, p. 14.

125
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

c'est aussi cela : un indicateur de transformations décisives dans


la relation qu'entretiennent les hautes technologies et l'imaginaire
populaire.
La troisième coordonnée de cette nouvelle situation réside bien
sûr dans les changements politiques de la période. L'instauration de
la Guerre froide, à partir de 1947,figealesfrontièresstratégiques et
anéantit tous les espoirs d'insurrection en Europe. En Amérique, le
mouvement ouvrier fut neutralisé et la gauche traquée. Le système
Atlantique des années 1950, qui proclama la fin des idéologies,
semblait avoir relégué le monde politique des années 1920 et 1930
à un passé lointain. Le vent révolutionnaire qui avait porté les avant-
gardes cessa de souffler. Comme à l'accoutumée, c'est au moment
où la plupart des grandes expérimentations semblaient révolues,
que la notion de « modernisme » refit son apparition, en tant que
catégorie englobante délimitant un canon d'oeuvres classiques sur
lesquelles les critiques se penchaient de nouveau.
Mais l'apparence d'une clôture totale des horizons politiques
en Occident était trompeuse. En Europe continentale, des partis
communistes de masse - en France et en Italie - ou clandestins
- en Espagne, au Portugal et en Grèce - persistèrent dans leur
opposition à l'ordre établi, et, si modérés qu'ils fussent dans leurs
tactiques, ils constituaient, par leur existence même, un « dispositif
mnémonique gardant en quelque sorte la place dans les pages de
l'histoire » aux aspirations radicales dont on attendait le retour11.
En URSS, la mort de Staline déclencha des processus de réforme
et le pays sembla, pendant l'ère Khrouchtchev, s'acheminer vers
un modèle moins répressif et plus internationaliste - un modèle
qui aurait pour tâche d'aider, plutôt que d'entraver, les mouvements
d'insurrection à l'étranger. Dans le Tiers Monde, la décolonisation
ébranlait certains des principaux bastions de la domination impé-
riale, provoquant une série de soulèvements révolutionnaires - en

11. Marxism and Form, op. cit., p. 273.

126
RÉPERCUSSIONS

Indochine, en Egypte, en Algérie, à Cuba, en Angola - qui entraî-


nèrent l'indépendance de régions bien plus larges. En Chine, la
bureaucratie en place devint la cible du mouvement orchestré par
Mao, qui invoquait les idéaux de la Commune de Paris.
C'est dans ce contexte, mélange de réalités et d'illusions, que se
produisit l'embrasement soudain des énergies révolutionnaires dans
la jeunesse éduquée des pays capitalistes avancés - non seulement
en France, en Allemagne ou en Italie, mais également aux États-
Unis et au Japon - pendant les années 1960. La vague de révolte
étudiante fut rapidement suivie par des soulèvements ouvriers - les
plus célèbres étant la grève générale de mai-juin 1968 en France,
« l'automne chaud » de 1969 en Italie et ses répercussions, et les
grèves de mineurs de 1973-1974 en Grande-Bretagne. Dans ce
moment de grande turbulence, échos du passé européen (Fourier,
Blanqui, Luxemburg, sans parler de Marx lui-même), présent du
Tiers Monde (Guevara, H6 Chi Minh, Cabrai) et futur communiste
(la « révolution culturelle » envisagée par Lénine ou Mao) s'entre-
mêlèrent pour créer une agitation politique comme on n'en avait plus
vu depuis les années 1920. Durant cette période, certains piliers de
l'ordre moral traditionnel, qui régulaient les rapports entre les géné-
rations et les sexes, commencèrent également à céder. Personne
n'a mieux retracé la trajectoire de l'époque que Jameson, dans son
essai « Periodizing the Sorties12 ». Naturellement, cette époque vit
rejaillir lesflammesdes avant-gardes.
Cependant, cette conjoncture s'avéra précaire. En l'espace de
quelques années, tous ces signes furent inversés, à mesure que
les rêves politiques des années 1960 s'éteignaient un par un. En
France, la révolte de Mai 68 fut absorbée par le marasme politique
des années 1970. Le Printemps de Prague - la plus audacieuse
tentative de réforme communiste - fut écrasé par les armées du
Pacte de Varsovie. En Amérique latine, les guérillas qui s'inspiraient
12. The Idéologies of Theory, vol. 2, op. cit., pp. 178-208.

127
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

ou émanaient de Cuba furent anéanties. En Chine, la Révolution


culturelle entraîna la terreur plutôt que l'émancipation. En Union
Soviétique débuta le long déclin brejnévien. A l'Ouest, l'agitation
ouvrière persistait encore ça et là ; mais à partir de la seconde
moitié de la décennie, la vague de militantisme reflua. Callinicos
et Eagleton ont raison de souligner que les origines immédiates
du postmodernisme résident dans cette expérience de la défaite.
Mais ces revers n'étaient que le préambule des échecs à venir, plus
cuisants encore.
Pendant les années 1980, une droite victorieuse passa à l'of-
fensive. Dans le monde anglo-saxon, les régimes de Reagan et
de Thatcher, après avoir écrasé les mouvements ouvriers, firent
reculer la réglementation et la redistribution. Se propageant de la
Grande-Bretagne au Continent, la privatisation du secteur public,
la réduction des dépenses sociales et la forte hausse du chômage
créèrent une nouvelle norme de développement néo-libéral, que la
gauche finit par adopter au même titre que la droite. À la fin de
la décennie, l'Internationale socialiste abandonna en grande partie
la mission que s'était donnée après-guerre la social-démocratie
européenne - mettre en place un État-providence fondé sur le plein
emploi et les prestations universelles. En Europe de l'Est et en
Union Soviétique, le communisme - incapable derivaliserécono-
miquement avec le reste du monde ou de se démocratiser sur le
plan intérieur - fut totalement anéanti. Dans le Tiers Monde, les
États nés des mouvements de libération nationale étaient pris au
piège dans de nouvelles formes de subordination internationale,
impuissants à se dégager des contraintes des marchés financiers
mondiaux et de leurs institutions de contrôle.
Bien qu'il en soit également l'expression, le triomphe universel
du capital représente bien plus que la simple défaite de toutes les
forces qui s'étaient déployées contre lui. Plus profondément, sa
signification réside dans la disparition de toute alternative politique.

128
RÉPERCUSSIONS

Comme le fait remarquer Jameson, la modernité prend fin quand


elle perd tous ses antonymes. La possibilité d'ordres sociaux diffé-
rents était un horizon essentiel du modernisme. Une fois qu'elle
disparaît survient quelque chose comme le postmodernisme. Tel
est le moment de vérité inexprimé de la construction lyotardienne.
Comment, alors,faut-ilrésumer la conjoncture postmoderne ? Une
comparaison schématique avec le modernisme pourrait prendre la
forme suivante : le postmodernisme émergea de la constellation
d'un ordre dominant déclassé*, d'une technologie de médiation et
d'une politique monochrome. Cependant, ces coordonnées n'étaient
bien sûr que les composantes d'un changement plus large, qui eut
lieu dans les années 1970.
Le capitalisme tout entier entra dans une nouvelle phase histo-
rique avec la fin abrupte du boom qui avait débuté après-guerre.
Ce long déclin, marqué par une croissance ralentie et des inéga-
lités plus fortes, avait pour cause l'intensification de la concur-
rence internationale, qui exerçait une pression à la baisse sur
le taux de profit, et par conséquent sur l'investissement, au sein
d'une économie mondiale qui n'était plus divisée en espaces natio-
naux relativement protégés. Telle était la dure réalité qui, comme
le signalait Jameson, accompagnait l'avènement du capitalisme
multinational. La configuration des années 1980 fut déterminée
par la réponse que le système apporta à la crise : violentes atta-
ques contre la force de travail dans les régions centrales, déloca-
lisation des usines vers des zones périphériques à main-d'œuvre
bon marché, réorientation de l'investissement vers les services
et les communications, augmentation des dépenses militaires, et
accroissement vertigineux du poids de la spéculationfinancièreau
détriment de la production innovante. Tous les éléments dégradés
du postmoderne étaient réunis dans la recette de la reprise
reaganienne : affichage décomplexé de la part des nouveaux
riches*, politique fondée sur le téléprompteur, consensus de « boll-

129
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

weevil13 ». C'est de cette conjoncture euphorique que naquit le


premier véritable éclairage sur le postmodernisme. Le 12 août
1982 marqua le tournant économique de la présidence Reagan,
avec le redressement de la Bourse américaine - début d'une
période d'augmentation rapide et fiévreuse qui mit fin à la réces-
sion des années Carter. Trois mois plus tard, Jameson prononçait
son discours au Whitney.

Polarités

Si ce sont là les conditions d'émergence du postmoderne, quels


en ont été les contours ? Historiquement, le modernisme était
essentiellement une catégorie a posteriori, unifiant après coup une
grande variété de formes et de mouvements expérimentaux, qui,
comme l'attestent leurs dénominations mêmes, ignoraient totale-
ment cette catégorie. A l'inverse, le postmodernisme s'apparente
davantage à une notion ex ante, à une conception qui a surgi en
amont des pratiques artistiques qu'elle allait être amenée à décrire.
Ce qui ne signifie pas que ceux qui en ont été les praticiens l'aient
plus adoptée que leurs prédécesseurs pendant l'âge d'or (rétros-
pectif) du modernisme. Mais ces deux termes se distinguent sur un
point fondamental. Le moderne était le temps du génie unique - le
« haut modernisme » de Proust, Joyce, Kafka, Eliot - ou de l'avant-
garde intransigeante - les mouvements collectifs du symbolisme,
du futurisme, de l'expressionnisme, du constructivisme, du surréa-
lisme. C'était un monde de démarcations nettes, où les frontières
étaient posées par le biais de manifestes : des déclarations d'identité
esthétique qui, loin de se réduire aux avant-gardes, caractérisaient
dans un style plus oblique et sublimé des écrivains comme Proust
13. NdT : littéralement. « charançon ». Ce terme était utilisé à l'époque reaganienne
pour caractériser les démocrates partisans de la dérégulation.

130
RÉPERCUSSIONS

ou Eliot, et qui distinguaient le domaine d'élection de l'artiste des


terrains vagues* qui l'environnaient
Cette configuration fait défaut au postmoderne. Depuis les
années 1970, l'idée même d'avant-garde, ou de génie individuel, est
devenue suspecte. Les mouvements collectifs et offensifs d'inno-
vation se sont constamment raréfiés, de même que ces « -ismes »
novateurs et réflexifs que l'on arborait comme un emblème. En
effet l'univers du postmoderne se caractérise non par la délimi-
tation, mais par l'entremêlement - célébration du croisement de
l'hybridation, du pot-pourri. Dans ce climat le manifeste devient
obsolète, relique d'un purisme dogmatique en décalage avec l'es-
prit de l'époque. Néanmoins, en l'absence de tout système d'auto-
désignation interne au champ des pratiques artistiques, le principe
d'unification externe qu'est le postmodernisme a acquis, en tant
que rubrique englobante, une importance que le modernisme n'a
jamais eue. Le fossé entre le nom et l'époque s'est refermé.
Cela ne signifie certes pas que toute disparité se soit évanouie.
Comme nous l'avons vu, l'histoire de l'idée du postmoderne a
commencé bien avant l'apparition de formes que l'on identifierait
aujourd'hui comme postmodernes. De même, la chronologie de sa
théorisation ne correspond pas à celle de son apparition en tant
que phénomène. Si les origines de la notion de postmodernisme
étaient d'ordre littéraire, c'est dans le domaine de l'architecture
qu'elle se fit connaître comme un style. Pourtant bien avant que
des romans ou des bâtiments ne correspondent aux normes post-
modernes, la quasi-totalité de ses caractéristiques avaient émergé
dans le domaine de la peinture. La peinture, depuis la Belle Epoque,
était le sismographe le plus sensible des grandes transformations
culturelles. Elle se distingue en effet des autres arts en ce qu'elle
présente une combinaison spécifique de caractéristiques. D'une
part concernant les ressources nécessaires à sa pratique, ses coûts
de production sont de loin les plus faibles (même les sculpteurs

131
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

utilisent des matériaux plus onéreux) - les créateurs, même les


moins argentés, peuvent se procurer des couleurs et des toiles. En
comparaison, l'architecture ou le cinéma nécessite des sommes
colossales, et l'écriture et la composition exigent généralement des
dépenses non négligeables avant de pouvoir accéder à la publica-
tion ou au concert En d'autres termes, on peut tout simplement
dire que le peintre est en principe, le seul créateur totalement indé-
pendant, celui qui, en règle générale, n'a besoin d'aucun intermé-
diaire pour réaliser une œuvre d'art
Mais d'un autre côté - contraste spectaculaire -, le marché de
la peinture peut générer les plus forts retours sur investissement
Depuis la Seconde Guerre mondiale, le système des galeries d'art
et des salles de ventes est à l'origine d'une augmentation constante
des valeurs, qui atteignent dans leur tranche supérieure, des chiffres
absolument astronomiques. Ce qui est propre au marché de l'art ce
qui explique ces prix vertigineux, c'est bien sûr son caractère spécu-
latif. Les œuvres peuvent s'acheter et se vendre comme de simples
marchandises sur le marché desfutures, en vue du profit qu'elles géné-
reront Les deux dimensions opposées de la situation dans laquelle
se trouve la peinture sont de toute évidence, interdépendantes. Un
tableau ne coûte pas cher à produire parce qu'il n'implique aucune
technique de reproduction - ni grue, ni acier, ni caméra, ni studio, ni
orchestre, ni presse d'imprimerie. Mais c'est pour cette raison même,
parce qu'il n'est pas reproductible - autrement dit, unique, - qu'il peut
acquérir une valeur incommensurable. A ce paradoxe s'en ajoute un
autre, interne à la pratique même de la peinture. D n'existe aucun
autre art où les obstacles à l'innovation formelle soient si faibles. Les
contraintes de l'intelligibilité verbale, sans parler des lois de l'ingé-
nierie, sont bien plus rigides que les habitudes visuelles. Même la
musique, qui repose sur des compétences auditives spécialisées, est
moins libre, comme le prouve le public toujours plus restreint qu'atti-
rent les expérimentations modernistes sur le son.

132
RÉPERCUSSIONS

Ce n'est donc pas un hasard si la peinture a commencé à rompre


avec les conventions de la représentation bien avant les autres
arts, avant même la poésie, et si elle a depuis lors connu le plus
grand nombre de révolutions formelles. Le peintre devant sa toile
jouit d'une liberté individuelle sans véritable équivalent La pein-
ture n'est pourtant pas une quête solitaire, puisque, parmi les arts
modernes, c'est elle qui a suscité le plus de travaux collectifs. C'est
dans ce domaine que les termes « école » et « mouvement » - au
sens fort d'apprentissage mutuel et de projet commun - reviennent
le plus fréquemment et le plus fortement A l'origine, le fait que
les peintres fussent formés dans le cadre d'une académie ou d'un
atelier a certainement joué un rôle crucial dans cette tendance.
Mais à un niveau plus profond, il n'est pas impossible que la pein-
ture, par la liberté décourageante qu'elle laissait à l'invention, ait eu
besoin de trouver une compensation dans des formes particulières
de sociabilité. Quoi qu'il en soit les peintres se sont associés bien
plus souvent que ne l'ontfaitles écrivains ou les musiciens, et leurs
interactions ont produit une succession évidente de ruptures stylis-
tiques dans l'histoire générale du modernisme.
Du fait de ces caractéristiques, la peinture était prédisposée à
devenir le site privilégié d'une éventuelle transition vers le postmo-
derne. L'expressionnisme abstrait dernière école importante du
mouvement moderne, avait été la première à atteindre son apogée
du temps de son développement Mais le marché reprit ce qu'il avait
donné. Comme le notait Greenberg : « Au printemps 1962, l'exprès-
sionnisme abstrait en tant que manifestation collective, s'effondra
brutalement tant sur le marché que sur le plan de sa visibilité »
- une débâcle « provoquée par le long déclin du marché boursier
pendant l'hiver et le printemps 1962, qui intrinsèquement n'avait
aucun rapport avec l'art14 ». Six mois plus tard, dans le courant de
14. Clement Greenberg, The Collected Essays and Criticism, vol. 4, University of
Chicago Press, Chicago, 1993, pp. 215,179.

133
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

l'automne, New York assistait au triomphe du Pop Art À l'origine,


ce nouveau style conserva des liens étroits avec un passé radical.
Rauschenberg, proche de Duchamp et de Cage, avait enseigné au
Black Mountain College, sous la direction d'Albers et Oison ; quant
à Johns, il fut d'abord salué en tant que néo-dada. Leur fascination
pour un environnement quotidien façonné par les machines repré-
sentait un retour aux toutes premières avant-gardes. Cependant on
pouvait dès les années 1960, constater qu'ils s'en écartaient sur un
point précis. Peu de machinesfiguraientdans leurs œuvres, mais les
exceptions - telle l'élégante nacelle de la mort peinte par Rosenquist
- étaient extrêmement évocafcrices. Les icônes caractéristiques du
Pop Art n'étaient plus les objets mécaniques eux-mêmes, mais
leurs fac-similés commerciaux. Cet art fondé sur les bandes dessi-
nées, les marques, les pin-ups, les publicités sur papier glacé et les
idoles indistinctes, développait comme le remarqua David Antin à
propos de Warhol en 1966, « une série d'images d'images15 ». Léo
Steinberg, reprenant cette expression deux ans plus tard, fut proba-
blement le premier à qualifier ce courant de postmoderniste.
Les œuvres ultérieures de Warhol marquèrent sans conteste
l'avènement d'une forme pleinement postmoderne : un croisement
nonchalant de formes (graphisme, photographie,film,journalisme,
musique populaire) ; une adhésion délibérée au marché ; une
attraction héliotropique vers les médias et le pouvoir. Le passage,
déploré par Hassan, d'une discipline du silence à un badinage insi-
pide, était quasiment contenu dans ce seul style - qui conservait
tout de même un certain impact subversif. Néanmoins, si le Pop
Art offrait une parabole du postmoderne, dans son orientation vers
une esthétique de la séduction, les mouvements qui lui succédèrent
empruntèrent une voie plus intransigeante. Le minimalisme, lancé
15. « La conséquence d'une série de régressions à partir d'une image initiale du monde
réel » ; « Warhol: the SilverTenment », Artnews, été 1966, p. 58. Steinberg commente
ce passage dans Other Criteria, Oxford University Press, New York, 1972, p. 91, où il
qualifie le « plan universel de l'image » de base d'une « peinture post-modemiste ».

134
RÉPERCUSSIONS

en 1965-1966, rejetait les facilités de la séduction rétinienne, non


en mélangeant les formes, mais en supprimant ce qui les distin-
guait les unes des autres : d'abord avec la production d'objets
qui n'appartenaient ni à la peinture ni à la sculpture (Judd), puis
avec le mouvement de migration de la sculpture vers le paysage
ou l'architecture (Smithson, Morris). Cette offensive proprement
moderniste contre les conventions perceptuelles se radicalisa dans
deux directions différentes : d'une part, des constructions spatiales
étaient transformées en expériences temporelles ; d'autre part, des
expositions institutionnelles étaient entravées par les contraintes
du lieu où elles étaient ancrées.
Le conceptualisme, emboîtant le pas au minimalisme - ses
premières articulations datent de 1967 -, alla plus loin encore,
démantelant l'objet artistique lui-même en questionnant les codes
qui le constituaient en tant que tel. Coïncidant avec l'apogée du
mouvement contre la guerre du Vietnam et la vague de révoltes
urbaines en Amérique à la fin des années 1960, les objectifs du
conceptualisme étaient bien plus politiques. Ce courant mobilisait
le texte contre l'image, dans le but de résister non seulement aux
idéologies traditionnelles de l'esthétique, au sens restreint, mais
également à la culture contemporaine du spectacle en général. Il
avait aussi une dimension bien plus internationale - l'Amérique
fut brièvement surreprésentée, mais ne put devenir hégémonique,
du fait de l'éclosion indépendante de variantes de l'art conceptuel
dans le monde entier, du Japon ou de l'Australie à l'Europe de
l'Est ou l'Amérique latine16. En ce sens, on pourrait considérer le
16. La meilleure description des origines et des effets de ce mouvement se trouve dans
« Global Conceptualism », in Peter Wollen, Paris-Manhattan. Writings on Art, Verso,
Londres, 2004. Pour une critique de ses résultats, se référer à la version alternative de
Benjamin Buchloh, « Conceptual Art 1962-1969: from the Aesthetics of Administration
to the Critique of Institutions », October, n° 55, hiver 1990, pp. 105-143, qui accuse le
conceptualisme d'avoir entraîné une « purge de l'image et du talent, de la mémoire et
de la vision » qui contribua paradoxalement à la restauration du « régime spéculaire »
même qu'il cherchait à proscrire. Ce débat est loin d'être achevé.

135
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

conceptualisme comme la première avant-garde mondiale : le


moment où les rideaux protecteurs de l'art - euro-américain -
moderne se levèrent pour dévoiler la scène du postmoderne. Mais
le conceptualisme devait son statut d'avant-garde à une autre carac-
téristique. La toile formaliste ne fut pas seulement remplacée par
des objets inclassables, qui se dérobaient au système des beaux-
arts ; la peinture elle-même perdit son statut d'acmé du visuel et se
dissout dans d'autres formes. À l'horizon se profilait l'émergence
de l'art de l'installation. L'image picturale reste en suspens, encore
sous le coup de ce bouleversement
Ainsi, la rupture entre le moderne et le postmoderne n'est pas
seulement advenue plus tôt dans le domaine de la peinture ou de la
sculpture ; elle y fut aussi plus radicale - ébranlant ces arts dans leur
nature même. Il n'est donc pas surprenant que ce champ soit celui
qui ait produit les plus ambitieuses théories sur le destin de l'esthé-
tique. En 1983, l'historien de l'art allemand Hans Belting publia Das
Ende der Kunstgeschichte ? (L'histoire de l'art est-elle finie ?) ; un an
plus tard paraissait l'essai du philosophe américain Arthur Danto
« The Death of Art17 ». La grande convergence de leurs thématiques
est encore plus manifeste dans la deuxième édition de l'ouvrage de
Belting, Eine Revision nach zehn Jahren (1995) - qui abandonne la
formule interrogative de la première édition -, et dans le livre de
Danto, Après la fin de l'art (1997).
L'argument initial de Belting se présentait sous la forme d'une
double attaque : contre la normativité des « notions idéales de
l'art », qui avaient informé l'histoire de l'art depuis Hegel, mais dont
les origines remontaient à Vasari ; et contre les conceptions avant-
gardistes qui croyaient au « progrès » continu de l'art moderne.
17. Le texte de Danto était « l'essai fondateur » du congrès, édité ultérieurement
par Béryl Lang, The Death ofArt, State University of New York Press, Albany, 1984,
pp. 5-35, traduit en français sous le titre L'Art contemporain et la Clôture de l'his-
toire. Le Seuil, Paris, 2000 - les autres essais du congrès constituent des réactions
à ce texte.

136
RÉPERCUSSIONS

Selon lui, ces deux discours avaient toujours été analysés séparé-
ment, puisque les historiens de l'art - à de rares exceptions près -
n'avaient jamais eu grand chose à dire sur l'art de leur époque,
tandis que les avant-gardes avaient systématiquement eu tendance
à rejeter en bloc* l'art du passé. Tous deux étaient cependant des
mystifications historiques. L'art ne possédait ni essence unitaire ni
logique qui se déploierait linéairement ; il revêtait les formes les
plus diverses, et remplissait des fonctions radicalement différentes
selon les sociétés et les époques de l'histoire humaine.
En Occident, la prédominance de la peinture sur chevalet ne
remontait qu'à la Renaissance, et avait désormais pris fin. Face à
la désintégration de ses genres traditionnels, il était légitime de se
demander si l'art occidental n'avait pas épuisé ses possibilités, de
même qu'en Extrême-Orient on estimait que les formes artistiques
classiques avaientfaitleur temps. En tout état de cause, il semblait
désormais impossible d'établir une « histoire de l'art » cohérente
- ou plus précisément, une histoire de ses variantes occidentales,
puisqu'il n'avait jamais été question d'une histoire universelle
- mais seulement de mener des recherches séparées, consacrées à
des épisodes particuliers appartenant au passé. Il apparaissait aussi
clairement que l'« œuvre d'art » ne possédait pas de nature perma-
nente, en tant que phénomène singulier, et ne pouvait recevoir une
interprétation universellement valide. Belting proposa finalement
une illustration volumineuse de sa thèse dans Image et Culte (1990),
où il étudiait les représentations de la piété de l'Antiquité tardive à
lafindu Moyen Âge, retraçant « l'histoire de l'image avant l'avène-
ment de l'art ».
Quand il entreprit de réviser sa théorie au milieu des années
1990, Belting n'avait plus aucun doute sur le fait que l'histoire
de l'art, telle qu'elle avait été conçue précédemment, était désor-
mais finie. Il se tourna alors vers la destinée de l'art lui-même.
Auparavant, l'art était perçu comme une image de la réalité, à

137
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

laquelle l'histoire de l'art fournissait un cadre. Mais à l'époque


contemporaine, l'art s'était émancipé de ce cadre. Les définitions
traditionnelles ne pouvaient plus le circonscrire, les pratiques
et les formes nouvelles ayant proliféré comme autant de rivales
stylistiques de ce qui restait des beaux-arts. Non seulement les
médias étaient utilisés comme matériaux, mais l'électronique ou la
mode produisaient à leur tour des formes nouvelles. Les pratiques
visuelles de ce décor postmoderne devaient donc être examinées
dans le même esprit ethnographique que les icônes pré-modernes,
en refusant toute science fondée sur la belle apparence. Au XIXe
siècle, Hegel avait d'un même geste annoncé la fin de l'art et posé
les bases d'un nouveau discours de l'histoire de l'art Pour Belting,
puisque l'art a pris congé de ses définitions, nous assistons à la fin
de l'histoire de l'art linéaire. En conséquence, notre époque est
marquée non par la clôture, mais au contraire par une ouverture
bienvenue et sans précédent.
Danto aboutit au même constat en empruntant une route légè-
rement différente, mais particulièrement intrigante. Il annonce la
«finde l'art » dans une perspective plus philosophique, comme l'ef-
fondrement de tous les grands récits qui ont doté les œuvres dispa-
rates du passé d'une signification cumulative. Mais cette référence
à la théorie de Lyotard ne le conduit pas à des déductions simi-
laires. Le récit dont Danto souhaite proclamer la mort n'est autre
que l'interprétation greenbergienne de la dynamique de la peinture
moderne, qui, par purges successives, se serait arrachée à la figu-
ration, à la profondeur et à l'impasto, pour atteindre la planéité et
la couleur pures. Et c'est le Pop Art qui a enterré ce récit en reve-
nant contre toute attente et sous diverses formes, à presque tout
ce dont Greenberg avait prononcé l'abolition. Pour Danto, le Pop
Art marquait l'accession de la peinture à une liberté « post-histo-
rique » dans laquelle toute chose visible pouvait devenir une œuvre
d'art - une période dont les boîtes Brillo de Warhol peuvent consti-

138
RÉPERCUSSIONS

tuer l'épiphanie. De fait, le Pop Art ne se réduit pas à une salutaire


« adoration de la banalité », après la métaphysique élitiste de l'ex-
pressionnisme abstrait (et ses liens suspects avec le surréalisme).
Il démontrait également - la proximité avec Duchamp joue ici un
rôle essentiel - que « l'esthétique n'est en fait pas une propriété
essentielle ou définitoire de l'art ». Puisque tout modèle artistique
normatif avait disparu, une barre de chocolat pouvait constituer, si
on le souhaitait, une œuvre d'art à part entière18.
Les conditions de cette « liberté artistique totale », où « tout
est permis », n'entraient cependant pas en contradiction avec
l'Esthétique de Hegel ; bien au contraire, elles l'accomplissaient
Car « lafinde l'art réside dans la prise de conscience de la véritable
nature philosophique de l'art » : l'art devient philosophie (mouve-
ment nécessaire, selon la théorie hégélienne) au moment où seule
une décision intellectuelle peut déterminer ce qui est ou n'est pas
de l'art Danto associe explicitement cette phase terminale avec
l'autre perspective hégélienne, celle de lafinde l'histoire, telle que
l'a réinterprétée Kojève. Si la fin de l'histoire n'avait pas encore
été atteinte, la fin de l'art nous en offrait un agréable avant-goût
« Comme il serait merveilleux de pouvoir penser que le monde
pluraliste de l'art qui caractérise le moment historique actuel est le
messager des événements politiques à venir19 ! » La conception de
Belting - et c'est là que réside sa différence majeure avec Danto -
n'invoque pas Hegel, mais le révoque. Pourtant il rejoint Danto
en réitérant le thème d'une condition post-historique, transmise
par Henri de Man à Gehlen à partir de la source alternative de
Cournot : « Je voudrais avancer que la posthistoire * des artistes a
18. L'Art contemporain et la Clôture de l'histoire, ibid., pp. 172,271 : « Une barre de
chocolat qui est une œuvre d'art n'a pas besoin d'être une friandise spécialement
bonne. Il suffit qu'elle ait été fabriquée dans l'intention de faire de l'art. Elle reste
mangeable, puisque son caractère comestible est compatible avec le fait qu'elle est
de l'art. »
19. Ibid., pp. 40,63,73.

139
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

débuté avant celle des philosophes de l'histoire et s'est déployée


avec plus de créativité20. »
La fragilité intellectuelle de cet argumentaire est assez mani-
feste. L'équivalence entre les icônes pré-modernes et les simula-
cres postmodernes, en tant qu'art antérieur et postérieur à l'art,
implique un paralogisme évident : dans le premier cas, les objets
sont rétrospectivement dotés d'un statut esthétique, tandis que
dans le second, ils en sont expressément privés. Alors en quoi
ces derniers sont-ils de l'art ? Selon Danto, la réponse se trouve
essentiellement dans la volonté de l'artiste. La différence entre le
produit du supermarché et sa reproduction dans un musée réside
dans le geste débonnaire de Warhol. Il serait difficile d'imaginer
une philosophie de l'art dont les fondements soient moins hégé-
liens. Son inspiration première est plus proche de Fichte : le sujet
posant le monde qu'il veut Ce paroxysme de l'idéalisme subjectif
est étranger à Belting, qui adopte une méthode anthropologique
plus prudente. Mais une même prédilection pour ce domaine
spécifique est commune aux deux auteurs, qui n'interprètent et
n'admirent le postmoderne qu'au travers de ses formes les plus
outrageusement ostensibles, dont les artistes emblématiques sont
Warhol ou Greenaway.
Cette rupture peut cependant être décrite en des termes très
différents. Selon Hal Foster, le théoricien le plus convaincant d'une
« néo-avant-garde » tributaire de ses prédécesseurs historiques,
mais qui ne leur est pas forcément inférieure - capable, en tout cas,
d'atteindre des objectifs qu'ils ont manqués -, ce n'est pas le bel
espritfiguratifdu Pop Art mais les abstractions austères du mini-
malisme qui ont marqué le moment de la rupture : « Un glissement
paradigmatique vers des pratiques postmodernistes qui continuent

20. Das Ende der Kunstgeschichte. Eine Revision nach zehn Jahre, op. cit., p. 12. J'ai
analysé les origines intellectuelles de l'idée de Posthistoiredans « The End of History »,
A Zone of Engagement, op. cit., pp. 279-375.

140
RÉPERCUSSIONS

à se développer aujourd'hui21. » En effet, si les premières avant-


gardes avaient concentré leurs attaques sur les conventions artisti-
ques, elles n'avaient prêté que peu d'attention aux institutions qui
les produisaient En les mettant à nu, les néo-avant-gardes avaient
pour ainsi dire, réalisé leur projet a posteriori. Cette tâche avait été
entreprise par une cohorte d'artistes dont le travail représentait le
passage le plus efficace du minimalisme au conceptualisme : Buren,
Broodthaers, Asher, Haacke. Le postmoderne n'avait jamais entiè-
rement supplanté le moderne, tous deux ayant en quelque sorte
été constamment « différés », comme autant de futurs préfigurés et
de passés récupérés. H avait cependant inauguré un ensemble de
« nouvelles façons de pratiquer la culture et la politique22 ». Foster
souligne que la notion de postmoderne, malgré les mauvais usages
qui en ont étéfaitsultérieurement ne doit pas être abandonnée par
la gauche.
Ces interprétations semblent pratiquement antithétiques,
autant sur le plan esthétique que politique. Pourtant derrière ces
critères opposés se trouvent des similitudes évidentes. Pour le dire
de manière parodique : sans Duchamp, pas de Rauschenberg ou
de Johns ; sans Johns, pas de Warhol ou de Judd ; sans Ruscha ou
Judd, pas de Kosuth ou de Lewitt ; sans Flavin ou Duchamp (enfin
dépassé), pas de Buren. Même le dernier grand espoir de l'abs-
traction moderniste, Frank Stella, auparavant institué comme le
rempart imparable contre toute dérive vers le postmoderne, a joué
un rôle non négligeable dans son avènement De quelque façon
qu'on cartographie cette transformation du visuel, connections et
oppositions restent entremêlées. Cette histoire est trop récente
pour procéder à une reconstruction détachée qui rendrait justice
à toutes les contradictions. Mais on ne saurait se contenter d'un
nominalisme ad hoc. Les transformations qu'a connues la peinture
21. Le Retour du réel, La Lettre volée. Bruxelles, 2005, p. 64
22. Ibid., p. 250.

141
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

dessinent une tendance plus générale. Il est nécessaire de trouver


un moyen provisoire de conceptualiser ce qui semble être une
tension constitutive au sein du postmodernisme.
Comme nous l'avons vu auparavant, à l'origine même du terme
se trouvait une bifurcation. Quand de Onîs a inventé le terme post-
modernismo, il l'a opposé à Yultramodernismo, comme deux réac-
tions divergentes au modernisme hispanique se succédant l'une à
l'autre dans un court laps de temps. Cinquante ans plus tard, le post-
modernisme est devenu un terme général, dont les connotations
principales restent proches de celles décrites par de Onîs, mais qui,
manifestement, les dépassent et s'étendent également vers l'autre
pôle de son interprétation. Pour comprendre cette complexité, il est
nécessaire de recourir à un autre couple de préfixes - interne au
postmodernisme. Et c'est sans doute dans le passé révolutionnaire
que l'on peut puiser le couple le plus approprié. Dans un célèbre
discours prononcé le 19 Nivôse de l'an II, Robespierre distinguait
les forces « citra-révolutionnaires » des forces « ultra-révolution-
naires » - c'est-à-dire les modérés qui souhaitaient reculer devant
les mesures nécessaires à la survie de la République (Danton),
et les extrémistes qui voulaient la précipiter dans des excès qui
entraîneraient inévitablement sa perte (Hébert)23. Cette dyade,
une fois purgée de ses éléments de polémique spécifiques, est
celle qui convient le mieux pour exprimer la polarité qui travaille
le postmoderne.
Le « titra » peut être conçu comme l'ensemble des tendances
qui, rompant avec le haut modernisme, ont cherché à restaurer ce
qui est ornemental et plus immédiatement accessible ; tandis que
l'« ultra » peut représenter celles qui ont dépassé le modernisme
en radicalisant son refus de l'intelligibilité ou de la gratification

23. Voir François Alphonse Aulard, La Société des Jacobins. Recueil de documents,
vol. V, Cerf, Paris, 1895, pp. 601-604. Aucun historien ne remet en cause le fait que
Danton et Hébert aient également fait partie de la Révolution.

142
RÉPERCUSSIONS

sensorielle. Si, dans le répertoire postmoderne, le contraste entre


l'art pop et l'art minimal-conceptuel est archétypal, on retrouve
la même tension dans les autres arts. Le cas de l'architecture est
particulièrement révélateur : le postmoderne s'y déploie au travers
des raffinements outranciers de Graves et de Moore, jusqu'à l'aus-
térité déconstructiviste de Eisenmann ou de Liebeskind ; soit le
citra-modernisme et l'ultra-modernisme à une échelle monumen-
tale. Mais il serait également possible de cartographier de la même
manière la poésie contemporaine. C'est ce que fait tacitement
l'histoire officielle de David Perkins, qui répartit les genres post-
modernes géographiquement, les distribuant par exemple entre
l'Angleterre et l'Amérique : le modernisme de Larltin ou de Hugues
d'un côté de l'Atlantique, et celui de Ashbery ou de Perelman de
l'autre. Les partisans des seconds excluraient évidemment le citra
de la poésie postmoderne24, tout comme Jenks exclurait l'ultra de
l'architecture postmoderne. Un des traits les plus remarquables de
la théorie critique de Jameson réside dans sa négociation habile
entre ces deux pôles : Portman avec Gehry, Warhol avec Haacke,
Doctorow avec Simon, Lynch avec Sokurov.
Une division de ce type sur le plan formel correspond-elle à une
ligne de démarcation sociale ? Confronté à la culture du capital, le
modernisme pouvait faire appel à deux univers de valeur alternatifs,
tous deux hostiles à la logique commerciale du marché et au culte
bourgeois de lafamille,bien que de perspectives opposées. L'ordre
aristocratique traditionnel offrait un assortiment d'idéaux permet-
tant de mesurer la prégnance des diktats du profit et le degré de
pruderie - une sprezzatura située au-delà du calcul vulgaire ou de
l'inhibition étriquée. L'autre univers de valeur était incarné par le
24. Comparer David Perkins, A History of Modem Poetry. Modemism and After,
Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1987, pp. 331-353, avec Paul Hoover
(dir.), Postmodem American Poetry, Norton, New York, 1994, pp. xxv-xxxix. Si l'on élar-
gissait cette analyse au-delà du domaine des arts, on trouverait le même contraste
dans la philosophie - Rorty à une extrémité, Derrida à l'autre.

143
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

mouvement ouvrier émergent, qui ne s'opposait pas moins au règne


du fétiche et de la marchandise, mais qui cherchait ses fondements
dans l'exploitation, et sa solution dans un futur égalitariste plutôt
que dans un passé hiérarchique25. Ces deux pôles critiques struc-
turaient l'espace de l'expérimentation esthétique. Les artistes en
conflit avec les conventions établies pouvaient choisir une affiliation
métonymique avec l'une ou l'autre de ces classes, en tant que styles
moraux, ou en tant que publics imaginaires. Ils étaient parfois attirés
par les deux perspectives, à l'instar d'un critique comme Ruskin.
Mais d'autres opdons existaient : ainsi la nouvelle petite bourgeoisie
urbaine - benoîtement populaire, plutôt qu'agressivement proléta-
rienne - fut un référent important pour les impressionnistes, ou pour
Joyce. Les deux principales zones d'investissement, réel ou imagi-
naire, restaient cependant l'atmosphère élitiste du loisir aristocratique
d'une par t, et d'autre part les profondeurs obscures du travail manuel.
Strindberg, Diaghilev, Proust, George, Hofmannsthal, D'Annunzio,
Eliot, Rilke représentent la première ; Ensor, Rodchenko, Brecht,
Platonov, Prévert, Tatline, Léger, la seconde.
A l'évidence, cette divergence ne correspond pas à des critères
de valeur esthétique. Mais il est tout aussi évident qu'elle signalait
deux ensembles opposés d'affinités politiques, qui délimitaient le
répertoire stylistique adopté par chaque bord. Il y avait également
des exceptions significatives, comme Mallarmé ou Céline, chez
lesquels le démotique et l'hermétique échangeaient leurs signes
idéologiques. Mais en règle générale, le champ du modernisme
était traversé par deux forces d'attraction sociales, qui avaient d'im-
portantes conséquences formelles. Dans quelle mesure peut-on
proposer un modèle équivalent pour le postmodernisme ? La dispa-
rition de l'aristocratie, l'évanescence de la bourgeoisie, l'érosion de
la confiance et de l'identité ouvrières, ont radicalement transformé

25. Pour une analyse de cette dualité, voir en particulier Raymond Williams, The
Politics ofModemism, Verso, Londres, 1989, pp. 55-57 sqq.

144
RÉPERCUSSIONS

les soutiens et les cibles de la pratique artistique. Cela ne signifie


pas que tout destinataire alternatif ait purement et simplement
disparu. Avec la période postmoderne, de nouveaux pôles d'iden-
tification oppositionnelle ont émergé : le genre, la race, l'écologie,
l'orientation sexuelle, ou encore la diversité régionale ou continen-
tale. Mais jusqu'à présent, ces derniers n'ont constitué qu'une série
d'antagonismes relativement faibles.
Warhol peut être considéré comme un exemple type. Dans un
commentaire habile et bienveillant, Wollen situe sa « théâtralisa-
tion de la vie quotidienne » dans la continuité du projet des avant-
gardes historiques qui visait à abolir les barrières entre l'art et la
vie ; ce projet passa ensuite à l'arrière-plan, et sa charge politique
fut transférée au mouvement de libération homosexuel. Cet héri-
tage ne contredit toutefois pas fondamentalement la fascination
ultérieure de Warhol pour le reaganisme - sa période de « portraits
de la haute société et de télévision câblée26 ». Les élans subversifs
avaientfinalementété vaincus par quelque chose qui les dépassait
largement La reconstruction - qui fait autorité - établie par Wollen,
de la trajectoire globale du modernisme démontre qu'existait à ses
origines une circulation entre haute et basse culture, périphérie et
centre, dont le premier aboutissement fut bien plus désordonné
et exubérant que l'esthétique fonctionnaliste à laquelle on l'a par
la suite rattachée, et qui s'inspirait d'une modernité industrielle
épurée, éprise d'américanisme et de fordisme. Malgré tout selon
Wollen, il existe toujours un courant hétérodoxe souterrain, fait
de « différence, d'excès, dTiybridité et de polysémie » - parfois
visible jusque dans l'œuvre de fanatiques de la pureté, tels Loos ou
26. Raiding the Icebox, op. cit., pp. 158-161, 208. Pour une autre interprétation inté-
ressante du « jeune » Warhol, datant le début de son déclin de 1966, voir Thomas
Crow, Modem Art in the Common Culture, Yale University Press, New Haven, 1996,
pp. 49-65 : un volume qui contient probablement la meilleure ébauche - inclusive sur
le plan esthétique, tout en étant historiquement incisive - de la dialectique originelle
du modernisme et de la culture de masse dans les arts visuels.

145
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

Le Corbusier - qui, avec la crise du fordisme, a resurgi dans le jeu


décoratif des formes postmodernes27.
Au premier abord, cette histoire semble avoir unefinheureuse.
Pourtant, le récit de Wollen contient assez d'éléments indiquant
l'ascension du pouvoir de l'entreprise et nous oriente vers un
verdict plus ambigu. D est vrai, cependant, que dans sa recons-
truction, Wollen n'accorde jamais au complexe institutionnel et
technologique issu de la crise du fordisme un poids comparable
à la configuration fordiste elle-même. Moins il y a de détails, et
plus la conclusion est incertaine. Le risque est ici de minimiser les
transformations de la situation artistique depuis les années 1970,
où les forces responsables du renouveau de l'ornementation et de
lTiybridité ne sont, à l'évidence, pas venues d'en bas. On pourrait
exprimer cette idée autrement, en se demandant dans quelle mesure
le titre séduisant Raiding the Icebox28 est réellement contemporain.
L'expression triviale de Warhol relève précisément de cette « élégie
nostalgique » dédiée à une adolescence vécue pendant l'âge d'or de
l'américanisme, élégie qui, comme le remarque Wollen, a défini le
Pop Art dans son intégralité. Quoi de plus emblématique des années
1950 que le réfrigérateur ? Une barrière électronique sépare cette
exploration informelle et tâtonnante du trésor du passé de notre
présent postmoderne. Parcourir les banques de données, naviguer
sur Internet, numériser les images, telles sont les activités caracté-
ristiques de notre époque - et tout cela passe, nécessairement, par
les oligopoles du spectacle.
C'est cette transformation - l'ubiquité du spectacle comme prin-
cipe organisationnel de l'industrie culturelle dans la configuration
contemporaine - qui divise désormais le champ artistique. C'est
27. Raiding the Icebox, op. cit., p. 206.
28. Le titre Raiding the Icebox, qui signifie littéralement « dévaliser le frigo », fait réfé-
rence à l'exposition organisée par Warhol en 1970 à l'École de Design de Rhode Island,
avec laquelle l'artiste aurait révolutionné les règles institutionnelles d'exposition dans
les musées.

146
RÉPERCUSSIONS

là que réside le point de rencontre entre le social et le formel. Le


citra-moderne peut presque se définir comme ce qui s'adapte ou a
recours au spectaculaire ; l'utra-moderne serait ce qui tente de lui
échapper ou de le rejeter. D est impossible de séparer le retour de
la forme décorative de la pression exercée par cet environnement
L'opposition entre « haut » et « bas » possède désormais un sens
différent : elle ne dénote plus une distinction entre le populaire et
l'élitiste, mais entre le marché et ceux qui le dirigent Cela ne signifie
pas qu'il existe, dans le postmoderne plus que dans le moderne,
une correspondance directe entre le positionnement d'une œuvre
par rapport à cette ligne de démarcation et sa réussite esthétique.
La qualité esthétique reste, comme toujours, distincte de la position
artistique. Mais il est possible d'avancer avec certitude que dans
le postmoderne, le titra l'emporte inéluctablement sur l'ultra. Le
marché crée en effet sa propre offre, à une échelle qui surpasse de
loin toutes les pratiques qui tenteraient de lui résister. Le spectacle
est par définition le plus grand vecteur de fascination sociale.
Ce déséquilibre endémique au sein du postmodernisme trans-
paraît jusque dans les réélaborations théoriques de ses critiques les
plus sérieux et généreux. Le dernier chapitre du Retour du réel porte
le titre mélancolique de « Qu'est-il arrivé au postmodernisme ? »
- en d'autres termes, les pratiques et les théories que son auteur
avait défendues sont désormais perçues comme des épaves qui,
emportées dans le flot incessant des médias, sont allées s'échouer
sur les rives du temps29. Wollen, commentant l'exposition de

29. Le Retour du réel. op. cit., pp. 249-251. On pourrait avancer que les remarques
de Foster reflètent la déception générale des membres de la revue October, dans
laquelle elles furent d'abord publiées, et dont il reste à analyser précisément le
rôle clé dans la proposition de versions radicales des possibilités postmodemes au
sein des arts visuels, à la suite des essais pionniers de Rosalind Krauss, Douglas
Crimp et Craig Owens de 1979-1980. Le volume collectif édité par Foster en 1983,
The Anti-Aesthetic, The New Press, New York, qui inclut le discours de Jameson
au Whitney, est représentatif de ce tournant. Sur le changement de ton à la fin

147
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

l'Académie royale de Londres en 1997, jugea que l'art de l'installa-


tion, pendant son heure de gloire, s'était progressivement standar-
disé, et que, de façon surprenante, l'élan d'innovation était retourné
à la peinture, qui menait un combat à l'issue incertaine contre son
nouvel environnement - dans une « tension ressentie dans le monde
de l'art entre l'héritage d'un modernisme disparu et la culture
ascendante du spectacle, les forces triomphales et transformées de
tout ce que Clement Greenberg considérait avec mépris comme
kitsch. Le nouvel ordre mondial participe de cette ascension, et le
monde de l'art est manifestement incapable de s'en isoler ». Dans
cette situation délicate, l'art est écartelé entre deux aspirations :
un désir de « réaffirmer la tradition moderniste, de réincorporer
certains de ses éléments pour amender la nouvelle culture visuelle
postmoderne », et une tentation de « se jeter tête baissée dans le
nouveau monde séduisant de la célébrité, du mercantilisme et du
sensationnalisme30 ». Wollen aboutit à la conclusion que ces deux
voies sont incompatibles. On devine aujourd'hui laquelle des deux
sera la plus fréquentée.

des années 1980, se reporter par exemple au virulent article de Patricia Mainardi :
« Postmodern History at the Musée d'Orsay », October, n° 41, été 1987, pp. 31-52.
Cette trajectoire se trouve déjà chez Hassan ou Lyotard. Les points de vue « citra »
ne se heurtent pas aux mêmes difficultés - même s'il serait préférable qu'ils y soient
parfois confrontés. Pour un exemple amusant de suivisme* imperturbable, applau-
dissant à ce qui avait initialement été décrié, voir la fable complaisante de Robert
Venturi et Denise Scott Brown sur la manière dont le « hangar décoré » s'est fait
supplanter par le « canard » dans leur ville du désert : « Las Vegas after its Classic
Age », in Iconographyand Electronics upon a Generic Architecture-A view from the
Draft in Room, MIT Press, Cambridge (Mass.), 1996.
30. « Thatcher s Artists », London Review ofBooks, 30 octobre 1997, p. 9.

148
RÉPERCUSSIONS

Inflexions
La théorie jamesonienne du postmoderne indique-t-elle un semblable
déplacement d'accent ? On trouve des tonalités similaires dans son
étude sur Adorno, que l'on peut lire non seulement à la lumière de
son titre [Late Marxism], mais également comme une manière de
renouer, ainsi que le suggère la remarque de Wollen, avec l'héritage
dialectique du modernisme tardif. Jameson le dit explicitement : « Le
modernisme d'Adorno exclut toute possibilité d'assimilation avec le
jeu aléatoire et libre de la textualité postmoderne, ce qui revient à
dire qu'une certaine notion de vérité est encore présente dans ces
questions verbales ou formelles » ; et Jameson de persévérer dans le
choix de cet exemple jusque dans ses aspects les plus provocateurs.
Malgré ses faiblesses, l'examen impitoyable de Hollywood contenu
dans La Dialectique de la Raison, nous rappelle qu'« aujourd'hui peut-
être, à un moment où le triomphe des théories utopiques de la culture
de masse semble quasiment hégémonique, nous avons besoin du
correctif que peut apporter une nouvelle théorie de la manipulation
et de la forme proprement postmoderne de la marchandisation31 ».
Dans les circonstances actuelles, les limitations idiosyncrasiques
d'autrefois sont devenues des antidotes essentiels. « Adorno était un
allié pour le moins douteux à l'époque où il existait encore de puis-
sants courants d'opposition politique, dont son quiétisme capricieux
et acariâtre pouvait détourner le lecteur engagé. Maintenant que ces
courants sont (pour l'instant) assoupis, sa bile est un joyeux contre-
poison et un solvant corrosif pour la surface de "ce qui est"32. » Voici
donc l'expression politique de la même exigence.
Le livre de Jameson sur Adorno est quasiment contemporain du
Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme tardif. Son

31. Fredric Jameson, Late Marxism. Adomo, or, the Persistence ofthe Dialectic, Verso,
Londres, 1990, pp. 11,143.
32. Ibid., p. 249.

149
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

enquête sur le postmoderne a-t-elle depuis lors connu une inflexion ?


Dans la dernière partie de Seeds ofTime (1994), confessant « une
certaine exaspération envers [lui]-même et les autres » pour avoir
surestimé « la richesse ingouvernable » des formes architecturales
du postmoderne, Jameson proposait de lui substituer une analyse
structurale de ses contraintes33. D en résulte une combinatoire de
positions, délimitée par quatre variables - la totalité, l'innovation, la
partialité, la reproduction - qui forment un système clos. Une telle
clôture ne détermine pas les réponses de l'architecte face à l'en-
semble de ses possibilités, mais ramène à la sobriété la rhétorique
pluraliste du postmodernisme. On est néanmoins frappé de voir
Jameson faire ici part de son admiration pour tous les praticiens et
théoriciens - Koolhaas, Eisenmann, Graves, Ando, Moore, Rossi,
Frampton - répartis sur son carré sémiotique, indépendamment de
leur hostilité réciproque. Conformément à ce principe d'unité, son
analyse ne s'autorise aucune discrimination entre les différentes
positions, uniquement différenciées selon des critères formels. Ce
qui n'empêche pas les enjeux sociaux d'y être fréquemment et puis-
samment évoqués.
L'une des conséquences paradoxales de cette approche est que
l'on retrouve, dans le même quadrant esthétique, Moore ou Graves
avec Frampton, lequel avait pourtant en horreur le goût des premiers
pour lesfioritures.Afin de séparer ces position, Jameson doit donc
ensuite les décanter dans une combinatoire subsidiaire. Frampton
pourrait considérer que cette manière de percevoir le champ de
bataille architectural est insuffisamment critique34. Il est vrai que
l'architecture occupe une place spécifique dans le domaine des
arts, ce qui explique peut-être la réticence apparente de Jameson.
Aucune autre pratique esthétique ne possède un tel impact social
33. Fredric Jameson, The Seeds of Time, Columbia University Press, New York, 1994,
p. xiv.
34. Comparer avec son ouvrage Kenneth Frampton, Modem Architecture. A Critical
History, Thames and Hudson, Londres, 1992, pp. 306-311.

150
RÉPERCUSSIONS

immédiat, et - en toute logique - aucune n'a donc généré autant


d'ambitieux projets de réorganisation sociale. Cependant, puisqu'un
grand complexe architectural implique également des coûts et des
conséquences bien plus importants que les autres médiums artisti-
ques, l'architecte dispose généralement d'une liberté de choix très
réduite - quant aux structures ou aux lieux, dans l'écrasante majo-
rité des cas, ce sont les clients, entreprises ou institutions publiques,
qui donnent le tempo. La gigantesque rêverie programmatique de
Koolhaas, S, M, L, XL, s'ouvre sur ces mots : « L'architecture est un
dangereux mélange d'omnipotence et d'impotence35. » Or, si une
certaine impotence constitue bien le point de départ, les fantasmes
d'omnipotence ne peuvent trouver d'exutoire que dans les formes.
Reste à savoir dans quelle mesure ce genre de raisonnement
sous-tend l'approche de Jameson. On remarquera toutefois que cette
combinatoire - présentée comme une simple ébauche - a depuis été
suivie d'interventions plus rigoureuses, qui ont commencé à inter-
roger les aspects qu'elle avait laissés de côté. Une critique sophis-
tiquée du summum de Koolhaas mêle la chaleur de son admiration
personnelle pour l'architecte à une projection inquiétante du futur
qu'il exalte - la ville jetable, dont Singapour représente l'anticipation
la plusfidèle: un iconoclasme exubérant idéalisant un environne-
ment quasiment pénitentiaire ; la destination perverse, en somme,
d'une « avant-garde sans mission36 ». Par la suite, Jameson a insisté
sur « le douloureux problème des responsabilités et des priorités »
dans l'architecture contemporaine, et sur la nécessité d'une critique
de son idéologie des formes - dans laquelle lesfaçadesde Bofill ou
de Graves relèvent du simulacre, et où « un trésor d'inventivité se
dissout dans lafrivolitéet la stérilité37 ». Dans le dernier texte de
35. 0.M.A, Rem Koolhaas, Bruce Mau : SMX.XL. 010 Publishers, Rotterdam, 1995,
p. xix.
36. « XXL: Rem Koolhaas's Great Big Buildingsroman », Village Voice Literary Sup-
plément. mai 1996.
37. « Space Wars », London Review of Books, 4 avril 1996.

151
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

The Cultural Turn, Jameson montre que la structure spéculative de


lafinancemondialisée - le règne du capitalfictif,selon les termes de
Marx - trouve sa forme architecturale dans les surfaces fantômes et
les volumes désincarnés de nombre d'immeubles postmodernes.
Cette inflexion est plus nette dans d'autres domaines, comme
le montre avec une acuité particulière le long et brillant essai
« Transformations of the Image », qui figure au centre de The
Cultural Turn. Jameson y constate le retour massif, au sein du
postmoderne, de thèmes que celui-ci avait jadis proscrits : la
réapparition de l'éthique, le retour du sujet, la réhabilitation de la
science politique, le renouveau des débats sur la modernité et - le
plus important - la redécouverte de l'esthétique. Dans la mesure
où le postmodernisme au sens large, en tant que logique du capi-
talisme triomphant à une échelle mondiale, a banni le spectre de
la révolution, cette récente modulation représente, selon Jameson,
ce qu'on pourrait appeler une « restauration dans la restauration ».
Sa critique se concentre plus spécifiquement sur la nette résur-
gence d'une esthétique de la beauté dans le domaine cinématogra-
phique. Les exemples qu'il mobilise vont de Jarman ou Kieslowski
aux films d'action hollywoodiens, en passant par des réalisateurs
tels que Corneau et Solas ; il évoque aussi les thématiques de l'art
et de la religion en lien avec ces nouvelles productions du beau.
Sa conclusion est sévère : alors que le beau pouvait auparavant
constituer une critique subversive du marché et de ses fonctions
utilitaires, la marchandisation universelle l'a désormais absorbé, le
transformant en patinefallacieusede l'ordre établi. « De nos jours,
l'image est la marchandise, et c'est la raison pour laquelle il est
inutile d'espérer qu'une négation de la logique de la production
marchande en émerge ; c'est pourquoi, en définitive, toute beauté
est aujourd'hui factice38. »

38. Voir The Cultural Tum, op. cit., p. 135.

152
RÉPERCUSSIONS

La férocité de cette maxime n'a pas d'équivalent dans ses écrits


sur l'architecture, où Jameson, même lorsqu'il émet des réserves,
se montre bien plus indulgent envers ses prétentions à la splendeur
visuelle. Comment expliquer cette différence ? D faut peut-être se
pencher sur les places opposées qu'occupent ces deux arts - le
cinéma et l'architecture - dans la culture populaire. Le premier en
a été, pratiquement dès l'origine, la pièce maîtresse, tandis que le
second n'est jamais parvenu à s'y implanter réellement Le fonc-
tionnalisme n'a jamais eu d'équivalent filmique. Dans le champ
plus élitiste de l'architecture, on sera moins enclin à rattacher la
nouvelle tendance de l'art décoratif à une tradition d'esthétique du
divertissement qu'on ne le fera au sein du plus envoûtant des arts
commerciaux, le cinéma. Dans « Transformations of the Image »,
Jameson évoque cette esthétique de la beauté en prenant à la fois
comme exemples desfilmsouvertement expérimentaux, des films
s'adressant délibérément à un public moyen, et des films expres-
sément populaires. Mais s'il est difficile d'envisager Latino Bar ou
Yeelen de la même manière que Bleu ou Le Parrain, c'est la caté-
gorie dont relèvent ces deux derniersfilmsqui incite à les assimiler.
La cible de la première attaque de Jameson sur la beauté filmique
est révélatrice de cette idée - le « culte » inauthentique de « l'image
brillante et lisse » dans les succès nostalgiques du box-office, dont
« la beauté absolue peut sembler obscène », sorte d'« ultime embal-
lage sous cellophane de la Nature, qu'un magasin de luxe pourrait
vouloir exposer dans ses vitrines ». Lors de la description de cette
logique, Jameson a précisé ce qui selon lui en constituait l'opposé :
ces « moments et situations historiques dans lesquels la conquête
du beau fut un acte politique dévastateur : l'intensité hallucinatoire
de traînées de couleur dans le poisseux engourdissement de la
routine, le goût aigre-doux de l'érotisme dans un monde de corps
éreintés et brutalisés39 ».
39. Signatures ofthe Visible, op. cit., p. 85.

153
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

Si ces possibilités se sont à ce point amenuisées de nos jours,


c'est à cause de « la distance immense séparant la situation du
modernisme de celle des postmodernes ou de nous-mêmes»,
engendrée par la mutation généralisée de l'image en spectacle
- car aujourd'hui, « ce qui caractérise la postmodernité dans le
domaine culturel est l'évacuation de tout ce qui trouve en dehors
de la culture commerciale, l'absorption de toute forme de culture,
qu'elle soit haute ou basse », au sein d'un seul et même système40.
Cette transformation culturelle, qui a conduit à la domination sans
partage du marché, s'accompagne d'une métamorphose sociale. La
description qu'en fait Jameson est, du moins initialement, plus posi-
tive. Rappelant les progrès de l'alphabétisation, l'abondance de l'in-
formation, l'assouplissement des divisions hiérarchiques et l'aug-
mentation généralisée du travail salarié, Jameson choisit un terme
brechtien pour décrire le nivellement qui en découle : non pas une
démocratisation, qui impliquerait une souveraineté politique consti-
tutivement inexistante, mais une « plébéianisation » - une évolution
dont, malgré toutes ses limites, la gauche ne peut que se réjouir41.
Cependant, comme souvent chez Jameson, les profondeurs dialec-
tiques d'un concept ne se dévoilent que progressivement
Ses réflexions ultérieures sur ce changement prendront donc
des accents différents. Dans The Seeds ofTime, il emploie le terme
« plébéianisation » afin de mettre en lumière un autre aspect - non
pas tant l'abolition de toute distance entre les classes, mais plutôt
l'annulation des différences sociales tout court*, c'est-à-dire l'éro-
sion ou la suppression de la catégorie d'altérité dans l'imaginaire
collectif. Ce qui autrefois pouvait être représenté comme familier
ou étranger par la haute société ou par les bas-fonds cède désor-
mais la place à une fantasmagorie de statuts interchangeables et
de mobilité aléatoire, où aucune position sur l'échelle sociale n'est

40. The Cultural Tum, op. cit., p. 135.


41. Le Postmodernisme..., op. cit., p. 427.

154
RÉPERCUSSIONS

irrévocablement fixée, et où l'étranger ne peut qu'être projeté au


dehors, sous les traits de l'androïde ou de l'extraterrestre. Cette
figuration ne correspond pas à une plus grande égalité objective
- laquelle, au contraire, a partout décliné dans l'Occident post-
moderne - mais plutôt à la dissolution de la société civile en tant
qu'espace privé et autonome dans un no man's land chaotique où
sévissent des bandits anonymes et une violence sans limites : le
monde de William Gibson ou de Blade Runner*2. Bien qu'elle ne soit
pas dépourvue de sinistres satisfactions, cette plébéianisation ne
reflète pas une meilleure instruction populaire, mais de nouvelles
formes d'ivresse et d'illusion. Tel est le terrain naturel de l'expan-
sion luxuriante de l'image marchandisée que Jameson analyse si
brillamment dans d'autres textes.
La notion de plébéianisation vient de Brecht Mais faire état
de ses ambiguïtés, c'est aussi rappeler une limite face à laquelle la
pensée brechtienne a, pour ainsi dire, hésité. Car il est une réalité
fondamentale que son théâtre n'est jamais parvenu à restituer ;
une incertitude que nous indique la banalisation de sa pièce Arturo
Ui. En effet, le IIIe Reich constituait incontestablement une forme
de plébéianisation - la plus radicale, peut-être, que le monde ait
connue, dans la mesure où elle ne reflétait pas, mais se livrait acti-
vement à l'éradication de toute trace d'altérité. En relevant ce point
on ne conjure pas le danger d'un renouveau fasciste, méthode
paresseuse adoptée de nos jours par la droite comme par la gauche.
Mais cela nous rappelle un autre exemple, bien différent Que nous
avons hérité de cette époque, celui de Gramsci. Pendant ses années
d'emprisonnement, ce dernier sut se confronter, sans la moindre
illusion, à la puissance politique du fascisme et au soutien popu-
laire dont il jouissait Et l'on trouve dans ses carnets de prison une
analogie particulièrement féconde pour comprendre la transforma-
tion sociale du postmoderne.

42. The Seeds of Time, op. cit., pp. 152-159.

155
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

En tant qu'Italien, Gramsci ne pouvait pas ne pas comparer la


Renaissance et la Réforme - d'un côté, son pays avait connu un
réveil de la culture classique et un incroyable foisonnement artis-
tique ; de l'autre, il avait manqué la rationalisation de la théologie et
l'impressionnant renouvellement de la religion. Sur les plans intel-
lectuel et esthétique, bien sûr, la Renaissance était très en avance
sur la Réforme qui allait lui succéder, laquelle - envisagée étroi-
tement - marqua sous bien des aspects une régression, le retour
du philistinisme primaire et de l'obscurantisme biblique. Mais en
ce sens, la Réforme fut une réaction conservatrice qui entraîna un
progrès historique. La Renaissance, en effet, était essentiellement
restée une affaire d'élites, limitée à une minorité de privilégiés au
sein des milieux cultivés, tandis que la Réforme fut un mouvement
de masse, qui transforma la vision d'une bonne moitié du peuple
européen. Cependant, les conditions nécessaires à l'émergence
des Lumières étaient contenues dans le passage de l'une à l'autre43.
En effet, il fallait que la sophistication extraordinaire de la culture
de la Renaissance, limitée aux classes supérieures, se vulgarise et
se simplifie pour que la rupture avec le monde médiéval puisse se
transmettre, en tant qu'élan rationnel, aux classes inférieures. La
réforme religieuse fut donc cette nécessaire altération, une soumis-
sion des progrès intellectuels à l'épreuve de la popularisation : en
leur permettant d'acquérir une assise sociale plus large, elle les
rendit plus forts et plus libres.
Ce n'est pas la valeur empirique de l'interprétation de Gramsci
qui nous intéresse ici, mais l'agencement du processus qu'il décrit
Car, d'un point de vue historique, la relation entre modernisme et
postmodernisme n'est-elle pas très similaire à cette évolution ? Le

43. Gramsci reprit une grande partie de son argumentation de Croce, mais l'orienta
plus nettement en faveur de la Réforme. Pour ses réflexions les plus importantes, voir
Quademidel Carcere, Einaudi, Turin, 1977, vol. Il, pp. 1129-1130,1293-1294; vol. III,
pp. 1858-1862.

156
RÉPERCUSSIONS

passage de l'un à l'autre, en tant que systèmes culturels, semble se


caractériser par la même combinaison de diffusion et de dilution.
En ce sens, la « plébéianisation » implique bel et bien un élargisse-
ment immense de la base sociale de la culture moderne ; mais du
même coup, elle implique également un sérieux amoindrissement
de sa substance critique, nécessaire à la concoction insipide qu'est
le postmoderne. Une fois encore, la quantité a supplanté la qualité,
dans un mouvement que l'on peut envisager soit comme un arra-
chement salutaire aux divisions de classes, soit comme une terrible
limitation des énergies créatives. Ce phénomène de vulgarisation
culturelle, dont Gramsci avait bien analysé les ambiguïtés, s'étend à
l'ensemble du globe. La plus puissante des industries du spectacle,
le tourisme de masse, pourrait en être le monument, qui constitue
un étonnant mélange de libération et de spoliation. Mais c'est là que
se pose la question de l'analogie. A l'époque de la Réforme, c'est la
religion qui permit de toucher les classes populaires : les églises
protestantes assurèrent le passage d'une culture post-médiévale à
un monde plus démocratique et sécularisé. Aujourd'hui, ce passeur
n'est autre que le marché. Les banques et les entreprises peuvent-
elles endosser ce rôle historique ?
Il suffira de pousser un peu la comparaison pour en percevoir
les limites. Sous bien des aspects, la Réforme constitua un abaisse-
ment social des sommets culturels précédemment atteints : il n'y
aurait jamais plus de Machiavel, de Michel-Ange, de Montaigne ou
de Shakespeare. Mais ce fut également, bien sûr, un mouvement
politique animé par des énergies convulsives, occasionnant dans la
majeure partie de l'Europe quantité de guerres et de guerres civiles,
de migrations et de révolutions. La dynamique protestante était de
nature idéologique ; elle s'appuyait sur un ensemble de croyances
(farouche attachement à la conscience individuelle, résistance à
l'autorité traditionnelle, dévotion à la lettre de la Bible, hostilité à
la représentation iconique) qui engendra des penseurs radicaux,

157
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

d'abord sur un plan théologique, puis, progressivement, sur un


plan politique : la trajectoire qui va de Melanchthon ou de Calvin
à Winstanley ou à Locke. C'était là que résidait, selon Gramsci, le
rôle progressiste de la Réforme, et cela qui ouvrit la voie à l'ère des
Lumières et de la Révolutionfrançaise.Insurrection contre l'ordre
idéologique pré-moderne de l'Église universelle.
La culture postmoderne présente la tendance inverse. Au cours
du dernier quart du XXe siècle, de grands bouleversements politi-
ques se sont certes propagés dans le monde entier, mais ils n'ont
que rarement procédé de victoires âprement remportées par des
luttes politiques de masse. La démocratie libérale s'est répandue
par la force de l'exemple ou de la pression économique - « la grosse
artillerie des marchandises » dont parlait Marx - et non grâce à des
soulèvements moraux ou à des mobilisations sociales-; et du même
coup, sa substance s'est amenuisée, dans ses foyers d'origine comme
dans ses nouveaux territoires, avec des taux de participation élec-
torale en baisse constante et une apathie populaire grandissante.
Le Zeitgeist n'est pas à l'agitation : l'heure est aufatalismedémocra-
tique. Comment pourrait-il en être autrement quand les inégalités
sociales augmentent pari passu avec la légalité politique, et l'im-
puissance civique de pair avec la diffusion du suffrage universel ?
Seul le marché progresse - à marche forcée, bouleversant sur
son passage habitudes, styles, communautés, populations. Et les
Lumières ne nous attendent pas au bout du chemin. Un commen-
cement plébéien n'implique pas automatiquement une fin philoso-
phique. Le mouvement de la réforme religieuse a débuté avec la
destruction des images ; depuis l'avènement du postmoderne, elles
exercent une domination sans précédent L'icône naguère brisée
par le dissident est aujourd'hui l'ex-voto universel, consacré par un
écrin de plexiglas.
La culture du spectacle a bien sûr engendré sa propre idéologie.
C'est la doxa du postmodernisme, qui remonte au moment lyotar-

158
RÉPERCUSSIONS

dien. Sur le plan intellectuel, elle n'a guère d'intérêt : mélange facile
de notions, qui débouche sur un conventionnalisme déconcertant
Néanmoins, puisque la circulation des idées dans le corps social n'est
généralement pas liée à leur cohérence, mais à leur conformité à des
intérêts matériels, cette idéologie continue d'exercer une influence
considérable - loin de se cantonner au monde universitaire, elle
a envahi l'ensemble de la culture populaire. Terry Eagleton lui a
consacré une analyse brillante dans The Illusions of Postmodemism.
Distinguant le postmoderne comme développement artistique du
postmoderne en tant que système d'idées reçues*, il précise d'em-
blée qu'il ne traitera que du second. D examine alors successive-
ment tous les tropes habituels de la rhétorique anti-essentialiste et
anti-fondationnaliste - le rejet de toute notion de nature humaine ;
la conception de l'histoire en tant que processus aléatoire ; la mise
en équivalence de la classe avec la race et le genre ; la renonciation
à la totalité ou à l'identité ; les spéculations sur l'indétermination du
sujet - et méticuleusement, il les démonte un par un. D existe peu
de dissections aussi efficaces et englobantes de ce qu'on pourrait
appeler, en adaptant ironiquement Gramsci à Johnson, le non-sens
commun de l'époque.
Le but d'Eagleton n'est cependant pas d'établir un simple sotti-
sier*. Il cherche également à situer historiquement l'idéologie du
postmodernisme. Selon lui, le capitalisme avancé nécessite deux
systèmes de justification contradictoires : une métaphysique de
vérités impersonnelles durables - le discours de la souveraineté et
du droit du contrat et de l'obligation - dans le domaine politique,
et dans le domaine économique, une casuistique des préférences
individuelles pour les modes perpétuellement changeantes et les
gratifications de la consommation. Le postmodernisme donne à ce
dualisme une expression paradoxale, puisque, si d'un côté la révot
cation du sujet centré au profit du fourmillement erratique du désir
est en parfait accord avec l'hédonisme amoral du marché, d'un autre

159
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

côté, son rejet de toute valeur fondée ou de toute vérité objective


ébranle les légitimations dominantes de l'État Comment s'explique
cette ambivalence ? C'est là qu'Eagleton marque une hésitation.
Son étude s'ouvre sur une interprétation - la plus approfondie à ce
jour - du postmodernisme en tant que produit de la défaite politique
de la gauche : « Un échec définitif44 ». Cependant il la présente plus
comme une parabole ludique que comme une véritable reconstruc-
tion. Car avec sa sensibilité habituelle, Eagleton suggère que le
postmodernisme ne peut être réduit à cela : il représente également
l'émergence des minorités humiliées sur la scène théorique, et une
« véritable révolution » intellectuelle sur le terrain du pouvoir, du
désir, de l'identité et du corps. Sans cette inspiration, toute politique
radicale deviendrait proprement impensable45.
On pourrait donc rattacher l'ambivalence idéologique du post-
moderne à un contraste historique : pour le dire schématiquement,
la défaite du syndicalisme et de la révolte estudiantine a abouti à une
adaptation de l'économie au marché, et l'essor des humiliés et des
offensés a mené à une mise en question politique de la moralité et
de l'État. Ce parallélisme est latent dans l'interprétation d'Eagleton.
Mais, du fait d'une équivoque initiale, il ne l'a jamais explicitement
posé. A première vue, il ne semble pas y avoir de commune mesure
entre ces deux processus parallèles, imputés au postmodernisme.
Le premier est ébauché dans un des premiers chapitres, qui pose
le décor pour la suite de l'ouvrage ; l'autre, évoqué en deux ou trois
paragraphes, constitue en quelque sorte une compensation allusive
du premier mouvement La réalité politique pourrait faire penser
qu'un tel rapport proportionnel est cohérent Mais il convient diffi-
cilement à l'idée d'ambivalence, qui implique une parité d'effet
Conscient peut-être de cette difficulté, Eagleton reprend momenta-
nément d'une main ce qu'il donne de l'autre. La fable de la défaite

44. Terry Eagleton, The Illusions of Postmodemism, Blackwell, Oxford, 1997, p. 1.


45. Ibid.. p. 24.

160
RÉPERCUSSIONS

politique se termine sur la « plus bizarre des possibilités », lorsqu'il


demande : « Et si cette défaite n'avait jamais réellement eu lieu ? Et
s'il s'agissait moins d'un essor de la gauche qui fut ensuite refoulé,
que d'une désintégration constante, d'une perte progressive de
courage, d'une paralysie rampante ?» Si tel était le cas, l'équilibre
entre cause et effet serait rétabli. Pourtant, bien qu'il soit tenté par
cettefictionréconfortante, Eagleton est trop lucide pour persévérer
dans ce sens. Son ouvrage se termine comme il a commencé, « à
regret, sur une note plus sombre » : la vérité du postmoderne ne
réside pas dans l'équilibre, mais dans l'illusion46.
Le complexe discursif que critique Eagleton est, comme il le fait
remarquer, un phénomène qui peut être traité indépendamment
des formes artistiques du postmodernisme - l'idéologie conçue
comme distincte de la culture, selon l'acception traditionnelle de
ces deux termes. Toutefois, en un sens plus général, il n'est évidem-
ment pas possible de les séparer aussi nettement Alors comment
doit-on concevoir leur relation ? La doxa du postmodernisme se
définit comme le démontre effectivement Eagleton, par une affi-
nité fondamentale avec les dogmes du marché. Par conséquent
nous avons affaire en pratique à l'équivalent du « titra » - en tant
que tendance dominante de la culture postmoderne - dans le
champ idéologique. Il est frappant que Jameson n'ait pas montré
plus d'intérêt pour cet aspect Cependant, si nous nous demandons
quel est le moment antithétique de la théorie « ultra », il ne faut pas
chercher bien loin pour trouver la réponse. On a souvent dit que
les arts postmodernes ont manqué de ces manifestes qui ponctuè-
rent l'histoire du moderne. Cette dimension a pu être surestimée,
comme le montrent les exemples de Kosuth ou de Koolhaas dont
nous avons parlé plus haut Mais s'il demeure possible de trouver
des programmes esthétiques - bien qu'ils soient désormais plus
individuels que collectifs -, ce qui fait défaut ce sont des visions

46. Comparer avec The Illusions of Postmodernism, op. cit., pp. 19,134.

161
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

révolutionnaires semblables à celles qu'exprimaient naguère les


avant-gardes historiques. Les situationnistes, qui en anticipèrent
pourtant de si nombreux aspects, n'ont pas eu de successeurs dans
le postmodernisme.
L'instance théorique que représentait la forme de l'avant-garde
n'a toutefois pas disparu. Sa fonction a plutôt migré. En effet, à
quoi d'autre pourrait bien correspondre la totalisation du postmo-
dernisme effectuée par Jameson ? Au temps du modernisme, l'art
révolutionnaire produisait ses propres descriptions de l'époque et
ses propres anticipations de l'avenir, alors que la majeure partie de
ses pratiques étaient reçues avec scepticisme ou, au mieux, de façon
sélective, par les philosophes ou théoriciens politiques de gauche. La
froideur de Trotski envers le futurisme, la réticence de Lukàcs face
à la Verfremdung de Brecht, l'aversion d'Adorno pour le surréalisme
étaient caractéristiques de cette conjoncture. A l'époque du postmo-
dernisme, les rôles se sont inversés. Les mouvements artistiques
radicaux se réclamant de l'héritage des avant-gardes, ou tentant de le
prolonger, n'ont pas manqué. Pourtant, et sans aucun doute en partie
à cause de la coexistence déroutante du citra-moderne, dont il n'exis-
tait aucun équivalent antérieur, cette culture « ultra-moderniste » n'a
produit aucune description solide de cette période, ni fourni aucune
signification quant à son orientation générale. Or telle est justement
la prouesse accomplie par Jameson avec sa théorie du postmoderne.
On peut dire, comparativement, que c'est là que sont allés se loger
l'ambition critique et l'élan* révolutionnaire qui portaient l'avant-
garde classique. Dans ce registre, l'œuvre de Jameson peut être tenue
pour le seul équivalent de toutes ces météorologies passionnées du
passé. Le totaliseur est désormais externe ; mais ce déplacement
relève du moment historique analysé par cette théorie. Le postmo-
dernisme est la logique culturelle d'un capitalisme non pas en ordre
de bataille, mais au contraire plus sûr de lui qu'il ne l'a jamais été.
Pour lui résister, il faut commencer par le contempler tel qu'il est

162
RÉPERCUSSIONS

Portée théorique
Les avant-gardes classiques restèrent occidentales, même si les
courants hétérodoxes du modernisme, dont elles constituaient
une tendance, puisèrent à maintes reprises leur inspiration dans
le monde oriental, africain ou amérindien. La portée théorique de
l'œuvre de Jameson dépasse ce cadre occidental. On peut néan-
moins se demander si, cefaisant,il ne conçoit pas un univers exces-
sivement homogène, façonné sur le modèle nord-américain. « Le
modernisme, écrit Wollen, n'est pas suivi d'un postmodernisme
occidental totalisant, mais d'une esthétique hybride où les nouvelles
formes de communication et d'exposition seront constamment
confrontées à de nouvelles formes vernaculaires d'invention et
d'expression », dépassant « le discours eurocentrique étouffant »
du modernisme tardif comme du postmodernisme47. Ce genre
d'objection revêt une forme plus doctrinale dans le corpus de « la
théorie postcoloniale ». Cette école critique s'est développée à
partir du milieu des années 1980, notamment en réaction directe à
l'influence des idées postmodernistes dans les pays métropolitains,
et plus particulièrement contre la manière dont Jameson a struc-
turé ce champ théorique.
On reproche à ce dernier d'ignorer ou d'exclure les pratiques
issues de la périphérie, des pratiques qui non seulement ne peuvent
s'inscrire dans les catégories postmodernes, mais qui les rejettent
activement Pour ces critiques, la culture postcoloniale est par
nature plus oppositionnelle, et bien plus politique, que le postmo-
dernisme du Premier Monde. Défiant les prétentions démesurées
de la métropole, elle n'hésite pas en règle générale à mobiliser ses
propres formes radicales de représentation ou de réalisme, pros-
crites par les conventions postmodernes. Les avocats des études
postcoloniales « veulent une fois pour toutes montrer que la nature
47. Raiding the Icebox, op. cit.. pp. 205,209.

163
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

du postmodernisme est néo-impériale ». En effet « le concept de


postmodernité a été construit en des termes qui excluent plus ou
moins intentionnellement la possibilité d'une identité postcolo-
niale » - c'est-à-dire la nécessité pour les victimes de l'impérialisme
occidental d'accéder à une perception d'eux-mêmes qui ne soit « pas
contaminée par des concepts et des images universalistes ou euro-
centriques48 ». Les catégories pernicieuses d'un marxisme occi-
dental totalisant ne leur sont d'aucune aide dans cette entreprise,
contrairement aux généalogies singulières d'un Michel Foucault
La théorie postcoloniale a déjà suscité toute une série de
réponses, dont il serait inutile de faire état ici49. La notion même
de « postcolonial », du moins telle qu'elle est généralement utilisée
par ses tenants, est tellement élastique qu'elle en perd pratique-
ment tout caractère incisif. Ses défenseurs insistent sur lefaitque,
sur le plan temporel, l'histoire postcoloniale ne se limite pas à la
période postérieure à l'indépendance des États colonisés - elle
désigne plutôt l'ensemble de leur expérience depuis l'époque de la
colonisation. Sur le plan géographique, elle ne se restreint pas aux
terres conquises par l'Occident mais concerne également celles
qui se sont établies grâce à cette conquête. C'est pourquoi, par une
logique perverse, même les États-Unis, summum du néo-impéria-
lisme, deviennent une société postcoloniale en quête d'une identité

48. Simon During, « Postmodemism or Postcolonialism? », Landfall, vol. 39, n° 3,1985,


p. 369 ; « Postmodemism or Postcolonialism Today », TextualPractice, vol. 1, n° 1,1987,
p. 33. Ces deux textes de Nouvelle-Zélande, qui prennent tous deux Jameson à partie,
contiennent les déclarations les plus anciennes et les plus claires sur les thèmes prin-
cipaux de cette littérature. Pour des commentaires sur le « script réaliste sous-jacent »
dans la littérature postcoloniale, voir Stephen Slemon : « Modernism's Last Post », in
lan Adam et Helen Triffin (dir), Past the Last Post, Harvester Wheatsheaf, New York,
1991, pp. 1-11, une contribution canadienne.
49. Voir, en particulier, Arif Dirlik, « The Postcolonial Aura: Third World Criticism in the
Age of Global Capitalism », Critical Enquiry, hiver 1994, pp. 328-356; et Aijaz Ahmad,
« The Politics of Literary Postcoloniality », Race and Class, automne 1995, pp. 1-20.

164
RÉPERCUSSIONS

intacte50. L'inflation du concept, qui tend à lui ôter toute significa-


tion opératoire, est sans nul doute une conséquence de ses origines
géopolitiques - qui ne se situent pas là où on pourrait s'y attendre,
en Asie ou en Afrique, mais dans les anciens dominions blancs : la
Nouvelle-Zélande, l'Australie, le Canada - et peut-être également
de ses sources intellectuelles - comme par exemple la banalisation
du pouvoir induite par l'extension démesurée du concept chez
Foucault Dans tous les cas, une conception du postcolonial aussi
trouble que celle-ci peut difficilement toucher sa cible.
Pour donner à ce terme une élaboration plus raisonnable, on
pourrait interpréter son préfixe de façon moins cavalière, comme
désignant une période historique où la décolonisation a bien
eu lieu, mais où perdure la domination néo-impériale - non plus
fondée directement sur la force militaire, mais sur des formes de
consentement idéologique qui nécessitent de nouveaux types de
résistance politique et culturelle51. Cette conception du postcolonia-
lisme est un reflet plusfidèlede la réalité du monde contemporain,
même si la seconde partie du terme manque encore sa cible : en
effet des États aussi importants que la Chine - l'objet spécifique de
cette réinterprétation - ou l'Iran ne furent jamais colonisés, et voici
presque deux siècles que la majeure partie de l'Amérique latine ne
l'est plus. Son insistance sur la forte pénétration par le marché de
cultures populaires extérieures à la zone centrale du capitalisme
avancé rejoint cependant - au lieu de s'y opposer - la description
jamesonienne de l'impact du postmodernisme : elle la confirme
même expressément dans ses moindres détails. De même, la vita-
lité des formes mutantes de réalisme dans les arts de la périphérie
50. Voir Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Triffin, The Empire Writes Back: Theory
and Practice in Colonial Literatures, Routledge, Londres, 1989, p. 2 : les auteurs
écrivent depuis l'Australie.
51. Voir Shaobo Xie, « Rethinking the Problem of Postcolonialism », New Literary
History, vol. 28, n° 1 (numéro portant sur « Cultural Studies: China and The West »).
p. 9 et sqq.

165
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

- par exemple, on peut voir dans les motifs magiques un recours


typique aux « armes du faible » - ainsi que leurs effets déstabili-
sants, soulignés avec raison par les critiques postcoloniaux, ne
contredisent pas la configuration de la zone centrale. Après tout,
le postmodernisme, plus particulièrement sur son versant citra, a
toujours été attiré par le réalisme, et n'a eu aucune difficulté à y
intégrer des accents surnaturels.
Mais on pourrait adresser une objection plus solide à la thèse
jamesonienne d'une domination mondiale du postmoderne, une
objection fondée non sur les revendications postcoloniales, mais
tout simplement sur le fait que la modernisation capitaliste n'est
jamais parvenue à son terme dans de nombreuses régions de l'ex-
Tiers Monde. Dans un contexte où les conditions minimales de la
modernité - l'alphabétisation, l'industrie, la mobilité - sont encore
largement absentes ou irrégulièrement présentes, comment la post-
modernité pourrait-elle avoir le moindre sens ? La route est longue
qui va de Diamond Dust Shoes au désert du Taklamakan ou au
fleuve Irrawady. Cependant, l'argumentation de Jameson ne repose
pas sur l'idée - évidemment absurde - selon laquelle le capitalisme
contemporain aurait créé, partout dans le monde, un ensemble
homogène de conditions sociales. Le développement inégal est
inhérent au système, dont « la nouvelle et soudaine expansion »
a éclipsé « de façon tout aussi irrégulière » les anciennes formes
d'inégalité et en a suscité de nouvelles, « que pour l'heure nous
comprenons moins bien52 ». Toute la question est de savoir si cette
inégalité de développement est telle qu'elle exclut l'existence d'une
logique culturelle commune.
Le postmodernisme a émergé en tant que dominante culturelle
dans des sociétés capitalistes dotées d'une richesse sans précé-
dent, et d'un niveau moyen de consommation très élevé. Dans un
premier temps, Jameson a associé directement le postmodernisme
52. Late Marxism, op. cit., p. 249.

166
RÉPERCUSSIONS

à ces facteurs et, depuis lors, il n'a cessé d'insister sur les origines
spécifiquement américaines de ce phénomène. D semblait donc
légitime de penser que là où les niveaux de consommation étaient
bien plus bas et le développement industriel bien moins avancé
prédominait une configuration plus proche du modernisme - telle
qu'elle existait à une autre époque en Occident C'était du moins
une hypothèse qui me paraissait séduisante53. Dans ces conditions,
ne devait-on pas s'attendre à trouver un dualisme marqué entre
des formes culturelles hautes et basses, comparable à la distinction
existant en Europe entre les avant-gardes et la culture de masse,
avec peut-être un écart plus grand ? Le cinéma indien semblerait
en être l'exemple type : le contraste entre les films de Satyajit Ray
et l'avalanche de comédies musicales en provenance des studios
de Bombay paraît tout aussi marqué qu'il l'est dans les pays dits
développés. Toutefois, cet exemple relève d'un marché national
qui, dans les années 1960, était extrêmement protégé. De nos jours,
grâce aux systèmes de communication mondiaux, la pénétration
culturelle du Premier Monde des Second et Tiers Mondes est
incomparablement plus forte. Et du même coup, l'influence des
formes postmodernes devient inévitable - dans l'architecture de
villes comme Shanghai ou Kuala Lumpur, dans les expositions de
Caracas ou de Pékin, dans les romans et les films de Moscou à
Buenos Aires.
Mais influence ne signifie pas nécessairement domination. La
présence importante de groupes d'artistes ou de bâtiments qui
se réfèrent clairement au postmoderne n'atteste pas d'une hégé-
monie locale. Selon les termes employés par Jameson, eux-mêmes
repris de Raymond Williams, le postmoderne pourrait bien n'être
qu'« émergent » - et le moderne « résiduel ». Telle est en tout cas,
la position d'un critique aussi compétent que Jonathan Arac, qui
s'est intéressé à ces questions là où elles sont probablement le plus
53. « Modemity and Révolution », A Zone of Engagement, op. cit., pp. 40,54.

167
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

débattues aujourd'hui, en République populaire de Chine54. Avec


l'exemple de ce pays de près d'un milliard d'habitants, il est diffi-
cile de contester sa conclusion. D serait du ressort de Jameson de
répondre que l'hégémonie globale du postmoderne se résume à
cela - une nette prédominance au niveau mondial qui ne l'empêche
pas de n'avoir qu'un rôle subordonné dans diverses situations natio-
nales. Quoi qu'il en soit, une autre problématique doit également
être prise en considération. En effet, la culture postmoderne n'est
pas seulement un ensemble de formes esthétiques, c'est aussi une
configuration technologique. La télévision, qui a joué un rôle si
important dans l'avènement d'une ère nouvelle, ne possède pas de
passé moderniste. Elle est devenue le média dominant à l'époque
postmoderne. Or sa puissance est infiniment supérieure - et son
impact infiniment plus fort que celui de tous les autres médias
réunis - dans l'ex-Tiers Monde que dans le Premier Monde.
Ce paradoxe doit inciter à la prudence face à la tentation d'aban-
donner trop rapidement l'idée selon laquelle les damnés de la terre
sont eux aussi entrés dans le règne du spectacle. Il est peu probable
que ce monde reste isolé. À l'horizon se profile en effet l'impact
des nouvelles technologies de simulation - ou de prestidigita-
tion - dont l'apparition est relativement récente, y compris dans les
pays riches. Nous disposons désormais d'un diorama étrangement
majestueux de ces technologies grâce au remarquable Gargantua
de Julian Stallabrass. De façon surprenante, l'invitation de Jameson
à prolonger la réflexion d'Adorno et Horkheimer sur « l'industrie
culturelle », afin d'analyser les formes subséquentes de manipula-
tion, se voit réalisée dans cette œuvre. Depuis sa parution, aucun
ouvrage n'a égalé l'ambition de cette célèbre analyse, ou ne s'est
posé comme son digne successeur ; et ce, bien qu'y soit présente
l'influence de Benjamin qui, contrebalançant la systématicité du

54. « Postmodemism and Postmodemity in China: an Agenda for Inquiry », NewLiterary


History, hiver 1977, p. 144.

168
RÉPERCUSSIONS

projet adornien, oriente l'analyse vers une lecture phénoménale


plus pointilliste*. Stallabrass examine la photographie numérique,
l'échange cyberspatial et les jeux vidéo - ainsi que le paysage plus
familier des automobiles, des centres commerciaux, des graffitis
et détritus, et de la télévision elle-même - comme autant de préfi-
gurations d'une culture de masse à venir menaçant de supplanter
le spectacle tel que nous l'avons connu jusqu'à présent, en effaçant
complètement les frontières entre le perçu et le représenté. Avec
cette évolution, les nouvelles techniques ont fait surgir la possibi-
lité d'un univers de simulation refermé sur lui-même, capable de
dissimuler - et donc de protéger - l'ordre du capital plus qu'il ne
l'a jamais été. Une discrète gravité de ton et une précision dans les
détails caractérisent cette argumentation à rebrousse-poil.
Cependant, sa logique s'avère, sur un aspect important, en
désaccord avec son cadre théorique. Stallabrass ne veut en effet
rien savoir des débats engagés sur le postmoderne, et s'en tient à
une stricte séparation entre régions riches et pauvres du monde
- il suggère même qu'une des fonctions essentielles de la culture
de masse consiste précisément à masquer cette séparation55. Mais
il semble que l'on doive emprunter une toute autre direction. Les
technologies étudiées par Stallabrass sont, par leurs effets comme
par leur ancrage temporel, éminemment postmodernes, si tant est
que ce terme ait une quelconque signification ; et elles ne resteront
certainement pas, ainsi qu'il semble parfois le supposer, confinées
au Premier Monde. Les jeux vidéo sont déjà un marché florissant
dans le Tiers Monde. Il ne fait par ailleurs guère de doute que l'ar-
rivée de nouveaux types de connexion et de simulation dans ces
régions du monde aura tendance, comme l'a fait la télévision, à unir
plutôt qu'à diviser les centres urbains du siècle prochain, en dépit
des énormes inégalités de revenu moyen. Tant que prévaudra le

55. Julian Stallabrass, Gargantua. Manufacturer! Mass Culture, Verso, Londres. 1996,
pp. 6-7,10-11,75-77,214,230-231.

169
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

système du capital, chaque nouvelle avancée dans l'industrie des


images élargira le rayonnement du postmoderne. En ce sens, on
peut affirmer que sa domination mondiale est, en quelque sorte,
inscrite dans son programme.
La démonstration de Jameson se déploie à un autre niveau : pour
lui, comme toujours, c'est en se penchant sur les pratiques cultu-
relles elles-mêmes que l'on pourra se forger une opinion - car la
« preuve du pudding, c'est qu'on le mange56 ». On peut juger de l'im-
portance d'un postmoderne qui ne se limite plus à l'Occident d'après
des œuvres exemplaires produites dans la périphérie. Le format
moderniste des Faux-Monnayeurs de Gide, ainsi que son dénoue-
ment moral, servent de modèle au Terroriste d'Edward Yang, où
ce romanfaitl'objet d'une saisissante transformation. C'est aussi le
cas desfilmsde la nouvelle vague taïwanaise qui constituent, selon
Jameson, « un cycle analogue plus satisfaisant pour le spectateur
que tout autre cinéma national que je connaisse (à l'exception peut-
être des productions françaises des années 1920 et 1930). » De la
même manière, la conception brechtienne de YUmfunktionierung a
été reconfigurée de manière inattendue dans « la digne hilarité » de
Cauchemars parfumés, de Kidlat Tahimik, où les oppositions habi-
tuelles du nationalisme culturel - Premier et Tiers Mondes, ancien
et nouveau - sont extirpées de leurs formes d'origine et recompo-
sées defaçonalambiquée, à la manière desfameuxjeepneys57 philip-
pins58, dont l'ingéniosité pratique est indéniable.
Il serait difficile de trouver préoccupations moins eurocentri-
ques, et plus conformes à celles de Wollen. En fait, les peintres
56. NdT: Célèbre citation de Engels, dans Socialisme utopique et socialisme
scientifique.
57. NdT : Jeeps laissées par l'armée américaine aux Philippines, après la Seconde
Guerre mondiale. Depuis lors, une fois décorées, elles sont utilisées comme véhicules
de transport en commun.
58. Fredric Jameson, The Geopolitical Aesthetic. Cinéma and Space in the World
System. Indiana University Press, 1992, pp. 120,211.

170
RÉPERCUSSIONS

zaïrois ou les musiciens nigérians avec lesquels se clôt Raiding the


Icebox, inventeurs créatifs d'un art « para-touristique » inséparable
des effets du tourisme postmoderne, vont dans le même sens : « Le
choix entre un nationalisme authentique et une modernité homo-
généisante deviendra de plus en plus suranné59. » Aufinal,les deux
critiques mettent l'accent sur les mêmes aspects : symptômes de
stérilité et de provincialisme dans la métropole, signes d'une imagi-
nation renouvelée dans la périphérie. C'est peut-être aussi cela que
dénote le postmodernisme. Pour Jameson, « c'est parce que, dans
le capitalisme tardif et son système mondial, même le centre est
marginalisé [que] les expressions de ce qui est marginalement
inégal et inégalement développé, issu de l'expérience récente du
capitalisme, sont souvent plus intenses et plus puissantes», et
qu'elles sont « par-dessus tout plus profondément symptomatiques
et significatives que tout ce qu'un centre affaibli pourrait encore
tenter d'exprimer60 ».

Politique

Développement inégal, signification symptomatique. Ces termes


relevant du lexique de l'art nous conduisent au dernier point essen-
tiel de l'œuvre de Jameson. Marxism and Form, son premier livre
majeur, s'ouvre sur cette épigraphe de Mallarmé : « D n'existe

59. Raiding the Icebox, op. cit.. pp. 197,202-204,


60. The Geopolitical Aesthetic, op. cit., p. 155. Les commentaires de Jameson sur la
vacuité des formes de l'urbanisme exacerbé en Amérique du Nord, et plus générale-
ment dans le Premier Monde, ont systématiquement été - parfois peut-être même
excessivement - sévères. Voir, en tant qu'exemples, son entretien dans Left Curve,
n° 12,1988 ; « Americans Abroad: Exogamy and Letters in Late Capitalism », in Steven
Bell et al. (dir.), Critical Theory, Cultural Politics and Latin American Narrative, Notre
Dame University Press, Notre Dame, 1991 ; l'introduction au numéro spécial du South
Atlantic Quarterly sur le postmodernisme en Amérique latine, été 1993.

171
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

d'ouvert à la recherche mentale que deux voies, en tout, où bifurque


notre besoin, à savoir, l'esthétique d'une part et aussi l'économie
politique61. » Reprenant cette phrase dans Le Postmodernisme,
comme l'emblème de son projet, Jameson en propose l'interpréta-
tion suivante : « La perception que partagent ces deux disciplines de
cet immense mouvement dual entre un plan de la forme et un plan
de la substance62 » - soit la concordance cachée de Hjelmslev et de
Marx. On a expliqué plus haut pourquoi on peut voir dans l'œuvre
de Jameson l'apogée de la tradition du marxisme occidental. Le fil
directeur de cette tradition a toujours été esthétique, et Jameson
y a joué un rôle extraordinaire. Cependant, cette école de pensée
s'est toujours orientée à partir de catégories économiques issues
du Capital. L'œuvre de Lukàcs ou d'Adorno est impensable sans ce
référent constant et immanent Pourtant cette tradition n'a permis
aucune avancée significative dans le champ de l'économie politique
telle que la concevait Marx, Luxemburg ou Hilferding. Aussi se
fondait-elle sur un héritage intellectuel qu'elle n'a pas prolongé. Et
elle ignora presque totalement une autre tradition classique, qui
cherchait pour sa part à étendre l'analyse économique marxiste à
l'ère de la Grande Dépression. Cette mouvance théorique s'éteignit
à lafinde la Seconde Guerre mondiale.
Ainsi, quand Jameson commença à écrire vingt ans plus tard
- au plus fort du boom économique de l'après-guerre - le divorce
entre les dimensions esthétiques et économiques de la culture de
gauche était on ne peut plus profond. Et son travail s'inscrivit dans
la grande tradition esthétique. Mais quand la tradition économique
se renouvela au début des années 1970, alors que le capitalisme
mondial entrait dans une récession durable, il y réagit avec une
61. « Magie », in Œuvres, Gallimard, Paris, 1945, p. 399. Jameson traduit la maxime
en ces termes : « Only two paths stand open to mental research: aesthetics, and also
political economy » (Le Postmodemisme, op. cit., p. 427), qui omet le crucial « où
bifurque notre besoin ».
62. Le Postmodemisme..., op. cit., p. 373.

172
RÉPERCUSSIONS

énergie et une créativité surprenantes. On a déjà souligné le rôle


décisif joué par Le Troisième Âge du Capitalisme d'Ernest Mandel,
qui l'a incité à s'orienter vers une théorie du postmodernisme. Mais
dans ce domaine, ce n'est pas la seule influence qui ait marqué
Jameson. Ainsi, dans The Cultural Turn, il a élargi son analyse
du postmoderne au travers d'une réappropriation originale de
The Long Twentieth Century de Giovanni Arrighi, dont la synthèse de
Marx et de Braudel constitue à ce jour la plus ambitieuse interpréta-
tion de l'histoire générale du capitalisme. Dans ce texte, la dynamique
du capitalfinanciersur le « plan de la substance » génère un mouve-
ment defragmentationsur le « plan de la forme » que l'on retrouve
depuis les premiers pas du cinéma jusqu'aux collages postmodernes
les plus communs. Dans chaque cas, le réfèrent économique fonc-
tionne non comme support externe, mais comme élément interne à la
construction esthétique elle-même. Le dernier texte de The Cultural
Turn, « The Brick and the Balloon », suggère que Limits to Capital,
de David Harvey, a pu jouer un rôle relativement similaire63.
Les deux voies évoquées par Mallarmé se sont donc rejointes.
Cependant, si le but est de perpétuer le projet de Marx dans le monde
postmoderne, les lignes esthétique et économique sont-elles les
seuls chemins possibles ? Qu'en est-il du politique ? Son empreinte
n'est pas absente de la maxime inspiratrice. Mallarmé parle, après
tout, d'économie politique, et non pas simplement d'économie. Ce
terme canonique n'est toutefois pas aussi dénué d'équivoque qu'il
paraît l'être de prime abord. Désignant initialement les systèmes
classiques de Smith, Ricardo et Malthus, il était précisément la
cible de Marx ; mais lorsque les théories néo-classiques de Walras,
Jevons et Menger acquirent, avec la révolution marginaliste, le statut
d'orthodoxie, Marx lui-même fut assimilé à ces prédécesseurs dont
il avait voulu se détacher, désormais considérés comme les fossiles
préhistoriques de cette discipline - la critique de l'économie

63. The Cultural Turn. op. cit., pp. 136-144 sqq., 184-185 sqq.

173
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

politique se résumant désormais à sa dernière étape dogmatique.


En réaction, les marxistes se réclamèrent souvent de cette tradi-
tion, par opposition au formalisme de l'économie « pure », codifiée
par les héritiers des penseurs néo-classiques. Elle n'en resta pas
moins une catégorie résiduelle - « politique » uniquement dans la
mesure où elle dépassait le calcul du marché et revendiquait une
référence sociale laissée par ailleurs indéterminée. Ce sens affaibli
n'a jamais suffi à définir l'héritage particulier de Marx.
Cependant, si l'adage poétique n'accorde pas une place auto-
nome au politique, celui-ci occupe une place éminente dans le
titre de l'œuvre théorique la plus systématique que Jameson ait
consacrée au champ littéraire. The Political Unconscious s'ouvre
sur ces mots : « Ce livre affirme le primat de l'interprétation poli-
tique des textes littéraires. Il ne conçoit la perspective politique
ni comme une méthode supplémentaire, ni comme l'auxiliaire
optionnel des autres méthodes interprétatives qui ont aujourd'hui
cours - psychanalytique ou mythocritique, stylistique, éthique, ou
structurale - , mais au contraire comme l'horizon absolu de toute
lecture et de toute interprétation. » Jameson remarque qu'une telle
position paraîtra extrême. Mais il en explicite la signification quel-
ques pages plus loin : « Il n'est rien qui ne soit social et historique
- [ . . . ] tout est, "en dernière instance", politique64. » Cette acception
englobante du terme donne toute sa force au titre de l'ouvrage.
Au sein de la stratégie interprétative dans laquelle elle s'inscrit, la
politique, prise dans un sens plus étroit, occupe une place réduite.
Dans ce registre, Jameson affirme qu'il existe «trois cadres
concentriques, dont chacun marque une appréhension plus large
du fondement social de ce texte - tout d'abord, à travers la notion
d'histoire politique, prise dans le sens étroit d'événement ponctuel
et de chronique de la succession temporelle de ces événements ; à
travers, ensuite, celle de société, au sens déjà moins diachronique

64. The Political Unconscious, op. cit., pp. 17-20.

174
RÉPERCUSSIONS

et temporel de tension et de lutte constitutives entre les classes


sociales ; à travers, enfin, la notion d'histoire, désormais conçue en
son sens le plus vaste, en tant que séquence des modes de produc-
tion, en tant que succession et destinée des différentes formations
sociales humaines, depuis la vie préhistorique jusqu'à l'avenir, si
lointain soit-il, que l'histoire nous réserve.65 »
La hiérarchie est donc claire, qui va du fondamental au super-
ficiel : économique social politique. Dans ce dernier niveau,
« l'histoire se trouve réduite » - le verbe indique déjà ce qui va
suivre - à « l'agitation diachronique de la succession des années, des
annales de l'ascension et de la chute des régimes politiques et des
modes sociales, ainsi que de l'immédiateté passionnée des luttes que
se livrent des individus historiques66. » Plus qu'à toute autre chose,
on pense à la description braudélienne de l'histoire événementielle*,
dans sa célèbre exposition des trois temps de l'histoire - l'écume
évanescente des épisodes et incidents qu'il compare à ces vagues
venues d'Afrique qui, de tout temps, ont déferlé, à la pâle lumière
des étoiles, sur lesrivagesde Bahia. Les similarités formelles entre
ces deux schémas tripartites, ajustés à la dimension géographique
plus qu'économique de l'histoire immobile*, sont manifestes. Tous
deux semblent partager une certaine réserve envers le politique
au sens fort du terme - c'est-à-dire, en tant que domaine d'action
indépendant qui possède des conséquences propres.
Dans le cas de Braudel, cette réticence est conforme à la struc-
ture et au programme qui régissent son œuvre. Pour un marxiste,
voilà qui est en revanche plus douteux. Mais Jameson a tenté de
justifier cette position. Dans un de ses textes les plus délibérément
provocateurs, il avance qu'il existe une parenté naturelle entre l'une
des versions les plus extrêmes du néolibéralisme - la modélisation
universelle du comportement humain en tant que maximisation

65. Ibid., p. 75.


66. Ibid., pp. 76-77.

175
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

de l'utilité, proposée par l'économiste Gary Becker, de l'École de


Chicago - et le socialisme, dans la mesure où tous deux évacuent la
nécessité d'une pensée politique. D serait pourtant possible d'envi-
sager « le grief traditionnel fait au marxisme de manquer de toute
réflexion politique autonome [...] comme une force plutôt que
comme une faiblesse ». Car le marxisme n'est pas une philosophie
politique, et si « il y a certainement une pratique marxiste de la
politique, [...] la pensée politique de Marx, quand elle n'est pas
pratique en ce sens, relève exclusivement de l'organisation poli-
tique de la société et des moyens par lesquels les gens coopèrent
pour organiser la production ». La conviction néolibérale selon
laquelle, dans le capitalisme, seul le marché importe, est donc très
proche de la perspective marxiste pour laquelle, dans le socialisme,
seule compte la planification : ni l'une ni l'autre n'ont de temps à
perdre en ratiocinations politiques. « [NJous avons beaucoup en
commun avec les néo-libéraux, en fait pratiquement tout - sauf
l'essentiel67 ! »
Derrière cette joyeuse provocation se trouve une conviction de
principe - ce n'est pas un hasard si la formule de Mallarmé réap-
paraît précisément à ce moment-là68. Mais ce passage correspond
67. Le Postmodernisme..., op. cit., pp. 373-374.
68. Sur la réflexion la plus complète de Jameson sur la maxime de Mallarmé, et son
impact sur les conceptions du politique, voir son entretien dans le journal du Caire Alif,
« On Contemporary Marxist Theory », n°10,1990, pp. 124-129, suite à un cours donné
en Egypte. Il faudrait ajouter que Mallarmé ne doit pas être réduit à la dichotomie de
Magie. Lors de la crise du 16 mai 1877 initiée par Mac Mahon, alors que la Constitution
de la Troisième République était débattue, il publia un article dans La République des
Lettres, déclarant que ce qui était en jeu n'était « rien de moins que la souveraineté
du peuple » ; tout ceci - bien sûr - dans la rubrique « La Politique ». Pour ce texte, voir
P. S. Hambly, « Un article oublié de Stéphane Mallarmé », Revue d'Histoire Littéraire
de la France, janvier-février 1989, pp. 82-84. C'est dans ce contexte - extrêmement
mouvementé - qu'il proféra la célèbre déclaration retentissante : « La participation de
couches sociales jusque-là ignorées à la vie politique de la France est un fait social qui
fera honneur à la fin du xix6 siècle. Un parallèle se rencontre dans les arts, les voies ayant
été préparées par une évolution à laquelle le public attacha, avec une rare prescience.

176
RÉPERCUSSIONS

dès sa première manifestation, l'épithète d'intransigeant, qui, dans le vocabulaire poli-


tique, signifie radical et démocratique. » : « Les Impressionnistes et Édouard Manet »,
in Les Écrivains devant l'impressionnisme, textes réunis par Denys Riout, Macula, Paris,
1989, p. 103. Deux décennies plus tard, le scandale de Panama de 1893 provoqua le
retour de Mallarmé aux commentaires politiques, avec le texte qui devint Or, le premier
des « Grands Faits Divers » rassemblés dans Divagations, texte auquel succéda Magie la
même année. Tous deux respirent une même aversion intraitable envers le fétichisme de
la finance, l'alchimie de la spéculation. « Fumée le milliard, hors le temps d'y faire main
basse : ou, le manque d'éblouissement voire d'intérêt accuse qu'élire un dieu n'est pas
pour le confiner à l'ombre des coffres de fer et des poches - La pierre nulle, qui rêve l'or,
dite philosophale : mais elle annonce, dans la finance, le futur crédit, précédant le capital
ou le réduisant à l'humilité de monnaie I » - voir Œuvres, pp. 398,400. Des pensées d'ac-
tualité, pour le moins, qui pourraient presque introduire l'avant-demier essai de Jameson
dans The Cultural Tum. Quand Mallarmé en vint à écrire sa série d'articles « Variations
sur un Sujet », dans La Revue Blanche pendant l'année 1895, Dreyfus avait été condamné
et les nuages politiques de l'affaire étaient en train de se former à l'horizon. Sa désillu-
sion face aux régimes parlementaires opportunistes de l'époque était désormais totale.
« Jaunes effondrements de banques aux squames de pus et le candide camelot appor-
tant à la rue une réforme qui éclate en main, ce répertoire - à défaut, le piétinement de
Chambres où le vent-coulis se distrait à des crises ministérielles - compose, hors de leur
drame propre à quoi les humains sont aveugles, le spectacle quotidien » - voir Œuvres,
p. 414. Le texte dont ce passage est extrait, La Cour(« pour s'aliéner les partis »), est la
plus révélatrice des interventions de Mallarmé au cours de cette année - un exemple
remarquable de fusion entre les éléments « aristocrates » et « prolétaires » dans l'es-
prit avant-gardiste de l'époque. Pour évaluer l'introduction d'articles de Mallarmé dans
La Revue Blanche, il est nécessaire de rappeler leur contexte. Ils furent publiés dans
les mêmes numéros de la revue que les dessins de Toulouse, Vallotton ou Bonnard,
ainsi qu'aux côtés des articles dithyrambiques de Bakounine, Herzen, Proudhon et
Marx - une critique élogieuse par Charles Andler de la publication du troisième volume
du Capital; sans parler d'un feuilleton en onze parties des mémoires de Y enragé* le
Général Rossignol, commandant hébertiste dans la répression de la Vendée, célébré
dans une représentation héroïque par Vuillard. Voir La Revue Blanche. 1895, VIII, p. 408.
Une analyse minutieuse de l'orientation politique de Mallarmé reste encore à écrire. La
publication tardive d'une section substantielle du projet d'étude de Sartre sur Mallarmé,
datant de 1952, nous donne une idée de ce que nous avons manqué : voir « L'engagement
de Mallarmé », Obliques, n° 18-19,1979, désormais disponible sous le titre Mallarmé. La
Lucidité et sa Face d'Ombre, Gallimard, Paris, 1986. La disparition du manuscrit complet
est une perte majeure. Le fragment qui subsiste révèle que cela aurait probablement
constitué le véritable chef-d'œuvre* biographique de Sartre : plus riche en détails et plus
fin dans son analyse que ne l'a été sa présentation ultérieure de Flaubert.

177
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

également à un sens des priorités immédiates. Reprenant son


système bipartite à la fin de The Geopolitical Aesthetic, Jameson
remarque, à propos dufilmde Tahimik, qu'il est instructif en ceci
qu'il montre « comment la dimension économique a pris le pas
sur une dimension politique qui n'est ni omise ni refoulée, mais
à laquelle il est assigné, pour le moment, un rôle et une position
subordonnés ». Car telle est la leçon à tirer de notre époque. Dans
la conjoncture actuelle, celle de la postmodernité, « notre tâche
la plus urgente sera de dénoncer sans relâche les formes écono-
miques qui régnent pour l'instant, souveraines et incontestées »
- « une réification et une marchandisation qui sont désormais si
universelles qu'elles apparaissent comme des entités quasiment
naturelles et organiques69 ». Même la politique de libération natio-
nale ne peut que s'inscrire dans cette bataille plus large.
Le programme théorique de Jameson - que nous pourrions
qualifier, en l'honneur de son épigraphe, de symbolisme matéria-
liste - s'est donc avéré incroyablement consistant On peut même
s'assurer de sa cohérence a contrario, en notant une absence signi-
ficative dans sa réappropriation du répertoire marxiste occidental.
En effet cette tradition n'est pas dénuée d'un moment politique.
Antonio Gramsci est le seul grand nom fondamentalement absent
du recensement effectué par Marxism and Form. Ce qui est en
partie lié à la position excentrée de l'Italie dans l'impressionnant
usage que Jameson fait des ressources de la culture européenne,
où la France, l'Allemagne et l'Angleterre sont les terres de réfé-
rence. Mais c'est également dû au fait que l'œuvre de Gramsci,
responsable communiste emprisonné, analysant l'échec d'une révo-
lution et les conditions qui permettraient la victoire de la suivante,
ne relève pas d'une bifurcation de l'esthétique et de l'économie.
Elle est éminemment politique, à la fois comme théorie de l'État et
de la société civile, et comme stratégie visant à leur transformation
69. The Geopolitical Aesthetic, op. cit., p. 212.

178
RÉPERCUSSIONS

qualitative. Jameson élude ce corpus dans son extraordinaire


synthèse du marxisme occidental.
Qui oserait dire que cette intuition était erronée ? La grandeur
du Sarde paraît aujourd'hui ignorée, du fait de l'impasse à laquelle
a abouti la tradition intellectuelle qu'il représentait Le cours de l'his-
toire est passé par d'autres rivages. Si les héritages de Francfort
Paris ou Budapest restent plus pertinents, c'est également parce
qu'ils étaient moins politiques - c'est-à-dire, moins sujets aux « contin-
gences et renversements » propres à l'histoire événementielle telle que
Jameson la percevait70. La purification du marxisme occidental, son
recentrement autour des seuls aspects esthétiques et économiques,
s'est donc avérée, dans l'état actuel des choses, justifiée. La théorie du
postmodernisme comme logique culturelle du capitalisme tardif en
constitue le flamboyant aboutissement Pourtant, c'est précisément
là que la forclusion du politique devient paradoxale. Jameson concep-
tualise le postmoderne comme un stade du développement capitaliste
où la culture se confond, en pratique, avec l'économie. Au sein d'une
telle culture, quelle attitude le critique doit-il adopter ? La réponse de
Jameson consiste à distinguer trois termes. Il y a tout d'abord le goût
ou l'opinion, qui constitue un ensemble de préférences subjectives
- qui présentent en elles-mêmes peu d'intérêt - pour des œuvres d'art
particulières. Puis il y a l'analyse, ou l'étude objective « des conditions
historiques de la possibilité d'émergence de certaines formes spécifi-
ques ». Enfin, il y a l'évaluation, qui n'implique pas de jugement esthé-
tique au sens traditionnel du terme, mais cherche plutôt à « inter-
roger la qualité de la vie sociale au moyen du texte ou de l'œuvre
d'art individuelle, ou à hasarder une estimation des effets politiques
des mouvements ou courants culturels avec moins d'utilitarisme et
une plus grande sympathie pour la dynamique du quotidien que les
imprimaturs et les mises à l'index des traditions antérieures71 ».
70. Ibid.
71. Le Postmodernisme..., pp. 417 et ssq.

179
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

Jameson avoue être un consommateur de culture contempo-


raine, mais il n'accorde guère d'importance à ses passions person-
nelles. L'analyse historique et formelle constitue la majeure partie
de son travail de théoricien et de critique, un travail dont The
Political Unconscious représente l'articulation la plus systématique.
Qu'en est-il de sa troisième catégorie : l'évaluation ? On trouve par
exemple dans Le Postmodernisme des descriptions inoubliables
de la qualité de la vie propre à ce contexte historique, avec « son
quotient interne de misère [et] sa potentialité déterminée de trans-
figuration corporelle et spirituelle qu'il offre aussi, ou domine72 ».
Les « effets politiques des mouvements culturels » sont toutefois
moins présents dans cet examen du postmoderne. Les nouveaux
mouvements sociaux le sont bel et bien, en tant que topoi désormais
communs. Ils sont considérés avec une certaine bienveillance, mais
également avec une prudence méfiante envers les revendications
abusives qui ont été formulées en leur nom. Jameson les évoque de
loin, sans les différencier ; peut-être parce que - comme leur nom
l'indique - ce ne sont pas des mouvements culturels stricto sensu.
L'art conceptuel anti-institutionnel offre un cas plus pertinent,
représenté par un artiste comme Hans Haacke, dont la stratégie
visant à « ébranler l'image au moyen de l'image elle-même » est
rendue graphiquement dans Le postmodernisme, bien que briève-
ment73. Mais c'est là une référence isolée, qui rend d'autant plus
saillante la rareté des autres.
N'est-ce pas toutefois un reflet fidèle de la pénurie de mouve-
ments culturels oppositionnels - ou même simplement position-
nels - à l'ère postmoderne ? De fait, l'éclipsé des avant-gardes
organisées - et le déclin d'une politique de classe qui en est le
contexte historique plus général - sont puissamment décrits dans
ces mêmes pages. Par eux-mêmes - car aucun n'est absolu -, ils ne
72. Le Postmodernisme..., p. 421.
73. Le Postmodernisme.... p. 562.

180
RÉPERCUSSIONS

semblent cependant pas suffire à expliquer la distance qui sépare la


promesse du résultat Une difficulté plus profonde est peut-être ici
à l'œuvre. L'alliance de l'esthétique et de l'économie effectuée par
Jameson produit une totalisation splendide de la culture postmo-
derne dans son ensemble ; l'opération de « cartographie cognitive »
fonctionne - intentionnellement - comme résistance dialectique à
cette dernière. Mais, en ce sens, son point de levier reste nécessai-
rement extérieur au système. A l'intérieur de celui-ci, Jameson a
plus cherché à examiner qu'à juger. Sur ce plan, il nous a constam-
ment mis en garde contre le danger que représente la condam-
nation facile de formes ou de tendances spécifiques, écueil d'un
moralisme stérile. Cela n'implique pas, à l'inverse, de céder à un
populisme pour lequel Jameson n'a jamais eu d'inclination. On peut
ici prendre le reproche qu'il adresse aux cultural studies comme
un mot d'ordre général : « La standardisation de la consommation
est semblable à un mur du son qui pose l'euphorie du populisme
comme une réalité de la vie et comme une loi physique dans la
sphère supérieure du système74. »
Il n'en demeure pas moins que Le Postmodernisme n'attaque
aucune œuvre ou aucun mouvement précis au sein de la culture
qu'il décrit au sens conventionnel du terme. C'est sans doute en
partie une question d'économie psychique - ce genre de choses
n'a jamais vraiment intéressé Jameson ; à chacun selon son tempé-
rament Mais il y a là, aussi, une question théorique, que révèle
une tension significative - très inhabituelle chez cet auteur - inhé-
rente au traitement qu'il accorde au thème central de sa pensée :
l'aspiration utopique. Cette oscillation, remarquée par Peter Fitting,
se présente comme suit75 : d'une part Jameson a insisté sur le fait
- c'est l'une de ses thématiques les plus audacieuses et les plus

74. « On Cultural Studies », Social Text, n° 34,1993, p. 51.


75. Communication présentée lors du colloque sur le postmodemisme, Changsha,
Hunan, juin 1997.

181
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

originales - que des élans utopistes sont intrinsèquement à l'œuvre


dans les produits réifiés de la culture commerciale de masse, car
ces derniers « ne peuvent être idéologiques sans être, dans le
même temps, implicitement ou explicitement utopiques; ils ne
peuvent manipuler qu'à la condition d'offrir une parcelle de contenu
authentique, appât fantasmatique destiné à séduire le public qu'ils
vont manipuler» - cette séduction passant par la figuration, si
déformée ou dissimulée que ce soit, d'un ordre collectif rédimé.
Jameson qualifie cette fonction de « potentiel transcendantal - cette
dimension de toute culture de masse, même la plus dégradée », qui
reste « négative et critique, en tant que produit et marchandise, de
l'ordre social dont elle émane76 ». Lesfilmsqui viennent illustrer cet
argument sont Les Dents de la mer et Le Parrain.
D'autre part, les représentations de l'utopie dans la grande
culture - de More à Le Guin en passant par Flatonov - servent
invariablement à démontrer qu'il s'agit précisément de ce que nous
ne pouvons imaginer. « Le sujet profond de l'utopie » se trouve être
« précisément notre incapacité à la concevoir, notre impuissance à
la produire en tant que vision, notre échec à projeter l'Autre de ce
qui est, un échec qui, comme un feu d'artifice s'effaçant dans le ciel
nocturne, nous laisse une fois encore seuls avec cette histoire77 ».
Cette impuissance, comme le répète Jameson, est constitutive. Ce
que la culture de masse peut donner à entendre, lafictionutopique
ne peut l'incarner. Y a-t-il un quelconque point commun entre
Independence Day et Tchevengour, ou n'y a-t-il qu'une aporie ? Le
point fondamental n'est peut-être pas là. Il n'existe pas de critère
politique qui permettrait de distinguer les diversesfigurationsde
l'aspiration utopique, que ce soit sous un déguisement commer-
cial ou dans l'imagination prophétique. Mais comment ces formes
peuvent-elles être séparées de leur substance - le rêve politique ?
76. Signatures of the Visible, op. cit., p. 29.
77. The Idéologies of Theory, vol. 2, op. cit., p. 101.

182
RÉPERCUSSIONS

Est-U possible de ne pas porter de jugements discriminatoires à


leur encontre ? Voilà, dans sa dimension la plus aiguë, le problème
général que soulève le positionnement du postmoderne entre
l'esthétique et l'économie.
Il manque en effet à cette bifurcation de l'esthétique et de l'éco-
nomie une conception de la culture comme champ de bataille,
comme ferment de discorde entre ses protagonistes. Tel est le plan
de la politique, conçue comme espace autonome. Nul besoin, pour
s'en rendre compte, de céder aux tentations sectaires de la tradi-
tion marxiste, ou aux conceptions déchaînées d'une quelconque
avant-garde. Cette approche remonte à Kant, pour qui la philoso-
phie constituait un Kampfplatz - notion présente dans les Lumières
allemandes, dont Clausewitz effectua la théorisation militaire, une
génération plus tard. C'est un grand penseur de droite qui a donné
à ce concept une expression forte dans le domaine politique. La
définition schmittienne du politique - entièrement articulée autour
de la distinction entre ami et ennemi - n'est certes pas exhaustive.
Mais on peut difficilement considérer qu'elle n'appréhende pas une
dimension irréductible de la politique ; or c'est cette acception du
politique qui a cours dans la culture postmoderne. Rappeler cet
aspect n'équivaut pas à plaider pour son inclusion. L'esthétique et
le politique ne doivent en aucun cas être assimilés ou confondus.
Mais s'il existe une médiation entre ces deux notions, c'est parce
qu'elles ont une chose en commun. Toutes deux sont intrinsèque-
ment liées au jugement critique : distinction entre les œuvres d'art,
entre les formes d'État Dans un cas comme dans l'autre, s'abstenir
de critiquer, c'est adhérer. Le postmodernisme, tout comme le
modernisme, est un champ de tensions. Le clivage est une condi-
tion inéluctable pour quiconque s'y engage.
C'est justement ce qui apparaît dans les textes de Jameson sur
le postmoderne qui, depuis Le Postmodernisme, sont de plus en plus
mordants. Car ils retracent une involution. Le postmodernisme,

183
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

comme le suggère à présent Jameson, peut d'ores et déjà être pério-


disé. Au moment libératoire et créatif des années 1970 - ce « fracas-
sant déblocage78 » - a succédé plus récemment une régression mani-
feste, qu'il examine dans « The End of Art » et « Transformations
of the Image ». D'une part, la libération postmoderne vis-àrvis des
entraves du Sublime moderne (« habiter parmi les monuments en
ruine »), émancipatrice à l'origine, a eu tendance à dégénérer en un
nouveau culte du Beau, représentant « une colonisation de la réalité
en général par des formes spatiales et visuelles », qui est égale-
ment « une marchandisation de cette même réalité intensément
colonisée à une échelle mondiale79 ». Avec cet esthétisme dégradé,
l'art semble retourner à l'état culinaire - uniquement destiné à être
consommé. D'un autre côté, la libération intellectuelle produite par
l'avènement de la Théorie, synonyme d'effondrement des barrières
entre des disciplines sclérosées ainsi que d'émergence de styles de
pensée plus ambitieux et inattendus, a elle aussi subi une régres-
sion. Tout récemment en effet, on a vu se réinstaller les autarcies
obsolètes que les processus dédifférenciants du postmodernisme
avaient tenté d'abolir, à commencer par l'éthique et l'esthétique
elles-mêmes.
Selon Jameson, cette récidive n'est pas irréversible : l'esprit
postmoderne pourrait emprunter d'autres directions. Mais si l'on
se demande à quoi peut bien correspondre le glissement culturel
qu'il critique, la réponse est chronologiquement claire. Quand
Jameson a commencé à écrire sur le postmodernisme, au début
des années 1980, les régimes de Reagan et de Thatcher impo-
saient déjà leur rythme en Occident, l'URSS subissait les affres
d'un brejnévisme agonisant, et la libération nationale n'était déjà
plus qu'un vieux souvenir dans la majeure partie du Tiers Monde.
Mais le triomphe mondial du capitalisme était encore à venir. Au
78. Le postmodernisme.... op. cit., p. 436.
79. Voir The Cultural Turn, op. cit., p. 87.

184
RÉPERCUSSIONS

tournant des années 1990, moment où il mettait la dernière main


au Postmodernisme, l'État soviétique existait encore, nominalement
du moins. L'extinction totale de l'alternative communiste, sa quasi-
suppression des archives de l'histoire, puis l'implacable avancée du
néolibéralisme dans le Tiers Monde, éliminant sur son passage tout
vestige d'autonomie économique, et pénétrant désormais jusqu'aux
derniers bastions de l'Asie orientale - tel est le contexte qui explique
que Jameson ait adopté un ton plus intransigeant Le thème idéolo-
gique de la fin de l'histoire, de la suspension du temps aux limites
du capitalisme libéral, devient l'objet d'une ironie détotalisante dans
le magnifique «Antinomies of Postmodernity» (1994), qui refa-
çonne les catégories kantiennes afin d'éclairer le contemporain ;
puis, à nouveau mais plus directement dans « End of Art or End
of History » (1996), qui détourne tranquillement les positions de
Kojève et Fukuyama pour les mener à unefininattendue80. D'autres
textes explorent « l'état de la dette » envers Marx ou, de manière
éblouissante, l'œuvre de Brecht81.
Ce sont là de puissantes interventions politiques. Par le passé,
on a souvent critiqué Jameson pour sa distance vis-à-vis du monde
réel des conflits matériels - lutte de classe ou soulèvements natio-
naux -, donc pour son « apolitisme ». Interprétation erronée de ce
penseur à l'engagement sans faille. Nous avons remarqué, tout au
long de cet ouvrage, sa réserve théorique à l'égard de l'« événe-
mentiel », qui pourrait conduire, dans le champ culturel, à une tota-
lisation historique dépourvue de divisions ponctuelles - réserve
que l'on peut sans doute imputer à son refus d'accorder une auto-
nomie au politique, mais qui constitue l'inverse d'un renoncement :
il s'agit plutôt d'intégrer le politique dans la forme même de la tota-
lité. Cette position s'est infléchie vers un triage* plus sélectif. Mais

80. Ibid., pp. 50-72.


81. Voir « Marx's Purloined Letter », New Left Review. n° 209, janvier-février 1995 ; et
Brecht and Method, Verso, Londres, 1998.

185
LES ORIGINES DE LA POSTMODERNITÉ

ces considérations se situent sur un plan interne, et renvoient aux


problèmes de la théorie culturelle proprement dite. Concernant la
relation plus générale que cette œuvre entretient avec le monde
extérieur, Jameson est encore sans égal de par l'éloquence et la
clarté de la résistance qu'il n'a cessé d'opposer à la direction prise
par l'époque. Quand la gauche était plus fournie et plus assurée, son
travail théorique gardait une certaine distance avec les événements
immédiats. Une fois la gauche isolée et assiégée, et moins capable
que jamais de concevoir une quelconque alternative à l'ordre social
existant, Jameson a affirmé plus directement le caractère politique
de cette époque, rompant le charme du système :

« avec quelle violence s'achète la bienveillance


quel prix donne au moindre geste la justice
quels torts sont impliqués dans les droits domestiques
ce qui traque
ce silence. »
TABLE

Avant-propos s

7
Chapitre 1 : Prodromes
Lima - Madrid - Londres 9
Shaanxi - Angkor - Yucatân 13
New York - Harvard - Chicago 20

Chapitre 2 : Cristallisation 25
Athènes - Le Caire - Las Vegas 27
Montréal - Paris 38
Francfort-Munich 54

Chapitre 3 : Capture 67
Sources 69
Cinq déplacements 78
Aboutissements 93

Chapitre 4 : Répercussions 109


Périodisation m
Polarités 130
Inflexions 149
Portée théorique 163
171
Politique
Perry Anderson
Bibliographie

Passages from Antiquity to Feudalism, Verso, 1996 [1974]

Lineages oftheAbsolutist States, Verso, 1979 [1974]


(traduction française : L'Etat absolutiste, Maspero, 1978)

Considérations on Western Marxism, Verso, 1977


(traduction française : Sur le marxisme occidental,
Maspero, 1978)

In the Tracks ofHistorical Materialism, Verso, 1985

A Zone of Engagement, Verso, 1992

English Questions, Verso, 1992

The Origins of Postmodernity, Verso, 1998

Spectrum, Verso, 2004

The New Old World, Verso, 2009

Autres ouvrages publiés enfrançais:

Sur Gramsci, Maspero, 1976 (traduction de l'article


« The Antinomies of Antonio Gramsci », paru dans
la New Left Review, 1976)

La Pensée tiède, Le Seuil, 2004 (traduction d'articles


parus dans la London Review ofBooks, 2004)
Achevé d'imprimer par Normandie Roto Impression S.A.S. à Lonrai
Dépôt légal : avril 2010
Numéro d'impression : 101217
Imprimé en France

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