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Savarese Éric. B. Anderson, L'imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme. In: Politix, vol. 9, n°36,
Quatrième trimestre 1996. Usages sociaux des sciences sociales. pp. 198-202;
doi : https://doi.org/10.3406/polix.1996.1988
https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_36_1988
est aussi là, triviale au double sens du terme. La vie intellectuelle du XXe siècle est
subventionnée. Le scandale du milieu des années soixante n'aurait pas eu lieu d'être si
toutes ces revues n'avaient pas eu besoin, sauf exceptions, de largesses pour survivre.
Ces revues qui défendaient la société libérale n'étaient pas plus capables de vivre grâce
à l'institution centrale de cette société, le marché, que celles qui l'attaquaient, ou la
défendaient mal ou mollement. Revues honorablement diffusées sans doute selon les
chiffres de P. Grémion, mais incapables de se trouver un public suffisant. Là encore, on
sait mieux ce qui s'écrivit que ce qui fut lu!
Christophe Bouillaud
Université Paris I
Dans les dix dernières années, de nombreux textes ont apporté différents éclairages sur
le thème des nations et des nationalismes. En atteste la parution des ouvrages de
Gellner (Nations et nationalismes, Payot, 1989), Hobsbawm (Nations et Nationalisme
depuis 1780, Gallimard, 1992) ou Delannoi et Taguieff (Théorie du nationalisme, Kimé,
1991)- Parmi ces livres, la récente traduction de Imagined Communities (London, Verso,
1983 pour la première édition, 1991 pour la seconde), à laquelle ont été ajoutés une
préface et deux chapitres conçus comme des «correctifs» (p. 14), offre un autre regard
sur le nationalisme. D'autant que le démembrement récent de l'ex-Yougoslavie est venu
rappeler qu'il n'est plus possible, comme le fit «avec courage» (p. 13) Hobsbawm, de
soutenir que l'âge du nationalisme touche à sa fin.
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qui, les premières, acquièrent le sentiment de former, avec les populations conquises,
des nations, et considèrent l'Espagne comme un pays ennemi. Seule une approche
comparative des nationalismes européens, africains, asiatiques et latino-américains peut
donc permettre de rendre compte de l'essor planétaire d'un «style d'imagination
national» (p. 9) aboutissant, dans l'Europe dynastique comme dans les pays colonisés, à
l'apparition de mouvements nationalistes. Nations et nationalismes demeurent,
empiriquement, des phénomènes de portée universelle (p. 16), comme en témoigne le
fait que des États se réclamant du marxisme deviennent nationaux, ou encore la
présence de «sous-nationalismes» (p. 16) rêvant de se débarrasser, au sein des États, de
leur position subalterne. Et quoique spécialiste de l'Asie du sud-est, l'auteur recourt,
tout au long de l'ouvrage, à un éventail d 'exemplifications dans lequel sont
représentées toutes les parties du globe. B. Anderson se démarque également de
Gellner, selon lequel c'est le nationalisme qui «invente» (p. 20) des nations là où celles-
ci n'existent pas, et de tous les théoriciens qui, selon lui, hypostasient l'existence du
nationalisme et n'y reconnaissent qu'une idéologie politique (souvent celle des autres).
Il ne suffit pas, affirme-t-il, de décrire le conflit Yougoslave comme l'aboutissement de
vieilles haines locales ou nationales, car celles-ci sont les formes terminales de
constructions imaginaires dont les sources sont, entre autres, à rechercher dans l'exil en
Allemagne, en Autriche ou en Australie de communautés croates qui, n'ayant jamais vu
la Croatie, l'imaginèrent et purent mobiliser de puissants instruments de propagande
pour la faire exister selon leurs désirs. À la manière foucaldienne, l'auteur fait de l'exil,
des migrations et de l'action de «ressortissants» établis à l'étranger, un ensemble de
pratiques rares à partir desquelles se construisent les nations et leur corollaire,
l'attachement aveugle de «nationaux» disposés à mourir pour les produits de leur
imagination.
Selon B. Anderson, c'est un véritable «esprit copernicien» (p. 17) qui s'impose pour
aborder le nationalisme. À cause de sa dimension mondiale, celui-ci ne peut pas être
comparé au libéralisme, au fascisme, ou aux autres idéologies politiques européennes.
Mais dans une perspective anthropologique et comparative, il peut au contraire être
compris comme «une manière d'être au monde à laquelle nous sommes tous soumis»
(p. 9)- L'apparition des nations s'explique, alors, par une faculté universelle qu'auraient
les hommes à élaborer, par l'imagination, des liens communautaires. Reste donc à
expliquer dans quelles conditions les nations sont imaginées et comment les
«nationaux» y sont très rapidement attachés. Bien qu'ayant constaté que la plupart des
théoriciens marxistes ont considéré le nationalisme comme une anomalie, B. Anderson
fait le pari de l'intelligibilité de la «question nationale» à partir d'outils empruntés au
marxisme. Le projet de l'auteur est donc, d'une part, de recenser les conditions
objectives qui permirent, dès la fin du XVIIe siècle, l'apparition au sein des sociétés
civiles de ces «artefacts culturels d'un type bien particulier» (p. 18) que sont les nations,
et de voir comment ces communautés imaginaires bénéficièrent rapidement d'une
véritable «légitimité émotionnelle» (p. 18). D'autre part, B. Anderson se propose de
montrer pourquoi, sitôt créés, nations et nationalismes sont mobilisés par les
monarques européens alors que leur légitimité n'est pas fondée sur la nation, et
comment ces nouvelles communautés sont susceptibles de migrations géographiques
et de transplantations sur des terrains idéologiques et politiques variés. Il ne s'agit donc
pas de savoir si le nationalisme est bon ou mauvais, d'inspiration libérale ou autoritaire,
ethnique ou civique, mais de comprendre comment apparaissent, un peu partout, des
«communautés politiques imaginaires et imaginées comme étant intrinsèquement
limitées et souveraines» (p. 19)-
L'analyse de B. Anderson fait donc une large place à l'histoire comparée de l'émergence
des nations dans les consciences. Dans cette optique, il dresse l'inventaire d'un certain
nombre de conditions socioculturelles qui constituent un «terrain favorable» à
l'invention des nations, sans en expliquer l'apparition. Au XVIIe siècle, en effet,
quelques convictions ont perdu de leur emprise sur les esprits des Européens. La
croyance en la légitimité des royautés dynastiques, fondée sur la certitude que la société
est organisée autour et en dessous d'un centre (le monarque), a subi une certaine
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Le détour par les «pionniers créoles» (chapitre 3), premières communautés à se penser
en terme de nations, permet à l'auteur de souligner le rôle crucial des langues
d'imprimerie : les presses des imprimeurs créoles ont également favorisé l'émergence
d'une conscience nationale chez les communautés d'origine espagnole qui se
fragmentent, au début du XIXe siècle, en dix-huit Républiques (Argentine, Venezuela)
correspondant, géographiquement, à d'anciennes unités administratives impériales.
Mais tandis que la conscience nationale permet aux pionniers créoles de s'affranchir de
la tutelle espagnole, les nations européennes ne se substituent ni aux royautés
dynastiques, ni aux communautés religieuses. Au contraire, elles vont s'y superposer.
Au XIXe siècle, en effet, la révolution lexicographique, associée à l'essor de l'industrie,
du commerce, et à l'alphabétisation des masses, permet l'achèvement de l'unification
linguistique de chaque royaume. Unification qui contribue à la propagation de l'idée
selon laquelle les langues sont la propriété de groupes spécifiques, et que chacun de
ces groupes a droit à une place autonome. La naissance des consciences nationales
place toutefois les dynasties européennes devant un dilemme : leur légitimité n'étant
pas fondée sur la nation (les mêmes familles régnaient sur des États différents), les
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monarques peuvent s'attirer l'antipathie de ceux qui ne parlent pas la langue officielle
s'ils œuvrent en faveur de l'unification linguistique, ou indisposer les sujets qui la
parlent s'ils font des concessions à une autre langue. C'est pourquoi l'élaboration d'un
nationalisme officiel est le moyen, pour les monarques, de conserver leur pouvoir. En
identifiant les dynasties à des nations nouvelles mais pensées comme très anciennes,
les souverains européens contribuent à naturaliser — ou renaturaliser — le pouvoir
dynastique. Ce type de stratégie est d'ailleurs «importé» (selon l'expression de Bertrand
Badie — voir L'État importé, Fayard, 1992) par des États tels le Siam ou la Hongrie (au
sein de l' Autriche-Hongrie), qui ne prétendent pas au statut de grandes puissances mais
dont les classes dirigeantes se sentent menacées par l'extension mondiale de
communautés qui aspirent à l'autonomie. Dans sa version officielle, le nationalisme est,
ainsi, la «stratégie d'anticipation qu'adoptent les groupes dominants menacés d'être
marginalisés ou exclus d'une communauté nationalement imaginée en train de naître»
(p. 109), c'est-à-dire la réponse apportée par les souverains à l'apparition de
nationalismes linguistiques d'origine populaire ou émanant de groupes sociaux
aspirant au pouvoir. Il aboutit, en Europe, à l'élaboration de politiques conservatrices, à
la réécriture et à l'enseignement, sous le contrôle de l'État, d'une histoire officielle
identifiant les dynasties aux nations, et, hors d'Europe, à des politiques impériales
semblables puisque les dirigeants des rares pays qui échappent à la sujétion des
Européens durent les imiter. Le nationalisme officiel prend un caractère parfois agressif,
toujours impérialiste : l'Inde est anglicisée, les pays Baltes sont russifiés, les Slovaques
magy arises et les Coréens nipponisés. Pourtant, les États coloniaux ont besoin, à
Georgetown ou à Colombo, d'intermédiaires linguistiques entre les indigènes et les
nationaux. C'est pourquoi l'assimilation linguistique ne permet que très rarement aux
indigènes d'avoir accès à une formation en métropole ou à des postes correspondant à
leur qualification dans les administrations métropolitaines.
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pour légitimer un pouvoir autocratique. D'autant que la révolution russe survient dans
un pays où la bourgeoisie est fragmentaire, la paysannerie analphabète et le prolétariat
embryonnaire. Et l'on pourrait également évoquer Robespierre imaginant le culte de
l'être suprême après avoir tenté de déchristianiser les campagnes françaises. Le recours
au nationalisme officiel redevient ainsi pertinent chaque fois que des révolutionnaires
s'emparent d'un appareil d'État centralisé et héritent d'une histoire dont ils peuvent
difficilement se passer pour légitimer le nouvel ordre instauré.
Mais le fait que des communautés politiques soient imaginées comme des nations
souveraines en Europe, en Afrique, en Asie ou sur le continent américain, n'explique
pas que les consciences soient transformées au point que des individus acceptent de
leur sacrifier leur vie. L'auteur rappelle, alors, que ces communautés imaginées ont été
naturalisées d'abord par des codes linguistiques unifiés, puis par des historiens de la
deuxième génération des mouvements nationalistes. Ceux-ci ont construit, sur le mode
des biographies, une lecture généalogique de la nation, pensée comme l'expression
d'une continuité historique. Et ces biographies comportaient suffisamment d'oublis
pour que se diffuse, parmi les nationaux, l'image transhistorique d'une nation incréée et
immortelle. En ce sens, Michelet pouvait faire parler des morts dont le silence ne faisait
plus obstacle à la réalisation, en leur nom, de desseins nationaux, tandis que Renan
pouvait définir, à juste titre, les conditions de l'existence d'une nation : un riche lot de
souvenirs et d'oublis partagés. Mais selon B. Anderson, cette personnification de la
nation par l'écriture ne suffit pas à expliquer la passion des nationaux pour les produits
de leur imagination. Car c'est dans l'expérience physique et psychique de la
communion entre des individus qui chantent les mêmes hymnes que l'auteur situe la
réalisation de leur attachement à la nation. Marcel Mauss a d'ailleurs admirablement
montré que dans la vie des sociétés, les instants où se fabrique consciemment du social
sont ceux, rares et inoubliables, où la communauté politique se trouve
métaphoriquement réalisée : «À voir sur toutes les figures l'image de son désir, à
entendre dans toutes les bouches la preuve de sa certitude, chacun se sent emporté,
sans résistance possible, dans la conviction de tous» (Mauss (M.), Sociologie et
anthropologie, PUF, 1985, p- 126). Mais la communauté ainsi réalisée reste fermée à tous
ceux qui n'ont pas participé à sa création. Et ces derniers sont rejetés hors de l'histoire
(évolutionnisme) ou réduits à leur physionomie biologique (racisme). Ce qui explique le
passage à des actes racistes à l'intérieur et à l'extérieur des frontières nationales (à
l'encontre d'étrangers ou d'indigènes), et l'acquisition d'une disposition à «donner son
sang» pour défendre le principe d'une communion politique solennelle, mais restreinte
aux nationaux.
Éric Savarese
Université Paris XIII
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