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Politix

B. Anderson, L'imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor


du nationalisme
Éric Savarese

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Savarese Éric. B. Anderson, L'imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme. In: Politix, vol. 9, n°36,
Quatrième trimestre 1996. Usages sociaux des sciences sociales. pp. 198-202;

doi : https://doi.org/10.3406/polix.1996.1988

https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1996_num_9_36_1988

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Lectures

est aussi là, triviale au double sens du terme. La vie intellectuelle du XXe siècle est
subventionnée. Le scandale du milieu des années soixante n'aurait pas eu lieu d'être si
toutes ces revues n'avaient pas eu besoin, sauf exceptions, de largesses pour survivre.
Ces revues qui défendaient la société libérale n'étaient pas plus capables de vivre grâce
à l'institution centrale de cette société, le marché, que celles qui l'attaquaient, ou la
défendaient mal ou mollement. Revues honorablement diffusées sans doute selon les
chiffres de P. Grémion, mais incapables de se trouver un public suffisant. Là encore, on
sait mieux ce qui s'écrivit que ce qui fut lu!

À travers ces trois instruments d'analyse — entrepreneurs, réseaux, revues — , P.


Grémion échappe au risque de surestimer l'existence d'impossibles acteurs collectifs,
dont le CCF lui-même, objet flou et mal isolable par excellence, tout en restituant le
caractère fondamentalement collectif de la vie intellectuelle. Un R. Aron, un D. Bell, un
Czeslaw Milosz existent ici dans leur cadre social initial. Il évite de plus l'enfermement
monographique : dans le respect des contraintes de lisibilité, P. Grémion ne cesse de
replacer le CCF dans chaque conjoncture particulière où il intervient. C'est ainsi, à
travers l'histoire du CCF, une topographie et une physiologie de la vie intellectuelle, tout
particulièrement de la France de la IVe République, qu'il nous propose. De plus, au-
delà même de son objet, il nous permet de comprendre comment s'organise le monde
intellectuel d'aujourd'hui. On saisira ainsi à le lire comment la venue à Paris de l'auteur
de {'Archipel du Goulag, Alexandre Soljénitsyne, fut au milieu des années soixante-dix
cet événement, de très longue date préparé, qui a transformé durablement l'état du
champ intellectuel français, au point qu'en 1989, F. Bondy puisse célébrer sa victoire en
ces termes (dans sa Postface à l'anthologie de Preuves établie par P. Grémion) : «Depuis
une dizaine d'années je ne lis plus dans Esprit que des contributions que Preuves aurait
publiées. Je retrouve même davantage Preuves que l'Esprit des années cinquante et
soixante dans l'analyse continue du totalitarisme et des pays de l'Europe de l'Est qui
tentent de s'en dégager. À l'époque, c'était une provocation d'affirmer qu'un
anticommuniste n'était pas inévitablement un "chien" comme l'avait décrété Sartre, mais
souvent un homme de gauche qui a observé et qui a réfléchi. En France plus qu'ailleurs,
c'est aujourd'hui un lieu commun».

Christophe Bouillaud
Université Paris I

ANDERSON (Benedict), L'Imaginaire national. Réflexions sur l'origine et


l'essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, 214 pages, bibliographie
(traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat).

Dans les dix dernières années, de nombreux textes ont apporté différents éclairages sur
le thème des nations et des nationalismes. En atteste la parution des ouvrages de
Gellner (Nations et nationalismes, Payot, 1989), Hobsbawm (Nations et Nationalisme
depuis 1780, Gallimard, 1992) ou Delannoi et Taguieff (Théorie du nationalisme, Kimé,
1991)- Parmi ces livres, la récente traduction de Imagined Communities (London, Verso,
1983 pour la première édition, 1991 pour la seconde), à laquelle ont été ajoutés une
préface et deux chapitres conçus comme des «correctifs» (p. 14), offre un autre regard
sur le nationalisme. D'autant que le démembrement récent de l'ex-Yougoslavie est venu
rappeler qu'il n'est plus possible, comme le fit «avec courage» (p. 13) Hobsbawm, de
soutenir que l'âge du nationalisme touche à sa fin.

L'ouvrage de Benedict Anderson débute, en effet, par la réévaluation critique de deux


ensembles d'approches. Tout d'abord les problématiques qui, construisant le
nationalisme comme un phénomène européen, apparaissent infondées historiquement
et géographiquement : ce sont des communautés créoles (c'est-à-dire composées de
personnes d'ascendance européenne mais nées aux Amériques) d'origine espagnole

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qui, les premières, acquièrent le sentiment de former, avec les populations conquises,
des nations, et considèrent l'Espagne comme un pays ennemi. Seule une approche
comparative des nationalismes européens, africains, asiatiques et latino-américains peut
donc permettre de rendre compte de l'essor planétaire d'un «style d'imagination
national» (p. 9) aboutissant, dans l'Europe dynastique comme dans les pays colonisés, à
l'apparition de mouvements nationalistes. Nations et nationalismes demeurent,
empiriquement, des phénomènes de portée universelle (p. 16), comme en témoigne le
fait que des États se réclamant du marxisme deviennent nationaux, ou encore la
présence de «sous-nationalismes» (p. 16) rêvant de se débarrasser, au sein des États, de
leur position subalterne. Et quoique spécialiste de l'Asie du sud-est, l'auteur recourt,
tout au long de l'ouvrage, à un éventail d 'exemplifications dans lequel sont
représentées toutes les parties du globe. B. Anderson se démarque également de
Gellner, selon lequel c'est le nationalisme qui «invente» (p. 20) des nations là où celles-
ci n'existent pas, et de tous les théoriciens qui, selon lui, hypostasient l'existence du
nationalisme et n'y reconnaissent qu'une idéologie politique (souvent celle des autres).
Il ne suffit pas, affirme-t-il, de décrire le conflit Yougoslave comme l'aboutissement de
vieilles haines locales ou nationales, car celles-ci sont les formes terminales de
constructions imaginaires dont les sources sont, entre autres, à rechercher dans l'exil en
Allemagne, en Autriche ou en Australie de communautés croates qui, n'ayant jamais vu
la Croatie, l'imaginèrent et purent mobiliser de puissants instruments de propagande
pour la faire exister selon leurs désirs. À la manière foucaldienne, l'auteur fait de l'exil,
des migrations et de l'action de «ressortissants» établis à l'étranger, un ensemble de
pratiques rares à partir desquelles se construisent les nations et leur corollaire,
l'attachement aveugle de «nationaux» disposés à mourir pour les produits de leur
imagination.

Selon B. Anderson, c'est un véritable «esprit copernicien» (p. 17) qui s'impose pour
aborder le nationalisme. À cause de sa dimension mondiale, celui-ci ne peut pas être
comparé au libéralisme, au fascisme, ou aux autres idéologies politiques européennes.
Mais dans une perspective anthropologique et comparative, il peut au contraire être
compris comme «une manière d'être au monde à laquelle nous sommes tous soumis»
(p. 9)- L'apparition des nations s'explique, alors, par une faculté universelle qu'auraient
les hommes à élaborer, par l'imagination, des liens communautaires. Reste donc à
expliquer dans quelles conditions les nations sont imaginées et comment les
«nationaux» y sont très rapidement attachés. Bien qu'ayant constaté que la plupart des
théoriciens marxistes ont considéré le nationalisme comme une anomalie, B. Anderson
fait le pari de l'intelligibilité de la «question nationale» à partir d'outils empruntés au
marxisme. Le projet de l'auteur est donc, d'une part, de recenser les conditions
objectives qui permirent, dès la fin du XVIIe siècle, l'apparition au sein des sociétés
civiles de ces «artefacts culturels d'un type bien particulier» (p. 18) que sont les nations,
et de voir comment ces communautés imaginaires bénéficièrent rapidement d'une
véritable «légitimité émotionnelle» (p. 18). D'autre part, B. Anderson se propose de
montrer pourquoi, sitôt créés, nations et nationalismes sont mobilisés par les
monarques européens alors que leur légitimité n'est pas fondée sur la nation, et
comment ces nouvelles communautés sont susceptibles de migrations géographiques
et de transplantations sur des terrains idéologiques et politiques variés. Il ne s'agit donc
pas de savoir si le nationalisme est bon ou mauvais, d'inspiration libérale ou autoritaire,
ethnique ou civique, mais de comprendre comment apparaissent, un peu partout, des
«communautés politiques imaginaires et imaginées comme étant intrinsèquement
limitées et souveraines» (p. 19)-

L'analyse de B. Anderson fait donc une large place à l'histoire comparée de l'émergence
des nations dans les consciences. Dans cette optique, il dresse l'inventaire d'un certain
nombre de conditions socioculturelles qui constituent un «terrain favorable» à
l'invention des nations, sans en expliquer l'apparition. Au XVIIe siècle, en effet,
quelques convictions ont perdu de leur emprise sur les esprits des Européens. La
croyance en la légitimité des royautés dynastiques, fondée sur la certitude que la société
est organisée autour et en dessous d'un centre (le monarque), a subi une certaine

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érosion, et la légitimité monarchique apparaît en déclin. L'existence des communautés


religieuses, dont les langues sacrées comme le latin avaient assuré l'intégration, est
également menacée par les récits d'explorateurs qui, découvrant le monde et l'altérité
religieuse, font apparaître l'idée d'une territorialisation de la foi. Ces novations
culturelles s'accompagnent d'une modification sensible et profonde de la perception
du temps. Au Moyen âge, l'Européen appréhende le temps à travers une sorte de
simultanéité entre passé et futur. Ce dernier n'a pas conscience d'un avenir qui, pour
lui, est dans le présent. Les découvertes des explorateurs du XVIIe siècle, associées à
l'essor des communications, précipitent la fin d'une conception de la temporalité selon
laquelle cosmologie et histoire étaient inséparables. Dès lors, de nouvelles manières de
concevoir et d'associer la fraternité, le pouvoir et le temps sont nécessaires. Dans ce
contexte, c'est l'essor de l'imprimé marchandise, apparu au XVIe siècle dans le cadre de
l'éclosion de l'une des premières entreprises capitalistes, l'imprimerie, qui va permettre
aux gens de se réunir de façon nouvelle. Au XVIe siècle, en effet, les populations
européennes sont majoritairement composées d'illettrés et fragmentées en de
nombreuses communautés linguistiques. Soucieux de diffuser des livres bon marché
pour augmenter leurs tirages et leurs ventes, les premiers imprimeurs veulent s'adresser
à un public le plus large possible. C'est pourquoi ils vont produire des ouvrages dans
des langues mixtes, c'est-à-dire artificielles mais accessibles à l'ensemble des lecteurs
utilisant des langages proches de ces produits linguistiques de synthèse. La
transformation du livre en produit de consommation courante est donc le détonateur
de la «révolution du vernaculaire» (p. 51), portée par le capitalisme, et l'imprimerie
devient la «mère des langues nationales» (selon l'expression de Guy Hermet — voir
Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Seuil, 1996, p. 79). Associé à la
Réforme protestante (Luther est imprimé en allemand dès le début du XVIe siècle), le
capitalisme précipite donc le déclin du latin, déjà favorisé, il est vrai, par l'action de
monarques absolutistes voyant dans la propagation des langues vernaculaires
l'instrument d'une centralisation administrative au service de leur domination. Et
l'absence de bureaucratie forte ou de réseau scolaire organisé n'empêche pas la
dissémination, par le marché de l'imprimerie, de quelques langues peu nombreuses et
constituées par l'assemblage d'une multiplicité de parlers. C'est donc la «rencontre»
d'un système de production et de rapports de production (le capitalisme), d'une
technique de communication (l'imprimerie) et de la «fatalité de la diversité linguistique»
(p. 54) qui permet l'émergence et la diffusion massive de langues d'imprimerie que les
monarques vont transformer en langues officielles. De vastes champs linguistiques
d'échanges et de communications unifiés sont, ainsi, à l'origine de l'apparition de
consciences nationales : d'abord parce que nombreux sont ceux qui prennent peu à
peu conscience d'appartenir à des communautés linguistiques délimitées ; ensuite
parce que le langage avait acquis une image de fixité et d'ancienneté, indispensable à
l'idée de nation (les nations nouvellement créées sont invariablement imaginées
anciennes).

Le détour par les «pionniers créoles» (chapitre 3), premières communautés à se penser
en terme de nations, permet à l'auteur de souligner le rôle crucial des langues
d'imprimerie : les presses des imprimeurs créoles ont également favorisé l'émergence
d'une conscience nationale chez les communautés d'origine espagnole qui se
fragmentent, au début du XIXe siècle, en dix-huit Républiques (Argentine, Venezuela)
correspondant, géographiquement, à d'anciennes unités administratives impériales.
Mais tandis que la conscience nationale permet aux pionniers créoles de s'affranchir de
la tutelle espagnole, les nations européennes ne se substituent ni aux royautés
dynastiques, ni aux communautés religieuses. Au contraire, elles vont s'y superposer.
Au XIXe siècle, en effet, la révolution lexicographique, associée à l'essor de l'industrie,
du commerce, et à l'alphabétisation des masses, permet l'achèvement de l'unification
linguistique de chaque royaume. Unification qui contribue à la propagation de l'idée
selon laquelle les langues sont la propriété de groupes spécifiques, et que chacun de
ces groupes a droit à une place autonome. La naissance des consciences nationales
place toutefois les dynasties européennes devant un dilemme : leur légitimité n'étant
pas fondée sur la nation (les mêmes familles régnaient sur des États différents), les

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monarques peuvent s'attirer l'antipathie de ceux qui ne parlent pas la langue officielle
s'ils œuvrent en faveur de l'unification linguistique, ou indisposer les sujets qui la
parlent s'ils font des concessions à une autre langue. C'est pourquoi l'élaboration d'un
nationalisme officiel est le moyen, pour les monarques, de conserver leur pouvoir. En
identifiant les dynasties à des nations nouvelles mais pensées comme très anciennes,
les souverains européens contribuent à naturaliser — ou renaturaliser — le pouvoir
dynastique. Ce type de stratégie est d'ailleurs «importé» (selon l'expression de Bertrand
Badie — voir L'État importé, Fayard, 1992) par des États tels le Siam ou la Hongrie (au
sein de l' Autriche-Hongrie), qui ne prétendent pas au statut de grandes puissances mais
dont les classes dirigeantes se sentent menacées par l'extension mondiale de
communautés qui aspirent à l'autonomie. Dans sa version officielle, le nationalisme est,
ainsi, la «stratégie d'anticipation qu'adoptent les groupes dominants menacés d'être
marginalisés ou exclus d'une communauté nationalement imaginée en train de naître»
(p. 109), c'est-à-dire la réponse apportée par les souverains à l'apparition de
nationalismes linguistiques d'origine populaire ou émanant de groupes sociaux
aspirant au pouvoir. Il aboutit, en Europe, à l'élaboration de politiques conservatrices, à
la réécriture et à l'enseignement, sous le contrôle de l'État, d'une histoire officielle
identifiant les dynasties aux nations, et, hors d'Europe, à des politiques impériales
semblables puisque les dirigeants des rares pays qui échappent à la sujétion des
Européens durent les imiter. Le nationalisme officiel prend un caractère parfois agressif,
toujours impérialiste : l'Inde est anglicisée, les pays Baltes sont russifiés, les Slovaques
magy arises et les Coréens nipponisés. Pourtant, les États coloniaux ont besoin, à
Georgetown ou à Colombo, d'intermédiaires linguistiques entre les indigènes et les
nationaux. C'est pourquoi l'assimilation linguistique ne permet que très rarement aux
indigènes d'avoir accès à une formation en métropole ou à des postes correspondant à
leur qualification dans les administrations métropolitaines.

La contradiction entre un nationalisme aux ambitions assimilationistes et la poursuite


de politiques coloniales conduisant à accentuer la séparation entre indigènes et
nationaux est l'enjeu, selon B. Anderson, de la dernière vague des nationalismes,
essentiellement située en Afrique et en Asie. Dans la plupart des colonies, des systèmes
scolaires «russificateurs» sont créés pour produire, parmi les indigènes, les cadres
subalternes nécessaires à l'administration d'empires qu'une poignée de nationaux ne
suffisent pas à gouverner. Pourtant, les indigènes sont invariablement exclus des
conseils d'administration des entreprises capitalistes. Les premiers porte-parole
indigènes du nationalisme sont ainsi des lettrés bilingues, sans relations avec la
bourgeoisie locale. Ils ont eu accès aux écoles des puissances occupantes et disposent
de modèles de nations qu'ils peuvent diffuser en langue indigène auprès des colonisés,
en utilisant les moyens techniques (communication, imprimerie) du capitalisme.
L'auteur ajoute, au neuvième chapitre (rédigé après la parution de la première édition de
l'ouvrage), qu'il y avait initialement de sa part une forme de «myopie» (p. 167) à
considérer que le nationalisme officiel des anciens pays colonisés était directement
calqué sur celui des États coloniaux. Ce nationalisme serait plutôt une adaptation des
classifications totalisantes et arbitraires de la puissance occupante, telles la délimitation
cartographique de territoires où chaque «catégorie raciale» recensée devait être confinée.
De plus, en construisant des musées où l'État colonial est montré comme le gardien des
traditions locales, sociétés savantes et administrateurs coloniaux ont formé la grammaire
des revendications indépendantistes, grammaire qui va être réemployée et réadaptée
après la vague des décolonisations. Marx a d'ailleurs remarqué que, lors des grandes
transformations politiques, le souvenir des anciennes générations pèse, tel un
cauchemar, sur le cerveau des vivants qui «appellent craintivement les esprits du passé à
leur rescousse» et «leur empruntent leurs noms, leurs mots d'ordres, leurs costumes,
pour jouer une nouvelle scène de l'histoire sous ce déguisement respectable et avec ce
langage d'emprunt« (Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, 1984, p.
69)- Et B. Anderson illustre à merveille ce petit axiome «marxien» à partir de l'évocation
d'une pluralité de mouvements révolutionnaires dont la réussite est rendue possible par
la mobilisation de referents nationaux. C'est ainsi que Staline se drape du costume
d'Ivan le Terrible parce que la dictature du prolétariat peut difficilement être mobilisée

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pour légitimer un pouvoir autocratique. D'autant que la révolution russe survient dans
un pays où la bourgeoisie est fragmentaire, la paysannerie analphabète et le prolétariat
embryonnaire. Et l'on pourrait également évoquer Robespierre imaginant le culte de
l'être suprême après avoir tenté de déchristianiser les campagnes françaises. Le recours
au nationalisme officiel redevient ainsi pertinent chaque fois que des révolutionnaires
s'emparent d'un appareil d'État centralisé et héritent d'une histoire dont ils peuvent
difficilement se passer pour légitimer le nouvel ordre instauré.

Mais le fait que des communautés politiques soient imaginées comme des nations
souveraines en Europe, en Afrique, en Asie ou sur le continent américain, n'explique
pas que les consciences soient transformées au point que des individus acceptent de
leur sacrifier leur vie. L'auteur rappelle, alors, que ces communautés imaginées ont été
naturalisées d'abord par des codes linguistiques unifiés, puis par des historiens de la
deuxième génération des mouvements nationalistes. Ceux-ci ont construit, sur le mode
des biographies, une lecture généalogique de la nation, pensée comme l'expression
d'une continuité historique. Et ces biographies comportaient suffisamment d'oublis
pour que se diffuse, parmi les nationaux, l'image transhistorique d'une nation incréée et
immortelle. En ce sens, Michelet pouvait faire parler des morts dont le silence ne faisait
plus obstacle à la réalisation, en leur nom, de desseins nationaux, tandis que Renan
pouvait définir, à juste titre, les conditions de l'existence d'une nation : un riche lot de
souvenirs et d'oublis partagés. Mais selon B. Anderson, cette personnification de la
nation par l'écriture ne suffit pas à expliquer la passion des nationaux pour les produits
de leur imagination. Car c'est dans l'expérience physique et psychique de la
communion entre des individus qui chantent les mêmes hymnes que l'auteur situe la
réalisation de leur attachement à la nation. Marcel Mauss a d'ailleurs admirablement
montré que dans la vie des sociétés, les instants où se fabrique consciemment du social
sont ceux, rares et inoubliables, où la communauté politique se trouve
métaphoriquement réalisée : «À voir sur toutes les figures l'image de son désir, à
entendre dans toutes les bouches la preuve de sa certitude, chacun se sent emporté,
sans résistance possible, dans la conviction de tous» (Mauss (M.), Sociologie et
anthropologie, PUF, 1985, p- 126). Mais la communauté ainsi réalisée reste fermée à tous
ceux qui n'ont pas participé à sa création. Et ces derniers sont rejetés hors de l'histoire
(évolutionnisme) ou réduits à leur physionomie biologique (racisme). Ce qui explique le
passage à des actes racistes à l'intérieur et à l'extérieur des frontières nationales (à
l'encontre d'étrangers ou d'indigènes), et l'acquisition d'une disposition à «donner son
sang» pour défendre le principe d'une communion politique solennelle, mais restreinte
aux nationaux.

B. Anderson propose, ainsi, une réflexion originale sur le thème du nationalisme.


L'usage d'un appareil conceptuel emprunté, pour une large part, à l'analyse marxiste,
permet à l'auteur de définir des liens de réciprocité entre des variables économiques (la
diffusion des langues d'imprimeries), des configurations imaginaires (la transformation
de communautés linguistiques en nations) et des transformations politiques (la
mobilisation de referents nationaux pour naturaliser des pouvoirs dynastiques ou
révolutionnaires). Mais le choix du paradigme marxiste ne permet pas toujours à B.
Anderson de rompre avec quelques vieilles certitudes aujourd'hui disqualifiées par les
historiens. La bourgeoisie française ayant cessé d'investir dans l'empire colonial
français dès la fin des années trente (Marseille (J.), Empire colonial et capitalisme
français. Histoire d'un divorce, Seuil, 1984), il reste difficile de soutenir que les
bourgeoisies sont seules à «pleurer» (p. 118) la perte des empires. L'ouvrage n'en
demeure pas moins une contribution essentielle, documentée et bien construite sur un
thème qui fait toujours l'objet de nouvelles interrogations et d'un grand nombre de
publications.

Éric Savarese
Université Paris XIII

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