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ANTHROPOPHAGIE CULTURELLE /

ANTROPOFAGIA /

ETYMOLOGIE / etymology
ETUDE SEMANTIQUE / Definitions
COMMENTAIRE / Analysis

Depuis le mouvement anthropophagiste qui s'est développé au XXe


siècle au sein du modernisme brésilien, l’anthropophagie désigne la
déconstruction des cultures étrangères, par l’assimilation complète de
leurs idées, de leurs valeurs, de leurs modes de symbolisation du monde.
La littérature comparée s’intéresse à cette relation intertextuelle et
interculturelle, ou l’on peut déceler plusieurs “voix” mêlées dans une
seule forme d’expression, manifestant l’identité hybride d’une culture
émergente. L’anthropophagie constitue au Brésil le fondement des
concepts identitaire d ’abrasileiramento, ou de brasilianité à jamais
inachevée.

Les Indiens brésiliens croyaient, qu’ils pourraient assimiler le courage,


l’intelligence, le savoir, la sagesse de l’homme blanc par un rituel
cannibale pour développer leur propre identité. Les mouvements
modernistes ont repris la métaphore anthropophagiste pour accepter la
condition de métissage culturel et pour enclancher un processus de quête
d’une identité brésilienne originale. L' anthropophagisme culturel, au
Brésil se caractérise ainsi par la recherche d’une “brésilianité” dans le
rapport avec l’Autre, selon le discours de ses chefs de files, Mário de
Andrade et Oswald de Andrade.

Après l’indépendance politique du Brésil par rapport au Portugal, une


tradition littéraire nouvelle amenait déjà au début du XIXe siècle les
écrivains à rechercher du sens en refusant les modèles portugais, tout en
acceptant d’autres influences étrangères, celle du romantisme de Byron,
et surtout celle de la culture française. En sacralisant les Indiens, les
écrivains du romantisme ont réécrit Rousseau avec l’ indianisme de José
de Alencar. Sans toutefois avoir encore réalisé “l’indépendance littéraire”,
ils ont conduit l’identité brésilienne à s’éloigner des modèles européens
(le regard sur soi-même était le même que celui des européens).

Au Brésil, le modernisme s'est caractérisé plutôt par la recherche d’une


nouvelle conception de nationalité brésilienne. Le processus, qui s’était
amorcé à l’époque de la colonisation par une pré-émergence illustré par
le Bahianais Gregório de Matos Guerra, atteint alors son point culminant.
Au XXe siècle la nation se constitue sur le principe de population métisse,
la classe moyenne, insatisfaite, se dispute le pouvoir avec les oligarchies;
les jeunes s’engagent dans les révoltes et des révolutions éclatent dans
différentes régions du pays. C’est alors que se développent les partis
politiques. Sous l’influence de la Révolution russe, le parti communiste
encourage les mouvements révolutionnaires. Les intellectuels
partageaient cette idéologie bien marquée en tant que leaders politiques.
La nation souffrait des crises provenant de la recherche des nouvelles
pensées, de la déconstruction des idées anciennes et de la
reconstruction des nouveaux sens.

Au Brésil, de nouvelles conceptions ont été importées d’Europe par les


artistes “contaminés” par les idées du cubisme, du futurisme, du
dadaïsme… européens, et vont produire de nouveaux sens dans l’art en
général. Dans les textes littéraires, ils ont employé la satire et la parodie
comme carnavalisation de langage, pour figurer une nouvelle réalité
brésilienne. Il y avait un processus d’industrialisation par lequel le pays
s’est renouvelé. Au niveau culturel, les élites ont eu le sentiment d’avoir
besoin de “moderniser” la société et de “renouveler” la conception du
monde, aussi bien par la valorisation de l’industrie que par la valorisation
de l’individu. La vision du monde, du pays et la conception de l’art se sont
renouvelées.

En décembre 1917, à São Paulo, l’exposition de peinture de Anita Malfatti


provoque un grand scandale. La “guerre” va s’installer : une querelle
entre le conservateur Monteiro Lobato et les jeunes modernistes dans les
journaux.

C’est peut-être grâce à cela que les différents mouvements nationalistes


de la première phase du modernisme ont connu un tel retentissement.
Ses chefs de file étaient des jeunes insatisfaits qui voulaient révolutionner
les thèmes et les formes et proposaient la destruction de toutes les
formes artistiques existantes alors au Brésil. Lors de la Semaine d’Art
Moderne (São Paulo, 22/02/1922) le modernisme atteint ses objectifs et
le scandale éclate. C’est le détonateur de la révolution moderniste.
Plusieurs manifestes, revues voient le jour. Les principaux groupes
nationalistes sont: Anta (animal de la faune brésilienne), Verde-
Amarelismo (couleurs du drapeau brésilien), Pau-Brasil (bois de la flore
nationale), et Anthropophagie. Entre eux, certains étaient les “ufanistas”
(les fiers) et proposaient la relecture des premiers textes, d’autres
prônant un nationalisme plus critique, plutôt tournés vers les inégalités
sociales. Ces mouvements se définissaient grâce à leurs idées et le
modernisme va s’affirmer en tant que ligne de démarcation entre le passé
et le présent, entre l’importé et le national, entre l’articiel et l’authentique.
De la même manière, l’idéologie politique va diviser les différents
groupes, séparer les chefs de file et donner naissance à de nouveaux
groupes. Après la Semaine, le modernisme allait se fragmenter en
plusieurs mouvements. Ainsi, le nationalisme ufanista, utopique et
exagéré, va s’identifier aux courants politiques de droite, alors que le
nationalisme critique contient la pensée de la gauche. Ces mouvements
étaient menés par des écrivains importants qui, tout en assumant les
préocupations esthétiques des avant-gardes européennes, ont cherché le
sens carnavalesque d’une nouvelle culture “ plus démocratisée”. Parmi
ceux qui ont continué d’écrire pendant les décennies qui ont suivi, les
plus fameux : Mario de Andrade, Oswald de Andrade, Raul Bopp,
Cassiano Ricardo, Manuel Bandeira, Guilherme de Almeida, Menotti del
Pichia, Antônio de Alcântara Machado, Plínio Salgado.

Mario de Andrade, à l’époque l’intellectuel leader du modernisme, a


déclaré, à propos de cette première phrase: “… nous avons vécu durant
huit ans, jusqu’à 1930, la plus grande orgie de toute l’histoire artistique du
pays.” (Martins W., 1969). Le dénommé mouvement anthropophagiste
manifeste le même sens de continuité que le précédent “desvairismo”
fondé aussi par Mario de Andrade, à l’égal du manifeste “ Pau-Brasil”
d’Oswald, lequel affichait l’attitude la plus radicale et la plus
révolutionnaire du groupe. Mais c’est Oswald de Andrade qui a signé le
manifeste anthropophagique en 1928. D’après les militants, le terme
aurait été inspiré par une toile de Tarsila do Amaral, “Abaporu”, ce qui
signifie, en tupi, aba “homme”, etpour “celui qui mange”.

Anarchique et révolutionnaire, le manifeste contenait les premiers


postulats du mouvement qui peuvent se résumer ainsi:

1.le renouvellement du langage dans la syntaxe et dans le style, à la


recherche des différents “parler” du peuple brésilien dans les rues, la
quête d’une langue “brésilienne”;
2. le retour aux origines par la parodie, afin de déconstruire le discours
des élites brésiliennes en remettant en cause l’histoire et la littérature;

3. la valorisation de l’Indien, du noir et du métis, “véritablement”


brésiliens;

4. l'affirmation d’une (nouvelle) indépendance par rapport à l’Europe.

On observe donc dans le mouvement deux directions opposées : retour


aux origines et caractérisation d’un langage du présent, destruction et
renouvellement. Dans ce rejet de la hiérarchie culturelle, cette promotion
de la culture brésilienne, les artistes sont en quête d’une identité
nationale qui s’ajoute à la conquête de soi-même.

L’époque a été fertile, en ébullition artistique et culturelle. La


revue Anthropofagia a connu deux formes, lancée en 1928-1929, devient
supplément au journal de São Paulo de mars à août de 1929. Dans cette
deuxième phase, la rupture entre Oswaldo et Mário de Andrade pour des
questions politiques va aboutir à deux discours différents, gardant
cependant un fond commun.

L’anthropophagisme s’est proposé de créer une littérature plus proche de


la réalité brésilienne, non seulement par le biais de la langue et du
langage, mais aussi par la recherche de thèmes du folklore, musique,
légendes et mythes brésiliens. Ce nationalisme critique permet aux
différentes races mêlées de faire entendre des « voix» multiples. Le sens
carnavalesque de l'origine du terme est le reflet de la carnavalisation du
monde et de la littérature (doubles sens, différences, déconstruction des
discours, de la hiérarchie, cacophonie des “voix” populaires).

Le besoin d’absorption par la parodie des modèles offerts par les cultures
étrangères qui ont donné naissance au peuple brésilien moderne
s'exprime dans le manifeste anthropophagiste. L'exemple le plus connu
est la carnavalisation de l'anglais par le tupi de la principale tribu indigène
brésilienne: “tupi or not tupi, that is the question” (Oswald de
Andrade,1928). De par le jeu sonore, les mots renvoient au sens
fondamental de la brésiliennité dans la pensée des jeunes
"anthropophages". L’intertextualité joue avec le fameux vers de
Shakespeare, le parodiant et en en refaisant tous les sens. La réécriture
nous permet d'entendre la “voix” d’avant-texte; l’auteur y a rajouté un mot
d'un autre code linguistique, ni anglais ni portugais, et en a renouvelé
complètement le sens. Remarquons la voix satirique d’Oswald de
Andrade lorsqu’il relit la pensée shakespearienne : sa question laisse de
côté l’opposition Être/Ne pas être, la démonte, parce que l’important
maintenant s’est d’être ou ne pas être brésilien.

Dans Paulicéia Desvairada (1922) de Mário de Andrade, on retrouve les


principes du modernisme au Brésil : le vers libre, la plus pure
carnavalisation littéraire. Le poète écrit sur sa ville natale en prenant une
position idéologique hostile à la bourgeoisie, à la société conservatrice
issue de l’héritage colonial, il dénonce l’européanisation de la vie du
peuple dans la réalité brésilienne. Le discours identitaire développe le
sens de “brésiliennisation culturelle”. La révélation d’une conscience
collective caractérisée par la fragmentation, l’ambiguïté, les
contradictions, renouvelle la façon d’être et de penser de l’homme
brésilien, celui qui vit dans ce grand centre “ desvairado” (“fou”) qu’est la
ville de São Paulo. Le vers “ Je suis trois cents”(p. 98) donne la mesure
de cette conception de la culture comme multiple. Le poète écrit sur
l’homme brésilien qui ignore l’origine du nom qu’il porte, parce que le
sang de diverses races coule dans ses veines.

Cette prise de conscience est encore plus affirmée


dans Macunaíma (1928), qui peut être considérée comme l’œuvre-
synthèse de l’anthropophagisme culturel. Mário de Andrade expérimente
une poétique du métissage, en carnavalisant tous les significations, en
déconstruisant des hiérarchies, en jouant sur les différences. L’originalité
de ce nouvel espace littéraire, illogique et multiple, où on écrit et où on lit
la métaphore d'un Brésil géant et métis, démontre la volonté affichée par
l’auteur de réinventer la culture et de faire “parler” les multiples “voix” du
peuple. Le roman (ou la rhapsodie, comme les critiques l’ont appelé)
déconstruit la thématique et le style étant écrit hors de la norme du
Portugais européen. La thématique incorpore des mythes, des légendes
et des superstitions qui font partie de la culture indigène et noire du
Brésil. Selon la nouvelle loi de la liberté dans l’expression artistique, le
Soi-Même et l’Autre atteignent le même niveau de représentation et le
texte formule la conception de la nouvelle race. Ce profond mélange de
sens rend le texte paradoxal. Rempli de possibilités et de différences,
Macunaima est le héros brésilien au cachet surréaliste, dans le
comportement duquel se croisent de multiples visions du monde,
mélancolique et contradictoire. Héro polémique et “sans caractère” selon
Mário de Andrade.

Après le modernisme, beaucoup d’auteurs vont chercher dans le


régionalisme une définition de la nature culturelle de l’homme brésilien.
Dans chaque région, des œuvres importantes manifestent de manière
différente la quête de leur propre conception du monde.

Au Brésil, les cultures subissent des processus différents lors de leur


formation. Il y a eu la déculturation de l’indien ou la transculturation, en
tant que dialogue entre cultures, qui a permis aux cultures dominées
d’assimiler la culture dominante. A partir de cette hybridation de plusieurs
cultures, on a établit le nouveau processus d’anthropophagisme culturel.

Voir les articles: ADAPTATION, DIALOGUES DE CULTURES,


EMERGENCE, EMERGENT, HYBRIDATION, TRANSCULTURATION.

A l’époque du post-modernisme ou du post-colonialisme, la critique


littéraire a redécouvert le terme anthropophagisme (anthropophagie) et y
a ajouté d’autres sens, de sorte que la définition s'est encore élargie. Si
Mário de Andrade et les poètes modernistes l’ont appliqué dans le sens
de carnavalisation ou de destruction de la culture d’origine éminemment
européenne, blanche, les écrivains actuels assument l’ensemble des
différences par une assimilation complète. Il est vrai que “l’indépendance”
recherchée par les modernistes était la conséquence d’un sentiment de
refus marqué par l’acculturation de l’Indien. En outre, il s’agit aujourd’hui
de repositionner la question, de ne pas se mettre contre, mais à côté de,
voir mieux, tout cela entendu comme le partage des mêmes origines. Sur
un pied d’égalité, parce que la culture d’aujourd’hui n’est plus la même :
on a absorbé toutes les différences des inter-relations culturelles
originales. La pensée post-moderne va questionner ces différences dans
les pays de post-colonisation, et constater les nouveaux sens des
littératures émergentes après l’absorption des cultures et leurs systèmes
hétérogènes, parfois décentrés, toujours fragmentés, aux voix
discordantes, avec des mouvements paradoxaux qui se rencontrent, se
complètent et s’excluent.

Au Brésil, le sentiment de la fragmentation de la culture vient se rajouter


aux différences régionales. Au XIXème et XXème siècles, de nouveaux
immigrants ont donné naissance à de nouvelles colonies, différentes, et
la quête de la “brésilianité” se métaphorise, au début du XXIème, dans
une mélange de voix, une hétérogénéité biseautée qui grandit de jour en
jour. Dans les références originales, on cherche à établir les nouveaux
concepts de la mentalité brésilienne. Des scientifiques, des ethnologues
et des historiens, comme des critiques, analysent cet ensemble en
essayant de trouver de nouvelles conceptions, lesquelles ne pourront se
réduire à une seule, mais seront multiples, comme le pays lui-même.
                                                                                    Moema Cavalcante

                                                                                    Universidade
Luteana do Brasil

BIBLIOGRAPHIE / Bibliographie

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http://www.flsh.unilim.fr/ditl/Fahey/ANTHROPOPHAGIECULTURELLEANTROPOFAGIA_n.html

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