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12/27/23, 9:11 AM Genèse du nationalisme culturel haïtien

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Cahiers d’études africaines


237 | 2020
Varia
études et essais

Genèse du nationalisme culturel


haïtien
Le Cercle littéraire de 1836-1839
Genesis of Haitian Cultural Nationalism. The Literacy Circle from 1836-1839

Joseph Délide
p. 63-88
https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.28965

Résumés
Français English
Cet article présente une réflexion originale et très documentée sur une période-clé de l’histoire du
nationalisme culturel haïtien, les années 1830, en particulier la production historienne et
journalistique des intellectuels qui gravitent autour du journal Le Républicain en 1836-1837 et le
journal L’Union en 1837-1838. L’auteur part du constat que la genèse du nationalisme culturel
haïtien est généralement située dans la période d’occupation du pays par les États-Unis entre 1915 et
1934, avec la naissance du mouvement dit indigéniste. Il est impossible de penser ce mouvement
sans rappeler la contribution des nationalistes des années 1830 comme les frères Nau, Lespinasse,
Ardouin, Devimeux, Smith, Madiou. Cet article développe trois arguments fondamentaux qui
décrivent le projet engagé des intellectuels haïtiens réunis autour d’un Cercle littéraire qui consiste à
situer Haïti dans le contexte caribéen et en faire une patrie exemplaire de la liberté, affirmer la
nécessité de construire une identité haïtienne libérée du moule français, et doter Haïti d’une histoire
écrite par les Haïtiens pour les Haïtiens.

This article introduces an original and well documented reflection on a key period in the history of
Haitian cultural nationalism, the 1830s, in particular the historical and journalistic productions of
intellectuals who gravitate toward Le Republicain newspaper in 1836 and 1837, and L’Union
newspaper in 1837 and 1838. The author recognizes that the genesis of Haitian cultural nationalism
was generally developed during the American occupation between 1915 and 1934, with the birth of
the Indigenist movement. It is impossible to give thought to this movement without remembering
the contributions from 1830 nationalists such as the Nau brothers, Lespinasse, Ardouin, Devimeux,
Smith and Madiou. This article puts forward three fundamental arguments, which describe the
commitment of Haitian intellectuals who came together to create a Literary Circle that places Haiti
in the Caribbean context and as a model country for freedom, assert the need to define a Haitian

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identity free from the French mold, and equip Haiti with a history written down by Haitians for
Haitians.

Indexation
Mots clés : Haïti, culture, écrivain, histoire, identité, intellectuels, nationalisme, XIXe siècle
Keywords: Haiti, culture, history, identity, intellectuals, nationalism, nineteenth century, writers

Texte intégral
1 La Revue indigène créée en 1927 par Émile Roumer, Normil G. Sylvain, Jacques
Roumain, Antonio Vieux, Philippe-Thoby Marcelin, Daniel Heurtelou et Carl Brouard, est
généralement célébrée en Haïti comme le premier organe d’expression d’une école
littéraire et le premier cri du nationalisme culturel haïtien. En s’inspirant de l’idéal de
« l’armée Indigène », victorieuse en 1804, ces fondateurs envisagent d’achever ce projet au
moyen de leur plume (Charles 2012). L’Indigène est alors synonyme d’Haïtien et reflète
ainsi, en littérature, un mode de penser et de sentir propre à l’Haïtien, à ses coutumes, ses
mœurs, ses croyances, sa vie culturelle, en un mot, tout ce qui lui est propre. L’un des
chantres intellectuels du mouvement indigéniste, Jean-Price Mars, appelle les élites à
cesser de se (re)présenter comme des Français « colorés » pour assumer leur identité
haïtienne (Price-Mars 1928 : 11). Il s’agit donc d’être soi-même, c’est-à-dire des Haïtiens,
le plus « complètement possible ». Ce projet politique, culturel et identitaire formulé par
Jean Price Mars s’inscrit dans une démarche identitaire et nationaliste théorisée dès les
années 1830 par les intellectuels du Cercle littéraire de 1836-1839, réunis autour des
journaux Le Républicain et L’Union. Ce groupe d’intellectuels se propose de définir le
projet national culturel et donc « l’haïtianité ». Cette dénomination du Cercle littéraire
n’est jamais attestée dans les archives et aucun acteur ne l’a revendiquée dans ses écrits.
Ainsi, je préfère utiliser le terme de Cercle littéraire pour décrire l’expérience et le projet
de ces agents culturels. Les deux recueils bimensuels Le Républicain, édité entre 1836 et
1837, puis L’Union, publié entre 1837 et 1839, sont alors leurs organes d’expression.
2 Cet article sur le projet culturel des érudits du Cercle littéraire s’inscrit dans une
démarche d’identification, de description et de reconstitution des expériences sociales et
culturelles des intellectuels haïtiens durant la première moitié du xixe siècle. Ce travail
participe des efforts déployés depuis une décennie par des historiens et des critiques
littéraires pour explorer cette tranche chronologique de l’histoire d’Haïti encore peu
étudiée. Des travaux en histoire littéraire d’Haïti de Dantès Bellegarde (1950), Hénock
Trouillot (1986), Maximilien Laroche (1987), dMax Dominique (1988), Léon-François
Hoffmann (1989), André Ntonfo (1997), Carlo Célius (2006), Chris Bongie (2008),
Marlène Daut (2015), entre autres, ont déjà signalé cette attention manifestée par les
écrivains haïtiens après l’indépendance à définir les termes de « l’haïtianité ». Les
propositions des premiers écrivains haïtiens sont prises en considération à partir de
l’étude des œuvres littéraires publiées d’ailleurs des années après que les débats ont
alimenté les journaux d’époque. Il faut bien signaler que tous les penseurs de
« l’haïtianité » n’ont pas eu la possibilité de publier des œuvres littéraires. Certains
militaient activement et uniquement dans les journaux. Cet article ne considère pas
seulement les œuvres produites par les écrivains, mais surtout les débats de la presse de
l’époque retrouvés dans ces deux journaux. Il s’agit de comprendre le sens de l’engagement
collectif des intellectuels formés pour la plupart en Europe, particulièrement en France,
n’ayant pas participé à la guerre révolutionnaire qui déboucha sur la proclamation de
l’indépendance d’Haïti en 1804.

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Contexte historique
3 Le processus de sédimentation de l’État haïtien coïncide avec l’expérience
gouvernementale de Toussaint Louverture1. La société haïtienne se caractérise dès 18012
par une certaine différenciation, politique, économique, sociale et culturelle par rapport à
la période antérieure au soulèvement général des esclaves de 17913. Les événements de
1791 provoquent l’arrivée en masse sur la scène sociale d’anciens esclaves, devenus libres
mais sans titre de propriété. D’un côté, de nombreux colons propriétaires fuient la colonie
devant la menace des esclaves révoltés, de l’autre, les libres de couleur, c’est-à-dire les
anciens libres noirs et mulâtres avant 1793, date de la proclamation par la Convention du
décret d’abolition de l’esclavage (4 février 1794) dans la colonie, consolident leur pouvoir
économique, politique et culturel. Ils s’accaparent les terres fertiles, les postes prestigieux
dans l’Armée française, puis indigène et haïtienne. Au niveau culturel, les libres de couleur
fondent leur domination sur des sociabilités de distinction et des réseaux de prestige
finement tissés à l’échelle caribéenne, américaine et européenne (Barthélémy 2000 ;
Rogers 2006). Cette caractéristique pose de façon cruciale et permanente la question de la
restructuration de l’espace social et du système de valeurs sur lequel va s’organiser la
société haïtienne.
4 Après plus d’un siècle de colonisation française4, le 1er janvier 1804, les généraux de
l’Armée indigène5, réunis aux Gonaïves, proclament l’indépendance de Saint-Domingue,
désormais dénommée Haïti. Ils espèrent, par cet acte politique, enterrer la colonie de
Saint-Domingue, jadis la plus prospère des Amériques grâce aux travaux des esclaves, et
enfanter une nouvelle identité collective. Ce 1er janvier 1804, Saint-Domingue n’est plus,
mais Haïti, l’ancienne dénomination attribuée à l’île par ses premiers habitants, n’est pas
encore définie comme une entité juridique à part entière et son identité collective reste à
construire. Il s’ensuit alors une période de mobilisation et de négociation avec la France,
l’ancienne puissance coloniale, pour la reconnaissance politique du nouvel État. Entre
1804 et 1825, date de reconnaissance de la souveraineté politique par la France, le nouvel
État se définit par un caractère intrinsèquement guerrier ; l’Haïtien est donc par essence
un homme de guerre et un militaire. Selon l’article 28 de la Constitution impériale du 20
mai 1805, la nation doit se mettre debout comme un seul homme, au premier coup de
canon, pour défendre les acquis de la liberté et de l’indépendance politique. Dans sa
présentation d’Haïti en 1822, le journaliste, publiciste et traducteur, François Desrivières
Chanlatte (1822 : 23), soutient que le peuple haïtien se caractérise principalement par
l’agriculture et la guerre : « Tous les citoyens, lorsque la patrie est en danger, deviennent
défenseurs de l’État ; le soldat qui n’est pas de service, quitte le fusil et prend la houe…
c’est la caractéristique qui le distingue le plus éminemment ». La même idée est exprimée
quelques années plus tard par le directeur et rédacteur en chef du journal littéraire et
politique publié à Port-au-Prince, Le Phare : « Haïti d’abord, comme nation guerrière et
dont l’existence politique a été fondée par les armes… »6. Par conséquent, nous sommes en
présence d’un des mythes fondateurs de l’État haïtien7. L’appareil militaire demeure, au
lendemain de la proclamation de l’indépendance, l’institution la plus forte8 et la plus
structurée, mais surtout la plus respectée en raison de ses exploits et en raison de la
menace quotidienne d’un éventuel retour de la force expéditionnaire et punitive française.
C’est en effet un pays en état de guerre permanente. À partir de 1825, la menace d’un
retour offensif de l’armée française s’estompe, cédant la place à un climat propice à la
construction des valeurs et d’un projet culturel national. Il s’agit maintenant de définir
l’« être haïtien ». Tel est le contexte dans lequel émerge une nouvelle génération
d’intellectuels qui se donne pour mission de semer l’espoir et de propager le rêve d’un
avenir exceptionnel, à la hauteur des événements ayant donné naissance au nouvel État.
Cette nouvelle génération, née essentiellement après la proclamation de l’indépendance,
n’ayant donc pas connu la situation coloniale, esclavagiste et la guerre révolutionnaire, se

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fixe trois objectifs principaux : déterminer les rapports entre Haïti et son environnement ;
définir clairement l’identité haïtienne ; jeter les premiers jalons de l’édification d’un
modèle culturel national.
5 Dans les paragraphes qui suivent, nous analysons la genèse et le contenu de chacun de
ces objectifs.

Déterminer les rapports entre Haïti et son


environnement
6 Partant d’une conviction profonde selon laquelle « le vrai politique » ne peut pas se
séparer de la culture, et ayant foi dans l’efficacité de la culture, les jeunes intellectuels
réunis autour des journaux littéraires et scientifiques Le Républicain, puis L’Union (le
nom du journal a changé mais l’équipe dirigeante est restée en poste, conservant ainsi la
ligne éditoriale), décident d’emprunter le chemin de la culture engagée comme vecteur
structurel d’une unité nationale. Ils ne cessent de répéter, dans les articles publiés dans Le
Républicain et L’Union, la formule servant de slogan : « marchez avec humanité », parce
que les « idées guident le monde ». Définissant la culture engagée comme étant « une
manière indépendante consistant à édifier une patrie, un peuple et une nation »9, ces
jeunes lettrés considèrent que la « conscience de l’homme instruit, éclairé » ne peut
s’apaiser qu’en accomplissant son « devoir national » en tant que « citoyen
responsable »10. Alexis Beaubrun Ardouin, mulâtre né en 1796 à Anse-à-Veau, dans le sud
de Saint-Domingue et instruit en Haïti, issu d’une famille aisée de propriétaires, est
avocat, sénateur, ambassadeur, journaliste, historien. Membre actif du Cercle littéraire, il
a longuement théorisé sur la mission des hommes instruits haïtiens, qui est plus ou moins
à l’image de celle que la France va connaître lors des années de la crise dreyfusienne en
1890 (Winock 2011 : 6). Ces jeunes lettrés « leaders d’opinion et spécialistes » ne sont pas
seulement invités à proposer à la société une « analyse, une direction, une morale que
leurs travaux les qualifient à élaborer », ils ont aussi une tâche bien précise, à savoir
contribuer à l’édification d’un mythe national haïtien.

Le Républicain : un recueil culturel au service du


Cercle littéraire
7 Organe d’expression du Cercle littéraire, le recueil Le Républicain est une œuvre
collective élaborée par les frères Nau (Émile, Auguste, Laurore, Ignace), Lespinasse
(Dumai, Beauvais), E. Z. Devimeux et W. G. Smith. Le premier numéro, sorti le 15 août
1836 à Port-au-Prince, se vend à la librairie d’Émile Nau qui se trouve rue Républicaine. Il
est imprimé chez Joseph Courtois, ancien boursier sous le régime de Toussaint
Louverture, formé en France à l’Institution nationale des colonies dirigée par le professeur
Jean-Baptiste Coisnon11. De retour en Haïti, Joseph Courtois crée en 1830 à Port-au-
Prince une imprimerie et son propre journal La Feuille du Commerce. L’annonce faite le
15 août 1836, qui sert de manifeste au recueil, inscrit la nouvelle publication dans le
contexte d’un tournant politique, littéraire et culturel. Le Républicain représente donc un
modèle unique dans le domaine du « travail culturel ». Émile Nau, mulâtre né en 1812
dans une famille aisée de Port-au-Prince, est le principal instigateur du Cercle littéraire et
du recueil. Doté d’une capacité à tisser des réseaux avec des figures politiques,
économiques, artistiques et intellectuelles dont les énergies seront mises au service de
l’État haïtien, Émile Nau est considéré par ses pairs comme l’exemple type du « travailleur
culturel »12, engagé dans une cause et un projet bien déterminés : « Qu’est-ce qu’une

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culture nationale ? ». En réalité, Émile Nau n’a jamais prétendu être « maître d’un
mouvement culturel ou d’une école littéraire » ; son vrai talent est d’exceller comme
rassembleur d’hommes, avec pour objectif de définir les caractéristiques de la nation
haïtienne. Son dévouement à cette cause pousse certains observateurs contemporains à le
qualifier d’idéaliste et d’autres à le considérer comme l’espoir d’un lendemain meilleur.
Quoiqu’il en soit, Émile Nau a réussi à combler le vide intellectuel dont souffre l’État
haïtien, pour s’imposer vers les années 1830 comme l’un des penseurs incontournables du
projet culturel national. En effet, ce fils mulâtre13 de l’élite culturelle et économique
d’Haïti, s’investit dans le milieu culturel et devient gestionnaire d’une librairie familiale
qui sert de point de ralliement et de discussion des jeunes lettrés de la capitale, partageant
sa passion pour la littérature et les débats d’idées. De plus en plus influant dans le milieu
culturel, ce groupe de jeunes cultivés lance en 1836 le club social et littéraire dénommé
couramment dans l’histoire littéraire d’Haïti le « Cénacle romantique ». C’est au cours des
années 1836-1837 que le Cercle développe d’intenses activités, des jeunes collaborateurs
deviennent des hommes engagés dans le travail culturel. Les premiers articles des
membres du Cercle sont publiés en 1836 dans le journal scientifique et littéraire intitulé Le
Républicain. Les caractéristiques du journal et de ses contributeurs sont tracées dans le
premier numéro servant d’annonce et de manifeste. Rédigé par l’érudit juriste, J.-F.
Dumai Lespinasse, né à Port-au-Prince en 1811 d’une famille de blancs, cet article « Utilité
d’un journal » (Lespinasse 1836a) est un véritable plaidoyer pour une République de
sciences et de lettres. Un mois plus tard, E. Z. Devimeux (1836b), philosophe et esprit
critique du Cercle littéraire, publie un article-prospectus « De la presse en Haïti.
Exposition ou plan du recueil. Exclusion de la politique locale », qui formule une réponse
documentée aux esprits sceptiques et pessimistes sur le rôle de la science et des lettres en
Haïti. Ces deux articles décrivent la psychologie du groupe de jeunes lettrés, ambitieux, qui
embrassent la vie avec un sourire d’espoir car, pensent-ils, « désespérer c’est être impie »
(ibid.). En effet, les membres du cercle littéraire se révèlent être de jeunes rêveurs,
attachés à la liberté, aux Lumières et se croyant investi d’une mission salvatrice envers la
société haïtienne, le pays et ses institutions : « Les lumières et le dévouement à la patrie,
voilà notre boussole, notre culte, notre religion » (Lespinasse 1836a)14.
8 Dès le premier numéro du recueil, les membres du Cercle s’affirment comme les apôtres
d’un message d’espoir et d’avenir radieux, et désirent instituer un nouvel ordre social :
« Un peuple est en progrès, quand dans la société qui le compose se fait sentir le besoin
des sciences et des lettres » (ibid.). Ils souhaitent également que les prochaines
générations retiennent leurs noms et leur œuvre remarquable. Malgré le doute ou le
scepticisme exprimés par certains observateurs critiques, ils ne reculent pas, au contraire,
ils s’indignent contre leurs semblables qui n’ont de considération que pour l’argent et la
position convoitée (Lespinasse 1836b). Ils ressentent la nécessité d’agir pour le
changement, pour bouleverser la société. Se révoltant contre leurs détracteurs, ils
annoncent un entier dévouement à la science et aux lettres, seuls moyens d’accéder au
progrès et au bonheur capables de consolider la souveraineté politique.
9 D’emblée, le recueil publié par le Cercle littéraire dessine l’identité de la société
haïtienne qu’il aspire à transformer. Le Cercle ne veut pas seulement apporter des
changements au sein de la société haïtienne où il évolue, mais il désire aussi agir sur les
autres sociétés caribéennes environnantes, et sur l’Afrique en général. Les jeunes lettrés
dénoncent les comportements absolument agressifs et bornés de certaines régions des
États-Unis d’Amérique qui maintiennent l’esclavage et combattent l’existence de l’État
haïtien (Nau L. 1836). L’Angleterre est cependant célébrée comme le juste exemple à
suivre par les autres nations civilisées et esclavagistes. Entourés de colonies, ces jeunes
lettrés pensent que l’État haïtien a une mission libératrice et que « Haïti est une terre
promise » (Lespinasse 1836a). La question existentielle préoccupant l’ensemble de la
production du recueil littéraire et scientifique consiste à savoir comment vivre dans un

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environnement si hostile et garder sa souveraineté politique. Pour les hommes du Cercle
littéraire, il faut joindre l’universel au local.

Définir clairement l’identité haïtienne


10 À l’instar de toute légende, la mythologie15 haïtienne est une construction culturelle
manifestée par les écrits des intellectuels soucieux de présenter une « image avantageuse
d’Haïti » au début du xixe siècle. C’est au début de l’année 1837 que le Cercle littéraire
élargit son cadre, intégrant des écrivains, journalistes, publicistes qui partagent le même
rêve, à savoir doter l’État haïtien d’un mythe fondateur au moyen d’un récit historique
écrit par des Haïtiens. Le Cercle littéraire comprend désormais les frères Ardouin (Charles
Nicolas Céligni, Alexis Beaubrun), Thomas Madiou, Auguste Brouard… pour ne citer que
les plus actifs. Le collectif conçoit le projet d’écrire et de publier les biographies des pères
de la nation, futurs héros nationaux. Il s’agit d’écrire l’histoire de ceux qui se sont
distingués en combattant avec persévérance, les uns par leurs armes, les autres par
l’influence de leurs idées, des adversaires habiles, des ennemis puissants, et qui ont
triomphé sur tous les obstacles qui leur étaient opposés, en proclamant l’indépendance et
la souveraineté d’Haïti. Le manifeste rédigé par le secrétaire du Cercle, Émile Nau, lance le
mot d’ordre traduisant l’état psychologique du groupe : « […] ce sont encore les étrangers
qui écrivent notre histoire : elle sera toujours défectueuse tant qu’elle ne sera pas
nationale. Or les meilleures histoires des peuples sont celles qui sont nées d’eux-mêmes et
qui ont, par conséquent, donné le sens de leur nationalité. L’Haïtien seul est appelé à
remplir un tel mandat pour Haïti »16. La formule est lancée. Le programme est connu et le
travail peut commencer.
11 Les membres du Cercle invitent la population haïtienne à leur envoyer des papiers
d’archives et des documents divers qui témoignent du passé haïtien. Les premières
monographies et les biographies apparaissent dans les journaux sous forme de feuilletons.
Dans ce registre, Ignace Nau, jeune écrivain romancier et poète, mulâtre né en 1812 à Port-
au-Prince et frère d’Émile Nau, consacre un roman-feuilleton à la Révolution haïtienne où
les personnages et les faits mis en valeurs montrent la bravoure, l’intrépidité militaire et le
charme des femmes créoles haïtiennes17. Dès 1836, Beauvais Lespinasse entame la
publication d’articles historiques sur la contribution des affranchis à l’histoire nationale
d’Haïti. L’ouvrage posthume est publié à Paris en 1882. Il s’agit de montrer l’importance
de la participation des premiers libres dans le processus révolutionnaire devant aboutir à
la proclamation de l’indépendance d’Haïti. Beauvais Lespinasse s’intéresse également à
l’histoire sociale et culturelle d’Haïti. Il a ainsi publié plusieurs récits sur les « danses et
chants nationaux d’Haïti ». « Le Carabinier », présenté comme la danse nationale, tire son
origine du régiment favori de Jean-Jacques Dessalines. Le Carabinier est présenté comme
danse nationale parce qu’il met en valeur le génie militaire ayant entrainé la perte de
Saint-Domingue, mais aussi parce qu’il se perfectionne « avec la civilisation du peuple »
(Lespinasse 1837) haïtien en introduisant « du calme, de la chasteté et des convenances »
(ibid.). Beauvais Lespinasse mentionne bien que le Carabinier a puisé quelques airs dans
les danses africaines, la Chica par exemple, mais qu’il a su faire un mélange réussi avec
d’autres danses créoles telles que Koudjay et Mazon’n. La valeur réelle du Carabinier
réside non seulement dans cette symbiose de l’Afrique et de la société créole, mais surtout
dans l’intégration et l’appropriation de la chasteté européenne. Les danses africaines et
créoles sont présentées en perpétuelle agitation où la fougue des sens est exprimée à son
plus haut degré. Le Carabinier devient alors l’identité de l’Haïtien qui s’est perfectionné
dans la civilisation en intégrant des éléments venus d’Afrique, d’Europe mais aussi de
l’environnement local créole. Le Carabinier, tout comme l’Haïtien, est le fruit du

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syncrétisme culturel. Nous retrouvons ici la symbiose qui a été promue par le courant
indigéniste.
12 Le jeune Thomas Madiou fils, mulâtre né en 1814 à Port-au-Prince, membre du Cercle
littéraire, contrairement à ses collègues qui étudient les grandes figures des anciens libres,
s’intéresse dans ses premiers récits historiques parus dans le recueil L’Union en 1838, aux
rebelles nés en Afrique, et en particulier à Macandal (Madiou 1838). Le récit est extrait
d’un entretien réalisé par Thomas Madiou fils avec un « vieux colon » de Saint-Domingue.
L’esclave Macandal, né en Afrique, transporté dans la Plaine du Nord, est présenté comme
un être hors du commun, doué d’une intelligence exceptionnelle et d’une force
prodigieuse ; en Afrique, il était considéré comme un chasseur très adroit et un médecin
habile dans son groupe ethnique. Il maitrisait la langue arabe, écrivait avec élégance et se
passionnait pour la musique et la sculpture que son père lui avait inculquées. Thomas
Madiou fils publiera en 1847 le premier volume de son œuvre historique « Histoire
d’Haïti » chez l’imprimeur Joseph Courtois, journaliste et travailleur culturel engagé. Cet
essai historique, réalisé à partir de témoignages oraux, retrace l’histoire politique d’Haïti
du débarquement de Christophe Colomb en 1492 à l’année 1799, moment charnière de
l’ascension fulgurante de Toussaint Louverture. En 1848, deux autres volumes sont
publiés qui étudient les événements survenus entre 1799 et 1808. Thomas Madiou fils est
considéré à juste titre comme le premier historien haïtien.
13 Autre membre du Cercle, Alexis Beaubrun Ardouin a voulu au départ écrire un plaidoyer
en faveur du général Borgella, mais en fin de compte son œuvre aborde l’ensemble des
épisodes de l’histoire d’Haïti. Cet essai historique monumental, réalisé à partir des
archives françaises et haïtiennes, est publié à Paris chez Dezobry et E. Magdeleine en 1855,
en onze volumes sous le titre « Études sur l’Histoire d’Haïti, suivies de la vie du général
J. M. Borgella ». Alexis Beaubrun Ardouin s’est déjà démarqué du Cercle littéraire par une
première publication en 1832 à Port-au-Prince de la « Géographie de l’île d’Haïti précédée
du précis et de la date des événements les plus remarquables de son histoire », ouvrage
destiné à l’éducation des jeunes parents et à l’instruction de la jeunesse haïtienne. Il
publiera en 1865 à Port-au-Prince, l’œuvre historique posthume de son frère Charles
Nicolas Céligni Ardouin, Essais sur l’histoire d’Haïti, rédigé et imprimé en 1844 mais dont
les événements politiques de 1843-1844 ont ajourné la publication (Ardouin 1865).
14 Ces écrits historiques émanant des intellectuels du Cercle littéraire couvrent la période
coloniale, la guerre de l’indépendance et les premières années de l’État haïtien. L’Homme
haïtien décrit dans ces productions correspond à un être marqué par l’expérience servile
qui construit son identité en regard du passé très proche. Cette génération « arrête avec
orgueil son attention sur l’époque […] où les enfants de la race africaine chassent leurs
oppresseurs, où le pays cesse d’appartenir à la France » (Lespinasse 1882 : 5). Cependant,
l’Haïtien peut-il être défini uniquement par rapport à l’Afrique et la France ?
L’onomastique du nouvel État « Haïti » ne fait-elle pas appel à une reconnaissance et à un
hommage aux premiers habitants du territoire et à une valorisation de leur culture dans la
constitution de l’identité culturelle haïtienne ? C’est en tout cas l’un des points de vue
théorisés et défendus dans le Cercle littéraire, et en particulier par Émile Nau.

Émile Nau ou la contribution des


aborigènes à l’identité culturelle haïtienne
15 Avec la volonté unanimement manifestée dans le Cercle littéraire que l’histoire d’Haïti
soit écrite par des Haïtiens, surgit une question litigieuse : quand débute l’histoire
d’Haïti ? Cette dernière renvoie sans équivoque à la question générale mais déterminante :
qu’est-ce qu’un Haïtien ? Chaque intellectuel du Cercle essaie d’y répondre à sa manière,

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tout en gardant un fond partagé : un être méprisé, humilié par l’Européen mais qui a su
garder la tête haute et fière. Pour Beauvais Lespinasse, les anciens affranchis, c’est-à-dire
les libres avant 1793, sont le modèle d’abnégation, de courage et de détermination qui
symbolise l’Haïtien ; cet avis est partagé par Auguste Brouard, Charles Nicolas Céligni
Ardouin et tant d’autres membres du Cercle littéraire. Cependant d’autres, tels que
Thomas Madiou fils, insèrent des nuances dans leur démonstration en montrant l’apport
non négligeable des « chefs de bande » et adeptes du marronnage originaires de l’Afrique.
L’histoire d’Haïti de Thomas Madiou fils débute en 1492, c’est-à-dire à l’arrivée de
Christophe Colomb. Quoique la colonisation espagnole et la civilisation des Taïnos
occupent une part insignifiante dans son récit, le faire remonter à 1492 permet à Thomas
Madiou fils de s’intéresser brièvement à la description de la vie en société des premiers
habitants du territoire. Son œuvre s’inspire grandement des ouvrages écrits par les
Espagnols et des récits de voyage de Christophe Colomb.
16 L’étude de Charles Nicolas Céligni Ardouin débute en 1789 et met en perspective trois
groupes ethniques à l’origine de la nation haïtienne : les blancs, les noirs et les mulâtres.
Alexis Beaubrun Ardouin (1853), en revanche, divise l’histoire d’Haïti en deux grandes
périodes. La première est française, elle commence en 1789 et s’achève en 1803 et la
seconde est haïtienne, elle débute en novembre 1803 et se termine en 1843. De ce fait,
Alexis Beaubrun Ardouin ne s’intéresse guère à la colonisation espagnole parce qu’elle ne
lui apporte pas d’éléments pouvant étayer sa thèse sur la constitution de l’Homme haïtien.
Dans sa perspective, Haïti est issue de la période révolutionnaire et l’être haïtien se
caractérise foncièrement par l’expérience révolutionnaire. Cette conception domine à
l’époque et surtout au sein de cette génération. Dans son adresse aux abonnés du recueil
Le Républicain pour le nouvel an 1837, W. Smith rappelle à la nouvelle génération que
c’est par l’expérience révolutionnaire que la « nation nouvelle naquit dans le Nouveau
Monde » après des combats sanglants et victorieux contre les conquérants d’Europe. W.
Smith (1837a) incite la jeunesse à se souvenir des malheurs passés et à être disposée à
imiter les « valeureuses actions de ses pères ». Cet appel est repris quelques mois plus
tard, en mai 1837, par Émile Nau (1837c), qui appelle la jeune génération à la vénération
des pères de la liberté : « Rien ne nous attache plus vivement et n’excite à un plus haut
degré notre intérêt que les récits de l’époque révolutionnaire de notre pays. Les acteurs de
ces beaux et sanglants combats de notre délivrance sont encore là, ce sont nos pères…
Jeunes gens de la génération nouvelle, découvrez-vous quand vous passez devant les
vénérables de votre liberté. » Chez Émile Nau, la vénération des pères ne se limite pas aux
vétérans de la guerre d’indépendance, mais englobe également les résistants et les
dignitaires aborigènes qui ont marqué de leur empreinte l’espace haïtien.
17 Émile Nau publie à Port-au-Prince en 1854 L’histoire des caciques d’Haïti, œuvre
majeure qui révolutionne la compréhension de l’histoire d’Haïti et de l’Haïtien en
particulier. L’ouvrage est réédité en 1894 à Paris avec une préface de Ducis Viard, puis en
1963 à Port-au-Prince. Les presses nationales d’Haïti ont publié une nouvelle édition
prestigieuse en 2003, dans le cadre de la commémoration du bicentenaire de
l’indépendance d’Haïti, qui coïncidait avec le cent-cinquantième anniversaire de la
première édition.
18 Ainsi, la catégorie identitaire « Haïti » qui se constitue signale la superposition du
territoire à une identité. Elle s’impose dès 1804 comme le paradigme par lequel doit se
légitimer et se comprendre le territoire de l’ancienne colonie française. La polémique
autour de l’onomastique et la signification du nom « Haïti », ainsi que du choix de
l’orthographe qui ne cesse d’évoluer au xixe siècle : Ayiti, Hayti, Haïti, est vive et
passionnante. David P. Geggus (2002) consacre d’ailleurs le dernier chapitre de son
ouvrage, Haitian Revolutionary Studies, aux discours qui jalonnent ce débat. Il reconnaît
que le préfixe Ayi, retrouvé dans le terme Ayiti, est utilisé avant 1830. Il signifie « Terre »
dans la langue fon, parlée actuellement au Bénin, au Nigéria et au Togo18. Les premiers

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documents officiels, dont l’Acte d’indépendance et les documents officiels du Royaume du
Nord (1811-1820), utilisent l’orthographe Hayti. La République de l’Ouest, sous la
direction du président Alexandre Pétion, les actes officiels des gouvernements ainsi que les
journaux utilisent jusqu’en 1820 cette même orthographe. Les deux principaux journaux
de la République de l’Ouest dont les intitulés contiennent le terme Haïti s’orthographient
ainsi : L’Abeille haytienne et l’Hermite d’Hayti. La constitution impériale proclamée le 20
mai 1805 par l’Empereur Jacques ier, stipule dans son premier article : « Le peuple
habitant l’île ci-devant appelé Saint-Domingue, convient ici de se former en État libre,
souverain et indépendant de toute autre puissance de l’univers, sous le nom de l’Empire
d’Hayti. » L’orthographe Haïti semble s’être imposée à partir de 1825 après la
reconnaissance de l’indépendance par la France. Les documents officiels abandonnent
l’ancienne orthographe, me semble-t-il plus proche de la langue créole, pour l’adoption
d’une orthographe plus francisée. La reconnaissance de la souveraineté politique d’Haïti
par la France n’aurait pas uniquement des incidences sur l’évolution économique et sociale
de l’État, mais également sur ses structures mentales et culturelles.
19 Émile Nau (1894 : 364), catégorique au sujet de l’origine du terme Haïti, explique que ce
terme est le nom assigné par les premiers habitants de l’île et signifie « terre haute et
montagneuse et boisée ». Certains historiens avancent au contraire que le nom de l’île était
Quisqueya ou Bohio. Émile Nau réfute cette dernière hypothèse et rappelle à l’étude du
docteur Dehoux qui assimile le terme Bohio à toute grande étendue de terre habitée. Dans
cette perspective, Bohio équivaut à une région. L’auteur discute enfin un troisième terme
qui serait le nom d’origine de l’île, avancé par Thomas Madiou : Quisqueya. Ce terme
utilisé plutôt dans la région orientale, selon Émile Nau, signifie « Mère des terres ». La
population qui occupe l’autre partie de l’île, à savoir la République dominicaine,
indépendante en 1844, utilise plutôt le terme Quisqueya qu’on retrouve d’ailleurs dans
leur hymne national (Quisqueya la indomita). Ce débat ou cette hésitation concernant la
dénomination du territoire perdure jusqu’à nos jours. En effet, au cours des années 1980,
en appelant le territoire des premiers habitants d’Haïti Quisqueya ou Bohio, les manuels
d’histoire d’Haïti prennent part au débat et sèment plus de confusion dans l’esprit de la
jeunesse éduquée. L’anthropologue Rachelle Charlier Doucet (2011) témoigne de ce débat
passionnant qui occupe l’espace public haïtien et dominicain au cours des années 1980,
dans un article de presse publié sur le site du réseau AlterPresse. Les élites politiques et
culturelles de la République dominicaine ont trouvé en Quisqueya une appellation qui ne
les assimile pas à l’État haïtien, puisque leur identité culturelle se construit par opposition
au peuple haïtien19.
20 La référence à la mémoire des premiers habitants de l’île est omniprésente dans la
société haïtienne du début du xixe siècle. En criant « J’ai vengé l’Amérique », Jean
Jacques Dessalines a-t-il omis de mentionner l’Afrique ou a-t-il voulu honorer la mémoire
des premiers résistants aborigènes et/ou l’ensemble des peuples humiliés et mis en
esclavage aux Amériques ? Haïti serait ainsi le symbole et la dignité non seulement de
l’Amérique souffrante mais, plus largement, de l’ensemble des peuples souffrants.
D’ailleurs, la première mesure du nouvel État libre correspond à un appel à l’immigration
de tous les peuples souffrants, en particulier les Indiens et les Noirs qui, une fois arrivés en
Haïti, bénéficient de la nationalité haïtienne20. La qualité d’Haïtien renvoie à un thème qui
traverse, dans son épaisseur, les questions relatives à la construction de l’État haïtien, à la
formation du nationalisme et à leur corollaire, le développement d’une idéologie de
solidarité internationale avec les peuples exploités.
21 L’histoire des Caciques d’Haïti s’inscrit dans cette démarche de définir la culture
haïtienne suivant la ligne tracée par le Cercle littéraire dont Émile Nau est le chef de file.
Les historiens du Cercle littéraire proposent une division en quatre périodes de l’histoire
d’Haïti. La première période correspond à la rencontre de deux Mondes avec l’arrivée de
Christophe Colomb en 1492, la population aborigène étant alors décimée par les pratiques

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imposées par les conquérants. Vient ensuite la période de la traite et de l’esclavage des
Noirs et la mise en place de l’économie de plantations. Durant cette période, écrit Émile
Nau, Haïti devient Saint-Domingue. Puis, la période de revendications sociales, politiques
et civiques, et l’effervescence révolutionnaire où les conflits entre les différents groupes
sociaux aboutissent à la guerre révolutionnaire. Enfin, la période de l’indépendance du
nouvel État, où Saint-Domingue redevient Haïti, soutient Émile Nau. Les deux dernières
périodes sont étudiées par Thomas Madiou fils et Alexis Beaubrun Ardouin. Pour achever
la mission assignée par le Cercle littéraire, Émile Nau (1894 : 12) a pris l’initiative de
clôturer son travail de mémoire par une référence au commencement de cette histoire :
« Qu’un écrivain national entreprenne maintenant de retracer l’époque de la colonisation,
voilà toute l’histoire d’Haïti édifiée par des mains haïtiennes ». Haïti devient, sous la
plume d’Émile Nau, la terre de toutes les origines nobles et moins nobles, car elle constitua
le premier berceau de la civilisation européenne en Amérique. Son sol a nourri l’Europe et
envoyé les premières denrées tropicales indispensables aux festins culinaires et au
développement de cette partie du monde. Émile Nau rappelle aussi que c’est en Haïti que
la première église fut construite, donnant naissance au christianisme conquérant du
Nouveau Monde. C’est aussi en Haïti que le peuple aborigène est entièrement anéanti et
que l’esclavage des Noirs avec ses horreurs a pris naissance dans les plantations. Haïti,
poursuit-il, représente également la terre de la liberté, l’endroit où les premiers cris de la
liberté ont été poussés et les premières chaines de la servitude brisées. Le premier peuple
noir libre s’y est constitué.
22 Ne pouvant trouver une filiation physique aux premiers habitants, Émile Nau construit
une filiation spirituelle et un héritage lié à l’espace occupé : « Le fait d’habiter aujourd’hui
le pays où ils vécurent, nous oblige […] à nous enquérir de nos prédécesseurs » (ibid. : 13).
Émile Nau plaide pour que la jeunesse haïtienne se souvienne des origines et du passé
d’Haïti et de ses premiers habitants, dont certains ont été des compagnons de servitude
des premiers Noirs mis en esclavage. Le peuple haïtien symbolise la confraternité dans
l’adversité et l’exemple d’une communauté de souffrances car « l’Africain et l’Indien se
sont donnés la main dans les chaînes » (ibid. : 14). Ainsi, la Révolution haïtienne a non
seulement rendu Haïti libre, mais a aussi vengé tout ceux qui y avaient été opprimés ; être
Haïtien c’est enfin se venger soi-même et venger en même temps les premiers habitants.
23 Au niveau linguistique, Émile Nau apporte des arguments tendant à conforter la thèse
de la contribution des Aborigènes à la culture haïtienne. Dans un article paru dans le
recueil Le Républicain en mars 1837, il défend l’idée d’une poésie nationale pratiquée par
les aborigènes d’Haïti. Il établit une différence entre la poésie native et la poésie art pour
montrer que les premiers habitants cultivaient une langue poétique, mélodieuse et
naturelle. Afin de corroborer sa thèse, il invite à réfléchir sur deux poètes d’horizons
différents dont Lamartine, au sommet de sa gloire dans les années 1830 et un jeune poète
arabe, qui se sont rencontrés en Orient à Kaïpha. Au moment des adieux, Lamartine
propose à son homologue arabe de célébrer par quelques vers, chacun dans sa langue,
cette rencontre et les impressions qui en découlent. Émile Nau (1837b) fait une longue
citation en transcrivant le résultat de la joute poétique, dans le but de prouver combien la
langue non européenne pouvait être mélodieuse et poétique. Sa conclusion est que la
poésie arabe est plus naturelle que celle de Lamartine et se rapproche de la poésie des
aborigènes d’Haïti. Émile Nau préconise une « poésie naturelle, pure, simple et fraîche »
(1837b).
24 Dans l’appendice de son ouvrage, Émile Nau approfondit son article publié en 1837 dans
le recueil Le Républicain. Il établit en effet une parenté entre la langue des aborigènes et la
réalité socio-linguistique de leurs successeurs sur le territoire. Les mots hamac, canari,
canot, calebasse, coui, couramment utilisés dans le quotidien haïtien et ancrés dans sa
culture, proviennent de cette origine aborigène. Il recense le legs des aborigènes dans tous
les domaines de la vie sociale haïtienne : l’art culinaire, la musique et la danse, les jeux,

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l’art décoratif, la sculpture sur pierre et bois et la mythologie ou le culte des dieux (mœurs,
idées et croyances). Il invite les chercheurs intéressés à la culture aborigène à mieux
observer et étudier les pratiques sociales et culturelles haïtiennes contemporaines puisque
l’Haïtien conserve en lui une part indéniable de l’héritage culturel des aborigènes :

Il est dans nos populations actuelles une coutume qui remonte probablement au
temps des Indiens, c’est de mettre en chansons tous les incidents de mœurs et même
de politique de la veille et du jour. Les particularités d’un événement public ou d’une
scène d’intérieur que l’indiscrétion ou le malheur a divulguées sont pour les Sambas
des sujets de louanges, de complainte ou de satire […] (Nau 1894 : 328).

25 La présentation d’une poésie des aborigènes conforte l’idée du Cercle littéraire


concernant l’existence d’une littérature haïtienne contemporaine et consolide leur projet
d’instituer un système d’instruction nationale dans le but de former des Haïtiens fiers de
leur culture.

Poser les premiers jalons pour


l’édification d’un modèle culturel national
26 Les intellectuels du Cercle littéraire sont persuadés qu’Haïti a vécu une brillante et
exceptionnelle histoire. Ils consacrent leur énergie et leur production littéraire et
historique à l’enracinement de cette conception du pays dans les esprits de la jeune
génération afin de se lancer, à partir d’elle, dans une définition moderne du modèle
culturel national et de l’être haïtien, et dans un éclaircissement du visage et de la
personnalité de l’État haïtien. E. Z. Devimeux (1836a :3), philosophe et l’une des figures
incontournables du Cercle littéraire, lance une injonction aux jeunes :

Chérissez votre nationalité, vous vous le devez à vous-mêmes, vous le devez à la


mémoire de vos pères, vous le devez à l’humanité. Inspirez-vous de votre histoire,
conservez religieusement les traditions de la patrie ; sans traditions, il n’y a point de
patrie. Ne copiez point servilement et de parti-pris les autres nations : vous ne seriez
jamais qu’une parodie.

27 Ne peut-on voir dans cette « parodie » les prémisses du bovarysme dénoncé par Jean
Price-Mars ? Cet acte de foi est relayé une année plus tard par W. G. Smith, érudit, homme
d’affaires, responsable de la section scientifique du recueil Le Républicain puis L’Union.
Dans un article titré « De la nationalité », W. G. Smith (1837b) défend que chaque nation
possède des traits caractéristiques qui la distinguent et en font un peuple différent des
autres. Ces traits, pense-t-il, sont inhérents au caractère national et doivent se manifester
dans le langage, les traditions et la poésie, les mœurs et coutumes, les droits religieux, le
gouvernement politique et local ; ils doivent prédominer dans les institutions domestiques
et sociales. W. G. Smith se demande si Haïti possède quelques-uns de ces traits
d’individualité qui lui donneraient des titres à cette sorte de distinction nationale ? Et si
elle ne les a pas, par quels moyens peut-elle les acquérir ? En se livrant à une approche
comparative entre Haïti et les colonies françaises dont la Martinique et la Guadeloupe,
W. G. Smith résout le problème négativement. Il considère d’abord la langue parlée par
toute la population, à savoir le créole, comme une corruption du français. Puis, à son avis,
toutes les coutumes domestiques et sociales ainsi que les lois civiles et morales qui
régissent l’État constituent des éléments d’origine étrangère. Il continue son constat pour
exprimer son regret vis-à-vis de la francisation de la jeune génération qui connaît
parfaitement les contrées baignées par la Loire et la Garonne, qui peut ainsi tracer le cours
de la Seine et en indiquer les sources, qui se familiarise avec l’histoire de France depuis les
temps anciens jusqu’à la période contemporaine, mais qui est incapable de situer une ville

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en Haïti et ne sent pas la nécessité d’étudier la géographie d’Haïti ou d’examiner sur la
carte le cours de l’Artibonite ou de l’Ozama. W. G. Smith impute la responsabilité entière
au système d’éducation et au modèle politique. Il propose donc de réformer
l’enseignement et la socialisation de la jeunesse haïtienne :

Nos institutions telles qu’elles sont […] doivent être refaites, pour mieux s’adapter
aux particularités de notre contrée, notre nationalité doit être plus proéminente et
plus énergiquement caractérisée ; nos idées, pour tout ce qui a rapport à nous et notre
pays, doivent être aussi distantes de la France et de la nation française qu’elles le sont
de la Grande-Bretagne et de tout autre peuple. Nous ne voulons jamais être anglais,
nous ne serons jamais français ; nous sommes et devons être haïtiens (Smith 1837b :
3).

28 Là encore, on voit les prémisses, ou du moins, le même argument qui justifie la


publication du manuel d’Histoire d’Haïti publié par J. C. Dorsainvil en 1929, sous l’effet
d’une réforme de l’Instruction publique en date de 1921 et obligeant à insérer dans les
épreuves scolaires une composition sur l’histoire nationale.
29 W. G. Smith propose de réduire l’imitation et d’augmenter la création. Et l’éducation de
la jeunesse doit être de nature à fortifier chez elle le patriotisme qui développerait mieux le
caractère national. Enfin, W. G. Smith pense que si le système éducatif était plus national
et moins étranger, il donnerait la perspective d’un caractère nouveau au génie et au
sentiment du peuple haïtien, qui mériterait alors d’être considéré « non seulement comme
unique par son origine et son histoire passée, mais aussi par la nature et le caractère de ses
établissements nationaux » (ibid.). Émile Nau avait déjà proposé en 1837 que les villes
principales aient une université organisée et même une académie, dotées d’une
bibliothèque publique, d’un musée, d’un centre de loisirs et de spectacles. C’est au moment
où les sciences et les arts, pense-t-il, s’implanteront en Haïti que le progrès sera désormais
possible et que le pays aura surmonté d’une façon décisive et irrévocable « la réprobation
qui pèse ailleurs sur une intéressante portion de l’humanité » (Nau 1837a : 4).
30 Le déficit constaté d’un système d’éducation national a occasionné l’absence d’une
littérature nationale. Les intellectuels du Cercle littéraire se donnent pour mission de
tracer le contour de cette littérature nationale en édictant les règles et les principes à
appliquer par les jeunes générations. Émile Nau (1836) définit la littérature nationale en
énumérant les caractères qu’elle doit projeter : une vitalité propre, une race avec ses
origines particulières, ses traditions, ses mœurs, ses goûts, ses passions propres et une
langue d’expression particulière. Il reconnait qu’Haïti ne dispose pas de l’ensemble de ces
caractères, pas plus d’ailleurs que les États-Unis. Néanmoins, Émile Nau (1836 : 3)
réclame, en ce sens, un avantage dont Haïti bénéficie par rapport aux États-Unis : la
société des États-Unis s’est constituée sans une grande scission avec la métropole et a
conservé sa langue empruntée, tandis qu’Haïti a mis en avant une population autrefois
dépouillée d’humanité et venant en majorité de l’Afrique : « Nous sommes tout ainsi que
l’Américain, transplantés et dénués de traditions, mais il y a dans cette fusion du génie
européen et du génie africain qui constitue le caractère de notre peuple, quelque chose qui
nous fait moins Français que l’Américain n’est Anglais. » Émile Nau espère qu’un jour
Haïti aura une littérature nationale plus forte et plus naturelle que celle produite aux
États-Unis. Mais avant d’arriver à cette étape, il indique à la nouvelle génération les règles
à suivre, surtout à propos de l’utilisation de la langue française :

Il ne s’agira pas cependant, de prendre la langue toute faite dans les meilleurs
modèles ; il faudra la modifier et l’adapter à nos besoins et à nos localités ;
transplantée sous un climat étranger, elle perdra immanquablement de sa saveur, et
ses fruits se ressentiront naturellement du terroir nouveau. Il sera presqu’impossible,
nous croyons, d’atteindre à l’atticisme parisien (les provinces elles-mêmes de France
n’y ont pas réussi) ; mais notre français bâtard aura peut-être ses qualités précieuses,
quelque chose de franc, de fortement accentué et de naïf, quelque chose d’ardent

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comme notre climat et comme notre âme ; et peut-être que la France ne lira pas sans
déplaisir sa langue quelque peu brunie sous les tropiques. L’imitation de la manière
et du faire des poètes européens est plus ingrate et plus stérile ici qu’ailleurs ; nos
poètes ne doivent avoir nul parti à prendre pour ou contre telle ou telle école : ils
doivent les étudier toutes et n’en être d’aucune. Nous dirons enfin à nos poètes ou à
ceux qui aspirent à l’être : la source de l’inspiration pour vous est en vous et chez
vous ; hors delà, vous n’avez pas de salut (Nau 1837d : 2).

31 La logique d’Émile Nau d’utiliser une version « tropicalisée » et « brunie » de la langue


française pour exprimer le nationalisme culturel haïtien pourrait être interprétée comme
une contradiction flagrante du Cercle littéraire, d’autant plus que la langue créole est
comprise et parlée par tous les Haïtiens. Aucun document ou article du Cercle n’est rédigé
en créole. La langue créole est considérée par les membres du Cercle comme un patois
impropre au dialogue avec l’Occident. La langue française parfaitement maitrisée par les
élites culturelles et intellectuelles haïtiennes n’est pas assimilée par la grande partie de la
population encore analphabète. Il s’agit ainsi pour les membres du Cercle de s’inscrire
dans un dialogue avec l’extérieur, la France en particulier, tout en revendiquant une
particularité linguistique et en dessinant un espace francophone divers et multiple dans
ses formes, ses expressions et ses revendications. Il s’agit aussi pour ces élites haïtiennes
d’écarter la langue créole et ses principaux locuteurs dans le processus de définition du
nationalisme culturel haïtien. Ce nationalisme culturel quoiqu’empruntant des éléments à
la population, s’oriente vers l’extérieur et s’articule afin de répondre aux critiques
formulées par les étrangers. Ce nationalisme culturel lancé par les élites haïtiennes
renferme ainsi des préjugés sur la langue créole, ses locuteurs, et les mentalités, les
habitudes culturelles et cultuelles véhiculées à travers cette langue parlée dans et par la
population.

L’histoire et la littérature, bases


indissociables de la culture haïtienne
32 On comprend donc que le Cercle littéraire de 1836-1839 aborde la question de la culture
haïtienne en priorisant deux éléments essentiels : l’histoire et la littérature. La
particularité de la société haïtienne réside dans son histoire singulière et unique et dans sa
mission à régénérer une partie de l’humanité souffrante. Ce plan de redressement
humanitaire défini par les intellectuels du Cercle littéraire possède plusieurs
composantes : une langue nationale, une littérature nationale, une éducation nationale et
une acclimatation des arts et des sciences. Être Haïtien serait donc, selon ce projet
culturel, être celui ou celle qui porte et valorise une triple origine culturelle : africaine,
européenne et indienne, baignées dans l’histoire de la résistance à l’oppression. L’histoire
et la littérature ont contribué à théoriser une certaine idée de la civilisation haïtienne qui
est consubstantielle au projet de construire l’individu haïtien. Les progrès de la
connaissance historique ont permis d’ancrer dans le passé les racines de l’Haïtien et de
donner du sens aux événements qui ont entouré la naissance de l’État haïtien21, en vertu
des principes de la « philosophie de l’histoire » nourrie des lectures de Vico, Herder ou
Michelet22. Or, la réévaluation du legs de l’époque coloniale, et en particulier du legs
révolutionnaire et anti-esclavagiste a révélé les marques de l’originalité de l’Haïtien, né de
la lutte anticoloniale. Au sein du Cercle littéraire, l’histoire d’Haïti occupe une place
privilégiée, comme discipline dont la fonction et la réputation sont d’autant plus grandes
que ce sont des Haïtiens qui prennent en charge son écriture. Pour les membres du Cercle
littéraire, l’histoire et la littérature sont étroitement liées. La pratique de l’histoire et celle
de la littérature se nourrissent mutuellement et se complètent. L’historien use de toutes les
rhétoriques et de la « couleur locale »23 pour reconstituer le portrait des siècles passés et
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des acteurs hissés au rang de héros, comme l’écrivain fait œuvre d’historien lorsqu’il
prétend reconstituer le passé par le roman ou l’épopée24
33 Une telle vision de la responsabilité de l’histoire et de la littérature au sein du Cercle
littéraire conforte la volonté de ses membres de trouver dans le récit historique la genèse
des principes constitutifs de l’Haïtien. Ainsi, conformément à l’éloge de la patrie par le
Cercle littéraire, cette histoire repose sur la croyance dans le rôle joué par les grands
hommes ayant combattu victorieusement durant la guerre révolutionnaire et dans la
résistance à l’esclavage et au colonialisme. Le Cercle lutte pour la détention du monopole
dans le champ de la production d’un discours historique, en s’opposant aux récits
véhiculés par les étrangers sur Haïti. En rappelant le nom des « grands hommes » à
héroïser, le Cercle littéraire insiste sur l’urgence qu’il y a à user de l’histoire et de la
géographie locales pour nourrir le sentiment patriotique et nationaliste. Il inscrit sa
production historique dans une démarche purement politique : « C’est encore comme
enseignement politique que j’offre à mes concitoyens l’exposé des opinions que je me
propose d’émettre […] il faut que la postérité profite de toutes les leçons qui résultent des
glorieux efforts de nos pères […]. L’histoire a cet objet pour but, l’historien doit s’honorer
en essayant d’y atteindre » (Ardouin 1853 : 13). Ainsi, l’histoire est conçue comme un
agent de promotion du nationalisme, à travers l’évocation des faits glorieux du passé. C’est
le courant dominant au xixe siècle que l’on retrouve dans l’œuvre de l’historien français,
Jules Michelet, qui est connue et commentée en Haïti. Michelet lui aussi connait et
commente l’œuvre des membres du Cercle littéraire notamment celle de Thomas Madiou
qu’il a admirée. Alexis Beaubrun Ardouin évoque déjà la nécessité d’une histoire à vocation
pédagogique et civique dont le sens, les origines comme les finalités, doivent s’éclairer à la
lumière du travail de collecte, de publication et de narration que se proposent de mener à
bien collectivement les membres du Cercle littéraire. La lecture de la production des
membres du Cercle littéraire, retrouvée en particulier dans les deux journaux, Le
Républicain et L’Union, a nourri une veine littéraire et un projet de société dont la vertu
première consiste à redécouvrir les racines du passé afin d’exhumer les héros et fabriquer
des mythes fondateurs de l’identité haïtienne.
34 Par ailleurs, cet héritage culturel légué par les écrivains du Cercle littéraire n’a pas été
mobilisé par le courant indigéniste du xxe siècle qui a repris des termes et des expressions
déjà formulés durant la première moitié du xixe siècle. Le mouvement indigéniste haïtien
voulait jouir du statut de pionnier dans la quête identitaire et culturelle en faisant
l’impasse sur les courants littéraires précédents. Le contexte politique de lutte contre
l’occupation d’Haïti (1915-1934) par les États-Unis a fortement contribué à populariser le
mouvement indigéniste haïtien qui fait l’objet de nombreuses études universitaires
contrairement aux courants littéraires du xixe siècle. C’est à tort qu’on situe ordinairement
dans les études sur Haïti, l’émergence du nationalisme culturel avec le mouvement
indigéniste. Il y a là le problème de manque de connaissance du xixe siècle haïtien qui se
conjugue avec celui de la transmission et de la diffusion de cet héritage, aussi bien en Haïti
qu’à l’étranger, si tant est que l’indigénisme ait eu une quelconque audience au-delà des
frontières haïtiennes.
35 L’idée de puiser dans la richesse du « terroir haïtien » est constamment reprise durant le
xixe siècle haïtien. Elle ne se limite pas uniquement à l’invocation de la beauté des
paysages et des charmes du pays. Elle concerne des thèmes divers et variés au point de
faire du vodou et des coutumes populaires des sujets d’études sociales ou d’inspiration
romanesque25. L’héritier immédiat du Cercle littéraire est le Cercle la Ronde qui, vers
1898, reprend ces propositions et ces positions en les adaptant aux circonstances du
moment. Les élites culturelles regroupées autour de la revue La Ronde, prônent
l’association des apports français et de la « sève africaine ». Proposition, on a vu, formulée
par le Cercle littéraire et qui sera partiellement revisitée et augmentée par le courant
indigéniste durant les années 1930.

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36 La réflexion sur l’identité haïtienne continue à traverser plusieurs générations
d’intellectuels, jusqu’à ce jour. De nombreuses tentatives telles que le « noirisme »26 avec
François Duvalier et Lorimer Denis vers les années 1950, le « spiralisme »27 avec
Frankétienne au cours des années 1960, constituent autant d’appellations, tour à tour
poétique, philosophie, politique, ethnique, inclusive ou exclusive, avec le risque de dérives
politiques autoritaires, destinées à construire l’identité haïtienne.

Bibliographie
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Notes
1 Pour un approfondissement du modèle social haïtien, voir C. A. Célius (1998a, b).
2 Le 8 juillet 1801, Toussaint Louverture, accompagné des membres de l’Assemblée centrale de
Saint-Domingue dont Bernard Borgella, Lacour, Julien Raymond, Étienne Viard, Philippe André
Collet, Gaston Nogéré, Jean Monceybo, Jean François Morillas, Charles Roxas et André Mugnos,
proclame la constitution de 1801, pour la colonie française de Saint-Domingue. Cet événement sans
précédent dans l’histoire de la colonisation entérine et officialise la position sociale et politique
occupée par ces constituants. Cette constitution traduit également les idéaux de la nouvelle élite
politique et culturelle qui décide de doter la colonie de lois particulières en fonction de son histoire
propre, de sa position géographique, de son peuplement, en bref, de sa réalité sociale, économique et
politique différente de la métropole française.
3 Sur le fondement du pouvoir des libres de couleur à Saint-Domingue, puis en Haïti, voir en
particulier G. Barthélemy (2000), J. Casimir (2001, 2009). Pour une analyse critique de la thèse de
G. Barthélémy, voir C. A. Célius (2013).
4 En 1665, le roi de France, Louis XIV, reconnait officiellement la colonisation des côtes
d’Hispaniola et nomme à cet effet Bertrand d’Orgeron, gouverneur de « l’isle de la Tortue et coste
Saint-Domingue ». En 1697, l’Espagne cède la partie occidentale de l’île d’Hispaniola par le traité de
Ryswick qui met fin à la guerre de la ligue d’Augsbourg. Cette cession marque officiellement le début
de la colonisation française de Saint-Domingue.
5 En Août 1791, une grande révolte d’esclaves éclate à Saint-Domingue, ancien nom d’Haïti. Sans
grande organisation réelle au départ, les insurgés se structurent un peu plus tard en force armée
hiérarchisée dénommée « Armée Indigène ». Sous-équipée et peu expérimentée, cette armée a mené
de grandes batailles et a connu de glorieuses victoires dont la plus retentissante, le 18 novembre à
Vertières (entrée sud du Cap-Français, aujourd’hui, Cap-Haïtien) contre l’armée française dirigée
par le général Rochambeau.
6 Le Phare, journal commercial, politique et littéraire, n° V, 1ère année, 9 septembre 1830, Port-
au-Prince.
7 À la même époque, apparait en France la notion de chauvinisme à propos du genre
vaudevillesque et des manuels d’histoire où le mythe du soldat-laboureur est largement diffusé. G.
de Puymègre (1993) identifie ce chauvinisme comme une forme de protonationalisme. Dans le cas
haïtien, il n’est donc nullement présomptueux que d’affirmer que ce mythe constitue le socle même
du nationalisme haïtien.
8 Les voyageurs signalent l’effectif pléthorique de l’Armée haïtienne. Par exemple, Dominique
Dufour Pradt (1818 : 15) explique que la « population entière est armée et disciplinée » et vers
l’année 1814, « on put se croire menacé, 80.000 fusils existant dans les arsenaux furent distribués à
la population. On en a racheté plus de 120.000 qui sont répartis dans cinq départements, distribués
sur le territoire de la République. En cas d’attaque, toute la population paraitrait en armes ».
9 Le Républicain, recueil scientifique et littéraire, n° 1, 15 août 1836.
10 Ibid.
11 Lors d’une proclamation adressée aux citoyens de Saint-Domingue, le 14 mai 1796, les
Commissaires civils envoyés par le Directoire exécutif déclarent que des écoles publiques seront
établies dans toute la colonie, destinées à l’instruction des enfants noirs, mulâtres et blancs. La
proclamation informe que certains enfants qui auront manifesté plus de disposition et de bonne
volonté à s’instruire, seront envoyés en France pour se perfectionner dans les sciences et les arts. Les
nouvelles élites politiques, noires, mulâtres et blanches de Saint-Domingue vont pleinement profiter
de cette instruction. Toussaint Louverture s’adresse immédiatement au ministre de la Marine et des
Colonies, Truguet, afin que ses enfants (Placide et Isaac Louverture) puissent jouir de cette faveur.
D’autres élites politiques saint-dominguoises bénéficient de ce privilège dont Henri Christophe,
l’adjudant du Cap Léchat, l’ancien député de Saint-Domingue, Jean-Baptiste Belley dit Mars, André
Rigaud, les généraux Pierrot, Léveillé et Hippolyte... Des commissaires civils en profitent également :
Roume envoie son beau-fils Castaing et Sonthonax, ses beaux-fils les frères Villevaleix. À la fin de
l’année 1799, plus d’une vingtaine d’élèves boursiers du gouvernement français, originaires de Saint-
Domingue se trouvent à l’Institution nationale des colonies.
12 Archives diplomatiques de France, Ministère des Affaires Étrangères et Européennes,
Correspondance politique, Haïti MP13730, vol. 11. Voir également « Élection des députés de la
capitale » dans Le Manifeste : journal commercial, politique et littéraire, n° XLIV, 1ère année, Port-
au-Prince, 30 janvier 1842.
13 C. N. C. Ardouin (1865 : 209) dresse un index de noms de personne par indices phénotypiques
dont trois catégories sont signalées : blanc, noir et mulâtre. J’emprunte à l’auteur les désignations
phénotypiques des acteurs culturels étudiés ici.

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14 Cette idée est couramment véhiculée dans le recueil qui d’ailleurs porte en exergue cette
formule : « Mon pays, ses lois et ma foi. »
15 Sur la mythologie, voir J.-M. Besnier (2008), ainsi que C. A. Célius (2006).
16 É. Nau cité par A. B. Ardouin dans l’avertissement de l’ouvrage de C. N. C. Ardouin (1865 :
III).
17 I. Nau n’a pas édité son roman qui est publié en trois parties dans le recueil Le Républicain
« Un épisode de la révolution ».
18 Voir en particulier le dernier chapitre « The Naming of Haïti » de l’ouvrage de D. P. Geggus
(2002 : 207-220). Max Beauvoir, biochimiste et prêtre vodou, sur sa page internet
(<http://www.vodou.org/ayiti_toma.htm>), se pose la question de l’origine du nom d’Haïti. Il passe
en revue des chansons vodou encore célébrées en Haïti et au Bénin pour proposer une origine
uniquement africaine du mot Haïti.
19 L’île est unifiée en 1822 sous l’autorité du gouvernement haïtien. En 1843, lors de la chute du
président Jean-Pierre Boyer, qui débute par un mouvement insurrectionnel fomenté par des
citoyens haïtiens de la région des Cayes, un groupe de jeunes patriotes dominicains profite de la
conjoncture de tumulte politique pour se déclarer indépendant de la République d’Haïti. Il proclame
leur indépendance, le 27 février 1844, sous le nom de République Dominicaine.
20 L’article 44 de la Constitution de 1816 stipule que : « Tout Africain, Indien et ceux issus de leur
sang, nés dans les colonies ou en pays étrangers, qui viendraient résider dans la République seront
reconnus Haïtiens, mais ne jouiront des droits de citoyen qu’après une année de résidence. »
21 Je dois souligner ici que cette démarche intellectuelle n’est pas le propre du Cercle littéraire et
d’Haïti. L’ensemble des pays d’Amérique latine sont engagés dans la construction des récits
historiques fondateurs, susceptibles d’ancrer par l’exaltation du passé les racines du jeune État.
22 L’œuvre de Jules Michelet constitue une voie d’accès privilégiée vers la pensée de quelques
philosophes comme Vico ou Herder en Haïti. La réputation de l’historien français en Haïti, ami de
Thomas Madiou et Alexis Beaubrun Ardouin en particulier, a contribué à la promotion de cette
« philosophie de l’histoire » dont les penseurs aussi différents que Vico, Herder ou Cousin se font les
chantres.
23 L’exigence de « couleur locale » requiert l’imagination de l’historien et par conséquent le
recours à la fiction. L’histoire totale requiert la collaboration du songe. Avec Jules Michelet, la
mémoire historienne s’allie à l’imagination créatrice, et donc à la poésie.
24 La plupart des écrivains français contemporains sont aussi polygraphes, si bien que l’on ne
puisse séparer dans leur écriture un régime historique d’un régime littéraire.
25 Les romans dépeignent un tableau saisissant la réalité sociale de la fin du XIXe siècle. Ils
permettent une meilleure compréhension de l’imaginaire de la paysannerie et de l’élite culturelle, à
travers leurs différentes représentations des traditions héritées de l’Afrique. Voir, en particulier, les
romans de F. Marcelin, Thémistocle Epaminondas Labasterre, Paris, Ollendorff, 1901 ; A. Innocent,
Mimola, ou l’histoire d’une cassette : petit tableau de mœurs locales, Port-au-Prince, 1906 ; J.
Lhérisson, La famille des pitite-Caille : les fortunes de chez nous, Port-au-Prince, Héraux, 1905 ;
Zoune chez sa ninnaine, Port-au-Prince, Héraux, 1906.
26 Une idéologie prônant un retour aux valeurs africaines et plaidant pour un pouvoir noir contre
la domination des « mulâtres ».
27 Un courant littéraire qui ne plagie rien d’autre que la vie, la spirale en mouvement.

Pour citer cet article


Référence papier
Joseph Délide, « Genèse du nationalisme culturel haïtien », Cahiers d’études africaines, 237 | 2020,
63-88.

Référence électronique
Joseph Délide, « Genèse du nationalisme culturel haïtien », Cahiers d’études africaines [En ligne],
237 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 27 décembre 2023. URL :
http://journals.openedition.org/etudesafricaines/28965 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.28965

Cet article est cité par

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12/27/23, 9:11 AM Genèse du nationalisme culturel haïtien
Hérubel, Jean-Pierre. (2021) Recent Articles on French History. French Historical
Studies, 44. DOI: 10.1215/00161071-9005035

Auteur
Joseph Délide
Université publique du Nord au Cap-Haïtien (UPNCH), Haiti ; Centre international de recherches sur
les esclavages (CIRESC) ; Laboratoire caribéen de sciences sociales (LC2S).

Droits d'auteur
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