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La question créole au XXIe siècle :

entre autochtonie et autonomie de la Guyane

Nous plaidons en faveur de la création de nouvelles catégories politiques dans le pays


Guyane, département français d’outre-mer en Amérique du Sud. En effet, l’emploi de
l’expression « peuples/nations autochtones », servant à qualifier les Amérindiens de Guyane
s’est banalisé dans le paysage sociopolitique du pays. Cet usage découle de l’émergence du
mouvement international des peuples autochtones, ayant pris ses marques dans les murs des
Nations Unies à partir des années 1980. La catégorie politique de « peuples autochtones » jouit
dès lors d’une reconnaissance remarquable dans le droit international, et permet à ces peuples
de sortir de la marginalité. Toutefois, nous estimons que le concept d’autochtonie, tel qu’il fut
conçu, ne tient pas compte des autres ethnogenèses du continent américain. C’est le cas de
l’ethnogenèse des Créoles Guyanais.
Au regard des transformations sociopolitiques et culturelles que la Guyane connaît
depuis plusieurs décennies et de la remise à jour de la question de l’autonomie de ce territoire,
cet écrit vise un double objectif. D’abord, il s’agit de montrer que dans le cadre du contexte
historique de l’habitation esclavagiste, un processus d’émergence et de formation d’un
peuple a vu le jour (l’ethnogenèse), ce qui constitue une nouvelle forme d’autochtonie en
Amazonie. Enfin, nous estimons que la question identitaire doit constituer le socle de
l’autonomie de la Guyane.
Nous traitons, dans un premier temps les caractéristiques du processus de créolisation
dans les Amériques et en Guyane. Dans un second temps nous portons une analyse à charge
contre les idéologies « noiristes » qui mutilent l’identité créole dans un racialisme nihiliste.
Ensuite, nous rentrons dans le vif du sujet : nous démontrons le caractère autochtone de la
culture créole guyanaise à l’instar d’autres cultures créoles du continent qui jouissent d’une
reconnaissance étatique, notamment en Amérique Centrale. Pour terminer, nous émettons l’idée
de la création d’une institution politique œuvrant à la sauvegarde des intérêts des populations
fondatrices de Guyane, que nous nommons « nations fondatrices », une nouvelle catégorie
politique. Il est en effet impératif qu’une gestion organiciste de la chose politique (il s’agit de
considérer la société comme un corps vivant dont les différentes composantes entretiennent des
relations interdépendantes) voit le jour dans ce territoire.
On trouvera un résumé des points importants en fin de texte.

I) La Créolisation

Origine et étymologie
Dans son dictionnaire critique et étymologique de la langue castillane et hispanique, le
linguiste et philologue espagnol, Joan Corominas, affirme que le mot espagnol criollo dérive

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du portugais crioulo, terme construit à partir du verbe criar, créer ou élever en français. A
l’origine il désigne les enfants des Africains nés dans les colonies. Ce terme se répandant dans
les colonies espagnoles, il conserve cet usage, l’historien John Lockart signale à cet effet que
jusqu’en 1560, tout nègre né en dehors d’Afrique est considéré comme Créole, y compris ceux
nés en Espagne.
Vers la fin du 16ème siècle, le terme subit un déplacement lexical. Garcilaso de la Vega
(1539-1616) un métis inca/espagnol du Pérou, se considérant lui-même comme créole, livre ce
témoignage en 1609 qui illustre cette modification sémantique :
« Les enfants des Espagnols qui sont nés aux Indes sont appelés criollo ou criolla ; les nègres
donnaient ce nom aux enfants qui leur étaient nés aux Indes, pour les distinguer de ceux qui étaient nés dans
la Guinée, leur patrie… les Espagnols ont emprunté d'eux ce nom. »

A la même époque, à Cuba, l’écrivain canarien, Sylvestre de Balboa, désigne comme


criollos autant les noirs et les blancs nés dans cette colonie.
L’appropriation de ce terme par les blancs constitue un marqueur identitaire
transformant le destin des empires coloniaux sur le continent américain. Le terme devient un
ethnonyme non racial, mais culturel qui distingue les natifs américains non-amérindiens des
Européens. Ces derniers considèrent avec mépris les blancs nés dans les colonies. Ces hommes
et femmes, porteurs de traits culturels différents et ayant pour certains des ascendances
amérindiennes et africaines, sont jugés inférieurs en tout point aux espagnols. Ce mépris s’étend
dans toutes les sphères de l’Amérique hispanique, notamment dans les nominations aux charges
administratives et politiques. L’historien et hispaniste français, Bernard Lavallé montre que le
sentiment identitaire créole prend racine dans ces préjugés qui prennent de l’ampleur aux 17ème
et 18ème siècle. L’empire colonial espagnol sera ainsi mis en cendres au 19ème siècle par ce
nationalisme créole, porté par des blancs, comme Bolivar et San Martin, et des hommes de
couleur comme Bernardo Monteagudo et Vicente Guerrero.
En dernière analyse sur la question de l’étymologie de créole, ce mot est un terme
autochtone à l’Amérique et fut originellement utilisé par les esclavisés noirs et même à en
croire Garcilaso de la Vega, inventé par ces derniers. Il est encore utilisé sur l’ensemble du
continent, désignant des faits culturels, des populations et des classes sociales. (Lire les travaux
de l’historien argentin Ezequiel Adamovsky et de l’historien péruvien Luis Gómez Acuña).
La créolisation en Guyane
Dans son étude sur la société de plantation de la Jamaïque, l’historien barbadien Kamau
Brathwaite, montre que l’île voit de 1770 à 1880, l’émergence d’une société qui n’est ni
africaine, ni européenne mais créole. Il est indéniable qu’un processus similaire s’est produit
en Guyane.
Les nécessités de communication entre esclaves et maîtres donnèrent corps à la langue
créole. Ainsi à partir de la seconde moitié du 17ème siècle prend naissance une nouvelle culture
– le langage étant le premier et le plus important de tous les phénomènes culturels –dans le
cadre particulier de l’habitation esclavagiste. C’est ce que l’on appelle l’Ethnogenèse (cf,
introduction de cet écrit). C’est en Guyane et nulle part ailleurs que prend racine l’identité créole
guyanaise par la fusion des apports africains, amérindiens, et européens. Outre l’aspect
linguistique, les pratiques musicales, l’art culinaire, la philosophie (les proverbes Dolo), la
pharmacopée sont autant d’éléments culturels singularisant les Créoles Guyanais.
Comme dans le reste du continent une distinction est faite entre les esclaves nés en
Afrique que l’on nomme « nègres dandas » et ceux nés dans la colonie, « les nègres créoles »
(cf, les travaux d’Evelyne Wiesinger). La volonté d’établir une différence avec les Africains

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chez les Nègres Créoles est mise en lumière par les différents auteurs ayant séjourné en Guyane
entre les débuts de la colonisation et la fin du système esclavagiste.
En 1832, Flavin Leblond, mulâtre libre, rédige son Observations sur l'état politique des
hommes de couleur de la Guiane française, un manifeste défendant les droits de la classe des
affranchis dont il est issu. L’auteur se revendiquant comme « créole de Cayenne », se dé-
racialise en se mettant à égalité avec les blancs créoles les seuls ayant le droit de s’autodésigner
sans ajouter de marqueur racial. En effet, porter le nom créole sans y ajouter une taxinomie
raciale (blanc, nègre, mulâtre, cabre, quarteron etc…) revient à se donner une légitimité
politique à l’instar des Créoles hispaniques. On montre que l’on est enfant du sol américain,
et ainsi apte à participer aux affaires publiques.
A la différence des Antilles françaises, l’abolition de l’esclavage de 1848 sonne le glas
de l’aristocratie blanche, cette dernière tout au long de la seconde moitié du 19ème et du début
du 20ème s’éteint progressivement. Dans ce contexte où la citoyenneté et les institutions
politiques font leur apparition au cours du siècle, seul le Littoral s’inscrit dans le champ politico-
administratif français. La présence de la France dans l’Intérieur est plus nominale qu’effective,
les populations sont des « sujets français » et vivent selon leur propre système politique.
Ainsi les non-blancs, noirs et mulâtres ont tout le loisir de s’approprier l’ethnonyme
créole et de s’identifier au territoire en tant que « Guyanais » choses qui n’étaient réservées
qu’aux seuls blancs. Comme nous le verrons dans la partie argumentant en faveur d’une
reconnaissance de l’autochtonie créole, les Créoles Guyanais durent batailler ferme pour
l’obtention de droits politiques dans le cadre contraignant de la législation coloniale.
Pour l’heure et pour conclure sur cette partie, notons que le mot créole fut toujours utilisé
comme ethnonyme, du temps de l’esclavage et après. Il est ainsi abondamment employé dans
le premier roman écrit en langue créole, Atipa :
« To qui ca criole di peye, to pou ca tende, jouge blangue? » (page 13)
« Coument criole pouve dit, nous peye pas bon ? toute moune ca fait yé posichon landans. » (page 75)
« Oti criole qui fait yé fotine la ote peye ? gnanpoint. » (page 75)
« Jouq athò, si mouche Schoelchè pas pale, engnin pou ca faite, ici-là. Pou qui ça nous gain criole, en
France, alosse ? » (page 77)
« Gadé, au contrai, tout ça criole qui allé, en France, qui rouvini fò, ici-là, est-ce a monpé qui levé yé ? »
(p.144)

II) La tentation « noiriste » : un gouffre idéologique et identitaire

Une mauvaise appréciation de l’histoire

L’apport africain à la Guyane est indéniable. Les hommes et femmes qui ont été achetés
en Afrique, puis mis en servitude sur ce territoire, ont imbibé la terre de Guyane de leur sueur
et de leur sang. Toutefois, comme dans les autres territoires américains, les enfants qu’ils
mirent au monde n’étaient plus africains. Ils étaient Créoles, enfants du sol américain. La
créolisation s’est accentuée avec le temps et avec les autres racines de l’identité créole, outre
celles citées plus haut, notons les Asiatiques et les autres populations d’Amériques, plus
spécifiquement de l’Amazonie et de la Caraïbe.

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Un discours anti-créolisation fait son apparition depuis la fin des années 70, une posture
émanant principalement de certains militants anticolonialistes. Il est d’abord juste de dire qu’ils
ont contribué grandement à la valorisation des faits culturels guyanais, qui furent méprisés
durant l’ère de l’assimilation. Mais face à l’échec de leur projet politique d’indépendance
nationale, ces derniers estiment implicitement que le Créole est ontologiquement responsable
de cet échec ; il est dans le jargon anticolonialiste un « aliéné », un être étranger à lui-même.
Pour eux, étant le produit de la société d’habitation, l’individu créole est porteur en lui de
représentations du monde largement eurocentrées.
Les anticolonialistes ont dès lors cherché un contre-modèle à la créolisation. Avec
l’émergence des études historiques consacrées à la question de l’esclavage, les anticolonialistes
se firent le devoir de trouver des modèles de résistance à l’ordre esclavagiste qu’ils assimilèrent
à une lutte contre le « colonialisme » français chez les marrons du littoral. C’est ainsi qu’ils
sortirent de l’ombre des personnages tels Pompée, Simon Frossard, Adome etc...
Cette démarche fort louable montre toutefois ses limites. La création de communautés
souveraines de noirs marrons dans les Amériques force l’admiration et le respect. Mais ces
communautés n’ont pas posé sur la longue durée de menace à l’ordre esclavagiste. De Palenque
de San Basilio en Colombie à Palmares au Brésil et de Charles Town en Jamaïque, aux campoes
des communautés marronnes du Surinam et de la Guyane, les marronnages sur le long terme,
ne furent pas des mouvements révolutionnaires remettant en cause les puissances
européennes, ni même l’ordre esclavagiste.
Les communautés marronnes furent en dernière instance, des rouages du maintien de
la suprématie esclavagiste, les marrons ayant accepté de participer à la répression du marronage
et même de révoltes fondamentalement abolitionistes comme celle du Créole jamaïcain, Samuel
Sharpe en 1831, ou encore après l’esclavage où Paul Bogle, leader de la révolte de Monrant
Bay de 1865 fut éliminé par les autorités britanniques avec le soutien des communautés
marronnes de l’île.
Plus proche de nous, les Aluku furent écrasés par l’alliance hollando-ndjuka, ces
derniers ayant assassiné le chef Boni. En arrivant en Guyane, les Aluku ont cherché à
obtenir la protection de la France en proposant d’assurer la chasse aux éventuels esclaves
en fuite. Sur le littoral, les leaders marrons comme Simon Frossard et Pompée ont été éliminés
par le pouvoir esclavagiste, et ils n’ont guère laissé de trace dans la mémoire collective du
littoral. Cette dernière n’a gardé comme souvenir du marronnage qu’un aspect mythique avec
les « nèg marrons » du carnaval. Ces personnages qui font leur apparition durant les défilés
et qui dans le contexte symbolique de renversement des valeurs du carnaval, deviennent les
figures du « maintien de l’ordre ». Ils sont dans l’esprit de la population des sujets
mythologiques à défaut d’acteurs ayant bouleversé l’histoire.
Etonnamment, les anticolonialistes ont réécrit l’histoire de D’Chimbo, immigré
africain, condamné à mort en 1865 pour meurtres, en faisant de lui un héros anti-
esclavagiste. Comme l’a montré le Pr Serge Mam-Lam-Fouck dans son étude consacrée à ce
personnage, ce dernier s’attaqua à plus faible que lui : des femmes créoles, qu’il violait ou
tuait. Malgré cette démonstration irréfutable, encore aujourd’hui, des personnes veulent voir
en ce dernier un héros, n’apportant pour preuve que le fruit de leur imagination.
Ne peut-on pas y voir dans cette héroïsation de ce tueur en série, un désir symbolique
d’annihiler complètement l’identité créole, qui a le tort d’avoir en elle une part d’européanité ?
Des essais pamphlétaires comme Dieu t’a créé, tu as crié de Michel Alimeck (1980) et
Imbattables Créoles : les masques de l’aliénation (2002), (ce dernier ouvrage propose toutefois
des analyses pertinentes) témoignent de cette mésestime à l’égard des Créoles qui rappelle la
mixophobie de l’époque esclavagiste, où l’aristocratie coloniale exprimait son mépris à l’égard
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des métissées. Des personnes ni blanches, ni noires, ou selon une formule célèbre de l’époque
coloniale, une engeance cumulant « les vices des deux races ».
Les chimères afrocentristes
Grâce à l’apparition d’Internet et surtout de ces outils révolutionnaires que sont les
réseaux sociaux, le paradigme afrocentriste, courant d’idées portées par des militants noir-
étasuniens et caribéens, jouit d’une large diffusion. Il s’agit d’une véritable religion politique,
proposant une révolution anthropologique dans les sociétés dites noires, et qui a pour modèle
et base, la civilisation disparue de l’Egypte Antique, civilisation qui fut selon les afrocentristes,
négro-africaine. Ces derniers ne se contentent pas de s’approprier l’Egypte ancienne : ils
affirment que l’ensemble des grandes civilisations du monde ont été l’œuvre des Africains.
Ainsi en Asie, Bouddha était noir et dans les Amériques, les civilisations olmèques et mayas
étaient d’origines africaines selon ces militants.
C’est en ayant pour base doctrinale l’afrocentrisme, que des Guyanais des milieux
militants tentent de redéfinir l’identité créole, en faisant de cette dernière une continuation de
l’Afrique. La phobie du mot créole est telle, chez certains militants, que des compatriotes se
sentent obligés de s’excuser de l’employer lors de débats publics et de conférences, par peur de
froisser les susceptibilités des afrocentristes. Ces derniers proposent des formules comme
« Afro-Guyanais » ou « Afrodescendants du littoral » comme alternative…Des termes flous
engendrant des confusions notables, quand les partisans de ces termes évoquent les
« communautés de base » de Guyane, disent « les Amérindiens, les Boni et…les
afrodescendants », Les hésitations dans les voix sont souvent palpables, après tous les
Bushinenge ne sont-ils pas eux aussi des « afrodescendants » ?
A ce sujet, il convient de s’interroger. Les ethnonymes ayant pour préfixe « afro »
diminutif d’Africains sont problématiques. Les termes afro-américain et african-american qui
servent aujourd’hui à désigner les noirs étasuniens sont d’usage récent. C’est le militant des
droits civiques, Jesse Jackson qui incita sa communauté à utiliser ce terme en 1988, et il finit
par s’imposer grâce à un appui politico-administratif qui officialisa son usage. Hégémonie
yankee oblige, le terme s’est étendu sur l’ensemble du continent à partir des années 2000 et
c’est ainsi que les populations noires des Amériques sont catégorisées comme afro brésiliennes,
afro-colombiennes, afro-péruviennes etc…
C’est en dernière instance, l’extension de l’idéologie raciste étasunienne, celle du
« One Drop Blood Rule » jugeant qu’une goutte de sang noir suffit à considérer un individu
comme étant « noir », peu importe si son dernier ancêtre noir est décédé il y a plus d’un siècle
et que son phénotype ne laisse aucun doute sur ses ascendances métissées.
Mais le préfixe afro ne fait pas l’unanimité.
Des personnalités noires comme Smokey Robinson, Morgan Freeman ou encore Floyd
Mayweather rejettent cette identification arguant, avec raison, qu’ils n’ont que peu de rapport
sur le plan culturel avec l’Afrique. Désormais, un certain nombre de noirs-étasuniens préfèrent
se nommer ADOS (American descendant of Slaves), par rejet des idéologies afrocentrées et
pour se démarquer des populations africaines et caribéennes de plus en plus nombreuses
aux USA.
Leur démarche s’avère logique. Pourquoi un descendant d’immigrés allemands comme
Donald Trump, 45ème président des USA, ne se désigne jamais comme germano-américain ?
Même constat pour deux de ses prédécesseurs Teddy et Franklin Roosevelt, d’ascendance
néerlandaise. On pourrait étendre cette réflexion à l’Amérique latine. Le terme « afro » déracine
les populations et peuples des Amériques dont les ancêtres ont largement contribué à
l’édification des sociétés du continent. Les « euro-descendants » – constatons que ce terme n’est

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que peu utilisé dans le champ politique et social – se désignent selon le gentilé national comme
« Américains » (appropriation à caractère hégémonique des étasuniens blancs) , « Brésiliens »,
« Colombiens » et même créoles, car ce dernier est d’une certaine manière un certificat
d’autochtonie.
On comprend bien que, en tant que dirigeants et législateurs, les blancs ne se sont pas
fait prier pour légitimer le nom « afro ». Il est propice de porter à l’attention des militants
afrocentristes que Thomas Jefferson (1743-1826), l’un des pères fondateurs des Etats-Unis,
estimait que les noirs n’avaient pas leur place sur le continent américain et devaient être
déportés en Afrique après l’abolition de l’esclavage. Son souhait s’est en partie réalisé avec la
création de la République du Liberia, née de la volonté de l’élite blanche étasunienne de se
débarrasser des libres de couleur. Il y a ainsi des relations non avouées entre les idéologies
du retour à la terre mère et la « suprématie blanche ».
En somme, se désigner comme « Afro-Guyanais » est une stratégie identitaire vaine.
Comme cette catégorie de noirs-étasuniens voyant l’ethnonyme afro-américain comme une
insulte, on peut adopter la même attitude. Non pas par mépris envers l’Afrique, mais parce
qu’il est historiquement et anthropologiquement incorrect. La plupart des Créoles Guyanais
n’ont pas que des ancêtres africains et à supposer qu’un compatriote parvienne à prouver que
c’est le cas, cela ne changera pas le fait que sa culture n’est pas africaine. Les afrocentristes
guyanais peuvent-ils montrer en quoi les maisons créoles sont-elles « africained-guyanaises » ?
Les danses au tambour n’ont-elles que des éléments africains ? Le Lérol n’est t-il pas une re-
création créole du quadrille européen ? Le chacha n’est-il pas amérindien ? La consommation
du jus de wassai/pinot n’est-elle pas un trait commun que nous avons avec les autres sociétés
amazoniennes ?
Nous ne sommes pas africains. Notre société est américaine et amazonienne. La
valorisation de notre africanité fut faite par Léon Gontran Damas dans les années 30, au travers
du mouvement de la Négritude, démarche nécessaire face au sentiment de supériorité d’un
Occident dominant une bonne partie du monde à ce moment-là. Mais dans son poème Sur la
Terre des Parias, Damas évoque déjà les trois racines de son être, au travers des « trois
fleuves ». En 1957, Serge Patient alors membre de l’Union des Etudiants Guyanais, exprimait
cette nécessité de dépasser la Négritude :
« Je rêve donc d’une véritable culture créole qui tirerait son authenticité de la perpétuelle dialectique
entre les éléments de notre multiple héritage. Synthèse vivante et continue. Il n’y a pas pour elle d’autre
manière d’être »

L’afrocentrisme est un gouffre intellectuel et culturel. Basé sur des thèses pseudo-
historiques et pseudo-scientifiques, il n’est que le miroir « noir » de l’eurocentrisme, un
complexe de supériorité masquant un complexe d’infériorité. Les afrocentristes méconnaissent
l’Afrique réelle et fantasment sur une Afrique imaginaire comme l’a montré l’historien nigérian
Tunde Adeleke. Cette idéologie est vectrice d’une autre forme d’aliénation, faisant de nous
des étrangers à cette terre amazonienne d’où nous sommes issus. A l’époque de
l’assimilation, il fallait prouver que l’on maîtrisait parfaitement les éléments culturels
européens ; l’afrocentrisme pour sa part pousse implicitement ou explicitement à exprimer une
africanité pure (religion, habit vestimentaire, changement de nom et d’ethnonyme) ; en cas
contraire, l’on vous taxe d’aliéné.
Dans cette course à la pureté originelle, tout comme nos aïeux qui cherchaient à parler
français aussi bien voire mieux que « le blanc », nous serons toujours perdants. Au 19ème, les
esclaves libérés ayant effectué le retour en Afrique sentirent les différences entre eux et les

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autochtones du continent. En conséquence, ils fondèrent des communautés distinctes et pour
d’autres des états-nations (Libéria et Sierra Léone) et – ironiquement –, certains de ces peuples
et groupes humains africains sont aujourd’hui appelés « créoles ».
En conséquence, les Créoles Guyanais n’ont pas à avoir honte de leur héritage métissé,
rares étant les civilisations qui peuvent se targuer d’être pure depuis « le Commencement ». La
France n’est-elle pas le résultat des mondes celtes, latins et germaniques ? Nous devons affirmer
que notre ethnogenèse, se situe ici en Amazonie, que nous sommes nous aussi, à l’instar des
Amérindiens, des autochtones.

III) De l’autochtonie des Créoles Guyanais

Un concept juste mais incomplet


Au 5ème siècle avant Jésus-Christ, les élites de la cité-état d’Athènes, aimaient à se
considérer comme sortis de la terre où fut bâtie leur ville. C’est de ce sentiment, exprimé à
travers le mot autochthon que vient le mot français « autochtone ».
Les peuples premiers des Amériques ont donc puisé dans les mythes de la Grèce
Antique, que l’Occident considère comme la base de sa civilisation, un mot propice à la
reconnaissance de leur primauté sur le continent américain.
C’est un choix judicieux. En effet, il est de bonne stratégie de se servir de la langue, des
lois et des connaissances de la culture dominante afin de l’affronter sur son terrain, celui du
droit international. Cela fut payant : la Déclaration sur les droits des peuples autochtones
adoptée le septembre 2007, par l’Assemblée générale des Nations Unies est une victoire
symbolique de premier plan dans ce combat juste et légitime.
Toutefois, cette résolution n’a pas de valeur juridique et n’est pas contraignante pour les
Etats. Seule la Convention 169 de l'Organisation internationale du travail relative aux peuples
indigènes et tribaux oblige les états signataires à respecter les droits des autochtones,
notamment sur les questions d’accessions aux terres et aux droits à l’autodétermination. La
République française n’a pas ratifié cette convention, estimant qu’elle déroge d’une part aux
principes d’égalité entre les citoyens, et que d’autre part, elle peut s’avérer dangereuse pour
l’indivisibilité de la nation.
Ensuite, ces problèmes ne sont pas les seuls. La notion d’autochtonie, telle qu’elle est
conçue par l’ONU ne tient pas compte de toutes les ethnogenèses du continent. C’est le cas
des Créoles Guyanais.
Cette méconnaissance peut faire l’objet d’abus et d’instrumentalisation de la notion à
des fins politiques qui peuvent s’avérer à moyen ou à long terme dangereux. C’est le cas du
continent africain, où la catégorie d’autochtone, attribuée aux uns et non aux autres, est source
d’érosion de l’unité nationale.
Ici en Guyane, si l’on se réfère aux écrits et aux prises de position des organisations
amérindiennes, il y a dans ce pays deux catégories de populations : les autochtones amérindiens
et « les peuples de Guyane », formule semblant désigner tous les non-amérindiens, y compris
les nationalités étrangères d’arrivée récente.
Mais c’est dans cette Guyane que nous connaissons dans ses frontières, issues des
conquêtes coloniales que les organisations amérindiennes réclament leurs droits
d’autochtones. C’est admettre dans ce cas, l’amorce d’une nouvelle phase de l’histoire de
cette région d’Amazonie à partir de ce bouleversement historique.

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La Guyane a été en effet entre la seconde moitié du XVIIe siècle à 1848, une colonie créée
dans l’unique but de fournir à la Métropole des denrées agricoles par le biais de la mise en
esclavage des ancêtres des Créoles Guyanais actuels. Comme les peuples amazoniens de l’ère
précolombienne marquèrent de leur empreinte ce territoire, ils se sont enracinés dans le sol
guyanais. Dès lors, on ne peut nier qu’une autre forme d’autochtonie ait vu le jour,
porteuse de nouvelles réalités culturelles et identitaires. Ailleurs dans le continent, ce fait est
reconnu.
L’autochtonie des Créoles d’Amérique Centrale reconnue
Dans les républiques d’Amérique Centrale, nous retrouvons des dynamiques culturelles
proches de celles de la Guyane. A côté de la majorité mestizos, vivent dans cette zone du
continent des Amérindiens, des Noirs-Marrons (les Garifunas) et des Créoles.
Dans son arrêté présidentiel du 3 août 1994, le président de la République du Honduras,
Carlos Roberto Reina, stipule que « le Honduras est un pays multiculturel et multiethnique. Il
faut institutionnaliser l'éducation bilingue interculturelle afin de répondre à la richesse et à la
diversité culturelle de la nation ». A cet effet, une « Confédération nationale des peuples
autochtones du Honduras » (CONPAH) fut instituée. Dans le monde hispanique l’équivalent du
français autochtone est indígenas (« indigène » en français, terme devenu péjoratif dans la
francophonie) et c’est sous cette appellation que sont désignés les peuples amérindiens. Ainsi à
travers l’utilisation d’un autre terme qu’indígenas , c’est-à-dire autochtone, la CONPAH a
voulu témoigner de droits similaires entre amérindiens et populations de couleur dont les
Créoles, que l’on nomme aussi en espagnol Negros de Habla Ingles, leur langue étant un créole
à base lexicale anglaise (lire les travaux de Sarah England et Mark Anderson). Leur
ethnogenèse étant en Amérique centrale, l’organisation estime qu’ils disposent de droits
ancestraux sur leurs terres.
A cet effet, dans les années 90, le chargé des affaires des peuples autochtones, Eduardo
Villevuena juge pour sa part qu’il n’est :
« pas juste d’affirmer que les Noirs ne sont pas indigènes parce que leurs antécédents primordiaux
se trouvent en Afrique. Indigène est ce qui est originaire de ce pays, et les origines de ce pays remontent à son
indépendance et à l'établissement de ses frontières. La Convention 169 favorise donc les peuples qui étaient déjà
ici avant la constitution de l'Etat. »

Au Nicaragua voisin, les populations amérindiennes et créoles se concentrent sur la côte


caribéenne du pays. Dans le contexte de la prise de pouvoir par les révolutionnaires du Front
Sandiniste de libération nationale en 1979, les populations de cette région ont été déçues par les
promesses non tenues des nouveaux maîtres du pouvoir, notamment sur les questions
d’autonomie de la côte caribéenne et de reconnaissance des droits des peuples autochtones.
Cela engendra un conflit armé s’étendant de 1981 à 1991 entre l’Etat Nicaraguayen et une
formation paramilitaire regroupant la fusion de deux organisations amérindiennes et créoles :
la première MISURASATA, un acronyme de « Miskito, Sumo, Rama, tous ensemble » ; et la
seconde le SICC, est l’acronyme du « Conseil des Indigènes Créoles du Sud ».
Les leaders en exil de l’organisation dans un désir d’entamer des négociations de paix
établirent une feuille de route comprenant parmi ses différents principes « la reconnaissance
officielle de l’identité ethnique et des droits autochtones des populations indigènes et
créoles » dans le cadre du projet autonomiste. Au final, ils obtinrent gain de cause : la partie
orientale du Nicaragua fut divisée au nord et au sud par les deux seules régions autonomes de
la République, entités politiques où Amérindiens et Créoles peuvent préserver leurs
cultures et être en possession de leurs terres. (Lire les travaux de, Brooklyn Rivera, Juliet
Hooker, Rudolph Rÿser)

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Les Créoles Guyanais sont des autochtones
A la lumière de ces faits, il convient d’émettre de simples interrogations :
En quoi les Créoles Guyanais, dont l’ethnogenèse se situe sans contestation dans le
territoire amazonien qu’est « La Guyane française », ne peuvent être considérés comme
autochtones comme le sont les Créoles du Honduras et du Nicaragua ?
Notre voisin, l’Etat d’Amapa qui formait un contesté avec notre pays jusqu’à la fin du
ème
19 siècle, compte en son sein les Amérindiens Karipuna, des « autochtones ». Les Karipuna
expriment leurs particularismes culturels, leurs chants, leurs mythes au travers de leur langue…
le créole guyanais ! En quoi les Créoles Guyanais, inventeurs de cette langue reconnue
comme autochtone au Brésil, ne bénéficieraient-ils pas de ce statut ?
Serait-ce parce que leur mode de vie serait plus « moderne » que traditionnel, où pour
paraphraser les préjugés « parce qu’ils vivent comme les blancs » ? Mais les Amérindiens et les
Bushinengue constituent-ils un bloc monolithique ? Ne voit-on pas les premiers s’acculturer à
la vie « moderne » et même adopter des traits de la culture créole (lire l’identité à géométrie
variable par les Kali’na de Mana par Dorothée Serges) ? Et les seconds ne se convertissent-ils
pas en grand nombre aux différents cultes chrétiens ?
Les cultures ne sont pas statiques. Celles des Amérindiens de Guyane et d’ailleurs en
Amérique ont évolué au contact des Européens et des Africains. Il en est de même du métissage
biologique, où des militants de la cause amérindienne de l’Ouest Guyanais au Groenland,
expriment dans leurs phénotypes des traits de l’Europe ou de l’Afrique. C’est le cas de Aki-
Matilda Høegh-Dam, parlementaire danoise, représentant le Groenland, pays d’Amérique du
Nord, ancienne colonie devenue pays constitutif en 1953. Cette jeune femme, dont les traits
répondent aux canons de la beauté germanique voulue par le nazisme hitlérien, se considère
comme une autochtone inuite ; elle a récemment pris le pari de s’exprimer en inuit dans
l’enceinte du parlement danois. L’autochtonie n’est donc pas incompatible avec le
métissage.
Le mode de vie moderne et les racines hétérogènes de l’ethnogenèse ne sont pas des
motifs suffisants pour exclure les Créoles Guyanais de l’autochtonie. Les territoires du littoral
guyanais où la culture créole prit naissance sont des Espaces Vécus. Par cette notion, le
géographe Armand Fremont décrit « l’ensemble des lieux de l’espace de vie et de l’espace social
auxquels s’ajoutent les valeurs psychologiques qui s’attachent aux lieux et qui unissent les
hommes à ceux-ci par des liens immatériels […] La mémoire, la connaissance, l’affectivité ».
Concernant le processus d’Assimilation, il ne peut être un prétexte de rejet de
l’autochtonie des Créoles Guyanais. Les deux autres populations fondatrices de Guyane furent,
elles aussi, partie prenante de rapports complexes avec le colonisateur. Il n’y a pas un mode de
colonisation, mais plusieurs.
Il faut comprendre que les relations de pouvoir entre les dominants et les dominés, se
déclinent comme une dialectique entre la Domination et de la Subordination. La première a
pour attributs, la Coercition et la Persuasion tandis que la seconde se compose de la
Collaboration et de la Résistance (lire Ranajit Guha). La domination française en Guyane a
suivi une configuration similaire.
Ainsi les Amérindiens adoptèrent selon les nations et les moments, des stratégies de
Résistance face à l’appareil coercitif colonial ou de Collaboration lors d’échanges
commerciaux et d’alliances militaires. Les Wayampis de l’est guyanais et de l’Amapa furent de
redoutables guerriers et chasseurs d’esclaves amérindiens pour le compte des Portugais ; les
Wayanas du haut-Maroni firent les frais de cet expansionnisme (lire, Daniel Schoepf). Les

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Kali’na furent aussi pourvoyeurs d’esclaves amérindiens pour le compte des Français, tant et si
bien que le Kali’na devint la langue de la « traite des esclaves amérindiens » (lire Marie
Polderman).
Sur le Haut-Maroni, les Aluku entrèrent en guerre contre les Wayana à leur arrivée
dans la région vers la fin du XVIIIe siècle. La paix conclue entre eux, Alukuyana marque
l’ascendance des premiers sur les derniers, les Aluku estimant être porteurs d’une civilisation
supérieure à celle des Wayana (lire Jean Moomou).
Mis à part le massacre d’une dizaine d’Aluku en 1841 à Cafésoca par l’armée française,
les Amérindiens et Noirs-Marrons n’eurent pas de rapports conflictuels avec la France durant
le XIXe siècle. Ils furent des sujets français, satisfaits de jouir d’une large souveraineté sous
la « protection » de la France. Les revendications contemporaines de ces groupes –
particulièrement des premiers – résultent de la suppression du territoire de l’Inini en 1969, qui
mit fin aux rapports privilégiés avec l’Etat, ce qui constitua une perte notable de souveraineté.
Depuis, les nations amérindiennes cherchent au travers de l’idéologie autochtone à retrouver
cette souveraineté perdue au sein de la République française ; il n’y pas chez eux de désir
d’en finir « avec le colonialisme français » comme c’est le cas chez les indépendantistes créoles.
Donc, les attitudes de rejet et de mépris à l’égard de « des autres » que l’on observe dans
tous les contextes interethniques ne sont donc pas l’apanage des Créoles Guyanais. Ils ne furent
pas les seuls, non plus, à composer avec « le colon ».
Le processus assimilationniste dans lequel furent engagés les Créoles Guyanais doit être
analysé selon la configuration des rapports de pouvoir mentionnée plus haut. Au 19ème siècle, il
y Collaboration – dans le sens de participation – chez les élites éduquées à l’école républicaine
et initiées à la chose politique dans les loges maçonniques.
Mais il y a aussi une Résistance à l’uniformisation assimilationniste chez les
cultivateurs créoles. Pendant toute la seconde moitié du 19ème siècle, ils ont dû batailler contre
les prétentions du pouvoir colonial qui voulut mettre un coup d’arrêt à l’essor des petites
propriétés, acquises après l’émancipation.
Ils entrèrent en Résistance à nouveau entre 1889 et 1892, quand le conseil général
dominé par l’élite cayennaise et l’Etat décidèrent de supprimer les municipalités de la colonie
à l’exception de celle du chef-lieu, car estimèrent-ils, les maires illettrés de leur état, n’étaient
pas capables de gérer les finances des communes. Ce combat pour la souveraineté municipale,
contient une forte dimension identitaire, où la représentativité politique est vue sous le prisme
de l’ethnos. A Montsinery, les habitants déléguèrent les frères Valère, Léopold et Maximilen,
pour rédiger en leurs noms une lettre de protestation. Ces deux hommes ont avec leur niveau
de maîtrise d’une langue qui n’était pas la leur, fait ressortir les aspirations de leurs compatriotes
avec des images reflétant leur appartenance à un Espace vécu :
« Nous n’avons pas besoin d’être commandé par une autre nation. Nous avons droit à nous
commander par nous-même parce que nous ne sommes pas du gibier à chaque fois que le chasseur veut l’atteindre
il prend son fusil en bandolière l’atteint et après il retourne à sa maison faire sa cuisine tranquillement »

Outre leurs droits politiques et le rejet des taxes et de l’impôt, la dimension religieuse
dominait ; les cultivateurs créoles refusaient la laïcisation de l’enseignement en défendant la
place du clergé catholique dans leur quotidien. Après l’abolition de l’esclavage, ce dernier a
acquis le respect des classes populaires, en raison de sa défense des droits à la propriété chez
ces dernières.
Les militants afrocentristes auraient préféré des expressions religieuses similaires à ceux
du Bwa Kayman ! Mais il n’en demeure pas moins vrai que les classes laborieuses créoles de

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Guyane opposaient un projet de société alternative à celui du progressisme positiviste et
matérialiste des élites.
Mais ces dernières firent, elles aussi, acte de Résistance.
Les élites remuèrent ciel et terre pour que la Guyane dispose d’assemblées délibérantes.
La France du Second Empire (1852-1870) et du début de la Troisième République (1870-1879)
estimait qu’à la différence des Antilles et la Réunion, la Guyane n’était pas apte à posséder un
conseil général, des municipalités et à élire des parlementaires chargés de représenter la colonie
à Paris, en raison du faible nombre d’hommes blancs. C’est en s’appuyant sur les thèses du
racisme scientifique, que les administrateurs coloniaux jugèrent que la majorité des noirs et des
mulâtres ne disposait pas des aptitudes intellectuelles nécessaires pour diriger des assemblées
élues. Logique réprouvée par ces derniers qui, dans une pétition de 1864, demandèrent à ce que
« l’administration de nos affaires passe des mains des étrangers qui n’ont absolument
aucun intérêt dans le pays en celles des habitants qui paient l’impôt et en supportent les
charges ».
À la suite d’un combat s’articulant autour de la publication de journaux clandestins, de
pétitions, et de la prise de pouvoir de l’unique assemblée délibérante de la colonie – la chambre
d’agriculture – afin de mieux la saborder, ils parvinrent avec l’aide de personnalités
métropolitaines comme Victor Schoelcher, à obtenir que la Guyane dispose d’assemblées
politiques similaires à celles des trois autres colonies en 1879.
Mais après les événements des communes, les élites au pouvoir comprirent que le statut
politique de la Guyane n’était pas adapté à ses réalités. Le mal-être des élites est perceptible
dans la publication du roman Atipa, premier ouvrage écrit en créole, par un notable cayennais,
Athénodore Météran. Lorsque ce livre est publié en 1885, Paris confirme le rôle de la Guyane
comme colonie devant être le dépotoir de ses criminels les plus endurcis. L’envoi des
condamnés récidivistes de la métropole est vécu comme une humiliation par la population. Le
personnage d’Atipa, personnification de son auteur, s’exclame :
« yé pas pouvé metté nous dèrhô, pou pôpôte »
N’avons-nous pas affaire à l’expression d’un sentiment d’appartenance à un ethnos et
la crainte de voir cette nation disparaître chez l’auteur d’Atipa ?
Ces préoccupations et le désir d’émancipation de la lourde tutelle parisienne se
traduisent par le projet d’autonomie coloniale porté en 1897 par Henri Ursleur (1857-1917),
président du conseil général, maire de Cayenne et député de la Guyane de 1898 à 1906.
En cette année-là, las de la non-exécution et des annulations des résolutions du conseil
par le gouverneur, la majorité des conseillers généraux – toutes factions politiques confondues
– menée par leur président, démissionna en forme de protestation. Réélu par les électeurs, Henri
Ursleur exposa les raisons motivant la transformation de la Guyane en une colonie autonome
se basant sur le modèle anglo-saxon :
« Le Département (il s’agit du ministère des colonies,ndlr) a entrepris, après 28 ans de République de
réduire les attributions des pouvoirs locaux au lieu de s’efforcer à dégager les colonies de la tutelle de l’État si
préjudiciable à leur développement […] J’estime, quant à moi, que ceux-là seuls qui connaissent les besoins d’un
pays sont aptes à défendre ses intérêts et que l’on ne peut prétendre, sans tenir compte de la différence de mœurs
et d’esprit des populations, de même que des différences géographiques, imposer à toutes les colonies une
législation uniforme comme on impose aux hommes d’un régiment le même costume […] Elle (la France,ndlr)
n’a pas su jusqu’ici tirer parti de son domaine colonial. Ses anciennes colonies sont négligées. Il n’y existe aucun
moyen de communication […] Notre seul désir est de retirer la Guyane de l’ornière où chaque jour elle s’embourbe
plus profondément. Convaincus que l’état de choses actuel est dû uniquement au système de colonisation qui y est
appliqué, nous demandons à faire l’essai d’un système que nous croyons meilleur et qui a donné à l’Angleterre des
résultats que la France n’a pas su obtenir […] Nos droits et nos libertés dont vous (il s’adresse au représentant

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de l’administration coloniale,ndlr) faites grand étalage n’existent pas. Vous les méconnaissez et les foulez aux
pieds. Nous n’avons que les apparences du pouvoir, vous en avez la réalité. »

En votant le 31 décembre 1897, à l’unanimité le vœu d’accorder une plus grande


autonomie à la colonie, le conseil général de la Guyane devient la première assemblée
coloniale à prendre une résolution d’une telle ampleur. Elu à la députation en 1898, Henri
Ursleur fut peut-être le premier député à avoir défendu le principe de l’autonomie en proposant
l’élaboration de législations propres – au travers de chartes ou de constitutions locales – à
chaque colonie. En mars 1899, durant l’une de ses interventions à la Chambre des Députés, il
déclare :
« Il y a un âge où l’homme ne peut plus rester en tutelle ; il en est des peuples comme des hommes ;
toutes les nations progressent et il arrive un moment où elles sont mûres pout la liberté. La Guyane est
arrivée à cette période de son histoire ; elle n’est plus un enfant, elle est apte à gérer ses affaires et à les
administrer un peu mieux que ne l’a fait jusqu’ici le département »

Quelles furent les réactions de la République ? Un an après le vote du conseil général


en faveur de l’autonomie, un décret présidentiel retire au conseil général la gestion du foncier
qui lui était jusqu’alors dévolue. Mesure spoliatrice pour les conseillers généraux, ce coup porté
à la souveraineté locale inaugure la fin du « parti Ursleur », emporté la décennie suivante par
l’instrumentalisation des immigrants antillais à des fins politiciennes. S’ensuivra une
banalisation de la fraude électorale, créant un climat délétère, qui prendra fin de manière
sanglante en 1928. La question de l’autonomie revient sur le devant de la scène depuis les
années 50 et est depuis le sujet brûlant de la politique guyanaise.
En somme, le sentiment d’être peuple, d’être nation, est exprimé chez les Créoles
Guyanais depuis qu’ils entrèrent dans le jeu politique à côté de l’expression d’un attachement
à la France, qu’ils ont en partage avec les autres nations fondatrices de Guyane. En fait, les
Créoles Guyanais, tout comme les Amérindiens et les Aluku durent composer avec la deuxième
puissance coloniale de la planète, cette dernière étant peu disposée à accepter la pluralité des
systèmes politico-culturels en Hexagone et dans son Empire.
Ce développement a bien montré sans l’ombre d’un doute le caractère autochtone de la
culture créole guyanaise. Elle est un phénomène Guyanais et Amazonien, présent nulle part
ailleurs dans le monde. Tout comme les autres cultures fondatrices de ce territoire, elle est
menacée par le rouleau compresseur occidental et demeure marginalisée au sein de cet
ensemble géopolitique qu’est la République française. Il convient maintenant de se pencher sur
l’avenir des Créoles Guyanais et de la Guyane de manière générale.

IV) De la nécessité d’un pouvoir organiciste guyanais

Une société déracinée


On pourra toujours illustrer les accomplissements de la départementalisation sur le
niveau de vie des Guyanais et sur l’amélioration de l’état sanitaire. Mais ces avancées auraient
pu être obtenues par le truchement d’un statut politique différent, car en dernière instance, la
loi de départementalisation se révèle être sur la longue durée, une catastrophe pour la
Guyane.
L’acculturation brutale et la destruction des modes de vie créoles guyanais en
témoignent, notamment dans les Savanes.

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Cette région aurait pu être le cœur de l’élevage de bétail en Guyane. Mais durant la
période post-esclavagiste, l’administration coloniale ne fit pas grand cas des volontés des
habitants de développer cette économie, gênée par l’enclavement. Le roman Atipa mentionne
ces éleveurs dépités, voyant leurs bêtes censées être vendues au chef-lieu, périrent sur le trajet
d’une route coloniale qui n’avait de route que le nom. C’est ici que le spatial posa ses marques
au milieu des années 1960. Les habitants de Malmanoury, Renner, Karouabo, Changement et
Paracou furent sacrifiés sur l’autel de la conquête du ciel. Ces espaces vécus où les
populations subsistaient par leurs propres moyens, furent détruits pour les besoins du
CSG. Relogés dans des HLM en béton dans le centre-ville de Kourou, les expropriés durent
s’adapter à un mode de vie aliénant. Beaucoup tombèrent dans la dépression et l’alcoolisme.
Telle est la nature de ce « progrès » matérialiste, misanthrope et amoral. Ici encore,
certains rétorqueront que les habitants purent bénéficier d’une amélioration de leur cadre de vie
et de meilleures conditions sanitaires. Mais on peut se demander où se situe le progrès pour des
habitants qui passèrent de l’autonomie financière au salariat ?
A l’image du chien gras, bien nourri, mais enchainé de la fable d’Esope dans sa version
revisitée par Jean de Lafontaine, les Créoles Guyanais sont devenus des néo-esclaves du
consumérisme mondialiste ou de ce que l’historien étasunien Christopher Lasch nommait « la
culture du narcissisme ». Ce néo-progressisme se caractérise par un mimétisme des codes
culturels de l’Empire anglo-saxon et qui, sous nos latitudes, signifie – racisation oblige –
prendre pour modèle les cultures urbaines « afro » des USA et de la Jamaïque.
Ces mouvements artistiques et musicaux qui furent à leurs débuts de puissants véhicules
de revendications sociales et identitaires, sont aujourd’hui les étendards d’une culture
faisant l’apologie du gangstérisme (en 2023, la Jamaïque possède le taux d’homicide le plus
élevé de la planète et les acteurs politiques et sociaux de l’île reconnaissent l’impact négatif de
la musique dans ce phénomène). C’est là que notre jeunesse puise – avec le cinéma
hollywoodien devenu le vecteur de l’hédonisme occidental– ses références culturelles. Elle
n’est pas suffisamment ancrée dans ses racines pour pouvoir réinterpréter, réinventer ou
rejeter les influences extérieures.
La question du changement institutionnel ne peut faire l'économie de la question
identitaire ; elle en est même l'aspect central guidant les problématiques économiques.
La question identitaire et l’avant-projet d’orientation du copil sur l’évolution institutionnel
La question du statut de la Guyane est essentielle. Depuis 1897, les élites créoles
guyanaises ont compris la nécessité d’une modification profonde des rapports entre la Guyane
et la puissance de tutelle, la République française. Les rédacteurs du document d’orientation du
copil sur l’évolution institutionnelle, s’inscrivent dans cette démarche et sont animés d’un esprit
patriotique tout à fait louable.
Toutefois, ce document dans sa version finale du 2 mai 2023, mérite plusieurs
observations quant à la question identitaire. Il est d’abord frappant de constater que les Créoles
Guyanais et la culture créole ne sont pas mentionnés une seule fois. On entrevoit leur
présence dans le terme d’origine étasunien « Afro-descendant ». Il n’est pas utile de revenir sur
l’absence d’historicité de ce terme, de son caractère vague, imprécis et confus, mais son usage
dans ce document à portée politique confirme l’influence de la propagande afrocentrée au sein
des acteurs de la vie politique et sociale.
De manière générale le « préambule » résume fort brièvement l’histoire de la Guyane
ce qui engendre des erreurs et des raccourcis comme ce passage (page 3 du document
d’orientation) :

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« L’abolition de l’esclavage par le décret du 27 avril 1848 s’accompagne de la désertion des habitations
par les nouveaux libres (13 100 en 1848). L’insuffisance de main-d’œuvre nécessite alors le recours à une
immigration organisée : au cours de la seconde moitié du 19ème siècle et de la première moitié du 20ème, des
milliers d’engagés venus d’Afrique subsaharienne, de Madère, de l’Inde et de la Chine travaillent sur les
habitations de la colonie, tandis que des orpailleurs venus des Antilles britanniques et françaises, du Brésil et du
Surinam gagnent l’intérieur du territoire à la recherche de l’or. La création et l’expansion du bagne de la Guyane
participent aux tentatives de peuplement -développement avec ses déportés, ses transportés et ses relégués. Au
total, de 1850 à 1938, la population pénale dirigée vers la Guyane a compté 68 000 personnes. »

D’abord, il n’est pas fait mention des libres de couleur, dont le nombre avoisine les
5000 ; c’est au sein de ce groupe que vont émerger les cadres politiques et économiques de la
colonie. Ensuite, contrairement à nos voisins du plateau des Guyanes, l’immigration post-
abolition fut un échec cuisant, le taux de mortalité de ces populations fut effroyable
particulièrement pour les Indiens, le groupe migrant le plus important (47% d’entre eux
moururent). Le reste des immigrés afroasiatiques fit souche par le jeu de la créolisation ou en
devenant des acteurs clés de la vie économique comme les Chinois et les Syro-Libanais.
L’immigration créole antillaise (Antilles anglaises et françaises) fut la seule à s’inscrire
dans la durée mais sans toutefois provoquer un dynamisme démographique capable de
« combler le manque de bras ». Par ailleurs, ce passage du document perpétue le préjugé selon
lequel les Créoles Guyanais n’auraient pas pris part à la ruée vers l’or. Les témoignages de
l’époque, locaux et métropolitains montrent que l’orpaillage fut le moteur socioéconomique de
la Guyane post-esclavagiste, la population masculine des communes laissant femmes, enfants
et vieillards pour tenter sa chance sur les rives de l’Approuague, du Lawa ou à Carsevène dans
le Contesté.
Alors qu’aux Antilles françaises les hommes les plus riches étaient tous membres de
l’aristocratie blanche, en Guyane des Créoles Guyanais, Théophile Vitalo et Théodore Céide,
comptent parmi les premières fortunes de la colonie ; d’ailleurs la renommée du premier
dépassa les frontières de la Guyane. C’est à partir du début du XXe siècle que l’orpaillage
devient essentiellement l’affaire des antillais anglophones et cela en raison des tracasseries de
l’administration coloniale qui laissa se développer une activité illégale, le « maraudage »,
précurseur du « garimpeiros » de notre ère.
Enfin, les imprécisions chronologiques du préambule laissent à penser que les 68 000
bagnards emprisonnés dans la colonie firent souche. La formule « guillotine sèche » est un
funeste rappel de la politique pénale de la France en Guyane qui a été de laisser ces hommes
mourir lentement et péniblement. Au regard de leur statut de réprouvés, les couples
créoles/popotes étaient rares.
L’impression générale ressortant de ce texte, quant à la question identitaire, est que les
acteurs politiques et sociaux ambitionnant de changer les rapports avec la France demeurent
fondamentalement héritiers de la pensée révolutionnaire française. C’est un paradoxe dans
un territoire marqué par plus de 7 décennies d’idéologie anticolonialiste.
Nous sommes en présence d’une représentation de la politique – en tant qu’organisation
de la cité – essentiellement contractualiste et jacobine, où la notion de peuple ou nation tend
vers le demos plutôt que vers l’ethnos. Dans le premier cas, l’appartenance à la communauté
nationale est constitutive d’un choix libre et consenti tandis que le second la considère comme
une communauté historiquement stable (lire Patrick Steriot).
Les peuples de l’intérieur s’inscrivent dans une philosophie politique similaire. Il
n’est donc pas surprenant que les organisations amérindiennes dans leur déclaration du 29 avril
2023 au village de Bellevue et l’Association des autorités coutumières de la communauté Aluku
émettent de sérieuses réserves à ce projet.

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Chez les acteurs politiques de l’île de Cayenne, qu’ils soient départementalistes,
régionalistes, autonomistes et indépendantistes, la source primordiale demeure la modernité
occidentale. Même le marxisme-léninisme qui constitue le fond idéologique des mouvements
anticolonialistes n’est qu’une des nombreuses branches des Lumières. Et aussi surprenant que
cela puisse paraître pour les intéressés, le « kémétisme » afrocentrique est lui aussi le fruit
de l’égyptomanie de la franc-maçonnerie du 18ème siècle (lire Jan Assman).
Nous sommes en présence d’un nationalisme moderniste s’inscrivant dans un processus
de construction d’une communauté imaginée (cf, Benedict Anderson). Ce désir est exprimé à
la page 29 de l’avant-projet du Copil sur l’évolution institutionnelle qui stipule que le concept
d’identité « doit être défini, multiculturalisme ou pluri culturalisme, susceptibles de créer un
climat de confiance nécessaire au développement de tout éco système de développement ».
La question de l’immigration rend compte de cette représentation. Ainsi, la future
collectivité autonome de Guyane pourrait éventuellement « à cet égard, proposer, à titre
expérimental, des mesures tendant à la participation des étrangers à la vie locale, notamment,
le droit de vote aux élections locales, ainsi que des modalités de régularisation massive des
étrangers, en s’appuyant des expériences étrangères, sous certaines conditions. » (page 37 du
document d’orientation)
A notre époque, il est devenu commode de prononcer des sentences récriminatoires
contre les méfaits de la colonisation et de dresser des bilans négatifs de l’action de l’état en
Guyane. Paradoxalement, le weltanschauung (notion allemande utilisée en sciences humaines
pour parler de conception du monde) des rédacteurs du projet est profondément occidental et
moderne. Le développement économique est l’objectif de la démarche de changement
institutionnel. Sur le plan de la construction de l’identité du pays, on est à la fois en présence
d’une idéologie jacobine « La Guyane une et indivisible » remplaçant la France une et
indivisible, mais aussi la volonté d’importer un multiculturalisme anglo-saxon où chacun est
appelé à conserver son identité ethnique, en espérant que dans un futur indéterminé, cette
« mosaïque » fasse peuple…
On ne parvient pas à comprendre depuis Cayenne, à quel point le weltanschauung des
populations de l’intérieur diffère de celui du littoral. L’ancestralité, l’attachement au sol, les
liens claniques et familiaux constituent les fondements de la vie en société chez ces
peuples/nations. A cet égard les revendications de l’Association des autorités coutumières de la
communauté Aluku sont pleines d’enseignements. Les chefs coutumiers affirment sans
ambages que (page 13) :
« La préséance des Aluku en Guyane française doit impérativement prévaloir dans la mesure où ils
étaient en Guyane avant tous les autres groupes bushinenge qui, jusqu’en 1975, faisaient allégeance jadis à
la Hollande, puis à la République du Surinam (1975). » (les caractères gras sont issus du texte original)

Et c’est au nom de l’antériorité de la présence aluku en Guyane, qu’ils revendiquent la


légitimité de réclamer la majorité des sièges dans le collège bushinenge au sein de
l’hypothétique Sénat coutumier, soit 8 sièges sur 12.
Beaucoup à Cayenne doivent considérer ces revendications comme communautaristes.
Le sont-elles réellement ?
Il n’y a pas que l’histoire générale de la Guyane qui est raccourcie dans le document du
Copil. L’histoire de la revendication de l’autonomie subit le même sort. Mis à part la
revendication de l’autonomie coloniale du XIXe siècle peu connue des Guyanais, il n’est pas
mentionné que la paternité de l’autonomisme revient aux étudiants guyanais des années 1950,
fondateurs de l’Union des Etudiants Guyanais (UEG) et de l’Union du Peuple Guyanais (UPG).
En fait le projet porté par le Copil est fondamentalement catayiste. Le statut spécial proposé

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par Justin Catayée était régionaliste (c’est vers la fin de sa vie qu’il devint autonomiste et on ne
saura jamais si ce revirement se serait inscrit dans la durée), le député estimant que les causes
du problème guyanais étaient économiques avant d’être politiques. De leur côté, les militants
de l’UEG, puis de l’UPG étaient animés par des sentiments identitaires. Sans ignorer
l’importance des facteurs économiques, l’autonomie était un moyen de permettre la sauvegarde
et le développement de ce qu’ils nommaient « la personnalité guyanaise ». La faiblesse
démographique de la Guyane ne pouvait être un prétexte à l’envoi de milliers d’immigrants (à
cette époque-là, on rediscute de l’idée de soulager les Antilles surpeuplées – c’est un serpent de
mer – en envoyant le « trop plein » en Guyane) écrit Serge Patient en mai 1955 :
« Nous voulons que l’on tienne compte d’une certaine personnalité guyanaise forgée par des conditions
historiques, géographiques et sociales particulières […] Mais, en raison même de sa faiblesse démographique,
le peuple guyanais risque d’être absorbé, noyauté, pour peu qu’une immigration quelconque déferle sur les
90 000 km2 de la Guyane. Le projet est dans l’air. Des raisons économiques, impérieuses nous dit-on, le justifient.
L’on ne veut pas voir que le problème reste pour nous strictement humain. Nous voulons survivre en tant que
peuple, et notre réaction est aussi naturelle que peut l’être l’instinct de conservation.»

Si l’immigration en soi n’est pas à rejeter, elle doit être rationalisée et ne pas se faire
au détriment des autochtones de la Guyane. Une cinquantaine d’années plus tôt en 1900,
Eugène Bassières (1870-1931), ingénieur agricole créole guyanais, exprimait des
préoccupations semblables à celles de Patient :
« Le surplus de la population des Antilles pourrait donc se répandre sur notre vaste colonie, au grand
avantage des unes et de l’autre. Néanmoins, de sérieuses précautions devraient être prises pour éviter les effets
désastreux qui pourraient résulter d’un tel exode, s’il n’était ni organisé, ni dirigé, ni policé. Le but visé ne serait,
nullement atteint, s’il ne s’écoulait vers la Guyane que cette écume des villes qui, vivant plutôt d’expédients que
de travail, ne lui apporterait, sans compter les éléments dangereux pour sa sécurité et sa tranquillité intérieures,
que des consommateurs improductifs. Loin de faciliter l’introduction de pareils sujets, l’autorité locale ne devrait
pas hésiter à prendre contre eux des mesures de police énergiquement prohibitives […] Enfin, en dehors des
difficultés matérielles d’exécution, la réalisation d’un projet quelconque d’immigration spontanée ou non, ne sera
jamais sans soulever plus d’un problème d’ordre social. Il faudrait éviter, notamment, de compromettre, dans
un avenir plus ou moins rapproché, l’originalité de la population indigène. »

Il n’est pas question de nier les effets positifs des phénomènes migratoires sur le plan
démographique et économique. Mais ne nous ne pouvons que regretter que les préconisations
d’Eugène Bassières n’aient pas été prises en compte : nous constatons tous le versant négatif
des mouvements migratoires non organisés sur le plan sécuritaire et plus largement sur les
destinées des Guyanais, sur « l’originalité de la population indigène » pour reprendre la
formule de notre illustre ingénieur agronome.
Ne voit-on pas que les suffrages portés sur Marine Le Pen sont le signe d’un instinct de
conversation face à des mouvements migratoires menaçant de les « absorber » ? Les électeurs
guyanais, voteront-ils « oui » à un projet d’autonomie qui envisage la possibilité de donner « le
droit de vote aux élections locales, ainsi que des modalités de régularisation massive des
étrangers » (page 37 du document d’orientation).
En somme dans son volet identitaire, le projet pêche par son absence de prise en compte
des aspirations identaires des cultures fondatrices de la Guyane. Il est d’essence moderniste
et progressiste-libérale : l’accent est mis sur l’économie. L’objectif est le « développement »
cette croyance occidentale comme l’a montré le sociologue suisse Gilbert Rist. Comme le
soulignent les organisations amérindiennes, il tend vers une « folklorisation » des autorités
coutumières et gomme complètement l’identité créole dans un « afrodescendantisme » qui peut
regrouper n’importe quelle personne qui aurait, ne serait-ce que quelques gouttes « de sang
noir » dans les veines, selon la logique racialiste étasunienne. Les Amérindiens et les Aluku
nous montrent la voie et à partir de leur weltanschauung un autre chemin doit se dégager.
De la nécessité d’une mode de gestion politique organiciste

16
Le futur « Territoire autonome de Guyane » ne peut limiter les prérogatives des autorités
traditionnelles dans une assemblée consultative. Pourquoi nommer cette institution « Sénat
coutumier » ? Un sénateur n’est-il pas un parlementaire disposant de la faculté de légiférer ?
Les réticences des Amérindiens et des Aluku sont justifiées, car on ne peut demander à des
populations ayant été quasiment souveraines jusqu’en 1969 de renoncer à la possibilité
d’impacter la vie de la cité de manière significative. La politique de francisation fut pour les
populations de l’intérieur une initiation à un système politique dont elles ne maîtrisaient pas les
rouages. Elles furent en dernière instance les proies de l’électoralisme et de ses pratiques peu
flatteuses pour les acteurs politiques et les représentants de l’Etat. C’est dans ce contexte, qu’il
faut sans doute saisir le ressentiment à l’égard du littoral, qui prend racine dans cette
transformation sociopolitique. L’avènement d’une institution dédiée à la préservation des
identités et des intérêts des nations fondatrices de Guyane est plus que nécessaire. Mais cette
entité ne peut voir le jour sans la reconnaissance de l’autochtonie des Créoles Guyanais.
Ces derniers doivent d’abord développer une conscience communautaire.
L’ethnogenèse des Créoles Guyanais étant sur le littoral guyanais, lieu qui fut concrètement « la
Guyane politique », ils s’identifièrent naturellement au territoire, et se qualifièrent de
« Guyanais ».
Mais la suppression de l’Inini et l’insertion des populations de l’intérieur dans le champ
politique ne permet plus aux Créoles Guyanais de s’identifier uniquement à la Guyane. Si les
acteurs politiques ne cessent de proclamer la « Guyanité » des Amérindiens et des Noirs-
Marrons, ces derniers questionnent les caractéristiques de ce concept. On ne reviendra pas ici,
sur l’émergence du discours autochtone amérindien ; constatons que depuis lors, la question de
savoir qui est Guyanais fait débat, et que pour les habitants de l’hinterland, il n’est pas
envisageable que la Guyanité se limite à la culture créole.
Pour l’ensemble de ces raisons, les Créoles Guyanais ne peuvent plus se payer le luxe
de s’identifier uniquement à la Guyane. Ils doivent se considérer comme un groupe humain
distinct des autres. Ethnie, peuple ou nation ? Le débat est ouvert. Toutefois, notons que la
première appellation qui est répandue dans le monde entier, provoque l’ire de certains.
L’idéologie autochtoniste amérindienne a déjà gravé dans le marbre le concept de « nation ».
En conséquence, on ne voit pas pourquoi les Créoles Guyanais ne constitueraient pas une
nation à part entière comme les nations amérindiennes.
L’émergence d’une entité politique regroupant les nations guyanaises est une question
vitale et existentielle. C’est en somme donner une réalité politique au concept des « trois
communautés de base » matérialisé symboliquement par le monument du rond-point de
la cité Mirza.
Il serait intéressant de trouver une appellation autochtone à cette assemblée en lieu et
place du « sénat coutumier » néo-calédonien. Il en est de même pour les circonscriptions que
l’on souhaite nommer « district » à l’image des unités administratives du Surinam voisin.
Cette future institution – appelons cette dernière « Sénat Guyanais » pour le moment–ne pourra
être une simple entité consultative, chargée d’émettre des avis. Elle devra disposer de
prérogatives importantes lui permettant de jouer son rôle d’organe de défense des intérêts vitaux
des Guyanais. Outre l’importante question des terres soulevée par les organisations
amérindiennes et aluku, le Sénat devra épauler la collectivité autonome dans les domaines
culturels et éducatifs, les deux allant de pair.
Malgré les nombreux efforts réalisés depuis les années 60, la société guyanaise dans son
ensemble n’a pas encore pris la mesure et l’importance du fait culturel dans l’évolution des
nations. Il ne s’agit pas seulement de pratiques festives, artistiques, de manifestations culinaires

17
et dansantes. La culture est ce qui fait de nous des Hommes, des êtres rationnels, doués de
raison, d’intelligence et de sagesse. Elle détermine nos attitudes sociales, nos mœurs, nos
rapports à autrui et guide l’ensemble de nos actions. L’absence de dynamisme culturel annonce
la mort d’une société. Dans sa critique de l’industrie médicale moderne, le philosophe croate
Ivan Illitch, rend témoignage du caractère vital de la culture :
« Elle est le mode de production de l’animal humain ; elle détermine la façon dont la vie doit être
organisée, les catégories disponibles pour donner forme aux émotions. En se soumettant à la régulation d’un
programme médiatisé sur le mode symbolique, l’être humain achève sa destinée biologique. En orientant le
comportement, la culture détermine la santé, et c’est seulement en bâtissant une culture que l’homme trouve
sa santé […] Toute culture élabore et définit une façon particulière d’être humain et d’être sain, de jouir, de souffrir
et de mourir. Tout code social est cohérent avec une constitution génétique, une histoire, une géographie
données et avec la nécessité de se confronter avec les cultures avoisinantes. Le code se transforme en fonction
de ces facteurs, et avec lui se transforme la santé. »

On conviendra qu’un pays où des adolescents se font assassiner à quelques mètres


d’établissements scolaires, n’est pas en bonne santé. Sans minorer le rôle que doit jouer le
« développement », ce n’est pas la pauvreté du tissu économique guyanais qui est la cause
principale de la violence des jeunes : la sous-estimation du fait culturel laisse la voie libre à
l’adoption de pratiques déviantes. Nos aïeux d’il y a un siècle, qui vivaient dans des conditions
sanitaires et matérielles très difficiles, n’auraient jamais osé emprunter les chemins pris par
certains jeunes d’aujourd’hui, qui disposent d’outils technologiques et d’opportunités sociales
que n’auraient jamais rêvées les générations précédentes. Nos gangans avaient des codes
sociaux et moraux qui leur servaient de garde-fous contre les mauvais penchants de la nature
humaine. Il est donc de bon augure de créer une nouvelle culture politique ayant pour
fondements les valeurs qui guidèrent pendant des lustres la société guyanaise, afin de redonner
vie au corps social.
Objections éventuelles
Première objection : Les réticences à l’égard de la constitution de cet organe de
décision ne manqueront pas d’évoquer son caractère d’illégitimité démocratique.
A cela observons que de nombreux pays au monde disposent d’assemblées de ce genre,
notamment en Afrique et en Océanie. Au Botswana, la Ntlo ya Dikgosi, la « Chambre des
chefs », réunie à l’ensemble des autorités traditionnelles du pays. Bien qu’elle soit en principe
une chambre consultative, la pratique réelle et quotidienne du pouvoir fait de cette entité un
rouage important de la stabilité de ce pays d’Afrique australe. Une enquête commandée par
l’ONG Afrobaromètre a montré que la majorité des Botswanais souhaiteraient que la chambre
des chefs exerce un rôle plus accru dans les affaires de la cité.
Dans la Fédération de Micronésie dans le Pacifique, les conseils traditionnels de l’état
fédéral de Yap forment le quatrième pouvoir et possèdent en conséquence des attributions bien
plus grandes que le Ntlo ya Dikgosi botswanais. Le droit de véto faisant partie de leurs
prérogatives, ces assemblées jouissent d’un prestige immense auprès des populations, les chefs
étant vus comme des protecteurs des intérêts des populations face aux dérives de la politique
moderne.
On pourrait multiplier de tels exemples. Aux acteurs sociopolitiques qui demeurent
sceptiques face à ce type de gestion des affaires publiques, nous disons une nouvelle fois que
leur weltanschauung est profondément occidentale. La « démocratie représentative » et son
sacro-saint « suffrage universel », sont vus comme les nec plus ultra en matière de liberté
et de bonheur collectif. Pourtant, n’importe qui peut observer que la démocratie occidentale
ne constitue pas la voie du progrès pour des millions d’occidentaux vivant dans la pauvreté,
subissant l’hégémonie de classes sociales supérieures de plus en plus riches et perdant leurs

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identités face à une culture de masse homogénéisante. Son application hors occident laisse
entrevoir autant, voire, plus de problèmes.
Le Sénat Guyanais pourra fonctionner selon des principes similaires à ceux de la
démocratie délibérative et de la « décision par consensus ». Il s’agit d’un mode de décision
collective répandu dans le monde selon le sociologue Philippe Urfalino. Il montre qu’en
Amérique du Nord, les Amérindiens Navahos « prennent une décision qu’après en avoir discuté
jusqu’à ce que l’unanimité soit réunie, ou jusqu’à ce que l’opposition trouve inutile de continuer
à soutenir son point de vue.
En Afrique de l’ouest, en Côte d’Ivoire dans le royaume Abron, la tradition de la
« palabre » constitue selon Emmanuelle Terray, un processus de prise de décision privilégiant
le consensus et l’unité du groupe :
« Dans la pratique chacun donne son avis les plus jeunes se prononçant d’ordinaire les premiers ; les
opinions s’échangent aussi longtemps qu’il est nécessaire en présence du souverain ou du chef qui écoutent en
silence ; il leur appartient en effet de prendre la parole en dernier ; lorsqu’ils ont parlé le débat est clos ; ils sont
censés avoir énoncé la solution cherchée […]Le principe fondamental qui sous-tend cette procédure, c’est qu’il
n’y a de solutions justes que celles qui préservent au maximum l’union et la cohésion de la communauté. Au
regard d’un tel critère, le mécanisme du vote apparaît comme un instrument aussi hasardeux que grossier. Je m’en
suis souvent entretenu avec mes interlocuteurs abron. Tout d’abord, l’idée que tous les suffrages pèsent un poids
égal leur semble tout fait saugrenue : il y a des hommes intelligents et il y a des imbéciles, il y a des vieillards
expérimentés et il y a des innocents blancs-becs. Par ailleurs, le vote accuse le clivage entre une majorité et
une minorité, il divise alors qu’il conviendrait au contraire de rassembler ; il pousse les uns à l’arrogance et à la
présomption, les autres à l’humiliation et à la rancune ; bref, quel que soit son résultat, il est ruineux pour
l’unité du groupe. »

Comme l’a montré le philosophe et économiste indien Amartya Sen dans son ouvrage
La Démocratie des autres, de nombreuses sociétés non occidentales ont élaboré des systèmes
politiques où les intérêts des communautés sont privilégiés.
Il est en somme propice qu’une gouvernance de type noocratique – le règne des sages
– voit le jour en Guyane. C’est peut-être dans le fond l’esprit animant les autorités coutumières
amérindiennes et aluku, qui exigent que le Senat Coutumier dispose d’un droit de véto vis-à-
vis des décisions prises par la CTG. A côté de la collectivité autonome opérant selon les
modalités propres aux institutions issues du suffrage universel, le Sénat guyanais en tant
qu’émanation de ce qui fait l’âme du territoire, pourra fonctionner selon des principes
délibératifs décrits plus hauts. Nous avons tout à gagner, nous Créoles Guyanais, à élaborer une
structure représentative organiciste qui pourra réduire les tendances individualistes et égoïstes
de notre société, qui furent décriées par les nationalistes de l’UEG/UPG et par Jules Linguet
dans son Imbattables Créoles.
Dans le cadre du changement institutionnel, le pays Guyane pourra établir une charte
ou une constitution comme l’avait préconisé le député Henri Ursleur à la fin du XIXe siècle. Le
Sénat Guyanais sera chargé de veiller au respect de ce document.
La « réconciliation » prônée par certains pourrait devenir effective dans le cadre de ce
lieu de pouvoir.
Nous avons donc la possibilité de bâtir un projet de société endogène. Une Guyane
nouvelle ancrée dans ses racines, tout en s’adaptant aux bouleversements géopolitiques ; une
Guyane, partie de cette formidable région qu’est l’Amazonie, qui protège son environnement
sans rejeter la transformation de ce dernier à des fins économiques. Nous devons en somme
conceptualiser une modernité alternative en s’inspirant de nos savoirs, mais aussi des
expériences des autres civilisations du monde, qu’elles soient américaines, asiatiques, africaines
et même européennes, car à l’instar de feu Jean-Marie Tjibaou estimant judicieux de

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s’approprier les éléments positifs de la culture occidentale, il serait puéril et immature d’adopter
une posture anti-occidentale primaire.
Deuxième objection : « c’est la balkanisation de la Guyane » ou « c’est du
communautarisme »
Aux éventuelles objections de ce genre, nous faisons remarquer à ces objecteurs qu’ils
sont conditionnés par le modèle de l’état nation occidental et plus particulièrement du
centralisme français. La majorité des grandes puissances de ce monde, à l’image de la Russie
et de la Chine, sont composées de nations différentes.
La première est un état fédéral composé de 21 républiques ayant chacune sa propre
constitution comprenant plus 191 groupes ethniques. Alors qu’en France, les citoyens du pays
ont tous la même nationalité, en Russie une distinction est faite entre citoyenneté et nationalité.
Chaque groupe ethnique est considéré comme une nationalité en soi : l’ethnie russe, tatar,
tchéchène etc. Mais ils sont tous citoyens de la Fédération de Russie.
La République populaire de Chine est pour sa part constituée de 56 minzu, (nations
ethniques ou nationalités en français). Selon Zhang Weiwei, professeur des relations
internationales à l’université de Fudan et personnalité influente des cercles de pouvoir chinois,
– son cadre de pensée est aussi celui du président Xi Jinping – le concept d’état-nation
occidental ne convient pas à la Chine. Cette dernière est un Etat-Civilisation. Il estime que la
Chine moderne est la somme de plusieurs entités politiques se succédant à travers la longue
histoire de l’Empire du milieu. La Chine est donc jeune mais ancienne, traditionnelle mais aussi
moderne. Selon Alexandre Antonio, de la revue géopolitique Grand Continent :
« Zhang Weiwei estime, comme de nombreux penseurs chinois proches du Parti, que les facteurs
culturels — exprimés comme « tradition », « valeurs » ou « civilisation » — d’une société sont déterminants
pour créer sa politique, plutôt que son organisation économique »

Il n’est pas question de faire des louanges excessives à ces pays. Mais comme le conçoit
la philosophie créole, Rayi chyen mè di so dan blan, car il faut tout de même avouer que le
modèle politique qu’ils construisent particulièrement pour la Chine a pour socle les racines
culturelles.
Troisième objection : « Et que faites-vous des populations étrangères qui sont installées
depuis des décennies en Guyane et qui continuent à immigrer vers le territoire » ?
En Guyane, nous avons à l’instar des pays d’Amérique latine, rejeté ce que l’on appelait
aux 19ème et 20ème siècle, la fusion des races, et que la recherche nomme « créolisation », au
profit du multiculturalisme anglo-saxon comme mode de gestion des relations
interethniques. Le multiculturalisme sous-entend que les pays constitués de communautés
variées doivent laisser à ces dernières le loisir d’affirmer leurs caractéristiques ethniques, sans
chercher à faire corps entre elles.
Et c’est là que se situe le défaut de ce modèle. Evidemment, il est illusoire d’imaginer
que l’immigrant lambda d’âge mûr devienne Guyanais d’un coup de baguette magique ; on peut
toutefois espérer et œuvrer à ce que ses enfants le soient. Or, l’idéologie multiculturelle ne
guyanise pas ces Guyanais de naissance car dans l’esprit des multiculturalistes, « c’est du
racisme, c’est de la xénophobie » ; pire ils déclarent « les vrais Guyanais ce sont les
Amérindiens ». Cette dernière formule répétée à l’envi, vise surtout les Créoles Guyanais et
témoigne d’une absence de reconnaissance de l’autochtonie de la culture créole.
En dernière instance, les faits culturels des nations fondatrices de Guyane doivent être
à la base de l’intégration des populations étrangères présentes sur le territoire.

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Dernière objection : « Les Créoles Guyanais n’ont pas d’organisations politiques
traditionnelles similaires aux autres nations de Guyane comme les Aluku : pas de Gaaman, de
Fiscali, de Kapitein…Ils n’ont pas leur place dans une telle entité et du reste la majorité des
postes politiques de haut rang sont détenus par eux. »
Avec la volonté il n’est pas difficile de créer un mode de représentativité pour les Créoles
Guyanais dans cette future entité. Comme tout fait culturel, les traditions ont un commencement
et font l’objet d’inventions et de réinventions ( cf, Eric Hobsbawn et Guy Beiner). Il serait
judicieux de partir d’éléments culturels créoles et de créer des catégories sociales nouvelles qui
auront pour fonction de sauvegarder l’identité créole guyanaise. Il y a au sein de cette société
des personnes aptes, compétentes, connaissantes ( des Dòkò en langue créole) dans divers
domaines de la pharmacopée, à l’orature, en passant par la littérature et la mémoire collective,
et pouvant émaner de l’ensemble du territoire de Ouanary à Saint Laurent, en passant par Saül
et Saint Elie.
Concernant la question de la représentativité dans les instances politiques, rappelons que
le suffrage universel existe depuis 1849 en Guyane. Six mois après l’abolition de l’esclavage,
les citoyens masculins furent convoqués afin d’élire le représentant de la colonie. Plus de 70 %
du corps électoral s’était prononcé. 173 ans plus tard, aux législatives de 2022, la participation
est de 31,75 %. La tendance à l’abstention se confirme depuis 1849 ; à la fin du 19ème siècle les
acteurs politiques déplorent une pratique que les Guyanais d’aujourd’hui connaissent bien celle
de l’abstention au 1er tour, au profit du second, les électeurs préférant se déplacer une fois « le
tri fait entre les différents candidats ». Il y aurait plusieurs analyses à porter, mais on pourrait
affirmer à la suite des politologues Yves Déloye et Olivier Ihl que l’acte de vote est un processus
« d’acculturation civique, un système de contraintes, de postures et de croyances, d’une
gravité capitale » pour de nombreux Guyanais, qu’ils soient Amérindiens, Aluku et Créoles.
Ce désenchantement n’est pas unique à la Guyane. Mais il témoigne de la nécessité de
réfléchir à une autre forme de représentativité politique. Partout dans le monde, la nature du jeu
électoral conduit au développement de pratiques clientélistes où les relations de donnant-
donnant conditionnent les résultats des urnes. Pire dans les pays multiethniques, notamment en
Afrique, des « entrepreneurs ethniques » instrumentalisent les sentiments identitaires des
électeurs à des fins électorales, avec les tristes conséquences que l’on connaît. Tout observateur
attentif de la vie politique guyanaise voit la progressive émergence d’une ethnisation du jeu
électoral sur le territoire guyanais.

En attendant…

Au regard du contexte actuel, des actes forts et symboliques peuvent être initiés par la
société civile mais surtout par les instances politiques, notamment la Collectivité Territoriale de
Guyane (CTG). D’abord cette dernière pourrait prendre une résolution reconnaissant
l’existence de nations fondatrices sur le territoire guyanais : les six nations amérindiennes
(Kali’na, Lokono, Palikweneh, Wayana, Wayampi, Teko), la nation créole guyanaise et la
nation aluku.
Enfin, la question du drapeau doit trouver sa conclusion. L’actuel drapeau ne fait pas
l’unanimité ni chez les Amérindiens qui ont créé le leur, ni par les Aluku ; nous avons tous vu
ces élèves d’Apatou faisant une démonstration de danse traditionnelle à Times Square, dans la
ville de New York, sans arborer de drapeau.

21
Il y a lieu d’adopter une attitude conciliatrice qui consisterait à ne pas rejeter totalement
un drapeau qui a une histoire et ayant pris une visibilité notable ces quinze dernières années.
Les couleurs du drapeau ont l’avantage d’être vives. Il faudrait les conserver, mais en mettant
à l’horizontale la ligne séparant le vert du jaune et en enlevant l’étoile rouge. Cette dernière
semble être quoiqu’en dise les promoteurs du drapeau, une référence au socialisme, aux
militants anticolonialistes des années 60 et 70 rêvant d’une Guyane tournée vers le camp de
l’est. L’étoile enlevée, il reste de la place pour élaborer un symbole unitaire, faisant référence
à l’histoire de la Guyane, rappelant ses racines. Ce symbole pourra être élaboré sous le
modèle des armoiries que l’on trouve dans les blasons des communes. La représentation ci-
dessous est tirée d’une des nombreuses cartes du plateau des Guyanes vers la fin du XVIIème
siècle conçu par Johannes Van Keulen (1654-1715), un cartographe hollandais :

On pourrait retravailler les personnages qui seraient dans un dessin final au nombre de
trois, représentant les trois racines guyanaises, tout en conservant les deux jaguars, ces
magnifiques créatures symbolisant la terre de Guyane.

Résumé des points forts :

 L’ethnogenèse des Créoles Guyanais prend racine en Guyane, territoire


amazonien. Là une langue et des expressions culturelles singulières virent le jour dans le
contexte oppressant de l’habitation esclavagiste. La culture créole guyanaise forme l’un des
piliers du pays Guyane.
 A l’image des Républiques du Honduras et du Nicaragua, la Collectivité
Territoriale de Guyane (CTG) doit reconnaître dans une résolution l’autochtonie de la culture

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créole guyanaise et des autres cultures fondatrices de Guyane : Kali’na, Lokono, Palikweneh,
Wayana, Wayampi, Teko et Aluku.
 Dans le cadre de l’autonomie de la Guyane, une institution des nations
fondatrices de Guyane doit être établie. Elle ne peut être un simple organe consultatif, mais doit
disposer de compétences réelles dans les questions foncières, éducatives et culturelles.

Boris Lama, docteur en histoire de l’Université de Guyane

23
Sources

Périodiques
Aux Archives territoriales de la Guyane et aux archives d’Outre-Mer d’Aix en Provence

L’Éclaireur de Cayenne (1849)


Le Guyanais (1882)
Le Réveil de la Guyane (1882)
La Chronique Guyanaise (1885)
La Guyane (1886)
La Vigie (1890)
La Bataille (1890)
L’Avant-Garde (1892)
Le Cri d’Alarme (1893)
Le Combat (1897)
L’œil (1900)
L’Union (1902)
Le Bon Droit (1904)
La Sen nelle (1904)
La Guêpe (1904)
Le Peuple (1905)
La Trique (1906)
Le Bulle n de la fédéra on radicale et radicale-socialiste de Guyane (1908)
Le Socialiste (1909)
Vent Nouveau (1947)
L’Etudiant Guyanais (1949)
Conscience Guyanaise (1959)
Ceperou (1969)
La Jeune Garde (1971)
Guyane-Ac on (1971)
Le Patriote Guyanais (1972)
La Voix des Travailleurs (1973)
Caouca/Kawka (1973)
Tam-Tam Révolu on (1973)

24
FNLG (1975)
Rôt Bô Krik (1975)
Gong Independance (1975)
MOGUYDE : Quelques textes Essen els (1977)
Pikan Arê (1977)
Impact Magazine d’informa on (1978)
Malmanoury (1978)
L’Unité Guyanaise (1978)
Mawina (1981)
La Tribune Guyanaise (1989)
Ròt Kozé (1990)
Tchò Dèrò (1993)

Sources manuscrites

Aux archives d’Outre-Mer d’Aix en Provence

Sous séries et articles


A. Affaires politiques : A10 à A12
B. Affaires administratives : B51 à B60
H. Domaine
T. Imprimerie : T3

Sources imprimées
Aux Archives territoriales de Guyane et à la Bibliothèque Franconie
Série N : registre des procès-verbaux des délibérations du conseil général (1879-1924)
Fonds Lohier : ce fond contient des documents non classés du XVIIIe au XXe siècle
Procès-verbaux du conseil colonial (1833-1845)
Procès-verbaux du conseil général (1879-1924)

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