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Dantès BELLEGARDE

enseignant, écrivain, essayiste, historien et diplomate haïtien [1877-1966]

(1953)

Haïti et son peuple

Un document produit en version numérique par Scardie F. JOSEPH, bénévole,


Étudiante en sociologie à la Faculté des sciences humaines de l’Université d’État d’Haïti
fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des sciences sociales en Haïti.
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LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Rency Inson Michel, bénévole,
étudiant en sociologie à la Faculté des sciences humaines à l’Université
d’État d’Haïti et fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques
des sciences sociales en Haït, à partir de :

Dantès BELLEGARDE [1877-1966]

Haïti et son peuple.

Paris : Nouvelles Éditions latines, 1953, 123 pp.

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Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008


pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 22 mai 2016 à Chicoutimi, Ville


de Saguenay, Québec.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 4

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Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 5

Dantès BELLEGARDE
enseignant, écrivain, essayiste, historien et diplomate haïtien [1877-1966]

Haïti et son peuple

Paris : Nouvelles Éditions latines, 1953, 123 pp.


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 6

Un grand merci à Ricarson DORCÉ, directeur de la collec-


tion “Études haïtiennes”, pour nous avoir prêté son exemplaire
de ce livre afin que nous puissions en produire une édition numé-
rique en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences so-
ciales.

jean-marie tremblay, C.Q.,


sociologue, fondateur
Les Classiques des sciences sociales,
22 mai 2016
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 7

Note pour la version numérique : la pagination correspondant à


l'édition d'origine est indiquée entre crochets dans le texte.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 8

[123]

Haïti et son peuple


Table des matières

Avertissement [7]
Invitation au voyage [9]

Chapitre I. L'île d'Haïti [13]


Chapitre II. La République d'Haïti et sa population [23]
La population rurale. — Les villes. — Résidents
étrangers.
Chapitre III. L'activité économique [43]
Chapitre IV. Religion et culture [55]
Littérature haïtienne. — Le créole haïtien, patois fran-
çais. — Le Folklore haïtien.
Chapitre V. Mœurs et croyances populaires [93]
Chapitre VI. Relations franco-haïtiennes [103]
Chapitre VII. Coopération internationale [115]
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 9

Haïti et son peuple


Table des planches

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Planche 1. S. E. Le général Magloire, Président de la République


d'Haïti. (Cl. Doret.)
Planche 2. La Citadelle Laferrière, commencée en 1803 par le Roi
Christophe et achevée après sa mort. (Cl. Doret.)
Planche 3a. À l’Arcahaie, le Président Magloire salue le drapeau à
l’occasion du 150e anniversaire de l’Indépendance. (Cl.
Doret.)
Planche 3b. Le Président Magloire entre Mgr Le Gouazé, évêque de
Port-au-Prince, et le premier évêque haïtien, Mgr Augus-
tin. (Cl. Doret.)
Planche 4. Une vue de Port-au-Prince. Au premier plan, le Palais na-
tional, au fond, la Cathédrale. (Cl. Doret.)
Planche 5a. L'École de Médecine, à Port-au-Prince. (Cl. Doret.)
Planche 5b. Le Stade Magloire, à Port-au-Prince. (Cl. Doret.)
Planche 6. Barques sur l’Artibonite, principal fleuve d’Haïti. (Cl.
Doret.)
Planche 7. Marché à Kenskoff, la villégiature des millionnaires. (Cl.
Doret.)
Planche 8. Le jardin des Palmistes, dans la Cité des Expositions à
Port-au-Prince. (Cl. Doret.)
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 10

[4]

Haïti et son peuple


Du même auteur

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Pages d'Histoire. Imp. Chéraquit, Port-au-Prince, 1924.


Haïti et les États-Unis devant la Justice Internationale. Imp.
Union, Paris, 1924.
Pour une Haïti heureuse, 1er vol. Imp. Chéraquit, Port-au-Prince,
1927.
Pour une Haïti heureuse, 2e vol. Imp. Chéraquit, Port-au-Prince,
1928.
Un Haïtien parle. Imp. Chéraquit, Port-au-Prince, 1934.
La Nation Haïtienne. J. de Gigord, Paris, 1937.
La Résistance Haïtienne. Ed. Beauchemin, Montréal, 1938.
Haïti et ses Problèmes. Ed. Valiquette, Montréal, 1941.
Dessalines a parlé. Soc. d'Imp. et d'Ed., Port-au-Prince, 1947.
Écrivains Haïtiens, lre série, lre éd. 1946. 2e éd. Deschamps, Port-
au-Prince, 1951.
Histoire du Peuple Haïtien (1942-1952). Imp. Held, Lausanne,
1953.
En Préparation :
Écrivains Haïtiens (2e et 3e Séries).
Au Service d'Haïti.
Missions à l'Etranger.
Lamartine et Toussaint Louverture.
Souvenirs d'un Haïtien.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 11

[5]

DANTÈS BELLEGARDE
Ancien Ministre d'Haïti à Paris et à Washington
Commandeur de la Légion d'Honneur

HAÏTI ET SON PEUPLE

Nouvelles Éditions Latines


Paris
1953

[6]
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 12

[7]

Haïti et son peuple

AVERTISSEMENT

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Sous l’heureuse inspiration du Président de la République, M.


Paul Eugène Magloire, le Gouvernement a voulu qu'à l'occasion du
150e anniversaire de l'indépendance nationale il soit montré, aux
étrangers comme aux Haïtiens eux-mêmes, que l'histoire d'Haïti n'est
point, ainsi que l'a prétendu l'écrivain français Paul Adam, une
« suite d'opérettes sanglantes » mais la somme des efforts, parfois
douloureux, souvent bienfaisants, accomplis par le peuple haïtien
dans tous les champs de l'activité humaine pour s'élever au plus haut
degré possible de culture et de bien-être.
C'est à cette préoccupation que j'ai obéi en écrivant ce petit livre,
qui est comme la conclusion de mon Histoire du Peuple Haïtien, ré-
cemment parue 1. Il servira également d'introduction aux nombreuses
études qui seront publiées, au cours de l'année 1953, sur les diffé-
rentes manifestations de la vie haïtienne pendant les cent cinquante
années d'existence du peuple d'Haïti comme nation indépendante.
Les notes placées au bas des pages permettront au lecteur, dési-
reux d'approfondir certaines des questions traitées dans ce volume, de
recourir aux ouvrages spéciaux qui y sont consacrés.
D.B.
[8]

1 Histoire du Peuple Haïtien (1492-1952), 365 pages. Imp. Held, Lausanne,


1953.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 13

[9]

Haïti et son peuple

INVITATION AU VOYAGE

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Les Américains connaissent depuis longtemps le chemin. Ils savent


que Port-au-Prince est à trois heures de vol de Miami, et ils ont pris
l'habitude d'aller en Haïti, pour leur agrément, leur santé ou leurs af-
faires, aussi facilement et aussi souvent qu'ils prennent l'avion pour se
rendre d'une ville à l'autre des États-Unis.
C'est donc aux Européens, et particulièrement à vous, Français,
que j'adresse cette invitation au voyage.
Pour venir voir Haïti, vous pouvez vous embarquer à Orly ou au
Bourget dans l'avion transatlantique, et vous vous trouverez quarante-
huit heures après à Port-au-Prince. Si vous êtes sensibles au mal de
l'air et que le mal de mer, par contre, ne vous effraye point, je préfère
que vous preniez le bateau qui part directement chaque mois du Havre
ou de Bordeaux pour les Antilles. Vous en aurez pour dix ou douze
jours. Aux terriens endurcis que sont la plupart d'entre vous, cela pa-
raîtra sans doute bien long. Mais, croyez-moi, vous ne regretterez ni
votre temps ni votre peine. Je vous promets le voyage le plus divertis-
sant que vous puissiez imaginer.
Pensez que si même vous partez au cœur de l'hiver, il vous faudra,
à trois ou quatre jours de France, vous [10] débarrasser de vos pardes-
sus et de vos fourrures. Et, dès les Açores atteintes, commencera pour
vous l'enchantement du ciel et de la mer toujours bleus, — celle-ci de
plus en plus bleue à mesure que vous avancez vers les Antilles enso-
leillées. Et vous connaîtrez la douceur des longues nuits silencieuses
baignées de clairs de lune ou légèrement illuminées par la clarté qui
tombe des étoiles — tellement nombreuses que l'on se demande où
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 14

l'on pourrait bien trouver dans le ciel de velours sombre une place
pour en clouer de nouvelles.
Peut-être vous arrivera-t-il d'être quelque peu secoués. Mais vous
ne l'êtes pas moins en traversant la Manche. Les vents parfois passent
en rafales sur l'Atlantique et soulèvent des vagues énormes surmon-
tées de leurs franges d'écume : c'est là encore un spectacle magnifique
auquel, si vous êtes artistes, vous ne pourriez rester indifférents. Soyez
pourtant rassurés : les tempêtes ne sont pas dans nos régions aussi fré-
quentes qu'on le croit. Le plus souvent le voyage s'achève, et l'on n'a
connu que ces brises délicieuses qui sont l'un des charmes les plus cer-
tains des longues traversées transatlantiques.
Et quelle joie pour vos yeux quand vous aurez abordé les côtes
d'Haïti, — dentelle de pierre que la nature a travaillée comme une ar-
tiste, avec ses baies et ses fines aiguilles de terre, et ses anses bleues
où les embarcations semées sur la mer ainsi que des papillons blancs,
viennent s'abriter à l'approche des orages !
Je vous souhaite d'arriver à Port-au-Prince par un clair matin de dé-
cembre, au moment où le soleil se lève sur la ville à moitié endormie.
J'ai entendu dire à un Européen que l'entrée de la capitale haïtienne est
plus belle que celle de Naples. Je n'en sais rien, n'ayant jamais vu
Naples. Ce que je peux affirmer, c'est que le golfe de la Gonâve, au
fond duquel Port-au-Prince est bâti, offre un arrangement merveilleux
où tout — île de la Gonâve barrant le golfe, ciel et mer bleus, rivages
verdoyants, montagnes aux tons changeants sous le [11] pinceau du
soleil — semble avoir été disposé par une main intelligente pour pro-
duire la plus grandiose impression de beauté. Dans la vaste baie aux
eaux profondes et plus calmes que celles du lac de Genève, on pour-
rait sans danger réunir les plus gros cuirassés et porte-avions du
monde entier.
Quand vous aurez débarqué à Port-au-Prince, vous entendrez re-
tentir à vos oreilles des sons français, et vous en serez peut-être éton-
nés : il y a encore en France tant de gens à ignorer que le français est
la langue nationale des Haïtiens ! Les portefaix qui s'empresseront au-
tour de vous pour vous prendre vos bagages vous parleront un lan-
gage, que vous ne comprendrez pas tout de suite. Mais prêtez-y
quelque attention : vous vous apercevrez bien vite que ce langage est
un simple patois formé presque entièrement de mots français, dont le
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 15

sens ou la prononciation a été altérée. Le « créole », comme nous l'ap-


pelons, est plus proche du français que certains patois de France. Le
contingent que les États-Unis envoyèrent en Europe, dès leur entrée
dans la première guerre mondiale, comprenait un grand nombre de fu-
siliers marins qui avaient séjourné quelque temps en Haïti : grâce à
leur connaissance du créole, ces soldats purent facilement se dé-
brouiller en France.
Je ne suis pas sûr que Port-au-Prince vous fasse dès le premier
abord une très agréable impression. La ville, avec ses larges rues tirées
au cordeau et son site magnifique, a l'allure et toutes les possibilités
"d'une grande capitale. Mais elle est encore mal bâtie. De nombreux
incendies y ont fait des brèches profondes et ses quartiers populaires
présentent un aspect misérable. Elle se transforme cependant avec une
rapidité étonnante grâce aux travaux d'urbanisme qui s'y exécutent et à
la construction de cités-jardins dans ses sections les plus pauvres.
Même si vous êtes un habitué des palaces somptueux d'Europe et
d'Amérique, les hôtels de Port-au-Prince, [12] proprets et accueillants,
vous paraîtront sympathiques parce qu'ils vous donneront la sensation
de vivre dans une confortable maison de famille, entourée d'arbres et
de fleurs. Je vous conseille, si votre séjour doit être assez long, de
prier un ami diligent de vous retenir une de ces élégantes villas qui
couronnent de leur guirlande fleurie les collines de la ville et où la
brise, venant de la mer ou soufflant de la montagne, invite au plus dé-
licieux « farniente » comme si une main invisible agitait, dans l'air lu-
mineux et léger, un immense éventail.
Ne restez pas toutefois, si elles ont été pénibles, sur vos premières
impressions. Laissez-vous prendre peu à peu à la douceur de la vie
haïtienne. Les étrangers qui en ont mal parlé sont ceux auxquels un
trop bref séjour dans notre île de verdure et de lumière n'a pas permis
d'en goûter tout le charme. Apprenez à connaître non seulement la so-
ciété brillante de nos cercles mondains et notre élite intellectuelle mais
aussi nos paysans, nos gens du peuple, bons, hospitaliers et souvent
artistes.
Et je suis certain qu'Haïti aura acquis en chacun de vous un ami de
plus.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 16

[13]

Haïti et son peuple

Chapitre I
L’ÎLE D’HAÏTI

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Ayant, le 6 décembre 1492, planté la Croix du Christ dans le sol


d'Haïti, Christophe Colomb écrivit à ses bienfaiteurs Isabelle de Cas-
tille et Ferdinand d'Aragon : « Je viens de découvrir une merveille ».
Tous ceux qui, depuis lors, ont visité la « reine des Antilles » n'ont fait
que répéter, sur des tons différents, le cri d'enthousiasme qu'arracha au
grand navigateur le spectacle de cette nature incomparable. Un savant
espagnol, séduit par les splendeurs de la terre haïtienne, comparait
Haïti à l'île de Tarse, d'où « Salomon tirait For et les métaux précieux
nécessaires à l'ornementation de son temple ».
On serait peut-être tenté de mettre ce lyrisme au compte de l'exagé-
ration castillane. Mais voici en quels termes parle de notre pays un
Anglais, sir Spencer St-John, qui ne passe pas pour nous avoir beau-
coup aimés : « J'ai parcouru presque tout le globe, et je puis dire qu'il
n'y a nulle part une île aussi belle qu'Haïti. Aucun pays ne possède une
plus grande puissance de production ; aucun, une plus grande variété
de productions ; [14] aucun, une plus grande variété de sols, de cli-
mats et de produits ; aucun, une semblable position géographique.
Nulle part, les revers des montagnes n'offrent de plus magnifiques
spectacles et ne permettent de créer des séjours d'été plus ravissants et
plus sains ».
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 17

*
* *
S'étendant en arc de cercle de la Floride aux bouches de l'Oré-
noque, l'archipel des Antilles, connu dans les pays de langue anglaise
sous le nom de West Indies ou Indes Occidentales, sépare l'océan At-
lantique de la mer des Antilles ou Caraïbes. Il comprend les Grandes
Antilles, les Petites Antilles et les Bahamas. Du groupe des Grandes
Antilles la deuxième en grandeur est l'Ile d'Haïti, qui a une superficie
d'environ 77.000 kilomètres carrés, venant après Cuba (115.000 km 2),
précédant la Jamaïque (11.000 km2) et Puerto Rico (9.620 km2). D'une
longueur approximative de 650 kilomètres sur une largeur de 260, elle
est située, à l'entrée du golfe du Mexique, entre 17°30'40" et
19°58'20" de latitude nord et 68°20' et 74°30' de longitude ouest de
Greenwich.
Placée au croisement des principales lignes structurales des
Grandes Antilles, l'île d'Haïti doit à cette situation sa forme et son re-
lief distinctifs. Elle est constituée par un faisceau de rides monta-
gneuses surgissant de la mer de façon abrupte et, par suite de son sys-
tème orographique tourmenté, elle offre une variété étonnante de cli-
mats locaux et de paysages végétaux. Sa grande chaîne montagneuse
centrale, la Cordillera, qui se prolonge au nord-ouest par le Massif du
Nord, est en direction, à l'ouest, de la Sierra Maestra de Cuba et, à
l'est, des hauteurs de Puerto Rico, tandis que le [15] Massif de la
Hotte, dans la partie méridionale, est en direction des monts de la Ja-
maïque.
Les côtes d'Haïti, surtout celles de la partie occidentale occupée
par la République d'Haïti, sont extrêmement découpées. On dirait que
la nature a pris un plaisir d'artiste à creuser ses rivages d'échancrures
fantaisistes. Entre deux baies larges et profondes le voyageur ren-
contre une infinité d'anses, de criques, de havres, où les embarcations
assaillies par l'orage trouvent un abri sûr. Les caps, se suivant à peu de
distance, se projettent dans la mer tantôt comme d'énormes masto-
dontes tantôt comme de fines aiguilles. Et nul spectacle n'est plus va-
rié ni plus pittoresque que cette suite ininterrompue de baies et de
pointes.
Grâce à ses dentelures, l'île d'Haïti présente, proportionnellement à
sa superficie, l'un des plus grands développements de côtes qui soient
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 18

dans le monde : 3.000 kilomètres pour une superficie de 77.000 kilo-


mètres carrés, tandis que la France, pour une superficie de 551.000 ki-
lomètres carrés, n'a qu'un développement de 3.200 kilomètres. Cette
profonde découpure du littoral, particulièrement de la partie occiden-
tale, a eu une grande influence sur l'économie du pays, en facilitant les
communications par voie maritime entre ses différentes régions. La
nature montagneuse de l'île rend en effet difficile et coûteuse la
construction de bonnes routes à l'intérieur. Les villes les plus impor-
tantes, bâties sur les grandes baies du littoral, ont pu maintenir entre
elles d'incessantes relations, — la navigation côtière suppléant dans
une large mesure à la carence relative des communications terrestres.
Le territoire de la République d'Haïti est sillonné par un grand
nombre de cours d'eau qui, s'échappant du flanc des montagnes, se
jettent dans la mer tout le long des côtes. La plupart sont des torrents
qui, à la saison des pluies, s'enflent considérablement et occasionnent
souvent des dégâts en emportant dans leurs flots tumultueux arbres
déracinés et fragments de roches. [16] Ils sont complètement à sec
après la saison pluvieuse. D'autres ont un cours régulier toute l’année :
ils sont ordinairement rapides, roulant une eau limpide rendue limo-
neuse pendant la période des pluies. L'Artibonite est la plus impor-
tante de ces rivières, tant par la longueur de son parcours (320 kilo-
mètres) que par l'étendue des terres qu'elle arrose (1.800 kilomètres
carrés dans la Partie Dominicaine où elle prend sa source, 7.800 kilo-
mètres carrés dans la République d'Haïti qu'elle sillonne jusqu'à la mer
entre Gonaïves et Saint-Marc). Son principal affluent est le Guaya-
mouc, qui a une longueur de 108 kilomètres et arrose un territoire de
2.675 kilomètres carrés.
La République d'Haïti contient un certain nombre de lacs, les uns
permanents, les autres éphémères, dont les deux plus considérables
sont : l'Etang Saumâtre, d'origine pélagique, d'une superficie de 180
km2, supérieure à celle des Quatre-Cantons en Suisse (111 km 2) ;
l'Etang de Miragoâne (25 km2), d'origine tectonique, légèrement
moins étendu que le lac français d'Annecy (28 km 2). Le premier, dont
les eaux sont impropres à l'arrosage et aux usages domestiques, n'a
pas de sortie. Le second, d'eau douce, déborde dans la mer. On ren-
contre encore l'étang peu profond du Trou-Caïman dans la plaine du
Cul-de-Sac, et l'étang Bois-Neuf près de Saint-Marc. Les autres sont
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 19

des mares plus ou moins étendues, dont la plupart rassemblent leurs


eaux dans les dolines formées en terrains calcaires.
Placée comme elle est en pleine zone torride, Haïti a un climat tro-
pical nettement caractérisé. La nature montagneuse de l'île, le régime
des vents et des pluies et l'ensemble des conditions météorologiques
qui y dominent font que la température, même au plus fort de l'été, n'y
est point aussi insupportable que dans certaines villes des États-Unis,
New-York et Washington par exemple. Les températures les plus éle-
vées se manifestent naturellement aux altitudes les plus basses. À
Port-au-Prince, capitale de la République d'Haïti, [17] situé à 37
mètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer, la température maxi-
mum constatée sur un grand nombre d'années a été de 37°8 centi-
grades et la température minimum de 15°2, tandis qu'à Furcy, situé à
1.540 mètres d'altitude, le maximum enregistré a été de 27°2 et le mi-
nimum de 10°8. Dans la région de la Nouvelle-Touraine, on a relevé
une température d'hiver de 7° et, au Morne des Commissaires ou Forêt
des Pins, jusqu'à 1 degré au-dessus de zéro.
Même dans les lieux situés aux plus basses altitudes, où la chaleur
est particulièrement accablante pendant les mois de juillet et d'août,
les nuits sont fraîches et les matinées souvent agréables. Les villes
haïtiennes, bâties presque toutes sur le littoral, sont entourées de col-
lines élevées qui leur font comme une verte ceinture et où les citadins
se réfugient pour échapper à la canicule. C'est ainsi que Pétionville,
éloignée de la capitale de sept kilomètres, est devenue une délicieuse
station estivale. Kenskoff, qui est à trente minutes de Port-au-Prince
par automobile, jouit en toute saison d'une température extrêmement
agréable, et on est obligé d'y faire du feu en hiver. Un peu plus loin
dans la montagne se trouve le petit village de Furcy à 1.500 mètres
d'altitude. William Beebe, qui le visita en mars 1927, écrit : « À me-
sure que nous montions, j'aspirais comme une haleine venue des ré-
gions de neige. Nous fûmes heureux, avant le dîner, d'avoir des
bûches crépitant dans le foyer, et quand nous sortîmes dans le vent
froid du matin, nous eûmes besoin de tous les manteaux et pardessus
que nous avions, au départ de Port-au-Prince, jetés avec quelque hési-
tation sur nos selles » 2.

2 William Beebe, Beneath seas, London, 1928.


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 20

Bien que le rythme des saisons soit le même en Haïti que dans les
pays d'Europe et que le printemps, l'été, l'automne et l'hiver s'y suc-
cèdent dans le même ordre contrairement à ce qui se produit dans l'hé-
misphère [18] sud, on peut dire qu'il y a dans l'île deux périodes où les
états de l'atmosphère sont nettement différenciés : la saison pluvieuse
et la saison sèche, celle-ci s'étendant généralement d'octobre à avril.
La saison pluvieuse n'est d'ailleurs pas continue ; les pluies se
concentrent particulièrement au printemps et en été ; elles se pro-
longent souvent en automne par les pluies de la Toussaint. Il faut noter
qu'elles présentent de grandes irrégularités locales dues, en une large
mesure, à l'action des vents chargés d'humidité qui se condensent au-
dessus des hautes chaînes montagneuses.
« L'île d'Haïti, d'après le savant météorologiste R.P. Schérer, est si-
tuée dans le grand courant dit l'alizé. C'est l'alizé son vent dominant,
désigné en Haïti par le nom de vent Nord-Est ou Est. Les brises de
mer et de terre, de plaine et de montagne, se produisent périodique-
ment dans les 24 heures. Les vents cycloniques sont rares... Les pluies
tombent généralement dru et pendant un court espace de la journée.
C'est le régime torrentiel. Une pluie de deux heures paraît déjà longue.
Rarement elles dépassent quatre heures. Une pluie de 12 ou 24 heures
est regardée comme extraordinaire : elle suppose une perturbation at-
mosphérique. Ce ne sont pas d'ailleurs les longues pluies qui four-
nissent beaucoup d'eau au pluviomètre. Généralement, les courtes
pluies sont aussi les plus intenses ».
Ces pluies bienfaisantes qui rafraîchissent l'atmosphère et arrosent
la terre, ces brises délicieuses qui, venant de la montagne ou soufflant
de la mer dans un mouvement alterné, renouvellent l'air et atténuent
les ardeurs de l'été, contribuent à faire d'Haïti un pays non seulement
agréable mais salubre, où les plantes, les animaux et l'homme trouvent
des conditions satisfaisantes de vie et de développement.
[19]
*
* *
La végétation en Haïti est très variée par suite de la diversité des
climats locaux et de la différence de composition des terrains géolo-
giques. Ainsi on trouve dans la République d'Haïti les plantes des ré-
gions très humides, semi-arides ou arides. Tandis que la vallée du
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 21

Dondon, dans le Massif du Nord, et les montagnes de la Hotte, dans le


Sud, bien arrosées, portent des forêts luxuriantes, d'autres parties du
pays, comme la Vallée de l'Arbre dans la presqu'île du Nord-Ouest, ne
donnent que des cactus, l'irrigation seule pouvant permettre d'y obte-
nir des plantes cultivées.
À la liste des végétaux indigènes il faut ajouter les nombreuses es-
pèces qui ont été introduites dans l'île à partir de la découverte en
1492. On peut citer, comme bois de construction, d'ameublement ou
de teinture : l'acajou, le chêne d'Haïti, le campêche, le bois-de-satin, le
pin, le mancenillier, le bois-rose, le bois-de-fer, le fustic ou bois-jaune,
le bois-laurier ; parmi les arbres fruitiers : l'avocatier, l'abricotier, le
caïmitier, le manguier, le cocotier, le corossolier, le sapotillier, le ci-
tronnier, l'oranger, le chadéquier, l'arbre-à-pain, l'arbre-véritable ; par-
mi les plantes alimentaires : le café, le cacao, la canne à sucre, la ba-
nane, le plantain, la patate douce, l'ananas, la papaye, le manioc, le
malanga, l'igname, le riz, le maïs, le petit mil ; ou industrielles : le co-
ton, le tabac, la pite, la citronnelle, etc. Les plantes décoratives et les
fleurs sont en très grand nombre : palmiers, flamboyant, rose, bégonia,
lilas, laurier-rose, tournesol, œillet, violette, tubéreuse, tulipe, jasmin,
glaïeul, lis safrané, hibiscus, chèvrefeuille, verveine, orchidées, etc.
[20]
Pour donner au lecteur une idée de la variété de la flore haïtienne
due à la diversité des climats locaux, nous citons cette description du
bourg de Fonds-Ver-rettes situé à environ 1.000 mètres d'altitude. « La
douceur et la variété du climat font de ce village le centre d'une région
propre à toutes sortes de cultures. Moreau de St-Méry notait déjà que
la région forme un beau pays, où la température est assez froide ; où le
blé, l'orge, l'avoine réussissent très bien ; où les légumes, notamment
les choux, les carottes et les navets sont d'une étonnante beauté. Les
céréales, blé, orge, avoine, ont disparu de la culture actuelle, mais
pour le reste, c'est encore la même chose. Il faut y ajouter les pommes
de terre qui atteignent la grosseur de celles d'Europe et les fraises des
bois dont, par endroits, le sol est tapissé et que l'on vend à Port-au-
Prince par paniers ». (R. P. Baltenweck). A une demi-heure de la capi-
tale, à Kenskoff et à Furcy, on trouve des pêches exquises.
On peut dire que la faune d'Haïti est aussi riche et variée que sa
flore.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 22

Les bêtes de boucherie, les animaux de trait se rencontrent en


grand nombre dans l'île. Le bœuf, la chèvre, le porc, le cheval, l'âne, le
chien s'y sont acclimatés sans effort. Le petit gibier y foisonne. Les
bois sont, par endroits et à certaines époques de l'année, couverts de
ramiers, de tourterelles, de perdrix, d'ortolans, de sarcelles et de pin-
tades. Les gallinacés de basse-cour, tels que le dindon, le coq, le pi-
geon, sont partout en abondance.
En ce qui regarde les oiseaux, les ornithologistes américains Wet-
more et Swales en ont dénombré 215 espèces connues en Haïti et dans
les îles adjacentes, la Tortue, la Gonâve, l'Ile-à-Vaches, les Cayemites,
la Navase, la Soana, les Sept-Frères 3.
[21]
William Beebe, qui a aussi donné une certaine attention à l'étude
des oiseaux d'Haïti, conduisit, du 1er janvier au 25 mai 1927, une ex-
pédition dans les eaux haïtiennes en vue de préparer une liste des pois-
sons qui y vivent et d'étudier de près la vie d'un récif corallien. « Dans
l'espace de cent jours, écrit-il, nous recueillîmes 270 espèces de pois-
sons dans une petite étendue du golfe de la Gonâve, près de la baie de
Port-au-Prince. Il est intéressant de noter que, dans l'espace de 400
ans, on n'a pu enregistrer à Puerto-Rico que 300 espèces. » L'un des
chapitres les plus intéressants de l'ouvrage de Beebe est consacré aux
éponges, dont on trouve des bancs remarquables sur les côtes d'Haïti,
particulièrement dans le canal de la Tortue.
Haïti n'est pas seulement intéressante pour le touriste en quête de
paysages grandioses où la montagne, la mer, le ciel unissent leurs
beautés en une harmonie sublime. Elle est un vaste champ d'étude
pour les savants : naturalistes, géologues, paléontologistes, qui
peuvent y trouver les vestiges les plus caractéristiques des premiers
temps du globe. C'est ce qui a fait dire à Wetmore et Swales que l'île
d'Haïti est « au point de vue biologique la plus remarquable des
Grandes Antilles puisque, dans sa vaste étendue de montagnes éle-
vées, elle a gardé les restes d'anciens types depuis longtemps dispa-
rus ». Au haut du Morne La Selle, William Beebe trouva lui-même un
« rivage marin » à un mille d'altitude. « Ce jour-là, dit-il, je me dressai
sur mes étriers et arrachai de leur banc, dans la falaise au-dessus de
ma tête, des écailles d'huîtres énormes, d'étranges mollusques bivalves
3 Wetmore and Swales, The Birds of Haïti, Washington, D.C. 1981.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 23

et les formes entrelacées de vers et de branches de corail qui avaient


fleuri quand Haïti et le monde étaient jeunes. Toute cette région avait
été au-dessous du niveau de la mer, puis elle avait été soulevée par un
mouvement volcanique et façonnée, au cours des âges, par le patient
labeur des coraux ».
Si l’étude des formes végétales et animales disparues, [22]si celle
des terrains où elles ont évolué est d'un vif intérêt pour le savant, com-
bien plus passionnante est l’étude de l'homme vivant et du milieu ac-
tuel où il se meut !
L'île d'Haïti, fragment d'un continent submergé et qui doit son exis-
tence à des phénomènes géologiques datant de plusieurs millions d'an-
nées, porte dans sa partie occidentale plus de trois millions d’êtres hu-
mains. D'où viennent-ils ? Comment se sont-ils organisés en société ?
Quel profit ont-ils su tirer ou peuvent-ils tirer des ressources naturelles
qui les entourent pour se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner, s'ins-
truire et répondre aux impérieuses obligations de la vie civilisée ?
Quelle contribution ont-ils apportée à l'histoire du monde et à la civili-
sation humaine ? Telles sont les questions auxquelles nous voudrions
répondre le plus brièvement possible.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 24

[23]

Haïti et son peuple

Chapitre II
LA RÉPUBLIQUE D'HAÏTI
ET SA POPULATION

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En 1844, les habitants de la Partie de l'Est (ancienne Audiencia Es-


pañola de Santo-Domingo) ayant proclamé leur indépendance, l'île
d'Haïti se trouve depuis lors partagée entre deux États : la République
d'Haïti, à l'ouest ; la République Dominicaine, à l'est.
La République d'Haïti occupe la partie occidentale de l'île d'Haïti.
Son territoire mesure environ 28.900 kilomètres carrés, à peu près le
tiers de la superficie totale de l'île estimée à 77.000. Ce territoire est
légèrement inférieur à celui de la Belgique ; 18 fois plus petit que ce-
lui de la France métropolitaine ; 266 fois plus petit que celui des
États-Unis d'Amérique. Il comprend quelques îles adjacentes : l'île de
la Tortue, sur la côte nord-ouest, longue de 37 kilomètres et large en-
viron de 5 ; l'île de la Gonâve, en face de Port-au-Prince, longue de 57
kilomètres et large de 15 ; les deux Cayemites, à l'est de la ville de Jé-
rémie, dont la plus grande est longue de 9 kilomètres et large de 5 ;
l'Ile-à-Vaches, en face de la ville de Cayes, longue de 12 kilomètres
[24] et large de 4 ; et enfin la petite île de la Navase couverte de gua-
no.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 25

À peu près 21.000 kilomètres carrés du territoire haïtien sont occu-


pés par des montagnes, dont les sommets s'élèvent dans certaines ré-
gions à plus de 2.000 mètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer.
Entre elles s'étendent des vallées et des plaines très fertiles.
Sur ce territoire vit une population qu'un récent recensement per-
met de fixer à 3.500.000. Elle est formée en grande partie par le croi-
sement des colons français et des anciens esclaves africains de Saint-
Domingue 4. À la proclamation de l'indépendance en 1804, Haïti ne
comptait pas plus de 400.000 habitants. Ce remarquable accroisse-
ment est dû aux qualités prolifiques propres du peuple haïtien, — l'im-
migration n'y ayant contribué que dans une proportion négligeable. Il
pose cependant un grave problème, celui de la surpopulation, car la
densité kilométrique de la population haïtienne est l'une des plus
fortes d'Amérique.
La population se répartit entre la campagne et les villes dans une
proportion que l'on peut estimer pour la zone rurale à 83 pour cent, ce
qui donne une population paysanne de 2.905.000 contre 595.000 habi-
tants dans les agglomérations urbaines.

4 V. Histoire du Peuple Haïtien.


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 26

[25]

LA POPULATION RURALE

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La population rurale présente une grande diversité de types, qui dé-


pendent essentiellement de la géographie physique et aussi des
moyens de communication. Terrain cultivable, eau, facilités de circu-
lation, ce sont là les facteurs dominants des groupements campa-
gnards, qui se forment : soit en « communautés familiales » compo-
sées de trois ou quatre familles ; soit en hameaux, appelés « habita-
tions », de plus d'une centaine de personnes ; soit en villages ou
bourgs de 200 à 1.000 habitants.
Ces communautés, habitations et bourgs portent communément des
noms qui rappellent des particularités géographiques, ou des événe-
ments historiques, ou la mémoire des anciens propriétaires français
comme Rohan, Choiseul, Noailles, Ennery, Vaudreuil. En parcourant
certaines régions d'Haïti, on croirait faire un tour de France tellement
nombreux sont les noms de lieux (Plaisance, Mirebalais, Fond-Pari-
sien, Nouvelle-Touraine) qui rappellent l'ancienne métropole.
La population est dense naturellement dans les endroits où les be-
soins de la vie peuvent être plus facilement satisfaits. Les plaines cô-
tières présentent le double avantage de se prêter à la culture des
plantes alimentaires et des denrées d'exportation ; elles permettent
également à leurs habitants de se livrer à [26] l'industrie de la pêche et
au trafic du cabotage : aussi sont-elles extrêmement peuplées. Beau-
coup de vallées intérieures, au sol fertile et bien arrosé, groupent un
grand nombre de villages et de hameaux lorsque, de plus, elles offrent
des marchés centraux d'accès facile où puisse se faire commodément
l'échange des produits. La population est clairsemée dans les régions
arides ou semi-arides où elle ne peut mener qu'une maigre existence.
Elle l'est aussi, pour une autre raison, dans les montagnes très élevées,
pour la plupart rongées par l'érosion, ou trop escarpées pour permettre
des communications faciles avec les marchés. Certaines savanes her-
beuses, particulièrement propres à l'élevage, sont habitées par places,
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 27

là où le sol imperméable rend possible l'installation de mares pour le


bétail.
Le « marché rural » est le lieu de rencontre de deux ou plusieurs
régions de productions différentes. C'est là que se fait l'échange des
produits. Les cultivateurs y vont vendre les denrées récoltées sur leurs
terres et, ensuite, acheter les articles dont ils ont besoin et qui viennent
de la grande ville voisine apportés par les « revendeuses ».
Le marché devient parfois permanent et donne alors naissance à un
village ou bourg. Le bourg se développe à son tour s'il offre de bonnes
conditions de vie à ceux qui viennent y habiter. Il a dès lors une popu-
lation permanente composée de commerçants, de spéculateurs en den-
rées, d'artisans, d'ouvriers, et une organisation administrative qui lui
permet de prendre le nom de ville et de jouer le rôle de chef-lieu de
commune ou de préfecture.
Il existe un grand nombre de petites villes de ce genre à l'intérieur
de la République d'Haïti. Quelques-unes ont une grande importance au
point de vue de leur population comme sous le rapport de la produc-
tion et du commerce. L'une d'elles, Belladère, située près de la fron-
tière haïtiano-dominicaine, a été récemment transformée et offre
toutes les conditions de confort [27] et d'hygiène qu'exige la vie dans
une ville moderne. Beaucoup d'autres petites cités haïtiennes sont éta-
blies sur le littoral. Elles s'échelonnent sur les côtes de la partie occi-
dentale, de la baie de Mancenille au cap de la Béate. Ce sont des ports
de cabotage et de pêche — tel l’Arcahaie appelé le grenier de Port-au-
Prince. Mais les villes les plus importantes sont les « ports ouverts au
commerce étranger » qui, tous, servent de débouchés à de riches ré-
gions productrices de café, de coton, de cacao, de figues-bananes, de
pite ou sisal, de fruits tropicaux, d'huiles essentielles, de sucre de
canne, de rhum, d'articles de la petite industrie, etc.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 28

[28]

LES VILLES

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Ces ports ouverts au commerce étranger sont au nombre de douze :


Cap-Haïtien, Port-de-Paix, Gonaïves, Saint-Marc, Petit-Goâve, Mira-
goane, Jérémie, les Cayes, Aquin, Jacmel, Fort-Liberté, Port-au-
Prince.
Fondé par les Français en 1749, Port-au-Prince 5, capitale de la Ré-
publique (150.000 h.), s'élève au fond du golfe de la Gonâve, l'un des
plus beaux qui soient au monde et que l’on a pu comparer sans exagé-
ration à la baie de Naples. Il offre une rade très sûre où les plus gros
cuirassés et porte-avions de la flotte américaine ont souvent stationné
en complète sécurité. Des phares assurent dans la nuit la direction des
bateaux qui trouvent toutes facilités pour leur accostage, le débarque-
ment et l’embarquement des marchandises.
Siège du gouvernement, milieu universitaire, Port-au-Prince, grâce
à sa position géographique au centre de la République, est mis en
communications faciles avec les ports du nord et du sud et se trouve
être le débouché naturel du vaste département de l'Ouest, dont la ri-
chesse fait de lui le plus important marché du pays. [29] Deux
banques y fonctionnent avec des succursales dans les autres villes im-
portantes : la Banque Nationale de la République d'Haïti, propriété et
trésorière du Gouvernement, et la Banque Royale du Canada. La vie
sociale y est aussi très active, et l'étranger y trouve toutes les saines
distractions qu'il peut désirer.
Avec ses élégantes villas particulières ornant la ceinture verte de
ses collines, la capitale haïtienne peut être comparée à un parc telle-
ment y sont à profusion arbres et jardins. Elle serait aujourd'hui l'une
des mieux bâties et des plus jolies cités des Antilles si les deux trem-
blements de terre de 1770 et de 1842 et surtout de nombreux incendies
n'y avaient fait des ravages considérables. Certains des quartiers popu-

5 Mgr Jules Pouplard, Notice sur l’histoire de l'Église de Port-au-Prince, P.


au P. 1906.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 29

laires de la ville présentent un aspect misérable, mais les travaux d'ur-


banisme qui s'y exécutent depuis quelque temps tendent à les transfor-
mer en cités-jardins par la construction de maisons salubres à bon
marché. La Cité-Magloire, déjà créée, est un modèle du genre.
C'est à cette préoccupation qu'avait obéi le Gouvernement haïtien
en organisant, à l'occasion du deuxième centenaire de la fondation de
la ville, l'Exposition Internationale du Bicentenaire, qui fut ouverte le
8 décembre 1949 et donna lieu à une cérémonie religieuse extrême-
ment émouvante. Au cours de cette cérémonie, que présidait le Cardi-
nal Arteaga, archevêque de la Havane, assisté de huit Evêques, on en-
tendit la voix même du Pape Pie XII qui, parlant du poste Radio-Vati-
can, adressa sa bénédiction au peuple d'Haïti et fit des vœux pour la
paix universelle, dont l'Exposition de Port-au-Prince était une belle
manifestation.
Cap-Haïtien, chef-lieu du département du Nord et siège d'évêché,
fut fondé en 1670 au fond d'une large baie sur la côte nord d'Haïti. Il
resta, pendant longtemps, sous le nom de Cap-Français, la capitale de
la colonie de St-Domingue. La ville connut une splendeur sans égale
par le commerce important qui s'y faisait [30] comme par la vie
brillante qu'on y menait 6. Elle souffrit beaucoup des malheurs qui
s'abattirent sur la colonie à partir de la Révolution de 1789. Elle fut
pillée et incendiée en 1793. Christophe y mit le feu en 1802 après
avoir fait au général Leclerc cette fière réponse : « Si vous mettez à
exécution vos menaces d'attaque, je ferai la résistance qui sied à un of-
ficier général. Au cas où la fortune de la guerre vous serait favorable,
vous n'entrerez au Cap-Français que lorsque la ville sera réduite en
cendres... Vous n'êtes point mon chef ; je ne vous connais pas et ne
pourrai par conséquent m'incliner devant vos pouvoirs que lorsqu'ils
auront été reconnus par le gouverneur général Toussaint. Quant à la
perte de votre estime, je puis vous assurer, général, que je ne désire
pas la gagner au prix que vous y mettez » 7. En mai 1843, un violent
tremblement de terre détruisit presque complètement la ville.

6 Louis Mercier, La Vie au Cap-Français en 1789, Temps-Revue, P. au P.


1933.
7 W Adolphe Roberts. Les Français aux Indes Occidentales, Ed. Variétés,
Montréal, 1945.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 30

Malgré ses dures épreuves, le Cap-Haïtien a gardé son ancienne


physionomie qui en fait la ville la plus originale de la République et la
plus riche en souvenirs historiques. Le Roi Christophe surtout a laissé
dans la cité elle-même et dans ses environs la marque de son puissant
génie constructeur. A une heure du Cap, par automobile, on trouve la
petite ville de Milot bâtie au pied des ruines imposantes du palais
royal de Sans-Souci. Plus loin, au sommet du Bonnet-à-1'Evêque, se
dresse dans son impressionnante beauté la Citadelle Laferrière. Les
travaux de grande envergure qui s'exécutent en ce moment au Cap en
vue du 150e anniversaire de l'indépendance lui feront reprendre son
ancienne splendeur.
Le Cap-Haïtien est le port le plus important d'Haïti [31] après Port-
au-Prince. Il a une population estimée à 25.000 âmes et sert de débou-
ché à une vaste région productrice de café, de cacao, de campêche et
extraits de campêche, de sisal, de bananes et fruits tropicaux, etc. Les
bateaux des différentes lignes de navigation y touchent. On y trouve
d'importantes maisons de commerce et une succursale de la Banque
Nationale de la République d'Haïti,
La ville possède une école libre de droit, un lycée, une école secon-
daire de garçons créée par l'Evêché du Cap-Haïtien et conduite aujour-
d'hui par les Pères de Sainte-Croix du Canada ; une école primaire su-
périeure tenue par les Frères de l'Instruction Chrétienne ; une école se-
condaire spéciale de filles dirigée par les Religieuses de St-Joseph de
Cluny ; une école industrielle de garçons ; une école professionnelle
de filles sous la direction des Sœurs de la Congrégation belge de Ma-
rie, et de nombreuses écoles primaires publiques des deux sexes.
Cap-Haïtien est éclairé à l'électricité. La vie mondaine y est très
animée. Il possède des clubs particulièrement distingués, tel le Cercle
l'Union qui compte plus d'un siècle d'existence continue. Il est à 176
milles au nord de Port-au-Prince, auquel il est relié par une route as-
phaltée qui, dans sa partie allant du Cap à Ennery, présente quelques-
uns des plus magnifiques panoramas d'Haïti.
Port-de-Paix, chef-lieu du département du Nord-Ouest et siège
épiscopal, est d'origine indienne : un lieutenant du cacique du Marien
y résidait. Colomb y prit mouillage en décembre 1492 et l'appela Val-
paraiso ou « Vallée de délices ». Les flibustiers français, chassés de la
Tortue par leurs compagnons anglais et espagnols, s'y réfugièrent en
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 31

1665 et lui donnèrent le nom de Port-de-Paix. C'est là que fut planté


par d'Ogeron le premier cacaoyer et que le gouverneur de Cussy éta-
blit, en 1685, la capitale de la colonie naissante. Aujourd'hui, [32]
Port-de-Paix est une ville de 10.000 habitants, dont le port, bien proté-
gé par l'île de la Tortue, est d'une certaine importance pour l'exporta-
tion du café, de la banane, des fruits tropicaux, etc. Autrefois, son acti-
vité se portait sur le commerce du campêche, dont les bûches empilées
se dressaient dans les enclos de la douane comme des montagnes
rouges.
Aucune ville n'offre plus de commodité pour une station balnéaire.
Sur le littoral, du débarcadère à la petite ville de St-Louis, il y a une
série de plages de toute beauté. Port-de-Paix est à 52 milles de Go-
naïves et à 175 milles de Port-au-Prince auquel le relie une route auto-
mobilisable.
Gonaïves, chef-lieu du département de l'Artibonite et siège d'évê-
ché, porte un nom indien. Ce n'était en 1738 qu'un petit bourg lorsque
celui-ci fut érigé en paroisse. Gonaïves fut choisi par les chefs de l'ar-
mée pour la proclamation de l'indépendance nationale le 1er janvier
1804. Il a servi de siège à la Constituante de 1889 et à celle qui a voté
la Constitution du 25 novembre 1950 actuellement en vigueur. Le port
fut aussi le théâtre de l'une des scènes les plus douloureuses de l'his-
toire haïtienne : le 6 décembre 1897, le navire de guerre allemand
Panther y coula la canonnière la Crête-à-Pierrot dont l'amiral Killick,
dans un geste héroïque, avait fait exploser la poudrière. Cet épisode a
inspiré à un poète haïtien, Charles Moravia, l'une de ses meilleures
pièces dramatiques 8.
Gonaïves offre un mouillage sûr aux plus grands navires, qui
viennent y charger du café, du coton, du campêche, du gaïac, du bois
jaune ou fustic, etc. Il est à 120 milles au nord de Port-au-Prince.*
Saint-Marc, à 65 milles au nord de la capitale, compte une popula-
tion estimée à 15.000 habitants. Fondé en

8 Charles Moravia, en coll. avec André Chevallier, L'Amiral Killick, drame


historique, 1908.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 32

Planche 1
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S. E. Le général Magloire,
Président de la République d'Haïti. (Cl. Doret.)
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 33

Planche 2
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La Citadelle Laferrière, commencée en 1803 par le Roi Christophe


et achevée après sa mort. (Cl. Doret.)
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 34

[33]
1716, la ville s'agrandit peu à peu et devint avant 1791 l'une des cités
les plus jolies et les plus florissantes de Saint-Domingue. Elle est,
avec Gonaïves, le débouché de la fertile région arrosée par l'Artibo-
nite, l'Estère et leurs affluents. Saint-Marc est le principal port d'expé-
dition du coton. Il exporte aussi du campêche et l'excellent café récol-
té dans les Cahos. La marque « café Saint-Marc » est l'une des plus ré-
putées sur le marché du Havre. Saint-Marc possède une usine pour la
fabrication de l'huile de coton comestible et du savon de lessive.
Petit-Goâve, à 45 milles au sud-ouest de Port-au-Prince, a une po-
pulation d'environ 12.000 habitants. Le port est excellent et offre des
facilités pour le chargement et le déchargement des bateaux. C'est un
centre commercial et industriel important. Dans les environs de la
ville se trouvent quelques-unes des plus grandes usines du pays pour
la préparation du café, produit en abondance dans la plaine de Léo-
gane et dans les montagnes qui entourent Grand-Goâve et Petit-
Goâve.
Miragoane, qui est à 62 milles sud-ouest de Port-au-Prince, a envi-
ron 8.000 habitants. La ville est bâtie sur une baie bien protégée et très
profonde, — ce qui permet aux bateaux de fort tonnage d'accoster à
quai. C'est un débouché pour le café et le campêche. A une heure et
demie de la ville se trouve l'étang de Miragoane, « miroir éclatant et
métallique entouré d'une ceinture de montagnes », que les Indiens ap-
pelaient Caguani.
Jérémie, à 140 milles ouest de la capitale, est l'une des plus jolies
villes d'Haïti, avec une population d'environ 14.000 âmes. Il possède
une bonne rade, malheureusement exposée pendant l'hiver aux vents
violents qui soufflent dans le canal du Môle St-Nicolas. C'est un port
d'expédition de café et de cacao. Les plus importantes cacaoyères du
pays sont établies dans la région de la Grand'Anse dont Jérémie est le
débouché. [34] C'est dans les environs de cette ville que se trouvait
l'habitation de la Guinaudée où naquit, en 1762, du marquis de La
Pailleterie et d'une négresse, Césette Dumas, Alexandre Davy, le pre-
mier des trois Dumas.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 35

Les Cayes, chef-lieu du département du Sud et siège épiscopal 9,


est bâtie, entre deux rivières, sur une grande baie de la mer des Ca-
raïbes. Avec sa population de 20.000 âmes, elle serait aujourd'hui
l’une des villes les mieux bâties et les plus florissantes de la Répu-
blique si elle n'avait été trop souvent la proie des incendies et des ou-
ragans. Elle fut presque complètement détruite en 1908 par un violent
incendie : elle a été depuis reconstruite et ses maisons en ciment armé
la mettent désormais à l'abri de semblable catastrophe.
Port d'expédition de café et de coton, les Cayes sont aussi un centre
important de production et de commerce de l'alcool (tafia, clairin et
rhum). La ville possède une école libre de droit, un lycée, des écoles
congréganistes de garçons et de filles, une école industrielle et de
nombreux établissements primaires, des clubs mondains, des hôtels et
restaurants, des hôpitaux, etc. Une jolie station d'été, Camp-Perrin, est
pour les Cayens ce que sont Kenskoff et Furcy pour les villégiateurs
de la capitale.
À la ville des Cayes est lié le souvenir d'un événement capital de
l'histoire de l'Amérique : l'arrivée dans ce port, le 24 décembre 1815,
de Simon Bolivar venant chercher aide et protection auprès du gou-
vernement du Président Alexandre Pétion pour la reprise de sa cam-
pagne de libération des colonies espagnoles d'Amérique.
Aquin, avec sa population de 8.000 habitants, est un port d'expédi-
tion de café et de campêche. Il a [35] beaucoup perdu de son impor-
tance comme centre commercial. On y trouve des huîtres excellentes.
Cette ville occupe l'emplacement d'un bourg indien que les abori-
gènes appelaient Yaquimo. Colomb y aborda en 1494, et aussi Ameri-
go Vespucci le 5 septembre 1499 et, plus tard, en 1502. Les Espagnols
y établirent une ville qu'ils nommèrent Villa Nueva de Yaquimo et,
comme ils avaient trouvé dans les environs quantité de brésillets (bois
de brésil), ils la surnommèrent « Puerto de Brasil ». Les boucaniers
français qui vinrent ensuite l'occuper changèrent la prononciation de
Yaquimo en Aquin et, en 1714, se transportèrent au lieu dit Vieux
Bourg.
Jacmel, dont le nom s'écrivait autrefois Jaquemel, fut créé vers
1698 par la Compagnie de St-Domingue, donc avant Port-au-Prince

9 Mgr Le Ruzic, — Notes historiques sur la paroisse des Cayes, — 1911.


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 36

dont il ne connut pas cependant le rapide développement. C'est incon-


testablement la ville la plus pittoresque du pays et l'une de celles où la
vie intellectuelle, politique et mondaine a toujours été la plus brillante.
Jacmel possède son lycée et de nombreuses écoles. Bien qu'il soit
constamment exposé à la violence des vents et que sa baie présente de
nombreux récifs, il est un centre commercial de première importance,
ayant souvent occupé le deuxième rang comme port d'expédition,
principalement de café. De tous les ports du sud le plus éloigné de
Port-au-Prince par la voie maritime, il en est seulement distant par
voie terrestre de 59 milles, La route qui le relie à la capitale passe à
travers une région d'eaux et de montagnes de toute beauté : les tou-
ristes l'empruntent souvent pour se rendre à la plage Raymond, l'une
des plus belles d'Haïti.
Il convient aussi de citer le Fort-Liberté et le Môle St-Nicolas, l'un
sur la côte nord, l'autre à l'extrémité de la presqu'île du Nord-Ouest.
Fort-Liberté est important [36] comme port d'expédition de sisal, des
bois et du guano. Le Môle, où débarqua Christophe Colomb le 6 dé-
cembre 1492, a perdu son rang de port ouvert au commerce étranger.
Il offre cependant de grandes possibilités de développement, étant pla-
cé sur une baie magnifique et sur la grande route maritime qui conduit
au canal de Panama.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 37

[37]

RÉSIDENTS ÉTRANGERS

Retour à la table des matières

Les villes que nous venons de décrire comme « ports ouverts au


commerce étranger » présentent une physionomie sensiblement diffé-
rente de celle des villes et bourgades de l'intérieur. Ce sont des orga-
nismes plus compliqués, ayant plus de besoins et réclamant des soins
spéciaux pour la voirie, l'éclairage, la distribution d'eau, les égouts,
etc. Cette différence se traduit dans la composition de leur population,
dont la majeure partie se consacre au commerce, aux travaux intellec-
tuels, aux métiers d'art ou du bâtiment, à l'industrie. Le trafic interna-
tional les mettant directement en contact avec le dehors, elles re-
çoivent un élément étranger qui n'a pas manqué de faire subir son in-
fluence sur la manière de vivre, les mœurs, les habitudes de leurs ha-
bitants, tandis que les échanges intellectuels, favorisés par les livres,
la presse, l'enseignement des écoles de tous les degrés modifiaient la
mentalité elle-même.
Dans ces villes, une division du travail s'est naturellement établie
pour répondre aux multiples besoins de la population citadine. Dépen-
dant néanmoins de la campagne pour une bonne part de leur alimenta-
tion et [38] aussi pour leur commerce d'exportation, elles voient af-
fluer chaque jour dans leur enceinte une foule considérable venant de
l'intérieur et formant une portion appréciable de leur population flot-
tante.
Les auteurs étrangers se montrent d'ordinaire curieux de connaître
le nombre de blancs, c'est-à-dire de personnes d'origine caucasique,
vivant dans le pays qu'on a pris l'habitude d'appeler « la république
nègre des Antilles ». Tout chiffre donné à cet égard est fantaisiste
parce que les Haïtiens n'ont jamais admis que des statistiques de la po-
pulation fussent basées sur la couleur, — tous les habitants du terri-
toire national étant considérés comme égaux et aucune distinction ne
pouvant être établie entre eux sous le rapport de la race ou des
nuances de l'épiderme.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 38

Le souvenir des luttes pour l'indépendance et le massacre des co-


lons français en 1804 ont accrédité l'opinion que l'État d'Haïti a tou-
jours systématiquement interdit l'accès de son territoire aux blancs en
général ou, tout au moins, a cherché à en restreindre l'immigration,
Rien n'est plus erroné. L'exclusion du début ne concernait que les co-
lons ou anciens maîtres. Encore n'atteignait-elle que ceux qui avaient
combattu la Révolution, car des blancs libéraux avaient pris parti pour
les Indépendants et accepté de partager leur sort. C'est pourquoi l'ar-
ticle 28 de la Constitution républicaine de 1806 pouvait écrire : « Sont
reconnus haïtiens les blancs qui font partie de l'armée, ceux qui
exercent les fonctions civiles et ceux qui sont admis dans la Répu-
blique à la publication de la présente Constitution ». Dessalines lui-
même, dans sa Constitution impériale de 1805, avait déjà fait une si-
tuation semblable aux femmes blanches restées en Haïti après la
guerre, de même qu'aux Allemands et aux Polonais, survivants de l'ex-
pédition de Leclerc. On sait qu'il avait pour ces derniers une sympa-
thie particulière et qu'il les protégea, en maintes occasions, de sa puis-
sante [39] autorité 10. Les étrangers — blancs ou autres — furent donc
admis de bonne heure dans le jeune État, bien que, à la même époque,
des pays voisins eussent formellement défendu l'entrée de leur terri-
toire à ses nationaux. La seule restriction imposée aux étrangers rési-
dant en Haïti fut de ne pouvoir acquérir la propriété immobilière, —
mesure politique et économique qui parut nécessaire aux premiers
Haïtiens pour empêcher l'accaparement des terres et le rétablissement
du servage indigène sous la forme du salariat agricole.
Bien qu'aucun recensement n'ait été fait à cet égard, on peut dire
que les étrangers faisant partie de la population permanente des villes
haïtiennes sont en nombre assez considérable. On y trouve des Fran-
çais, nés en Haïti de parents français venus ou de France, ou des îles
voisines, la Martinique et la Guadeloupe ; des Anglais, originaires
d'Europe ou des Antilles britanniques ; des Allemands, des Italiens,
des Américains, des Cubains, des Syriens, etc.
La colonie française fut, au début, la plus importante et tint la tête
dans le commerce d'importation et d'exportation, — la France ayant
pendant longtemps occupé la première place dans le tableau du com-
merce extérieur d'Haïti. Elle garde encore cette situation dans cer-
taines villes, le Cap-Haïtien par exemple où dominent des négociants
10 L. I. Janvier, — Les Constitutions d'Haïti, Page 32, Paris, 1886.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 39

en majeure partie d'origine corse. Les Allemands surent prendre dans


les affaires une situation prépondérante, qui diminua considérable-
ment par suite de la guerre mondiale de 1914-1918 : mariés le plus
souvent à des Haïtiennes, ils constituèrent une forte colonie, stable et
prospère. Les Italiens se sont particulièrement consacrés à l'industrie
de la cordonnerie et au commerce de bijouterie. Les Cubains s'étaient
établis en grand nombre en Haïti et y avaient [40] été chaleureusement
accueillis : c'étaient pour la plupart des patriotes qui avaient dû fuir le
sol de leur pays après des tentatives infructueuses pour se libérer de la
domination espagnole. Ils donnèrent les premiers une grande exten-
sion à l'industrie de la cordonnerie, tandis que les intellectuels étaient
employés comme professeurs ou exerçaient la profession médicale.
Depuis que Cuba est devenu indépendant, peu de Cubains sont restés
en Haïti comme coiffeurs, tailleurs ou cordonniers.
Il y a une cinquantaine d'années que les premiers Levantins, fuyant
les persécutions turques, arrivèrent dans le pays comme pacotilleurs.
Il furent suivis par beaucoup d'autres et forment aujourd'hui une colo-
nie très nombreuse, qui s'est spécialement consacrée au commerce
d'importation, gros et demi-gros. Faisant concurrence, dans le com-
merce de détail, aux petits boutiquiers haïtiens jusque dans les villages
les plus reculés, ils provoquèrent le ressentiment populaire, ce qui a
entraîné contre eux à maintes reprises des mesures restrictives. Beau-
coup d'entre eux sont devenus haïtiens et contribuent, par leur activité
laborieuse, au progrès de l'économie nationale.

Les Américains du Nord devinrent naturellement prépondérants


pendant l'occupation américaine d'Haïti, mais cette prépondérance fut
plutôt de caractère politique et financier. Leur influence s'exerce au-
jourd'hui avec succès dans le domaine culturel comme dans le do-
maine commercial avec la fondation de l'Institut Haïtiano-Américain,
la création du Centre d'Art, la coopération technique en matière agri-
cole, leur participation à des entreprises industrielles et touristiques,
etc.

La colonie française est restée malgré tout la plus forte et la plus


influente au point de vue spirituel parce qu'elle se compose en ma-
jeure partie de professeurs et d'ecclésiastiques formant le Clergé ca-
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 40

tholique d'Haïti, [41] La fondation de l'Institut Français a contribué à


raffermir la « magistrature » intellectuelle que la France continue
d'exercer si heureusement sur Haïti, restée fidèle à la culture fran-
çaise 11.

[42]

11 Voir plus loin le chapitre Relations franco-haïtiennes.


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 41

[43]

Haïti et son peuple

Chapitre III
L'ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE

Retour à la table des matières

La population active de la République d'Haïti se répartit entre les


diverses occupations suivantes : agriculture, industrie et métiers ma-
nuels, commerce et transports, service domestique, professions libé-
rales, administration publique. Aucune statistique ne permet jusqu'à
présent de déterminer d'une manière exacte l'effectif de chacune de
ces catégories et son pourcentage par rapport à l'ensemble de la popu-
lation ni celui de la population féminine relativement à la population
mâle. L'observation journalière et, dans une certaine mesure, les tables
de natalité publiées par les municipalités, révèlent que le nombre des
femmes excède de beaucoup celui des hommes 12.
Dans les campagnes, les femmes se livrent comme les hommes aux
travaux agricoles : défrichement, sarclage, plantation, cueillette, pré-
paration des produits, etc. De plus, elles s'occupent du transport de ces
produits [44] au marché rural ou au marché urbain, de leur vente et de
l'achat des marchandises nécessaires au ménage, sans compter les tra-
vaux domestiques dont elles ont exclusivement la charge. Les femmes
tiennent une large place dans le commerce urbain de demi-gros
comme patronnes ou comme vendeuses. Elles ne sont jusqu'à présent

12 Un Institut de Statistique, récemment établi à Port-au-Prince avec l'appui


d'un expert des Nations Unies, permettra bientôt d'apporter des précisions sur
tous ces points.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 42

employées dans le commerce de gros et de banque ou dans les bu-


reaux publics qu'en qualité de sténo-dactylographes et de secrétaires.
Un grand nombre d'entre elles sont institutrices. Les professions libé-
rales : droit, médecine, génie, et les hautes fonctions du gouvernement
sont presque exclusivement accaparées par les hommes. Mais la situa-
tion commence à changer. Quelques jeunes filles ont pu forcer les
portes de l'enseignement supérieur et l'on compte aujourd'hui plu-
sieurs femmes avocats, médecins, pharmaciens, dentistes. Cependant,
la grande majorité de la population féminine des villes est occupée
aux travaux proprement féminins : couture, broderie, dentellerie,
modes, service domestique.
Il convient de noter que les progrès de l'instruction en Haïti ont
amené vers les professions libérales — et aussi vers la politique consi-
dérée malheureusement comme la plus lucrative des professions — un
trop grand nombre de recrues qui auraient pu être plus utiles au pays
si elles avaient été orientées vers les professions actives de l'agricul-
ture, de l'industrie et du commerce.

L'agriculture est la base essentielle de l'économie haïtienne. C'est


d'elle que la nation tire ses moyens d'existence. Elle assure la nourri-
ture de la population par la production des vivres alimentaires, fournit
au commerce les denrées d'exportation et, par les droits de sortie qui
frappent celles-ci, procure des recettes au trésor public.
Les ressources minérales de la République d'Haïti et ses réserves
de combustibles ne sont pas encore exploitées, [45] mais les estima-
tions qui en ont été faites ne permettent pas d'espérer que leur mise en
valeur pourra transformer le pays en un centre important de produc-
tion manufacturière. Tout au moins, Haïti est en mesure de manufactu-
rer sur place, avec profit, certaines matières premières fournies par
l'agriculture elle-même : c'est dans ce sens qu'un grand mouvement in-
dustriel a été inauguré depuis quelque temps.
Le régime de la propriété foncière a une influence dominante sur la
direction et les caractéristiques de l'agriculture d'un pays. La petite
culture ou culture familiale est liée à la petite propriété. Haïti est un
pays de petite propriété, par conséquent de petite culture 13.

13 Raymond Renaud, Le Régime foncier en Haïti, Paris, 1934.


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 43

Le territoire de la colonie française de Saint-Domingue était parta-


gé en de grands domaines appartenant à une classe restreinte, celle des
« grands planteurs ». Celle-ci était composée des fils de la haute aris-
tocratie française ou des gros colons enrichis, qui pouvaient exploiter
en grand leurs habitations par la nombreuse main-d'œuvre servile et au
moyen des capitaux amassés par eux-mêmes ou mis à leur disposition
par la métropole. Quand Haïti eut conquis son indépendance, tous les
biens des colons furent confisqués comme propriété de l'État et distri-
bués plus tard en petits lots aux officiers et soldats de l'armée et aux
fonctionnaires civils. (Lois de 1809 et de 1814). Ainsi fut créée la pe-
tite propriété. Comme compensation pour la perte de leurs biens, le
gouvernement haïtien accepta de payer aux colons une indemnité
fixée d'abord à 150 millions de francs (1825) et réduite ensuite (1838)
à 65 millions. Cette lourde indemnité fut payée au moyen des recettes
provenant des droits sur les denrées d'exportation : on peut donc dire
que les paysans d'Haïti, après avoir versé leur sang pour l'indépen-
dance [46] de leur pays, la payèrent encore du revenu de leur travail 14.
*
* *
Ceux qui étudient la situation économique actuelle de la république
haïtienne, et qui sont tentés de la comparer à celle de Saint-Domingue
avant 1789, ne doivent pas perdre de vue la différence essentielle qui
existe entre les deux régions d'exploitation d'avant et d'après l'indé-
pendance. Ils ne doivent pas non plus oublier 1° que les nouveaux
maîtres du sol étaient dépourvus d'instruction technique et de capital ;
2° que le jeune État avait à tirer de sa propre substance l'énorme
somme de 60 millions de francs qui aurait pu servir à alimenter l'agri-
culture et à donner au pays l'outillage économique nécessaire ; 3° que
l'attitude hostile des autres contrées esclavagistes, en le privant de dé-
bouchés, l'obligea pendant longtemps à vivre sur lui-même dans un
isolement funeste à son expansion commerciale. Ces circonstances
historiques expliquent en grande partie la stagnation d'Haïti au point
de vue économique.
Des trois modes habituels d'exploitation du sol : faire-valoir direct,
métayage et fermage, les deux premiers sont le plus communément
pratiqués en Haïti.

14 V. Histoire du Peuple Haïtien.


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 44

Le petit propriétaire exploite directement parce qu'il ne trouve ses


moyens d'existence que dans la culture de sa terre. C'est de là qu'il tire
la patate, la banane, le maïs, les pois, les légumes, dont il se nourrit et
dont le surplus épargné lui sert de moyen d'échange pour obtenir les
autres choses qui lui sont nécessaires : complément d'alimentation, vê-
tements, matériaux pour la construction et l'ameublement rudimentaire
de son logis. Le paysan haïtien, possesseur d'un lopin de terre, [47]
mène une vie forcément précaire : il n'a ni instruction technique ni ar-
gent qui lui permettrait de faire de la culture intensive en apportant à
son terrain exigu les améliorations désirables. L'État l'a laissé malheu-
reusement, pendant plus d'un siècle, livré à lui-même, dans sa misère.
Il serait intéressant de dresser un tableau montrant comment se ré-
partit en Haïti l’exploitation du sol entre les trois modes établis, mais
aucune statistique de ce genre n'a pu ère faite en l'absence d'un ca-
dastre, dont l'utilité est depuis longtemps reconnue et que le gouverne-
ment haïtien est en train d'établir.
Malgré l'absence d'un tableau de ce genre, on peut affirmer qu'en
Haïti le faire-valoir direct par les petits propriétaires est la règle, le
métayage étant surtout pratiqué dans les « habitations » où la canne à
sucre est particulièrement cultivée pour l'approvisionnement des
usines sucrières et des guildiveries.
Le premier caractère de la petite exploitation agricole, c'est qu'elle
vise à la subsistance de l'exploitant et de sa famille. Elle n'exige pas
d'ordinaire le concours du travail étranger, et ses produits sont destinés
à être consommés par la famille elle-même. Quand cependant les tra-
vaux de défrichement et les semailles ont une certaine importance ou
présentent un caractère d'urgence, les cultivateurs du voisinage se
réunissent en une sorte de coopérative appelée « coumbite » et tra-
vaillent successivement dans les champs de chacun des associés, —
chacun n'ayant d'autre obligation que de donner à boire et à manger à
ses camarades pendant le temps qu'ils travaillent chez lui. C'est le hus-
king bee des fermiers américains.
D'autre part, les produits récoltés n'étant pas assez variés pour per-
mettre à une famille de satisfaire à tous ses besoins, celle-ci est obli-
gée d'en économiser une partie pour l'échange dans les marchés contre
les marchandises indigènes ou importées de l'étranger. La vente de ces
produits alimentaires ne procure pas [48] aux paysans un revenu suffi-
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 45

sant : partout où ils le peuvent, ils ajoutent à leurs cultures vivrières la


culture de certaines plantes dites « économiques» parce qu'elles ont
avant tout une valeur commerciale : café, coton, cacao, pite, etc.
À peu près toute la population rurale d'Haïti vit ainsi de son seul
travail et consomme une très grande partie des produits tirés du sol.
Par son travail elle contribue aussi, dans une large mesure, à l'alimen-
tation des villes, auxquelles elle fournit des vivres, des fruits, des lé-
gumes, de la volaille, des œufs, du lait, du charbon de bois, etc.
S'assurant leur nourriture par les produits de leurs champs, les pay-
sans haïtiens pourvoient également, par leur propre industrie, à leurs
besoins d'outillage, d'ameublement, de vêtement et de logement. Il y a
parmi eux des ouvriers habiles qui ont appris à fabriquer certains ins-
truments aratoires et des meubles rustiques. D'autres cuisent des vases
de terre ou tissent des chapeaux et des paniers. Ils construisent eux-
mêmes leurs maisons, dont les murs sont souvent peints en rouge et
ornés de dessins fantaisistes qui révèlent parfois un goût artistique très
sûr.
Vues à travers le feuillage vert pâle des bananiers et groupées pa-
triarcalement, parmi les arbres fruitiers, autour d'une cour proprette en
terre battue, ces maisonnettes paraissent jolies et confortables. A la vé-
rité, elles sont en général mal entretenues et trop petites pour les fa-
milles nombreuses qu'elles abritent, — ce qui constitue un grave dan-
ger dans le cas où un habitant de ces cases se trouve atteint de maladie
contagieuse.
Autour de la maison ou dans une partie réservée de son jardin, le
paysan élève des animaux : cochons, chèvres, moutons, poules, dindes
et quelquefois des vaches. L'âne se rencontre partout : il sert de moyen
universel de transport pour les denrées comme pour les personnes. Le
cheval est plus rare, mais les paysans enrichis possèdent d'excellents
chevaux de selle
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 46

Planche 3a
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À l’Arcahaie, le Président Magloire salue le drapeau à l’occasion


du 150e anniversaire de l’Indépendance. (Cl. Doret.)
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 47

Planche 3b
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Le Président Magloire entre Mgr Le Gouazé, évêque de Port-au-Prince,


et le premier évêque haïtien, Mgr Augustin. (Cl. Doret.)
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 48

Planche 4
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Une vue de Port-au-Prince. Au premier plan, le Palais national,


au fond, la Cathédrale. (Cl. Doret.)
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 49

[49]
ou des mules particulièrement réputées pour leur endurance aux
longues courses en montagne. Notons que chevaux, mules et ânes
tendent à disparaître à mesure que se développe, à l'intérieur du pays,
le transport automobile.
*
* *
Beaucoup de gens confondent production et exportation. Compa-
rant les tableaux d'exportation durant la période coloniale et sous l'ad-
ministration haïtienne, ils reprochent aux haïtiens de produire aujour-
d'hui moins qu'avant 1804. Ils oublient que la population de Saint-Do-
mingue, qui était environ de 500.000, consommait moins que la popu-
lation actuelle qui est de 3.500.000 et qui absorbe la plus grosse por-
tion de la production nationale. Saint-Domingue exportait presque
toute sa production parce qu'elle était avant tout colonie d'exploitation
destinée à enrichir sa métropole. Haïti libre retient une quantité consi-
dérable de sa production pour sa propre consommation et n'en exporte
que le surplus pour se procurer les marchandises qu'elle ne produit pas
ou qu'elle ne peut produire en quantité suffisante ou en qualité satis-
faisante.
On risque de méconnaître l'effort économique d'Haïti si l'on ne
tient compte de cette importante considération. Les statistiques doua-
nières ne donnent qu'une idée incomplète de l'activité agricole et in-
dustrielle du pays puisqu'elles ne consignent point la quantité et la va-
leur, par rapport aux indices des prix étrangers, des produits végétaux,
animaux et autres fournis par l'agriculture et les industries agricoles
d'Haïti et qui font l'objet du commerce intérieur de la république haï-
tienne.
[50]
En attendant que des statistiques bien faites viennent établir en dol-
lars américains la valeur de la production nationale consommée à l'in-
térieur du pays, on doit se contenter de consulter les tableaux du com-
merce extérieur, — ce qui constitue d'ailleurs un indice excellent
quoique insuffisant pour permettre d'apprécier le développement de
l'activité économique.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 50

« Haïti — écrit l'agronome belge Marcel Monfils, qui fut directeur


du Service National d'Agriculture — est un pays essentiellement agri-
cole. L'agriculture y conditionne toutes les activités et constitue
l'unique source réelle de richesses de la République. Le commerce in-
térieur et extérieur, les transports par terre et par eau, les industries lo-
cales (usines caféières, usines à mantèque traitant les graines de coton,
savonneries, filatures, usines sucrières, distilleries, fabriques d'huiles
essentielles, usines de pite ou sisal, etc.) sont sous la dépendance
étroite de la production agricole. Les exportations sont entièrement
composées de denrées agricoles (et de produits industriels tirés de
l'agriculture). Les exportations conditionnent les importations, qui leur
restent sensiblement égales ».
Des principaux produits exportés par Haïti (café, coton brut, cacao,
sucre, sisal, bananes, huiles essentielles, rhum, miel d'abeille, bois de
construction et d'ameublement, etc.), le café est de beaucoup le plus
important. Réputé comme l'un des meilleurs cafés suaves du monde, il
est hautement prisé en Europe et particulièrement en France, où il
avait, avant les deux guerres mondiales, la « cote d'amour » et servait
de bonificateur pour des cafés d'autre provenance. Il représente à peu
près 80% de l'exportation totale d'Haïti ; c'est pourquoi les fluctua-
tions qui se produisent dans la quantité récoltée à l'intérieur ou dans
les prix du marché extérieur ont une profonde répercussion sur la vie
du peuple et le budget de l'État, puisque malheureusement Haïti conti-
nue la déplorable pratique de frapper de droits de sortie la plupart de
ses denrées. [51] En ces dernières années, quelques autres produits ont
pris une importance croissante (bananes, pite, articles dits de la petite
industrie, huiles essentielles, etc.) sans arriver cependant à détrôner le
café.
Les importations d'Haïti comprennent les articles suivants : tissus
de coton, articles d'habillement et de mode, soieries, substances ali-
mentaires telles que farine de blé, poissons, vins et liqueurs, articles
de fer et d'acier, machines et appareils industriels, automobiles et ca-
mions, gazoline, produits chimiques et pharmaceutiques, ustensiles de
ménage, bois de construction, ciment, meubles, livres classiques et
autres, etc.
*
* *
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 51

Il est intéressant, pour indiquer les nouvelles tendances du com-


merce extérieur d'Haïti, de comparer les chiffres d'exportation et d'im-
portation des cinq exercices financiers de 1933-1934, 1944-1945,
1949-1950, 1950-1951, 1951-1952.
Les principaux produits expédiés des ports haïtiens du 1er octobre
1933 au 30 septembre 1934 furent évalués à 10.309.328 dollars, le ca-
fé étant représenté par 54.028.058 kilos d'une valeur de 7.286.686 dol-
lars. Les six pays qui achetèrent presque la totalité de l'exportation
haïtienne étaient la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, l'Italie, la
Belgique et le Danemark, constituant à eux seuls un débouché pour
95,82 % du total des expéditions. La France tenait la tête du peloton
avec 5.586.163 dollars, tandis que les États-Unis pour la même pé-
riode n'avaient acheté d'Haïti que pour 905.528 dollars. Par contre, les
importations de l'exercice 1933-34 s'élevèrent à 9.137.042, les États-
Unis y figurant pour 4.421.427 et la France pour 459.876. Total du
commerce extérieur : 19.446.370 dollars.
[52]
La seconde guerre mondiale eut une influence considérable sur le
commerce extérieur d'Haïti, en donnant à certains produits une valeur
exceptionnelle et en détournant de la France le courant des exporta-
tions haïtiennes. De 19.446.370 dollars qu'il avait été en 1933-34 le
commerce extérieur d'Haïti monta, du 1er octobre 1944 au 30 sep-
tembre 1945, à 30.268.275 dollars, dont 17.112.334 à l'exportation et
13.155.941 à l'importation. Les États-Unis y étaient représentés par
8.022.220 à l'exportation et par 10.401.562 à l'importation, la France
n'y figurant que pour la somme dérisoire de 12.879 dollars à l'exporta-
tion et de 96.524 à l'importation.
L'exercice financier 1949-1950 a été marqué par une augmentation
importante du commerce extérieur d'Haïti, qui s'éleva à 74.680.852
dollars, dont 38.479.928 à l'exportation et 36.200.924 à l'importation,
soit une balance favorable de 2.279.004 dollars.
Trois produits ont tenu la première place dans le tableau des expor-
tations de 1949-50 : le café avec 26.242.375 kilos d'une valeur de
24.455.296 dollars, la pite ou sisal avec 33.425.636 kilos d'une valeur
de 9.269.734 dollars, le sucre brut avec 30.799.595 kilos d'une valeur
de 2.907.366 dollars.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 52

Voici comment se sont réparties les exportations et les importations


de 1949-1950 entre les principaux pays en relations d'affaires avec
Haïti :

États-Unis Export. $ 21.478.518 Import. $ 27.577.005


Belgique 6.085.959 695.061
Italie 4.436.920 516.411
Pays-Bas 3.414.057 511.951
Royaume-Uni 1.260.348 1.271.740
Canada 362.949 1.639.155
France 189.755 493.475
Suisse 383.548 197.536

Les chiffres du commerce extérieur ont montré une progression


croissante pour l'exercice 1950-1951 ; les [53] exportations ont été de
49.595.645 dollars et les importations de 44.517.027, soit au total
94.112.672 dollars, avec un excédent d'exportations de 5.078.618 dol-
lars.
En 1951-1952, les exportations ont été de 52.924.545 dollars et les
importations de 50.695.352 dollars, soit une balance favorable de
2.229.193 sur un total de 103.619.897 dollars.
Les exportations et importations se sont réparties entre les princi-
paux pays acheteurs et fournisseurs de la manière suivante :

Allemagne Export. $ 310.021 Import. $ 1.332.948


Belgique 12.007.799 1.362.874
Canada 322.159 3.222.400
Colombie 162.239 73.419
Cuba 82.847 461.129
Curaçao 27.336 1.764.819
Danemark 274 126.591
États-Unis 30.715.253 35.199.439
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 53

France 154.968 910.830


Italie 4.263.085 463.879
Pays-Bas 2.753.339 691.120
Puerto-Rico 459.500 489.127
Royaume-Uni 484.384 2.228.992
Suisse 1.047.392 220.106
Inde 1.362.874 666.694

On remarquera avec tristesse la place infime occupée par la France


dans ce tableau. On espère toutefois qu'elle pourra augmenter ses
échanges avec Haïti grâce au traité haïtiano-français qui vient d'être
signé.
Les chiffres que nous venons d'indiquer sont encore bien faibles
par rapport aux possibilités agricoles et industrielles du pays. Ils n'au-
torisent pas cependant les critiques habituels du peuple haïtien à dire,
comme l'a fait M. Ernest Granger dans sa Nouvelle Géographie uni-
verselle, que « le résultat du gouvernement des Noirs s'est traduit par
l'insignifiance économique d'Haïti ». Il faut néanmoins convenir que
la République d'Haïti, qui a la fierté d'avoir accompli, dès les premiers
[54] temps de son histoire, une grande œuvre de justice sociale en fai-
sant du paysan le propriétaire de la terre qu'il cultive, aurait atteint de-
puis longtemps un haut degré de prospérité si l'agriculture et l'indus-
trie, pourvoyeuses du marché intérieur et du marché extérieur, avaient
toujours trouvé l'aide effective et les encouragements nécessaires pour
leur développement simultané, 1° par l'intensification et la diversifica-
tion de la production agricole et industrielle, 2° par l'organisation du
crédit, 3° par l'établissement d'un tarif douanier rationnel, 4° par la re-
cherche de débouchés sûrs au moyen d'accords commerciaux avanta-
geux, 5° par une large diffusion de l'instruction technique, — agricole
dans les campagnes, industrielle dans les villes. 15

15 Une loi de 1951 a créé l'Institut Haïtien de Crédit Agricole et industriel,


qui a commencé ses opérations en 1952.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 54

[55]

Haïti et son peuple

Chapitre IV
RELIGION ET CULTURE

Retour à la table des matières

Le peuple haïtien est en très grande majorité catholique. Même


ceux — particulièrement parmi les paysans — qui restent attachés à
certaines pratiques religieuses, importées d'Afrique pendant la période
d'esclavage colonial et connues sous le nom de Vodou, mettent le Dieu
des chrétiens bien au-dessus de leurs divinités africaines 16.
Le christianisme a en effet de profondes racines et de longues tra-
ditions en Haïti. Il fut introduit dans l'île par Colomb et ses compa-
gnons espagnols. Sous le régime français, l'organisation catholique fut
définitivement consolidée vers 1681. Trois congrégations religieuses
s'établirent à Saint-Domingue : les Carmélites, les Capucins et les Ja-
cobins 17. La Constitution de Toussaint Louverture, promulguée le 9
mai 1801, bien qu'elle reconnût la liberté de conscience, déclara que
« la religion catholique, apostolique et romaine était seule publique-
ment [56] professée ». Comme résultat du Concordat signé par le
Gouvernement haïtien et le Saint-Siège le 28 mars 1860, la Province
Ecclésiastique d'Haïti a été organisée avec ses diocèses et ses pa-
16 Voir Jean Price Mars, — Ainsi parla l’Oncle, Paris, 1988.
17 Mgr J. M. Jan, — Les Congrégations religieuses au Cap Français, Ed.
Deschamps, P. au P. 1951.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 55

roisses correspondant à la division politique et administrative du terri-


toire de la République en départements et communes. Elle comprend
l'archidiocèse de Port-au-Prince (950.000 âmes), les diocèses suffra-
gants du Cap-Haïtien (460.000), de Port-de-Paix (160.000), de Go-
naïves (480.000), des Cayes (635.000). Presque tous les membres du
clergé séculier sont Français, venus du Séminaire de Saint-Jacques qui
a été établi en France pour la formation des prêtres de l'Eglise d'Haïti.
Le nombre des prêtres indigènes augmente d'année en année par suite
de la création, depuis 1920, d'une Ecole Apostolique à Port-au-Prince,
et plus récemment, d'un Séminaire des Oblats à Camp-Perrin, dans le
diocèse des Cayes 18.
Plusieurs Congrégations Catholiques, enseignantes ou hospita-
lières, exercent leur ministère en Haïti : les PP. du Saint-Esprit, les
Frères de l'Instruction Chrétienne, les Religieuses de Saint-Joseph de
Cluny, les Filles de la Sagesse, les PP. Rédemptoristes, les PP. Oblats,
les Sœurs de Marie de Louvain, les PP. de Dom Bosco et les Reli-
gieuses Salésiennes, les Sœurs de Sainte-Anne, etc. Elles entre-
tiennent d'importantes écoles et des hospices dans toutes les régions
du pays.
À l'œuvre d'évangélisation et d'éducation poursuivie par l'Eglise
Catholique, les Missions Protestantes apportent une contribution pré-
cieuse. La première fut introduite dans le Nord par Henri Christophe,
qui confia à trois pasteurs anglicans la direction des écoles de son
royaume. Les premiers missionnaires Wesleyens arrivèrent dans
l'Ouest en 1816 et furent cordialement accueillis par le Président Pé-
tion. Grâce à la liberté des [57] cultes garantie par la Constitution, de
nombreuses communautés protestantes se sont formées en Haïti.
L'accueil bienveillant que le peuple haïtien a toujours réservé à
toute personne ou à toute association intéressée à la culture de l'esprit
s'inspire d'un souci profond, qui s'est manifesté dès le début de l'his-
toire d'Haïti indépendante : celui de résoudre le problème de l'éduca-
tion populaire, considéré par Henri Bergson comme le « problème po-
litique par excellence ».
*
* *
18 L'un des prêtres haïtiens, sorti de l'École Apostolique, le P. Rémy Augustin
vient d'être nommé évêque auxiliaire de l'archevêque de Port-au-Prince.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 56

En 1804, il n'existait aucune école publique en Haïti 19. Les Haï-


tiens comprirent, immédiatement après la proclamation de l'indépen-
dance, la nécessité de fonder des établissements d'éducation pour le
peuple, en affirmant, dans leur première Constitution, comme un prin-
cipe fondamental de leur organisation politique, l'obligation pour
l'État de répandre l'instruction dans toutes les couches de la population
et d'établir à cette fin un système d'éducation nationale.
La Constitution républicaine de 1816 proclama la gratuité de l'en-
seignement primaire. Celle de 1874 le rendit obligatoire. La Constitu-
tion de 1879 alla beaucoup plus loin en consacrant la gratuité à tous
les degrés de l'enseignement public : primaire, secondaire et supérieur,
— principe démocratique que fort peu de pays ont jusqu'ici adopté.
L'article 22 de la Constitution en vigueur — celle du 25 novembre
1950 — prescrit : « La liberté de l'enseignement s'exerce conformé-
ment à la loi, sous le contrôle et la surveillance de l'État, qui doit s'in-
téresser à la formation morale et civique de la jeunesse. — L'instruc-
tion publique est une charge de l'État et de la Commune. [58] — L'ins-
truction primaire est obligatoire. — L'instruction publique est gratuite
à tous les degrés. — L'enseignement technique et professionnel doit
être généralisé. — L'accès aux études supérieures doit être ouvert en
pleine égalité à tous, uniquement en fonction du mérite. »
Aujourd'hui, la République d'Haïti possède un grand nombre
d'écoles publiques ou privées, donnant l'enseignement primaire élé-
mentaire et primaire supérieur, l'enseignement secondaire classique ou
moderne, l'enseignement industriel, l'enseignement supérieur (méde-
cine, droit, génie, agriculture, commerce, lettres et sciences).
Il serait exagéré de prétendre que tout est parfait dans cette organi-
sation scolaire 20. De plus en plus, on comprend en Haïti la nécessité
de donner à l'enseignement national, sans renoncer aux principes d'hu-
manisme sur lesquels il repose, une orientation plus directement inspi-
rée des conditions morales et économiques de la société haïtienne et
mieux adaptée aux exigences de la civilisation moderne. On reconnaît
qu'un effort considérable doit être fait pour que la gratuité et l'obliga-
tion de l'instruction primaire inscrites dans la Constitution cessent

19 Dantes Bellegarde : La Nation Haïtienne, chap. Education, pages 223-307.


20 Merar Cook: Education in Haïti, Office of Education, Washington, D.C.
1948.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 57

d'être un leurre. Le taux de l'analphabétisme est en effet trop élevé en


Haïti. Toutefois, l'analphabétisme n'est pas synonyme de barbarie,
comme sont souvent tentés de le croire des observateurs superficiels :
c'est la remarque que fit M. François Mauriac au retour d'un voyage
au Portugal, où le pourcentage d'illettrés était de 80, à peu près celui
d'Haïti. « Si, disait-il, ce renseignement est vrai, il prouverait que la
barbarie d'un peuple ne se mesure pas au nombre de ses illettrés ».
Une Américaine, Helen Hill Weed, a porté le même jugement sur le
peuple haïtien en montrant comment, malgré les obstacles nombreux
qui ont entravé la diffusion de l'instruction dans les masses populaires,
il [59] s'est formé en Haïti une élite qui, d'après elle, « possède la plus
haute culture que permette d'acquérir la civilisation contemporaine ».
Les Haïtiens se sont donné une culture nationale, née d'une activité
intellectuelle qui s'est exercée dans tous les domaines de la pensée et
qui a trouvé son expression dans des œuvres de valeur écrites dans la
langue française, reconnue par la Constitution comme la langue offi-
cielle de la République. La liste est longue de ceux qui, dans la
science, dans l'industrie, dans le commerce, dans la politique et, parti-
culièrement dans les arts et les lettres, ont prouvé de manière éclatante
les qualités d'assimilation ou d'invention du peuple d'Haïti.
*
* *
En s'affranchissant de la domination politique de la France, les fon-
dateurs de l'indépendance haïtienne ne pensèrent pas cependant à re-
noncer à la langue et à la culture française. C'est en français qu'il rédi-
gèrent l'acte de rupture avec la France et cet acte, écrit par Bois-rond-
Tonnerre, fils de colon français et de négresse africaine, reste comme
notre « serment de Strasbourg » et constitue le premier monument de
la littérature haïtienne autonome.
Ce choix s'imposait d'ailleurs, puisque l'usage avait fait du français
la langue commune de l'ancienne Saint-Domingue 21. Sans doute, le
français parlé par l'ensemble de la population coloniale n'était point la
langue pure de Racine ou de Voltaire. Bien des éléments étrangers s'y
étaient introduits : expressions africaines (en petit nombre), locutions

21 Les esclaves marrons, dont un certain nombre savaient lire et écrire, se ser-
vaient de la langue française. Voir à ce sujet Les Marrons du Syllabaire, par
Jean Fouchard, Ed. Deschamps, P. au P. 1953.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 58

espagnoles ou anglaises, quelques [60] vocables indiens ayant survécu


à la conquête castillane. Même les mots français, en passant par le go-
sier des nègres de la Guinée ou du Congo, s'étaient transformés au
point de devenir méconnaissables. De plus, les colons eux-mêmes, ve-
nus de diverses régions de la métropole, à un moment où l'unification
de la France n'était pas entièrement accomplie, mêlaient à leur langage
des provincialismes qui s'incorporèrent au parler local. Et de tout cela
s'était formée une mixture coloniale, une sorte de cocktail qu'on a ap-
pelé le « créole ».
Les Haïtiens ne pouvaient penser à élever ce patois à la dignité
d'une langue nationale. N'ayant ni grammaire, ni orthographe, ni litté-
rature, le créole ne peut faire l'objet d'un enseignement méthodique
parce qu'il est instable, soumis à de continuelles variations dans son
vocabulaire, dans sa prononciation et dans sa syntaxe. En admettant
même qu'il eût les caractères d'une langue fixée, il condamnerait les
Haïtiens à l'isolement s'ils devaient en faire leur langage exclusif, —
isolement non seulement politique et commercial mais encore intellec-
tuel qui les empêcherait d'entrer en communication avec les grands es-
prits dont les œuvres immortelles ont enrichi le patrimoine de l'huma-
nité civilisée. Il y avait donc pour eux triple nécessité à adopter
comme idiome officiel une langue ayant un caractère assez universel
pour que sa possession pût les mettre en contact avec le monde entier,
assez riche par elle-même pour que son étude et la connaissance des
œuvres qui l'ont illustrée fussent pour eux un moyen d'accéder à la
plus haute culture. Or aucune langue n'a plus que le français ce carac-
tère d'universalité ; aucune ne possède une littérature plus abondante
en chefs-d'œuvre ; dans aucune autre la pensée religieuse ou philoso-
phique ne s'est exprimée avec plus de limpidité, de précision et de vi-
gueur.
Si la langue française n'est pas la première du monde au point de
vue du nombre des personnes qui la parlent, [61] elle est sans conteste
l'idiome dont la connaissance importe le plus aux gens cultivés de tous
les pays. Par la richesse de son vocabulaire et par ses qualités intrin-
sèques de clarté et de finesse, elle mérite mieux qu'aucune autre le
nom de « langue de civilisation ». Ces qualités, qui l'ont fait adopter
pendant longtemps comme la langue diplomatique par excellence, lui
ont assuré aux Nations Unies la place, à côté de l'anglais, de principale
« langue de travail ».
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 59

Observant la position géographique d'Haïti au centre de l'immense


Amérique et la voyant entourée de pays de langue anglaise, espagnole
ou portugaise, quelques personnes ont déploré la fatalité historique qui
a imposé le français au peuple haïtien comme instrument de la pensée.
Heureuse fatalité, à laquelle Haïti doit sa physionomie originale au
milieu des vingt autres républiques américaines et qui lui permet de
prendre un sentiment plus vif de sa personnalité comme nation. « Je
ne connais pas — écrit M. Auguste Viatte — le Honduras ni le Guate-
mala, mais je les imagine volontiers interchangeables. Haïti est
unique. En cette mer des Antilles, au confluent des langues et des civi-
lisations, elle défend sa personnalité par son idiome à elle, et cet
idiome qui la distingue est cependant un des plus illustres et des plus
universels 22. »
À la Conférence Interaméricaine de 1938, à Lima, les délégués des
21 républiques du Nouveau-Monde votèrent une résolution recom-
mandant à leurs Gouvernements, à cause d'Haïti, de faire une large
place au français dans leurs programmes scolaires à côté de l'anglais,
de l'espagnol et du portugais. Et le chancelier argentin, M. José Maria
Cantilo, félicita Haïti d'avoir apporté « son fleuron à la couronne spiri-
tuelle de l'Amérique », caractérisant ainsi le rôle d'importance réelle
que le peuple haïtien a la conviction et la fierté de remplir dans la vie
intellectuelle du continent américain.
[62]
L'usage d'une langue commune a naturellement créé entre le
peuple haïtien et le peuple français de profondes affinités mentales.
Deux peuples qui emploient les mêmes mots pour exprimer les mêmes
joies et les mêmes souffrances, qui traduisent par les mêmes vocables
leurs efforts pour la conquête du bonheur et de la connaissance, ne
peuvent rester étrangers l'un à l'autre : leurs âmes communiquent par
des canaux invisibles qui charrient de l'un à l'autre sentiments et pen-
sées, et il n'est pas surprenant que peu à peu le même idéal de vie et de
beauté s'impose à leur esprit.
Les conditions physiques de l'habitat humain ont incontestable-
ment une grande part dans la différenciation des types sociaux. Mais
on ne peut douter de l'influence tout aussi capitale de l'atmosphère
morale où vivent et respirent les âmes. Par leur commerce constant
22 La Revue des Jeunes, Paris, 15 avril 1936.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 60

avec les livres où les Français ont déposé les trésors de leur sensibilité
et de leur intelligence, les Haïtiens vivent et respirent dans le climat
créé par les idées, les traditions, les croyances françaises. Ils en sont
tout imprégnés, et l'on ne peut s'étonner qu'ils aient la même concep-
tion que les Français du droit, de la justice, des principes supérieurs de
vie morale qui font la noblesse et la dignité de la nature humaine.
Beaucoup d'étrangers et quelques Haïtiens, peu au courant de l'his-
toire de la nation haïtienne et de sa psychologie, pensent que l'attache-
ment des Haïtiens à la culture française est simple imitation de singe.
Ils ne se rendent pas compte que cette culture fait partie de la person-
nalité nationale haïtienne et qu'y renoncer serait pour le peuple haïtien
une mutilation. Il s'est en effet formé en Haïti une « entité », qui n'est
ni africaine ni française, mais qui appartient à l'Afrique par le sang et
par certaines coutumes héritées des ancêtres africains ; à la France un
peu par le sang et beaucoup par l'esprit : c'est là un alliage indisso-
luble, d'où la nation haïtienne tire sa force et sa volonté de conserva-
tion.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 61

[63]

LITTÉRATURE HAÏTIENNE

Retour à la table des matières

À la veille du premier centenaire de l'indépendance nationale, une


association littéraire, l'Œuvre des Ecrivains haïtiens, fondée en 1897,
confia à quatre de ses membres le soin de composer un recueil de
morceaux choisis des poètes et des prosateurs d'Haïti.
Cette anthologie en deux volumes (Morceaux choisis d'Auteurs
haïtiens, — prose et vers) parut à Port-au-Prince le premier janvier
1904. Deux ans plus tard, elle fut couronnée par l'Académie française
qui adressa à cette occasion, par la plume de son secrétaire perpétuel
Gaston Boissier, « un salut lointain aux Haïtiens restés fidèles à la
culture française ».
Commentant cet événement littéraire, l'un des auteurs du recueil,
M. Solon Ménos, disait dans un discours du 14 janvier 1907 : « Telle
est l'excellence de l'art que devant lui s'évanouissent instantanément
les malentendus et même les préventions les plus invétérées. Le prix
décerné par l'Académie française est d'autant plus estimable qu'il s'ap-
plique à un ouvrage consacré à la glorification de notre indépendance.
Il n'est pas téméraire de dire qu'une coïncidence aussi significative ac-
croît la haute valeur de cette récompense, attribuée comme un décret
de grande naturalisation à notre littérature autonome. »
Littérature autonome est bien l'expression qui convient [64] pour
caractériser la production littéraire haïtienne durant un siècle et demi
d'existence nationale, sans qu'on veuille ou puisse donner au mot « au-
tonomie » le sens exclusif d'autarcie culturelle.
La littérature haïtienne a été avant tout une littérature d'action, —
une littérature « engagée » comme on dit aujourd'hui 23. La plupart de
nos auteurs ont écrit beaucoup plus pour agir que pour faire œuvre lit-
téraire. Ils se sont en effet inspirés de la lutte héroïque pour la liberté
ou se sont consacrés à débrouiller nos origines historiques et à discu-
23 Dantes Bellegarde : Écrivains haïtiens, Ed. Henri Deschamps, Port-au-
Prince.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 62

ter des plans d'organisation sociale. Presque tous ont milité dans la po-
litique ou dans le journalisme. C'est pourquoi le groupe des historiens
et sociologues est particulièrement imposant. Et c'est aussi pourquoi
leurs productions, nées souvent dans la fièvre des polémiques,
manquent parfois de ces qualités de fond et de forme qui donnent aux
œuvres de l'esprit une valeur durable.
*
* *
Guy-Joseph Bonnet, Thomas Madiou, Baron Vastey, Beaubrun Ar-
douin, Céligny Ardouin, Saint-Rémy, Bauvais Lespinasse, Emile
Nau ;, Eugène Nau, Linstant Pradines, Saint-Amand, Demesvar De-
lorme, Hannibal Price, Armand Thoby, Edmond Paul, Boyer-Bazelais,
F.D. Légitime, Louis-Joseph Janvier, Dr Dehoux, Exilien Heurtelou,
Montfleury, Duraciné Pouilh, Enélus Robin, Emmanuel Edouard,
Dantès Fortunat, Dulciné Jean-Louis, Justin Bouzon, Joseph Jérémie,
Justin Dévot, François Manigat, Frédéric Marcelin, Georges Sylvain,
Solon Ménos, Louis Borno, Jacques N. Léger, Edmond Héraux, Jo-
seph Justin, Furcy, Châtelain, [65] Enoch Désert, J.-B. Dorsainvil, L.-
J. Marcelin, H. Pauléus-Sannon, Fleury Féquière, Thalès Manigat, Ne-
mours Auguste, Camille Bruno, Louis Audain, Léon Audain, Ver-
gniaud Leconte, Adhémar Auguste, Rosalvo Bobo, Edouard Pouget,
L.-C. Lhérisson, Elie Lhérisson, Justin Lhérisson, Auguste Magloire,
Windsor Bellegarde, Sténio Vincent, Candelon Rigaud, Ulrich Duvi-
vier, Marcelin Jocelyn, Seymour Pradel, Jean Price Mars, Brun Ricot,
Gaston Dalencour, Abel Léger, Georges Léger, Général Nemours, J.C.
Dorsainvil, Duraciné Vaval, François Dalencourt, Antoine Michel, B.
Danache, Louis Mercier, Placide David, Frédéric Burr-Reynaud, Jules
Faine, Stéphen Alexis, Louis-Emile Elie, Suzanne Comhaire-Sylvain,
Madame Garoute, Franck Lassègue, Madeleine Sylvain-Bouchereau,
Yvonne Sylvain, Fortuna Guéry, Jeanne Sylvain, T.-C. Brutus, Hanni-
bal Price fils, Pierre-Eugène de Lespinasse, Félix Magloire, Pétion
Gérome, Rodolphe Charmant, Félix Soray, Hermann Corvington, Clo-
vis Kernizan, Perceval Thoby. Clément Magloire, Camille Lhérisson,
Arthur Lescouflair, Catts Pressoir, Rulx Léon, Maurice Armand,
Georges Séjourné, Francis Salgado, Schiller Nicolas, Edmond Margo-
nès, Beauvoir, Etienne Charlier, Mentor Laurent, Clément Lanier,
Marc Malval, Louis Gassion, Constant Pierre-Louis, Louis Maximi-
lien, André Liautaud, Maurice Dartigne, Louis Baguidy, François Du-
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 63

valier, Lorimer Denis, Ernest Bonhomme, Pierre Hudicourt, Louis


Mars, René Piquion, Love Léger, Emile Saint-Lot, René Victor, An-
toine Bervin, Arsène Pompée, Jean Fouchard, Jules Blanchet, Emma-
nuel Paul, Pradel Pompilus, Enoch Trouillot, Maurice Laraque, Gérard
M. Laurent, etc., ont écrit des études ou essais qui forment une contri-
bution importante à l'histoire de la société haïtienne 24.
Quelques réserves que puisse provoquer la forme ou le [66] fond
de leurs écrits, il faut reconnaitre que Beaubrun Ardouin (Etudes sur
l'Histoire d'Haïti), Thomas Madiou (Histoire d'Haïti), Emile Nau (His-
toire des Caciques d'Haïti), Beauvais Lespinasse (Histoire des Affran-
chis de Saint-Domingue), Baron de Vastey (Le Système Colonial Dé-
voilé), Saint-Rémy (Vie de Toussaint-Louverture, Pétion et Haïti), Cé-
ligny Ardouin (Essais historiques), Linstant-Pradines (Recueil des
Lois et Actes d'Haïti) ont posé les fondements de l'histoire nationale
en y apportant une contribution de valeur incomparable. Cette contri-
bution représente un effort intellectuel d'autant plus remarquable que
nos premiers historiens, presque tous des autodidactes, parurent à une
époque où les facilités d'instruction et de documentation étaient extrê-
mement rares. Dans la chronique entraînante et parfois émouvante que
forment les onze volumes d'Études sur l'histoire d'Haïti de Beaubrun
Ardouin, les trois volumes d'Histoire d'Haïti de Madiou, les six vo-
lumes de Pétion et Haïti de Saint-Rémy, nous trouvons tous les élé-
ments qui permettent de reconstituer la vie multiple et complexe du
peuple haïtien dans les premiers temps de son histoire. C'est une mine
très riche où nos écrivains, poètes, dramaturges, romanciers, socio-
logues, ont puisé et continuent de puiser à pleines mains les matériaux
de leurs œuvres.
Le thème patriotique a été le sujet favori des poètes haïtiens. Peu
d'entre eux avaient, jusqu'à ces derniers temps, cherché leur inspira-
tion dans le folklore national, comme l'a fait avec succès le musicien
Justin Elie qui trouva dans les chants populaires la matière de la plu-
part de ses compositions. Les autres, en plus grand nombre, sont des-
cendus en eux-mêmes et nous ont raconté leurs joies et peines en des
poèmes intimes ou dans des confessions lyriques. Quelques-uns ont
abordé ces grands thèmes éternels — l'amour, la mort, la destinée hu-

24 V. Max Bissainthe : Dictionnaire de Bibliographie haïtienne. Port-au-


Prince, 1951.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 64

maine, Dieu — qui sont les mêmes pour les poètes de tous les temps
et de tous les pays.
La liste des poètes, dont la plupart sont en même [67] temps des
prosateurs distingués, est très longue 25 : Jules Solime Milscent, Isaac
Louverture, Pierre Faubert, Coriolan Ardouin, Ignace Nau, Charles
Séguy-Villevaleix, Virginie Sampeur, Oswald Durand, Abel Elie, Ali-
cibiade Fleury-Battier, Ducas Hippolyte, Pascher Lespès, Alcibiade
Pommayrac, Tertulien Guilbaud, Aurèle Chevry, McDonald
Alexandre, Isnardin Vieux, Louis Borno, Georges Sylvain, Auguste
Scott, Arsène Chevry, Massillon Coicou, Amédée Brun, Etzer Vilaire,
Justin Lhérisson, Nerva Lataillade, Edmond Laforest, Damoclès
Vieux, Probus Blot, Maurice Brun, Jules Rosemond, Constantin
Mayard, Charles Moravia, Ida Faubert, Seymour Pradel, Ernest
Douyon, Henri Durand, Luc Grimard, Léon Laleau, Frédéric Burr-
Reynaud, Christian Werleigh, Dominique Hippolyte, Georges Lescou-
flair, Louis Morpeau, Antonio Vieux, Louis Hall, Emile Roumer, Carl
Brouard, Jacques Roumain, Roussan Camille, Jean Brierre, F. Moris-
seau-Leroy, Baguidy, Thoby-Marcelin, Emmeline Carriès-Lemaire,
Jacqueline Wiener-Silvéra, Justinien Ricot, Gervais Jastram, Magloire
Saint-Aude, René Bélance, Marcel Dauphin, Regnord Bernard, Pros-
per Chrisphonte, René Dépestre, Paul Laraque, etc.
Ces poètes ne sont évidemment pas d'égale valeur et ne peuvent
tous prétendre à l'originalité. On trouve représentées dans leurs
œuvres toutes les tendances qui ont marqué la littérature française du
dix-neuvième siècle comme de la première moitié du vingtième, de-
puis le romantisme de Victor Hugo jusqu'au surréalisme d'André Bre-
ton. Il y a là néanmoins une matière extrêmement riche, et il faut sou-
haiter qu'un critique consciencieux et compétent vienne mettre en lu-
mière les joyaux précieux déposés dans le coffret poétique d'Haïti.
Parmi les romanciers et conteurs nous trouvons quelques [68] noms
d'écrivains remarquables : Emeric Bergeaud, Demesvar Delorme,
Louis-Joseph Janvier, Frédéric Marcelin, Justin Lhérisson, Fernand
Hibbert, Antoine Innocent, Justin Godefroy, Jules Dévieux, Amilcar
Duval, Félix Magloire, Edgar N. Numa, Etzer Vilaire, J. B. Cinéas,
Stéphen Alexis, Léon Laleau, Félix Courtois, Thomas Lechaud, Ri-
25 V. Morceaux choisis d'auteurs haïtiens, tome I, 1904. — Anthologie de
Poètes haïtiens, par Louis Moreau, 1925. — Panorama de la Poésie haï-
tienne, par Lubin et Carlos Louis, 1950.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 65

chard Constant, Marc Verne, Cléante Valcin-Desgraves, Mme Etienne


Bourand, Emile Marcelin, Luc Grimard, André Chevallier, Pétion Sa-
vain, Jacques Roumain, Maurice Casséus, les Frères Thoby-Marcelin,
Jean-Joseph Vilaire, F. Morisseau-Leroy, Victor Mangonès, Gaston
Théard, Léon Lahens, Félix Viard, Max Gédéon, Anthony Lespès,
Jean Brierre, Enoch Trouillot, Jean Carrié, Edriss Saint-Amand, Marie
Vieux-Chauvet, etc., etc.
L'absence de théâtres réguliers a été un obstacle à la production
dramatique, bien que des ouvrages de valeur aient été écrits dans ce
genre par des Haïtiens comme Pierre Faubert, Liautaud Ethéart, Fleu-
ry-Bathier, Massillon Coicou, Vandenesse Ducasse, Amilcar Duval,
Georges Sylvain, Dominique Hippolyte, Alphonse Henriquez, F. Burr-
Reynaud, Charles Moravia, Georges N. Léger, Léon Laleau, André
Chevallier, Stéphen Alexis Roger Dorsinville, Daniel Heurtelou,
Pierre Mayard, René Audain, Joseph Renaud, Jean Brierre, etc. De
même, des œuvres considérables sont restées en portefeuille ou ont été
perdues faute d'éditeurs pour les publier. Un grand nombre d'écrivains
— poètes, conteurs, historiens, économistes, sociologues qui comptent
parmi les meilleurs de notre littérature — ont semé leurs richesses
dans des journaux et revues aujourd'hui introuvables. Une large place
devrait également être réservée aux journalistes et aux orateurs qui, au
Parlement, au barreau, dans la chaire ou dans les assemblées interna-
tionales, ont fait preuve de talent admirable.
[69]
*
* *
On ne peut parler de la littérature haïtienne sans considérer les
conditions matérielles de la vie intellectuelle en Haïti. J'ai signalé pré-
cédemment l'absence de théâtres réguliers et de maisons d'édition 26.
L'auteur, le plus souvent sans fortune, doit faire un effort pécuniaire
au-dessus de ses moyens pour publier son œuvre, et lorsque cette
œuvre est publiée, elle se heurte à l'indifférence d'un public peu nom-
breux et surtout très peu disposé à faire les frais de ses lectures. Après
plusieurs tentatives de cette sorte, on garde ses manuscrits, ou on les

26 Il existe maintenant à Port-au-Prince une maison d'édition, Henri Des-


champs, qui a déjà publié plusieurs manuels scolaires et quelques ouvrages lit-
téraires remarquables.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 66

brûle en jurant de ne plus recommencer à écrire. Il faut avoir une foi


profonde dans la valeur de l'effort intellectuel pour ne pas se laisser al-
ler au découragement devant pareils obstacles. Et il convient de félici-
ter ceux des Haïtiens qui, au milieu des tragiques difficultés de l'exis-
tence nationale, ont travaillé et travaillent encore avec ferveur à l'évo-
lution spirituelle de notre peuple.
Une étude sérieuse de la littérature haïtienne permet de faire
prompte justice de l'opinion généralement répandue que les écrivains
haïtiens ne se sont guère préoccupés, dans leurs œuvres, des choses
d'Haïti. C'est le contraire qui est vrai. Que, dans l'expression de leurs
sentiments et de leurs pensées, ils aient subi l'influence de leurs mo-
dèles français et sacrifié bien souvent à des modes littéraires passa-
gères, cela est trop naturel pour que l'on s'en étonne. Quelques élus
ont pu toutefois se dégager de ces influences pour faire œuvre origi-
nale. Il en est de même dans toutes les littératures : très [70] rares sont
les écrivains qui, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en
Espagne, aux États-Unis, ont eu le pouvoir de s'évader de l'atmo-
sphère intellectuelle dans laquelle ils vivaient et ont apporté au monde
des « formes d'art nouvelles » ou révélé de « nouveaux modes de sen-
tir et de penser ». On les compte par siècle sur les doigts de la main.
Il y a plus d'un siècle, un précurseur haïtien, Emile Nau, écrivait
dans son journal, le Républicain, de 1836 : « Nous ne pouvons nier
que nous soyons sous l'influence de la civilisation européenne ; autre-
ment il faudrait affirmer que nous ne devons qu'à nous-mêmes nos
éléments de sociabilité. Mais il y a dans cette fusion du génie euro-
péen et du génie africain, qui constitue le caractère haïtien, quelque
chose qui nous fait moins Français que l'Américain n'est Anglais ».
C'est ce « quelque chose » qui donne aux œuvres haïtiennes leur
timbre particulier même lorsque Fauteur, se rappelant qu'il est citoyen
de l'humanité, aborde ces hauts sujets dont s'alimente la littérature uni-
verselle.
L'erreur — elle est malheureusement partagée par quelques jeunes
écrivains haïtiens partisans de l’indigénisme en littérature — serait de
mettre l'estampille haïtienne seulement sur les ouvrages qui s'inspire-
raient du folklore ou décriraient des scènes de la vie rurale d'Haïti. Un
Demesvar Delorme ne cesse pas d'être haïtien parce qu'il a choisi la
Suisse pour cadre de son roman. Le Damné, de même que Racine n'a
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 67

pas cessé d'être français parce que les tragiques aventures de sa


Phèdre ou de son Britannicus se déroulent dans la Grèce ancienne ou
dans la Rome impériale. Un Etzer Vilaire ne cesse pas d'être haïtien
parce que, dédaignant de chanter les divinités de l'Olympe africain, il
parle de l'amour, de la mort et de Dieu. Ce que l'on demande à un ar-
tiste, c'est, outre la perfection de la forme, que son œuvre donne le son
de son âme, et il suffit que cette âme soit sincère pour que l’œuvre soit
originale et humaine 27. [71] Les manifestes littéraires n'ont de prix que
lorsqu'ils sont appuyés par des œuvres de valeur.
Sans assigner à leur effort des limites trop étroites on voudrait
pourtant que nos écrivains missent plus d'attention à observer et à
comprendre le milieu où ils vivent — milieu physique, milieu moral
— et que l'on trouvât, plus souvent reflétées dans leurs œuvres, la ma-
gnificence de notre nature et la psychologie particulière de notre
peuple. C'est de cette manière que la littérature haïtienne aura une si-
gnification vraiment nationale et contribuera à l'enrichissement de la
culture humaine. Mais telle qu'elle se présente aujourd'hui, elle mérite
l'audience du monde et particulièrement celle de la France. C'est ce
que constate M. Daniel-Rops à propos d'un récent recueil de pages
choisies de prosateurs haïtiens : « En lisant cette anthologie d'écri-
vains haïtiens, on découvre avec bonheur une qualité de langue, de
style, de vocabulaire qui leur fait simplement honneur. Le français
dont ils usent est savoureux, vigoureux, par certains côtés plus pur
même que celui dont se servent maints écrivains français d'aujour-
d'hui, avec quelque chose de dru et d'exotique qui en accroît le
charme. Et ces écrivains qui portent si joliment de vieux noms de
France — Antoine Innocent Lhérisson, Fleury Féquière, Dulciné Jean-
Louis — méritent de compter parmi les écrivains de la vraie tradition
française, si méconnus qu'ils soient chez nous ».

27 V. Duraciné Vaval : Histoire de la littérature haïtienne ou l'Ame Noire,


1933.s
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 68

[72]

LE CRÉOLE HAÏTIEN,
PATOIS FRANÇAIS

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Les trois-quarts de la population d'Haïti parlent exclusivement le


créole. Ce patois se rapproche du français beaucoup plus que certains
idiomes locaux parlés en France même. On sait qu'à côté des parlers
populaires qui, suivant Gaston Paris, « étendent sur le sol français une
vaste tapisserie dont les couleurs variées se fondent sur tous les points
en nuances insensiblement dégradées », il existe des dialectes, tels que
le breton, le flamand, le basque, l'alsacien, le catalan, le provençal, qui
sont réellement distincts de la langue française, de sorte que, pour une
bonne partie de la nation française, le français est une langue apprise.
Si vous causez avec des paysans de n'importe quelle région d'Haïti,
vous constatez que les mots, à peu d'exceptions près, par lesquels ils
désignent les objets usuels ou expriment leurs sentiments les plus
simples, joies ou douleurs, sont exactement des vocables français,
dont les uns pourraient être compris par un Parisien fraîchement dé-
barqué, dont beaucoup d'autres, par contre, sont tellement déformés
par la prononciation qu'il faut un certain effort pour les reconnaître. Et
encore, certaines locutions créoles qui paraissent incompréhensibles à
un Français ne sont pas, comme il serait tenté de [73] le croire, des
mots corrompus ou altérés, mais des expressions bretonnes ou des
tournures du vieux parler normand, angevin, picard, poitevin ou même
basque, qui se sont conservées à l'état pur dans les campagnes haï-
tiennes. En veut-on quelques exemples ?
Une femme du peuple, expliquant à sa fille la différence entre l'eau
salée et l'eau sucrée, lui dit dans le plus pur créole : « Çà, cé d'leau sa-
lée. Çà, cé d'leau sucrée ». Elle dirait sicrée si elle était complètement
illettrée, l’u étant quelquefois difficile à prononcer. Voici une phrase
plus compliquée que j'extrais de « Philologie créole » de M. Jules
Faine. « Çà ou besoin faire toutt mystère-çà là pour baille moune ioun
tasse café ? » Je traduis littéralement : Çà vous besoin faire tout ce
mystère-là pour donner au monde (aux gens) une tasse de café ? »
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 69

L'auteur signale le sens particulier (soin, précaution, application) que


l'angevin, comme le créole, donne au mot mystère. Dans « baille »
vous reconnaissez le vieux verbe français bailler, du latin bajulare si-
gnifiant donner.
Le créole est un « parler français », non exclusivement haïtien,
puisqu'on le retrouve, avec quelques variantes, à 1’i1e Maurice, à la
Réunion, en Louisiane, partout où l'influence française s'est pendant
quelque temps exercée. Dans l'intéressant recueil Louisiane et Texas
consacré par l'Institut des Etudes Américaines au voyage de la Mis-
sion Cavelier de la Salle en 1938, la princesse Achille Murat raconte
de manière charmante la visite qu'elle fit à ses cousines du Vieux-Car-
ré de la Nouvelle-Orléans, — « petites-filles de ses arrière-grand'-
tantes Célina, Althée, Séraphine, Polymnie, Uranie et Athénaïs, bro-
chette de créoles, belles à ravir comme un conte de fées, descendant,
au même titre que sa grand'-mère paternelle, de Carie-Célie Rossignol
des Dunes née à Port-de-Paix dans l'île de Saint-Domingue ». Et c'est
ainsi que la princesse apprit de leur cuisinière noire, en authentique
patois créole, la recette du « gombo [74] filé » qui, avec du bon riz,
constitue le mets le plus réputé de toute la Louisiane.

Suzanne, jolie femme,


Li pas mandé lit à colonnes,
Li pas mandé du vin bourgogne,
Li just vlé gombo filé.

Si la princesse Murât était venue à Port-au-Prince, elle aurait pu


obtenir de sa cousine haïtienne Mme Pierre Hudicourt, née Rossignol,
d'autres recettes culinaires tout aussi intéressantes et, particulièrement,
une meilleure appréciation de la culture française si fidèlement main-
tenue en Haïti.
*
* *
L'usage presque général du créole est l'une des grandes difficultés
de l'enseignement du français chez nous. L'enfant du peuple arrive en
effet à l'école primaire avec un vocabulaire composé de mots français,
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 70

dont la prononciation ou souvent même le sens est altéré. Né et élevé


dans un milieu où l'on parle exclusivement le créole, il a imité gestes
et paroles de ses parents, traduisant ses premières impressions dans le
puéril patois maternel. Puis, son vocabulaire s'est enrichi à mesure
qu'il acquérait une plus grande connaissance des choses qui l'entourent
et que son horizon intellectuel s'élargissait. Quand donc il est admis à
l'école primaire, quelquefois à un âge assez avancé, il a déjà contracté
des habitudes de langage pour la plupart vicieuses ; il s'est accoutumé
à accoler aux objets des noms impropres ; il a appris à donner à cer-
tains mots une acception qui ne leur convient pas ou une prononcia-
tion qui les défigure. Mis brusquement en contact avec le français, il
est d'abord comme dérouté, car cette langue est pour [75] lui quelque
chose d'étranger et de mort, qui ne lui semble avoir aucun rapport
avec le langage vivant et expressif au moyen duquel il traduit sa pen-
sée et communique avec ses semblables. Il s'établit ainsi entre la
langue qu'on lui enseigne à l'école et celle qu'il parle au dehors un vé-
ritable antagonisme. Et cet antagonisme dure d'autant plus longtemps
que le maître — comme c'est trop souvent le cas — fait consister l'en-
seignement du français dans l'étude étroite et rebutante de la gram-
maire au lieu de l'appliquer le plus tôt possible à l'expression vivante
— parlée ou écrite — de la pensée. C'est pourquoi, dans un remar-
quable rapport sur l'éducation nationale, la Commission de l'enseigne-
ment secondaire de 1906 recommandait que le français fût enseigné
au début comme une langue vivante étrangère par l'emploi intelligent
de la méthode directe 28.
Ce conflit entre le créole et le français se décèle manifestement
chez quelques-uns de nos écrivains. Leur style manque de spontanéité
et de naturel ; il a souvent l'air emprunté d'un paysan endimanché. Le
français n'est pas en effet pour eux l'expression jaillissante et pure de
l'idée ou du sentiment : ils n'écrivent pas, ils rédigent. J'ai entendu un
excellent écrivain de langue française, M. Mockel, faire cette subtile
distinction et l'appliquer — très injustement d'ailleurs — à ses compa-
triotes belges et aux Suisses romands.
La question est de grande importance politique et sociale pour Haï-
ti, car c'est la langue d'un pays qui constitue le facteur le plus puissant
28 Dans les familles où le français est couramment employé, l'enfant apprend
à s'exprimer dans cette langue avec une surprenante facilité, — ce qui ne l'em-
pêche pas de parler le créole le plus pittoresque.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 71

de son unité. C'est la phrase écrite qui, par le livre ou le journal, va


porter au loin la pensée et la communiquer à chaque membre de la
communauté nationale. Comment atteindre la nation tout entière, la
faire vibrer à l'unisson, l'enflammer pour une belle cause ou simple-
ment lui enseigner [76] les notions les plus indispensables d'hygiène,
de morale, de droit, de science et de travail, si le journal ou le livre ne
peut être lu et compris que par une infime minorité ? Le français n'est
pas, comme trop de gens le croient encore en Haïti, un simple outil lit-
téraire, un luxe ou une parure permettant de briller dans les réunions
mondaines : c'est un moyen d'acquisition de la science, l'instrument
indispensable de la pensée philosophique, la clef qui donne accès aux
œuvres les plus hautes de l'esprit humain.
Pour des raisons évidentes, le créole — qu'un auteur définissait
« le français remis en enfance » — ne peut être substitué à la langue
française pour remplir ce rôle nécessaire à la formation et au dévelop-
pement d'une culture nationale. Cela ne veut point dire qu'on doive
bannir l'usage du patois de l'enseignement en Haïti. Dans les écoles
populaires et dans les centres d'éducation rurale, dont le but principal
est de faire acquérir aux élèves des connaissances pratiques et immé-
diatement utilisables, une proscription radicale du créole risquerait
d'aboutir à des résultats désastreux. « Le grand vice du système qui ne
tient pas compte des dialectes-populaires — comme écrivait si juste-
ment le grand Mistral — est de faire le vide dans le cerveau des en-
fants du peuple, en remplaçant les assimilations naturelles et sponta-
nées de l'intelligence enfantine par un langage factice et essentielle-
ment fugitif de notions disparates qui, en dehors des quatre règles de
l'arithmétique, seront en général inutiles à l'écolier ».
Dans une série de petits ouvrages très instructifs, un auteur haïtien,
M. Frédéric Doret, a montré quel profit on peut tirer de l'emploi si-
multané du patois créole et du français pour les commençants. Son
livre, « Les premiers pas dans la grammaire », est une excellente dé-
monstration de la méthode bilingue qu'il préconise, en même temps
que la mise en regard du texte français et du texte créole accuse de fa-
çon saisissante l'étroite filiation de l'idiome haïtien avec la langue
française. [77] Pour mieux marquer cette filiation, l'auteur s'est ingé-
nié à conserver aux mots créoles leur orthographe française en laissant
au lecteur, comme il dit, « le soin de ne pas prononcer les r et de
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 72

mettre le son nasal partout où bon lui semble, selon les besoins de la
phonétique qu’il préfère ».
Voici un exemple de la méthode Doret :

Chaque pays gagner langue-li. Chaque pays a sa langue. Dans


N'en Partie de l'Est, Dominicains la Partie de l'Est, les Dominicains
parlé espagnol. C'est pour ça nous parlent l'espagnol. C'est pourquoi
hélé-yo Pagnols. C'est espagnol nous les appelons Espagnols.
yo parlé n'en Amérique du Sud C'est l'espagnol qu'on parle dans
tou 29, et anglais n'en Amérique du l'Amérique du Sud aussi, et l'An-
Nord. Nous-mêmes Haïtiens, glais dans l'Amérique du Nord.
nous parlé créole ac français. Nous-mêmes, Haitiens, nous par-
lons le créole et le français.

Mais créole pas tout-à-fait Mais le créole n’est pas exac-


ioun langue, bien que li composé tement une langue, bien qu'il ne
presque ac mots français seule- soit composé à peu près que de
ment. Français, c'est langue yo mots français. Le français, c'est la
parlé en France. Gagner d'autres langue qu'on parle en France. Il y
pays qui parlé créole tou. Yo pas a d'autres pays où l'on parle aussi
loin nous : la Martinique, la Gua- le créole. Ils ne sont pas loin de
deloupe, la Guyane, la Louisiane. nous : la Martinique, la Guade-
Créole, c'est ioun patois français. loupe, la Guyane, la Louisiane.
N'en point livres ni journal qui Le créole, c'est un patois français.
écrits en créole. Si ou vlé ap- Il n'y a pas de livres ni de jour-
prendre què-que chose n'en livres, naux écrits en créole. Si vous
il faut que c'est n'en livres-fran- voulez apprendre quelque chose
çais. par la lecture, il faut que ce soit
dans des livres écrits en français.

29 Tou signifiant « aussi » vient de l'anglais too ou peut-être du français itou.


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 73

[78]

N'en temps longtemps, Haiti té Il y a longtemps, Haiti était un


ioun pays indien, mais quand pays indien ; mais quand les
blancs espagnols rivés n'en pays- blancs Espagnols arrivèrent dans
là, yo détruit toute race indienne- le pays, ils détruisirent toute cette
là. Comme yo té besoin moune race indienne. Comme ils avaient
pour travailler la terre, yo ramassé besoin de monde pour travailler la
nègres en Afrique pour faire yo terre, ils allèrent prendre des
servir comme esclaves. Toutes nègres en Afrique pour les faire
nègres-là yo pas té parlé même servir comme esclaves. Tous ces
langue, parce que Afrique c'est nègres ne parlaient pas la même
ioun pays qui grand enpile, et yo langue, parce que l'Afrique est un
toutes pas té sortis même côté. très grand pays, et ils ne sortaient
Ioun partie, c'était Congo ; ioun pas tous des mêmes endroits. Les
l'autre, Sénégal ; ioun l'autre, Da- uns venaient du Congo, d'autres
homey. Lorss yo va montre-nous du Sénégal, d'autres du Dahomey.
géographie, n'a connain pays çà- Lorsque vous apprendrez la géo-
yo plus bien. graphie, vous connaîtrez mieux
ces pays-là.

Mais blancs Français metté Mais les blancs français mirent


Espagnols dehors, prend place yo. dehors les Espagnols et prirent
Comme nègres-yo té besoin com- leur place. Comme les nègres
muniquer ensemble et que yo pas avaient besoin de communiquer
té sottes, yo coûté qui genre les uns avec les autres et qu'ils
blancs français a pé parler. Yo es- n'étaient pas des sots, ils écou-
sayé parler tant cou blancs yo. tèrent les Français et essayèrent
C'est comme çà créole trouvé li de parler comme ces blancs. C'est
faite. Faut pas croué c'est nègre comme ça qu'est né le créole. Il
seulement qui té parlé créole. ne faut pas croire que c'étaient les
Blancs français metté parlé-li tout nègres seulement qui parlaient le
pour yo capable comprendre çà créole. Les blancs français se
nègres-là a pé dire. Et, finale- mirent aussi à le parler pour être
ment, pitites blancs trouvé capables de comprendre ce que
connain créole plus disaient les nègres. Et,
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 74

[79]

bien que manmans et papas-yo. finalement, les enfants des blancs


Même gagner colons blancs qui connaissaient le créole mieux que
écrit vers en créole avant Haitiens leurs pères et mères. Il y eut
fait indépendance-yo à Gonaives même des colons blancs qui écri-
premier janvier 1804. virent des vers en créole avant
que les Haitiens eussent proclamé
leur indépendance à Gonaives le
ler janvier 1804 30.

J'ai tenu à reproduire intégralement cette page de Frédéric Doret à


cause de son importance pédagogique et aussi parce qu'elle a une va-
leur historique : elle montre en effet comment s'est formé le créole de-
venu le langage commun des colonies françaises d'Amérique. Elle met
également en évidence l'erreur énorme de certains écrivains haïtiens
qui, sous prétexte de nationalisme ou même de racisme, voudraient
imposer à Haïti comme langue nationale cette mixture coloniale qu'est
le patois créole 31.
*
* *
Le créole adopté par Doret est quelque peu artificiel. Il convient
cependant de faire remarquer que, même [80] prononcés à la fran-
çaise, tous les mots employés dans la page ci-dessus reproduite,
peuvent être compris de n'importe quel paysan haïtien. Le patois haï-
tien a infiniment plus de charme quand il s'exprime sans contrainte.
Peu d'écrivains, à la vérité, ont pu le saisir dans sa grâce naïve parce

30 Moreau de St-Méry a cité une chanson créole écrite en 1750, dont nous re-
produisons la première strophe : Lisette quitté la plaine. — Moin perdi bon-
heur à moin. — Gié à moin semblé fontaine, — Dépi moin pas miré toué. —
Le jou, quand moin coupé canne, — Moin songé Zamour à moin. — La nuit,
quand moin lan cabanne, — Lan dormi moin quimbé ou. »
31 V. Idylles ou Essais de poésie créole, par un Colon de St-Domingue, Ca-
hors, Combarieu, imprimeur, 1821. Dans une courte préface, l'auteur définit le
créole « une espèce de jargon ou de français corrompu que parlent générale-
ment les Nègres, les créoles et la plupart des colons de nos îles d'Amérique ».
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 75

qu'il est rebelle à l'écriture et plein de nuances qui ne se peuvent


rendre que par des interjections, des soupirs ou de simples gestes. Un
poète haïtien, Oswald Durand, a su conserver au créole toute sa saveur
candide dans une pièce, Choucoune, que la musique de Moléard-Mon-
ton a rendue populaire. Essayez de dire à haute voix ces strophes
chantantes.

Derriè yon gros touff' pingouin,


L'aut' jou, moin contré Choucoune.
Li souri l'heure'li ouè moin.
Moin dis : — Ciel ! A la bell'moune !
Li dit : — Ou trouvez çà, cher ?
P'tis ouézeaux ta pé coûté nou dans l'air...
Quand moin songé çà, moin gangnin la peine,
Car dépi jou-là, dé pieds moin lan chaîne.
Choucoune ce ioun marabout ;
Li gangnin tété douboutt.
Z'yeux-li claire com' chandelle...
Ah ! si Choucoune té fidèle !...
Nous rété causer longtemps.
Jusqu' zoézeaux lan bois té paraîtr' contents !
Pitôt blié çà, cé trop grand la peine,
Car, dépi jou-là, dé pieds moin lan chaîne...

Massillon Coicou a aussi écrit en créole des morceaux de belle ve-


nue, dont l'un, « Les malheurs de Ti-Yette », est empreint de grâce
mélancolique. Georges Sylvain a lui-même publié, sous le titre de
« Cric-Crac », les fables de La Fontaine interprétées plutôt que tra-
duites en patois. Ce travail est extrêmement intéressant parce que l'au-
teur a non seulement voulu rendre en créole du meilleur aloi les
nuances de la langue savoureuse du fabuliste, mais essayé aussi d'en-
fermer dans ses vers
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 76

Planche 5a
Retour à la table des matières

L'École de Médecine, à Port-au-Prince. (Cl. Doret.)


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 77

Planche 5b
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Le Stade Magloire, à Port-au-Prince. (Cl. Doret.)


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 78

Planche 6
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Barques sur l’Artibonite, principal fleuve d’Haïti. (Cl. Doret.)


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 79

[81]
toute la sagesse narquoise et la philosophie fataliste de la paysannerie
haïtienne. Malheureusement, le lecteur s'arrête découragé devant la
difficile besogne de déchiffrer l'orthographe compliquée que Sylvain a
dû adopter pour rendre les sons créoles.
Quelques auteurs dramatiques ont su avec bonheur utiliser le
créole. Massillon Coicou, dans une spirituelle comédie de mœurs lo-
cales, l’Ecole Mutuelle, a fait un heureux emploi des plus piquants de
nos proverbes populaires en les adaptant exactement aux multiples si-
tuations de la pièce. Pollux Paul et Augustin nous ont donné quelques
vaudevilles d'une gaieté étourdissante où se signalèrent Sterne Rey
P.D. Plaisir et Clément Coicou, l'impayable Papayoute. Aujourd'hui,
un acteur, devenu populaire sous le nom de Languichatte, fait la joie
du public de toutes les classes de la société port-au-princienne avec
ses monologues créoles, souvent satiriques, parfois mélancoliques et
toujours pleins d'esprit jaillissant. Dans un genre plus relevé, M. Al-
phonse Henriquez a composé un Boukman d'une grandeur farouche,
qui n'a pas encore été porté à la scène mais dont la lecture publique
permet d'espérer pour l'auteur le plus retentissant succès.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 80

[82]

LE FOLKLORE HAÏTIEN

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L'un des moyens les plus sûrs de comprendre la psychologie du


peuple est l'étude de ses croyances, de ses sentiments, de ses pensées,
qui s'expriment dans ses proverbes, dans ses contes, fables et lé-
gendes, dans ses chansons et ses danses, dans ses jeux et dans ses arts,
dont l'ensemble constitue le folklore.
Il y a une littérature populaire haïtienne. Elle est orale puisqu'elle
n'a pas d'autre voie d'expression que le créole. Elle consiste en dic-
tons, énigmes, récits fabuleux, contes parlés ou chantés, chansons et
chants rituels.
Les proverbes expriment la philosophie du peuple : ce sont des
maximes sur la vie, l'amour, la mort, la conduite humaine en général.
Pleins de malice et révélant parfois une certaine pénétration psycholo-
gique, ils portent généralement la marque d'une sorte de fatalisme au-
quel l'ironie prête ses sourires. Quelques-uns sont d'une forme imagée
et pittoresque. John Bigelow, qui fut ministre des États-Unis à Paris de
1864 à 1867, visita Haïti vers 1854 et fut vivement frappé de la grâce
ou de la profondeur de la plupart de ces dictons : il en recuellit un cer-
tain nombre et les commenta dans un aimable petit livre Wit and Wis-
dom of the Haitians. Le [83] journaliste J. J. Audain les réunit en une
brochure qui fut publiée en 1872 et rééditée en 1914 par Edmond Che-
net. J'ai déjà dit comment, dans une spirituelle comédie de mœurs lo-
cales, l’Ecole Mutuelle, Massillon Coicou a délicieusement utilisé les
plus piquants de ces proverbes. En voici quelques-uns, tirés de Philo-
logie créole, de M. Jules Faine

1. Belle femme, bel malheu : Belle femme, beau malheur, grand


tracas !
2. Macaque saoul pas janmin coucher douvant porte chien. — Le
macaque saoul ne se couche jamais devant la porte du chien.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 81

3. La rosée fait banda tout temps soleil pas levé. — La rosée fait
la fière tout le temps que le soleil n'est pas levé. Le mot banda
vient de l'espagnol. Faire la banda, d'après Faine, c'est se pava-
ner dans ses beaux atours.
4. Quand mapou tombé, cabritt mangé feuilles-li. — Quand un
gros arbre comme le mapou tombe, les cabris mangent ses
feuilles. On comprend facilement l'allusion aux potentats qui,
lorsqu'ils tombent du pouvoir, reçoivent le coup de pied de
l'âne.
5. Femme, cé bois pourri. — La femme, c'est comme du bois
pourri. Il ne faut pas s'appuyer sur elle, avoir confiance en elle.
Henri IV exprimait la même méfiance en disant :

Souvent femme varie.


Bien fol est qui s'y fie.

Dans ces dictons populaires, qui s'expriment en un créole si proche


du français, on retrouve l'écho de l'expérience humaine de tous les
temps et de tous les pays.
Les énigmes et charades sont en grand honneur parmi les paysans,
qui excellent dans l'art subtil de dissimuler leur pensée en la décrivant
en termes obscurs et ambigus. Mais les fables et les contes ont parti-
culièrement leur faveur. « Si, écrit M. Price Mars, l'on fait de ces [84]
contes haïtiens une étude serrée, il n'est pas rare d'y rencontrer des su-
jets où les genres les plus divers se coudoient : l'épopée, le drame, le
comique et la satire. Il apparaît néanmoins que ces deux derniers
genres en donnent la note dominante comme étant plus expressive de
notre état d'âme. D'ailleurs, le comique et la satire de nos contes
éclatent le plus souvent, non point dans la trame du récit toujours
simple et naïf, mais dans le réalisme et le pittoresque des personnages.
Ceux-ci s'expriment en paraboles et en sentences. Ils revêtent presque
toujours un caractère de symboles. Telle est, par exemple, la concep-
tion de Bouqui et Ti-Malice. On dit justement que ces deux héros insé-
parables sont, l'un, la personnification de la bonne brute, de la force
inintelligente et cordiale, tandis que l'autre est celle de la ruse ». Ceux
qui ont étudié les premiers temps de la littérature française ne man-
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 82

queront pas de reconnaître dans Bouqui et Ti-Malice l'Isengrin et le


Goupil du Roman de Renart.
D'après Suzanne Comhaire-Sylvain, « les plus anciens d'entre les
contes chantés ont commencé par être tout bonnement des chansons
auxquelles, un jour, un chanteur a ajouté quelques phrases explica-
tives. D'autres sont de formation récente dans lesquels mélodie et ex-
plication ont été composées en même temps, — la partie chantée étant
en général médiocre ». Suzanne Comhaire-Sylvain fait cette intres-
sante observation : « J'ai parlé de contes anciens et de contes récents.
Cela peut étonner, car, d'ordinaire, en pays civilisé, le folklore est an-
cien. Chez nous, en Haïti, il n'en va pas de même. On peut encore, de
nos jours, assister à l'éclosion de nouveaux thèmes populaires... Beau-
coup de nos contes chantés se retrouvent, avec quelques variantes,
dans le folklore de la Guyane, de la Louisiane et de la Martinique...
On les « tirait » déjà à l'époque coloniale, et c'est probablement alors
qu'ils ont pris leur forme définitive. A propos de contes existant paral-
lèlement dans d'autres folklores, sait-on que les paysans de Léogane
se [85] répètent l'aventure des « bossus » telle qu'on la racontait en
Bretagne au siècle dernier et peut-être encore de nos jours ? L'apport
français n'est d'ailleurs pas négligeable dans la formation du folklore
haïtien : les romances sont jusqu'à présent dans le goût du dix-sep-
tième et du dix-huitième siècle français, et les contes eux-mêmes
commencent par la même phrase d'introduction de ceux des marins
bretons : Cric-Crac. »
Les contes et récits fabuleux font le bonheur des enfants. Les gens
du peuple — ceux des villes comme ceux des campagnes — raffolent
de chants et de danses. Ils ont leurs chansons de travail, que les porte-
faix appellent « boulas », et les mariniers « chantés-godillés », parce
qu'elles s'accordent avec les mouvements de la godille. Il y a celles
qui animent la « coumbite » et donnent du cœur aux plus paresseux.
Ce sont toutefois les airs de danse qui sont les plus nombreux.
Le plus populaire de ces airs est la meringue. « Elle est fille, écrit
le musicographe haïtien Franck Lassègue, de la danza espagnole et
sœur de toutes les danses similaires répandues aux Antilles et dans
l'Amérique du Sud, telles que tango, biguine, zapata, rhumba, danzon
et habanera. » Comme musique, ajoute Lassègue, « la meringue jaillit
facilement, de la bouche du populaire, d'un motif et plus souvent de
deux motifs. Elle est fraîche, voluptueuse » et parfois satirique, ne
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 83

craignant pas, surtout pendant les folles journées du Carnaval, de s'at-


taquer aux personnes en place et de dénoncer d'une phrase légère et
narquoise les abus des potentats. « Elle perd cependant cette simplici-
té naïve lorsque les vrais compositeurs en modifient le rythme et sub-
tilisent la mélodie, en compliquant les éléments de l'inspiration popu-
laire et en y ajoutant un troisième motif. »
Dans l'excellente étude que nous avons déjà signalée, Suzanne
Comhaire-Sylvain donne une énumération des danses populaires les
plus communes et des instruments de musique usités dans les cam-
pagnes haïtiennes. [86] Nous ne pouvons mieux faire que de la citer
encore une fois.
« Les danses profanes sont la polika (polka dénaturée comme le
nom l'indique) ; la baila, d'origine espagnole ; le congo ordinaire (qui
se rapproche du charleston et qui ne doit pas être confondu avec le
congo vaudou) ; la martinique (danse coloniale dans laquelle dame et
cavalier ont des pas tout à fait différents, elle, se déplaçant presque
imperceptiblement, tandis que lui tourne autour d'elle) ; la meringue,
notre danse nationale ; la contredanse ou quadrille haïtien, la rada et
l a banda, d'origine africaine, enfin le ménouette à trois ou quatre
temps, dérivé du menuet français, avec saluts et révérences.
« Le paysan haïtien recherche les différences de timbre en mu-
sique, mais il n'a pas la notion de l'harmonie ; il ne conçoit un accom-
pagnement qu'à l'unisson ou à l'octave. Dans un chœur d'hommes et
de femmes les hommes prendront une voix de tête souvent désa-
gréable pour éviter, si c'est possible, même un intervalle d'octave entre
les voix.
« L'instrument le plus populaire dans nos campagnes est le tam-
bour et son alter-ego le tambourin. Il y en a de toutes formes et de
toutes dimensions, depuis les « tambours-jouettes » de deux ou trois
pouces de haut jusqu'aux gros « tambours-loas » de quatre pieds envi-
ron. On les frappe à la baguette, à la manière des peuples civilisés,
pour marquer le rythme des chansons ; ou bien on les bat avec les
mains, ou on les gratte avec l'ongle, à la mode sauvage, pour en tirer
des sons lugubres, quelque chose de déchirant et d'étouffé qui tient à
la fois de la plainte, du hurlement et du grondement. C'est déjà tout un
art de gratter convenablement le tambour !
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 84

« La mélodie chantée est quelquefois doublée à l'unisson par un


accordéon ou un vieillon (violon à son aigre) et rythmée par des tri-
angles de fortune, en plus des tambours et tambourins. À certains
époques de l'année, [87] durant la Semaine Sainte par exemple, on se
sert d'un instrument spécial, la calorine ou tambour-maringouin. La
veille de la fête, il faut s'occuper de la confection des calorines. Pour
cela, on choisit des tiges droites, souples, ayant une extrémité en
fourche. On plante cette extrémité à une certaine profondeur dans le
sol et on relie au sommet l'un des bras de la fourche au moyen d'une
corde afin de donner à l'instrument la forme d'un arc. Puis, on tasse la
terre entre la tige et la corde afin d'obtenir une dénivellation que l'on
pave avec deux ou trois pierres avant de la recouvrir d'un morceau de
tache de palmier, percé en son milieu pour laisser passer la corde. Cela
constitue une caisse de résonance sommaire. On bat la calorine à la
baguette, ou on la pince avec les doigts. En variant la hauteur de la
tige, la largeur de la caisse de résonance et la grosseur de la corde, on
obtient à peu de frais une série d'instruments différents, un orchestre
de calorines. »
« Les chansons de danse, dit à son tour Franck Lassègue, sont
courtes, vives ou lentes, mais empreintes de mélancolie. Elles sont
bien rythmées dans les huit ou seize mesures qui en font la charpente.
Elles offrent dans ce cas une diversité rythmique dont les plus caracté-
ristiques sont représentées par l’arada, le yanvalou, mouvement de
valse très lente, le Pethro, bacchanale tourmentée et bizarre, le congo,
plus marqué et moins vif que la « Pasquinade » de Gottschalk. On
peut les multiplier à l'infini jusqu'à comprendre la danse des Carabi-
niers, qui, légère et gaie, est le morceau final de toute ronde. De ces
chansons, il y a en de purement africaines : ce sont les plus rares. Il y
en a qui relèvent d'un mode dit haïtien : ce sont les plus fréquentes.
Dans notre milieu, où la tradition orale tient lieu d'archives manus-
crites, certaines chansons africaines, parce que transmises, et d'autres
parce qu'improvisées par les incantateurs, ont subi des déformations.
Elles ont subi l'influence rythmique et mélodique de la meringue et
des chants coloniaux français, celle également des mélopées [88] indi-
gènes. Donc, les éléments rythme et mélodie présentent des déviations
du type initial. La gamme africaine qui, dans les liturgies comme dans
les danses ne porte que cinq notes toujours à l'exclusion de la sensible,
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 85

ne se reproduit pas généralement dans les airs dits du mode haïtien, le-
quel est bâti sur l'échelle diatonique de la gamme moderne ».
*
* *
Par quels procédés, ces chansons et danses populaires, ces chants
liturgiques, qui accompagnent les cérémonies vodouesques, se trans-
forment ou se déforment au contact de la civilisation, une anecdote
contée par M. Candelon Rigoud nous en donne un piquant exemple.
L'auteur des « Promenades dans la Plaine du Cul-de-Sac » 32 nous ra-
conte qu'il fut fort étonné, un jour qu'il assistait à une cérémonie du
Vodou, d'entendre entonner comme un chant rituel l'air célèbre du Roi
de Thulé. La voix était jeune et assez juste. Il interrogea la chanteuse
— une hounci, c'est-à-dire une assistante de la maman-loi— et apprit
qu'elle avait été bonne pendant quelque temps chez une grande canta-
trice haïtienne, Mme Franck Faubert. Et voilà comment Gœthe et
Gounod ont fourni des thèmes à la liturgie du Vodou.
Wagner a dit que « la chanson et la danse sont les deux sources de
la musique. » Nos danses et nos chansons sont-elles assez riches de
matière pour inspirer nos musiciens ?
D'une part, écrit Lassègue, « on a les chants du terroirs : mélopées
des indigènes, meringues populaires, thèmes coloniaux français ou an-
glais, et chansons africaines : tout cela constitue un héritage bien di-
vers. Et, d'autre part, on peut considérer les œuvres de nos [89] com-
positeurs, qui représentent en majorité le produit d'une éducation mu-
sicale exotique. Pour avoir plus spécialement subi l'influence de la
musique européenne, nous en sommes restés longtemps tributaires.
D'autres, tels que Théramène Ménès et Occide Jeanty, avaient essayé
d'en secouer le joug ; mais leurs efforts isolés ou inconstants n'avaient
pas déclenché de réaction en faveur de la composition folklorique. En-
fin Justin Elie vint, et le premier, pour donner une impulsion nouvelle
et sérieuse à notre musique, recueillit des thèmes populaires et en tira
des œuvres originales. C'est pour s'être inspiré du mouvement musical
opéré en Russie par Borodine, en Hongrie par Brahms et Listz, en
Norvège par Grieg, qu'il a définitivement tourné l'esprit haïtien vers
toutes ces chansons intimement liées à la vie nationale et desquelles
sortira, non sans doute par des arrangements harmoniques et mélo-
32 Promenades dans les campagnes d'Haïti, 1930.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 86

diques, mais par des rythmes caractéristiques quoique légèrement dé-


formés, une musique haïtienne ». 33
Une Américaine de couleur, Catherine Dunham, alors qu'elle était
étudiante à Northwestern University, obtint de la Fondation Guggen-
heim une bourse qui lui permit de faire, sur place, une étude spéciale
des danses populaires. Dans la monographie qu'elle écrivit à ce sujet,
et dont elle voulut bien me communiquer quelques bonnes pages, elle
a décrit les danses haïtiennes (religieuses, profanes et carnavalesques)
et montré leurs relations avec celles des autres îles antillaises. « On ne
peut vivre quelque temps au milieu de ces populations, dit-elle, sans
reconnaître la suprême importance de la danse dans leur activité quoti-
dienne. Elle forme une large part de leur vie religieuse et constitue vé-
ritablement toute leur existence sociale, pénétrant même jusque dans
leur organisation du travail. C'est ma ferme conviction, basée sur des
observations personnelles, que si l'on connaît [90] les danses d'un
peuple, on possède la clef la plus sûre pour comprendre sa psycholo-
gie et sa structure sociale ».
Si le point de vue sociologique attira particulièrement l'attention de
Catherine Dunham dans l'étude de ces danses populaires, elle ne fut
pas moins sensible aux qualités esthétiques qu'elles lui paraissaient
comporter. Ancienne ballerine de l'Opéra de Chicago, elle les étudia
au point de vue des organes qu'elles mettent en mouvement : danses
des épaules, du dos, des hanches, du ventre et des pieds. « Les danses
cérémonielles, écrit-elle, se font principalement avec les épaules
(danse-zépaules), avec les muscles du dos (yanvalou) et avec les pieds
(péthro ou magi). Elle y trouva des éléments qu'elle sut utiliser par
stylisation dans la callisthénie et la chorégraphie. Les grands succès
que Catherine Dunham a obtenus aux États-Unis et en Europe avec
ses programmes de danses primitives montrent à quel point elle avait
vu juste et avec quel art elle a tiré parti de ses observations d'ethno-
graphe. 34
La 8e Conférence Panaméricaine, après avoir proclamé dans la fa-
meuse Déclaration de Lima l'unité spirituelle des nations d'Amérique,
a formellement reconnu, par une Résolution votée le 24 décembre

33 Franck Lassègue, Ciselures, Albert (France), 1929.


34 Catherine Dunham vient de publier à Paris un volume intitulé Danses haï-
tiennes.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 87

1938, qu'une « connaissance plus approfondie des arts et principale-


ment de la musique fortifierait les liens d'amitié qui unissent les
peuples de cet hémisphère ». De cette Résolution découle pour les
Haïtiens l'obligation de développer leurs arts 35 et particulièrement leur
musique de façon à participer efficacement à la vie spirituelle des
peuples de ce continent.
J'étais ministre à Washington quand mourut à New-York, en 1932,
Justin Elie. J'écrivis au ministre des relations extérieures pour lui dé-
crire l'impression profonde qu'avait produite dans les milieux artis-
tiques de la capitale [91] fédérale la disparition de l'auteur des « Bac-
chanales », qui fut si souvent applaudi aux concerts latino-américains
organisés, durant l'été, par l'Union Panaméricaine. Justin Elie était en
effet grandement apprécié par les amateurs de bonne musique à cause
de la forte originalité de ses compositions, qui révélaient aussi sa pro-
fonde culture musicale. Il préparait une grande œuvre lyrique, inspirée
du folklore haïtien, quand la mort vint le surprendre. Il importe que le
mouvement inauguré par lui soit poursuivi dans le sens qu'il avait si
heureusement indiqué. Cette exploitation du folklore national a permis
aux États-Unis de se former ce que l'on pourrait appeler une
« conscience musicale américaine ». Les artistes haïtiens, tels que Lu-
dovic Lamothe 36, Jaegerhuber, Lina Mathon, Carmen Brouard, Si-
mone Dupuy, Andrée et Valério Canez, Georgette Molière, Maria
Ethéart, Jean-Baptiste, Dumervé, etc., peuvent faire — et sont même
en train de faire pour Haïti — ce qu'ont fait pour les États-Unis les
Dvorak, les James Bland, Harry T. Burleigh, Nathaniel Dett, Rosa-
mond et Weldon Johnson, Coleridge Taylor, George Gershwin, Ma-
rion Cook, William Dawson, Shirley, William Still, Cameron Clarence
White, et tant d'autres.
[92]

35 V. Selden Rodman, Renaissance in Haïti, New-York.


36 Ludovic Lamothe est mort en avril 1953. Il laisse des compositions d'une
sensibilité profonde qui l'ont mis au premier rang des musiciens haïtiens.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 88

[93]

Haïti et son peuple

Chapitre V
MŒURS ET CROYANCES
POPULAIRES

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En 1894, l'amiral Fournier, commandant de la division navale fran-


çaise de l'Atlantique, vint à Port-au-Prince. Il y fut reçu avec cordiali-
té. Au cours d'une brillante fête donnée en son honneur, il manifesta sa
joie et aussi quelque surprise : il avait cru, en débarquant dans la capi-
tale de la république haïtienne, tomber dans une bande de nègres vêtus
de pagnes. Et voici qu'il trouvait, réunis autour de lui, des hommes et
des femmes qui pouvaient avec avantage — il eut l'amabilité de l'affir-
mer — figurer dans les salons les plus aristocratiques de Paris.
Si les hasards d'une croisière dans les mers antillaises ne l'avaient
conduit à Port-au-Prince, l'amiral Fournier eût très vraisemblablement
gardé des Haïtiens l'opinion qu'il s'en était faite d'après des récits de
voyageurs fantaisistes ou d'écrivains en quête d'histoires sensation-
nelles.
[94]
Les idées les plus fausses courent en effet sur Haïti. On les accepte
sans contrôle et on les répand avec complaisance, faisant ainsi un mal
considérable à un jeune peuple qui, pour se développer intellectuelle-
ment et économiquement, a besoin de l'appui bienveillant des autres
nations plus cultivées et plus riches.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 89

Tout d'abord, le grand reproche que l’on fait aux Haïtiens, c'est de
rester fidèles à des croyances que l'on ne retrouve que chez les peu-
plades primitives de l'Afrique, privées de tout contact avec la civilisa-
tion moderne. Dans certaines imaginations étrangères, le mot Vodou
évoque on ne sait quelles scènes terrifiantes d'orgie et de canniba-
lisme.
Un fait historique a donné prétexte à l'accusation d'anthropophagie
portée contre le peuple haïtien. En 1863, huit personnes, habitant le
quartier de Bizoton situé à quelque distance de la capitale, furent ac-
cusées d'avoir volé un enfant et de l'avoir ensuite tué et mangé.
Condamnées à mort par le tribunal criminel de Port-au-Prince, elles
furent toutes fusillées le 13 février 1864, bien qu'il se trouvât quatre
femmes parmi elles. Malgré cette répression brutale, que le gouverne-
ment haïtien avait voulu rendre éclatante afin de montrer sa réproba-
tion d'un tel crime, le fait, rapporté avec un grand luxe de détails par
sir Spencer St-John dans son livre The Black Republic, a servi de
thème à d'innombrables écrits d'auteurs américains, tels que Seabrook
(The Magic Island), Craige (Cannibal Cousins), Loederer (Voodoo
Fire in Haïti), qui ont présenté Haïti comme le pays de la magie et son
peuple comme une nation de « possédés » en état permanent de crise
épileptiforme. Dans un rapport officiel de 1919, l'amiral Knapp, de la
marine des États-Unis, ne craignit pas d'accuser tout le peuple haïtien
de pratiquer le Vodou et d'être plus ou moins anthropophage afin de
trouver une justification à l'occupation militaire du pays.
[95]
Qu'est-ce en réalité que le Vodou ? Le docteur Louis Mars en
donne cette définition : « Le Vodou est une religion primitive qui se
pratique dans des temples édifiés à cette fin appelés, « houmforts ».
Des recherches spécialisées (Vodou et Névrose, de J.G. DorsainviL,
Ainsi parla l'Oncle, de Jean Price Mars, Life in a Haïtian Valley, de
Herskovitz) en ont fait ressortir le caractère purement religieux, dénué
de ce cannibalisme que lui imputent l'ignorance de certains écrivains
blancs, une presse malveillante et la complaisance candide de l'Haïtien
lui-même. Le rituel coutumier exige le sacrifice de volaille et de qua-
drupèdes en offrande aux dieux divers de l'Olympe africain. La danse
est de règle, comme pour bien des religions. Il s'y ajoute des crises de
possession qui panachent l'intérêt de telles réunions. Ces crises de
possession s'explicitent en phénomènes de dissociation mentale : l'in-
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 90

dividu est possédé de son dieu, change de voix, modifie son accoutre-
ment et parle de lui-même à la troisième personne » 37.
Dans le langage populaire, « pratiquer le Vodou » est synonyme de
« danser le Vodou ». Voici comment un éminent médecin haïtien, Dr
Léon Audain, décrit cette danse du Vodou : « À certaines époques de
l'année, on immole des boucs, des moutons, des poulets et des pin-
tades... pour les manger. On boit du tafia d'une manière démesurée.
On danse au son du tambour, de la clochette, du triangle et du cata.
On se livre même à des tours de prestidigitation assez remarquables ».
Ces festins sont bruyants et prennent parfois une allure quelque peu
lubrique, mais, comme le fait remarquer Catherine Dun-ham, ils ne
sont jamais obscènes. Ces cérémonies où se complaisent nos gens du
peuple ne sont pas néanmoins complètement inoffensives. « Leur dan-
ger, constate le Dr Audain, réside dans l'abrutissement périodique et
intense, dans l'excitation nerveuse des servantes (ou [96] houncis)
trop propre à engendrer des névroses telles que l'hystérie et l'épilepsie,
et, du fait même de ces névroses, certaines suggestions criminelles,
plus rares certainement qu'on ne pense mais cependant possibles » 38.
Cette conclusion du Dr Audain est pleinement confirmée par les nom-
breuses observations recueillies par le docteur Louis Mars, professeur
de psychiatrie à la Faculté de médecine de Port-au-Prince, sur des cas
de délire paranoïaque à thème mystique greffé sur une psychose al-
coolique.
Personne ne pense à nier qu'à ces divertissements gastronomiques
se mêlent parfois des pratiques de magie ou de sorcellerie. On ne peut
en effet s'étonner que des paysans ignorants attribuent à des causes
mystérieuses les événements heureux ou pénibles qui leur arrivent et
dont ils sont incapables de trouver eux-mêmes l'explication. Et l'on
comprend que la magie se soit associée à leurs croyances religieuses,
héritées des ancêtres africains, quand on se rappelle, comme le rap-
porte Moreau de St-Méry, que les sorciers étaient nombreux dans la
colonie de Saint-Domingue parce que les roitelets de la côte
d'Afrique, qui en avaient grand'peur, les vendaient volontiers aux trafi-
quants négriers.

37 La Crise de possession dans le Vodou, P.-au-P., 1946.


38 Léon Audain Le Mal d'Haïti, ses causes et son traitement. P.-au-P. 1908.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 91

Pour avoir vécu au milieu des simples gens dont il exprime les sen-
timents et les croyances, un écrivain haïtien, M. Antoine Innocent, a
décrit, dans un roman, Mimola, les scènes du Vodou ; et ses descrip-
t i o n s d ' u n « manger-marassas » , d ' u n « manger-les-morts »,
d'une « crise de possession » pourraient, par leur précision, figurer
dans un ouvrage d'ethnographie. Dans son avertissement aux lecteurs,
l'auteur explique le motif qui le guida dans le choix de son sujet :
« J'ai voulu montrer les analogies, les affinités qui existent entre le Vo-
dou
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 92

Planche 7
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Marché à Kenskoff, la villégiature des millionnaires. (Cl. Doret.)


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 93

Planche 8
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Le jardin des Palmistes, dans la Cité des Expositions


à Port-au-Prince. (Cl. Doret.)
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 94

[97]
et les religions de l'antiquité. J'ai essaye de faire voir que l’origine des
divinités africaines est la même que celle des divinités romaines,
grecques et hindoues. Leur source se trouve dans ce besoin que
l'homme porte en lui de croire, à Chaque âge de l'humanité, à l'exis-
tence d’êtres supérieurs et invisibles, lares, mânes, dieux, ancêtres ou
saints » 39. Cette observation de M. Antoine Innocent rejoint celle de
M. Octave Homberg qui écrivait, en 1928, dans la Revue des Deux-
Mondes de Paris : « Nos ancêtres grecs et romains ont été animistes
comme le sont aujourd'hui les Noirs du Niger et du Congo. Entre les
chênes de Dodone et les bois sacrés d'Afrique, il n y a aucune diffé-
rence essentielle, non plus qu'entre les devins, les augures et les
griots ».
Mimola ne contient pas seulement des scènes vodouiques, l’auteur
y décrit aussi la ferveur religieuse des foules catholiques qui s’as-
semblent chaque année à Ville-Bonheur, la Lourdes d'Haïti. A l'Haïti
superstitieuse des Spencer St-John, Seabrook, craige, Loederer et
autres, il convient d'opposer l'Haïti chrétienne, avec ses églises, ses
chapelles et ses temples, toujours pleins le dimanche dans les villes et
les campagnes, de fidèles fervents et convaincus ; avec ses écoles trop
peu nombreuses encore pour recevoir la foule innombrable d'enfants
de toutes les classes sociales qui se pressent à leurs portes, avides de
s'instruire ; avec ses hôpitaux, hospices et dispensaires où les masses
populaires apprennent à se débarrasser de leurs maux physiques et,
aussi, de ces superstitions qui les asservissent à là domination malfai-
sante des houngans, bocors, magiciens, sorciers et charlatans de tout
acabit
[98]
*
* *
Ce qu'on ne peut contester et qu'aucun voyageur — je crois — n'a
jamais contesté au peuple haïtien, c'est la grande douceur et la simpli-
cité de ses mœurs. Hospitalier et bon, il reçoit l'étranger avec un em-
pressement cordial. Que ce soit dans la montagne ou dans la plaine,
l'accueil est le même : la hutte grossière du montagnard, la case mo-
39 Antoine Innocent : Mimola, P.-au-P. 1906
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 95

deste de « l'habitation » ou la maison confortable du bourg s'ouvre


avec gentillesse au voyageur qui vient y frapper, à n'importe quelle
heure du jour ou de la nuit 40.
On ne connaît pas d'une façon générale en Haïti ces crimes épou-
vantables dont Paris, New-York, Londres sont le trop fréquent théâtre.
« Dans le cours de ma carrière médicale déjà longue, écrit le Dr Léon
Aubain, je n'ai relevé qu'exceptionnellement les vices contre nature,
assez fréquents chez d'autres peuples... La rareté des suicides, de l'in-
fanticide, des crimes passionnels, m'a toujours frappé... L'Haïtien n'a
pas de tendances destructives innées, de ces haines de classe si fa-
rouches dans leurs manifestations. Les attaques nocturnes, les assassi-
nats précédés de guet-apens, les associations de bandits qui jettent la
terreur dans certaines villes d'Amérique ou d'Europe, tout cela est
pour ainsi dire inconnu chez nous. Les voleurs pullulent, il est vrai.
On s'introduit [99] assez fréquemment de nuit dans les maisons, mais
surpris, on s'esquive avec rapidité, aimant mieux remettre à une autre
fois l'infructueuse tentative plutôt que de s'attaquer à la vie du légitime
propriétaire des biens qu'on convoitait. Cette absence de l'idée de
meurtre chez l'Haïtien crée dans un pays, où la police n'est pas encore
assez sérieusement organisée particulièrement dans les centres ruraux,
une quasi-sécurité des plus appréciables. On peut, sans risque aucun,
parcourir la contrée d'un bout à l'autre, cheminer des heures entières
sur nos routes désertes, s'enfoncer sans crainte au sein de nos bois
épais, escalader sans peur les cols escarpés de nos montagnes inhabi-
tées ».
Il y a deux cas où le paysan haïtien peut être poussé au crime :
lorsqu'on s'attaque à sa terre ou lorsqu'il croit la vie de ses enfants en
danger. Le paysan a pour sa terre un amour profond et indéracinable.
Il est prêt à tuer celui qui lui conteste la propriété de son champ ou le
voleur qui tente de lui enlever le produit de son travail. Superstitieux
comme le sont tous les paysans du monde 41, il est capable d'égorger la
« voisine » que le houngan lui a désignée comme la sorcière qui je
« mange » son enfant malade 42.
40 V. Eugène Aubin, En Haïti, Paris 1905 ; Blair Niles, Black Haïti, 1926.
41 Voir H. G. Wells, The Outline of Man's Work and Wealth.
42 Dans le langage populaire, le mot « manger » n'est pas employé dans son
sens propre de mâcher et avaler quelque aliment, mais dans celui de « miner »
ou « ronger ». Un enfant, le plus souvent rongé par les vers intestinaux, sera
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 96

[100]
*
* *

L'un des reproches les plus sévères faits au peuple haïtien, à part
celui qui se rapporte au culte du Vodou, a trait à la pratique du concu-
binage, que l’on confond avec la polygamie. On a voulu y trouver une
preuve d'immoralité foncière. Ce reproche est injuste. Le concubinage
est sans doute la règle dans le peuple et principalement parmi les pay-
sans, mais il y constitue, sous le nom de « placage », une sorte d'union
libre, de connubium injustum qui, dans beaucoup de cas, a plus de so-
lidité que nombre de mariages réguliers. Pour comprendre l'existence
de cette coutume et sa persistance dans la classe prolétarienne d'Haïti,
il faut remonter à l'époque coloniale : les colons blancs entretenaient
de nombreuses concubines, les femmes blanches étant en petit nombre
à St-Domingue. D'autre part, les nègres ne se mariaient pas beaucoup
entre eux, parce qu'ils ne se souciaient pas d'avoir des épouses dont le
maître pût « abuser », suivant le mot du P. du Tertre. D'ailleurs, on ne
mariait pas les esclaves : on les accouplait, comme on fait pour les
animaux, afin d'en obtenir de beaux « produits » propres à augmenter
la richesse du grand planteur en cheptel humain.
Pour le paysan, l'union libre, qui lui permet d'avoir à la fois plu-
sieurs concubines vivant dans différentes sections limitrophes, est le
moyen économique de se procurer une progéniture nombreuse, d'où il
tire, pour la culture de ses champs, une main-d'œuvre docile et à bon
marché.
[101]
Le concubinage tend à disparaître de la société haïtienne, ou tout
au moins à s'y faire plus discret. Dans la classe cultivée, on se marie
généralement, et la jeune fille de la plus modeste condition, ayant pas-
sé par l'école primaire, considérerait comme une insulte d'être deman-
dée en « placage ». Répétant une prescription de l'acte constitutionnel
de Toussaint Louverture de 1801, la Constitution de 1950 actuelle-
ment en vigueur comporte la disposition suivante : « Article 21. — Le

présenté comme la victime d'un loup-garou qui le « mange » en lui envoyant


une maladie mystérieuse.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 97

mariage tendant à la pureté des mœurs en contribuant à une meilleure


organisation de la famille, base fondamentale de la société, l'État de-
vra, par tous les moyens possibles et nécessaires, en faciliter la réali-
sation et encourager sa propagation dans le peuple et tout particulière-
ment dans la classe paysanne ».

[102]
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 98

[103]

Haïti et son peuple

Chapitre VI
RELATIONS
FRANCO-HAÏTIENNES

Retour à la table des matières

Quelque temps avant sa mort, Paul Deschanel définissait en un ar-


ticle du Journal de Paris, les devoirs de la France envers les jeunes na-
tions de l'Amérique latine. Il montrait de façon saisissante le grand
avenir qui leur est réservé et la place de plus en plus considérable
qu'elles doivent occuper dans la politique internationale si elles savent
unir leurs forces et les concentrer autour d'un même idéal de justice et
de paix.
Parmi les pays qu'il recommandait ainsi à la sympathie agissante
de ses compatriotes, l'ancien président accordait une attention particu-
lièrement bienveillante à la République d'Haïti. Il rappelait, pour ceux
encore trop nombreux qui l'ignoraient, comment, à trois mille lieues
de la France, une jeune société s'était formée, qui, fille et héritière de
la colonie française de Saint Dominique, a gardé le culte de la langue
et des traditions françaises et considère comme une nécessité natio-
nale d'y rester pieusement attachée.
[104]
Paul Deschanel voyait juste en préconisant cette politique d'étroite
amitié avec les peuples américains, qu'une commune culture rap-
proche naturellement de la France. Ceux qui ont connu les travaux de
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 99

la Société des Nations ou qui suivent aujourd'hui les assemblées des


Nations Unies ont vu cette solidarité latine s'attester en des circons-
tances mémorables. Et l’une des meilleures satisfactions que j'ai per-
sonnellement emportées des grandes assises de Genève et tout récem-
ment de Paris, c'est, comme délégué haïtien, de m'être toujours trouvé
d'accord avec la délégation française et mes collègues de l'Amérique
latine pour la défense des hauts principes d'humanité et de justice qui
doivent prévaloir dans la solution des problèmes internationaux.
Si la France a intérêt à maintenir son influence en Amérique, cet
intérêt se double d'un devoir quand il s’agit d'Haïti.
Au point de vue moral, cet intérêt est évident. Haïti constitue, dans
l'immense Amérique de langues anglaise, espagnole et portugaise, un
intense foyer de culture française. Personne ne peut trouver cela négli-
geable en ces temps troublés, où une propagande criminelle essaie de
faire subir au visage de la France la plus effrayante déformation. Avec
son enseignement français et l'influence souveraine qu'y exercent le
livre et le journal français, la république haïtienne, tout en restant fer-
mement attachée à son indépendance politique, est appelée à devenir,
avec le libéral concours de la France, un centre de rayonnement intel-
lectuel dont l'action bienfaisante s'étendrait à toute l'Amérique latine
et, en particulier, aux seize millions de noirs des États-Unis.
On ne l'avait pas toujours ainsi compris en France, et la reprise des
relations entre l'ancienne métropole et le nouvel État haïtien fut assez
difficile après la brutale rupture de 1804. Il n'est pas inutile de rappe-
ler [105] ici les circonstances historiques qui marquèrent nos premiers
pas dans la voie de la réconciliation et du rapprochement entre les
deux peuples.
*
* *
Bien que les Haïtiens, en proclamant leur indépendance le premier
janvier 1804, eussent fait le serment de « renoncer pour toujours, à la
France » et de « mourir plutôt que de retomber sous sa domination »,
les colons français qui entouraient le Premier Consul et intriguaient
auprès de Joséphine la Martiniquaise, n'avaient pas perdu l'espoir de
rentrer dans la possession de leurs biens à Saint-Domingue. Bonaparte
lui-même n'avait pu oublier la cuisante blessure d'amour-propre que
lui avait infligée l'échec de l'armée française de Leclerc, chargée de
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 100

renverser Toussaint Louverture, de remettre les noirs dans l'esclavage


et de consolider ensuite, après une victoire qu'il croyait facile, la puis-
sance française dans la Vallée du Mississipi. Cet échec l'avait obligé à
abandonner son grand dessein, et, le 30 avril 1803, il cédait la Loui-
siane aux États-Unis pour la somme de 80 millions de Francs dont 60
seulement furent versés.
Les affaires d'Europe avaient dès lors retenu toute son attention.
Mais revenu de l'île d'Elbe en 1815, il ordonna à Decrès d'ouvrir des
négociations pour le retour d'Haïti à la France. Waterloo l'empêcha de
donner suite à son projet. Louis XVIII le reprit à son compte, mais
sans succès ; ses envoyés, le vicomte de Fontanges et le conseiller
d'État Esmangart, reçurent, le 10 novembre 1816, cette fière réponse
du président haïtien Alexandre Pétion. « En déclarant son indépen-
dance, le peuple d'Haïti l'a fait à l'univers entier et non à la [106]
France en particulier. Rien ne pourra le faire revenir de cette inébran-
lable résolution ».
Charles X, qui succéda à Louis XVIII en 1824, signa une Ordon-
nance, du 17 avril 1825, par laquelle il « octroyait » l'indépendance à
Haïti, moyennant le paiement aux anciens colons d'une indemnité de
150 millions de francs. Le baron de Mackau, à la tête d'une puissante
escadre, fut chargé d'imposer, au besoin par la force, cet acte de carac-
tère unilatéral au gouvernement d'Haïti. Le Président Boyer vit là une
excellente occasion de mettre fin à des tractations qui avaient trop
longtemps duré et qui pouvaient devenir dangereuses. Le mot octroyer
ne lui fit pas peur parce que Louis XVIII avait usé du même terme
pour « donner » au peuple français, réputé souverain, la charte consti-
tutionnelle de 1814. Le chef d'État haïtien admit aussi comme raison-
nable le principe de l'indemnité aux colons en considérant que la
Chambre française venait, malgré les clameurs de l'opposition libé-
rale, de voter une indemnité de 625 millions en faveur des émigrés
dont les biens avaient été confisqués pendant la Révolution.
L'acceptation de l'ordonnance royale fut néanmoins considérée en
Haïti comme une capitulation honteuse. Elle attira au président Boyer
les plus sévères critiques et provoqua même une protestation armée de
la part d'un certain nombre d'officiers de sa garde d'honneur. Elle fut
le prétexte invoqué par le gouvernement des États-Unis pour refuser
de reconnaître l'indépendance d'Haïti et combattre son admission au
Congrès de Panama de 1826. L'Angleterre, la Suède et le Danemark
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 101

ne firent pas tant d'embarras : ils entrèrent en rapports avec la jeune


république noire, comme l'avait fait précédemment le Saint-Siège qui
n'avait pas attendu l'Ordonnance de Charles X pour confier une mis-
sion officielle à Mgr de Glory, nommé Vicaire Apostolique à Port-au-
Prince en mars 1821.
[107]
Boyer s'était cependant rendu compte de la faute qu'il avait com-
mise en acceptant avec trop de hâte l'acte du 17 avril 1825. Des négo-
ciations, conduites avec intelligence, aboutirent à la conclusion de
deux traités, sanctionnés le 15 février 1838 par le Sénat haïtien : l'un
était la reconnaissance pure et simple par la France de l'indépendance
de la République d'Haïti, l'autre réduisait à 60 millions la lourde in-
demnité de l'ordonnance royale. Cet heureux résultat avait pu être ob-
tenu, à vrai dire, parce qu'un régime plus libéral avait remplacé le gou-
vernement réactionnaire de Charles X. Celui-ci avait en effet, par ses
fameuses ordonnances du 26 juillet 1829, supprimé la liberté de la
presse, dissous la Chambre nouvellement élue, modifié le régime élec-
toral au profit des plus riches. Une insurrection avait immédiatement
éclaté à Paris en réponse à cette violation flagrante de la charte consti-
tutionnelle. Le 2 août, Charles X se voyait contraint d’abdiquer.
Louis-Philippe lui avait succédé. Et c'est celui-ci qui, recevant le 9
juin 1838 au palais des Tuileries les envoyés du gouvernement haïtien
Beaubrun-Ardouin et Séguy-Vilievaleix, leur disait ces paroles mémo-
rables : « J'exprime l'espoir que les Haïtiens se ressouviendront qu'ils
ont été Français et, quoique indépendants de la France, se rappelleront
qu'elle a été leur métropole afin d'entretenir avec elle des relations de
bonne amitié et d'un commerce réciproquement avantageux ». Dans
cette simple phrase, le chef d'État français indiquait le caractère des
relations qui, malgré des conflits passagers, allaient constituer la poli-
tique traditionnelle d'Haïti vis-à-vis de la France, — à laquelle les
Haïtiens restent unis, non seulement par des intérêts commerciaux,
mais par les liens plus forts de l'esprit et du cœur 43.

43 V. Histoire du Peuple Haïtien.


Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 102

[108]
*
* *

Haïti était restée, pendant les vingt premières années de son exis-
tence, séparée pour ainsi dire du monde entier. La France n'avait pas
encore reconnu son indépendance et les États voisins, possesseurs
d'esclaves, évitaient soigneusement tout contact avec le petit peuple
noir qui avait été assez audacieux pour briser de ses propres mains ses
fers et se proclamer libre et indépendant à la face de l'univers esclava-
giste. Elle ne recevait presque rien de l'étranger : ni marchandises, ni
livres. Or, sait-on quel fut le premier livre sorti de la petite imprimerie
qui existait alors à Port-au-Prince ? Une grammaire française. Et pour
répondre à un besoin irrésistible : l'amour des discours, qui montre
bien que nous sommes d'esprit latin, l'auteur de cette petite gram-
maire, le général Juste Chanlatte, allait composer un traité de rhéto-
rique française quand la mort vint l'empêcher de réaliser son téméraire
projet.
Les deux peuples — français et haïtien — étaient d'ailleurs récon-
ciliés avant que fussent établies sur pied d'égalité leurs relations poli-
tiques. De nombreux Français étaient restés dans le pays après la pro-
clamation de l'indépendance ou y étaient venus en toute confiance par-
tager le sort de la jeune république. L'un d'eux, Sabourin, fut notre
premier Grand-Juge, c'est-à-dire ministre de la justice. Lorsque le Pré-
sident Pétion créa en 1816 le premier lycée haïtien, c'est à un Français,
M. Balet, qu'il en confia la direction. Et des médecins, comme le doc-
teur Fournier de Pescay, apportèrent leur précieuse collaboration à
l'Ecole de Médecine, dont la fondation avait été projetée dès [109]
1818 et qui ne prit corps qu'en 1823 avec la création d'une Académie
d'Haïti comprenant deux facultés, l'une de médecine et l'autre de droit.
De ce lycée de Port-au-Prince, comme de ceux qui furent créés
plus tard au Cap-Haïtien, aux Cayes, à Jacmel, aux Gonaives, à côté
d'établissements privés tel le Collège Cauvin aîné, sortit une jeunesse
ardente, désireuse de transformer Haïti en lui donnant des institutions
libérales et en changeant les conditions de vie morale et matérielle du
peuple haïtien par la diffusion de l'instruction dans toutes les couches
de la société. Il faut noter en effet, à l'avantage des Haïtiens, qu'ils re-
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 103

connurent tout de suite que le problème de l'éducation populaire est


« le problème politique par excellence ». C'est pourquoi ils créèrent,
dès le début de leur histoire, un système d'éducation nationale, dont le
trait le plus caractéristique est la gratuité de l'enseignement public à
tous les degrés — primaire, secondaire, supérieur, professionnel, prin-
cipe démocratique que bien peu de pays ont jusqu'ici intégralement
adopté.
L'activité intellectuelle de cette « génération de l'indépendance » se
manifesta dans toutes les directions de la pensée et particulièrement
dans le domaine littéraire. Une grande publication de Paris, la Revue
Contemporaine, parlant de l’Histoire des Caciques d'Emile Nau, écri-
vait en juillet 1854. « Ce livre mérite de fixer notre attention parce
qu'il fait revivre de la vie de l'histoire un peuple entier, un peuple doux
et inoffensif, que nous avons tué, nous Européens, nous chrétiens, en
lui portant la Croix et l'Evangile. Il nous intéresse encore parce qu'il
est l'œuvre d'un Haïtien et que nous entourons de toutes nos sympa-
thies cette jeune nation, qui, après avoir conquis la liberté, s'efforce de
créer une littérature nationale. L'île d'Haïti compte déjà quelques
poètes : Dupré, Chanlatte, Mullery, Oger Longuefosse, Milscent et
surtout Ignace Nau et Coriolan Ardouin. Elle possède un publiciste re-
marquable, [110] M. Linstant Pradines. Mais la littérature historique
est celle qui jusqu'à ce jour a produit en Haïti les œuvres les plus re-
marquables. Dans cette carrière difficile se sont distingués principale-
ment : M. Thomas Madiou, dont les trois volumes ont obtenu un suc-
cès légitime ; M. Saint-Rémy, auteur d'une Vie de Toussaint Louver-
ture, chaudement écrite et brillante de coloris ; M. Beaubrun Ardouin,
dont nous avons ici même apprécié les Etudes sur l'histoire d'Haïti
pleines de justesse et de profondeur ».
*
* *
La culture française, ainsi maintenue par les soins de l'État et par
l'initiative privée, reçut un nouvel élan de la signature du Concordat
de 1860 conclu entre le Saint-Siège et la République d'Haïti. Sous le
couvert de ce traité, cinq Congrégations enseignantes et hospitalières
de France vinrent s'établir dans le pays, tandis qu'un Séminaire, fondé
dans le Finistère, préparait de jeunes ecclésiastiques pour l'Eglise
d'Haïti. Les Pères du Saint-Esprit créèrent en 1865 le Petit-Séminaire
Collège St-Martial, qui eut pour premier directeur l'Abbé Dégerine, li-
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 104

cencié ès-lettres de la Faculté de Paris. Les Frères de l'Instruction


chrétienne, à qui furent confiées un grand nombre d'écoles primaires
publiques, ouvrirent en 1890 l'Institut St-Louis de Gonzague, qui
connut tout de suite un grand succès. Les Religieuses de St-Joseph de
Cluny, les Filles de la Sagesse, les Sœurs Belges de Marie, fondèrent à
leur tour des établissements, comme le Pensionnat de Sainte-Rose
[111] de Lima, le Pensionnat Notre-Dame du Sacré Cœur, l'Ecole
Elie-Dubois, qui attirèrent dans leurs classes une jeunesse féminine
très nombreuse.
Cette heureuse concurrence fut de tout profit pour les écoles
laïques, à qui le gouvernement haïtien donna plus d'attention afin de
les mettre en mesure de rivaliser avec les institutions congréganistes.
C'est ainsi que la République, non seulement accorda des bourses à de
jeunes Haïtiens pour leur permettre de poursuivre leurs études dans les
Universités étrangères, mais fit venir en Haïti des maîtres français
pour enseigner dans ses écoles. Les Haïtiens ont notamment gardé le
plus reconnaissant souvenir de la mission de professeurs français que
le Président Salomon, grâce à l'appui de l'Alliance française de Paris,
appela à Port-au-Prince et dont les noms — ceux particulièrement
d'Henri Villain et de Jules Moll — restent gravés dans l'esprit et dans
le cœur de leurs anciens élèves du lycée Pétion.
S'étant proposé de former les cadres de l'enseignement secondaire,
le gouvernement d'Haïti envoya en France, pour être admis à l'Ecole
normale supérieure, deux jeunes professeurs, Mirabeau Drice et Wind-
sor Bellegarde. Ils eurent le bonheur de trouver à Paris, pour les gui-
der dans leurs études, Charles Péguy qui était à peu près de leur âge et
chez qui ils rencontraient souvent Langevin, Weulersse et d'autres ca-
marades. Ils reçurent le « dignus intrare » à la suite d'un examen spé-
cial qu'ils subirent devant un jury présidé par Gustave Lanson : celui-
ci ne cacha pas son heureuse surprise de constater que les deux postu-
lants avaient pu recevoir une si bonne formation dans un lycée haïtien.
Malheureusement, des changements politiques empêchèrent le gou-
vernement de donner suite à son projet de créer à Port-au-Prince une
Ecole normale supérieure, dont la fondation avait été prévue dans la
Constitution haïtienne de 1879. Je repris moi-même l'idée en 1919
sous une forme plus [112] modeste. Etant ministre de l'instruction pu-
blique, je voulus assurer la préparation des professeurs de l'enseigne-
ment secondaire. À cette fin, j'entrepris d'organiser au lycée Pétion de
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 105

Port-au-Prince, après la classe de Philosophie, une « section normale


supérieure » de deux ans pour la formation du personnel destiné aux
cinq lycées de la République. Je fus assez heureux pour obtenir du
gouvernement français qu'il mît à la disposition du ministère de l'ins-
truction publique trois professeurs agrégés de l'Université, l'un pour
les lettres, l'autre pour les mathématiques, le troisième pour les
sciences physiques et chimiques. Cette acceptation du gouvernement
français était un véritable succès pour notre pays : M. Millerand, alors
président du conseil et ministre des affaires étrangères, déclara à notre
ministre à Paris, M. Tertullien Guilbaud, que c'était pour marquer sa
sympathie à Haïti qu'il consentait à se départir de ces trois professeurs
à un moment de grande pénurie de personnel créée par les lourdes
pertes de la guerre. La mauvaise volonté d'un conseiller financier
américain mit obstacle à la réalisation d'un projet si utile.
Les codes d'Haïti étant calqués sur ceux de la France, avec les mo-
difications nécessitées par les conditions spéciales du milieu, et l'orga-
nisation judiciaire étant à peu près la même dans les deux pays, les
commentateurs français sont aussi souvent invoqués dans l'enseigne-
ment de la Faculté de Droit que dans les plaidoiries des avocats et les
jugements des tribunaux. On pourrait en dire de même de la Faculté
de Médecine, dont la bibliothèque se compose en majorité d'ouvrages
français et dont les professeurs ont, en grande partie, reçu en France
leur éducation médicale. Le docteur Léon Audain, qui eut la gloire de
fonder en Haïti le premier laboratoire de parasitologie et d'hématolo-
gie clinique, était l'un des brillants élèves de l'école française : l’un de
ses livres, « : l'Organisme dans les infections », mérita l'hommage de
l'Académie de Médecine [113] de France. L'Ecole libre des Sciences
Appliquées, aujourd'hui l'Ecole Polytechnique, a été créée par des in-
génieurs haïtiens diplômés des grandes écoles scientifiques de
France : Frédéric Doret et Louis Roy, de l'Ecole Nationale Supérieure
des Mines ; Jacques Durocher, de l'Ecole centrale des arts et manufac-
tures ; Chavineau Durocher, de l'Institut Agronomique.
Il est aussi juste de reconnaître les services rendus à la culture fran-
çaise en Haïti par des associations, telles que France-Amérique et par-
ticulièrement l'Alliance française, qui, depuis plus de cinquante ans,
travaille, suivant le vœu de son fondateur Pierre Foncin, « à la propa-
gation de la langue française et à l'expansion du commerce de la
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 106

France », rejoignant ainsi la recommandation que faisait aux délégués


haïtiens en 1838 le Roi Louis-Philippe.
La culture française, qui ne se conçoit pas sans la langue française,
restera souveraine en Haïti tant que sera respecté l'article 28 de la
Constitution du 25 novembre 1950 en vigueur.
Le français est la langue officielle. Son emploi est obligatoire dans
les services publics.

[114]
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 107

[115]

Haïti et son peuple

Chapitre VII
COOPÉRATION
INTERNATIONALE

Retour à la table des matières

Les Haïtiens ont pratiqué le panaméricanisme avant qu'il fût né,


c'est-à-dire avant qu'il eût été formulé en doctrine et avant même
qu'Haïti fût devenue un État indépendant. Alors qu'elle était encore
colonie française sous le nom de St-Domingue, Haïti envoya huit
cents de ses fils — noirs et mulâtres — combattre sous le commande-
ment du Comte d'Estaing pour la liberté américaine. La plupart d'entre
eux tombèrent sur le champ de bataille de Savannah le 9 octobre
1779. Parmi ces volontaires de couleur se trouvait le jeune Henry
Christophe, celui qui, devenu Roi d'Haïti, édifia audacieusement, au
sommet d'une montagne de 865 mètres, la grandiose Citadelle Lafer-
rière, que Charles Lindbergh a appelée l'une des merveilles du monde.
L'histoire n'a pas retenu les noms de ceux qui débarquèrent le 31
août 1781 dans la baie de Chesapeake avec le marquis de Saint-Simon
et contribuèrent, sous les ordres de l'amiral de Grasse, à la reddition de
York-town. Mais un historien haïtien, M. Clément Lanier, a révélé un
fait peu connu : la participation d'une compa-

gnie [116] de volontaires d'Haïti à la guerre qui mit aux prises une
nouvelle fois, de 1812 à 1815, Anglais et Américains. A la sanglante
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 108

bataille de Chalmette, où se rencontrèrent, le 8 janvier 1815, une ar-


mée britannique de 12.000 hommes et les milices régionales du géné-
ral Andrew Jackson, le capitaine haïtien Jean Savary, de Saint-Marc,
décida de la victoire en faveur des Nord-Américains en abattant d'un
coup de feu le commandant en chef anglais, Sir Edward Packenham,
le propre beau-frère de Wellington.
La lutte menée par les Haïtiens pour la liberté et pour leur propre
indépendance fut par elle-même du panaméricanisme en action : elle
eut en effet une influence directe sur le développement de la puissance
des États-Unis. Le grand historien Henry Adams, dans History of the
United States, a démontré de façon concluante que les Haïtiens, en ex-
terminant l'armée expéditionnaire du général Leclerc, avaient du
même coup détruit le rêve napoléonien d'un vaste empire français
dans la vallée du Mississipi, — ce qui détermina Bonaparte à vendre
aux États-Unis, pour la somme dérisoire de 18 millions de dollars, la
florissante Louisiane et toute la riche région qui l'entoure 44.
Haïti avait seulement un an d'indépendance quand elle accueillit à
Jacmel, en 1805, Francisco de Miranda. Simon Bolivar, dénué de res-
sources, après avoir vainement essayé d'intéresser à son sort l'Angle-
terre et les États-Unis, quitta son exil de Kingston et vint demander
assistance à Haïti, dont l'indépendance ne datait que de onze ans. Il fut
généreusement accueilli par le Président Alexandre Pétion en 1815 et
en 1816. Le chef d'État haïtien mit à la disposition du jeune héros vé-
nézuélien de l'argent, des armes, des provisions, une presse à impri-
mer, des bateaux, et lui permit de recruter des volontaires. [117] Pour
toute récompense, il réclama de Bolivar l'abolition de l'esclavage dans
l'Amérique espagnole. Accomplissant sa promesse, Simon Bolivar
proclama la libération des esclaves le 6 juillet 1816 à Ocumare, qu'il
venait d'occuper. Les Vénézuéliens ont manifesté leur gratitude à Haïti
en élevant, sur l'une des places publiques de Caracas, une statue à Pé-
tion, pionnier du panaméricanisme. Par une décision officielle, la Co-
lombie a également affirmé sa reconnaissance à Haïti pour l'aide effi-
cace accordée à son fondateur.
Cette générosité haïtienne ne fut pas toujours reconnue et récom-
pensée comme elle l'aurait dû être. Bien que des citoyens américains

44 V. Rayford W. Logan: The Diplomatic Relations of the United Stades with


Haïti, p. 142. — Chapel Hill, The University of North Caroline Press, 1941.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 109

se fussent vivement intéressés à la lutte des Haïtiens pour leur indé-


pendance et y eussent même aidé dans une certaine mesure, le gouver-
nement des États-Unis mit quelque répugnance à reconnaître Haïti
comme État indépendant, en raison de l'esclavage qui sévissait encore
dans l'Union. C'est seulement en 1863 que le Président Geffrard put
obtenir, après l'élection de Lincoln et l'abolition de l'esclavage aux
États-Unis, la reconnaissance officielle de l'État d'Haïti.
En 1821, les habitants de la Partie de l'Est se soulevèrent contre les
Espagnols qui occupaient ce territoire. Un groupe important des insur-
gés fit appel au Président Jean-Pierre Boyer, et toute l'île d'Haïti se
trouva ainsi réunie en 1822 sous un même gouvernement. En 1844, la
scission se produisit, et les séparatistes formèrent un nouvel État sous
le nom de République Dominicaine. Le Président Rivière Hérard et
l'Empereur Faustin Ier, plus tard, tentèrent infructueusement de rame-
ner les provinces dissidentes au giron du gouvernement de Port-au-
Prince. Le Président Geffrard, qui prit le pouvoir en janvier 1859, re-
nonça à toute revendication territoriale au sujet de la Partie de l'Est :
sa politique consista au contraire à raffermir l'indépendance de l'État
Dominicain et à la défendre contre toute puissance étrangère qui tente-
rait de prendre pied sur une portion quelconque [118] du territoire de
l'île. Par suite de cette politique, les Haïtiens donnèrent un concours
efficace aux patriotes dominicains contre les Espagnols appelés de
nouveau dans la Partie de l'Est par la trahison du président Santana. 45
À cause de cette assistance donnée aux patriotes dominicains, l'Es-
pagne envoya à Port-au-Prince une escadre commandée par l'amiral
Rubalcava, qui exigea du gouvernement haïtien le paiement d'une
forte indemnité. Geffrard paya, mais n'en continua pas moins à aider
les Dominicains dans leur lutte pour l'indépendance, et grâce à son in-
tervention auprès des révolutionnaires et auprès de la Cour d'Espagne,
l'État Dominicain put de nouveau se reconstituer en 1864.
Le rapprochement qui s'était effectué entre les États-Unis et Haïti
en 1863 se maintint assez solidement jusqu'en 1870. À cette date, la
cordialité des relations entre les deux pays se trouva gravement alté-
rée. Quand le Président Baez, renouvelant le geste de Santana, eut le
triste courage de signer avec le Président Grant un traité pour l'an-
nexion de sa patrie à l'Union Etoilée, les patriotes dominicains se ré-
45 Pierre Eugène de Lespinasse, Gens d'Autrefois, Vieux Souvenirs, Paris,
1926.
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voltèrent en manière de protestation contre cet acte honteux. Le gou-


vernement haïtien fut accusé de leur prêter assistance. La querelle se
serait envenimée entre Haïti et les États-Unis si la généreuse et élo-
quente intervention du Sénateur Charles Sumner n'avait fait repousser
ce traité comme contraire à l'idéal américain. L'alarme avait été
grande parmi les Haïtiens, qui redoutaient avec raison la présence, sur
une partie du territoire commun de l'île, d'un voisin aussi formidable
que les États-Unis 46.
La tentative du Président Grant eut comme conséquence de créer
en Haïti une méfiance générale contre tout ce qui venait des États-
Unis : on eut la crainte [119] de l'impérialisme américain. Il ne saurait
cependant y avoir de confusion entre cet impérialisme, qui signifiait
« l'Amérique aux États-Unis », et le panaméricanisme, qui signifie
« l'union des Amériques pour la sécurité et la prospérité de tous ».
Dans un passé assez récent, des patriotes convaincus — comme
Anténor Firmin, Jacques N. Léger, Solon Ménos — avaient proclamé
la nécessité de faire passer l'axe de la politique extérieure d'Haïti à
Washington, sans sacrifier naturellement les intérêts et la dignité de la
nation haïtienne à ce qu'on appelait alors la diplomatie du dollar, sans
rien sacrifier non plus de ses amitiés traditionnelles avec d'autres
peuples, particulièrement avec la France 47. Cette attitude explique que
la République d'Haïti ait si joyeusement, dès le début, apporté sa cor-
diale et confiante collaboration à l'Union Panaméricaine, association
libre de nations démocratiques et juridiquement égales.
La crainte de l'impérialisme nord-américain — crainte justifiée par
des abus d'interprétation et d'application de la doctrine de Monroe —
avait longtemps retardé le progrès du panaméricanisme. Mais la poli-
tique de « bon voisinage » du Président Roosevelt a considérablement
fait pour dissiper les méfiances. C'est pourquoi, à la Conférence de
Buenos-Aires de 1936, il fut unanimement déclaré que « le panaméri-
canisme, comme principe de droit international américain, consiste
dans l'union morale de toutes les républiques de l'Amérique pour la
défense de leurs intérêts communs sur la base de la plus parfaite égali-
46 Dr Jean Price Mars, Charles Sumner, Rev. de la Soc. d'Hist. et de Geo.,
juillet 1950.
47 Anténor Firmin, Le Président Roosevelt et la République d'Haïti, 1905.
[Livre en préparation dans Les classiques des sciences sociales. JMT.]— J. N.
Léger, Haïti et ses détracteurs, 1907. — Solon Ménos, L'Affaire Luders, 1898.
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 111

té et du respect réciproque de leurs droits d'autonomie, d'indépen-


dance et de libre développement ». À cette même Conférence, les
Gouvernements d'Amérique, « reconnaissant que l'identité de leurs
formes démocratiques de gouvernement et leurs idéaux communs
[120] de paix et de justice ont été exprimés dans les différents traités
et conventions qu'ils ont signés au point de constituer un système pu-
rement américain », déclarèrent que « les Nations de l'Amérique, fi-
dèles à leurs institutions républicaines, proclament l'existence d'une
démocratie solidaire en Amérique.
Les résolutions, déclarations et conventions adoptées aux Confé-
rences postérieures — celles de Lima de 1938, de Mexico de 1945, de
Bogota de 1948 — et aux Réunions Consultatives des Ministres des
Relations Extérieures — de Panama de 1939, de la Havane de 1940,
de Rio de Janeiro de 1942, de Rio de Janeiro de 1947, de Washington
de 1951 — ont transformé cette union morale et cette démocratie soli-
daire en une véritable alliance pour la défense de l'intégrité territoriale
des pays de cet hémisphère, le maintien de leurs institutions nationales
et le règlement pacifique de tous différends qui peuvent survenir entre
eux. Ainsi a été constitué un système interaméricain, qui a pris, depuis
la Conférence de Bogota de 1948, le nom d'Organisation des États
Américains. Par les richesses matérielles comme par les valeurs spiri-
tuelles qu'elle représente, par l'harmonie qui règne entre ses membres
sur les questions essentielles intéressant la paix et la sécurité continen-
tale, l'Organisation des États Américains devra servir de modèle à
l'Organisation des Nations Unies, dont elle forme une fraction — et
qui, sur un plan plus vaste, travaille au bien commun de l'humanité.
La fidélité d'Haïti aux principes démocratiques, dont elle s'est ins-
pirée dans sa lutte pour la liberté et l'indépendance, les nombreux
exemples de solidarité interaméricaine qu'elle a donnés au cours de
son histoire, ses interventions dans toutes les assemblées internatio-
nales (Société des Nations ou Nations Unies) pour la défense des pe-
tits peuples et des droits fondamentaux de l'homme, sa participation à
la guerre de 1914-1918 et à celle de 1939-1945 pour la sauvegarde de
la démocratie menacée de destruction par les forces totalitaires, [121]
tout cela lui permet de revendiquer fièrement sa place au milieu des
nations civilisées et de jouir de tous les avantages qu'elle peut légiti-
mement espérer de sa loyale et active collaboration avec l'Organisa-
Dantès Bellegarde, Haïti et son peuple. (1953) 112

tion des États Américains et l'Organisation des Nations Unies, tant


dans le domaine culturel que dans le domaine économique.
Ce qu'Haïti désire pour elle-même, c'est établir la paix intérieure
sur la base solide de la prospérité nationale et de la justice sociale.
Tout en restant fermement attachée à son indépendance politique et à
son autonomie administrative, elle comprend bien que cette prospérité
nationale est liée à celle de ses voisines et de ses amies les plus loin-
taines. Tous les pays du monde font en effet partie d'un vaste système
d'interdépendance. C'est par des mesures collectives qu'ils peuvent
améliorer la situation économique et sociale de leurs populations res-
pectives. Cela est particulièrement vrai pour les États de l'hémisphère
américain qui, solidairement unis par des intérêts politiques, écono-
miques et militaires, ont, les uns envers les autres, des devoirs d'assis-
tance mutuelle et des obligations de défense commune.
La base de la politique d'Haïti, intérieure et extérieure, est collabo-
ration : collaboration entre les classes sociales de la nation, collabora-
tion entre les peuples, collaboration entre les races.

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Achevé d'imprimer sur les presses de l'imprimerie spéciale


de l'édition à Villiers-Le-Bel (S.-&-O.)
N° d'imprimeur : 4.955
N° d'éditeur : 273
Dépôt légal : 4e trimestre 1953

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