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(1953)
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Cette édition électronique a été réalisée par Rency Inson Michel, bénévole,
étudiant en sociologie à la Faculté d’ethnologie à l’Université d’État
d’Haïti et fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des
sciences sociales en Haït, à partir de :
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lectuel haïtien, animé par Rency
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Courriels :
Dantès BELLEGARDE
enseignant, écrivain, essayiste, historien et diplomate haïtien [1877-1966]
[365]
Quatrième de couverture
Dantès Bellegarde
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 11
[7]
PRÉFACE
D. B.
18 mai 1953.
[10]
1 Si nombreux sont les ouvrages écrits sur Haïti par des Haïtiens et par des
étrangers qu'il serait impossible d'en donner ici la liste complète. Je me suis
contenté d'indiquer au bas des pages ceux que j'ai le plus souvent cités. Le lec-
teur pourra consulter à ce sujet l'excellent Dictionnaire de Bibliographie Haï-
tienne, de M. Max Bissainthe, publié en 1951.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 15
[11]
Chapitre I
PÉRIODE INDIENNE
ET ESPAGNOLE
* * *
II
III
IV
Son premier souci fut d'établir son autorité suprême sur toute l'île.
Aussi décida-t-il de conquérir les deux cacicats qui étaient encore res-
tés indépendants : le Xaragua et le Higuey.
La veuve de Caonabo, Anacaona — Fleur d'Or dans la langue des
Tainos — régnait, comme nous l'avons vu, dans le Xaragua. Elle était
fort belle, d'après les témoignages contemporains. Elle avait des traits
[19] fins et délicats. Son corps, assoupli par la danse qu'elle aimait à la
passion, avait des proportions harmonieuses. Vive d'esprit et rieuse,
elle se distinguait par son talent de poète qui la faisait rivaliser avec
les meilleurs sambas de sa cour. Elle avait eu l'occasion de rencontrer
des Espagnols et éprouvait à leur égard, malgré les maux affreux qu'ils
avaient infligés aux siens, une certaine admiration, à cause de leur
amour de la parure et de leurs manières galantes qui flattaient sa vani-
té féminine. Ovando ne la considéra pas moins comme une adversaire
dont il fallait se débarrasser au plus vite. Il la fit enlever, dans sa
propre capitale de Yaguana, au cours d'une fête brillante que la reine
avait donnée en l'honneur de ses visiteurs étrangers. Les Indiens furent
impitoyablement massacrés, et Anacaona, garrottée, fut emmenée à
Santo-Domingo où, après un simulacre de jugement, elle fut pendue.
Le cacique du Higuey, Cotubanama, réputé parmi les Aborigènes à
cause de sa haute taille, s'était montré conciliant avec les Espagnols. Il
les avait laissés s'établir à l'embouchure de l'Ozama. On ne lui tint au-
cun compte de ses amicales dispositions. Une troupe, envoyée contre
lui sous les ordres de Juan Esquibel, fut mise en déroute. Après une
trêve de quelque temps, le même officier alla de nouveau l'attaquer
avec des forces plus importantes et le contraignit à se réfugier dans
l'île de la Soana. Poursuivi dans sa retraite, Cotubanama fut pris et
transporté à Santo-Domingo, où il subit le même sort qu'Anacaona.
Maître absolu de l'île, Nicolas de Ovando s'appliqua à organi-
ser administrativement la colonie et à la faire prospérer. Mais la popu-
lation indienne, employée aux travaux les plus pénibles, décroissait
d'une façon alarmante. Cette cruelle situation émut l'âme sensible du
Père Bartolomé de Las Casas. Pour essayer de sauver ces malheureux
indigènes d'une extermination complète, il ne trouva rien de mieux
que de demander à la Cour d'Espagne d'autoriser l'envoi à Hispaniola,
en 1517, de quatre mille nègres d'Afrique. Le bon moine pensait
que ces nègres, plus vigoureux et plus endurcis, supporteraient
mieux le climat ardent des Indes Occidentales. Il devait plus tard re-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 26
blirent avec Henri dans ce refuge. C'est là tout ce qui restait à peu près
de la population indienne d'Haïti estimée, au moment de la décou-
verte, à un million d'âmes 5.
[21]
Chapitre II
LA COLONIE FRANÇAISE
DE SAINT-DOMINGUE
rière aventureuse des flibustiers. Ils eurent bientôt besoin de bras : ils
prirent à leur service des aventuriers ou des « sans-travail », qui s'en-
gageaient par contrat à travailler pour une période de trois ans ou
trente-six mois. Ce furent les engagés, de véritables esclaves blancs.
La condition des engagés n'était pas moins dure que celle des esclaves
noirs que les Français avaient trouvés dans l'île ou qu'ils avaient enle-
vés aux Espagnols. Pour prix de leur travail ils recevaient, chacun par
semaine, quatre pots de farine de manioc ou des galettes de cassave,
cinq livres de bœuf salé, plus les vêtements nécessaires. Les actes ar-
bitraires qui accompagnaient leur recrutement dans les ports de
France, principalement à Dieppe, en faisaient une véritable traite des
blancs.
* * *
Bien que, par décret royal, la Tortue eût été placée sous l'autorité
nominale de l'Ordre de Malte, Levasseur garda vis-à-vis de Poincy,
qui tenta vainement de le remplacer par le chevalier de Fontenay, une
attitude de complète indépendance. Ce chef récalcitrant fut assassiné
en 1652 par deux de ses hommes de confiance, et Fontenay lui succé-
da. Deux ans après, les Espagnols montèrent une expédition contre la
Tortue afin de détruire ce repaire de pirates. Ils s'en emparèrent et la
dévastèrent. Les survivants du massacre se réfugièrent à Hispaniola,
se cachèrent dans les endroits les plus inaccessibles de la côte et
purent se réorganiser sous la conduite de chefs énergiques tels que
l'Anglais Elias Watts, les Français Jérôme Deschamps du Rausset et
son neveu De La Place.
Les boucaniers qui, peu à peu, avaient pris possession de la pres-
qu'île du Nord-Ouest et de nombreux points importants de la partie
occidentale d'Haïti, se sentirent assez forts pour porter la guerre dans
l'Est en attaquant en 1659 la ville intérieure de Santiago de los Cabal-
leros située dans la plaine du Cibao. Ils pillèrent les maisons et les
églises, en enlevèrent vases, ornements sacrés et cloches de bronze,
firent prisonniers le gouverneur et les principaux habitants de la cité
et, ayant rassemblé en un lieu tout ce qu'ils avaient trouvé de vic-
tuailles et de boissons, ils en firent une ripaille digne de Pantagruel.
Attaqués sur le chemin du retour par une troupe bien supérieure à la
leur qui ne comptait que quatre cents hommes, ils purent, malgré les
pertes subies, emporter leur butin.
Cette action audacieuse exerça une grande influence sur les événe-
ments futurs. Elle avait démontré de façon éclatante la vulnérabilité de
la puissance espagnole dans l'île d'Hispaniola. Et les Français, à partir
de ce moment, considérèrent comme possible l'établissement dans les
Antilles d'un empire colonial, dont Haïti deviendrait le centre.
À la mort de Mazarin en 1661, Louis XIV fit connaître sa ferme in-
tention de gouverner lui-même, et il appela à la surintendance des fi-
nances et, plus tard, à la direction de plusieurs autres ministères
l'homme de qui l'autorité allait être d'un poids énorme dans le déve-
loppement de la colonisation française en Amérique. Jean-Baptiste
[24] Colbert, partisan comme Richelieu de l'expansion coloniale de la
France, fonda la Compagnie des Indes Occidentales et lui octroya,
pour une durée de quarante ans, le monopole du commerce et de la na-
vigation dans les établissements de la mer des Caraïbes. En 1664, la
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 32
***
gés, une fois qu'ils avaient accompli leur service, se faisaient colons et
contribuaient au peuplement et à la prospérité de la colonie. M. de
Cussy craignait que la population blanche ne fût à un certain moment
noyée dans la grande masse noire. En quoi il se révéla prophète.
Les esclaves nègres venaient de l'Afrique entière, ouverte à la cupi-
dité des Européens. Sur la côte africaine, du Cap Blanc au Cap de
Bonne-Espérance, [25] Anglais, Français, Portugais, Espagnols, Hol-
landais, Danois, avaient leurs établissements où ils pratiquaient la
traite. Les Français opéraient principalement au Sénégal, à Sierra
Leone, à la Côte d'Or — où se trouvait le royaume d'Arada compre-
nant une série de petites principautés —, à la Côte des Esclaves, dans
la Guinée septentrionale connue sous le nom de royaume de Juda.
D'innombrables peuplades habitaient ces immenses pays, qu'un mé-
moire du temps divisait en trois grandes parties : la Nigritie, la Guinée
et la Nubie.
Sénégalais, grands, élancés, bien faits, au nez allongé, fidèles
même en amour, très sobres, très discrets, taciturnes ; Yoloffs et Cal-
vaires, encore plus grands que leurs voisins du Sénégal, aux traits
heureux, à la couleur noire foncée, et dont les femmes — raconte un
voyageur — « auraient connu tous les caractères de la beauté si leur
gorge n'excédait pas quelquefois, par sa grosseur, leurs belles propor-
tions » ; Bambaras, de plus haute stature encore, mais à la démarche
embarrassée et indolente, très friands de viande de mouton et de
dinde ; Quiambas, portant trois longues raies sur chaque côté du vi-
sage ; Mandingues, souples et fins, négociants habiles, et d'après l'An-
glais Bruce, robustes, dociles, fidèles, un peu chapardeurs cependant ;
Aradas, actifs, intelligents, adonnés au commerce comme leurs autres
frères de la Côte d'Or, Mines, Caplaous, Fouédas, Dahomets, mais
avares et grands mangeurs de chiens, et de qui les femmes, causeuses
infatigables, ont des hanches d'une ampleur extraordinaire ; Ibos, à
l'âme nostalgique et portant en eux la croyance qu'éloignés de la patrie
aimée ils pouvaient y retourner en se tuant ; Congos, aimant la parure,
le bruit, la danse, les couleurs voyantes, intelligents, toujours gais, à
l'esprit vif et satirique, et dont les femmes se distinguent par leur
grâce ; Fouls ou Peuls, qu'un auteur européen, Golberry, prétend guer-
riers, fins, souples, industrieux, et parmi les femmes desquels, af-
firme-t-il, « les formes et les tailles des plus belles statues grecques
sont communes, on pourrait dire générales » : tels furent les peuples
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[27]
Chapitre III
LA SOCIÉTÉ DE
SAINT-DOMINGUE
I
Les Blancs
chef des prêtres à l'entrée lui adresse une harangue avec éloges outrés
et ridicules 9. »
Les autres Européens habitant la colonie étaient des gens qui
avaient quitté leur pays avec l'espoir de faire fortune en peu de temps
et par tous les moyens. Ils apportaient à Saint-Domingue, avec leurs
dialectes locaux, les préjugés de leurs provinces. Les uns étaient des
commissionnaires, représentant de maisons de Dieppe, du Havre, de
Bordeaux, de Marseille. Ils étaient, y compris leurs commis, au
nombre de mille quatre cents. D'autres s'adonnaient, pour leur compte
personnel, au commerce des comestibles, des étoffes ou des articles
d'exportation : on en évaluait le nombre à trois cent cinquante, en y
comptant également leurs commis. Et le reste ?
Le reste, voici ce qu'en dit le même Hilliard d'Auberteuil. « Qui
sont ceux qui passent à Saint-Domingue ? Ce sont, en grande partie,
des jeunes gens sans principes, paresseux et libertins, échappés à la
main paternelle qui voulaient les corriger. D'autres sont des fripons ou
des scélérats qui ont trouvé le moyen de se soustraire à la sévérité de
la justice. Quelques-uns se font honnêtes. Que devient le plus grand
nombre ?... On y voit des moines déguisés et fugitifs, des prêtres ren-
voyés de leur état, des officiers réformés, remerciés ou cassés, des la-
quais et des banqueroutiers. Que dire de leurs mœurs ?... On y ren-
contre beaucoup de jeunes gens laborieux qui viennent chercher les
ressources que le lieu de leur naissance ne pouvait leur offrir, des ou-
vriers et des marchands... livrés dans les villes de la colonie à une so-
ciété perverse. Il n'y a point de vices auxquels ils ne puissent s'aban-
donner. Ils n'ont pas de mœurs... Ils ont plusieurs filles esclaves dont
ils font leurs concubines. »
Les jeunes gens laborieux et honnêtes dont parle d'Auberteuil exer-
çaient les métiers de charpentiers, de menuisiers, de maçons, de char-
rons, de selliers, de tailleurs, de perruquiers, d'orfèvres, d'horlogers.
Ils [30] faisaient généralement bien leurs affaires, la main-d'œuvre ha-
bile étant fort chère à Saint-Domingue. D'autres se faisaient auber-
gistes, et leurs établissements étaient souvent des lieux d'orgie et de
débauche. Quelques-uns parcouraient l'île en pacotilleurs, vendaient
des curiosités ou montraient des animaux savants.
réussirent pas à acquérir une bonne position, les petits planteurs, les
petits artisans, les pauvres diables de tout poil, formaient la sous-
classe [31] des petits blancs. Ils jalousaient les grands planteurs, les
dénigraient ou les flattaient pour en tirer quelque avantage. Ils étaient
surtout féroces pour les affranchis, dont la fortune excitait leur envie.
Ces petits blancs, que l'on appelait aussi « blancs manants » ou
« blancs pobans », constituaient l'élément le plus turbulent de la colo-
nie. Ils vivaient dans la médiocrité et bien souvent dans la misère.
Aussi la malice populaire disait-elle que « les blancs pobans mangent
de la cassave, du poisson et du piment, et boivent du tafia, comme les
nègres », montrant ainsi que leur situation n'était guère différente de
celle des esclaves. Cela ne les empêchait pas de se croire supérieurs
— parce qu'ils avaient la peau blanche — aux mulâtres et noirs affran-
chis même les plus fortunés et les plus instruits.
* * *
avaient consenti à suivre leurs maris. Les cent cinquante filles qui
étaient venues les premières sur la sollicitation de Bertrand d'Ogeron
n'avaient pas été suivies de beaucoup d'autres. C'étaient du reste des
créatures très peu respectables, recrutées, nous le savons, dans les pri-
sons et hôpitaux de Paris. Moreau de St-Méry les a présentées comme
de « timides orphelines ». Délicieux euphémisme ! Un auteur moins
complaisant, le baron de Wimpffen, parle en termes de hussard de ces
timides colombes : « La France ne manquait pas alors de filles
pauvres, laborieuses, modestes, dont la douceur et l'ingénuité même
eussent épuré des mœurs plus dépravées que corrompues. Que fit-on ?
On envoya à Saint-Domingue des catins de la Salpêtrière, des salopes
ramassées dans la boue, des gaupes effrontées, dont il est étonnant que
les mœurs, aussi dépravées que le langage, ne se soient pas plus per-
pétuées qu'elles n'ont fait chez leur postérité 14. »
Suivant la proportion que nous avons établie au début de ce cha-
pitre, pour deux hommes blancs il n'y avait qu'une femme blanche, ou
réputée [33] telle. Aux 21.166 hommes de la population permanente il
faut ajouter les soldats et officiers de l'armée et les nombreux marins
de la flotte qui visitaient fréquemment les ports du Cap, de St-Marc,
de Port-au-Prince, de Petit Goâve, des Cayes, de Jérémie, de Jacmel.
Il aurait fallu à tous ces gens accepter comme règle la polyandrie —
une femme pour plusieurs maris — comme cela se passe au Tibet. Par
nécessité, il fallait que des alliances eussent lieu entre blancs et né-
gresses. Par goût aussi. Moreau de St-Méry constate en effet, avec un
grand luxe de détails, que les mulâtresses et négresses faisaient la plus
terrible concurrence aux blanches, européennes ou créoles.
Ces blanches créoles ne manquaient pas cependant de charmes.
Elles étaient très passionnées. Langoureuses et indolentes, elles en-
traient dans des colères furieuses lorsqu'elles se croyaient trompées.
Et alors elles n'hésitaient pas à faire infliger les châtiments les plus
cruels à leurs rivales, surtout quand ces rivales étaient des négresses
domestiques que le maître n'avait pas craint d'introduire dans le lit
conjugal. D'une sensibilité extrême pour leurs enfants, les femmes
créoles poussaient la tendresse maternelle jusqu'à l'extravagance. Mais
les blancs les accusaient tout de même de manquer d'affection comme
épouses, car dès que le mari disparaissait, elles s'empressaient de lui
donner un successeur, et souvent même elles n'attendaient pas qu'il fût
14 Baron de Wimpffen, Voyage à Saint-Domingue, An V de la République.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 44
mort. Elles étaient de plus sans aucune instruction, mais, s'il faut en
croire St-Méry, de très bon conseil. Quoi qu'il en soit, les hommes
préféraient porter leurs hommages monnayés aux sémillantes mulâ-
tresses ou « abuser », pour répéter le mot du Père Du Tertre 15, de leurs
servantes noires, plantureuses et saines.
* * *
* * *
16 Voir Mercer Cook, Five French Negro Authors, art. Julien Raymond, Wa-
shington D.C., 1943.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 46
dont les blancs veulent faire rejaillir maintenant la peine sur les fruits in-
nocents qui en sont provenus.
« Plusieurs blancs ayant eu des enfants avec des filles de couleur, vou-
lant s'arracher, eux et leurs enfants, à ce mépris injuste, s'établirent en
France avec elles, et, par un nouveau mariage, ils légitimèrent leurs en-
fants. Qu'imagina la jalousie des blancs ? On surprit un arrêt du conseil
qui défend ces mariages, même en France, et, depuis, on vit des [36] curés,
à Paris, refuser de marier ici des hommes de couleur avec des blanches 17 »
II
Les Affranchis
Il ne semble pas qu'il y ait eu, avant mars 1685, date de la publica-
tion du Code Noir, de dispositions légales relatives à l'affranchisse-
ment des esclaves, bien que cet édit royal eût, dans une certaine me-
sure, adopté les principes humanitaires déjà contenus dans les lois es-
pagnoles des 15 avril 1540, 31 mars 1563 et 26 octobre 1641 19. Quels
qu'aient pu être les ordonnances ou usages antérieurs, on doit recon-
naître que le Code Noir fut très libéral en matière d'affranchissement :
il ne restreignait aucunement sur ce point la volonté du maître.
Quatre motifs principaux pouvaient pousser le maître à octroyer la
liberté à l'un de ses esclaves : 1° les services personnels qu'il en avait
reçus et qui lui paraissaient mériter cette suprême récompense ; 2° sa
liaison légitime ou illégitime avec une négresse ; 3o la spéculation, qui
lui permettait d'émanciper à prix d'argent un esclave possesseur de
quelque bien ; 4° les services exceptionnels que certains esclaves
avaient pu rendre à la cause publique, par exemple pendant un incen-
die, une épidémie, un combat, un tremblement de terre, un cyclone.
Les nègres domestiques étaient ordinairement des esclaves de
choix : ils arrivaient, en servant fidèlement ou en flattant habilement
leurs maîtres, à en obtenir leur affranchissement. Les nourrices sur-
tout, exerçant parfois un grand ascendant sur l'esprit de leurs nourris-
sons devenus majeurs, parvenaient souvent à se faire affranchir.
D'autres esclaves, dans des cas de danger public, avaient fait preuve
de courage et même d'héroïsme pour sauver des vies humaines ou des
biens précieux appartenant à la communauté : on les en récompensa
par l'octroi de la liberté. Mais le plus grand nombre des affranchisse-
ments était dû à la dépravation des mœurs. « Le mélange des races, dit
19 « Il est bien constant que les Espagnols n'ont jamais connu les distinctions
de couleur, car, dans les possessions espagnoles, les blancs, les hommes de
couleur et les noirs libres parviennent indistinctement aux emplois civils, mili-
taires et même ecclésiastiques, car il y a des noirs revêtus de l'épiscopat dans
leurs possessions de l'Amérique du Sud. » — Extrait d'un discours de Sontho-
naz, cité par Beaubrun Ardouin, page 72.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 50
chands et par ces vieux libertins qu'alléchaient les charmes secrets des
Laïs et des Phrynés si vantés par Moreau de St-Méry.
Dans les relations sociales des sang-mêlés avec les blancs, le préju-
gé de couleur prenait un caractère encore plus aigu que dans les lois.
« Dans la milice, écrit Castonnet des Fosses, les affranchis formaient
des compagnies spéciales, distinguées de celles des blancs par leur
uniforme, qui était de nankin, les blancs portant l'habit blanc ou rouge.
Ils ne pouvaient s'asseoir à la même table que les blancs. Au théâtre,
dans les voitures publiques, sur les bateaux, des places spéciales leur
étaient réservées... Inutile de dire que les blancs et les gens de couleur
ne se fréquentaient jamais. » Hilliard d'Auberteuil ajoute : « L'intérêt
et la sûreté veulent que nous accablions la race des noirs d'un si grand
mépris que quiconque en descend, jusqu'à la sixième génération, soit
couvert d'une tache ineffaçable. »
Cette « politique du mépris » à l'égard des nègres et de leurs des-
cendants est exposée de manière plus explicite dans une lettre du Mi-
nistre du Roi, datée du 27 mai 1771, aux administrateurs de Saint-Do-
mingue, à propos de deux colons qui demandaient à être reconnus
comme issus de race indienne.
[42]
III
Les Esclaves
ils n'étaient pas mieux traités que les bœufs, chevaux ou mulets de
l'habitation. Dès cinq heures du matin, la cloche les réveillait, et ils
étaient, s'ils y mettaient quelque lenteur, conduits à coups de fouet aux
champs ou à l'usine, où ils travaillaient jusqu'à la tombée de la nuit.
Souvent, longtemps après minuit, à l'époque de la roulaison, la be-
sogne se poursuivait au moulin et à la sucrerie sous la conduite du fa-
rouche commandeur. Le commandeur était un esclave chargé de sur-
veiller les équipes de nègres au travail : le maître le choisissait généra-
lement parmi ses hommes les plus cruels.
L’atelier était l'ensemble des esclaves d'une même habitation. Une
habitation modeste réunissait un atelier de quarante à cinquante es-
claves. Celui d'une habitation de première importance dépassait quel-
quefois l'effectif de quatre cents. Sur chaque domaine était réservé un
terrain assez étendu que le propriétaire divisait en autant de lots égaux
qu'il avait d'esclaves. Chaque esclave établissait sur sa parcelle un pe-
tit jardin, où il cultivait la patate, l'igname, le maïs et quelques lé-
gumes. Il ne lui était permis d'y travailler que durant ses heures de re-
pos.
Une habitation coloniale ressemblait à un petit village. La maison
du colon était presque toujours bâtie sur une colline, d'où il pouvait
dominer tout le domaine. Un double perron donnait accès au principal
corps de logis — grande construction carrée, divisée à l'intérieur par
des cloisons et garnie, sur le pourtour extérieur, de vérandas ouvertes.
Une allée y conduisait, fermée sur la grand-route par une porte monu-
mentale et bordée d'une double rangée d'arbres — orangers, citron-
niers, quénépiers, manguiers ou tcha-tchas. À droite et à gauche de la
grande case étaient disposés d'autres bâtiments, magasins, dépôts ou
pavillons servant de logement aux hôtes de passage. Plus loin, au mi-
lieu d'une savane, se dressaient, à distance égale, les cases des es-
claves, blanchies à la chaux et recouvertes de feuilles de canne à
sucre, de bananier, de palmier ou de vétiver. Près de la case était mé-
nagé un enclos, où l'esclave parquait les deux ou trois pourceaux qu'il
avait la permission d'élever. À bonne distance, la vue s'arrêtait sur une
suite de constructions couvertes en tuiles et surmontées de hautes che-
minées en briques rouges : c'étaient les usines, comprenant moulins,
sucrerie, distillerie, indigoterie, etc. Entre la cour et les jardins, un
long aqueduc, supporté par des piliers en pierre de taille, amenait au
moulin l'eau qui descendait des montagnes voisines ou qui provenait
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24 Georges Sylvain,: Étude sur Hannibal Price, La Ronde, 15 mai 1901. Cité
dans La Nation Haïtienne, p. 312.
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[47]
Chapitre IV
LA VIE ET LES MŒURS
À SAINT-DOMINGUE
« Dès 1740, des Français du Cap forment une société dont les
membres se réunissent dans une salle pour y assister à des représentations
publiques. Il y a bientôt soixante actionnaires, et chacun dirige la société à
son tour. Les premiers acteurs sont des amateurs, mais on ne tarde pas à
faire venir de France des professionnels, et l'on bâtit un théâtre sur la place
du Cap.
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II
* * *
* * *
[54]
« C'est ainsi que se constitua, dit excellemment M. Lucien Pey-
traud, une société tout à fait factice parce qu'elle ne s'était pas fondée
normalement. Ce fut l'abandon aux instincts et aux passions, l'amour
des jouissances frivoles suivant les caprices du moment, sans pré-
voyance, sans souci de l'épargne, sans réelles vertus de famille, sans
un haut idéal de vie intellectuelle et morale, sans la moindre préoccu-
pation, en un mot, de la justice et de l'humanité. »
Les éléments hétérogènes qui composaient la société coloniale se
seraient fondus en un tout homogène et cohérent si de nombreux obs-
tacles, créés par l'égoïsme cupide et l'intérêt mal entendu, n'étaient ve-
nus empêcher une fusion qui, sans cela, aurait été facile et, grâce aux
circonstances particulières du climat et des mœurs, singulièrement ra-
pide.
Cette société coloniale, mal équilibrée, divisée en classes antago-
nistes, déchirée par des luttes intérieures, ne résistera pas à la vague
révolutionnaire qui, venue de France, va déferler sur les rivages de
Saint-Domingue.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 72
[55]
Chapitre V
LA LUTTE POUR
LA LIBERTÉ
fait des progrès qu'on n'égale point encore dans le reste de la colonie. Il
faut dire de plus — parce que c'est la vérité — qu'on y trouve une plus
grande sociabilité et des dehors plus polis. Il y a même une sorte de rivali-
té jalouse, de la part de l'Ouest et du Sud, à cet égard, et elle servirait, au
besoin, de preuve à cette observation. La plus grande fréquentation des bâ-
timents européens y place les premiers succès de la mode et, partout où il
y a des Français, la mode a ses adorateurs. Le luxe y a donc un culte très
suivi, et c'est du Cap, comme d'un centre, qu'il répand ses jouissances et
ses maux...
« La partie de l'Ouest, contenant Port-au-Prince, qui est la capitale de
la colonie, renferme ainsi le siège principal du gouvernement et de l'admi-
nistration générale... Si elle est obligée de reconnaître la supériorité de la
partie du Nord sur elle, cette supériorité elle l'exerce à son tour sur la par-
tie du Sud. Moins éloignée qu'elle de l'abord des vaisseaux venant d'Eu-
rope, moins dangereusement placée durant la guerre parce qu'elle n'est pas
aussi voisine de la Jamaïque ; plus et mieux cultivée ; ayant dans son éten-
due le siège du gouvernement, la résidence d'une Cour souveraine, la gar-
nison habituelle d'un régiment, elle tire de ces circonstances, qui pro-
duisent une plus grande réunion d'individus et par conséquent plus de
consommateurs, des avantages dont la partie du Sud est privée. La partie
de l'Ouest contient à peu près 14.000 blancs de tout âge, dont deux tiers
sont du sexe masculin ; 12.500 gens de couleur [57] libres, dont les neuf
seizièmes sont du sexe masculin ; et 160.000 esclaves, parmi lesquels le
rapport des nègres est à celui des négresses à peu près comme huit est à
sept. Il résulte de ce calcul que la population totale de la partie de l'Ouest
peut être considérée comme égale à celle de la partie du Nord, mais avec
cette différence que cette dernière n'a que les trois cinquièmes de la sur-
face de l'autre...
« La partie du Sud a, en 1789, un peu plus de 10.000 blancs, dont les
deux tiers sont mâles ; 6500 affranchis, dont la moitié à peu près de
chaque sexe ; et 114.000 esclaves, dans la proportion de huit mâles pour
sept femelles... Il est aisé de voir, par ces résultats, que la partie du Sud
n'est ni aussi peuplée ni aussi bien établie que les deux autres puisque,
avec près de moitié de plus de la surface de la partie du Nord, elle n'a que
les deux tiers de la population de celle-ci... Le fait vrai, c'est que la partie
du Sud n'a jamais été aussi encouragée que celles du Nord et de l'Ouest...
C'est en quelque sorte au commerce étranger qu'elle doit ses premiers suc-
cès, et sans ce commerce, contre lequel les négociants de France ont pous-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 75
* * *
une croisade de mort contre les maîtres et qui voyait en lui un messa-
ger divin. Il se faisait passer [59] pour un illuminé, un prophète, un
« houngan » inspiré par les divinités supérieures de l'Afrique, et dont
la mission sacrée était de chasser les blancs de la colonie et de faire de
Saint-Domingue un royaume indépendant pour les nègres. Son in-
fluence avait fini par s'étendre à toutes les habitations de la plaine du
Cap. Sur un ordre de lui, le poison était semé dans la grande-case, ra-
vageait l'atelier, décimait le bétail. Aux « veillées », dans les réunions
de « prières », dans les « calindas », des groupes attentifs écoutaient
admirativement cent histoires terrifiantes, dont Mackandal était le hé-
ros. On racontait qu'il avait le pouvoir de se métamorphoser en toute
espèce d'animaux.
Depuis plus de quatre ans, les colons de la Plaine du Nord cher-
chaient à s'emparer de l'insaisissable marron. Or, un soir de décembre
1757, Mackandal ne put résister au plaisir d'assister à un calinda orga-
nisé par les nègres de l'habitation Dufréné, au Limbe. Perdant toute
prudence, il se mêla à la foule des danseurs et se trouva, au milieu de
la nuit, complètement ivre. Son infirmité l'avait vite fait reconnaître. Il
fut pris, ligoté et enfermé dans une case, que gardaient à vue le gérant
de l'habitation et deux colons armés de fusils, tandis qu'un exprès
avait été dépêché au Cap pour annoncer aux autorités la capture du
terrible marron. Mackandal, en se réveillant, se rendit compte de la si-
tuation : il réussit cependant à se débarrasser de ses liens et à s'enfuir.
Une battue fut organisée, et on le découvrit caché dans un champ de
caféiers. Conduit au Cap sous forte escorte, il fut condamné à être brû-
lé vif, le 20 janvier 1758. Il avait toujours répété que les blancs étaient
incapables de le faire mourir et que, pour leur échapper, il avait la su-
prême ressource de se changer en maringouin. Or, le jour du supplice,
après qu'on eut allumé le bûcher, un incident se produisit qui frappa
vivement l'imagination des spectateurs. Soit que le poteau auquel il
était attaché ne fût pas assez solide, soit que les cordes qui le liaient
eussent cédé par l'effet des violents soubresauts de son corps en
contact avec les flammes, Mackandal culbuta hors du foyer incandes-
cent en prononçant des paroles cabalistiques. Ce fut une panique in-
descriptible. « Mackandal sauvé ! Mackandal sauvé ! », se mirent à
crier les assistants épouvantés. Bien que le condamné eût été repris et
rejeté dans le brasier ardent, les nègres restèrent persuadés que l'hé-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 78
roïque marron n'était pas mort et qu'il reparaîtrait tôt ou tard pour ven-
ger sa race.
Cette conviction joua un grand rôle dans l'organisation des révoltes
qui suivirent. Elle entretint la confiance des esclaves, qui avaient trou-
vé dans le culte du Vodou un ferment particulièrement propre à exal-
ter leur énergie, car le Vodou, formé des cultes divers importés
d'Afrique, était devenu moins une religion qu'une association politique
— une sorte de « carbonarisme noir » ayant pour mot d'ordre l'exter-
mination des blancs et la délivrance des nègres. Les cérémonies du
culte étaient entourées du plus grand mystère. Chaque initié prêtait le
serment solennel de subir les pires tortures plutôt que de révéler les
secrets qui lui étaient confiés.
[60]
« Les morts subites attribuées au poison ne cessèrent pas (après le
supplice de Mackandal) — constate le P. Cabon. Contre les malfai-
teurs inconnus, le Conseil du Cap prit des mesures préventives : le 11
mars 1758, défense de faire des macandals, ou compositions de malé-
fices, à cause de la profanation des choses saintes qu'on y faisait ; dé-
fense à tout esclave de composer et distribuer des remèdes à d'autres
esclaves, sans permission du maître ; le 7 avril 1758, règlement sur la
police des esclaves : étaient défendues les assemblées des esclaves à
la mort de l'un d'eux ; prohibition de composer, vendre ou distribuer
des garde-corps et macandals étendue aux affranchis ; aggravation
des règlements, au sujet des esclaves, sur le port d'armes, la vente des
denrées, les assemblées après sept heures du soir, même dans les
églises ; l'asile donné par un affranchi à un esclave marron était puni
de la perte de la liberté pour le libre et sa famille résidant chez lui ; en-
fin, interdiction à tout libre, noir ou de couleur, de porter épée, sabre
ou manchette dans les villes et bourgs, à moins qu'ils ne fussent offi-
ciers ou employés dans la maréchaussée ou commandés pour le ser-
vice.
« Plus tard, un règlement du 18 février 1761 édicta de nouvelles
restrictions. Dans les villes importantes un prêtre, nommé d'ordinaire
curé des nègres, avait le soin spirituel des esclaves. En fait, cet arran-
gement n'exista jamais qu'au Cap. Ce prêtre avait généralement une
influence très grande sur ses ouailles ; et les ouailles se considéraient
comme formant une petite église à part, indépendante de celle des
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 79
blancs. Il fut fait défense au curé des nègres de s'occuper seul des bap-
têmes ou mariages des esclaves : en ce point il était dépendant du curé
des blancs, unique curé en charge. Il n'avait mission que de cathéchi-
ser les esclaves, de leur faire réciter la prière, de leur prêcher la parole
de Dieu, sans remplir auprès d'eux aucune fonction curiale. Et comme
les esclaves avaient pris l'habitude de se réunir à l'église de jour et de
nuit, qu'ils avaient institué parmi eux des bedeaux et des marguilliers,
que ces dignitaires passaient d'une maison ou d'une habitation à l'autre
pour prêcher et catéchiser, comme ils prêchaient même dans l'église
en l'absence du prêtre, toutes ces manifestations leur furent interdites ;
il fut en outre ordonné que les églises seraient fermées au coucher du
soleil et de midi à deux heures. »
Toutes ces mesures prohibitives ne pouvaient avoir d'autre effet
que de donner au Vodou une force plus grande en forçant ses secta-
teurs à entrer dans la clandestinité, tandis qu'on empêchait, d'autre
part, la doctrine chrétienne de se répandre dans la masse des esclaves
grâce à l'enseignement des « mamans-dédés » et à la prédication de
ceux que nous appelons aujourd'hui des « pères-savanes » et dont la
fidélité à la foi catholique était éprouvée, comme Toussaint Louver-
ture devait le montrer plus tard. De cette fidélité nous avons une
preuve éclatante dans un événement rappelé par Georges Sylvain.
« En 1782, lors du premier traité qui intervint entre les nègres marrons
de l'Ouest et les autorités françaises de Saint-Domingue, les deux
conditions mises à leur soumission [61] par ces révoltés, guerroyant
depuis quatre-vingts ans dans les bois, furent qu'on leur laisserait la
faculté d'aller se faire baptiser à Neybe et qu'ils garderaient la liberté
conquise au prix de leur sang... La puissance du sentiment religieux
sur les nègres d'Haïti a été telle qu'elle a résisté au spectacle du déver-
gondage colonial, au mauvais exemple d'un clergé propriétaire d'es-
claves et a survécu au désarroi qui suivit l'expulsion des blancs... En
liant pour la première fois les deux termes Dieu et Liberté et en en fai-
sant la formule même de leur aspiration au bien-être social, les mar-
rons de 1782 obéissaient à l'instinct profond de leur race. »
* * *
* * *
blancs, qui excitaient les esclaves à la révolte pour servir leurs opinions
propres et leurs intérêts politiques contre leurs adversaires. En 1791, eux
tous recueillirent le fruit de tous les forfaits perpétrés depuis trois siècles
dans la traite des nègres et dans le régime colonial, malgré les sages aver-
tissements des philosophes dont ils se moquaient. »
* * *
quatre jours après la révolte des esclaves du Nord, sans qu'il y eût ce-
pendant le moindre lien entre ces deux manifestations violentes de la
volonté des deux classes, tenues dans l'opprobre, de forger leur liberté
par le fer et dans le feu. Ils attaquèrent les blancs de Port-au-Prince et
les vainquirent dans deux combats, dont celui de Pernier, le 2 sep-
tembre 1791, offrit l'occasion à Alexandre Pétion, alors âgé de 21 ans,
d'accomplir un acte admirable de générosité en exposant sa vie pour
sauver celle d'un officier du régiment d'Artois fait prisonnier et qui al-
lait être baïonnette par les insurgés.
À la suite de ces défaites, les colons durent entrer en composition
avec les affranchis de l'Ouest, et un concordat fut signé à Damiens, le
7 septembre 1791, par les représentants des blancs (qui étaient Hanus
de Jumécourt, d'Espinose, de Lépine, Drouillard, Manneville, Ri-
gogne, [67] Proquau, Turbé et de Lamarre) et par les représentants des
affranchis (qui étaient Bauvais, Rigaud, Daguin, Barthélémy, Médor,
Joseph Labas-tille, Desmares aîné, Pierre Coustard et Pierre Pellerin).
Par cet accord, « les blancs s'obligeaient à ne pas s'opposer à l'exécu-
tion des décrets de l'Assemblée nationale de France en tout ce qui était
favorable aux hommes de couleur — l'expression « hommes de cou-
leur » s'entendant de tous individus libres, noirs ou sang-mêlés ».
* * *
Dans leurs efforts pour régler une situation aussi dangereuse, les
commissaires se heurtèrent à la mauvaise volonté des assemblées co-
loniales, qui n'entendaient renoncer à aucun de leurs privilèges. Une
deuxième commission débarqua au Cap le 18 septembre 1792, juste
trois jours avant l'abolition par la Convention nationale de la monar-
chie (21 septembre) et la proclamation de la première République
française (22 septembre).
La commission était composée d'hommes énergiques, Sonthonax,
Polvérel et Ailhaud, qui se montrèrent disposés à introduire dans les
ateliers les changements reconnus nécessaires pour le rétablissement
de l'ordre et l'amélioration du sort des esclaves. Ces dispositions bien-
veillantes à l'égard des nègres et les mesures politiques prises par le
gouvernement métropolitain en faveur des affranchis (particulière-
ment la loi du 4 avril 1792 stipulant que les hommes de couleur et
noirs libres seraient admis à voter dans toutes assemblées paroissiales
et seraient éligibles à tous les emplois), tout cela avait si fortement in-
disposé les colons qu'ils arrêtèrent un plan pour livrer Saint-Domingue
aux Anglais, alors en guerre avec la France. Menacés d'être dépossé-
dés de leurs esclaves, les colons organisèrent partout des complots
contre les commissaires. De graves désordres éclatèrent aux Cayes, à
Jacmel, à Port-au-Prince, qui fut même bombardé, le 12 avril 1793,
sur l'ordre de Sonthonax afin de réduire les rebelles conduits par un
nommé Borel.
[68]
La main des agitateurs se fit principalement sentir au Cap, où les
colons manifestèrent la plus violente hostilité aux actes de la Commis-
sion. Deux cents d'entre eux ayant été déportés à cause de leurs me-
nées subversives, le nouveau gouverneur de la colonie, général Gal-
baud, lui-même grand propriétaire à Saint-Domingue, prit nettement
parti pour les mécontents. Dans les rues du Cap un combat furieux
s'engagea qui dura deux jours (20 et 21 juin). Les hommes de couleur
— qu'on appelait les hommes du 4 avril — se rangèrent autour des
Commissaires et se battirent vaillamment. Mais Galbaud disposait de
3000 hommes aguerris et bien armés : son triomphe paraissait assuré.
En présence de ce danger, le plus fougueux des commissaires, Sontho-
nax, prit une décision héroïque. Il fit appel aux bandes d'esclaves cam-
pées dans les environs du Cap, en promettant la liberté à tous ceux qui
l'aideraient à châtier les rebelles. Au nombre de 20.000, ces esclaves
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 89
porté au bout d'une pique, fit naître dans le peuple émancipé un en-
thousiasme qui alla jusqu'au délire. »
« Le Commissaire Sonthonax, écrit de son côté le Colonel Malen-
fant, avait été sollicité de prendre pareille mesure par les blancs du
Cap Français qui voyaient bien que c'était l'unique moyen propre à les
mettre en sûreté. » Le blanc Dufay, qui en compagnie de Mars Belley,
nègre, et Mills, mulâtre, fut chargé d'expliquer à la Convention natio-
nale la décision des Commissaires, dit lui-même : « Dans cette extré-
mité pressante, le Commissaire en résidence au Cap rendit la procla-
mation du 29 août... Les noirs de la partie du Nord étaient déjà libres
en fait : ils étaient les maîtres. Cependant, la proclamation, en les dé-
clarant libres, les assujettit à résider sur leurs habitations respectives et
les soumet à une discipline sévère, en même temps qu'à un travail
journalier moyennant un salaire déterminé. Ils sont en quelque sorte
comme attachés à la glèbe. Les citoyens du 4 avril, en reconnaissance
des services que les noirs leur avaient rendus dans les journées des 20,
21 et 22 juin, où on voulait les assassiner et où les noirs les ont coura-
geusement secourus, eurent la générosité de se joindre eux-mêmes aux
noirs pour implorer le commissaire civil le sacrifice de leurs esclaves,
à qui ils donnèrent la liberté. Mes frères, mes collègues Belley et Mil-
ls, ont donné les premiers l'exemple. »
Sonthonax avait pris soin d'expliquer aux nouveaux libres, dans un
discours éloquent, les devoirs de la liberté. « Ne croyez pas — s'était-
il écrié — que la liberté dont vous allez jouir soit un état de paresse et
d'oisiveté. En France, tout le monde est libre, et tout le monde tra-
vaille. À Saint-Domingue, soumis aux mêmes lois, vous suivrez le
même exemple. Rentrés dans vos ateliers ou chez vos anciens proprié-
taires, vous recevrez le salaire de vos peines ; vous ne serez plus la
propriété d'autrui ; vous resterez les maîtres de la vôtre, et vous vivrez
heureux... La liberté vous fait passer du néant à l'existence : montrez-
vous dignes d'elle. Abjurez à jamais l'indolence comme le brigandage.
Ayez le courage de vouloir être un peuple, et bientôt vous égalerez les
nations européennes. »
Polvérel, en apprenant l'acte de son collègue, en éprouva quelque
contrariété. Il pensait qu'une décision de cette importance aurait dû
être soumise à la Convention nationale. Mais il ne pouvait hésiter,
sans risquer une révolte générale dans l'Ouest et dans le Sud, à adopter
une mesure que commandaient impérieusement les circonstances. « Il
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 91
* * *
[71]
Chapitre VI
TOUSSAINT LOUVERTURE
* * *
surtout dans les villes ? Ils les laissent dans l'oisiveté et dans l'ignorance de
leurs premiers devoirs : ils semblent leur inspirer le mépris pour la culture, le
premier, le plus honorable et le plus utile de tous les états. À peine sont-ils
nés, on voit ces mêmes enfants avec des bijoux et des pendants d'oreilles, cou-
verts de haillons, salement tenus, blesser par leur nudité les yeux de la dé-
cence. Ils arrivent ainsi à l'âge de douze ans, sans principes de morale, sans
métier, avec le goût du luxe et de la paresse pour toute éducation. Et comme
les mauvaises impressions sont difficiles à corriger, à coup sûr voilà de mau-
vais citoyens, des vagabonds et des voleurs ; et, si ce sont des filles, voilà des
prostituées ; toujours prêts, les uns et les autres, à suivre les inspirations du
premier conspirateur qui leur prêchera le désordre, l'assassinat et le pillage.
C'est sur des pères et des mères aussi vils, sur des élèves aussi dangereux que
les magistrats du peuple doivent avoir sans cesse les yeux ouverts. Les mêmes
reproches s'adressent également aux cultivateurs et aux cultivatrices sur les
habitations. Depuis la révolution, des hommes pervers leur ont dit que la liber-
té est le droit de rester oisif et de ne suivre que leurs caprices. Une pareille
doctrine devait être accueillie par tous les mauvais sujets, les voleurs et les as-
sassins. Il est temps de frapper sur les hommes endurcis qui persistent dans de
pareilles idées. A peine un enfant peut-il marcher, il doit être employé sur les
habitations à quelque travail utile, suivant ses forces, au lieu d'être employé
dans les villes où, sous prétexte d'une éducation qu'il ne reçoit pas, il vient ap-
prendre des vices, grossir la tourbe des vagabonds et des femmes de mauvaise
vie, troubler par son existence le repos des bons citoyens et la terminer par le
dernier supplice. Il faut que les commandants militaires, que les magistrats,
soient inexorables à l'égard de cette classe d'hommes ; il faut, malgré elle, la
contraindre à être utile à la société dont elle serait le fléau sans la vigilance la
plus sévère ». V. P. Cabon, Histoire d'Haïti, tome IV, page 98.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 100
* * *
nés par [78] mariage seront fixés par des lois qui tendront à répandre
et à entretenir les vertus sociales, à encourager et à cimenter les liens
de famille. »
Mais c'est dans le titre II de la Constitution que Toussaint Louver-
ture avait posé les fondements de l’ordre social qu'il entendait créer à
Saint-Domingue — cet ordre devant principalement reposer sur la li-
berté et l'égalité. L'article 3 disait : « Il ne peut exister d'esclaves sur
ce territoire ; la servitude y est à jamais abolie. Tous les hommes y
naissent, vivent et meurent libres et Français. » L'article 4 déclarait :
« Tout homme, quelle que soit sa couleur, y est admissible à tous les
emplois. » L'article 5 proclamait : « Il n'y existe d'autre distinction que
celle des vertus et des talents, et d'autre supériorité que celle que la loi
donne dans l'exercice d'une fonction publique. La loi est la même pour
tous, soit qu'elle punisse, soit qu'elle protège. »
Ces principes allaient se heurter à l'hostilité du gouvernement qui
venait de se former en France.
* * *
* * *
* * *
[85]
Chapitre VII
LA LUTTE POUR
L’INDÉPENDANCE
du Port-de-Paix : j'ai servi sous ses ordres. Il avait dans cette ville une
maison qui aurait été belle à Paris. Rien n'avait été oublié pour l'em-
bellir et la décorer. Elle devait avoir coûté des sommes immenses. J'ai
constamment mangé à sa table. Dans les commencements, je ne reve-
nais pas de mon étonnement de lui voir cette aisance à faire les hon-
neurs de chez lui. »
Lorsque Toussaint eut été déporté et que des défections eurent
commencé à se produire parmi les officiers de l'armée indigène, Mau-
repas donna l'assurance au général Ramel qu'il ne se séparerait pas
une nouvelle fois de la France, et il offrit de remettre sa démission
afin de se retirer en Europe. « Content de cette explication, continue le
général Ramel, j'écrivis au capitaine-général. Je ne reçus d'autre ré-
ponse que celle d'ordonner à Maurepas de se rendre au Cap pour y re-
cevoir une destination ultérieure. Je lui communiquai cet ordre. Il ne
balança pas à s'embarquer avec toute sa famille, et partit pour le Cap.
J'appris quarante-huit heures après qu'en entrant en rade, lui, sa
femme, ses enfants en bas âge avaient été jetés à la mer... Ce supplice
ne produisit qu'un mauvais effet : il décida l'entière défection des
noirs, nous aliéna les indifférents, et une guerre à mort entre les deux
couleurs fut dès ce moment déclarée. Quels hommes a-t-on noyés à
Saint-Domingue ? Des noirs faits prisonniers sur le champ de ba-
taille ? Non. Des conspirateurs ? Encore moins ! On ne jugeait per-
sonne. Sur un simple soupçon, un rapport, une parole équivoque, deux
cents, quatre cents, huit cents, jusqu'à quinze cents noirs étaient jetés à
la mer. J'ai vu de ces exemples, [87] et j'en ai gémi. J'ai vu trois mu-
lâtres frères subir le même sort. Le 28 frimaire, ils se battaient dans
nos rangs ; deux y furent blessés. Le 29, on les jeta à la mer, au grand
étonnement de l'armée et des habitants. Ils étaient riches, et avaient
une belle maison qui fut occupée deux jours après leur mort par le gé-
néral Boudet 32. »
* * *
quand il reçut, dans les premiers jours d'octobre 1802, la visite inat-
tendue de Dessalines, son adversaire de 1800, contre lequel il avait si
héroïquement défendu la ville de Jacmel et de qui il s'était rapproché
au cours d'une brève entrevue à Plaisance trois mois auparavant.
Dessalines venait d'avoir une conférence importante avec le capi-
taine-général. Inquiet devant les progrès de l'insurrection grandissante,
Leclerc avait appelé au Cap le chef noir pour arrêter avec lui les me-
sures propres à rétablir l'ordre. Dessalines avait parlé avec une telle
véhémence ; il avait promis de sévir contre les rebelles avec tant d'im-
pitoyable sévérité que, satisfait et confiant, Leclerc lui avait fourni en
quantité armes et munitions, en lui donnant en outre l'autorisation de
lever le plus d'hommes possible pour l'exécution de son plan de ré-
pression brutale et sanglante. C'est en retournant dans l'Artibonite, où
il exerçait son commandement, que Dessalines s'était arrêté au Haut-
du-Cap pour s'entretenir avec Pétion.
Trois jours après cette conversation secrète entre le général noir et
le chef mulâtre, dans la nuit du 13 au 14 octobre 1802, Pétion, aidé du
général Clerveaux, prit les armes contre les Français. Le 17 octobre,
ce fut le tour de Dessalines à la Petite-Rivière de l'Artibonite. « À la
nouvelle—raconte Windsor Bellegarde — que l'adjudant-général Pé-
tion avait pris les armes au Haut-du-Cap, le chef de brigade Andrieux,
commandant du bourg, avait reçu l'ordre d'arrêter Dessalines afin de
prévenir un mouvement semblable, dont il avait remarqué les symp-
tômes inquiétants. Mis au courant de la combinaison, le curé de la pa-
roisse, l'abbé Videau, invita gracieusement le général noir à dîner. Ce-
lui-ci ne crut pas devoir décliner l'invitation, malgré l'avertissement
qui lui avait été donné qu'on lui préparait un piège. Autour de la table
somptueusement servie, les convives, parmi lesquels Andrieux,
avaient pris place. Dessalines, très exubérant de nature, se montra, ce
soir-là, plus loquace qu'à l'ordinaire. Flairant quelque tentative d'em-
poisonnement, il faisait semblant de manger et parlait sans arrêt. Ses
regards fouillaient pour ainsi dire les visages de son hôte et des invi-
tés. Mm« Pageot, femme de couleur attachée [88] en qualité d'inten-
dante au service du curé, allait et venait, de la cuisine à l'office, de
l'office à la salle à manger, paraissant exclusivement préoccupée de la
bonne présentation des plats. Cependant, entre elle et Dessalines une
sorte de courant télépathique semblait s'être établi — si bien que, dans
l'entrebâillement d'une porte, elle fit un geste expressif que Dessalines
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 114
* * *
[93]
Chapitre VIII
PROCLAMATION DE
L’INDÉPENDANCE
[96]
« les lumières ont pu pénétrer rapidement en Haïti », selon l'obser-
vation de Madiou, c'est que l'amour désintéressé du peuple a fait com-
prendre à quelques-uns des fondateurs de la patrie haïtienne que seule
l'éducation « élève l'homme à la dignité de son être » en éclairant son
esprit, en purifiant sa conscience, en fortifiant son caractère. Par une
compensation providentielle, c'est la société coloniale qui a elle-même
déposé dans le berceau du peuple haïtien les deux puissants instru-
ments d'éducation et d'unité qui lui permettront d'atteindre son idéal
de nation civilisée : la culture française, source incomparable d'huma-
nisme, et la religion chrétienne, dont le haut enseignement est contenu
dans cette parole du Christ : « Aimez-vous les uns les autres, car vous
êtes frères. »
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 125
[97]
Chapitre IX
GOUVERNEMENT
DE DESSALINES
* * *
* * *
* * *
réunis les Vaudoux, ordonna de faire feu sur la case, les dispersa et en
prit cinquante qu'il tua à coups de baïonnettes. » On savait que l'Em-
pereur n'hésiterait pas une minute à donner pareille leçon à tous ceux
de la classe des laboureurs qui oseraient protester contre le régime de
servage auquel ils étaient assujettis. Et personne ne bougeait !
Mais la confiance de l'Empereur n'était pas aussi bien assurée à
l'égard de ses propres lieutenants, dont quelques-uns, tout en ayant
l'air d'approuver la politique de leur souverain, ne condamnaient pas
moins, en secret, la façon scandaleuse dont les affaires de la nation
étaient dirigées. Christophe, général en chef de l'armée, avait un haut
sentiment de la dignité personnelle et jugeait de façon sévère la
conduite extravagante de l'Empereur. Candidat présumé à la succes-
sion impériale, il ne voulait cependant rien entreprendre qui pût dé-
plaire à l'ombrageux Dessalines ; il ne cessait au contraire de lui dé-
noncer Capoix-la-Mort/le héros de Vertières, en qui il voyait un
concurrent éventuel et qui, mécontent d'avoir été retiré de Port-de-
Paix pour être placé au commandement de la deuxième division du
Nord, se répandait parfois en propos amers à l'égard de la puissante
camarilla impériale où dominaient le noir martiniquais Mentor et le
mulâtre acrimonieux Boisrond-Tonnerre.
D'autre part, le général Etienne Gérin, ministre de la guerre, réduit
à un rôle infime, était peu satisfait de sa situation. Le général Vernet,
qui ne savait ni lire ni écrire, s'était vu confier comme par dérision le
ministère des finances. Il était effrontément trompé par son adjoint
Vastey, et il supportait fort mal les plaisanteries ou les sarcasmes que
lui adressait à cette occasion l'Empereur dans ses moments de bonne
ou de mauvaise humeur. Le général Geffrard, commandant de la divi-
sion du Sud, dont les pouvoirs venaient d'être considérablement res-
treints en vertu d'une nouvelle délimitation des districts militaires,
nourrissait contre Dessalines une hostilité sourde, qui n'aurait pas tar-
dé à éclater en lutte ouverte si la mort du Libérateur du Sud n'était sur-
venue de manière soudaine le 31 mai 1806.
Tout cela n'avait pas échappé à la perspicacité de l'Empereur.
D'une visite qu'il fit dans le Nord il était revenu, dit Madiou, « avec la
conviction que son ennemi le plus redoutable était Christophe », mais
la prudence [104] lui commanda de ménager le général en chef de l'ar-
mée, à qui la garnison et la population du Cap étaient entièrement dé-
vouées.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 134
Par ses excès et ses violences Dessalines avait mis le peuple tout
entier dans un état continuel d'agitation et créé même parmi ses plus
fidèles lieutenants une atmosphère de crainte et d'insécurité. Le cas
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 137
* * *
* * *
[110]
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[111]
Chapitre X
PÉTION ET
CHRISTOPHE
« Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne pourra mettre le pied sur le
territoire à titre de maître ou de propriétaire ; sont reconnus Haïtiens, les
blancs qui font partie de l'armée, ceux qui exercent des fonctions civiles, et
ceux qui sont admis dans la République à la publication de la Constitution.
— L'île d'Haïti (ci-devant appelée Saint-Domingue) forme, avec les îles
adjacentes qui en dépendent, le territoire de la République d'Haïti. — La
religion catholique, apostolique et romaine, étant celle de tous les Haï-
tiens, est la religion de l'État. Si, par la suite, il s'introduit d'autre religion,
nul ne pourra être empêché, en se conformant aux lois, d'exercer le culte
religieux qu'il aura choisi. — Le mariage, par son institution civile et reli-
gieuse, tendant à la pureté des mœurs, les époux qui pratiqueront les vertus
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 144
qui doit être notifié à celui qui en est l'objet. Toutes rigueurs employées
dans les arrestations, détentions ou exécutions, autres que celles prescrites
par la loi, sont des crimes.
« Il y a une haute cour de justice pour juger les accusations admises
par le corps législatif, soit contre ses propres membres, soit contre le Pré-
sident ou contre le Secrétaire d'État. Cette haute cour se forme en vertu
d'une proclamation du Sénat et se compose d'un certain nombre de juges,
pris au sort dans chacun des tribunaux établis dans les différents départe-
ments.
« La force armée est essentiellement obéissante ; elle ne peut jamais
délibérer ; elle ne peut être mise en mouvement que pour le maintien de
l'ordre public, la protection due à tous les citoyens et la défense de la Ré-
publique. Elle se divise en garde nationale soldée et en garde nationale
non soldée. La garde nationale non soldée ne sort des limites de sa pa-
roisse que dans les cas d'un danger imminent et sur l'ordre et la responsa-
bilité du commandant militaire de la place. Hors des limites de sa paroisse,
elle devient soldée et soumise, dans ce cas, à la discipline militaire ; dans
tout autre cas, elle n'est soumise qu'à la loi. L'armée se recrute suivant le
mode établi par la loi.
« La culture, première source de la prospérité de l'État, sera protégée et
encouragée. La police des campagnes sera soumise à des lois particulières.
Le commerce ne doit pas connaître d'entraves. Il sera l'objet de la plus
grande protection.
« Il y a un Secrétaire d'État nommé par le Sénat et qui doit résider dans
la ville où siège cette assemblée. Les comptes détaillés des dépenses pu-
bliques, signés et certifiés par le Secrétaire d'État, sont rendus au Sénat au
commencement de chaque année. Il en est de même des états de recettes
des diverses contributions et de tous les revenus publics. Aucune somme
ne peut sortir de la caisse publique sans la signature du Secrétaire d'État. »
* * *
[114]
En vertu de cette Constitution, Henry Christophe, qui, bien qu'il
n'eût pas directement participé à la chute de l'Empereur, avait été re-
connu par les révolutionnaires comme chef du gouvernement provi-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 146
* * *
[115]
Henry Christophe était né dans l'île de Grenade, Antille anglaise,
probablement en 1763. A la suite d'une aventure, sur laquelle les his-
toriens ne sont pas bien renseignés, son père, un affranchi, le confia à
un officier de marine français qui le conduisit au Cap. Le jeune
homme, âgé de dix-sept ans, s'engagea parmi les six cents hommes de
couleur qui suivirent le comte d'Estaing et combattirent sous ses
ordres à Savannah le 9 octobre 1779. De retour de l'expédition, il
s'établit comme aubergiste ou cabaretier. Mais ses dispositions le por-
taient plutôt vers le métier des armes. Il comptait parmi les meilleurs
officiers de Toussaint quand celui-ci alla se mettre au service du géné-
ral Laveaux en mai 1794. Il monta de grade en grade jusqu'à devenir
commandant du Cap en 1802 et général en chef de l'armée sous Des-
salines. Il avait un caractère violent qui le poussait souvent aux pires
actes de cruauté : à ses moments de colère furieuse, une seule per-
sonne pouvait avoir quelque influence sur lui, sa femme Marie-
Louise, qu'il avait épousée tout jeune et pour qui il ne cessa de mon-
trer, jusqu'à sa mort, la plus affectueuse déférence.
Le général Ramel, qui connut personnellement Christophe, a fait
de lui ce portrait : « Christophe est très bien fait de sa personne. On ne
saurait imaginer à quel point cet homme a l'usage du monde. Doué des
formes les plus séduisantes, il s'explique avec beaucoup de clarté et
parle bien le français. Quoique très sobre, il aime beaucoup l'ostenta-
tion. Il est très instruit, vain jusqu'au ridicule, enthousiaste de la liber-
té. Combien de fois ne m'a-t-il pas dit que si jamais on osait parler de
remettre sa couleur en esclavage, il incendierait jusqu'au sol de Saint-
Domingue... Christophe n'est pas cruel. Je suis sûr qu'il se fait vio-
lence quand il use de mesures de rigueur. Il commanda le Cap après la
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 148
mort de Moïse, et il s'y était fait généralement aimer de toutes les cou-
leurs. »
Que ce portrait soit flatté ou non, l'historien doit reconnaître que
Christophe possédait au plus haut degré, non seulement les qualités de
chef militaire, mais celles d'organisateur. Il réunissait en lui, on peut
dire, l'énergie de Dessalines et les talents d'administrateur de Tous-
saint Louverture. Il ne lui a manqué, pour être le plus grand des chefs
d'État haïtiens, que la bonté et l'esprit démocratique de son rival
Alexandre Pétion.
Christophe pensait que l'institution familiale est la base de toute
société humaine. Aussi avait-il écrit dans l'article 47 de la Constitution
de 1807 que « le mariage, étant un lien civil et religieux qui encourage
les bonnes mœurs, sera honoré et essentiellement protégé ». Afin
d'empêcher la désagrégation de la famille, il ne reconnaissait pas le di-
vorce et refusait aux pères et mères le droit de déshériter leurs enfants.
Convaincu que la religion chrétienne est l'une des grandes sources de
la civilisation moderne, il proclama (art. 30 de la Constitution) que
« la religion catholique, apostolique et romaine, est seule reconnue par
le gouvernement » — l'exercice des autres étant toléré mais non publi-
quement.
Le Roi accorda une attention particulière à l'agriculture. Il publia
un code rural qui « contenait — écrit le Dr J.-C. Dorsainvil — de
nombreuses [116] dispositions favorables aux cultivateurs, telles que
création d'hôpitaux sur les habitations, service gratuit des officiers de
santé, etc., mais elles restèrent généralement lettre morte. En re-
vanche, l'amende, qui devait punir les infractions au code, fut trop
souvent remplacée par le bâton ».
L'industrie reçut des encouragements. Une usine fut établie pour la
fabrication des cotonnades. Les armes et munitions nécessaires aux
troupes sortaient des manufactures royales.
Christophe reconnut que l'éducation était un besoin urgent pour le
peuple. Il avait un grand faible pour tout ce qui était anglais. Il fit ve-
nir au Cap-Henri des pasteurs anglicans pour diriger l'Académie
Royale et les écoles supérieures qu'il avait fondées ; et il engagea pour
instruire ses filles deux dames américaines.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 149
* * *
* * *
* * *
En 1810, André Rigaud, qui avait été déporté en France par Le-
clerc et placé sous la surveillance de la police, réussit à s'échapper et à
rentrer en Haïti. Pétion accueillit cordialement son ancien chef et le
chargea de pacifier la Grand-Anse, où des bandes armées restaient en
révolte. Mal conseillé, Rigaud eut la faiblesse de se faire nommer, par
une assemblée départementale dissidente, commandant en chef du Dé-
partement du Sud — constituant ainsi un troisième État dans l'an-
cienne Saint-Domingue (3 novembre 1910). Pétion ne voulut pas ce-
pendant le combattre. Il l'invita à une entrevue qui eut lieu le 2 dé-
cembre : les deux chefs convinrent de s'unir contre Christophe. Peu
après, Rigaud, mécontent de lui-même et dégoûté des autres, prenait
sa retraite. Il mourut le 18 septembre 1811. Le général Borgella qui
l'avait remplacé se rallia à Pétion en mars 1812.
[120]
La France, pendant ce temps, n'avait pas perdu l'espoir de rétablir
tôt ou tard sa domination sur Haïti. Vaincu et privé de sa capitale, Pa-
ris, où les Alliés étaient entrés triomphalement le 21 mars 1814, Na-
poléon s'était vu contraint d'abdiquer à Fontainebleau en faveur de son
fds, le prince de Reichstag, le 6 avril ; et le 11 du même mois il pre-
nait possession de la petite île d'Elbe, que les vainqueurs lui avaient
accordée en pleine souveraineté avec un revenu annuel de deux mil-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 154
sait, par l'expérience de ses malheurs passés, par ses plaies qui
saignent encore, qu'il ne peut trouver la garantie de son indépendance
qu'en lui-même, et sans partage. Il a mesuré toute la force et l'étendue
de sa décision, puisqu'il a préféré se vouer à la mort plutôt que de re-
venir sur ses pas... [121] C'est au nom de la nation, dont je suis le chef
et l'interprète, que j'ai parlé. Je ne compromettrai jamais sa souverai-
neté, et ma responsabilité est de me conformer aux bases du pacte so-
cial qu'elle a établi. Le peuple d'Haïti veut être libre et indépendant. Je
le veux avec lui. Voilà la cause de ma résistance. »
Après une réponse si nette, les commissaires du Roi n'avaient qu'à
reprendre la mer. Le 12 novembre, la frégate La Flore et le brick Le
Railleur, qui les avaient amenés, appareillèrent pour la France après
avoir perdu une bonne partie de leur équipage — les marins français
ayant déserté, sous l'œil bienveillant des autorités haïtiennes, pour
s'engager sur les navires rebelles mexicains Le Californien et le Ca-
lypso, commandés par le général Mina.
* * *
* * *
[123]
La Constitution de 1806 — il faut le reconnaître — était imprati-
cable parce qu'elle donnait au Sénat des attributions qui appartenaient
normalement au pouvoir exécutif : de là, des heurts, des conflits
graves, qui opposèrent souvent les sénateurs à Pétion — comme dans
la question de la distribution des terres où les premiers opinaient pour
l'établissement d'une sorte d'oligarchie terrienne tandis que le pré-
sident considérait le régime de la petite propriété comme la base es-
sentielle d'une démocratie rurale.
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[125]
Chapitre XI
JEAN-PIERRE BOYER
nais. Il préféra laisser au Sénat la lourde tâche de choisir entre les can-
didats nombreux qui se présentèrent à sa succession.
Les électeurs sénatoriaux s'étaient divisés en plusieurs groupes,
l'un favorisant la candidature de Borgella ou de Bonnet ; l'autre celle
de Bazelais ; un troisième celle de Magny. Quand au général Gédéon,
sénateur, il répétait à qui voulait l'entendre qu'il n'accepterait pas de
« mulâtre » à la présidence de la république. Le président du Sénat,
Panayoti, s'était nettement déclaré pour Jean-Pierre Boyer, gouverneur
de Port-au-Prince et commandant de la garde présidentielle, qu'il
croyait seul capable de continuer la politique de Pétion et d'empêcher
un coup d'état contre l'assemblée pour la disperser. Les sénateurs se
laissèrent prendre à cet argument, et ainsi Boyer fut élu président à vie
de la République d'Haïti, le 30 mars 1818, et prêta serment le 1er avril.
Le nouveau président était âgé de quarante-deux ans, étant né à
Port-au-Prince le 15 février 1776. Chef de bataillon en 1802, il avait
été embarqué sur le bateau où le général Maurepas était tenu prison-
nier par les Français en rade du Cap. Il avait assisté à l'horrible sup-
plice auquel ce héros avait été soumis et avait lui-même miraculeuse-
ment échappé à la mort. Bien qu'il eût pris part à la guerre de l'indé-
pendance, il ne s'y était distingué par aucune action d'éclat. Sa fortune
militaire et politique ne commença vraiment que lorsque Pétion l'eut
associé à sa personne en faisant de lui son secrétaire privé. Instruit,
spirituel, d'éloquence persuasive, ayant toutes les qualités et toute la
souplesse d'un officier de [127] cour, il gagna très vite les bonnes
grâces de la brillante maîtresse de son chef. De celle-ci il allait faire sa
compagne presque officielle, tout de suite après la mort de son bien-
faiteur.
Jean-Pierre Boyer accédait au pouvoir avec les meilleures disposi-
tions du monde et le désir incontestable d'instaurer l'ordre dans l'admi-
nistration, en mettant fin à l'apathie et à l'irrésolution dont son prédé-
cesseur avait trop souvent fait preuve. Malheureusement, il était d'un
caractère autoritaire et têtu. Fermé à certaines idées de progrès, il pen-
sait que l'évolution morale et économique du peuple haïtien devait
être l'œuvre du temps et qu'il était inutile de vouloir la hâter par des
réformes qu'il estimait inopportunes et mêmes dangereuses. Parta-
geant les préjugés de son époque au sujet de l'éducation populaire, il
ne donna à l'instruction publique qu'une médiocre attention.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 163
* * *
* * *
* * *
quelle les Haïtiens restent unis, non seulement par les liens du sang et
de l'esprit, mais par des intérêts commerciaux dont la prépondérance a
marqué pendant longtemps l'histoire économique de l'ancienne colo-
nie de Saint-Domingue.
* * *
nuant à exercer une heureuse influence sur l'opinion publique par leurs
écrits, se rendre compte des intentions de leur gouvernement en ce qui
regarde la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti. »
Mais le gouvernement de Washington paraissait insensible aux ap-
pels des hommes d'affaires comme à ceux de la presse. Boyer voulut
en avoir le cœur net, et le 6 juillet 1822 il fit écrire par le Secrétaire
général Inginac au Secrétaire d'État John Quincy Adams un message
officiel, dans lequel il rappelait le cruel régime d'oppression
qu'avaient subi les esclaves de Saint-Domingue ; la lutte terrible qu'ils
avaient dû mener pour la conquête de la liberté et de l'indépendance ;
les malheureuses divisions intestines qui avaient suivi et dont la fin
avait ramené dans le pays une paix maintenant fermement établie —
ce qui avait contribué à la réunion volontaire de la Partie de l'Est à la
République de l'Ouest, de sorte qu'il n'y avait plus dans l'île d'Haïti
« qu'une seule famille, une seule volonté, un seul gouvernement ».
Haïti, devenue indépendante de facto depuis 1804 sans aucune aide
extérieure, n'avait connu depuis lors et ne craignait plus aucune agres-
sion étrangère. Elle avait, pendant la guerre de 1812, gardé la plus
complète neutralité entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, bien
que cette neutralité fût bienveillante pour l'Union Etoilée ».
[134]
Usant d'un argument auquel il attachait une force particulière, Ingi-
nac ajoutait : « Le Gouvernement des États-Unis est le premier auquel
Haïti croit devoir adresser un tel rapport sur sa situation politique en
sollicitant qu'un acte régulier de la législature de sa sœur aînée vienne
reconnaître son indépendance qui date déjà de dix-neuf années. » Et
mettant le doigt sur le point vif de la question, Inginac concluait son
message par cette phrase significative : « S'il y a différence de couleur
entre les fils des États-Unis et ceux de la République haïtienne, il y a
entre eux similitude de sentiment et de volonté. »
Aucune réponse ne fut faite à cette émouvante requête. Les jour-
naux n'en continuèrent pas moins à mener campagne pour la recon-
naissance de l'indépendance d'Haïti, insistant le plus souvent sur les
bénéfices qu'en pourrait tirer le commerce nord-américain. Des voix
s'élevèrent dans ce sens au Congrès. Le 24 décembre 1822, le sénateur
Holmes du Maine présenta une résolution, demandant au président des
États-Unis de renseigner le Sénat sur les relations commerciales de
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 172
l'Union avec Haïti et sur les rapports politiques que cet État des An-
tilles entretenait avec les puissances européennes. Le 31 décembre de
la même année, le représentant Hill, également du Maine, demanda au
comité de commerce de la Chambre de faire rapport sur les mesures
qu'il conviendrait de prendre pour développer les échanges entre les
États-Unis et Haïti. Ces deux résolutions furent votées, et bien qu'elles
n'eussent fait aucune allusion directe à la reconnaissance de l'État haï-
tien, elles furent favorablement commentées par la presse amie d'Haï-
ti. Le New London Advocate du 29 janvier 1823, dans un article signé
Howard, montra l'inconséquence de la politique nord-américaine par
la hâte qu'elle avait mise à reconnaître l'indépendance des anciennes
colonies espagnoles, tandis qu'elle continuait à refuser une telle dis-
tinction à Haïti, qui la méritait plus qu'aucun autre. « Si, écrivait l'au-
teur, c'est la couleur de peau des Haïtiens qui explique cette attitude
d'abstention, cela ne devrait jamais être invoqué comme une raison
par des hommes qui professent de croire aux principes de cet acte im-
mortel — la Déclaration d'Indépendance des États-Unis. »
Quand intervint en avril 1825 l'Ordonnance de Charles X, Quincy
Adams prétendit que les Haïtiens avaient, en ratifiant un tel acte, ac-
cepté une « indépendance fictive » et que « les concessions accordées
à la France étaient incompatibles avec une indépendance réelle ». Le
secrétaire d'État Henry Clay, quand John Quincy Adams fut lui-même
devenu président des États-Unis, refusa l'admission d'Haïti au Congrès
de Panama de 1826 convoqué par Simon Bolivar — disant que la si-
tuation d'Haïti vis-à-vis de la France équivalait à une véritable « vas-
salité coloniale ». Tout cela n'était que prétexte servant à cacher les
vrais motifs de cette politique inconséquente de Washington : le préju-
gé de couleur et le maintien de l'esclavage dans les États du Sud. Ces
motifs paraissaient si puissants que la doctrine de Monroe, qui visait
prétendument à assurer [135] la protection de l'hémisphère occidental
contre toute attaque venue du dehors, fut formulée en 1923 de façon à
ne pas comprendre Haïti dans ce système de défense continentale.
Ces mauvaises raisons furent exposées au grand jour lorsqu'on dis-
cuta le message de décembre 1925 du Président Adams concernant la
participation des États-Unis au Congrès de Panama. Le sénateur Ben-
ton du Missouri s'écria : « Les États-Unis ne pourraient jamais rece-
voir les consuls mulâtres ou les ambassadeurs noirs d'Haïti, parce que
la paix dans les onze États de l'Union ne permettrait pas que ces
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 173
* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 176
[139]
Dans la lettre de démission qu'il adressa au Sénat, Boyer écrivit :
« Les efforts de mon gouvernement ont toujours eu pour but d'écono-
miser les fonds publics. Il y a, à cette heure, plus d'un million de
piastres dans le trésor national, outre certaines sommes tenues en dé-
pôt à Paris au crédit de la République. En me soumettant à un exil vo-
lontaire, j'espère détruire tout prétexte d'une guerre civile qui serait
causée par ma résistance. » Au point de vue financier, la situation fi-
nancière laissée par Boyer était donc relativement bonne. Le com-
merce extérieur avait été assez actif pendant les dernières années de
son administration ; par exemple, les exportations pour l'exercice
1840 comprenaient les articles suivants : café, 46.000.000 de livres ;
cacao 442.365 ; tabac 1.725.389 ; bois de construction et de teinture,
39.283.205 ; acajou, 4.072.641 pieds.
Boyer quitta Port-au-Prince le 13 mars 1843 pour se rendre à la Ja-
maïque et de là à Paris, où il vécut sept ans avec la plus noble simpli-
cité. Il mourut le 9 juillet 1850, à l'âge de 77 ans, dans un état très
proche de la pauvreté, ayant eu, malgré les défauts qu'on lui a repro-
chés avec amertume, une qualité bien rare chez nos gouvernants : la
probité. On s'est souvenu de ses défauts en oubliant les services qu'il
avait rendus à sa patrie. Un écrivain haïtien, Hannibal Price, a été plus
juste envers la mémoire de Jean-Pierre Boyer, « dont la sagesse pa-
triotique — a-t-il écrit — avait fermé l'ère de nos troubles sanglants ;
mis fin à la guerre civile et à l'appréhension de la guerre étrangère ; re-
médié à l'émiettement du territoire en attirant tous ses frères, par le
seul attrait de la liberté, sous le pavillon républicain de Pétion ; consti-
tué l'unité nationale de l'île entière à l'ombre de ce drapeau ; assuré la
consécration définitive de la liberté et de l'indépendance de ses com-
patriotes en obtenant l'adhésion de la France au fait accompli ; lancé
enfin son pays dans les voies de la civilisation, de la prospérité et du
bonheur par une paix ininterrompue d'un quart de siècle ! »
* * *
[141]
Chapitre XII
PRÉSIDENCES
ÉPHÉMÈRES
« Le pays, tel que nous le vîmes, tant au point de vue moral et intellec-
tuel que sous le rapport de l'agriculture, éveillerait naturellement des pen-
sées tristes chez le missionnaire comme chez le commerçant, l'homme
[142] de science ou le philanthrope... L'ignorance, l'inactivité et la pauvre-
té semblent régner partout. On pourrait dire bien des choses désolantes au
sujet de la culture générale du pays ainsi que du caractère et de la situation
du peuple. Partout la nature est riche et belle mais, faute de soins, reste à
l'état sauvage. Comme d'habitude, les routes étaient mauvaises et, quoique
n'étant pas entièrement négligées, elles offraient le témoignage d'un
manque de prévoyance et de continuité pour les maintenir en bonne condi-
tion. Bien que la province du Sud soit plus peuplée que les autres parties
de la république, on voit que la population y est insuffisante pour sa mise
en valeur. Les habitations et propriétés cultivées sont fort éloignées les
unes des autres et sans clôtures. Des plantations de café abondent, mais
elles sont négligées à cause du service militaire qui retient la majeure par-
tie des hommes et les empêche de s'occuper de leurs travaux personnels.
Certaines des maisons que nous avons vues ont fort belle apparence : elles
sont en général mal disposées et mal entretenues. Quelques voyageurs
pourraient sans doute attribuer cet état de choses à la paresse des habitants.
Ils auraient peut-être raison dans de nombreux cas. Il convient cependant
de prendre en considération les faits suivants : la masse du peuple est
plongée dans l'ignorance ; ses idées et ses besoins sont limités sous tous
les rapports ; pendant un quart de siècle, elle a été laissée à elle-même ; le
cultivateur a été arraché à son champ pour le service de l'armée. Considé-
rant tout cela, on voudra bien admettre que cette malheureuse stagnation
du peuple n'est pas due uniquement à la paresse...
* * *
II
et d'une moralité pure, vous saurez sans cesse résister à toute mau-
vaise passion. Votre pays a besoin non seulement d'hommes cultivés
mais d'hommes de caractère, dont le savoir repose sur la base solide
de l'honneur. Puisse cette Providence, qui a toujours veillé sur Haïti,
vous rendre meilleurs que vos pères ! »
Le pasteur Bird qui rapporte ces nobles paroles d'Honoré Féry dit
de lui : « M. Féry est un catholique romain très consciencieux. Il est
instruit, intelligent, digne d'occuper la position honorable à laquelle il
a été élevé. L'esprit dominant du temps présent est libéral et actif.
Mais, hélas ! la révolution, tout en introduisant sur la scène quelques
hommes honnêtes et respectables, a ouvert en même temps les portes
d'iniquité et allumé les feux de l'esprit de parti, la jalousie et la
haine. » Ce ministre honnête, sincère ami du peuple, fut brutalement
révoqué à la suite sans doute d'une intrigue de palais. Il ne connut son
renvoi qu'en lisant l'arrêté de nomination de son successeur, Beaubrun
Ardouin.
La paternelle dictature de Philippe Guerrier aurait pu peut-être, à la
longue, atténuer les effets pernicieux de cet esprit de révolte, que des
ambitieux attisaient sans cesse en vue de satisfaire leurs intérêts pure-
ment égoïstes. On commençait vraiment à respirer sous ce gouverne-
ment débonnaire, qui montrait un réel désir d'améliorer les conditions
morales et économiques du pays, quand la mort vint surprendre le Pré-
sident Guerrier le 15 avril 1845 : il n'était resté au pouvoir que onze
mois et douze jours.
III
IV
avait été jadis son adversaire politique, il réprima avec énergie la ré-
volte. L'Armée souffrante — c'est le nom qu'on avait donné aux Pi-
quets — fut annihilée, et Acaau, pour échapper à la capture, se tua
d'un coup de pistolet.
Revenu à Port-au-Prince, le président Riche prit quelques mesures
excellentes pour rétablir l'équilibre du budget, notamment par la ré-
duction des dépenses de l'armée. Dans une proclamation faite aux
Cayes, il avait dit : « Des réformes financières ne suffisent pas : il
nous faut plus que cela. Il est temps d'établir nos institutions sur des
bases sûres et solides. Je ne tarderai pas à réviser la Constitution de
1816 et à la mettre en harmonie avec les idées dominantes de l'époque
actuelle. »
Renonçant à la dictature instituée par Guerrier, Riche transforma le
Conseil d'État en Sénat et confia à cette assemblée la mission de rédi-
ger une nouvelle charte — qui fut adoptée le 14 novembre 1846 et
promulguée le 15 : elle reproduisait avec quelques modifications celle
de 1816 et maintenait malheureusement la présidence à vie.
Trois mois et demi après cette promulgation, le 27 février 1847,
Jean-Baptiste Riche rendait l'âme après une très courte maladie.
[152]
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[153]
Chapitre XIII
FAUSTIN SOULOUQUE
* * *
* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 199
Nous avons relaté en détail cet incident parce qu'il marque d'un
trait significatif le caractère tyrannique du régime institué par Sou-
louque dès les premiers mois de sa présidence, et parce qu'il nous per-
met en même temps de mettre en lumière la noble figure de Mme Jo-
seph Courtois, qui mérite d'être placée dans la galerie des femmes cé-
lèbres d'Haïti. Voici ce que raconte d'elle Duraciné Pouilh, qui avait
eu le bonheur de la connaître :
l'assassiner. Chaque jour, elle reprenait son dépôt pour le rapporter en-
suite. Quand son mari fut exilé, Mme Courtois qui, dès la fondation de la
Feuille de Commerce, n'avait cessé de collaborer avec son mari, eut toute
seule à s'occuper de la rédaction du journal, et cela jusqu'à sa mort. Abreu-
vée d'inquiétudes et de chagrin par suite de cet exil prolongé, elle succom-
ba le 24 décembre 1853, à l'âge de soixante-six ans. Joseph Courtois lui-
même ne revint en Haïti qu'en 1859 et mourut à Port-au-Prince en 1877 à
l'âge de quatre-vingt-douze ans. »
* * *
* * *
[159]
Soulouque trouva bientôt que la Constitution révisée en 1846
n'était pas conforme à sa conception du gouvernement. Il la fit modi-
fier en décembre 1848 pour lui permettre, comme avait fait Boyer, de
couvrir de son autorité personnelle les actes de ses ministres — ce qui
faisait de ceux-ci de simples commis et les soustrayait à toute sanction
parlementaire ou même à toute critique de la presse. Mais cela ne suf-
fisait pas : les conseillers du président surent lui faire entendre que,
pour le bonheur du peuple haïtien et la réalisation de ses projets contre
46 Voir Justin Bouzon, La Présidence de Soulouque.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 202
* * *
min — devint d'autant plus intolérable que les campagnes de l'Est en-
levaient souvent au travail agricole un fort grand nombre de bras. La
plupart des familles rurales étaient intempestivement privées, qui d'un
fils, qui d'un père, qui d'un frère, morts ou devenus infirmes et inca-
pables de travailler. Quelque vif désir que les masses eussent de figu-
rer en bonne position et d'avoir une part effective de la souveraineté
nationale, elles se désaffectionnèrent peu à peu de l'Empire. Pour
contenir les murmures, qui se manifestaient par-ci par-là, Soulouque
montra une férocité inouïe. Il faisait fusiller les uns et jeter les autres
dans les geôles souterraines, où ils étaient rongés par des rats, ou su-
cés par des insectes voraces. Il voulut paralyser l'action du peuple en
le frappant de terreur ; mais le charme était rompu. Le mécontente-
ment général allait grandissant, et l'entourage même de l'Empereur,
sentant le sol crouler sous le trône, donnait le signal de la débâcle en
s'empressant de remplir ses poches. Une curieuse institution dite Mo-
nopole de l'État (due au ministre Salomon jeune) consistait à prélever
le cinquième du café produit chaque année — que les intendants des
finances déposaient dans les magasins publics aux ordres du gouver-
nement, lequel en réalisait la valeur suivant ses besoins et comme l'en-
tendait le ministre des finances ou plutôt l'Empereur. C'était la source
des plus insolentes concussions. Cette rapacité des suppôts de l'Em-
pire à s'enrichir effrontément mit le comble à l'indignation publique et
en précipita le dénouement. »
[162]
Le peuple — celui des campagnes comme celui des villes — sur
qui pesaient ces charges accablantes recevait-il en échange quelque
compensation dans le domaine de l'éducation ? Voici ce que dit à ce
sujet M. Edner Brutus dans un livre sur l'instruction publique paru en
1948 : « Produit brut d'une époque, Soulouque, selon la dialectique de
l'histoire, ne pouvait être qu'un redresseur sans profonde acuité et un
autocrate borné. La puissance lui suffisait. Il ne percevait pas que faire
du peuple une force consciente était sa réelle sauvegarde. Il était inca-
pable d'entendre que son régime, issu des circonstances que l'on sait,
devait avoir, pour premiers appuis, une paysannerie et une classe
moyenne prospères, d'une bonne formation intellectuelle, grâce à une
nouvelle organisation du travail, à une nouvelle distribution de la for-
tune. L'instruction publique le sollicita d'autant moins que son rêve
d'unifier l'île réclamait des soldats. Les petites gens fournissaient le
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 206
gros des effectifs. Dans les campagnes et les villes, l'enfant prolétaire
resta un facteur économique rivé aux travaux assurant le manger, les
hommes étant casernes ou en guerre. Aussi le programme de Fran-
cisque fut-il mis au rancart. »
Ce Francisque, ministre de la justice, des cultes et de l'instruction
publique, s'inspirant de la Constitution de 1843 et des idées démocra-
tiques d'Honoré Féry, avait fait voter la loi du 29 décembre 1848 qui
comportait un vaste programme d'éducation nationale. Mais Mgr de
Francisque, duc de Limbe, n'eut pas le temps d'exécuter son pro-
gramme, car c'est lui qui fut exécuté. Impliqué à tort ou à raison dans
un vol commis à la douane, ce grand fonctionnaire fut jeté en prison,
jugé deux fois (le premier jugement n'ayant pas plu à Soulouque), dé-
gradé et fusillé.
La situation misérable dans laquelle vivait le peuple est décrite
dans un mémoire du 19 juin 1851 adressé à un haut dignitaire de l'Em-
pire par un Pasteur de l'Eglise Wesleyenne... « Ce que nous voulons
pour la nation haïtienne, c'est la pratique des vertus chrétiennes. Ce
que nous réclamons pour nous, c'est la liberté d'enseigner la religion
— cette même liberté accordée à tant de choses qui ont un effet perni-
cieux sur la société, telles ces danses africaines, qui ne peuvent qu'en-
courager la superstition et le vice, tout en détournant l'attention des
masses du travail et de l'industrie, essentiels à la prospérité nationale.
Nous demandons que les ministres de l'Evangile jouissent de la même
liberté dont bénéficient les chefs et les reines de ces danses immo-
rales... Je devrais parler du mépris impardonnable affiché pour le ma-
riage et de ces milliers d'enfants, délaissés par leurs parents et vivant,
comme les sauvages de l'Afrique, dans un état de nudité complète... Je
ne parle ici ni comme Anglais ni comme Wesleyen, mais comme ami
de l'humanité et surtout comme ami d'Haïti. Je désire ardemment voir
ce pays occuper sa place parmi les nations éclairées de la terre, et je
n'ai aucune hésitation à dire qu'il n'y parviendra jamais tant que la
grande masse du peuple, dans les plaines et dans les montagnes, sera
laissée dans l'ignorance et restera ainsi dépourvue des moyens d'édu-
cation et de civilisation. Les amis [163] d'Haïti regrettent qu'au lieu de
trouver cent mille enfants haïtiens recevant une bonne instruction il
n'y en ait guère que dix mille à jouir de cet avantage. C'est là un fait
vraiment lamentable, dont se prévalent dans leurs diatribes les enne-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 207
* * *
Aucun chef d'État haïtien ne fut plus ridiculisé ni plus honni que
Faustin 1er. N'y aurait-il donc rien de bon à mettre à son crédit ? Tel
n'est pas l'avis d'Abel-Nicolas Léger qui, dans son Histoire Diploma-
tique d'Haïti, porte un jugement bienveillant sur la politique extérieure
de l'Empereur. « Soulouque, écrit-il, eut à un haut degré un fond indis-
cutable de patriotisme, le souci des intérêts et du prestige de la nation.
Caractère intraitable, volonté de fer, l'homme en imposait aux cabinets
étrangers. L'unité territoriale, par la reconquête des provinces de l'Est,
fut la pensée maîtresse et obsédante de son règne. Il puisa dans cette
revendication nationale le courage d'appeler dans les services publics,
tant au dedans qu'au dehors, des hommes véritablement instruits et
éclairés. Coalition, intrigues, menaces, rien ne put détourner ses re-
gards du Cap Engano qu'il avait fixé comme limite au territoire natio-
nal. Les hommes de l'Est avaient positivement peur de lui. Affolés, ils
appelèrent tour à tour à leur secours l'Anglais, le Français, l'Espagnol
et l'Américain. En définitive, c'est aux deux expéditions militaires de
1849 et de 1855 qu'est due l'incorporation à Haïti de Hinche, Lascaho-
bas et de toute la riche vallée de Goave jusqu'aux portes de Banica.
Faustin sut vaincre le préjugé de couleur des hommes politiques de
l'Europe. Le premier, il conquit le droit d'ambassade près des Cours de
Paris et de Londres. Il étendit considérablement nos relations consu-
laires. Pour le souci de la dignité extérieure du pays, pour la rare éner-
gie déployée à la sauvegarde de nos droits, pour son formidable entê-
tement à vouloir un territoire unifié en face des convoitises étrangères,
Soulouque ne mériterait-il pas qu'on retînt son passage au pouvoir
sous d'autres traits que l'accoutrement ridicule du Bonhomme-Coa-
chi ? »
[164]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 209
[165]
Chapitre XIV
FABRE-NICOLAS
GEFFRARD
règne de Faustin 1er. La jeunesse instruite, qui avait tant souffert, dans
son corps et dans son âme, des hontes du régime soulouquien, mani-
festa son enthousiasme en vers et en prose : c'était, avec la liberté res-
taurée, toute une renaissance littéraire qui s'annonçait.
En attendant, Fabre Geffrard ne se montrait pas très pressé de
rompre, sinon avec les pratiques, du moins avec le personnel de l'Em-
pire. Il garda en effet quelque temps dans son gouvernement les prin-
cipaux grands fonctionnaires de Soulouque. L'opinion commença à
s'étonner de cette complaisance inexplicable. Le président lui donna
satisfaction eh renvoyant les uns après les autres les hommes dont la
présence à ses côtés inspirait de la méfiance. L'un des premiers, le gé-
néral Guerrier Prophète, ministre de l'intérieur de l'Empire maintenu
en la même qualité [166] dans le cabinet républicain, donna sa démis-
sion en juin 1859 et partit pour l'étranger. Mais déjà une insurrection
se préparait en sa faveur.
Le 3 décembre, un acte odieux jeta la consternation dans Port-au-
Prince : la fille du président, Mme Mainville Blanfort, qui venait de se
marier et portait un enfant, fut tuée d'un coup de pistolet parti d'un
groupe de conjurés, partisans du général Prophète. Ceux-ci espéraient
de cette façon attirer sur le lieu du crime Fabre Geffrard qui, habitant
tout près de la jeune femme, avait l'habitude d'aller, sans escorte, lui
faire visite presque chaque jour à la tombée de la nuit. A la suite de
cet horrible assassinat, trente-cinq individus furent arrêtés et livrés à la
justice militaire pour être jugés comme auteurs ou complices. Seize
d'entre eux, reconnus coupables d'avoir exécuté le crime ou prémédité
l'attentat contre la personne du Chef de l'État, furent condamnés à la
peine de mort et fusillés.
* * *
* * *
* * *
truction primaire est donnée aux classes pauvres. Les enfants des classes
nécessiteuses, devant pourvoir dès l'âge le plus tendre à leurs propres be-
soins et souvent à ceux de leurs parents, ne peuvent pas rester un temps in-
défini dans les écoles. Cinq ou six ans suffisent pour qu'ils acquièrent des
notions générales qu'aucun homme ne doit ignorer. Au sortir des classes,
s'il leur faut aller apprendre un métier, ils restent plusieurs années en ap-
prentissage et, la misère aidant, le dégoût arrive, la paresse survient, le
vice s'infiltre, et tous les fruits de l'éducation sont perdus. Il importe donc
que l'on mette à profit le temps qu'ils passent dans les écoles : quelques
heures, chaque jour, seraient consacrées, dans les écoles primaires, aux
travaux manuels, à l'étude des métiers, et l'enfant, recevant ainsi du Gou-
vernement le bien-être intellectuel et matériel, deviendrait par la suite un
bon citoyen, un honnête père de famille. »
[170]
Geffrard donnait son appui personnel à ses ministres Elie-Dubois
et J. B. Damier pour l'exécution de ce programme pratique d'éducation
nationale. « Son action personnelle, écrit Edner Brutus, est certaine
puisque, malgré les changements de personnes, l'exécution est menée
avec des fortunes diverses, au département de l'instruction publique,
d'un plan d'éducation nationale invariable dans son essence. Geffrard
menait lui-même la propagande en faveur de l'esprit. » — Il allait en
personne, dit M. Jérémie, dans les marchés, sur les places publiques,
exhorter les familles à envoyer leurs enfants à l'école. Il disait :
« Quand j'étais petit, j'allais quelquefois à l'école en pantoufles, avec
un pantalon rapiécé, ayant pour toute nourriture dans l'estomac une
banane boucanée, que j'avais moi-même mise au feu. » Le mensonge
officiel était dans sa bouche pardonnable, car il voulait se montrer
humble pour assurer la grandeur future de ses concitoyens. » Il ne pri-
va ses collaborateurs ni de conseils ni d'argent. Il ne lésina jamais
pour le développement de l'école primaire à tous les degrés. Seules les
révolutions en brisèrent l'essor et l'empêchèrent, après Dubois, de
continuer à un rythme accéléré son entreprise de civilisation... Ces ré-
bellions coûtent cher. Lutter contre l'unique Salnave engloutit des
sommes folles. On parle de cent millions volatilisés durant le siège du
Cap... En janvier 1865, pour mettre à la portée des enfants partout
dans la République les fournitures classiques, qu'il ne discontinue pas
d'acheter à leur intention, Geffrard en installe des dépôts dans les
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 216
* * *
[171]
Les prêtres catholiques, qui étaient venus se mettre au service de
l'État haïtien dès 1804, n'étaient pas tous de qualité supérieure ou de
moralité à toute épreuve. Des actes scandaleux avaient été mis au
compte de beaucoup d'entre eux, et cette défaveur attachée à leur per-
sonne faisait tort à l'Eglise et plus encore à la religion elle-même. Le
Vatican avait vu le danger et avait essayé, à maintes reprises, d'obtenir
le consentement du gouvernement d'Haïti à la conclusion d'un traité
réglant les rapports de Rome et du cabinet de Port-au-Prince pour l'or-
ganisation de la hiérarchie catholique dans le pays. Mais diverses
considérations avaient mis obstacle au succès de ces démarches jus-
qu'au jour mémorable où le Cardinal Jacques Antonelli, représentant
de Sa Sainteté le Souverain Pontife Pie IX, et M. Pierre Faubert et M.
* * *
* * *
chercher en soi, c'est-à-dire dans une pensée lucide, dans une volonté
et dans une conscience honnête, le secret de la réussite.
Né le 12 février 1809 près de Hodgenville dans le Kentucky, Abra-
ham Lincoln était le fils d'un bûcheron inculte. Ce qu'il apprit, sous la
direction de l'instituteur Mentor Graham, dans la pauvre petite école
de la forêt, était vraiment peu de chose, bien qu'il fût animé du plus
grand désir de s'instruire. Il n'avait pas d'ailleurs beaucoup de temps à
consacrer à l'étude puisqu'il était, du matin au soir, occupé aux durs
travaux d'abattage des arbres. À l'âge de dix-neuf ans, il s'embarqua
sur un navire qui l'amena à la Nouvelle-Orléans, où l'esclavage sévis-
sait dans toute son horreur : le jeune homme en éprouva une pénible
impression. Cette impression devait se fortifier plus tard par ses entre-
tiens avec un barbier noir originaire du Cap-Haïtien, Guillaume Flor-
ville, qui, en lui racontant l'épopée haïtienne de 1804, lui inspira sans
doute l'idée généreuse d'abolir sur le territoire des États-Unis ce crime
contre l'humanité.
Ayant été nommé postier du village de New Salem, dans l’Illinois,
Lincoln consacra ses loisirs, entre 1831 et 1837, à l'étude de la gram-
maire [174] et du droit. Et c'est ici que se place l'épisode le plus émou-
vant de sa vie. Il rencontre une jeune fille charmante et ingénue, Ann
Rutledge, dont il s'éprend. Et c'est comme un rayon de soleil qui vient
illuminer son cœur sombre et son esprit toujours inquiet. « Je pensais,
dit-il, qu'il valait mieux être seul. C'est quand j'étais seul que j'étais le
plus content. J'avais cette drôle d'idée que si l'on s'approche trop des
gens on voit leur vérité, que derrière la surface ils sont tous fous, et
qu'ils peuvent voir la même chose en ce qui nous concerne. Et alors
quand j'ai vu Ann, j'ai su qu'il pouvait y avoir de la beauté et de la pu-
reté chez les gens, comme la pureté qu'on voit quelquefois dans le
ciel, la nuit. Quand j'ai pris sa main et l'ai gardée dans la mienne,
toutes les craintes, tous les doutes m'ont quitté : j'ai cru en Dieu. »
Mais cette douce félicité ne devait pas durer. La chère fiancée est
emportée par une méningite, et Abraham tombe dans un désespoir
profond. Il n'en sortira que pour se plonger dans la politique. Et une
autre femme, Mary Todd, qui a deviné ce qu'il portait en lui d'énergie
intellectuelle et d'activité ambitieuse, exercera sur sa destinée une in-
fluence considérable.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 221
* * *
[175]
L'une des conséquences de ce grand acte est la participation active
et loyale d'Haïti à l'Union Panaméricaine (dénommée aujourd'hui Or-
ganisation des États Américains), où elle coopère sur un pied d'égalité
parfaite avec les vingt autres républiques de cet hémisphère à une
œuvre commune de progrès démocratique, de justice sociale et de so-
lidarité internationale.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 222
Geffrard fut grandement aidé dans son œuvre civilisatrice par les
hommes de progrès qu'il avait su choisir comme administrateurs à l'in-
térieur et comme représentants du pays à l'étranger. Parmi ses mi-
nistres, les Haïtiens retiennent avec reconnaissance les noms d'Elie-
Dubois et de J. B. Damier. Malgré les erreurs d'une politique parfois
tortueuse, Fabre-Nicolas Geffrard apparaît aux yeux de la postérité
comme celui des chefs d'État haïtiens qui a montré le plus de continui-
té et d'énergie dans ses efforts pour implanter dans le pays les
meilleures formes de la civilisation. Mais ses contemporains furent
plus sensibles à ses fautes puisqu'ils en supportaient directement les
conséquences. Beaucoup de ses procédés de gouvernement avaient
profondément mécontenté quelques-uns de ses meilleurs amis du dé-
but, qui continuaient à croire au libéralisme tandis qu'il glissait lui-
même sur la pente trop douce de l'arbitraire.
La situation semblait sans issue puisque la présidence était à vie.
Geffrard vit le danger et parla d'une revision constitutionnelle qui,
fixant un terme à sa magistrature, aurait pour effet de calmer les impa-
tients. Mais ce n'était là que pure velléité. Le bombardement du Cap-
Haïtien par les Anglais avait particulièrement irrité l'opinion publique,
et cette irritation s'était communiquée à l'armée.
Dans la nuit du 22 février 1867, les Tirailleurs de la Garde, tant
choyés par le Président et qui constituaient, en même temps que sa
force suprême, l'instrument de son despotisme, se mirent en rébellion
et ouvrirent le feu sur le palais présidentiel. Geffrard comprit que la
situation était perdue puisqu'il ne pouvait plus compter sur la fidélité
de cette troupe privilégiée. Il s'embarqua avec sa famille pour la Ja-
maïque le 13 mars 1867, ayant passé huit ans au pouvoir.
Né à l'Anse-à-Veau le 23 septembre 1803, Fabre-Nicolas Geffrard
mourut à Kingston le 31 décembre 1878.
[176]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 223
[177]
Chapitre XV
SALNAVE ET
NISSAGE-SAGET
* * *
* * *
* * *
[182]
Le chansonnier était Jean Boisette. Dans une chanson créole deve-
nue vite populaire, il faisait rimer « prussien » avec « chien » et com-
parait Bismarck et Batsch à des « malfinis » :
* * *
* * *
[183]
Pour les besoins de la guerre contre les Cacos, le gouvernement de
Salnave avait fabriqué une énorme quantité de papier-monnaie, à la-
quelle s'étaient ajoutées les émissions faites par les gouvernements ré-
volutionnaires du Nord et du Sud. Ce papier-monnaie avait subi une
telle dépréciation qu'il fallait contre un dollar donner en échange trois
mille gourdes en billets du trésor. Il fut retiré de la circulation et rem-
placé par la monnaie métallique des États-Unis à raison de trois cents
gourdes pour un dollar : cette heureuse opération avait été principale-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 231
[185]
Chapitre XVI
MICHEL DOMINGUE
ET BOISROND-CANAL
I
Michel Domingue
* * *
* * *
II
Boisrond-Canal
* * *
* * *
[191]
Chapitre XVII
SALOMON
* * *
digne des sièges les plus fameux de l'histoire. La petite troupe des sur-
vivants ne capitula que lorsque tout espoir fut éteint par la mort pleine
de grandeur de leur chef Boyer Bazelais (27 octobre 1883) 55.
La lutte entre le parti libéral et le parti national est l'une des plus
désastreuses de l'histoire du peuple haïtien, autant par ses résultats
matériels que par ses conséquences morales.
Des richesses considérables disparurent dans les flammes. Au sujet
de l'incendie de septembre à Port-au-Prince, un témoin, le Pasteur Pi-
cot, écrivit : « Cette guerre est une guerre de couleur, noirs contre mu-
lâtres — une guerre d'extermination. Parmi tous les commerçants de
la capitale il n'y avait que deux noirs. Donc, le gouvernement a ordon-
né la destruction de toute la partie commerçante de la ville 56. » De son
côté, l'archevêque de Port-au-Prince, Mgr Guilloux, racontant ces évé-
nements à l'Evêque du Cap-Haïtien, concluait sa lettre par cette
phrase : « Le commerce indigène est anéanti. On enfonçait les mai-
sons en pierre pour les piller 57. »
Ces actes de destruction et de pillage anéantirent, comme le disait
Mgr Guilloux, le commerce indigène, qui avait été florissant jusque-
là. Toutes les affaires commerciales et industrielles passèrent en des
mains étrangères, et l'on connut l'industrie des « réclamations diplo-
matiques » qui donnèrent lieu à des transactions aussi scandaleuses
qu'onéreuses pour le trésor public. La populace, excitée par les me-
neurs, avait pillé [193] les maisons des « bourgeois ». Les bourgeois
étaient ruinés, mais le peuple — le vrai peuple, celui qui travaille —
dut payer de sa sueur les lourds impôts dont le produit servit à acquit-
ter les sommes fabuleuses réclamées par les étrangers, victimes ou
soi-disant victimes de ces violences révolutionnaires. La ruine du
commerce indigène aggrava la détresse économique de la nation tout
entière.
Des hommes ardents et patriotes furent fauchés dans la fleur de
leur jeunesse. Les plus vilaines passions se réveillèrent dans les cœurs.
La plus atroce fut le préjugé de couleur, qui reprit sa virulence des
temps de la guerre civile de 1800 et de l'Empire de Soulouque,
55 Auguste Magloire, Le parti libéral, 1948.
56 Dr Catts Pressoir, Le Protestantisme haïtien, Port-au-Prince, 1943, page
294.
57 R. P. Cabon, Mgr. Guilloux, page 482.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 242
quoique Salomon eût autour de lui des mulâtres et que Boyer Baze-
lais, démocrate sincère, comptât, parmi ses amis, des noirs qui pous-
sèrent leur dévouement à sa cause jusqu'au sacrifice de la vie. Il pa-
raissait d'autant plus absurde de présenter le parti national comme le
seul ami des masses noires que Salomon lui-même, marié à une Fran-
çaise blanche, avait une fille mulâtresse qu'il chérissait.
Dans les deux groupes opposés il y avait des hommes remar-
quables par leur instruction, leur expérience des affaires, leur honnête-
té. Jamais auparavant Haïti n'en avait offert une si belle collection :
Salomon, Boyer Bazelais, Edmond Paul, Demesvar Delorme, Armand
Thoby, Turenne Carrié, Louis Audain, Hannibal Price, Camille Bru-
no, Jean-Baptiste Dehoux, François et Guillaume Manigat, Victorin
Plésance, Mathurin Lys et toute une jeunesse cultivée que les progrès
de l'instruction dus aux efforts du gouvernement de Geffrard avaient
préparés à la vie publique. Ces hommes auraient pu, par une frater-
nelle coopération, assurer la prospérité et la dignité de leur pays. On
ne pourra jamais trop déplorer le funeste antagonisme qui les jeta les
uns contre les autres dans une lutte insensée et criminelle 58.
La destruction du parti libéral marqua la ruine de l'essai loyal de
gouvernement représentatif et parlementaire entrepris sous Nissage-
Saget et Boisrond-Canal. Haïti allait désormais vivre, tout en gardant
sa façade républicaine constitutionnelle, sous un régime de force que
l'on peut bien appeler « la dictature avec un faux nez ».
* * *
* * *
[195]
Chapitre XVIII
LÉGITIME, FLORVIL HIPPOLYTE
ET TIRÉSIAS AUGUSTIN
SIMON SAM
I
Légitime et Florvil Hippolyte
* * *
dans la maison qu'il occupait près du palais de justice actuel, place Pé-
tion, et qui lui servait de quartier général.
Les populations du Nord, du Nord-Ouest et de l'Artibonite se sou-
levèrent et formèrent un gouvernement séparé sous le nom de Répu-
blique Septentrionale, tandis que les représentants des communes de
l'Ouest et du Sud, s'étant réunis en l'absence des constituants nordistes
mais avec le quorum exigible, votèrent une nouvelle Constitution très
libérale et élurent Légitime, d'abord, chef du Pouvoir Exécutif (16 oc-
tobre) et, plus tard, président de la République d'Haïti (16 décembre
1888).
François Légitime était un homme cultivé, honnête, d'une grande
modération de caractère, jouissant de la sympathie générale. En ce
noir instruit, connu pour la noblesse de ses sentiments, les jeunes gens
de l'époque plaçaient leur espoir d'une régénération du pays par
l'union des haïtiens, sans distinction de couleur ou de lieu d'origine.
Les circonstances firent au contraire de cet homme pacifique le prota-
goniste de l'une des guerres civiles les plus calamiteuses qui se soient
déroulées en Haïti. La lutte dura neuf mois. Le Sud ayant fait défec-
tion au dernier moment, le gouvernement de Légitime dut s'effacer
(22 août 1889).
* * *
* * *
nés, [198] car Hippolyte — comme tous les autres — n'avait qu'un
souci : se maintenir au pouvoir, et qu'une crainte : celle de voir se
dresser devant lui une autre candidature capable d'anéantir son rêve de
réélection. La nation vivait haletante sous cette main de fer, qui deve-
nait plus lourde à mesure que se rapprochait la fin du mandat prési-
dentiel.
Des troubles s'étant produits à Jacmel, Hippolyte décida d'aller sur
les lieux et d'administrer en personne aux rebelles une leçon exem-
plaire, comme il l'avait fait dans la terrible journée du 28 mai 1891.
Malgré les conseils de son médecin et même l'ordre de son ami le D r
Louis Audain, il monta à cheval le 24 mars 1896 et, accompagné
d'une nombreuse escorte, se mit en route pour Jacmel. Cinq minutes
après, avant même qu'il fût sorti de Port-au-Prince par le portail de
Léogane, il s'affaissait comme une masse : on le releva mort.
[199]
II
Tirésias Augustin Simon Sam
* * *
* * *
mière fois de ma vie que j'ai eu l'occasion d'avoir honte d'être un citoyen
américain. (It is the first time in my life, I have ever had cause to be asha-
med of being an American). 64 »
* * *
64 Voir Ludwell Lee Montague, Haïti and the United States, Duke University
Press, 1940.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 253
* * *
[205]
Chapitre XIX
LA SOCIÉTÉ HAÏTIENNE
À LA VEILLE DU 100ème
ANNIVERSAIRE DE
L’INDÉPENDANCE
* * *
* * *
* * *
* * *
* * *
* * *
* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 265
* * *
* * *
* * *
pas. Elle savait que les tentatives parfois généreuses de ses devanciers
avaient avorté parce qu'ils n'avaient pas toujours eu le sens de la conti-
nuité sociale.
C'est alors que parut un grand ouvrage, « De la Réhabilitation de la
Race Noire par la République d'Haïti », édité en 1899. Cette œuvre
posthume d'Hannibal Price fit une impression profonde parce qu'elle
répondait à quelques-unes des questions angoissantes que la jeunesse
studieuse se posait à elle-même et lui indiquait la voie à suivre pour la
régénération de la patrie haïtienne.
On ne s'étonnera pas, connaissant cet état d'âme de la jeunesse
cultivée de 1900, de la trouver en majorité groupée autour de l'auteur
de l’Égalité des Races humaines, Anténor Firmin.
[216]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 271
[217]
Chapitre XX
NORD-ALEXIS
ET ANTOINE SIMON
I
Nord-Alexis
La lutte entre les candidats fut très chaude. Menée avec acrimonie
dans les journaux qui s'étaient multipliés comme des champignons,
elle devint sanglante au moment des élections législatives, particuliè-
rement au Cap-Haïtien où Firmin avait posé sa candidature à la dépu-
tation et où se trouvaient ses adversaires les plus acharnés. Une vio-
lente mésintelligence s'éleva entre lui et le général Nord Alexis, mi-
nistre de la guerre du gouvernement provisoire. On se battit dans les
rues de la ville les 28 et 29 juin 1902.
L'amiral Hamerton Killick, chef de la flottille haïtienne, avait, dès
le début, marqué ses préférences pour Firmin : il recueillit le malheu-
reux candidat et quelques-uns de ses amis à bord de la canonnière la
« Crête-à-Pierrot », qui les transporta aux Gonaïves. Un candidat à la
représentation de cette commune se retira spontanément devant Fir-
min, et celui-ci fut élu à une énorme majorité député des Gonaïves. Le
gouvernement provisoire prit fait et cause pour le général Nord-Alexis
et considéra comme un acte de rébellion l'intervention de Killick en
faveur de Firmin. Les départements de l'Artibonite et du Nord-Ouest,
les villes de Plaisance [218] et de Limbe, dans le Nord, la ville de Pe-
tit-Goâve, dans l'Ouest, relevèrent le défi en se prononçant avec en-
thousiasme pour la cause firministe.
Un navire allemand, le Markomannia, avait reçu un chargement
d'armes et de munitions envoyées par le gouvernement provisoire de
Port-au-Prince au ministre de la guerre Nord-Alexis au Cap-Haïtien.
Le blocus de ce port ayant été déclaré par le Comité révolutionnaire
des Gonaïves qui se considérait comme belligérant, la Crête-à-Pierrot
arrêta le Markomannia et le représentant du Comité, Pierre Frédé-
rique, procéda à la saisie des armes. Le gouvernement provisoire de
Port-au-Prince dénonça la Crête-à-Pierrot comme pirate. La Willem-
strasse ordonna à la canonnière Panther de capturer le navire haïtien.
Celui-ci était mouillé en rade des Gonaïves quand, le 6 septembre
1902, la canonnière allemande entra dans le port et le somma d'ame-
ner son pavillon. Killick, qui était à terre, malade, s'habilla en hâte et
monta à bord. Il ordonna à l'équipage de débarquer, à l'exception du
médecin, Dr Coles, qui refusa d'obéir à cet ordre. L'amiral tira alors
plusieurs coups de revolver dans la poudrière de la Crête-à-Pierrot,
qui sombra dans l'explosion avec le drapeau national flottant au haut
du grand mât. Sur la carcasse fumante de la canonnière haïtienne, le
Panther lança quelques obus inutiles, et pour cet exploit sans gloire,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 273
* * *
* * *
* * *
* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 276
[223]
II
Antoine Simon
Après avoir été acclamé par les troupes du Sud comme son prédé-
cesseur l'avait été par celles du Nord, Antoine Simon fut élu président
de la république par l'Assemblée nationale le 17 décembre 1908.
Le nouveau Chef de l'État était un paysan, à peu près illettré, qui
s'était élevé du grade de caporal jusqu'au plus haut sommet de la hié-
rarchie militaire. Il avait, après avoir été officier de police rurale, com-
mandé durant de longues années le département du Sud et constam-
ment fait preuve, dans l'exercice de sa mission, de bon sens et de mo-
dération. Il était généralement aimé aux Cayes, où on le considérait
comme un ami et un protecteur de toutes les classes de la population.
Bien que la déception fût profonde parmi ceux qui rêvaient d'une
transformation des mœurs politiques du pays, Port-au-Prince fit bon
accueil à Antoine Simon. Celui-ci affecta, dans les premiers temps,
des allures si débonnaires et libérales qu'il s'attira la sympathie pu-
blique, malgré le ridicule des discours mi-français mi-créoles qu'il dé-
bitait interminablement à ses « audiences » du dimanche au palais na-
tional.
* * *
* * *
[227]
Chapitre XXI
FIRMIN
ET LE FIRMINISME
* * *
* * *
* * *
fants de sept ans, ou, pis encore, comme des malades atteints d'infanti-
lisme ou de confusion mentale.
Voilà ce qu'était le firminisme aux yeux des jeunes gens de la gé-
nération de 1900.
Firmin mort, le firminisme allait-il disparaître avec lui ?
[232]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 290
[233]
Chapitre XXII
CINCINNATUS LECONTE,
TANCRÈDE AUGUSTE,
MICHEL ORESTE
I
Cincinnatus Leconte
14 août 1911 montra, par ses premiers actes, qu'il avait le ferme et sin-
cère désir de détruire l'opinion défavorable qui s'était formée sur son
compte. Mettant résolument de côté l'attirail militaire et pompeux
dont ses prédécesseurs trouvaient tant de plaisir à s'entourer, il gagna
vite l'affection respectueuse du peuple par sa bienveillance à l'égard
des humbles, la simplicité de son attitude, la politesse de ses manières
et, surtout, par l'ordre, la régularité et la fermeté qu'il apporta dans la
direction des affaires publiques. Son libéralisme à l'endroit de la
presse surprit agréablement ceux qui avaient considéré son avènement
à la présidence comme une calamité nationale ; et les gens de bien se
remirent à espérer un meilleur avenir pour Haïti.
* * *
* * *
* * *
tique était aggravé par les bruits qui couraient au sujet d'une prétendue
mésintelligence entre le Chef de l'État et quelques-uns de ses fami-
liers. On répétait à mots couverts qu'il avait beaucoup de peine à faire
reconnaître à son entourage la nécessité du régime d'ordre et d'honnê-
teté qu'il avait instauré dans l'administration générale. L'on prétendait
même que, dans ses conversations avec des amis intimes, il avait ex-
primé son mécontentement de trouver autour de lui si peu de compré-
hension et de bonne foi. Tout cela n'était peut-être que simples propos
de propagandistes, toujours prêts à déverser leur bave sur la réputation
d'autrui. Ce qui était plus grave, c'était l'attitude de plus en plus arro-
gante que prenaient les chefs [237] cacos. Leconte en avait fait ses
auxiliaires pour renverser Antoine Simon, mais ils entendaient se faire
payer bien cher leur collaboration. La « révolution » était devenue
pour eux une industrie lucrative, et ils en firent un moyen de chantage
contre le gouvernement. Des gens, qui se disaient bien informés, par-
laient presque à voix haute de révolte imminente, particulièrement
dans la région du Nord-Est.
« Ça sent mauvais ! Le torchon brûle quelque part ! » On sait ce
que de tels propos, d'autant plus dangereux qu'ils sont vagues, jettent
d'inquiétude dans l'esprit d'un peuple crédule qui, ayant connu les ter-
reurs des deux derniers gouvernements, n'osait pas encore croire à son
bonheur d'avoir à la tête du pays un chef humain, honnête et progres-
siste. Les gens vivaient comme dans un rêve, qui devait vite s'éva-
nouir dans les flammes d'une formidable explosion.
Le 8 août 1912 — exactement un an après le départ de Firmin — la
population de Port-au-Prince se réveilla, vers les trois heures du ma-
tin, au bruit de détonations répétées, tandis que le ciel s'éclairait d'une
immense lueur rouge : le palais national venait de sauter. On apprit
avec terreur que trois cents soldats de la garde présidentielle avaient
disparu dans l'incendie, et un lourd voile de deuil s'étendit sur la ville
quand on sut que, parmi les corps affreusement carbonisés tirés des
décombres, se trouvait celui de l'infortuné président à côté du cadavre
de son petit-fils âgé de quatre ans.
Jusqu'à présent, la lumière n'est pas faite sur les causes de la catas-
trophe. La malignité publique se donna à cette occasion libre cours
contre certains individus ou certains groupes et trouva des échos com-
plaisants même dans la presse. Si les uns ont prétendu qu'une main
criminelle avait allumé l'incendie, d'autres ont pu soutenir que l'explo-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 296
II
Tancrède Auguste
III
Michel Oreste
une part importante aux discussions les plus sérieuses qui s'étaient dé-
roulées au parlement durant ces vingt-cinq dernières années.
Libéral, Michel Oreste avait connu l'exil à cause de ses sympathies
bazelaisistes et, pour gagner sa vie à l'étranger, il avait tout jeune tra-
vaillé comme comptable dans les bureaux de la Compagnie française
du Canal de Panama. D'humble origine, il s'était élevé jusqu'au som-
met par son activité laborieuse. Il avait toutes les qualités d'intelli-
gence et d'énergie nécessaires pour devenir un grand chef d'État ; il
s'entoura d'hommes également animés du désir de bien faire. Mais il
se trouva immédiatement en face d'un état d'esprit anarchique, que ses
propres imprudences allaient encore aggraver.
Au triomphe de la révolution qui renversa Antoine Simon, Leconte
avait distribué à ses compagnons d'armes du Nord-Est de grasses ré-
compenses en argent et en commandements militaires. Les chefs ca-
cos, au lieu de considérer ces complaisances présidentielles comme
des faveurs exceptionnelles, crurent y trouver le droit de faire au gou-
vernement des exigences sans cesse renouvelées et de plus en plus ar-
rogantes. Pour retenir leur fidélité, Tancrède Auguste avait été obligé
de suivre l'exemple de son prédécesseur. Michel Oreste, arrivé à la
présidence sans l'appui des chefs militaires du Nord, leur accorda au
début quelques faveurs puis refusa nettement de continuer à faire des
largesses qui devenaient onéreuses pour le trésor public.
* * *
* * *
71 Voir Dantès Bellegarde, Pour une Haïti heureuse, tome I, 1928. [Ouvrage
en préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 301
[243]
Chapitre XXIII
LA COURSE À L’ABIME
I. — Oreste Zamor
* * *
II.
Davilmar Théodore
* * *
* * *
III.
Vilbrun Guillaume Sam
pris sur les disponibilités du service courant ; et s'il nous reste des re-
cettes, nous acquitterons les autres dépenses. »
La situation avait naturellement empiré depuis que M. Bonamy,
ministre des finances sous le gouvernement de Michel Oreste, dénon-
çait ce déficit budgétaire de 1.389.400 dollars. Aussi, s'empressa-t-il,
en reprenant la direction de ce département, d'adresser aux fonction-
naires de l'administration financière une circulaire du 5 avril 1915,
dont nous extrayons ces passages suggestifs :
* * *
* * *
[252]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 313
[253]
Chapitre XXIV
GOUVERNEMENT
DE DARTIGUENAVE
* * *
* * *
* * *
* * *
* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 324
II
* * *
III
grâce à cette ruse, purent pénétrer dans son camp : ils le tuèrent avec
neuf hommes de sa garde personnelle 74. »
Le gouvernement haïtien ne recevait au sujet de ces événements
aucune communication du chef de l'Occupation ou du commandant de
la Gendarmerie. Il connaissait, par la rumeur publique ou par
quelques-uns de ses agents, la plupart des atrocités commises dans les
régions du Nord et du Plateau Central. Il ordonna au ministre d'Haïti à
Washington, M. Charles Moravia, de protester auprès du Département
d'État contre ces [271] actes abominables. À la note courageuse du di-
plomate haïtien le Secrétaire d'État Lansing répondit, dans une lettre
du 10 octobre 1919, que « le Gouvernement des États-Unis regrette
que le brigandage existe en Haïti et que sa suppression puisse entraî-
ner la perte de vies humaines ».
IV
n'importe quel montant, aux mêmes conditions fixées dans ledit proto-
cole pour le chiffre de 40 millions.
[282]
La discussion se poursuivait ainsi entre le gouvernement haïtien et
le général Russell, nommé haut-commissaire et ambassadeur extraor-
dinaire à la suite de l'enquête McCormick, quand, le 10 avril 1922, le
Conseil d'État se réunit en Assemblée nationale pour élire un succes-
seur à M. Sudre Dartiguenave, dont le mandat présidentiel devait ex-
pirer le 15 mai 1922.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 351
[283]
Chapitre XXV
GOUVERNEMENT DE
LOUIS BORNO
[287]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 356
* * *
tion, et le Conseil d'État serait appelé plus tard à y mettre le sceau of-
ficiel. Le chef d'État ainsi choisi prendrait l'engagement d'ordonner
des élections législatives dans le plus court délai possible et, une fois
ces élections faites, il donnerait sa démission pour que l'Assemblée
nationale pût immédiatement procéder à l'élection du président défini-
tif.
C'est en vertu de ce compromis que les délégués de l'opposition,
venus des cinq départements de la république, se réunirent à Port-au-
Prince le 20 mars 1930 et ratifièrent le choix qui avait été fait de M.
Eugène Roy comme président provisoire.
« La seconde étape dans l'exécution du programme—écrit M. Flet-
cher — était l'élection de M. Roy par le Conseil d'État. Celui-ci devait
se réunir le 14 avril, mais une enquête sur l'état d'esprit de certains de
ses membres permit de se rendre compte que quelques-uns d'entre eux
n'étaient pas disposés à voter pour M. Eugène Roy, comme d'autres
candidats plus riches en promesses étaient, entre temps, apparus sur la
scène. Les leaders de l'Opposition devenaient très nerveux à l'ap-
proche de la réunion du Conseil d'État et accusaient le Président Bor-
no de chercher à renverser tout le plan adopté d'un commun accord en
ne faisant pas le nécessaire pour assurer l'élection du candidat choisi.
Mais M. Borno tint sa parole. La veille de la réunion du Conseil, il
prit un arrêté ajournant la séance d'élection jusqu'au 21 avril et, dans
l'intervalle, il révoqua dix des conseillers récalcitrants, les remplaçant
par des personnes dont le vote pour M. Roy était certain. Le Conseil
d'État se réunit le 21 avril. M. Eugène Roy fut élu président de la ré-
publique et prit possession du fauteuil présidentiel le 15 mai 1930 77 ».
M. Eugène Roy s'empressa de faire voter une loi électorale qui as-
surait la liberté et la loyauté des élections. Ces élections, fixées au 14
octobre 1930, eurent lieu dans le plus grand enthousiasme et dans une
discipline parfaite. Les officiers et soldats de la Garde d'Haïti [294]
avaient reçu du haut-commissaire l'ordre de rester dans leurs canton-
nements : nulle part, malgré cette abstention complète de la police, il
ne se produisit la moindre rixe entre électeurs. Députés et sénateurs
furent choisis parmi les candidats qui s'étaient le plus nettement décla-
rés contre le régime américain en Haïti.
[295]
Chapitre XXVI
GOUVERNEMENT DE
M. STENIO VINCENT
1915, n'avait pas été accompli aussi rapidement qu'il eût fallu », et elle
recommandait que des mesures fussent prises pour hâter cette « haïtia-
nisation » même si la Garde d'Haïti n'avait pas encore atteint le « de-
gré d'efficience » désirable.
Un traité relatif au contrôle financier et à la Garde d'Haïti fut signé
le 3 septembre 1932 par M. Albert Blanchet, ministre des relations ex-
térieures, et M. Dana G. Munro, ministre des États-Unis. Il fut rejeté à
l'unanimité des voix par l'Assemblée nationale, qui le jugea non satis-
faisant. Les négociations, reprises entre le gouvernement haïtien et la
Légation Américaine, se terminèrent par un accord exécutif du 7 août
1933 conclu entre M. Albert Blanchet et M. Norman Armour, nommé
ministre des États-Unis en octobre 1932. Cet accord, qui ne différait
que fort peu du traité du 3 septembre, ne fut pas soumis à la sanction
de l'Assemblée nationale, où il aurait eu probablement le même sort.
En vertu de l'accord du 7 août 1933, le conseiller financier fut rem-
placé par un « représentant fiscal » qui avait à peu près les mêmes
pouvoirs et dont les attributions de contrôle furent plus tard, par suite
d'un arrangement subséquent, transférées à la Banque Nationale de la
République d'Haïti, devenue haïtienne. De plus, la complète haïtiani-
sation de la Garde d'Haïti et la désoccupation du territoire haïtien par
les [297] « marines » devaient s'accomplir au 1er octobre 1934. Mais, à
la suite d'un voyage de M. Vincent aux États-Unis en mars 1934, le
Président Franklin Roosevelt vint lui rendre visite au Cap-Haïtien le 5
juillet de la même année et, au cours de cette mémorable entrevue des
deux Chefs d'État, il fut convenu que l'haïtianisation de la Garde et la
désoccupation s'effectueraient à une date plus rapprochée. En effet, le
1er août 1934, le président Vincent remettait le commandement de la
Garde, seule force armée d'Haïti, au colonel haïtien Calixte et, le 21, il
avait la légitime fierté de hisser le drapeau national sur les Casernes
Dessalines, d'où venaient de partir (15 août) les derniers soldats de la
Brigade américaine d'Occupation commandée par le général Little.
1935 : les unes portaient sur des questions de détail, d'autres avaient
une importance plus grande parce qu'elles renversaient quelques-unes
des idées qui semblaient lui avoir suggéré au début sa réforme de
l'État. L'une de ces modifications donnait à l'Exécutif une mainmise
plus complète sur le Sénat en permettant au Chef de l'État de nommer
et de révoquer, à son gré et à n'importe quel moment de la législature,
les dix sénateurs choisis par lui. Une autre changeait la procédure de
l'élection présidentielle et les conditions de la révision constitution-
nelle [300] et revenait aux règles établies par les Constitutions précé-
dentes, — lesquelles, expliqua M. Vincent dans son message du 22
mars 1939 au Corps législatif, lui paraissaient, après réflexion,
« mieux convenir aux exigences de notre vie politique et de notre mi-
lieu social ».
Avec la même docilité qu'il avait mise à accepter la part de souve-
raineté qui lui avait été octroyée en 1935, le peuple renonça en 1939,
par plébiscite, à la précieuse prérogative de choisir directement le
Chef du Pouvoir Exécutif et de réviser la Constitution ; mais on lui
conserva le privilège d'émettre, par voie de référendum et par oui ou
par non, son opinion sur toutes les questions politiques, économiques
ou sociales, au sujet desquelles le président de la République jugerait
bon de le consulter.
* * *
tien d'origine tout individu né d'un père qui, lui-même, est né haïtien.
Est également Haïtien d'origine tout individu non reconnu par son
père mais né d'une mère qui, elle-même, est née haïtienne. L'Haïtienne
d'origine, mariée à un étranger et qui, pendant le mariage, recouvre la
nationalité haïtienne en se conformant à la loi sur la nationalité, pourra
également exercer le commerce de détail ».
Les étrangers, et par conséquent les Haïtiens par naturalisation,
étaient autorisés à exercer le commerce dans la République en qualité
de négociants-consignataires dans les ports ouverts ; et de sévères
sanctions devaient leur être appliquées s'ils se livraient à « l'achat en
Haïti des marchandises énumérées dans le décret-loi pour leur revente
en détail jusqu'à la fraction infinitésimale ».
ment et sans une connaissance parfaite des lieux par nos négociateurs,
il avait provoqué de vives réclamations de la part des propriétaires
haïtiens dont les intérêts n'avaient pas été suffisamment protégés.
[303]
Le président dominicain, général Léonidas Trujillo, eut une entre-
vue avec le Chef d'État haïtien le 18 octobre 1933 à Ouanaminthe, et
il fut convenu entre eux que des négociations seraient poursuivies en
vue d'apporter au traité du 21 janvier 1929 les modifications recon-
nues nécessaires. Ces négociations aboutirent à l'accord du 27 février
1935. Pour donner plus d'éclat à la signature du protocole final, consi-
déré comme la consécration définitive de l'amitié haïtiano-domini-
caine, le général Trujillo tint à venir lui-même à Port-au-Prince où il
fut reçu avec la plus grande cordialité. Au cours d'une émouvante cé-
rémonie au palais national, le 9 mars 1936, les deux Chefs d'État ap-
posèrent leur signature au bas de l'Acte qui mettait fin, croyait-on, à
tout conflit désagréable entre les deux républiques-sœurs, seules sou-
veraines de l'île d'Haïti.
Les relations entre les deux gouvernements continuèrent pendant
quelque temps à être des plus cordiales. De fréquentes visites étaient
échangées entre de hauts dignitaires des deux républiques. Puis, sou-
dain, dans les premiers jours d'octobre 1937, un bruit sinistre, que
vinrent confirmer des récits détaillés publiés dans les revues et jour-
naux américains, parcourut toute Haïti et l'agita d'une émotion in-
tense : des milliers d'Haïtiens, établis depuis longtemps dans la Répu-
blique Dominicaine ou y résidant à titre temporaire comme ouvriers
agricoles, avaient été tués ou cruellement maltraités sans motif plau-
sible. La simultanéité des scènes d'horreur, qui s'étaient produites dans
plusieurs endroits différents de la Partie de l'Est, montrait que les au-
teurs de ces crimes avaient obéi à un mot d'ordre et ne laissait aucun
doute sur la participation qu'y avaient prise certaines autorités domini-
caines, civiles et militaires.
Le gouvernement haïtien demanda immédiatement qu'une enquête
fût ouverte sur les faits dénoncés par la presse étrangère et dont les dé-
tails affreux étaient révélés chaque jour par les nombreux rescapés qui
avaient pu passer la frontière pour se réfugier en terre haïtienne. Le
gouvernement dominicain promit, par un accord du 15 octobre, d'or-
donner une enquête sur les actes criminels qui lui avaient été signalés
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 377
et d'en livrer les auteurs à la justice. Mais les Haïtiens avaient toute
raison de penser qu'une pareille investigation ne pourrait aboutir à rien
de sérieux ; et des groupes commencèrent à s'agiter, en accusant M.
Sténio Vincent de faire preuve en cette circonstance d'une patience et
d'une prudence excessives. Il était à craindre qu'un tel état d'esprit ne
finît par mettre le feu aux poudres. Le 15 novembre, dans une lettre
personnelle au Général Trujillo, le Président Vincent se plaignit de la
lenteur de l'enquête menée unilatéralement par le gouvernement de
Santo-Domingo et proposa d'y associer les gouvernements amis de
Cuba et du Mexique. La Chancellerie dominicaine repoussa cette pro-
position, de même qu'elle refusa les bons offices et l'offre formelle de
médiation de Cuba, du Mexique et des États-Unis.
Dans une lettre du 14 décembre au ministre des relations exté-
rieures dominicain, le ministre d'Haïti à Santo-Domingo, M. Evre-
mont Carrié, [304] fit connaître que « le Gouvernement haïtien avait
décidé d'invoquer le traité du 3 mai 1923 et la convention du 5 janvier
1929 et de mettre en mouvement les procédures établies par ces deux
instruments diplomatiques interaméricains pour arriver au règlement
du grave différend qui existait entre les deux pays ». Par conséquent,
le gouvernement haïtien remit ce différend pour « investigations et
étude » à la Commission d'Enquête prévue par le traité du 23 mai
1923 dit « Traité Gondra », en donnant à la Commission permanente
établie à Washington les fonctions de conciliation fixées par le traité
de Washington du 5 janvier 1929.
Le gouvernement haïtien désigna pour le représenter devant la
Commission permanente de Washington M. Abel-N. Léger, ancien
ministre des relations extérieures, et M. Hoffman Philip, ancien am-
bassadeur des États-Unis au Chili, assistés de M. Dantès Bellegarde et
de M. Edmé Manigat comme conseillers. La délégation haïtienne était
en train de discuter avec la délégation dominicaine les bases d'un pro-
jet de conciliation quand elle reçut le texte d'un arrangement conclu,
grâce à l'entremise de Mgr Silvani, nonce apostolique à Port-au-Prince
et à Santo-Domingo, entre les gouvernements haïtien et dominicain.
Cet arrangement fut entériné par la Commission permanente de conci-
liation en sa séance du 31 janvier 1938 tenue au palais de l'Union Pan-
américaine à Washington.
Par l'accord du 31 janvier 1938, le gouvernement dominicain, tout
en exprimant ses regrets et sa réprobation des déplorables événements
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 378
[307]
Chapitre XXVII
GOUVERNEMENT DE
M. ÉLIE LESCOT
aux besoins de la défense nationale (15 juin 1942). Plus tard, par dé-
cret présidentiel du 25 février 1944, tous les biens meubles et im-
meubles appartenant à des ennemis, alliés ou agents d'ennemis, mis
sous séquestre, furent déclarés « biens de l'État haïtien » et remis à
l'Administration Générale des Contributions directes — la Banque
Nationale de la République d'Haïti ayant cessé ses fonctions de sé-
questre-liquidateur.
Les décrets-lois du 29 novembre 1937 et du 29 mai 1939, pris sous
le gouvernement de M. Sténio Vincent, permettaient l'acquisition de la
nationalité haïtienne par naturalisation en pays étranger sans condition
de résidence préalable. Leur application avait donné lieu à des abus
très regrettables et même dangereux pour la sécurité continentale. M.
Lescot les abrogea par décret du 4 février 1942. De même, il abolit,
par décret-loi du 11 janvier 1943, la distinction établie par les décrets-
lois des 16 octobre 1935 et 28 septembre 1939 entre Haïtiens d'origine
et Haïtiens par naturalisation en ce qui concerne l'exercice en Haïti du
commerce de détail.
[312]
Ainsi par décrets-lois, décrets présidentiels, simples arrêtés, lois
obtenues de la complaisance d'un Corps législatif obéissant, le Chef
de l'État avait pu réunir dans ses mains tous les pouvoirs, légiférant
souverainement en toutes matières : justice, finances, économie natio-
nale, commerce, travail, éducation, santé publique, défense nationale,
relations extérieures, etc., souvent même en contradiction flagrante
avec les principes fondamentaux de la Constitution dictatoriale de
1935.
* * *
* * *
78 Sur l'œuvre sociale accomplie par les Oblats dans le diocèse des Cayes,
lire : Une Aurore sous les Tropiques », par Hélène de Beaumont-La-Ronce,
Québec, 1949.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 392
* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 393
tions sévères, l'ordre formel de cesser leur publication. Ils furent en-
suite conduits au bureau de la police, où ils passèrent toute la journée
du 3 janvier.
La nouvelle de cette arrestation excita considérablement les esprits.
Le matin du 7 janvier, les élèves (de 10 à 18 ans) du Collège de Port-
au-Prince, un établissement privé d'enseignement secondaire, partirent
de l'Avenue de Turgeau et se rendirent au Champ-de-Mars en mani-
festant contre la dictature. Refoulés par la police, ils se réfugièrent
dans la cour de l'Ambassade des États-Unis. L'attaché militaire améri-
cain, Major Peterson, les accompagna jusqu'à la sortie et recommanda
aux policiers de n'exercer contre ces jeunes gens, presque des enfants,
aucun mauvais traitement. Le mouvement de protestation n'en conti-
nua pas moins et, sous la direction d'un groupe d'étudiants réunis à la
Faculté de Médecine, il prit vite une ampleur inquiétante. Le 8 janvier,
parlant à la radio comme « Chef Suprême des Forces Armées », le
Président Lescot demanda aux agitateurs de cesser leurs « activités »
et annonça que des mesures drastiques seraient prises, au besoin, pour
rétablir l'ordre public. Et il ajouta d'une façon dramatique : « La Na-
tion est prévenue. Le monde entier est averti. » Dans une proclama-
tion faite le lendemain, il réitérait son avertissement de la radio et in-
terdisait toute manifestation sur la voie publique, en invitant les pères
et mères de famille à retenir leurs enfants au foyer, car filles et gar-
çons des écoles avaient maintenant pris possession de la rue. Mais ce
que M. Lescot considérait comme une manifestation puérile et sans
importance marquait bien le réveil de la conscience nationale trop
longtemps réduite au silence. Les fonctionnaires des bureaux publics,
les commerçants et boutiquiers, même les employés des administra-
tions dirigées par des Américains avaient suivi les écoliers et étudiants
dans la grève. Et déjà des rixes nombreuses s'étaient produites entre la
police et les manifestants, parmi lesquels se rencontraient des hommes
et des femmes de toutes les conditions sociales.
Le cabinet se rendit compte de la gravité de la situation et, sur le
conseil du propre fils du président, M. Gérard Lescot, ministre des re-
lations extérieures, décida, dans la journée du 10, de remettre sa dé-
mission au Chef de l'État pour lui permettre de résoudre la crise en
faisant appel à de nouveaux collaborateurs. M. Lescot consulta diffé-
rentes personnalités politiques et promit de faire, le vendredi 11, une
déclaration solennelle à la radio. Cette déclaration ne vint jamais. La
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 395
[319]
Chapitre XXVIII
LE COMITÉ EXÉCUTIF MILITAIRE.
DUMARSAIS ESTIMÉ. LA JUNTE
DE GOUVERNEMENT.
I
Le Comité Exécutif Militaire
* * *
* * *
* * *
* * *
tions par la chute du dictateur. Puis, vous élevant au-dessus des fac-
tions, vous avez pris entre vos mains le gouvernement, en sorte que le
pays tout entier a, pendant des mois, reposé sur vous.
« Vous étiez en même temps la tête qui commande et le bras qui
exécute. Il était facile à ce moment-là de passer à la dictature. Mais
vous aviez fait une promesse et vous l'avez tenue. C'est de cette pro-
messe que sont nés les Chambres législatives et le présent Gouverne-
ment à qui, votre rôle d'Exécutif étant terminé, vous venez de trans-
mettre le pouvoir. Vous avez ainsi — vous qui, par formation, entraî-
nement et discipline de corps, sembliez être nés pour l'exercice du
pouvoir absolu — donné à tous un exemple de désintéressement et
d'esprit démocratique, qui ne sera pas oublié. »
[324]
II
Dumarsais Estimé
* * *
* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 404
* * *
* * *
* * *
* * *
« En face des graves dangers que courent le pays et la vie des familles
nous avons endossé la responsabilité de dénouer la crise.
« Nous donnons l'assurance, comme nous l'avons fait dans un récent
passé, que nous respecterons intégralement les engagements internatio-
naux pris par la République d'Haïti ; nous maintiendrons les normes démo-
cratiques et garantissons la sécurité publique et le respect des biens.
« Nous demandons à tous de nous donner leur appui moral pour nous
aider dans la lourde tâche que nous assumons aujourd'hui.
« Le Président Estimé, ayant démissionné, se trouve ainsi que sa fa-
mille sous notre entière protection. »
[328]
III
La Junte de Gouvernement
[329]
Chapitre XXIX
PAUL EUGÈNE MAGLOIRE
* * *
« En inaugurant aujourd'hui notre mandat de Président de la Répu-
blique, toute notre pensée a été pour vous qui, usant pour la première fois
du droit de désigner directement celui qui doit être le premier parmi les
serviteurs de la Patrie, nous avez fait l'honneur de nous juger digne de ce
grand et périlleux honneur. C'est à un soldat avare de ses mots, mais pour
qui ceux-ci ont leur sens et leur valeur, que vous avez confié la gestion de
vos intérêts et la garde de vos droits, tels qu'ils sont garantis et condition-
nés dans la Constitution libérale que, par vos honorables mandataires,
vous avez donnée à la Nation. Ce soldat vous dit : merci, et prend par ce
mot l'engagement solennel de ne pas démériter du plus humble de vous
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 411
garantie qui leur sera nécessaire aux projets qui, avec un sens averti des
réalités, seront élaborés, grâce au concours de techniciens et de capitalistes
haïtiens ou étrangers, pour la revalorisation de notre sol et l'équipement de
nos campagnes ; c'est aussi pourquoi nous serons disposés à encourager et
à protéger par des lois adéquates tous investissements honnêtes et de na-
ture à contribuer au relèvement de notre potentiel économique.
« Mais en dehors des projets agricoles proprement dits, qui seront sé-
rieusement exécutés par notre Gouvernement pour une augmentation pro-
gressive de la production de nos denrées exportables, pour l'intensification
de la culture des produits alimentaires, l'amélioration et le développement
des réseaux d'irrigation, la conservation du sol, toutes réalisations qui, à la
longue, redonneront vie et abondance aux plantations — en dehors de ces
projets, nous avons pensé à mettre à l'étude un programme, rêvé depuis
plus de cent ans, mais jamais concrétisé, d'aide financière aux coopératives
et aux planteurs indépendants, que le manque de moyens et d'assistance
technique met le plus souvent à la merci des spéculateurs trop exigeants,
lesquels accaparent ainsi des terres qu'ils ne cultivent pas eux-mêmes, ou
des denrées qu'ils n'ont pas produites. [331] L'abandon dans lequel est lais-
sé le campagnard est le principal obstacle à notre évolution économique,
puisque, sans conteste, presque toutes nos possibilités et nos prévisions
tiennent au lopin de terre qu'il cultive en l'arrosant de sa sueur et qui nous
donne le café, le cacao, la figue-banane et les vivres alimentaires. Ce n'est
pas seulement un souci de réparation et d'encouragement à accorder à
l'homme de la terre qui milite en faveur de cette politique d'assistance
agricole, mais aussi des raisons économiques et administratives sérieuses,
que nous ne devons pas négliger parce qu'elles conditionnent toutes les
autres démarches du Gouvernement pour le relèvement matériel et moral
du pays. Ainsi, l'organisation de la section rurale, qui sera envisagée par le
gouvernement et de laquelle dépendent, au premier chef, la renaissance
des provinces et, conséquemment, la décentralisation des activités du pays
et de l'administration publique — l'organisation de la section rurale ne sera
possible qu'en raison du statut économique et social qui aura été donné au
campagnard par des lois et des mesures qui lui garantissent de meilleures
conditions de vie, un juste bénéfice de son travail et une stabilité qui l'en-
courage à élargir et à intensifier sa production. Il importe de faire renaître
la Commune, laissée jusqu'ici complètement à l'abandon. Il faut que la vie
nationale, qui semble se confiner de plus en plus au centre du pays, gagne
la périphérie pour donner à toutes nos populations quelque raison d'être.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 413
* * *
« Nous savons tous qu'il faut plus d'écoles et surtout plus d'écoles pri-
maires urbaines et rurales pour abolir cet esclavage de l'ignorance, qui
pèse encore sur les quatre-cinquièmes de nos populations et empêche leur
évolution politique et morale ; il faut des routes qui favorisent l'essor éco-
nomique et social de tous les coins de la République, qui assurent les com-
munications entre les centres producteurs, les bourgs et les villes, et en
même temps permettent aux touristes de jouir de nos sites uniques ; il faut
une bonne police rurale pour une organisation saine et stable de la vie pay-
sanne ; il faut des industries qui transforment nos matières premières et
emploient les bras de nos centres surpeuplés ; il faut des hôpitaux et des
médecins qui soient à leur tâche pour soulager les misères physiques ; il
faut tout cela et beaucoup de choses encore ; mais il faut surtout et d'abord
créer nos ressources, constituer l'assiette économique et financière, qui
permettra d'entamer sérieusement la réalisation de tous les projets que
notre sens des responsabilités comme notre patriotisme envisagent pour le
bonheur du peuple haïtien.
[332]
« Il serait, cependant, aussi illusoire que dangereux de penser que le
Gouvernement peut tout seul, par de simples lois et des mesures adminis-
tratives — quelque équilibrées qu'elles puissent être — mener à bien cette
tâche qui incombe autant à chaque citoyen qu'à l'administration publique.
C'est sur la bonne volonté, le courage et l'esprit de sacrifice de chaque
homme et de chaque femme d'Haïti que nous comptons pour nous lancer
dans la grande expérience que réclame le pays. Mais il importe, avant
toutes choses, que soient exclus de notre collaboration les préjugés, les
haines et les méfiances si savamment et si méchamment entretenus jus-
qu'aux dernières campagnes électorales pour servir des intérêts, qui n'ont
rien de commun avec ceux du pays. C'est parce que nous avons une juste
perception des réalités et une saine conception de notre rôle que nous
avons, de notre côté, prêché l'union de la famille haïtienne. Nous aussi,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 414
* * *
« Il est d'autant plus urgent de mettre de l'ordre chez nous que les prin-
cipes démocratiques auxquels nous avons souscrit avec les peuples libres
de la terre, ces principes pour lesquels nous luttons dans chacun des actes
de notre vie politique, parce qu'ils sont les seuls compatibles avec la digni-
té humaine, sont plus que jamais menacés par l'expansion du commu-
nisme. Des armées dites de libération déferlent sur les populations que la
dialectique marxiste n'a pu convaincre. Et c'est, disent-ils, par amour du
peuple, et sous l'étiquette du plus pur altruisme, que des hommes sont par
milliers assassinés. Cette guerre qui se fait contre la liberté doit nous trou-
ver sur le même front et guéris de nos dissensions. Il y va de la vie de
notre Nation, où se trouvent encore des hommes et [333] des femmes qui
ne sauraient renoncer à leurs droits ni vivre dans le silence de la
conscience qu'imposent les rideaux de fer.
« À ce moment délicat de notre histoire, où nous sommes appelé par le
peuple à faire la preuve d'une administration nouvelle, nous ne saurions
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 415
* * *
[335]
APPENDICE
LA CONSTITUTION
DU 25 NOVEMBRE 1950
Haïtiens, — Vous nous avez, par votre libre volonté exprimée avec
éloquence dans la journée désormais historique du 8 octobre 1950,
confié la haute mission de vous donner une Constitution démocra-
tique, garantissant pleinement vos droits et vos libertés.
Conformément au décret de convocation de la Junte de Gouverne-
ment, nous nous sommes réunis dans la ville des Gonaïves et avons,
au cours de nombreuses séances tenues du 3 au 25 novembre, voté
une Constitution qui, par sa publication dans le journal officiel, Le
Moniteur, devient la loi suprême de la République d'Haïti.
Nous n'avons pas la prétention d'avoir fait une œuvre parfaite, ré-
pondant à tous les besoins et à toutes les aspirations de la Nation haï-
tienne. Nous pouvons cependant affirmer que nous nous sommes ef-
forcés, par les innovations que nous y avons introduites, de nous rap-
procher le plus possible de l'idéal démocratique qu'Abraham Lincoln a
défini dans la formule célèbre : « Le gouvernement du peuple par le
peuple et pour le peuple. »
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 418
* * *
* * *
* * *
[337]
Pour mettre en œuvre un tel programme, l'État, qui est la personni-
fication de la Nation, a pour organe et agent d'exécution le Gouverne-
ment, composé du Pouvoir Législatif, du Pouvoir Exécutif et du Pou-
voir Judiciaire.
Le succès de toute organisation politique dépend, dans un régime
républicain et représentatif, de l'équilibre qui doit nécessairement
exister entre ces trois Pouvoirs, chacun exerçant ses attributions d'une
manière indépendante sans qu'ils puissent cependant être séparés par
des cloisons étanches. L'histoire politique de notre pays a été souvent
marquée par des conflits graves qui ont dressé, l'un contre l'autre, le
Pouvoir Exécutif et le Pouvoir Législatif et ont abouti, presque tou-
jours, à la révolte sanglante, parce que la Constitution n'avait prévu
aucun moyen de résoudre la crise.
L'Assemblée Constituante a voulu être plus prévoyante : elle donne
au Président de la République, dans les cas extrêmes, le droit de dis-
soudre, après deux ajournements, le Corps législatif, en renvoyant sé-
nateurs et députés devant leurs électeurs. Cette solution est la plus dé-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 420
* * *
* * *
[338]
La protection des droits de l'homme et des intérêts de la nation doit
être assurée par des institutions permanentes, dont la principale est la
Justice. C'est dans les tribunaux, ouverts à tous sans distinction d'ori-
gine, de sexe, de classe, de fortune ou de religion, que toute atteinte
aux droits d'autrui doit être jugée.
Les agents du Pouvoir Exécutif se rendent parfois coupables d'at-
tentats à la liberté individuelle ou aux autres droits fondamentaux du
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 421
citoyen : ces actes arbitraires doivent être réprimés. Pour que nul ne
puisse échapper à cette juste répression, la Constitution décrète que la
prescription ne pourra être invoquée — au profit d'un fonctionnaire,
civil ou militaire, qui se serait rendu coupable d'actes arbitraires ou
illégaux au préjudice de particuliers — qu'à partir de la cessation de
ses fonctions. Elle ajoute que tous actes accomplis en violation de la
Constitution et des lois, et qui auront porté préjudice aux tiers, auto-
risent ceux-ci à demander réparation en justice tant contre l'État que
contre le Secrétaire d'État qui les aura commis ou qui y aura participé.
C'est là une disposition d'une grande portée juridique et morale, parce
qu'elle impute la responsabilité de l'acte arbitraire et illégal non uni-
quement à l'État, personne morale, mais aux personnes physiques qui
l'auront perpétré.
Quand le Pouvoir Législatif lui-même abuse de ses privilèges et
vote des mesures qui violent la Charte constitutionnelle ou des enga-
gements internationaux, ces mesures doivent être décrétées inopé-
rantes pour cause d'inconstitutionnalité.
* * *
* * *
* * *
[339]
Nous avons l'espoir que la Constitution du 25 novembre 1950 —
œuvre d'adaptation de la réalité haïtienne aux plus hautes valeurs spi-
rituelles et aux fins supérieures de l'homme — restera, dans les mains
du Peuple haïtien et de son Gouvernement, un instrument de civilisa-
tion dans la lumière de l'esprit et de la conscience, de paix dans la li-
berté, de justice dans l'ordre, de prospérité par la collaboration des
classes sociales et par la coopération internationale.
La Constitution du 25 novembre 1950 réaffirme la fidélité du
Peuple haïtien à la devise de son Drapeau : l'Union fait la Force, et sa
foi dans les principes de liberté, d'égalité et de fraternité, qui sont les
conquêtes les plus précieuses de notre civilisation chrétienne.
[340]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 423
[341]
CONSTITUTION
DE LA RÉPUBLIQUE
D'HAÏTI
Préambule
TITRE I
Du territoire de la République
TITRE II
Chapitre premier
Des Droits
Chapitre II
Du Droit public
TITRE III
Chapitre premier
De la souveraineté et des pouvoirs auxquels
l’exercice en est délégué
Chapitre II
Du pouvoir législatif
ou de la représentation nationale
SECTION I
De la Chambre des députés
Le député est élu à la majorité relative des votes émis dans les as-
semblées primaires, d'après les conditions et le mode prescrits par la
loi.
Article 37. — Pour être membre de la Chambre des députés il
faut :
1. être Haïtien et n'avoir jamais renoncé à sa nationalité ;
2. être âgé de 25 ans accomplis ;
3. jouir de ses droits civils et politiques ;
4. avoir résidé au moins une année dans l'arrondissement à repré-
senter.
Article 38. — Les députés sont élus pour quatre ans et sont indéfi-
niment rééligibles.
Ils entrent en fonction le deuxième lundi d'avril qui suit les élec-
tions.
[347]
Article 39. — En cas de mort, démission, déchéance, interdiction
judiciaire, radiation ou acceptation de nouvelle fonction incompatible
avec celle de député, il est pourvu au remplacement du député dans sa
circonscription électorale pour le temps seulement qui reste à courir,
par une élection spéciale sur convocation de l'Assemblée primaire
électorale faite par le Président de la République dans le mois même
de la vacance.
Avant d'agréer une démission, la Chambre pourra enquêter sur les
conditions qui entourent cette démission.
Cette élection a lieu dans une période de trente jours après la
convocation de l'Assemblée primaire, conformément à l'article 124 de
cette Constitution.
Il en sera de même à défaut d'élection ou en cas de nullité des élec-
tions dans une ou plusieurs circonscriptions.
Cependant, si la vacance se produit au cours de la dernière session
ordinaire de la législature ou après la session, il n'y aura pas lieu à
élection partielle.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 433
SECTION II
Du Sénat
SECTION IV
De l'exercice du pouvoir législatif
Tout projet peut être retiré de la discussion tant qu'il n'a pas été dé-
finitivement voté.
Article 67. — Toute loi votée par le corps législatif est immédiate-
ment adressée au Président de la République qui, avant de la promul-
guer, a le droit d'y faire des objections en tout ou en partie.
Dans ce cas, il renvoie la loi avec ses objections, à la Chambre où
elle a été primitivement votée. Si la loi est amendée par cette
Chambre, elle est renvoyée à l'autre Chambre avec les objections.
Si la loi ainsi amendée est votée par la seconde Chambre, elle sera
adressée de nouveau au Président de la République pour être promul-
guée.
[351]
Si les objections sont rejetées par la Chambre qui a primitivement
voté la loi, elle est renvoyée à l'autre Chambre avec les objections.
Si la seconde Chambre vote également le rejet, la loi est renvoyée
au Président de la République qui est dans l'obligation de la promul-
guer.
Le rejet des objections est voté par l'une et l'autre Chambre à la
majorité des deux tiers de chacune d'elles ; dans ce cas, les votes de
chaque Chambre seront donnés par « oui » et par « non » et consignés
en marge du procès-verbal à côté du nom de chaque membre de l'as-
semblée.
Si, dans l'une et l'autre Chambre, les deux tiers ne se réunissent
pour amener ce rejet, les objections sont acceptées.
Article 68. — Le droit d'objection doit être exercé dans un délai de
huit jours à partir de la date de la réception de la loi par le Président de
la République, à l'exclusion des dimanches, des jours de fêtes natio-
nales, légales, de chômage et de ceux d'ajournement du corps législa-
tif, conformément à l'article 50 de la présente Constitution.
Ce même délai s'applique à l'examen des objections prévues dans
l'article précédent.
Article 69. — Si dans les délais prescrits, le Président de la Répu-
blique ne fait aucune objection, la loi doit être promulguée, à moins
que la session du corps législatif n'ait pris fin avant l'expiration des
délais ; dans ce cas, la loi demeure ajournée. La loi ainsi ajournée, est,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 440
[352]
Chapitre III
Du pouvoir exécutif
SECTION I
Du Président de la République
Article 76. — Le pouvoir exécutif est exercé par un citoyen qui re-
çoit le titre de Président de la République.
Article 77. — Le Président de la République est élu pour six ans. Il
n'est pas immédiatement rééligible et ne peut, en aucun cas, bénéficier
de prolongation de mandat.
Il entre en fonction au 15 mai de Tannée où il est élu, sauf s'il est
élu pour remplir une vacance, dans ce cas, il entre en fonction dès son
élection et son mandat est censé avoir commencé depuis le 15 mai
précédant la date de son élection.
Article 78. — Pour être élu Président de la République, il faut :
1. être Haïtien, né d'un père qui lui-même est né Haïtien, ou à
défaut de reconnaissance paternelle, d'une mère, née égale-
ment Haïtienne ;
2. n'avoir jamais renoncé à la nationalité haïtienne ;
3. être âgé de 40 ans accomplis ;
4. jouir des droits civils et politiques ;
5. être propriétaire d'immeubles en Haïti, et avoir dans le pays
sa résidence habituelle.
Avant d'entrer en fonction, le Président de la République prête de-
vant l'Assemblée nationale le serment suivant :
« Je jure devant Dieu et devant la nation d'observer et de faire ob-
server fidèlement la Constitution et les lois du peuple haïtien, de res-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 442
SECTION II
De l'élection du Président de la République
SECTION III
Des Secrétaires d'État
Article 90. — La loi fixe le nombre des secrétaires d'État, sans que
ce nombre puisse être inférieur à cinq.
Le Président de la République peut, quand il le juge nécessaire,
leur adjoindre des sous-secrétaires d'État dont les attributions sont dé-
terminées par la loi.
Pour être secrétaire d'État et sous-secrétaire d'État, il faut :
1. être Haïtien et n'avoir jamais renoncé à sa nationalité ;
2. être âgé de 35 ans accomplis ;
3. jouir de ses droits civils et politiques.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 445
SECTION IV
Du Conseil de Gouvernement
Article 97. — Les contestations qui ont pour objet des droits
civils .sont exclusivement du ressort des Tribunaux de droit commun.
Article 98. — Les contestations qui ont pour objet des droits poli-
tiques sont du ressort des tribunaux, sauf les exceptions établies par la
loi.
Article 99. — Nul tribunal, nulle juridiction contentieuse ne peut
être établi que par la loi.
Article 100. — Le pouvoir judiciaire est exercé par une Cour de
cassation, des Cours d'appel et des Tribunaux inférieurs, dont le
nombre, l'organisation et la juridiction sont réglés par la loi.
Le Président de la République nomme les juges des cours et tribu-
naux. Il nomme et révoque les officiers du Ministère public près la
Cour de cassation, les Cours d'appel et les autres tribunaux perma-
nents ainsi que les juges de paix et leurs suppléants.
Les juges de la Cour de cassation, des Cours d'appel sont nommés
pour dix ans et ceux des Tribunaux civils pour sept ans.
Les périodes commencent à courir à partir de leur prestation de
serment.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 447
Les juges, une fois nommés, ne peuvent être sujets à révocation par
le pouvoir exécutif pour quelque cause que ce soit. Cependant, ils res-
tent soumis aux dispositions des articles 112, 113 et 114 de la présente
Constitution et aux dispositions des lois spéciales déterminant les
causes susceptibles de mettre fin à leurs fonctions.
Article 101. — Il sera institué des Cours d'appel dont le ressort et
le siège seront déterminés par la loi.
Article 102. — Il pourra être également institué des Tribunaux ter-
riens, des Tribunaux du travail et des Tribunaux pour enfants dont
l'organisation, le nombre, le siège, le fonctionnement seront fixés par
la loi.
Article 103. — Les Tribunaux terriens ont une mission temporaire.
Leurs fonctions cessent dès la réalisation des fins pour lesquelles ils
sont organisés.
Chaque Tribunal terrien connaîtra exceptionnellement des difficul-
tés relatives aux opérations cadastrales, de l'immatriculation des
biens-fonds, des droits immobiliers et des actions possessoires unique-
ment de la région pour laquelle il est établi.
Les Tribunaux de droit commun et les Tribunaux de paix conserve-
ront la connaissance des litiges qui leur est dévolue par la loi.
Article 104. — La Cour de cassation ne connaît pas du fond des af-
faires. Néanmoins, en toutes matières, autres que celles soumises au
jury, lorsque sur un second recours, même sur une exception, une af-
faire se présentera entre les mêmes parties, la Cour de cassation, ad-
mettant le pourvoi, ne prononcera point de renvoi et statuera sur le
fond, sections réunies.
Cependant, lorsqu'il s'agira de pourvoi contre les ordonnances de
référé, les ordonnances du juge d'instruction, les arrêts d'appel rendus
à l'occasion de ces ordonnances, ou contre les sentences en dernier
ressort des Tribunaux de paix et des sentences des Tribunaux terriens,
la Cour de cassation, admettant le recours, statuera sans renvoi.
Article 105. — Les fonctions de juge sont incompatibles avec
toutes autres fonctions publiques salariées.
La loi règle les conditions exigibles pour être juge à tous les de-
grés.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 448
[356]
Article 106. — Les contestations commerciales sont déférées aux
Tribunaux civils et de paix conformément au Code de commerce.
Article 107. — Les audiences des tribunaux sont publiques, à
moins que cette publicité ne soit dangereuse pour Tordre public et les
bonnes mœurs ; dans ce cas, le tribunal le déclare par jugement.
En matière de délit politique et de presse, le huis clos ne peut être
prononcé.
Article 108. — Tout arrêt ou jugement est motivé et prononcé en
audience publique.
Article 109. — Les arrêts ou jugements sont rendus et exécutés au
nom de la République. Ils portent un mandement aux officiers du Mi-
nistère public et aux agents de la force publique. Les actes des no-
taires sont mis dans la même forme lorsqu'il s'agit de leur exécution
forcée.
Article 110. — La Cour de cassation prononce sur les conflits d'at-
tributions d'après le mode réglé par la loi.
Elle connaît des faits et du droit dans tous les cas de décisions ren-
dues par le Tribunal militaire.
Article 111. — La Cour de cassation, à l'occasion d'un litige et sur
le renvoi qui lui en est fait, prononce en sections réunies sur l'inconsti-
tutionnalité des lois.
Le recours en inconstitutionnalité n'est soumis à aucune condition
de cautionnement, d'amende et de taxes.
L'interprétation donnée par les Chambres législatives s'imposera
pour la chose sans qu'elle puisse rétroagir en ravissant des droits ac-
quis pour la chose déjà jugée.
Les tribunaux n'appliqueront les arrêtés et règlements d'administra-
tion publique qu'autant qu'ils seront conformes aux lois.
Chapitre V
Des poursuites contre les membres
des pouvoirs de l’État
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 449
TITRE IV
De l'Institution communale
1. être Haïtien ;
2. être âgé de 25 ans accomplis ;
3. jouir de ses droits civils et politiques ;
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 451
[358]
Article 119. — Avant d'entrer en fonction, les membres prêtent le
serment suivant devant le Tribunal civil de la juridiction : « Je jure de
respecter les droits du peuple, de travailler au progrès de ma com-
mune, d'être fidèle à la Constitution et de me conduire en tout comme
un digne et honnête citoyen ».
Article 120. — Le Conseil communal ne peut être dissous qu'en
cas d'incurie, de malversation ou d'administration frauduleuse dûment
constatée.
Dans ce cas, le Président de la République formera une commis-
sion de trois membres, dite Commission communale, appelée à gérer
les intérêts de la commune jusqu'aux prochaines élections.
Article 121. — En cas de décès, de démission, d'interdiction judi-
ciaire d'un membre, ou de sa condamnation passée en force de chose
jugée, emportant une peine afflictive et infamante, il sera pourvu à son
remplacement par le choix d'un citoyen nommé par le Président de la
République.
Article 122. — La commune a la libre disposition de ses revenus,
dans les conditions déterminées par la loi.
Article 123. — Le Conseil communal délibère tous les deux ans
pour le choix d'un conseil dans chacune des Sections rurales de sa
commune.
Ce conseil est appelé : « Conseil des Notables ». Il peut être indéfi-
niment renouvelé. Il sera composé de douze membres au plus, à titre
honorifique.
La loi règle le fonctionnement et l'organisation de ce conseil.
Article 124. — La Section rurale sera organisée dans le cadre de
l'institution communale, de manière à améliorer les conditions de vie
dans les campagnes et à assurer la protection du paysan et la producti-
vité de son travail par :
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 452
TITRE V
Des assemblées primaires
TITRE VI
De l'Institution préfectorale
Article 127. — Il est créé dans les départements et, au besoin, dans
les arrondissements la fonction de préfet.
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TITRE VII
Des finances
TITRE VIII
De la force publique
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TITRE IX
Dispositions générales
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 458
[363]
TITRE X
De la révision de la Constitution
TITRE XI
Dispositions transitoires
Article A. — Le Président de la République, le citoyen Paul Eu-
gène Magloire, élu le 8 octobre 1950, entrera en fonction le 6 dé-
cembre 1950 et son mandat prendra fin le 15 mai 1957.
Article B. — Les députés élus sous l'empire du décret de convoca-
tion de la Junte de Gouvernement de la République exerceront leur
mandat jusqu'au deuxième lundi d'avril 1955.
Les sénateurs élus sous l'empire du décret de la Junte de Gouverne-
ment de la République exerceront leur mandat jusqu'au deuxième lun-
di d'avril 1957.
Article C. — Les prochaines élections des Conseils communaux
auront lieu en même temps que celles des députés.
Article D. — Dès la publication de la présente Constitution, la mis-
sion de la Chambre des comptes et du Conseil consultatif prend fin.
Article E. — Dans les quatre mois, à partir de l'entrée en fonction
du Président de la République élu, le pouvoir exécutif est autorisé à
procéder à toutes réformes jugées nécessaires dans la magistrature.
[364]
Article F. — La présente Constitution entrera en vigueur dès la pu-
blication qui en sera faite au « Moniteur », journal officiel de la Répu-
blique.
Donné aux Gonaïves, siège de l'Assemblée constituante, le 25 no-
vembre 1950, an 147e de l'Indépendance.
Le président de l'Assemblée constituante : Dantès Bellegarde.
Les secrétaires : Joseph Renaud et Archimède Beauvoir.
Les membres : Massillon Gaspard, Othello Bayard, Georges Bre-
tous, Emmanuel Leconte, François Mathon, Clovis Kernisan, Altidor
Kersaint, Victor Duncan, Dr Clément Lanier, Ambert Saindoux, Fré-
déric Magny, Charles Riboul, Elie Tiphaine, Georges Léon.