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Dantès BELLEGARDE

enseignant, écrivain, essayiste, historien et diplomate haïtien [1877-1966]

(1953)

Histoire du peuple haïtien


(1492-1952)

Un document produit en version numérique par Rency Inson MICHEL, bénévole,


Étudiant en sociologie à la Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti
fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des sciences sociales en Haïti.
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Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 2

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Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 3

Cette édition électronique a été réalisée par Rency Inson Michel, bénévole,
étudiant en sociologie à la Faculté d’ethnologie à l’Université d’État
d’Haïti et fondateur du Réseau des jeunes bénévoles des Classiques des
sciences sociales en Haït, à partir de :

Dantès BELLEGARDE [1877-1966]

Histoire du peuple haïtien (1492-1952)

Première édition, 1953. Port-au-Prince, Haïti : Les Éditions Fardin,


2004, 365 pp.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 23 juillet 2016 à Chicoutimi,


Ville de Saguenay, Québec.
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Ci-contre : la photo de Rency Inson MICHEL.


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Dantès BELLEGARDE
enseignant, écrivain, essayiste, historien et diplomate haïtien [1877-1966]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Première édition, 1953. Port-au-Prince, Haïti : Les Éditions Fardin,


2004, 365 pp.
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Un grand merci à Ricarson DORCÉ, directeur de la collec-


tion “Études haïtiennes”, pour nous avoir
prêté son exemplaire de ce livre afin que
nous puissions en produire une édition
numérique en libre accès à tous dans Les
Classiques des sciences sociales.

jean-marie tremblay, C.Q.,


sociologue, fondateur
Les Classiques des sciences sociales,
23 juillet 2016.
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Note pour la version numérique : la pagination correspondant à


l'édition d'origine est indiquée entre crochets dans le texte.
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[365]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)
Table des matières
Quatrième de couverture
Préface [7]

Chapitre I. Période indienne et espagnole [11]


Chapitre II. La Colonie française de Saint-Domingue [21]
Chapitre III. La société de Saint-Domingue [27]
Chapitre IV. La vie et les mœurs à Saint-Domingue [47]
Chapitre V. La lutte pour la Liberté [55]

Chapitre VI. Toussaint Louverture [71]


Chapitre VII. La lutte pour l'indépendance [85]
Chapitre VIII. Proclamation de l'indépendance [93]
Chapitre IX. Gouvernement de Dessalines [97]
Chapitre X. Pétion et Christophe [111]

Chapitre XI. Jean-Pierre Boyer [125]


Chapitre XII. Présidences éphémères [141]
Chapitre XIII. Faustin Soulouque [153]
Chapitre XIV. Fabre-Nicolas Geffrard [165]
Chapitre XV. Salnave et Nissage-Saget [177]

Chapitre XVI. Michel Domingue et Boisrond-Canal [185]


Chapitre XVII. Salomon [191]
Chapitre XVIII. Légitime, Florvil Hippolyte et Tirésias Augustin Simon Sam
[195]
Chapitre XIX. La société haïtienne à la veille du 100e anniversaire de l'Indé-
pendance [205]
Chapitre XX. Nord-Alexis et Antoine Simon [217]

Chapitre XXI. Firmin et le firminisme [227]


Chapitre XXII. Cincinnatus Leconte, Tancrède Auguste, Michel Oreste [233]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 9

Chapitre XXIII. La course à l'abîme [243]


Chapitre XXIV. Gouvernement de Dartiguenave [253]
Chapitre XXV. Gouvernement de Louis Borno [283]

Chapitre XXVI. Gouvernement de Sténio Vincent [295]


Chapitre XXVII. Gouvernement de Elie Lescot [307]
Chapitre XXVIII. Le Comité Exécutif Militaire. Dumarsais Estimé. La Junte de
Gouvernement [319]
Chapitre XXIX. Paul Eugène Magloire [329]

Appendice. La Constitution du 25 novembre 1950 [335]


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Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Quatrième de couverture

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Dantès Bellegarde
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 11

[7]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

PRÉFACE

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Pour un grand nombre de gens cultivés, l’histoire d'Haïti est moins


l’histoire du peuple haïtien — c'est-à-dire de ses origines, de sa forma-
tion et de son développement au cours des années — que celle des in-
dividus qui y ont joué un rôle plus ou moins apparent.
Pendant que l’on se dispute autour de ces personnages, les uns les
louant, les autres les conspuant, chacun selon ses préférences poli-
tiques ou son parti pris idéologique, le véritable héros de la pièce est
maintenu dans la coulisse. Ou bien il se rue lui-même sur la scène
sous le nom de « peuple souverain » lorsque, excité par des meneurs
astucieux, il se précipite comme une bête déchaînée sur le premier
manteau rouge qu'on lui présente pour détourner sa colère de ses vrais
ennemis.
Nomenclature de chefs d'État, liste des révolutions qui les ren-
versent les uns sur les autres comme des jouets d'enfant, voilà de quoi
semble être faite toute l'histoire haïtienne.
Nous n'entendons pas évidemment nier l'action bienfaisante ou
malfaisante des individus sur la société. Le génie de Toussaint Lou-
verture, l'énergie farouche de Dessalines, la volonté constructive de
Christophe, la bonté démocratique de Pétion ont eu une influence in-
contestable sur les destinées de la nation. Mais c'est la nation elle-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 12

même qui reste en définitive le sujet essentiel — comme la matière


première de l'histoire. Comment elle s'est formée ; quelles transforma-
tions se sont produites, le long des siècles, dans sa vie mentale et son
existence matérielle ; quelles circonstances intérieures et quels événe-
ments extérieurs ont accéléré ou retardé sa marche vers la civilisa-
tion : tel est le réel objet d'étude pour l'historien qui se propose autre
chose que l'anecdote pittoresque ou le détail dramatique.
Ce qui forme l'intérêt de la vie pour l'énorme majorité des indivi-
dus, ce sont, dit justement M. Charles Seignobos, « les faits de la vie
quotidienne, alimentation, vêtement, habitation, usages de famille,
droit privé, divertissements, relations de société ». Or, ces faits sont
complètement délaissés dans les ouvrages où l'on prétend faire revivre
le passé d'Haïti.
[8]
Nous avons des descriptions brillantes des fêtes somptueuses don-
nées au palais de Sans-Souci par le Roi Henri, mais nous ne savons
pas comment vivaient en ce même temps les habitants du village de
Milot situé au pied du magnifique château royal. Une polémique
acerbe s'élèvera entre auteurs d'opinions opposées sur l’authenticité
d'un écrit qui attribue ou dénie à tel ou tel personnage la paternité d'un
acte parfois sans importance historique : les lecteurs assisteront, amu-
sés, à ces disputes passionnées semblables à des combats de coqs,
mais peu d'entre eux se préoccuperont de connaître les sentiments, les
idées, les croyances, les habitudes, qui constituent la vie morale de la
nation et par lesquels s'expliquent les faits les plus significatifs de son
histoire.
À la vérité, rien n'est plus difficile qu'une telle étude. Les docu-
ments font trop souvent défaut qui nous révéleraient cette vie pro-
fonde et intime du peuple. Les journaux haïtiens se sont presque tou-
jours préoccupés de politique dans la plus basse acception du terme,
grossissant démesurément les faits tantôt pour exalter les hommes au
pouvoir, tantôt pour les honnir quand ils n'y sont plus.
C'est la tradition orale qui nous met le plus souvent au courant des
événements du passé. Nous savons quelle prudente réserve doit nous
inspirer cette source de l'histoire, surtout dans un milieu où la louange
intéressée et la médisance systématique trouvent tant d'oreilles ac-
cueillantes.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 13

« La vision des historiens eux-mêmes, écrit Seignobos, a souvent


été troublée par leur propre tendance. La plupart, engagés dans les
conflits de leur temps, ont porté leurs passions politiques, religieuses
ou nationales dans l'histoire du passé. Ils en ont fait un plaidoyer ou
un acte d'accusation. » Cette observation, vraie en France pour Miche-
let, Thiers, Quinet, Louis Blanc, Taine, Aulard — historiens de droite
ou historiens de gauche — s'applique tout aussi justement à Thomas
Madiou et à Beaubrun Ardouin, pour ne parler que de ces deux au-
teurs haïtiens qui ont eu la gloire de jeter les fondements de l'histoire
nationale.
Montrer, à travers le flot mouvant des événements, la filiation des
idées dont le peuple haïtien a fait, bon gré, mal gré, l'axe de son exis -
tence ; chercher dans les faits du présent la trace des sentiments ou des
préjugés anciens ; établir la double action de l'homme sur le milieu
physique et du milieu physique sur l'homme ; déterminer les répercus-
sions de l'état économique sur l'évolution morale des diverses classes
de la société ; fixer enfin la part de l'idée et de la croyance dans la for-
mation du caractère social haïtien : voilà l'œuvre qui sollicite les histo-
riens d'Haïti — œuvre de haut intérêt philosophique, qui aura en outre,
comme résultat pratique, de détruire bien des malentendus qui divisent
et affaiblissent la nation haïtienne.
C'est de ces considérations que je me suis inspiré pour préparer les
entretiens que j'ai donnés à l'Institut Haïtiano-Américain, pendant le
premier semestre de l'année universitaire 1952-1953, et que je pré-
sente aujourd'hui au public sous le titre d’Histoire du Peuple Haïtien.
[9]
Ce titre paraîtra sans doute ambitieux. Il le serait en effet si je de-
vais raconter dans tous leurs détails les événements qui se sont dérou-
lés en Haïti, de sa découverte le 6 décembre 1492 jusqu'au 6 décembre
1952, soit quatre cent soixante ans d'histoire. À une pareille étude il
faudrait au moins consacrer une vingtaine de volumes. Mais mon but
étant de donner de l'histoire du peuple haïtien une « explication » aus-
si compréhensive que possible, j'ai banni de mon exposé tous les faits
dont les conséquences historiques ne m'ont pas semblé justifier une
place bien importante dans une revue forcément sommaire du passé.
Je n'ai pas voulu faire une œuvre d'érudition, et je m'excuse à
l'avance auprès du lecteur de n'avoir pas accordé, par exemple, à nos
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 14

multiples « révolutions » toute l'attention que d'autres écrivains leur


ont consacrée. Je me suis attaché à montrer l'effort accompli, au cours
des âges, par le peuple qui s'est formé sur ce territoire d'Haïti et l'en-
chaînement des actes qui en sont les manifestations les plus significa-
tives. J'ai insisté sur l'état des mœurs, sur le développement des insti-
tutions, cherchant à expliquer les changements importants survenus
dans la société haïtienne, la répercussion des faits sociaux les uns sur
les autres, les causes profondes et les conséquences immédiates ou
lointaines des événements les plus notables de l'existence nationale.
Une histoire d'Haïti, conçue dans cet esprit, doit faire une place lé-
gitime aux œuvres qui ont été créées et aux efforts qui ont été accom-
plis par nos devanciers pour améliorer les conditions de vie morale et
matérielle du peuple haïtien tout entier.
La patrie haïtienne n'a pas été créée d'un seul coup et une fois pour
toutes par les hommes de 180â : elle se crée sans cesse, chaque géné-
ration ayant le devoir d'ajouter son effort à ceux des générations pré-
cédentes pour le développement et la grandeur de la patrie.
Tous ceux qui ont créé des œuvres utiles et contribué, en quelque
manière que ce soit, à l'avancement du pays sont des bienfaiteurs de la
nation. C'est pourquoi figurent dans cet ouvrage des noms d'hommes
qui, au milieu des tragiques difficultés de l'existence nationale, ont eu
assez de foi dans l'action morale et dans l'effort intellectuel pour tra-
vailler avec ferveur à l'évolution spirituelle de notre peuple 1.

D. B.
18 mai 1953.

[10]

1 Si nombreux sont les ouvrages écrits sur Haïti par des Haïtiens et par des
étrangers qu'il serait impossible d'en donner ici la liste complète. Je me suis
contenté d'indiquer au bas des pages ceux que j'ai le plus souvent cités. Le lec-
teur pourra consulter à ce sujet l'excellent Dictionnaire de Bibliographie Haï-
tienne, de M. Max Bissainthe, publié en 1951.
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[11]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre I
PÉRIODE INDIENNE
ET ESPAGNOLE

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Parti du port de Palos en Andalousie le 3 août 1492, Christophe


Colomb naviguait depuis soixante-dix jours quand, dans la matinée du
12 octobre, un cri joyeux s'éleva de l’une de ses trois caravelles, la
Niña : c'était la voix du matelot Rodrigo de Triana qui annonçait la
terre.
La petite île de l'archipel des Bahamas que Christophe Colomb ve-
nait d'aborder s'appelait Guanahani dans la langue de la tribu arawak
qui l'habitait. Il la nomma San Salvador. Le 26 octobre, il découvrit
Cuba, qu'il appela Juana en hommage au jeune prince Juan de Cas-
tille. Il remontait la côte nord de cette île dans la direction de l'ouest
lorsqu'il entendit parler, par ses guides arawaks, d'une grande terre qui
s'étendait à l'orient et qu'ils nommaient dans leur langage Haïti, Bohio
ou Quisqueya. Ils vantaient avec une telle excitation les richesses de
ce pays mystérieux que l'Amiral, influencé par leurs cris et leurs
gestes, ordonna à sa flottille de virer de bord vers l'est. Et le 6 dé-
cembre 1492, la Santa-Maria, la Pinta et la Nina jetaient l'ancre dans
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une baie magnifique, à laquelle Colomb donna le nom de Saint-Nico-


las 2.
En voyant, dans cette limpide matinée de décembre, se profiler
derrière les hautes terrasses qui encerclent la baie les masses bleues
des montagnes de l'intérieur, ébloui par la splendeur du soleil, de la
mer et du ciel, Colomb s'écria : « Es una maravilla ! »
Cette merveille, c'était Haïti. Il débarqua sur cette terre fortunée et
y planta la Croix du Christ, consacrant ainsi au christianisme et à la ci-
vilisation occidentale le nouveau monde qu'il offrait comme un ca-
deau à l'humanité.
Naviguant ensuite le long de la côte septentrionale de l'île d'Haïti,
Colomb arriva dans une grande baie, sur laquelle est aujourd'hui bâtie
la ville du Cap-Haïtien. L'un de ses bateaux, la Santa-Maria, ayant fait
naufrage le 24 décembre, il obtint du chef indigène Guaganagaric la
[12] permission de débarquer sur la plage et d'y construire un fortin
qu'il appela Nativité. Il laissa dans ce fort trente Espagnols et partit le
11 janvier 1493 pour l'Espagne afin de faire connaître à l'Europe sa
merveilleuse découverte. La République d'Haïti se flatte ainsi de pos-
séder le siège du premier établissement européen dans l'hémisphère
américain. Le nom Haïti est un terme de la langue des Tainos, signi-
fiant « pays montagneux » ou « terre haute ». Colomb y substitua le
nom de « Isla Española » ou Hispaniola en l'honneur du roi Ferdinand
d'Aragon et de la reine Isabelle de Castille, qui lui avaient procuré les
moyens d'entreprendre son aventureux voyage.

* * *

Au temps de la découverte, l'île d'Haïti était habitée par une forte


population d'origine arawak, les Tainos. Certaines de ses régions mon-
tagneuses abritaient cependant des tribus de formation différente,
comme les Ciguayens de la presqu'île de Samana dans la partie orien-
tale, tandis que l'on rencontrait sur le littoral de petites communautés
nomades constituées par les bandes guerrières des Caraïbes.
Ces Indiens Arawaks étaient brachycéphales. De petite taille et de
teint cuivré, ils portaient des cheveux noirs et lisses qui leur cou-
2 L'île d'Haïti est située, à l'entrée du golfe du Mexique, entre 17°30'40" et
19°58'20" de latitude nord et 68°20' et 74°20' de longitude ouest de Green-
wich.
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vraient en partie le front et retombaient en lourdes nattes sur le dos.


Sédentaires et pacifiques, ils vivaient sobrement des produits de la
chasse, de la pêche et de l'agriculture, qu'ils avaient poussée à un point
tout à fait remarquable. On a fait de leurs méthodes de culture et de
leurs procédés dans l'ordre artistique et industriel une étude qui a per-
mis de les rattacher aux populations des terres basses du Venezuela et
de la Guyane, qui, comme eux, cultivaient le maïs et savaient fabri-
quer le pain de cassave fait avec la farine de manioc. Les aborigènes
tiraient du sol d'autres produits qui servaient à leur alimentation, tels
le yam et la patate douce.
L'absence de grands animaux dans l'île et le manque d'armes ap-
propriées limitaient forcément les possibilités de la chasse. Les indi-
gènes se servaient de bâtons pour chasser les lézards et certains petits
mammifères, tandis qu'avec une grande sûreté ils lançaient des pierres
contre les oiseaux pour les abattre. Ils avaient domestiqué, pour les ac-
compagner à la chasse ou dans leurs courses à travers la forêt, une es-
pèce de chien trapu, qu'ils mangeaient en certaines occasions solen-
nelles et dont la chair leur paraissait aussi agréable que celle particu-
lièrement recherchée des iguanes. L'iguane est un reptile brillamment
coloré de bleu, de vert, de jaune, de fauve, atteignant parfois des pro-
portions énormes. Les Tainos faisaient cuire l'animal à feu doux, dans
un vase en terre qui avait exactement les dimensions de l'iguane et
dont la fabrication révélait l'habileté du céramiste indigène. Leur nour-
riture se composait encore de gros vers qu'ils tiraient des troncs
d'arbres pourris, de crustacés et de poissons qu'ils dévoraient le plus
souvent crus. Les habitants du [13] littoral — pour la plupart métis de
Caraïbes et d'Arawaks — avaient su déployer une certaine ingéniosité
dans leurs procédés de pêche, dans la construction des canots et dans
la navigation en général 3.
Bien qu'ils fussent assez habiles dans le tissage du coton, les abori-
gènes d'Haïti portaient fort peu de vêtement. Les hommes allaient gé-
néralement nus. Dans les communautés les plus avancés, les femmes
avaient une courte jupe, dont la forme et la coloration marquaient
entre elles des distinctions d'âge ou de rang social. Hommes et
femmes portaient, comme parure, des objets d'or massif (car ils igno-
raient l'art de fondre les métaux) et des bandelettes au haut du bras,
3 Herbert M. Kreiger, The Aborigenes of the ancient island of Hispaniola
(Smithsonian Inst. 1929).
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au-dessous du genou et à la cheville. Les fouilles effectuées dans les


emplacements des anciens villages indiens ont fait découvrir des fu-
seaux en terre cuite, des alênes et aiguilles en os, qui indiquent que
l'art de tisser et de tricoter était habilement pratiqué par les indigènes.
Les hamacs, qui leur servaient de lit et dont on a eu des spécimens re-
marquables, ont donné la preuve de leur dextérité dans les deux procé-
dés d'utilisation du coton.
Les Indiens d'Haïti avaient deux sortes d'habitations. Ils donnaient
à celles du premier type — qui étaient les plus communes — une
forme cylindrique avec un toit conique. Pour construire leurs huttes,
ils traçaient sur le sol une circonférence, suivant laquelle ils enfon-
çaient dans la terre des pieux séparés, l'un de l'autre, d'un ou de deux
mètres. Les palissades étaient faites d'un treillage de lianes. Le toit,
couvert de taches de palmiste ou d'herbe séchée, reposait sur un po-
teau central planté au beau milieu de la hutte. Les maisons du second
type — qui étaient celles des chefs ou des personnages de distinction
de la tribu — avaient la forme rectangulaire et comprenaient une sorte
de porche qui donnait grand air à l'habitation. Il ne semble pas que les
Tainos aient connu l'usage de la boue — si répandu jusqu'ici parmi les
paysans haïtiens et dominicains — pour la construction des murs de
leurs maisons.
L'ameublement du logis était très sommaire. Il comportait d'abord
les objets nécessaires aux besoins domestiques : vases en terre cuite,
calebasses pour le transport et la conservation de l'eau, les instruments
pour la fabrication de la cassave, rarement des sièges de bois, mais
toujours le hamac qui était à la fois couchette, chaise et berceau. Dans
les huttes des plus pauvres, dont les habitants ne pouvaient se payer le
luxe d'un hamac, on se couchait sur le sol où l'on étendait parfois des
feuilles de bananier. La maison du cacique ou des personnes de haut
rang, comme le prêtre et le médecin, comprenait naturellement un
ameublement plus complet, comportant principalement des sièges de
bois ou de pierre ornés de dessins ou de sculptures.
L'amusement favori des indigènes était la danse au son du tambour
et de la flûte de bambou. Ils pratiquaient un jeu sportif, qui rappelle
[14] singulièrement le football-association. C'était le batos. Le mot
désignait une sorte de ballon fait d'une substance végétale durcie, qui
n'était autre que le caoutchouc. Les joueurs lançaient le ballon, non
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d'un mouvement du pied ou de la main mais de la tête, du coude, des


hanches ou mieux du genou.
Les exploits des guerriers, les scènes de la vie domestique — senti-
mentales, tristes ou comiques — étaient la matière ordinaire des chan-
sons ou des poèmes appelés areytos, que les troubadours, connus sous
le nom de sambas, chantaient dans les fêtes intimes ou dans les céré-
monies officielles. Ces fêtes et cérémonies se célébraient dans une
gaieté extraordinaire surtout lorsqu'une large consommation avait été
faite de l’ouycou, boisson fabriquée avec du jus de fruits fermenté.
Les Aborigènes adoraient comme divinités le soleil, le ciel, les
étoiles, les sources, le vent ou l'ouragan — en général tout ce qui leur
inspirait l'admiration ou la peur. Ils croyaient à l'existence d'un paradis
terrestre, qu'ils plaçaient à l'extrémité de la presqu'île du Sud, dans les
parages de la petite ville actuelle des Abricots. Ils affirmaient qu'après
la mort les âmes des justes allaient dans ce lieu jouir du bonheur éter-
nel, en savourant des mameys. Ce fruit (abricot d'Haïti, Mammea ame-
ricana L.), succulent et parfumé, excitait considérablement leur gour-
mandise. Ils appelaient zémès leurs divinités, auxquelles ils donnaient,
dans le bois ou dans la pierre, des formes bizarres représentant soit
des faces humaines hideuses, soit des animaux comme les crapauds,
les iguanes, les caïmans. Les prêtres s'appelaient butios et étaient en
même temps des shamans, c'est-à-dire des médecins. On les entourait
d'un pieux respect. La confiance en leur science et en leur pouvoir
était telle que le privilège de soigner les malades leur était exclusive-
ment réservée. Dans leurs traitements ils employaient des « simples »
ou des drogues faites avec des plantes indigènes, dont ils prétendaient
seuls connaître les vertus curatives.
Le territoire de l'île était partagé en cinq petits royaumes ou caci-
cats : le Marien, dans la partie septentrionale ; la Magua, dans le nord-
ouest ; le Xaragua, comprenant l'ouest et le sud ; la Maguana, qui oc-
cupait le centre ; et le Higuey, qui s'étendait vers l'est. Les dirigeants
de ces royaumes se nommaient caciques. Au-dessous de ces grands
chefs il y avait des gouverneurs de districts ou de simples hameaux,
qui portaient aussi le nom de cacique, mais dont le pouvoir social et
l'influence politique dépendaient de l'importance relative de leurs
fonctions ou du nombre de villages qu'ils avaient sous leurs ordres.
Conseillers de leurs peuples et leurs conducteurs dans les moments de
danger public ou de guerre, ils avaient des attributions militaires, so-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 20

ciales et religieuses. Les caciques de village réglaient l'ordre du travail


quotidien dans la communauté, désignaient à chacun les devoirs à
remplir pour la chasse, la pêche ou la culture du sol ; ils présidaient
aux divertissements de même qu'aux cérémonies cultuelles. Quelques-
uns étaient en même temps prêtres et médecins. De façon générale,
chaque village avait à sa tête [15] un patriarche, dont la maison était
plus grande que toutes les autres et contenait les idoles appartenant
aux clans de la tribu. En plus de la famille du cacique, composée de
ses femmes et de ses parents ou alliés les plus proches, la communau-
té comprenait un grand nombre de gens sur qui le patriarche exerçait
son autorité bien qu'ils ne lui fussent unis que par des liens très légers
de parenté ou d'alliance.

II

Au cours de son voyage sur la côte nord de l'île, Colomb avait eu


de fréquentes entrevues avec le cacique du Marien, Guacanagaric,
dont le royaume s'étendait du cap St-Nicolas à l'embouchure de la ri-
vière Yaque, près de Monte-Christi. Il avait su, par d'habiles flatteries,
séduire le roi indien. Et celui-ci, confiant dans l'amitié du grand chef
blanc, avait ordonné à ses sujets de l'accueillir partout avec bien-
veillance. C'est Guacanagaric en personne qui porta secours aux nau-
fragés de la Santa-Maria et leur permit, avec les débris du bateau, de
construire le fort de la Nativité. Puis Colomb, comme nous l'avons vu,
était parti pour l'Espagne afin d'y rendre compte de sa merveilleuse
découverte. Mais les hommes qu'il avait laissés dans le fort ne sui-
virent pas ses prudentes recommandations. Ils maltraitèrent sans pitié
les paisibles indigènes. Ils allaient aux villages les plus proches, ran-
çonnant les populations, les dépouillant de leurs objets les plus pré-
cieux, emportant vivres et ornements que les habitants apeurés ca-
chaient dans leurs huttes. Poussés surtout par l'appétit de l'or, ils
osèrent s'aventurer dans le Cibao où ils croyaient trouver en abon-
dance le métal convoité, c'est-à-dire en plein territoire de la Maguana
commandée par le plus fier et le plus intrépide des caciques, Caonabo.
Caonabo régnait sur un vaste domaine qui comprenait, outre la
Cordillera Central et les parties les plus fertiles du Cibao, la grande
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 21

vallée de l'Artibonite. Il considéra cette violation de son territoire


comme une injure grave faite à sa souveraineté et à son honneur. Il
rassembla immédiatement une forte troupe et la conduisit à l'attaque
de la Nativité. La répression fut exemplaire. Pas un des trente-sept Es-
pagnols de la garnison n'échappa à la mort. Pas une pierre ne resta de
la forteresse. Tournant ensuite ses armes contre Guacanagaric, qu'il
accusa de félonie, Caonabo dévasta les villages du cacique du Marien.
Quand Colomb revint d'Espagne le 27 novembre 1493, il apprit
avec un vif chagrin ce qui s'était passé en son absence. Nommé Ami-
ral et Vice-Roi des Indes, il avait maintenant sous ses ordres dix-sept
vaisseaux et mille cinq cents hommes, que le goût de l'aventure ou la
convoitise de l'or avait groupés autour de lui. Il lui fallait trouver une
nouvelle place où fonder un établissement permanent. Continuant
donc sa route vers l'est, il débarqua en un endroit situé à quarante kilo-
mètres ouest de la [16] ville dominicaine actuelle de Puerto-Plata. Il
décida de s'y établir et donna au lieu choisi le nom d'Isabela en l'hon-
neur de la gracieuse Reine d'Espagne, sa protectrice.
Pendant sept ans, Isabela allait être la capitale espagnole du Nou-
veau-Monde. Elle fut volontairement abandonnée pour un nouvel éta-
blissement créé en 1496, à l'embouchure de la rivière Ozama, à cause
du voisinage d'une mine d'or et qui devait devenir la ville de Santo-
Domingo. La capitale de la République Dominicaine peut ainsi se
vanter d'être la première cité américaine de la période colombienne.
Isabela, aujourd'hui disparue, est cependant restée un lieu de pèleri-
nage pour les touristes qu'émeuvent les grands souvenirs de l'histoire.
Caonabo considérait les Espagnols comme des envahisseurs dan-
gereux et les pires ennemis de sa race. Il résolut de les jeter à la mer.
S'alliant au cacique de la Magua, Guarionex, il alla donner l'assaut à
Isabela. Mais l'entreprise n'était pas aussi facile qu'à la Nativité : il fut
repoussé avec d'énormes pertes. Quelque temps après, il tomba dans
un piège que lui avait tendu un ingénieux officier nommé Alonso de
Ojeda. Fait prisonnier et chargé de chaînes, il périt dans le naufrage du
bateau qui le transportait en Europe. Les historiens prétendent qu'il
montra dans sa captivité une noblesse d'attitude qui lui acquit le res-
pect de ses vainqueurs et témoigna du haut degré de dignité humaine
auquel sa race était parvenue.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 22

Caonabo avait épousé la princesse Anacaona, sœur de Bohéchio,


cacique du Xaragua. A la mort de celui-ci, le gouvernement de cet im-
portant cacicat échut à la veuve du héros. Elle recueillait ainsi un héri-
tage que les Espagnols regardaient comme la province la plus riche et
le mieux développée de toute l'île.
Borné au nord par la Maguana et le Marien et, à l'est, par la Ma-
guana, le Xaragua s'étendait dans l'ouest et le sud, ayant comme prin-
cipal centre d'activité la plaine de Léogane (Yaguana) où était établie
la capitale. On a trouvé dans cette plaine des canaux d'irrigation qui
montrent que la culture de certaines plantes — le cotonnier par
exemple — y avait été méthodiquement pratiquée. Au Xaragua se rat-
tachait la presqu'île du Sud connue sous le nom de Guaccairima. L'île
de la Gonâve faisait partie du royaume et était renommée pour la per-
fection des objets en bois sculpté que fabriquaient ses artistes indi-
gènes.
Quand l'Adelantado Bartolomé Colomb, frère du Grand Amiral,
visita Yaguana au temps de Bohéchio, le chef indien lui fit présent de
quatorze sièges en bois sculpté, de soixante vases en terre cuite et de
quatre rouleaux de tissus de coton. Il fournit d'énormes quantités de
pains de cassave aux Espagnols, et un voilier fut chargé jusqu'au bord
des autres cadeaux du cacique à son hôte étranger. Dès ce moment, les
convoitises des envahisseurs se fixèrent sur le Xaragua qu'ils se pro-
mirent de conquérir plus tard.
[17]

III

En attendant, les tribulations ne manquaient pas à Colomb lui-


même, de la part de ses compatriotes. Parmi les gens qui l'avaient ac-
compagné à Hispaniola se trouvaient grand nombre d'aventuriers, qui
s'étaient imaginé que l'or pendait aux branches des arbres de ce nou-
veau paradis ou qu'il suffisait de se baisser pour le ramasser sur les
chemins comme des cailloux. Ils s'étaient bien vite rendu compte que
pour recueillir le précieux métal il fallait se livrer à des travaux pé-
nibles sous les ardeurs d'un soleil éclatant. Comme ils n'étaient point
faits à un pareil labeur, ils déclarèrent que l'Amiral les avait trompés
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 23

en leur vantant les magnificences de sa découverte, et ils se mirent à


conspirer contre lui. Sous la conduite d'un certain Francisco Roldan,
ils se révoltèrent et, pour déposer les armes, exigèrent que l'autorité
leur fournît à chacun une certaine quantité d'Indiens qui travailleraient
gratuitement à leur profit. Colomb, effrayé, se soumit à ces insolentes
exigences. Les Aborigènes furent réduits en servitude et distribués par
lots aux insurgés. C'est ce que l'on a appelé les repartimientos. L'es-
clavage fut ainsi créé à Hispaniola par l'asservissement de la popula-
tion indigène.
Les ennemis de Colomb avaient cependant activement travaillé
contre lui en Espagne pour lui faire perdre la confiance de ses souve-
rains. Il décida d'aller présenter lui-même sa défense à la Cour. Il arri-
va à Cadix le 11 juin 1496 et se rendit immédiatement auprès de la
reine Isabelle. Il obtint facilement sa grâce, et promesse lui fut faite
qu'il recevrait tout ce qui lui était nécessaire pour une nouvelle expé-
dition. Il attendit longtemps la réalisation de cette promesse. Enfin, il
put partir avec six vaisseaux le 30 mai 1498, c'est-à-dire après deux
ans d'inaction.
Ayant cette fois navigué beaucoup plus au sud, il vit se dresser de-
vant lui, le 31 juillet, les trois pics de la Trinidad. Il suivit les côtes de
l'Amérique du Sud dans la direction de l'ouest jusqu'à Margarita. Il
mit alors le cap sur Hispaniola, avec la conviction qu'il venait de trou-
ver la route qui menait au Paradis terrestre et que son imagination pla-
çait à l'intérieur du Venezuela moderne. En arrivant à Santo-Domingo,
il trouva la colonie en plein tumulte. Ses efforts pour restaurer l'ordre
furent vains. Les plaintes qui parvinrent de nouveau à la Reine la déci-
dèrent à révoquer Colomb et à envoyer, pour le remplacer, Francisco
de Bobadilla 4. Celui-ci ne prit pas la peine d'examiner les charges
portées contre l'Amiral : il le fit arrêter, ordonna de lui mettre les fers
et l'embarqua en octobre pour l'Espagne. Rien ne pouvait mieux servir
la cause de Colomb qu'un traitement aussi cruel. Quand le roi Ferdi-
nand apprit que le grand Découvreur était arrivé chargé de chaînes
[18] comme un criminel dangereux, il lui rendit la liberté, l'appela à la
cour mais refusa de lui accorder les pleins pouvoirs que Colomb récla-
mait sur les terres qu'il avait découvertes.

4 V. Louis-Emile Elie, Histoire d'Haïti, tome I. P. au P. 1944.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 24

Colomb obtint cependant la permission d'entreprendre son qua-


trième voyage. En mai 1502, il partit d'Espagne avec une flottille de
quatre caravelles en vue de trouver la route qui devait le conduire vers
le véritable Orient. Le 30 juillet, il atteignit les côtes de l'Amérique
centrale qu'il suivit du Honduras jusqu'à Veragua, où il arriva vers le
24 janvier 1503. Il débarqua dans ce lieu et essaya d'y fonder un éta-
blissement. Mais ses compagnons, découragés, le déterminèrent à
abandonner ce projet et, de nouveau, il mit à la voile. Ce fut avec
grand-peine qu'il aborda en août à la Jamaïque, où il resta de longs
mois à réparer ses bateaux que la mer et les ouragans avaient mis en
fort piteux état. Dans l'intervalle, il avait envoyé Diego Mendez sur un
canot chercher du secours, via Cuba, à Santo-Domingo. Les survi-
vants de l'expédition ne purent s'embarquer pour l'Europe qu'en juin
1504. Colomb ne passa à Santo-Domingo que juste le temps de mettre
son navire en état de reprendre la mer. Le 7 novembre, il arrivait à San
Lucar de Barameda. Avec la mort de la reine Isabelle, qui survint
quelques jours après, il vit s'évanouir le plus cher de ses espoirs. Il se
retira à Séville, où ses tortures physiques et morales lui laissèrent peu
de temps pour régler ses affaires. En mai 1505, il faisait le voyage de
Ségovie pour essayer d'attendrir le Roi et obtenir de lui la reconnais-
sance de ses droits et ceux de son fils. Ce fut peine perdue. Alors,
désespéré, malade de corps et d'esprit, il s'enferma à Vallalolid, où il
mourut dans la misère le 20 mai 1506.

IV

Après la capture de Caonabo, les Indiens avaient essayé de conti-


nuer la lutte. Mais, armés seulement de flèches et de bâtons, ils ne
pouvaient sérieusement résister aux armes à feu des Espagnols. C'est
ainsi qu'à la bataille de la Vega Real, où ils étaient environ 100.000
contre 200 fantassins et 20 cavaliers de Castille accompagnés de
chiens féroces, ils furent vaincus et exterminés. Les caciques soumis
furent condamnés à payer de lourds tributs soit en denrées alimen-
taires, soit en matières premières, soit en pépites d'or.
Le 15 avril 1502 débarqua à Santo-Domingo le successeur de Co-
lomb, don Nicolas de Ovando. C'était un homme dur et énergique.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 25

Son premier souci fut d'établir son autorité suprême sur toute l'île.
Aussi décida-t-il de conquérir les deux cacicats qui étaient encore res-
tés indépendants : le Xaragua et le Higuey.
La veuve de Caonabo, Anacaona — Fleur d'Or dans la langue des
Tainos — régnait, comme nous l'avons vu, dans le Xaragua. Elle était
fort belle, d'après les témoignages contemporains. Elle avait des traits
[19] fins et délicats. Son corps, assoupli par la danse qu'elle aimait à la
passion, avait des proportions harmonieuses. Vive d'esprit et rieuse,
elle se distinguait par son talent de poète qui la faisait rivaliser avec
les meilleurs sambas de sa cour. Elle avait eu l'occasion de rencontrer
des Espagnols et éprouvait à leur égard, malgré les maux affreux qu'ils
avaient infligés aux siens, une certaine admiration, à cause de leur
amour de la parure et de leurs manières galantes qui flattaient sa vani-
té féminine. Ovando ne la considéra pas moins comme une adversaire
dont il fallait se débarrasser au plus vite. Il la fit enlever, dans sa
propre capitale de Yaguana, au cours d'une fête brillante que la reine
avait donnée en l'honneur de ses visiteurs étrangers. Les Indiens furent
impitoyablement massacrés, et Anacaona, garrottée, fut emmenée à
Santo-Domingo où, après un simulacre de jugement, elle fut pendue.
Le cacique du Higuey, Cotubanama, réputé parmi les Aborigènes à
cause de sa haute taille, s'était montré conciliant avec les Espagnols. Il
les avait laissés s'établir à l'embouchure de l'Ozama. On ne lui tint au-
cun compte de ses amicales dispositions. Une troupe, envoyée contre
lui sous les ordres de Juan Esquibel, fut mise en déroute. Après une
trêve de quelque temps, le même officier alla de nouveau l'attaquer
avec des forces plus importantes et le contraignit à se réfugier dans
l'île de la Soana. Poursuivi dans sa retraite, Cotubanama fut pris et
transporté à Santo-Domingo, où il subit le même sort qu'Anacaona.
Maître absolu de l'île, Nicolas de Ovando s'appliqua à organi-
ser administrativement la colonie et à la faire prospérer. Mais la popu-
lation indienne, employée aux travaux les plus pénibles, décroissait
d'une façon alarmante. Cette cruelle situation émut l'âme sensible du
Père Bartolomé de Las Casas. Pour essayer de sauver ces malheureux
indigènes d'une extermination complète, il ne trouva rien de mieux
que de demander à la Cour d'Espagne d'autoriser l'envoi à Hispaniola,
en 1517, de quatre mille nègres d'Afrique. Le bon moine pensait
que ces nègres, plus vigoureux et plus endurcis, supporteraient
mieux le climat ardent des Indes Occidentales. Il devait plus tard re-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 26

gretter amèrement son audacieuse démarche auprès du Cardinal Yme-


nez de Cisneros, à qui il avait conseillé — d'après l'écrivain cubain Jo-
sé A. Saco — d'envoyer à Hispaniola des esclaves « noirs et blancs »,
puisqu'à cette époque l'esclavage n'avait pas encore de couleur et
s'exerçait sans discrimination, dans certaines régions, sur les
hommes de toute race.

Moins dociles que les Indiens, les esclaves africains, dont le


nombre augmentait d'année en année, tentèrent à maintes reprises de
secouer leur joug. Ils se révoltèrent une fois et furent vaincus par une
poignée d'hommes qui se mirent à leur poursuite, et, raconte un histo-
rien, « comme, à mesure qu'on les saisissait, on les pendait à l'arbre le
plus proche, tout le chemin en fut bientôt bordé ». Le spectacle de
cette allée sanglante resta dans leur mémoire. Cela ne les empêcha pas
de se ranger sous la bannière du cacique Henri, qui les abandonna à
leur sort dès qu'il eut fait la paix avec les Espagnols.
[20]

La révolte du cacique Henri mérite d'être rappelée parce qu'elle


marque le dernier sursaut d'indépendance parmi les Indigènes. Cet
Henri était un jeune Indien converti au christianisme. Il avait appris
l'espagnol et savait même le latin. Ayant été maltraité par son maître,
un jeune Espagnol nommé Valenzuela, qui avait voulu — suprême af-
front — lui prendre sa femme, il se révolta et entraîna à sa suite
quelques-uns de ses congénères. Retranché dans les montagnes escar-
pées du Bahoruco, où ses ancêtres avaient eux-mêmes commandé
comme caciques, il tint tête pendant treize ans aux Espagnols. Il avait
des nègres dans sa petite armée de quatre cents guerriers disciplinés et
bien équipés. Le gouvernement de Santo-Domingo considéra comme
dangereuse l'existence de ce minuscule royaume indépendant, dont
l'exemple pouvait être suivi par d'autres Indiens aussi courageux.
L'empereur Charles-Quint, mis au courant du fait, ne crut pas s'abais-
ser en chargeant un ambassadeur spécial, Barrio-Nuevo, d'aller négo-
cier avec Henri dans son repaire d'aigle. Un traité de paix fut conclu
en 1533, par lequel « le dernier Cacique d'Haïti » acceptait, pour lui et
ses hommes à l'exception des nègres, d'aller vivre en pleine liberté à
Boya, à quelques lieues de Santo-Domingo. Six cents personnes s'éta-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 27

blirent avec Henri dans ce refuge. C'est là tout ce qui restait à peu près
de la population indienne d'Haïti estimée, au moment de la décou-
verte, à un million d'âmes 5.

5 Emile Nau, Les Caciques d'Haïti, P. au P. 1855, 2e édition, 1894.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 28

[21]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre II
LA COLONIE FRANÇAISE
DE SAINT-DOMINGUE

Retour à la table des matières

Les Espagnols furent bientôt troublés dans leur conquête. Trente


ans à peine après la découverte, des corsaires français et anglais, ayant
remarqué que la plus grande portion de l'île d'Haïti, particulièrement
dans sa partie occidentale, était déserte et offrait des abris bien proté-
gés, avaient pris l'habitude de s'y réfugier pour fuir la tempête. Ils éta-
blirent même, à différents points du littoral, des postes provisoires
d'où ils s'élançaient à l'attaque des navires qui voyageaient dans l'At-
lantique et la Mer des Caraïbes. Ces aventuriers finirent par choisir
comme quartier général permanent l'île de la Tortue, qui devint ainsi
le repaire dès redoutables écumeurs de mer connus dans l'histoire sous
le nom de flibustiers.
Montés sur des bateaux légers, ces hommes hardis affrontaient la
haute mer et assaillaient audacieusement les plus puissants navires.
Toujours prêts à l'attaque, ils vivaient nuit et jour dans leurs petits voi-
liers, qui leur servaient de logement. Ils formaient, sous le nom de
Frères de la Côte, une libre association — une république comme dit
le P. Cabon 6 — qui ne reconnaissait d'autre autorité que celle du capi-

6 P. Adolphe Cabon, Histoire d'Haïti, tome I.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 29

taine élu, et encore cette autorité n'était-elle pas toujours respectée. Le


partage du butin, après le sac d'une ville ou le pillage d'un galion espa-
gnol, donnait souvent lieu à une lutte sanglante entre les vainqueurs.
Ils allaient vendre les objets pillés au port le plus proche, et c'était
l'occasion de beuveries effrénées.
Bientôt la fatigue et l'âge rendirent quelques-uns de ces aventuriers
incapables de courir les hasards de la course. Même chez les plus
jeunes le goût de l'aventure se fit moins vif. Une classe de sédentaires
commença donc à se former, qui se donna comme occupation la
chasse des bœufs sauvages et des cochons marrons qui s'étaient multi-
pliés dans l'île. Pour conserver la viande des animaux abattus, on la
faisait flamber au-dessus [22] d'un grand feu sans cesse entretenu par
des branchages verts qui, en brûlant, dégageaient une fumée épaisse.
Ces chasseurs appelaient boucan le lieu de leur installation, de là leur
nom de boucaniers. Ils choisissaient d'ordinaire pour établir leur bou-
can un endroit proche de la mer, car ils vendaient les peaux aux capi-
taines hollandais qui fréquentaient ces parages et qui leur apportaient
en échange des fusils, de la poudre, des provisions de bouche et par-
fois des tissus.
La vie du boucanier était très rude. Pour tout costume, il portait
une chemise et un pantalon court ordinairement tachés de sang. Il se
protégeait les pieds avec de grossières savates de cuir ou usait d'une
espèce de chaussures en peau brute qui lui arrivaient à la cheville. Son
habitation consistait en une bâtisse quadrangulaire, un ajoupa, autour
duquel il faisait pousser quelques plantes potagères. Sa grande ambi-
tion était de posséder un fusil à longue portée et une meute de vingt à
trente chiens. Il n'y avait pas de femmes parmi les boucaniers. Ils s'as-
sociaient par deux — ce que l'on appelait un matelotage. Les deux as-
sociés mettaient en commun tout ce qu'ils possédaient, et, à la mort de
l'un d'eux, son avoir passait au survivant.
Bien qu'ils eussent des points de ralliement où ils pouvaient se ren-
contrer en certaines circonstances spéciales, les boucaniers restaient
encore nomades puisqu'ils devaient se déplacer suivant les hasards de
la chasse et parcourir d'énormes distances pour atteindre les endroits
du littoral où s'effectuait le trafic des peaux. Peu à peu, ils se fixèrent
sur le sol, s'adonnant d'une façon permanente à l'agriculture, devenant
des habitants, comme ils se plurent à s'appeler, par opposition à ceux
qui continuaient à mener la vie ambulante des boucaniers ou la car-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 30

rière aventureuse des flibustiers. Ils eurent bientôt besoin de bras : ils
prirent à leur service des aventuriers ou des « sans-travail », qui s'en-
gageaient par contrat à travailler pour une période de trois ans ou
trente-six mois. Ce furent les engagés, de véritables esclaves blancs.
La condition des engagés n'était pas moins dure que celle des esclaves
noirs que les Français avaient trouvés dans l'île ou qu'ils avaient enle-
vés aux Espagnols. Pour prix de leur travail ils recevaient, chacun par
semaine, quatre pots de farine de manioc ou des galettes de cassave,
cinq livres de bœuf salé, plus les vêtements nécessaires. Les actes ar-
bitraires qui accompagnaient leur recrutement dans les ports de
France, principalement à Dieppe, en faisaient une véritable traite des
blancs.

* * *

Les Espagnols, établis fortement dans la partie de l'est, essayèrent


à plusieurs reprises de chasser ces aventuriers, dont le voisinage deve-
nait de plus en plus inquiétant. Ils ne purent toutefois que les rejeter à
la côte où ceux-ci avaient organisé des postes importants de résistance
comme Port-Margot et Port-de-Paix.
Le plus redoutable de ces postes était la petite île de la Tortue de-
venue depuis 1632 le siège permanent de la flibuste. C'est là que rési-
dait le chef [23] de cette étrange république, choisi par ses camarades
sans considération de religion ou de nationalité et seulement en raison
de son esprit d'organisation, de son énergie et de son audace. En 1629,
ce chef était l'Anglais Anthony Hilton. C'est pendant la « présidence »
d'un autre Anglais nommé Willis qu'entra en scène, en 1640, un singu-
lier personnage, le capitaine Levasseur, venu de l'île de Saint-Chris-
tophe qu'occupait alors, à titre de gouverneur général des possessions
françaises dans les Indes Occidentales, Philippe de Longvilliers de
Poincy, grand-croix et bailli des Chevaliers de Malte.
Levasseur, qui était de la religion réformée, débarqua à Port-Mar-
got à la tête d'un petit détachement. Fort habilement il fit comprendre
aux boucaniers, en majorité français et protestants, combien il était
choquant que leur chef fût un Anglais et il put les décider à entre-
prendre, sous sa direction, une attaque contre la Tortue, dont il devint
le maître suprême.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 31

Bien que, par décret royal, la Tortue eût été placée sous l'autorité
nominale de l'Ordre de Malte, Levasseur garda vis-à-vis de Poincy,
qui tenta vainement de le remplacer par le chevalier de Fontenay, une
attitude de complète indépendance. Ce chef récalcitrant fut assassiné
en 1652 par deux de ses hommes de confiance, et Fontenay lui succé-
da. Deux ans après, les Espagnols montèrent une expédition contre la
Tortue afin de détruire ce repaire de pirates. Ils s'en emparèrent et la
dévastèrent. Les survivants du massacre se réfugièrent à Hispaniola,
se cachèrent dans les endroits les plus inaccessibles de la côte et
purent se réorganiser sous la conduite de chefs énergiques tels que
l'Anglais Elias Watts, les Français Jérôme Deschamps du Rausset et
son neveu De La Place.
Les boucaniers qui, peu à peu, avaient pris possession de la pres-
qu'île du Nord-Ouest et de nombreux points importants de la partie
occidentale d'Haïti, se sentirent assez forts pour porter la guerre dans
l'Est en attaquant en 1659 la ville intérieure de Santiago de los Cabal-
leros située dans la plaine du Cibao. Ils pillèrent les maisons et les
églises, en enlevèrent vases, ornements sacrés et cloches de bronze,
firent prisonniers le gouverneur et les principaux habitants de la cité
et, ayant rassemblé en un lieu tout ce qu'ils avaient trouvé de vic-
tuailles et de boissons, ils en firent une ripaille digne de Pantagruel.
Attaqués sur le chemin du retour par une troupe bien supérieure à la
leur qui ne comptait que quatre cents hommes, ils purent, malgré les
pertes subies, emporter leur butin.
Cette action audacieuse exerça une grande influence sur les événe-
ments futurs. Elle avait démontré de façon éclatante la vulnérabilité de
la puissance espagnole dans l'île d'Hispaniola. Et les Français, à partir
de ce moment, considérèrent comme possible l'établissement dans les
Antilles d'un empire colonial, dont Haïti deviendrait le centre.
À la mort de Mazarin en 1661, Louis XIV fit connaître sa ferme in-
tention de gouverner lui-même, et il appela à la surintendance des fi-
nances et, plus tard, à la direction de plusieurs autres ministères
l'homme de qui l'autorité allait être d'un poids énorme dans le déve-
loppement de la colonisation française en Amérique. Jean-Baptiste
[24] Colbert, partisan comme Richelieu de l'expansion coloniale de la
France, fonda la Compagnie des Indes Occidentales et lui octroya,
pour une durée de quarante ans, le monopole du commerce et de la na-
vigation dans les établissements de la mer des Caraïbes. En 1664, la
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 32

Compagnie obtint la direction des possessions françaises des Antilles,


avec privilège d'en désigner les gouverneurs. Et c'est de cette façon
que fut choisi comme gouverneur de la Tortue Bertrand d'Ogeron de
la Bouère, le premier qui eût été nommé dans ces conditions. Amené
en grand apparat à la Tortue le 6 juin 1665, Bertrand d'Ogeron, cou-
reur de mer lui-même, sut se faire accepter par ses rudes compagnons
qui, pour la première fois, se voyaient frustrés de leur droit de choisir
eux-mêmes leur chef.
Sous l'administration de Bertrand d'Ogeron, grand nombre de fli-
bustiers renoncèrent à leur vie vagabonde pour se livrer aux paisibles
travaux des champs. Son passage au gouvernement de la colonie fut
marqué par des faits importants : la fondation de la ville du Cap en
1670 ; le développement de Port-de-Paix fondé par Du Rausset ; l'ac-
croissement de Léogane choisi comme future capitale ; l'introduction
dans l'île d'Haïti de la culture du cacao ; l'importation de cent cin-
quante filles recrutées en France pour servir d'épouses aux colons.
Bertrand d'Ogeron jeta les bases d'une organisation administrative, qui
fut continuée par ses successeurs, Pouancey, De Cussy, Du Casse, Ga-
lifïet.

***

À partir de Pouancey, la colonie, qui se trouvait placée sous la di-


rection de la Compagnie des Indes Occidentales, releva directement
du pouvoir royal. Dans les premiers temps, le droit de transporter des
nègres à Saint-Domingue était exclusivement réservé à quelques hauts
personnages de la Cour, et le roi lui-même ne dédaignait pas de comp-
ter parmi les traitants. Les colons se plaignirent bientôt de ces restric-
tions, qui raréfiaient la main-d'œuvre nécessaire à la mise en culture
de leurs domaines. Louis XIV fit droit à leurs réclamations et, par un
arrêt du Conseil d'État de 1670, légitima le commerce des esclaves en
le déclarant libre de toute entrave. Dès la promulgation de cette me-
sure, le nombre des bateaux négriers augmenta considérablement dans
les ports de Saint-Domingue. Chaque année, ils y débarquaient de
vingt à trente mille noirs enlevés des côtes d'Afrique. Cette importa-
tion massive de « bois d'ébène » effraya le gouverneur de Cussy. En
1685, il signala au gouvernement royal la diminution progressive de la
population blanche, qu'il attribuait à l'augmentation exagérée des Afri-
cains. Il y voyait un véritable danger : les « trente-six mois » ou enga-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 33

gés, une fois qu'ils avaient accompli leur service, se faisaient colons et
contribuaient au peuplement et à la prospérité de la colonie. M. de
Cussy craignait que la population blanche ne fût à un certain moment
noyée dans la grande masse noire. En quoi il se révéla prophète.
Les esclaves nègres venaient de l'Afrique entière, ouverte à la cupi-
dité des Européens. Sur la côte africaine, du Cap Blanc au Cap de
Bonne-Espérance, [25] Anglais, Français, Portugais, Espagnols, Hol-
landais, Danois, avaient leurs établissements où ils pratiquaient la
traite. Les Français opéraient principalement au Sénégal, à Sierra
Leone, à la Côte d'Or — où se trouvait le royaume d'Arada compre-
nant une série de petites principautés —, à la Côte des Esclaves, dans
la Guinée septentrionale connue sous le nom de royaume de Juda.
D'innombrables peuplades habitaient ces immenses pays, qu'un mé-
moire du temps divisait en trois grandes parties : la Nigritie, la Guinée
et la Nubie.
Sénégalais, grands, élancés, bien faits, au nez allongé, fidèles
même en amour, très sobres, très discrets, taciturnes ; Yoloffs et Cal-
vaires, encore plus grands que leurs voisins du Sénégal, aux traits
heureux, à la couleur noire foncée, et dont les femmes — raconte un
voyageur — « auraient connu tous les caractères de la beauté si leur
gorge n'excédait pas quelquefois, par sa grosseur, leurs belles propor-
tions » ; Bambaras, de plus haute stature encore, mais à la démarche
embarrassée et indolente, très friands de viande de mouton et de
dinde ; Quiambas, portant trois longues raies sur chaque côté du vi-
sage ; Mandingues, souples et fins, négociants habiles, et d'après l'An-
glais Bruce, robustes, dociles, fidèles, un peu chapardeurs cependant ;
Aradas, actifs, intelligents, adonnés au commerce comme leurs autres
frères de la Côte d'Or, Mines, Caplaous, Fouédas, Dahomets, mais
avares et grands mangeurs de chiens, et de qui les femmes, causeuses
infatigables, ont des hanches d'une ampleur extraordinaire ; Ibos, à
l'âme nostalgique et portant en eux la croyance qu'éloignés de la patrie
aimée ils pouvaient y retourner en se tuant ; Congos, aimant la parure,
le bruit, la danse, les couleurs voyantes, intelligents, toujours gais, à
l'esprit vif et satirique, et dont les femmes se distinguent par leur
grâce ; Fouls ou Peuls, qu'un auteur européen, Golberry, prétend guer-
riers, fins, souples, industrieux, et parmi les femmes desquels, af-
firme-t-il, « les formes et les tailles des plus belles statues grecques
sont communes, on pourrait dire générales » : tels furent les peuples
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 34

— quelques-uns mahométans — qui alimentèrent les colonies euro-


péennes d'Amérique.
On les rangeait sous trois dénominations générales : les Soudanais,
les Guinéens et les Bantous. Ce sont ces derniers qui fournirent à
Saint-Domingue la plus forte proportion de sa population noire, mais
on peut dire que tous les groupes africains que nous venons d'énumé-
rer y ont contribué dans une certaine mesure. À cette liste il faudrait
ajouter les Mondongues, réputés cannibales, qui étaient en fort petit
nombre dans la colonie et pour lesquels les noirs des autres tribus
montraient une très vive répulsion 7.
« Les noirs de la colonie — écrit le R. P. Cabon — se rattachaient
volontiers à leur descendance africaine. On aurait tort en effet de pen-
ser que, dans la foule confuse des esclaves, chacun perdait sa person-
nalité. [26] Sans doute les esclaves créoles, c'est-à-dire nés dans la co-
lonie, se faisaient un point d'honneur d'oublier l'Afrique, mais les
autres, traités par les créoles de nègres-Guinée ou de bossales, se re-
connaissaient entre eux au langage, aux signes dont ils étaient mar-
qués au visage et sur le corps, à leurs communs souvenirs. Ils se trai-
taient l'un l'autre de nation (nanchon) quand ils constataient entre eux
la même origine, comme ils se nommaient bâtiment quand ils avaient
voyagé ensemble à bord du même transport. » Cependant, bien qu'ils
fussent venus d'un pays si vaste, malgré les différences de coutumes,
de langage, de religion, ils purent réaliser entre eux, en un temps rela-
tivement court, constate le même auteur, « une communauté d'idées et
de mœurs qui est un fait réellement remarquable ».
L'autre élément principal de la population était constitué par les
blancs. « Ils sont pour la plupart Français, venus d'abord des provinces
maritimes ou recrutés parmi les gens de passage dans les ports de mer.
Les navires de Rouen, du Havre, de Dieppe transportent les Nor-
mands ; Saint-Malo, des gens de Haute-Bretagne ; Morlaix et d'autres
petits ports de la Basse-Bretagne, Nantes, encore des Bretons, des
Manceaux, des Angevins, des Poitevins ; La Rochelle draine, au profit
de la France d'outre-mer, l'Angoumois, l'Aunis, la Saintonge ;
Bayonne, le Pays Basque. » Toute la France — ajoute le Père Cabon
— a d'ailleurs contribué à peupler Saint-Domingue « surtout quand la
noblesse afflua dans la colonie. On en a la preuve dans les noms de

7 Dantès Bellegarde, Pages d'Histoire, P. au P. 1925.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 35

lieux et de régions donnés par les immigrés en souvenir du pays natal


et qui se sont conservés jusqu'à nos jours ».
Cette diversité se retrouve dans le patois créole, véritable mixture
coloniale où les Français, venus de toutes les régions de la France, dé-
versèrent leurs provincialismes les plus usuels.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 36

[27]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre III
LA SOCIÉTÉ DE
SAINT-DOMINGUE

Retour à la table des matières

Le plus superficiel examen de la société de Saint-Domingue révèle


immédiatement l'existence de trois éléments aux caractères nettement
tranchés, formant les trois classes de la population coloniale : les
blancs, les affranchis, les esclaves.
Les blancs, c'étaient les maîtres. Les affranchis, mulâtres et nègres
émancipés, n'avaient que des droits limités. Les esclaves — domes-
tiques ou cultivateurs — étaient assimilés au bétail, bien que le Code
Noir de 1685, édicté par Louis XIV sous l'inspiration de Colbert, eût
cherché à atténuer dans une certaine mesure la rigueur de leur sort.
Constatons tout d'abord que les distinctions établies entre ces trois
classes étaient purement artificielles. Elles ne reposaient pas, comme
les castes dans l'Inde, sur un état de choses séculaire et sur des tradi-
tions qui se seraient amassées au cours des âges comme se forment,
par l'éva-poration de gouttelettes d'eau successives et innombrables,
les masses solides des stalagmites. Elles furent le résultat d'un calcul
de l'égoïsme qui montrait, dans l'exploitation systématique du nègre,
un moyen d'arriver à la fortune et non la conclusion logique d'une
doctrine philosophique ou d'un système religieux, dans lequel l'infé-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 37

riorité foncière du Noir africain aurait été affirmée comme un principe


ou un article de foi. Les blancs ne montrèrent pas au début de répul-
sion pour les noirs. Mais, quand on eut vu quel parti on pouvait tirer
du maintien de l'état d'abaissement où étaient tenus ces malheureux, la
théorie s'édifia qui prétendit donner une base scientifique à ce qui
n'avait été qu'une révoltante iniquité condamnée par le christianisme.
Quoi qu'il en soit, ces trois groupes, par suite des barrières dressées
entre elles en vertu des règlements coloniaux, par leurs modes de vie,
par leurs habitudes, par l'opposition de leurs idées et de leurs intérêts,
présentent des différences remarquables qui éclateront d'elles-mêmes
au cours de la description que nous allons en faire.
[28]

I
Les Blancs

À la veille de la Révolution française, la population blanche de


Saint-Domingue, sans compter les troupes cantonnées dans les villes
et les marins des navires de guerre qui stationnaient dans les ports de
la colonie, s'élevait à 30.826, dont 21.166 hommes et 9660 femmes —
ce qui faisait plus de deux hommes pour une femme. Ce chiffre, don-
né par un tableau datant de 1789, n'est pas sensiblement différent de
celui qu'ont fourni, pour le même temps, Moreau de St-Méry, Ma-
louet, M. de la Luzerne.
Cette population était composée de blancs venus d'Europe et de
blancs, dits créoles, nés dans la colonie. Parmi les premiers se distin-
guaient les fonctionnaires de l'ordre militaire et de l'ordre civil, qui ra-
rement s'établissaient à perpétuelle demeure dans l'île, et des individus
de tout acabit qui y venaient chercher fortune.
Les hauts fonctionnaires étaient le plus souvent gens de qualité, qui
n'acceptaient ces charges coloniales que dans l'espoir d'obtenir plus
tard, dans la métropole, des situations plus lucratives. Aussi se consi-
déraient-ils comme des étrangers à Saint-Domingue. Ils attendaient
avec impatience le moment de rentrer en France, pourvus de quelque
grasse fonction métropolitaine. Le sentiment de leur supériorité les
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 38

gonflait d'une vanité insupportable. Du haut de leur superbe, ils toi-


saient avec mépris les gros colons enrichis. Gouverneurs-généraux,
lieutenants-généraux, maréchaux de camp, chefs d'escadrons et jus-
qu'aux plus modestes employés de la guerre ou de la marine se
croyaient d'une essence supérieure et traitaient les habitants en peuple
conquis. Le régime militaire s'épanouissait dans toute sa rigueur.
« Les villes de Saint-Domingue — écrit Castonnet des Fosses —
étaient réputées places de guerre. Dans chacune d'elles il y avait un
lieutenant du roi, un major, un aide-major, et ces officiers étaient char-
gés de son administration... Les officiers ne cherchaient qu'à s'enrichir
en ruinant les colons et ne cessaient de vexer les habitants — les
blancs comme les mulâtres. Souvent ils empêchaient le cours de la
justice, en s'attribuant le droit de juger. En vertu de cette usurpation,
on les voyait fréquemment s'opposer aux poursuites exercées par les
créanciers contre leurs débiteurs, accorder à ces derniers des délais au
mépris des conventions, décider des questions de nu-propriété, d'usu-
fruit et de servitude 8. »
Épouser des jeunes filles créoles eût paru une mésalliance à ces
aristocrates. Pour s'attirer leurs faveurs, les grands planteurs étaient
[29] heureux de marier leurs enfants aux alliés, amis ou favoris de ces
potentats galonnés, qu'on voyait partout aux premières places, au
théâtre qu'ils remplissaient du bruit de leurs épées et de leurs conver-
sations inconvenantes comme aux Conseils supérieurs de justice, où
ils avaient leur entrée et voix délibérative.
Hilliard d'Auberteuil a décrit la réception qu'on faisait au gouver-
neur général venant de France. Sa description ne donne qu'une faible
idée de l'omnipotence de ce fonctionnaire et de la servilité adulatrice
des colons. « Aussitôt que le vaisseau royal chargé du chef de la colo-
nie est ancré, vingt chaloupes sont armées, cent hommes y em-
barquent pour aller lui présenter les hommages de la population.
Lorsque le général descend, colons, soldats sont rangés sous les
armes : cloches, canons, bruit des instruments de guerre annoncent
son débarquement. Le clergé l'attend avec croix et bannières, orne-
ments et encensoirs. Il est reçu sous un dais et conduit à l'église. Le

8 Castonnet des Fosses, La perte d'une colonie, la Révolution de Saint-Do-


mingue, Paris, 1893.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 39

chef des prêtres à l'entrée lui adresse une harangue avec éloges outrés
et ridicules 9. »
Les autres Européens habitant la colonie étaient des gens qui
avaient quitté leur pays avec l'espoir de faire fortune en peu de temps
et par tous les moyens. Ils apportaient à Saint-Domingue, avec leurs
dialectes locaux, les préjugés de leurs provinces. Les uns étaient des
commissionnaires, représentant de maisons de Dieppe, du Havre, de
Bordeaux, de Marseille. Ils étaient, y compris leurs commis, au
nombre de mille quatre cents. D'autres s'adonnaient, pour leur compte
personnel, au commerce des comestibles, des étoffes ou des articles
d'exportation : on en évaluait le nombre à trois cent cinquante, en y
comptant également leurs commis. Et le reste ?
Le reste, voici ce qu'en dit le même Hilliard d'Auberteuil. « Qui
sont ceux qui passent à Saint-Domingue ? Ce sont, en grande partie,
des jeunes gens sans principes, paresseux et libertins, échappés à la
main paternelle qui voulaient les corriger. D'autres sont des fripons ou
des scélérats qui ont trouvé le moyen de se soustraire à la sévérité de
la justice. Quelques-uns se font honnêtes. Que devient le plus grand
nombre ?... On y voit des moines déguisés et fugitifs, des prêtres ren-
voyés de leur état, des officiers réformés, remerciés ou cassés, des la-
quais et des banqueroutiers. Que dire de leurs mœurs ?... On y ren-
contre beaucoup de jeunes gens laborieux qui viennent chercher les
ressources que le lieu de leur naissance ne pouvait leur offrir, des ou-
vriers et des marchands... livrés dans les villes de la colonie à une so-
ciété perverse. Il n'y a point de vices auxquels ils ne puissent s'aban-
donner. Ils n'ont pas de mœurs... Ils ont plusieurs filles esclaves dont
ils font leurs concubines. »
Les jeunes gens laborieux et honnêtes dont parle d'Auberteuil exer-
çaient les métiers de charpentiers, de menuisiers, de maçons, de char-
rons, de selliers, de tailleurs, de perruquiers, d'orfèvres, d'horlogers.
Ils [30] faisaient généralement bien leurs affaires, la main-d'œuvre ha-
bile étant fort chère à Saint-Domingue. D'autres se faisaient auber-
gistes, et leurs établissements étaient souvent des lieux d'orgie et de
débauche. Quelques-uns parcouraient l'île en pacotilleurs, vendaient
des curiosités ou montraient des animaux savants.

9 Hilliard d'Auberteuil, Considérations sur l'état présent de la colonie de


Saint-Domingue, 1779.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 40

Chose étrange, la plupart de ces gens affectaient un orgueil extra-


ordinaire. Il leur suffisait d'arriver de France pour se croire d'une autre
pâte que les autres habitants de la colonie. Et dès qu'ils acquéraient
une situation de fortune plus ou moins brillante, ils s'empressaient de
prendre la particule. « Telle est la force de l'habitude qu'on contracte à
Saint-Domingue — écrit Moreau de St-Méry — de se croire anobli
par son seul séjour dans l'île qu'il est des Européens qui rompent tout
commerce avec leur famille, qui la fuient en repassant en France et
qui détournent avec grand soin leurs regards du lieu où ils aperce-
vraient l'humilité du toit paternel. Ils se choisissent un héritier dans la
colonie, pour garantir leur mémoire de la honte que répandraient sur
elle des parents grossiers qui viendraient recueillir leur succession 10. »
L'Européen qui arrivait à Saint-Domingue n'avait rien de plus pres-
sant, s'il voulait entrer dans l'aristocratie locale, que de se procurer des
vêtements luxueux et des domestiques nègres. On n'était pas complet
si l'on n'avait au moins deux esclaves noirs à son service. Lorsqu'on
ne possédait pas assez d'argent pour en acheter, on en louait à la se-
maine ou au mois. Le « métropolitain » ne devait jamais non plus,
sous peine de tomber dans le discrédit, laisser entendre qu'il se fixait
définitivement dans la colonie. Il annonçait sans cesse son départ pour
l'année suivante ou même la semaine prochaine. Et, afin que personne
n'en doutât, il se refusait toute espèce de confort. Les logements à
Saint-Domingue étaient d'une façon générale très sommairement meu-
blés. Et tel que l'on voyait passer dans la rue, couvert de bijoux et de
falbalas, habitait dans un réduit ayant pour tous meubles un lit, une
table et trois ou quatre chaises de bois blanc.
Beaucoup de ces Européens étaient employés comme économes ou
procureurs. Ils géraient en cette qualité les « habitations » des grands
planteurs, dont quelques-uns séjournaient en France, pratiquant ce que
l'on a appelé l'absentéisme — l'une des plaies de Saint-Domingue. Ces
économes étaient généralement très durs pour les esclaves, de qui ils
entendaient obtenir le plus fort rendement possible, parce qu'il leur
fallait répondre aux fréquentes demandes d'argent des propriétaires
absents tout en amassant pour eux-mêmes une certaine fortune. Dès
qu'ils avaient le sac bien rempli, ils s'établissaient planteurs pour leur
compte et entraient dans l'aristocratie des grands blancs. Ceux qui ne
10 Moreau de St-Méry, Description... de la Partie française de St-Domingue,
1797.
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réussirent pas à acquérir une bonne position, les petits planteurs, les
petits artisans, les pauvres diables de tout poil, formaient la sous-
classe [31] des petits blancs. Ils jalousaient les grands planteurs, les
dénigraient ou les flattaient pour en tirer quelque avantage. Ils étaient
surtout féroces pour les affranchis, dont la fortune excitait leur envie.
Ces petits blancs, que l'on appelait aussi « blancs manants » ou
« blancs pobans », constituaient l'élément le plus turbulent de la colo-
nie. Ils vivaient dans la médiocrité et bien souvent dans la misère.
Aussi la malice populaire disait-elle que « les blancs pobans mangent
de la cassave, du poisson et du piment, et boivent du tafia, comme les
nègres », montrant ainsi que leur situation n'était guère différente de
celle des esclaves. Cela ne les empêchait pas de se croire supérieurs
— parce qu'ils avaient la peau blanche — aux mulâtres et noirs affran-
chis même les plus fortunés et les plus instruits.

* * *

Les blancs créoles — comme les historiens s'accordent à le recon-


naître — se distinguaient par leur élégance et la beauté de leur corps.
Ils étaient vifs et impétueux. Un contemporain, Ducœurjolly, dit qu'ils
présentent « à l'âge de puberté une taille avantageuse, bien dessinée ;
des membres agiles les rendent propres à toutes sortes d'exercices...
La nature s'est plu à peindre dans leurs yeux une fierté d'expression,
une hauteur de regard qu'on prendrait aisément pour l'insulte ou l'or-
gueil 11 ». Mais ils étaient d'une indolence sans pareille. Nés pour la
plupart dans l'aisance, ils allaient faire leur éducation en France, loin
des yeux de leurs parents, qui les confiaient à des précepteurs souvent
négligents ou complaisants. Ils revenaient dans la colonie sans avoir
appris grand-chose, n'ayant rapporté de leur contact avec cette civili-
sation du XVIIIe siècle, si aimablement perverse, que des vices qui, au
milieu d'une nature où tout semble excessif, s'exagéraient, devenaient
monstrueux. C'étaient les rejetons abâtardis de cette forte race d'aven-
turiers qui avaient fondé la colonie et en avaient assuré la prospérité
en travaillant eux-mêmes durement et âprement.
De ces élégants créoles, à l'imagination ardente, aux sens surexci-
tés et dans les veines desquels — pour employer l'expression du ro-

11 Ducœurjolly, Manuel des habitants de Saint-Domingue, Paris, An X.


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mancier haïtien Amédée Brun — coulait « comme du soleil en fu-


sion », combien étaient véritablement blancs ?
Un auteur haïtien, Hannibal Price, a fait la démonstration,
concluante à notre avis, que bien peu de ces hommes si entichés de
leur qualité avaient du sang pur dans les veines 12. Les premiers colons
n'avaient pas fait les délicats. Ils s'étaient unis, légalement ou illicite-
ment, à leurs négresses. De ces unions étaient nés des mulâtres. Ceux-
ci, par des unions successives avec des personnes de teint clair, tâ-
chaient de se rapprocher [32] de cet idéal de peau blanche qui, atteint,
devait leur procurer le bonheur parfait sous la forme d'avantages posi-
tifs inscrits dans le Code Noir. À la vérité, ils n'atteignaient jamais cet
idéal, car une goutte de sang nègre l'emporte — ce qui prouve, disait
Frederick Douglass, sa force merveilleuse — sur n'importe quelle
quantité de sang blanc. Cependant, il arrivait un moment où ces métis
pouvaient « sauter la barrière » — ou « passer la ligne » comme on dit
aujourd'hui aux États-Unis — et, sans faire sourire, se déclarer de pure
race caucasienne. Est-il besoin de dire — cela est si profondément hu-
main, hélas ! — que c'est souvent parmi ces « parvenus de la peau »
que se rencontraient les ennemis les plus acharnés des nègres et des
mulâtres ? Ils en voulaient à l'Africain et à ses descendants de la tare
indélébile, dont, au fond, ils se savaient tout de même porteurs. Quelle
catastrophe si quelqu'un, se souvenant de leur origine, allait leur jeter
à la face cette suprême injure : descendant des « gens de la côte » —
de la côte d'Afrique ! Dans une lettre de novembre 1790 à Barnave,
Brissot écrivait à ce propos : « Il est tel député des îles (M. Moreau de
St-Méry et M. Cocherel, par exemple) qu'il est impossible de distin-
guer des mulâtres. On m'assure que dans les assemblées coloniales et
dans les places les plus distinguées il existe de vrais sang-mêlés, qui
ont su déguiser leur origine. Croirait-on que ces frères des mulâtres
sont les plus ardents et les plus hautains de leurs ennemis ? 13 »
Que les sang-mêlés aient été si nombreux à Saint-Domingue, il n'y
a là rien qui puisse étonner. Les femmes blanches ne furent jamais en
bien grand nombre dans la colonie. Les Européennes étaient rares, et
l'on n'en trouvait que parmi les quelques femmes d'officiers qui
12 Hannibal Price, De la réhabilitation de la Race noire par la République
d'Haïti, P. au P. 1900.
13 Cité par Beaubrun Ardouin, Études sur l'histoire d'Haïti, 1er vol., Ed. Ché-
raquit, P. au Prince, 1924.
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avaient consenti à suivre leurs maris. Les cent cinquante filles qui
étaient venues les premières sur la sollicitation de Bertrand d'Ogeron
n'avaient pas été suivies de beaucoup d'autres. C'étaient du reste des
créatures très peu respectables, recrutées, nous le savons, dans les pri-
sons et hôpitaux de Paris. Moreau de St-Méry les a présentées comme
de « timides orphelines ». Délicieux euphémisme ! Un auteur moins
complaisant, le baron de Wimpffen, parle en termes de hussard de ces
timides colombes : « La France ne manquait pas alors de filles
pauvres, laborieuses, modestes, dont la douceur et l'ingénuité même
eussent épuré des mœurs plus dépravées que corrompues. Que fit-on ?
On envoya à Saint-Domingue des catins de la Salpêtrière, des salopes
ramassées dans la boue, des gaupes effrontées, dont il est étonnant que
les mœurs, aussi dépravées que le langage, ne se soient pas plus per-
pétuées qu'elles n'ont fait chez leur postérité 14. »
Suivant la proportion que nous avons établie au début de ce cha-
pitre, pour deux hommes blancs il n'y avait qu'une femme blanche, ou
réputée [33] telle. Aux 21.166 hommes de la population permanente il
faut ajouter les soldats et officiers de l'armée et les nombreux marins
de la flotte qui visitaient fréquemment les ports du Cap, de St-Marc,
de Port-au-Prince, de Petit Goâve, des Cayes, de Jérémie, de Jacmel.
Il aurait fallu à tous ces gens accepter comme règle la polyandrie —
une femme pour plusieurs maris — comme cela se passe au Tibet. Par
nécessité, il fallait que des alliances eussent lieu entre blancs et né-
gresses. Par goût aussi. Moreau de St-Méry constate en effet, avec un
grand luxe de détails, que les mulâtresses et négresses faisaient la plus
terrible concurrence aux blanches, européennes ou créoles.
Ces blanches créoles ne manquaient pas cependant de charmes.
Elles étaient très passionnées. Langoureuses et indolentes, elles en-
traient dans des colères furieuses lorsqu'elles se croyaient trompées.
Et alors elles n'hésitaient pas à faire infliger les châtiments les plus
cruels à leurs rivales, surtout quand ces rivales étaient des négresses
domestiques que le maître n'avait pas craint d'introduire dans le lit
conjugal. D'une sensibilité extrême pour leurs enfants, les femmes
créoles poussaient la tendresse maternelle jusqu'à l'extravagance. Mais
les blancs les accusaient tout de même de manquer d'affection comme
épouses, car dès que le mari disparaissait, elles s'empressaient de lui
donner un successeur, et souvent même elles n'attendaient pas qu'il fût
14 Baron de Wimpffen, Voyage à Saint-Domingue, An V de la République.
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mort. Elles étaient de plus sans aucune instruction, mais, s'il faut en
croire St-Méry, de très bon conseil. Quoi qu'il en soit, les hommes
préféraient porter leurs hommages monnayés aux sémillantes mulâ-
tresses ou « abuser », pour répéter le mot du Père Du Tertre 15, de leurs
servantes noires, plantureuses et saines.

* * *

Le concubinage était la règle et le mariage l'exception. Sur toute la


population libre de la colonie montant à peu près à 58.000 âmes, il n'y
avait, d'après Hilliard d'Auberteuil, que 3000 femmes mariées, dont
2000 blanches et 1000 mulâtresses et négresses libres. Plus de 1200
blanches et 2000 mulâtresses ou négresses étaient livrées à la prostitu-
tion ou vivaient en concubinage, sans compter la foule innombrable
des esclaves noires soumises aux caprices libidineux du maître. La dé-
bauche, d'ailleurs, était générale. Le Supérieur des Minimes, dans un
rapport fait en 1722 au Gouverneur et à l'Intendant, disait que « les co-
lonies sont exposées à subir la terrible punition des villes fameuses
par leur abomination (Sodome et Gomorrhe), qui furent consumées
par le feu du ciel... Les facilités de débauche empêchant les jeunes
gens de se marier, un nombre considérable d'honnêtes et vertueuses
filles restent sans établissement ».
Ces vertueuses et honnêtes filles, quand elles étaient lasses d'at-
tendre le « beau cavalier aux roses » dont elles rêvaient dans leurs
nuits agitées, [34] jetaient leur bonnet par-dessus les moulins et, bra-
vement, entraient dans la danse. Mais elles arrivaient difficilement à
marquer le pas avec autant d'habileté que les mulâtresses qui, réduites
par leur condition même à ce métier déshonorant, y déployaient un art
défiant toute concurrence.

* * *

Ces mulâtresses ont tout ce que possède la créole blanche ...et


quelque chose de plus : élégance des formes, aisance des mouve-
ments, nonchalance exquise. « À sa démarche lente — dit Moreau de
St-Méry dans un langage presque lyrique — accompagnée de mouve-
ments de hanches, de balancements de tête, à ce bras qui se meut le
long du corps en tenant un mouchoir... reconnaissez Tune de ces prê-
15 P. du Tertre, Histoire générale des Antilles, Paris, 1667-1671.
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tresses de Vénus, auprès desquelles les Laïs, les Phrynés, auraient vu


s'évanouir toute leur célébrité... L'être entier d'une mulâtresse est livré
à la volupté, et le feu de cette déesse brûle dans son cœur pour ne s'y
éteindre qu'avec la vie. »
Pour pratiquer avec succès cet « art de la volupté », les mulâtresses
déploient, surtout dans leur habillement, un luxe extraordinaire. Elles
portent des tissus de velours, des soieries, des dentelles riches, des bi-
joux, prix de l'amour mercenaire, qui font pâlir d'envie et de jalousie
les créoles blanches. Car, dit encore St-Méry, « leur triomphe le plus
doux est d'arracher, à force de caresses, le jeune amant des bras d'une
épouse chérie, de faire subir à la douce compagne délaissée l'ascen-
dant de ses charmes... et de faire trophée de sa victoire aux yeux de
toute la colonie ».
Il ne faudrait pas croire que toutes les mulâtresses étaient ainsi
« folles de leur corps ». Dans le Sud notamment — où des noirs et des
mulâtres affranchis occupaient une situation brillante et où le préjugé
de couleur sévissait avec une moindre intensité que dans le Nord —
les blancs n'hésitaient pas à épouser des mulâtresses et des négresses
émancipées, qui leur apportaient des biens et qui faisaient d'ailleurs
des épouses accomplies, qu'on aurait pu proposer comme modèles aux
ménages blancs les mieux assortis. Hilliard d'Auberteuil constate le
fait pour le blâmer. « Un blanc, dit-il, qui épouse une mulâtresse des-
cend du rang des blancs et devient l'égal des affranchis : ceux-ci le re-
gardent même comme leur inférieur. En effet, cet homme est mépri-
sable. » Cet auteur va encore plus loin. « Non seulement il ne doit pas
être permis aux négresses, mulâtresses et quarteronnes de se marier à
des blancs, il est nécessaire qu'à l'avenir tous les nègres, griffes et ma-
rabouts restent dans l'esclavage. » Un homme de couleur, Julien Ray-
mond, né à Aquin et issu de l'une de ces unions si véhémentement
condamnées par Hilliard d'Auberteuil, avait été envoyé en France et y
avait reçu une brillante éducation 16. Voici ce qu'il écrit dans un mé-
moire au sujet de la question des mariages mixtes à Saint-Domingue.
[35]

16 Voir Mercer Cook, Five French Negro Authors, art. Julien Raymond, Wa-
shington D.C., 1943.
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« Les colonies, un peu avant la guerre de 1744, avaient fixé davantage


les yeux de la métropole parce qu'elles produisaient déjà beaucoup. Il y
passa beaucoup d'Européens. Les femmes même franchirent les mers en
grand nombre pour y chercher la fortune dont elles étaient dépourvues ;
des mères y menèrent leurs filles pour les marier à de riches colons. Leurs
vœux furent souvent trompés. Comme elles venaient sans fortune, bien des
jeunes gens qui passaient dans les colonies pour y acquérir des richesses
préféraient d'épouser des filles de couleur, qui leur portaient en dot des
terres et des esclaves qu'ils faisaient valoir. Ces préférences commencèrent
à donner de la jalousie aux femmes blanches. Inde irae. Ces jalousies se
changèrent en haine. On voyait alors beaucoup de jeunes gens de famille
et un grand nombre de cadets de noblesse épouser des filles de couleur,
dont les parents étaient devenus riches, et se trouver, par ce moyen, aisés
et à même d'augmenter leurs fortunes... Une partie des enfants de couleur
qui résultèrent de ces mariages et associations était envoyée en France par
leurs pères, soit pour les faire élever, soit pour leur faire apprendre des
professions analogues aux facultés de leurs parents.
« La paix de 1749 attira dans les îles un grand nombre de familles
blanches, qui adoptèrent bientôt le ressentiment et le préjugé que les an-
ciens blancs commençaient à manifester contre les gens de couleur, et que
leurs fortunes naissantes ne faisaient qu'augmenter. La paix de 1763 lui
donna de nouvelles forces. À cette époque, on vit revenir dans les colonies
toute cette jeunesse de couleur qui avait reçu une bonne éducation, dont
plusieurs avaient servi dans la maison du roi et comme officiers dans dif-
férents régiments. Les talents, les qualités, les grâces et les connaissances
que la plupart de ces jeunes gens possédaient, et qui faisaient la censure
des vices et de l'ignorance des blancs des îles, furent la cause même de
l'avilissement où on les jeta. Les sots ne pardonnent pas l'esprit, ni les ty-
rans la vertu. Aux humiliations dont les blancs accablèrent cette jeunesse
de couleur, ils cherchèrent à joindre des lois oppressives, qui sanction-
nassent ces opprobres, qui étouffassent tous les talents et l'industrie de
cette classe.
« Il y avait à Saint-Domingue, comme je l'ai dit, une grande quantité
de blancs mariés à des personnes de couleur. On accabla ces blancs de si
cruels mépris, qu'on arrêta subitement ces associations dictées par la na-
ture et qui auraient fait rapidement peupler et prospérer ces îles. Vous ob-
serverez combien une pareille marche a dû faire propager le concubinage,
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dont les blancs veulent faire rejaillir maintenant la peine sur les fruits in-
nocents qui en sont provenus.
« Plusieurs blancs ayant eu des enfants avec des filles de couleur, vou-
lant s'arracher, eux et leurs enfants, à ce mépris injuste, s'établirent en
France avec elles, et, par un nouveau mariage, ils légitimèrent leurs en-
fants. Qu'imagina la jalousie des blancs ? On surprit un arrêt du conseil
qui défend ces mariages, même en France, et, depuis, on vit des [36] curés,
à Paris, refuser de marier ici des hommes de couleur avec des blanches 17 »

Ces mariages n'étaient pas défendus par le Code Noir. Mais


comme ils se multipliaient et que le nombre des affranchis — ces al-
liés naturels de l'esclave — augmentait d'année en année, les do-
léances des colons se firent plus pressantes auprès du gouvernement
métropolitain. Un gouverneur général, le marquis de Fayet, tout en
constatant que les « affranchis sont encore ce qu'il y de meilleur dans
la colonie », recommandait aux administrateurs d'empêcher par tous
les moyens les mariages entre blancs et affranchis. L'intendant, M. de
Montholon, déclara en 1724, que « si l'on n'y prend garde les Français
deviendront rapidement comme les Espagnols, leurs voisins, dont les
trois-quarts sont de sang-mêlé ». Rochalard observait dans le même
temps qu'au « quartier de Jacmel tous les habitants sont déjà de sang-
mêlé ».
Les deux mesures, auxquelles Julien Raymond faisait allusion dans
son mémoire et qui allaient décréter un véritable ostracisme contre les
noirs et les mulâtres affranchis, furent : 1o la déclaration du Roi du 9
août 1777 leur interdisant l'entrée du royaume sous quelque cause et
prétexte que ce fut, à moins qu'ils ne fussent en service ; 2° l'arrêt du
Conseil d'État du 5 avril 1778 « portant défense à tous sujets blancs du
Roi de l'un et de l'autre sexe de contracter mariage avec les Noirs ou
Gens de couleur, avant qu'il y ait été pourvu par telle loi qu'il appar-
tiendrait sur l'état de ces derniers qui étaient en France avant la décla-
ration du 9 août 1777 ».
Le P. Cabon explique de façon lumineuse les motifs qui inspirèrent
au gouvernement du roi ces mesures restrictives. « La prospérité des
colonies — écrit-il — reposait sur l'esclavage. Le Code Noir avait ad-

17 Cité par Beaubrun Ardouin, Études, tome I.


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mis l'esclave à la jouissance de certains droits naturels et l'avait rendu


capable de liberté. Quand on vit combien la classe des affranchis avait
tendance à se multiplier, on fit tout pour restreindre son accroisse-
ment, parce que l'affranchi était l’allié naturel de l’esclave en raison
de la communauté d'origine et que l'affranchi, par l'exercice de la li-
berté, développait ses facultés et acquérait des moyens d'action que
n'avait pas l'esclave. C'est surtout par motif politique, pour assurer la
possession des colonies à la France, que le gouvernement français tint
en suspicion les affranchis. Pour le même motif, il veut maintenir les
esclaves dans leur condition et dans leur état de primitifs 18. »
Ce que l'on voulait, c'est qu'il y eût une classe intermédiaire entre
les blancs et les esclaves, une classe bien distincte qui ne pût jamais
monter à la dignité du blanc ni descendre non plus, sauf dans certains
[37] cas, à l'indignité de l'esclave. Quelle était donc cette classe des
affranchis qu'on enfermait dans un cercle étroit et dont on entendait
faire une sorte de gendarmerie chargée, au profit des maîtres, de main-
tenir les nègres dans la servitude ?

18 Sous prétexte de respecter les coutumes et traditions des indigènes, on les


maintient, dans certaines colonies d'Afrique, dans leur état de « primitivité »
afin de les exploiter et de les empêcher de s'élever à un niveau supérieur de
culture.
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II
Les Affranchis

Il ne semble pas qu'il y ait eu, avant mars 1685, date de la publica-
tion du Code Noir, de dispositions légales relatives à l'affranchisse-
ment des esclaves, bien que cet édit royal eût, dans une certaine me-
sure, adopté les principes humanitaires déjà contenus dans les lois es-
pagnoles des 15 avril 1540, 31 mars 1563 et 26 octobre 1641 19. Quels
qu'aient pu être les ordonnances ou usages antérieurs, on doit recon-
naître que le Code Noir fut très libéral en matière d'affranchissement :
il ne restreignait aucunement sur ce point la volonté du maître.
Quatre motifs principaux pouvaient pousser le maître à octroyer la
liberté à l'un de ses esclaves : 1° les services personnels qu'il en avait
reçus et qui lui paraissaient mériter cette suprême récompense ; 2° sa
liaison légitime ou illégitime avec une négresse ; 3o la spéculation, qui
lui permettait d'émanciper à prix d'argent un esclave possesseur de
quelque bien ; 4° les services exceptionnels que certains esclaves
avaient pu rendre à la cause publique, par exemple pendant un incen-
die, une épidémie, un combat, un tremblement de terre, un cyclone.
Les nègres domestiques étaient ordinairement des esclaves de
choix : ils arrivaient, en servant fidèlement ou en flattant habilement
leurs maîtres, à en obtenir leur affranchissement. Les nourrices sur-
tout, exerçant parfois un grand ascendant sur l'esprit de leurs nourris-
sons devenus majeurs, parvenaient souvent à se faire affranchir.
D'autres esclaves, dans des cas de danger public, avaient fait preuve
de courage et même d'héroïsme pour sauver des vies humaines ou des
biens précieux appartenant à la communauté : on les en récompensa
par l'octroi de la liberté. Mais le plus grand nombre des affranchisse-
ments était dû à la dépravation des mœurs. « Le mélange des races, dit
19 « Il est bien constant que les Espagnols n'ont jamais connu les distinctions
de couleur, car, dans les possessions espagnoles, les blancs, les hommes de
couleur et les noirs libres parviennent indistinctement aux emplois civils, mili-
taires et même ecclésiastiques, car il y a des noirs revêtus de l'épiscopat dans
leurs possessions de l'Amérique du Sud. » — Extrait d'un discours de Sontho-
naz, cité par Beaubrun Ardouin, page 72.
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M. Lucien Peytraud, avait trop d'occasions fatales de se produire pour


qu'il n'en fût pas ainsi. Il suffît de rappeler que, sous ce climat chaud,
les négresses étaient à peine vêtues, qu'elles étaient de mœurs naturel-
lement douces et qu'elles [38] ne s'appartenaient pas ». Les négresses
y trouvaient d'ailleurs leur intérêt, sinon leur plaisir : leurs enfants, nés
de ce commerce immoral, étaient le plus souvent affranchis, pendant
qu'elles voyaient elles-mêmes leur situation s'améliorer. « Cependant
— lit-on dans un mémoire sur la législation de la Guadeloupe — tous
ces instruments et ces fruits du dérèglement ne reçoivent pas égale-
ment la liberté : il est des maîtres qui font le lendemain, et par vingt-
cinq coups de fouet, reconduire au travail celle qui fut la veille leur
compagne momentanée. Il est des pères qui froidement consentent que
l'enfant provenu de leurs œuvres gémisse sous le fouet du comman-
deur. »
Tous les mulâtres n'étaient donc pas libres du fait de leur filiation.
Sur 500.000 esclaves qu'il y avait dans la colonie de Saint-Domingue
en 1789, 40.000 au moins, d'après Castonnet des Fosses, étaient des
sang-mêlés. L'article 9 du Code Noir disait d'ailleurs expressément
que les enfants, nés du concubinage des esclaves avec leurs maîtres,
étaient adjugés à l'hôpital, sans pouvoir jamais être affranchis. Le
même article, prévoyant le cas du mariage régulier d'une personne
libre avec une esclave, déclare l'esclave affranchie et ses enfants ren-
dus libres et légitimes. Mais, nous devons le dire, la prescription ri-
goureuse du Code relative aux enfants concubinaires n'était pas suivie
à la lettre. Comme les mulâtres affranchis étaient en plus grand
nombre, on prit l'habitude de désigner sous le nom d'hommes de cou-
leur tous les individus de race africaine libres, qu'ils fussent de teint
clair ou de peau noire.
Les autres esclaves — nègres d'atelier et de culture — n'obtenaient
pas aussi facilement que les nègres domestiques d'être affranchis. Le
blanc ne leur accordait la liberté que dans des circonstances excep-
tionnelles ou s'ils pouvaient y mettre le prix. Des nègres ouvriers ou
artisans — qui avaient amassé quelque argent ou qui pouvaient payer
une sorte de tribut à leurs maîtres en nature ou avec le fruit de leur tra-
vail — sortaient parfois de leur condition servile. Il y en avait qui re-
couraient au vol pour se procurer le prix de leur rachat. Le plus sou-
vent, une femme noire se rachetait en se faisant Madeleine — la Ma-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 51

deleine d'avant le repentir. L'argent avec lequel on payait ses caresses


servait à lui donner la liberté.
Comme d'année en année augmentait le nombre des affranchis et
que cet accroissement paraissait mettre en danger l'avenir de la colo-
nie, on voulut y apporter des entraves. En 1713, une ordonnance
royale interdit l'affranchissement sans l'autorisation préalable du gou-
verneur-général. Une autre de 1736 proscrit la fraude consistant à bap-
tiser comme libres des enfants de mères non légalement affranchies.
En 1740, on prévoit un droit pour les affranchissements : 1000 livres
pour les hommes, 600 pour les femmes ; mais l'application de cette
taxe provoqua une telle résistance qu'elle fut supprimée en 1766. Mal-
gré divers règlements locaux et les difficultés créées par une ordon-
nance de 1775 qui essaya de restreindre « les libertés non justifiées »,
le nombre des affranchissements suivit une progression ascendante :
d'après Moreau de St-Méry, les [39] affranchis étaient passés de 500,
en 1703, à 1590 en 1770, à 6000 en 1775, à 25.000 en 1780, à 28.000
vers 1789. À ces chiffres il faudrait ajouter les affranchissements
nombreux qui restèrent occultes.
Quelle était la condition de l'Affranchi ?
L'article 59 du Code Noir disait : « Octroyons aux affranchis les
mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes
nées libres. Voulons que le mérite d'une liberté acquise produise en
eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets
que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos sujets. » Les affran-
chis n'étaient astreints qu'à une obligation : ils devaient, disait le Code,
porter « un respect singulier à leurs anciens maîtres, à leurs veuves et
à leurs enfants, en sorte que l'injure qu'ils leur auront faite soit punie
plus grièvement que si elle était faite à une autre personne ». Ainsi
parlait la loi. Mais la réalité était loin de correspondre aux prescrip-
tions légales.
En fait, les affranchis étaient méprisés et tenus dans une condition
inférieure. Le préjugé de couleur qui, suivant l'historien haïtien Bau-
vais Lespinasse 20 fut créé et prit une extension formidable sous
Louis XV, rejeta dans une situation humiliante tous ces gens nouvelle-
ment arrivés à la liberté. Cette distinction radicale entre blancs et af-
franchis fut consacrée par la métropole dans un intérêt tout politique.
20 Bauvais Lespinasse, Les Affranchis de Saint-Domingue, tome I, 1882.
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« Il faut observer — écrivait le ministre de la marine dans une lettre


du 13 octobre 1766 au gouverneur Maillart, de la Guyane — que tous
les nègres ont été transportés aux colonies comme esclaves, que l'es-
clavage a imprimé une tache ineffaçable sur toute leur postérité,
même sur ceux qui se trouvent d'un sang-mêlé, et que, par conséquent,
ceux qui en descendent ne peuvent jamais entrer dans la classe des
blancs. Car s'il était un temps où ils pourraient être réputés blancs, ils
pourraient, comme ceux-ci, prétendre à toutes les places et dignités —
ce qui serait absolument contraire aux constitutions des colonies. »
Beaucoup de ces sang-mêlés « sautaient la barrière », comme nous
l'avons dit, mais il leur fallait garder soigneusement le silence sur leur
origine. L'appellation de sang-mêlé constituait la plus grave injure
qu'on pût faire à un blanc ou à un homme libre se prétendant de race
pure. Rien que « la mort n'était capable de venger un tel affront ». Les
offensés plus pacifiques s'adressaient à la justice, et de fortes amendes
ou même la prison étaient le prix dont les diffamateurs payaient leur
insolence.
Défense était faite aux sang-mêlés, issus de mulâtresses, négresses,
quarteronnes non-mariées, de porter les noms des blancs : ils devaient
avoir un surnom « tiré de l'idiome africain ou de leur métier et cou-
leur, qui ne pourrait jamais être celui d'une famille blanche de la colo-
nie », d'après les termes mêmes du Règlement des Administrateurs de
Saint-Domingue publié au Cap Français le 24 juin et à Port-au-Prince
le 16 juillet 1773. Il n'était cependant pas défendu de puiser dans l'his-
toire [40] grecque ou romaine. Les maîtres, dit Beaubrun Ardouin,
donnaient aux nègres, à leur arrivée d'Afrique, les noms des plus cé-
lèbres personnages de Grèce et de Rome. Et voilà pourquoi nous
avons encore parmi nous tant de Socrates, d'Aristotes, de Tirésias, de
Lycurgues, d'Agamemnons, d'Epaminondas, de Pompées, de Nep-
tunes, de Syllas, de Césars, de Brutus, de Marius, de Cicérons — dont
quelques-uns se sont d'ailleurs fait un nom à eux-mêmes dans la poli-
tique, dans la littérature, dans les arts, dans la science, dans l'agricul-
ture, le commerce ou l'industrie.
Nous avons déjà vu que les unions légitimes entre blancs et gens
de couleur étaient rares. L'administration locale, de même que le gou-
vernement métropolitain, mettait tout en œuvre pour les empêcher.
C'est ainsi que le roi ne consentit pas à examiner les titres de noblesse
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 53

de deux individus, simplement « parce qu'ils ont épousé des mulâ-


tresses ».
L'autorité coloniale, approuvée par le pouvoir royal, refusa maintes
fois l'autorisation nécessaire à des négresses affranchies qui étaient sur
le point de se marier avec des blancs, bien que le Code Noir eût recon-
nu la légitimité de telles unions. On ne peut donc s'étonner que la plu-
part des mulâtresses et des négresses libres se fussent établies « mar-
chandes d'amour ». Elles ne pouvaient ni ne voulaient épouser des
nègres esclaves, parce qu'un pareil mariage les eût entraînées dans la
servitude. Elles ne pouvaient légalement s'unir aux blancs à cause du
préjugé de couleur. Elles n'avaient devant elles que deux voies à
suivre : ou se marier à des affranchis comme elles, qui ne s'en sou-
ciaient guère de leur côté dans leur désir de se rapprocher du blanc ;
ou se livrer à la prostitution — ce qu'elles firent avec une furia toute
tropicale. On a prétendu à ce propos qu'elles méprisaient les mulâtres,
mais Moreau de St-Méry croit — et il y a de bonnes raisons de le
croire avec lui — qu'il n'y avait là de leur part que pure simulation et
qu'elles allaient chercher l'amant de cœur parmi leurs congénères.
Les sang-mêlés ne pouvaient être nommés à « aucuns emplois ou
dignités » dans les colonies. Les charges dans la judicature et les mi-
lices étaient interdites aux affranchis. Ils n'avaient pas le droit d'exer-
cer certains métiers ou d'occuper certains offices. Ils ne pouvaient être
ni prêtres, ni avocats, ni médecins. Un arrêt du Conseil de la Marti-
nique fit observer que « les fonctions de notaires, procureurs, mi-
nistres, clercs, ne pouvaient être confiées qu'à des personnes dont la
probité soit reconnue — ce qu'on ne pouvait présumer se rencontrer
dans une naissance aussi vile que celle d'un mulâtre ».
On refuse aux affranchis le droit de se qualifier des titres de
« sieur » et de « dame ». Par un règlement, on leur défend de s'habiller
comme les blancs. « Ils pourront, dit le règlement, s'habiller de toile
blanche, ginga, cotonnille, indienne ou autres étoffes équivalentes de
peu de valeur, avec pareils habits dessus, sans soie, dorure ni dentelle,
à moins que ce ne soit à très bas prix. Ils ne doivent pas affecter dans
leur vêtement et parure une assimilation répréhensible sur la manière
de se mettre des hommes blancs ou femmes blanches. » Rien n'y fit :
ni règlements, ni [41] ordonnances. Le luxe des affranchis et surtout
des mulâtresses dut être toléré. Il fut même encouragé par les mar-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 54

chands et par ces vieux libertins qu'alléchaient les charmes secrets des
Laïs et des Phrynés si vantés par Moreau de St-Méry.
Dans les relations sociales des sang-mêlés avec les blancs, le préju-
gé de couleur prenait un caractère encore plus aigu que dans les lois.
« Dans la milice, écrit Castonnet des Fosses, les affranchis formaient
des compagnies spéciales, distinguées de celles des blancs par leur
uniforme, qui était de nankin, les blancs portant l'habit blanc ou rouge.
Ils ne pouvaient s'asseoir à la même table que les blancs. Au théâtre,
dans les voitures publiques, sur les bateaux, des places spéciales leur
étaient réservées... Inutile de dire que les blancs et les gens de couleur
ne se fréquentaient jamais. » Hilliard d'Auberteuil ajoute : « L'intérêt
et la sûreté veulent que nous accablions la race des noirs d'un si grand
mépris que quiconque en descend, jusqu'à la sixième génération, soit
couvert d'une tache ineffaçable. »
Cette « politique du mépris » à l'égard des nègres et de leurs des-
cendants est exposée de manière plus explicite dans une lettre du Mi-
nistre du Roi, datée du 27 mai 1771, aux administrateurs de Saint-Do-
mingue, à propos de deux colons qui demandaient à être reconnus
comme issus de race indienne.

« J'ai — écrit le ministre — rendu compte au Roi de la lettre de MM.


de Nolivos et de Bongars du 10 avril 1770, contenant leurs réflexions sur
la demande qu'ont faite les sieurs A. et B. de lettres patentes qui les dé-
clarent issus de race indienne. Sa Majesté n'a pas jugé à propos de la leur
accorder. Elle a jugé qu'une pareille grâce tendrait à détruire la différence,
que la nature a mise entre les blancs et les noirs et que le préjugé politique
a eu soin d'entretenir comme une distance à laquelle les gens de couleur et
leurs descendants ne devaient jamais atteindre ; enfin, qu'il importait au
bon ordre de ne pas affaiblir l'état d'humiliation attaché à l'espèce dans
quelque degré qu'elle se trouve — préjugé d'autant plus utile qu'il est dans
le cœur même des esclaves et qu'il contribue principalement au repos des
colonies. Sa Majesté approuve en conséquence que vous ayez refusé de
solliciter pour les sieurs A. et B. la faveur d'être déclarés issus de la race
indienne, et Elle vous recommande de ne favoriser sous aucun prétexte les
alliances des blancs avec les filles de sang-mêlés. ... Ce que j'ai marqué à
M. le Comte de Nolivos, le 14 de ce mois, au sujet de M. le Marquis de...,
capitaine d'une compagnie de dragons, qui a épousé en France une fille de
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 55

sang-mêlé et qui, pour cette raison, ne peut plus servir à Saint-Domingue,


vous prouve combien Sa Majesté est déterminée à maintenir le principe
qui doit écarter à jamais les gens de couleur et leur postérité de tous les
avantages attachés aux blancs 21. »

[42]

Malgré le mépris général qui les enveloppait et la politique d'humi-


liation systématiquement pratiquée à leur égard, les affranchis, qui
étaient vers 1789 au nombre de 28.000, formaient une classe très im-
portante par la situation qu'ils avaient pu acquérir dans l'agriculture, le
commerce, l'industrie ou même dans l'armée. Ils possédaient plus de
deux mille plantations. Hilliard d'Auberteuil constatait lui-même avec
dépit que « des noms respectables étaient échus, avec les plus belles
terres, à des mulâtres (nés de gentilhommes) et légitimés ». La plupart
envoyaient leurs enfants en France, malgré l'édit royal du 9 août 1777
qui interdisait l'entrée du royaume aux noirs et aux mulâtres. Parmi
ceux qui restaient à Saint-Domingue il y en eut qui avaient pu at-
teindre à un haut degré de culture, tel ce Labadie dont parlait Brissot
dans une note adressée en 1790 à Barnave : « On peut dire aux blancs
qu'il existe à Saint-Domingue des mulâtres très instruits et qui ne sont
jamais sortis de cette île. Je peux leur citer, par exemple, M. Labadie,
vieillard respectable, qui doit, à ses travaux et à son intelligence dans
la culture, une fortune immense. M. Labadie connaissait les sciences,
l'astronomie, la physique, l'histoire ancienne et moderne, dans un
temps où pas un blanc de la colonie n'était à l'a, b, c de ces sciences. »

21 V. Lepelletier de St-Rémy. — Cette lettre est citée par Beaubrun Ar-


douin, Études, tome I, page 54.
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III
Les Esclaves

Descendons d'un degré.


Nous voici dans l'enfer de l'esclavage.
La servitude morale que nous venons de décrire en parlant des af-
franchis n'est rien auprès de cette servitude du corps, barbare et inhu-
maine, qui ne laisse à l'homme, voué par la seule couleur de sa peau à
l'ignominie, ni le repos nécessaire à sa santé physique, ni la faculté
d'élever son âme au-dessus de l'abjecte condition où il végète, misé-
rable et torturé.
Qu'est-ce que l'esclave ? Une chose livrée aux caprices du maître,
une machine, dont il faut tirer le plus de travail possible. Est-il
meuble ? Est-il immeuble ? La jurisprudence sur ce point est indécise
et flottante. Commentant l'article 44 du Code Noir, Loysel Fils écrit :
« Les serfs à proprement parler ne sont pas meubles, mais choses
mouvantes, comme les chevaux, les moutons et les autres animaux
sont compris sous ce mot de meubles. » Dans la pratique, l'esclave
était considéré comme un immeuble : attaché à un fonds, il ne pouvait
être vendu qu'avec le fonds lui-même. Il ne possédait rien en propre. Il
n'avait la faculté de se constituer un pécule que dans la mesure où le
maître y consentait. Il n'acquérait ni par donation ni par legs et ne pou-
vait disposer de ce qu'il avait en sa possession ni pas acte entre vifs ni
par testament.
[43]
Une pareille controverse sur la situation juridique de l'esclave pa-
raîtrait ridicule si elle n'était odieuse. Elle révèle, mieux que toute
autre chose, la profonde iniquité de l'esclavage.
Les esclaves de Saint-Domingue étaient distingués en esclaves do-
mestiques, comprenant cuisiniers, cochers ou postillons, serviteurs de
toute sorte attachés à la « grande case » comme on appelait la maison
du maître ; et esclaves cultivateurs, adonnés aux travaux de culture ou
de fabrication industrielle. Appartenant corps et âme à leurs maîtres,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 57

ils n'étaient pas mieux traités que les bœufs, chevaux ou mulets de
l'habitation. Dès cinq heures du matin, la cloche les réveillait, et ils
étaient, s'ils y mettaient quelque lenteur, conduits à coups de fouet aux
champs ou à l'usine, où ils travaillaient jusqu'à la tombée de la nuit.
Souvent, longtemps après minuit, à l'époque de la roulaison, la be-
sogne se poursuivait au moulin et à la sucrerie sous la conduite du fa-
rouche commandeur. Le commandeur était un esclave chargé de sur-
veiller les équipes de nègres au travail : le maître le choisissait généra-
lement parmi ses hommes les plus cruels.
L’atelier était l'ensemble des esclaves d'une même habitation. Une
habitation modeste réunissait un atelier de quarante à cinquante es-
claves. Celui d'une habitation de première importance dépassait quel-
quefois l'effectif de quatre cents. Sur chaque domaine était réservé un
terrain assez étendu que le propriétaire divisait en autant de lots égaux
qu'il avait d'esclaves. Chaque esclave établissait sur sa parcelle un pe-
tit jardin, où il cultivait la patate, l'igname, le maïs et quelques lé-
gumes. Il ne lui était permis d'y travailler que durant ses heures de re-
pos.
Une habitation coloniale ressemblait à un petit village. La maison
du colon était presque toujours bâtie sur une colline, d'où il pouvait
dominer tout le domaine. Un double perron donnait accès au principal
corps de logis — grande construction carrée, divisée à l'intérieur par
des cloisons et garnie, sur le pourtour extérieur, de vérandas ouvertes.
Une allée y conduisait, fermée sur la grand-route par une porte monu-
mentale et bordée d'une double rangée d'arbres — orangers, citron-
niers, quénépiers, manguiers ou tcha-tchas. À droite et à gauche de la
grande case étaient disposés d'autres bâtiments, magasins, dépôts ou
pavillons servant de logement aux hôtes de passage. Plus loin, au mi-
lieu d'une savane, se dressaient, à distance égale, les cases des es-
claves, blanchies à la chaux et recouvertes de feuilles de canne à
sucre, de bananier, de palmier ou de vétiver. Près de la case était mé-
nagé un enclos, où l'esclave parquait les deux ou trois pourceaux qu'il
avait la permission d'élever. À bonne distance, la vue s'arrêtait sur une
suite de constructions couvertes en tuiles et surmontées de hautes che-
minées en briques rouges : c'étaient les usines, comprenant moulins,
sucrerie, distillerie, indigoterie, etc. Entre la cour et les jardins, un
long aqueduc, supporté par des piliers en pierre de taille, amenait au
moulin l'eau qui descendait des montagnes voisines ou qui provenait
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 58

de la source captée par l'ingénieur. À l'horizon se déployait la mer im-


mense des champs de canne, des caféiers, des cacaoyers, des coton-
niers ou des plants de tabac ou d'indigotier, suivant la région.
[44]
Les colons étaient d'ordinaire très durs pour leurs esclaves. Malgré
le Code Noir qui défendait de les maltraiter et faisait au maître l'obli-
gation de les nourrir convenablement, les nègres de certaines habita-
tions recevaient une nourriture insuffisante et, pour la moindre pecca-
dille, étaient châtiés de la façon la plus cruelle. Au sujet de ces mau-
vais traitements l'Abbé Grégoire, dans un mémoire présenté en 1789 à
l'Assemblée nationale dont il était membre, écrit : « Tel maître blanc
était si bien connu par sa férocité qu'on faisait trembler tous les es-
claves désobéissants en parlant de les vendre à ce tigre. Tel autre, non
content d'accabler de travaux ses négresses, leur arrachait encore le
honteux salaire d'un honteux libertinage. Tel autre fut menacé par M.
d'Ennery, gouverneur, d'être renvoyé en France s'il continuait à fu-
siller ses nègres. Tel autre faisait sans cesse retentir la plaine des hur-
lements de ses esclaves, dont le sang ruisselait dans les plantations où,
comme celui d'Abel, il crie vengeance ; le plaisir de ce maître était en-
suite de se faire servir à table par ces malheureux dont les chairs tom-
baient en lambeaux. Tel autre cassait une jambe à tout nègre coupable
de marronnage, et le laissait sur place jusqu'à ce que la gangrène exi-
geât l'amputation 22. »
Tous les colons ne furent sans doute pas aussi cruels. Il y en eut
qui traitèrent avec humanité leurs esclaves et leur rendirent l'existence
supportable, en les mariant, en leur donnant quelques arpents de terre
où ces infortunés pouvaient se bâtir des maisonnettes confortables,
établir leurs « places à vivre », élever des poules, des porcs et des
chèvres ; en leur permettant aussi d'exercer certains métiers capables
de leur procurer une bonne aisance et même d'acquérir leur affranchis-
sement. Ces bons maîtres n'étaient malheureusement pas nombreux.
Aussi, pour échapper à la cruauté de la plupart d'entre eux, les es-
claves les plus fiers et les plus indomptables se réfugiaient au fond des
forêts et sur les sommets inaccessibles des montagnes : c'étaient les
marrons. La nuit, ils rôdaient autour des habitations, enlevaient ou
empoisonnaient les animaux, tuaient parfois les commandeurs qui

22 Beaubrun Ardouin, op. cit, page 66, tome I.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 59

avaient été pour eux particulièrement durs, s'attaquaient même au


maître et à sa famille, incendiaient sa maison et ses usines. Un corps
de gendarmerie était spécialement chargé de les traquer.
Contrairement à la légende qu'on a voulu créer du nègre paresseux,
imprévoyant, menteur, voleur, idolâtre, empoisonneur, assassin, cruel,
la plupart des historiens de Saint-Domingue ont rendu hommage aux
qualités de cœur et d'intelligence dont firent preuve les esclaves, tant
ceux qui étaient importés d'Afrique, les bossales ou dandas, que les
créoles, nés dans la colonie et baptisés catholiques. Hilliard d'Auber-
teuil écrit : « Les nègres sont bons et faciles à conduire. Ils sont labo-
rieux quand ils ne sont pas découragés. Aucune espèce d'hommes n'a
plus d'intelligence : elle se développe même chez eux avant qu'ils
soient civilisés... Les nègres sont en général sobres et patients... Ils
n'ont pas le caractère atroce que [45] l'ignorance et la crainte leur ont
attribué, et c'est de nous qu'ils ont appris l'usage du poison... On peut
voyager nuit et jour sans armes dans toute la colonie : on n'y rencontre
pas de voleurs. Les nègres marrons ne font de mal à personne. » À ce
témoignage précieux ajoutons celui du Colonel Malenfant, qui fut,
pendant plusieurs années, gérant de l'habitation Gouraud dans la
plaine du Cul-de-Sac : « Les nègres cultivateurs, dit-il, sont générale-
ment doux, humains, généreux, hospitaliers, bons pères, bons maris,
respectueux envers les vieillards, soumis à leurs maîtres, à leurs pères,
laborieux, quoi qu'on en puisse dire... A midi, heure de leur repas, qui
consistait en quelques patates que leurs femmes leur préparaient, ils
couraient à leurs petits jardins, y travaillaient avec ardeur jusqu'à ce
qu'ils retournent aux travaux de l'habitation. Et lorsque le clair de lune
leur permettait de cultiver leurs propriétés, ils ne les négligeaient
point. Ils se levaient même la nuit pour laisser échapper un mince filet
d'eau et arroser leurs patates, quoiqu'ils sachent qu'ils seraient vigou-
reusement fustigés si le lendemain l'économe s'apercevait de leur lar-
cin 23. »
Bien entendu, les nègres de Saint-Domingue n'étaient pas sans dé-
fauts. Ils ne répondaient pas tous à la définition du « bon sauvage »
mise en circulation au début de la découverte américaine. Ils avaient
des vices, ceux qui sont « unis à l'humaine nature », et que leur condi-
tion d'esclaves devait exalter davantage.
23 Colonel Malenfant, Des colonies et particulièrement de celle de Saint-Do-
mingue, Paris, 1814.
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Les créoles, plus intelligents et plus délurés que les bossales,


étaient vaniteux et souvent cauteleux, puisque la ruse, l'hypocrisie et
la flatterie étaient pour eux un moyen de gagner la faveur du maître.
Mais presque tous aimaient avec une égale passion la parure, le jeu, la
danse et l'alcool. La danse était leur divertissement favori. Ils atten-
daient avec impatience la fin de la semaine, car le samedi, à partir de
huit heures du soir, tous les ateliers étaient en liesse. Au rythme du
tambour et du banza, sorte de guitare à trois cordes, et aux refrains
inspirés du lointain pays d'Afrique, la danse entraînait dans sa ronde
grands et petits, jeunes et vieux. À la mémoire de leurs morts ils orga-
nisaient aussi des réunions dites de prières, mais ces cérémonies
n'avaient réellement rien de religieux : c'étaient simplement des occa-
sions de ripaille et de beuverie.

« À côté de la danse, écrit le P. Cabon, on a noté le penchant des es-


claves pour la chasse, la pêche, les courses à cheval. Les postillons étaient
surtout remarquables par leur habileté et leur témérité. On a signalé de
même leur goût artistique dans la confection des nattes, dans la décoration
de leurs ustensiles de ménage par des desseins pleins de goût et de propor-
tion, sans l'aide de la règle et du compas. »

Les colons laissaient intentionnellement leurs esclaves vivre dans


l'ignorance et dans la superstition. « Le maître, ajoute le P. Cabon,
était tenu de faire baptiser ses nègres. Trop souvent ces baptêmes
étaient mal [46] préparés, en sorte que, l'instruction religieuse man-
quant avec la formation morale, c'était là une formalité purement exté-
rieure, sans aucun effet pour la réforme de la vie. Les curés s'en excu-
saient sur leur petit nombre, sur les difficultés opposées par les
maîtres. Il est certain que, chargés chacun d'environ dix mille âmes,
ils ne pouvaient pourvoir aux besoins spirituels de tous. Dans les
villes, au Cap en particulier où les Jésuites eurent un curé des nègres,
les blancs prirent parfois ombrage des soins religieux donnés à leurs
esclaves ou aux affranchis. Dans la campagne, la masse des esclaves
resta attachée aux superstitions d'Afrique et aux pratiques de magie.
On sera moins étonné de cette espèce d'asservissement, remarque
Moreau de St-Méry, si l'on considère que des Africains transportés en
Amérique, il y en avait peut-être un quart qui avaient été vendus
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 61

d'après un jugement de leurs compatriotes les déclarant sorciers. On


doit reconnaître que chaque « nation » gardait son culte comme elle
restait fidèle à ses danses, et que les sorciers conservaient leur
prestige auprès de leurs anciens adhérents. À mesure que se perdirent
les traditions d'Afrique, il ne subsista plus de ces pratiques que la
partie purement utilitaire — maléfices de toute sorte destinés à nuire à
autrui. »
L'écrivain haïtien Georges Sylvain dit à son tour : « Le noir créole,
c'est-à-dire le nègre né dans la colonie, avait, d'après Moreau de St-
Méry, une valeur marchande supérieure de vingt-cinq pour cent à
celle du bossale, de l'esclave inculte arrivant d'Afrique, et cette supé-
riorité, le créole l'attribuait au baptême, symbole de son initiation à la
civilisation chrétienne. Aussi le bossale était-il très empressé à se faire
baptiser. L'enseignement sommaire des obligations du chrétien se fai-
sait par les soins d'une « maman-dédé », qui n'était parfois qu'une
pauvre négresse esclave. Le respect du parrain et de la marraine l'em-
portait sur celui des père et mère. La force des liens de parenté spiri-
tuelle nés du baptême s'est perpétuée jusqu'à nos jours et a contribué
dans une large mesure, remarque justement Hannibal Price, à empê-
cher la complète dissolution sociale qu'auraient sans doute produite
dans toute autre communauté nos dissensions répétées 24. »

24 Georges Sylvain,: Étude sur Hannibal Price, La Ronde, 15 mai 1901. Cité
dans La Nation Haïtienne, p. 312.
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[47]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre IV
LA VIE ET LES MŒURS
À SAINT-DOMINGUE

Retour à la table des matières

C'est sur cette iniquité de l'esclavage que reposait pourtant la socié-


té la plus brillante qu'on eût encore vue dans le Nouveau Monde.
À la veille de la Révolution française, la situation de la colonie, au
point de vue financier comme sous le rapport économique, était parti-
culièrement florissante. Barbé de Marbois, le grand intendant, pouvait
écrire avec fierté, au moment de quitter Saint-Domingue dans les pre-
miers jours de 1789 : « Nous n'avons point de dettes. J'en ai acquitté
d'anciennes pour plus de 11 millions de livres. Tout est payé au comp-
tant. Nous avons un fonds considérable en caisse, et beaucoup d'entre-
preneurs ont reçu des avances ».
C'est de l'agriculture que la colonie tirait ses principales ressources.
D'immenses habitations, pourvues de machines et sur lesquelles d'im-
portants travaux d'art avaient été exécutés, s'étendaient sur toute la
surface du territoire. Aujourd'hui encore, dans certaines parties du
pays, les aqueducs, les barrages, les bassins de distribution destinés à
répartir l'eau entre les différents domaines, restent presque intacts et
témoignent de l'énorme labeur accompli sous la direction des colons.
Le voyageur qui parcourt nos plaines s'arrête souvent au bord d'un
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 63

puits, devant un pan de mur aux pierres noircies, vestiges de la domi-


nation française, et alors ressuscite dans son imagination la mémo-
rable et sanglante vision d'une époque, où tant de forces furent gas-
pillées, parce qu'elles ne résultaient point du libre et volontaire effort
de l'individu.
D'après une statistique qui nous est parvenue, on comptait à Saint-
Domingue, en 1788, 792 sucreries, 3097 indigoteries, 705 cotonne-
ries, 2810 caféières, 60 cacaoyères, 173 guildiveries, 33 briqueteries,
245 moulins, 290 fours à chaux, de nombreuses fabriques de poteries,
des tanneries, des tuileries. On exportait annuellement des denrées et
marchandises se chiffrant à 220 millions de livres, tandis que les im-
portations n'atteignaient pas moins de 170 millions. La propriété fon-
cière était évaluée à plus de 1300 millions de livres tournois. De belles
routes, plantées d'orangers, de citronniers ou de palmiers, reliaient les
unes aux autres [48] les principales villes et permettaient ainsi le fa-
cile écoulement des produits de l'intérieur. « Des ponts en maçonnerie
— écrit Castonnet des Fosses — avaient été construits sur les rivières.
Des digues protégeaient les campagnes contre les inondations et des
écluses facilitaient les irrigations. Des diligences ou des messageries à
cheval assuraient aux villes les moyens de communiquer facilement
entre elles. Dans la plupart des paroisses il y avait un bureau de poste,
et le départ du courrier pour l'Europe avait lieu deux fois par se-
maine. »
Les villes étaient très animées. Le Cap-Français, assis au pied de la
montagne, prenait un air de fête quand il se réveillait dans la lumière
bleue des limpides matinées d'été, avec ses maisons basses couvertes
de tuiles rouges de Normandie ou d'aissantes importées du Mississipi.
Plusieurs places publiques, où s'épanouissaient les gerbes d'eau artis-
tiques, conviaient les habitants aux lentes promenades sous les arbres
fleuris, qui en faisaient comme une verte ceinture. Le Cours Brasseur,
situé sur la plage, et le Cours Villeverd, près de l'actuelle Barrière-
Bouteille, étaient surtout fréquentés par les élégantes et les beaux
messieurs de l'aristocratie coloniale. On y rencontrait les « beautés
professionnelles », et c'était là qu'une nouvelle coupe de robe ou d'ha-
bit — dernier cri de Paris — avait chance de recevoir sa consécration
définitive. La ville avait de nombreux édifices parmi lesquels on re-
marquait le palais du gouverneur, celui de l'intendant, l'église, les hô-
pitaux, les casernes. Les rues, tirées au cordeau, portaient les noms
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 64

des anciens gouverneurs, des bienfaiteurs de la colonie ou de certaines


régions de France.
Le Cap, d'abord capitale de la colonie, était la ville la plus riche,
celle où la vie était la plus attrayante et la plus animée. A cause de son
opulence et de ses attractions diverses, les colons la surnommaient le
Paris des Antilles.
Port-au-Prince, fondé en 1749 et conçu d'après des idées plus mo-
dernes, rivalisait de splendeur avec le Cap. Placée au centre du pays,
sur une baie spacieuse et bien protégée, la ville se développa rapide-
ment et fut plus tard choisie comme siège politique et administratif de
la colonie.
Le Cap, Port-au-Prince, Saint-Marc dans l'Artibonite, les Cayes,
dans le Sud, Jacmel, dans l'Ouest, prenaient une animation singulière
pendant les folles journées du Carnaval. C'était à qui inventerait les
travestissements les plus originaux et les plus luxueux. On allait dans
les familles pour y intriguer : l'intrigue — dont la tradition s'est
presque perdue chez nous — constituait l'un des charmes du Carna-
val ; on y faisait assaut d'esprit, et le « beau masque » devait, jusqu'à
ce qu'il fût reconnu, éblouir ses hôtes par une faconde intarissable et
amusante. C'était une bonne façon pour les amoureux de pénétrer dans
des maisons qui leur avaient été fermées et de faire discrètement
connaître leurs intentions à la jeune fille ou à la « dame de leur pen-
sée ». Le Carnaval était ainsi suivi de nombreux mariages ou de véri-
tables « intrigues » amoureuses.
[49]
Les jeunes gens arrivés de France avaient apporté à Saint-Do-
mingue le goût du théâtre. Et voici ce que disait à ce sujet M. J. Tra-
mond dans une conférence faite en décembre 1930 à Paris sous les
auspices de la Société d'Histoire des Colonies française :

« Dès 1740, des Français du Cap forment une société dont les
membres se réunissent dans une salle pour y assister à des représentations
publiques. Il y a bientôt soixante actionnaires, et chacun dirige la société à
son tour. Les premiers acteurs sont des amateurs, mais on ne tarde pas à
faire venir de France des professionnels, et l'on bâtit un théâtre sur la place
du Cap.
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« En 1783, on confie la direction du théâtre à un entrepreneur nommé


Fontaine, et l'on construit une belle salle qui mesure cent vingt pieds sur
quarante et possède trois rangs de loges. Le gouverneur de la colonie et
l'intendant ont chacun leur loge particulière, et le conseil souverain a aussi
la sienne. Au parterre, il y a des fauteuils et des banquettes, dont le pre-
mier rang est réservé aux officiers de l'état-major, et en haut se trouve un
amphithéâtre. Les gens de couleur sont admis bientôt aux places supé-
rieures ; puis, à partir de 1786, on leur ouvre quelques loges au troisième
rang, en les séparant suivant leur nuance, les mulâtresses étant placées à
un rang plus honorable que les négresses — leurs mères. Comme on disait
alors, « l'ébène va d'un côté, le cuivre de l'autre ». Dans la salle on voit des
costumes fort élégants. Chaque dame est accompagnée dans sa loge par un
cavalier... qui ne doit jamais être son mari. On cause un peu trop pendant
le spectacle ; et la police de la salle confiée à l'autorité militaire est assez
difficile. Les représentations sont fréquentes : on en donne au moins deux
par semaine et tous les jours gras, et le théâtre ne fait relâche qu'au mo-
ment de Pâques.
« Après Cap-Français, Port-au-Prince veut aussi avoir son théâtre, et il
possède bientôt une salle de sept cent cinquante places. Puis, c'est Saint-
Marc, dont les habitants voient un jour la représentation de Cartouche in-
terrompue par un tremblement de terre. D'autres villes de Saint-Domingue
se mettent, elles aussi, à réclamer des représentations dramatiques. Bref, il
y a bientôt sept salles de théâtre pour cinquante ou soixante mille habitants
libres.
« Comme il serait trop coûteux de faire venir des « tournées » de
France, les habitants de Saint-Domingue ont des troupes permanentes et
rémunèrent largement les artistes. Quelques-uns de ces acteurs arrivent à
une véritable renommée, notamment un certain Chevalier, qui s'intitule co-
médien du Roi, et le fameux Volange. En 1781, une créole de couleur,
Mademoiselle Minet, fait d'éclatants débuts sur la scène de Port-au-Prince.
On l'appelle la « Jeune Personne », et plus tard on donne son nom à l'un
des bateaux qui font le service de Saint-Domingue.
« Le répertoire comprend d'abord la tragédie et la comédie. On joue
tout Corneille, tout Racine, tout Molière, tout Voltaire et, en outre, des
œuvres modernes comme le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro. On
donne aussi des opéras-comiques comme Bastien et Bastienne et le [50]
Divin du Village, des pièces de la comédie italienne, des pièces patrio-
tiques comme Jeanne d'Arc, le Siège de Paris, la Bataille d'Ivry ou la Prise
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 66

de la Grenade, de Collot d'Herbois, des pièces exotiques ou coloniales


telles qu'Alzire ou l'Habitant de la Guadeloupe, et des pièces nègres repré-
sentées par des blancs barbouillés de noir. On joue même ce que nous ap-
pelons aujourd'hui des revues. Enfin, l'on donne des ballets — souvent en
travestis — blancs ou nègres. La mise en scène est très soignée, les cos-
tumes sont très brillants — plus brillants qu'exacts. Et, comme les acteurs
s'habillent chez eux, ils font sensation quand ils se rendent au théâtre. En-
fin, il y a des spectacles d'équilibristes, d'acrobates et d'ombres chi-
noises 25. »

II

On menait joyeuse vie à Saint-Domingue. La colonie, se mettant à


l'unisson de la métropole, vivait de l'existence fébrile et trépidante qui
caractérise l'époque immédiatement antérieure à la Révolution.
Dans l'attente des grands événements qui vont se produire, il
semble que la société française soit prise d'une véritable frénésie. Elle
veut épuiser, avant de mourir, la gamme entière des jouissances les
plus folles et des plaisirs les plus extravagants. Les belles dames du
temps s'arrachent les livres de Rousseau et tombent en pâmoison au
récit des amours d'Héloïse. Les sémillantes marquises se délectent aux
ironies de Voltaire, s'adonnent au spiritisme avec Cagliostro, assistent
aux expériences de cet habile charlatan qui s'est donné pour tâche de
guider les gens du monde dans les arcanes de la mystérieuse nature.
Elles se retrouvent, le soir, au théâtre et applaudissent les imperti-
nences spirituelles de Figaro, ne se doutant pas que les réparties
éblouissantes, que Beaumarchais met dans la bouche de l'insolent bar-
bier, passent par dessus la rampe et, comme des étincelles allumeuses
d'incendie, vont porter le feu à l'édifice croulant de la vieille France
monarchique, avec ses castes et ses classes, ses distinctions d'états et
ses préjugés, ses privilèges aristocratiques et ses injustices sociales.
Cette société se donne, dans un fauteuil d'orchestre, le spectacle de sa
propre mort. Car c'est la mort qui vient. Tous les sentiments sont tru-
qués ; le goût de la science n'est qu'une attitude ; les liens de la famille

25 Hubert Morand, Le théâtre à Saint-Domingue au XVIIIe siècle, art. dans


Figaro, Paris, 24 décembre 1930.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 67

se relâchent ; les vieilles traditions d'honneur et de chevalerie se


perdent. La pudeur — charme de la femme — disparaît : de l'amour
chanté par les poètes le siècle fait on ne sait quelle mixture, où se mé-
langent à doses indéterminées l'esprit d'un Marivaux, la sensualité ca-
piteuse d'un Lauzun, le libertinage des « Liaisons dangereuses » et le
parfum violent du marquis de Sade.
[51]
Les jeunes colons, élevés en France, avaient vu de près cette socié-
té. Quelques-uns avaient largement participé aux plaisirs de Paris et
mené la vie élégante et facile de la jeunesse batailleuse qui entourait
les Choiseul, les Lauzun, les Richelieu, et applaudissait à leurs
prouesses amoureuses. Rentrés à Saint-Domingue, ils se pliaient diffi-
cilement à leur nouvelle existence. En attendant qu'ils pussent re-
prendre le bateau et aller demander à la joyeuse capitale métropoli-
taine des voluptés nouvelles, ils tâchaient de tirer de la colonie toutes
les jouissances qu'elle pouvait offrir. Ils partageaient leur temps entre
l'amour, la chasse et la danse. Comme il était de bon ton de parler lit-
térature et de paraître renseignés sur les dernières publications de Pa-
ris, ils mirent à la mode Rousseau, Voltaire, Lesage, l'abbé Prévost ; et
des dames créoles exaltées rêvèrent de vivre avec quelque Des Grieux
colonial les aventures troublantes de Manon Lescaut.
La mode voulait aussi qu'on s'occupât de science. L'illuminisme,
l'hypnotisme, l'occultisme avaient leurs adeptes, et beaucoup de gens
ne juraient que par Balsamo le charlatan. Les expériences d'aérosta-
tion des frères Montgolfier étaient vivement discutées — la question
du plus lourd que l'air troublant bien des cervelles qui n'avaient
d'ailleurs de la physique qu'une connaissance fort rudimentaire. En
1784, la ville du Cap vit monter dans l'air, aux acclamations d'une
foule enthousiaste, le premier ballon lancé en Amérique.
Une association s'était formée, le Cercle des Philadelphes, qui re-
çut plus tard des lettres patentes et prit le nom de Société Royale des
Arts et des Sciences. Elle avait son cabinet de physique, son labora-
toire de chimie et son jardin des plantes. Ses séances étaient suivies
avec intérêt, et elle envoyait les communications de ses membres à
l'Académie des sciences de Paris, à laquelle elle était affiliée. Cette
société, établie au Cap, rendit d'appréciables services à la colonie. Elle
institua des prix destinés à récompenser les auteurs de mémoires inté-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 68

ressant la fabrication de certains produits agricoles ou industriels —


par exemple, d'un papier qui fût à l'abri des insectes.
Les gazetiers firent bientôt leur apparition. Il n'est pas sans intérêt
de rappeler à ce propos les débuts de la presse sur la terre d'Haïti. Le
premier qui osa établir une imprimerie à Saint-Domingue paya chère-
ment son imprudence. Cet imprimeur se nommait Pierre Payen, un
nom déjà passablement hétérodoxe pour l'époque. Il avait fait paraître
au Cap un recueil dans lequel était publié, entre autres documents, le
Code Noir. Il n'eut pas le temps d'en éditer un deuxième. Le Chevalier
de la Rochealar, qui eut pendant quelque temps le commandement à
Saint-Domingue, tenait en fort médiocre estime les gens dont le mé-
tier est de mettre du noir sur du blanc : il les considérait comme for-
mant une espèce très dangereuse. La colonie n'était pas toujours tran-
quille : on craignit que l'industrie de Payen, en y propageant toutes
sortes de nouvelles, ne contribuât à agiter les esprits et à pousser à la
révolte contre les abus de l'administration. On organisa contre le mal-
heureux imprimeur un tel [52] système de persécution qu'il dut quitter
au plus vite Saint-Domingue. M. de Montreuil, gouverneur intérimaire
après la mort du vicomte de Belzunce, se montra plus libéral : une
autre imprimerie put s'établir au Cap, et en février 1764 parut le pre-
mier numéro de la Gazette de Saint-Domingue, journal hebdomadaire.
La Cour en ordonna quelque temps après la suppression ; mais le nou-
veau gouverneur, Comte d'Estaing, prit l'initiative de faire paraître les
Avis Divers et les Petites Annonces Américaines.
Si, dans les villes, les occasions de réjouissances étaient nom-
breuses, l'existence que menaient certains grands planteurs sur leurs
domaines était plus somptueuse encore. Ils y vivaient en grands sei-
gneurs. Ils avaient de beaux chevaux et de fastueux équipages. Ils or-
ganisaient de magnifiques parties de chasse, et nos plaines virent sou-
vent passer, montées sur de superbes chevaux venus de l'Amérique du
Nord, les belles dames de la colonie « courant le cochon marron ».

* * *

Plaisirs et affaires n'occupaient pas exclusivement l'esprit des co-


lons. La politique était l'une de leurs occupations favorites. La tour-
nure de plus en plus tragique que prenaient les choses de France dé-
frayait les conversations et excitait les passions. D'autre part, l'admi-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 69

nistration locale, le plus souvent corrompue et marquée par d'inces-


santes querelles entre le gouverneur et l'intendant, offrait une large
prise à la critique. Le gouvernement de la colonie était franchement
despotique. Les colons affichaient, avec une hardiesse de plus en plus
accentuée, la prétention de prendre une part prépondérante à la gestion
des affaires de Saint-Domingue. L'idée séparatiste germait dans
quelques cerveaux hardis, sur lesquels avait fait une vive impression
la lutte victorieuse menée par les colonies anglaises de l'Amérique du
Nord — depuis le massacre de Boston du 5 mars 1770 jusqu'au traité
de Paris du 3 septembre 1783 reconnaissant l'indépendance des États-
Unis.
Cette question très grave préoccupait la cour dès 1766. Le Roi, au
moment du départ pour Saint-Domingue du gouverneur, Prince de Ro-
han-Montbazon, lui donnait des instructions visant l'organisation de la
police, le mode de répartition des impôts, la discipline des troupes.
Sous prétexte de réformer les mœurs dépravées des colons — on répé-
tait à la cour que les cabarets de nuit du Cap et de Port-au-Prince se
transformaient, les lumières éteintes, en véritables lupanars — les ins-
tructions royales défendaient « les accouplements même légitimes des
blancs avec les mulâtresses afin d'empêcher entre blancs et hommes
de couleur une entente pouvant aider la colonie à se soustraire facile-
ment à l'autorité du roi ».
Une autre cause de préoccupation à la cour, c'était le conflit latent
qui divisait les trois provinces de Saint-Domingue. Entre le Nord,
l'Ouest et le Sud existaient des rivalités qui devaient, dans la suite, se
manifester par des luttes armées dont le funeste souvenir ne s'est pas
jusqu'à présent [53] dissipé parmi nous. Il n'y avait pas seulement des
intérêts matériels ou des questions administratives à mettre en opposi-
tion ces trois provinces. Elles différaient sensiblement par le mode de
formation de leurs populations respectives, par les sentiments, les
idées, les traditions et les mœurs qui dominaient parmi leurs habitants.
Cet antagonisme moral, plus difficile à détruire que le conflit des inté-
rêts matériels, entretenait la société de Saint-Domingue dans un état
d'excitation et de fièvre, qui monta à son paroxysme quand vint de
France la nouvelle foudroyante de la prise de la Bastille.
Le 14 juillet 1789 n'est pas seulement une date mémorable dans
l'histoire du monde : elle marque pour les Haïtiens une explosion for-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 70

midable d'où devaient sortir la libération des esclaves de Saint-Do-


mingue et l'indépendance d'Haïti.

* * *

Des écrivains étrangers se sont plu à vanter l'éclat de cette civilisa-


tion coloniale. Ils sont trompés par les apparences. Rien de plus fac-
tice en effet que cette société dont nous venons de décrire imparfaite-
ment la vie et les mœurs. Le vernis de civilisation qui recouvrait
l'existence fastueuse des colons était fort léger : quand il s'écaillait, il
laissait voir des abîmes d'égoïsme et de férocité. Sous la politesse des
manières, un œil un peu exercé pouvait apercevoir la grossièreté des
appétits et la rudesse foncière de ces parvenus. On n'avait qu'à gratter
légèrement l'élégant habitué des bals nocturnes pour retrouver le tor-
tionnaire inhumain, qui payait les caresses de ses maîtresses avec les
souffrances de l'esclave.
Théâtre, littérature, science : tout cela peut faire illusion à première
vue. Mais regardez plus avant : toutes ces manifestations du progrès
n'ont rien de consistant. Elles sont le produit du snobisme le plus vul-
gaire. Les colons semblent s'intéresser au mouvement philosophique
et littéraire. Ils fondent des sociétés savantes, créent des clubs litté-
raires, établissent des salles de spectacles : il n'y a là que soumission à
l'irrésistible mode. Ce qui le prouve, c'est qu'ils ne pensent pas en
même temps à avoir de bonnes écoles dans la colonie pour leurs
femmes et leurs enfants — qu'ils envoient en France quand ils en ont
les moyens. On mène une vie somptueuse. : pour l'historien superfi-
ciel, c'est un signe d'activité économique, puisque le luxe ne paraît
possible que là où l'on travaille. Erreur encore ! Peu de fortunes à
Saint-Domingue sont effectives. Les propriétés sont pour la plupart
grevées d'hypothèques. Mais plus on a besoin d'argent et plus on pèse
sur l'esclave, dont le labeur doit pourvoir à tous les plaisirs du maître.
Emportés par la vie facile et l'amour des jouissances immédiates, les
jeunes colons se livrent à des dépenses excessives, s'endettent pour
maintenir un train de maison qui leur conserve l'estime de l'aristocra-
tie coloniale. Aussi les fortunes sont-elles d'une manière générale plus
apparentes que réelles : on sacrifie au plaisir de paraître le besoin
d'être tout simplement.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 71

[54]
« C'est ainsi que se constitua, dit excellemment M. Lucien Pey-
traud, une société tout à fait factice parce qu'elle ne s'était pas fondée
normalement. Ce fut l'abandon aux instincts et aux passions, l'amour
des jouissances frivoles suivant les caprices du moment, sans pré-
voyance, sans souci de l'épargne, sans réelles vertus de famille, sans
un haut idéal de vie intellectuelle et morale, sans la moindre préoccu-
pation, en un mot, de la justice et de l'humanité. »
Les éléments hétérogènes qui composaient la société coloniale se
seraient fondus en un tout homogène et cohérent si de nombreux obs-
tacles, créés par l'égoïsme cupide et l'intérêt mal entendu, n'étaient ve-
nus empêcher une fusion qui, sans cela, aurait été facile et, grâce aux
circonstances particulières du climat et des mœurs, singulièrement ra-
pide.
Cette société coloniale, mal équilibrée, divisée en classes antago-
nistes, déchirée par des luttes intérieures, ne résistera pas à la vague
révolutionnaire qui, venue de France, va déferler sur les rivages de
Saint-Domingue.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 72

[55]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre V
LA LUTTE POUR
LA LIBERTÉ

Retour à la table des matières

À l'époque où nous sommes maintenant parvenus, cent quarante-


neuf ans se sont écoulés depuis la prise de possession du pouvoir par
Bertrand d'Ogeron, le 6 juin 1665, comme gouverneur de l'île de la
Tortue et de la Côte de Saint-Domingue. Seize gouverneurs particu-
liers et trente gouverneurs généraux lui avaient succédé, de 1668 à
1789. Ils avaient tous — avec l'assistance d'une vingtaine d'intendants
successifs, plus ou moins compétents, plus ou moins honnêtes — tra-
vaillé à faire du petit établissement, créé par les Flibustiers et les Bou-
caniers, une colonie forte et prospère — orgueil et gloire de la France
dans le Nouveau Monde. Ils en avaient assuré la force et la prospérité
en lui donnant une organisation militaire, administrative et judiciaire ;
en y créant des villes et des bourgades ; en y faisant exécuter des tra-
vaux pour l'arrosage des terres ; en y construisant des routes à travers
plaines et montagnes pour l'écoulement des marchandises à l'intérieur
et le transport des denrées vers les ports d'expédition 26.

26 Pour l'étude du gouvernement et de l'administration de Saint-Domingue,


lire les trois premiers volumes de l'Histoire d'Haïti du R. P. Cabon.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 73

Par le traité de Ryswick du 30 septembre 1697, l'Espagne avait re-


connu comme définitive la possession française de la partie occiden-
tale d'Hispaniola ; et celui d'Aranjuez du 3 juin 1777, en adoptant le
plan de délimitation dressé par don Joachim Garcia et le Vicomte
Hyacinthe-Louis de Choiseul, devait, au moins temporairement,
mettre fin aux fréquents incidents auxquels donnait lieu l'indétermina-
tion de la ligne frontière entre la colonie de Saint-Domingue et l'Au-
dience Espagnole de Santo-Domingo.
Le territoire français de Saint-Domingue ne comprenait que le tiers
de l'île ; mais cette partie était de beaucoup la plus fertile et la mieux
cultivée. Le reste formait la Partie Espagnole qui, bien qu'elle fût plus
étendue, était moins peuplée et moins riche.
[56]
La colonie de Saint-Domingue était divisée en trois provinces. La
Province du Nord, d'une superficie de 480 lieues carrées, comptait
16.000 blancs, 9000 affranchis et 170.000 esclaves. La Province de
l'Ouest, d'une superficie de 820 lieues carrées, possédait 14.000
blancs, 12.500 affranchis et 160.000 esclaves. La Province du Sud, la
dernière ouverte à l'activité des colons, nourrissait, sur un territoire de
700 lieues carrées, 10.000 blancs, 6500 affranchis et 114.000 esclaves.

« La partie du Nord — dit Moreau de St-Méry — a des avantages réels


sur celles de l'Ouest et du Sud. Il en est qui tiennent à la nature de son sol
et de son climat, et d'autres qui sont dus à sa position géographique. Parmi
les premiers, on doit compter celui d'avoir beaucoup de rivières, de ruis-
seaux, de ravins et de recevoir des pluies réglées... Le soi de cette partie
est généralement plus productif que celui des autres. Ce n'est pas qu'on ne
trouve dans les parties de l'Ouest et du Sud des terrains aussi fertiles que
dans le Nord, mais ils veulent toujours l'arrosement... La partie du Nord
est la première que les Français aient établie, et elle est encore la plus im-
portante par sa situation, militairement parlant, par ses richesses et par sa
population. On peut y compter à peu près 16.000 blancs de tout âge, dont
plus des deux tiers sont du sexe masculin ; 9000 gens de couleur libres,
presque en nombre égal dans chaque sexe ; et 170.000 esclaves, parmi les-
quels le rapport des nègres est à celui des négresses comme neuf est à sept.
Les nègres, en général, y sont plus industrieux et mieux traités. La culture
est aussi poussée plus loin dans le Nord ; et l'art de fabriquer le sucre y a
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 74

fait des progrès qu'on n'égale point encore dans le reste de la colonie. Il
faut dire de plus — parce que c'est la vérité — qu'on y trouve une plus
grande sociabilité et des dehors plus polis. Il y a même une sorte de rivali-
té jalouse, de la part de l'Ouest et du Sud, à cet égard, et elle servirait, au
besoin, de preuve à cette observation. La plus grande fréquentation des bâ-
timents européens y place les premiers succès de la mode et, partout où il
y a des Français, la mode a ses adorateurs. Le luxe y a donc un culte très
suivi, et c'est du Cap, comme d'un centre, qu'il répand ses jouissances et
ses maux...
« La partie de l'Ouest, contenant Port-au-Prince, qui est la capitale de
la colonie, renferme ainsi le siège principal du gouvernement et de l'admi-
nistration générale... Si elle est obligée de reconnaître la supériorité de la
partie du Nord sur elle, cette supériorité elle l'exerce à son tour sur la par-
tie du Sud. Moins éloignée qu'elle de l'abord des vaisseaux venant d'Eu-
rope, moins dangereusement placée durant la guerre parce qu'elle n'est pas
aussi voisine de la Jamaïque ; plus et mieux cultivée ; ayant dans son éten-
due le siège du gouvernement, la résidence d'une Cour souveraine, la gar-
nison habituelle d'un régiment, elle tire de ces circonstances, qui pro-
duisent une plus grande réunion d'individus et par conséquent plus de
consommateurs, des avantages dont la partie du Sud est privée. La partie
de l'Ouest contient à peu près 14.000 blancs de tout âge, dont deux tiers
sont du sexe masculin ; 12.500 gens de couleur [57] libres, dont les neuf
seizièmes sont du sexe masculin ; et 160.000 esclaves, parmi lesquels le
rapport des nègres est à celui des négresses à peu près comme huit est à
sept. Il résulte de ce calcul que la population totale de la partie de l'Ouest
peut être considérée comme égale à celle de la partie du Nord, mais avec
cette différence que cette dernière n'a que les trois cinquièmes de la sur-
face de l'autre...
« La partie du Sud a, en 1789, un peu plus de 10.000 blancs, dont les
deux tiers sont mâles ; 6500 affranchis, dont la moitié à peu près de
chaque sexe ; et 114.000 esclaves, dans la proportion de huit mâles pour
sept femelles... Il est aisé de voir, par ces résultats, que la partie du Sud
n'est ni aussi peuplée ni aussi bien établie que les deux autres puisque,
avec près de moitié de plus de la surface de la partie du Nord, elle n'a que
les deux tiers de la population de celle-ci... Le fait vrai, c'est que la partie
du Sud n'a jamais été aussi encouragée que celles du Nord et de l'Ouest...
C'est en quelque sorte au commerce étranger qu'elle doit ses premiers suc-
cès, et sans ce commerce, contre lequel les négociants de France ont pous-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 75

sé des cris, les avantages qu'ils vont maintenant y recueillir n'existeraient


pas... L'espèce d'abandon où a été laissée la partie du Sud y a produit des
effets, qui sont encore sensibles. La culture y est moins perfectionnée
qu'ailleurs, parce que les forces cultivatrices y manquent et parce que les
denrées n'y obtiennent pas un prix aussi avantageux... Les mœurs de la
partie du Sud ont un caractère qui les fait différer, en plusieurs choses, des
mœurs du reste de la colonie. Il me semble qu'elles ont, surtout dans la
bande méridionale, moins d'analogie avec ces dernières qu'avec celles des
îles du Vent, et l'on peut faire la même observation dans le langage créole.
Il est vrai qu'on trouve beaucoup de familles martiniquaises d'origine dans
cette étendue. Les nègres y montrent aussi des différences dans leurs
usages. »

À l'appui de ces observations de Moreau de St-Méry, Beaubrun


Ardouin cite un écrit de 1790 intitulé : Lettre d'un citoyen de Port-au-
Prince à un député à l’Assemblée nationale, dans lequel on lit le pas-
sage suivant : « Ne perdez pas de vue que la colonie ne forme qu'une
famille composée de trois individus. N'oubliez point que, pendant la
minorité de la cadette des filles, les tuteurs ont employé tous les reve-
nus à doter les aînées. Aujourd'hui cette dernière a atteint sa majorité.
Avant qu'elle le demande, que les deux premières lui offrent un dé-
dommagement, qui lui fasse oublier l'abandon dans lequel on l'a lais-
sée et le peu de soins donnés à son éducation. Remarquez qu'elle s'est
aperçue que, depuis longtemps, elle a très peu participé aux revenus
communs et, par un acte tel que celui que je vous propose, faites-lui
oublier ses prétentions ou ses droits. Evitez la scission. Que les trois
provinces restent unies. Qu'elles ne fassent qu'une maison, qu'un en-
semble étroitement lié. Et gémissez avec moi sur la colonie si la dis-
sension s'établissait et si chacune voulait régir ses biens à sa ma-
nière. »
Aux dissentiments profonds qui existaient entre les trois classes de
la population coloniale s'ajoutaient donc les rivalités entre les
trois [58] provinces. « La jalousie du Sud contre le Nord, étendue
contre l'Ouest, trouva un nouvel aliment dans les plaintes des habi-
tants du Cap à l'égard de Port-au-Prince. Chacune de ces trois pro-
vinces en était arrivée au point de considérer qu'elles avaient, pour
ainsi dire, des intérêts distincts, oubliant alors que Saint-Domingue,
colonie française, était nécessairement soumis à cette loi, à ce principe
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 76

d'unité qui a constitué la force de sa métropole. Cette fermentation des


esprits était arrivée à son apogée lorsque survinrent en France les pre-
miers troubles révolutionnaires 27. »

* * *

L'esprit de révolte n'avait pas attendu les prodromes de la Révolu-


tion française pour commencer à se manifester parmi les esclaves de
Saint-Domingue. Dès le mois de mai 1697, une insurrection des
nègres mit en danger la première grande habitation établie dans le
Nord, à Quartier-Morin. L'habileté du gouverneur du Cap amena sans
violence les révoltés à reprendre le travail, tandis que leur chef s'en-
fuyait dans la partie espagnole. Le soulèvement qui se produisit en
1691 dans la plaine du Cul-de-Sac fut beaucoup plus grave. Les es-
claves avaient fait le projet de tuer les maîtres et d'incendier leurs
champs. Dénoncés, ils furent décapités. Ceux qui réussirent à s'échap-
per se réfugièrent au Morne Noir, dont les Marrons firent à la longue,
comme au Bahoruco, une retraite inaccessible.
Ces protestations armées contre la servitude furent nombreuses ;
mais elles pouvaient être considérées comme des manifestations indi-
viduelles ou des soulèvements locaux sans signification bien nette. Il
n'en fut pas de même de l'insurrection menée en 1757 par Mackandal.
Celle-ci mérite d'être relatée en détail à cause de son influence sur les
événements de 1791, dont nous parlerons plus tard.
Le nègre Mackandal appartenait à la florissante habitation de Le-
normand de Mézy, dans la Plaine du Nord. Il était fils de chef africain.
Tout jeune, il avait été enlevé des côtes de la Guinée et conduit
comme otage parmi les tribus du nord de l'Afrique qui pratiquaient
l'islamisme. Il fut donc élevé dans la religion musulmane. Transporté
à Saint-Domingue, il avait vite acquis un grand ascendant sur ses
compagnons de l'atelier à cause de sa vive intelligence, de sa bravoure
et aussi de sa connaissance des plantes vénéneuses. Un jour qu'il tra-
vaillait au moulin, il eut la main prise dans les cylindres : on fut obligé
de la couper pour le dégager. Manchot, il fut commis à la garde des
bestiaux. Mais supportant mal la servitude, il se sentit attiré par la vie
aventureuse du marron, et un beau matin il disparut. Il réunit bien vite
autour de lui une bande nombreuse, à laquelle il prêchait ardemment
27 Beaubrun Ardouin.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 77

une croisade de mort contre les maîtres et qui voyait en lui un messa-
ger divin. Il se faisait passer [59] pour un illuminé, un prophète, un
« houngan » inspiré par les divinités supérieures de l'Afrique, et dont
la mission sacrée était de chasser les blancs de la colonie et de faire de
Saint-Domingue un royaume indépendant pour les nègres. Son in-
fluence avait fini par s'étendre à toutes les habitations de la plaine du
Cap. Sur un ordre de lui, le poison était semé dans la grande-case, ra-
vageait l'atelier, décimait le bétail. Aux « veillées », dans les réunions
de « prières », dans les « calindas », des groupes attentifs écoutaient
admirativement cent histoires terrifiantes, dont Mackandal était le hé-
ros. On racontait qu'il avait le pouvoir de se métamorphoser en toute
espèce d'animaux.
Depuis plus de quatre ans, les colons de la Plaine du Nord cher-
chaient à s'emparer de l'insaisissable marron. Or, un soir de décembre
1757, Mackandal ne put résister au plaisir d'assister à un calinda orga-
nisé par les nègres de l'habitation Dufréné, au Limbe. Perdant toute
prudence, il se mêla à la foule des danseurs et se trouva, au milieu de
la nuit, complètement ivre. Son infirmité l'avait vite fait reconnaître. Il
fut pris, ligoté et enfermé dans une case, que gardaient à vue le gérant
de l'habitation et deux colons armés de fusils, tandis qu'un exprès
avait été dépêché au Cap pour annoncer aux autorités la capture du
terrible marron. Mackandal, en se réveillant, se rendit compte de la si-
tuation : il réussit cependant à se débarrasser de ses liens et à s'enfuir.
Une battue fut organisée, et on le découvrit caché dans un champ de
caféiers. Conduit au Cap sous forte escorte, il fut condamné à être brû-
lé vif, le 20 janvier 1758. Il avait toujours répété que les blancs étaient
incapables de le faire mourir et que, pour leur échapper, il avait la su-
prême ressource de se changer en maringouin. Or, le jour du supplice,
après qu'on eut allumé le bûcher, un incident se produisit qui frappa
vivement l'imagination des spectateurs. Soit que le poteau auquel il
était attaché ne fût pas assez solide, soit que les cordes qui le liaient
eussent cédé par l'effet des violents soubresauts de son corps en
contact avec les flammes, Mackandal culbuta hors du foyer incandes-
cent en prononçant des paroles cabalistiques. Ce fut une panique in-
descriptible. « Mackandal sauvé ! Mackandal sauvé ! », se mirent à
crier les assistants épouvantés. Bien que le condamné eût été repris et
rejeté dans le brasier ardent, les nègres restèrent persuadés que l'hé-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 78

roïque marron n'était pas mort et qu'il reparaîtrait tôt ou tard pour ven-
ger sa race.
Cette conviction joua un grand rôle dans l'organisation des révoltes
qui suivirent. Elle entretint la confiance des esclaves, qui avaient trou-
vé dans le culte du Vodou un ferment particulièrement propre à exal-
ter leur énergie, car le Vodou, formé des cultes divers importés
d'Afrique, était devenu moins une religion qu'une association politique
— une sorte de « carbonarisme noir » ayant pour mot d'ordre l'exter-
mination des blancs et la délivrance des nègres. Les cérémonies du
culte étaient entourées du plus grand mystère. Chaque initié prêtait le
serment solennel de subir les pires tortures plutôt que de révéler les
secrets qui lui étaient confiés.
[60]
« Les morts subites attribuées au poison ne cessèrent pas (après le
supplice de Mackandal) — constate le P. Cabon. Contre les malfai-
teurs inconnus, le Conseil du Cap prit des mesures préventives : le 11
mars 1758, défense de faire des macandals, ou compositions de malé-
fices, à cause de la profanation des choses saintes qu'on y faisait ; dé-
fense à tout esclave de composer et distribuer des remèdes à d'autres
esclaves, sans permission du maître ; le 7 avril 1758, règlement sur la
police des esclaves : étaient défendues les assemblées des esclaves à
la mort de l'un d'eux ; prohibition de composer, vendre ou distribuer
des garde-corps et macandals étendue aux affranchis ; aggravation
des règlements, au sujet des esclaves, sur le port d'armes, la vente des
denrées, les assemblées après sept heures du soir, même dans les
églises ; l'asile donné par un affranchi à un esclave marron était puni
de la perte de la liberté pour le libre et sa famille résidant chez lui ; en-
fin, interdiction à tout libre, noir ou de couleur, de porter épée, sabre
ou manchette dans les villes et bourgs, à moins qu'ils ne fussent offi-
ciers ou employés dans la maréchaussée ou commandés pour le ser-
vice.
« Plus tard, un règlement du 18 février 1761 édicta de nouvelles
restrictions. Dans les villes importantes un prêtre, nommé d'ordinaire
curé des nègres, avait le soin spirituel des esclaves. En fait, cet arran-
gement n'exista jamais qu'au Cap. Ce prêtre avait généralement une
influence très grande sur ses ouailles ; et les ouailles se considéraient
comme formant une petite église à part, indépendante de celle des
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 79

blancs. Il fut fait défense au curé des nègres de s'occuper seul des bap-
têmes ou mariages des esclaves : en ce point il était dépendant du curé
des blancs, unique curé en charge. Il n'avait mission que de cathéchi-
ser les esclaves, de leur faire réciter la prière, de leur prêcher la parole
de Dieu, sans remplir auprès d'eux aucune fonction curiale. Et comme
les esclaves avaient pris l'habitude de se réunir à l'église de jour et de
nuit, qu'ils avaient institué parmi eux des bedeaux et des marguilliers,
que ces dignitaires passaient d'une maison ou d'une habitation à l'autre
pour prêcher et catéchiser, comme ils prêchaient même dans l'église
en l'absence du prêtre, toutes ces manifestations leur furent interdites ;
il fut en outre ordonné que les églises seraient fermées au coucher du
soleil et de midi à deux heures. »
Toutes ces mesures prohibitives ne pouvaient avoir d'autre effet
que de donner au Vodou une force plus grande en forçant ses secta-
teurs à entrer dans la clandestinité, tandis qu'on empêchait, d'autre
part, la doctrine chrétienne de se répandre dans la masse des esclaves
grâce à l'enseignement des « mamans-dédés » et à la prédication de
ceux que nous appelons aujourd'hui des « pères-savanes » et dont la
fidélité à la foi catholique était éprouvée, comme Toussaint Louver-
ture devait le montrer plus tard. De cette fidélité nous avons une
preuve éclatante dans un événement rappelé par Georges Sylvain.
« En 1782, lors du premier traité qui intervint entre les nègres marrons
de l'Ouest et les autorités françaises de Saint-Domingue, les deux
conditions mises à leur soumission [61] par ces révoltés, guerroyant
depuis quatre-vingts ans dans les bois, furent qu'on leur laisserait la
faculté d'aller se faire baptiser à Neybe et qu'ils garderaient la liberté
conquise au prix de leur sang... La puissance du sentiment religieux
sur les nègres d'Haïti a été telle qu'elle a résisté au spectacle du déver-
gondage colonial, au mauvais exemple d'un clergé propriétaire d'es-
claves et a survécu au désarroi qui suivit l'expulsion des blancs... En
liant pour la première fois les deux termes Dieu et Liberté et en en fai-
sant la formule même de leur aspiration au bien-être social, les mar-
rons de 1782 obéissaient à l'instinct profond de leur race. »

* * *

Parmi les affranchis de Saint-Domingue résidant à Paris pour leurs


études ou pour leurs affaires se trouvait un jeune mulâtre nommé
Vincent Ogé. Il avait suivi avec un intérêt passionné les événements
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 80

qui s'étaient déroulés en France depuis la prise de la Bastille. Aidé


d'un autre affranchi, Julien Raymond, il avait pu obtenir le puissant
concours du Club des Amis des Noirs, fondé à Paris par Brissot et qui
réunissait des abolitionnistes tels que Clavière, La Fayette, l'Abbé
Grégoire, Condorcet, Mirabeau, Robespierre.
Sur la pression du Club des Amis des Noirs et malgré l'opposition
du Club Massiac, formé de colons esclavagistes et réactionnaires,
l'Assemblée Nationale Constituante vota, le 8 mars 1790, un décret
établissant l'égalité des droits civils et politiques entre toutes les per-
sonnes libres des colonies. Bien que ce décret, daté du 28 mars, eût ré-
servé la question de l'abolition de l'esclavage, considérée pourtant
comme une conséquence logique de la Déclaration des Droits de
l'Homme et du Citoyen, il provoqua, lorsqu'il fut connu à Saint-Do-
mingue, en avril, une réprobation presque unanime parmi les colons,
qui refusèrent d'en tenir compte. Ce fut au contraire pour eux l'occa-
sion d'exercer contre les affranchis, qui réclamaient le bénéfice de ces
nouvelles dispositions, les représailles les plus terribles. « Au Cap, un
mulâtre nommé Lacombe fut pendu pour avoir présenté une humble
supplique où il demandait l'application du principe des droits de
l'homme en faveur de sa classe. Cette pétition fut jugée incendiaire
parce qu'elle commençait par ces mots : Au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit... Au Petit-Goâve, un blanc doué de sentiments généreux
et de principes libéraux, Ferrand de Baudières, vieillard respectable,
eut la tête tranchée par des énergumènes, blancs comme lui, pour
avoir rédigé une pétition en faveur des hommes de couleur de sa ville.
À Aquin, huit jours après le meurtre de Ferrand de Baudières, sous le
prétexte que G. Labadie avait une copie de cette pétition, une troupe
de blancs cernèrent sa maison pendant la nuit. Ils l'appellent, et, au
moment où il ouvre sa porte, ces forcenés font une décharge de coups
de fusil. Un jeune esclave de Labadie est tué à ses côtés. Lui-même
reçoit trois blessures. En cet état, ce septuagénaire est attaché à la
queue d'un cheval et traîné à une bonne distance. (Par miracle il
échappa à la mort.) ... Sur [62] tous les points de la colonie, d'autre
faits vexatoires, inhumains, prouvèrent la haine de la classe blanche
contre les hommes de couleur » 28
C'est juste à ce moment d'extrême agitation des esprits que Vincent
Ogé, tout plein d'ardeur et de foi libertaire, débarqua au Cap le 16 oc-
28 Beaubrun Ardouin.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 81

tobre 1790. Il se rendit tout de suite au Dondon. En apprenant son re-


tour et sachant que ce jeune homme de trente-trois ans allait employer
toute son activité à combattre l'opposition des blancs à l'application du
décret du 28 mars, les autorités coloniales ordonnèrent son arrestation
et son exécution immédiate. Averti de ce qui se préparait contre lui,
Ogé alla consulter à la Grande-Rivière du Nord son ami Jean-Baptiste
Chavannes, dont il connaissait la sagesse et le grand courage. Affran-
chi comme lui, Chavannes était l'un de ses six cents hommes libres
qui, sous le commandement du Comte d'Estaing, avaient vaillamment
combattu pour l'indépendance des États-Unis en arrosant de leur sang
généreux le champ de bataille de Savannah, le 9 octobre 1779. Il était
convaincu que rien ne pouvait être obtenu par la douceur ou la persua-
sion des colons de Saint-Domingue. Aussi proposa-t-il à son camarade
de faire appel aux nègres des ateliers comme le moyen le plus sûr de
briser les chaînes de l'esclavage et de faire briller pour tous, sur cette
terre des anciens Arawakc, le soleil de la liberté. Vincent Ogé pensa
qu'une telle solution était prématurée et ne répondait pas au pro-
gramme d'émancipation graduelle adopté par ses amis de Paris, qui re-
gardaient, comme un danger pour la colonie et même pour la France,
la libération totale et soudaine des masses nègres. Ce qui lui paraissait
raisonnable, c'était de réclamer l'application du décret du 28 mars et
de demander aux affranchis des trois provinces de Saint-Domingue de
s'unir à lui dans cette suprême revendication de leurs droits.
Son appel n'ayant pas été entendu de ses congénères, Ogé décida
avec Chavannes d'appuyer sa réclamation auprès des autorités colo-
niales par une manifestation armée. Ils levèrent une troupe de volon-
taires, composée de parents, d'amis et de voisins, s'élevant à peine à
deux cent cinquante : attaquée par un détachement de six cents
hommes de la milice blanche, elle résista vigoureusement, fit de nom-
breux prisonniers, que Vincent Ogé, avec la plus noble générosité, re-
mit en liberté en leur demandant de jurer qu'ils ne reprendraient plus
les armes pour combattre les légitimes aspirations des affranchis à
l'égalité complète. Quinze cents soldats d'élite de la garnison du Cap
arrivèrent bientôt sur les lieux et ne firent qu'une bouchée de la petite
troupe de manifestants. Quelques-uns purent s'enfuir avec Ogé et Cha-
vannes dans la Partie Espagnole. Ils passèrent la frontière le 6 no-
vembre 1790 et furent conduits à Santo-Domingo. Don Joachim Gar-
cia, gouverneur de la colonie de l'Est, livra, le 21 décembre, Ogé,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 82

Chavannes et leurs compagnons au nombre de vingt-quatre au com-


mandant d'une frégate française, qui les amena au Cap.
[63]
Condamnés à être rompus vifs, les deux jeunes gens subirent ce
supplice barbare avec un courage splendide devant une foule immense
rassemblée, le 23 février 1791, sur la place d'armes du Cap Français.
« En montant sur l'échafaud — écrit à ce sujet Hannibal Price — Cha-
vannes le vaillant, le noble fils de négresse, qui avait vu des blancs
face à face sur les champs de bataille de l'Amérique du Nord ; qui
avait mesuré leur bravoure à la sienne, à celle de ses frères ; Cha-
vannes qui avait vu tomber, à l'éclair du canon, le voile aveuglant du
préjugé ; qui avait reconnu en lui-même et en ses frères des hommes,
des êtres semblables, égaux aux blancs par la vaillance, par les vertus
guerrières ; qui avait une foi ardente, profonde dans l'avenir de sa
race ; Chavannes, d'une voix forte et calme, dénonça ses bourreaux à
la postérité et légua à ses frères la tâche de venger son martyre. »
La voix de Chavannes allait, du fond de la tombe, se faire entendre
de manière terrible. Ce que Vincent Ogé avait repoussé comme pré-
maturé ou trop dangereux se produisit au milieu de cette année mémo-
rable de 1791 : ce fut la révolte générale des esclaves. Dès le mois de
juillet, ceux de l'Ouest avaient commencé à s'agiter. Afin de les terro-
riser, les colons en avaient décapité un grand nombre : cela ne fit que
hâter l'explosion.

* * *

Dans la nuit du 14 août 1791, au milieu d'une forêt appelée Bois-


Caïman, située au Morne-Rouge dans la plaine du Nord, les esclaves
tinrent une grande réunion en vue d'arrêter un plan définitif de révolte
générale. Ils étaient là environ deux cents commandeurs, délégués des
divers ateliers de la région. L'assemblée était présidée par un nègre,
Boukman, dont la parole enflammée exalta les conjurés. Avant de se
séparer et afin de sceller les engagements pris, on procéda à une céré-
monie impressionnante. Il pleuvait avec rage. Tandis que l'orage gron-
dait et que les éclairs sillonnaient le ciel, une négresse de haute stature
apparut brusquement au milieu de l'assistance. Elle était armée d'un
long couteau pointu, qu'elle faisait tournoyer au-dessus de sa tête, en
exécutant une danse macabre et en chantant un air africain, que les
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 83

autres répétaient en chœur, prosternés la face contre terre. On traîna


ensuite devant elle un cochon noir, qu'elle éventra de son couteau. Le
sang de l'animal fut recueilli dans une gamelle de bois et servi tout
écumant à chaque délégué. Sur un signe de la prêtresse, tous se je-
tèrent à genoux et jurèrent d'obéir aveuglément aux ordres de Bouk-
man, proclamé le chef suprême de la révolte. Celui-ci déclara s'ad-
joindre comme principaux lieutenants Jean-François Papillon,
Georges Biassou et Jeannot Bullet.
À côté de ces chefs qui s'étaient déjà fait connaître par leur vigueur
physique, leur intrépidité farouche, leur cruauté, apparut, pour la pre-
mière fois dans l'histoire, un personnage débile et chétif, dont la re-
nommée allait bientôt remplir Saint-Domingue et même le monde. Il
se nommait Toussaint et, parce qu'il était de tous ses compagnons le
seul à savoir lire et écrire, il avait accepté le rôle modeste de secré-
taire.
[64]
Huit jours après la cérémonie du Bois-Caïman, le 22 août 1791, à
dix heures du soir, retentit soudain le son rauque du lambi : ce fut le
signal de l'insurrection. Boukman, conduisant les nègres de l'habita-
tion Turpin, entraîna à sa suite ceux des habitations Flaville et Clé-
ment, et les dirigea à l'attaque de la magnifique habitation Noé. Là, le
feu fut mis aux cannes. Le quartier de l'Acul et celui du Limbe se
transformèrent rapidement en un immense brasier. Armés de torches,
de haches, de manchettes, de couteaux, de piques, de tout ce qui pou-
vait blesser et tuer, les esclaves, au cri de « Liberté ! Vengeance ! » se
ruèrent sur les blancs, égorgeant ceux qui osaient résister, frappant
dans leur rage aveugle hommes, femmes et enfants, tandis que l'incen-
die dévorait cases, usines et moulins.
Au Cap, les autorités mirent la ville en état de défense pour empê-
cher la ruée des révoltés. Comme représailles, les colons dressèrent
des échafauds et organisèrent des tueries en masse de nègres cou-
pables ou innocents. Mais Boukman, ayant voulu forcer l'entrée de la
ville, tomba victime de sa témérité. Sa tête coupée fut exposée sur la
place d'armes du Cap.
On a attribué à différentes causes la révolte de 1791, Un colon, Fé-
lix Carteau, dans un livre publié en 1802 à Bordeaux sous le titre de
Soirées Bermudiennes, y a vu une conséquence des idées philoso-
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phiques du XVIIIe siècle favorables au principe de la liberté et de


l'égalité des hommes, et, principalement, de la campagne ardente de la
Société des Amis des Noirs, qui, par ses pamphlets, ses gravures, ses
images, contribua à réveiller parmi les noirs le sentiment de la liberté.
Cet auteur alla même jusqu'à imputer aux colons réactionnaires, au
gouverneur Blanchelande, au clergé libéral représenté par le fameux
abbé de la Haye, curé de Dondon, la responsabilité directe de cette in-
surrection des esclaves. Le général Kerverseau, dans un rapport du 7
septembre 1801 au ministre de la marine et des colonies, fit de Tous-
saint la cheville ouvrière de toute l'affaire en le présentant comme un
instrument terrible aux mains des « désorganisateurs », intéressés à la
ruine de Saint-Domingue afin d'amener en France la contre-révolu-
tion.
Les crimes abominables commis par les esclaves révoltés avaient
soulevé l'horreur et la réprobation même parmi les plus ardents défen-
seurs de la liberté des noirs. Jean-François n'hésita pas à ordonner
l'exécution de Jeannot qu'il rendit responsable de ces excès mons-
trueux.

« Nous ne prétendons pas justifier ces crimes atroces — écrit Beau-


brun Ardouin. Quel esprit raisonnable, quel cœur sensible pourrait en effet
ne pas frémir au récit de toutes ces horreurs ? Mais nous les expliquons,
nous les excusons même par la nature des choses, par l'état de dégradation
où ces hommes étaient tenus dans l'esclavage, étant privés systématique-
ment de toute instruction morale et religieuse. Nous avons cité le livre
d'Hilliard d'Auberteuil qui nous apprend que, contrairement aux prescrip-
tions du Code Noir, les colons s'opposaient à ce que les prêtres ensei-
gnassent la religion du Christ aux esclaves.
[65]
Comment donc ces horreurs ne se seraient-elles pas produites de la
part de ces hommes, dont une notable portion étaient des Africains arra-
chés inhumainement de leur pays barbare ? Si des crimes inouïs furent
commis par les esclaves révoltés, ces crimes sont imputables aux colons
eux-mêmes, dont la méchanceté à l'égard des opprimés servit à ceux-ci de
mauvais exemples ; aux Européens, marchands de chair humaine, dont la
cupidité insatiable inventa le trafic sacrilège qui a peuplé l'Amérique des
enfants de l'Afrique ; à ces agents de l'autorité (militaire ou civile), tous
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blancs, qui excitaient les esclaves à la révolte pour servir leurs opinions
propres et leurs intérêts politiques contre leurs adversaires. En 1791, eux
tous recueillirent le fruit de tous les forfaits perpétrés depuis trois siècles
dans la traite des nègres et dans le régime colonial, malgré les sages aver-
tissements des philosophes dont ils se moquaient. »

* * *

Les riches colons, qui formaient la classe supérieure de la popula-


tion blanche de Saint-Domingue, avaient cru trouver, dans la Révolu-
tion, l'occasion favorable pour se soustraire à ce qu'ils appelaient le
« despotisme de l'armée » et la « tyrannie du ministère métropoli-
tain ». Dans leurs pétitions au gouvernement royal ou dans leurs do-
léances à l'Assemblée nationale, ils n'avaient cessé de protester contre
le régime de dictature imposé par les chefs militaires, qui, ne cher-
chant qu'à s'enrichir, s'attribuaient le droit de juger, opprimaient les ci-
vils, se mettaient au-dessus des lois en faisant profession de les mépri-
ser toutes. D'autre part, les grands planteurs et les exportateurs de den-
rées s'élevaient contre les règlements restrictifs ou prohibitifs, qui
émanaient de Paris et n'avaient d'autre objet que de servir les intérêts
des gros négociants de la métropole au détriment de l'expansion com-
merciale de la colonie.
Ces colons pensaient que le temps était venu pour eux de s'emparer
du pouvoir législatif à Saint-Domingue et d'y établir l'administration
communale avec toutes ses franchises. L'affaiblissement du pouvoir
royal, dont les plus récents événements permettaient de prévoir la fin
prochaine, leur inspira l'idée plus audacieuse encore de briser les liens
qui attachaient Saint-Domingue à la métropole, de s'en réserver le
gouvernement et, si ce projet ne pouvait réussir, de placer la colonie
sous le protectorat de la Grande-Bretagne, dont ils espéraient un appui
plus ferme pour le maintien de l'esclavage, base de leur système d'ex-
ploitation coloniale. Ce système leur paraissait en effet gravement me-
nacé par la Déclaration des Droits de l'Homme et par l'action inces-
sante menée à Paris par les Amis des Noirs pour la suppression de la
traite négrière et l'émancipation graduelle des esclaves de toutes les
colonies françaises.
Pour atteindre leur but, les planteurs s'étaient réunis à Saint-Marc
et avaient constitué le 15 avril 1790 l'assemblée générale de la partie
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française de Saint-Domingue. Cette assemblée prétendait avoir le


droit de donner une constitution à la colonie qui, tout en faisant partie
de la confédération formée de toutes les provinces de l'empire français
[66] serait une « alliée » et non une « sujette » de la métropole. Elle
avait, le 28 mai, pris un décret qui consacrait cette autonomie en ce
qui regarde le régime intérieur de la colonie. Elle indiquait nettement
par cet acte qu'elle entendait régler à sa fantaisie le sort des affranchis
et des esclaves. L'assemblée était entrée immédiatement en conflit
avec le gouverneur, Comte de Peynier, qui ordonna de la dissoudre le
27 juillet de la même année, bien que le décret de l'Assemblée natio-
nale constituante du 28 mars en eût reconnu à l'avance la légitimité.
Mais c'est de ce même décret que Vincent Ogé avait réclamé l'exécu-
tion lorsque, après son retour à Saint-Domingue, il écrivait fièrement à
M. de Peynier, le 21 octobre 1790 : « Non, non, monsieur le Comte,
nous ne resterons point sous le joug, comme nous avons été depuis
deux siècles : la verge de fer qui nous a frappés est rompue. Nous ré-
clamons l'exécution de ce décret. Evitez donc, par votre prudence, un
mal que vous ne pourriez calmer. Ma profession de foi est de faire
exécuter le décret que j'ai concouru à obtenir, de repousser la force par
la force et, enfin, de faire cesser un préjugé aussi injuste que bar-
bare. »
Nous avons vu de quelle façon horrible les autorités de Saint-Do-
mingue avaient répondu, le 23 février 1791, sur la place d'armes du
Cap, à cet appel émouvant. Les têtes fraternelles d'Ogé et de Cha-
vannes avaient été tranchées, et on les avait exposées sur des piques le
long de la route du Cap à la Grande-Rivière. On avait espéré, par cette
répression sauvage, décourager toute revendication ultérieure. Ce fut
juste le contraire qui se produisit. Le martyre des deux héros enflam-
ma les affranchis. Ceux de la Province du Sud s'armèrent sous le com-
mandement du mulâtre André Rigaud, ancien compagnon d'armes de
Chavannes dans la lutté pour l'indépendance des États-Unis d'Amé-
rique. Dans l'Ouest, ils se réunirent, le 21 août 1791, sur une petite ha-
bitation de Louise Râteau, femme de couleur parente du mulâtre Bau-
vais. Ils choisirent comme chef de l'insurrection ce Bauvais qui, lui
aussi, avait combattu à Savannah sous les ordres du Comte d'Estaing,
et lui adjoignirent le nègre libre Lambert, qui, venu de la Martinique,
s'était établi à Port-au-Prince et s'y était fait une grande réputation de
probité et de droiture. Ils prirent les armes le 26 août, exactement
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 87

quatre jours après la révolte des esclaves du Nord, sans qu'il y eût ce-
pendant le moindre lien entre ces deux manifestations violentes de la
volonté des deux classes, tenues dans l'opprobre, de forger leur liberté
par le fer et dans le feu. Ils attaquèrent les blancs de Port-au-Prince et
les vainquirent dans deux combats, dont celui de Pernier, le 2 sep-
tembre 1791, offrit l'occasion à Alexandre Pétion, alors âgé de 21 ans,
d'accomplir un acte admirable de générosité en exposant sa vie pour
sauver celle d'un officier du régiment d'Artois fait prisonnier et qui al-
lait être baïonnette par les insurgés.
À la suite de ces défaites, les colons durent entrer en composition
avec les affranchis de l'Ouest, et un concordat fut signé à Damiens, le
7 septembre 1791, par les représentants des blancs (qui étaient Hanus
de Jumécourt, d'Espinose, de Lépine, Drouillard, Manneville, Ri-
gogne, [67] Proquau, Turbé et de Lamarre) et par les représentants des
affranchis (qui étaient Bauvais, Rigaud, Daguin, Barthélémy, Médor,
Joseph Labas-tille, Desmares aîné, Pierre Coustard et Pierre Pellerin).
Par cet accord, « les blancs s'obligeaient à ne pas s'opposer à l'exécu-
tion des décrets de l'Assemblée nationale de France en tout ce qui était
favorable aux hommes de couleur — l'expression « hommes de cou-
leur » s'entendant de tous individus libres, noirs ou sang-mêlés ».

* * *

Quand on sut en France que Saint-Domingue était à feu et à sang,


le gouvernement décida d'envoyer trois commissaires dans la colonie
pour y établir l'ordre. Arrivés au Cap fin novembre 1791, Roume,
Mirbeck et Saint-Léger trouvèrent une situation extrêmement compli-
quée. La dissension régnait entre les blancs, dont les uns étaient parti-
sans de la révolution, les autres contre-révolutionnaires, tandis qu'un
groupe important visait à la séparation pure et simple de la métropole
afin de sauvegarder ses intérêts égoïstes. Entre blancs et affranchis, la
lutte se poursuivait, violente et sanglante, malgré l'accord de Damiens
qui semblait y avoir mis fin. A ces embarras très graves était venue
s'ajouter la révolte des esclaves du Nord, suivie de représailles ter-
ribles de la part des blancs, sans que la mort de Boukman et les exécu-
tions massives de nègres eussent amené à résipiscence Jean-François,
Biassou et leurs farouches compagnons.
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Dans leurs efforts pour régler une situation aussi dangereuse, les
commissaires se heurtèrent à la mauvaise volonté des assemblées co-
loniales, qui n'entendaient renoncer à aucun de leurs privilèges. Une
deuxième commission débarqua au Cap le 18 septembre 1792, juste
trois jours avant l'abolition par la Convention nationale de la monar-
chie (21 septembre) et la proclamation de la première République
française (22 septembre).
La commission était composée d'hommes énergiques, Sonthonax,
Polvérel et Ailhaud, qui se montrèrent disposés à introduire dans les
ateliers les changements reconnus nécessaires pour le rétablissement
de l'ordre et l'amélioration du sort des esclaves. Ces dispositions bien-
veillantes à l'égard des nègres et les mesures politiques prises par le
gouvernement métropolitain en faveur des affranchis (particulière-
ment la loi du 4 avril 1792 stipulant que les hommes de couleur et
noirs libres seraient admis à voter dans toutes assemblées paroissiales
et seraient éligibles à tous les emplois), tout cela avait si fortement in-
disposé les colons qu'ils arrêtèrent un plan pour livrer Saint-Domingue
aux Anglais, alors en guerre avec la France. Menacés d'être dépossé-
dés de leurs esclaves, les colons organisèrent partout des complots
contre les commissaires. De graves désordres éclatèrent aux Cayes, à
Jacmel, à Port-au-Prince, qui fut même bombardé, le 12 avril 1793,
sur l'ordre de Sonthonax afin de réduire les rebelles conduits par un
nommé Borel.
[68]
La main des agitateurs se fit principalement sentir au Cap, où les
colons manifestèrent la plus violente hostilité aux actes de la Commis-
sion. Deux cents d'entre eux ayant été déportés à cause de leurs me-
nées subversives, le nouveau gouverneur de la colonie, général Gal-
baud, lui-même grand propriétaire à Saint-Domingue, prit nettement
parti pour les mécontents. Dans les rues du Cap un combat furieux
s'engagea qui dura deux jours (20 et 21 juin). Les hommes de couleur
— qu'on appelait les hommes du 4 avril — se rangèrent autour des
Commissaires et se battirent vaillamment. Mais Galbaud disposait de
3000 hommes aguerris et bien armés : son triomphe paraissait assuré.
En présence de ce danger, le plus fougueux des commissaires, Sontho-
nax, prit une décision héroïque. Il fit appel aux bandes d'esclaves cam-
pées dans les environs du Cap, en promettant la liberté à tous ceux qui
l'aideraient à châtier les rebelles. Au nombre de 20.000, ces esclaves
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se ruèrent sur la ville et firent un massacre épouvantable des partisans


de Galbaud.
Les Espagnols, ennemis de la France comme les Anglais, fournis-
saient aux esclaves révoltés armes et munitions. Ils s'en étaient même
fait des alliés en ravitaillant les bandes qui ravageaient le territoire
français tout le long de la frontière. Les Anglais, d'autre part, répon-
dant à l'invitation des grands planteurs mécontents, avaient déjà enva-
hi quelques-unes des principales places de Saint-Domingue. La
France, forcée de faire front à toute l'Europe coalisée contre elle, ne
pouvait secourir efficacement la colonie. Où trouver des troupes suffi-
santes pour tenir en respect les colons rebelles, maîtriser les esclaves
insurgés et repousser les efforts combinés des Anglais et des Espa-
gnols ? Sonthonax, qui se trouvait seul au Cap — Ailhaud étant rentré
à Paris et Polvérel parti pour Port-au-Prince — proclama la liberté gé-
nérale des esclaves. Cet acte mémorable fut consacré au Cap le 29
août 1793 au milieu de manifestations aussi dramatiques qu'émou-
vantes. Thomas Madiou en fait la description suivante :
« Dès la pointe du jour, les affranchis et les troupes européennes
prirent les armes. Les rues étaient jonchées de palmes et de fleurs.
Tout, sous notre beau ciel, respirait l'amour, la joie, l'attendrissement.
Les citoyens et les citoyennes se rendaient en foule sur la place
d'armes, où était dressé l'autel de la patrie orné de guirlande et de dra-
peaux. Sonthonax monta sur l'autel déjà couvert d'enfants, de femmes,
de vieillards. La solennité était majestueuse ; un peuple immense,
plein d'émotion, entourait le palmier de la liberté surmonté de bande-
roles tricolores. De petite taille, d'une physionomie franche, des yeux
exprimant toute l'ardeur de son âme, Sonthonax dit d'une voix forte :
Tous les nègres et sang-mêlés actuellement dans l’esclavage sont dé-
clarés libres pour jouir des droits attachés à la qualité de citoyens
français. Le ciel retentit de cris de joie entrecoupés de sanglots. Les
sabres et les baïonnettes étincelèrent. Le reste de la journée s'écoula
dans l'ivresse du bonheur. On joua La Mort de César, Quand les Afri-
cains virent exposé sur le théâtre le corps ensanglanté de César, qui
avait été, leur disait-on, un ennemi de la liberté, ils [69] applaudirent
avec une ardeur prodigieuse et remplirent la ville de cris prolongés.
Les fêtes durèrent plusieurs jours. La proclamation de la liberté géné-
rale, publiée dans toutes les parties du Nord où régnait l'autorité de la
République par des officiers municipaux précédés du bonnet rouge
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porté au bout d'une pique, fit naître dans le peuple émancipé un en-
thousiasme qui alla jusqu'au délire. »
« Le Commissaire Sonthonax, écrit de son côté le Colonel Malen-
fant, avait été sollicité de prendre pareille mesure par les blancs du
Cap Français qui voyaient bien que c'était l'unique moyen propre à les
mettre en sûreté. » Le blanc Dufay, qui en compagnie de Mars Belley,
nègre, et Mills, mulâtre, fut chargé d'expliquer à la Convention natio-
nale la décision des Commissaires, dit lui-même : « Dans cette extré-
mité pressante, le Commissaire en résidence au Cap rendit la procla-
mation du 29 août... Les noirs de la partie du Nord étaient déjà libres
en fait : ils étaient les maîtres. Cependant, la proclamation, en les dé-
clarant libres, les assujettit à résider sur leurs habitations respectives et
les soumet à une discipline sévère, en même temps qu'à un travail
journalier moyennant un salaire déterminé. Ils sont en quelque sorte
comme attachés à la glèbe. Les citoyens du 4 avril, en reconnaissance
des services que les noirs leur avaient rendus dans les journées des 20,
21 et 22 juin, où on voulait les assassiner et où les noirs les ont coura-
geusement secourus, eurent la générosité de se joindre eux-mêmes aux
noirs pour implorer le commissaire civil le sacrifice de leurs esclaves,
à qui ils donnèrent la liberté. Mes frères, mes collègues Belley et Mil-
ls, ont donné les premiers l'exemple. »
Sonthonax avait pris soin d'expliquer aux nouveaux libres, dans un
discours éloquent, les devoirs de la liberté. « Ne croyez pas — s'était-
il écrié — que la liberté dont vous allez jouir soit un état de paresse et
d'oisiveté. En France, tout le monde est libre, et tout le monde tra-
vaille. À Saint-Domingue, soumis aux mêmes lois, vous suivrez le
même exemple. Rentrés dans vos ateliers ou chez vos anciens proprié-
taires, vous recevrez le salaire de vos peines ; vous ne serez plus la
propriété d'autrui ; vous resterez les maîtres de la vôtre, et vous vivrez
heureux... La liberté vous fait passer du néant à l'existence : montrez-
vous dignes d'elle. Abjurez à jamais l'indolence comme le brigandage.
Ayez le courage de vouloir être un peuple, et bientôt vous égalerez les
nations européennes. »
Polvérel, en apprenant l'acte de son collègue, en éprouva quelque
contrariété. Il pensait qu'une décision de cette importance aurait dû
être soumise à la Convention nationale. Mais il ne pouvait hésiter,
sans risquer une révolte générale dans l'Ouest et dans le Sud, à adopter
une mesure que commandaient impérieusement les circonstances. « Il
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n'eut pas beaucoup de peine — dit Anténor Firmin — à convaincre les


colons blancs ou les anciens affranchis d'une nécessité qui s'impo-
sait. » Le 22 septembre 1793, Polvérel réunit sur la place d'armes de
Port-au-Prince toute la population. Un grand registre était ouvert sur
l'autel de la patrie, et chaque possesseur d'esclaves vint y signer la dé-
claration qu'il reconnaissait libres ses esclaves. Puis, le commissaire,
qui était un fort bel [70] homme, aux grands yeux bleus et aux che-
veux roux, déclara citoyens français tous ces malheureux noirs qui
avaient été tenus si longtemps dans la géhenne de l'esclavage.

* * *

Des cinq députés désignés par l'assemblée électorale du Cap, les 23


et 24 septembre 1793, pour aller représenter Saint-Domingue à la
Convention nationale (Mills, Bussière Laforet, mulâtres, Dufay et
Garnot, blancs, Mars Belley, un vétéran de la guerre d'Amérique,
noir), Mills, Dufay et Belley purent seuls se rendre à Paris, via les
États-Unis, après avoir risqué d'être assassinés à Philadelphie par des
émigrés de Saint-Domingue.
Dufay se présenta à la Convention nationale, avec ses deux col-
lègues, le 5 février 1794. Le discours qu'il prononça, devant une salle
pleine et des galeries combles, déchaîna un enthousiasme indescrip-
tible. « Européens, Créoles, Africains de Saint-Domingue ne
connaissent aujourd'hui d'autres couleurs, d'autre nom que ceux de
Français. Citoyens représentants, daignez accueillir avec bonté leur
serment de fidélité éternelle au peuple français. Je réponds d'eux sur
ma tête tant que vous voudrez bien être leurs guides et leurs protec-
teurs. Créez une seconde fois un nouveau monde, ou du moins qu'il
soit renouvelé par vous. »
Levasseur, député de la Sarthe, montant à la tribune, s'écria : « Je
demande que la Convention, ne cédant pas à un mouvement d'enthou-
siasme mais aux principes de la justice, fidèle à la Déclaration des
Droits de l'Homme, décrète dès ce moment que l'esclavage est aboli
sur tout le territoire de la République. Saint-Domingue fait partie de
ce territoire. Je demande que tous les hommes soient libres, sans dis-
tinction de couleur. »
Après une intervention de Danton demandant le renvoi au Comité
de salut public chargé d'indiquer les mesures pratiques qu'il convien-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 92

drait de prendre pour l'exécution du décret soumis à l'assemblée, le


texte suivant fut adopté : La Convention nationale déclare aboli l’es-
clavage des Nègres dans toutes les colonies. En conséquence, Elle dé-
crète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés
dans les colonies, sont citoyens français et jouiront de tous les droits
assurés par la Constitution.
Dans l'intervalle, la proclamation de la liberté générale des es-
claves par Sonthonax avait affolé la plupart des grands planteurs de
Saint-Domingue. Sur leurs démarches, le gouvernement britannique
avait décidé d'envoyer des troupes qui débarquèrent sur plusieurs
points stratégiques de la colonie et occupèrent, en septembre 1793, le
Môle St-Nicolas, Bombardopolis, Jean-Rabel, dans le nord-ouest ;
Saint-Marc, l'Arcahaie, Léogane, dans l'ouest ; presque toute la région
de la Grand-Anse, dans la presqu'île du Sud. Dans les premiers mois
de l'année 1794, la situation était donc particulièrement grave pour la
France. C'est alors que parut Toussaint. Le 6 mai, ce chef de bande se
présentait au gouverneur Laveaux à la tête de quatre mille noirs bien
armés et disciplinés.
Quel était cet homme ?
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 93

[71]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre VI
TOUSSAINT LOUVERTURE

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À la mort de Boukman, le commandement des nègres révoltés


avait passé à ses lieutenants Jean-François et Biassou. Ceux-ci avaient
accepté d'entrer au service des Espagnols qui, pour les retenir, les
comblaient de titres ronflants et de faveurs de toutes sortes. La troupe
de Biassou se montrait particulièrement audacieuse dans ses raids en
territoire français. Un homme en était depuis quelque temps l'anima-
teur, un nègre de petite taille, d'apparence chétive, très laid, mais dont
les manières distinguées et la fière allure révélaient une nature peu or-
dinaire. On répétait autour de lui qu'il descendait d'un prince africain
appelé Guiaou-Guinou, et cela contribuait à renforcer son prestige au-
près de ses compagnons.
Né le 20 mai 1743 sur l'habitation Bréda au Haut-du-Cap, il avait
d'abord servi comme garçon d'écurie. Son maître, M. Bayon de Liber-
tat, économe de l'habitation, l'avait vite remarqué et lui avait confié
l'une des fonctions les plus élevées dans la hiérarchie servile : celle de
cocher. S'étant marié à une négresse, Suzanne Simon, dont il avait
adopté le fils, un mulâtre du nom de Placide, il avait mené jusqu'au
moment de sa fuite de l'habitation une vie tranquille et régulière. A
quarante ans passés un violent désir de s'instruire lui était venu : il
s'était mis à l'école d'un vieux nègre, son parrain Pierre Baptiste, qui
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 94

lui avait enseigné tout ce qu'il savait, c'est-à-dire pas grand-chose. Et


lui-même, grâce à son intelligence exceptionnelle, avait fait le reste. Il
avait lu la traduction française des Commentaires de César, les Rêve-
ries du maréchal de Saxe, l’Histoire des Guerres d'Hérodote et sur-
tout, avec passion, les œuvres philosophiques et humanitaires de l'Ab-
bé Raynal.
Cet homme, c'était Toussaint.
Retiré dans la montagne avec les marrons, il avait pris un grand as-
cendant sur ces être rudes, d'abord parce que sa connaissance des
plantes locales et de la médecine vétérinaire, acquise dans les écuries
de Bréda, avait fait de lui un « guérisseur », une sorte de médicastre ;
ensuite, parce que, plus instruit et plus conscient, il avait assigné à
leur activité un but que leur intelligence obscure n'avait qu'entrevu.
Toussaint [72] avait combattu, attendant son heure. La parole de Son-
thonax l'avait frappé : « Ayez le courage de vouloir être un peuple et
vous égalerez les nations européennes. » Le moment était venu de
montrer cette volonté : il se présenta au général Laveaux et lui offrit
de sauver la colonie pour la France. Il savait qu'il pouvait tenir sa pro-
messe, ayant sous ses ordres des hommes qui lui étaient dévoués jus-
qu'à la mort et des officiers d'une valeur incomparable.
Les premiers succès de Toussaint émerveillèrent Laveaux, qui lui
confia le commandement de toutes les villes et bourgs qu'il avait re-
menés ou qu'il ramènerait sous la domination républicaine. Le chef
noir ne tarda pas à reprendre aux Anglais et aux Espagnols la plupart
des localités qui étaient tombées en leur pouvoir. Il étonna davantage
encore le gouverneur par ses qualités d'organisateur et la sagesse poli-
tique de ses conseils. En conséquence de ses services, la Convention
nationale l'éleva, le 23 juillet 1795, au grade de général de brigade en
même temps que Bauvais et Rigaud qui, dans l'Ouest et le Sud,
avaient, de manière éclatante, tenu tête aux Anglais et aux colons
royalistes.
Pour se l'attacher plus étroitement et lui marquer sa confiance, le
général Laveaux nomma Toussaint lieutenant au gouvernement de
Saint-Domingue, faisant ainsi de lui son second dans l'administration
supérieure de la colonie. Deux ans après son entrée au service de la
France, l'ancien secrétaire de Biassou obtenait le grade de général de
division, qui lui avait été conféré par Sonthonax et que le Directoire
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 95

Exécutif de France confirma en lui envoyant, avec son brevet, « un


sabre magnifique et une suberbe paire de pistolets travaillés à la Ma-
nufacture nationale de Versailles ». Et satisfaction plus grande encore
pour l'orgueil de l'ancien cocher de l'habitation Bréda, M. Bayon de
Libertat, qui s'était réfugié aux États-Unis, vint demander asile et pro-
tection à Toussaint, qui « l'entoura de toutes sortes d'égards et le com-
bla de bienfaits ». Tout de suite après, le lieutenant-gouverneur fut
nommé, en mai 1797, général en chef de l'armée de Saint-Domingue.
Ayant en mains le suprême commandement des forces militaires
de la colonie, Toussaint ne dissimula pas son ambition de devenir le
seul maître de Saint-Domingue. Son activité triomphante et son in-
fluence considérable sur les noirs commencèrent à inquiéter vivement
le gouvernement métropolitain. En 1798, le général Hédouville fut en-
voyé comme gouverneur de la colonie avec la mission secrète de dé-
truire l'autorité prépondérante du général en chef.
En avril 1798, le brigadier-général Thomas Maitland reçut le com-
mandement en chef des troupes britanniques à Saint-Domingue. Les
Anglais étaient maîtres de Jérémie, de Port-au-Prince, de l'Arcahaie,
de Saint-Marc et du Môle Saint-Nicolas ; et, malgré les pertes es-
suyées au cours des combats et par la maladie, ils disposaient encore
de forces suffisantes pour défendre ces places avec quelque succès.
Mais le nouveau commandant en chef, qui guerroyait à Saint-Do-
mingue depuis un an, était un militaire doublé d'un diplomate. Il avait
bien compris que le [73] maintien de la domination anglaise dans l'île
était chose impossible. C'est pourquoi il jugea plus sage d'obtenir de
Toussaint des avantages commerciaux pour son pays et des garanties
contre les corsaires français qui s'attaquaient aux navires anglais et
américains, pillaient et rançonnaient les villes du littoral de la mer des
Caraïbes. D'entente avec les Américains, qui s'étaient fait représenter
auprès du gouvernement de la colonie par le consul général Edward
Stevens, le général Maitland signa avec Toussaint un accord, dont les
termes avaient été arrêtés à Philadelphie le 20 avril 1799. Il conclut
également avec celui-ci un traité secret pour l'évacuation des « parties
de Saint-Domingue occupées par les armes de Sa Majesté Britan-
nique ». Alla-t-il — comme le prétendent certains historiens — jus-
qu'à offrir la couronne au chef noir ? Rien ne permet de l'affirmer. Ce
qui est certain, c'est que Maitland lui témoigna en toutes circonstances
la plus grande considération. À l'occasion de la capitulation du Môle
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 96

Saint-Nicolas désigné comme point de concentration des troupes an-


glaises, il fit au général en chef de l'armée française de Saint-Do-
mingue une réception quasi royale. Le jour de l'arrivée de Toussaint, il
alla à sa rencontre, entouré du Clergé portant en grande pompe le
Saint-Sacrement. Au bruit des cloches sonnant à toute volée et des
salves d'artillerie, les soldats anglais, faisant la haie, rendirent les hon-
neurs au général noir, puis défilèrent devant lui. Le général Maitland
le pria d'entrer sous une tente magnifiquement décorée où se dé-
ployaient les apprêts d'un festin somptueux. A la fin du banquet, le re-
présentant du Roi d'Angleterre, au nom de son Souverain, offrit à son
hôte la superbe argenterie et la vaisselle de luxe qui ornaient la table.
Dans la Province du Sud, la figure dominante était celle du général
mulâtre André Rigaud. Livré à ses seules forces, il avait combattu les
Anglais et les avait vaincus en maintes rencontres au bénéfice de la
République française. Aussi intrépide que Toussaint et aussi ambi-
tieux que lui, il était extrêmement orgueilleux et n'avait pas vu, sans
dépit, la nomination de son émule au commandement en chef de l'ar-
mée de Saint-Domingue. Dès que le gouverneur Hédouville se fut ren-
du compte de ces fâcheuses dispositions, il travailla sans relâche à
pousser les deux généraux l'un contre l'autre afin de les affaiblir l'un
par l'autre.
Toussaint, plus perspicace, devina le jeu d'Hédouville et tâcha de
mettre Rigaud en garde contre les projets machiavéliques du gouver-
neur blanc. De ce dernier il se débarrassa d'abord, sans scrupule. À
propos d'une mesure administrative prise par Hédouville, une émeute
éclata à Fort-Liberté. À la nouvelle que les protestataires se portaient
en masse contre le Cap, le gouverneur comprit d'où venait le coup : il
s'embarqua précipitamment pour la France. Mais, en s'en allant, il lan-
ça d'une main sûre la pomme de discorde qui allait déchaîner sur
Saint-Domingue la plus terrible des guerres civiles : il écrivit à Rigaud
pour le délier de toute obéissance à l'égard du général en chef.
Un prétexte habilement utilisé permit à Toussaint d'entrer immé-
diatement en campagne contre le Sud en juin 1799. Les hostilités
furent [74] atrocement menées. Malgré des prodiges de valeur, les
lieutenants de Rigaud furent partout vaincus, et les représailles qui
suivirent la victoire de Toussaint parurent excessives même au vain-
queur. « J'avais ordonné de tailler l'arbre mais non de le déraciner »,
dit-il. Rigaud se retira en France avec quelques-uns de ses officiers,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 97

entre autres Alexandre Pétion, le vaillant défenseur de Jacmel. « À


certains égards — écrit le P. Cabon — cette guerre civile fut un dé-
sastre pour la colonie. Elle opposa plus vivement que jamais le Sud au
Nord et laissa subsister, entre ces départements, un ferment de dis-
corde qui provoqua de vives réactions, souvent fâcheuses, pendant
nombre d'années. Pour le moment, elle les rapprocha pourtant sous
une même autorité et par là, peut-être, rendit possible la guerre de l'in-
dépendance qui devait éclater deux ans plus tard. Elle mit aussi en
vue, aux yeux des populations du Sud, l'homme nouveau qui allait as-
sumer la tâche de soutenir les hostilités contre la France, le général
Dessalines, qui se révéla chef d'armée avec le prestige de la victoire,
capable d'une grande magnanimité ; que la question de couleur ne
semble pas avoir hanté comme elle hanta Toussaint à cette époque ;
prêt à accepter tous les concours, pourvu qu'ils lui vinssent de soldats
énergiques ; enfin entouré d'un faste qui lui concilia les esprits : il sut
surtout se garder des représailles inutiles. »

* * *

Bien que l'Espagne eût, par le traité de Bâle de 1795, cédé à la


France la Partie de l'Est, le gouvernement français en avait ajourné la
prise de possession officielle. Elle y avait envoyé un commissaire ci-
vil, mais c'étaient les autorités espagnoles qui y occupaient encore
toutes les fonctions civiles et militaires. Malgré le refus formel du
commissaire Roume — qui exerçait alors à Saint-Domingue un pou-
voir quasi nominal — de s'associer à son initiative, Toussaint décida
de réunir toute l'île sous son commandement. Le 27 janvier 1801, à la
tête d'une armée de vingt-cinq mille hommes, il entrait à Santo-Do-
mingo.
S'étant débarrassé de tous ceux qui pouvaient gêner son ascension,
d'Hédouville, d'abord, de Rigaud, ensuite, et de Roume en dernier
lieu, Toussaint resta le maître absolu de Saint-Domingue. Blancs et
noirs, éblouis par sa puissance, s'inclinaient devant sa volonté souve-
raine.
Quel usage fit-il de cet immense pouvoir ?
Il se montra d'abord habile administrateur par le choix des per-
sonnes à qui il confiait les fonctions publiques. Il n'y appelait que des
gens capables, sans distinction de couleur — les blancs compétents
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 98

ayant plutôt sa faveur. Deux officiers blancs jouissaient particulière-


ment de sa confiance, le colonel Vincent et le général Agé, son chef
d'état-major général. Les commandants militaires des provinces rem-
plissaient le rôle d'inspecteurs de culture. Ils devaient veiller à ce que
l'agriculture fût florissante dans leurs circonscriptions respectives et
qu'il ne s'y rencontrât point d'individus oisifs ou de vagabonds. Ces
chefs étaient tenus de donner eux-mêmes l'exemple du travail et des
bonnes mœurs. Le [75] vagabond surpris dans les champs était traité
comme un malfaiteur. Dans l'armée régnait une discipline de fer. Les
gradés commandaient, le pistolet au poing, prêts à casser la figure à
qui ferait mine de désobéir à un ordre de l'autorité supérieure. Tous-
saint voulait que son armée fût organisée de telle sorte qu'elle pût ri-
valiser avec n'importe quelle armée européenne : c'est pourquoi il lui
donna des instructeurs choisis parmi les meilleurs officiers des troupes
blanches qu'il avait sous son commandement. Grand admirateur du sa-
voir, il créa des écoles qu'il allait visiter, lui-même, suivant l'exemple
que lui avait donné Sonthonax au cours de la deuxième mission de ce-
lui-ci à Saint-Domingue. Il envoya plusieurs jeunes gens faire leurs
études en France — entre autres son fils Isaac et son fils adoptif Pla-
cide qui furent placés au Collège de Liancourt.
Le général français Ramel a tracé du général noir un portrait dont
nous empruntons ces quelques traits :
« Toussaint est âgé de 55 ans. Sa taille est ordinaire, son physique
rebutant. Il est laid... Il monte bien à cheval et lestement. La nature l'a
doué d'un grand discernement. Il n'est pas très communicatif. Brave,
intrépide et prompt à se décider quand il faut. Tous les ordres qu'il
donne, il les écrit de sa main. Il n'est permis à aucun aide-de-camp ou
secrétaire de décacheter ou lire les lettres et mémoires qu'on lui
adresse : lui seul les ouvre et les lit avec beaucoup d'attention. Il ne
fait pas attendre sa réponse, et ne revient jamais sur ses ordres ou ses
décisions. De tout temps très attaché à la doctrine de la religion chré-
tienne, il hait ceux qui négligent de la professer 29. Frugal, sobre jus-

29 Dans sa proclamation du 4 frimaire an X, Toussaint écrit : « Dans une de


mes proclamations à l'époque de la guerre du Sud, j'avais tracé les devoirs des
pères et mères envers leurs enfants, l'obligation où ils étaient de les élever
dans l'amour et la crainte de Dieu, ayant toujours regardé la religion comme la
base de toutes les vertus et le fondement du bonheur des sociétés. Et cepen-
dant avec quelle négligence les pères et les mères élèvent-ils leurs enfants,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 99

qu'à l'excès : du manioc, quelques salaisons et de l'eau, voilà sa nour-


riture et sa boisson. Il croit fermement qu'il est l'homme annoncé par
l'abbé Raynal, qui doit surgir un jour pour briser les fers des noirs...
Un homme de couleur, le général Dumas, avait pu obtenir en Europe
le commandement en chef d'une armée française. Toussaint trouva
donc tout naturel et tout juste de commander au moins à ses compa-
triotes... Voilà le but auquel tendaient tous ses vœux et tous ses tra-
vaux. Bientôt il sentit qu'il fallait reconstruire ce qu'il avait détruit : il
s'en occupe avec beaucoup de ténacité, et tous les hommes lui sont
bons, quelles que soient leur [76] couleur et leur opinion. Malheur à
qui oserait le tromper ; il abhorre les menteurs. On lui en impose diffi-
cilement. Il est méfiant à l'excès et pardonne rarement à ceux de sa
couleur, dont il connaît le génie inquiet... Chaque année, il envoie à
son ancien maître, réfugié aux États-Unis, le produit de son habitation,
et beaucoup au-delà. »

surtout dans les villes ? Ils les laissent dans l'oisiveté et dans l'ignorance de
leurs premiers devoirs : ils semblent leur inspirer le mépris pour la culture, le
premier, le plus honorable et le plus utile de tous les états. À peine sont-ils
nés, on voit ces mêmes enfants avec des bijoux et des pendants d'oreilles, cou-
verts de haillons, salement tenus, blesser par leur nudité les yeux de la dé-
cence. Ils arrivent ainsi à l'âge de douze ans, sans principes de morale, sans
métier, avec le goût du luxe et de la paresse pour toute éducation. Et comme
les mauvaises impressions sont difficiles à corriger, à coup sûr voilà de mau-
vais citoyens, des vagabonds et des voleurs ; et, si ce sont des filles, voilà des
prostituées ; toujours prêts, les uns et les autres, à suivre les inspirations du
premier conspirateur qui leur prêchera le désordre, l'assassinat et le pillage.
C'est sur des pères et des mères aussi vils, sur des élèves aussi dangereux que
les magistrats du peuple doivent avoir sans cesse les yeux ouverts. Les mêmes
reproches s'adressent également aux cultivateurs et aux cultivatrices sur les
habitations. Depuis la révolution, des hommes pervers leur ont dit que la liber-
té est le droit de rester oisif et de ne suivre que leurs caprices. Une pareille
doctrine devait être accueillie par tous les mauvais sujets, les voleurs et les as-
sassins. Il est temps de frapper sur les hommes endurcis qui persistent dans de
pareilles idées. A peine un enfant peut-il marcher, il doit être employé sur les
habitations à quelque travail utile, suivant ses forces, au lieu d'être employé
dans les villes où, sous prétexte d'une éducation qu'il ne reçoit pas, il vient ap-
prendre des vices, grossir la tourbe des vagabonds et des femmes de mauvaise
vie, troubler par son existence le repos des bons citoyens et la terminer par le
dernier supplice. Il faut que les commandants militaires, que les magistrats,
soient inexorables à l'égard de cette classe d'hommes ; il faut, malgré elle, la
contraindre à être utile à la société dont elle serait le fléau sans la vigilance la
plus sévère ». V. P. Cabon, Histoire d'Haïti, tome IV, page 98.
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* * *

Tous les actes de Toussaint Louverture — on lui avait donné ce


nom de Louverture parce que, disait-on, il faisait « ouverture » partout
— prouvent qu'il avait eu de bonne heure l'intention bien arrêtée de
rendre la colonie de Saint-Domingue indépendante de la métropole.
De sa propre autorité, il avait conclu avec les Anglais et les Améri-
cains du Nord des accords politiques ou commerciaux qui assuraient à
la marine marchande de l'Angleterre et à celle des États-Unis des
avantages exclusivement réservés au commerce de la France. Il avait
pourvu ses arsenaux et magasins d'armes, de munitions et de provi-
sions sorties des usines anglaises et américaines. D'après ses vues, le
gouvernement de l'île devait être exercé par les habitants de Saint-Do-
mingue eux-mêmes — la France n'ayant qu'un droit de regard sur les
affaires de la colonie. Bien entendu, la majorité de la population, com-
posée de noirs, avait le droit de prétendre à jouer dans ce gouverne-
ment le rôle principal, et il lui paraissait tout naturel que le Premier
des Noirs en fût le chef.
Dans une lettre du 19 avril 1800 au Secrétaire d'État Pickering, le
consul américain Edward Stevens écrivait au sujet d'une adresse pré-
sentée au général en chef pour lui demander d'expulser l'agent Roume
et de prendre sa place : « Toussaint acceptera l'invitation unanime de
la colonie, et, dès ce moment, cette dernière pourra être considérée
comme séparée pour toujours de la France. Peut-être, la politique
pourra le porter à ne pas faire de déclaration d'indépendance, s'il n'y
est pas contraint. Mais cet apparent et temporaire attachement à la mé-
tropole ne servira qu'à consommer plus efficacement l'indépendance
de la colonie. »
[77]
Ayant chassé Roume et réuni toute l'île sous sa domination, Tous-
saint crut l'heure venue d'affirmer ses intentions politiques par un acte
décisif. Il forma, sous le nom d'Assemblée centrale, une commission
de dix membres chargée de rédiger une constitution pour Saint-Do-
mingue. Cette charte fut promulguée par lui le 8 juillet 1801. Elle di-
sait sans doute dans son article 1er que « Saint-Domingue, dans toute
son étendue, et Samana, la Tortue, la Gonâve, les Cayemittes, l'Ile-à-
Vaches, la Soane et autres îles adjacentes forment le territoire d'une
seule colonie, qui fait partie de l'Empire français », mais les règles
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 101

particulières qu'elle édictait concernant le gouvernement, la législation


et l'administration de la colonie donnaient à Saint-Domingue une au-
tonomie qui confinait à l'indépendance. Par sa constitution, Toussaint
s'attribuait le titre de gouverneur général à vie avec le droit de choisir
lui-même son successeur.
La constitution de 1801 portait profondément l'empreinte des pré-
occupations religieuses et morales de Toussaint. Il croyait très ferme-
ment que la religion et la famille sont les assises essentielles de toute
société humaine. Aussi, il honorait et comblait de faveurs les prêtres
catholiques, qui, pour lui montrer leur gratitude, l'appelaient « Papa
Toussaint ». Mais redoutant leur influence — excepté lorsqu'elle
s'exerçait à son profit — il ne voulait pas que l'Eglise formât un corps
dans l'État. La Constitution, après avoir déclaré que « la religion ca-
tholique, apostolique et romaine est la seule publiquement profes-
sée », fit la prudente réserve que « le gouverneur assigne à chaque mi-
nistre de la religion l'étendue de son administration spirituelle » et que
« ses ministres ne peuvent jamais, sous aucun prétexte, former un
corps dans la colonie ». Ces dispositions étaient d'autant plus remar-
quables qu'elles condamnaient l'exercice des cultes africains connus
sous le nom de Vodou et allaient à rencontre de l'opinion publique en
France au sujet de la religion catholique. N'avait-on pas célébré, le 10
novembre 1793, la fête de la Raison en installant sur l'autel de Notre-
Dame de Paris, « aux lieu et place de la ci-devant Vierge-Marie », la
déesse du jour représentée par une danseuse de l'Opéra ?
On a mis en doute la sincérité de la foi catholique de Toussaint
sans qu'on ait pu citer un seul fait qui permette de justifier un tel
doute. Par contre, sa haine du Vodou était totale. Il savait, par expé-
rience personnelle, que les cérémonies du culte vodouique n'était que
prétexte à des réunions politiques où, dans le secret des « houmforts »
et dans l'exaltation des danses rituelles, se préparaient les complots
contre l'autorité ou les attaques contre la propriété ; or, il était lui-
même « l'autorité » et il s'était fait le défenseur de la propriété — que
l'article 13 de la Constitution déclarait « sacrée et inviolable ».
Le titre IV, comprenant les articles 9, 10 et 11, dit : « Le mariage,
par son institution civile et religieuse, tendant à la pureté des mœurs,
les époux qui pratiqueront les vertus qu'exige leur état seront toujours
distingués et spécialement protégés par le gouvernement. — Le di-
vorce n'aura pas lieu dans la colonie. — L'état et le droit des enfants
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 102

nés par [78] mariage seront fixés par des lois qui tendront à répandre
et à entretenir les vertus sociales, à encourager et à cimenter les liens
de famille. »
Mais c'est dans le titre II de la Constitution que Toussaint Louver-
ture avait posé les fondements de l’ordre social qu'il entendait créer à
Saint-Domingue — cet ordre devant principalement reposer sur la li-
berté et l'égalité. L'article 3 disait : « Il ne peut exister d'esclaves sur
ce territoire ; la servitude y est à jamais abolie. Tous les hommes y
naissent, vivent et meurent libres et Français. » L'article 4 déclarait :
« Tout homme, quelle que soit sa couleur, y est admissible à tous les
emplois. » L'article 5 proclamait : « Il n'y existe d'autre distinction que
celle des vertus et des talents, et d'autre supériorité que celle que la loi
donne dans l'exercice d'une fonction publique. La loi est la même pour
tous, soit qu'elle punisse, soit qu'elle protège. »
Ces principes allaient se heurter à l'hostilité du gouvernement qui
venait de se former en France.

* * *

Pendant que Toussaint Louverture étendait et consolidait son auto-


rité à Saint-Domingue, la Convention nationale, après l'exécution de
Louis XVI le 21 janvier 1793 et le règne de la Terreur, organisé par
Robespierre, avait fait place au Directoire Exécutif, qui dura du 26 oc-
tobre 1795 jusqu'au coup d'état du 18 brumaire (9 novembre 1799)
consacrant l'avènement au pouvoir de Napoléon Bonaparte. Un nou-
veau gouvernement s'était constitué sous le nom de Consulat. Il com-
prenait trois membres, dont Bonaparte, avec le titre de Premier
Consul. Une Constitution, votée le 24 décembre 1799, tout en respec-
tant en apparence la forme républicaine, faisait du jeune général corse
le dictateur et le maître de la France.
Napoléon Bonaparte détestait les principes égalitaires de la Révo-
lution française. Il ne s'expliquait pas que l'on eût laissé monter si haut
le nègre Toussaint, dont l'audace semblait égaler la sienne. Il était de
plus convaincu, grâce aux conseils des familiers de sa jeune femme
martiniquaise, Joséphine Tascher de la Pagerie, que la tranquillité et la
prospérité des colonies et particulièrement de Saint-Domingue dépen-
daient du rétablissement de l'esclavage des noirs. Il vit donc, dans la
promulgation de la Constitution de 1801 par Toussaint, non seulement
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 103

un acte attentatoire — même une insulte — à l'autorité du gouverne-


ment de la métropole, mais aussi un coup direct porté à sa politique
générale concernant les possessions françaises dans le monde.
Dès que le Premier Consul eut les mains libres en Europe, il prépa-
ra une formidable expédition chargée de renverser Toussaint Louver-
ture et de ramener les anciens esclaves — ceux que l'on appelait les
régénérés — dans les ateliers des colons. Cette expédition, qui com-
prenait vingt-deux mille hommes de troupes et soixante-dix-neuf na-
vires, prit la mer le [79] 14 décembre 1801. La flotte était sous les
ordres de l'amiral Villaret-Joyeuse ; l'armée avait pour commandant
en chef le capitaine-général Charles-Victor-Emmanuel Leclerc, mari
de la sœur de Bonaparte, la belle et séduisante Pauline.
La flotte mouilla dans la rade du Cap le 1 er février 1802. Le général
Henry Christophe avait le commandement de la ville en l'absence de
Toussaint Louverture en tournée dans la Partie de l'Est. Sommé de li-
vrer la place, Christophe fit à Leclerc cette fière réponse : « Si vous
mettez à exécution vos menaces d'attaque, je ferai la résistance qui
sied à un officier général. Au cas où la fortune de la guerre vous serait
favorable, vous n'entrerez au Cap-Français que lorsque la ville sera ré-
duite en cendres... Vous n'êtes point mon chef. Je ne vous connais pas,
et ne pourrai par conséquent m'incliner devant vos pouvoirs que lors-
qu'ils auront été reconnus par le gouverneur général Toussaint. Quant
à la perte de votre estime, je puis vous assurer, général, que je ne dé-
sire pas la gagner au prix que vous y mettez. » Et Christophe fit
comme il l'avait dit. Il incendia la ville, en mettant le feu d'abord à son
propre palais. L'armée française, en débarquant au Cap, n'y trouva que
des décombres fumants.
Leclerc essaya d'émouvoir la sensibilité de Toussaint Louverture.
Et voici la scène de grandeur cornélienne qui se déroula à Ennery, au
pied du Puylboreau, le 9 février 1802. On se rappelle que Toussaint
avait envoyé en France pour y faire leurs études Isaac et Placide, le
premier son fils légitime, le second son fils adoptif, né de sa femme
Suzanne Simon et d'un blanc. Pour tenter de le fléchir dans sa su-
prême décision de résister à l'armée du général Leclerc, Bonaparte lui
avait délégué ces deux jeunes gens sous la conduite de leur précepteur
l'abbé Coisnon. L'émouvante entrevue eut lieu à Ennery. Le gouver-
neur resta inflexible, laissant à ses fils le choix de prendre parti pour
lui ou pour la France. Isaac, chair de sa chair, noir comme lui, se déci-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 104

da pour la France en s'écriant : « Je ne peux combattre celle qui m'a


fait un homme en me conférant la dignité de la pensée. » Placide, le
mulâtre, se jeta dans les bras de Toussaint, en disant : « Je ne peux
abandonner celui qui m'a fait un homme en me donnant la liberté. » Et
le vieux nègre, qui s'était élevé par la seule force de son intelligence et
de sa volonté jusqu'au sommet de la grandeur humaine, les embrassa
tous les deux et les loua d'avoir suivi, l'un, l'impulsion de son esprit,
l'autre, celle de son cœur. Mais ce jour-là, Placide fut le préféré. Tous-
saint le prit par la main, le présenta à sa garde d'honneur massée sur la
place d'armes, en disant à ses grenadiers : « Voilà mon fils Placide. Je
le nomme commandant. Il est prêt à mourir pour votre cause. »
On peut dire que de ce moment commença la première phase de la
guerre de l'indépendance ; car, en rejetant les offres du Premier
Consul ; en demandant à ses troupes de combattre pour le maintien de
leur constitution, « seul garant de leur liberté » ; en leur commandant
de repousser par la force toute tentative de rétablir l'esclavage, Tous-
saint Louverture [80] se dressait en égal devant Napoléon Bonaparte
et tranchait de son épée le nœud qui liait depuis cent soixante-deux
ans Saint-Domingue à la France.

* * *

Malgré l'énergie farouche dont firent preuve la plupart de ses lieu-


tenants, les troupes expéditionnaires purent débarquer à Santo-Domin-
go, à Port-au-Prince, à Saint-Marc. Résolu cependant à combattre à
outrance, Toussaint concentra la plus grande partie de son armée dans
l'Artibonite, entre Gonaïves et la Petite-Rivière — ce qui fut une
faute, d'après l'historien américain Henry Adams, car « au lieu de faire
de ses armes un usage orgueilleux, comme avait dit Henry Christophe,
il aurait dû procéder à une guerre de guérillas » où les noirs fanatisés
auraient fait merveille.
À trois lieues de Gonaïves, dans un passage étroit appelé la Ravine
à Couleuvres, Toussaint avait réuni les meilleurs régiments de sa
garde. C'est là que vint lui livrer bataille, le 23 février, une division
française commandée par le général Rochambeau. Malgré les pro-
diges de valeur accomplis par le général en chef et la farouche intrépi-
dité de ses hommes, les troupes noires furent écrasées. Presque dans le
même temps, le général Maurepas, à la gorge des Trois-Rivières près
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 105

de Port-de-Paix, avait d'abord soutenu avec succès le choc d'une divi-


sion française puis s'était vu acculé, après une semaine de résistance
acharnée, à mettre bas les armes devant des forces supérieures en
nombre et mieux équipées.
L'épisode le plus fameux de cette campagne fut le siège de la
Crête-à-Pierrot. Ce fort, construit par les Anglais sur la rive droite de
l'Artibonite et au sud-est de la Petite-Rivière, dominait l'entrée princi-
pale de la chaîne des Cahos où, prétendait-on, Toussaint avait caché
un immense dépôt d'armes et un trésor considérable. Leclerc voulut à
tout prix s'en emparer. Le 4 mars, les troupes françaises montèrent à
l'assaut du fort, qui n'était armé que de douze pièces de canon et que
défendait une garnison de mille deux cents hommes sous le comman-
dement du général Dessalines et de trois autres officiers, connus pour
leur exceptionnelle bravoure, Magny, Lamartinière et Morisset. La-
martinière avait avec lui sa femme Marie-Jeanne, une jolie mulâtresse,
qui renouvela pour ses frères les exploits de l'héroïne française Jeanne
Hachette au siège de Beauvais en 1472.
L'attaque de front dirigée contre le fort fut un complet échec : les
deux généraux qui la dirigeaient tombèrent sur le terrain, grièvement
blessés. En présence du capitaine-général qui était venu prendre per-
sonnellement le commandement, un nouvel assaut tenté le 11 mars
resta également infructueux. Voulant ménager ses troupes qui avaient
subi de lourdes pertes, Leclerc décida d'assiéger étroitement le fort et
de le soumettre à un bombardement intensif, dirigé — détail curieux !
— par le commandant d'artillerie Alexandre Pétion, qui était revenu
d'exil dans l'armée expéditionnaire.
[81]
Manquant de munitions, d'eau et de vivres et ne recevant pas les
renforts que Dessalines était allé chercher au dehors, les assiégés réso-
lurent d'évacuer la Crête-à-Pierrot. Dans la soirée du 24 mars, sur
l'ordre reçu de Dessalines, la petite troupe, réduite à sept cents
hommes, sortit du fort, baïonnette au canon, et fit une trouée sanglante
à travers l'armée assiégeante forte de douze mille hommes. Le général
Pamphile de Lacroix, qui prit part au siège, écrit à ce propos : « La re-
traite qu'osa concevoir et exécuter le commandant de la Crête-à-Pier-
rot est un fait d'armes remarquable. Nous entourions son poste au
nombre de plus de douze mille hommes. Il se sauva, ne perdit pas la
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 106

moitié de sa garnison et ne nous laissa que ses morts et ses blessés.


Cet homme était un quarteron à qui la nature avait donné une âme de
la plus forte trempe : c'était le chef de brigade Lamartinière, le même
qui s'était mis à la tête de la résistance du Port-au-Prince contre la di-
vision Boudet et qui, en plein conseil, avait cassé la tête au comman-
dant de l'artillerie Lacombe. »
Bien que les résultats militaires obtenus fussent importants, Le-
clerc estima qu'ils ne compensaient pas suffisamment les pertes consi-
dérables subies par son armée. Il crut sage d'adopter une autre mé-
thode pour la pacification de la colonie en entrant en pourparlers avec
Toussaint. Il commença par sonder, en vue de la paix, Christophe et
Dessalines. Le premier — après avoir consulté son chef ou sans
l'avoir consulté, les historiens haïtiens ne sont pas d'accord sur ce
point — accepta les propositions assez honorables qui lui furent faites.
Le second ne se rendit que sur les instances formelles de Toussaint —
qui avait compris que toute résistance était à ce moment devenue im-
possible.
Le général noir, s'inclinant devant le destin, présenta sa soumission
le 5 mai 1802. Il se rendit au Cap où il fut reçu avec de grands hon-
neurs militaires. A cette occasion, le général Ramel rapporte un pro-
pos de Toussaint qui mérite d'être consigné : « Lorsque Toussaint,
écrit ce général français, fut forcé de se soumettre et qu'il eut obtenu
que tout serait oublié, il vint au Cap : il osa y entrer précédé de trom-
pettes, trente guides en avant et autant en arrière. Il fut hué, insulté
même par les habitants. Il était accompagné du général Hardy, vers le-
quel il se tourna, et il lui dit froidement : Voilà ce que sont les hommes
partout. Je les ai vus à mes genoux, ces hommes qui m'injurient ; mais
ils ne tarderont pas à me regretter ».

* * *

Toussaint obtint de Leclerc l'autorisation de se retirer à Ennery, sur


l'une de ses habitations. Cette soumission cependant n'était que feinte.
Tout en paraissant s'occuper de la culture de ses champs, l'ancien gou-
verneur suivait avec attention les événements. Les progrès de la fièvre
jaune dans les rangs de l'armée française réveillaient ses espérances, et
il commençait à croire en la possibilité d'une nouvelle levée de bou-
cliers.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 107

De son côté, Leclerc n'avait aucune confiance dans la sincérité du


général noir, et il le faisait étroitement surveiller. Ayant intercepté une
[82] lettre de Toussaint à un certain Fontaine conçue en termes ambi-
gus et soupçonnant l'ancien gouverneur de connivence avec les bandes
rebelles qui tenaient encore la campagne et particulièrement avec celle
de Sylla campée dans les hauteurs de Plaisance, le capitaine-général
ordonna l'arrestation de celui dont la présence à Saint-Domingue
constituait à ses yeux un danger permanent. Le général Brunet, chargé
de cette besogne, employa, pour se saisir de la personne de son adver-
saire, un procédé indigne d'un officier français. Par une lettre amicale
il attira Toussaint dans un piège, s'empara de lui le 7 juin 1802, et
l'embarqua avec sa famille sur un vaisseau Le Héros — qui le trans-
porta en France. En mettant le pied sur le pont du navire, Toussaint
Louverture prononça ces paroles prophétiques : « En me renversant,
on n'a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté des
noirs : il repoussera par les racines parce qu'elles sont nombreuses et
profondes. »
Débarqué en France, l'ancien gouverneur demanda vainement à
voir Bonaparte, qui ordonna de l'enfermer dans un cachot humide du
fort de Joux, dans les montagnes du Jura. Jamais prisonnier politique
ne fut plus cruellement traité. Il mourut misérablement le 7 avril 1803,
et son corps fut jeté dans la fosse commune 30. Coïncidence étrange de
l'histoire, pendant que se débattait dans les affres de l'agonie le grand
Précurseur de l'indépendance haïtienne, un autre chef de la Révolution
de Saint-Domingue, son adversaire de 1800, André Rigaud, gémissait
dans une cellule voisine du fort de Joux, victime comme lui de Bona-
parte, « sous qui perçait déjà Napoléon ».
Un écrivain américain, Percy Waxman, dans son livre Black Napo-
léon, a résumé d'une manière heureuse la carrière extraordinaire de
Toussaint Louverture.

« Comment un Nègre, ayant vécu environ cinquante ans dans l'escla-


vage, résolut de libérer son peuple, s'éleva à la position suprême de gou-
verneur général de Saint-Domingue, encourut la haine de Napoléon Bona-
parte et finit par mourir dans un donjon de la frontière franco-suisse, c'est

30 V. Général Nemours, Histoire militaire de la guerre d'indépendance de


Saint-Domingue, tome II, page 200.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 108

là réellement l'un des récits les plus fantastiques de l'histoire, débutant


avec la découverte même du Nouveau Monde par Christophe Colomb...
Tous les écrivains qui se sont occupés de Toussaint Louverture emploient
le mot « extraordinaire » en le dépeignant. Même ceux qui ont le plus haï
son nom ont dû reconnaître ses qualité incontestables de chef militaire et
d'organisateur politique... Il n'y a pas d'opinion modérée à son sujet : il est
dieu ou démon. Peu d'hommes dans l'histoire ont été l'objet de louanges
plus excessives ou d'accusations plus amères. Norvins, dans son livre sur
Napoléon, appelle Toussaint un « homme de génie ». Beauchamp parle de
lui comme « l'un des hommes les plus extraordinaires d'une époque où tant
d'hommes extraordinaires ont paru sur la scène du monde ». Auguste
Comte, dans son Calendrier Positiviste, [83] l'a inscrit, avec Washington,
Platon, Boudha et Charlemagne, parmi ceux qu'il présente comme dignes
de remplacer les saints du calendrier grégorien. Lamartine a écrit un drame
poétique dont il est le héros 31. Harriett Martineau a composé un roman
avec le récit de sa vie. Whittier lui a consacré un long poème. Wordsworth
l'a honoré d'un sonnet ; et tout écolier américain sait plus ou moins par
cœur le discours fameux qu'il a inspiré à Wendell Philips... Chateaubriand,
dans ses Mémoires d’Outre-tombe, accuse Napoléon non seulement
d'avoir fait mourir Toussaint mais encore de l'avoir imité de son vivant...
Autant qu'il est possible de comparer la vie d'un nègre né dans la servitude
avec celle d'un blanc né dans la liberté, on trouve sur certains points, dans
la carrière des deux hommes, un parallélisme étonnant. Toussaint et Napo-
léon sont tous les deux parvenus aux plus hauts sommets grâce à leur gé-
nie et à l'habileté avec laquelle ils ont su se servir des circonstances. Tous
les deux ils sont devenus fameux non seulement comme chefs militaires
mais comme organisateurs politiques... Même dans certains incidents de
leur existence privée on peut trouver d'étranges rapprochements... Tous les
deux, ils furent précipités du faîte des honneurs dès qu'ils eurent acquis la
puissance suprême. Tous les deux, ils furent finalement livrés aux mains
de leurs plus cruels ennemis. Tous les deux, ils furent arrachés des bras de
leur famille, et tous deux finirent leurs jours sur un rocher dénudé : le
Nègre des tropiques succombant sous la neige impitoyable des Alpes ; le
Blanc des climats froids se consumant sous les rayons brûlants du soleil de
Sainte-Hélène. Peu de temps avant sa mort, Napoléon dit à son secrétaire

31 Lamartine écrivit son poème dramatique « Toussaint Louverture », ayant


trouvé dans la vie extraordinaire du général noir un argument puissant en fa-
veur de l'abolition de l'esclavage. C'est lui qui a dit de Toussaint : « Cet
homme est une nation ».
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 109

Las Cases : « J'ai à me reprocher mon entreprise contre Saint-Domingue.


J'aurais dû me contenter de gouverner la colonie par l'intermédiaire de
Toussaint Louverture. »

Par sa victoire temporaire sur Toussaint Louverture, Napoléon Bo-


naparte avait coupé le tronc de l'arbre de la liberté à Saint-Domingue.
Mais les racines de l'arbre étaient nombreuses et avaient profondé-
ment pénétré dans le sol arrosé du sang des martyrs. Et l'arbre allait
reverdir et fleurir de nouveau. Et bientôt, sur les hauteurs de Vertières,
noirs et mulâtres unis iront cueillir le fruit de leur héroïsme : l'indé-
pendance.
[84]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 110

[85]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre VII
LA LUTTE POUR
L’INDÉPENDANCE

Retour à la table des matières

Dans ses instructions secrètes à Leclerc, le Premier Consul avait


écrit : « Le moment venu, débarrassez-vous de Toussaint, Christophe,
Dessalines et des principaux brigands. Désarmez les masses noires et
expédiez sur le continent tous les noirs et mulâtres qui ont joué un rôle
durant les troubles civils. »
De son côté, le ministre de la marine disait au capitaine-général
dans une lettre du 14 juin 1802 : « Concernant le retour des noirs à
l'ancien régime, la lutte sanglante que nous venons de livrer — et dont
nous sommes sortis glorieusement victorieux — nous commande
d'user de la plus grande circonspection. Peut-être, nous serons embar-
rassés de nouveau si nous renversons précipitamment cette idole de la
liberté qui a fait verser tant de sang jusqu'à présent... Pour quelque
temps encore, la vigilance, l'ordre, la discipline à la campagne et dans
l'armée remplaceront l'esclavage du peuple de couleur de votre colo-
nie. Les bons maîtres agiront de façon à les attacher à l'autorité. Et
lorsqu'ils auront compris la différence existant entre le joug tyran-
nique de leurs congénères et les droits légitimes de leurs propriétaires
intéressés à leur conservation, il ne sera pas difficile de les retourner à
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 111

leur condition première, dont il a été si désastreux pour eux de sor-


tir. »
La première partie de ce programme ayant été réalisée par la dé-
portation de Toussaint, Leclerc se mit en mesure de poursuivre la poli-
tique qui lui avait été ainsi prescrite. Il fit procéder dans les villes et
les campagnes au désarmement des indigènes. Sur tous les points du
territoire des exécutions en masse avaient lieu. C'était le régime de la
terreur comme aux jours les plus effroyables de la Révolution fran-
çaise. Sans se soucier des conseils de discrétion du ministre de la ma-
rine, les blancs parlaient ouvertement du rétablissement de l'escla-
vage.
Ces rigueurs et ces rumeurs eurent pour effet de créer parmi les
noirs un sentiment général d'inquiétude et d'insécurité. Les monta-
gnards furent les premiers à donner le signal de la révolte. Bientôt ils
furent rejoints dans leurs repaires par les indigènes des villes. Ces
« brigands »[86] — comme on les désignait alors — avaient générale-
ment pour chefs d'anciens esclaves marrons, dont les plus redoutables
étaient Sans-Souci, Sylla, Macaya, Lamour-Dérance, Larose, Cangé,
Lafortune. Ils avaient adopté un genre de guérilla qui ne laissait aucun
répit aux Français. Ils les harassaient par des attaques soudaines, la
nuit, quelquefois en plein midi au moment du repas, souvent par les
temps d'orage. Vers la fin de juillet 1802, tout le Nord, sauf les places
fortifiées, était au pouvoir des insurgés. Dans l'Ouest, ils avaient en
leur possession les montagnes de l'Arcahaie et les hauteurs boisées qui
dominent Port-au-Prince.
Les officiers noirs et mulâtres qui servaient encore dans l'armée
française comprirent, à certaines indiscrétions, que leur vie était en
danger. Quelques-uns, sous prétexte de missions à remplir, furent em-
barqués sur des navires de guerre, et l'on n'entendit plus parler d'eux.
Celui de ces généraux noirs, dont l'assassinat produisit la plus grande
émotion, fut Maurepas. Voici comment parle de lui le général Ramel :
« Maurepas est âgé de quarante ans. Il est à Saint-Domingue et y a été
assez bien élevé. Il parle avec beaucoup de grâce et de précision. Bien
fait de sa personne, gentil, même coquet, splendide en tout, d'une bra-
voure éprouvée et possédant l'art militaire au dernier point. Il lit beau-
coup et a une bibliothèque choisie. Il aime la nation française autant
qu'il déteste les Anglais. Il n'a jamais voulu séparer son sort de celui
de Toussaint. Lorsqu'il se soumit, on lui conserva le commandement
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 112

du Port-de-Paix : j'ai servi sous ses ordres. Il avait dans cette ville une
maison qui aurait été belle à Paris. Rien n'avait été oublié pour l'em-
bellir et la décorer. Elle devait avoir coûté des sommes immenses. J'ai
constamment mangé à sa table. Dans les commencements, je ne reve-
nais pas de mon étonnement de lui voir cette aisance à faire les hon-
neurs de chez lui. »
Lorsque Toussaint eut été déporté et que des défections eurent
commencé à se produire parmi les officiers de l'armée indigène, Mau-
repas donna l'assurance au général Ramel qu'il ne se séparerait pas
une nouvelle fois de la France, et il offrit de remettre sa démission
afin de se retirer en Europe. « Content de cette explication, continue le
général Ramel, j'écrivis au capitaine-général. Je ne reçus d'autre ré-
ponse que celle d'ordonner à Maurepas de se rendre au Cap pour y re-
cevoir une destination ultérieure. Je lui communiquai cet ordre. Il ne
balança pas à s'embarquer avec toute sa famille, et partit pour le Cap.
J'appris quarante-huit heures après qu'en entrant en rade, lui, sa
femme, ses enfants en bas âge avaient été jetés à la mer... Ce supplice
ne produisit qu'un mauvais effet : il décida l'entière défection des
noirs, nous aliéna les indifférents, et une guerre à mort entre les deux
couleurs fut dès ce moment déclarée. Quels hommes a-t-on noyés à
Saint-Domingue ? Des noirs faits prisonniers sur le champ de ba-
taille ? Non. Des conspirateurs ? Encore moins ! On ne jugeait per-
sonne. Sur un simple soupçon, un rapport, une parole équivoque, deux
cents, quatre cents, huit cents, jusqu'à quinze cents noirs étaient jetés à
la mer. J'ai vu de ces exemples, [87] et j'en ai gémi. J'ai vu trois mu-
lâtres frères subir le même sort. Le 28 frimaire, ils se battaient dans
nos rangs ; deux y furent blessés. Le 29, on les jeta à la mer, au grand
étonnement de l'armée et des habitants. Ils étaient riches, et avaient
une belle maison qui fut occupée deux jours après leur mort par le gé-
néral Boudet 32. »

* * *

L'adjudant-général Alexandre Pétion, ancien lieutenant de Rigaud,


était revenu à Saint-Domingue dans les rangs de l'armée expédition-
naire et avait même commandé une batterie d'artillerie au siège de la
Crête-à-Pierrot. Il était cantonné avec sa division au Haut-du-Cap
32 Cité par Lamartine dans la préface de son poème dramatique « Toussaint-
Louverture ».
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 113

quand il reçut, dans les premiers jours d'octobre 1802, la visite inat-
tendue de Dessalines, son adversaire de 1800, contre lequel il avait si
héroïquement défendu la ville de Jacmel et de qui il s'était rapproché
au cours d'une brève entrevue à Plaisance trois mois auparavant.
Dessalines venait d'avoir une conférence importante avec le capi-
taine-général. Inquiet devant les progrès de l'insurrection grandissante,
Leclerc avait appelé au Cap le chef noir pour arrêter avec lui les me-
sures propres à rétablir l'ordre. Dessalines avait parlé avec une telle
véhémence ; il avait promis de sévir contre les rebelles avec tant d'im-
pitoyable sévérité que, satisfait et confiant, Leclerc lui avait fourni en
quantité armes et munitions, en lui donnant en outre l'autorisation de
lever le plus d'hommes possible pour l'exécution de son plan de ré-
pression brutale et sanglante. C'est en retournant dans l'Artibonite, où
il exerçait son commandement, que Dessalines s'était arrêté au Haut-
du-Cap pour s'entretenir avec Pétion.
Trois jours après cette conversation secrète entre le général noir et
le chef mulâtre, dans la nuit du 13 au 14 octobre 1802, Pétion, aidé du
général Clerveaux, prit les armes contre les Français. Le 17 octobre,
ce fut le tour de Dessalines à la Petite-Rivière de l'Artibonite. « À la
nouvelle—raconte Windsor Bellegarde — que l'adjudant-général Pé-
tion avait pris les armes au Haut-du-Cap, le chef de brigade Andrieux,
commandant du bourg, avait reçu l'ordre d'arrêter Dessalines afin de
prévenir un mouvement semblable, dont il avait remarqué les symp-
tômes inquiétants. Mis au courant de la combinaison, le curé de la pa-
roisse, l'abbé Videau, invita gracieusement le général noir à dîner. Ce-
lui-ci ne crut pas devoir décliner l'invitation, malgré l'avertissement
qui lui avait été donné qu'on lui préparait un piège. Autour de la table
somptueusement servie, les convives, parmi lesquels Andrieux,
avaient pris place. Dessalines, très exubérant de nature, se montra, ce
soir-là, plus loquace qu'à l'ordinaire. Flairant quelque tentative d'em-
poisonnement, il faisait semblant de manger et parlait sans arrêt. Ses
regards fouillaient pour ainsi dire les visages de son hôte et des invi-
tés. Mm« Pageot, femme de couleur attachée [88] en qualité d'inten-
dante au service du curé, allait et venait, de la cuisine à l'office, de
l'office à la salle à manger, paraissant exclusivement préoccupée de la
bonne présentation des plats. Cependant, entre elle et Dessalines une
sorte de courant télépathique semblait s'être établi — si bien que, dans
l'entrebâillement d'une porte, elle fit un geste expressif que Dessalines
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 114

interpréta comme signifiant qu'on s'apprêtait à le mettre sous corde.


Brusquement, le général se lève, regarde la montagne. — « Diable !
s'écrie-t-il, en s'élançant au dehors, j'aperçois là-haut une fusée. Les
brigands sont sur nous. Je vais les recevoir. » Aussi rapide que l'éclair,
il se dirige vers la place d'armes et tire deux coups de pistolet. À ce si-
gnal, une nuée de cultivateurs armés, qu'il avait postés aux alentours,
envahissent le bourg. Andrieux et le curé Videau se dépêchent de fuir
à toute bride pour échapper au juste châtiment dont ils allaient payer
leur perfidie. 33 »
L'intervention de Pétion eut pour conséquence heureuse de déve-
lopper et d'accélérer le mouvement insurrectionnel. Pour avoir le pre-
mier reconnu l'autorité de Dessalines comme général en chef de l'ar-
mée de l'Indépendance, il attira à celui-ci tous les officiers mulâtres,
ses anciens compagnons d'armes de la guerre civile du Sud. Très po-
pulaire, d'autre part, auprès des chefs de bandes, dont quelques-uns
détestaient Dessalines, il put les rallier à la cause commune de la li-
berté. C'est ce que constate l'historien Pauléus-Sannon dans les termes
suivants : « Dans le rapprochement (entre ces deux chefs), l'impor-
tance de Pétion était encore plus politique que militaire. Il n'était
qu'adjudant-général, tandis que Dessalines était divisionnaire. Mais
comme mulâtre, comme homme de l'Ouest et comme ancien rigau-
diste, il se trouvait plus qualifié qu'aucun autre contemporain pour
persuader les hommes de couleur de l'Ouest et du Sud de se rallier à
Dessalines, qui allait entraîner les masses du Nord, du Nord-Ouest et
de l'Artibonite sur lesquelles son influence était mieux assise. Pétion
avait de l'éducation et des lettres. De mœurs simples, patient, d'hu-
meur toujours égale, la physionomie sympathique, il était aimé et esti-
mé de tous ses compagnons d'armes. Généreux, humain, étranger aux
tourments de l'ambition, républicain sincère, militaire de talent autant
que politique avisé, il était de ces hommes éminemment utiles dans la
politique et la guerre, parce qu'ils joignent au courage le bon sens, la
modération et le désintéressement alors même qu'ils sont engagés
dans des liens de parti 34. »
Outre les combats, les embuscades, les surprises nocturnes où
s'émiettait l'armée française, la fièvre jaune y faisait des ravages épou-
33 W. Bellegarde, Manuel d'instruction civique et morale, Port-au-Prince,
1905.
34 H. Pauléus-Sannon, La guerre de l'indépendance.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 115

vantables. Dans l'espace de quatre mois, le terrible fléau avait fauché


près de dix-huit mille hommes, dont cinquante généraux. Miracle de
la charité ! Les noirs, durant cette terrible épidémie, oublièrent les
atrocités dont ils [89] avaient été eux-mêmes victimes de la part des
blancs pour prodiguer des soins aux malades. Les femmes surtout
firent preuve d'un dévouement admirable. Elles veillaient jour et nuit
au chevet des soldats les plus gravement atteints, les hospitalisant par-
fois chez elles. Elles en sauvèrent un grand nombre grâce aux remèdes
indigènes qui se révélèrent souvent efficaces. Cette conduite chari-
table leur valut les remerciements du capitaine-général qui, dans un
acte officiel, rendit hommage à leur générosité et à leur bonté. Mais
Leclerc lui-même ne fut pas épargné : il succomba dans la nuit du 1 er
au 2 novembre 1802, ayant désigné pour lui succéder le général Ro-
chambeau.

* * *

Donatien Rochambeau, fils de Jean-Baptiste Donatien de Vimeur,


comte de Rochambeau, le héros de l'indépendance américaine, avait
quarante-sept ans quand il prit la succession de Leclerc. Il avait déjà
commandé à Saint-Domingue, la première fois à la fin de 1792, une
seconde fois en 1796. Il était d'une grande bravoure sur les champs de
bataille mais d'une cruauté froide et cynique, qui n'épargnait même
pas ses compagnons européens. Pour se débarrasser des noirs, il re-
courait à des supplices affreux : il ordonnait tantôt de les empiler dans
la cale hermétiquement fermée d'un navire où il faisait brûler du
soufre, tantôt de les jeter tout vivants à des chiens féroces qu'il avait
fait venir exprès de Cuba. C'étaient souvent des noyades en masse qui
rappelaient celles de Jean-Baptiste Carrier à Nantes. Son esprit diabo-
lique lui inspirait chaque jour des modes de torture de plus en plus raf-
finés — ce qui lui a valu dans notre histoire le titre de Néron de Saint-
Domingue. De ce néronisme, Ardouin rapporte un exemple horrible.
En mars 1803, le général Rochambeau, pour donner à ses maîtresses
un spectacle d'un genre nouveau, invita les principales familles noires
et de couleur de Port-au-Prince à un grand bal, auquel elles se seraient
bien gardées de ne pas se rendre. On dansa jusqu'à minuit. Après quoi,
les invités furent priés de passer dans une autre salle très faiblement
éclairée et tendue de draperies de deuil portant des têtes de mort repré-
sentées en toile blanche. Des cercueils étaient placés aux angles. Des
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 116

voix lugubres, venues on ne savait d'où, entonnèrent les cantiques sa-


crés des rites funéraires. Et, au milieu des rires bruyants des dames
blanches présentes, Rochambeau dit aux pauvres femmes indigènes
épouvantées : « — Vous venez d'assister aux funérailles de vos époux
et de vos pères ! »

« Au commencement de mai 1803 — écrit Pauléus-Sannon — l'autori-


té de Dessalines comme général en chef n'était pas toujours reconnue dans
la province de l'Ouest, dont la plus grande partie continuait d'obéir à son
adversaire Lamour Dérance. Il était d'autant plus nécessaire qu'elle le fût
que Dessalines allait se rendre dans le Sud pour procéder à l'organisation
définitive des forces indigènes et se rendre compte par lui-même de la
marche des opérations. Il s'avisa d'appeler à une conférence les principaux
officiers de l'Ouest, déjà pressentis et préparés par Pétion. [90] Cangé, La-
marre, les frères Bordes, Marion, Saglaou et quelques autres, répondant à
l'appel, débarquèrent à l'Arcahaie, où devaient avoir lieu les délibérations.
Celles-ci s'ouvrirent sous la présidence du général en chef, dont l'autorité
fut ainsi solennellement consacrée.
« Jusqu'à ce moment-là, les régiments indigènes portaient encore les
couleurs de la République française. Et, lorsqu'en décembre 1802, la trei-
zième demi-brigade eut perdu un de ses drapeaux au combat de Robert,
près de la Croix-des-Bouquets, le bruit s'était répandu chez l'ennemi que
les noirs et les mulâtres armés ne visaient pas à l'indépendance puisqu'ils
conservaient le drapeau français. Pétion en avait aussitôt avisé Dessalines
et attiré son attention sur cette situation équivoque. La question fut en
conséquence portée à l'ordre du jour de la conférence militaire et discutée
à la séance du 18 mai. Le général en chef proposa d'enlever du drapeau
français la tranche blanche et d'inscrire sur les deux autres, en lieu et place
des lettres R. F., la légende : « Liberté ou la Mort ». Ainsi fut-il décidé.
« Dessalines entendait par là, non seulement écarter l'oppresseur blanc,
mais symboliser par le bleu et le rouge l'union indéfectible du noir et du
mulâtre. C'était dans la logique de la situation — les Français ayant les
premiers donné à la guerre qui se poursuivait le caractère d'une guerre de
race. Ne suffisait-il pas à leurs yeux d'être noir ou jaune pour être pendu
ou noyé ? Rochambeau ne préconisait-il pas officiellement la destruction
en masse des généraux, des officiers et des soldats des deux couleurs ?
Aucun lien politique ne pouvait désormais subsister entre les blancs et
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 117

leurs victimes. Aux souvenirs encore vivants de l'ancien esclavage, que la


France voulait rétablir, s'ajoutait l'horreur des atrocités du moment ; et il
n'y avait évidemment de garantie réelle pour ceux qui combattaient en vue
de conserver la liberté et l'égalité que dans une sécession d'avec la mère-
patrie, c'est-à-dire dans l'indépendance nationale. Le drapeau bicolore,
flottant sur l'Arcahaie par cette claire matinée de mai, indiquait tout à la
fois cette énergique volonté d'indépendance et cette union entre noirs et
mulâtres grâce à laquelle l'indépendance était déjà à moitié conquise. »

Dessalines délégua dans le Sud, avec instructions d'y conduire la


guerre, le mulâtre Nicolas Geffrard. Geffrard était né en 1761 sur l'ha-
bitation Périgny, dans les hauteurs de Camp-Périn. Son père était un
homme de couleur, dont il prit les nom et prénom, et sa mère une né-
gresse du Sénégal nommée Julie Coudro. Par les soins de sa famille, il
avait appris à lire et à écrire. Il s'exprimait, d'après Madiou, avec faci-
lité et, quoique d'une humeur fougueuse, il était généralement doux et
aimable dans ses relations. Il s'était engagé de bonne heure dans les
rangs républicains sous les ordres de Rigaud et avait combattu avec
honneur contre les royalistes de la Grand'Anse. Nommé par le général
français Desfourneaux chef de bataillon et commandant du Camp-Pé-
rin, il fut élevé par Rigaud au grade de colonel pendant la guerre ci-
vile. Il avait pu, par un coup d'audace, échapper des mains de Dessa-
lines et [91] s'était rendu à Santiago de Cuba où il résida jusqu'à l'arri-
vée à Saint-Domingue de l'armée expéditionnaire, dans laquelle il ser-
vit comme simple engagé. Après la soumission de Toussaint, il alla
dans le Sud pour embrasser ses parents. Ayant appris, à son arrivée à
l'Anse-à-Veau, que les colons voulaient le faire arrêter, il se transporta
au Cap. Les persécutions auxquelles noirs et mulâtres étaient soumis
lui ouvrirent les yeux, et il se rallia à Pétion dès que celui-ci eut pris
les armes, et ainsi il fut amené à se rapprocher de Dessalines.
Dessalines confirma Geffrard dans son grade de colonel et lui
confia la mission difficile de faire accepter par les Indépendants du
Sud l'autorité du général en chef — condition nécessaire pour la vic-
toire par la coordination de toutes les forces de la révolution. Aidé
particulièrement de Laurent Férou, Geffrard déploya une si vigou-
reuse énergie que les garnisons françaises de Jérémie et des Cayes
furent contraintes de se rendre (octobre 1803).
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 118

Dès la fin de septembre, le siège avait été mis devant Port-au-


Prince. Dix mille hommes bloquaient étroitement la ville, empêchant
son ravitaillement en eau et en vivres. La place capitula, et le 10 oc-
tobre, Dessalines, vêtu d'un habit rouge et d'un pantalon de même cou-
leur, ayant à sa droite le général Pétion et à sa gauche le général Ga-
bart, entra à Port-au-Prince à la tête de l'armée assiégeante. La ville ne
fut pas incendiée et livrée au pillage, parce que le général Pétion et
l'adjudant-général Bonnet s'étaient opposés à toute action de ce genre.
Après la prise de Port-au-Prince, le général en chef, avec les
troupes réunies de l'Ouest et du Sud, se mit en marche le 21 octobre
pour le Nord. Il établit son quartier général au Morne-Rouge, sur la fa-
meuse habitation Lenormand de Mézy, à quelques lieues du Cap. Des-
salines était décidé à pousser son armée de vingt-sept mille hommes à
l'assaut de cette ville, qu'il savait cependant formidablement fortifiée.
Rochambeau sortit du Cap pour barrer la route aux envahisseurs, es-
pérant pouvoir résister avec avantage sur la ligne des fortifications ex-
térieures qu'il avait fait construire.
C'est pour la capture des forts établis sur l'habitation Vertières et
sur la butte de Charrier que se déroula, le 18 novembre 1803, la ba-
taille la plus fameuse de l'histoire d'Haïti et qui décida de la fin de la
guerre. Cette bataille porte le nom de Vertières, et le général qui s'y
distingua le plus parmi tant de valeureux officiers fut Capoix-la-Mort
qui, par son mépris du danger et sa magnifique vaillance, justifia en-
core une fois son glorieux surnom.
Le plus fort de l'action s'était déroulé autour de la redoute de Ver-
tières occupée par Rochambeau lui-même. Dessalines avait donné
l'ordre à Capoix de s'emparer à tout prix de la position de Charrier.
Pour l'atteindre, il fallait traverser un ravin, sur lequel était jeté un
pont vermoulu. Trois fois le général noir est repoussé. Trois fois, il re-
conduit ses régiments à l'assaut. Les balles et les boulets pleuvent au-
tour de lui. Toujours intrépide, il avance. Au moment le plus terrible
du combat, un [92] boulet tue sous lui son cheval. On le croit mort.
Mais vivement il se relève, et, se dressant de toute sa hauteur, il crie :
« En avant ! En avant ! »
Un roulement de tambour se fait entendre à ce moment dans le
fort : ce sont les Français qui, émerveillés par tant de courage, ont ces-
sé le feu pour applaudir Capoix-la-Mort. Quelques minutes après, un
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 119

cavalier portant un drapeau blanc se présente devant le pont et dit aux


indigènes : « Le capitaine-général Rochambeau envoie son admiration
à l'officier général qui vient de se couvrir de tant de gloire ! » Le hus-
sard français se retire, et le combat recommence avec une nouvelle fu-
rie.
Cette action glorieuse n'avait été qu'un épisode de la grande ba-
taille de Vertières, qui coûta à l'armée des Indépendants plus de douze
cents morts et deux mille blessés. Mais les pertes du côté français
avaient été tellement élevées que Rochambeau, craignant que le Cap
ne fût emporté d'assaut et livré au pillage, s'empressa de demander un
armistice. Le 19 novembre 1803, l'adjudant-commandant Duveyrier,
chargé des pouvoirs du général en chef Rochambeau pour traiter de la
reddition de la place, signa avec Dessalines un accord qui prévoyait la
« remise de la ville et des forts qui en dépendent » dans un délai de
dix jours à partir du 20 novembre.
Le 29 novembre 1803, l'armée des Indépendants entrait triompha-
lement dans l'ancienne capitale de la colonie française de Saint-Do-
mingue. Le 4 décembre, les derniers régiments de France, commandés
par le général de Noailles, quittaient le Môle Saint-Nicolas juste trois
cent onze ans, moins deux jours, après que Christophe Colomb y avait
débarqué.
L'indépendance d'Haïti était faite.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 120

[93]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre VIII
PROCLAMATION DE
L’INDÉPENDANCE

Retour à la table des matières

Le 1er janvier 1804, les Chefs de l'Armée de la Victoire, réunis sur


la place d'armes de la ville des Gonaïves, proclamèrent solennelle-
ment l'indépendance de l'ancienne colonie française de Saint-Do-
mingue en lui redonnant le nom d'Haïti sous lequel l'île était désignée
avant la découverte. Ils signèrent l'acte de naissance du nouvel État —
le deuxième en Amérique — et firent le serment de « renoncer à ja-
mais à la France et de mourir plutôt que de retomber sous sa domina-
tion ».
Les signataires de cet acte étaient : Dessalines, général en chef
(noir), Christophe (noir), Pétion (mulâtre), Clervaux (mulâtre), Gef-
frard (mulâtre), Vernet (mulâtre), Gabart (mulâtre), généraux de divi-
sion ; P. Romain (noir), Gérin (mulâtre), F. Capoix (noir), J.-L. Fran-
çois (noir), Férou (mulâtre), Daut (noir), Cangé (mulâtre), L. Bazelais
(mulâtre), Magloire Ambroise (noir), J.-J. Herne (mulâtre), Toussaint
Brave (noir), Yayou (noir), généraux de brigade ; Bonnet (mulâtre), F.
Papalier (mulâtre), Morelly (mulâtre), Chevalier (mulâtre), Marion
(mulâtre), adjudants-généraux ; Magny (noir), Roux (mulâtre), B. Lo-
ret (mulâtre), Quéné (mulâtre), Macajoux (mulâtre), Dupuy (mulâtre),
Carbonne (mulâtre), Diaquoi aîné (noir), Raphaël Malet (mulâtre),
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 121

Derenoncourt (mulâtre), officiers de l'armée ; Boisrond-Tonnerre, se-


crétaire.
Lu à l'énorme foule qui entourait la petite estrade élevée au milieu
de la place et décorée pour la circonstance du nom d'autel de la patrie,
le serment héroïque « Vivre libres ou Mourir » fut accueilli par une
immense acclamation. Et quand Boisrond-Tonnerre fit entendre,
comme un poème de sang et de haine, la proclamation vengeresse
écrite sur l'ordre et d'après la pensée de Dessalines, ce fut une clameur
enthousiaste qui répondit à ses paroles enflammées.
Quel était ce peuple qui applaudissait ainsi au serment de ses
chefs ? Quels étaient eux-mêmes ces chefs qui assumaient, de leur
propre volonté, la lourde tâche de le conduire ? Dans quelles condi-
tions intérieures et extérieures le nouvel État débutait-il dans la vie in-
dépendante ?
[94]
Voilà les questions que l'historien doit se poser avant d'entre-
prendre le récit des événements qui forment, à partir du 1 er janvier
1804, la trame de l'histoire d'Haïti et aussi avant de porter un jugement
sur les hommes qui en furent les auteurs ou les victimes.
Au point de vue politique, le peuple haïtien, au moment de la pro-
clamation de l'indépendance, constituait une masse hétérogène plutôt
qu'une nation. En haut, quelques chefs, dont l'autorité reposait unique-
ment sur la force brutale : c'étaient des militaires qui n'avaient reçu, à
quelques rares exceptions, aucune éducation gouvernementale ou ad-
ministrative. En bas, c'était la multitude des anciens esclaves, arrivés
pêle-mêle à la liberté par des moyens violents. Entre les uns et les
autres pas de cohésion, pas de hiérarchie véritable. Seule la haine du
régime colonial — qui se confondait avec la haine du colon blanc —
avait solidarisé dans un même effort héroïque tous ces nègres venus
de régions diverses et parfois hostiles de l'Afrique lointaine — cette
hostilité latente se traduisant dans ce dicton encore en usage dans le
peuple. « Depuis lan Guinin, nègues rhaï nègues. Depuis la Guinée,
les nègres haïssent les nègres. »
Au point de vue matériel, il n'était rien resté de la brillante prospé-
rité de Saint-Domingue. Pendant plusieurs années, l'incendie avait été
le drapeau rouge qu'esclaves marrons et soldats de l'indépendance
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 122

avaient arboré sur les habitations coloniales comme le moyen le plus


sûr d'obtenir une victoire rapide et décisive. Les colons n'avaient su
créer aucune organisation économique qui pût servir de modèle aux
nouveaux libres : leur système reposait tout entier sur le travail servile
et leur commerce dépendait exclusivement de la métropole. Ils avaient
eux-mêmes, en réalisant le divorce de la propriété et du travail, perdu
le sentiment de l'effort personnel que développe la concurrence. Les
nègres émancipés tirèrent du régime colonial cet enseignement détes-
table : « Le maître est celui qui ne travaille pas ; être libre, c'est ne pas
travailler. »
Au point de vue moral et intellectuel, la situation était pire. Les co-
lons, s'abandonnant à l'amour des jouissances faciles et frivoles,
avaient vécu sans prévoyance, sans souci de l'épargne, sans réelles
vertus de famille, sans respect de la religion, sans un haut idéal de vie
intellectuelle et morale, sans la moindre préoccupation de justice et
d'humanité. Ils avaient donné à leurs esclaves le spectacle d'une socié-
té brillante à la surface mais édifiée sur la souffrance, où la virile
« volonté d'être » était sacrifiée au décevant plaisir de « paraître ». Ils
n'avaient pas créé d'écoles à Saint-Domingue, même pour leurs en-
fants.
Donc, sans éducation politique, sans cadres sociaux, sans organisa-
tion économique, sans direction technique, sans idéal intellectuel ou
religieux, la jeune nation allait tout de suite se heurter à l'inimitié de
tous les États possesseurs d'esclaves en Amérique, puisque la procla-
mation de son indépendance était une déclaration de guerre à l'escla-
vage partout où il continuait d'exister. Vivant dans l'isolement et dans
la crainte paralysante d'un retour offensif de la France, ce sera pour la
nation haïtienne une [95] continuelle veillée des armes, qui l'empêche-
ra d'entreprendre tout projet d'organisation exigeant un long effort et
de la continuité dans l'action. Elle aura plus encore à lutter contre elle-
même pour purifier son sang des tares du régime colonial. Despotisme
militaire, aristocratisme prétentieux, esprit de révolte, mépris de la li-
berté et de la vie humaine, préjugé de couleur, rivalités provinciales :
voilà ce qu'elle a trouvé dans son berceau et dont elle va être la palpi-
tante victime.
De cet affreux héritage, un legs — le plus détestable de tous — al-
lait, pour longtemps, habiter les cœurs haïtiens : la haine. « Quand on
apprit l'évacuation du Cap — écrit Thomas Madiou — ce fut dans les
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 123

villes et les campagnes d'Haïti une joie délirante, et l'enthousiasme


monta à son comble. L'Haïtien se crut invincible sur son territoire et le
peuple, de toutes parts, jura par acclamations de vivre libre et indé-
pendant. Il voua à ses anciens tyrans une haine éternelle. Il croyait
alors ne devoir trouver des tyrans que chez les blancs. Il ne soupçon-
nait pas que des hommes, sortis de son sein, pourraient un jour le
courber, abstraction faite de la servitude corporelle, sous un despo-
tisme tantôt sanglant tantôt abrutissant, en flattant, pour l'endormir sur
ses vrais intérêts, sa haine contre le blanc — haine qui était alors la
plus forte passion dont il fût animé. Pendant longtemps il se crut libre
parce que la main qui le tyrannisait, au lieu d'être blanche, était noire
ou jaune... Cependant, les lumières pénétreront rapidement en Haïti et
le peuple, à travers le sang et les plus grands obstacles, marchera de
progrès en progrès. »
La haine n'a jamais rien créé. Seul l'amour est constructif. Ce n'est
pas la haine du blanc qui a conduit les Haïtiens, noirs et mulâtres, à la
victoire : c'est l'amour de la liberté qui les a unis dans un effort com-
mun pour l'abolition de l'esclavage. Et dans cet amour de la liberté ils
ont puisé l'idée de l'indépendance parce qu'ils avaient reconnu que le
maintien de leur liberté conquise ne pouvait être assuré que par l'exis-
tence d'un État nègre autonome, qui avait, de ses propres mains et
sans concours étranger, brisé les chaînes de la servitude. La présence
d'un tel État dans la communauté des nations civilisées constituait par
elle-même la plus éloquente revendication des droits de l'homme —
de tous les hommes, sans distinction de couleur, de langue ou de reli-
gion. Et ainsi commençait pour Haïti, dès le 1er janvier 1804, la tradi-
tion qu'elle a toujours suivie : celle d'élever la voix dans toutes les as-
semblées internationales pour proclamer et défendre les hauts prin-
cipes de morale politique et de justice sociale sur lesquels doit reposer
toute société vraiment démocratique.
Ce n'est pas non plus la haine qui allait permettre au peuple haïtien
de se débarrasser peu à peu des tares du régime colonial. La haine, au
contraire, a entravé son évolution, car la haine, ayant toujours besoin
de se fixer sur quelque objet, a dirigé ses coups, quand le blanc a dis-
paru, contre l'Haïtien lui-même — contre l'Haïtien noir ou contre
l'Haïtien mulâtre, suivant les fluctuations d'une politique criminelle
fondée sur la lutte des classes ou la ségrégation raciale. Si, comme
nous le verrons plus tard,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 124

[96]
« les lumières ont pu pénétrer rapidement en Haïti », selon l'obser-
vation de Madiou, c'est que l'amour désintéressé du peuple a fait com-
prendre à quelques-uns des fondateurs de la patrie haïtienne que seule
l'éducation « élève l'homme à la dignité de son être » en éclairant son
esprit, en purifiant sa conscience, en fortifiant son caractère. Par une
compensation providentielle, c'est la société coloniale qui a elle-même
déposé dans le berceau du peuple haïtien les deux puissants instru-
ments d'éducation et d'unité qui lui permettront d'atteindre son idéal
de nation civilisée : la culture française, source incomparable d'huma-
nisme, et la religion chrétienne, dont le haut enseignement est contenu
dans cette parole du Christ : « Aimez-vous les uns les autres, car vous
êtes frères. »
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 125

[97]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre IX
GOUVERNEMENT
DE DESSALINES

Retour à la table des matières

En même temps qu'ils proclamaient l'indépendance de l'ancienne


colonie de Saint-Domingue, les Chefs de l'Armée avaient désigné le
général en chef Jean-Jacques Dessalines comme gouverneur à vie de
l'État d'Haïti.
Dessalines était né en 1758 à la Grande-Rivière du Nord, sur l'ha-
bitation Cormiers. Il avait eu pour maître un nommé Duclos, dont il
prit le nom, et devint plus tard l'esclave d'un noir appelé Dessalines.
C'est probablement le souvenir des mauvais traitements auxquels il fut
soumis à cause de sa nature indocile qui le décida à se joindre aux
marrons. Sa haine contre les colons en général était implacable, et,
pour la justifier, il aimait à montrer les nombreuses cicatrices qu'avait
laissées sur son corps noir le fouet du commandeur. Intrépide sur les
champs de bataille, il y faisait preuve de qualités de prudence vrai-
ment étonnantes chez un être à ce point impulsif. Emporté par son
tempérament farouche, il était capable des pires excès de cruauté,
mais son cœur n'était pas inaccessible aux sentiments nobles et géné-
reux. C'est ainsi qu'il était plein d'admiration pour certains officiers ri-
gaudins, qui lui avaient pourtant rudement tenu tête.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 126

Le général français Ramel a laissé de lui ce portrait. « Dessalines


est un noir du Congo. Il est âgé de quarante-cinq ans. Sa physionomie
est dure. Lorsqu'il entre en fureur le sang lui sort par les yeux et par la
bouche. C'est l'Omar de Toussaint, qu'il regarde comme un dieu ; et
dans le culte qu'il rend à son idole il entre autant de politique que d'at-
tachement. De quelle bienveillance ne l'a pas comblé le général Le-
clerc !... Dessalines est la terreur des noirs. Une émeute avait-elle
éclaté, c'était lui que Toussaint envoyait, non pour apaiser mais pour
châtier. À son approche, tout tremblait. Il n'y avait aucune grâce à es-
pérer. Dessalines est brave, mais n'a aucune instruction. Il est général
en chef. Je ne puis croire qu'il puisse longtemps se conserver dans sa
place avec si peu de moyens. Pour gouverner, il faut plus que du cou-
rage et des moyens violents. Violentum nihil durabile »
[98]
Le portrait que fait de Dessalines l'historien haïtien Pauléus-San-
non est plus complet et plus nuancé. « Ancien esclave, illettré, fruste
et rude, Dessalines a tout appris au contact de la réalité, à la grande
école de la vie. La guerre est son métier. Il y débute dans les bandes
de Biassou et devient, en 1794, guide de Toussaint. Formé sous ce
grand chef, il est parvenu, de grade en grade, jusqu'au commandement
en chef des armées — comme celle qui fit le siège de Jacmel et la
conquête du Sud pendant la guerre civile. Infatigable de corps, d'une
énergie farouche, capable de franchir en des randonnées épiques les
montagnes les plus inaccessibles, de passer sans intervalles du nord au
sud, du sud au nord, Dessalines a l'élan, la force et la vélocité du lion.
Au physique, trapu et sanguin, tout en lui respirent la fougue et la vio-
lence. Cruel parfois, mais plein d'admiration pour le courage, jovial,
impétueux, connaissant et aimant le soldat, brave jusqu'à la témérité,
sa caractéristique semble être l'excès en tout. Il a toute la fureur et aus-
si toute la ruse de sa race. Il est impitoyable aux blancs parce que,
chez cet ancien esclave, dont le corps porte encore les morsures du
fouet, la haine de l'esclavage se confond, ne fait qu'une avec celle des
anciens maîtres. Moins politique, moins raffiné que Toussaint Louver-
ture, il ne lui cède en rien sous le rapport des talents militaires, de l'en-
durance, de l'énergie physique et de la bravoure. »
Dessalines avait montré, au cours de la guerre de l'indépendance,
une énergie, une activité, un dévouement admirable. Il avait mérité,
par ses services à la cause de la liberté, le redoutable honneur de
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 127

conduire les Haïtiens à la victoire. Allait-il pouvoir remplir la mission


plus difficile et plus délicate qui lui était confiée : celle d'organiser la
vie politique et économique du jeune État ? La responsabilité était
grande puisque l'autorité qui lui avait été conférée était absolue et sans
limites — dictatoriale par conséquent. Ceux qui avaient signé l'acte
d'investiture se nommaient Gabart, Paul Romain, P.-J. Herne, Capois,
Christophe, Geffrard, Gérin, Vernet, Pétion, Clervaux, Jean-Louis
François, Cangé, Férou, Yayou, Toussaint-Brave, Magloire Ambroise,
Bazelais. Il avaient dit : « Nous jurons d'obéir aveuglément aux lois
émanées de son autorité — la seule que nous reconnaîtrons. Nous lui
donnons le droit de faire la paix, la guerre et de nommer son succes-
seur. »
Acte dangereux et hypocrite — que certains de ces chefs signèrent
avec des restrictions mentales et qu'ils n'allaient pas tarder à désa-
vouer, plus ou moins ouvertement.

* * *

Pour inaugurer son gouvernement en marquant, par une manifesta-


tion terrifiante, la rupture entre la France et Haïti, Dessalines ordonna
le massacre général des Français restés dans le pays après le départ de
Rochambeau. Il ne fut excepté de cette mesure que les prêtres, les mé-
decins, les pharmaciens, les artisans de certains métiers. La plupart
des officiers généraux n'exécutèrent pas à la lettre les ordres sangui-
naires du gouverneur. Christophe, dans le nord, donna refuge, dans sa
[99] propre maison, à quelques-uns des persécutés. Pétion, dans
l'ouest, sauva la vie à un grand nombre d'hommes, de femmes et d'en-
fants. La femme de Dessalines, Claire-Heureuse, qui était d'une bonté
exemplaire, ne craignit pas de recueillir plusieurs blancs dans le palais
même du gouverneur — comme elle l'avait fait une première fois, lors
d'un massacre antérieur, pour arracher à la mort le naturaliste Des-
courtilz, auteur d'un livre sur la flore d'Haïti.

* * *

Dessalines pensa bientôt que son titre de gouverneur à vie n'était


pas suffisamment reluisant et ne correspondait pas au pouvoir su-
prême qu'il exerçait. Le 18 mai 1804 — qui, par une curieuse coïnci-
dence, marquait le premier anniversaire de la création du drapeau haï-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 128

tien — Bonaparte s'était proclamé empereur sous le nom de Napoléon


Ier. Dès que cette nouvelle fut connue en Haïti, les secrétaires de Des-
salines, « Chanlatte, Boisrond-Tonnerre, et les principaux officiers de
son état-major — écrit Thomas Madiou — conçurent l'idée de faire
une pétition par laquelle le peuple et Y armée demanderaient que la
forme du gouvernement fût changée et que le titre d'empereur fût don-
né au gouverneur général. Cette pétition fut rédigée à Marchand, siège
du Gouvernement, et Dessalines l'expédia à Pétion pour que celui-ci la
fît signer par les autorités de l'Ouest et du Sud, avec recommandation
de la lui retourner dans dix jours. Il procéda de la même manière à
l'égard du Nord et de l'Artibonite ». Les pétitions revinrent à Mar-
chand fin août 1804, couvertes des signatures désirées. Mais le gou-
verneur-général, impatient, n'attendit pas la date du 8 octobre fixée
pour la cérémonie du couronnement. Le 2 septembre, il se fit procla-
mer par la 4e demi-brigade cantonnée à la capitale. Il prit le nom de
Jacques Ier. Il ne créa pas de noblesse parce que, disait-il, « lui seul
était noble ». Une Constitution, signée le 20 mai 1805 par les chefs de
l'armée (Christophe, Clervaux, Vernet, Gabart, Pétion, Geffrard,
Toussaint-Brave, Raphaël, Lalondrie, Romain, Capois, Magny, Can-
gé, Daut, Magloire-Ambroise, Yayou, Jean-Louis François, Gérin, Fé-
rou, Bazelais, Martial Besse), vint consacrer cette situation en concen-
trant tous les pouvoirs dans les mains de l'Empereur.
La Constitution constatait que « le peuple habitant l'île ci-devant
appelée Saint-Domingue avait convenu de se former en État libre,
souverain et indépendant de toute autre puissance de l'univers, sous le
nom d'Empire d'Haïti ». Elle proclamait l'abolition absolue de l'escla-
vage et déclarait que les Haïtiens sont frères chez eux et égaux devant
la loi. Pour effacer toute trace de dissension entre citoyens d'un même
pays, l'article 14 disait : « Toute acception de couleur parmi les en-
fants d'une seule et même famille, dont le chef de l'État est le père, de-
vant nécessairement cesser, les Haïtiens ne seront désormais connus
que sous la dénomination générique de Noirs. » Aucun blanc, quelle
que fût sa nationalité, ne devait être admis à mettre le pied sur le terri-
toire haïtien à titre de maître ou de propriétaire et même à y acquérir
aucune propriété [100] immobilière. Etaient cependant exceptées de
cette prescription les femmes blanches naturalisées haïtiennes par le
gouvernement, de même que les enfants nés ou à naître d'elles. La
même faveur était accordée aux Polonais et Allemands naturalisés,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 129

survivants de la légion polonaise et des volontaires d'Allemagne qui


avaient fait partie de l'armée de Leclerc.
La couronne était élective et non héréditaire, l'Empereur ayant la
faculté de désigner son successeur de la manière qu'il le jugerait
convenable, soit avant soit après sa mort. Il avait le privilège de faire,
de sceller et de promulguer les lois ; de nommer et de révoquer, à sa
volonté, les ministres, le général en chef de l'armée, les conseillers
d'État, les généraux et autres agents de l'Empire, les membres des ad-
ministrations locales, les commissaires du gouvernement près les tri-
bunaux, les juges et autres fonctionnaires publics. Il avait la direction
des recettes et dépenses de l'État, la surveillance de la fabrication des
monnaies, dont il avait le droit exclusif d'ordonner l'émission et de
fixer le poids et le type. Au-dessous de l'Empereur fonctionnait un
Conseil d'État composé des généraux de division et de brigade. Il était
prévu deux ministères et une secrétairerie d'État : le ministère de la
guerre, qui englobait celui de la marine, le ministère des finances, qui
comprenait celui de l'intérieur. Le secrétaire d'État était chargé de
l'impression, de l'enregistrement et de l'envoi des lois, arrêtés, procla-
mations et instructions de l'Empereur. Il travaillait directement avec
celui-ci pour les relations extérieures ; correspondait avec les mi-
nistres ; recevait de ces derniers les requêtes, pétitions et autres de-
mandes qu'il devait soumettre au Souverain — de même que les ques-
tions qui étaient proposées à l'Empereur par les tribunaux. Il renvoyait
aux ministres les jugements et les pièces sur lesquels le chef de l'État
avait statué. La Constitution prévoyait qu'un juge de paix serait nom-
mé dans chaque commune, et que dans chaque division militaire il se-
rait établi un tribunal civil, de même qu'une école publique, ce qui fai-
sait six tribunaux et six écoles pour tout l'Empire. Les clauses rela-
tives à la religion étaient nettement différentes de celles de la Consti-
tution de Toussaint Louverture : la loi n'admettait pas de religion do-
minante ; la liberté des cultes était tolérée et l'État ne devait pourvoir à
l'entretien d'aucun culte ni d'aucun ministre. Pourvoyant à la sûreté in-
térieure et extérieure de l'État, l'Empereur avait le droit de faire arrêter
et juger par un conseil spécial toute personne soupçonnée de tramer
quelque complot contre lui, contre l'ordre public ou la Constitution.
Voulant calmer les inquiétudes qu'avait provoquées dans les États es-
clavagistes d'Amérique l'indépendance d'Haïti, l'Empereur faisait dire,
dans l'article 36, qu'il ne « formerait jamais aucune entreprise dans la
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 130

vue de faire des conquêtes ni de troubler la paix et le régime intérieur


des colonies étrangères ». La Constitution se terminait par cet avertis-
sement solennel : « Au premier coup de canon d'alarme, les villes dis-
paraissent, et la nation est debout. » (Art. 28 des dispositions géné-
rales.)
Dessalines n'était point, comme Toussaint Louverture, un adminis-
trateur. Sous son gouvernement, ce fut le régime militaire dans toute
sa [101] brutalité. « Les citoyens — écrit Thomas Madiou — furent
partagés en deux classes : laboureurs et soldats. Les premiers, qui
avaient donné le signal de la guerre de l'indépendance, furent réunis
sur les grandes habitations : ils conservèrent leurs armes et furent or-
ganisés militairement, toujours prêts à obéir au premier appel du gou-
vernement. Les derniers, recrutés tant dans les campagnes que dans
les villes, faisaient un service des plus actifs. Les employés civils, tels
que les officiers d'administration et de douane, faisaient partie de la
seconde classe : ils étaient attachés à des corps d'armée auxquels ils
devaient se rallier dès que la patrie serait en danger. Le gouvernement
afferma les grandes propriétés rurales aux militaires d'un grade supé-
rieur qui avaient déployé le plus de courage dans les combats. Les
plus belles maisons des villes leur furent aussi louées à vil prix. »

* * *

Autour de l'Empereur, passionné pour les plaisirs, une foule de


fonctionnaires corrompus pillaient effrontément le trésor public, tan-
dis que les soldats, soumis à la plus sévère discipline, ne recevaient
souvent ni solde ni fournitures. Partout se manifestait une rage de
jouissance qu'expliquait le sentiment d'insécurité qui régnait parmi le
peuple. Personne ne croyait la victoire définitive, et tout le peuple vi-
vait dans l'attente angoissante d'un retour offensif des Français. On se
hâtait donc de jouir du moment présent — l'Empereur tout le premier.
« Ne s'occupant — dit Firmin — qu'à inspecter ses troupes et à jouir
des honneurs bruyants qu'il recevait dans les parades militaires, il lais-
sa fleurir autour de lui l'espèce d'anarchie propre au despotisme igno-
rant — un despotisme dispersé, impersonnel, la pire de toutes les ty-
rannies. 35 »

35 A. Firmin, Le Président Roosevelt et Haïti, 1905. [En préparation dans Les


Classiques des sciences sociales. JMT.]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 131

Dessalines n'avait qu'un souci : empêcher les Français de reprendre


Haïti pour y rétablir l'esclavage. Tout son gouvernement s'organisa —
on peut dire — autour de cette préoccupation devenue une hantise vé-
ritable. Il établit sa capitale dans l'intérieur et voulut que Port-au-
Prince fût abandonné pour l'habitation Dérance en pleine montagne. À
ses commandants de province il ordonna d'élever des fortifications sur
tous les points stratégiques du territoire. Pour réaliser son rêve d'isole-
ment, l'Empereur pensa qu'il était d'impérieuse nécessité de réunir
toute l'île sous son commandement. Un décret pris en 1805 par le gé-
néral français Ferrand, qui commandait la ville de Santo-Domingo,
vint fournir à Dessalines le prétexte désiré pour l'envahissement de la
Partie de l'Est. Ce décret révoltant donnait le droit à tout Espagnol ré-
sidant près de la frontière de réduire en esclavage n'importe quel Haï-
tien qu'il parviendrait à capturer. Dessalines considéra ce décret
comme une insulte à l'honneur national. Après avoir, à la tête d'une ar-
mée d'environ trente mille hommes, balayé tout obstacle dans sa
marche victorieuse, l'Empereur [102] mit le siège devant Santo-Do-
mingo et se préparait à emporter la ville d'assaut, quand la fausse nou-
velle de l'apparition d'une flotte française sur les côtes d'Haïti le fit
précipitamment rentrer dans son empire pour résister à toute attaque
possible.
Les Anglais offrirent leur aide militaire à Dessalines. Il la refusa
mais accepta d'entrer en relations commerciales avec l'Angleterre et
avec les États-Unis — tout spécialement en vue de se procurer des
armes et des munitions pour son armée. Le commerce avec ces deux
pays était florissant. De nombreux navires portant pavillon anglais ou
américain fréquentaient les ports haïtiens, où étaient venus s'installer
des négociants consignataires des deux nationalités. L'agriculture mi-
litarisée fournissait les produits d'échange — coton, sucre et particu-
lièrement le café que les Anglais, maîtres de la mer, monopolisaient
presque. « Les propriétaires et les fermiers — dit J.-C. Dorsainvil —
devaient payer à l'État le quart de subvention, impôt territorial qui
consistait en autant de fois deux cent cinquante livres de café qu'il y
avait de cultivateurs valides sur l'habitation. Le deuxième quart des
produits du sol était attribué aux cultivateurs comme salaire. Le troi-
sième revenait au propriétaire et le quatrième à l'exploitant ou au gé-
rant. Le règlement des cultures était des plus sévères. Défense for-
melle était faite aux cultivateurs de déserter la campagne pour se réfu-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 132

gier en ville. Comme, d'après l'article 11 de la Constitution impériale,


tout citoyen devait posséder un art mécanique, les citadins qui ne pou-
vaient justifier d'un métier se virent obligés d'aller travailler la terre.
Sous ce régime de travail forcé, la culture prospéra. La plaine de l'Ar-
tibonite se couvrit de cotonneries ; partout les sucreries incendiées
furent relevées. »
Ces moyens violents avaient mis quelque argent dans le trésor pu-
blic. Mais Dessalines considérait le trésor public comme sa propre
caisse, et la laissait d'ailleurs mettre au pillage, avec le plus généreux
altruisme. Ils disaient aux dilapidateurs de son entourage : « Plumez la
poule mais ne la faites pas crier. » Tout le temps qu'il avait fermé les
yeux sur le désordre administratif dont profitaient quelques privilégiés
en dépit de la louable résistance d'un petit nombre de fonctionnaires
honnêtes et capables, on n'avait pas fait grande attention à ses fautes et
à ses extravagances. Mais il parla bientôt de mettre fin aux opérations
scandaleuses auxquelles avait donné lieu le partage des propriétés co-
loniales confisquées par l'État d'Haïti. Dès qu'il menaça, d'après sa
propre expression, de « rompre les os » aux voleurs et concussion-
naires, des murmures commencèrent à s'élever contre lui.
Dessalines n'ignorait pas que son système de travail forcé avait
provoqué un mécontentement presque général parmi les cultivateurs,
qui, ayant pour la plupart servi comme soldats dans l'armée de l'indé-
pendance, se voyaient soumis à un régime qui ne différait guère de
l'esclavage colonial. Aussi la police impériale empêchait-elle tout ras-
semblement qui, sous prétexte de célébration religieuse, pût permettre
aux conspirateurs éventuels de s'entendre et de comploter contre le
gouvernement. Les [103] réunions des sectateurs du Vodou étaient
particulièrement suspectes, comme celles des loges maçonniques.
En qualité d'inspecteur-général de culture dans le département de
l'Ouest sous Toussaint Louverture, Dessalines avait poursuivi avec
acharnement les sociétés secrètes dans lesquelles, comme dit Madiou,
« on mettait en pratique les superstitions africaines ». « On lui rappor-
ta — ajoute cet historien — que beaucoup de ces sorciers nommés
Vaudoux se réunissaient dans la plaine du Cul-de-Sac ; qu'à la tête de
cette bande était une vieille femme noire ; et qu'un grand nombre de
cultivateurs abandonnaient les champs pour se rendre au lieu où se
faisaient les sorcelleries. Dessalines vint avec un bataillon de la 8 e de-
mi-brigade dans la plaine du Cul-de-Sac, cerna le lieu où se trouvaient
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 133

réunis les Vaudoux, ordonna de faire feu sur la case, les dispersa et en
prit cinquante qu'il tua à coups de baïonnettes. » On savait que l'Em-
pereur n'hésiterait pas une minute à donner pareille leçon à tous ceux
de la classe des laboureurs qui oseraient protester contre le régime de
servage auquel ils étaient assujettis. Et personne ne bougeait !
Mais la confiance de l'Empereur n'était pas aussi bien assurée à
l'égard de ses propres lieutenants, dont quelques-uns, tout en ayant
l'air d'approuver la politique de leur souverain, ne condamnaient pas
moins, en secret, la façon scandaleuse dont les affaires de la nation
étaient dirigées. Christophe, général en chef de l'armée, avait un haut
sentiment de la dignité personnelle et jugeait de façon sévère la
conduite extravagante de l'Empereur. Candidat présumé à la succes-
sion impériale, il ne voulait cependant rien entreprendre qui pût dé-
plaire à l'ombrageux Dessalines ; il ne cessait au contraire de lui dé-
noncer Capoix-la-Mort/le héros de Vertières, en qui il voyait un
concurrent éventuel et qui, mécontent d'avoir été retiré de Port-de-
Paix pour être placé au commandement de la deuxième division du
Nord, se répandait parfois en propos amers à l'égard de la puissante
camarilla impériale où dominaient le noir martiniquais Mentor et le
mulâtre acrimonieux Boisrond-Tonnerre.
D'autre part, le général Etienne Gérin, ministre de la guerre, réduit
à un rôle infime, était peu satisfait de sa situation. Le général Vernet,
qui ne savait ni lire ni écrire, s'était vu confier comme par dérision le
ministère des finances. Il était effrontément trompé par son adjoint
Vastey, et il supportait fort mal les plaisanteries ou les sarcasmes que
lui adressait à cette occasion l'Empereur dans ses moments de bonne
ou de mauvaise humeur. Le général Geffrard, commandant de la divi-
sion du Sud, dont les pouvoirs venaient d'être considérablement res-
treints en vertu d'une nouvelle délimitation des districts militaires,
nourrissait contre Dessalines une hostilité sourde, qui n'aurait pas tar-
dé à éclater en lutte ouverte si la mort du Libérateur du Sud n'était sur-
venue de manière soudaine le 31 mai 1806.
Tout cela n'avait pas échappé à la perspicacité de l'Empereur.
D'une visite qu'il fit dans le Nord il était revenu, dit Madiou, « avec la
conviction que son ennemi le plus redoutable était Christophe », mais
la prudence [104] lui commanda de ménager le général en chef de l'ar-
mée, à qui la garnison et la population du Cap étaient entièrement dé-
vouées.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 134

Se débattant au milieu de ces accusations, dénonciations et in-


trigues, Dessalines crut trouver en Pétion — qu'il « admirait et esti-
mait » bien qu'il le fît étroitement espionner par le commandant de
l'arrondissement de Port-au-Prince, Germain Frère — le seul homme
qui fût capable, par son influence politique et son autorité morale,
d'assurer efficacement la défense du trône. Et l'idée lui vint d'attacher
à sa fortune le commandant de la Province de l'Ouest en lui donnant la
main de sa fille Célimène — ce qui aurait fait du général Pétion son
gendre et son successeur désigné. Mais Pétion refusa cette offre, en
disant qu'il n'était pas fait pour le mariage. Ce refus choqua profondé-
ment l'Empereur qui désirait montrer, par une telle alliance, la nécessi-
té d'une union étroite entre le nègre et le mulâtre.
On a accusé Pétion de n'avoir pas voulu, par préjugé de couleur,
épouser la princesse Célimène, qui était noire de peau mais jolie, sui-
vant le témoignage des contemporains. L'astucieux Mentor mit habile-
ment à profit le refus du commandant de la Province de l'Ouest pour
exciter la méfiance de Dessalines contre les hommes de couleur en gé-
néral — méfiance que le Fondateur de l'indépendance n'avait jamais
systématiquement entretenue comme un instrument de politique, à
preuve son amitié presque paternelle pour le général mulâtre Gabart,
« le brave des braves », dont la mort, le 30 octobre 1805, à l'âge de
vingt-neuf ans, provoqua en lui une véritable explosion de douleur.
Dessalines ne se rendit compte que bien plus tard de la cause réelle
de l'attitude de Pétion. Celui-ci avait refusé l'offre tentante de l'Empe-
reur, non seulement parce qu'il avait une maîtresse, la belle Choute
Lachenais, qu'il aimait beaucoup, mais parce qu'il savait que son aide
de camp, le capitaine Chancy, neveu de Toussaint Louverture et lui
aussi un mulâtre, était engagé secrètement avec Célimène et avait eu
avec elle des rapports intimes. Cette idylle tragique — que l'écrivain
haïtien, Liautaud Ethéart, a dramatisée dans sa pièce La Fille de l'Em-
pereur — montre bien qu'il ne s'agissait pas simplement pour Dessa-
lines d'unir sa fille à un mulâtre mais de s'assurer la fidélité de Pétion,
dont l'influence était grande dans l'Ouest et dans le Sud.
Certains auteurs — qui apportent dans le récit des événements du
passé leurs préoccupations du présent, leur parti pris ou leurs ten-
dances idéologiques — ont attribué à cet épisode une importance si
grande qu'ils en ont fait un argument capital dans leurs discussions de
politique intérieure. Il nous paraît par conséquent d'un vif intérêt de ci-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 135

ter le chapitre que Thomas Madiou a consacré, dans le troisième vo-


lume de son Histoire d'Haïti, aux amours malheureux du Chancy et de
Célimène.

« Le général de division Pétion avait dans son état-major un jeune offi-


cier instruit, d'une haute taille, bien fait, élégant, ayant une noble figure,
qu'il affectionnait beaucoup. C'était le capitaine Chancy, âgé de vingt-trois
ans, neveu de Toussaint Louverture... Dès 1802, la princesse [105] Céli-
mène aimait avec passion le capitaine Chancy. Celui-ci, qui répondait à
son amour, l'appelait sa fiancée à la cour de Toussaint et disait souvent à
Dessalines qu'il deviendrait un jour son gendre. Dessalines était alors très
flatté des attentions que portait à sa fille le neveu du gouverneur. Mais de-
puis qu'il était devenu empereur, il s'était prononcé contre ce mariage en
déclarant que son sang ne se mêlerait jamais avec celui de Toussaint Lou-
verture. Chancy avait l'habitude de se rendre à Marchand toutes les fois
que le général Pétion y expédiait des dépêches. Ces voyages du Port-au-
Prince à la capitale impériale devinrent plus fréquents. Il renoua clandesti-
nement ses liaisons avec la fille de l'Empereur et les rendit si étroites que
le bruit circula qu'elle était devenue enceinte. Ce bruit parcourut la pro-
vince de l'Artibonite et parvint aux oreilles de Dessalines. Celui-ci se sen-
tit outragé. Il n'eut jamais pensé qu'un de ses sujets eût méprisé la mort au
point de porter le déshonneur dans sa famille. Il se renferma dans son pa-
lais, tellement exaspéré que la plupart de ses amis les plus intimes
n'osèrent l'approcher. Il formait mille projets de vengeance : tantôt il vou-
lait faire périr sa fille ; tantôt il voulait mander à Marchand le capitaine
Chancy et le livrer, sous ses yeux, au dernier supplice. Pendant qu'il était
en proie à ces cruelles et douloureuses pensées, Mentor, auquel n'échappa
jamais l'occasion de le porter au mal pour le perdre, s'approcha de lui et lui
dit : « Sire, je ressens toute votre douleur. Cet affront ne peut être lavé que
dans le sang. Seul un mulâtre pouvait concevoir l'affreuse idée de jeter le
déshonneur dans la famille de Votre Majesté. Jamais un de ses sujets noirs
n'eût commis un tel crime ! » Dessalines fit entendre un profond soupir.
Le mot mulâtre sortit de sa bouche, avec aigreur, pour la première fois de-
puis la proclamation de l'indépendance.
« Saget (un mulâtre vénéré dans le quartier de l'Artibonite et qui lui
avait sauvé la vie à l'époque des Français comme Mme Pageot, mulâ-
tresse), se rendit au palais et s'efforça de calmer Dessalines. « — Sire, dit-
il, nous partageons toutes vos douleurs, mais l'offense que Votre Majesté a
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 136

reçue n'est pas irréparable ! » L'Empereur se leva et voulut le chasser de sa


présence. « — Pardon, Sire, continua Saget, la souveraineté que vous
exercez vous permet ce que ne pourraient faire la plupart des pères de fa-
mille dans une circonstance pareille. Donnez la main de la Princesse au
capitaine Chancy. » Dessalines s'écria, plein de fureur : — Il ne l'épousera
pas !
« Peu de jours après, Dessalines envoya en mission au Port-au-Prince
le colonel Daran, de son état-major, avec une compagnie de dragons com-
mandée par l'officier Prophète. Daran et Prophète laissèrent les dragons à
la Source-Matelas et entrèrent seuls à Port-au-Prince. Germain Frère, com-
mandant de l'arrondissement, manda aussitôt en son bureau le capitaine
Chancy. Il annonça au jeune officier qu'il serait envoyé à Marchand auprès
de Sa Majesté et qu'en attendant son départ il serait emprisonné. Daran et
Prophète le conduisirent à la geôle et le firent mettre au cachot. Dès que le
général Pétion apprit que Chancy avait été [106] incarcéré, il lui envoya
ses propres pistolets de poche dans une boîte à manger et lui fit dire que
l'Empereur persistant à ne pas lui accorder la main de sa fille, il ne lui res-
tait plus qu'à se donner la mort. Dans la nuit qui suivit, les dragons de ser-
vice à la geôle accoururent au cachot du prisonnier au bruit d'une détona-
tion. Chancy s'était ôté la vie d'un coup de pistolet. Pétion, après en avoir
averti Germain Frère, fit transporter le cadavre près de sa demeure, dans
une maison, rue Américaine, pour lui rendre les honneurs funèbres. Le
corps demeura exposé, pendant toute la nuit. Des dames et beaucoup de
jeunes filles dirent des prières et chantèrent des cantiques jusqu'au jour.
Des malintentionnés firent circuler le bruit qu'on voulait massacrer les
hommes de couleur. De jeunes militaires, noirs et jaunes, qui aimaient Pé-
tion et savaient que les jours de ce général pouvaient être exposés, se
réunirent en grand nombre chez lui et y demeurèrent jusqu'à ce qu'on eût
donné sépulture à Chancy. En séduisant la fille de l'Empereur, cet infortu-
né jeune homme s'était précipité de son propre mouvement au devant de la
mort. Dès lors, Dessalines commença à se montrer sourdement hostile à
Pétion, quoiqu'il eût enfin compris le refus qu'avait fait ce général de la
main de sa fille. D'autre part, il s'établit entre Dessalines et Mentor une si
grande intimité que celui-ci partageait son lit. »

Par ses excès et ses violences Dessalines avait mis le peuple tout
entier dans un état continuel d'agitation et créé même parmi ses plus
fidèles lieutenants une atmosphère de crainte et d'insécurité. Le cas
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 137

suivant, rapporté par Madiou, nous en donne un exemple terrifiant et


prophétique : « Une femme s'était présentée au palais, portant des
plaintes contre un officier-général. Dessalines, pour toute réponse, or-
donna de la passer aux verges. Le capitaine qui était de service au pa-
lais fut au désespoir d'être contraint d'exterminer sa propre mère. Ce-
pendant, l'infortunée était déjà placée entre deux haies de soldats ar-
més de verges. Les officiers de l'état-major général, quoique habitués
à d'horribles scènes, étaient consternés de ce qui allait se produire : le
fils exterminer la mère sous les coups ! Charlotin Marcadieux (retenez
ce nom !) qui seul osait prononcer des paroles de vérité devant Dessa-
lines, se précipita dans la cour du palais et entendit l'Empereur qui di-
sait aux soldats avec fureur : « Exterminez-la ! » — Arrête, monstre,
cria Charlotin, serais-tu capable de commander la mort d'une femme
innocente ? Tu as mis les choses dans un tel état que bientôt je serai
contraint de me faire immoler pour toi. »

* * *

La révolte, que tout le monde attendait en se demandant si elle par-


tirait de l'Ouest, du Nord ou du Sud, éclata en octobre 1806 à Port-Sa-
lut. L'Empereur décida d'aller la réprimer lui-même en proférant la
menace terrible que « son cheval galoperait dans le sang jusqu'au poi-
trail ».
À son départ de Saint-Marc, il rencontra sur la route l'un de ses
aides de camp, le mulâtre Delpêche, qui, fuyant l'insurrection, était
parti à toute bride de Petit-Goâve pour venir le renseigner à temps sur
les [107] progrès de la révolution, dont le ministre de la guerre Gérin
avait pris la direction. Dessalines repoussa rudement cet informateur
fidèle dont il se méfiait et qui fut peu après baïonnette par les troupes
loyales du colonel mulâtre Louis Longuevalle.
Dessalines envoya en avant le colonel Thomas (noir) et le chef de
bataillon Gédéon (noir) avec six compagnies d'élite en leur donnant
l'ordre de l'attendre au Pont-Rouge, à un demi-mille de Port-au-Prince.
Quand ceux-ci arrivèrent à destination, ils furent faits prisonniers par
les généraux Gérin (mulâtre), Vaval (noir) et Yayou (noir). Le colonel
Thomas hésita à se prononcer contre Dessalines : il fut consigné au
bureau de la place. Le commandant Gédéon, qui accueillit franche-
ment l'insurrection, fut placé à la tête des six compagnies. Il fit savoir
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 138

à Gérin que l'Empereur lui avait ordonné de l'attendre au Pont-Rouge.


Il ajouta que Dessalines lui avait dit qu'avant d'entrer au Port-au-
Prince, il voulait le découvrir debout sur le pont. Sur les instances de
Gérin, il se déshabilla et donna son uniforme à un officier de la 21 e
brigade de Léogane de même corpulence que lui. L'historien Timo-
léon-C. Brutus a jugé avec sévérité la conduite de Gédéon qui, dit-il,
« livra aux insurgés le secret de l'Empereur et permit le drame san-
glant du 17 octobre 1806 ».
Distinguant au loin la silhouette de l'officier qu'il prenait pour Gé-
déon, Dessalines s'avança sans méfiance et tomba dans le piège qui lui
avait été tendu. Quand il vit abattre l'Empereur, dont il avait été si
longtemps le conseiller perfide, Mentor, ce nègre de la Martinique qui
avait déjà promis ses services à Christophe, dit à pleine voix : « Vive
la liberté ! Vive l'égalité ! Le tyran est abattu ! » Le général noir
Yayou plongea son poignard par trois fois dans le corps inanimé de
l'Empereur, dont les membres déchiquetés furent jetés à une populace
sanguinaire. Et c'est une folle, Défilée — plus sage que tous ces force-
nés — qui recueillit les restes épars de Dessalines. Mais ce jour-là
aussi, pour l'honneur du peuple haïtien, s'accomplit l'un des plus
beaux actes de notre histoire. Dessalines, tombant de cheval sous une
décharge de mousqueterie, eut ce cri suprême, venu des profondeurs
de son être : — À mon secours, Charlotin ! Et tandis que tous les
autres compagnons de l'Empereur prenaient la fuite ou se rendaient
aux insurgés, le colonel Charlotin Marcadieux courut vers son ami et
le couvrit de son corps. Et il mourut, dit l'historien, « la tête fendue
d'un coup de sabre ».
Ce Charlotin Marcadieux était un mulâtre.

* * *

C'est un malheur effroyable pour Haïti que la première page de son


histoire comme nation ait été ainsi tachée du sang du fondateur même
de son indépendance. Et rien ne pourra justifier aux yeux de l'historien
les excès de passion honteuse qui suivirent le crime du Pont-Rouge.
Mais ce serait un crime aussi grand d'en rejeter la responsabilité sur
tous les contemporains mulâtres de l'Empereur et sur leurs descen-
dants à l'infini. L'homme qui s'acharna avec le plus de férocité sur le
cadavre de Dessalines, [108] ce fut, comme nous l'avons vu, le général
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 139

noir Yayou : il serait évidemment de la plus abominable injustice de


mettre son horrible forfait sur le compte de tous les Haïtiens noirs,
passés, présents et futurs. La vérité historique nous oblige à recon-
naître que noirs et mulâtres, rassemblés autour de Dessalines ou ligués
contre lui, ont leur part de responsabilité dans les événements doulou-
reux des premières années de notre histoire, de même qu'ils avaient eu
leur part des actions glorieuses qui conduisirent Haïti à l'indépen-
dance. S'ils sont pour nous des coupables pour avoir participé, de près
ou de loin, au crime du Pont-Rouge, nous ne pouvons pas non plus
oublier qu'ils sont — eux aussi — des héros pour avoir combattu et
souffert afin de rendre possible l'événement grandiose du 1er janvier
1804.
Leurs descendants, noirs et mulâtres, doivent se rappeler les pa-
roles solennelles que leur adressait Dessalines lui-même dans son
message du 26 avril où il essayait de justifier le massacre général des
blancs : « Noirs et jaunes... vous ne faites aujourd'hui qu'un seul tout,
qu'une seule famille... Mêmes calamités ont pesé sur vos têtes pros-
crites. Mêmes intérêts doivent vous rendre à jamais unis, indivisibles
et inséparables. Maintenez votre précieuse concorde, cette précieuse
harmonie parmi vous : c'est le gage de votre bonheur, de votre salut,
de vos succès ; c'est le secret d'être invincibles ! »
« Prenez Dessalines avec ses idées originales et son expérience de
la révolution de Saint-Domingue, et vous le trouverez conséquent
avec lui-même et logique en tous points. Malheureusement pour lui et
son pays, il ne put comprendre que, son rôle de révolutionnaire étant
rempli, celui d'administrateur, de gouvernant, commençait après ses
glorieux succès dans l'œuvre de l'indépendance. » Ainsi s'exprime
l'historien haïtien Beaubrun Ardouin. Pour être cependant juste envers
la mémoire de Dessalines, il faut reconnaître que ses fautes ont tenu
moins à lui-même qu'aux circonstances qui l'imposèrent au gouverne-
ment de l'État nouveau-né. Il n'avait reçu aucune préparation au rôle
d'organisateur civil qu'il devait remplir. Toussaint Louverture aurait
été capable d'accomplir une pareille tâche parce qu'il était un génie.
Dessalines était aussi un génie militaire mais en matière d'organisation
politique et administrative il ne pouvait être qu'un « bras » et non une
« tête ». Ses compagnons d'armes — dont quelques-uns, Christophe
par exemple, lui étaient nettement supérieurs au point de vue de l'in-
telligence — lui avaient, d'ailleurs, confié le pouvoir, non pas pour
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 140

exercer une mission précise de gouvernement contenue dans les justes


limites de la Constitution et des lois, mais comme une récompense qui
faisait de lui le maître de la nation — conception funeste qui sera dé-
sormais celle de beaucoup de nos chefs d'État et qui explique, en
même temps que leur despotisme intolérable, les révolutions nom-
breuses auxquelles le pays a été en proie.
La passion de l'indépendance posséda tout entier Dessalines. Il la
voulait intégrale pour Haïti. Il la souhaitait aussi pour les autres. C'est
pourquoi il ordonna à Magloire Ambroise en 1806 d'accueillir chaleu-
reusement [109] à Jacmel le héros vénézuélien Francisco de Miranda.
À celui-ci il conseilla, comme moyen sûr de succès, de couper les
têtes et de brûler les maisons. Coupé têtes, boulez cayes ! C'était dans
la note du temps. Le farouche conventionnel Billaud-Varennes, réfu-
gié à Port-au-Prince, devait dire quelques années plus tard à Pétion :
« La plus grande faute que vous avez commise dans le cours de la ré-
volution de Saint-Domingue, c'est de n'avoir pas sacrifié tous les co-
lons jusqu'au dernier. En France, nous avons fait la même faute en ne
faisant pas périr jusqu'au dernier des Bourbons. » Le massacre des
blancs par Dessalines ne lui avait pas paru suffisant !
C'est la grande erreur de beaucoup d'historiens haïtiens et étrangers
d'avoir cherché à isoler l'histoire d'Haïti de l'histoire du monde et de
n'avoir pas replacé hommes et choses, pour les apprécier et les juger,
dans l'atmosphère de leur temps. La crise morale, religieuse, politique,
sociale, économique, qui bouleversa la fin du XVIII e et le commence-
ment du XIXe siècle, en ouvrant dans le monde une ère de violences
sans pareilles, explique en grande partie l'histoire des débuts de notre
peuple dans la vie indépendante. Dessalines, comme les autres, doit
être jugé à la lueur de ces événements contemporains.
Quelque regrettables que soient, au jugement sévère de l'historien,
les vices, les fautes ou les crimes de l'Empereur, la gloire du Fonda-
teur de l'indépendance les recouvre, aux yeux des Haïtiens, de son
manteau éblouissant 36.
Les Haïtiens ne peuvent en effet oublier que l'accord du Noir Des-
salines et du Mulâtre Pétion au Haut-du-Cap en octobre 1802 rendit
36 Lire dans Histoire d'Haïti, 3e vol., p. 290-292, éd. 1922, le portrait remar-
quable que Thomas Madiou a tracé de Dessalines et le jugement impartial
qu'il a porté sur son œuvre.
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possible la constitution, au centre des Amériques, d'une nation haï-


tienne, et que cette nation ne s'est maintenue et ne pourra se maintenir
vivante et libre que par la coopération harmonieuse des éléments eth-
niques et des classes sociales dont elle est composée.

[110]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 142

[111]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre X
PÉTION ET
CHRISTOPHE

Retour à la table des matières

À la mort de Dessalines, l'empire fut aboli. À un grand nombre de


citoyens le triste usage qui venait d'être fait du pouvoir dictatorial pa-
rut comme la condamnation du régime monarchique. On crut qu'un
changement dans la forme du gouvernement amènerait une meilleure
direction des affaires publiques. Une assemblée constituante se réunit
donc à Port-au-Prince et adopta, le 27 décembre 1806, une constitu-
tion qui s'inspirait, dans ses dispositions générales, de la Déclaration
des droits de l'homme, au nom desquels avait été faite la révolution de
Saint-Domingue.
La nouvelle charte organisait la république en la faisant reposer sur
le principe fondamental de la séparation des pouvoirs. « C'est par la
séparation des pouvoirs — disait le rapporteur — que les Américains
sont devenus nombreux et florissants, dans une progression tellement
rapide que les annales d'aucun peuple n'offrent un pareil exemple. La
séparation des pouvoirs a jeté sur l'Angleterre un éclat que n'ont pu
ternir les défauts de son gouvernement. »
La Constitution de 1806 contenait les clauses suivantes :
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« Il ne peut exister d'esclaves sur le territoire de la République. —


Les droits de l'homme en société sont : la liberté, qui consiste à pou-
voir faire ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui ; l’égalité, qui consiste
en ce que la loi est la même pour tous et qui n'admet aucune distinc-
tion de naissance, aucune hérédité de pouvoirs ; la sûreté, qui résulte
du concours de tous pour assurer les droits de chacun ; la propriété,
qui, inviolable et sacrée, est le droit de jouir et de disposer de ses
biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. — La
loi est la volonté générale exprimée par la majorité ou des citoyens ou
de leurs représentants. — La souveraineté réside essentiellement dans
l'universalité des citoyens ; nul individu, nulle réunion partielle de ci-
toyens ne peut s'attribuer la souveraineté. — Les fonctions publiques
ne peuvent devenir la propriété de ceux qui les exercent. — La garan-
tie sociale ne peut exister si la division des pouvoirs n'est pas établie ;
si leurs limites ne sont pas fixées et si la responsabilité des fonction-
naires n'est pas assurée. — Tous les devoirs [112] de l'homme et du
citoyen dérivent de ces deux principes gravés par la nature dans les
cœurs : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on
vous fît. Faites constamment aux autres tout le bien que vous voudriez
en recevoir. » — Tout citoyen doit ses services à la patrie et au main-
tien de la liberté, de l'égalité et de la propriété, toutes les fois que la loi
l'appelle à les défendre. — La maison de chaque citoyen est un asile
inviolable. — Nul ne peut être empêché de dire, écrire et publier sa
pensée ; les écrits ne peuvent être soumis à aucune censure avant leur
publication ; nul ne peut être responsable de ce qu'il a écrit ou publié
que dans les cas prévus par la loi.

« Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne pourra mettre le pied sur le
territoire à titre de maître ou de propriétaire ; sont reconnus Haïtiens, les
blancs qui font partie de l'armée, ceux qui exercent des fonctions civiles, et
ceux qui sont admis dans la République à la publication de la Constitution.
— L'île d'Haïti (ci-devant appelée Saint-Domingue) forme, avec les îles
adjacentes qui en dépendent, le territoire de la République d'Haïti. — La
religion catholique, apostolique et romaine, étant celle de tous les Haï-
tiens, est la religion de l'État. Si, par la suite, il s'introduit d'autre religion,
nul ne pourra être empêché, en se conformant aux lois, d'exercer le culte
religieux qu'il aura choisi. — Le mariage, par son institution civile et reli-
gieuse, tendant à la pureté des mœurs, les époux qui pratiqueront les vertus
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qu'exige leur état seront toujours distingués et spécialement protégés par le


gouvernement.
« Le pouvoir législatif réside dans un Sénat, composé de vingt-quatre
membres, qui a exclusivement le droit de fixer les dépenses publiques ;
d'établir les contributions publiques ; de statuer sur l'administration ; de ré-
gler le commerce avec les nations étrangères ; de favoriser le progrès des
sciences et des arts utiles en assurant aux auteurs et aux inventeurs un
droit exclusif à leurs écrits et à leurs découvertes ; de déclarer la guerre ;
de former et d'entretenir l'armée ; de pourvoir à la sûreté et de repousser
les invasions ; de faire tout traité de paix, d'alliance et de commerce ; de
nommer les fonctionnaires civils et militaires — les commissaires près les
tribunaux exceptés ; de déterminer leurs fonctions et le lieu de leur rési-
dence ; de faire toutes les lois nécessaires pour maintenir l'exercice des
pouvoirs définis par la Constitution. Les relations extérieures et tout ce qui
peut les concerner appartiennent au Sénat seul. Le Sénat a le droit de dis-
poser, pour le maintien du respect qui lui est dû, des forces qui sont, de
son consentement, dans le département où il tient ses séances.
« Le pouvoir exécutif est délégué à un magistrat qui prend le titre de
Président d'Haïti. Celui-ci est élu pour quatre ans par le Sénat à la majorité
des suffrages. Avant d'entrer dans l'exercice de ses fonctions, il doit prêter
le serment de remplir fidèlement l'office de Président d'Haïti et de mainte-
nir de tout son pouvoir la Constitution. S'il n'a point prêté le serment, dans
un délai de quinze jours à compter du jour de son élection, il est censé
avoir refusé et le Sénat procédera à une nouvelle [113] élection. Le Pré-
sident pourra être réélu tous les quatre ans, en raison de sa bonne adminis-
tration. Il pourvoit, d'après la loi, à la sûreté extérieure et intérieure de la
République. Il commande la force armée de terre et de mer. Il surveille et
assure l'exécution des lois dans les tribunaux, par des commissaires à sa
nomination, qu'il peut révoquer à sa volonté. S'il est informé qu'il se trame
quelque conspiration contre la sûreté intérieure ou extérieure de l'État, il
peut décerner des mandats d'arrêt contre ceux qui en sont prévenus, les au-
teurs ou complices ; mais il est obligé, sous les peines portées contre le
crime de détention arbitraire, de les renvoyer, dans le délai de deux jours,
par devant l'officier de police pour procéder suivant les lois.
« Les juges ne peuvent s'immiscer dans l'exercice du pouvoir législa-
tif ; arrêter ni suspendre l'exécution d'une loi. — Nul ne peut être mis en
état d'arrestation qu'en vertu d'un mandat d'arrêt, exprimant formellement
le motif de l'arrestation et la loi en vertu de laquelle elle est ordonnée et
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qui doit être notifié à celui qui en est l'objet. Toutes rigueurs employées
dans les arrestations, détentions ou exécutions, autres que celles prescrites
par la loi, sont des crimes.
« Il y a une haute cour de justice pour juger les accusations admises
par le corps législatif, soit contre ses propres membres, soit contre le Pré-
sident ou contre le Secrétaire d'État. Cette haute cour se forme en vertu
d'une proclamation du Sénat et se compose d'un certain nombre de juges,
pris au sort dans chacun des tribunaux établis dans les différents départe-
ments.
« La force armée est essentiellement obéissante ; elle ne peut jamais
délibérer ; elle ne peut être mise en mouvement que pour le maintien de
l'ordre public, la protection due à tous les citoyens et la défense de la Ré-
publique. Elle se divise en garde nationale soldée et en garde nationale
non soldée. La garde nationale non soldée ne sort des limites de sa pa-
roisse que dans les cas d'un danger imminent et sur l'ordre et la responsa-
bilité du commandant militaire de la place. Hors des limites de sa paroisse,
elle devient soldée et soumise, dans ce cas, à la discipline militaire ; dans
tout autre cas, elle n'est soumise qu'à la loi. L'armée se recrute suivant le
mode établi par la loi.
« La culture, première source de la prospérité de l'État, sera protégée et
encouragée. La police des campagnes sera soumise à des lois particulières.
Le commerce ne doit pas connaître d'entraves. Il sera l'objet de la plus
grande protection.
« Il y a un Secrétaire d'État nommé par le Sénat et qui doit résider dans
la ville où siège cette assemblée. Les comptes détaillés des dépenses pu-
bliques, signés et certifiés par le Secrétaire d'État, sont rendus au Sénat au
commencement de chaque année. Il en est de même des états de recettes
des diverses contributions et de tous les revenus publics. Aucune somme
ne peut sortir de la caisse publique sans la signature du Secrétaire d'État. »

* * *

[114]
En vertu de cette Constitution, Henry Christophe, qui, bien qu'il
n'eût pas directement participé à la chute de l'Empereur, avait été re-
connu par les révolutionnaires comme chef du gouvernement provi-
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soire, fut élu président d'Haïti par l'Assemblée constituante à la majo-


rité de cinquante-six voix sur soixante-et-onze votants — quatorze
voix étant allées au général Paul Romain et une seule à Pétion. La
Constituante procéda également, à la même séance, à l'élection des
vingt-quatre membres du Sénat.
Christophe estima que la Constitution avait été faite contre lui et
vit dans son élection un piège. Sans repousser expressément le titre
qui lui était décerné et faisant état de sa fonction de généralissime, il
se mit à la tête de la puissante armée, qu'il avait concentrée dans le
Nord à la mort de Dessalines, et marcha sur Port-au-Prince. Apprenant
son arrivée à l'Arcahaie, le Sénat le déclara hors la loi et chargea le
général Pétion, sénateur, de lui barrer la route. Les deux armées se
rencontrèrent à trois lieues de Port-au-Prince, sur l'habitation Sibert.
Les troupes de l'Ouest, de beaucoup inférieures en nombre, furent
écrasées, et Pétion ne dut son salut qu'au dévouement de son aide de
camp, Coustilien Coutard, qui, le voyant sur le point d'être pris, lui en-
leva son chapeau de général et se fit sabrer à la place de son chef par
les dragons du Nord. Ce sacrifice — qui rappelle celui de Charlotin
Marcadieux — sauva la République, car, sitôt rentré à Port-au-Prince,
Pétion organisa la résistance, et toutes les attaques de l'armée du Nord
furent victorieusement repoussées.
Après ses tentatives infructueuses contre la capitale, Christophe re-
tourna au Cap-Haïtien où il fit voter, le 17 février 1807, une Constitu-
tion qui le nommait à vie président d'Haïti et généralissime des forces
de terre et de mer, avec pouvoir de choisir son successeur, exclusive-
ment parmi ses généraux, et de désigner les membres d'un Conseil
d'État, qui serait composé de généraux au moins pour les deux tiers.
Répondant à cet acte et agissant en vertu de l'article 107 relatif à la
prestation de serment obligatoire pour l'entrée en fonction du Chef de
l'État, le Sénat élut le 11 mars le sénateur Alexandre Pétion président
de la République d'Haïti.
Le régime établi dans le Nord était la royauté sans le nom : une loi
constitutionnelle du Conseil d'État en date du 28 mars 1811 régularisa
cette situation par la proclamation de Christophe comme Roi d'Haïti
sous le nom de Henri 1er, avec « titres, prérogatives, immunités héré-
ditaires dans sa famille, pour les descendants mâles et légitimes en
ligne directe, par droit d'aînesse, à l'exclusion des femmes ». Une no-
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blesse fut instituée, comprenant princes du sang, princes, ducs, comtes


et barons. Des majorats furent établis en faveur des grands officiers du
royaume, désignés sous le nom de grands maréchaux d'Haïti et for-
mant le Conseil privé du Roi. Le Grand Conseil se composait des
princes du sang, des princes, ducs et comtes nommés par Sa Majesté
et dont le nombre était fixé par Elle.

* * *

[115]
Henry Christophe était né dans l'île de Grenade, Antille anglaise,
probablement en 1763. A la suite d'une aventure, sur laquelle les his-
toriens ne sont pas bien renseignés, son père, un affranchi, le confia à
un officier de marine français qui le conduisit au Cap. Le jeune
homme, âgé de dix-sept ans, s'engagea parmi les six cents hommes de
couleur qui suivirent le comte d'Estaing et combattirent sous ses
ordres à Savannah le 9 octobre 1779. De retour de l'expédition, il
s'établit comme aubergiste ou cabaretier. Mais ses dispositions le por-
taient plutôt vers le métier des armes. Il comptait parmi les meilleurs
officiers de Toussaint quand celui-ci alla se mettre au service du géné-
ral Laveaux en mai 1794. Il monta de grade en grade jusqu'à devenir
commandant du Cap en 1802 et général en chef de l'armée sous Des-
salines. Il avait un caractère violent qui le poussait souvent aux pires
actes de cruauté : à ses moments de colère furieuse, une seule per-
sonne pouvait avoir quelque influence sur lui, sa femme Marie-
Louise, qu'il avait épousée tout jeune et pour qui il ne cessa de mon-
trer, jusqu'à sa mort, la plus affectueuse déférence.
Le général Ramel, qui connut personnellement Christophe, a fait
de lui ce portrait : « Christophe est très bien fait de sa personne. On ne
saurait imaginer à quel point cet homme a l'usage du monde. Doué des
formes les plus séduisantes, il s'explique avec beaucoup de clarté et
parle bien le français. Quoique très sobre, il aime beaucoup l'ostenta-
tion. Il est très instruit, vain jusqu'au ridicule, enthousiaste de la liber-
té. Combien de fois ne m'a-t-il pas dit que si jamais on osait parler de
remettre sa couleur en esclavage, il incendierait jusqu'au sol de Saint-
Domingue... Christophe n'est pas cruel. Je suis sûr qu'il se fait vio-
lence quand il use de mesures de rigueur. Il commanda le Cap après la
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mort de Moïse, et il s'y était fait généralement aimer de toutes les cou-
leurs. »
Que ce portrait soit flatté ou non, l'historien doit reconnaître que
Christophe possédait au plus haut degré, non seulement les qualités de
chef militaire, mais celles d'organisateur. Il réunissait en lui, on peut
dire, l'énergie de Dessalines et les talents d'administrateur de Tous-
saint Louverture. Il ne lui a manqué, pour être le plus grand des chefs
d'État haïtiens, que la bonté et l'esprit démocratique de son rival
Alexandre Pétion.
Christophe pensait que l'institution familiale est la base de toute
société humaine. Aussi avait-il écrit dans l'article 47 de la Constitution
de 1807 que « le mariage, étant un lien civil et religieux qui encourage
les bonnes mœurs, sera honoré et essentiellement protégé ». Afin
d'empêcher la désagrégation de la famille, il ne reconnaissait pas le di-
vorce et refusait aux pères et mères le droit de déshériter leurs enfants.
Convaincu que la religion chrétienne est l'une des grandes sources de
la civilisation moderne, il proclama (art. 30 de la Constitution) que
« la religion catholique, apostolique et romaine, est seule reconnue par
le gouvernement » — l'exercice des autres étant toléré mais non publi-
quement.
Le Roi accorda une attention particulière à l'agriculture. Il publia
un code rural qui « contenait — écrit le Dr J.-C. Dorsainvil — de
nombreuses [116] dispositions favorables aux cultivateurs, telles que
création d'hôpitaux sur les habitations, service gratuit des officiers de
santé, etc., mais elles restèrent généralement lettre morte. En re-
vanche, l'amende, qui devait punir les infractions au code, fut trop
souvent remplacée par le bâton ».
L'industrie reçut des encouragements. Une usine fut établie pour la
fabrication des cotonnades. Les armes et munitions nécessaires aux
troupes sortaient des manufactures royales.
Christophe reconnut que l'éducation était un besoin urgent pour le
peuple. Il avait un grand faible pour tout ce qui était anglais. Il fit ve-
nir au Cap-Henri des pasteurs anglicans pour diriger l'Académie
Royale et les écoles supérieures qu'il avait fondées ; et il engagea pour
instruire ses filles deux dames américaines.
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Il donna un soin particulier à la construction et à l'entretien des


routes publiques. Il fit bâtir pour son usage personnel une douzaine de
palais, dont le plus beau fut celui de Sans-Souci, à Milot. Il édifia la
Citadelle Laferrière — formidable construction qui atteste par ses
ruines imposantes le génie du Roi Henri et la hardiesse de ses concep-
tions.

* * *

Une trêve relative s'était établie entre le Royaume du Nord et la


République de l'Ouest — les deux États étant occupés à s'organiser in-
térieurement. Autant les régimes étaient dissemblables, autant diffé-
raient par le tempérament et par les idées les deux hommes qui les di-
rigeaient.
Alexandre Pétion était né à Port-au-Prince le 2 avril 1770, fils
d'une mulâtresse et d'un blanc, Pascal Sabès, qui, le trouvant trop noir
de peau, ne voulut point le reconnaître. Il avait fait des études pri-
maires très insuffisantes sous la direction d'un nommé Boisgirard,
puis avait appris le métier d'orfèvre chez un ami bordelais de son père.
La femme de cet orfèvre, M me Guiole, était pleine de sollicitude pour
le jeune garçon qu'elle appelait, dans son patois méridional, Pitchoun,
mon « petit », d'où le nom de Pétion qui lui resta.
Mêlé très tôt aux sous-officiers de la garnison, le jeune homme prit
goût au métier des armes, s'intéressant particulièrement à l'artillerie. À
dix-huit ans, il était soldat dans la milice. Il participa en 1791 au sou-
lèvement des affranchis contre les colons et se distingua au combat de
Pernier du 20 août, non seulement par sa calme bravoure, mais aussi
par sa grandeur d'âme qui le fit s'exposer aux coups de ses propres sol-
dats pour sauver la vie d'un officier ennemi fait prisonnier. Officier
sous les ordres de Rigaud pendant la guerre civile de 1800, il défendit
vaillamment la ville de Jacmel contre les troupes assiégeantes de Des-
salines et de Christophe. Vaincu, il se retira en France, où il utilisa ses
loisirs forcés à compléter ses connaissances en balistique. Il revint à
Saint-Domingue avec l'expédition Leclerc. Nous avons vu quel rôle
décisif il joua dans la guerre de l'indépendance.
[117]
Le grand trait du caractère de Pétion, c'était la bonté. Mais ce senti-
ment le conduisait à une indulgence excessive pour les actions d'au-
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trui, à une tolérance qui dégénérait très souvent en faiblesse. Il avait,


parmi la jeunesse dorée de son temps, mené une vie passablement dis-
sipée et, durant son séjour à Paris, connu des amours mercenaires :
c'est pourquoi, très sceptique sur le chapitre des femmes, il ne voulut
jamais se marier, contrairement à Christophe qui voyait dans le ma-
riage, c'est-à-dire dans la famille, une institution fondamentale de la
jeune société haïtienne. Totalement désintéressé, il donnait tout ce
qu'il possédait, et il suffisait de l'attendrir sur le sort des plus corrom-
pus pour l'amener à leur pardonner leurs méfaits. Le spectacle des vi-
lenies, des trahisons, des flatteries, des cupidités dont la politique
semble être faite lui avait inspiré un scepticisme qu'il exprimait dans
ses conversations avec ses amis intimes.
Dans un passage significatif de ses mémoires, le général Guy-Jo-
seph Bonnet, qui fut Secrétaire d'État, met en lumière ce côté singulier
du caractère de Pétion. « Dans un pays, écrit-il, où la corruption a ga-
gné toutes les branches de l'administration, où chacun veut vivre du
trésor public et s'attribuer sans pudeur les revenus de l'État, les abus et
les prévarications finissent par être considérés comme un droit. Toute
réforme, qui met un terme aux bénéfices illicites de ceux qui profitent
du désordre, excite leurs clameurs. Le général Bonnet savait fort bien
qu'en rétablissant l'ordre dans les finances, il allait soulever contre lui
une foule de mécontents, dont les plaintes se répandraient dans le pu-
blic. La faiblesse et l'irrésolution de Pétion ne permettaient pas d'at-
tendre du pouvoir exécutif l'appui qu'exigeaient les mesures de ri-
gueur, qu'il fallait prendre pour assurer les revenus de l'État... Pétion
était un de ces philosophes de l'ancienne Grèce, de la secte des stoï-
ciens. D'une probité sans tache, que tout le monde se plaisait à recon-
naître, il ne croyait pas à la probité chez les autres. Il considérait
comme inhérents à la nature humaine les vices qu'il avait trouvés dans
la société coloniale et qui, pourtant, n'avaient été engendrés que par le
régime de l'esclavage. De là lui vint la conviction qu'on ne pouvait en
rien corriger les mœurs. La femme vertueuse était, d'après lui, un
mythe introuvable. Pour cette raison il ne voulait jamais consentir à se
marier. Lorsqu'il fit la connaissance d'une jeune femme dont la beauté,
les grâces, l'élégance, la majesté même attirèrent son attention, il réso-
lut d'en faire sa compagne, mais sa première idée fut de lui donner un
logement hors de chez lui. Bonnet, contrariant ses idées sur l'apparte-
ment qu'il voulait lui choisir, le critiquait de son esprit pessimiste et
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 151

eut grand-peine à le décider à la prendre sous son toit. La grande poli-


tique de Pétion, qu'on s'est plu dans la suite à proclamer bien haut, n'a
jamais été que le résultat de son caractère et de ses opinions. Aucune
combinaison n'a dirigé sa conduite : c'était la politique du laisser-faire.
Il a toujours été lui-même, et c'est pour cela qu'il demeurera éternelle-
ment inimitable. Lorsque des faits répréhensibles arrivaient à sa
connaissance : — Le coquin ! s'écriait-t-il — et c'était tout le châti-
ment qu'il infligeait. Un instant après il était porté à l'indulgence. »
[118]
Cette indulgence excessive, Pétion la manifestait particulièrement
à l'égard des noirs, et les hauts fonctionnaires mulâtres de son entou-
rage se plaignaient souvent de l'espèce de discrimination que ce pré-
sident mulâtre pratiquait à leur désavantage.
Pétion avait un amour véritable pour les petites gens, qui le lui ren-
daient bien en l'appelant « papa bon-cœur ». Il était surtout passionné-
ment attaché à la liberté, comme il le montra dès son adolescence. Son
libéralisme s'était fortifié, pendant son exil à Paris, au contact des
hommes de la Révolution, qui croyaient au progrès démocratique par
la diffusion des idées de droit et d'égalité. Et c'est pourquoi il ne put
jamais approuver dans son âme et conscience la dictature de Dessa-
lines ni admettre l'absolutisme de Christophe qui prétendait assurer le
bonheur du peuple par la violence.

* * *

Le gouvernement de Pétion eut le mérite d'avoir jeté les bases


d'une organisation administrative qui, développée par Boyer, a subsis-
té dans ses parties essentielles jusqu'à l'occupation américaine. Le
créateur de cette organisation fut le général Bonnet, qui a laissé sur
son temps des mémoires d'un extrême intérêt. Celui-ci avait comme
collaborateurs des hommes instruits — Sabourin, Inginac, Frémont,
Boisrond-Canal — qui l'aidèrent à faire régner l'ordre dans les fi-
nances. Mais dès que la cabale menée contre ce Secrétaire d'État com-
pétent et énergique eut amené sa retraite, ce furent de nouveau le gas-
pillage et la gabegie. Pour combler le déficit que des dépenses exagé-
rées avaient creusé dans le trésor public, le gouvernement recourut à
un expédient dangereux : une émission de papier-monnaie de trois
cent mille gourdes en billets gagés sur les domaines de l'État.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 152

Afin d'attacher l'habitant au sol en l'en rendant effectivement pro-


priétaire, Pétion avait commencé, dès 1809, la distribution des terres
du domaine public aux militaires et aux fonctionnaires civils. Il éten-
dit la mesure par une loi de 1814, créant ainsi la moyenne et la petite
propriété paysanne. « Cette mesure — écrit le Révérend Pasteur Bird
— fut sans contredit la plus grande qui ait jamais été prise en Haïti.
Celui qui avait été autrefois esclave apprit de cette manière ce qu'il
était vraiment, une fois libre. Ce citoyen libre prit un plus grand inté-
rêt dans son pays. Se voyant le propriétaire de son terrain, il se prit à
le travailler avec courage et dans son intérêt propre. » Beaubrun Ar-
douin disait à son tour dans le journal Le Temps : « A dater de cette
époque, une ère nouvelle commença pour Haïti. Des propriétés ainsi
distribuées sans distinction et sans respect des personnes mais don-
nées pour ainsi dire aux masses, a plus fait pour la consolidation de
nos institutions libres et pour le maintien de la paix publique que
toutes les autres mesures législatives mises ensemble. »
Le gouvernement de Pétion donna aussi une vive impulsion au
commerce extérieur. Pour faire connaître le pavillon et les denrées
haïtiennes, il se révéla un précurseur en organisant ce que l'on a appe-
lé depuis des [119] bateaux-expositions : il chargea en effet de café,
cacao, coton, sucre, etc., des navires haïtiens, montés par un équipage
exclusivement indigène, qui visitèrent certains ports des États-Unis et
d'Angleterre. Le Coureur et le Conquérant, le premier, dans la rade de
Philadelphie, le second dans les eaux de la Tamise, provoquèrent l'in-
térêt le plus sympathique.
C'est à l'éducation que Pétion accorda sa plus grande attention. Il
était presque seul à penser, au milieu de ses conseillers habituels, que
l'instruction populaire devait être l'un des principes essentiels de tout
programme de gouvernement dans une démocratie réelle. Il était en
cette matière fortement imprégné des idées de Condorcet. Dans une
lettre de bienvenue aux premiers pasteurs wesleyens arrivés en Haïti,
il écrivit cette phrase significative : « L'instruction élève l'homme à la
dignité de son être. » Et comme, suivant le mot de Descartes, « toute
notre dignité consiste dans la pensée », Pétion croyait que toute créa-
ture humaine a droit à la culture intellectuelle — ce qui impliquait
pour lui l'instruction universelle. Il estimait cette diffusion d'autant
plus nécessaire parmi le peuple haïtien que les esclavagistes conti-
nuaient encore à prétendre que la race noire était incapable de tout dé-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 153

veloppement mental. C'est pourquoi il se montra — lui qui avait été


un autodidacte — si préoccupé de créer l'enseignement secondaire,
qui mène aux études supérieures indispensables pour la constitution
d'une élite intellectuelle. Il fonda le lycée national de Port-au-Prince,
qui porte aujourd'hui son nom, et une école secondaire pour les filles.
Pratiquant la plus large tolérance en matière religieuse, il fit bon ac-
cueil — nous venons de le dire — aux pasteurs protestants Brown et
Catts venus à Port-au-Prince en 1816. Les livres étaient rares à cette
époque. Pétion commanda lui-même un certain nombre d'ouvrages,
qu'il distribua aux officiers de son état-major pour leur donner le goût
de la lecture. Comprenant que l'enseignement de la chimie et de la
physique ne peut être donné sans expériences et démonstrations, il fit
acheter en France, de ses propres deniers, des articles et appareils de
laboratoire qu'il mit à la disposition des élèves du lycée.

* * *

En 1810, André Rigaud, qui avait été déporté en France par Le-
clerc et placé sous la surveillance de la police, réussit à s'échapper et à
rentrer en Haïti. Pétion accueillit cordialement son ancien chef et le
chargea de pacifier la Grand-Anse, où des bandes armées restaient en
révolte. Mal conseillé, Rigaud eut la faiblesse de se faire nommer, par
une assemblée départementale dissidente, commandant en chef du Dé-
partement du Sud — constituant ainsi un troisième État dans l'an-
cienne Saint-Domingue (3 novembre 1910). Pétion ne voulut pas ce-
pendant le combattre. Il l'invita à une entrevue qui eut lieu le 2 dé-
cembre : les deux chefs convinrent de s'unir contre Christophe. Peu
après, Rigaud, mécontent de lui-même et dégoûté des autres, prenait
sa retraite. Il mourut le 18 septembre 1811. Le général Borgella qui
l'avait remplacé se rallia à Pétion en mars 1812.
[120]
La France, pendant ce temps, n'avait pas perdu l'espoir de rétablir
tôt ou tard sa domination sur Haïti. Vaincu et privé de sa capitale, Pa-
ris, où les Alliés étaient entrés triomphalement le 21 mars 1814, Na-
poléon s'était vu contraint d'abdiquer à Fontainebleau en faveur de son
fds, le prince de Reichstag, le 6 avril ; et le 11 du même mois il pre-
nait possession de la petite île d'Elbe, que les vainqueurs lui avaient
accordée en pleine souveraineté avec un revenu annuel de deux mil-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 154

lions de francs. Lui et sa femme Marie-Louise gardaient leur titre


d'Empereur et d'Impératrice.
Les manœuvres de l'astucieux Talleyrand permirent à l'aîné des
deux frères survivants de Louis XVI de monter sur le trône de France
sous le nom de Louis XVIII. Aussitôt, les anciens colons de Saint-Do-
mingue se mirent en campagne, et ils purent décider le vieux mo-
narque à envoyer en Haïti trois personnages chargés de la mission se-
crète d'étudier les moyens de remener l'ancienne colonie sous sa do-
mination. L'un d'eux, Franco de Médina, qui s'était aventuré dans le
royaume de Christophe, fut arrêté comme espion, condamné par une
cour martiale et exécuté. Les autres furent simplement éconduits dans
l'Ouest.
Un intermède s'était produit en France. Napoléon avait débarqué à
Cannes le 1er mars 1815 et Louis XVIII s'était enfui à Gand. Ce retour
imprévu avait rallumé la guerre en Europe. Le 18 juin, la défaite san-
glante de Waterloo forçait Napoléon à abdiquer de nouveau le 22.
Surpris à Rochefort, au moment où il essayait de s'enfuir en Amé-
rique, il dut se rendre à l'amiral anglais Hotham. Il fut embarqué sur le
Bellérophon — comme Toussaint Louverture l'avait été sur le Héros
en 1802 — et conduit sur le rocher brûlant de Sainte-Hélène comme le
Premier des Noirs avait été par lui enfermé dans la froide prison du
fort de Joux.
Louis XVIII était retourné à Paris dans « les fourgons » des armées
alliées, qui avaient une seconde fois capturé la capitale française. Et,
tout de suite, les colons avides avaient recommencé auprès de lui leurs
actives démarches pour la récupération de leurs biens confisqués par
l'État d'Haïti. En 1816 arriva à Port-au-Prince une mission composée
du Vicomte de Fontanges et du Conseiller d'État Esmangart.
Les envoyés du Roi se firent pressants et prodiguèrent leurs pro-
messes insidieuses aux autorités haïtiennes, à qui ils offrirent titres,
décorations, richesses, si le gouvernement d'Haïti acceptait de recon-
naître la souveraineté de Louis XVIII sur la république haïtienne et les
droits des colons sur leurs anciennes propriétés de Saint-Domingue.
Pétion mit fin à ces négociations par une lettre du 10 novembre
1816 où se trouve ce fier passage : « En déclarant son indépendance,
le peuple d'Haïti l'a fait à l'univers entier et non à la France en particu-
lier. Rien ne pourra le faire revenir de cette inébranlable résolution. Il
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 155

sait, par l'expérience de ses malheurs passés, par ses plaies qui
saignent encore, qu'il ne peut trouver la garantie de son indépendance
qu'en lui-même, et sans partage. Il a mesuré toute la force et l'étendue
de sa décision, puisqu'il a préféré se vouer à la mort plutôt que de re-
venir sur ses pas... [121] C'est au nom de la nation, dont je suis le chef
et l'interprète, que j'ai parlé. Je ne compromettrai jamais sa souverai-
neté, et ma responsabilité est de me conformer aux bases du pacte so-
cial qu'elle a établi. Le peuple d'Haïti veut être libre et indépendant. Je
le veux avec lui. Voilà la cause de ma résistance. »
Après une réponse si nette, les commissaires du Roi n'avaient qu'à
reprendre la mer. Le 12 novembre, la frégate La Flore et le brick Le
Railleur, qui les avaient amenés, appareillèrent pour la France après
avoir perdu une bonne partie de leur équipage — les marins français
ayant déserté, sous l'œil bienveillant des autorités haïtiennes, pour
s'engager sur les navires rebelles mexicains Le Californien et le Ca-
lypso, commandés par le général Mina.

* * *

Pétion montra qu'il ne voulait pas la liberté et l'indépendance


seulement pour Haïti mais qu'il les désirait également pour tous les
peuples sur qui pesait le joug insupportable d'une domination étran-
gère. Simon Bolivar lui offrit l'occasion de manifester à cet égard son
magnifique altruisme. Imitant l'exemple des fondateurs de l'indépen-
dance haïtienne, le héros vénézuélien avait entrepris de libérer son
pays de la souveraineté de l'Espagne. Ses premières tentatives ayant
échoué, il s'était retiré à Kingston. C'est pendant son exil qu'il écrivit
sa fameuse lettre du 6 septembre 1815 connue sous le nom de Jamaï-
ca Letter, dans laquelle il esquissa, comme en une vision d'avenir, le
projet grandiose d'une Union Panaméricaine. Il partit de Kingston
pour se rendre en Haïti à la recherche des secours qu'il n'avait pu obte-
nir ni de l'Angleterre ni des États-Unis pour la reprise de la lutte libé-
ratrice.
Bolivar avait choisi Haïti — qui ne comptait alors que douze ans
d'existence — parce que le nom du président haïtien était connu et vé-
néré à la Jamaïque. Les habitants de cette île, si souvent victime du
déchaînement des forces naturelles, se rappelaient avec reconnais-
sance qu'Alexandre Pétion, invoquant les plus hautes raisons d'huma-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 156

nité, avaient en 1812 facilité l'envoi de denrées alimentaires aux pos-


sessions anglaises menacées par la famine, bien que la Grande-Bre-
tagne eût hautainement interdit en décembre 1808 toutes relations
entre ses sujets d'Amérique et les noirs libres d'Haïti. Un courant de
sympathie s'était ainsi établi entre les deux îles antillaises, qui entraîna
Bolivar et ses compagnons vers les Cayes, où ils débarquèrent le 24
décembre 1815.
Après la réception chaleureuse qui lui fut faite par la population
cayenne, Simon Bolivar vint à Port-au-Prince. Pétion l'accueillit
comme un ami et un frère. Il lui donna, pour lui permettre de recom-
mencer la lutte contre les Espagnols, des armes, des munitions, des
provisions de bouche, des bateaux et — présent symbolique ! — une
presse à imprimer. Bolivar, voulant témoigner sa gratitude à Pétion et
« laisser à la postérité », comme il l'écrivait lui-même dans une lettre
du 8 février 1816, « un monument irrévocable de la philanthropie » du
président haïtien, désirait que son bienfaiteur fût nommé comme
« l'auteur de la liberté [122] américaine » dans tous les actes solennels
adressés aux habitants du Venezuela. Pétion déclina, dans sa réponse
du 18 février, un tel honneur pour lui-même, réclamant, comme
unique prix de son concours, la proclamation de la liberté générale
des esclaves dans tous les lieux où triompheraient les armes boliva-
riennes.
La petite expédition partit des Cayes le 10 avril 1816. Le 31 mai,
Bolivar débarquait à Carupano après une courte escale à l'île Margari-
ta. Le 3 juillet, il occupa Ocumare ; et le 6 juillet, estimant le moment
venu de répondre de manière éclatante au généreux appel de Pétion, il
déclarait libres les huit cents esclaves de son domaine de San-Mateo
et lançait sa fameuse proclamation par laquelle il décrétait l'abolition
de l'esclavage dans l'Amérique espagnole. « Nos malheureux frères —
y disait-il — qui subissent l'esclavage, sont dès ce moment libres. Les
lois de la nature et de l'humanité et l'intérêt du gouvernement ré-
clament leur liberté. Désormais, il n'y aura dans le Venezuela qu'une
classe d'habitants : tous seront citoyens. »
Les Haïtiens ne peuvent se rappeler sans un frémissement d'orgueil
que cette proclamation sublime fut inspirée par un Chef d'État haïtien
et qu'elle s'imprima sur la petite presse, donnée à Bolivar par
Alexandre Pétion pour rendre possible l'offensive intellectuelle qui de-
vait précéder l'offensive armée contre le colonialisme et l'esclava-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 157

gisme espagnol. L'acte du 6 juillet 1816 marque un fait d'une impor-


tance exceptionnelle dans l'histoire du monde : la reconnaissance offi-
cielle aux nègres ou descendants de race africaine de leurs droits
d'hommes et de citoyens en Amérique du Sud. Haïti est justement
fière de l'avoir provoqué.
Battu le 10 juillet par les forces supérieures du général Morales,
Bolivar dut retourner vers la mi-septembre en Haïti mais il ne put
quitter les Cayes, avec de nouveaux secours, que le 28 décembre
1816, après avoir adressé au général Marion cette noble lettre : « Si
les bienfaits attachent les hommes, croyez, Général, que moi et mes
compagnons aimerons toujours le peuple haïtien et les dignes chefs
qui le rendent heureux. » Cette fois, le succès fut la récompense du Li-
bertador et de ses compagnons. Et la victoire d'Ayacucho du 9 dé-
cembre 1824 couronna magnifiquement l'œuvre d'émancipation des
colonies espagnoles d'Amérique en amenant à la vie indépendante le
Venezuela, la Colombie, le Pérou, l'Equateur et la Bolivie. Les Véné-
zuéliens n'ont pas oublié l'aide fraternelle que leur apporta Haïti : sur
l'une des places publiques de Caracas leur reconnaissance a élevé une
statue à Alexandre Pétion. Récemment, le ministre haïtien en Colom-
bie a dévoilé le buste que la piété colombienne a dressé au Chef d'État
haïtien dans l'un des beaux parcs de Bogota. Et aujourd'hui, dans ses
publications officielles, l'Union Panaméricaine place Alexandre Pé-
tion parmi les pionniers du Système régional interaméricain devenu,
depuis la Charte de Bogota de 1948, l'Organisation des États Améri-
cains, composée des vingt et une Républiques libres, indépendantes et
souveraines de l'Amérique.

* * *

[123]
La Constitution de 1806 — il faut le reconnaître — était imprati-
cable parce qu'elle donnait au Sénat des attributions qui appartenaient
normalement au pouvoir exécutif : de là, des heurts, des conflits
graves, qui opposèrent souvent les sénateurs à Pétion — comme dans
la question de la distribution des terres où les premiers opinaient pour
l'établissement d'une sorte d'oligarchie terrienne tandis que le pré-
sident considérait le régime de la petite propriété comme la base es-
sentielle d'une démocratie rurale.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 158

Pétion fut ainsi amené à renvoyer l'assemblée législative et à assu-


mer en fait la dictature. Réélu pour une nouvelle période de quatre ans
par une minorité du Sénat, qu'il rappela en mars 1811, et élu une troi-
sième fois, en mars 1815, dans les mêmes conditions d'inconstitution-
nalité, le président comprit bientôt qu'il était nécessaire de rentrer dans
la légalité. Il réunit une assemblée de révision qui vota une nouvelle
Constitution le 2 juin 1816.
Celle-ci admettait d'une façon plus nette le principe de la sépara-
tion des pouvoirs ; organisait un corps législatif composé d'une
chambre des députés et d'un Sénat et instituait la présidence à vie avec
le droit, pour le chef de l'État, de proposer au Sénat, seul chargé de
l'élection présidentielle, la personne qui devrait lui succéder. En vertu
de cette Constitution, Pétion se voyait conférer le pouvoir pour le reste
de ses jours. Ce fut là une erreur considérable, qui eut des consé-
quences néfastes pour le pays.
Un observateur impartial de la vie haïtienne, le pasteur anglais, M.
B. Bird, a écrit à ce propos : « Quelque pur et honnête qu'ait été le
motif qui a conduit (à l'adoption du principe de la présidence à vie),
on peut douter de la sagesse de cette mesure. Une présidence pério-
dique aurait plutôt servi de soupape par où se serait échappée l'ex-
trême agitation de ceux qu'animait l'ambition légitime d'arriver à ce
poste d'honneur si convoité. Il est permis de douter qu'il fût prudent de
supprimer un pareil espoir chez les candidats éventuels. Aussi, depuis
ce moment, on a toujours été dans la crainte que des révolutions
pussent éclater. » Il ne manquait pas d'hommes qui avaient rendu, pré-
tendaient-ils, autant de services que Pétion à la cause de l'indépen-
dance et qui se croyaient aussi aptes que lui, sinon plus — tel un Bor-
gella ou un Bonnet — à diriger les affaires de la république.
En réalité, on n'avait pas attendu le vote de la Constitution de 1816
pour conspirer contre le gouvernement — que l'on accusait non sans
raison de faiblesse et de corruption, bien que la réputation du pré-
sident fût elle-même inattaquable. Le renvoi du Sénat et le renouvelle-
ment inconstitutionnel du mandat présidentiel étaient des fautes im-
pardonnables, parce qu'en portant délibérément la main sur la charte
fondamentale du pays, le gouvernement lui-même détruisait chez le
peuple ce que le grand jurisconsulte Bagehot appelle « la fibre lé-
gale » ; il ouvrait l'ère de ces violations de la loi dont la conséquence
inévitable devait être d'ouvrir également « l'ère révolutionnaire » en
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 159

Haïti. Ces actes gouvernementaux [124] et aussi les désordres de l'ad-


ministration avaient été des prétextes, plus ou moins légitimes, pour
des complots qui furent, les uns, étouffés dans l'œuf, les autres, répri-
més avec sévérité quand ils eurent éclaté en révolte ouverte.
Ayant à faire face à la fois à Christophe et à ces difficultés inté-
rieures, tiraillé entre sa bonté naturelle et les exigences de la puissante
camarilla qui s'était formée autour de sa faiblesse, miné peut-être aussi
par le chagrin que lui inspira la trahison de la seule femme qu'il eût
vraiment aimée, Pétion se sentit découragé. Affaibli, il ne put résister
à la maladie qui l'emporta le 29 mars 1818. Il n'avait que 48 ans. Sa
mort donna lieu à une explosion de douleur comme on n'en a jamais
connue dans l'histoire de nos chefs d'État. Personne ne voulut croire
que cette mort fût naturelle, et le bruit courut que Pétion s'était empoi-
sonné ou s'était laissé mourir de chagrin — du chagrin de n'avoir pu
faire pour le peuple tout le bien qu'il lui voulait. Car ce peuple — et
particulièrement celui des campagnes — l'adorait. Et ce militaire qui
avait pris part à tant de combats, réprimé tant de révoltes, lutté contre
tant d'adversaires, eut comme oraison funèbre cette parole spontanée
d'un simple ouvrier : « Pétion n'a fait verser de larmes qu'à sa mort. »
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 160

[125]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XI
JEAN-PIERRE BOYER

Retour à la table des matières

Dans ses curieux Mémoires, qui vont de 1797 à 1845, Joseph-Bal-


tazar Inginac raconte la conversation qu'il eut avec Pétion quarante
jours avant la mort du président :

« Il se promenait de grand matin avec moi dans son verger de l'habita-


tion Volant-Letort. Il amena la conversation sur les affaires du jour et,
après un profond soupir, il me demanda si je devinais à quoi il pensait. Sur
ma réponse négative, il me dit : — C'est sur l'avenir de notre trop malheu-
reux pays. Je sens que ma fin s'approche ; et elle arrivera sans que j'aie eu
le temps de consolider nos institutions et surtout de ramener l'esprit de
notre population au calme, au devoir de former des biens de famille, à
l'amour du travail libre, et enfin avant d'arriver à la conclusion d'arrange-
ments raisonnables avec les puissances étrangères pour fortifier l'indépen-
dance du pays... par le respect aux lois et au droit des gens. — Tout cela
est sublime, répartis-je. Pourquoi pensez-vous que vous devez bientôt ces-
ser de vivre, lorsque vous avez surmonté de grandes difficultés politiques ;
que les établissements pour l'instruction de la jeunesse, que vous avez for-
més, prospèrent ; que la distribution des terres aux militaires de tous
grades fait naître quelque activité dans le travail de la culture, qui promet
de s'agrandir ; lorsque le commerce avec l'étranger prend du développe-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 161

ment ; lorsque l'esprit de parti semble s'affaiblir chaque jour ; lorsque


Christophe est réduit à se défendre et se tient tranquille dans ses limites ;
que l'insurrection de la Grand'Anse semble s'être ébranlée et paraît tirer à
sa fin ; et enfin que les finances qui, depuis dix années, étaient dans une
pénurie si accablante et si déplorable, reprennent certaine élévation qui
doit faire bien augurer pour le futur ? Non, Président, ajoutai-je, vous
n'avez pas raison de vous inquiéter, car votre santé s'est beaucoup amélio-
rée et maintenant vous vous portez bien. — Vos arguments sont excel-
lents, répondit Pétion. Tout ce que vous avez dit est vrai. Mais cela ne
m'empêche pas de reconnaître que ma fin s'approche rapidement et que
tous mes efforts seront perdus pour mon pays. — Oh, non ! dis-je, éloi-
gnez de vous ces pensées lugubres.
[126]
Au surplus, n'avez-vous pas préparé le général Boyer pour vous secon-
der, soutenir et exécuter vos travaux en leur donnant un esprit de suite ? —
Personne ne reconnaît mieux que moi les mérites du général Boyer. Je sais
mieux que lui-même ce qu'il peut faire. C'est un homme d'une probité et
d'une délicatesse à toute épreuve, quant à ce qui ne lui appartient pas. Mal-
heureusement, il est pétulant, trop prévenu en sa faveur pour savoir se
concilier ceux dont il aurait besoin pour l'assister, car en tout il veut domi-
ner. C'est son esprit, c'est son caractère : il ne s'en départira jamais. Et s'il
était appelé à me remplacer, il pourrait faire le malheur du pays en ne
changeant pas. — Eh bien, je ne le pense pas, Président, et vos prédictions
ne se réaliseront pas, le cas échéant. — Si je meurs, conclut Pétion, en me
serrant le bras, et que vous ayez affaire à Boyer, vous serez à même de ju-
ger de ce que je viens de vous dire. Persévérez à rester au service, à tout
faire pour notre pays, dont vous devrez toujours préférer les intérêts à vos
intérêts propres, en vous rappelant que vos enfants recueilleront le fruit de
vos sacrifices. »

Ce dialogue entre Pétion et son secrétaire général, qui depuis huit


ans travaillait à ses cotés et jouissait de toute sa confiance, nous donne
un exposé de la situation de la république en mars 1818 et nous ex-
plique, en même temps, pourquoi le Chef de l'État ne voulut pas user
du droit que lui conférait l'article 164 de la Constitution de 1816 de
désigner son successeur. Cette désignation, il ne pouvait la faire qu'en
faveur de Boyer, qui était le favori de la toute-puissante Joute Lache-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 162

nais. Il préféra laisser au Sénat la lourde tâche de choisir entre les can-
didats nombreux qui se présentèrent à sa succession.
Les électeurs sénatoriaux s'étaient divisés en plusieurs groupes,
l'un favorisant la candidature de Borgella ou de Bonnet ; l'autre celle
de Bazelais ; un troisième celle de Magny. Quand au général Gédéon,
sénateur, il répétait à qui voulait l'entendre qu'il n'accepterait pas de
« mulâtre » à la présidence de la république. Le président du Sénat,
Panayoti, s'était nettement déclaré pour Jean-Pierre Boyer, gouverneur
de Port-au-Prince et commandant de la garde présidentielle, qu'il
croyait seul capable de continuer la politique de Pétion et d'empêcher
un coup d'état contre l'assemblée pour la disperser. Les sénateurs se
laissèrent prendre à cet argument, et ainsi Boyer fut élu président à vie
de la République d'Haïti, le 30 mars 1818, et prêta serment le 1er avril.
Le nouveau président était âgé de quarante-deux ans, étant né à
Port-au-Prince le 15 février 1776. Chef de bataillon en 1802, il avait
été embarqué sur le bateau où le général Maurepas était tenu prison-
nier par les Français en rade du Cap. Il avait assisté à l'horrible sup-
plice auquel ce héros avait été soumis et avait lui-même miraculeuse-
ment échappé à la mort. Bien qu'il eût pris part à la guerre de l'indé-
pendance, il ne s'y était distingué par aucune action d'éclat. Sa fortune
militaire et politique ne commença vraiment que lorsque Pétion l'eut
associé à sa personne en faisant de lui son secrétaire privé. Instruit,
spirituel, d'éloquence persuasive, ayant toutes les qualités et toute la
souplesse d'un officier de [127] cour, il gagna très vite les bonnes
grâces de la brillante maîtresse de son chef. De celle-ci il allait faire sa
compagne presque officielle, tout de suite après la mort de son bien-
faiteur.
Jean-Pierre Boyer accédait au pouvoir avec les meilleures disposi-
tions du monde et le désir incontestable d'instaurer l'ordre dans l'admi-
nistration, en mettant fin à l'apathie et à l'irrésolution dont son prédé-
cesseur avait trop souvent fait preuve. Malheureusement, il était d'un
caractère autoritaire et têtu. Fermé à certaines idées de progrès, il pen-
sait que l'évolution morale et économique du peuple haïtien devait
être l'œuvre du temps et qu'il était inutile de vouloir la hâter par des
réformes qu'il estimait inopportunes et mêmes dangereuses. Parta-
geant les préjugés de son époque au sujet de l'éducation populaire, il
ne donna à l'instruction publique qu'une médiocre attention.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 163

* * *

Pendant que ces événements se déroulaient dans l'Ouest, Chris-


tophe n'était pas tranquille dans son royaume. Si la rigidité et la sévé-
rité souvent cruelle du souverain avaient assuré la prospérité de l'État ;
si la magnificence de ses palais et l'éclat de ses réceptions lui avaient
donné un grand prestige aux yeux éblouis de ses hôtes étrangers, le
despotisme christophien avait par contre créé dans la population, et
dans l'armée elle-même, un mécontentement général qui n'attendait
qu'une occasion favorable pour se manifester.
Le 15 août 1820, le roi, assistant à la messe à l'église paroissiale de
Limonade près du Cap, eut une attaque d'apoplexie. Il reçut les soins
d'un médecin anglais, le docteur Stewart, qui résidait au Cap-Henri, et
put être sauvé, tout en restant paralytique. Quand cette nouvelle se fut
répandue à travers le royaume, quelques-uns en parurent consternés,
mais plus nombreux furent ceux qui s'en réjouirent parce qu'ils
croyaient que l'état de santé du souverain, en l'immobilisant, ne lui
permettrait plus de procéder en personne à l'exécution de ces mesures
de rigueur qui faisaient trembler ses sujets et les retenaient dans
l'obéissance.
Peu après l'événement de l'église de Limonade, une mutinerie écla-
ta à Saint-Marc parmi les soldats de la 8 e demi-brigade, dont le chef,
le colonel Paulin, avait été appelé à Sans-Souci et destitué. Christophe
avait même ordonné de mettre à mort cet officier, dont l'attitude cou-
rageuse l'avait choqué et qui ne dut la vie qu'à l'intervention généreuse
de la reine Marie-Louise. L'incident mérite d'être rappelé. Quand Pau-
lin comparut devant le roi, celui-ci ordonna de lui arracher ses in-
signes d'officier. Le colonel ne protesta pas quand on lui enleva la
croix de Saint-Henri, qui lui avait été accordée par le souverain, mais
quand on voulut toucher à ses épaulettes, il s'écria plein de fureur :
« Mes épaulettes, je les ai gagnées sur le champ de bataille. Je ne per-
mettrai à personne d'y porter la main. »
Les officiers et soldats de la 8 e se révoltèrent en manière de protes-
tation contre le traitement injuste infligé à leur colonel et appelèrent
immédiatement [128] à leur secours le Président Boyer. Les troupes
royales, envoyées contre Saint-Marc, firent cause commune avec les
insurgés. Le mouvement insurrectionnel se propagea rapidement dans
le Nord parce que tous les esprits y étaient préparés. Le général Paul
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 164

Romain, ministre de la guerre, le général Guerrier, duc de l'Avancé, et


— suprême défection ! — le général Richard, duc de la Marmelade et
gouverneur du Cap-Henri, prirent la tête de la révolution. Voyant le
danger se rapprocher de lui, Christophe tenta un dernier effort : il don-
na Tordre à sa garde d'élite, commandée par son fils le prince royal
Victor-Henri, d'aller combattre les rebelles. Mais la garde elle-même
se débanda au cri de : « Vive la liberté ! Vive le général Richard ! »
Devant cette ultime trahison, le roi résolut de se tuer : dans la nuit du
8 octobre, il se tira une balle au cœur. On rapporte que Marie-Louise,
entrant dans la chambre du mourant, y trouva deux généraux de la
garde royale qui pleuraient : « Ah ! vous pleurez maintenant — dit-
elle ; c'est vous, cependant, qui, par vos flatteries, l'avez conduit à sa
perte. »
L'œuvre de Christophe aurait été plus durable si ses méthodes de
gouvernement s'étaient inspirées d'une conception plus humaine des
besoins et des aspirations de la jeune nation, qui était encore toute fré-
missante de la lutte pour la liberté et qui demandait à être conduite
vers le progrès par des voies moins rudes et plus sûres.

* * *

La mort de Christophe mit fin à la monarchie. Le Nord se rallia au


gouvernement républicain de l'Ouest. Le général Boyer se rendit au
Cap et traita la veuve de Christophe avec la plus grande bienveillance,
rendant ainsi hommage aux vertus de cette femme de cœur que l'admi-
ration des Haïtiens place à côté de Claire-Heureuse l'Impératrice. Il
donna l'ordre de procéder dans le plus bref délai au partage des terres
et à la vente des biens nationaux, afin de faire jouir les habitants du
Nord des avantages accordés à ceux de l'Ouest et du Sud en vertu de
la loi de 1814.
Cette heureuse fusion des deux grandes régions du pays sous un
même gouvernement républicain fut suivie, en février 1822, par la
réunion de la Partie de l'Est à l'État d'Haïti. L'ancienne Audience Es-
pagnole, cédée à la France par le traité de Bâle, avait été occupée par
Toussaint Louverture en 1801, puis rétrocédée par la France à l'Es-
pagne en 1814. Mais l'administration espagnole, indolente et faible,
avait mécontenté les habitants de cette partie de l'île, qui se révoltèrent
en décembre 1821 et chassèrent les représentants de l'Espagne. Les ré-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 165

voltés se divisèrent en quatre groupes : le premier, déclarant rester fi-


dèle à la métropole et réclamant simplement des réformes ; le
deuxième, voulant se rallier à la Colombie, qui venait de naître grâce à
l'action libératrice de Bolivar ; le troisième, désirant l'indépendance
complète et absolue ; le quatrième, demandant l'union avec Haïti, dont
le voisinage et les institutions démocratiques paraissaient plus favo-
rables à un rapprochement intime.
[129]
L'appel de ce dernier groupe au président Boyer ne fut pas accepté
avec une égale faveur par tous les Haïtiens. Consulté sur ce sujet, le
général Bonnet adressa au Chef de l'État, le 27 décembre, une lettre
pleine de considérations d'une rare clairvoyance sur l'inopportunité de
toute action de la part d'Haïti avant la formation d'un gouvernement de
l'Est, ayant pleins pouvoirs de négocier au nom de la population en-
tière. « Bonnet — comme il écrit dans ses Mémoires — était opposé à
la prise immédiate de possession de l'Est. Il conseillait au président de
se présenter en médiateur et non en conquérant. La chute de Chris-
tophe, disait-il, avait légué à la république un grand nombre d'officiers
supérieurs qui, sans emploi et mécontents d'avoir perdu leur prestige,
étaient une menace permanente de conspiration — ce qui tenait le
gouvernement constamment en éveil. En s'emparant d'un vaste terri-
toire, Boyer allait avoir à créer de nouveaux commandements et pour-
rait ainsi reverser sur l'Est cet excédent d'officiers qui le gênait. C'était
momentanément s'affranchir de quelques embarras. Mais l'Est avait
une population nomade, de mœurs simples, éminemment religieuse,
habituée au gouvernement civil. Nous allions y implanter notre esprit
d'insubordination et de désordre, notre despotisme militaire, nos prin-
cipes anti-religieux. Nos officiers entraîneraient à leur suite leurs
concubines, qu'il voudrait faire accepter dans les familles espagnoles
habituées au mariage. Nous allions donc blesser ce peuple dans ses
mœurs, dans ses usages, dans ses croyances, et nous le rendre irrécon-
ciliable... D'un autre côté, la révolution de l'Est s'était opérée dans des
circonstances bien différentes de celles qui avaient provoqué la nôtre.
On n'avait pas eu à soutenir ces luttes gigantesques, terribles, enfan-
tées par les préjugés et qui, ayant eu pour but l'abolition de l'escla-
vage, avaient laissé chez nous des défiances naturelles et une haine in-
vétérée contre les blancs. »
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 166

La principale objection du général Bonnet et de quelques autres


conseillers du Président à une intervention immédiate du gouverne-
ment haïtien dans les affaires de l'Est reposait sur la divergence des
modes de peuplement de l'ancienne colonie de Saint-Domingue et de
l'ancienne Audience Espagnole de Santo-Domingo. « Tandis que la
France — écrit le Dr Jean Price Mars — introduisit dans la partie occi-
dentale une masse imposante de nègres assujettis au plus dur escla-
vage et dont elle tira à un moment donné la plus splendide prospérité,
l'Espagne encouragea, dans la partie orientale, l'émigration de ses
propres sujets métropolitains dès les premières années de la décou-
verte. Emigration lente et parcimonieuse, ballottée par toutes les vicis-
situdes que connut la colonie, et qui aboutit en fin de compte à un dé-
veloppement économique inférieur à celui de la partie occidentale.
Non point que l'esclavage n'y fût introduit aussi, mais à un rythme
modéré... Au moment le plus florissant de Saint-Domingue, les éta-
blissements français possédaient 450.000 nègres, 40.000 blancs et
30.000 hommes de couleur, tandis que les Espagnols comptaient envi-
ron 50.000 blancs, 50.000 métis et 25.000 nègres, soit en [130] tout
125.000 âmes pour un territoire de 50.000 kilomètres carrés, soit de
deux tiers plus grand que la partie occidentale — l'île entière étant de
77.250 kilomètres carrés environ 37. »
Ces considérations de caractère démographique, politique, social,
économique ou religieux ne convainquirent pas Boyer, qui vit au
contraire, dans la démarche des « unionistes » de l'Est, une occasion
inespérée de réaliser sans violence son grand rêve d'unification de l'île
sous l'autorité d'un même gouvernement. Une pareille unité de direc-
tion politique avait à ses yeux un intérêt considérable, puisqu'elle de-
vait assurer de manière plus efficace la défense commune de l'État
unitaire d'Haïti contre tout retour offensif des deux anciennes métro-
poles, la France et l'Espagne. Par la mise en commun de leurs res-
sources matérielles et morales, les populations des deux parties de l'île
pourraient, d'après lui, coopérer harmonieusement, à l'ombre du même
drapeau, au développement intellectuel et à la prospérité des deux
peuples étroitement unis.
Bonnet céda à ces raisons, et il accepta de prendre le commande-
ment de l'aile droite de l'armée, qui avait ordre de franchir la frontière
37 Revue de la Société Haïtienne d'Histoire et de Géographie, Port-au-Prince,
octobre 1937.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 167

par Ouanaminthe, tandis que l'aile gauche, commandée par Boyer en


personne, entrait par Las Cahobas sur le territoire de l'Est. Les deux
colonnes ayant fait jonction à San-Carlos, l'armée forte de 20.000
hommes se présenta, le 2 février 1822, devant la ville de Santo-Do-
mingo, dont les clefs furent remises au président haïtien par Nunez de
Caceres.
L'union s'était faite sans effusion de sang et dans la joie. Mais les
difficultés n'allaient pas tarder à se produire et les antagonismes à s'ac-
cuser.
Boyer, avant de quitter la capitale de l'Est le 10 mars, fit proclamer
la Constitution de 1816 qui, devenue la loi suprême de l'État d'Haïti
unifié, abolissait l'esclavage sévissant jusque là dans la partie orien-
tale.
Si personne ne pouvait élever de protestation contre l'application
d'une pareille règle, d'autres prescriptions constitutionnelles parais-
saient difficilement acceptables à un peuple composé en grande partie
de blancs, comme celle de l'article 38 qui disait en propres termes
« qu'aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne pourra mettre les pieds
sur le territoire d'Haïti, à titre de maître ou de propriétaire ».
Le gouvernement haïtien allait également tout de suite se heurter à
l'hostilité du Clergé catholique, dont l'influence était grande sur une
population foncièrement religieuse et qui se voyait enlever, par suite
de l'incorporation des provinces de l'Est, les privilèges et immunités
attribués par la Papauté au Siège archiépiscopal et primatial de Santo-
Domingo. Les hommes d'état de l'Ouest, élevés dans la tradition vol-
tairienne et soutenus par les encouragements de Grégoire, évêque as-
sermenté, étaient fort peu disposés à se soumettre aux exigences de
[131] Mgr Valera, archevêque de Santo-Domingo, en ce qui regardait
les biens de l'Eglise et l'investiture des curés des diverses paroisses de
la Partie orientale 38.
Les obstacles à un rapprochement intime étaient sérieux. Ils au-
raient pu cependant être aplanis à la longue si les fonctionnaires nom-
més dans l'Est avaient suivi les sages instructions du Président Boyer
et traité la population avec le tact et la mesure qui convenaient.
Comme l'avait prévu le général Bonnet, ils se crurent pour la plupart

38 P. Cabon, Notes sur l'histoire religieuse d'Haïti, page 137.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 168

en pays conquis et apportèrent dans l'accomplissement de leur tâche


les habitudes despotiques des militaires haïtiens. Les habitants de l'an-
cienne Audience Espagnole de Santo-Domingo — blancs, métis et
nègres — étaient différents des hommes de l'Ouest par la langue et par
les coutumes. Si les gouvernants haïtiens avaient eu plus de psycholo-
gie, ils auraient cherché, non pas à absorber les « frères de l'Est »
comme on disait alors, mais à fortifier leur alliance volontaire avec
Haïti par une organisation politique qui, fondée sur les principes es-
sentiels de liberté, d'égalité et de coopération — leur eût laissé néan-
moins leur autonomie et la faculté d'évoluer dans leurs propres cadres.
Cette union ne dura que vingt-et-un ans.

* * *

Sous l'administration de Pétion, des sondages discrets avaient été


faits auprès du gouvernement français en vue de la reconnaissance de
l'indépendance d'Haïti. D'autre part, les démarches secrètes ou offi-
cielles tentées par la France, en maintes occasions, pour remettre l'an-
cienne colonie sous son obédience avaient été — nous l'avons vu —
repoussées avec une véhémente indignation.
Après bien des négociations, le roi Charles X, qui avait succédé à
Louis XVIII mort en 1824, signa une Ordonnance du 17 avril 1825,
par laquelle il « octroyait » l'indépendance à Haïti, moyennant le paie-
ment aux anciens colons d'une indemnité de cent cinquante millions
de francs. Le baron de Mackau, à la tête d'une puissante escadre, fut
chargé, au besoin par la force, d'imposer cet acte au gouvernement
haïtien. Boyer vit là une excellente occasion de mettre fin à des tracta-
tions qui avaient trop longtemps duré. Le mot « octroyer » ne lui fit
pas peur parce que Louis XVIII avait usé du même terme pour « don-
ner » au peuple français, réputé souverain, la charte constitutionnelle
de 1814. Le président admit aussi comme raisonnable le principe de
l'indemnité en considérant que la Chambre française venait, malgré les
clameurs de l'opposition libérale, de voter une indemnité de 625 mil-
lions aux émigrés, dont les biens avaient été confisqués pendant la Ré-
volution.
L'acceptation de l'Ordonnance royale fut néanmoins considérée
comme une capitulation honteuse. Elle attira au président les critiques
les plus acerbes, compromit pour toujours sa popularité et provoqua
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 169

[132] même une protestation armée de la part d'un certain nombre


d'officiers de la garde présidentielle conduits par le général Quayer-
Larivière et le capitaine Jean-Louis Bellegarde. Elle fut le prétexte in-
voqué par le gouvernement des États-Unis pour refuser de reconnaître
l'indépendance d'Haïti et combattre l'admission de la république noire
au Congrès de Panama de 1826. L'Angleterre, la Hollande, la Suède et
le Danemark ne firent pas tant d'embarras : ils entrèrent en rapports
avec le jeune État, comme l'avait fait précédemment le Saint-Siège,
qui n'avait pas attendu l'Ordonnance de Charles X pour confier une
mission officielle à Mgr de Glory, nommé Vicaire Apostolique à Port-
au-Prince en mars 1821.
Boyer se rendit compte de la lourde faute qu'il avait commise en
acceptant avec trop de hâte l'acte du 17 avril 1825. Il mit toute son
énergie à la réparer. Des négociations, poursuivies avec continuité et
intelligence, aboutirent à la conclusion de deux traités, sanctionnés le
15 février 1838 par le Sénat : l'un était la reconnaissance pure et
simple par la France de l'indépendance d'Haïti ; l'autre réduisait à
soixante millions de francs la lourde indemnité de l'ordonnance
royale. Ces traités, conclus entre deux États, indépendants et égaux en
droit, donnaient une légitime satisfaction aux susceptibilités natio-
nales.
Cet heureux résultat avait pu être obtenu, à vrai dire, parce qu'un
régime plus libéral avait remplacé le gouvernement réactionnaire de
Charles X. Ce roi avait en effet, par ses fameuses Ordonnances du 26
juillet 1829, supprimé la liberté de la presse, dissous la Chambre nou-
vellement élue, modifié le régime électoral au profit des plus riches.
Une insurrection avait immédiatement éclaté à Paris en réponse à cette
violation flagrante de la charte constitutionnelle. Et, le 2 août,
Charles X se voyait contraint d'abdiquer. Louis-Philippe lui avait suc-
cédé. Et c'est celui-ci qui, recevant le 9 juin 1838 au palais des Tuile-
ries, les envoyés du gouvernement haïtien, Beaubrun Ardouin et Sé-
guy-Villevaleix, leur dit ces paroles mémorables : « J'exprime l'espoir
que les Haïtiens se ressouviendront qu'ils ont été Français et, quoique
indépendants de la France, se rappelleront qu'elle a été leur métropole
afin d'entretenir avec elle des relations de bonne amitié et d'un com-
merce réciproquement avantageux. » Dans cette simple phrase, le chef
de l'État français indiquait le caractère des relations qui allaient consti-
tuer la politique traditionnelle d'Haïti vis-à-vis de la France — à la-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 170

quelle les Haïtiens restent unis, non seulement par les liens du sang et
de l'esprit, mais par des intérêts commerciaux dont la prépondérance a
marqué pendant longtemps l'histoire économique de l'ancienne colo-
nie de Saint-Domingue.

* * *

La conclusion du traité de 1838, qui reconnaissait la pleine indé-


pendance d'Haïti par la France, ne changea pas l'attitude des États-
Unis envers la nation haïtienne. Bien avant l'Ordonnance de 1825,
Boyer avait tenté des démarches auprès du gouvernement de Wa-
shington pour obtenir, en faveur du deuxième État indépendant de
l'Amérique, la [133] mesure amicale que l'Union Etoilée s'était em-
pressée de prendre à l'égard des colonies espagnoles émancipées. Les
commerçants, établis en Haïti ou en relations d'affaires avec le pays,
encourageaient ces démarches en montrant l'importance des échanges
de marchandises entre les ports haïtiens et les ports américains. Par
exemple, en 1820-21, les exportations des États-Unis vers Haïti
avaient été de 2.270.601 dollars contre des importations haïtiennes
(sucre, mélasse, café, coton, etc.) d'une valeur de 2.246.257 dollars.
De ces commerçants, qui plaidaient avec chaleur la cause haï-
tienne, l'un des plus actifs était John Dodge, de Boston, qui avait passé
plusieurs années à Port-au-Prince et avait eu des rapports personnels
avec Boyer. Il inspira de nombreux articles dans la presse américaine
du Nord pour appuyer l'opinion de Caleb Cushing qui, dans une
longue étude publiée par North American Review de janvier 1821,
avait écrit que « les nègres en Haïti avaient démontré leur détermina-
tion d'être libres et leur aptitude à se gouverner eux-mêmes ».
Ce Dodge alla jusqu'à communiquer à la presse la réponse que le
président haïtien avait faite à l'une de ses lettres, et dont il est intéres-
sant d'extraire le passage suivant : « En ce qui concerne particulière-
ment le gouvernement des États-Unis, dit Boyer, j'aime à croire que
les obstacles qui, jusqu'à présent, l'ont empêché de se prononcer en fa-
veur de l'indépendance de la république d'Haïti, disparaîtront dès le
moment où il aura sacrifié des considérations qui sont peu valables à
l'honneur de rendre un éclatant hommage aux principes auxquels il
doit sa propre existence politique. Les amis de la liberté aux États-
Unis, qui s'intéressent spécialement au sort d'Haïti, peuvent, en conti-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 171

nuant à exercer une heureuse influence sur l'opinion publique par leurs
écrits, se rendre compte des intentions de leur gouvernement en ce qui
regarde la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti. »
Mais le gouvernement de Washington paraissait insensible aux ap-
pels des hommes d'affaires comme à ceux de la presse. Boyer voulut
en avoir le cœur net, et le 6 juillet 1822 il fit écrire par le Secrétaire
général Inginac au Secrétaire d'État John Quincy Adams un message
officiel, dans lequel il rappelait le cruel régime d'oppression
qu'avaient subi les esclaves de Saint-Domingue ; la lutte terrible qu'ils
avaient dû mener pour la conquête de la liberté et de l'indépendance ;
les malheureuses divisions intestines qui avaient suivi et dont la fin
avait ramené dans le pays une paix maintenant fermement établie —
ce qui avait contribué à la réunion volontaire de la Partie de l'Est à la
République de l'Ouest, de sorte qu'il n'y avait plus dans l'île d'Haïti
« qu'une seule famille, une seule volonté, un seul gouvernement ».
Haïti, devenue indépendante de facto depuis 1804 sans aucune aide
extérieure, n'avait connu depuis lors et ne craignait plus aucune agres-
sion étrangère. Elle avait, pendant la guerre de 1812, gardé la plus
complète neutralité entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, bien
que cette neutralité fût bienveillante pour l'Union Etoilée ».
[134]
Usant d'un argument auquel il attachait une force particulière, Ingi-
nac ajoutait : « Le Gouvernement des États-Unis est le premier auquel
Haïti croit devoir adresser un tel rapport sur sa situation politique en
sollicitant qu'un acte régulier de la législature de sa sœur aînée vienne
reconnaître son indépendance qui date déjà de dix-neuf années. » Et
mettant le doigt sur le point vif de la question, Inginac concluait son
message par cette phrase significative : « S'il y a différence de couleur
entre les fils des États-Unis et ceux de la République haïtienne, il y a
entre eux similitude de sentiment et de volonté. »
Aucune réponse ne fut faite à cette émouvante requête. Les jour-
naux n'en continuèrent pas moins à mener campagne pour la recon-
naissance de l'indépendance d'Haïti, insistant le plus souvent sur les
bénéfices qu'en pourrait tirer le commerce nord-américain. Des voix
s'élevèrent dans ce sens au Congrès. Le 24 décembre 1822, le sénateur
Holmes du Maine présenta une résolution, demandant au président des
États-Unis de renseigner le Sénat sur les relations commerciales de
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 172

l'Union avec Haïti et sur les rapports politiques que cet État des An-
tilles entretenait avec les puissances européennes. Le 31 décembre de
la même année, le représentant Hill, également du Maine, demanda au
comité de commerce de la Chambre de faire rapport sur les mesures
qu'il conviendrait de prendre pour développer les échanges entre les
États-Unis et Haïti. Ces deux résolutions furent votées, et bien qu'elles
n'eussent fait aucune allusion directe à la reconnaissance de l'État haï-
tien, elles furent favorablement commentées par la presse amie d'Haï-
ti. Le New London Advocate du 29 janvier 1823, dans un article signé
Howard, montra l'inconséquence de la politique nord-américaine par
la hâte qu'elle avait mise à reconnaître l'indépendance des anciennes
colonies espagnoles, tandis qu'elle continuait à refuser une telle dis-
tinction à Haïti, qui la méritait plus qu'aucun autre. « Si, écrivait l'au-
teur, c'est la couleur de peau des Haïtiens qui explique cette attitude
d'abstention, cela ne devrait jamais être invoqué comme une raison
par des hommes qui professent de croire aux principes de cet acte im-
mortel — la Déclaration d'Indépendance des États-Unis. »
Quand intervint en avril 1825 l'Ordonnance de Charles X, Quincy
Adams prétendit que les Haïtiens avaient, en ratifiant un tel acte, ac-
cepté une « indépendance fictive » et que « les concessions accordées
à la France étaient incompatibles avec une indépendance réelle ». Le
secrétaire d'État Henry Clay, quand John Quincy Adams fut lui-même
devenu président des États-Unis, refusa l'admission d'Haïti au Congrès
de Panama de 1826 convoqué par Simon Bolivar — disant que la si-
tuation d'Haïti vis-à-vis de la France équivalait à une véritable « vas-
salité coloniale ». Tout cela n'était que prétexte servant à cacher les
vrais motifs de cette politique inconséquente de Washington : le préju-
gé de couleur et le maintien de l'esclavage dans les États du Sud. Ces
motifs paraissaient si puissants que la doctrine de Monroe, qui visait
prétendument à assurer [135] la protection de l'hémisphère occidental
contre toute attaque venue du dehors, fut formulée en 1923 de façon à
ne pas comprendre Haïti dans ce système de défense continentale.
Ces mauvaises raisons furent exposées au grand jour lorsqu'on dis-
cuta le message de décembre 1925 du Président Adams concernant la
participation des États-Unis au Congrès de Panama. Le sénateur Ben-
ton du Missouri s'écria : « Les États-Unis ne pourraient jamais rece-
voir les consuls mulâtres ou les ambassadeurs noirs d'Haïti, parce que
la paix dans les onze États de l'Union ne permettrait pas que ces
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 173

consuls mulâtres et ces ambassadeurs noirs viennent s'installer dans


nos villes, parader à travers le pays et donner à leurs congénères l'idée
de se révolter eux-mêmes — pour profiter un jour des avantages et
honneurs dont jouiraient ces représentants haïtiens. » Le sénateur
Hayne de la Caroline du Sud, dans un discours véhément, lia les trois
questions qui constituaient à ses yeux le principal danger de la situa-
tion : la nécessité, d'une part, de maintenir l'esclavage aux États-Unis ;
d'autre part, la campagne menée en faveur de la reconnaissance de
l'indépendance haïtienne et, enfin, l'influence politique exercée dans
certains pays de l'Amérique latine par des hommes de couleur.
« Notre politique au sujet d'Haïti est claire, déclara ce sénateur escla-
vagiste. Nous ne pourrons jamais reconnaître son indépendance. »
Chose étrange, il se trouva un pays d'Amérique du Sud pour s'associer
à cette politique intransigeante : la Colombie, qui gardait rancune à
Haïti d'avoir occupé la Partie de l'Est et qui avait refusé, au début de
1925, de signer un traité d'alliance avec l'État haïtien. Son ministre des
relations extérieures, José R. Ravenga, avisa les délégués de son pays
au Congrès de Panama que « la Colombie éprouvait une grande répu-
gnance à maintenir avec Haïti ces relations de courtoisie généralement
observées parmi les nations civilisées 39 ».
Pourquoi ce mépris affiché à l'égard d'un peuple qui venait si hé-
roïquement de conquérir son indépendance et qui, avec un désintéres-
sement admirable, avait donné son concours à Bolivar pour l'abolition
de l'esclavage en Amérique du Sud et l'émancipation des colonies de
l'Espagne dans l'hémisphère occidental ? Les témoignages ne man-
quaient pas pourtant pour montrer la parfaite rectitude du gouverne-
ment haïtien dans la conduite des affaires publiques, son respect des
règles du droit des gens, son ardent amour de la paix et son désir d'en-
tretenir des relations amicales avec toutes les nations du monde. Ceux
qui avaient visité Haïti s'étonnaient même qu'il se fût créé si vite dans
ce pays une société qui, au point de vue du savoir-vivre et de la dis-
tinction des manières, ne le cédait à aucune autre de cet hémisphère.
Les observations du lieutenant Charles Steedman, qui avait accom-
pagné le commodore Jesse-D. Elliott dans une mission près du gou-
vernement haïtien en 1830, sont à cet égard d'un intérêt considérable.
Après [136] trois mois passés à Port-au-Prince, cet officier américain
écrit : « Boyer gouvernait le pays remarquablement bien et était très
39 Logan, op. cit.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 174

respecté. Aucun des officiers du Fairfield n'avait d'hésitation à danser


et à flirter avec les dames haïtiennes, bien que certaines d'entre elles
fussent aussi noires que l'as de pique. Toutes, par leur grâce et leurs
manières distinguées, pouvaient être comparées favorablement avec
les jeunes femmes de la meilleure société. L'une d'elles — la belle-
fille du colonel Viau, mulâtre de Philadelphie alors commandant de la
garde du Président — était aussi noire qu'une négresse peut l'être,
mais elle avait un visage aux traits délicats, des mains et des pieds tout
petits et des dents éblouissantes. Elle avait été élevée dans un couvent
à Paris et était une musicienne accomplie autant qu'une excellente
danseuse. Malgré sa couleur d'ébène, nous nous disputions entre nous
l'honneur d'obtenir sa main pour une valse ou un quadrille. Le Secré-
taire d'État, un mulâtre de peau claire avec des cheveux très blancs,
avait l'allure et les manières d'un vieux marquis français. » En somme,
« Charles Steedman, qui devint plus tard contre-amiral de la marine
américaine, et ses jeunes compagnons de l'époque connurent des
heures agréables au milieu de ces « niggers » haïtiens, que le ministre
colombien Ravenga éprouvait tant de répugnance à fréquenter 40.
Les prétextes invoqués par John Quincy Adams et Henry Clay
pour justifier leur refus de reconnaître l'indépendance d'Haïti s'effri-
tèrent lorsque la République d'Haïti conclut avec la France, sur un
pied absolu d'égalité, le traité de 1838 par lequel l'ancienne métropole
reconnaissait purement et simplement Haïti comme État libre et indé-
pendant. Les abolitionnistes américains saisirent l'occasion pour pré-
senter plus de deux cents pétitions réclamant la reconnaissance de l'in-
dépendance d'Haïti par les États-Unis. On n'en tint aucun compte. Et il
faudra attendre Abraham Lincoln et l'abolition de l'esclavage dans
l'Union Etoilée pour voir cesser l'ostracisme dont Haïti fut frappée
pour avoir été la première à allumer dans le Nouveau Monde le flam-
beau de la liberté humaine.
Dans des instructions datées du ler décembre 1838, le premier mi-
nistre anglais Lord Palmerston chargea le capitaine George William
Conway Courtenay, consul à Port-au-Prince, de conclure avec le gou-
vernement haïtien une convention commerciale, en vertu de laquelle
des avantages spéciaux seraient accordés à la Grande-Bretagne —
celle-ci offrant en échange les esclaves capturés par les navires britan-
niques sur les corsaires qui infestaient encore la mer des Antilles. Haï-
40 Logan, op. cit., page 235.
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ti n'accepta de ce projet de convention que la clause relative aux noirs.


Cette convention, signée le 23 décembre 1839, portait la mention
usuelle de ce genre d'accords internationaux : Les deux Hautes Parties
contractantes — ce qui impliquât la reconnaissance officielle de la
République d'Haïti comme État indépendant par l'Angleterre. Celle-ci
ne considérait plus [137] comme un danger l'existence de cet État
nègre en Amérique, puisqu'elle avait, depuis 1833, proclamé la sup-
pression de l'esclavage dans toutes ses possessions.
Haïti adhéra de plus, le 2 août 1840, sur la sollicitation expresse du
gouvernement britannique et du gouvernement français, aux traités
des 30 novembre 1831 et 22 mars 1833 signés par la Grande-Bretagne
et la France pour la répression de la traite. Par ces deux manifesta-
tions, Boyer avait voulu marquer l'intérêt très vif qu'il portait à la
question antiesclavagiste, dont Thomas Clarkson — l'ancien représen-
tant officieux de Christophe — s'était fait en Angleterre l'ardent prota-
goniste. Il avait d'ailleurs pensé, en 1822, à une immigration étrangère
en vue d'augmenter la population et aussi d'intensifier la production
agricole. Son choix s'était fixé sur les Noirs des États-Unis.
« Le 15 mai 1824 — écrit Logan — le Président donna avis à
Charles Collins de New-York qu'il envoyait cinquante mille livres de
café qui devaient être vendues afin de faciliter l'émigration de tous les
gens de race africaine qui, gémissant aux États-Unis sous le fardeau
du préjugé de couleur et de la misère, seraient disposés à venir en Haï-
ti et à partager avec les citoyens haïtiens les avantages d'une Constitu-
tion libérale et d'un gouvernement paternel. » L'article 44 de la
Constitution de 1816 disait en effet que « tout Africain, Indien et ceux
issus de leur sang, nés dans les colonies ou en pays étrangers, qui
viendraient résider dans la Répuplique seront reconnus Haïtiens, mais
ne jouiront des droits de citoyen qu'après une année de résidence ».
Jonathas Granville, chargé de ce recrutement, accomplit sa mission
avec un certain succès, puisqu'un grand nombre de noirs américains
répondirent à l'appel de Boyer. Malheureusement, par suite d'un dé-
faut d'organisation, cette intéressante tentative ne donna pas de résul-
tats satisfaisants.

* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 176

L'œuvre de Boyer dans le domaine législatif fut particulièrement


importante. Donnant suite à la Constitution qui prévoyait la formation
d'un corps de lois pour la République, le gouvernement confia à une
commission de juristes le soin de préparer des projets de codes. Ces
projets furent votés par les deux chambres, de 1818 à 1826, et consti-
tuent les codes (civil, de procédure civile, pénal, d'instruction crimi-
nelle, de commerce) qui, inspirés de la législation française et adaptés
plus ou moins heureusement aux conditions de vie du peuple haïtien,
sont restés jusqu'à présent en vigueur — de légères modifications y
ayant été apportées au cours des ans.
Le code rural, publié en 1826, porta une rude atteinte à la populari-
té de Boyer. Il reproduisait, en une certaine mesure, les sévères règle-
ments de culture de Toussaint Louverture, de Dessalines et de Chris-
tophe : ceux-ci avaient en réalité institué le travail forcé, en soumet-
tant les paysans à des conditions qui faisaient d'eux de véritables serfs.
L'application du code rural mécontenta profondément les anciens sol-
dats de l'armée de [138] l'indépendance devenus cultivateurs grâce à
la distribution des terres comme dons nationaux : n'avaient-ils donc
versé leur sang que pour transformer l'esclavage en servage ?
Boyer avait eu, dès le début, à affronter une opposition, qui alla
grandissant au cours de ses vingt-cinq années de gouvernement. Auto-
crate, il poussait l'orgueil jusqu'à ne pas vouloir partager avec un autre
l'initiative même d'une bonne action. Sarcastique à l'égard de ses ad-
versaires, qu'il dénonçait en termes blessants dans ses discours publics
ou raillait cruellement dans ses entretiens privés, il ne pouvait souffrir
la critique la plus légère de sa personne ou de son administration. Ses
conseillers officiels n'étaient pas mieux traités : il prenait plaisir à les
mortifier, leur reprochant souvent sans raison leur incompétence, dis-
créditant les plus capables dans sa vaniteuse et puérile prétention de
s'attribuer tout le mérite des succès obtenus par le gouvernement. Son
ami et partisan, Beaubrun Ardouin, a tracé de lui ce portrait véri-
dique : « La facilité qu'il avait à s'exprimer, jointe à la certitude de sa
supériorité intellectuelle sur beaucoup de ses contemporains, et les
premiers succès de son administration n'ont que trop contribué à l'obs-
tination qu'il a mise à ne céder en quoi que ce soit aux réclamations de
l'opinion publique, dont l'Opposition (dans les Chambres) était l'or-
gane. Il n'aimait pas d'ailleurs qu'on parût le devancer dans la concep-
tion d'une chose utile au bien public, et il trouvait alors mille raisons
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 177

pour ne pas adopter ce qu'on lui proposait. En outre, exerçant un pou-


voir déjà très étendu par la Constitution, qui donnait l'initiative des
lois au Président d'Haïti, et s'étant encore réservé les hautes fonctions
ministérielles par la loi de 1819, il n'admettait pas que les grands fonc-
tionnaires eux-mêmes, ses conseillers de droit, pussent influer sur ses
décisions. S'il en était ainsi, on conçoit que l'opposition parlementaire
pût encore moins obtenir ce qu'elle réclamait par l'éclat même qu'elle
donnait à ses idées. Boyer eût cru perdre tout le prestige de son autori-
té s'il lui cédait. »
Plutôt que de paraître céder aux injonctions de l'Opposition qui ré-
clamait des réformes d'urgence dans l'ordre social, il fit expulser de la
Chambre des députés les représentants du peuple (Hérard Dumesle,
David St-Preux, Camille Lartigue, Couret, Beaugé, E. Lochard) qu'il
prétendait hostiles au gouvernement. Il révoqua des fonctionnaires à
qui il reprochait de professer des idées trop libérales. Il emprisonna les
journalistes qui osaient critiquer ses actes ou son inertie, et essaya de
fermer toutes les bouches qui ne chantaient pas ses louanges. Ne pou-
vant normalement se manifester ni dans les Chambres ni dans la
presse, l'opposition se propagea dangereusement dans le peuple et, le
27 janvier 1843, sur l'habitation Praslin, dans la plaine des Cayes,
éclata le mouvement insurrectionnel qui mit fin à la longue présidence
de Jean-Pierre Boyer 41.

41 « Au renouvellement de la Chambre en 1842, quatre des députés éliminés


furent réélus et presque tous les grands centres nommèrent des membres de
l'Opposition. Les noms de Dumai Lespinasse, de Covin et d'Emile Nau sor-
tirent de l'urne pour Port-au-Prince. Les élections donnèrent le ton de l'opinion
publique : des améliorations immédiates pouvaient seules la satisfaire ; mais,
pour son malheur et pour celui de son pays, à côté de sa probité qu'on ne sau-
rait contester ni sa supériorité intellectuelle, Boyer était trop plein de lui-
même et, par tempérament, trop obstiné, pour faire des concessions et se
mettre à la tête des réformes indiquées par autrui. On se borna à faire paraître,
le 10 février 1842, Le Temps, journal ministériel qui eut mission de justifier
les actes de l'administration, d'appeler les esprits au calme et à la patience.
Mais c'est en vain qu'il se complut à répéter par-dessus les toits son épi-
graphe : « Les améliorations sont l'œuvre du temps ». On était las d'attendre.
Un quart de siècle s'était écoulé. Les enfants étaient devenus des hommes. De
toutes parts les réformes étaient réclamées... Le Lycée national et l'Institution
Covin avaient donné toute une pléiade de jeunes gens instruits, impatients de
voir le pays sortir de l'isolement où il se trouvait des progrès du siècle. Il leur
fallait élever la voix, et ils trouvèrent en Dumai Lespinasse leur chef de file le
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 178

[139]
Dans la lettre de démission qu'il adressa au Sénat, Boyer écrivit :
« Les efforts de mon gouvernement ont toujours eu pour but d'écono-
miser les fonds publics. Il y a, à cette heure, plus d'un million de
piastres dans le trésor national, outre certaines sommes tenues en dé-
pôt à Paris au crédit de la République. En me soumettant à un exil vo-
lontaire, j'espère détruire tout prétexte d'une guerre civile qui serait
causée par ma résistance. » Au point de vue financier, la situation fi-
nancière laissée par Boyer était donc relativement bonne. Le com-
merce extérieur avait été assez actif pendant les dernières années de
son administration ; par exemple, les exportations pour l'exercice
1840 comprenaient les articles suivants : café, 46.000.000 de livres ;
cacao 442.365 ; tabac 1.725.389 ; bois de construction et de teinture,
39.283.205 ; acajou, 4.072.641 pieds.
Boyer quitta Port-au-Prince le 13 mars 1843 pour se rendre à la Ja-
maïque et de là à Paris, où il vécut sept ans avec la plus noble simpli-
cité. Il mourut le 9 juillet 1850, à l'âge de 77 ans, dans un état très
proche de la pauvreté, ayant eu, malgré les défauts qu'on lui a repro-
chés avec amertume, une qualité bien rare chez nos gouvernants : la
probité. On s'est souvenu de ses défauts en oubliant les services qu'il
avait rendus à sa patrie. Un écrivain haïtien, Hannibal Price, a été plus
juste envers la mémoire de Jean-Pierre Boyer, « dont la sagesse pa-
triotique — a-t-il écrit — avait fermé l'ère de nos troubles sanglants ;
mis fin à la guerre civile et à l'appréhension de la guerre étrangère ; re-
médié à l'émiettement du territoire en attirant tous ses frères, par le
seul attrait de la liberté, sous le pavillon républicain de Pétion ; consti-
tué l'unité nationale de l'île entière à l'ombre de ce drapeau ; assuré la
consécration définitive de la liberté et de l'indépendance de ses com-
patriotes en obtenant l'adhésion de la France au fait accompli ; lancé
enfin son pays dans les voies de la civilisation, de la prospérité et du
bonheur par une paix ininterrompue d'un quart de siècle ! »

* * *

La dernière année de la présidence de Boyer avait été assombrie


par une catastrophe épouvantable. Le 7 mai 1842, un tremblement de
terre bouleversa plusieurs points de la république. Il causa des dégâts

plus ardent ». — Duraciné Pouilh : La Ronde, 15 avril 1902.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 179

terribles [140] au Cap-Haïtien. Cette ville, dont toutes les maisons


étaient construites en maçonnerie, ne fut plus qu'un tas de décombres
sous lesquels près de dix mille personnes furent ensevelies. « Le ciel,
dit Mgr Jan, fut tellement obscurci par les tourbillons de poussière que
l'on aurait dit une nuit complète. La mer se précipita sur la ville,
jusque dans les maisons qui bordent le quai et se retira aussitôt, fort
heureusement. Mais les commotions, en ébranlant les profondeurs,
avaient amené à la surface tant de vase et de détritus de toutes sortes
que l'eau était noire dans toute la rade... Durant toute la nuit, il y eut
de fréquentes oscillations et de violentes commotions. Bien plus, les
trépidations du sol se répétèrent chaque jour et, quelquefois, à plu-
sieurs reprises, pendant près d'un mois. La population allait passer
toutes les nuits sur les places ouvertes 42. »
Le pasteur Bird, qui était arrivé à Port-au-Prince deux ans aupara-
vant, a fait observer qu'aucun peuple étranger ne pensa, dans une si
tragique circonstance, à apporter son aide à Haïti ou tout au moins à
lui manifester quelque compassion. « Ce fut profondément humiliant
pour l'étranger, alors résidant dans la république, de voir que les pays
étrangers ne témoignèrent au peuple haïtien aucune sympathie dans sa
grande affliction. Les Haïtiens le sentirent aussi mais ils gardèrent no-
blement le silence. C'est un honneur pour Haïti qu'elle ait toujours pu
prendre soin d'elle-même. C'est là une des raisons de son juste orgueil,
bien qu'elle l'ait parfois poussé à l'extrême. Elle n'a jamais demandé
du secours à personne, malgré sa lourde dette de soixante millions de
francs à la France. »

42 Mgr. Jan, Histoire religieuse du Cap, page 64.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 180

[141]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XII
PRÉSIDENCES
ÉPHÉMÈRES

Retour à la table des matières

La révolution de Praslin avait été faite au nom du peuple. Dans le


cahier de revendications publié par le Manifeste du 2 avril 1843, les
griefs de l'Opposition étaient généreusement exposés : législation dé-
fectueuse, abus d'autorité, suppression de la liberté d'opinion, attentats
contre les journalistes indépendants, expulsion inconstitutionnelle de
députés librement élus. Mais les principaux sujets de mécontentement
étaient fondés sur l'absence totale d'un système rationnel d'instruction
publique pour combattre l'ignorance populaire et sur la misère dès
masses rurales livrées à l'abandon le plus complet.
Rien de sérieux n'avait été entrepris dans le sens de l'article 36 de
la Constitution de 1816, prévoyant la création et l'organisation d'une
« institution publique, commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard
des parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes
(c'est-à-dire l'enseignement primaire) et dont les établissements seront
distribués graduellement dans un rapport combiné avec la division de
la République ». Également, le gouvernement de Boyer ne s'était pas
soucié d'appliquer l'article 35 qui, dans un but humanitaire, recom-
mandait la fondation d'un « établissement général de secours publics
pour élever les enfants abandonnés, soulager les pauvres infirmes et
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 181

fournir du travail aux pauvres valides qui n'auraient pu s'en procu-


rer ».
Quelle était à cette époque la situation exacte de ces masses ru-
rales, pour lesquelles les révolutionnaires manifestaient un intérêt si
touchant ?
La relation de deux voyages accomplis par le Révérend Bird, l'un
dans le Nord (du 9 janvier au 11 février 1843), l'autre dans le Sud (du
12 décembre 1843 au 22 janvier 1844) donne des détails intéressants
sur la vie, les habitudes et les mœurs des populations de ces régions 43.

« Le pays, tel que nous le vîmes, tant au point de vue moral et intellec-
tuel que sous le rapport de l'agriculture, éveillerait naturellement des pen-
sées tristes chez le missionnaire comme chez le commerçant, l'homme
[142] de science ou le philanthrope... L'ignorance, l'inactivité et la pauvre-
té semblent régner partout. On pourrait dire bien des choses désolantes au
sujet de la culture générale du pays ainsi que du caractère et de la situation
du peuple. Partout la nature est riche et belle mais, faute de soins, reste à
l'état sauvage. Comme d'habitude, les routes étaient mauvaises et, quoique
n'étant pas entièrement négligées, elles offraient le témoignage d'un
manque de prévoyance et de continuité pour les maintenir en bonne condi-
tion. Bien que la province du Sud soit plus peuplée que les autres parties
de la république, on voit que la population y est insuffisante pour sa mise
en valeur. Les habitations et propriétés cultivées sont fort éloignées les
unes des autres et sans clôtures. Des plantations de café abondent, mais
elles sont négligées à cause du service militaire qui retient la majeure par-
tie des hommes et les empêche de s'occuper de leurs travaux personnels.
Certaines des maisons que nous avons vues ont fort belle apparence : elles
sont en général mal disposées et mal entretenues. Quelques voyageurs
pourraient sans doute attribuer cet état de choses à la paresse des habitants.
Ils auraient peut-être raison dans de nombreux cas. Il convient cependant
de prendre en considération les faits suivants : la masse du peuple est
plongée dans l'ignorance ; ses idées et ses besoins sont limités sous tous
les rapports ; pendant un quart de siècle, elle a été laissée à elle-même ; le
cultivateur a été arraché à son champ pour le service de l'armée. Considé-
rant tout cela, on voudra bien admettre que cette malheureuse stagnation
du peuple n'est pas due uniquement à la paresse...

43 Bird, l'Homme Noir, p. 166, 190.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 182

« Nous avons souvent rencontré des gens intelligents de toutes les


nuances de la peau. Quarante années d'indépendance ont donné à ce
peuple, dont la majorité se compose de noirs, cette apparence de virilité
qu'on rencontre seulement chez les hommes ayant le sentiment de leurs
droits et l'orgueil de la liberté, et qui savent qu'ils appartiennent à un pays
libre, ayant ses propres institutions, ses lois faites et appliquées par ses ci-
toyens, sans aucune ingérence étrangère.
« L'indépendance a mis son cachet sur le caractère haïtien. »

Tels étaient les besoins du peuple. Tel était le « matériel » humain,


avec ses défauts et ses qualités — que les révolutionnaires de Praslin
et les chefs de l'Opposition reprochaient à Jean-Pierre Boyer d'avoir
négligé, pendant vingt-cinq années de gouvernement, et dont ils pré-
tendaient eux-mêmes assurer le bonheur par de larges réformes de ca-
ractère social et politique.

"L'armée populaire — comme les révolutionnaires victorieux la


désignaient — fit son entrée triomphale à Port-au-Prince le 21 mars
1843. L'officier qui avait inauguré la révolte à Praslin, Charles Hérard
Rivière, commandant d'artillerie, devint le chef du gouvernement pro-
visoire organisé [143] le 4 avril. Le 16 du même mois, il partit de la
capitale pour entreprendre une tournée dans les provinces de l'Est.
Rivière Hérard revint bientôt au siège du gouvernement pour assis-
ter aux travaux de l'Assemblée constituante, réunie depuis le 15 avril
en vue d'élaborer une nouvelle constitution. Mais les discussions
étaient interminables. Toutes les thèses s'affrontaient, et le travail
avançait peu. Le président provisoire, que ces lenteurs exaspéraient,
décida d'employer les grands moyens : il fit amener devant la salle où
l'assemblée tenait ses séances deux pièces d'artillerie, et la peur d'être
mitraillés à bout portant refroidit les orateurs les plus effervescents et
les plus prolixes.
La Constitution fut enfin votée le 30 décembre. Elle était extrême-
ment libérale. Elle supprimait la présidence à vie et fixait à quatre ans
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 183

la durée du mandat présidentiel. Elle organisait, pour le choix du chef


de l'État, un mode d'élection original : chaque assemblée électorale
élirait deux candidats, dont l'un serait pris dans l'arrondissement élec-
toral et l'autre dans toute l'étendue de la République. Les procès-ver-
baux d'élection étant adressés clos et cachetés au président de l'As-
semblée nationale (Chambre des députés et Sénat réunis), ces procès-
verbaux seraient dépouillés immédiatement en séance publique. Si
l'un des candidats réunissait la majorité absolue des votes, il serait
proclamé Président de la République haïtienne. La réélection du pré-
sident ne pouvait avoir lieu qu'après un intervalle de quatre ans. Les
députés étaient élus par les assemblées primaires des communes ; les
sénateurs par les assemblées électorales d'arrondissement. Le territoire
était divisé en départements, arrondissements et communes. La com-
mune était autonome. Elle avait à sa tête un maire et un comité muni-
cipal élus par l'assemblée primaire. L'arrondissement était dirigé par
un préfet, nommé par le Président de la République, avec l'assistance
d'un conseil d'arrondissement composé des délégués des comités mu-
nicipaux de la préfecture. Dans chaque commune, il y avait un juge de
paix ; dans chaque arrondissement un tribunal de première instance ;
dans chaque département un tribunal d'appel. Le Tribunal de Cassa-
tion occupait le sommet de la hiérarchie judiciaire. Les juges devaient
être élus, pour les tribunaux de paix, par les assemblées primaires ;
pour les tribunaux de première instance et d'appel, par les assemblées
électorales de leur ressort respectif ; pour le Tribunal de Cassation, par
le Sénat, sur la présentation d'une liste simple de candidats par cha-
cune des assemblées électorales du ressort des tribunaux d'appel. La
Constitution conférait aux tribunaux le droit de refuser d'appliquer une
loi inconstitutionnelle et les arrêtés ou règlements d'administration pu-
blique non conformes aux lois.
L'article 31 disait : « L'enseignement est libre, et des écoles sont
distribuées graduellement, à raison de la population. Chaque com-
mune a des écoles primaires de l'un et de l'autre sexe, gratuites et
communes à tous les citoyens. Les villes principales ont, en outre, des
écoles supérieures où sont enseignés les éléments des sciences, des
belles-lettres et des beaux-arts. Les langues usitées dans le pays sont
enseignées dans ces [144] écoles. » Pour rendre possible l'application
d'un tel programme d'éducation nationale, la Constitution prescrivit la
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 184

création d'un ministère de l'instruction publique, comprenant la justice


et les cultes.
Le 4 janvier 1844, l'Assemblée constituante nomma le général
Charles Hérard Rivière chef de l'État, consacrant « cette fausse idée
— comme dit Frédéric Marcelin — que le président d'Haïti est le ré-
volutionnaire qui a réussi ».
Le nouvel élu, âgé de quarante ans, ne se gêna pas, dans son dis-
cours inaugural, pour dire son fait à la Constitution, car il lui avait suf-
fi de quelques mois pour montrer que son libéralisme n'était plus que
de la friperie. « La Constitution de 1844 — écrit Louis-Joseph Janvier
— aurait rendu de grands services à la nation haïtienne si les auteurs
et ceux qui devaient veiller à son exécution avaient été de véritables
révolutionnaires, des politiques sérieux, des républicains intelligents,
des démocrates de bonne foi et de logique. Ils avaient renversé le gou-
vernement de Boyer, le trouvant trop autoritaire, trop personnel, trop
égoïste, trop routinier, trop peu préoccupé de l'amélioration intellec-
tuelle et matérielle du peuple. Hérard Rivière se montra encore plus
empirique, plus étroit d'esprit, plus altier et plus vain que son prédé-
cesseur. Il commit la faute énorme de protester contre l'esprit trop li-
béral du nouveau pacte constitutionnel ou, plutôt, contre les restric-
tions apportées à l'autorité présidentielle par cette Constitution, le jour
même qu'il était appelé à jurer de la défendre. »
Charles Hérard Rivière n'était président que de nom. Le person-
nage qui avait réellement la direction des affaires était le ministre Hé-
rard Dumesle, cousin du Chef de l'État, homme d'ailleurs très instruit
et l'un de ces anciens députés expulsés de la Chambre par Boyer. Vic-
time du despotisme, il oublia, une fois au pouvoir, les principes de li-
berté et de progrès dont il avait été, dans l'Opposition, le fougueux dé-
fenseur. Il commit, contre les représentants de la nation, les mêmes
actes tyranniques qu'il flagellait quelque temps auparavant du haut de
la tribune parlementaire.
L'enthousiasme délirant qu'avaient provoqué au début les révolu-
tionnaires de Praslin s'était vite changé en une impopularité de plus en
plus inquiétante. Le gaspillage des deniers publics avait dévoré les ré-
serves laissées dans le trésor, par l'administration honnête de Boyer,
pour le paiement de l'indemnité française ; et, à cette occasion, la
France, par l'entremise de son consul, M. Levasseur, exerçait sur le
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 185

gouvernement une pression qui menaçait de provoquer les plus graves


conflits. Les réformes que certains des ministres voulaient introduire
dans les services publics — et dont quelques-unes étaient excellentes
— se heurtaient à une résistance insurmontable. Bientôt, les paysans
du Sud — connus sous le nom de Piquets parce qu'ils étaient en majo-
rité armés de piques — se soulevèrent : ils réclamaient l'amélioration
de leur sort et la nomination d'un chef noir à la présidence. Conduits
par un nommé Acaau, ils prétendaient « déposséder les citoyens répu-
tés riches et partager leurs [145] biens et une partie des biens de l'État
entre les prolétaires ». Ils inspiraient par conséquent aux habitants des
villes une grande peur.
La terreur s'empara de la population de Port-au-Prince quand on
apprit que la bande d'Acaau était entrée aux Cayes et s'apprêtait à
marcher sur la capitale. L'intervention rapide des généraux Geffrard et
Riche permit de disperser les révoltés, et le gouvernement neutralisa
habilement leur chef en lui donnant plus tard une charge militaire et
quelque argent.
La tournée de Rivière dans la Partie de l'Est avait, par les fautes
commises, aggravé le mécontentement que le régime de Boyer y avait
déjà créé. L'explosion ne tarda pas à se produire. Le 27 février 1844,
la révolte éclata à Santo-Domingo. Le 9 mars, le Chef de l'État, à la
tête d'une forte armée, quitta Port-au-Prince pour aller réprimer cette
insurrection des provinces orientales. Il refoula les insurgés jusqu'à
Azûa, et il espérait, malgré l'intervention intéressée de la France en fa-
veur des séparatistes et malgré l'échec subi devant Santiago par le gé-
néral Pierrot, pouvoir s'emparer de Santo-Domingo et écraser la rébel-
lion, quand la nouvelle lui parvint qu'un comité révolutionnaire s'était
formé à la capitale et avait proclamé sa déchéance. Une délégation lui
apporta, à son quartier général d'Azua, notification de cette décision.
Se rendant compte de l'inutilité de toute résistance, il rentra dans
l'Ouest et s'embarqua, le 2 juin 1844, pour la Jamaïque où il mourut en
1850, après avoir, dans l'intervalle, tenté un effort infructueux pour re-
prendre le pouvoir.

* * *

Quelles qu'aient pu être les défaillances ou les fautes du gouverne-


ment de Rivière, la révolution de Praslin a marqué une étape impor-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 186

tante dans l'histoire d'Haïti. « Vingt-deux ans environ après la procla-


mation de notre indépendance, écrit Windsor Bellegarde, l'extrême vi-
talité du peuple haïtien se manifeste par un fait nouveau d'une portée
significative : je veux parler de ce fort mouvement d'idées qui, dès
l'année 1808, se dessine au Sénat de la République avec Gérin, Blan-
chet, Lys, Daumec, membres de l'Opposition, et qui devait aboutir en
1843 à la crise révolutionnaire où s'engloutit le gouvernement de
Boyer. Cette époque est pour le psychologue aussi bien que pour
l'homme d'état l'une des plus intéressantes de l'existence nationale :
c'est celle où la vie politique, brisant les cadres de fer du despotisme,
s'épanouit dans toute son exubérance 44. »
Un observateur impartial, le pasteur Bird, a noté avec une rare
clairvoyance les qualités comme les défauts du régime libéral qui suc-
céda au gouvernement de Boyer, en constatant qu'un véritable amour
de la liberté inspira les révolutionnaires de 1843. « Jamais, dit-il, une
liberté [146] si grande n'avait existé depuis les jours de Pétion. Jamais,
au point de vue religieux, liberté si parfaite n'avait existé dans aucun
pays catholique dans le monde. Il régnait même un esprit d'émulation
qui poussait les citoyens à se surpasser l'un l'autre dans leurs vues li-
bérales. Le vrai caractère du peuple haïtien allait, dans des circons-
tances aussi remarquables, se manifester aux yeux de l'univers. Un dé-
sir plus ardent et plus général pour le progrès ne s'était jamais montré
par aucun peuple au degré que le manifesta le peuple d'Haïti sous le
gouvernement provisoire. » Le premier secrétaire d'État de l'instruc-
tion publique et des cultes, Honoré Féry, se fit particulièrement
l'apôtre de ces idées de liberté et de tolérance. Dans une circulaire aux
fonctionnaires des départements de l'éducation, de la justice et des
cultes, catholiques et protestants, il disait : « L'influence de la religion
sur l'éducation publique et sur le bonheur du peuple n'est plus un sujet
de dispute. Napoléon comprit la nécessité de rétablir dans la société
française le respect de la croyance religieuse. Son puissant esprit d'or-
ganisation lui enseigna qu'il ne peut y avoir de peuple là où il n'y a
point d'autel, de même qu'il ne peut y avoir de peuple sans lois et sans
magistrats... Ministres protestants, continuez à observer vos cérémo-
nies religieuses avec la plus grande liberté. Nos croyances peuvent
différer, mais notre espoir est dans le même Dieu. Que tous les fonc-
tionnaires et tous les citoyens se rappellent que l'intolérance est une
44 Voir H. Pauléus-Sannon, La Révolution de 1843.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 187

chose abominable... Que la Sainte Parole rappelle de leurs erreurs tous


ceux qui, par ignorance, dépravation, cupidité ou ambition, attachent
de l'importance à la couleur de la peau. Que l'on se rappelle que Celui
qui a créé nos corps et leur a donné des nuances différentes, a aussi
créé l'âme — la partie la plus noble de l'homme et qui n'a pas de cou-
leur. »

II

Cette question de couleur joua cependant un rôle important dans


les événements qui amenèrent et suivirent la chute d'Hérard Rivière.
Déjà, à la mort de Pétion, le général Gédéon, sénateur, s'était nette-
ment déclaré contre l'élection d'un mulâtre à la présidence. Les Pi-
quets du Sud, dans leur manifeste, réclamaient un noir comme chef de
l'État. Les anciens amis de Boyer crurent de bonne politique de pa-
tronner la candidature du général Philippe Guerrier au fauteuil prési-
dentiel. Et c'est ce vieillard de quatre-vingt-sept ans (il était né à la
Grande-Rivière du Nord le 19 décembre 1757) qui fut élu le 3 mai
1844 président de la république en remplacement de Rivière, dont il se
vantait d'être resté l'ami fidèle.
Philippe Guerrier était complètement illettré. Il avait servi avec
honneur et bravoure dans l'armée. Fait comte de la Marmelade et duc
de l'Avancé par Christophe, il avait souvent tenu tête au terrible mo-
narque et résisté en maintes occasions à ses ordres tyranniques. Il
s'était au dernier moment rallié, avec le duc Richard, aux insurgés de
Saint-Marc [147] et contribué ainsi à la chute de la royauté. La fierté
de son attitude, sa vaillance dans les combats livrés pour la conquête
de l'indépendance, la simplicité de ses mœurs et sa bonhomie lui
avaient acquis un grand prestige dans tous les milieux. Aussi ac-
cueillit-on avec faveur son avènement au pouvoir. Il était noir : ce qui
donnait satisfaction aux Piquets, Il était du Nord : ce qui faisait tom-
ber les préventions des départements du Nord et de l'Artibonite, dont
le général Pierrot, outré de l'échec qu'il avait lui—même subi dans la
campagne de l'Est, avait sans succès proclamé la scission.
Ayant rétabli le calme dans le Département du Sud par la liquida-
tion pacifique des Piquets de la région des Cayes et de la Grand'Anse,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 188

le gouvernement de Guerrier s'occupa d'organiser la république sur


des bases qu'il croyait plus stables. La Constitution de 1844, qui avait
provoqué le mécontentement des anciens généraux dont elle restrei-
gnait les privilèges, fut mise de côté, et Guerrier gouverna en dicta-
teur, assisté d'un Conseil d'État.
Quelques mesures administratives fort utiles furent adoptées, entre
autres l'organisation du service des postes à l'intérieur. Deux mi-
nistres, le général Jean-Paul et Honoré Féry, firent preuve d'un grand
esprit de progrès. Deux lycées furent créés, l'un aux Cayes, l'autre au
Cap-Haïtien, pour compléter le système d'enseignement secondaire
inauguré par la création du lycée de Port-au-Prince en 1816. Féry vou-
lait qu'il fût établi dans chaque commune, à l'aide des fonds munici-
paux, une école primaire — l'État contribuant aux dépenses dans une
certaine proportion. Il était partisan de la co-éducation, telle qu'elle
était pratiquée à l'école qui venait d'être fondée à la capitale par les
Wesleyens.
Dans un discours qu'il prononça à la distribution des prix du lycée
de Port-au-Prince, ce ministre progressiste exposa ses vues sur l'édu-
cation nationale en des termes qui méritent d'être retenus. S'adressant
aux jeunes lauréats, il leur dit : « Cette fête, qui réunit ici vos familles,
le président de la République et les membres de son gouvernement,
est pour nous tous une cause de joie patriotique. Elle nous rappelle de
façon touchante que l'éducation efface toutes les distinctions et lie
tous nos cœurs dans une union parfaite, La diffusion des lumières
dans toutes les couches de la société dissipe les préjugés, unit les ci-
toyens les uns aux autres, permet à l'homme de cultiver son esprit et
introduit dans la communauté les charmes de l'urbanité et de l'hon-
neur. La jeunesse d'Haïti a soif de connaissance ; elle désire boire à la
source pure de la vérité, et semble poussée par un instinct irrésistible
vers ce qui constitue le grand but de son existence. Le gouvernement
actuel salue avec joie ce mouvement intellectuel. Il désire s'y identi-
fier et l'encourager sous tous les rapports. Le gouvernement sait que le
besoin de la connaissance est le trait distinctif de l'époque présente.
Cette connaissance bien assise et dirigée par la religion permettra à la
nation de réaliser ses espérances dans un brillant avenir. Vous serez
peut-être appelés dans un temps pas trop éloigné, jeunes élèves, à
mettre au service du pays vos talents et les [148] connaissances que
vous aurez acquises dans ce lycée. Grâce au bouclier d'une foi éclairée
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 189

et d'une moralité pure, vous saurez sans cesse résister à toute mau-
vaise passion. Votre pays a besoin non seulement d'hommes cultivés
mais d'hommes de caractère, dont le savoir repose sur la base solide
de l'honneur. Puisse cette Providence, qui a toujours veillé sur Haïti,
vous rendre meilleurs que vos pères ! »
Le pasteur Bird qui rapporte ces nobles paroles d'Honoré Féry dit
de lui : « M. Féry est un catholique romain très consciencieux. Il est
instruit, intelligent, digne d'occuper la position honorable à laquelle il
a été élevé. L'esprit dominant du temps présent est libéral et actif.
Mais, hélas ! la révolution, tout en introduisant sur la scène quelques
hommes honnêtes et respectables, a ouvert en même temps les portes
d'iniquité et allumé les feux de l'esprit de parti, la jalousie et la
haine. » Ce ministre honnête, sincère ami du peuple, fut brutalement
révoqué à la suite sans doute d'une intrigue de palais. Il ne connut son
renvoi qu'en lisant l'arrêté de nomination de son successeur, Beaubrun
Ardouin.
La paternelle dictature de Philippe Guerrier aurait pu peut-être, à la
longue, atténuer les effets pernicieux de cet esprit de révolte, que des
ambitieux attisaient sans cesse en vue de satisfaire leurs intérêts pure-
ment égoïstes. On commençait vraiment à respirer sous ce gouverne-
ment débonnaire, qui montrait un réel désir d'améliorer les conditions
morales et économiques du pays, quand la mort vint surprendre le Pré-
sident Guerrier le 15 avril 1845 : il n'était resté au pouvoir que onze
mois et douze jours.

III

Le 16 avril 1845, le Conseil d'État appela à la présidence de la Ré-


publique le général Jean-Louis Pierrot, un natif de l'Acul-du-Nord, où
il était venu au monde en 1761. Le successeur de Guerrier avait donc
quatre-vingt-quatre ans quand il accéda au pouvoir. Vieux combattant
de la guerre de l'indépendance, il avait commandé la troisième divi-
sion de l'armée, chargée par Rivière de s'emparer de Santiago de los
Caballeros et de se joindre ensuite, à Azua, aux deux autres divisions
placées sous les ordres du Président lui-même et du général Souffrant.
Il avait échoué dans son attaque contre la ville dominicaine et, crai-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 190

gnant d'être sévèrement blâmé à cause de cet insuccès, il avait aban-


donné son commandement et s'était retiré au Cap-Haïtien.
Pierrot était aussi illettré que Philippe Guerrier, mais d'esprit moins
ouvert. On chuchotait même qu'il ne possédait pas toute sa raison. Ce
choix bizarre ne pouvait s'expliquer que par le désir du Conseil d'État
de contenter les populations du Nord en appelant, de nouveau, à la di-
rection des affaires publiques un homme de leur province : on sacri-
fiait ainsi à un autre des éléments de la politique haïtienne, le régiona-
lisme ou le [149] « localitisme », qui, avec la question de couleur, a
joué un rôle si néfaste dans l'histoire du peuple haïtien.
Le nouveau président vint prendre possession de son siège à Port-
au-Prince le 8 mai 1845. La population de la capitale lui fit un accueil
enthousiaste — celui qu'elle réserve d'ordinaire aux chefs d'État au
moment de leur avènement, quitte à les conspuer avec autant d'ardeur
lorsqu'ils sont chassés du pouvoir. Pierrot ne se montra guère sensible
à ces manifestations populaires, dont la sincérité lui paraissait sus-
pecte. Il ne se sentait nullement à l'aise dans le palais présidentiel, au
milieu de ces officiers inconnus, en qui il voyait des traîtres possibles.
Il était intimidé par les fonctionnaires de l'ordre civil qui venaient lui
demander son avis sur des questions administratives, financières ou
juridiques, dont son esprit inculte n'avait jamais soupçonné l'exis-
tence. Il se méfiait de tout le monde et particulièrement de ses mi-
nistres. Aussi, un beau matin, la capitale se réveilla sans chef d'État :
Pierrot était parti pour le Cap, où il entendait établir le siège du Gou-
vernement. Habitué à la vie champêtre, il trouva plus commode de ré-
sider à peu de distance de son habitation de Camp-Louise, où il pou-
vait se rendre chaque semaine pour la surveillance de ses plantations.
Un décret du 1er novembre 1845 fit du Cap-Haïtien la capitale
d'Haïti. Les services publics furent installés dans cette ville du Nord,
où durent se transporter les ministres, les membres du Conseil d'État,
les fonctionnaires et employés de l'administration centrale. Les civils,
dénoncés comme conspirateurs, devaient faire le voyage pour essayer
de se défendre auprès des hautes autorités du pays. Ce bouleversement
général, qui n'avait d'autre raison que la fantaisie du Chef de l'État,
suspecté déjà de démence sénile, produisit une confusion telle que l'on
commença à parler ouvertement de la nécessité de se défaire le plus
vite possible de ce lunatique.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 191

Pierrot allait donner aux mécontents un motif encore plus sérieux


de le renverser. Le 1er janvier 1846, il fit connaître au peuple, par une
proclamation solennelle, son intention d'entreprendre une nouvelle
campagne contre les Dominicains, qui avaient tenté, en mai 1845, de
s'emparer de Hinche et de Las Cahobas. Le Président, après l'affaire
malheureuse de Santiago, paraissait incapable plus qu'aucun autre de
conduire les Haïtiens à la victoire. L'exécution d'un pareil projet sous
un tel chef aurait mené l'armée d'Haïti à une véritable catastrophe. Les
populations du Nord et de l'Artibonite accueillirent fort mal la procla-
mation de Pierrot ; et lorsque les troupes cantonnées à Saint-Marc re-
çurent l'ordre de se mettre en campagne, elles se mutinèrent et en-
voyèrent une délégation à Port-au-Prince pour offrir la présidence au
général Riche. La garnison de la capitale se rallia au mouvement et, le
1er mars 1846, le général Jean-Baptiste Riche, le troisième de cette tri-
nité de vieillards illettrés, était acclamé président de la république. Ce
pronunciamento fut confirmé, le 12 mars, par le Conseil d'État, et le
24 mai le nouveau Chef de l'État prêta « serment de fidélité à la na-
tion ».
[150]

IV

Riche était sans doute sans instruction, mais il avait la volonté de


bien faire. Il s'entoura d'hommes instruits et de bonne foi. L'heureux
choix qu'il fit de ses collaborateurs lui valut immédiatement l'estime
confiante du peuple, et l'on espéra que ses efforts aboutiraient assez
rapidement à l'amélioration de la situation extrêmement difficile que
lui avait léguée le gouvernement de Pierrot.
Une lettre du 7 août 1845, citée par le P. Cabon, décrivait ainsi
cette situation : « Les affaires de commerce sont entièrement mortes.
Quant à l'agriculture, il ne faut pas en parler. A l'heure qu'il est, tout le
monde est soldat. L'état moral du pays est bien triste : le peuple est
tombé dans un état désespérant. Il se passe dans nos campagnes des
choses qui font frémir et qui ne peuvent se faire qu'au sein de la barba-
rie la plus complète. Toutes les vieilles superstitions que le gouverne-
ment fort de M. Boyer avait su contenir, qu'il avait presque étouffées,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 192

se sont manifestées avec plus d'ardeur que jamais. A Jacmel, ces


gueux avaient fait tant de prosélytes que le général Geffrard s'est vu
forcé d'arrêter les » principaux chefs et de les envoyer à la capitale où
ils sont en prison. On prétend qu'ils avaient de la chair humaine dans
leurs macoutes. »
L'espèce d'anarchie qui avait sévi pendant les dix mois de la prési-
dence de Pierrot avait donné libre jeu aux pratiques superstitieuses et
permis l'éclosion de deux sectes païennes, les guyons et les saints, qui
se disputaient la faveur des masses. Madiou les décrit ainsi : « Les
Guyons étaient réputés anthropophages dans les campagnes. Les parti-
sans du Vodou les considéraient comme des damnés et les redou-
taient. Parmi ces derniers (les Saints) se forma une secte de fana-
tiques, organisés en bandes : chaque bande avait à sa tête une sorte de
« frère » dont les jugements étaient exécutés aveuglément. Ils restaient
sectateurs du Vodou, mais sous la forme du catholicisme romain. »
L'un de ces chefs de bande, le Frère Joseph, avait même acquis une
certaine notoriété. On l'avait vu, « un cierge à la main, marcher au mi-
lieu des bandes d'Acaau, qu'il édifiait par ses neuvaines à la Vierge et
qu'il maîtrisait, d'autre part, par son crédit bien connu auprès du dieu
Vodou ».
Riche était un ennemi déclaré du Vodou. Quand le vent lui appor-
tait l'écho lointain de quelque tambour battant le rappel des « houn-
cis » et des danseurs, il sortait parfois seul de son palais, faisait irrup-
tion sous la tonnelle et dispersait à coups de bâton houngans et « ma-
mans-loas ». Il était très libéral en matière religieuse, et son gouverne-
ment favorisa les pasteurs wesleyens. Le ministre de l'instruction pu-
blique et des cultes, Alphonse Larochel, assista, le l er juillet 1846, à la
cérémonie de consécration du bâtiment de l'Ecole Wesleyenne de
Port-au-Prince ; et Dumai Lespinasse, l'un des leaders de la jeunesse
patriote et catholique convaincu, déclara à cette occasion que
« l'amour de sa patrie expliquait sa [151] participation à une telle ma-
nifestation et qu'il était persuadé que l'éducation, basée sur le christia-
nisme pur, était d'une importance vitale à la prospérité d'Haïti ».
Mais la tranquillité n'était pas parfaite dans le Sud. Acaau, qui
commandait à l'Anse-à-Veau, eut l'impertinence de déclarer qu'il ne
reconnaissait pas comme valable l'élection de Riche à la présidence.
Le Chef de l'État se rendit dans la région infestée par les bandes pi-
quétistes, et, avec le concours du général Samedi Thélémaque, qui
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 193

avait été jadis son adversaire politique, il réprima avec énergie la ré-
volte. L'Armée souffrante — c'est le nom qu'on avait donné aux Pi-
quets — fut annihilée, et Acaau, pour échapper à la capture, se tua
d'un coup de pistolet.
Revenu à Port-au-Prince, le président Riche prit quelques mesures
excellentes pour rétablir l'équilibre du budget, notamment par la ré-
duction des dépenses de l'armée. Dans une proclamation faite aux
Cayes, il avait dit : « Des réformes financières ne suffisent pas : il
nous faut plus que cela. Il est temps d'établir nos institutions sur des
bases sûres et solides. Je ne tarderai pas à réviser la Constitution de
1816 et à la mettre en harmonie avec les idées dominantes de l'époque
actuelle. »
Renonçant à la dictature instituée par Guerrier, Riche transforma le
Conseil d'État en Sénat et confia à cette assemblée la mission de rédi-
ger une nouvelle charte — qui fut adoptée le 14 novembre 1846 et
promulguée le 15 : elle reproduisait avec quelques modifications celle
de 1816 et maintenait malheureusement la présidence à vie.
Trois mois et demi après cette promulgation, le 27 février 1847,
Jean-Baptiste Riche rendait l'âme après une très courte maladie.
[152]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 194

[153]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XIII
FAUSTIN SOULOUQUE

Retour à la table des matières

Le général Faustin Soulouque, commandant de la garde présiden-


tielle, avait coutume, après déjeuner, de s'allonger dans son hamac
pour une demi-heure de repos. Ce ler mars 1847, comme à l'ordinaire,
il s'était doucement assoupi sous la caresse de la brise délicieuse qui,
chaque après-midi, souffle à Port-au-Prince de la mer vers la mon-
tagne. N'ayant jamais eu d'ambition politique, il ne s'était guère in-
quiété de l'événement qui se déroulait ce jour-là même au Sénat.
Le général Jean Paul, ancien ministre et maire de la capitale, et le
général Alphonse Souffrant, qui avait commandé avec habileté l'une
des colonnes de l'armée de Rivière opérant dans la Partie de l'Est, bri-
guaient tous les deux la succession de feu le président Riche. C'étaient
deux hommes remarquables. Le commandant de la garde présiden-
tielle n'avait manifesté de préférence personnelle ni pour l'un ni pour
l'autre. Il avait donné l'ordre à son planton de le réveiller dès que se-
rait connu le résultat de l'élection afin qu'il pût rendre à l'Elu de la Na-
tion, quel qu'il fût, les honneurs qui lui étaient dus. Aussi, quand le
soldat de service vint lui annoncer qu'une délégation du Sénat l'atten-
dait dans son bureau, il crut qu'elle venait lui faire connaître le nom du
nouveau président de la République — le général Jean Paul ou le gé-
néral Souffrant. Mais quel ne fut pas son étonnement quand le chef de
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 195

la délégation, s'avançant à sa rencontre, lui dit : « Monsieur le Pré-


sident, je vous apporte les félicitations du Sénat et de la Nation ! »
Soulouque crut d'abord à une plaisanterie, mais comme on persistait à
lui donner ce titre, il se mit en colère et menaça de faire un mauvais
parti à ceux qui croyaient pouvoir impunément se moquer de lui. Il
fallut, pour le convaincre, lui raconter en détail ce qui s'était passé au
Sénat. Huit tours de scrutin s'étaient succédé sans que l'un des deux
candidats eût obtenu la majorité constitutionnelle ; et, à chacun des
tours, un bulletin était sorti de l'urne au nom de Faustin Soulouque.
Au moment où l'on allait procéder au neuvième tour, le président de
l'assemblée, Beaubrun Ardouin, avait dit aux sénateurs : « Puisque les
partisans des deux candidats ne peuvent se [154] mettre d'accord pour
désigner le Chef de l'État, groupons-nous autour d'un neutre, le géné-
ral Faustin Soulouque. » Et c'est ainsi que le Bon-homme-Coachi —
sobriquet sous lequel il était connu — fut élu président à vie de la Ré-
publique d'Haïti.
Faustin Soulouque ne savait ni lire ni écrire. Il avait appris pénible-
ment à écrire son nom. Né dans l'esclavage à Petit-Goâve, il avait été
affranchi par André Rigaud. Devenu soldat, il s'était toujours honora-
blement conduit et avait montré beaucoup de courage aux côtés du
brave général Lamarre pendant la fameuse révolte du Môle contre
Christophe. Boyer, qui l'estimait beaucoup, l'avait nommé comman-
dant de la commune de Plaisance et Riche, qui appréciait sa fidélité,
lui avait confié le commandement de la garde présidentielle. Mais
rien, dans son passé, ne le désignait au choix du Sénat pour exercer la
plus haute magistrature de l'État.
Quelle était donc la raison véritable de ce choix bizarre ? Les poli-
ticiens qui avaient élu Soulouque croyaient pouvoir faire de lui l'ins-
trument docile de leur volonté et de leurs intérêts politiques. Céligny
Ardouin — qui se vantait d'être une espèce de Warwick haïtien — ne
se gênait pas pour exprimer son opinion dédaigneuse à l'égard du nou-
veau président. Mais celui-ci ne tarda pas à montrer qu'il n'était pas
l'homme qu'on croyait. Il fit entendre énergiquement à ses « protec-
teurs » qu'il n'était nullement disposé, suivant sa propre expression, à
« se laisser changer comme on change de chemise ». Chef de l'État il
était, et chef il prétendait être dans toute la force du terme, sans consi-
dération d'aucune sorte pour la Constitution ou pour la loi en général.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 196

Il est curieux de noter les observations faites par le R. P. Bird à


propos des marchandages ou « combines » qui avaient assuré, par une
assemblée unique (Sénat ou Conseil d'État), composée de quelques
politiciens, l'avènement au pouvoir de Boyer, de Rivière, de Guerrier,
de Pierrot et de Riche. Il paraissait au pasteur wesleyen plus logique et
plus honnête, dans un tel cas, d'aller au peuple lui-même et de lui lais-
ser le choix de l'homme qu'il croirait le plus capable de conduire ses
destinées. « L'élection d'un président par le suffrage universel, écrit-il,
semble être un sujet de grande crainte en Haïti. Malgré l'amour qu'on
y professe pour le républicanisme, on a peur de voir le peuple, qui
n'est pas encore habitué à la libre expression de sa pensée sur les ques-
tions nationales et politiques, s'abandonner au désordre et à la vio-
lence. Et peut-être a-t-on raison sur ce point. La postérité jugera néan-
moins si ces désordres et ces violences auraient fait verser plus de
sang et occasionné plus de confusion, de scandales et de honte que le
choix qui a été fait (de Soulouque) par un petit groupe d'hommes. La
postérité estimera également si l'élection par le suffrage universel
n'eût pas empêché la nation de rétrograder sur la voie de la civilisa-
tion, en subissant tant de pertes et en éprouvant tant de souffrances.
Lorsque des candidats se présentent devant le peuple, celui-ci ne sau-
rait, pour l'honneur national, porter son choix sur le plus ignorant, le
plus incapable de remplir la haute fonction qui lui [155] serait confiée.
Sans doute, l'esprit de parti, lorsqu'il sévit dans une nation composée
d'individus de toutes les couleurs de la peau, rend le problème plus
difficile et plus compliqué que partout ailleurs. Mais il n'y a pas de ci-
toyen, quelle que soit sa nuance, qui ne puisse s'inspirer avant tout de
l'amour de la justice et voter en conséquence en faveur du vrai mérite.

« On vit naître à cette époque — ajoute Bird — la jalousie entre les


deux grandes sections de la nation — la question de couleur jouant un rôle
prépondérant dans la lutte pour la conquête du pouvoir et la puissance du
nombre se mettant du côté de l'ignorance. »

* * *

Soulouque n'eut rien de plus pressé, en s'installant au palais prési-


dentiel, que de placer dans les postes militaires les plus importants des
hommes complètement dévoués à sa personne. Il organisa une police
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 197

secrète, chargée de découvrir les complots contre la sûreté de l'État et,


au besoin, d'en inventer. Et ainsi, il put se débarrasser de tous ceux qui
le gênaient, à commencer par ses propres ministres, qu'il réduisit au
silence : pour beaucoup d'entre eux, ce fut le silence de la mort. Céli-
gny Ardouin paya cher sa témérité : il succomba l'un des premiers à la
fureur de l'homme qu'il avait contribué à hisser au pouvoir. Un autre
ministre, David-Troy, arrêté et enfermé dans la prison de Port-au-
Prince, fut sommairement exécuté par le général Jean-Louis Belle-
garde, gouverneur de la capitale, sur un ordre bref venu du président
en tournée dans le Sud 45.
Le principal exécuteur des hautes œuvres était le général Similien,
chef d'une bande appelée Zinglins, qui faisait trembler de terreur la
population de Port-au-Prince, et qui devait lui-même, plus tard, finir
sa triste vie dans les fers, au fond d'un cachot.
Un journaliste courageux, Joseph Courtois, osa stigmatiser dans
son journal, « La Feuille du Commerce », la conduite odieuse de Si-
milien. Et bien qu'il fût sénateur, par conséquent inviolable en vertu
de la Constitution, Soulouque ordonna de l'arrêter. Mais Courtois
n'était pas homme à se laisser faire. Il avait été l'un de ces boursiers
envoyés en France par Toussaint Louverture et le commissaire Roume
pour étudier au Collège de la Marche. Il s'était ensuite engagé dans
l'armée française et avait reçu la croix des braves sur le champ de ba-
taille.
Fait prisonnier à Baylen en 1808, il avait été gardé en Angleterre et
en Ecosse pendant plusieurs années et n'était rentré en France qu'en
1814. Ayant obtenu sa mise à la retraite comme officier, Joseph Cour-
tois décida de retourner en Haïti pour se mettre au service de son pays,
indépendant depuis 1804. Aidé de sa femme, une Capoise de couleur
fort instruite, fille de Bussière Laforest et de Prudence-Elizabeth Re-
nard, il ouvrit une école, vite achalandée, où il recevait des externes et
des pensionnaires.
[156]
Joseph Courtois avait un frère qui s'appelait Sévère et qui, ayant
suivi en 1816 la fortune de Bolivar, était devenu amiral de la flotte co-
lombienne. Il reçut de ce frère un cadeau des plus précieux : un maté-

45 « Dès la présente reçue, fusillez David-Troy. »


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 198

riel d'imprimerie — ce qui lui avait permis en 1824 de fonder son


journal. Tempérament vif, libéral convaincu, il n'avait pas tardé à en-
trer en conflit avec le gouvernement de Boyer, si peu respectueux de
la liberté de la presse. C'est pourquoi il s'était jeté tête baissée dans la
politique militante et avait participé à la révolution de 1843. Elu
constituant du Limbe à la chute de Boyer et réélu en 1845, nommé
membre du Conseil d'État par Guerrier et devenu sénateur sous Riche,
il avait été ainsi l'un des électeurs de Faustin Soulouque à la prési-
dence de la république.
On ne pouvait pas attendre d'un homme pareil qu'il s'inclinât de-
vant les menaces ou les brutalités de la police de Similien. Aussi peut-
on juger de son indignation quand il apprit que le Chef de l'État, sans
respect pour la dignité de sa fonction de sénateur, avait donné l'ordre
de le « traîner en prison », selon l'expression usitée en Haïti pour cette
sorte d'opération policière. Lorsque les sbires de Similien se présen-
tèrent chez lui pour l'arrêter, ils trouvèrent Joseph Courtois debout de-
vant une grande caisse de poudre à canon, un pistolet chargé à la
main, et prêt à faire sauter tout le monde si l'un de ces policiers faisait
le geste de l'approcher. « Pendant vingt-quatre heures, dit Duraciné
Pouilh, il tint la police en échec. À force d'instances, son collègue et
ami, le sénateur Bance père, obtint qu'il désarmât et consentît à se
laisser accompagner par lui à la prison. Il comparut devant la Haute
Cour (constituée par le Sénat) qui, voulant malgré tout donner satis-
faction au pouvoir, condamna le grand fonctionnaire à un mois de dé-
tention. Cette peine parut insuffisante à Soulouque qui ordonna sur
l'heure l'exécution de M. Courtois. La fosse du sénateur était creusée ;
la troupe d'exécution attendait à la Conciergerie ; on battait déjà l'as-
semblée générale. Mme Courtois, affolée, courut auprès du chargé
d'affaires de France, M. Maxime Raybaud, qui vite se rendit au Palais,
et, dans un langage pathétique, s'adressant au Chef de l'État, lui dit :
« Président, il ne sera pas dit qu'un homme qui mérita de la France la
croix des braves aura trouvé la mort autrement que sur le champ de
bataille. » Soulouque, pour son honneur, fut vaincu, et une heure
après, on embarquait M. Courtois derrière l'Arsenal. Il resta onze ans
en exil. »

* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 199

Nous avons relaté en détail cet incident parce qu'il marque d'un
trait significatif le caractère tyrannique du régime institué par Sou-
louque dès les premiers mois de sa présidence, et parce qu'il nous per-
met en même temps de mettre en lumière la noble figure de Mme Jo-
seph Courtois, qui mérite d'être placée dans la galerie des femmes cé-
lèbres d'Haïti. Voici ce que raconte d'elle Duraciné Pouilh, qui avait
eu le bonheur de la connaître :

« M. Bussière Laforest, représentant du peuple pour la députation du


Nord de Saint-Domingue, se rendit en France en 1795, devint plus tard
[157] membre du Conseil des Cinq-Cents et mourut dans la métropole en
1813. Il avait amené avec lui sa fille Juliette, alors âgée de huit ans, à qui
il fit donner une brillante éducation. Elle devint plus tard lectrice de la
princesse Pauline Bonaparte et fut une musicienne distinguée. Son grand-
père était l'ami intime du général Alexandre Dumas Davy de la Paille-te-
rie, qui appelait Mue Laforest « ma payse » ; et celle-ci tenait souvent sur
ses genoux, pour le caresser, le fils du général, Alexandre Dumas, qui de-
vait devenir le fécond romancier, le grand dramaturge. Elle épousa en
1814 M. Joseph Courtois et revint avec lui en Haïti en 1817. Elle ouvrit en
1818, de concert avec son mari, un Externat et un Pensionnat des deux
sexes, où elle eut exclusivement la direction des demoiselles, tant pour la
partie littéraire que pour la partie musicale. Bien de nos mères de famille
ont pu revendiquer l'honneur d'avoir été ses élèves. Après la fermeture de
son pensionnat en 1828, elle continua à enseigner le piano jusqu'à sa mort.
Elle forma à cet art trois de ses enfants et un bon nombre d'élèves qui s'y
distinguèrent.
« Mme Courtois était de ces femmes qui ont l'énergie d'un homme.
Elle était aussi d'un courage héroïque et elle en donna la preuve lorsqu'on
voulut arrêter son mari en 1847 et au cours du procès qui s'ensuivit — pro-
cès plutôt politique que pour délit de presse. Notre maison était alors atte-
nante au local du Sénat, où siégeait cette assemblée transformée en Haute
Cour de Justice. Dès le début du procès et jusqu'à sa fin, Mme Courtois al-
lait attendre son mari à la Conciergerie, marchait à côté de lui au milieu
des baïonnettes et, après chaque audience, elle le reconduisait jusqu'à la
prison. En quittant M. Courtois, la première fois, elle entra Chez nous et
demanda la permission d'y faire un dépôt. Elle retira alors de dessous son
châle deux pistolets et deux poignards. Elle marchait armée, nous dit-elle,
pour aider son mari à se défendre, ou pour mourir avec lui si on tentait de
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 200

l'assassiner. Chaque jour, elle reprenait son dépôt pour le rapporter en-
suite. Quand son mari fut exilé, Mme Courtois qui, dès la fondation de la
Feuille de Commerce, n'avait cessé de collaborer avec son mari, eut toute
seule à s'occuper de la rédaction du journal, et cela jusqu'à sa mort. Abreu-
vée d'inquiétudes et de chagrin par suite de cet exil prolongé, elle succom-
ba le 24 décembre 1853, à l'âge de soixante-six ans. Joseph Courtois lui-
même ne revint en Haïti qu'en 1859 et mourut à Port-au-Prince en 1877 à
l'âge de quatre-vingt-douze ans. »

* * *

La capitale vivait dans une perpétuelle inquiétude, farouchement


entretenue par les Zinglins qui étaient devenus les maîtres de la ville.
Toute rixe dans la rue entre soldats, la moindre querelle entre tra-
vailleurs, une simple dispute au marché entre vendeuse et agent de po-
lice provoquait un « couri ». Craignant tout de la police ou de la popu-
lace, les gens prenaient la précaution de sortir armés. Pendant le ca-
rême de 1848, Soulouque procéda en personne à l'arrestation de son
ancien ministre, David-Troy, qui fut exécuté plus tard dans les condi-
tions que nous avons [158] déjà relatées. Quelques semaines après, le
16 avril, éclata à Port-au-Prince une émeute qui se termina par une
horrible tuerie de mulâtres, suivie de la répression sanglante et impi-
toyable d'une insurrection dans le Sud. Ces événements douloureux
eurent un double résultat : ils donnèrent à la question de couleur une
nouvelle acuité dans la politique intérieure du pays ; il fut invoqué par
les cabinets français, anglais et américain, favorables à l'indépendance
dominicaine, comme un argument contre l'extension de la souveraine-
té d'Haïti à la Partie de l'Est.
La grande préoccupation de Soulouque était cependant de rétablir
l'unité de gouvernement dans l'île et d'empêcher qu'une puissance
étrangère pût y mettre le pied, sous quelque forme et en quelque ré-
gion du territoire que ce fût. Les Séparatistes de l'Est faisaient juste à
ce moment d'activés démarches auprès des cabinets de Paris et de
Londres pour obtenir la reconnaissance de leur république. Louis-Phi-
lippe, à la veille de perdre son trône, n'avait prêté à ces démarches
qu'une oreille distraite. Il n'en fut pas ainsi du gouvernement provi-
soire du 24 février 1848, présidé par Lamartine, qui donna au chargé
des affaires étrangères, Jules Bastide, l'autorisation de signer avec
Buenaventura Baez un traité de commerce, d'amitié et de navigation,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 201

par lequel la Deuxième République française reconnaissait formelle-


ment l'indépendance de l'État Dominicain. Les protestations du gou-
vernement haïtien à cette occasion ne pouvaient avoir aucun écho au-
près des libéraux qui venaient de prendre le pouvoir en France et qui
trouvaient parfaitement légitime la ferme volonté des Dominicains de
résister par les armes à toute tentative de la part de Soulouque de les
soumettre au régime de terreur qu'il avait institué dans l'Ouest. L'An-
gleterre resta également sourde aux appels de nos représentants et sui-
vit de peu la France dans sa politique de bienveillance à l'égard des
Séparatistes.
Ne tenant aucun compte des avertissements qu'il recevait de ses
agents à l'extérieur et considérant la question haïtiano-dominicaine
comme une simple affaire de police intérieure, Soulouque franchit la
frontière le 9 mars 1849 à la tête d'une armée de quinze mille
hommes. Ses premières rencontres avec ceux qu'il s'obstinait à consi-
dérer comme des « insurgés » furent couronnées de succès. Mais l'im-
prévoyance des généraux, qui n'avaient pas su organiser un service
d'intendance convenable pour le ravitaillement des troupes, l'indisci-
pline des soldats, qui ne pensaient qu'à piller, la mauvaise volonté de
beaucoup de jeunes gens enrôlés de force dans l'armée, changèrent les
résultats du début en un lamentable désastre à la bataille de la Rivière
Ocoa, où Soulouque, de façon inattendue, ordonna lui-même de son-
ner la retraite. Cela n'empêcha pas le Président de rentrer triomphale-
ment à Port-au-Prince le 6 mai, « au bruit du canon et au son des
cloches, avec les débris de son armée en guenilles 46. »

* * *

[159]
Soulouque trouva bientôt que la Constitution révisée en 1846
n'était pas conforme à sa conception du gouvernement. Il la fit modi-
fier en décembre 1848 pour lui permettre, comme avait fait Boyer, de
couvrir de son autorité personnelle les actes de ses ministres — ce qui
faisait de ceux-ci de simples commis et les soustrayait à toute sanction
parlementaire ou même à toute critique de la presse. Mais cela ne suf-
fisait pas : les conseillers du président surent lui faire entendre que,
pour le bonheur du peuple haïtien et la réalisation de ses projets contre
46 Voir Justin Bouzon, La Présidence de Soulouque.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 202

la République Dominicaine, il était indispensable que la forme du


gouvernement fût changée et que la tradition dessalinienne fût reprise.
La nouvelle ayant couru, au commencement de juillet 1849, que la
Vierge Marie était apparue au haut d'un palmier de la place du
Champ-de-Mars à Port-au-Prince, on prétendit y voir la main de Dieu
indiquant à la nation haïtienne la nécessité de revêtir Faustin Sou-
louque de la pourpre impériale. Et afin d'obéir à l'ordre divin, on em-
ploya le moyen devenu depuis classique dans la pratique gouverne-
mentale pour les coups d'état de ce genre. « Au mois d'août — écrit le
P. Cabon — pendant la session du corps législatif, on fit circuler à
Port-au-Prince des pétitions aux Chambres pour que Soulouque fût
proclamé empereur d'Haïti. Les listes furent couvertes de signatures,
car la terreur était extrême ; et avant que le reste du pays pût être
consulté (l'opération dura quatre ou cinq jours au plus), la Chambre
des représentants admit la requête le 25 août, et le Sénat s'empressa, le
26, d'y faire droit en instituant l'Empire d'Haïti, avec Soulouque
comme Empereur sous le nom glorieux de Faustin 1er. »
La Constitution impériale fut publiée le 20 septembre 1849. Elle
proclama « la dignité impériale héréditaire dans la descendance di-
recte, naturelle et légitime, de Faustin 1er, de mâle en mâle, par ordre
de progéniture ». Elle déclara la personne de l'Empereur inviolable et
sacrée ; alloua au souverain une indemnité annuelle de 150.000
gourdes ; à l'Impératrice un apanage de 50.000, et aux plus proches
parents une somme de 30.000 par an. Les membres de la Chambre
étaient élus au scrutin secret par les assemblées primaires des pa-
roisses (ou communes). Les Sénateurs étaient à la nomination de
l'Empereur ; et les enfants mâles de Sa Majesté devenaient membres à
vie du Sénat dès qu'ils avaient atteint l'âge de dix-huit ans. Une no-
blesse fut créée.

« Après quatre ans de règne — écrit le docteur J.-C. Dorsainvil —


Christophe n'avait que soixante-dix nobles, dont trois princes et huit ducs.
Dès le début de l'Empire, Faustin Ier nomma quatre princes, cinquante-neuf
ducs, quatre-vingt-dix-neuf comtes, deux cents barons, trois cent quarante-
six chevaliers. Plus tard, les sénateurs, les députés devinrent à leur tour ba-
rons. La particule de fut mise devant tous les prénoms... Faustin créa : 1°
un Ordre impérial et militaire de Saint-Faustin avec chevaliers, comman-
deurs, grands-officiers ; 2° un Ordre impérial et civil de la Légion d'hon-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 203

neur. Il y eut profusion de croix, de médailles, de cordons pour les grands


dignitaires de la couronne. À l'origine, le ruban de la Légion d'honneur fut
rouge ; plus tard, il fut liséré de bleu. La [160] maison de l'Empereur et
celle de l'Impératrice furent organisées comme celle de Christophe. Il y
avait cercle à la Cour le jeudi de chaque semaine à cinq heures de l'après-
midi. L'étiquette la plus minutieuse y régnait. On ne s'adressait à Leurs
Majestés qu'après en avoir reçu la permission du Grand-Maître des céré-
monies. Les courtisans ne pouvaient rire que si le Grand Chambellan leur
disait : « Sa Majesté rit. Riez, messieurs. »

À cause de difficultés tenant à l'état des rapports existant entre le


Saint-Siège et le gouvernement haïtien, le sacre fut retardé jusqu'au 18
avril 1852. Le couronnement de l'Empereur, qui eut lieu au Champ-
de-Mars avec une magnificence sans égale, n'obtint pas néanmoins la
consécration papale. Mais il provoqua à l'adresse de Soulouque des
plaisanteries cruelles dans la presse libérale française, qui se vengeait
ainsi du coup-d'état du prince-président Louis-Napoléon. Et quand ce-
lui-ci, par le plébiscite du 20 novembre 1852, se fit proclamer Empe-
reur des Français, on l'accusa d'avoir « singé » le nègre Faustin Ier.
Plus on noircissait Soulouque, plus paraissait ridicule et odieuse l'imi-
tation de son acte grotesque par Napoléon-le-Petit — comme l'appe-
lait avec mépris le poète des Châtiments. La haine de l'Usurpateur
français contribua dans une large mesure à faire au Chef d'État haïtien,
à l'étranger, sa triste réputation de souverain ignorant et sanguinaire.

* * *

Le projet d'unifier sous son commandement l'île tout entière n'avait


pas cessé, malgré la défaite antérieure, de hanter l'esprit de Soulouque.
Désirant obtenir la bénédiction de l'Archevêque de Santo-Domingo,
Mgr de Portés, à l'occasion du couronnement, Faustin I er avait écrit à
ce prélat une lettre du 4 février 1850, dans laquelle il lui disait : « Je
n'ai pas l'avantage de vous connaître personnellement, mais le tableau
que l'on m'a fait de votre caractère conciliant et de vos sentiments hu-
manitaires est si beau que, inspiré du saint amour de la religion, je
viens en toute confiance m'ouvrir à vous comme je le ferais si j'étais
au confessionnal. De même qu'un berger fidèle s'efforce de ramener
au bercail le troupeau dispersé, de même il appartient à un prélat de
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 204

premier ordre et de votre mérite d'étendre sur toutes ses ouailles sa


vive et paternelle sollicitude. Oui, Monseigneur, c'est à vous qu'est
laissée la gloire de renouer les liens de fraternité momentanément
rompus. Que les Frères de l'Est gagneraient à répondre franchement à
notre appel, lorsque mon gouvernement garantit les positions ac-
quises, promet des récompenses à ceux qui en méritent, et prend l'en-
gagement solennel de laisser aux habitants de cette Partie l'administra-
tion de leurs affaires locales selon leurs us et coutumes, moyennant
qu'ils ne reconnaissent qu'un chef, qu'une Constitution, et que le pa-
villon haïtien flotte de l'Orient à l'Occident, du Midi au Septentrion ! »
Un tel appel n'avait aucune chance d'être entendu, malgré la pro-
messe formelle faite par l'Empereur qu'il laisserait aux habitants de la
Partie de l'Est l'administration de leurs affaires locales et respecterait
leurs us et coutumes. Convaincu de l'inutilité de toute méthode de per-
suasion, [161] Soulouque se mit à préparer une nouvelle expédition
contre les Séparatistes. En dépit d'une vigoureuse protestation des re-
présentants de la France et de l'Angleterre, à qui vint se joindre avec
quelque hésitation le représentant des États-Unis, il envahit les pro-
vinces orientales en décembre 1855. Il culbuta les Dominicains à Re-
bo et enleva Las Matas et autres lieux. Mais, à San Tome, l'ennemi ré-
sista avec vaillance ; et l'armée haïtienne, mise en déroute, aurait été
complètement exterminée dans cette journée néfaste du 22 décembre
si le général Fabre Geffrard, duc de Tabarre, n'avait réussi, par une
manœuvre habile, à couvrir sa retraite. Le 24 décembre, les troupes
impériales étaient de nouveau battues à Sabana Mula, puis, le 24 jan-
vier 1856, à Sabana Larga. Soulouque rentra à la capitale dans la nuit
du 14 février, après avoir fait fusiller sans jugement un grand nombre
d'officiers qu'il rendit responsables de son échec.
À Port-au-Prince, les esprits étaient fort agités. Là, comme dans les
autres villes du pays, la tyrannie du régime, avec sa police ombra-
geuse et brutale, avait créé un état de terreur et d'angoisse. Le désordre
administratif, d'autre part, était à son comble. Les hauts fonctionnaires
— militaires et civils — s'enrichissaient de façon scandaleuse. La
contrebande se pratiquait effrontément dans les douanes. La circula-
tion de papier-monnaie était de trente millions de gourdes et la prime
sur l'or avait atteint le taux vertigineux de mille cinq cents pour cent !
La pénurie du trésor était telle qu'il fut impossible de continuer le ser-
vice de l'indemnité française. « La misère publique — dit Anténor Fir-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 205

min — devint d'autant plus intolérable que les campagnes de l'Est en-
levaient souvent au travail agricole un fort grand nombre de bras. La
plupart des familles rurales étaient intempestivement privées, qui d'un
fils, qui d'un père, qui d'un frère, morts ou devenus infirmes et inca-
pables de travailler. Quelque vif désir que les masses eussent de figu-
rer en bonne position et d'avoir une part effective de la souveraineté
nationale, elles se désaffectionnèrent peu à peu de l'Empire. Pour
contenir les murmures, qui se manifestaient par-ci par-là, Soulouque
montra une férocité inouïe. Il faisait fusiller les uns et jeter les autres
dans les geôles souterraines, où ils étaient rongés par des rats, ou su-
cés par des insectes voraces. Il voulut paralyser l'action du peuple en
le frappant de terreur ; mais le charme était rompu. Le mécontente-
ment général allait grandissant, et l'entourage même de l'Empereur,
sentant le sol crouler sous le trône, donnait le signal de la débâcle en
s'empressant de remplir ses poches. Une curieuse institution dite Mo-
nopole de l'État (due au ministre Salomon jeune) consistait à prélever
le cinquième du café produit chaque année — que les intendants des
finances déposaient dans les magasins publics aux ordres du gouver-
nement, lequel en réalisait la valeur suivant ses besoins et comme l'en-
tendait le ministre des finances ou plutôt l'Empereur. C'était la source
des plus insolentes concussions. Cette rapacité des suppôts de l'Em-
pire à s'enrichir effrontément mit le comble à l'indignation publique et
en précipita le dénouement. »
[162]
Le peuple — celui des campagnes comme celui des villes — sur
qui pesaient ces charges accablantes recevait-il en échange quelque
compensation dans le domaine de l'éducation ? Voici ce que dit à ce
sujet M. Edner Brutus dans un livre sur l'instruction publique paru en
1948 : « Produit brut d'une époque, Soulouque, selon la dialectique de
l'histoire, ne pouvait être qu'un redresseur sans profonde acuité et un
autocrate borné. La puissance lui suffisait. Il ne percevait pas que faire
du peuple une force consciente était sa réelle sauvegarde. Il était inca-
pable d'entendre que son régime, issu des circonstances que l'on sait,
devait avoir, pour premiers appuis, une paysannerie et une classe
moyenne prospères, d'une bonne formation intellectuelle, grâce à une
nouvelle organisation du travail, à une nouvelle distribution de la for-
tune. L'instruction publique le sollicita d'autant moins que son rêve
d'unifier l'île réclamait des soldats. Les petites gens fournissaient le
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 206

gros des effectifs. Dans les campagnes et les villes, l'enfant prolétaire
resta un facteur économique rivé aux travaux assurant le manger, les
hommes étant casernes ou en guerre. Aussi le programme de Fran-
cisque fut-il mis au rancart. »
Ce Francisque, ministre de la justice, des cultes et de l'instruction
publique, s'inspirant de la Constitution de 1843 et des idées démocra-
tiques d'Honoré Féry, avait fait voter la loi du 29 décembre 1848 qui
comportait un vaste programme d'éducation nationale. Mais Mgr de
Francisque, duc de Limbe, n'eut pas le temps d'exécuter son pro-
gramme, car c'est lui qui fut exécuté. Impliqué à tort ou à raison dans
un vol commis à la douane, ce grand fonctionnaire fut jeté en prison,
jugé deux fois (le premier jugement n'ayant pas plu à Soulouque), dé-
gradé et fusillé.
La situation misérable dans laquelle vivait le peuple est décrite
dans un mémoire du 19 juin 1851 adressé à un haut dignitaire de l'Em-
pire par un Pasteur de l'Eglise Wesleyenne... « Ce que nous voulons
pour la nation haïtienne, c'est la pratique des vertus chrétiennes. Ce
que nous réclamons pour nous, c'est la liberté d'enseigner la religion
— cette même liberté accordée à tant de choses qui ont un effet perni-
cieux sur la société, telles ces danses africaines, qui ne peuvent qu'en-
courager la superstition et le vice, tout en détournant l'attention des
masses du travail et de l'industrie, essentiels à la prospérité nationale.
Nous demandons que les ministres de l'Evangile jouissent de la même
liberté dont bénéficient les chefs et les reines de ces danses immo-
rales... Je devrais parler du mépris impardonnable affiché pour le ma-
riage et de ces milliers d'enfants, délaissés par leurs parents et vivant,
comme les sauvages de l'Afrique, dans un état de nudité complète... Je
ne parle ici ni comme Anglais ni comme Wesleyen, mais comme ami
de l'humanité et surtout comme ami d'Haïti. Je désire ardemment voir
ce pays occuper sa place parmi les nations éclairées de la terre, et je
n'ai aucune hésitation à dire qu'il n'y parviendra jamais tant que la
grande masse du peuple, dans les plaines et dans les montagnes, sera
laissée dans l'ignorance et restera ainsi dépourvue des moyens d'édu-
cation et de civilisation. Les amis [163] d'Haïti regrettent qu'au lieu de
trouver cent mille enfants haïtiens recevant une bonne instruction il
n'y en ait guère que dix mille à jouir de cet avantage. C'est là un fait
vraiment lamentable, dont se prévalent dans leurs diatribes les enne-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 207

mis de la race africaine et qui remplit d'angoisse le cœur de ses


amis 47. »
Ignorance, superstition, misère : tel était le lot du peuple. On com-
prend alors que Soulouque n'ait pu résister à l'insurrection qui éclata
aux Gonaïves le 22 décembre 1858. Il fut contraint d'abandonner le
pouvoir le 15 janvier 1859 : il y était resté onze ans et neuf mois.

* * *

Aucun chef d'État haïtien ne fut plus ridiculisé ni plus honni que
Faustin 1er. N'y aurait-il donc rien de bon à mettre à son crédit ? Tel
n'est pas l'avis d'Abel-Nicolas Léger qui, dans son Histoire Diploma-
tique d'Haïti, porte un jugement bienveillant sur la politique extérieure
de l'Empereur. « Soulouque, écrit-il, eut à un haut degré un fond indis-
cutable de patriotisme, le souci des intérêts et du prestige de la nation.
Caractère intraitable, volonté de fer, l'homme en imposait aux cabinets
étrangers. L'unité territoriale, par la reconquête des provinces de l'Est,
fut la pensée maîtresse et obsédante de son règne. Il puisa dans cette
revendication nationale le courage d'appeler dans les services publics,
tant au dedans qu'au dehors, des hommes véritablement instruits et
éclairés. Coalition, intrigues, menaces, rien ne put détourner ses re-
gards du Cap Engano qu'il avait fixé comme limite au territoire natio-
nal. Les hommes de l'Est avaient positivement peur de lui. Affolés, ils
appelèrent tour à tour à leur secours l'Anglais, le Français, l'Espagnol
et l'Américain. En définitive, c'est aux deux expéditions militaires de
1849 et de 1855 qu'est due l'incorporation à Haïti de Hinche, Lascaho-
bas et de toute la riche vallée de Goave jusqu'aux portes de Banica.
Faustin sut vaincre le préjugé de couleur des hommes politiques de
l'Europe. Le premier, il conquit le droit d'ambassade près des Cours de
Paris et de Londres. Il étendit considérablement nos relations consu-
laires. Pour le souci de la dignité extérieure du pays, pour la rare éner-
gie déployée à la sauvegarde de nos droits, pour son formidable entê-
tement à vouloir un territoire unifié en face des convoitises étrangères,
Soulouque ne mériterait-il pas qu'on retînt son passage au pouvoir
sous d'autres traits que l'accoutrement ridicule du Bonhomme-Coa-
chi ? »

47 Cité par le R. Bird.


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[164]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 209

[165]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XIV
FABRE-NICOLAS
GEFFRARD

Retour à la table des matières

Le comité révolutionnaire des Gonaïves, après avoir déclaré aboli


le régime impérial et proclamé le rétablissement de la république, re-
connut comme président d'Haïti le général Fabre-Nicolas Geffrard,
qui avait été chef d'état-major général de l'armée. Celui-ci prêta ser-
ment devant le Sénat le 18 janvier 1859. La loi constitutionnelle du 18
juillet 1859 abrogea la Constitution de 1849 et remit en vigueur, avec
quelques modifications, celle de 1846. La présidence à vie fut rétablie.
Fils du général Nicolas Geffrard, qui si justement mérita de porter
le titre de Libérateur du Sud pendant la guerre de l'indépendance, le
nouveau président était par lui-même très populaire. Instruit, élégant
et brave, il avait su créer autour de lui une atmosphère sympathique,
qu'il retrouvait dans les camps comme dans les salons. On assurait
même qu'il avait connu autant de victoires sur les champs de bataille
que dans les alcôves des plus jolies dames de la société. Cette heu-
reuse réputation fit accueillir son avènement au pouvoir avec une allé-
gresse presque générale. Comme il n'était ni noir ni mulâtre, étant
« griffe », il ne paraissait suspect, du moins au début, ni aux uns ni
aux autres et pouvait passer pour un arbitre dans la querelle des cou-
leurs qui divisait les Haïtiens et avait pris une telle acuité sous le
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 210

règne de Faustin 1er. La jeunesse instruite, qui avait tant souffert, dans
son corps et dans son âme, des hontes du régime soulouquien, mani-
festa son enthousiasme en vers et en prose : c'était, avec la liberté res-
taurée, toute une renaissance littéraire qui s'annonçait.
En attendant, Fabre Geffrard ne se montrait pas très pressé de
rompre, sinon avec les pratiques, du moins avec le personnel de l'Em-
pire. Il garda en effet quelque temps dans son gouvernement les prin-
cipaux grands fonctionnaires de Soulouque. L'opinion commença à
s'étonner de cette complaisance inexplicable. Le président lui donna
satisfaction eh renvoyant les uns après les autres les hommes dont la
présence à ses côtés inspirait de la méfiance. L'un des premiers, le gé-
néral Guerrier Prophète, ministre de l'intérieur de l'Empire maintenu
en la même qualité [166] dans le cabinet républicain, donna sa démis-
sion en juin 1859 et partit pour l'étranger. Mais déjà une insurrection
se préparait en sa faveur.
Le 3 décembre, un acte odieux jeta la consternation dans Port-au-
Prince : la fille du président, Mme Mainville Blanfort, qui venait de se
marier et portait un enfant, fut tuée d'un coup de pistolet parti d'un
groupe de conjurés, partisans du général Prophète. Ceux-ci espéraient
de cette façon attirer sur le lieu du crime Fabre Geffrard qui, habitant
tout près de la jeune femme, avait l'habitude d'aller, sans escorte, lui
faire visite presque chaque jour à la tombée de la nuit. A la suite de
cet horrible assassinat, trente-cinq individus furent arrêtés et livrés à la
justice militaire pour être jugés comme auteurs ou complices. Seize
d'entre eux, reconnus coupables d'avoir exécuté le crime ou prémédité
l'attentat contre la personne du Chef de l'État, furent condamnés à la
peine de mort et fusillés.

* * *

L'État Dominicain s'étant de nouveau remis, en 1861, sous la tu-


telle de l'Espagne, les Haïtiens se rendirent compte du danger que
constituait pour la sécurité de leur pays la présence sur le territoire de
l'île d'une grande puissance étrangère. Ils aidèrent de tout leur pouvoir
les patriotes dominicains qui s'étaient révoltés contre l'acte de cession
du traître Santana. Duraciné Pouilh écrit à ce propos : « Quand Santa-
na et ses complices vendirent leur patrie à l'Espagne, Haïti fut de cœur
et d'âme avec les patriotes qui poussèrent les premiers cris de la Res-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 211

tauration à Santiago. C'est à la rédaction de l’Opinion Nationale qu'ils


dépêchèrent Alfred Deetjen et d'autres pour avoir des secours pécu-
niaires ; le cliché qui devait leur servir à fabriquer du papier-monnaie ;
les caractères typographiques et accessoires nécessaires pour l'impres-
sion de leurs bulletins de guerre. Ce cliché fut préparé pendant la nuit
par moi-même avec le concours de l'honorable A. Dyer, qui était alors
directeur de l'imprimerie de notre journal et qui a occupé plus tard,
avec tant de distinction, la fonction de doyen du tribunal civil de Port-
au-Prince. Nous avons moralement souffert lorsque, sous la menace
de l'ennemi en quelque sorte commun, et, par faiblesse, le gouverne-
ment de Geffrard nous défendit, par ses remontrances, d'exhaler notre
enthousiasme pour des frères qui versaient généreusement leur sang
pour chasser les envahisseurs d'outre-mer, reconstituer leur nationalité
et reconsolider de cette manière l'intégrité du territoire de l'île. »
À cause de l'aide ainsi apportée aux patriotes dominicains par des
citoyens haïtiens, l'amiral espagnol Rubalcava se présenta devant
Port-au-Prince avec une puissante escadre et exigea du gouvernement
d'Haïti le paiement d'une indemnité de deux cent mille piastres, un sa-
lut au pavillon royal de vingt et un coups de canon et l'interdiction à la
presse haïtienne de s'occuper de la question de l'Est. Geffrard céda à la
force, ayant simplement obtenu une réduction de l'indemnité. Mais
l'opinion publique, comme l'a dit Duraciné Pouilh, ne lui pardonna pas
de n'avoir [167] su prendre la fière attitude de Soulouque répondant
aux menaces de l'amiral français Duquesne : « Je repousserai la force
par la force. » Au fond, le Président était en parfait accord de senti-
ment avec ses concitoyens sur la question dominicaine. Il avait volon-
tairement fermé les yeux sur la défection simulée d'un certain nombre
de soldats du fameux régiment des Tirailleurs, qui étaient allés com-
battre, comme volontaires, dans les rangs des révoltés. Ces volon-
taires, revenus de l'Est, avaient même osé parader devant le Consulat
Espagnol avec les drapeaux qu'ils avaient enlevés aux envahisseurs.
Et cela avait servi de prétexte à la démonstration navale de Rubalcava.
Tout en désavouant la conduite insultante de ces hommes, Geffrard
cherchait un moyen, beaucoup plus sûr, d'arrêter l'effusion de sang
dans la partie orientale et d'obtenir l'indépendance pour les Domini-
cains. Il chargea une commission, présidée par le colonel Ernest Rou-
main, d'entrer en rapports avec les révolutionnaires pour les amener à
une entente avec l'Espagne, tandis que, par l'entremise du ministre
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 212

haïtien à Madrid, Thomas Madiou, il tâchait de convaincre la Régente


Marie-Christine de l'impossibilité de maintenir en toute tranquillité sa
souveraineté sur Santo-Domingo. Ces démarches aboutirent heureuse-
ment des deux côtés, et c'est dans le cabinet privé du président que fut
rédigé par l'un de ses secrétaires, le jeune Boyer-Bazelais, l'adresse à
la Reine — que consentirent à signer les chefs de la révolution et qui,
acceptée par la Cour l'Espagne, consacra la deuxième indépendance
de l'État Dominicain en 1865 48.

* * *

En décembre 1863, il se produisit un événement d'une portée


considérable au point de vue de la morale publique. La famille des
Pelle, paysans incultes, sans doute originaires de la tribu cannibale des
Mondongues, furent accusés d'avoir tué et mangé une petite fille. Huit
hommes et huit femmes furent jugés et condamnés à mort par le tribu-
nal criminel de Port-au-Prince. Ils furent exécutés le 13 février 1864.
Le gouvernement ordonna lui-même la plus grande publicité autour de
cet acte abominable et de sa violente répression afin de montrer à tous
le caractère d'exception de ce crime barbare et la réprobation indignée
qu'il avait provoquée dans le peuple. Ce fait, rapporté avec un grand
luxe de détails par Sir Spencer St-John, est évoqué dans tous les récits
des prétendues scènes d'orgie et de boucherie, dont le culte vodouïque
serait le prétexte.
Dès 1862, une certaine désaffection commençait à se manifester à
l'égard du président. « Jusqu'à cette année — écrit le Révérend Bird
— une chambre des députés, où figuraient des hommes capables qui
exprimaient franchement leur opinion sur la chose publique, s'était
montrée fort active. Aussi le gouvernement était-il parfois sérieuse-
ment interpellé. C'était dans le pays un nouvel état d'esprit, qui ne fut
pas du goût du pouvoir dirigeant. Au commencement de 1862, le par-
lement fut dissous, [168] le président exerçant son droit constitution-
nel de renvoyer les chambres. Il ne serait pas difficile d'expliquer
pourquoi les mêmes représentants ne furent pas réélus par le peuple.
Une chambre toute différente fut constituée — ce qui n'aurait pas eu
lieu si le gouvernement n'avait pas exercé une influence injuste sur les
électeurs. Il est certain que la dissolution de cette chambre fut le com-

48 Voir Pierre-Eugène de Lespinasse, Vieux Papiers, Vieux Souvenirs.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 213

mencement de grands malheurs pour Haïti. Les hommes, qui avaient


courageusement et légitimement parlé en faveur de leur pays, avaient
été réduits au silence et renvoyés. Le levain du découragement avait
été déposé dans la nation, et ses effets se manifestèrent bientôt. On en-
tendait ici et là des murmures, et les dirigeants, sentant les premiers
symptômes de la maladie révolutionnaire, conclurent que l'épée serait
leur meilleur protecteur. On commença donc à organiser une forte ar-
mée... Un nouveau corps fut formé qu'on nomma les Tirailleurs. Il
comptait de deux à trois mille hommes et avait été soumis à une sé-
vère discipline sous la conduite d'instructeurs européens. Il présentait
une apparence militaire très convenable. Le président Geffrard le
choyait et l'adorait : il se croyait invulnérable à l'ombre de ses baïon-
nettes. »
Geffrard fut assez heureux pour déjouer ou réprimer avec rapidité
les nombreuses conspirations formées contre son gouvernement. Sa
police tatillonne et ombrageuse inventait elle-même très souvent ces
complots pour lui donner un prétexte de se débarrasser de ses adver-
saires, vrais ou supposés. Une presse servile et stipendiée se faisait
l'humble auxiliaire du ministère de l'intérieur et accablait de ses invec-
tives venimeuses les journalistes qui osaient parler de vérité et de jus-
tice. La jeunesse libérale, qui avait applaudi à la chute de Soulouque
et à l'avènement de Geffrard, pleurait déjà sur ses illusions perdues.
C'est au milieu de cet état d'esprit qu'éclata, au mois de mai 1863,
au Cap-Haïtien, une insurrection formidable, que conduisait le général
Sylvain Salnave. Les troupes gouvernementales assiégèrent cette ville,
contre laquelle vinrent se briser toutes les attaques. Un incident surve-
nu entre les autorités capoises et le capitaine anglais Wake, comman-
dant de la canonnière Bulldog, amena l'intervention du représentant
britannique, Sir Spencer St-John, qui fit bombarder le Cap par les avi-
sos de guerre Galatea et Lily. Sous le couvert de ce bombardement,
Geffrard, qui dirigeait en personne les opérations du siège, put s'empa-
rer de la place. L'amour-propre national ne lui pardonna pas de s'être
servi du canon étranger pour réduire une ville haïtienne.

* * *

L'œuvre administrative de Geffrard fut considérable. Elle com-


prend des innovations et des réformes le plus souvent heureuses dans
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 214

l'agriculture, l'industrie, le commerce, les finances, l'éducation, les


cultes. Il voulut la diversification des cultures et, profitant du boom
qui suivit la guerre de Sécession, il fit faire une active propagande
pour le développement des plantations de coton. Il fut le premier Chef
d'État haïtien à penser à l'organisation du crédit agricole, en mettant à
la disposition [169] des planteurs, sous certaines conditions, des ma-
chines pour la préparation du coton. Le gouvernement créa la Fonde-
rie Nationale, où devaient être formés des mécaniciens, ajusteurs et
soudeurs. Il encouragea l'établissement d'une compagnie haïtienne de
navigation, dont les cinq bateaux à vapeur faisaient le service du cabo-
tage. Il donna son attention à la construction des routes publiques et à
l'aménagement des villes : c’est ainsi que furent commencés à Port-
au-Prince les travaux d'installation hydraulique et d'éclairage au gaz.
Mais l'œuvre la plus féconde et la plus durable de Geffrard consiste
dans ses réalisations dans le domaine de l'éducation publique. Non
seulement il créa un grand nombre d'écoles, mais il eut encore l'heu-
reuse idée, pour former l'état-major intellectuel du pays, d'envoyer des
jeunes gens méritants faire ou compléter leurs études, aux frais de
l'État, dans les grandes universités étrangères. Il accorda ses soins aux
lycées nationaux, réorganisa l'Ecole de Médecine créée par Boyer,
fonda une Ecole de Droit, une de dessin et une autre de peinture. Son
principal souci fut l'organisation de l'enseignement primaire, que son
ministre de l'instruction publique, François Elie-Dubois, définissait de
la manière la plus juste dans un rapport du 21 mars 1860, en l'asso-
ciant étroitement aux travaux manuels et à la pratique des métiers
usuels. Les remarques faites à ce sujet par Elie-Dubois méritent d'être
rapportées parce qu'elles sont toujours d'actualité :

« En général, écrit ce ministre progressiste, on conçoit fort mal en Haï-


ti l'instruction primaire. Beaucoup de personnes croient qu'elle est un
simple acheminement à l'enseignement secondaire et que les enfants, au
sortir d'un de ces établissements, où on leur a inculqué quelques notions de
langue française, d'arithmétique, d'histoire et de géographie, doivent pas-
ser dans un lycée pour y acquérir de profondes et solides connaissances.
Les intelligences d'élite seules doivent jouir de ce privilège. Si, aux exa-
mens annuels des écoles primaires, on remarque quelques élèves aptes à
suivre les cours supérieurs d'un lycée, on les y enverra aux frais du Gou-
vernement, ainsi que je viens de le faire pour trois de ces enfants. L'ins-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 215

truction primaire est donnée aux classes pauvres. Les enfants des classes
nécessiteuses, devant pourvoir dès l'âge le plus tendre à leurs propres be-
soins et souvent à ceux de leurs parents, ne peuvent pas rester un temps in-
défini dans les écoles. Cinq ou six ans suffisent pour qu'ils acquièrent des
notions générales qu'aucun homme ne doit ignorer. Au sortir des classes,
s'il leur faut aller apprendre un métier, ils restent plusieurs années en ap-
prentissage et, la misère aidant, le dégoût arrive, la paresse survient, le
vice s'infiltre, et tous les fruits de l'éducation sont perdus. Il importe donc
que l'on mette à profit le temps qu'ils passent dans les écoles : quelques
heures, chaque jour, seraient consacrées, dans les écoles primaires, aux
travaux manuels, à l'étude des métiers, et l'enfant, recevant ainsi du Gou-
vernement le bien-être intellectuel et matériel, deviendrait par la suite un
bon citoyen, un honnête père de famille. »

[170]
Geffrard donnait son appui personnel à ses ministres Elie-Dubois
et J. B. Damier pour l'exécution de ce programme pratique d'éducation
nationale. « Son action personnelle, écrit Edner Brutus, est certaine
puisque, malgré les changements de personnes, l'exécution est menée
avec des fortunes diverses, au département de l'instruction publique,
d'un plan d'éducation nationale invariable dans son essence. Geffrard
menait lui-même la propagande en faveur de l'esprit. » — Il allait en
personne, dit M. Jérémie, dans les marchés, sur les places publiques,
exhorter les familles à envoyer leurs enfants à l'école. Il disait :
« Quand j'étais petit, j'allais quelquefois à l'école en pantoufles, avec
un pantalon rapiécé, ayant pour toute nourriture dans l'estomac une
banane boucanée, que j'avais moi-même mise au feu. » Le mensonge
officiel était dans sa bouche pardonnable, car il voulait se montrer
humble pour assurer la grandeur future de ses concitoyens. » Il ne pri-
va ses collaborateurs ni de conseils ni d'argent. Il ne lésina jamais
pour le développement de l'école primaire à tous les degrés. Seules les
révolutions en brisèrent l'essor et l'empêchèrent, après Dubois, de
continuer à un rythme accéléré son entreprise de civilisation... Ces ré-
bellions coûtent cher. Lutter contre l'unique Salnave engloutit des
sommes folles. On parle de cent millions volatilisés durant le siège du
Cap... En janvier 1865, pour mettre à la portée des enfants partout
dans la République les fournitures classiques, qu'il ne discontinue pas
d'acheter à leur intention, Geffrard en installe des dépôts dans les
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 216

bourgs et agrandit ceux des chefs-lieux d'arrondissements. Puis, peu


avant l'aventure salnaviste, il exécute cette partie du programme pré-
conisé par Francisque et qui intercale, entre l'enseignement primaire
élémentaire et l'instruction classique supérieure, un degré intermé-
diaire, échelonné sur quatre ans et qui comporte l'étude du français, de
l'arithmétique appliquée particulièrement à l'arpentage, à la levée des
plans, à la tenue des livres. Cela, pour qu'à leur sortie de l'école pri-
maire élémentaire, les élèves de condition modeste, non tentés par l'ar-
tisanat, y passent avant de franchir le seuil des lycées ou ne de-
viennent arpenteurs, comptables, commerçants. Dans ce dessein, à
Port-au-Prince, il inaugure, en février 1865, notre première école na-
tionale secondaire spéciale. Saint-Marc, Jérémie, reçoivent les leurs le
9 et le 19 mars suivant, et Jacmel s'enorgueillit de la sienne, au cours
du même mois. Il se prépare à éparpiller dans nos autres villes princi-
pales des établissements de ce caractère quand éclate la tempête. Aux
deux pensionnats de demoiselles créés par Dubois, il substitue une
école supérieure 49. »
Cette œuvre d'éducation nationale devait recevoir une impulsion
considérable de la mise en pratique du Concordat, signé entre le Saint-
Siège et la République d'Haïti le 28 mars 1860.

* * *

[171]
Les prêtres catholiques, qui étaient venus se mettre au service de
l'État haïtien dès 1804, n'étaient pas tous de qualité supérieure ou de
moralité à toute épreuve. Des actes scandaleux avaient été mis au
compte de beaucoup d'entre eux, et cette défaveur attachée à leur per-
sonne faisait tort à l'Eglise et plus encore à la religion elle-même. Le
Vatican avait vu le danger et avait essayé, à maintes reprises, d'obtenir
le consentement du gouvernement d'Haïti à la conclusion d'un traité
réglant les rapports de Rome et du cabinet de Port-au-Prince pour l'or-
ganisation de la hiérarchie catholique dans le pays. Mais diverses
considérations avaient mis obstacle au succès de ces démarches jus-
qu'au jour mémorable où le Cardinal Jacques Antonelli, représentant
de Sa Sainteté le Souverain Pontife Pie IX, et M. Pierre Faubert et M.

49 Edner Brutus, L'Instruction publique en Haïti.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 217

J. Pierre Boyer, représentants du Président d'Haïti Fabre Geffrard, ap-


posèrent leurs signatures au bas de l'Acte solennel du 28 mars 1860.
Le premier archevêque de Port-au-Prince, en même temps admi-
nistrateur du diocèse des Gonaïves, nommé en vertu du Concordat, fut
Mgr Testard du Cosquer, qui entra en fonction le 18 septembre 1863.
Il fonda à Port-au-Prince un Petit-Séminaire et confia aux Pères du
Saint-Esprit, à Paris, le soin de former les futurs missionnaires pour
Haïti. Il fit appel aux Frères de l'Instruction Chrétienne et aux Sœurs
de Saint-Joseph de Cluny pour ouvrir des écoles. Le Petit-Séminaire
Collège St-Martial s'ouvrit en mai 1865 sous la direction de l'abbé Dé-
gerine, licencié ès-lettres de la Faculté de Paris. MM. Beauger et
Sainte y furent les premiers élèves admis (février et avril 1865) et de-
vinrent ainsi les deux premiers prêtres haïtiens ordonnés depuis le
Concordat. Après Pâques de cette année, on admit au Petit-Séminaire
les élèves qui ne se destinaient pas à l'état ecclésiastique, car la volon-
té de Mgr du Cosquer était d'ouvrir largement son Séminaire à toute la
jeunesse haïtienne sans distinction et d'en faire un établissement régu-
lier et complet d'instruction secondaire. Et c'est ainsi que notre compa-
triote, M. Jérémie, qui devait remplir une si belle carrière d'homme
d'État et d'écrivain, figura parmi les tout premiers élèves libres de St-
Martial.
Le 17 avril 1864, quatre frères de l'Instruction Chrétienne partirent
de Paris pour Liverpool et de là s'embarquèrent pour Port-au-Prince
où ils arrivèrent le 13 mai au soir. Le 3 octobre, ils ouvrirent à la capi-
tale leur première école, où affluèrent immédiatement trois cents en-
fants. Ces frères et ceux qui vinrent, de plus en plus nombreux à leur
suite, se consacrèrent principalement à l'enseignement primaire, au-
quel le gouvernement de Geffrard donnait une si grande importance
que François Elie-Dubois, parlant au Sénat le 1 er août 1860 en faveur
du Concordat, prônait avant tout la valeur du concours qu'il espérait
du clergé et de ses auxiliaires pour l'éducation du peuple. Et qui pou-
vait mieux, d'après lui, réaliser cet espoir, suivant les vues pratiques
du ministre, que ces Frères de La Mennais, dont la maison principale
donnait avec tant de succès, à cette époque, l'instruction profession-
nelle en même temps que l'enseignement [172] primaire à des orphe-
lins ou enfants abandonnés, dans des ateliers de serrurerie, de charron-
nerie, de menuiserie, etc. ?
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 218

Les Religieuses de St-Joseph de Cluny arrivèrent en Haïti, comme


les Frères, en 1864. Elles ouvrirent leur premier établissement dans
une pauvre maison de fortune. Le 9 février 1865, elles occupèrent la
maison Faubert à la rue Pavée, aujourd'hui Dantès-Destouches. Le 19
mars, Mgr du Cosquer donna l'habit à une novice haïtienne, Sœur Ma-
rie-Joseph Meunier, consacrant ainsi l'union de la Congrégation avec
Haïti ; et le 30 août, il bénissait la chapelle de la communauté sous
l'invocation de Sainte Rose de Lima.
Les Filles de la Sagesse, qui suivirent quelques années plus tard,
fondèrent leur première école à Port-de-Paix le 11 novembre 1875 et
la deuxième à Jérémie le 25 octobre 1877, complétant ainsi l'admi-
rable phalange, à laquelle se sont jointes depuis les Filles de Marie de
Louvain et les Congrégations canado-françaises ou franco-améri-
caines, et qui a répandu si abondamment sur la terre d'Haïti les se-
mences du bien, de la vérité et de l'amour chrétien 50.

* * *

Le gouvernement de Geffrard, d'accord avec le sentiment national,


s'était vivement intéressé au sort des Noirs qui gémissaient encore
dans les chaînes de l'esclavage aux États-Unis. Il tenta de reprendre le
plan de Boyer concernant l'immigration d'un certain nombre de nos
congénères, pensant d'ailleurs que le contact de ceux-ci avec les Haï-
tiens aurait pu avoir pour effet d'activer le développement agricole du
pays. Il entreprit des démarches qui aboutirent à l'envoi de deux mille
immigrants, recrutés particulièrement dans le Sud des États-Unis,
centre de production cotonnière, et à qui il donna des terres dans le
Nord et dans l'Artibonite, où ils se livrèrent à la culture du coton. Mal-
heureusement, cette entreprise, mal conduite, n'eut pas les résultats
que Geffrard en attendait. Quelques Noirs restèrent en Haïti et y firent
souche, tel le Révérend Théodore Holly qui jeta les bases à Port-au-
Prince de l'Eglise Episcopale Africaine et en devint le premier
Evêque.
L'intérêt économique n'avait pas uniquement inspiré le gouverne-
ment haïtien dans l'exécution de ce plan d'immigration. Haïti marquait
de cette façon sa réprobation du système esclavagiste qui continuait de
sévir dans l'Union Etoilée et qui, fondé sur le préjugé de couleur, ser-
50 Voir R. P. Cabon, Notes d'histoire religieuse.
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vait de prétexte à la non-reconnaissance de l'indépendance de la répu-


blique noire par les États-Unis.
Le martyre de John Brown en 1859 produisit dans la nation haï-
tienne une sensation profonde, et le rédacteur en chef du journal « Le
Progrès », Exilien Heurtelou, écrivit une lettre émouvante à Victor
Hugo pour remercier le poète d'avoir fait entendre sa grande voix en
faveur du héros de Harpers Ferry. Et l'exilé de Guernesey, félicitant
Haïti d'avoir [173] été la première à briser les fers de l'esclavage sur la
tête de ses oppresseurs, disait dans son magnifique langage : « Il n'y a
sur la terre ni Blancs ni Noirs : il y a des esprits. Devant Dieu, toutes
les âmes sont blanches. J'aime votre pays, votre race, votre liberté,
votre révolution, votre république. Votre île magnifique et douce plaît
à cette heure aux âmes libres. Elle vient de donner un grand exemple :
elle a brisé le despotisme. Elle nous aidera à briser l'esclavage. Car la
servitude, sous toutes ses formes, disparaîtra. Ce que les États du Sud
viennent de tuer, ce n'est pas John Brown, c'est l'esclavage. Ce crime,
continuez de le flétrir, et continuez de consolider votre généreuse ré-
volution. Poursuivez votre œuvre, vous et vos dignes concitoyens.
Haïti est maintenant une lumière. Il est beau que, parmi les flambeaux
du progrès éclairant la route des hommes, on en voie un tenu par la
main d'un Nègre. »
Aussi comprend-on que, pendant la guerre de Sécession, les Haï-
tiens eussent résolument pris parti pour les États du Nord, conduits par
Abraham Lincoln, contre les États esclavagistes du Sud. Ce ne fut pas
une simple attitude de neutralité bienveillante : délibérément, le gou-
vernement haïtien accorda asile aux bateaux de guerre nordistes en
leur permettant de se ravitailler dans les ports d'Haïti et d'y stationner
au-delà du temps fixé par le droit international. Et lorsque la victoire
fut venue couronner la lutte de la liberté contre la servitude, les Haï-
tiens, sûrs d'obtenir enfin des États-Unis ce qu'ils avaient si longtemps
et si vainement réclamé, attendirent avec confiance d'Abraham Lin-
coln le geste d'amitié et de fraternité que la justice lui imposait.

* * *

Abraham Lincoln a droit particulièrement à l'estime des Haïtiens.


Sa vie mérite d'être connue de tous, car elle constitue par elle-même
une merveilleuse leçon d'énergie pour tout jeune homme qui veut
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chercher en soi, c'est-à-dire dans une pensée lucide, dans une volonté
et dans une conscience honnête, le secret de la réussite.
Né le 12 février 1809 près de Hodgenville dans le Kentucky, Abra-
ham Lincoln était le fils d'un bûcheron inculte. Ce qu'il apprit, sous la
direction de l'instituteur Mentor Graham, dans la pauvre petite école
de la forêt, était vraiment peu de chose, bien qu'il fût animé du plus
grand désir de s'instruire. Il n'avait pas d'ailleurs beaucoup de temps à
consacrer à l'étude puisqu'il était, du matin au soir, occupé aux durs
travaux d'abattage des arbres. À l'âge de dix-neuf ans, il s'embarqua
sur un navire qui l'amena à la Nouvelle-Orléans, où l'esclavage sévis-
sait dans toute son horreur : le jeune homme en éprouva une pénible
impression. Cette impression devait se fortifier plus tard par ses entre-
tiens avec un barbier noir originaire du Cap-Haïtien, Guillaume Flor-
ville, qui, en lui racontant l'épopée haïtienne de 1804, lui inspira sans
doute l'idée généreuse d'abolir sur le territoire des États-Unis ce crime
contre l'humanité.
Ayant été nommé postier du village de New Salem, dans l’Illinois,
Lincoln consacra ses loisirs, entre 1831 et 1837, à l'étude de la gram-
maire [174] et du droit. Et c'est ici que se place l'épisode le plus émou-
vant de sa vie. Il rencontre une jeune fille charmante et ingénue, Ann
Rutledge, dont il s'éprend. Et c'est comme un rayon de soleil qui vient
illuminer son cœur sombre et son esprit toujours inquiet. « Je pensais,
dit-il, qu'il valait mieux être seul. C'est quand j'étais seul que j'étais le
plus content. J'avais cette drôle d'idée que si l'on s'approche trop des
gens on voit leur vérité, que derrière la surface ils sont tous fous, et
qu'ils peuvent voir la même chose en ce qui nous concerne. Et alors
quand j'ai vu Ann, j'ai su qu'il pouvait y avoir de la beauté et de la pu-
reté chez les gens, comme la pureté qu'on voit quelquefois dans le
ciel, la nuit. Quand j'ai pris sa main et l'ai gardée dans la mienne,
toutes les craintes, tous les doutes m'ont quitté : j'ai cru en Dieu. »
Mais cette douce félicité ne devait pas durer. La chère fiancée est
emportée par une méningite, et Abraham tombe dans un désespoir
profond. Il n'en sortira que pour se plonger dans la politique. Et une
autre femme, Mary Todd, qui a deviné ce qu'il portait en lui d'énergie
intellectuelle et d'activité ambitieuse, exercera sur sa destinée une in-
fluence considérable.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 221

Dès lors, la carrière de Lincoln devient une histoire prodigieuse.


S'étant élevé, par un labeur opiniâtre, de l'humble position de postier
de village jusqu'à la présidence des États-Unis, il eut la gloire de rédi-
ger l'Acte d'Emancipation du 22 septembre 1862 et de l'imposer offi-
ciellement, le lei janvier 1863, aux États Confédérés du Sud — ce qui
lui vaut de porter le nom d'Emancipateur des Noirs Américains.
Ce titre d'émancipateur, Abraham Lincoln le mérite également aux
yeux des Haïtiens pour avoir fait cesser l'ostracisme humiliant où le
préjugé de race avait si longtemps tenu Haïti indépendante. Dans son
message du 3 décembre 1861, il recommanda au Congrès la recon-
naissance de l'indépendance et de la souveraineté de l'État d'Haïti.
Après des débats passionnés au Sénat — au cours desquels si fit en-
tendre en faveur d'Haïti, le 23 avril 1862, la voix éloquente de Charles
Sumner, du Massachussets — le Président Lincoln eut la satisfaction
de signer l'acte du 5 juin 1862 qui prévoyait la nomination d'un agent
diplomatique des États-Unis à Port-au-Prince avec le titre de commis-
saire. Benjamin Whidden, de New Hampshire, était désigné pour Haï-
ti, tandis que le colonel Ernest Roumain devait, dans les premiers
jours de 1863, présenter au Département d'État ses lettres de créance
comme chargé d'affaires de la République d'Haïti.
Le Président Geffrard, dans son discours du 27 avril 1863, à l'ou-
verture de la session législative, notait cet événement mémorable dans
les termes suivants : « Le Gouvernement des États-Unis a récemment
reconnu la souveraineté de l'État d'Haïti. Cette reconnaissance donne-
ra, sans aucun doute, une impulsion nouvelle aux relations commer-
ciales entre les deux pays. Les autres conséquences de ce grand acte
appartiennent à l'avenir. »

* * *

[175]
L'une des conséquences de ce grand acte est la participation active
et loyale d'Haïti à l'Union Panaméricaine (dénommée aujourd'hui Or-
ganisation des États Américains), où elle coopère sur un pied d'égalité
parfaite avec les vingt autres républiques de cet hémisphère à une
œuvre commune de progrès démocratique, de justice sociale et de so-
lidarité internationale.
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Geffrard fut grandement aidé dans son œuvre civilisatrice par les
hommes de progrès qu'il avait su choisir comme administrateurs à l'in-
térieur et comme représentants du pays à l'étranger. Parmi ses mi-
nistres, les Haïtiens retiennent avec reconnaissance les noms d'Elie-
Dubois et de J. B. Damier. Malgré les erreurs d'une politique parfois
tortueuse, Fabre-Nicolas Geffrard apparaît aux yeux de la postérité
comme celui des chefs d'État haïtiens qui a montré le plus de continui-
té et d'énergie dans ses efforts pour implanter dans le pays les
meilleures formes de la civilisation. Mais ses contemporains furent
plus sensibles à ses fautes puisqu'ils en supportaient directement les
conséquences. Beaucoup de ses procédés de gouvernement avaient
profondément mécontenté quelques-uns de ses meilleurs amis du dé-
but, qui continuaient à croire au libéralisme tandis qu'il glissait lui-
même sur la pente trop douce de l'arbitraire.
La situation semblait sans issue puisque la présidence était à vie.
Geffrard vit le danger et parla d'une revision constitutionnelle qui,
fixant un terme à sa magistrature, aurait pour effet de calmer les impa-
tients. Mais ce n'était là que pure velléité. Le bombardement du Cap-
Haïtien par les Anglais avait particulièrement irrité l'opinion publique,
et cette irritation s'était communiquée à l'armée.
Dans la nuit du 22 février 1867, les Tirailleurs de la Garde, tant
choyés par le Président et qui constituaient, en même temps que sa
force suprême, l'instrument de son despotisme, se mirent en rébellion
et ouvrirent le feu sur le palais présidentiel. Geffrard comprit que la
situation était perdue puisqu'il ne pouvait plus compter sur la fidélité
de cette troupe privilégiée. Il s'embarqua avec sa famille pour la Ja-
maïque le 13 mars 1867, ayant passé huit ans au pouvoir.
Né à l'Anse-à-Veau le 23 septembre 1803, Fabre-Nicolas Geffrard
mourut à Kingston le 31 décembre 1878.

[176]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 223

[177]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XV
SALNAVE ET
NISSAGE-SAGET

Retour à la table des matières

Le successeur de Geffrard, le général Sylvain Salnave, prêta ser-


ment le 14 juin 1867, après qu'une assemblée constituante eut voté
une nouvelle Constitution qui réduisait à quatre ans la durée du man-
dat présidentiel. On s'était rendu compte que la présidence à vie ou
une trop longue durée du mandat constituait en Haïti une erreur dan-
gereuse pour la paix publique. Quatre ans, c'est tout ce que l'ambition
des uns ou l'impatience des autres pouvait accorder à un gouverne-
ment, bon ou mauvais.
Le fait d'avoir accepté avec une apparente bonne grâce une telle li-
mitation accrut la popularité de Salnave parmi la jeunesse libérale qui
se groupait autour de Demesvar Delorme, le brillant rédacteur de
l’Opinion Nationale, devenu ministre influent. L'un des jeunes écri-
vains de l'époque, Ducas-Hippolyte, a rendu compte en des pages ly-
riques de la réception enthousiaste faite au héros révolutionnaire par la
population de Port-au-Prince. La désillusion devait vite venir, et la
jeunesse en resta inconsolable.
Salnave n'était qu'un soldat. Le pouvoir pour lui, c'étaient les hon-
neurs militaires, les salves d'artillerie, les défilés de troupes, les « cou-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 224

diailles » ou retraites aux flambeaux, les acclamations des foules.


Beau mulâtre, d'une bravoure et d'une témérité qui faisaient l'admira-
tion de son armée, simple de manières, bon et compatissant pour les
humbles, il fut vite adoré par la populace de la capitale.
C'est au milieu de cet enthousiasme de l'élite intellectuelle et de la
masse populaire que se réunit la Chambre des députés élue en vertu de
la Constitution du 14 juin 1867. Elle discutait depuis le 11 octobre une
interpellation du député Armand Thoby relative à l'emprisonnement
arbitraire et inhumain d'un officier distingué, le général Léon Montas,
quand, le 14, une foule armée, composée en grande partie d'horribles
mégères venues des bas quartiers de la ville, envahit la salle des déli-
bérations et dispersa l'assemblée aux cris de : Vive Salnave !
En confirmant par un décret présidentiel cette dissolution à main
armée, le gouvernement montra clairement qu'il en avait été l'instiga-
teur.[178] Comme de juste, on fit remonter au président lui-même la
responsabilité de cet acte d'anarchie. D'autres manifestations démago-
giques firent succéder à la surprise douloureuse du début une agitation
générale et bientôt, chez un grand nombre de citoyens, la volonté de
mettre fin par la force à un pareil régime d'insécurité et de terreur.
Une révolte éclata aux confins du département du Nord, à Vallière.
Ce fut le commencement d'une guerre civile acharnée, qui dura deux
ans et demi et qui a pris dans l'histoire d'Haïti le nom de « guerre des
Cacos ». Tandis que les amis et défenseurs du gouvernement étaient
désignés sous le nom de « Piquets » en souvenir des anciens paysans
révoltés du Sud, les montagnards qui avaient, les premiers, pris les
armes contre Salnave furent appelés « Cacos » : plus tard on comprit,
sous cette dernière appellation, les bourgeois des villes qui se ral-
lièrent aux insurgés.
Le pays se trouva une nouvelle fois divisé en trois factions enne-
mies. Un gouvernement s'était formé à Saint-Marc avec Nissage-Saget
comme président provisoire et le général Nord Alexis comme ministre
de la guerre de la « République du Nord ». Dans le Sud s'était consti-
tué l'État du Sud ayant pour président Michel Domingue et pour prin-
cipal ministre Momplaisir Pierre.
Pendant ces deux années de luttes, Salnave avait accompli des pro-
diges de valeur en donnant magnifiquement de sa personne. Les révo-
lutionnaires s'emparèrent de Port-au-Prince le 19 décembre 1869,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 225

après un bombardement qui incendia et détruisit le palais de la prési-


dence. Le président essaya de fuir dans la République Dominicaine. Il
fut arrêté à la frontière par le général dominicain Cabrai et remis aux
autorités haïtiennes.
Réuni contrairement à la Constitution, un tribunal militaire
condamna à mort Sylvain Salnave pour « avoir violé la Constitution »
en commettant de nombreux actes arbitraires, celui, entre autres, de
s'être fait accorder la présidence à vie en novembre 1869 par un
Conseil législatif à sa dévotion. Il fut fusillé sur l'emplacement du pa-
lais incendié, immédiatement après le prononcé de la sentence.

* * *

Le 19 mars 1870, les deux Chambres se réunirent en Assemblée


nationale et élurent à la présidence, pour une période de quatre ans, le
général Nissage-Saget. C'était un vieillard, dont l'esprit paraissait
quelque peu déséquilibré par suite d'une longue détention de huit ans
dans les prisons de Soulouque. Il se montra cependant le plus sage des
chefs d'État, celui qui fut en tout cas le plus respectueux de la Consti-
tution et des lois.
Un ministère, composé de J. B. Damier (intérieur et agriculture),
d'Octave Rameau (instruction publique, justice et cultes), de Saul
Liautaud (guerre et marine), de Liautaud Ethéart (finances, commerce
et [179] relations extérieures), résuma très heureusement le pro-
gramme gouvernemental dans la déclaration qu'il fit aux Chambres en
janvier 1872 : « Dévouement au pays et au Chef de l'État. Courage et
loyauté pour lui tenir, en toute occasion, le langage de la vérité.
Obéissance aux lois ; énergie pour les appliquer. Encouragement au
travail. Protection à l'agriculture. Répression sévère de tous les abus.
Sécurité aux personnes et aux propriétés. Economie partout. Ordre et
régularité dans toutes les branches de l'administration. Propagation
des lumières dans toutes les classes de la société, notamment dans les
classes pauvres et laborieuses. Moralisation des masses. Maintien de
l'ordre public, sans lequel il n'y a ni progrès ni civilisation. »

* * *

En juin 1872, Haïti reçut de la part de l'Allemagne impériale une


grave offense. Deux commerçants allemands, Dickman et Stapen-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 226

horst, prétendaient, le premier, avoir été pillé à Miragoane au cours


d'une émeute révolutionnaire ; le second, avoir subi des dommages
lors du bombardement en 1865 de la ville du Cap-Haïtien par la ca-
nonnière anglaise Bull-Dog. Pour appuyer ces réclamations, la
Willemstrasse dépêcha deux frégates : Vineta et Gazella, qui
mouillèrent, le 11 juin, dans la rade de Port-au-Prince. Le chef de l'ex-
pédition, capitaine Batsch, deux heures après son arrivée, remit au
gouvernement un ultimatum par lequel il réclamait le paiement immé-
diat d'une somme de trois mille livres sterling.
Dans un article du journal « Le Civilisateur », le député Armand
Thoby, alors âgé de trente et un ans, fit de cet événement une relation
dont il nous paraît intéressant de rapporter les principaux passages :

« Mardi, à huit heures du matin, deux frégates allemandes prenaient


mouillage dans la rade de Port-au-Prince. Elles avaient refusé pilote et mé-
decin. À dix heures, le commandant Batsch, chef de l'expédition (c'est ain-
si qu'il s'intitule), lançait au secrétaire d'État des relations extérieures une
dépêche, dont voici le sens et presque les termes : « Je suis chargé par mon
gouvernement d'exiger de celui d'Haïti quinze mille piastres pour M. Dick-
man, sujet allemand, pillé à Miragoane, et pour M. Stapenhorst, autre sujet
allemand, qui a éprouvé des dommages au Cap-Haïtien lors du bombarde-
ment du Bull-Dog en 1865. Si, à cinq heures, ce soir, la dite somme n'est
pas déposée à mon bord, je prendrai contre vous telles mesures répressives
qu'il me plaira. »
« Le commandant Batsch (c'est sans doute sa première mission diplo-
matique) ne s'est pas imaginé qu'il devait tout d'abord présenter ses pleins
pouvoirs au gouvernement d'Haïti. L'Allemagne est représentée chez nous
par un consul général, M. Schultz. Si le commandant Batsch avait daigné
l'écouter, lors de sa démarche auprès de lui à bord de la Vineta, il eut ap-
pris, quant au fond, que la réclamation Dickman, acceptée et évaluée à
cinq mille piastres par une commission, devait [180] recevoir sous peu la
dernière sanction du Corps législatif ; que la réclamation Stapenhorst avait
été reconnue si peu fondée qu'elle n'avait donné lieu, d'une part, à aucun
examen et, de l'autre, à aucune insistance depuis 1870 — époque à la-
quelle elle fut présentée pour la première fois au gouvernement actuel.
Quant à la forme, le commandant allemand eut appris qu'Haïti n'est pas
précisément O-Tahiti, une île de sauvages ; qu'on y trouve pas mal de gens
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 227

sachant parler et comprendre le langage de la raison, de la justice et du


droit, et pratiquant assez les belles manières pour distinguer, même chez
les Allemands, un officier de distinction d'un soldat bourru.
« Le gouvernement, en recevant l'ultimatum de M. Batsch, ne le re-
poussa point, comme c'était son droit. Sans montrer son irritation de cette
brutalité tudesque, sans presque s'en plaindre, d'un ton plus que conciliant,
il répondait à quatre heures du soir au commandant prussien et lui offrait
d'entrer en pourparlers avec lui. En même temps, il donnait communica-
tion à l'Assemblée nationale de cette étrange affaire. Tant de modération
opposée à tant d'arrogance n'a pu inspirer à M. Batsch la dignité de son
rôle. C'est une rançon de guerre qu'il exigeait : les vaincus paient et ne dis-
cutent pas... Et, en effet, tandis que les mandataires du peuple recevaient
de l'Exécutif, dans une séance extraordinaire, communication de cette mal-
heureuse affaire, tandis qu'ils disaient aux secrétaires d'État : soyez sages
mais sauvez la dignité de la nation, le commandant Batsch, à sept heures
du soir, allait avec deux cents soldats s'installer furtivement à bord de deux
vapeurs de guerre haïtiens, à peine gardés, l'un en réparation, l'autre réduit
depuis longtemps à l'état de ponton. Le petit équipage de surveillance est
précipité dans les chaloupes de M. Batsch et escorté à terre. Et M. Batsch,
fier sans doute de sa prouesse navale comme un Ruyter ou un Nelson, écrit
dans la nuit au consul allemand dans le sens suivant : « Le gouvernement
haïtien n'a pas payé à cinq heures les quinze mille piastres. Je mets saisie-
arrêt sur ces deux navires jusqu'à ce qu'il me donne la satisfaction deman-
dée. »
« Le Chef de l'État, apprenant ce coup de main, convie au Conseil des
secrétaires d'État, vers neuf heures du soir, les trois agents diplomatiques
représentant les États-Unis, l'Angleterre et la France, ainsi que les prési-
dents des deux Chambres... M. de Bismarck, pense-t-on, sait aligner les
chiffres : il ne débourserait pas vingt-cinq à trente mille piastres pour en
faire recouvrer quinze mille. Cette violence sans précédent cache d'autres
violences, d'autres desseins. La raison conseille de payer. Le Conseil s'ar-
rête à cette détermination, et un négociant d'origine allemande veut bien
servir d'intermédiaire en la circonstance. A deux heures du matin, il remet-
tait au commandant prussien la rançon exigée avec une lettre conçue en
ces termes : « Le gouvernement haïtien, cédant à la force, me charge de
vous compter quinze mille piastres. » M. Batsch empocha l'argent et don-
na reçu...
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 228

« Oui, conclut Thoby, le gouvernement a cédé à la violence, mais il


protestera contre M. Batsch, même jusqu'à Berlin. La force prime le [181]
droit : c'est bien la base du code international de M. de Bismarck. Mais si
la Force manque de moralité, est-il dans la logique de sa nature d'être dé-
goûtante de cynisme ? »...
Lorsque Batsch rendit sa proie et partit, le « cynisme » de l'officier
teuton se révéla de la façon la plus dégoûtante. « Sur le pont des deux na-
vires haïtiens — rapporte le Dr J. C. Dorsainvil — on trouva le drapeau
national largement étendu et... hideusement souillé. »

* * *

On a donné de cette action honteuse du gouvernement allemand di-


verses explications. Rayford W. Logan en a indiqué quelques-unes
dans son ouvrage The Diplomatie Relations of the United States with
Haïti (page 357). Le représentant américain à Port-au-Prince, M. Ebe-
nezer Bassett, premier homme de couleur envoyé comme ministre des
États-Unis en Haïti, rendit compte au Secrétaire d'État Fish de la
conversation qu'il avait eue avec son collègue Schultz : celui-ci avait
prétendu que l'intervention allemande était due « au fait que la répu-
blique haïtienne, tandis qu'elle invoquait sa pauvreté pour justifier le
non-règlement des réclamations allemandes, payait régulièrement sa
dette à la France, aidant ainsi ce pays à se libérer de l'indemnité impo-
sée par le traité de Francfort à la fin de la guerre franco-prussienne ».
Une autre raison, indiquée par Sir Spencer St-John, était le désir de
Bismarck de punir les petites nations comme Haïti qui, pendant la
guerre, avaient manifesté leurs sympathies pour la France. Le diplo-
mate anglais ajoutait que « le ministre prussien à Londres avait sondé
le représentant d'Haïti dans cette capitale sur les dispositions du gou-
vernement haïtien au sujet de la cession à la Prusse du Môle Saint-Ni-
colas ».
Quelle que soit la vérité sur ce point, le peuple et le gouvernement
ressentirent douloureusement l'injure faite au drapeau haïtien. Le Se-
crétaire d'État des relations extérieures donna l'ordre à notre ministre à
Londres, général Brice, de présenter une ferme protestation à la Chan-
cellerie allemande contre la saisie de nos bateaux et de réclamer un
formel désaveu de la conduite du commandant Batsch. Chose cu-
rieuse, Brice reçut en Allemagne un excellent accueil, et il lui fut an-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 229

noncé que le farouche exécuteur des ordres de la Willemstrasse avait


été rappelé à Berlin pour rendre compte de ses actes devant une com-
mission d'enquête. Aucune sanction rigoureuse ne semble avoir été
appliquée au commandant Batsch puisqu'il retourna en Haïti, l'année
suivante, en « visite amicale ».
À la protestation du gouvernement, un poète et un chansonnier
firent écho. Le poète était Oswald Durand, alors âgé de trente-deux
ans. Il écrivit une ode vengeresse qui se terminait par ces vers mépri-
sants :

Nous jetâmes l'argent, le front haut, l’âme fière,


Ainsi qu'on jette un os aux chiens !

[182]
Le chansonnier était Jean Boisette. Dans une chanson créole deve-
nue vite populaire, il faisait rimer « prussien » avec « chien » et com-
parait Bismarck et Batsch à des « malfinis » :

Frégates rivé, mouillé nan port.


Toutt députés couri, vini.
Yo dit : « Bagaille-là trop fort. »
Bismarck et Batsch, ce malflnis.

* * *

Le gouvernement haïtien se plaignit amèrement qu'en une circons-


tance si douloureuse Washington n'eût donné le moindre témoignage
de sympathie à Haïti. Même la presse américaine s'était montrée indif-
férente devant une violation tellement flagrante du droit international
et, pouvait-on dire, de la doctrine de Monroe. Dans une lettre au re-
présentant d'Haïti près du gouvernement des États-Unis, le ministre
haïtien des relations extérieures écrivit : « La grande République Etoi-
lée aurait pu élever la voix en notre faveur : c'était son droit, c'était
aussi son devoir, mais elle ne fit rien. » Le Secrétaire d'État Fish s'était
contenté de féliciter Bassett d'avoir su garder une attitude sage et ré-
servée, à rencontre des représentants de la France et de la Grande-Bre-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 230

tagne qui, pendant la fameuse séance du Conseil relatée par Thoby,


n'avaient pas caché leur désapprobation de la conduite du comman-
dant Batsch.
Fish montra cependant de façon indirecte qu'il désapprouvait l'em-
ploi de la force pour le règlement de créances individuelles ou de ré-
clamations financières, car il rappela à Bassett les instructions qu'il
avait données le 27 juin 1870 et par lesquelles il recommandait, lors-
qu'une demande de recouvrement était faite au nom de citoyens pri-
vés, de ne l'accompagner d'aucune menace de recours à la violence.
À la vérité, les relations entre Haïti et les États-Unis s'étaient fort
refroidies par suite des tractations entre le Président Grant et le pré-
sident dominicain Baez pour la signature en 1870 d'un traité d'an-
nexion de la Partie de l'Est à l'Union Etoilée. Des patriotes domini-
cains s'étaient immédiatement insurgés en signe de protestation. Le
gouvernement haïtien fut accusé de leur prêter assistance. La querelle
se serait envenimée si, grâce à l'éloquente intervention de Charles
Sumner, la honteuse convention n'avait pas été repoussée le 30 juin
1870 par le Sénat des États-Unis. Les Haïtiens reconnaissants offrirent
une médaille d'or à l'illustre homme d'État américain, tandis qu'une loi
du 27 juillet 1871 décrétait que son portrait en pied serait placé dans
la salle des séances de chacune des deux chambres législatives.
Le Président Grant n'avait pas néanmoins renoncé à son plan d'an-
nexion, et le ministre haïtien à Washington, Stephen Preston, eut fort à
faire jusqu'en 1874 pour détourner d'Haïti le danger qui la menaçait
dans son existence comme nation indépendante.

* * *

[183]
Pour les besoins de la guerre contre les Cacos, le gouvernement de
Salnave avait fabriqué une énorme quantité de papier-monnaie, à la-
quelle s'étaient ajoutées les émissions faites par les gouvernements ré-
volutionnaires du Nord et du Sud. Ce papier-monnaie avait subi une
telle dépréciation qu'il fallait contre un dollar donner en échange trois
mille gourdes en billets du trésor. Il fut retiré de la circulation et rem-
placé par la monnaie métallique des États-Unis à raison de trois cents
gourdes pour un dollar : cette heureuse opération avait été principale-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 231

ment l'œuvre de deux parlementaires de haute valeur intellectuelle et


morale, Boyer Bazelais et Edmond Paul.
Le contrôle sévère des Chambres législatives — même exercé avec
un peu d'excès parce qu'il embarrassa bien souvent l'action normale du
pouvoir exécutif — imposa l'ordre et l'économie dans les dépenses pu-
bliques. Malgré toutes les tentatives intéressées faites auprès de lui
pour qu'il y portât atteinte, le président resta fermement attaché aux
règles constitutionnelles. Il ne toléra aucun attentat à la liberté des ci-
toyens, à l'indépendance de la justice et aux prérogatives de la presse.
Il aimait à répéter à ses familiers lorsqu'ils lui demandaient quelque
faveur : « Demandez-moi des épaulettes, je vous en donnerai autant
que vous voudrez. Quant à la clé du trésor, vous ne l'aurez jamais. »
En disant cela il avait une façon très amusante de faire rouler la lettre
r — exprimant ainsi avec malice le peu de cas qu'il faisait de la clique
militaire et en même temps sa volonté énergique de ne pas laisser le
champ libre aux concussionnaires.
Parvenu au terme de son mandat le 15 mai 1874, Nissage Saget
convoqua le Conseil des secrétaires d'État et lui remit le pouvoir. Le
Sénat l'avait cependant supplié de garder la présidence jusqu'à ce que
le renouvellement de la Chambre des députés permît la réunion de
l'Assemblée nationale et l'élection de son successeur. Il avait catégori-
quement refusé de rester un jour de plus au palais national : il s'embar-
qua pour Saint-Marc, sa ville natale, où il vécut paisiblement jusqu'à
sa mort, le 7 avril 1880.
[184]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 232

[185]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XVI
MICHEL DOMINGUE
ET BOISROND-CANAL

I
Michel Domingue

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En se retirant ainsi du pouvoir, Nissage-Saget n'avait pas été com-


plètement désintéressé. Il avait obéi à un calcul politique afin de faci-
liter l'accès de la présidence à son ami le général Michel Domingue
qui, président de l'État révolutionnaire du Sud, avait accepté de se ral-
lier au gouvernement provisoire de Saint-Marc dans la lutte contre
Salnave.
En même temps qu'il déclinait l'invitation que lui avait faite le Sé-
nat, le président sortant avait ordonné à Michel Domingue, comman-
dant militaire du département du Sud, de se rendre à Port-au-Prince et
l'avait fait nommer par le Conseil des secrétaires d'État général en
chef de l'armée — ce qui assurait pratiquement à celui-ci le pouvoir
suprême en lui permettant de conduire les élections à son avantage.
La belle page que Nissage-Saget avait écrite dans l'histoire d'Haïti
fut de cette façon ternie par lui-même, car l'avènement de son protégé
allait apporter au pays les pires catastrophes.
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Une Constituante, composée des amis du général en chef, fut im-


médiatement convoquée et élut Michel Domingue, le 11 juin 1874,
président de la République. Elle se mit ensuite en mesure de faire, à
l'usage du nouveau chef de l'État, une nouvelle Constitution, qui fixait
à huit ans la durée du mandat présidentiel et instituait une vice-prési-
dence (6 août 1874).
Le véritable chef de l'État n'était point Domingue mais le vice-pré-
sident, son neveu Septimus Rameau, homme de grande instruction, af-
fligé malheureusement d'une ambition dévorante et d'un caractère trop
personnel.

* * *

Désireux de faire disparaître toute trace des anciennes rivalités qui


avaient si souvent dressé les uns contre les autres Haïtiens et Domini-
cains, le gouvernement de Domingue entreprit des négociations qui
aboutirent à la signature, le 20 janvier 1875, d'un traité de paix, d'ami-
tié [186] et de commerce entre les deux républiques. Ce traité, mal-
heureusement, ne régla pas d'une manière décisive la question épi-
neuse de la détermination de la ligne frontière ; mais les plénipoten-
tiaires haïtiens furent contents d'y avoir fait insérer l'article 3, par le-
quel les deux États s'engageaient à maintenir l'intégrité de leur terri-
toire respectif : cette clause devait servir à calmer les appréhensions
qu'avaient provoquées en Haïti les convoitises territoriales du Pré-
sident Grant et à décourager toute tentative d'une puissance étrangère
de mettre le grappin sur la Partie de l'Est.

* * *

En vue de payer la dette flottante, le gouvernement haïtien signa en


septembre 1874 avec des commerçants locaux, agissant au nom d'une
banque de Paris, un contrat d'emprunt de dix millions de francs, aux
termes duquel les dits commerçants devaient recevoir une commission
de 3% pour cent, tandis que toutes les recettes de l'État — et spéciale-
ment $ 2,50 de droit d'exportation sur le café — servaient de garantie
au remboursement de l'emprunt.
Comme les banquiers ne mirent aucun empressement à verser les
fonds, l'Assemblée nationale, en février 1875, prononça la forclusion
du contrat de septembre et autorisa un nouvel emprunt. Mais le lende-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 234

main du vote, les banquiers de Paris annoncèrent l'émission prochaine


des titres : celle-ci s'effectua réellement le mois suivant pour un mon-
tant de quatorze millions cinq cent mille francs au lieu des dix mil-
lions prévus. Haïti ne reçut pas d'argent comptant de la vente de ces
titres mais plutôt d'anciens bons haïtiens que les banquiers avaient
achetés sur le marché à un prix dérisoire.
Mécontent de cette première transaction, le gouvernement conclut
avec une autre banque de Paris un emprunt de cinquante millions de
francs, dont le produit devait servir à rembourser les titres de la pre-
mière émission, tandis que le solde serait consacré à des travaux pu-
blics et à d'autres objets d'utilité générale.
Le Crédit Général ne put lancer les nouveaux titres que jusqu'à
concurrence d'un montant nominal de 36.500.000 francs, dont le pro-
duit effectif fut de 31.359.470 — l'obligation de 500 francs ayant été
vendue à 430. Comme cet établissement était autorisé à garder 130
francs sur chaque obligation placée à 430, le gouvernement haïtien re-
çut seulement 21.800.000 francs, dont il tira les 14.500.000 dus sur la
première opération et 1.500.000 destinés à payer les intérêts et amor-
tissements représentant la première annuité du second emprunt. La ba-
lance de 5.800.000 francs fut distribuée entre divers individus pour de
prétendus services.
Ainsi, comme résultat de ces deux affaires, la République d'Haïti
contracta une dette de 36.500.000 francs et ne reçut en retour que dix
millions de francs sous forme d'anciennes obligations. Le solde de 26
millions fut dissipé en commissions payées aux banquiers, en primes
accordées aux capitalistes et en pots-de-vin répartis entre politiciens
[187] véreux. Le scandale était si grand que les banquiers français,
craignant une répudiation pure et simple de la part d'un gouvernement
honnête, acceptèrent plus tard, en 1881, de ramener de 36.500.000 à
21 millions de francs la dette d'Haïti de 1875.
De tels gaspillages, ajoutés aux extravagances de Septimus Ra-
meau et aux persécutions de la police, finirent par exaspérer les ci-
toyens. Vers la mi-avril de 1875, chacun parlait à voix basse de la pro-
chaine révolution. Pour prévenir la révolte qu'il sentait dans l'air, le
gouvernement ordonna l'arrestation des généraux Brice, Momplaisir
Pierre et Boisrond-Canal. Ces trois hommes étaient unis par la plus
étroite amitié. Brice résista, carabine au poing, à la garde venue pour
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 235

l'arrêter : blessé d'une balle au pied, il mourut quelques heures après.


Momplaisir Pierre se barricada dans sa maison et, tout seul, soutint
contre un régiment une lutte héroïque ; quand il ne lui resta qu'un pro-
jectile, il se brûla la cervelle. Boisrond-Canal eut le temps de s'échap-
per (ler mai).
Cet événement dramatique surexcita davantage les esprits. Effrayé
de la situation dont tout le monde le rendait responsable, Rameau eut
l'idée de transporter le siège du gouvernement dans la ville des Cayes,
où il pensait trouver plus de sécurité pour sa personne. Il ordonna
d'embarquer sur un bateau les espèces métalliques tenues en réserve
dans les coffres de la Banque de l'État. Le bruit courut aussitôt qu'il se
sauvait avec l'argent du peuple. Une foule furieuse attaqua les voitures
qui transportaient les caisses d'or et se porta ensuite contre la banque
elle-même, qu'elle dévalisa.
Devant l'émeute grandissante, Domingue et Rameau réclamèrent la
protection du corps diplomatique. Rameau reçut la mort en pleine rue,
le 15 avril 1876. Le président, quelque peu maltraité par la foule, put
s'embarquer sain et sauf.
[188]

II
Boisrond-Canal

« À la chute du gouvernement de Domingue-Rameau — écrit An-


ténor Firmin — tout le monde était anxieux d'avoir à la tête du pays
une administration éclairée, aussi respectueuse des libertés publiques
que des deniers de l'État, faisant exécuter les lois et maintenant l'ordre,
telle enfin qu'avait commencé à se montrer l'administration du général
Saget quand ce chef d'État versa dans l'ornière d'un coup d'état. Celui
vers qui allaient la confiance et la sympathie de la majorité des pa-
triotes haïtiens fut M. Boyer Bazelais, sous la direction de qui était
graduellement né un courant politique, sain et courageux, faisant de la
justice, de la liberté et du respect de la loi les bases cardinales du dé-
veloppement national. 51 »
51 Le Président Roosevelt et Haïti, page 404.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 236

Les élections législatives qui avaient eu lieu au printemps de 1876


avaient ramené à la Chambre des députés Boyer Bazelais et ses nom-
breux amis, de sorte que l'on s'attendait à ce qu'il fût élu à la prési-
dence de la république. Le choix de la majorité tomba pourtant sur le
général Boisrond-Canal (17 juillet).
Le nouveau président était libéral, porté à la modération, réputé
surtout pour son courage tranquille en face des plus grands dangers.
Mais il lui manquait l'esprit de fermeté et de décision si nécessaire
dans l'action politique. Il pensait que les choses finissent toujours par
s'arranger et qu'il est inutile d'en vouloir changer le cours. Il traduisait
cette insouciance dans une phrase créole qu'il répétait sans cesse à
ceux qui le pressaient d'agir : Laissez grainnin, c'est-à-dire « laissez
s'égrener les événements comme les grains mûrs tombent d'eux-
mêmes de la branche ». Ayant vécu au milieu des cultivateurs de son
habitation de Frères à Pétion ville, il partageait la sagesse paresseuse
du paysan haïtien, qui attend trop souvent que les fèves du caféier se
répandent sur le sol, où elles pourrissent, au lieu de les cueillir en ce-
rises sur la branche verte quand elles sont en leur pleine maturité.

* * *

À la Chambre, deux partis s'étaient formés : le parti libéral, dont le


chef était Boyer Bazelais ; le parti national, qui avait pour animateur
Demesvar Delorme, ancien ministre de Salnave, remarquable écrivain
et orateur. Les programmes des deux partis ne se distinguaient guère
l'un [189] de l'autre, puisque tous les deux se disaient attachés à la
forme républicaine de gouvernement, réclamaient l'ordre dans les fi-
nances et le respect de la loi, promettaient de développer l'agriculture,
de protéger l'industrie et le commerce, de répandre l'instruction dans
toutes les couches de la société haïtienne.
Un programme politique ne vaut en Haïti que par l'homme qui le
propose. Le plus souvent on ne demande pas au chef de parti ses
idées : son nom suffît, ou la couleur de sa peau, ou le lieu de sa nais-
sance. On doit pourtant reconnaître que Boyer Bazelais apportait dans
l'action politique mieux qu'un nom illustre, un brevet social ou une
étiquette provinciale. Il était le chef de « cette génération d'hommes
qui — ainsi que le dit le Dr Price Mars — crut le moment propice (en
1876) d'opposer au système vieillot du gouvernement d'autorité le sys-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 237

tème plus adéquat du contrôle parlementaire avec son corollaire lo-


gique d'une diffusion plus large, d'une pratique plus effective des li-
bertés citoyennes 52 ».
Le parti libéral se divisa lui-même entre Boyer Bazelais, que se-
condait Edmond Paul, et Boisrond-Canal, qu'appuyait Armand Tho-
by : cette division allait amener sa perte.
Malgré les joutes parlementaires, où certains orateurs pensaient
trop souvent à faire parade de leur éloquence plutôt qu'à accomplir
utile besogne, la Chambre des députés travailla ferme à la restauration
des finances publiques si déplorablement mises à mal par l'administra-
tion de Domingue. Elle procéda notamment à une enquête sur les em-
prunts scandaleux de 1875 — ce qui permit d'en réduire le montant à
21 millions de francs.

* * *

Profitant de l'absence du président en tournée dans le Sud, le géné-


ral Louis Tanis, commandant du département de l'Ouest, tenta de
s'emparer du pouvoir ; mais il se heurta à la résistance victorieuse des
amis du gouvernement (14-17 mars 1878). Bien que Boyer Bazelais et
ses partisans se fussent rangés autour du pouvoir exécutif pour dé-
fendre l'ordre public, la révolte de Tanis eut pour conséquence inatten-
due la rupture définitive entre Boisrond-Canal et les libéraux bazelai-
sistes. Et ainsi fut assurée l'ascension du parti national, qui tira un pro-
fit immédiat de la division de ses adversaires 53.
Le 30 juin 1879, une bagarre se produisit à la Chambre des dépu-
tés, où des coups de feu furent tirés. Aussitôt, les amis de Boyer Baze-
lais se rendirent en masse à la maison de leur chef, qu'ils croyaient en
danger. Ils prirent une attitude nettement hostile au gouvernement.
Une lutte, qui dura deux jours, s'engagea entre les troupes gouverne-
mentales et les libéraux, qui occupaient certains quartiers de la capi-
tale.
[190]

52 Dr Price-Mars, Jean-Pierre Boyer Bazelais et le drame de Miragoane,


Port-au-Prince, 1948, p. 24. [En préparation dans Les Classiques des sciences
sociales. JMT.]
53 Antoine Michel, Salomon jeune et l'Affaire Louis Tanis, 1913.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 238

La victoire resta au gouvernement. Mais le véritable vainqueur fut


le parti national qui, par une habile manœuvre, offrit son concours à
Boisrond-Canal et sortit victorieux de la bataille que se livraient entre
eux les « frères ennemis » du parti libéral.
Pressentant des difficultés encore plus graves, qu'il savait ne pas
pouvoir résoudre, combattu par ses anciens amis, se méfiant de ses
nouveaux défenseurs, les « nationaux », Boisrond-Canal se laissa tom-
ber du pouvoir « comme un grain mûr » : il remit sa démission le 17
juillet 1879, un an avant la fin constitutionnelle de son mandat, en ré-
pétant sa phrase favorite : Laissez grainnin.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 239

[191]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XVII
SALOMON

Retour à la table des matières

Après le départ de Boisrond-Canal, un gouvernement provisoire


fut formé. Dans l'intervalle revint en Haïti le général Louis-Félicité
Lysius Salomon, ancien ministre des finances de Soulouque. Ses biens
avaient été confisqués par l'administration de Geffrard, et il avait
connu un long et pénible exil. Il fut vite adopté par le parti national
comme son candidat à la présidence de la république.
Secondé par les autorités militaires de Port-au-Prince, Salomon fit
disperser le gouvernement provisoire dans la nuit du 3 octobre 1879.
Le lendemain, un nouveau gouvernement provisoire était constitué,
dans lequel il assuma les fonctions de ministre des finances et des re-
lations extérieures.
À la suite de ce coup d'état, l'Assemblée nationale, à l'unanimité,
élut le général Salomon (23 octobre) président d'Haïti pour une pé-
riode de sept ans. Elle élabora une nouvelle Constitution qui entra en
vigueur le 18 décembre 1879.
Le nouveau Chef de l'État était l'un des Haïtiens les plus instruits
de sa génération. Il possédait de brillantes qualités intellectuelles, for-
tifiées par sa connaissance étendue des affaires administratives et l'ex-
périence acquise dans les postes diplomatiques qu'il avait occupés à
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 240

Paris et à Londres. Il avait la réputation d'être resté probe au milieu


des déprédations financières du régime impérial. Mais il avait un ca-
ractère inflexible et cette insensibilité propre aux politiciens qu'anime
l'esprit de vengeance et qui font du pouvoir gouvernemental un instru-
ment de haine contre leurs adversaires, réels ou supposés : ses mal-
heurs personnels avaient fermé son cœur à toute pitié.

* * *

À l'avènement de Salomon, le parti libéral était à peu près dislo-


qué. Bazelais et ses amis les plus influents étaient en exil. Ceux qui
étaient restés dans le pays se trouvaient sans direction et tenus sous
l'étroite surveillance d'une police inexorable. Cependant, la ville de
Saint-Marc prit les armes au mois de mars 1881. Le mouvement
échoua. Le gouvernement fit main basse sur un grand nombre de libé-
raux suspects et les [192] livra à un tribunal militaire siégeant à Saint-
Marc : quarante-huit d'entre eux furent condamnés à mort et exécutés
(mai 1882), malgré l'éloquente et courageuse plaidoirie d'un jeune
avocat de grand talent, François-Luxembourg Cauvin, qui invoqua
vainement l'article 24 de la nouvelle Constitution de 1879 abolissant
la peine de mort en matière politique.
Moins d'une année après ces exécutions, les libéraux exilés à la Ja-
maïque, ayant à leur tête Boyer Bazelais, débarquèrent en armes à Mi-
ragoâne le 27 mars 1883. Immédiatement, d'autres villes — Jacmel,
Jérémie, Côtes-de-Fer, Bainet — répondirent au mouvement insurrec-
tionnel.
Les révolutionnaires, campés à Miragoâne, tenaient en échec de-
puis six mois l'armée du gouvernement quand, le 22 septembre, leurs
amis tentèrent un coup de main à Port-au-Prince. Cette révolte entraî-
na une farouche répression 54. Les plus riches quartiers de la capitale,
occupés par les maisons de commerce et habités par ceux que l'on ap-
pelait les bourgeois, c'est-à-dire les « mulâtres », furent incendiés et li-
vrés au pillage. Ces excès ne cessèrent que sur les protestations éner-
giques du corps diplomatique. Les villes rebelles furent assez facile-
ment pacifiées, à l'exception de Miragoâne où les libéraux, quoique
décimés par la maladie et les privations, firent une résistance héroïque

54 Alfred Jean : Les journées des 22 et 23 septembre 1883. Port-au-Prince,


1944.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 241

digne des sièges les plus fameux de l'histoire. La petite troupe des sur-
vivants ne capitula que lorsque tout espoir fut éteint par la mort pleine
de grandeur de leur chef Boyer Bazelais (27 octobre 1883) 55.
La lutte entre le parti libéral et le parti national est l'une des plus
désastreuses de l'histoire du peuple haïtien, autant par ses résultats
matériels que par ses conséquences morales.
Des richesses considérables disparurent dans les flammes. Au sujet
de l'incendie de septembre à Port-au-Prince, un témoin, le Pasteur Pi-
cot, écrivit : « Cette guerre est une guerre de couleur, noirs contre mu-
lâtres — une guerre d'extermination. Parmi tous les commerçants de
la capitale il n'y avait que deux noirs. Donc, le gouvernement a ordon-
né la destruction de toute la partie commerçante de la ville 56. » De son
côté, l'archevêque de Port-au-Prince, Mgr Guilloux, racontant ces évé-
nements à l'Evêque du Cap-Haïtien, concluait sa lettre par cette
phrase : « Le commerce indigène est anéanti. On enfonçait les mai-
sons en pierre pour les piller 57. »
Ces actes de destruction et de pillage anéantirent, comme le disait
Mgr Guilloux, le commerce indigène, qui avait été florissant jusque-
là. Toutes les affaires commerciales et industrielles passèrent en des
mains étrangères, et l'on connut l'industrie des « réclamations diplo-
matiques » qui donnèrent lieu à des transactions aussi scandaleuses
qu'onéreuses pour le trésor public. La populace, excitée par les me-
neurs, avait pillé [193] les maisons des « bourgeois ». Les bourgeois
étaient ruinés, mais le peuple — le vrai peuple, celui qui travaille —
dut payer de sa sueur les lourds impôts dont le produit servit à acquit-
ter les sommes fabuleuses réclamées par les étrangers, victimes ou
soi-disant victimes de ces violences révolutionnaires. La ruine du
commerce indigène aggrava la détresse économique de la nation tout
entière.
Des hommes ardents et patriotes furent fauchés dans la fleur de
leur jeunesse. Les plus vilaines passions se réveillèrent dans les cœurs.
La plus atroce fut le préjugé de couleur, qui reprit sa virulence des
temps de la guerre civile de 1800 et de l'Empire de Soulouque,
55 Auguste Magloire, Le parti libéral, 1948.
56 Dr Catts Pressoir, Le Protestantisme haïtien, Port-au-Prince, 1943, page
294.
57 R. P. Cabon, Mgr. Guilloux, page 482.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 242

quoique Salomon eût autour de lui des mulâtres et que Boyer Baze-
lais, démocrate sincère, comptât, parmi ses amis, des noirs qui pous-
sèrent leur dévouement à sa cause jusqu'au sacrifice de la vie. Il pa-
raissait d'autant plus absurde de présenter le parti national comme le
seul ami des masses noires que Salomon lui-même, marié à une Fran-
çaise blanche, avait une fille mulâtresse qu'il chérissait.
Dans les deux groupes opposés il y avait des hommes remar-
quables par leur instruction, leur expérience des affaires, leur honnête-
té. Jamais auparavant Haïti n'en avait offert une si belle collection :
Salomon, Boyer Bazelais, Edmond Paul, Demesvar Delorme, Armand
Thoby, Turenne Carrié, Louis Audain, Hannibal Price, Camille Bru-
no, Jean-Baptiste Dehoux, François et Guillaume Manigat, Victorin
Plésance, Mathurin Lys et toute une jeunesse cultivée que les progrès
de l'instruction dus aux efforts du gouvernement de Geffrard avaient
préparés à la vie publique. Ces hommes auraient pu, par une frater-
nelle coopération, assurer la prospérité et la dignité de leur pays. On
ne pourra jamais trop déplorer le funeste antagonisme qui les jeta les
uns contre les autres dans une lutte insensée et criminelle 58.
La destruction du parti libéral marqua la ruine de l'essai loyal de
gouvernement représentatif et parlementaire entrepris sous Nissage-
Saget et Boisrond-Canal. Haïti allait désormais vivre, tout en gardant
sa façade républicaine constitutionnelle, sous un régime de force que
l'on peut bien appeler « la dictature avec un faux nez ».

* * *

Le gouvernement de Salomon fut néanmoins progressiste. Il fonda


la Banque Nationale d'Haïti, qu'il chargea du service de la trésorerie.
Il acheva de payer la dette de l'indépendance. Il appela de France une
mission militaire pour l'instruction de l'armée : cette mission était
composée du commandant Durand, du capitaine d'infanterie Lebrun et
du capitaine d'artillerie Chastel. Une mission de professeurs français
fut également recrutée pour le lycée Pétion de Port-au-Prince, dont
l'enseignement connut de ce fait un vif éclat et exerça une grande in-
fluence sur la formation intellectuelle de la jeunesse. De nombreux
travaux publics [194] furent entrepris. Une importante loi du 26 fé-
vrier 1883 permit à tout citoyen de devenir propriétaire d'une terre de
58 Voir Windsor Bellegarde, Petite Histoire d'Haïti, 4e éd., 1925.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 243

l'État sous la condition de cultiver certaines denrées : café, canne à


sucre, coton, cacao, tabac, etc. Cette loi n'eut pas le succès attendu
parce qu'on ne sut pas organiser en même temps la police des cam-
pagnes et un système de crédit, qui procurât aux entrepreneurs intelli-
gents les moyens nécessaires pour la culture des terres qu'on mettait
ainsi à leur disposition. Le ministre de l'agriculture, François Légi-
time, organisa la première exposition nationale de l'agriculture et de
l'industrie faite en Haïti.
Ce qui distingua particulièrement l'administration de Salomon,
c'est l'ordre qui régna dans les finances et la sévère probité que le Chef
de l'État pratiquait lui-même et exigeait de ses collaborateurs.
Salomon recourut à un expédient qui allait faire perdre au pays le
bénéfice de l'heureuse réforme monétaire réalisée sous Nissage-Saget
par Boyer Bazelais et Edmond Paul. Après avoir ordonné en 1880 la
frappe d'une monnaie nationale aux armes de la République (180.000
gourdes en pièces d'or, 460.000 pièces d'argent d'une gourde, 960.000
gourdes en monnaie divisionnaire, 460.000 en monnaie de bronze), il
procéda à une émission de papier-monnaie, qui fut vite suivie de plu-
sieurs autres, afin de parer aux difficultés budgétaires à mesure
qu'elles se présentaient. Bien qu'il fût capable, par d'habiles mesures,
d'enrayer la hausse du change jusqu'à maintenir en 1887 la gourde haï-
tienne à la parité du dollar des États-Unis, il avait ouvert la vanne par
où allait s'écouler le sang du travailleur haïtien.

* * *

Salomon eut la très fâcheuse idée de vouloir s'éterniser au pouvoir


— erreur fatale dans laquelle sont tombés tous les chefs d'État haï-
tiens, à l'exception de Nissage-Saget et de Boisrond-Canal. Un an
avant la fin de son mandat, ses amis employèrent le procédé facile qui
avait servi notamment à Faustin Soulouque : ils firent envoyer au
Corps législatif des adresses, soi-disant venues du peuple, qui récla-
maient impérieusement la réélection de Salomon et la modification,
par conséquent, de l'article 101 de la Constitution de 1879 qui prescri-
vait formellement que le président ne pourrait être réélu « qu'après un
intervalle de sept ans » 59. Les Chambres s'inclinèrent docilement de-
vant cette parodie de la volonté populaire : elle votèrent la loi consti-
59 L.-J. Janvier, Les Constitutions d'Haïti, page 440.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 244

tutionnelle modificative du 26 juin 1886. Ce fut une lourde faute, car


« en dépit des adresses, écrit J. C. Dorsainvil, le pays était las du gou-
vernement » 60.
Le 5 août 1888, une révolte éclata au Cap-Haïtien. Le 10 du même
mois un mouvement insurrectionnel, dirigé par l'ancien président
Boisrond-Canal, força Salomon à quitter le pouvoir et à partir pour la
France, où il mourut le 19 octobre 1888.

60 Manuel d'histoire d'Haïti, page 318.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 245

[195]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XVIII
LÉGITIME, FLORVIL HIPPOLYTE
ET TIRÉSIAS AUGUSTIN
SIMON SAM

I
Légitime et Florvil Hippolyte

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M. d'Abaddie, membre de l'Institut de France, fut envoyé par


l'Académie des sciences pour observer le passage de Vénus sur le
disque du soleil le 6 décembre 1881. Dans un entretien qu'il eut avec
Mgr Hillion, il fit remarquer à l'éminent prélat que « les oscillations
du pendule, de même que le sismographe, constatent une trépidation
incessante du sol haïtien ».
Mgr Hillion, parlant à ce propos de l'instabilité des institutions en
Haïti comme l'un des principaux obstacles au progrès du peuple, a
commenté l'observation du savant astronome de la manière suivante :
« Cet état de trépidation constante est l'image de ce qui se passe dans
l'ordre social. Ici, les révolutions sont, pour ainsi dire, une maladie
passée à l'état chronique. Les gouvernements et les constitutions ne
font que passer. Mais ces bouleversements continuels entraînent né-
cessairement le changement dans la position sociale des individus. Ce-
lui qui est aujourd'hui au pouvoir sera forcé d'en descendre demain.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 246

De là, dans tous lès rangs de la société un malaise et un sentiment


d'inquiétude, qui enlèvent à l'âme le calme et la paix si favorables au
recueillement, à la réflexion et aux retours salutaires sur soi-même.
Toujours incertains de l'avenir, les hommes se laissent absorber par la
préoccupation de leurs intérêts matériels et ne songent pas aux devoirs
dont l'accomplissement leur assurerait une éternelle félicité 61. »
Ces considérations de Mgr Hillion s'appliquent aussi bien aux évé-
nements qui précédèrent l'accession de Salomon au pouvoir^ qu'à
ceux qui suivirent sa chute le 10 août 1888.

* * *

Le 18 août 1888, le général Séide Thélémaque, chef de la révolu-


tion du Nord, entra à Port-au-Prince à la tête d'une armée nombreuse,
dont les régiments d'élite prirent position en face du palais national.
[196]
Un gouvernement provisoire, présidé par Boisrond-Canal, fut aus-
sitôt établi et décréta des élections pour la réunion d'une Constituante.
Deux candidats se disputaient la présidence : Séide Thélémaque, mili-
taire d'une grande douceur de caractère, et François Denis Légitime,
ancien ministre de l'agriculture, qui, devenu suspect aux yeux de Salo-
mon à cause de sa popularité à Port-au-Prince, avait dû s'exiler.
Autour de ces deux candidats s'agitaient des partisans ambitieux et
surchauffés. Les amis de Thélémaque prétendaient que le pouvoir de-
vait revenir, comme une juste récompense, au « général révolution-
naire qui avait réussi », d'autant plus que le Nord avait été depuis trop
longtemps exclu de la présidence. Les « légitimistes » soutenaient au
contraire avec force que le plus capable de conduire les affaires de la
république était Légitime, qui, au ministère, avait donné la mesure de
sa compétence et de son honnêteté. Un rien pouvait mettre aux prises
les adversaires. C'est ce qui arriva dans la soirée du 28 septembre.
Un choc terrible se produisit entre les amis de Légitime et les
troupes du Nord cantonnées à la capitale. Celles-ci attaquèrent à plu-
sieurs reprises le palais national défendu par le général Anselme Pro-
phète, chef de la garde présidentielle. Dans la sanglante échauffourée,
le général Thélémaque fut tué, par un boulet lancé du Fort Alexandre,
61 Mgr. Jan, Histoire religieuse du Cap, Port-au-Prince, 1949, page 82.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 247

dans la maison qu'il occupait près du palais de justice actuel, place Pé-
tion, et qui lui servait de quartier général.
Les populations du Nord, du Nord-Ouest et de l'Artibonite se sou-
levèrent et formèrent un gouvernement séparé sous le nom de Répu-
blique Septentrionale, tandis que les représentants des communes de
l'Ouest et du Sud, s'étant réunis en l'absence des constituants nordistes
mais avec le quorum exigible, votèrent une nouvelle Constitution très
libérale et élurent Légitime, d'abord, chef du Pouvoir Exécutif (16 oc-
tobre) et, plus tard, président de la République d'Haïti (16 décembre
1888).
François Légitime était un homme cultivé, honnête, d'une grande
modération de caractère, jouissant de la sympathie générale. En ce
noir instruit, connu pour la noblesse de ses sentiments, les jeunes gens
de l'époque plaçaient leur espoir d'une régénération du pays par
l'union des haïtiens, sans distinction de couleur ou de lieu d'origine.
Les circonstances firent au contraire de cet homme pacifique le prota-
goniste de l'une des guerres civiles les plus calamiteuses qui se soient
déroulées en Haïti. La lutte dura neuf mois. Le Sud ayant fait défec-
tion au dernier moment, le gouvernement de Légitime dut s'effacer
(22 août 1889).

* * *

Une nouvelle Constituante fut appelée qui, le 9 octobre 1889, élut


pour une période de sept ans à la présidence le général Florvil Hippo-
lyte, chef du comité révolutionnaire du Nord. Elle élabora une Consti-
tution, à la discussion de laquelle deux juristes éminents, M. Anténor
Firmin et M. Léger Cauvin, prirent la part la plus brillante. La Consti-
tution de 1889 [197] devait rester en vigueur jusqu'en 1918, ayant réa-
lisé sur les précédentes un record de durée de vingt-neuf ans.
Hippolyte était connu comme ayant eu des sympathies libérales.
On le savait lié d'amitié avec Edmond Paul. Et au Sénat, où il avait
siégé quelque temps, il avait eu une attitude correcte : cela suffisait
pour lui faire une bonne réputation.
La nomination de M. Anténor Firmin, auteur d'un livre remar-
quable sur l'égalité des races humaines, comme ministre des finances
et des relations extérieures fortifia la confiance du peuple dans le nou-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 248

veau gouvernement, d'autant plus que l'année 1900 fut exceptionnelle-


ment prospère au point de vue commercial et financier.
En avril 1891, l'amiral américain Bancroft Gherardi arriva à Port-
au-Prince avec une puissante escadre et présenta au gouvernement
haïtien une note demandant la cession de la baie du Môle Saint-Nico-
las en vue de l'établissement d'une base navale à l'usage de la marine
de guerre des États-Unis. Cette demande, jugée dangereuse pour l'in-
dépendance d'Haïti, fut écartée grâce à l'habile diplomatie de M. Fir-
min, qui trouva chez le ministre américain Frederick Douglass un
grand esprit de compréhension et de bienveillance 62.
Un groupe de mécontents tenta un coup de main le 28 mai 1891 —
jour de la Fête-Dieu — afin de délivrer des prisonniers politiques en-
fermés au pénitencier. Bien que le gouvernement se fût aisément ren-
du maître de la situation, le Président Hippolyte fit procéder, pendant
trois jours, à de nombreuses exécutions sommaires. Dès ce moment, il
devint très ombrageux. Ses emportements fréquents firent croire dans
la suite que son esprit était quelque peu détraqué.

* * *

L'administration d'Hippolyte fut marquée, au début, par une grande


prospérité et une parfaite régularité dans les affaires. La forte exporta-
tion des années 1890 et 1891 et les hauts prix obtenus sur les marchés
étrangers par les denrées haïtiennes stimulèrent le commerce d'impor-
tation. D'autre part, le ministère des travaux publics, nouvellement
créé, montra beaucoup d'activité. Malheureusement, ni les commer-
çants ni le gouvernement ne firent preuve de sagesse. Les premiers
abusèrent des larges crédits qu'ils trouvèrent à l'extérieur, et il en ré-
sulta des faillites scandaleuses. Le gouvernement — qui n'avait plus
pour le guider des hommes de la valeur politique et morale d'un Fir-
min — se livra à des dépenses folles, en faisant exécuter des travaux
improductifs, en accordant à ses amis et partisans des concessions
onéreuses pour l'État 63.
Ces circonstances créèrent bientôt dans tout le pays un malaise,
qu'accentuèrent les actes de violence du Président et de ses subordon-
62 Lire pour toute cette période les chapitres XIV et XV de Logan, op. cit.,
pages 397-457.
63 A. Firmin, Le Président Roosevelt et Haïti, page 435.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 249

nés, [198] car Hippolyte — comme tous les autres — n'avait qu'un
souci : se maintenir au pouvoir, et qu'une crainte : celle de voir se
dresser devant lui une autre candidature capable d'anéantir son rêve de
réélection. La nation vivait haletante sous cette main de fer, qui deve-
nait plus lourde à mesure que se rapprochait la fin du mandat prési-
dentiel.
Des troubles s'étant produits à Jacmel, Hippolyte décida d'aller sur
les lieux et d'administrer en personne aux rebelles une leçon exem-
plaire, comme il l'avait fait dans la terrible journée du 28 mai 1891.
Malgré les conseils de son médecin et même l'ordre de son ami le D r
Louis Audain, il monta à cheval le 24 mars 1896 et, accompagné
d'une nombreuse escorte, se mit en route pour Jacmel. Cinq minutes
après, avant même qu'il fût sorti de Port-au-Prince par le portail de
Léogane, il s'affaissait comme une masse : on le releva mort.
[199]

II
Tirésias Augustin Simon Sam

Le Conseil des ministres, exerçant le pouvoir exécutif conformé-


ment à la Constitution, convoqua à l'extraordinaire l'Assemblée natio-
nale, et le 31 mars 1896, le général Tirésias Simon Sam, ministre de la
guerre, fut élu président de la république pour sept ans.
Les extravagances de la dernière période de l'administration d'Hip-
polyte avaient mis les finances publiques dans l'état le plus misérable.
L'emprunt du 14 mars 1896 de cinquante millions de francs, voté
quelques jours avant la mort de l'ancien président, tout en mettant un
nouveau fardeau sur le dos du contribuable, n'avait en aucune manière
amélioré la situation.
Le général Sam, après quelques mois de tâtonnements, se vit
contraint par l'opinion publique de faire appel à des hommes comme
Anténor Firmin et Solon Ménos pour former le ministère. Ce cabinet
fit tous ses efforts pour conjurer la crise économique et financière qui
étreignait le pays, mais il se trouva immédiatement en face d'une for-
midable cabale montée à la Chambre des députés, où siégeaient en
majorité les familiers et partisans du président lui-même. Interpellé le
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 250

4 juin 1897 sur une question de mince importance administrative, le


ministère reçut un vote de blâme de la Chambre, qui déclara, en outre,
ne plus vouloir entrer en rapports avec lui. Par contre, les ministres
furent portés en triomphe par le peuple, qui les imposa en quelque
sorte, pendant un certain temps, au général Simon Sam. La situation
était pourtant embarrassante. Firmin se retira d'abord. Ménos devait le
suivre peu de mois après.

* * *

Un sujet allemand de descendance haïtienne, Emile Luders, avait


été jugé et condamné par la justice de paix pour des violences exer-
cées sur la personne d'un gendarme. Ce jugement fut, sur appel,
confirmé par le tribunal correctionnel. Le condamné avait la voie du
recours en cassation si cette nouvelle sentence ne lui paraissait pas
conforme à la loi. Il préféra faire intervenir le chargé d'affaires alle-
mand, Comte Schwerin, qui, par ses procédés discourtois, froissa la
légitime susceptibilité du gouvernement haïtien.
Dans la matinée du 6 décembre 1897, deux navires-écoles de la
marine de guerre allemande, la Charlotte et le Stein, entrèrent dans la
rade de Port-au-Prince. Le commandant en chef, capitaine Thiele, lan-
ça immédiatement un ultimatum au gouvernement, réclamant une in-
demnité de [200] vingt mille dollars, une lettre d'excuses à l'Empereur
et un salut au drapeau allemand de vingt et un coups de canon.
Soutenu par le sentiment populaire et par la presse indépendante,
Tirésias Simon Sam parut tout d'abord décidé à ne pas accepter cet ar-
rogant ultimatum et à laisser le commandant allemand exécuter sa me-
nace de bombarder la capitale au mépris de toutes les règles du droit
international. Mais devant le silence plus que prudent dont sa protesta-
tion fut accueillie par les Légations de France, d'Angleterre et des
États-Unis — le consul général d'Espagne, M. Martinez de Tudela,
ayant seul opiné pour la résistance — le gouvernement haïtien, obéis-
sant d'autre part à des préoccupations égoïstes de politique intérieure,
céda. Et le drapeau blanc fut hissé sur le palais présidentiel. Une fois
de plus, Haïti versa l'argent, « comme on jette un os aux chiens », aux
agents du Kaiser. Ce fut une honte qui rendit le général Sam irrémé-
diablement impopulaire. Un journaliste courageux, Pierre Frédérique,
directeur du journal l'Impartial, voulut ameuter l'opinion publique : il
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 251

fut arrêté et jeté dans la cale de la canonnière haïtienne la « Crête-à-


Pierrot ». Il y aurait sans doute trouvé la mort si l'amiral Hamerton
Killick, dont on voulait faire son geôlier, ne l'avait tout de suite entou-
ré de la plus sympathique protection.
M. Solon Ménos se retira du gouvernement. Il a lui-même raconté,
dans un livre émouvant, l'agression allemande de 1897 et indiqué la
nouvelle orientation que cet épisode douloureux de l'histoire haïtienne
a imprimée à la politique extérieure de la République. A cause de leur
importance, les considérations que l'auteur a présentées à ce sujet mé-
ritent d'être rapportées.

* * *

M. Ménos eut de nombreuses conversations avec le ministre des


États-Unis, M. William F. Powell, en vue du règlement pacifique du
grave conflit provoqué par l'intervention inamicale de la Légation al-
lemande en faveur d'Emile Luders. Le diplomate américain, homme
de couleur comme Frederick Douglass, fit preuve à l'égard d'Haïti de
la plus ardente sympathie. Il multiplia ses démarches auprès du gou-
vernement haïtien comme auprès du Département d'État pour empê-
cher une catastrophe qui, dans son opinion, serait aussi humiliante
pour l'honneur d'Haïti que pour le prestige de son pays. Et lorsque la
catastrophe qu'il redoutait se fut produite en cette triste journée du 6
décembre 1897, il eut le courage d'adresser au Secrétaire d'État Sher-
man une protestation indignée, dont voici quelques passages :

« Je pense que notre Gouvernement est en train de perdre rapidement


son influence auprès de ces petites républiques qui considèrent les États-
Unis comme leur protecteur contre les agressions injustes... Les Haïtiens
s'attendaient, aussi bien que les représentants d'autres puissances, à une
confirmation vigoureuse de la doctrine de Monroe. Ils espéraient voir l'ar-
rogance de l'empereur allemand mise fortement et fermement en [201]
échec. Cela aurait été obtenu si notre Gouvernement avait laissé com-
prendre à l'Allemagne qu'aucun acte de violence ne serait toléré, de ce cô-
té-ci de l'Atlantique, de la part d'un État puissant contre un plus faible. Le
peuple et le Gouvernement d'Haïti déplorent que celui de tous les pays sur
lequel ils croyaient pouvoir compter pour recevoir une aide dans leur
cruelle détresse ait manqué de répondre à leur suprême appel. C'est la pre-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 252

mière fois de ma vie que j'ai eu l'occasion d'avoir honte d'être un citoyen
américain. (It is the first time in my life, I have ever had cause to be asha-
med of being an American). 64 »

Le Ministre Powell ne fut pas le seul à s'indigner. Presque unani-


mement la presse américaine prit parti pour Haïti, considérant l'action
du gouvernement impérial comme une grave offense faite aux États-
Unis eux-mêmes. Mais le Secrétaire d'État Sherman n'entendait pas
faire jouer à son pays ce rôle de protecteur. Il n'était point partisan
d'une « alliance panaméricaine » parce que, dans son propre langage,
un « tel système de protection mutuelle ne profiterait qu'aux pays de
l'Amérique latine, les États-Unis n'en ayant nul besoin pour eux-
mêmes ».
Quant à l'idée d'un protectorat, Sherman la repoussait de la façon la
plus vigoureuse comme étant contraire aux principes sur lesquels re-
posait la politique extérieure de l'Union. « Un protectorat — écrivit-il
dans une dépêche du 11 janvier 1898 à Powell — de quelque manière
qu'on le qualifie, entraîne une responsabilité plus ou moins grande
pour l'État protecteur au sujet des actes de l'État protégé, sans que le
premier ait le pouvoir de préparer ou de contrôler ces actes, à moins
que les rapports ainsi créés ne soient virtuellement pour le pays proté-
gé ceux d'une dépendance coloniale. »
Le gouvernement haïtien avait-il donc demandé à M. Powell de
proposer au Département d'État un protectorat sur Haïti afin d'empê-
cher le retour d'agressions semblables de la part de l'Allemagne ou de
toute autre puissance non-américaine ? L'ancien Sous-Secrétaire d'État
J. Reuben Clark l'a nettement affirmé dans son « Mémorandum on the
Monroe Doctrine », publié en décembre 1928. On y lit (page 172) la
dépêche de Sherman, dont un extrait est donné plus haut et dans la-
quelle le Secrétaire d'État reprochait assez vivement au ministre des
États-Unis d'avoir encouragé les ouvertures, que Powell prétendait lui
avoir été faites relativement à un pareil projet par le gouvernement
haïtien ou « ses » amis.

* * *

64 Voir Ludwell Lee Montague, Haïti and the United States, Duke University
Press, 1940.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 253

Quel était le membre du Gouvernement ou quels étaient ces « amis


haïtiens » qui avaient osé s'engager dans de telles démarches ? Il pa-
raît impossible d'y ranger Solon Ménos, comme on l'a quelquefois in-
sinué, parce qu'il s'est exprimé de la manière la plus explicite sur ce
point capital dans son livre l’Affaire Luders.
[202]

« La République d'Haïti — dit-il — a fait la triste expérience du


triomphe de la brutalité. Ses gouvernements, depuis 1825, ont subi tour à
tour les conditions hautaines de l'étranger... Après chaque affront, nous
protestons, et cela nous console, paraît-il. Je veux bien croire qu'une pro-
clamation indignée ou dolente est le meilleur pansement des blessures na-
tionales ; mais, ce qui importe principalement, c'est le moyen de prévenir
autant que possible ces chocs et ces insultes. Et je n'en vois pas d'autre —
indépendamment et sans préjudice d'une invariable politique progressiste
— qu'un état de choses qui nous tire de notre solitude et nous laisse moins
exposés à tous les outrages, à tous les coups, à tous les excès.
« Si une puissance comme l'Angleterre peut se complaire dans un
« splendide isolement », il n'en est évidemment pas ainsi de l'État d'Haïti.
Les risques qu'il court sont trop graves et trop constants pour que la néces-
sité d'un nouveau groupement international ne soit pas envisagé et discu-
té... J'incline à penser que l'amitié continue d'une grande nation constitue
une force morale, c'est-à-dire une de ces forces dont nous avons le plus be-
soin et qu'il serait puéril de négliger. Or, la puissance assez favorable à
notre développement pour se prêter à ce resserrement de relations, à cette
sorte d'intimité internationale, ce n'est pas la France, devenue dédaigneuse
de nos sympathies de tradition ou d'éducation. Les États-Unis, par contre,
ont d'ordinaire le souci d'entretenir avec nous des rapports presque de bon
voisinage. Il importerait de tirer parti de cette tendance et de chercher dans
une entente cordiale des deux pays une nouvelle garantie de notre sécurité
extérieure.
« Je supplie qu'on ne travestisse pas ma pensée et que l'on n'altère pas
l'expression nette d'un avis délibéré à loisir et, par conséquent, adopté sans
aucun entraînement... Je ne préconise ni annexion, ni protectorat, ni
concessions territoriales. Il n'est et il ne saurait être question que d'un mo-
dus vivendi assurant dans une certaine mesure notre quiétude d'esprit par
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 254

le maintien et la consolidation de la bonne harmonie entre les États Améri-


cains et fortifiant, de la sorte, notre position morale et matérielle.
« Il est regrettable, à ce point de vue, que la Conférence Internationale
Américaine tenue à Washington en 1889, n'ait pas eu des résultats pra-
tiques plus appréciables. C'était, après tout, une noble idée que celle de
réunir des délégués de toute l'Amérique à l'effet de discuter et de recom-
mander à l'adoption de leurs gouvernements respectifs un plan d'arbitrage
pour le règlement des différends qui pourraient survenir entre les nations
représentées. Elle entraînait comme corollaire logique la mission d'exami-
ner « les questions relatives au développement des rapports commerciaux
et des moyens directs de communication entre elles, aussi bien que les
moyens d'encourager tels arrangements réciproques des relations commer-
ciales qui pourraient être profitables pour tous ces États en assurant de
plus grands débouchés aux produits de chacun d'eux ».
[203]
« Notre dessein — dont j'eus l'occasion d'entretenir M. Powell dans le
cours de l'affaire Luders — était de profiter des bonnes dispositions du
gouvernement fédéral pour l'amener à conclure définitivement avec nous
un traité particulier d'arbitrage inspiré de celui du 28 avril 1890. De la
sorte, nos controverses possibles avec les États-Unis se régleraient par un
moyen exclusif de toute éventualité de menaces et de voies de fait et qui
ne comporterait donc pour nous aucun froissement irrémédiable. Cette as-
surance ferait tomber les derniers doutes et rendrait plus sûres, plus
étroites, plus efficaces les relations entre les deux peuples, dont le plus
fort, par l'effet d'une solidarité croissante, tendrait probablement, en cas
de complications extérieures, à s'intéresser davantage à la sauvegarde de
l'honneur du plus faible...
« Il ne nous appartenait pas d'oublier, en présence des ennuis que nous
suscitait l'Allemagne, que, dans la course aux colonies où les puissances
européennes perdent toute mesure et jusqu'à la notion du juste et de l'in-
juste, la doctrine de Monroe nous était un immuable bouclier contre la
poussée des convoitises ambiantes. Et nous ne pouvions non plus empê-
cher, au milieu de tant de marques de sympathie qui, dans notre détresse,
nous venaient des États-Unis, de nous rappeler que ce peuple, encore qu'il
ait quelquefois abusé de sa force à nos dépens, est celui dont l'équité se
manifesta à notre égard sous une forme vraiment exceptionnelle lorsque le
Secrétaire d'État Bayard refusa de maintenir les réclamations d'Antonio
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 255

Pelletier et de A. H. Lazare 65, en dépit des sentences arbitrales rendues


contre la République d'Haïti. »

* * *

Nous avons tenu à reproduire ces importantes considérations où,


par une sorte de prescience, Solon Ménos a réuni les éléments d'une
politique de solidarité interaméricaine, à laquelle il a trouvé le nom de
bon voisinage et dont, plusieurs années plus tard, Franklin-D. Roose-
velt devait présenter aux États d'Amérique la formule définitive. C'est
cette politique d'amitié et d'entraide qu'ont également préconisée Sté-
phen Preston, Hannibal Price, Anténor Firmin, Jacques Nicolas Léger,
qui furent les défenseurs d'un idéal panaméricain d'entente cordiale,
de justice et de coopération dans lequel ils plaçaient leur rêve d'une
Haïti heureuse, prospère et respectée.
Une fois Firmin et Ménos partis, des vues si hautes de politique ex-
térieure et intérieure disparurent des sphères gouvernementales. Les
anciennes pratiques de police et de corruption furent remises en hon-
neur. Emprunts succédèrent aux emprunts comme moyen de combler
les déficits budgétaires. On diminua de vingt pour cent les traitements
des petits employés de l'État, bien qu'on continuât à ne leur payer que
de manière intermittente ces salaires réduits. De hauts fonctionnaires
[204] faisaient ce que Ton appelait le « commerce des feuilles d'ap-
pointements » : ils escomptaient ces « feuilles » à un taux dérisoire,
les touchaient immédiatement du trésor et sur la somme reçue rete-
naient parfois pour eux-mêmes jusqu'à quatre-vingt-dix pour cent du
montant. Quantité d'effets publics restaient en souffrance, augmentant
considérablement chaque jour la dette flottante. Une loi du 21 dé-
cembre 1897 ordonna la consolidation de la dette flottante arriérée.
Cette opération, bonne en principe, était faite pour alléger les charges
de la république : elle les augmenta au contraire par suite des scanda-
leuses distributions de titres auxquelles elle donna lieu.
Tout cela n'était pas fait pour rehausser le prestige du gouverne-
ment. Le Président Tirésias Simon Sam était personnellement porté à
la modération et les actes de brutalité lui répugnaient. Mais il laissait
faire ses subordonnés. Sous son administration la police fut horrible-
ment tracassière : elle commit des crimes qui ont mis une tache san-
65 Voir Logan, op. cit., page 359.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 256

glante sur sa réputation. Sa conscience en resta troublée. Ce qui le


prouve, c'est la décision inattendue qu'il prit au sujet de l'échéance de
son mandat présidentiel. Le décret de l'Assemblée nationale l'avait
fixée au 15 mai 1903, mais on soutenait avec raison que le président
ayant été élu le 31 mars 1896, son mandat avait commencé constitu-
tionnellement le 15 mai 1895 pour finir le 15 mai 1902.
Le général Sam — qui se rendait compte de son impopularité et
qui ne désirait pas se maintenir au pouvoir au prix d'une effusion de
sang — trancha lui-même la controverse en annonçant son intention
de se retirer le 12 mai 1902. L'Assemblée nationale se réunit ce jour-là
pour lui désigner un successeur, qui aurait été vraisemblablement, des
nombreux candidats du propre entourage du président, M. Cincinnatus
Leconte, ministre des travaux publics. La population de Port-au-
Prince estima que cette élection aurait simplement signifié la conti-
nuation d'un régime devenu insupportable.
L'Assemblée nationale fut dispersée par la force.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 257

[205]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XIX
LA SOCIÉTÉ HAÏTIENNE
À LA VEILLE DU 100ème
ANNIVERSAIRE DE
L’INDÉPENDANCE

Retour à la table des matières

Il nous paraît utile de décrire la situation de la société haïtienne à la


veille du centième anniversaire de l'indépendance nationale et de
montrer, en un raccourci aussi bref que possible, les progrès accom-
plis par Haïti dans l'ordre social et principalement dans le domaine in-
tellectuel.
Pour un observateur superficiel, ces progrès ne sont guère sen-
sibles, et Paul Adam a pu écrire que l'histoire haïtienne n'a été, au
cours d'un siècle, qu'une « suite d'opérettes sanglantes ». La seule énu-
mération de nos révolutions, changements de régimes et de constitu-
tions, déprédations financières, exécutions sommaires, semblerait
confirmer le jugement sévère de l'écrivain français. Il serait cependant
facile de répondre que les événements regrettables qui se déroulèrent
dans la petite république noire des Antilles trouvaient leurs antécé-
dents ou leurs répliques dans les faits qui s'accomplissaient, presque à
la même époque, dans de nombreux pays d'Europe et d'Amérique —
particulièrement dans cette France révolutionnaire que les Haïtiens
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 258

avaient adoptée comme modèle et comme inspiratrice. Le XIX« siècle


français, s'il a été marqué par/les révolutions, émeutes, coups d'état,
crises parlementaires, grèves, scandales financiers ou judiciaires in-
nombrables, a vu aussi s'opérer en France, tant dans l'ordre social que
dans le domaine scientifique, industriel et artistique, des transforma-
tions profondes et des réformes fondamentales. On peut en dire de
même pour Haïti.

* * *

La nation haïtienne, à la veille de 1904, n'offre plus — cela paraît


évident au premier examen — l'aspect de la multitude amorphe de
1804. Elle s'est en effet rapidement créé ses organes de vie sociale et
économique. On n'y trouve pas de classes, si par ce mot on entend
parler de castes fermées, comme dans les États de l'Inde, n'entretenant
les unes avec les autres que les rapports rendus nécessaires par leur
présence sur un même territoire. La société haïtienne ne présente pas
de compartiments séparés par des cloisons étanches : elle est nette-
ment démocratique. [206] Il s'y est naturellement formé, suivant la loi
de la division du travail, des catégories sociales — celles dont l'exis-
tence est indispensable pour assurer la coopération et l'équilibre des
forces nationales. L'esclavage, en passant son niveau sur tous les
fronts, avait réalisé l'égalité dans l'abrutissement. La liberté, en per-
mettant l'épanouissement et le libre jeu des énergies individuelles,
laisse au progrès social le soin d'opérer les sélections et de constituer
les cadres nécessaires de la politique et de l'économie.
Ce travail interne d'organisation s'est accompli au sein du groupe-
ment haïtien et, s'il est loin d'être achevé, on peut affirmer qu'il est dé-
jà avancé quand on compare le point de départ 1804 au point d'arrivée
1904. Haïti est en effet, dès maintenant, pourvue de tous les éléments
qui, dans l'ordre intellectuel et économique, doivent lui permettre de
prendre l'essor définitif vers le progrès. Elle a ses paysans — proprié-
taires en majorité de la terre qu'ils cultivent. Elle a ses artisans et ou-
vriers, ses agriculteurs, industriels et commerçants, son élite intellec-
tuelle composée de professeurs, de médecins, d'ingénieurs, de juristes,
de prêtres et pasteurs, d'écrivains et d'artistes. Entre les divers organes
de la vie nationale l'harmonie n'est sans doute pas parfaite, mais elle
s'établit peu à peu, à mesure que les progrès de l'éducation sous toutes
ses formes comblent le fossé encore trop large qui existe entre l'élite et
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 259

la masse du peuple non seulement au point de vue de la culture intel-


lectuelle mais également au point de vue de l'hygiène, de l'alimenta-
tion, du logement, du vêtement, des conditions de vie morale et reli-
gieuse en général 66.

* * *

Le Président Pétion avait créé la démocratie rurale par ses distribu-


tions de terres qui, si elles ne furent pas faites en toute équité par
quelques-uns des fonctionnaires de l'administration, représentent
néanmoins la mesure la plus importante appliquée en Haïti en vue de
donner à la nationalité haïtienne sa base la plus solide. C'est ce qu'un
Anglais Robert Sutherland, consul à Port-au-Prince, constatait en ces
termes : « Le principal but de Pétion était d'attacher les hommes au sol
en leur y donnant un intérêt et de faire que, dans le cas où la France
tenterait de reprendre son ancienne colonie, ils eussent à défendre
leurs villages, leurs femmes et leurs enfants. » Ce chef d'État — de
qui Simon Bolivar disait qu'il était en avance sur son peuple et sur son
siècle — avait également compris que pour « élever l'Haïtien à la di-
gnité de son être » il fallait lui donner l'instruction : il fonda le lycée
de Port-au-Prince et — ce qui était extraordinaire pour l'époque — un
établissement d'enseignement secondaire pour les jeunes filles, recon-
naissant ainsi l'égalité des sexes devant l'éducation.
Le tort de Boyer fut de n'avoir pas compris, comme Christophe et
comme Pétion, que la diffusion de l'instruction était l'une des condi-
tions indispensables du progrès social et de s'être confiné dans une
sorte d'immobilisme, [207] que la jeunesse de son temps lui reprocha
véhémentement. Chose curieuse, c'est le reproche que Lamartine,
presque à la même époque, adressait au gouvernement de Louis-Phi-
lippe lorsqu'il demandait au roi, en 1842, de renoncer à son attitude
négative. « Un tel système d'immobilité, disait le grand poète, n'a pas
besoin d'un homme d'État : une borne y suffirait. » La révolution de
Praslin se fit contre un pareil système d'inaction et amena la chute de
Boyer.
Il nous faut arriver jusqu'à Geffrard pour trouver une organisation
vraiment sérieuse de l'instruction publique. La signature du Concordat

66 Voir D. Bellegarde, Haïti et ses Problèmes, Ed. Valiquette, Montréal,


1941. [En préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 260

de 1860, en plaçant l'Eglise catholique d'Haïti sur des assises durables,


permit l'introduction dans le pays des Congrégations enseignantes des
PP. du Saint-Esprit, des FF. de l'Instruction Chrétienne, des Reli-
gieuses de Saint-Joseph de Cluny, des Filles de la Sagesse, qui par
leurs écoles exercèrent sur le progrès intellectuel du peuple haïtien
une influence considérable. Les institutions laïques, publiques ou pri-
vées, trouvèrent dans cette compétition non un motif d'hostilité mais
un stimulant pour leur propre développement. Les succès obtenus par
le Séminaire Collège St-Martial, le Pensionnat Ste-Rose de Lima, le
Pensionnat du Sacré-Cœur, l'Institution St-Louis de Gonzague,
avaient forcé le gouvernement à porter plus d'attention aux lycées na-
tionaux tant pour le recrutement sévère de leur personnel que pour
l'acquisition de laboratoires et de matériel d'enseignement appropriés.
L'État haïtien non seulement accorda des bourses à des jeunes gens
pour leur permettre de poursuivre leurs études dans des universités
étrangères mais fit venir en Haïti des maîtres français pour enseigner
dans ses écoles. Les Haïtiens ont gardé le plus reconnaissant souvenir
de la mission de professeurs que le Président Salomon, grâce à l'appui
de l'Alliance française de Paris, appela à Port-au-Prince et au Cap-
Haïtien. Les noms de ces professeurs — en particulier ceux de Jules
Moll et d'Henri Villain — restent gravés dans le cœur et dans l'esprit
de leurs anciens élèves du lycée Pétion.

* * *

Les mouvements littéraires qui ont marqué les principales étapes


de la pensée haïtienne se sont développés presque toujours autour d'un
journal ou d'une revue, comme l'Abeille Haïtienne de 1817, le Télé-
graphe de 1821, le Républicain et l'Union de 1836, le Temps de 1842,
l'Opinion nationale et le Progrès de 1861, le Civilisateur de 1870, etc.
Les historiens de la littérature ont fait à une petite revue La Ronde,
parue en mai 1898 et qui vécut à peine trois ans, l'honneur de la ranger
parmi ces publications qui furent comme des jalons lumineux sur la
grande route de l'histoire nationale. Elle doit un tel privilège au fait
d'avoir été au centre du mouvement intellectuel d'une rare intensité
qui se produisit en Haïti à l'approche du XX« siècle et à la veille de la
célébration du premier centenaire de l'indépendance.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 261

Dans le premier numéro du 5 mai, le secrétaire de la revue écrivait


modestement : « Nous n'avons aucune prétention. Ce que nous vou-
lons, [208] c'est exprimer nos rêves, nos aspirations, nos tendances,
avec le secret espoir que de tous nos efforts il restera quelque chose.
Bannissant de notre publication la desséchante politique et les ques-
tions qui n'intéressent pas directement ou indirectement l'art, nous fe-
rons la ronde autour des idées et des hommes, essayant de les com-
prendre et de les faire aimer. Dans l'examen des œuvres que nous au-
rons à apprécier ici, nous nous montrerons toujours largement ac-
cueillants à toute manifestation désintéressée de la pensée, formulant
nos impressions de liseurs avec modération mais sans faiblesse. Notre
sympathie ira à tous ceux qui, en dépit des railleries, contribuent à
l'enrichissement de notre littérature. Mais notre admiration sera entiè-
rement acquise aux écrivains qui, « absorbant, comme dit Amédée
Brun, toute la sève physique et morale de notre coin de terre », auront
rendu en une forme originale les beautés de notre nature et marqué
leurs œuvres d'un cachet vraiment national. »
La jeune revue n'était asservie à aucune formule d'école. Elle n'en-
tendait imposer aucun credo littéraire ou philosophique. Réclamant la
liberté sous toutes ses formes et particulièrement celle de l'art, elle af-
firmait néanmoins comme une nécessité sociale et politique pour
l'Haïtien de se soumettre à certains principes moraux, dont la négation
entraînerait inévitablement la ruine de la nationalité haïtienne. Elle
faisait appel à tous les talents. Au noyau initial, formé de Pétion Gé-
rôme (22 ans), Damoclès Vieux (22 ans), Jules Dévieux (20 ans), Jus-
tin Godefroy (23 ans), Amilcar Duval (23 ans) et Dantès Bellegarde
(21 ans) vinrent se joindre, dès la première heure, Charles Lechaud,
Antoine Innocent, Félix Magloire, Jean Price Mars, Charles Bouche-
reau, Théodora Holly, Maurice Brun, Justin Lhérisson, Seymour Pra-
del, François Mathon, Probus Blot, Fernand Hibbert, qui étaient tous à
peu près du même âge.
Le groupe ne tarda pas à s'agrandir de tous les apports des généra-
tions précédentes. Les aînés immédiats, comme Massillon Coicou qui
fut le véritable initiateur du mouvement, comme Georges Sylvain,
Justin Dévot, Pauléus-Sannon, Léon Audain, Cécile Pradines-Bas-
quiat, Virginie Sam-peur, offrirent spontanément leur collaboration.
Ce fut bientôt le ralliement des jeunes écrivains de la province, Etzer
Vilaire, Edmond Laforest, Charles Moravia, Edouard Latortue. Et tan-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 262

dis que La Ronde s'honorait de la sympathie active de beaux vieillards


tels que François Légitime, Duraciné Pouilh, Turenne Carrié, Dulciné
Jean-Louis, Paul Lochard, Camille Bruno, elle réunissait autour d'elle
comme une guirlande fleurie les adolescents qu'étaient alors Clément
Magloire, Nerva Lataillade. Clément Bellegarde, Constantin Mayard
— celui-ci n'ayant que seize ans quand il apporta à la revue ses pre-
miers vers.

* * *

Adolescents, adultes, hommes mûrs, vieillards avaient le sentiment


de participer à une œuvre commune de rénovation sociale — senti-
ment que rendait plus vif l'approche du centenaire de l'indépendance
nationale. Les jeunes surtout étaient animés d'une foi ardente dans
l'avenir de leur [209] patrie et gardaient, intacte dans leur cœur, la ver-
tu d'admirer. Et Haïti leur offrait à ce moment une belle collection
d'hommes qui leur paraissaient dignes d'admiration et dont l'union fra-
ternelle pouvait, espéraient-ils, sauver du désastre le peuple haïtien et
assurer son bien-être. Dégagés de tout parti-pris d'école, de tout préju-
gé de race, de classe, de naissance ou d'origine, ils applaudissaient
avec une égale ferveur les effusions lyriques de Massillon Coicou ; la
haute pensée philosophique et le patriotisme serein de Justin Dévot ;
la musicale éloquence de Sténio Vincent ; la prédication ardente du
Révérend Auguste Albert ; l'évangélisme vibrant de Louis Borno ; les
appels généreux de Jérémie, de L.-C. Lhérisson, de Fleury Féquière
pour l'éducation populaire et l'organisation du travail ; la lumineuse
ordonnance des entretiens de Georges Sylvain ; la verve éblouissante
de Michel Oreste à la Chambre ou à la barre ; le verbe cinglant
d'Edouard Pouget ; la parole attrayante de Nemours Auguste ; la fi-
nesse spirituelle d'Edmond Lespinasse ; l'argumentation savante ou la
pureté classique des plaidoyers de Léger Cauvin, de Luxembourg
Cauvin, d'Emile Deslandes, de Jacques Nicolas Léger, d'Adhémar Au-
guste, d'Emmanuel Léon.
Les juristes s'étaient groupés dans la Société de Législation — vé-
ritable académie des sciences politiques et sociales dont les séances
attiraient un public d'élite. Sa célèbre revue à couverture verte, fondée
en 1891, rendait compte des doctes discussions qui s'y déroulaient sur
des questions d'intérêt national ou de droit international public ou pri-
vé. Au voisinage d'une telle association, l'Ecole de Droit s'était trans-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 263

formée en un centre intellectuel, où étudiants et auditeurs bénévoles se


rassemblaient autour des chaires tenues par de savants professeurs
comme Auguste Bonamy, Edmond Lespinasse, Léger Cauvin, Lélio
Dominique, Georges Sylvain, Louis Borno, Amédée Brun, Labé-
doyère Cauvin, Pierre Hudicourt, Abel Daumec, Joseph Justin, Vilme-
nay.

* * *

Le docteur Léon Audain, revenu de France, où il avait été interne


des hôpitaux, menait une campagne vigoureuse pour l'adaptation de
l'enseignement médical haïtien aux nouvelles méthodes de la re-
cherche scientifique. Elève favori du grand chirurgien Péan et ayant
étudié la bactériologie sous la direction du Professeur Blanchard de
Paris, Audain fonda tout d'abord la Polyclinique Péan avec la collabo-
ration de ses confrères Félix Armand, Wesner Ménos, Jules Borno,
Paul Salomon, Charles Mathon, Daniel Domond, Lélio Hudicourt, Le-
brun Bruno et le pharmacien Frémy Séjourné. La Polyclinique devint
une véritable école de médecine et d'obstétrique, qui ouvrit généreuse-
ment ses portes à de fervents étudiants comme Victor Boyer, Brun Ri-
cot, Vallès, Lissade, Price Mars, Gaston Dalencour, Pierre-Noël, Clé-
ment et Félix Coicou, J.-C. Dorsainvil, Marc Mathieu, et d'où sortirent
les premières sages-femmes diplômées ayant reçu leur formation com-
plète en Haïti. Après un voyage en Europe, le Dr Audain transforma la
Polyclinique Péan et lui donna le [210] nom de Laboratoire de Parasi-
tologie et d'Hématologie clinique. Les travaux de cet établissement
étaient analysés dans la Lanterne Médicale, revue créée et rédigée par
les étudiants. Sous la signature de Léon Audain et de ses élèves Victor
Boyer et Gaston Dalencour, parut bientôt un ouvrage de grande im-
portance « Pathologie Intertropicale, doctrines et clinique », qui fut
publié en vue du centenaire comme un hommage aux fondateurs de
l'indépendance. Ce livre fut suivi par « Fièvres Intertropicales », de
1200 pages, où Léon Audain et ses collaborateurs Charles Mathon,
Gaston Dalencour, Lissade, Brun Ricot, Paul Salomon, ont repris la
question si ardue des fièvres des pays chauds : cette œuvre reste jus-
qu'à présent la contribution la plus considérable apportée à la science
médicale par les Haïtiens. Un autre livre de Léon Audain, l'« Orga-
nisme dans les Infections », reçut un prix de l'Académie de médecine
de Paris. Comme fouettée dans son orgueil par le succès rapide de sa
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 264

jeune rivale, l'Ecole de Médecine sortit de sa torpeur et montra sa vita-


lité en créant la Maternité de Port-au-Prince et en améliorant son en-
seignement trop figé. Les docteurs Isaïe Jeanty, Dantès Destouches,
Riboul de Pescay, Roche-Grellier, Duchatellier, Michel, Mahotière,
Gilles, furent parmi ceux qui se signalèrent le mieux par leur activité.

* * *

Les jeunes gens, qui sortaient de nos lycées et collèges munis de


leur certificat d'études secondaires, ne trouvaient d'autre débouché que
le droit et la médecine, deux carrières déjà encombrées où la concur-
rence se faisait de plus en plus acharnée. Cette situation avait d'abord
pour effet de décourager les élèves qui montraient du goût particuliè-
rement pour les mathématiques, la physique et la chimie puisqu'ils ne
voyaient aucun intérêt pratique à se consacrer à l'étude de ces
sciences. D'autre part, les besoins économiques du pays exigeaient la
constitution d'un état-major du travail formé d'ingénieurs et d'agro-
nomes. Alors six hommes de bonne volonté, Auguste Bonamy, ancien
directeur du lycée Pétion, Horace Ethéart, professeur de mathéma-
tiques, Frédéric Doret et Louis Roy, anciens élèves de l'Ecole Natio-
nale Supérieure des Mines de Paris, Jacques Durocher, de l'Ecole Cen-
trale des Arts et Manufactures, Chavineau Durocher, de l'Institut
Agronomique, eurent l'idée généreuse de créer une école de génie
sous le nom d'Ecole libre des Sciences Appliquées.
Le nouvel établissement, qui répondait à une incontestable nécessi-
té nationale, ne reçut aucun secours du gouvernement, mais il vit ac-
courir à lui des gens qualifiés comme les ingénieurs Aubry, Tiphaine,
l'architecte Léonce Maignan, les docteurs Jules Borno, Brun Ricot,
MM. Seymour Pradel, Dantès Bellegarde, Hermann Héreaux, qui ac-
ceptèrent, pendant plusieurs années, d'y professer sans rémunération.
Le public, de son côté, répondit à l'appel en fournissant à l'Ecole les
premiers fonds nécessaires. Plus tard, le député Féquière, fortement
soutenu à la Chambre par ses [211] collègues Edouard Pouget et
Windsor Bellegarde, fit voter une subvention en faveur de l'établisse-
ment, qui a déjà formé pour le pays plus de trois cents ingénieurs.

* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 265

M. L.-C. Lhérisson, fondateur du Collège-Louverture, établisse-


ment d'enseignement secondaire moderne, avait réuni autour de lui
professeurs et instituteurs en une puissante « Association des
Membres du Corps Enseignant », dont les conférences, quelquefois
présidées par la grande éducatrice Argentine Bellegarde-Foureau, di-
rectrice du Pensionnat National de demoiselles, étaient ardemment
suivies par un nombreux public. M. Sténio Vincent y présenta un ma-
gnifique exposé sur l'éducation de l'enfant, et le jeune directeur de La
Ronde, Pétion Gérôme, y parla avec profondeur des faiblesses et des
grandeurs de l'âme haïtienne.. L'Association avait sa revue et une bi-
bliothèque circulante composée non seulement de livres et bulletins
pédagogiques mais aussi d'ouvrages littéraires ou scientifiques de
toutes sortes. L'Association mit à la mode les questions d'éducation et
de culture en général. Elle organisa deux Congrès, l'un sur l'enseigne-
ment primaire, présidé par M. Auguste Bonamy, l'autre sur l'enseigne-
ment secondaire, dont le président fut Léon Audain et le rapporteur
Windsor Bellegarde, ancien élève de l'Ecole normale supérieure de
Paris.
Un groupe spécial, formé de L.-C. Lhérisson, Emmanuel Ethéart,
Périclès Tessier et Etienne Mathon, créa, avec l'aide de contremaîtres
français expérimentés, l'Ecole Professionnelle de Port-au-Prince, la
plus importante de ce genre qui eût été fondée jusque-là en Haïti.
L'Alliance française, créée en 1883 par le géographe Pierre Foncin
pour la propagation de la langue française et l'expansion du commerce
de la France, fut connue en Haïti grâce à la propagande intelligente de
Bénito Sylvain, qui dirigeait à Paris le journal haïtien La Fraternité.
Georges Sylvain, nommé délégué général par le Siège social de Paris,
anima de sa foi persévérante le Comité Haïtien de l'Alliance française,
qui devint un véritable foyer de culture par ses initiatives heureuses :
cours publics, conférences, bibliothèques, expositions d'art, etc. Sous
l'égide du Comité, Mme Victor Daubeuf, née Isabelle Laporte, créa à
l'intention des jeunes filles une école professionnelle, avec section de
peinture.
Georges Sylvain avait décidé son père Michel Sylvain, grand com-
merçant de Port-de-Paix, à construire une salle de spectacles sur l'em-
placement où s'élève aujourd'hui le bâtiment de l'Ecole Elie-Dubois.
En vue d'aider au renouvellement de l'art dramatique en Haïti, les
jeunes rédacteurs de La Ronde se firent acteurs et interprêtèrent avec
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 266

talent les œuvres de Massillon Coicou et de Vandenesse Ducasse, l'un


des grands espoirs — trop tôt disparu ! — du théâtre haïtien. Ceux qui
ont assisté à ces passionnantes représentations ne peuvent penser à
Dessalines sans se rappeler Antoine Innocent qui personnifiait de ma-
nière impressionnante le Fondateur de l'indépendance. Ils ne peuvent
non plus penser [212] au général Pétion sans se rappeler la fine et élé-
gante silhouette de Justin Godefroy — écrivain subtil et délicat qui
mourut avant d'avoir donné la pleine mesure de son talent.
L'infatigable Georges Sylvain avait, d'autre part, réussi à grouper,
sous la présidence du grand avocat et parlementaire Luxembourg Cau-
vin, quelques-uns de ses amis qui fondèrent l'« Œuvre des Ecrivains
Haïtiens ». En vue du centenaire de l'indépendance nationale, cette as-
sociation confia à quatre de ses membres, Solon Ménos, Georges Syl-
vain, Amilcar Duval et Dantès Bellegarde, le soin de composer une
anthologie des poètes et des prosateurs d'Haïti. Les deux recueils de
poésie et de prose furent couronnés par l'Académie française — la
première récompense de ce genre accordée à un ouvrage haïtien.
Commentant cet événement littéraire, M. Solon Ménos écrivit :
« Telle est l'excellence de l'art que devant lui s'évanouissent instanta-
nément les malentendus et même les préventions les plus invétérées.
Le prix décerné par l'Académie française est d'autant plus estimable
qu'il s'applique à un ouvrage consacré à la glorification de notre indé-
pendance. Il n'est pas téméraire de dire qu'une coïncidence aussi signi-
ficative accroît la haute valeur de cette récompense attribuée, comme
par un décret de grande naturalisation, à notre littérature autonome. »

* * *

Pour coordonner tous ces efforts en vue de la célébration du cente-


naire, il s'était créé une grande association — l'Association Nationale
du Centenaire de l'Indépendance — dont l'un des promoteurs était M.
Jérémie : il en devint le président. Tout jeune, M. Jérémie avait fondé
un petit journal « Le Persévérant », où ses meilleurs articles étaient
consacrés à l'instruction publique. Il pensait que la façon la plus digne
de célébrer le centenaire était de mettre le peuple, par une forte éduca-
tion à la fois morale, intellectuelle et professionnelle, en mesure de
continuer l'œuvre constructive des fondateurs de la patrie. Aussi pro-
nonça-t-il au cours de sa présidence de nombreux discours et confé-
rences, dans lesquels il esquissa un programme pratique d'organisation
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 267

du travail et d'enseignement populaire. Il fonda l'Ecole du Soir pour


ouvriers illettrés. Deux brochures, l'Education populaire (1892) et Ins-
truction et Travail (1894), exposèrent ses vues sur ces graves pro-
blèmes, toujours actuels. En 1901, M. Jérémie publia son œuvre la
plus importante, L'Effort, qui mériterait d'être lue et commentée dans
les classes supérieures de nos lycées et collèges.
Pierre Frédérique, le grand journaliste, et Massillon Coicou, le
poète martyr dont nous parlerons longuement plus loin, présidèrent
successivement l'Association. Coicou ayant été nommé en 1900 secré-
taire de la légation d'Haïti à Paris avec M. Anténor Firmin comme mi-
nistre plénipotentiaire, l'Association du Centenaire entra dans une
sorte de léthargie, dont elle se réveilla sous le coup de fouet qui lui fut
donné par la création d'un Comité du Centenaire sous la présidence de
Justin Dévot. [213] La première association avait choisi comme pré-
sident M. Septimus Marius. Grâce à l'amicale intervention du ministre
de l'intérieur, M. Renaud Hippolyte, les deux sociétés se fondirent en
une seule, Septimus Marius et Justin Dévot exerçant alternativement
la présidence. Comme si la Providence avait elle-même guidé nos
choix, cette double présidence du noir Septimus Marius et du mulâtre
Justin Dévot symbolisait l'union sacrée qui s'était faite, dans la nuit du
13 au 14 octobre 1802 au Haut-du-Cap, entre Dessalines et Pétion et
sans laquelle l'indépendance d'Haïti n'aurait pu être conquise.
Aux yeux de la jeunesse instruite et principalement des jeunes gens
de La Ronde, Justin Dévot représentait le plus bel exemplaire d'huma-
nité que notre pays eût encore produit. Ils étaient allés le tirer de sa so-
litude d'abord pour obtenir sa collaboration à leur revue, ensuite, grâce
à Georges Sylvain, pour le décider à se mêler à la foule et à lui parler
ce langage du vrai patriotisme qu'on trouve dans tous ses livres et, en
particulier, dans son admirable « Manuel d'Instruction civique ».
L'Association Nationale du Centenaire ainsi ressuscitée organisa
une série de conférences historiques, qui eurent lieu au Théâtre Syl-
vain. Le programme de ces conférences avait été arrangé de telle fa-
çon que les auditeurs pussent prendre une vue complète de l'histoire
d'Haïti, de la découverte à 1804. Elles furent faites par Ducas Pierre-
Louis, Charles Moravia, Fleury Féquière, Etienne Mathon, Paul Lo-
chard, Georges Sylvain, Dantès Bellegarde. Windsor Bellegarde, re-
venu de l'Ecole normale supérieure de Paris, en 1903, prononça, sous
les auspices de l'Association, une conférence qui eut un grand retentis-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 268

sement : ce fut une belle leçon d'histoire philosophique où il montra,


avec autant de vigueur dans la pensée que de fermeté dans la forme,
les causes de notre Révolution et ses conséquences sur le développe-
ment de la société haïtienne. L'Association proposa à nos poètes et à
nos musiciens de composer un chant patriotique, et c'est ainsi que fut
adoptée la Dessalinienne, paroles de Justin Lhérisson et musique de
Nicolas Geffrard, devenue depuis, constitutionnellement, l'hymne na-
tional de la République d'Haïti.

* * *

L'Association Nationale du Centenaire eut le mérite de provoquer,


parmi toute la jeunesse et dans toutes les villes du pays, un mouve-
ment généreux qui se communiqua à l'armée elle-même. L'armée
d'Haïti, après avoir glorieusement conquis l'indépendance et l'avoir
maintenue par son courage, avait dégénéré au point de devenir un ser-
vile instrument de tyrannie tantôt au service du gouvernement tantôt à
la disposition des révolutionnaires.
Beaucoup de critiques de la politique haïtienne rendent responsable
de toutes les fautes commises l'élite intellectuelle. Cette élite était fort
peu nombreuse au début ; elle s'est formée et accrue lentement avec
les progrès de l'éducation publique. C'est l'armée qui fut la véritable
maîtresse de la nation et qui lui imposa bien souvent des chefs immo-
raux ou [214] ignorants. S'il se trouva des hommes cultivés pour s'as-
socier au despotisme militaire afin de tirer parti pour eux-mêmes de
ses turpitudes, d'autres, en plus grand nombre, furent emprisonnés,
exilés, ruinés, fusillés, à cause de leur attachement à la liberté et de
leur désir sincère d'améliorer les conditions d'existence du peuple tout
entier. C'est aux efforts de ces derniers qu'Haïti doit les progrès qu'elle
a accomplis malgré les déboires et les tumultes de sa vie politique.
Les jeunes Haïtiens patriotes étaient blessés dans leur amour-
propre et dans leur sentiment de la dignité nationale quand ils
voyaient défiler par nos rues ces masses de paysans arrachés à leurs
champs, soumis à la plus atroce servitude sous prétexte de discipline
militaire et servant de chair à canon dans nos luttes intestines. Ils rê-
vaient d'un retour aux belles traditions d'autrefois. Et voici que « l'ha-
leine du centenaire » ayant aussi soufflé par là, un homme de grand
cœur, le général Darius Hippolyte, acceptait de commencer la réforme
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 269

espérée en faisant appel à un ancien adjudant français de Saint-


Maixent, M. Alphonse Giboz, pour la formation d'une compagnie
d'instruction au sein de la garde présidentielle. Aussitôt vinrent s'enrô-
ler de nombreux jeunes hommes — professeurs, employés de banque,
ingénieurs, étudiants d'écoles supérieures — qui entourèrent de leur
zèle leur enthousiaste instructeur. Cette compagnie, qui prit le nom of-
ficiel de Compagnie d'Infanterie d'Instruction du Centenaire, devint
l'embryon d'une véritable école militaire destinée à préparer les cadres
de la future armée haïtienne. D'autres Compagnies du Centenaire
furent organisées sur le même modèle par des officiers haïtiens : com-
pagnie d'artillerie sous le commandement du capitaine Xavier Lator-
tue, un ancien de Polytechnique ; compagnie de cavalerie sous le com-
mandement de Léonce Laraque, de Saint-Cyr et de Saumur ; compa-
gnie d'infanterie de ligne, commandée par Saint-Louis, de Saint-Cyr ;
compagnie d'infanterie du Cap-Haïtien, commandée par Alfred Ne-
mours, de Saint-Cyr et Saumur, etc.
La Compagnie d'Instruction, qui passa sous la direction du capi-
taine Clément Bellegarde après le départ de Giboz, eut l'insigne hon-
neur de monter la garde au Palais du Centenaire, aux Gonaïves, le l er
janvier 1904.

* * *

La jeunesse haïtienne était inquiète. Les événements tragiques de


ces dernières années avaient creusé sous ses pas comme un abîme.
Elle sentait que, pour aller d'un pied plus ferme vers l'avenir, il lui fal-
lait renouer la chaîne qui relie le présent au passé. Un secret instinct
l'avertissait qu'elle ne pourrait retrouver sa force et sa foi qu'en se re-
trempant dans les eaux vives de l'histoire nationale. N'ayant jusque-là
vécu que de la vie des livres, elle éprouva, au contact de la réalité haï-
tienne si différente de son idéal, un sentiment de tristesse profonde —
que Pétion Gérôme traduisit dans l'un de ses articles de La Ronde inti-
tulé : « Jeunesse pensive » et qu'Etzer Vilaire transposa dans son
poème « Les Dix Hommes Noirs ».
[215]
Tristesse, mais non découragement. La jeunesse voulait se ressaisir
en remontant au passé non point pour s'y confiner mais pour y cher-
cher des leçons de volonté et de sacrifice, que le présent ne lui offrait
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 270

pas. Elle savait que les tentatives parfois généreuses de ses devanciers
avaient avorté parce qu'ils n'avaient pas toujours eu le sens de la conti-
nuité sociale.
C'est alors que parut un grand ouvrage, « De la Réhabilitation de la
Race Noire par la République d'Haïti », édité en 1899. Cette œuvre
posthume d'Hannibal Price fit une impression profonde parce qu'elle
répondait à quelques-unes des questions angoissantes que la jeunesse
studieuse se posait à elle-même et lui indiquait la voie à suivre pour la
régénération de la patrie haïtienne.
On ne s'étonnera pas, connaissant cet état d'âme de la jeunesse
cultivée de 1900, de la trouver en majorité groupée autour de l'auteur
de l’Égalité des Races humaines, Anténor Firmin.

[216]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 271

[217]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XX
NORD-ALEXIS
ET ANTOINE SIMON

I
Nord-Alexis

Retour à la table des matières

Après le départ de Tirésias Simon Sam le 12 mai 1902 et la disper-


sion des Chambres législatives, le pays se trouva en pleine anarchie.
Des comités révolutionnaires s'étaient formés dans tous les chefs-lieux
d'arrondissement : ils se réunirent à Port-au-Prince en Comité de Salut
public et nommèrent un gouvernement provisoire présidé par Bois-
rond-Canal et d'où il fut convenu d'exclure tout candidat à la prési-
dence. Les candidats déclarés étaient Anténor Firmin, Callisthènes
Fouchard et Momplaisir Pierre.
« Une jeunesse ardente, instruite, pleine de foi dans l'avenir du
pays — écrit le Dr J.-C. Dorsainvil — fit campagne pour un homme
politique qui avait alors sa pleine confiance. Firmin était un écrivain
remarquable et un administrateur intègre qui, en réagissant avec vi-
gueur contre les abus, avait assaini deux fois la situation financière. »
Cette conduite lui avait fait naturellement des ennemis irréconci-
liables.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 272

La lutte entre les candidats fut très chaude. Menée avec acrimonie
dans les journaux qui s'étaient multipliés comme des champignons,
elle devint sanglante au moment des élections législatives, particuliè-
rement au Cap-Haïtien où Firmin avait posé sa candidature à la dépu-
tation et où se trouvaient ses adversaires les plus acharnés. Une vio-
lente mésintelligence s'éleva entre lui et le général Nord Alexis, mi-
nistre de la guerre du gouvernement provisoire. On se battit dans les
rues de la ville les 28 et 29 juin 1902.
L'amiral Hamerton Killick, chef de la flottille haïtienne, avait, dès
le début, marqué ses préférences pour Firmin : il recueillit le malheu-
reux candidat et quelques-uns de ses amis à bord de la canonnière la
« Crête-à-Pierrot », qui les transporta aux Gonaïves. Un candidat à la
représentation de cette commune se retira spontanément devant Fir-
min, et celui-ci fut élu à une énorme majorité député des Gonaïves. Le
gouvernement provisoire prit fait et cause pour le général Nord-Alexis
et considéra comme un acte de rébellion l'intervention de Killick en
faveur de Firmin. Les départements de l'Artibonite et du Nord-Ouest,
les villes de Plaisance [218] et de Limbe, dans le Nord, la ville de Pe-
tit-Goâve, dans l'Ouest, relevèrent le défi en se prononçant avec en-
thousiasme pour la cause firministe.
Un navire allemand, le Markomannia, avait reçu un chargement
d'armes et de munitions envoyées par le gouvernement provisoire de
Port-au-Prince au ministre de la guerre Nord-Alexis au Cap-Haïtien.
Le blocus de ce port ayant été déclaré par le Comité révolutionnaire
des Gonaïves qui se considérait comme belligérant, la Crête-à-Pierrot
arrêta le Markomannia et le représentant du Comité, Pierre Frédé-
rique, procéda à la saisie des armes. Le gouvernement provisoire de
Port-au-Prince dénonça la Crête-à-Pierrot comme pirate. La Willem-
strasse ordonna à la canonnière Panther de capturer le navire haïtien.
Celui-ci était mouillé en rade des Gonaïves quand, le 6 septembre
1902, la canonnière allemande entra dans le port et le somma d'ame-
ner son pavillon. Killick, qui était à terre, malade, s'habilla en hâte et
monta à bord. Il ordonna à l'équipage de débarquer, à l'exception du
médecin, Dr Coles, qui refusa d'obéir à cet ordre. L'amiral tira alors
plusieurs coups de revolver dans la poudrière de la Crête-à-Pierrot,
qui sombra dans l'explosion avec le drapeau national flottant au haut
du grand mât. Sur la carcasse fumante de la canonnière haïtienne, le
Panther lança quelques obus inutiles, et pour cet exploit sans gloire,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 273

son commandant reçut de Guillaume II un télégramme triomphant :


« Bravo, Panther, bien travaillé ! »
Un poète haïtien, Charles Moravia, a évoqué, dans un drame
émouvant, cette action héroïque de l'amiral Hamerton Killick.
D'autres l'ont exaltée dans des chants lyriques. Mais aucun poème
n'égalera jamais en grandeur tragique les trois coups de revolver tirés
dans la sainte-barbe de la Crête-à-Pierrot pour que fût épargnée au
drapeau haïtien la honte de s'abaisser devant l'étendard du Kaiser.

* * *

Après la disparition de la Crête-à-Pierrot, la prise et le sac de la


malheureuse ville de Petit-Goâve, Firmin et ses amis se retirèrent à
Saint-Thomas. Le général Nord-Alexis entra en triomphe à Port-au-
Prince à la tête de son armée, qui l'acclama comme président le soir du
17 décembre 1902. Le 21 décembre, l'Assemblée nationale ratifia ce
pronun-ciamento.
Le nouveau président était âgé de 84 ans. Il avait épousé la nièce
de Christophe, fille de l'ancien président Louis Pierrot. C'était un
vieux militaire qui avait pris part, tantôt du côté du gouvernement,
tantôt du côté de la révolution, à toutes les guerres civiles dont le pays
avait été troublé pendant plus de soixante ans. Il avait un sentiment
très vif de l'honneur national, mais sa conception de l'autorité lui fai-
sait considérer comme crime de lèse-patrie toute critique de son gou-
vernement. Il fut la plus complète incarnation du pouvoir personnel.
À peine installé au palais de la présidence, le Chef de l'État forma
une commission d'enquête administrative en vue de vérifier les opéra-
tions financières du gouvernement de Tirésias Simon Sam, notam-
ment la [219] consolidation de la dette flottante effectuée en 1897.
Ces investigations, poussées avec vigueur, donnèrent lieu à un procès
retentissant, dans lequel furent impliqués beaucoup de grands fonc-
tionnaires de l'administration précédente et le haut personnel de la
Banque Nationale d'Haïti. Des fêtes grandioses commémorèrent le
premier centenaire de l'indépendance, que le Président Nord-Alexis
tint à célébrer aux Gonaïves. Malheureusement, dans la nuit du 31 dé-
cembre 1903, l'exécution sommaire à Port-au-Prince de Maxi Mon-
plaisir, ancien administrateur des finances, et de Maxime Jacques, an-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 274

cien député, vint ternir l'éclat de cette glorieuse journée du 1 er janvier


1804.

* * *

En janvier 1908, l'Artibonite, le Nord-Ouest et une partie du Nord


accueillirent le retour d'exil de M. Anténor Firmin par une révolte qui
mit le gouvernement de Nord-Alexis à deux doigts de sa perte. Mais
les révolutionnaires, conduits par le vieux général Jean-Jumeau,
n'avaient pas d'armes et de munitions. Ils furent facilement dispersés.
Firmin et un grand nombre de ses partisans s'étaient réfugiés au
consulat français des Gonaïves : le gouvernement haïtien insista vive-
ment pour qu'ils lui fussent remis, mais le ministre de France, M.
Pierre Carteron, refusa énergiquement et fit embarquer les réfugiés sur
le croiseur français Condé. Ceux qui s'étaient mis à Saint-Marc sous la
protection du drapeau américain furent, sur l'ordre de Washington et
malgré la charitable intercession de l'agent consulaire des États-Unis,
M. Miot, livrés aux autorités militaires haïtiennes, qui ordonnèrent
leur exécution immédiate. Cet événement, dont on rendit injustement
responsable le ministre américain Furniss, produisit une grande sensa-
tion en Haïti et fit scandale au Département d'État.

* * *

L'insuccès de l'insurrection de janvier n'avait pas découragé les


amis de Firmin à Port-au-Prince. Ils cherchaient avec anxiété le
moyen de se débarrasser d'un régime qui leur paraissait odieux et into-
lérable. L'animateur du groupe était Massillon Coicou.
Né le 7 octobre 1867, Massillon Coicou avait fait de brillantes
études au lycée Pétion, où il enseigna plus tard les lettres et l'histoire
d'Haïti. Il passa de sa chaire de professeur au poste de chef de bureau
au cabinet particulier du Président Tirésias Simon Sam et, en 1900, il
accompagna en qualité de secrétaire de légation M. Anténor Firmin
nommé ministre plénipotentiaire à Paris. Cette mission en France fut
considérée par tous comme la récompense légitime d'une activité in-
tellectuelle qui s'était exercée avec bonheur dans les divers domaines
de la littérature. Massillon Coicou s'était mis tout entier au service de
l'art, qu'il regardait comme un moyen efficace d'élévation morale et de
progrès social. Il avait succédé à M. Jérémie à la présidence de l'Asso-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 275

ciation du Centenaire et avait animé de sa foi vaillante l'école des


adultes créée au bénéfice des ouvriers [220] illettrés. Avant d'avoir
connu la France, il avait publié ses « Poésies nationales » (1892). Pen-
dant son séjour à Paris, il avait fait paraître successivement :
« L'Oracle », un acte en vers, où il faisait revivre la période indienne,
et deux recueils de poèmes, « Impressions » et « Passions », honorés
de l'approbation flatteuse de Dorchain et de Léon Dierx. Outre
l'Oracle, il avait fait représenter à Port-au-Prince, avant son départ,
deux drames en vers, « Liberté », quatre actes, « Le Fils de Tous-
saint », deux actes, et des comédies en prose : « Faute d'Actrice »,
l'« Ecole mutuelle », l'« Art pour l'Art », une spirituelle satire des
modes littéraires de l'époque. A Paris, il donna, au Théâtre Cluny, une
représentation de « Liberté » où figura sa fille Léonie et dont rendit
compte, dans un copieux feuilleton du grand journal Le Temps, le cri-
tique dramatique Adolphe Brisson.
Massillon Coicou fut l'un des initiateurs du mouvement qui visait à
donner au patois créole droit de cité dans la république haïtienne des
lettres. Revenu en Haïti en 1903, il fonda avec ses propres deniers un
cabinet public de lecture, la Bibliothèque Arnica, en souvenir de sa
mère Arnica Chancy, et une revue « L'Œuvre », où il discuta avec élo-
quence les questions de politique sociale les plus importantes pour
l'avenir du pays.
Tel était l'homme. Son attachement à la liberté et son amour sin-
cère du peuple allaient faire de ce poète un martyr.
Massillon Coicou avait cru gagner à la cause firministe son cousin,
le général Jules Coicou, commandant de l'arrondissement militaire de
Port-au-Prince. Celui-ci l'appela à son bureau et lui remit, dans la nuit
du 15 mars 1908, un paquet contenant des balles de fusil. Massillon
avait à peine fait quelques pas dans la rue qu'il était arrêté, traîné à
l'entrée du cimetière et fusillé. Deux de ses frères, Horace et Pierre-
Louis, en même temps que sept autres personnes, furent arrachés de
leurs lits et exécutés. Quand cette horrible nouvelle se répandit dans la
ville, elle fit trembler d'indignation et d'effroi la population tout en-
tière. La protestation qu'elle provoqua dans le peuple était silen-
cieuse : elle n'en était pas moins menaçante pour le régime.

* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 276

Le gouvernement de Nord-Alexis mit la main à plusieurs œuvres


utiles, parmi lesquelles il convient de citer la construction des bâti-
ments du lycée Pétion entamée sous Simon Sam par le ministre des
travaux publics Cincinnatus Leconte ; l'édification de la Cathédrale de
Port-au-Prince ; la fondation du lycée de Jérémie ; la création de
l'Ecole professionnelle Elie-Dubois ; la reconnaissance d'utilité pu-
blique de l'Ecole libre des Sciences Appliquées, à laquelle le président
s'intéressa personnellement d'une manière efficace.
Le gouvernement de Tirésias Simon Sam avait été un gouverne-
ment emprunteur : celui de Nord-Alexis fut un émetteur de papier-
monnaie à jet continu. « Le Chef de l'État — écrit M. Charles Vorbe
— était un [221] adversaire décidé des emprunts. Sa politique favorite
consistait à émettre du papier-monnaie au fur et à mesure de ses be-
soins. Il croyait ainsi se rendre indépendant. Du 1 er janvier 1905 au 31
décembre 1906, il avait pu mettre en circulation, en billets et pièces de
nickel de 5 centimes, la somme de 12.400.000 gourdes ; du 1er janvier
1907 jusqu'en août 1908, en billets et pièces de nickel de 5, 20 et 50
centimes, la somme de 6.400.000 gourdes, soit en tout dix-neuf mil-
lions de gourdes. Le général Nord-Alexis réussit bien à se maintenir
par ce moyen, mais il ne put empêcher les divagations de la prime.
Celle-ci, de 138% pour cent où elle se maintenait en moyenne en
1902, passait en 1903 à 158% ; en 1904 à 364½% ; en 1905 à 519¼
% ; en 1907 à 407% et en 1908 à 642½%. Le papier-monnaie, qui
avait été l'expédient favori du vieux dictateur, devint alors l'arme prin-
cipale qui précipita sa chute. La prime atteignit un moment 900 pour
cent. Et puis, ce fut la fin. Nouvelle leçon pour ceux qui seraient ten-
tés de croire que l'on peut jouer impunément avec la monnaie fidu-
ciaire. »
Cette émission massive de papier-monnaie eut tout d'abord pour
effet de faire fuir à l'étranger la monnaie métallique d'argent frappée
sous Salomon et dont le stock était en 1896 de quatre millions pour
tomber en 1904 à environ un million. On crut pouvoir arrêter cette
émigration par une loi du 4 mars 1904 : ce fut peine perdue.
Tant que l'État haïtien s'était contenté d'une quantité de papier-
monnaie inférieure aux besoins du public, la monnaie d'or étrangère
avait continué à circuler dans le pays, et lorsqu'on avait à faire des
paiements à l'extérieur, on ne payait qu'une prime légère. Mais à me-
sure qu'augmentait l'appétit du gouvernement émetteur, la bonne mon-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 277

naie — c'est-à-dire la monnaie universelle — se raréfiait davantage ;


la dépréciation du papier-monnaie se faisait plus grande et, par consé-
quent, plus élevée était la prime sur l'or qui, de 1% au début, avait at-
teint, comme nous venons de le voir, les hauteurs de 900, soit mille
gourdes d'Haïti pour 100 dollars des États-Unis.
Ce fut le trouble apporté dans toutes nos relations avec l'étranger.
Il n'y eut dès lors aucune quiétude pour nos commerçants et particuliè-
rement pour les importateurs qui, par suite des variations brusques de
la prime, se voyaient exposés à des pertes très fortes sur les stocks de
leurs marchandises achetées en dollars, en francs ou en marks — ces
monnaies avaient en ces temps une valeur à peu près stable — et ven-
dues en gourdes sur le marché local. Pour ne pas avoir à subir le grave
inconvénient qui résultait de la baisse survenant entre le moment où
ils avaient pris des engagements et celui où ils étaient obligés de les
exécuter, ils maintenaient leurs prix très haut : d'où renchérissement
exorbitant du coût de la vie pour les travailleurs et les petits fonction-
naires surtout, dont les salaires restaient les mêmes.
Cette situation donna lieu à des spéculations effrénées portant sur
les fluctuations probables du cours du dollar, et l'on connut les
« payables-livrables », sorte de marchés à terme qui permirent à des
individus, sans [222] capitaux et sans moralité, de se livrer sur la place
à des opérations véritablement scandaleuses. De plus, ces opérations
sur le change donnèrent naissance à une foule de maisons de banque
minuscules, qui y bornaient leur activité au lieu d'employer les fonds
dont elles pouvaient disposer dans des entreprises agricoles ou indus-
trielles.
La situation financière était devenue tellement mauvaise qu'il ne
suffisait plus que d'un incident pour amener la chute de ce gouverne-
ment, qui paraissait si redoutable par son armée et sa police. Le géné-
ral Antoine Simon, délégué militaire du gouvernement dans le dépar-
tement du Sud, devint suspect aux yeux du président : il fut révoqué.
Il se mit en armes le 10 novembre 1908 pour protester contre la me-
sure qui le frappait. En moins de vingt jours, il eut raison de ce régime
que son terrorisme avait rendu insupportable. Le 2 décembre, Nord-
Alexis dut s'embarquer pour la Jamaïque, protégé contre les fureurs de
la populace par le ministre de France, M. Pierre Carteron, à qui il avait
si longtemps gardé rancune pour avoir sauvé de la mort Firmin et ses
compagnons en facilitant leur embarquement sur le Condé.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 278

[223]

II
Antoine Simon

Après avoir été acclamé par les troupes du Sud comme son prédé-
cesseur l'avait été par celles du Nord, Antoine Simon fut élu président
de la république par l'Assemblée nationale le 17 décembre 1908.
Le nouveau Chef de l'État était un paysan, à peu près illettré, qui
s'était élevé du grade de caporal jusqu'au plus haut sommet de la hié-
rarchie militaire. Il avait, après avoir été officier de police rurale, com-
mandé durant de longues années le département du Sud et constam-
ment fait preuve, dans l'exercice de sa mission, de bon sens et de mo-
dération. Il était généralement aimé aux Cayes, où on le considérait
comme un ami et un protecteur de toutes les classes de la population.
Bien que la déception fût profonde parmi ceux qui rêvaient d'une
transformation des mœurs politiques du pays, Port-au-Prince fit bon
accueil à Antoine Simon. Celui-ci affecta, dans les premiers temps,
des allures si débonnaires et libérales qu'il s'attira la sympathie pu-
blique, malgré le ridicule des discours mi-français mi-créoles qu'il dé-
bitait interminablement à ses « audiences » du dimanche au palais na-
tional.

* * *

Le gouvernement de Tirésias Simon Sam avait accumulé les em-


prunts. Celui de Nord-Alexis avait entassé émission sur émission de
papier-monnaie. Le gouvernement d'Antoine recourut lui-même à un
grand emprunt extérieur, que la Banque de l'Union Parisienne fut
chargée de lancer en France pour un montant nominal de 65 millions
de francs représenté par 130.000 obligations de 500 francs chacune,
rapportant intérêt de 5% l'an (Loi du 21 octobre 1910). Du montant de
l'emprunt une somme de 10 millions de francs devait être mise en ré-
serve pour l'exécution d'un programme de réforme monétaire compor-
tant, comme première condition, le retrait total du papier-monnaie et
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 279

éventuellement de la monnaie de nickel. Dans cette vue, un arrêté pré-


sidentiel fixa plus tard (29 mars 1911) le taux du retrait à 400%, soit 5
gourdes pour un dollar des États-Unis. Il était affecté à la garantie de
cet emprunt, pour toute sa durée, 1 dollar or américain pour chaque
100 livres de café exporté et 15% de la surtaxe spéciale en or améri-
cain à l'importation créée par la loi du 20 août 1909. Le produit effec-
tif de l'emprunt se ramenait à 47 millions de francs.
En vertu d'une convention du 5 septembre 1910 portant résiliation
de la Banque Nationale d'Haïti, le gouvernement conclut avec le syn-
dicat [224] chargé du lancement de l'emprunt un contrat de même date
(5 septembre 1910), qui accordait à la Banque de l'Union Parisienne,
pour une durée de cinquante ans, la concession d'une « banque
d'État » sous le nom de Banque Nationale de la République d'Haïti,
société anonyme française au capital de vingt millions de francs, ayant
son siège social à Paris et son établissement principal à Port-au-
Prince, et chargée du service de trésorerie de l'État haïtien avec privi-
lège exclusif d'émettre des billets au porteur, remboursables en es-
pèces à présentation.
Le gouvernement des États-Unis ordonna à son représentant à
Port-au-Prince, le Ministre Furniss, de protester contre ces projets
d'emprunt et de banque, sous le prétexte que les conditions en étaient
désavantageuses pour le peuple haïtien. Mais il renonça à ses objec-
tions dès que des banquiers américains (Speyer & Co, Ladenburg
Thalmann & Co, Hallgarten & Co) eurent acquis une participation
dans l'affaire confiée à la Banque de l'Union Parisienne de concert
avec la Berliner Handelsgesellschaft, de Berlin.
Le gouvernement d'Antoine Simon signa, d'autre part, avec des
hommes d'affaires américains des contrats (dits contrats Mac-Donald),
sanctionnés par les deux lois du 28 juillet 1910, l'un pour la construc-
tion d'un chemin de fer devant relier Port-au-Prince au Cap-Haïtien ;
l'autre pour la culture et l'exportation des figues-bananes. Ce dernier
contrat était lié au premier en vue d'assurer le service des intérêts à
payer sur les obligations du chemin de fer — lequel paiement était ga-
ranti par l'État haïtien : à la suite d'une transaction ultérieure, ce lien
fut rompu 67.

67 Voir dans : Occupied Haïti, article de Paul-H. Douglass.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 280

Un contrat, conclu avec MM. Marsh et Berlin, assura le bétonnage


des rues de Port-au-Prince. La capitale fut bientôt éclairée à l'électrici-
té et les premières automobiles y firent leur apparition. On construisit
un grand wharf moderne pour faciliter les opérations de chargement et
de déchargement des navires qui fréquentent le port.

* * *

Les contrats d'emprunt, de banque, de chemin de fer et de figues-


bananes avaient provoqué une vive opposition dans l'opinion publique
qui croyait, à tort ou à raison, qu'ils avaient donné lieu à des actes de
concussion ou de corruption. Cette opposition avait gagné les
Chambres législatives, qui se montraient à ce sujet assez rétives. Pour
vaincre la résistance parlementaire, particulièrement forte au Sénat où
siégeaient des hommes comme Michel-Oreste, Luxembourg Cauvin,
Edmond Roumain, le gouvernement recourut à des procédés d'intimi-
dation : c'est ainsi que le ministre de la guerre, général Septimus Ma-
rius, chargé pour la circonstance du ministère des finances, mena les
débats comme une opération militaire, « tambour battant, mèche allu-
mée » suivant l'expression populaire. Des publicistes connus — parmi
lesquels se distinguaient [225] Pierre Frédérique, le Dr Nemours Au-
guste, le Dr Rosalvo Bobo — furent persécutés ou jetés en prison pour
avoir signalé les dangers que ces contrats cachaient dans leurs flancs.
Tandis que cette pluie de contrats et concessions de toutes sortes
s'abattait sur le peuple et qu'un grand nombre d'effets publics restaient
impayés, même les traitements des petits fonctionnaires de l'État, le
Corps législatif mit le comble à l'irritation générale en votant la loi du
28 août 1910 par laquelle une récompense de 50.000 dollars était ac-
cordée au Président Antoine Simon en signe de « reconnaissance na-
tionale pour les services éminents rendus à la Patrie par ce Grand Ci-
toyen ».
Le sérieux mécontentement ainsi créé fut habilement exploité dans
le Nord. Le 2 février 1911, Ouanaminthe, petite ville commerciale très
active située près de la frontière haïtiano-dominicaine, se révolta. An-
toine Simon, s'étant immédiatement transporté sur les lieux, réprima
l'insurrection et livra la ville au pillage. Les excès commis par les
troupes gouvernementales soulevèrent l'indignation des paysans du
Nord-Est, dont les maisons avaient été incendiées et les champs dé-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 281

vastés. Dès que l'étreinte se fut desserrée, ils s'insurgèrent à nouveau :


la révolte, inaugurée à Ferrier le 8 mai, s'étendit rapidement à Capo-
tille, Maribaroux et Mont-Organisé. M. Cincinnatus Leconte, qui se
trouvait dans la Répu-plique Dominicaine, répondit à l'appel des révo-
lutionnaires. Il recruta un grand nombre de ses auxiliaires dans la po-
pulation quelque peu interlope qui vit à cheval sur la frontière : ceux-
ci reprirent le nom de « Cacos » donné aux bandes guerrières qui
avaient mené une si rude campagne en 1868 contre le Président Syl-
vain Salnave.
Le général Antoine Simon se transporta une nouvelle fois dans le
Nord à la tête d'une armée de paysans, recrutés de force dans le Sud,
misérablement équipés et presque déguenillés. Les attaques qu'il lança
contre les insurgés n'eurent guère de succès. Il avait établi son quartier
général à Fort-Liberté, en plein territoire hostile où il risquait chaque
jour d'être assailli par un ennemi extrêmement audacieux et habile.
Bien plus, il voyait fondre ses régiments comme de la glace au soleil,
les pauvres gens qui les composaient n'ayant aucune envie de se faire
casser la figure pour une cause perdue. Le président décida de rentrer
à Port-au-Prince et trouva mille difficultés à faire transporter ses
troupes. Le transport par voie maritime était en effet devenu presque
impossible : l'un des bateaux achetés à grands frais par l'État avait
sombré dans le canal du Môle, et un autre, qui avait coûté au trésor
une somme considérable, fut même incapable de quitter la rade de
Port-au-Prince.
Inquiet, Antoine Simon, dès qu'il fut de retour à la capitale, appela
au ministère de la guerre, le 20 juillet, en remplacement de Septimus
Marius qu'il révoqua « pour cause d'incapacité », le général Horelle
Momplaisir. La situation devint alors extrêmement tendue à Port-au-
Prince.
Dans l'après-midi du 1er août, le bruit courut que le général Simon
avait pris un bateau à Bizoton : aussitôt des coups de feu de réjouis-
sance éclatèrent dans divers quartiers de la ville. Mais ce n'était là, de
la part [226] du président, qu'une fausse sortie. Il rentra au palais na-
tional, et, immédiatement, les autorités militaires parcoururent les fau-
bourgs de la capitale, arrêtèrent un grand nombre de pauvres gens et
les exécutèrent sans pitié dans la nuit.
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Enfin, le 2 août 1911, le général Antoine Simon, escorté par une


nombreuse garde, s'embarqua pour l'exil. En signe de joie, la foule sa-
lua son départ par une bruyante fusillade ; mais une balle perdue attei-
gnit au cœur le député Prin, de Jérémie, qui avait chevaleresquement
offert le bras à la fille du président, Célestina Simon, pour l'accompa-
gner sur le quai jusqu'au bateau.
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[227]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XXI
FIRMIN
ET LE FIRMINISME

Retour à la table des matières

Dès qu'il eut appris le départ d'Antoine Simon, Cincinnatus Le-


conte décida d'entrer à Port-au-Prince à la tête des forces révolution-
naires. Le jour de son arrivée triomphale (6 août 1911), une salve de
vingt et un coups de canon tirée au Fort National annonça à la popula-
tion, frappée de stupeur, qu'il venait de se proclamer Chef du Pouvoir
Exécutif, écartant ainsi du fauteuil présidentiel tout compétiteur gê-
nant.
M. Anténor Firmin, qui avait dû vivre à l'étranger pendant toute la
durée de l'administration du général Nord Alexis et qu'un ostracisme
déguisé avait tenu loin de son pays sous le gouvernement d'Antoine
Simon, crut le moment venu de retourner dans sa patrie et de tenter sa
dernière chance. Quand le bateau de la Compagnie Transatlantique,
« Caravelle », sur lequel il avait pris passage, arriva dans la rade de
Port-au-Prince, le grand homme d'État se vit refuser l'autorisation de
débarquer. Découragé par cet excès d'injustice, il écrivit au journal Le
Matin la lettre suivante datée du 8 août 1911 : « J'ai l'honneur de ré-
clamer de votre bienveillance la publication des déclarations sui-
vantes : Je déclare n'être pas candidat à la présidence. Ayant atteint un
âge où tout homme raisonnable doit penser à prendre sa retraite de la
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 284

vie active, je déclare renoncer à l'exercice de toutes fonctions pu-


bliques à l'intérieur comme à l'extérieur, et ne plus m'occuper de poli-
tique. »
Firmin reprit tristement la route de l'exil. Il mourut peu de temps
après à Saint-Thomas le 19 septembre 1911, à l'âge de soixante ans,
ayant pris naissance au Cap-Haïtien le 20 octobre 1851.

* * *

La carrière de ce grand Haïtien fut brillante et dramatique. Il avait


fait ses études dans sa ville natale et était devenu, à l'âge de vingt-sept
ans, directeur du journal Le Messager du Nord, où il affirma avec ta-
lent ses convictions libérales en adoptant le programme politique, éco-
nomique et social de Boyer Bazelais. Il a raconté lui-même que, du-
rant sa première [228] campagne électorale pour la députation, ses ad-
versaires, agitant la question de couleur contre les libéraux, le firent
passer, lui qui était noir de peau, pour un mulâtre ou même un blanc,
ennemi farouche des masses populaires et paysannes.
Etant allé en France quelque temps après la défaite du parti libéral,
ce jeune avocat, qui s'était formé presque tout seul par un labeur opi-
niâtre, pensa d'abord à compléter ses connaissances juridiques à la Fa-
culté de droit de Paris ; mais un sujet d'étude, qui lui sembla d'impor-
tance capitale, attira et absorba son attention : les conclusions de la
plupart des anthropologues de l'époque paraissaient confirmer la thèse
gobinienne de l'inégalité des races humaines. Les nègres étant consi-
dérés, dans les écrits de ces savants, comme « le type le plus abject de
notre espèce, absolument incapable d'un haut développement intellec-
tuel et moral », Firmin entreprit de réfuter par les leçons de la science
et de l'histoire un jugement aussi erroné sur la race noire. Il se mit
donc à la besogne, étudia tout ce que l'anthropologie, l'ethnologie et
l'ethnographie avaient pu jusqu'alors rassembler de positif sur la
connaissance de l'homme et des races. Comme résultat de cet énorme
labeur, il publia à Paris, en 1885, son livre « De l'Egalité des Races
humaines » qui reste, malgré les progrès réalisés depuis cette date
dans le domaine des sciences anthropologiques, une œuvre de haute
valeur, en raison particulièrement de sa solide documentation histo-
rique.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 285

Le succès de cet ouvrage consacra définitivement la réputation de


Firmin qui, rentré au Cap-Haïtien, se voua d'abord de façon exclusive
à sa profession d'avocat. La politique devait bientôt le reprendre. Il de-
vint membre du gouvernement provisoire, institué dans le Nord par le
général Florvil Hippolyte en protestation contre l'élection de François
Légitime comme président de la république le 16 décembre 1888. Au
triomphe de la révolution, il fut élu à la Constituante et prit une part
brillante, à côté de l'éloquent orateur Léger Cauvin, à la discussion de
la Constitution de 1889. Sa présence au ministère des finances et des
relations extérieures (octobre 1889), dans le premier cabinet d'Hippo-
lyte, fortifia la confiance du peuple dans le nouveau gouvernement.
Grâce à son habile diplomatie, il put écarter la demande présentée, en
avril 1891, par l'amiral américain Bancroft Gherardi pour l'établisse-
ment d'une base navale au Môle Saint-Nicolas.
Pendant un séjour à Paris en 1892, Firmin prononça une impor-
tante conférence qu'il publia sous le titre de « La France et Haïti ». Il
fut de nouveau ministre des finances et des relations extérieures de
1896 à 1897 dans un cabinet où figurait Solon Ménos. Nommé mi-
nistre plénipotentiaire à Paris, il resta dans la capitale française de
1900 à 1902. La vacance présidentielle s'étant produite par le départ
de Simon Sam, une jeunesse ardente se groupa autour d'Anténor Fir-
min, qui se porta candidat à l'élection présidentielle du 15 mai 1902.
Nous avons relaté les événements déplorables qui amenèrent au
pouvoir le général Nord Alexis et la tentative infructueuse faite par les
[229] partisans de Firmin en 1908 pour renverser la dictature impi-
toyable qui pesait sur le peuple haïtien. Exilé de son pays, Firmin écri-
vit les « Lettres de Saint-Thomas » en 1910. Dans un ouvrage anté-
rieur paru en 1905 68, l'auteur, comme il le dit lui-même dans sa pré-
face, s'était proposé de mieux faire connaître les États-Unis aux Haï-
tiens et Haïti aux Américains. On l'avait accusé d'être systématique-
ment hostile aux États-Unis à cause de l'attitude patriotique qu'il avait
prise en 1891 au sujet de la cession du Môle Saint-Nicolas : il montre
au contraire dans ce livre, comme l'avait fait Solon Ménos dans l'Af-
faire-Luders, qu'il était partisan lui aussi d'une politique de « bon voi-
sinage », grâce à laquelle Haïti pourrait, sans renoncer à son amitié
traditionnelle avec la France, profiter de l'aide bienveillante de sa
puissante voisine du Nord. Mais il fallait que le peuple haïtien, par sa
68 Le Président Roosevelt et la République d'Haïti.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 286

bonne conduite, l'honnêteté de ses gouvernants, sa fidélité aux prin-


cipes démocratiques, se montrât digne de cette bienveillance et ca-
pable d'utiliser l'aide étrangère pour l'amélioration des conditions de
vie morale et matérielle de toutes les classes de la communauté natio-
nale.

* * *

C'est l'ensemble de ces idées, répandues dans les écrits de Firmin


ou appliquées par lui quand il faisait partie du gouvernement ; ce sont
toutes ces aspirations d'une jeunesse patriote et cultivée vers le pro-
grès et le bien-être social qui s'agglutinèrent pour ainsi dire en un pro-
gramme de politique intérieure et extérieure. Et c'est cela qui — à l'au-
rore du XXe siècle et à la veille du premier centenaire de l'indépen-
dance nationale — déclencha le mouvement auquel on a donné le nom
de « firminisme ».
Le firminisme n'a pas été, pour les jeunes gens de 1900, un « par-
ti » dans le sens qu'on attribue habituellement à ce mot dans la termi-
nologie politique haïtienne. Ce qu'on appelle « parti » en Haïti, c'est
« une association d'intérêts autour d'un nom connu » ; c'est un groupe-
ment d'individus autour d'un homme, que l'on pousse à la présidence :
les uns, en petit nombre, parce qu'ils le croient capable d'accomplir
quelque bien pour le pays ; les autres, beaucoup plus nombreux, parce
qu'ils attendent de lui argent et dignités. Chaque gouvernement arrive
ainsi avec son monde, qu'il case dans les situations les plus lucratives,
le plus souvent sans aucune considération de mérite, de compétence
ou de moralité. C'est le « système des dépouilles » mis en pratique aux
États-Unis par le Président Andrew Jackson et qui engendra tant
d'abus qu'on dut le corriger par l'institution du « service civil » per-
mettant de dégager des influences politiciennes les fonctions essen-
tielles de la vie nationale.
Tel n'était point le cas pour les jeunes gens qui s'étaient rassemblés
autour de M. Firmin et qui, sans l'avoir jamais approché, avaient mis
en lui leur confiance enthousiaste. À leurs yeux, cet Haïtien incarnait
tout un [230] programme de vie honnête et laborieuse ; et, pour eux, la
couleur de sa peau ou le lieu de sa naissance n'avait nulle importance.
Ils ne voulaient considérer que les éminentes qualités qui lui avaient
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 287

permis, à l'intérieur comme à l'étranger, de servir efficacement les in-


térêts du peuple haïtien et la cause de l'égalité des races.
Sans doute, tous les porteurs de l'étiquette firministe n'étaient pas à
ce point désintéressés. Il y avait de l'ivraie, beaucoup d'ivraie mêlée au
bon grain. Certaines gens n'étaient allés à Firmin que parce qu'ils le
croyaient sûr de la victoire : avec quelle hâte ils le lâchèrent lorsque le
vent tourna contre lui ! De même, on serait infiniment injuste si l'on
prétendait ne trouver que des pervers et des corrompus dans les
groupes adverses. Par exemple, autour de Solon Ménos — qu'une re-
grettable mésintelligence au sujet de l'affaire Luders avait séparé de
son ancien collègue de 1897 — un certain nombre de jeunes intellec-
tuels s'était groupé. Ménos avait une culture sinon plus étendue du
moins plus équilibrée que celle de Firmin, dont la jeunesse avait été
moins favorisée par la fortune et qui, ayant travaillé dans la solitude,
avait les défauts presque inévitables de l'autodidacte. Ménos dissimu-
lait la rigidité de son caractère sous les grâces de son esprit, le charme
et la simplicité de ses manières, tandis que son émule, quelque peu
hautain, tenait à distance même ses admirateurs.
Guidé par son sûr instinct, le peuple haïtien, dans sa très grande
majorité, avait choisi Anténor Firmin : il fut vaincu par la « division
des clercs » — comme Boyer Bazelais avait été vaincu par la « divi-
sion des libéraux » — et aussi par cette force néfaste que représenta
dans l'histoire d'Haïti l'ancienne armée haïtienne, devenue mercenaire
et servile.
Que voulait donc le firminisme ? Et pourquoi un Massillon Coicou
y a cru si ardemment qu'il a fait à cette cause le sacrifice de sa noble
vie de poète ?

* * *

Ce que voulait le firminisme, c'était, tout d'abord, restaurer dans le


gouvernement du pays la notion de « service ». Dans les luttes poli-
tiques haïtiennes — comme nous l'avons trop souvent constaté — les
gens n'ont ordinairement recherché le pouvoir que pour le pouvoir lui-
même, c'est-à-dire pour les satisfactions de vanité ou pour les avan-
tages matériels qu'il procure. Celui qui s'emparait du pouvoir, par la
force, par l'argent ou par l'intrigue, se croyait immédiatement l'oint du
Seigneur. Il devenait omnipotent et omniscient. Toute contradiction
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 288

l'irritait. Toute critique le mettait en fureur. Et tout citoyen qui préten-


dait émettre librement son opinion sur une question d'intérêt public
était traité comme un criminel qu'il fallait faire disparaître par la vio-
lence. Seuls les flatteurs à gages avaient licence d'accomplir leur be-
sogne répugnante.
Or, le Chef de l'État n'est pas le maître de la République : il en est
le premier serviteur. La nation n'est pas faite pour le gouvernement,
mais le gouvernement pour la nation. Ce qui, pour le firminisme, pou-
vait [231] légitimer la recherche du pouvoir, c'est la préoccupation
sincère d'améliorer les conditions de vie du peuple haïtien tout entier,
sans distinction de sexe, de couleur, de naissance, d'origine ou de
classe. Et, pour le firminisme, cette amélioration ne pouvait être obte-
nue que par l'application d'un programme pratique d'éducation, de tra-
vail et d'hygiène — l'application d'un tel programme impliquant à son
tour une politique de paix intérieure fondée, non sur la seule force des
mitrailleuses, mais sur le consentement des cœurs et l'adhésion des
volontés 69.
Pour le firminisme, il ne paraissait plus possible que la nation haï-
tienne, sans risquer de perdre son indépendance, continuât à vivre
dans l'agitation et dans l'angoisse. Le peuple avait besoin de paix —
d'une paix réelle. Les paysans réclamaient la sécurité dans les cam-
pagnes, la protection de leur travail et l'assistance de l'État dans l'orga-
nisation de leurs moyens de production et de consommation. Les ou-
vriers des villes réclamaient la juste rémunération de leurs services,
sans être forcés de s'enrôler dans les brigades de choc des démagogues
révolutionnaires. Les industriels et les commerçants réclamaient la sé-
curité fiscale et l'appui nécessaire des institutions de crédit. Les em-
ployés et fonctionnaires publics demandaient la quiétude pour se
consacrer à leur besogne, sous les seules garanties de moralité, de
compétence professionnelle et d'obéissance aux règlements adminis-
tratifs. Les citoyens réclamaient la paix et la justice par l'exercice des
droits que la Constitution leur reconnaît. Et ce que la nation entière
exigeait, c'était le gouvernement de la loi dans la liberté et la direction
honnête des affaires publiques afin que le peuple ne fût plus tourmen-
té du désir morbide de changer à tout bout de champ gouvernants et
constitutions — ce qui a fait considérer les Haïtiens comme des en-
69 Voir Dantès Bellegarde, Haïti et ses problèmes, Ed. Valiquette, Montréal,
1941. [En préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 289

fants de sept ans, ou, pis encore, comme des malades atteints d'infanti-
lisme ou de confusion mentale.
Voilà ce qu'était le firminisme aux yeux des jeunes gens de la gé-
nération de 1900.
Firmin mort, le firminisme allait-il disparaître avec lui ?

[232]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 290

[233]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XXII
CINCINNATUS LECONTE,
TANCRÈDE AUGUSTE,
MICHEL ORESTE

I
Cincinnatus Leconte

Retour à la table des matières

Les Chambres législatives furent convoquées à l'extraordinaire et,


le 14 août 1911, l'Assemblée nationale élut Cincinnatus Leconte pré-
sident de la République d'Haïti pour une période de sept ans. Cette
élection ne provoqua aucun enthousiasme. Le peuple se méfiait de
l'ancien ministre des travaux publics, dont le passé n'était guère relui-
sant. L'élite intellectuelle, en majorité fidèle à Firmin, restait sensible
à l'affront qui venait d'être infligé à l'auteur de l'« Egalité des Races
humaines ».
Bien qu'il fût un descendant authentique de Jean-Jacques Dessa-
lines, Leconte ne s'était, au cours d'une carrière publique déjà longue,
signalé par aucune action patriotique qui eût pu inspirer confiance en
sa bonne foi et en son intégrité. Au contraire, il s'était fait, sous le
gouvernement de Simon Sam, une très fâcheuse réputation et avait
même été impliqué dans le procès de la Consolidation. Mais, comme
si un homme nouveau était sorti épuré de cette dure épreuve, l'élu du
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 291

14 août 1911 montra, par ses premiers actes, qu'il avait le ferme et sin-
cère désir de détruire l'opinion défavorable qui s'était formée sur son
compte. Mettant résolument de côté l'attirail militaire et pompeux
dont ses prédécesseurs trouvaient tant de plaisir à s'entourer, il gagna
vite l'affection respectueuse du peuple par sa bienveillance à l'égard
des humbles, la simplicité de son attitude, la politesse de ses manières
et, surtout, par l'ordre, la régularité et la fermeté qu'il apporta dans la
direction des affaires publiques. Son libéralisme à l'endroit de la
presse surprit agréablement ceux qui avaient considéré son avènement
à la présidence comme une calamité nationale ; et les gens de bien se
remirent à espérer un meilleur avenir pour Haïti.

* * *

Le Président Leconte manifesta son haut sentiment de la justice en


faisant choix, pour former le Tribunal de Cassation, de personnalités
de compétence juridique et de moralité reconnues : il confia la prési-
dence [234] de cette cour supérieure à un juriste éminent, M. Auguste
Bonamy, et appela spontanément à y siéger M. Justin Dévot, l'un des
plus purs représentants de la pensée haïtienne, auteur d'une importante
étude sur la nationalité.
L'armée d'Haïti, qui avait eu dans le passé de si glorieux états de
services, avait été réduite au rôle de mercenaire. Mal organisée, indis-
ciplinée, manquant de matériel, elle n'était guère capable de maintenir
l'ordre public et, encore moins, d'assurer la défense du territoire natio-
nal dans le cas d'une agression étrangère. Une pareille situation parais-
sait d'autant plus inquiétante que de fréquentes alertes sur la frontière
haïtiano-dominicaine faisaient craindre quelque coup de main auda-
cieux de la part des voisins de l'Est. On accueillit donc avec satisfac-
tion le projet de modernisation de l'armée entreprise par le gouverne-
ment. Un corps spécial dit « la Réforme » fut organisé sous le com-
mandement du général Poitevien, l'un des rares élèves survivants de
l'Ecole militaire créée par Salomon grâce à la mission française du
commandant Durand et des capitaines Chastel et Lebrun. Pour loger
ce corps d'armée on édifia de belles casernes qui furent placées sous le
vocable de Dessalines.
Le ministre de l'instruction publique, M. Tertullien Guilbaud, don-
na toute son attention à l'organisation de l'enseignement primaire et
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 292

prépara des plans pour la transformation de l'Ecole professionnelle


Elie-Dubois, pour la création d'écoles normales, pour la pension de re-
traite des instituteurs et pour rendre effective la fréquentation scolaire.
(Loi du 3 septembre 1912.)
Le Président Leconte voulut aussi entreprendre une réforme pro-
fonde du système agricole d'Haïti. Sur ses instructions, le ministre de
l'agriculture, M. John Laroche, confia à une commission composée de
Camille Bruno, Auguste Bonamy, Frédéric Doret, Chavineau Duro-
cher, Abel Daumec, St-Martin Canal, A.-G. Boco, Charles Dehoux,
Emile Nau, le soin de reviser le Code rural désuet de 1863. La com-
mission présenta au gouvernement, dans un rapport du 4 juillet 1912,
un plan d'organisation rurale en grande partie inspiré d'un projet d'Ed-
mond Paul — l'homme d'État qui s'était penché avec le plus de sym-
pathie et de compréhension sur ce problème capital de la vie écono-
mique du pays.

* * *

Un grave avertissement d'avoir à mettre en « bon ordre » la maison


nationale pour éviter toute intervention étrangère nous vint des États-
Unis, sous la forme d'une visite amicale du Secrétaire d'État Philander
C. Knox en tournée dans les Antilles.
La direction de notre politique extérieure était à ce moment dans
les mains habiles de M. Jacques-Nicolas Léger, qui avait été notre re-
présentant à Washington pendant plus de douze ans. Le visiteur amé-
ricain [235] n'eut qu'à se féliciter de l'accueil cordial qui lui fut réservé
et de la bonne tenue d'un gouvernement si manifestement bien inten-
tionné.
Mais le message qu'il apportait fut-il compris de tout le monde ?
La politique des États-Unis à l'égard de l'Amérique latine, et parti-
culièrement de l'Amérique centrale et des Antilles, avait pris une di-
rection bien différente de l'attitude de réserve observée par le gouver-
nement de Grover Cleveland — et qui avait si fort indigné le ministre
Powell en 1897. Le Département d'État de Washington entendait
maintenant s'opposer à toute action agressive ou à toute tentative
d'une puissance européenne d'intervenir dans les affaires intérieures
des républiques de l'hémisphère occidental.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 293

La déclaration de guerre des États-Unis à l'Espagne, le 24 avril


1898, pour assurer le triomphe de la révolte des patriotes cubains
inaugurée en 1895 et garantir l'indépendance de Cuba, était venue
confirmer cette parole orgueilleuse du Secrétaire d'État Olney disant,
dans une note du 20 juillet 1895 adressée à la Grande-Bretagne au su-
jet d'un conflit entre le Venezuela et la Guyane anglaise : « Today the
United States is practically sovereignon this continent, and its fiât is
law upon the subjects to which it confines its interposition. » Et Théo-
dore Roosevelt, donnant un corollaire à la doctrine de Monroe à pro-
pos de la situation financière de la République Dominicaine et de la
pression qu'exerçaient sur celle-ci certaines puissances créancières
d'Europe, disait à son tour : « Chronic wrongdoing by powers in the
western hémisphère might compel the United States under the Monroe
Doctrine to the exercise of an international police power as the only
means of forestalling European intervention. »
C'est en vertu de cette nouvelle doctrine du « big stick » que les
États-Unis étaient intervenus dans la République Dominicaine, en
banqueroute par suite des lourds emprunts contractés à l'étranger, et
dont le produit avait été dissipé dans la fumée des révolutions succes-
sives. Un modus vivendi du 31 mars 1905, confirmé par un traité du 8
février 1907, donna aux États-Unis le droit de gérer les douanes et
d'administrer les finances de l'État Dominicain.
Ce fut également en vertu de la doctrine de Monroe, complétée par
le Président Théodore Roosevelt, que fut fomentée la révolution qui
détacha de la Colombie la province de Panama et en fit un État indé-
pendant. Au nom de la nouvelle république, Philippe Bunau-Varilla
signa avec le Secrétaire d'État Hay le traité du 18 novembre 1903, par
lequel était concédé aux États-Unis le contrôle perpétuel d'une bande
de terre de dix milles à travers l'isthme contre paiement d'une somme
de dix millions de dollars et une subvention annuelle de deux cent cin-
quante mille. C'était le « dollar » substitué au « big stick ». Le Secré-
taire d'État Philander C. Knox était le représentant le plus qualifié de
la « dollar diplo-macy », dont le Président William Howard Taft don-
nait ainsi la formule : « The policy of substituting dollars for bullets is
one that appeals alike [236] to idealistic humanitarian sentiments, to
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 294

the dictates of sound policy and strategy, and to legitimate commer-


cial aims 70. »
Cette politique du dollar n'avait en soi rien de répréhensible puis-
qu'elle promettait une aide financière aux peuples d'Amérique dési-
reux de développer leurs ressources économiques. Mais elle cachait
également en elle une menace, celle que l'écrivain mexicain Manuel
Ugarte désignait sous le nom d'agression financière.
Quelle était justement la situation financière d'Haïti à l'époque de
la visite à Port-au-Prince de Philander Knox ?

* * *

Si l'état des finances léguées à Cincinnatus Leconte par Nord


Alexis et Antoine Simon s'était quelque peu amélioré grâce aux me-
sures d'ordre et de probité imposées aux grands comme aux petits
fonctionnaires de l'administration publique, le papier-monnaie, dont le
montant était en janvier 1910 de 14.593.112 gourdes, alourdissait de
façon dangereuse la circulation monétaire. Le ministre des finances,
M. Edmond Lespinasse, essaya de réaliser un retrait partiel en faisant
voter la loi du 23 juillet 1912 qui avait pour but, grâce à un appel en
gourdes des droits fixés en dollars américains, de retirer une partie du
papier-monnaie et du nickel en circulation — cette opération devant
s'effectuer en deux ans, à 250%, change de l'époque.
Deux ans ! C'était trop demander à la destinée. Une catastrophe se
préparait qui allait plonger le peuple dans la consternation.
Malgré les excellentes mesures prises par le gouvernement dans les
diverses branches de l'activité nationale, malgré la sympathie crois-
sante qui entourait le Président Leconte, dont chaque jour augmentait
le prestige personnel, une certaine inquiétude flottait dans l'air, une
sorte d'appréhension de quelque malheur inévitable. Ce malaise poli-

70 Jacques-N. Léger, alors ministre d'Haïti à Washington, écrivit le 4 no-


vembre 1908 au Président de la République : « Comme vous l'avez déjà sans
doute appris par le télégraphe, M. Taft vient d'être désigné comme le prochain
président des États-Unis. Je connais personnellement le nouvel élu. Nous pou-
vons le considérer comme un ami. Cependant, je dois vous dire franchement
que je ne le crois pas disposé à laisser les républiques voisines de son pays
continuer le sanglant jeu des guerres civiles. Ce qu'il fait à Cuba et à Panama
indique clairement son attitude pour l'avenir ».
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 295

tique était aggravé par les bruits qui couraient au sujet d'une prétendue
mésintelligence entre le Chef de l'État et quelques-uns de ses fami-
liers. On répétait à mots couverts qu'il avait beaucoup de peine à faire
reconnaître à son entourage la nécessité du régime d'ordre et d'honnê-
teté qu'il avait instauré dans l'administration générale. L'on prétendait
même que, dans ses conversations avec des amis intimes, il avait ex-
primé son mécontentement de trouver autour de lui si peu de compré-
hension et de bonne foi. Tout cela n'était peut-être que simples propos
de propagandistes, toujours prêts à déverser leur bave sur la réputation
d'autrui. Ce qui était plus grave, c'était l'attitude de plus en plus arro-
gante que prenaient les chefs [237] cacos. Leconte en avait fait ses
auxiliaires pour renverser Antoine Simon, mais ils entendaient se faire
payer bien cher leur collaboration. La « révolution » était devenue
pour eux une industrie lucrative, et ils en firent un moyen de chantage
contre le gouvernement. Des gens, qui se disaient bien informés, par-
laient presque à voix haute de révolte imminente, particulièrement
dans la région du Nord-Est.
« Ça sent mauvais ! Le torchon brûle quelque part ! » On sait ce
que de tels propos, d'autant plus dangereux qu'ils sont vagues, jettent
d'inquiétude dans l'esprit d'un peuple crédule qui, ayant connu les ter-
reurs des deux derniers gouvernements, n'osait pas encore croire à son
bonheur d'avoir à la tête du pays un chef humain, honnête et progres-
siste. Les gens vivaient comme dans un rêve, qui devait vite s'éva-
nouir dans les flammes d'une formidable explosion.
Le 8 août 1912 — exactement un an après le départ de Firmin — la
population de Port-au-Prince se réveilla, vers les trois heures du ma-
tin, au bruit de détonations répétées, tandis que le ciel s'éclairait d'une
immense lueur rouge : le palais national venait de sauter. On apprit
avec terreur que trois cents soldats de la garde présidentielle avaient
disparu dans l'incendie, et un lourd voile de deuil s'étendit sur la ville
quand on sut que, parmi les corps affreusement carbonisés tirés des
décombres, se trouvait celui de l'infortuné président à côté du cadavre
de son petit-fils âgé de quatre ans.
Jusqu'à présent, la lumière n'est pas faite sur les causes de la catas-
trophe. La malignité publique se donna à cette occasion libre cours
contre certains individus ou certains groupes et trouva des échos com-
plaisants même dans la presse. Si les uns ont prétendu qu'une main
criminelle avait allumé l'incendie, d'autres ont pu soutenir que l'explo-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 296

sion résulta de la déflagration spontanée d'un considérable lot de


poudre B qui avait été tiré du Fort National pour être imprudemment
emmagasiné dans les caves du palais de la présidence.
[238]

II
Tancrède Auguste

Le jour même de la catastrophe, l'Assemblée nationale se réunit à


l'extraordinaire. Elle élut à la présidence M. Tancrède Auguste, ancien
sénateur, ancien ministre de l'intérieur sous les gouvernements de
Florvil Hippolyte et de Tirésias Simon Sam.
Le nouveau Chef de l'État était connu comme un homme à poigne.
Impliqué dans le scandale de la Consolidation, il avait été lui aussi
condamné. Bien qu'il eût été un ami personnel et même — prétendait-
on — un des conseillers intimes de Leconte, il avait paru, dans ces
derniers temps, se désintéresser de la politique pour s'occuper exclusi-
vement de ses plantations de la Plaine du Cul-de-Sac et de son usine
sucrière de Châteaublond. Personne ne savait exactement quelle orien-
tation il allait donner à son gouvernement. Mais, en gardant dans son
premier cabinet trois des principaux collaborateurs du président défunt
(Edmond Lespinasse, Jacques-N. Léger, Tertullien Guilbaud), aux-
quels il adjoignit M. Seymour Pradel comme ministre de l'intérieur et
un « grand planteur », M. A.-G. Boco, comme ministre de l'agricul-
ture, il affirma sa volonté de poursuivre la politique progressiste et li-
bérale de son prédécesseur.
L'allure démocratique que Tancrède Auguste imprima tout de suite
à l'administration et quelques initiatives heureuses, particulièrement
dans l'instruction publique, rassurèrent bien vite ceux qui, se rappelant
le ministre d'Hippolyte et de Sam, pouvaient craindre un brusque re-
tour aux méthodes policières d'autrefois.
Le malaise politique n'en persistait pas moins. L'attitude réservée
des chefs cacos au sujet de l'élection présidentielle, à laquelle ils
n'avaient contribué d'aucune manière, continuait à inspirer une cer-
taine méfiance dans les milieux gouvernementaux. Pour dissiper toute
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 297

incertitude à cet égard, Tancrède Auguste décida d'entreprendre une


tournée dans le Nord. Il revint à Port-au-Prince apparemment satisfait
de ses conversations avec les autorités civiles et militaires de la ré-
gion. Mais peu de temps après son retour, il fut pris d'une maladie de
langueur, à laquelle il succomba le 2 mai 1913. Quelques personnes
prétendirent que le Chef de l'État avait été empoisonné pendant son
séjour au Cap-Haïtien. Des écrivains américains se sont faits l'écho de
cette rumeur, contrairement à l'opinion des médecins de Tancrède Au-
guste qui attribuèrent sa mort à une anémie pernicieuse consécutive à
une maladie organique.
[239]
Pendant les funérailles qui furent célébrées le matin du 3 mai, des
coups de feu éclatèrent dans divers quartiers de la capitale — ce qui
produisit une vive agitation dont voulut profiter le commandant de
l'arrondissement militaire, le général Edmond Defly, pour s'emparer
du pouvoir. Il organisa un coup de main contre l'Assemblée nationale,
réunie dans l'après-midi du 4 mai à l'effet de combler la vacance prési-
dentielle. Mais son entreprise révolutionnaire avorta grâce à l'inter-
vention du chef de la Garde du Palais, général Maurice Ducasse, et du
commandant du corps de la Réforme, général Justin Poitevien.
Les deux plus importants candidats au fauteuil de la présidence
étaient le sénateur François Luxembourg Cauvin et le sénateur Michel
Oreste : le choix des électeurs se porta sur le second.
[240]

III
Michel Oreste

L'élection de Michel Oreste à la présidence de la république fut ac-


cueillie par l'élite intellectuelle de la nation comme une victoire de
l'élément civil sur la clique militaire. Tous ses prédécesseurs avaient
été des généraux ou s'étaient affublés du titre de général pour se don-
ner du prestige aux yeux du peuple. Brillant avocat, savant professeur
de droit constitutionnel et administratif à la Faculté de Port-au-Prince,
orateur incisif et éloquent, il avait, comme député ou sénateur, pris
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 298

une part importante aux discussions les plus sérieuses qui s'étaient dé-
roulées au parlement durant ces vingt-cinq dernières années.
Libéral, Michel Oreste avait connu l'exil à cause de ses sympathies
bazelaisistes et, pour gagner sa vie à l'étranger, il avait tout jeune tra-
vaillé comme comptable dans les bureaux de la Compagnie française
du Canal de Panama. D'humble origine, il s'était élevé jusqu'au som-
met par son activité laborieuse. Il avait toutes les qualités d'intelli-
gence et d'énergie nécessaires pour devenir un grand chef d'État ; il
s'entoura d'hommes également animés du désir de bien faire. Mais il
se trouva immédiatement en face d'un état d'esprit anarchique, que ses
propres imprudences allaient encore aggraver.
Au triomphe de la révolution qui renversa Antoine Simon, Leconte
avait distribué à ses compagnons d'armes du Nord-Est de grasses ré-
compenses en argent et en commandements militaires. Les chefs ca-
cos, au lieu de considérer ces complaisances présidentielles comme
des faveurs exceptionnelles, crurent y trouver le droit de faire au gou-
vernement des exigences sans cesse renouvelées et de plus en plus ar-
rogantes. Pour retenir leur fidélité, Tancrède Auguste avait été obligé
de suivre l'exemple de son prédécesseur. Michel Oreste, arrivé à la
présidence sans l'appui des chefs militaires du Nord, leur accorda au
début quelques faveurs puis refusa nettement de continuer à faire des
largesses qui devenaient onéreuses pour le trésor public.

* * *

Dans une circulaire aux commandants des arrondissements mili-


taires de la République, le nouveau président déclara que deux pro-
blèmes retenaient particulièrement l'attention de son gouvernement :
le problème financier et le problème scolaire. « Nous voulons, disait-
il, décharger le peuple haïtien du lourd fardeau qui pèse sur ses
épaules en le débarrassant radicalement et définitivement du papier-
monnaie, cause de [241] misères et de ruines innombrables. C'est aus-
si notre plus ferme dessein de soulever le lourd couvercle d'ignorance
sous lequel un siècle d'incurie a emprisonné la pensée du peuple. »
Donnant suite à ce programme, le gouvernement fit voter la loi du
26 août 1913 qui ordonnait : 1° le retrait du papier-monnaie en circu-
lation, au taux de 400% (soit 5 gourdes pour 1 dollar) antérieurement
fixé par Antoine Simon ; 2° l'émission d'une monnaie d'or nationale,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 299

dont l'unité (la gourde haïtienne) serait équivalente au quart du dollar


américain, soit $ 0,25.
Afin de faciliter la diffusion de l'instruction primaire et agricole
dans les campagnes, le gouvernement conclut avec le Clergé Catho-
lique d'Haïti une convention du 4 août 1913 pour l'établissement
d'écoles dites « presbytérales » dans les paroisses rurales du pays.
L'article 7 de cette convention prescrivait qu'il serait accordé à chaque
école presbytérale « un carreau de terre au moins du domaine national
pour des cours pratiques d'agriculture ». Michel Oreste s'intéressa per-
sonnellement à l'exécution de cette prescription : dans une lettre au
ministre de l'agriculture, il lui recommanda d'organiser un service de
professeurs agricoles ambulants et aussi d'étudier la possibilité d'insti-
tuer un système de crédit rural adapté aux conditions du milieu haï-
tien.
Une loi fut votée le 24 août 1913 créant à Port-au-Prince une école
normale d'institutrices et une école normale d'instituteurs, tandis
qu'une loi générale sur l'administration publique (25 août 1913) fixait
pour les fonctionnaires de tous ordres des taux de salaires plus équi-
tables.
Ce que l'on appelait jusqu'alors la « police administrative » consti-
tuait en réalité un corps d'armée spécial, dont les chefs étaient très
souvent en désaccord avec ceux de l'armée régulière. Pour la préven-
tion des délits, pour la recherche des criminels et pour la découverte
des « complots », qu'elle inventait elle-même la plupart du temps,
cette police recourait aux méthodes les plus brutales et infligeait aux
simples prévenus des châtiments inhumains. Michel Oreste la trans-
forma en une administration civile qui prit le nom de Service de la Sû-
reté et dont le premier directeur général fut le député Emmanuel Ga-
briel (loi du 23 août 1913).
Le gouvernement, d'autre part, prépara un plan pour une réorgani-
sation complète de l'armée, dont le corps d'instruction de La Réforme
devait constituer le noyau principal.

* * *

Michel Oreste et ses collaborateurs étaient ainsi en pleine besogne


de réforme législative et de transformation administrative quand vint
le moment de préparer les élections du 10 janvier 1914 pour le renou-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 300

vellement de la Chambre des députés. À une séance du conseil des se-


crétaires d'État tenue en septembre 1913, le gouvernement avait pris
au sujet de cette consultation populaire une attitude très nette, que le
Président crut nécessaire de définir dans une circulaire du 20 dé-
cembre 1913 aux commandants des arrondissements militaires : « Le
gouvernement, [242] écrivit Michel Oreste, reconnaît à toutes les aspi-
rations le droit de se manifester en toute liberté et indépendance...
Nulle part des violences ne seront exercées contre ceux qui font libre-
ment appel aux suffrages du peuple et se montreront respectueux de la
loi. Chacun peut aller à l'urne sans inquiétude et sans crainte. »
Des conseillers intéressés détournèrent Michel Oreste de cette atti-
tude libérale, conforme à ses principes et à la conduite qu'il avait eue
lui-même au cours de sa belle carrière parlementaire. Il intervint di-
rectement dans les élections et prit même un malin plaisir à désigner
pour le Nord et l'Artibonite, où il avait le plus grand nombre d'adver-
saires, des candidats parfaitement inconnus dans les communes que
ceux-ci devaient représenter à la Chambre des députés. Cette faute im-
pardonnable ne fut pas sans doute la cause réelle de l'insurrection qui
éclata contre lui, mais elle donna aux révolutionnaires un semblant de
justification qu'ils exploitèrent avec succès auprès de la masse des
électeurs 71.
Le 1er janvier 1914, pendant qu'il présidait sur la place Pétion à la
célébration de la fête de l'indépendance nationale, Michel Oreste reçut
une dépêche lui annonçant qu'un coup de main avait été tenté dans la
nuit du 31 décembre contre le bureau du commandant de la commune
de Thomazeau, voisine de Port-au-Prince, par un groupe d'individus
que conduisaient Léonidas Laventure et le général Léonidas Célestin,
deux familiers du palais de la présidence. La tentative avait échoué :
Laventure s'était enfui et Célestin avait été tué dans la bagarre. Mais
ce fut comme l'étincelle qui enflamma le Nord et propagea rapidement
l'incendie dans l'Artibonite.
Le gouvernement essaya de lutter, mais ses efforts furent vains et
Michel Oreste, pris de dégoût, s'embarqua pour l'étranger le 27 janvier
1914 en envoyant au comité permanent du Sénat la lettre suivante :
« En présence de l'hostilité marquée par la population de Port-au-

71 Voir Dantès Bellegarde, Pour une Haïti heureuse, tome I, 1928. [Ouvrage
en préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 301

Prince, de la démission du Conseil des Secrétaires d'État et de l'impos-


sibilité de constituer un ministère de combat, j'ai décidé de résigner
mes fonctions. L'histoire dira que j'ai voulu très sincèrement le bien de
la nation haïtienne et que j'ai fait tout pour le réaliser. Le peuple ne l'a
pas compris. Dieu veuille qu'il n'ait pas à s'en repentir. »
Les autorités civiles et militaires maintinrent l'ordre à Port-au-
Prince après le départ de Michel Oreste. Aucune rixe, aucune tentative
de pillage ne se produisit dans la ville. Aussi vit-on avec la plus
grande surprise débarquer des fusiliers armés du bateau de guerre alle-
mand Vineta et des croiseurs américains qui se trouvaient dans le port.
Le président du comité permanent du Sénat, M. Horatius Baussan,
adressa à cette occasion une protestation indignée au ministre d'Alle-
magne, doyen du corps diplomatique.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 302

[243]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XXIII
LA COURSE À L’ABIME

I. — Oreste Zamor

Retour à la table des matières

Le mouvement insurrectionnel du Nord contre Michel Oreste avait


été fait au nom de Davilmar Théodore, sénateur. Son armée se mit en
marche sur Port-au-Prince. Quand elle s'arrêta à Gonaïves, elle trouva
que la ville s'était déjà déclarée en faveur du général Oreste Zamor,
ancien commandant militaire du département de l'Artibonite. Les deux
armées révolutionnaires entrèrent en collision le 2 février 1914. Celle
du Nord dut rebrousser chemin, tandis qu'Oreste Zamor se hâtait d'ar-
river à la capitale, où il se fit élire par l'Assemblée nationale le 8 fé-
vrier. Les députés qui prirent part à cette élection étaient ceux qui
avaient été nommés le 10 janvier et contre lesquels la révolution était
censée avoir été faite.
Le nouveau président, élu pour sept ans, affirma qu'il allait suivre
fidèlement les traces de Cincinnatus Leconte. Il appela en effet autour
de lui quelques-uns des meilleurs collaborateurs du regretté Chef
d'État, Mais les partisans de Davilmar Théodore ne lui laissèrent pas
le temps de réaliser son programme. Ils tinrent campagne contre lui
jusqu'à ce qu'il eût épuisé ses forces.
Ici apparaissent les premiers symptômes de la crise qui allait si
profondément bouleverser la vie nationale.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 303

* * *

À la fin du mois de février 1914, l'agent consulaire des États-Unis


à Petit-Goâve annonça aux autorités de la ville qu'il avait été chargé
de surveiller la perception des recettes de la douane. Le 14 mars, le
ministre d'Allemagne, Dr Perl, fit savoir au ministre des relations ex-
térieures, M. Jacques-N. Léger, que le gouvernement impérial insiste-
rait pour participer au contrôle des douanes d'Haïti si ce contrôle était
accordé à une ou plusieurs autres puissances étrangères. M. Léger ré-
pondit avec vivacité que rien de ce genre n'avait été envisagé.
[244]
Cette démarche insolite du diplomate allemand avait été provoquée
par une déclaration du 26 février du Secrétaire d'État William Jen-
nings Bryan, disant que le gouvernement américain était disposé à
prêter son aide à Haïti afin d'assurer la bonne administration des
douanes haïtiennes. Le 2 juillet, un projet fut présenté dans ce sens au
gouvernement d'Oreste Zamor. Celui-ci paraissait avoir toutes les
chances de vaincre la révolution. Mais l'argent manquait pour les dé-
penses de l'armée en campagne ; et la Banque Nationale de la Répu-
blique d'Haïti, invoquant le moratorium qui venait d'être décrété en
France par suite de l'état de guerre, refusait de lui faire l'avance statu-
taire prévue pour les paiements du mois d'août. On espérait que le
gouvernement, ainsi affamé, accepterait le marché qui lui était propo-
sé : il préféra la chute.
En apprenant les progrès de la révolution dans le Nord, M. Bryan
écrivit au Président Wilson qu'il devenait urgent d'augmenter les
forces navales américaines dans la mer des Caraïbes en un temps où,
disait-il, « la reprise des négociations avec Haïti semble probable ».
Le transport « Hancock » reçut immédiatement l'ordre de partir pour
Port-au-Prince avec huit cents marins. Le Département d'État informa
la Légation Américaine de son intention de présenter un projet de
convention comportant le contrôle des douanes et la nomination d'un
conseiller financier et, aussi, un projet d'accord pour assurer dans des
conditions loyales l'élection du nouveau président d'Haïti.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 304

II.
Davilmar Théodore

Fin octobre, les Cacos de Davilmar Théodore l'amenèrent en


triomphe à Port-au-Prince où l'Assemblée nationale, avec empresse-
ment, l'élut le 7 novembre président de la république pour sept ans.
Mais, automatiquement, un autre mouvement révolutionnaire se dé-
clencha dans le Nord, sans qu'on sût pourquoi, sous la direction du gé-
néral Vilbrun Guillaume Sam, le propre délégué du gouvernement de
Théodore dans cette région.
Le Département d'État fit savoir à M. Davilmar Théodore qu'il ne
serait reconnu comme « président provisoire » que s'il consentait à en-
voyer à Washington une commission chargée de négocier une conven-
tion relative au contrôle des douanes, au bail du Môle Saint-Nicolas,
au transfert de la Banque Nationale de la République d'Haïti à un éta-
blissement bancaire des États-Unis.
Le sénateur L.-C. Lhérisson interpella le gouvernement au sujet de
ces négociations tenues secrètes. Il poussa, dans son discours, un véri-
table cri d'alarme. « Nous sommes, dit-il, dans une période critique —
la plus critique que nous ayons traversée depuis 1869. Mais disons
tout de suite qu'à cette époque, malgré la guerre civile et le fort stock
de papier-monnaie en circulation, toutes les forces productives du
pays [245] étaient presque intactes et les vertus patriotiques floris-
saient dans nos cinq départements. Nous sommes, à l'heure présente,
en face d'une triple crise : politique, morale et économique à la fois.
Cette lamentable situation est l'œuvre de l'impéritie, de la vénalité, des
déprédations et de l'injustice. »
Répondant à l'interpellation, le ministre des relations extérieures,
M. Joseph Justin, reconnut que des propositions lui avaient été re-
mises et déclara qu'il les étudiait avec sympathie. Cette déclaration fut
accueillie par des clameurs indignées, et la foule nombreuse qui assis-
tait à la séance du Sénat menaça d'écharper le ministre accusé d'avoir
voulu « vendre le pays » aux États-Unis.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 305

* * *

Le 10 décembre 1914, le Département d'État soumit de nouveau au


gouvernement de Davilmar le projet de convention qu'il avait présenté
le 2 juillet à Oreste Zamor — le Secrétaire d'État Bryan déclarant so-
lennellement que les États-Unis ne poursuivaient aucun but intéressé
et qu'ils ne désiraient nullement faire pression sur Haïti. Le gouverne-
ment de Théodore répondit à cette communication qu'il n'accepterait
aucun contrôle d'une puissance étrangère sur l'administration haï-
tienne, mais il présenta un contre-projet (probablement préparé par le
ministre de l'intérieur Dr Rosalvo Bobo) qui prévoyait : 1° la nomina-
tion d'ingénieurs américains pour prospecter les mines d'Haïti ; 2° l'or-
ganisation d'une compagnie minière, dont les deux tiers des actions
appartiendraient à des Américains, un tiers aux Haïtiens ; 3o un em-
prunt à placer aux États-Unis et certains avantages économiques à ac-
corder aux citoyens américains. M. Bryan repoussa ce contre-projet en
disant que les États-Unis désiraient simplement la stabilité politique
d'Haïti et qu'ils ne voulaient y prendre aucune responsabilité, excepté
sur un appel précis du gouvernement haïtien. Mais, deux jours avant
qu'il eût envoyé cette dépêche, des marines, débarqués de la canon-
nière « Machias », avaient enlevé de la Banque Nationale de la Répu-
blique d'Haïti, pour être transportés à New-York et déposés à la Natio-
nal City Bank, les cinq cent mille dollars constituant la réserve de dix
millions de francs-or prévue pour la réforme monétaire d'Haïti. Cet
enlèvement, effectué contrairement à l'avis du directeur français de la
Banque, M. Henri Desrue, provoqua les protestations du ministre des
relations extérieures, alors M. Louis Borno.

* * *

L'anarchie la plus complète régnait dans le gouvernement, installé


aux Casernes Dessalines. Les troupes du Nord, qui avaient accompa-
gné Davilmar Théodore à Port-au-Prince, traitaient la capitale en ville
conquise. Des bandes de soldats déguenillés stationnaient, tout le jour,
devant le local de la Banque, réclamant le paiement de leur solde. Dès
le soir venu, elles patrouillaient les rues et les places publiques, ran-
çonnant les passants, faisant fuir les promeneurs attardés.
[246]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 306

Pour répondre à ses besoins les plus urgents, le gouvernement re-


courut à un moyen extrême : une émission de billets sans garantie que,
par dérision, le peuple appela les Bons-Da. Les soldats exigeaient, à la
pointe de la baïonnette, que des marchandises leur fussent livrées
contre ce papier sans valeur. Beaucoup de commerçants se virent for-
cés, pour éviter des rixes sanglantes, de fermer leurs magasins.
Une pareille situation ne pouvait durer : Davilmar Théodore, brave
homme que l'ambition de ses partisans plus que sa volonté propre
avait poussé à la présidence, se décida à quitter le pouvoir le 22 fé-
vrier 1915.

III.
Vilbrun Guillaume Sam

Le général Vilbrun Guillaume Sam, chef de la révolution triom-


phante, arriva à Port-au-Prince le 27 février 1915 à la tête d'une armée
de trois mille hommes. Le 7 mars, il fut élu président par l'Assemblée
nationale, et le 9 mars il prêta serment en grande pompe.
La présence, dans son premier cabinet, de M. Auguste Bonamy (fi-
nances), de M. Tertullien Guilbaud (justice et instruction publique), de
M. Ulrick Duvivier (relations extérieures) était faite pour donner au
peuple une certaine confiance en Vilbrun Guillaume Sam, qui avait
été condamné dans le procès de la Consolidation et à qui l'on faisait
une réputation de rudesse excessive. Le choix de tels collaborateurs
était de bon augure et permettait d'espérer, tout au moins, un vigou-
reux effort pour le redressement de la situation financière.
Le budget voté par le Corps législatif pour l'exercice 1913-1914
présentait un déficit de 5.040.098 gourdes et de 381.379 dollars. « Ce
budget, écrivit M. Bonamy, est évidemment inexécutable. Il ne nous
sera guère possible de payer que les appointements, indemnités fixes,
solde et ration de l'armée, locations, commissions de la Banque, inté-
rêts du prêt statutaire, certains engagements pris par contrat, notam-
ment la garantie d'intérêts de la National Railroad : l'affectation étant
manifestement insuffisante pour couvrir cette garantie d'intérêts, le
surplus, soit pour l'année 1913-1914 environ 230.000 dollars, doit être
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 307

pris sur les disponibilités du service courant ; et s'il nous reste des re-
cettes, nous acquitterons les autres dépenses. »
La situation avait naturellement empiré depuis que M. Bonamy,
ministre des finances sous le gouvernement de Michel Oreste, dénon-
çait ce déficit budgétaire de 1.389.400 dollars. Aussi, s'empressa-t-il,
en reprenant la direction de ce département, d'adresser aux fonction-
naires de l'administration financière une circulaire du 5 avril 1915,
dont nous extrayons ces passages suggestifs :

« Le Gouvernement vient de renouveler la plus grande partie du haut


personnel administratif et douanier. Dans son esprit, il n'y a pas là une
[247] simple substitution de personnes, pas plus qu'il ne s'est agi de caser
des amis politiques ou privés.
« Ce qu'il a voulu, c'est revenir au système qui, appliqué avec fermeté
et persévérance pendant trois ans (par les gouvernements de Cincinnatus
Leconte, de Tancrède Auguste et de Michel Oreste) avait donné des résul-
tats auxquels tout le monde s'était plu à rendre hommage. Le but (du pré-
sent gouvernement) a été, en d'autres termes, de replacer à la tête de nos
douanes, dont les revenus constituent notre principale ressource, des
hommes qui ont donné dans le passé des preuves non équivoques de droi-
ture, d'honnêteté et d'énergie...
« Nous sommes arrivés à un moment où l'honnêteté dans la gestion des
intérêts généraux est devenue, non plus seulement une question de morale
publique, mais aussi et surtout une question de patriotisme. Le gaspillage
des deniers publics, conséquence inévitable de nos trop fréquents troubles
civils, nous a jetés au fond de l'abîme. Il n'y a plus une seule faute à com-
mettre : ce pays s'en va de nos mains. Il est encore temps de nous ressaisir.
Tout n'est pas irrémédiablement perdu. Pour cela chacun, dans sa sphère,
même la plus modeste, doit s'y prêter de bonne foi.
« Appelé par le Président de la République à collaborer à l'œuvre de
sauvetage qu'il a entreprise avec tant de consciente énergie, je n'ai pas hé-
sité à accepter. J'ai estimé que l'appel du Chef de l'État à un citoyen, dans
l'état où se trouve notre malheureux pays, était celui même de la patrie et
qu'on n'avait pas le droit de se dérober. Habitué à faire de l'accomplisse-
ment du devoir la règle absolue de ma vie, je ne reculerai devant aucun sa-
crifice pour essayer de justifier la haute confiance qu'a bien voulu placer
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 308

en moi le Premier Magistrat de la République. Je serai très exigeant et


pour moi et pour mes collaborateurs.
« Notre pays a encore beaucoup de ressources. Il est une vérité que
chacun se plaît à répéter : toutes nos richesses sont inexploitées. Notre
agriculture est dans l'enfance. Nos richesses minières, qui sont, paraît-il,
considérables, sont à peine connues. Nous n'avons, pour ainsi dire, pas
d'industrie, étant tributaires de l'étranger pour presque tout. Notre com-
merce devait nécessairement subir le contre-coup de cet ensemble malheu-
reux : il est agonisant. Tout est à faire. La tâche est-elle au-dessus de nos
forces et allons-nous être réduits à faire l'aveu de notre impuissance ? Tel
n'est pas l'avis du Gouvernement. Tel ne peut être l'avis de tous ceux qui
ont foi dans les destinées de la patrie.
« L'œuvre à accomplir est considérable. Si chacun s'y met résolument,
nous arriverons certainement, avec le temps, la persévérance, l'esprit de
suite et une énergie soutenue, à vaincre les obstacles qui s'opposent à notre
évolution. Le principal, à mon sens, c'est l'égoïsme qui forme le fond de
notre nature. Le plus souvent, nous n'envisageons que notre intérêt parti-
culier — l'intérêt général passant au second plan, quand il n'est pas com-
plètement oublié. Il nous faut réagir contre cette mentalité, revenir au sys-
tème de patriotiques abnégations, d'oubli de soi, qui a [248] permis à nos
pères de fonder la patrie haïtienne et de nous la conserver. Pensons un peu
plus au pays. Ayons pitié de notre malheureuse patrie. Evitons la honte,
après avoir recueilli une si belle succession, de voir ce patrimoine s'échap-
per de nos mains, lambeau par lambeau, jusqu'au jour où il ne nous restera
plus rien.
« Dans leur sphère d'action, l'Administrateur des finances et le Direc-
teur de la douane peuvent contribuer, dans une large mesure, à l'œuvre de
relèvement qui s'impose à nous : ils sont les gardiens de tous nos revenus.
Les lois qu'ils sont appelés à appliquer sont, en général, très bien conçues.
Elles ont prévu, avec un grand luxe, tout ce qu'il faut pour sauvegarder les
intérêts du fisc. Mais les lois les meilleures restent lettres mortes si elles ne
sont pas appliquées avec intelligence et surtout avec bonne foi : c'est ce
qui est le plus souvent arrivé. C'est à eux qu'il revient d'assurer cette appli-
cation. Leur rôle à ce point de vue est des plus importants.
« L'Administrateur des finances est appelé, dans certains cas, à contrô-
ler même les Secrétaires d'État. Il a une responsabilité propre que ne peut
couvrir un ordre illégal d'un Secrétaire d'État. Si, obéissant à des instruc-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 309

tions irrégulières, l'Administrateur émet une ordonnance de dépense sans


les pièces justificatives ou sans crédit budgétaire, il s'expose à être person-
nellement poursuivi. Il est le chef de l'Administration, notamment le
contrôleur né de l'administration douanière. C'est à lui surtout qu'il in-
combe de veiller à ce que les lois sur les douanes soient strictement obser-
vées.
« Quant aux directeurs de douanes et à leurs collaborateurs, c'est sur
eux que repose en quelque sorte la vie nationale. C'est grâce en effet à nos
recettes douanières que nous avons assuré jusqu'ici le paiement de nos
dettes extérieures et intérieures. L'observance stricte et régulière de cette
obligation, non seulement doit assurer, consolider et développer notre cré-
dit, mais constitue une question de vie ou de mort pour le pays. Le jour où
il ne nous serait plus possible de répondre à nos engagements, nous ver-
rions nos créanciers, presque tous de nationalité étrangère, se saisir de ce
prétexte pour essayer de s'immiscer dans la gestion de nos affaires inté-
rieures : cette première atteinte portée à notre économie constituerait la
tache d'huile qui, s'étendant de proche en proche, finirait par tout envahir.
Au contraire, tant que, grâce à la perception honnête et intégrale de nos re-
venus, nous pourrons répondre à toutes nos obligations légalement
contractées, il nous sera permis de porter la tête haute ; il nous sera tou-
jours possible de repousser victorieusement toute tentative contraire à la
dignité, au prestige national ; nous pourrons conserver intactes et sans la
moindre brèche notre autonomie et notre indépendance.
« Il faut donc le répéter : l'honnêteté la plus stricte dans le maniement
des deniers publics est devenue, pour tous ceux qui en sont chargés à un
titre quelconque, une question de patriotisme... Que chacun d'ailleurs se le
dise : le Gouvernement n'hésitera pas à frapper avec la [249] dernière ri-
gueur tous ceux qui se trouveront en défaut. Ils ne seront pas seulement ré-
voqués : ils seront en outre livrés impitoyablement aux tribunaux 72. »

* * *

L'Allemagne, la France et l'Italie reconnurent M. Vilbrun


Guillaume Sam comme président de la République dès sa prestation
de serment le 9 mars. Le gouvernement des États-Unis réserva sa dé-
cision et chargea MM. Fort et Smith, envoyés dans la République Do-

72 Voir Sténio Vincent, En posant les Jalons, tome I, p. 246. Port-au-Prince,


1939.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 310

minicaine pour enquêter sur la situation politique de ce pays, d'enga-


ger des conversations avec le ministère des relations extérieures au su-
jet du contrôle des douanes haïtiennes. M. Ulrick Duvivier déclina
courtoisement d'ouvrir de tels pourparlers en faisant observer aux
commissaires américains qu'ils n'avaient pas les pleins pouvoirs né-
cessaires pour négocier.
En mai 1915 arriva en Haïti M. Paul Fuller Jr. comme envoyé ex-
traordinaire des États-Unis. Il apportait un nouveau projet de conven-
tion et s'empressa d'annoncer au ministre des relations extérieures que,
immédiatement après la signature de la dite convention, « ce serait
pour lui un grand honneur et un plaisir de présenter à Son Excellence
le Président de la République une lettre spéciale de reconnaissance
dont il était porteur ».
Le projet Fuller prévoyait que le Ministre Américain et le Président
d'Haïti devraient entretenir des « relations d'amitié et de confiance » si
étroites qu'elles pussent permettre au représentant des États-Unis de
donner ses avis sur toutes matières relatives à l'honnête et efficace ad-
ministration de la république. Le Président d'Haïti devrait s'engager à
suivre ces recommandations, qui pouvaient aller jusqu'au point d'exi-
ger de l'honnêteté et de l'efficacité de la part des fonctionnaires haï-
tiens dans l'accomplissement de leurs devoirs. La convention autorise-
rait le gouvernement des États-Unis à employer sa force armée pour
protéger Haïti contre toute agression étrangère et pour aider le gouver-
nement haïtien à réprimer toute insurrection qui pourrait survenir. Elle
prohiberait tout contrat de bail du Môle St-Nicolas à une autre puis-
sance étrangère et obligerait Haïti à régler par l'arbitrage les réclama-
tions des créanciers étrangers.
Le gouvernement haïtien soumit à M. Fuller un contre-projet, d'où
était exclue la clause relative aux pouvoirs exceptionnels attribués au
représentant diplomatique des États-Unis et qui équivalait à un véri-
table protectorat ; mais il promit de n'employer dans l'administration
des douanes que des fonctionnaires compétents et honnêtes. Les États-
Unis seraient autorisés à intervenir en cas d'agression étrangère ; et
leur assistance, en cas de troubles intérieurs, ne pourrait être apportée
au gouvernement haïtien qu'à la sollicitation expresse de celui-ci. De
son côté, l'envoyé américain présenta des contre-propositions qui
furent acceptées [250] en partie, et un accord définitif était sur le point
d'être obtenu quand M. Fuller, sans prendre congé du ministre des re-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 311

lations extérieures, partit brusquement pour Washington. Cette façon


assez cavalière de mettre fin aux négociations lui avait été sans doute
ordonnée par le Département d'État qui savait, d'après les rapports de
ses agents secrets, que les événements politiques allaient prendre en
Haïti une nouvelle tournure et qu'il pourrait, par des moyens plus
énergiques et plus sûrs, établir sa complète domination sur le pays.

* * *

Le jour même de sa prestation de serment le 9 mars, le général Vil-


brun Guillaume Sam avait fait arrêter et emprisonner, sous prétexte de
complot politique, un grand nombre de personnes. Le juge d'instruc-
tion Thomas Pierre-Philippe, à qui l'affaire avait été déférée, rendit
quelque temps après une ordonnance de non-lieu — aucune charge
grave n'ayant été relevée contre les prévenus. En apprenant cette déci-
sion, le président entra dans une grande colère : il était lui-même per-
suadé que les gens dont il avait ordonné l'emprisonnement pactisaient
avec les révolutionnaires du Nord, qui venaient encore une fois de
prendre les armes sous la direction du D r Rosalvo Bobo, ancien mi-
nistre de l'intérieur de Davilmar Théodore.
Afin d'avoir un prétexte légal pour retenir ses adversaires en pri-
son, Vilbrun Guillaume Sam demanda au ministre de la justice, M.
Guilbaud, de faire procéder à un supplément d'instruction : celui-ci re-
fusa de se prêter à ce qu'il considérait comme une farce machiavélique
et préféra donner sa démission.
Ces détenus furent en majorité massacrés dans la prison de Port-
au-Prince quand, le 27 juillet 1915, le général Oscar Etienne, com-
mandant militaire de la capitale, ayant entendu des coups de feu tirés
dans la direction du Champ-de-Mars, exécuta l'ordre barbare qui, pré-
tendit-il, lui avait été donné par le président de tuer jusqu'au dernier
des prisonniers politiques. Quelques-uns de ceux-ci échappèrent par
miracle à cette effroyable tuerie.
Attaqué dans son palais vers les quatre heures du matin par une
troupe d'insurgés, Vilbrun Guillaume Sam s'était lui-même réfugié,
avec une blessure à la jambe, à la Légation de France, dont le bâti-
ment était séparé de la résidence présidentielle par un simple mur de
maçonnerie.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 312

Les funérailles des victimes furent célébrées le lendemain au mi-


lieu d'un grand concours de peuple, où toutes les classes de la popula-
tion s'étaient confondues dans un même sentiment de tristesse et d'an-
goisse. La foule, après l'inhumation, s'écoulait lentement du cimetière
extérieur lorsqu'une voix cria : « Voici le Washington ! »
En voyant se profiler sur la baie les hauts mâts métalliques du croi-
seur américain et pensant que sa présence signifiait impunité pour les
criminels auteurs du massacre, les gens furent pris d'une véritable
[251] rage. Ils se précipitèrent à la Légation de France. Tout en mon-
trant les plus grands égards à la famille du ministre, M. Paul Girard, et
à Mme Vilbrun Guillaume Sam, ils se saisirent de l'homme qu'ils
considéraient comme le principal responsable de la tuerie, le transpor-
tèrent au dehors et mirent son corps en lambeaux. Le général Oscar
Etienne, qui avait pris refuge à la Légation Dominicaine, en fut bruta-
lement tiré et tomba sous les balles d'un individu, dont deux fils
avaient été tués à la prison.
Dans l'après-midi du 28 juillet 1915, des escouades de fusiliers ma-
rins débarquèrent à Port-au-Prince du croiseur Washington battant pa-
villon du contre-amiral William B. Caperton.
Ainsi s'ouvrait pour Haïti un nouveau chapitre d'histoire qui a pris
le triste nom d'Occupation Américaine.

[252]
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[253]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XXIV
GOUVERNEMENT
DE DARTIGUENAVE

Retour à la table des matières

Intervention américaine. — Le croiseur Washington, de la marine


de guerre des États-Unis, stationnait depuis le 1 er juillet 1915 devant le
Cap-Haïtien. Il avait débarqué dans cette ville des hommes de l'infan-
terie de marine pour remplacer les fusiliers qu'une canonnière fran-
çaise y avaient envoyés en vue de protéger les maisons étrangères
contre les attaques possibles des révolutionnaires cacos. Le 27, l'ami-
ral Caperton reçut une dépêche du chargé d'affaires américain l'appe-
lant en toute hâte à Port-au-Prince, où une insurrection venait d'éclater
le matin même. Quand le Washington mouilla dans la rade de Port-au-
Prince le 28, le président Vilbrun Guillaume Sam, à la suite du mas-
sacre des prisonniers politiques, avait été tué et son corps affreuse-
ment mutilé.
L'amiral Caperton, après une brève consultation avec les représen-
tants diplomatiques de la France et de la Grande-Bretagne, fit débar-
quer des « marines » qui s'emparèrent des principaux postes de la ca-
pitale. Dans la confusion extrême où l'on se trouvait et en l'absence de
toute autorité constituée, personne n'eut à ce moment l'idée ou le pou-
voir de protester contre une pareille violation de l'intégrité territoriale
de la République d'Haïti. Une courte résistance se produisit néan-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 314

moins à l'Arsenal, où l'officier Germain fut grièvement blessé au bras


et le soldat Sully Pierre tué pour avoir refusé de livrer leur poste.
Ce débarquement fut ordonné par le Département de la Marine des
États-Unis en vue, disait-il, de protéger les intérêts étrangers en Haïti.
Les instructions reçues par l'amiral Caperton le 28 juillet lui prescri-
vaient d'accorder tout son appui aux nationaux français et anglais mais
de recommander aux représentants de la France et de la Grande-Bre-
tagne de ne pas faire eux-mêmes débarquer dans la ville des hommes
armés. Le ministre de France, M. Girard, répondit qu'une question
d'honneur l'obligeait à faire garder la Légation française par des ma-
rins français.
Aucune insulte n'ayant été faite au drapeau américain, aucun ci-
toyen des États-Unis n'ayant été lésé dans ses biens ou molesté dans
sa personne [254] au cours des malheureux événements qui venaient
de se produire, on crut généralement que l'intervention allait se borner
à une pure opération de police. On s'aperçut vite, par les mesures
prises par l'amiral Caperton pour étendre l'occupation du pays, qu'il
n'était pas simplement chargé d'une mission temporaire et qu'il se dis-
posait à exercer une action directe sur la reconstitution du gouverne-
ment national. Il essaya cependant de calmer les inquiétudes des pa-
triotes en affirmant, dans une proclamation du 7 août, que « le gouver-
nement des États-Unis n'avait d'autre but que d'aider Haïti à maintenir
son indépendance et le peuple haïtien à établir un gouvernement
stable ».

Élection de Sudre Dartiguenave. — Après les terribles journées


des 27 et 28 juillet, Port-au-Prince avait assez rapidement recouvré
son calme. Il s'agissait pour les députés et les sénateurs de se réunir en
assemblée nationale afin d'élire, conformément à la Constitution, le
nouveau chef de l'État. Les deux Chambres furent donc convoquées
pour le 8 août. Plusieurs citoyens s'empressèrent de déclarer leur can-
didature à la présidence. Le Dr Rosalvo Bobo, chef de la révolution du
Nord et pour le bénéfice duquel le coup de main du 27 juillet avait été
fait, vint à la capitale et fit connaître son intention de se présenter aux
suffrages de l'assemblée nationale. Mais la majorité du corps législatif
avait déjà, dans des réunions particulières, décidé de n'accorder son
vote à aucun chef révolutionnaire — ce qui écartait d'emblée la candi-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 315

dature de l'ancien ministre de l'intérieur de Davilmar Théodore. Les


parlementaires montraient au contraire leurs préférences pour un
neutre. Consulté, M. Tertullien Guilbaud déclina un tel honneur. L'at-
tention se fixa alors sur M. Sudre Dartiguenave, président du Sénat,
qui, interrogé sur son programme politique par les autorités améri-
caines, se déclara disposé à discuter avec le gouvernement des États-
Unis les termes d'une convention dont le but serait de garantir la paix
intérieure et de restaurer les finances haïtiennes. A une semblable de-
mande d'explication, Rosalvo Bobo répondit qu'il s'opposerait à la
conclusion de tout traité pouvant porter atteinte à la souveraineté na-
tionale.
Un comité révolutionnaire, composé de partisans du Dr Bobo,
s'était entre temps constitué à Port-au-Prince, en affichant la préten-
tion d'exercer l'autorité exécutive en vue de maintenir l'ordre public. Il
avait tout d'abord protesté, au nom de la nation, contre l'occupation
des postes militaires de la capitale par les « marines ». Puis, le 11 août
au matin, il publia un décret par lequel il prononçait la « dissolution »
du corps législatif. Pour rendre ce décret effectif, des individus armés,
postés aux abords du palais de la Chambre des députés, essayaient par
intimidation d'empêcher les représentants du peuple de se rendre au
lieu de leurs réunions.
Les autorités américaines tirèrent habilement parti de cette situa-
tion : elles offrirent leur protection à l'Assemblée nationale et pro-
mirent d'assurer la libre élection du Chef de l'État, à la condition que
celui-ci [255] s'engageât à signer avec les États-Unis un traité, dont
elles firent connaître les lignes générales. En effet, à une réunion te-
nue au Théâtre-Parisiana, dans l'après-midi du 11 août, par la majorité
des membres du Corps législatif, le capitaine Beach, représentant de
l'amiral Caperton, fit savoir que le gouvernement américain désap-
prouvait l'acte du comité révolutionnaire, garantissait toute sécurité à
l'assemblée nationale et réclamait expressément en retour : 1° l'accep-
tation par Haïti d'un contrôle sur les finances haïtiennes ; 2° la consti-
tution d'une gendarmerie nationale sous les ordres d'officiers améri-
cains. On comprit que l'accord était fait sur ces points quand on vit le
président du Sénat, M. Dartiguenave, arriver à la réunion escorté d'un
sergent, dont le capitaine Beach lui avait imposé la compagnie.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 316

Le lendemain, 12 août, M. Sudre Dartiguenave fut élu président de


la république pour une période de sept ans, à la majorité de quatre-
vingt-quatorze voix contre seize réparties entre divers candidats.

Établissement de la loi martiale. — Deux jours après l'élection


présidentielle, le Département d'État des États-Unis déclara que le
gouvernement américain ne reconnaîtrait le nouvel élu que si les
Chambres haïtiennes autorisaient celui-ci à signer la convention pré-
vue. En conséquence, le chargé d'affaires, M. Robert Beale Davis Jr.,
présenta un projet de convention au Président Dartiguenave et lui de-
manda de faire voter par l'Assemblée nationale « une résolution auto-
risant le Chef de l'État à conclure la dite convention immédiatement et
sans modification ». Une telle demande étant contraire à la procédure
constitutionnelle en matière de traités internationaux, le gouvernement
haïtien réclama un délai suffisant pour étudier le projet qui lui était
soumis.
Certaines clauses du projet de convention soulevèrent de sérieuses
objections au conseil des ministres, particulièrement l'article 1 er qui,
imposant à la République d'Haïti un conseiller financier désigné par le
président des États-Unis et ayant les pouvoirs d'un contrôleur général
des finances, consacrerait la mainmise absolue des Américains sur
l'administration financière haïtienne.
Pour avoir raison de ces résistances inattendues, l'amiral Caperton
ordonna, le 19 août, la saisie des douanes haïtiennes et en fit expulser
manu militari les fonctionnaires haïtiens. Il nomma le capitaine Beach
conseiller financier et le lieutenant Conard receveur général des
douanes. Et ayant accompli cet acte, il câbla à Washington : « United
States has now actually accomplished a military intervention in affairs
of another nation. » (Les États-Unis ont maintenant réellement accom-
pli une intervention militaire dans les affaires d'une autre nation.)
Contre cet acte de violence, le gouvernement haïtien publia une vi-
goureuse protestation, à laquelle l'amiral Caperton répondit par une
proclamation du 3 septembre 1915. Dans cette proclamation, celui-ci
se déclara « investi du pouvoir et de la responsabilité du gouverne-
ment d'Haïti dans toutes ses fonctions et dans toutes ses branches sur
toute l'étendue du territoire [256] occupé par les forces américaines ».
Il chargea le colonel Littleton W.-T. Waller, de l'infanterie de marine
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 317

des États-Unis, « de prendre tous règlements et dispositions utiles et


de nommer les officiers nécessaires pour mettre en vigueur la loi mar-
tiale et lui donner son plein effet ». A cette même date du 3 sep-
tembre, le colonel Waller émit un ordre du jour nommant le capitaine
Alexander S. Williams grand-prévôt et instituant une cour prévotale
pour juger « tous les cas dans lesquels les États-Unis d'Amérique ou
des membres des forces américaines seraient impliqués et où les
ordres du grand-prévôt auraient été violés ». On vit, dès ce jour, défi-
ler devant le capitaine Williams de nombreux citoyens haïtiens qui
avaient osé protester, dans la presse ou dans des réunions publiques,
contre la violation du territoire national et la mainmise de l'étranger
sur le gouvernement et l'administration de leur pays. Un jeune journa-
liste au patriotisme ardent, Elie Guerin, fut particulièrement persécuté.

Le traité de 1915. — Deux ministres, M. H. Pauléus Sannon (rela-


tions extérieures) et M. Antoine Sansaricq (travaux publics), opposés
à la convention, donnèrent leur démission et furent remplacés, le 9
septembre, le premier par M. Louis Borno, le second par le D r Paul
Salomon
— ce dernier devant se retirer peu de jours après. À cette occasion,
l'amiral Caperton télégraphia à Washington que la situation était deve-
nue meilleure : « Cela a été obtenu, dit-il, en exerçant une pression
militaire aux moments propices dans les négociations. » (This has
been effected by exercising military pressure at propitious moments in
négociations.)
M. Louis Borno se mit à l'œuvre et réussit à faire admettre
quelques modifications plutôt de forme destinées à ménager l'amour-
propre national, en usant — comme disaient les Américains avec une
pointe d'humour — d'une « phraséologie plus agréable » au goût des
Haïtiens ». L'une de ces modifications avait néanmoins une grande
importance : elle consistait à remplacer la clause, qui faisait du
conseiller financier un contrôleur général des finances haïtiennes, par
une formule qui le désignait comme « un fonctionnaire attaché au mi-
nistère des finances — an officer attached to the Ministry of finance ».
Le 16 septembre 1915, la convention fut signée par M. Louis Bor-
no et M. Robert B. Davis Jr. et déposée quatre jours après à la
Chambre des députés — la constitution d'Haïti exigeant pour la ratifi-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 318

cation des traités de ce genre l'approbation séparée des deux


Chambres législatives. Le jour même de la signature de cet instrument
diplomatique, des salves tirées par les navires de guerre américains
annoncèrent la reconnaissance du gouvernement du 12 août par les
États-Unis d'Amérique.

* * *

Craignant que le Corps législatif ne mît trop de lenteur à donner


son approbation, l'amiral Caperton fit saisir un lot de billets du gou-
vernement non signés et notifia aux autorités haïtiennes qu'il ne les
leur remettrait qu'à la ratification du traité. D'autre part, les recettes
douanières étant [257] perçues par ses agents, il refusa toute avance
pour les dépenses publiques. Le Président Dartiguenave protesta mais
ne reçut de l'amiral que cette réponse laconique : « Funds would be
immediately available upon ratification of the treaty ». Humilié, M.
Dartiguenave menaça de donner sa démission. Enfin, le 5 octobre, le
Département de la Marine des États-Unis accepta qu'un paiement heb-
domadaire fût fait au gouvernement pour ses dépenses urgentes, en re-
fusant toutefois de payer avant la ratification du traité celles qui
étaient restées en souffrance.
Le 6 octobre, la Chambre des députés approuva la convention, en
la faisant accompagner d'un « commentaire interprétatif ». Ce com-
mentaire avait été préparé par un comité spécial de la Chambre en col-
laboration avec le ministre des relations extérieures, M. Louis Borno,
qui avait affirmé qu'il était en parfait accord avec la Légation des
États-Unis relativement à l'interprétation des différentes clauses du
projet. L'annonce du vote donna lieu à une scène émouvante. Le dépu-
té des Gonaïves, Dr Raymond Cabêche, après avoir protesté contre
l'adoption de cette convention qui, d'après lui, n'était qu'un « protecto-
rat imposé à Haïti par le président des États-Unis », arracha de la bou-
tonnière de son veston sa rosette de représentant du peuple, la lança au
milieu de l'assemblée et quitta la Chambre. Necker Lanoix, député de
Port-de-Paix, suivit l'exemple de son collègue des Gonaïves. Auguste
Garoute, député de Jérémie, se prononça contre l'adoption. Les dépu-
tés Marcelin Jocelyn, Bréa, Camille Léon, Edgar Numa et Joachim
Jean-Baptiste se retirèrent de l'assemblée pour ne pas prendre part au
vote.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 319

L'opposition parut plus redoutable au Sénat. Le 3 novembre, l'ami-


ral Caperton exprima au Président Dartiguenave son mécontentement
au sujet des objections soulevées à la commission sénatoriale et qui,
dans son opinion, portaient sur « des formalités sans importance et des
principes abstraits ». Deux jours après, la commission déposait son
rapport : elle admettait le principe de la convention mais proposait
d'en ajourner le vote afin que le gouvernement haïtien pût obtenir du
gouvernement américain les modifications qu'elle estimait essentielles
pour la sauvegarde de l'indépendance nationale. À la séance du Sénat
du 12 novembre, les trente-six sénateurs présents votèrent le principe
de la convention ; vingt-six contre dix repoussèrent la demande
d'ajournement après une chaude discussion au cours de laquelle le sé-
nateur Edouard Pouget, rapporteur de la commission, prononça l'un
des plus éloquents discours de sa carrière parlementaire. Le rejet de
l'ajournement impliquait l'approbation du Sénat, qui adopta, en outre,
le « commentaire interprétatif » annexé à la convention.

* * *

Par la convention du 16 septembre 1915, les États-Unis déclaraient


prêter leurs bons offices à Haïti pour l'aider dans le développement de
ses ressources et dans l'établissement de ses finances sur des bases so-
lides. Sur la désignation qui lui en est faite par le président des [258]
États-Unis, le président d'Haïti nomme : 1º un receveur général et tels
aides qui seront jugés nécessaires pour « percevoir, recevoir et appli-
quer » tous les droits de douane et 2º un conseiller financier, qui est un
« fonctionnaire attaché au ministère des finances », chargé de présen-
ter des recommandations au gouvernement haïtien pour l'amélioration
des méthodes de perception et de distribution des recettes publiques.
Les sommes perçues par le receveur général servent à payer : 1º les
dépenses du service du receveur général et du service du conseiller fi-
nancier, 2° les annuités de la dette publique, 3° les dépenses de la gen-
darmerie, devenue la seule force armée de la République. Le reste des
recettes effectuées va aux dépenses courantes du gouvernement haï-
tien, à qui est laissée la libre disposition du produit des taxes inté-
rieures. Les dépenses du receveur général et du conseiller financier ne
doivent pas excéder 5% des recettes douanières réalisées. Haïti s'en-
gage à ne pas augmenter sa dette publique ni à réduire ses droits de
douane sans le consentement des États-Unis.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 320

* * *

Pour maintenir la paix intérieure, Haïti promet de créer une gen-


darmerie, organisée et commandée par des officiers américains dési-
gnés par le président des États-Unis. Il est stipulé que ces officiers se-
ront remplacés par des Haïtiens quand ceux-ci seront suffisamment
entraînés. La gendarmerie a la surveillance du commerce des armes.
Haïti agrée de n'aliéner ni louer aucune partie de son territoire et de ne
participer à aucun traité pouvant mettre en péril son indépendance.
Afin de développer ses ressources naturelles, Haïti s'engage à prendre
les mesures qui, « dans l'opinion des parties contractantes, peuvent
être jugées nécessaires pour l'hygiène publique et le progrès de la Ré-
publique », sous la surveillance d'ingénieurs nommés par le président
d'Haïti sur la proposition du président des États-Unis. L'article 14 pré-
voit que les parties « auront le pouvoir de prendre les mesures qui
peuvent être estimées nécessaires pour assurer la complète réalisation
de chacun des objets compris dans le traité ». De plus, les États-Unis
promettent de « prêter une aide efficace pour la préservation de l'indé-
pendance haïtienne et le maintien d'un gouvernement adéquat pour la
protection des vies, des propriétés et de la liberté individuelle ».
La convention doit rester en vigueur pendant dix ans, et « si, pour
des raisons spécifiques présentées par l'une ou l'autre des parties
contractantes, son objet n'a pas été rempli complètement à ce moment,
elle peut être prolongée pour une autre période de dix ans ».
En attendant l'approbation du Sénat des États-Unis, un modus vi-
vendi fut signé le 29 novembre 1915 pour la mise en vigueur immé-
diate de la convention. Celle-ci ne fut approuvée par le Sénat améri-
cain que le 3 mai 1916. Le Secrétaire d'État Lansing refusa de sou-
mettre à cette assemblée le « commentaire interprétatif » des
Chambres haïtiennes. Il déclara ensuite que ce commentaire n'ayant
pas été soumis au [259] Sénat en même temps que la convention, les
« réserves » ou « explications » du Corps législatif d'Haïti ne liaient
en aucune façon le gouvernement des États-Unis.
Le « commentaire interprétatif », qui liait le gouvernement haïtien
s'il ne liait celui des États-Unis, disait entre autres choses : le président
d'Haïti aurait le droit de refuser la nomination de certaines personnes
proposées par le gouvernement américain pour occuper des fonctions
en Haïti ; le receveur général des douanes pourrait être renvoyé s'il
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 321

était convaincu de malversation ; les employés des douanes seraient


exclusivement des Haïtiens nommés par le président d'Haïti ; le
conseiller financier ne serait pas un contrôleur général placé au-dessus
du gouvernement et du corps législatif ni le remplaçant de la Chambre
des comptes, mais un fonctionnaire attaché au ministère des finances
avec des attributions purement consultatives ; les contestations au su-
jet de l'exécution du traité seraient soumises à la Cour Permanente
d'Arbitrage de la Haye conformément à la Convention de 1909
conclue entre Haïti et les États-Unis.
Si ce « commentaire interprétatif » avait été accepté et respecté par
les deux parties contractantes, il aurait certainement assuré une
meilleure coopération entre le gouvernement haïtien et le gouverne-
ment des États-Unis ; il eût empêché en tout cas les graves consé-
quences politiques, morales et économiques qui allaient résulter d'une
mauvaise application du traité du 16 septembre 1915 par des fonction-
naires américains, trop souvent ignorants des vrais besoins du pays et
de la psychologie particulière de son peuple.

La Constitution de 1918. — La résistance inattendue que les auto-


rités américaines avaient rencontrée dans les Chambres relativement à
l'adoption du traité du 16 septembre 1915 leur avait donné la convic-
tion que l'occupation militaire et civile du pays serait continuellement
entravée si le régime constitutionnel restait le même. Il fallait donc
établir un système qui accordât des pouvoirs plus étendus à l'Exécutif
puisqu'on était sûr d'obtenir de celui-ci tout ce qu'on voulait en em-
ployant les moyens de pression appropriés. Il fut par conséquent déci-
dé qu'une Constitution nouvelle serait votée. Cette révision était,
d'autre part, vivement désirée par les Américains qui voulaient : 1°
faire disparaître du pacte constitutionnel la prohibition concernant
l'acquisition par l'étranger de biens fonciers en Haïti ; 2° obtenir sous
une forme solennelle l'approbation des actes accomplis par l'Occupa-
tion depuis le 28 juillet 1915.
On ne pouvait pas attendre du Corps législatif, tel qu'il était à ce
moment composé, qu'il acceptât de se prêter à une pareille réforme.
Au Sénat particulièrement, une franche hostilité s'était manifestée
contre l'Occupation et aussi contre le Président Dartiguenave, à qui
l'on reprochait de se soumettre avec trop de complaisance aux injonc-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 322

tions de l'amiral Caperton et de ses subordonnés. Cette hostilité trou-


vait un aliment dans les violentes polémiques des journaux qui, divi-
sés en groupes adverses, attaquaient furieusement, les uns, le Chef de
l'État et [260] ses ministres, les autres, les membres de l'Opposition.
Cette fureur iconoclaste, égale dans les deux camps, servit admirable-
ment les desseins de l'Occupation.
On fit entendre à Dartiguenave que les Chambres, devant les at-
taques de la presse contre certains de ses ministres et contre sa propre
personne, finiraient par le mettre en accusation. Le 5 avril 1916, le
Président prit un décret dissolvant le Sénat et appelant la Chambre des
députés à se former en assemblée constituante pour réviser la Consti-
tution de 1889 : il donna comme raison de cette dernière mesure que
les députés, élus au suffrage direct, étaient les meilleurs interprètes de
la volonté du peuple. Par un autre décret rendu le même jour, Darti-
guenave institua un Conseil d'État composé de vingt et un membres et
formant un corps consultatif chargé de la préparation des projets de loi
et règlements administratifs. Le Conseil d'État reçut immédiatement la
mission de rédiger un projet de Constitution à soumettre à la Consti-
tuante.
Les sénateurs refusèrent de se disperser et protestèrent vigoureuse-
ment contre la mesure inconstitutionnelle qui les frappait. Mais lors-
qu'ils tentèrent de se réunir le 27 avril, le colonel Waller, commandant
de la Brigade d'Occupation, leur fit savoir qu'il ne leur permettrait de
tenir séance que s'ils prenaient l'engagement formel d'amender la
Constitution selon les vues du Président Dartiguenave — auxquelles
l'amiral Caperton avait déclaré donner son plein agrément. Le 5 mai,
le Sénat essaya une nouvelle fois de se réunir : il en fut empêché par
des officiers américains accompagnés de gendarmes haïtiens.
La Chambre des députés ayant elle-même refusé de remplir le rôle
de Constituante qu'on voulait lui faire jouer, un décret présidentiel ap-
pela les citoyens aux urnes pour de nouvelles élections législatives.
Ces élections eurent lieu le 10 janvier 1917 sous la surveillance de la
Gendarmerie d'Haïti, qui venait d'être organisée avec le major Smed-
ley D. Butler comme commandant et le capitaine Alexander S.
Williams comme sous-chef — ces deux officiers américains ayant été
nommés respectivement général de division et général de brigade de
l'armée haïtienne.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 323

* * *

En avril, les nouveaux députés se réunirent et reconstituèrent le Sé-


nat. Le Chef de l'État fit alors connaître à l'Assemblée nationale, qui
s'était mise immédiatement à l'étude d'un projet de Constitution, les
amendements désirés par les Américains et que ceux-ci appelaient par
euphémisme des « suggestions obligatoires ». Mais l'Assemblée natio-
nale n'était pas aussi maniable que les autorités américaines l'avaient
espéré : elle comprenait, tant au Sénat qu'à la Chambre, des hommes
remarquables (Sténio Vincent, Seymour Pradel, Pauléus-Sannon,
Edouard Pouget, Georges Léger, etc.) qui n'étaient nullement disposés
à se soumettre aux ordres de Washington. Sur la nouvelle que la com-
mission de l'assemblée nationale avait rejeté la « suggestion » améri-
caine concernant le droit de [261] propriété immobilière illimité à ac-
corder à l'étranger, le colonel Eh K. Cole, successeur de Waller, télé-
graphia à Washington que « 1 opposition manifestée par l'Assemblée
nationale à l'octroi de la propriété foncière aux étrangers et à toute in-
fluence américaine est telle que toute tentative pour empêcher le vote
de la Constitution serait infructueuse, sauf la dissolution des
Chambres ». Comme Dartiguenave hésitait à prendre une nouvelle
fois la responsabilité d'une si grave mesure, le colonel Cole se décida
à agir lui-même. Il prépara un ordre du jour de dissolution et le 19
juin, il déclara que si le Chef de l'État refusait de signer le décret de
renvoi, il disperserait de sa propre autorité l'Assemblée nationale et
« recommanderait à Washington l'établissement d'un gouvernement
militaire pour Haïti ». Le major Butler fut chargé, en sa qualité de
« gênerai haïtien », de convaincre le Président Dartiguenave de la né-
cessite de se soumettre aux exigences du gouvernement américain. Par
décret présidentiel, les chambres furent déclarées dissoutes. Le chef
de la Gendarmerie alla en personne ordonner à l'Assemblée nationale
de se disperser pendant que celle-ci était en séance sous la présidence
du sénateur Stenio Vincent. Toute réunion des députés et sénateurs
expulses fut interdite par la police, et les journaux reçurent l'ordre de
ne publier aucun article, commentaire ou information concernant cet
événement.

* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 324

Il fallait cependant aux autorités américaines une nouvelle Consti-


tution pour Haïti. Comme on était convaincu que de nouvelles élec-
tions législatives ramèneraient au parlement des éléments indépen-
dants et hostiles à la mainmise américaine sur le gouvernement du
pays, on « suggéra » au Président Dartiguenave de recourir à une pro-
cédure jusqu'alors inconnue dans la pratique haïtienne : celle du plé-
biscite. Une proclamation de l'Exécutif déclara que l'abstention de vo-
ter, de la part des fonctionnaires haïtiens, serait un « acte antipatrio-
tique », qui entraînerait leur révocation. Le général Williams adressa
aux officiers de la Gendarmerie, presque tous américains, une circu-
laire leur disant qu'il était « désirable que la Constitution fût adop-
tée ». Témoignant plus tard devant une commission d'enquête, il dé-
clara que ses subordonnés menèrent « une campagne franchement
proconstitutionnelle ». L'Occupation américaine créait ainsi en Haïti
un précédent des plus fâcheux.
Le plébiscite eut lieu le 12 juin 1918 et donna le résultat suivant :
67.337 bulletins favorables et 335 contre.
La Constitution de 1918 différait de la précédente — celle de 1889
qui était restée vingt-neuf ans en vigueur — sur trois points princi-
paux : 1º elle donnait aux étrangers le droit d'acquérir sans restriction
des biens fonciers en Haïti — supprimant ainsi la prohibition tradi-
tionnelle que les Haïtiens considéraient comme le plus sûr moyen de
conserver la propriété du sol dans les mains des paysans ; 2º elle rati-
fiait tous les actes de l'Occupation américaine ; 3º elle autorisait la
suspension de la législature. [262] Elle mettait aussi « en vacances »
la Chambre des comptes, qui avait pour attributions d'examiner et de
liquider les comptes financiers de la République.
La nouvelle Constitution contenait à peu près les mêmes disposi-
tions que l'ancienne en ce qui regardait l'organisation de la Chambre
des députés et du Sénat. Mais elle retirait à l'Assemblée nationale le
privilège de la révision constitutionnelle, laquelle devait avoir lieu do-
rénavant par voie plébiscitaire. Un article transitoire prescrivit que la
première élection pour la reconstitution de la Chambre des députés se-
rait tenue le 10 janvier d'une année paire et que cette année serait
fixée par un arrêté présidentiel publié au moins trois mois à l'avance.
Dans l'intervalle, le Conseil d'État, dont les membres étaient nommés
directement par le président d'Haïti, exercerait le pouvoir législatif.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 325

II

Nouvelle orientation. — La nécessité d'adapter la direction géné-


rale des affaires publiques aux exigences de l'Occupation et plus tard
aux conditions exceptionnelles créées par le traité du 16 septembre
1915 avait absorbé l'attention des premiers cabinets du gouvernement
de M. Dartiguenave. Peu de ministres, pendant ces trois années trou-
blées, avaient pu donner leurs soins à l'organisation administrative du
pays, à son développement économique et au problème de l'éducation
nationale.
Après le vote de la constitution du 12 juin 1918, le Président Darti-
guenave crut le moment venu de faire appel à des éléments pris en de-
hors des groupes politiques militants pour faire l'œuvre constructive
dont il comprenait l'urgente nécessité. Il croyait aussi de cette manière
reprendre quelque prestige auprès du peuple, car il savait combien son
apparente attitude de soumission à l'égard des Américains l'avait dis-
crédité dans l'opinion publique. Il était décidé à opérer dans son gou-
vernement et sur lui-même un véritable redressement : c'est ce qu'il
chargea l'ancien ministre Louis Borno de dire aux nouveaux collabo-
rateurs qu'il désirait avoir à ses côtés.
Un ministère, composé de Louis Borno (relations extérieures et fi-
nances), Barnave Dartiguenave (intérieur), Ernest Laporte (justice),
Louis Roy (travaux publics), Dantès Bellegarde (agriculture, instruc-
tion publique et cultes), fut constitué et entra en fonction le 24 juin
1918.
Le gouvernement s'occupa immédiatement de la formation du
Conseil d'État, auquel la nouvelle constitution attribuait la puissance
législative en attendant la reconstitution des Chambres. On tâcha d'y
faire entrer des hommes capables et honnêtes. Pour attirer la confiance
publique à cet organisme nouveau, il fut décidé d'en confier la prési-
dence à l'ancien [263] chef d'État, général François Légitime, dont la
vie probe et laborieuse était un exemple édifiant pour les jeunes géné-
rations.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 326

Le 1er juillet 1918 s'ouvrit la session législative du Conseil d'État.


Au nom du cabinet, M. Louis Borno exposa le programme du gouver-
nement. « Un gouvernement stable, dit-il, n'a de raison d'être que pour
entreprendre d'organiser le pays ; d'améliorer la situation matérielle et
morale du peuple ; de contribuer à la constitution d'un état social et
politique où tout Haïtien puisse vivre dignement, gagner sa vie par son
travail, développer librement et pleinement, dans tous les sens, ses fa-
cultés propres, ses possibilités individuelles. Pour parvenir à ce but,
nous ne devons pas attendre que le gouvernement américain vienne
faire nos affaires et nous fournir des solutions. Il faut que nous-mêmes
Haïtiens, gouvernement et citoyens, nous nous mettions fermement à
notre besogne nationale. Notre personnalité demeure active dans une
collaboration où notre voix, si elle est juste, a droit d'être entendue.
Nous avons à nous efforcer de parler juste, et pour cela nous devons
étudier nous-mêmes, Haïtiens, toutes nos questions économiques, fi-
nancières, scolaires et autres, formuler et justifier nos solutions... Le
gouvernement veut une bonne monnaie. Il veut une magistrature à la
hauteur de ses devoirs. Il veut un enseignement public qui élève le ca-
ractère, qui instruise les cerveaux et les mains. Il veut le développe-
ment de nos ressources diverses. »
L'application de ce programme de travail, où le gouvernement haï-
tien entendait garder sa pleine liberté d'initiative dans une loyale col-
laboration avec les autorités américaines réalisée dans les limites du
traité de 1915, allait amener quelques résultats heureux pour la nation
et donner également lieu à de fréquents conflits.

* * *

Organisation administrative. — Au point de vue politique et mili-


taire, le territoire haïtien était divisé, avant l'Occupation, en 5 départe-
ments, 27 arrondissements, auxquels il fallait ajouter la ligne Saltrou-
Grand-Gosier, 92 communes, 43 quartiers, 38 postes militaires et 531
sections rurales. Ces divisions et subdivisions territoriales étaient
strictement commandées par des militaires. La dissolution de l'armée
haïtienne et son remplacement par une Gendarmerie exigeaient une
nouvelle organisation politique et administrative du territoire. C'est
pourquoi le gouvernement fit voter la loi du 30 octobre 1918, qui
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 327

créait la fonction de préfet et instituait quatorze préfectures, bien que


l'ancienne division en départements, arrondissements, communes et
sections rurales fût conservée. Le préfet, autorité purement civile, était
chargé de surveiller la marche de l'administration publique dans sa cir-
conscription, de faire exécuter les décisions légales du gouvernement,
de contrôler les conseils communaux, de veiller à l'exécution des lois
sur la comptabilité des recettes et des dépenses des communes et de
représenter l'État en justice.
[264]

Réforme judiciaire. — D'importantes réformes furent introduites


dans l'organisation judiciaire. Entre autres innovations, la loi du 4 sep-
tembre 1918 institua le régime du juge unique dans les tribunaux de
lr« instance. Conformément à la nouvelle Constitution, il fut créé trois
tribunaux d'appel, l'un à Port-au-Prince, l'autre aux Gonaïves, le troi-
sième aux Cayes (loi du 4 septembre 1918). En vertu également d'une
prescription constitutionnelle, le gouvernement procéda à une réorga-
nisation du Tribunal de Cassation, dont la présidence fut de nouveau
confiée à M. Auguste Bonamy. Une loi du 12 mai 1920 constitua le
Tribunal de Cassation en Conseil Supérieur de la Magistrature, chargé
d'assurer « le maintien des règles disciplinaires parmi les membres de
la magistrature et leur offrant les garanties nécessaires d'indépendance
et d'impartialité ».

Direction générale des travaux publics. — Dès la mise en applica-


tion du traité par le modus vivendi du 29 novembre 1915, et en vertu
d'un accord signé à Washington, il fut établi au ministère des Travaux
publics un Bureau du Génie. Pour remplir le rôle d'ingénieur en chef,
on désigna d'abord le lieutenant de vaisseau Oberlin qui reconnut, en
toute loyauté, la valeur technique des ingénieurs haïtiens et se montra
disposé à collaborer avec eux. Son successeur, le commandant Gayler,
fut moins conciliant, et le ministre des travaux publics, M. Louis Roy,
eut beaucoup de peine à lui faire reconnaître la nécessité d'une organi-
sation où l'élément haïtien devait occuper une place digne de son mé-
rite. L'accord finit par être obtenu sur un projet, qui est devenu la loi
du 2 juin 1920 créant la Direction générale des travaux publics.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 328

Service National d'Hygiène. — Depuis longtemps on avait reconnu


la nécessité d'organiser en Haïti une administration spécialement char-
gée de veiller sur la santé publique. Une loi du 7 juin 1847 avait insti-
tué, dans chaque chef-lieu de circonscription départementale, un « ju-
ry médical » composé de médecins et de pharmaciens — celui de
Port-au-Prince prenant le nom de Jury Médical Central. Ces orga-
nismes ne répondaient en aucune façon aux besoins d'hygiène et d'as-
sistance d'une population de plus en plus nombreuse, d'autant plus
qu'ils ne recevaient de l'État aucune aide financière sérieuse.
En mars 1916, sur les instructions du ministre de l'intérieur, M.
Constantin Mayard, une commission de médecins haïtiens élabora un
pjan d'organisation du Service National d'Hygiène publique. Malgré
tous les efforts du gouvernement, l'Ingénieur-sanitaire, Dr McLean,
refusa d'incorporer les principes essentiels de ce plan dans le projet
qu'il soumit au ministère de l'intérieur et qui visait principalement à
lui conférer une autorité souveraine sur l'enseignement et l'exercice de
la médecine en Haïti, sur l'administration des hôpitaux et des hospices
même privés, sur le commerce des produits pharmaceutiques, etc. Mo-
difié profondément par le Conseil des Secrétaires d'État, le projet
McLean est devenu la loi [265] du 24 février 1919 créant le Service
National d'Hygiène et d'Assistance publique — lequel, en dépit de ses
défectuosités, est resté l'une des institutions les plus utiles organisées
dans le pays par les Américains.

Instruction publique. — Le ministère de l'instruction publique fit


preuve d'une très grande activité. Ses efforts visèrent à obtenir de l'or-
ganisation scolaire existante le plus fort rendement possible et à la
compléter par des créations ou des innovations reconnues nécessaires.
L'arrêté du 21 octobre 1918 sur l'organisation du département de
l'instruction publique institua la Direction générale de l'Enseignement
composée des inspecteurs généraux, dont les traitements furent aug-
mentés d'une manière appréciable par la loi du 30 octobre 1918. Une
autre loi de même date éleva les salaires des inspecteurs d'arrondisse-
ment. Pour assurer une surveillance efficace des écoles des communes
et des sections rurales, l'arrêté du 18 décembre 1918 réorganisa les
commissions locales scolaires.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 329

Le problème capital dans l'enseignement de tous les degrés


consiste : 1º dans la bonne préparation des maîtres et 2° dans l'équi-
table rémunération de leurs services. La loi du 28 juillet 1919 institua
des certificats d'aptitude pédagogique du 1 er et du 2e degré équivalant
au certificat de fin d'études normales primaires, fixa les conditions de
nomination et d'avancement des instituteurs publics, détermina les
avantages et les sanctions attachés à leurs fonctions et établit une
échelle des salaires allant de 100 gourdes à 250 gourdes et correspon-
dant aux cinq classes d'instituteurs titulaires. Une importante réforme
fut accomplie dans l'enseignement secondaire, dont le programme fut
divisé en deux cycles, l'un allant de la 6 e à la 4e, l'autre de la 3e à la
Philosophie, couronnés par deux certificats d'études secondaires, 1 er et
2e degré. Une loi du 30 octobre 1918 porta les traitements des profes-
seurs des lycées de 150 gourdes à 300 gourdes.
Par la loi du 9 septembre 1918, le ministère de l'instruction pu-
blique créa l'Ecole du Bâtiment pour la préparation aux divers métiers
(bois, pierre, fer) relatifs au bâtiment, et l'Ecole Industrielle préparant
aux industries mécanique, électrique, du mobilier, de la sculpture, de
la peinture décorative, etc. En vertu de la loi du 5 août 1919 créant
l'enseignement primaire supérieur avec section professionnelle,
l'Ecole secondaire spéciale de garçons de Port-au-Prince fut transfor-
mée en école primaire supérieure sous le nom d'Ecole J.-B. Damier.
Une loi du 30 juillet 1919 créant des sections professionnelles dans les
principales écoles primaires supérieures du pays se heurta à l'opposi-
tion du conseiller financier américain et ne fut pas exécutée, de même
qu'une loi de même date instituant des « cours normaux » pour la pré-
paration des instituteurs ruraux.
Une loi du 3 octobre 1918 restitua aux maires des communes la
fonction d'état civil et attribua 70% des recettes de l'état civil aux
écoles. La loi du 18 décembre 1918 affecta ces 70% à la construction
de locaux scolaires et à la fourniture aux écoles de mobiliers et maté-
riel [266] d'enseignement. Afin de faciliter la fréquentation scolaire,
un arrêté du 18 décembre 1918 organisa dans chaque commune de la
république la « Caisse des EcoÉes » : celle de Port-au-Prince établit
des cantines scolaires où des milliers d'enfants pauvres trouvèrent une
nourriture saine et substantielle. La loi du 4 août 1920 créa un Conseil
National de l'Université et des Conseils régionaux dans les dix princi-
pales villes du pays et consacra la Fête de l’Université, dont la célé-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 330

bration avait été fixée, par décision ministérielle du 30 décembre


1919, au 18 mai, date anniversaire de la création du drapeau haïtien.
La première fête de l'Université fut célébrée le 18 mai 1920 et donna
lieu dans tout le pays à de belles manifestations patriotiques.

Cultes. — Par suite des pertes nombreuses que l'Eglise et les


Congrégations enseignantes d'Haïti avaient subies dans leur personnel
au cours de la guerre de 1914-1918, le gouvernement comprit la né-
cessité, plus impérieuse que jamais, de la formation d'un clergé indi-
gène. Son désir ne s'inspirait d'aucun sentiment d'hostilité à l'égard des
religieux français qui avaient, depuis le Concordat de 1860, rendu tant
de services à la nation. Il lui paraissait tout naturel, au contraire, que
les jeunes Haïtiens vinssent joindre leurs efforts à ceux de ces géné-
reux missionnaires dans l'œuvre d'éducation rendue de plus en plus
pressante par la triste situation morale des populations urbaines et ru-
rales.
Les vocations qui se manifestaient ne trouvaient pas toujours le ter-
rain propice où elles pussent se développer et persévérer. C'est à créer
ce terrain que s'appliquèrent les Evêques d'Haïti qui, à une réunion te-
nue au Cap-Haïtien, décidèrent de reprendre le plan qu'avait proposé
en 1895 le regretté Mgr Tonti, alors archevêque de Port-au-Prince.
Un établissement — dit Ecole Apostolique — fut fondé à la capi-
tale en octobre 1919 pour la formation à l'état ecclésiastique des
jeunes gens du pays. Il fut installé dans l'un des bâtiments de l'Arche-
vêché, aménagé de façon à offrir toutes les commodités possibles à
vingt boursiers, dont dix pour l'Archidiocèse de Port-au-Prince et le
diocèse des Gonaïves, cinq pour le diocèse du Cap-Haïtien, cinq pour
le diocèse des Cayes. Ce chiffre de vingt, qui parut suffisant au début,
devait être considérablement augmenté plus tard pour le plus grand
profit de l'Eglise d'Haïti 73.

73 Un ancien élève de l'École Apostolique, le P. Augustin, vient d'être élevé à


l’épiscopat. La prestation de serment du premier évêque haïtien a donné lieu,
en avril 1953, à une émouvante cérémonie au palais de la présidence. Mgr.
Augustin a été sacré le 31 mai 1953 dans la cathédrale de Port-au-Prince par
l'archevêque Mgr. Le Gouaze, dont il devient l'auxiliaire.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 331

Agriculture et Organisation rurale. — L'un des premiers soucis du


cabinet de 1918 fut de préparer un projet d'organisation rurale et agri-
cole répondant à tous les besoins de l'agriculture et de l'instruction
dans les campagnes. Le 9 août, le ministre de l'agriculture et de l'ins-
truction publique (Dantès Bellegarde) soumit au Conseil d'État faisant
fonction [267] de Corps législatif un projet, inspiré en grande partie
du rapport de la commission Leconte de 1912 et qui comportait les
points suivants : 1º organisation d'une direction technique centrale ;
d'un conseil supérieur de l'agriculture (qui, par sa composition, devait
former un véritable conseil économique national) ; de conseils dépar-
tementaux et communaux d'agriculture ; 2º institution d'un enseigne-
ment agricole ambulant, assuré par des professeurs-inspecteurs d'agri-
culture départementaux et communaux ; 3º réorganisation et élargisse-
ment de l'Ecole pratique d'agriculture de Thor et obligation faite aux
communes d'y entretenir des boursiers — lesquels, leurs études ache-
vées, devaient s'engager pour une période déterminée au service de la
commune qui aurait pourvu à leur instruction professionnelle ; 4° or-
ganisation de la section rurale, avec un conseil composé des « no-
tables » de la section et présidé par un « magistrat » civil, qui serait
nommé par le Président de la République sur la désignation du dit
conseil et qui remplirait, à la fois, les fonctions d'officier de l'état civil,
de percepteur et de juge de paix à compétence limitée ; 5° suppression
radicale de la corvée et son remplacement par une contribution pécu-
niaire de 10 centimes de dollar par mois, à laquelle seraient assujettis,
à l'exception des enfants, des vieillards et des indigents notoires, non
pas seulement les paysans mais tous ceux, haïtiens ou étrangers, qui
habitent Haïti, à commencer par le Chef de l'État ; 6° division du pro-
duit annuel de cette contribution en trois parts : l'une affectée entière-
ment aux besoins de l'enseignement rural ; la deuxième au paiement
des professeurs-inspecteurs d'agriculture et aux dépenses de l'ensei-
gnement agricole en général ; la troisième consacrée aux travaux de
construction ou de réparation des routes communales, chemins vici-
naux et sentiers de montagne.
Il fut également déposé un projet de loi créant une Caisse auto-
nome de l’agriculture que devaient alimenter, à part la taxe de capita-
tion déjà prévue, quelques autres impositions légères et de perception
facile.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 332

Ces deux projets avaient pour but de développer la prospérité du


pays et d'élever le niveau de vie des populations rurales. Ils visaient
particulièrement à abolir la corvée, dont la pratique inhumaine avait
poussé à la révolte un grand nombre de paysans décorés injustement
du nom de cacos ou de bandits. Le commandant de la Gendarmerie,
général Alexander S. Williams, se montra hostile au premier projet,
qu'il déclara contraire au traité de 1915 ; et le conseiller financier
Ruan rejeta le plan d'une caisse autonome de l'agriculture en se disant
opposé à toute spécialisation d'impôt.

Réforme monétaire. — Le gouvernement de M. Dartiguenave


s'était très tôt préoccupé de la question du retrait de la monnaie fidu-
ciaire. Donnant suite à un arrangement avec la Banque Nationale de la
République d'Haïti du 10 juillet 1916 signé à Washington entre les re-
présentants de cet établissement (M. Casenave et M. Farnham) et ceux
de l'État haïtien (MM. Solon Ménos, Pierre Hudicourt et Auguste Ma-
gloire), [268] M. Féquière, alors ministre des finances, conclut avec la
dite Banque une convention du 12 avril 1919 sur la réforme moné-
taire.
D'après cette convention, la Banque Nationale de la République
d'Haïti s'engagea à faire revenir et à tenir en dépôt au crédit d'un
compte dit « Fonds du Retrait » le solde des dix millions de francs de
l'emprunt 1910, comprenant les 500.000 dollars qui avaient été trans-
portés en décembre 1914 à New-York, augmentés d'un intérêt de 2%
% sur cette somme, de décembre 1914 au 31 décembre 1918. Le total
à porter au crédit du Fonds du Retrait, au moment de la signature de la
convention, s'élevait à $ 1.735.664,89. Les billets à retirer de la circu-
lation se composaient de 8.572.147 en billets de 1 et 2 gourdes et de
305.825 en billets de 5 gourdes, soit un total de 8.877.972 gourdes.
Tout porteur de papier-monnaie du gouvernement avait le droit
d'en exiger l'échange contre de la monnaie légale des États-Unis
(c'est-à-dire des espèces métalliques ou des greenbacks) au taux de 5
gourdes pour un dollar. La Banque Nationale de la République d'Haï-
ti, chargée des opérations du retrait, était, d'autre part, autorisée, en
vertu de l'article 9 de son contrat de concession, à émettre ses propres
billets jusqu'à concurrence de 20 millions de gourdes en billets de 1,
2, 10 et 20 gourdes — lesquels seraient remboursables en monnaie lé-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 333

gale des États-Unis au taux fixe de 5 gourdes pour un dollar. La


Banque était tenue de maintenir en tout temps dans ses coffres-forts
une encaisse-réserve en monnaie américaine, spécialement affectée au
remboursement de ses billets. Le bénéfice résultant de la non-présen-
tation des billets de la Banque au remboursement final devront être
partagés en parties égales entre cet établissement et le gouvernement
haïtien.

Déclaration de guerre à l’Allemagne. — Dès son arrivée au pou-


voir, le ministère de 1918 se trouva en face d'une situation internatio-
nale extrêmement grave. La guerre faisait rage en Europe depuis août
1914. L'Allemagne ayant affirmé sa volonté d'attaquer et de couler par
ses sous-marins tous navires rencontrés en haute mer, quelle qu'en fût
la nationalité, les relations entre elle et les États-Unis devinrent très
tendues : il en résulta, le 3 février 1917, une formelle rupture diploma-
tique et, le 4 avril suivant, une déclaration de guerre du gouvernement
américain à l'Empire allemand. Ces événements eurent une fâcheuse
répercussion sur les affaires d'Haïti, dont toute l'activité commerciale
était étroitement liée à celle de la France pour ses exportations et à
celle des États-Unis pour ses importations.
Par suite du torpillage par un sous-marin allemand d'un paquebot
français, sur lequel des Haïtiens avaient pris passage, le gouvernement
haïtien présenta à Berlin une note de protestation ; mais, en guise de
réponse, le chancelier impérial fit remettre ses passeports au chargé
d'affaires d'Haïti. Le 12 juillet 1918, le Conseil d'État, réuni en As-
semblée nationale, déclara la guerre à l'Allemagne. Une loi spéciale
du 15 novembre 1918 mit sous séquestre les biens appartenant aux ré-
sidents [269] allemands. Cette opération se fit dans les conditions les
plus loyales et, à la fin de la guerre, les fonds provenant de la liquida-
tion ou de l'administration de ces biens furent remis à leurs proprié-
taires.
Le gouvernement pensa que la meilleure façon de participer effica-
cement à l'effort de guerre des Alliés serait, non pas d'envoyer un
contingent haïtien sur le front de bataille, mais de développer la pro-
duction des vivres alimentaires, dont la culture est particulièrement
appropriée au sol d'Haïti, et de contribuer dans une certaine mesure,
par leur exportation, à la subsistance des armées en campagne et des
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 334

populations de l'arrière. A cette fin, le ministre des relations exté-


rieures, M. Louis Borno, présenta au Département d'État des États-
Unis une demande d'aide financière et technique, consistant en fourni-
ture du capital d'exploitation nécessaire et en envoi d'experts agricoles
pour la culture intensive de nos champs en collaboration avec les pro-
priétaires terriens.
Le gouvernement voyait dans cette assistance un moyen de déve-
loppement des ressources agricoles du pays et aussi une manifestation
significative de solidarité interaméricaine. Sa demande resta malheu-
reusement sans réponse.
Sa déclaration de guerre à l'Allemagne permit à la République
d'Haïti de prendre part à la Conférence de Paix de 1919 et de devenir
membre originaire de la Société des Nations, où, à différentes occa-
sions, elle put élever la voix pour la défense des petites nations et la
protection internationale des droits de l'homme.

III

Corvée et massacre. — Quand les Américains débarquèrent à Port-


au-Prince le 28 juillet 1915, l'armée révolutionnaire du Nord, qui avait
proclamé chef du pouvoir exécutif le D r Rosalvo Bobo, tenait encore
la campagne. Elle se débanda en partie lorsque M. Bobo, renonçant à
son titre, vint poser sa candidature à la présidence devant l'Assemblée
nationale. Quelques bandes continuèrent à parcourir la région du
Nord-Est, même après l'élection de M. Dartiguenave. En septembre
1915, les autorités américaines, par l'entremise de M. Charles Zamor,
signèrent un accord avec plusieurs chefs cacos — accord par lequel
ces chefs s'engageaient à remettre les armes et munitions en leur pos-
session. Mais certains autres ayant refusé de prendre le même engage-
ment, les « marines » entreprirent de les soumettre. Ce fut une cam-
pagne de terreur et de massacre qui détermina le secrétaire américain
de la marine, M. Josephus Daniels, à intervenir : dans une dépêche du
20 novembre 1915, il déclara qu'il était « grandement impressionné
par le nombre d'Haïtiens tués » et exprima sa croyance que le
« contrôle pourrait être maintenu sans autres opérations offensives ».
[270]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 335

Après l'intervention du secrétaire Daniels, les attaques des Améri-


cains cessèrent, et les campagnes du Nord connurent une tranquillité
relative. Mais la corvée allait de nouveau y mettre le feu.
En juillet 1916, le Commandant de la Brigade d'Occupation, pen-
sant que la construction de bonnes routes entre les villes haïtiennes
avait un grand intérêt stratégique, ordonna à la Gendarmerie d'Haïti
d'appliquer rigoureusement la prescription du Code rural relative à la
corvée — prescription en vertu de laquelle les paysans sont requis de
travailler, sans salaire, six jours par an, pour la réparation ou l'entre-
tien des routes « dans les sections où ils habitent ». Le recrutement des
travailleurs se fit avec une violence extrême. On alla jusqu'à abattre à
coups de fusil ceux qui essayaient de s'échapper des camps de concen-
tration établis dans plusieurs régions du territoire. Le mécontentement
contre le régime de la corvée monta à son comble quand, en violation
du Code rural, les officiers américains ordonnèrent aux paysans de
travailler en dehors de leurs sections respectives et bien au-delà du
temps fixé par la loi.
C'est pour remédier à cette situation intolérable que le ministre de
l'agriculture, M. Dantès Bellegarde, avait formellement inscrit dans
son projet d'organisation rurale la suppression radicale de la corvée.
Le général Williams, comme nous l'avons précédemment dit, s'était
vivement opposé au vote de ce projet ; mais, tout en y faisant échec, il
comprit que ce serait une bonne manœuvre politique de paraître ré-
prouver la corvée et de ne pas laisser au gouvernement haïtien le bé-
néfice de sa suppression. Le 2 septembre 1918, le chef de la Gendar-
merie publia un communiqué par lequel, de sa propre autorité, il dé-
clara abolie la prescription du Code rural instituant la corvée. « Néan-
moins — comme le constate l'auteur américain Raymond Leslie Buell
— l'ordre du général Williams ne fut pas obéi pour un temps dans le
Nord — ce qui accrut le mécontentement des paysans. En partie
comme conséquence du régime de la corvée et du sentiment général
antiaméricain, une révolte de Cacos éclata en 1918, impliquant cinq
mille hommes sous les ordres de Charlemagne Péralte. Quand la Gen-
darmerie d'Haïti, commandée par des officiers américains, se fut révé-
lée incapable de réduire l'insurrection, les « marines » furent appelés à
prêter leur concours (mars 1919). En octobre, des officiers américains
se déguisèrent en messagers attendus par Charlemagne Péralte et,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 336

grâce à cette ruse, purent pénétrer dans son camp : ils le tuèrent avec
neuf hommes de sa garde personnelle 74. »
Le gouvernement haïtien ne recevait au sujet de ces événements
aucune communication du chef de l'Occupation ou du commandant de
la Gendarmerie. Il connaissait, par la rumeur publique ou par
quelques-uns de ses agents, la plupart des atrocités commises dans les
régions du Nord et du Plateau Central. Il ordonna au ministre d'Haïti à
Washington, M. Charles Moravia, de protester auprès du Département
d'État contre ces [271] actes abominables. À la note courageuse du di-
plomate haïtien le Secrétaire d'État Lansing répondit, dans une lettre
du 10 octobre 1919, que « le Gouvernement des États-Unis regrette
que le brigandage existe en Haïti et que sa suppression puisse entraî-
ner la perte de vies humaines ».

Enquête Mayo. — À la suite de divers procès en cour martiale


contre des « marines » accusés d'exécution illégale de cacos, le major-
général Barnett, commandant de l'infanterie de marine des États-Unis,
écrivit au colonel John H. Russell, commandant de la brigade d'occu-
pation, que les dépositions de certains témoins lui avaient montré que
« practically indiscriminate killing of natives had been going on for
some time ». Il déposa aussi devant une commission d'enquête que ces
tueries avaient eu lieu pendant le temps de service du colonel Russell
et que celui-ci ne lui en avait pas fait rapport. De son côté, dans une
lettre confidentielle du 7 décembre 1919, le colonel Russell avait re-
connu que « dans plusieurs cas des prisonniers haïtiens avaient été
exécutés sans jugement ».
La lettre du général Barnett au sujet de cet « indiscriminate
killing » était marquée « personnelle et confidentielle ». Le Navy De-
partment, par erreur semble-t-il, la communiqua à la presse. Cette pu-
blication déchaîna aux États-Unis une violente campagne de protesta-
tion, et le gouvernement américain se vit contraint d'ordonner une en-
quête.
Dans la première quinzaine de novembre 1920 arriva à Port-au-
Prince une nombreuse commission composée d'amiraux, de généraux,
d'officiers supérieurs de la marine et de l'armée des États-Unis, sous la

74 The American Occupation of Haïti, New-York, 1929.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 337

présidence de l'amiral Mayo, commandant en chef de la flotte améri-


caine dans l'Océan Atlantique. La commission, érigée en cour de jus-
tice, s'installa aux Casernes Dessalines et se déclara prête à entendre
tous ceux — victimes ou témoins — qui pouvaient par leurs déposi-
tions faciliter sa haute tâche. Devant les horreurs qui lui furent dénon-
cées, elle ne voulut pas en entendre davantage et, un beau matin, on
apprit avec stupéfaction qu'elle était partie en laissant à l'amiral Knapp
le soin de poursuivre tout seul l'enquête interrompue. Le rapport de la
commission Mayo déclara toutefois que « les accusations du général
Barnett n'avaient aucune base sérieuse ». On sut plus tard en Haïti
qu'aussitôt rentré aux États-Unis, l'amiral Knapp avait, de son côté,
déposé un mémoire dans lequel il affirmait, entre autres choses, que le
cannibalisme était pratiqué dans toutes les classes de la société haï-
tienne.

Campagne en faveur d'Haïti. — Interviewé par les nombreux jour-


nalistes qui avaient accompagné la commission Mayo, le Président
Dartiguenave fit sur la situation générale du pays sous le régime de
l'Occupation des déclarations courageuses qui produisirent une
énorme sensation aux États-Unis, où déjà une ardente campagne de
presse commençait à rendre l'opinion américaine favorable à Haïti.
Deux Américains eurent principalement le mérite d'avoir déclenché ce
mouvement en faveur du peuple haïtien : M. James Weldon Johnson,
homme de couleur, [272] et M. Herbert Seligmann, de race blanche,
qui, envoyés par l'Association Nationale pour l'Avancement des
Hommes de couleur, avaient su, pendant leur séjour à Port-au-Prince
au commencement de 1920, garder le secret sur leur mission. A son
retour aux États-Unis, Johnson donna à la revue libérale The Nation
des articles retentissants sur la situation haïtienne. Puis, la campagne
présidentielle battant son plein, il alla voir à Marion, dans l'Ohio, le
candidat républicain Warren Harding. Celui-ci vit tout le parti qu'il
pouvait tirer contre le Président Woodrow Wilson de la question
d'Haïti, et il en fit l'un des points principaux de sa plateforme électo-
rale.
D'autre part, Weldon Johnson, dans ses entretiens à Port-au-Prince,
avait fortement insisté sur la nécessité pour les Haïtiens de constituer,
sans distinction de parti, une association nationale pour la défense de
leurs intérêts. Il écrivit à cette occasion de nombreuses lettres à ses
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 338

amis et recommanda vivement ce projet à la commission officieuse


(A. Bonamy et Seymour Pradel), que M. Dartiguenave envoya à Wa-
shington en 1920 pour y faire connaître les violences auxquelles le
gouvernement était en butte de la part des autorités américaines.
Georges Sylvain donna suite à la suggestion amicale de Johnson et
anima de son zèle l’Union Patriotique, dont le rôle allait être capital
dans l'œuvre de la libération nationale. Cette association recueillit des
fonds par souscription publique et délégua aux États-Unis trois de ses
membres, Pauléus-Sannon, Sténio Vincent et Perceval Thoby, qui,
dans un mémoire du 9 mai 1921, dénoncèrent avec preuves à l'appui
les méfaits de l'Occupation américaine. Les délégués haïtiens reçurent
le meilleur accueil d'Oswald Garrison Villard, qui leur ouvrit les
portes de The Nation et mit en quelque sorte au service d'Haïti l'un de
ses brillants collaborateurs, Dr Ernest Gruening. L'active campagne
ainsi menée dans la presse et dans les milieux politiques aboutit à l'en-
voi, fin 1921, d'une commission d'enquête sénatoriale présidée par
Medill McCormick.

IV

Le budget 1918-1919. — Le cabinet du 24 juin 1918 se trouva aux


prises, dès son arrivée au pouvoir, avec le conseiller financier améri-
cain, M. Allison T. Ruan. Celui-ci était aux États-Unis au moment de
la formation du nouveau ministère. M. Louis Borno eut toutes les
peines du monde à le faire revenir en Haïti pour remplir sa fonction,
qui consistait principalement à donner ses « avis » et à faire connaître
ses « recommandations » pour l'ajustement des recettes et des dé-
penses budgétaires. Or l'article 116 de la Constitution faisait au gou-
vernement l'obligation de présenter le budget au Corps législatif au
plus tard dans les huit jours à partir de l'ouverture de la session légis-
lative. Le 12 octobre, [273] c'est-à-dire plus de trois mois après l'ou-
verture de la session, M. Ruan retourna au ministre des finances le
projet de budget qui lui avait été communiqué pour avis, en remettant
pour être « votés, disait-il, tels quels et sans modification d'aucune
sorte » : 1° une note comportant une estimation en bloc des voies et
moyens et une simple indication des sommes que le conseiller finan-
cier, sans consultation préalable avec M. Borno, assignait de sa souve-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 339

raine autorité aux départements ministériels pour les dépenses du nou-


vel exercice (1er octobre 1918-30 septembre 1919) ; 2° deux projets de
loi par lesquels M. Ruan, contrairement au traité de 1915, s'attribuait
des pouvoirs de contrôleur général qui le plaçaient au-dessus du gou-
vernement et du Corps législatif.
Le gouvernement haïtien ne pouvait évidemment accepter la sug-
gestion du conseiller financier de présenter tels quels des projets qui
révélaient une méconnaissance complète des besoins des différents
services publics et étaient même entachés d'erreurs matérielles. Par
exemple, M. Ruan faisait figurer dans le budget des voies et moyens
destinés à assurer les dépenses d'un exercice, déjà commencé, des re-
cettes probables à tirer de nouveaux impôts directs dont le ministre
des finances et tout le gouvernement n'avaient encore aucune idée. Le
24 octobre seulement, le conseiller financier remit un long projet
créant des taxes dites intérieures. Ce projet, écrit intégralement en an-
glais, demandait beaucoup de temps pour être traduit et plus de temps
encore pour être étudié. « Il s'agissait — écrivit M. Borno au ministre
des États-Unis — d'impôts directs à appliquer au peuple haïtien déjà si
misérable et que nous ne devons taxer qu'avec beaucoup de ménage-
ment, en tenant compte de ses mœurs. Aucun gouvernement,
conscient de ses responsabilités, ne peut accepter les yeux fermés de
pareils impôts. »
Désireux cependant d'arriver à une entente, le gouvernement cher-
chait à concilier, dans la mesure du possible, son projet de budget
avec les appropriations arbitraires du conseiller financier. Il était occu-
pé à cette tâche difficile quand, par une lettre-ultimatum du 30 octobre
au ministre des finances, M. Ruan demanda que le gouvernement fît
voter le budget avant la clôture législative qui devait avoir lieu le 31
octobre, c'est-à-dire le lendemain. Pour obtenir un pareil vote, il aurait
fallu supprimer tout examen par l'assemblée législative et lui deman-
der d'adopter le budget en bloc — ce qui eût été à la fois une offense
pour le Conseil d'État et une violation de l'article 114 de la Constitu-
tion de 1918 prescrivant que le budget de chaque département minis-
tériel est divisé en chapitres et doit être voté article par article. M.
Borno fit donc savoir au conseiller financier qu'il y avait impossibilité
matérielle et constitutionnelle de faire passer le budget et les lois de fi-
nances avant la clôture et que le gouvernement se proposait de convo-
quer le Conseil d'État en session extraordinaire pour accomplir cette
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 340

besogne. Le 13 novembre se produisit une intervention retentissante :


le colonel John Russell adressa une note à la Banque Nationale de la
République d'Haïti lui disant qu'en vertu « des pouvoirs dont il était
investi sous l'autorité de la loi martiale, il [274] ordonnait qu'aucun
fonds déposé au crédit du gouvernement à la banque ou dans ses suc-
cursales ne fût tiré que sur l'ordre du chef de l'Occupation ». De cette
façon, le colonel Russell faisait main basse sur tous les revenus —
même ceux provenant des taxes intérieures que le traité réservait ex-
pressément au gouvernement — afin d'acculer le ministère à la capitu-
lation. Il écrivit, d'autre part, au Président Dartiguenave une lettre
dans laquelle il disait : « J'ai la ferme conviction que les objets que le
gouvernement des États-Unis désire que le gouvernement d'Haïti ac-
complisse comprennent la dépense de ses fonds sous le contrôle du
conseiller financier ; et le fait de n'avoir pas fait voter le budget natio-
nal a prolongé d'une manière indue le moment où ce contrôle aurait dû
passer entre ses mains. Je crois en outre qu'il est d'importance vitale
pour le gouvernement haïtien de mettre immédiatement en vigueur les
lois de finances telles qu'elles sont présentées par le conseiller finan-
cier, et je ne saurais trop fortement vous engager à le faire. Jusqu'au
moment où les mesures expédientes auront été prises, je pense qu'il
est de mon devoir d'empêcher le débours des fonds des taxes inté-
rieures, et j'ai à vous informer qu'à cette date j'ai ordonné au directeur
de la Banque Nationale de la République d'Haïti de ne pas dépenser
des fonds du gouvernement haïtien en sa possession, excepté sur mon
ordre. »
À cette lettre M. Louis Borno répondit, au nom du gouvernement,
par une note vigoureuse du 14 novembre adressée au ministre des
États-Unis, M. Bailly-Blanchard, démontrant : 1° que le gouverne-
ment haïtien ne pouvait être rendu responsable du retard dans le vote
du budget, dû à l'absence du conseiller financier ; 2° qu'il était impos-
sible d'accepter les projets de M. Ruan tels qu'il les avait présentés at-
tendu qu'il n'y tenait même pas compte des engagements contractuels
de l'État ; 3° que M. Ruan s'était obstinément refusé à toute collabora-
tion avec le ministre des finances, considérant ses « avis » comme des
ordres auxquels le gouvernement haïtien devait obéir sans discussion.
Sachant bien que toute protestation faite en Haïti serait vaine, M.
Borno, agissant en sa qualité de ministre des relations extérieures, dé-
cida de porter la question devant le Département d'État des États-Unis
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 341

par un télégramme du 14 novembre, dans lequel il disait : « ... Le


peuple haïtien est en proie à la tyrannie injuste et vexatoire de fonc-
tionnaires américains qui, contrairement au traité du 16 septembre
1915, veulent imposer à la République des lois budgétaires et des im-
pôts sans rien examiner avec nous, sans reconnaître au gouvernement
haïtien le droit de rectifier des erreurs évidentes, matérielles et autres,
commises dans leurs projets. Le peuple haïtien est sincèrement décidé
à effectuer, avec l'aide du gouvernement américain, toutes les ré-
formes que réclame le progrès, mais au moyen d'une collaboration qui
procède d'examens en commun et non point au moyen d'injonctions
impératives signifiées sans respect de la dignité nationale et inspirées
peut-être par des sentiments de caractère personnel où les intérêts su-
périeurs des deux pays ne sont pas considérés... »
[275]

Démission de M. Louis Borno. — Pendant que le gouvernement


haïtien se débattait au milieu de ces épreuves, la nouvelle lui était ve-
nue de la mort du ministre d'Haïti à Washington, M. Solon Ménos. M.
Ruan refusa de payer les frais de funérailles et la somme nécessaire
pour le rapatriement de la veuve et des enfants du regretté diplomate.
Il fallut, pour obtenir ce paiement, que le secrétaire de la légation fît
une démarche directe au Département d'État et que celui-ci donnât
l'ordre au conseiller financier de faire droit à la demande du gouverne-
ment haïtien. Cette attitude de M. Ruan contrastait avec celle du gou-
vernement américain qui, dans le même moment, faisait de magni-
fiques obsèques à l'un des membres les plus respectés du corps diplo-
matique de Washington et ordonnait le transport de son cadavre sur le
croiseur Salem.
Le jour même de l'arrivée du corps de Solon Ménos à Port-au-
Prince, un journal quotidien Le Nouvelliste publia l'entrefilet suivant :
M. Ruan rappelé. — M. A.T. Ruan serait relevé de ses fonctions de
conseiller financier à la suite de difficultés avec notre gouvernement.
Le rappel de M. Ruan affirme les sentiments de droit et de justice pro-
clamés par le président Wilson et qui, comme l'a souvent répété l'émi-
nent Chef d'État, doivent être la boussole des relations entre les na-
tions grandes et petites ». À cause de cette note anodine, le directeur
du journal M. Henri Chauvet — un homme de 55 ans, ancien député,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 342

écrivain distingué — fut appréhendé par les agents de l'Occupation,


déposé en prison, condamné par la cour prévotale à une amende de
300 dollars et à la suspension du Nouvelliste pendant trois mois. L'im-
primerie du journal fut fermée et son personnel licencié ; on ne permit
même pas d'y faire des « travaux de ville ». On se montra à ce point
sévère à l'égard de M. Chauvet parce qu'on lui avait demandé de dé-
noncer M. Borno comme l'auteur de l'entrefilet et qu'il avait refusé de
se prêter à une telle manœuvre.
Le ministre des États-Unis, M. Bailly-Blanchard, et le chef de l'Oc-
cupation, colonel Russell, prirent néanmoins prétexte de cet incident
pour aller réclamer à M. Dartiguenave la révocation immédiate de son
ministre des finances et des relations extérieures. Pour ne pas prolon-
ger une lutte qu'il sentait vaine, M. Louis Borno donna sa démission le
23 novembre 1918. A cette occasion, le colonel Russell écrivit : « J'ai
accompagné le ministre des États-Unis dans une visite au président de
la République, et le résultat en est que l'un des membres du cabinet
qui a été un grand obstructionniste a démissionné, de sorte que la si-
tuation politique est maintenant plus brillante ».
Afin de ne pas exposer à mourir de faim les fonctionnaires publics,
dont le conseiller financier américain refusait de payer les traitements,
le nouveau ministre des relations extérieures, M. Constantin Benoît,
fut forcé d'écrire à la légation des États-Unis une lettre du 3 décembre
1918, disant qu'il est « bien entendu que tout paiement pour le compte
du gouvernement sera fait avec l'avis du conseiller financier et ne sera
pas [276] payé sans le visa de celui-ci ». Mais, comme le déclara une
note diplomatique du 25 janvier 1919 remise au Département d'État,
« en écrivant sous une pareille pression la lettre du 3 décembre,
contraire au texte du traité de 1915, le gouvernement se réservait natu-
rellement de protester auprès du gouvernement américain contre la ty-
rannie injuste et vexatoire des fonctionnaires américains qui l'ont for-
cé à l'écrire ». Dans ce mémoire, le gouvernement haïtien réclamait
aussi avec force « l'abolition de la loi martiale et le retour à un régime
normal de liberté devant exister dans un pays où règnent l'ordre et la
tranquillité ».

Démarches à Paris. — Quand l'armistice du 11 novembre 1918 eut


mis fin aux hostilités en Europe, Haïti fut invitée avec les autres puis-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 343

sances alliées et associées à prendre part à la Conférence de la Paix.


Le gouvernement haïtien voulut profiter de l'occasion exceptionnelle
que lui offrait la présence à Paris du Président Wilson et du Secrétaire
d'État Lansing pour essayer de les mettre directement au courant de
ses réclamations contre les autorités américaines en Haïti. Par lettre du
22 janvier 1919, il chargea de cette mission M. Tertullien Guilbaud,
ministre d'Haïti en France. Celui-ci, dans sa réponse du 25 mars 1919,
rendit compte de ses démarches auprès du Président Wilson et de ses
conversations avec M. Lansing et quelques autres membres de la délé-
gation des États-Unis à la Conférence de la Paix. M. Lansing se refusa
à toute discussion, prétendant que les questions soulevées par le mi-
nistre haïtien devaient être examinées à Washington. M. Wilson, trop
absorbé par les travaux de Versailles, demanda qu'un mémorandum
lui fût remis.
Bien que la mission spéciale de M. Guilbaud parût infructueuse,
ses démarches ne furent pas cependant inutiles. La lettre du 15 no-
vembre 1918 de M. Borno au ministre des États-Unis, sa note de
même date au Département d'État, le mémoire du gouvernement haï-
tien du 25 janvier 1919 avaient produit à Washington une certaine
sensation, que vinrent renforcer les entretiens de Paris. Le colonel
Russell fut rappelé et il eut comme successeur le brigadier-général
A.W. Catlin, qui se montra humain, généreux, respectueux des lois
haïtiennes. M. Ruan quitta Port-au-Prince le 23 janvier 1919 et fut
remplacé par M. John Mcllhenny.

Détente. — La démission de M. Louis Borno comme ministre des


relations extérieures et des finances et le déplacement ultérieur du co-
lonel Russell et de M. Ruan avaient amené une certaine détente dans
les rapports du gouvernement haïtien avec les autorités américaines.
[277]
Le nouveau commandant de la brigade d'occupation, général Cat-
lin, se montra désireux de se cantonner dans les limites de sa mission
militaire. Il en sortit une fois pour tancer vertement, sur une plainte du
Président Dartiguenave, le chef de la Gendarmerie qui s'était permis
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 344

d'intervenir dans une affaire de justice en faveur d'un citoyen améri-


cain, comme si les gens de nationalité américaine constituaient une
classe privilégiée dans le pays. Il rappela avec sévérité au général
Williams que « toute personne en Haïti, quelle que soit sa nationalité,
à l'exception des agents étrangers, militaires ou diplomatiques, est
soumise aux lois de l'État haïtien » et que « les officiers de la Gendar-
merie ont pour devoir d'exécuter les décisions des tribunaux haïtiens
sans avoir le droit de les discuter ».
La bonne foi et l'humanité du général Catlin se révélèrent de ma-
nière significative à l'occasion du soulèvement des paysans de la ré-
gion de Hinche et St-Michel de l'Atalaye, qu'une application illégale
de la corvée avait poussés à la révolte. Ayant décidé de mener une en-
quête au sujet des faits abominables qui lui avaient été dénoncés, il
parcourut les champs dévastés de Hinche et de St-Michel, interrogea
les paysans, entendit les plaintes des victimes et, dès son retour à Port-
au-Prince, réclama, entre autres mesures immédiates, la révocation du
général Alexander S. Williams, qu'il rendit responsable des abus com-
mis par les officiers et soldats de la Gendarmerie. Malheureusement,
quelque temps après, l'état de sa santé obligea le général Catlin à de-
mander sa mise à la retraite, et le Département de la Marine renvoya
en Haïti pour le remplacer le colonel Russell, qui fut élevé un peu plus
tard au grade de brigadier-général.
Au départ de M. Allison T. Ruan le 23 janvier 1919, le ministre
des relations extérieures, M. Constantin Benoît, s'était empressé de té-
légraphier à la Légation d'Haïti à Washington de faire savoir au Dé-
partement d'État que « vu les nombreuses difficultés ayant existé entre
les fonctionnaires du Traité et le gouvernement haïtien, causées sur-
tout par la différence de langues, celui-ci exprimait le vif désir que le
gouvernement américain choisît désormais, pour lui être proposés, des
agents parlant français ». Le gouvernement désirait également — ce
qui lui paraissait légitime — connaître à l'avance le nom de tout can-
didat à une fonction importante à exercer en Haïti afin qu'il pût mener
une enquête sur la carrière et les mérites de la personne désignée et
donner son agrément en parfaite connaissance de cause. Le Départe-
ment d'État ne fit aucune attention à ces recommandations et désigna
pour succéder à M. Ruan M. John Mcllhenny, qui ne savait pas un
mot de français et dont le curriculum vitae ne semblait guère le quali-
fier pour la fonction de conseiller financier en Haïti.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 345

M. Mcllhenny montra néanmoins, dans les premières semaines de


son arrivée, des dispositions conciliantes. Malgré quelques résistances
qu'il fallait plutôt attribuer à une insuffisante connaissance des tradi-
tions [278] et des besoins du peuple haïtien, il fit preuve, au cours de
la discussion du budget de l'exercice 1919-1920, d'un désir de collabo-
ration très appréciable. Mais il changea complètement d'attitude au re-
tour d'un voyage qu'il fit aux États-Unis.

La question de l’importation d'or. — En 1920, M. Mcllhenny pro-


posa au gouvernement haïtien une mesure contre laquelle banquiers,
commerçants, légations accréditées en Haïti protestèrent unanime-
ment : il s'agissait de prohiber par une loi l'importation en Haïti de la
monnaie d'or américaine, — laquelle constitue pourtant la base de
toutes transactions commerciales dans le pays. Cette mesure n'avait
d'autre but que d'avantager — au détriment des autres maisons de
commerce et particulièrement de la Banque Royale du Canada qui ve-
nait de s'établir à Port-au-Prince — la Banque Nationale de la Répu-
blique d'Haïti, filiale de la National City Bank of New-York, à la-
quelle les autorités américaines voulaient réserver le monopole de
l'importation des monnaies d'or étrangères.
Le gouvernement résista. Pour faire pression sur lui, le conseiller
financier, appuyé par le ministre des États-Unis et le chef de l'Occupa-
tion, suspendit le vote du budget 1920-1921 et confisqua, avec l'ap-
probation du Département d'État, les indemnités du président de la ré-
publique, des ministres et des conseillers d'État. M. Dartiguenave
ayant adressé un message personnel au Président Wilson dans lequel il
protestait contre une pareille mesure « attentatoire à la dignité natio-
nale », le Département d'État répondit que les salaires des autorités
haïtiennes leur seraient payés après le vote de ces quatre lois : l'une
consacrant la gourde papier de 20 centimes de dollar américain (billet
de la Banque Nationale de la République d'Haïti) comme l'unité mo-
nétaire légale du pays ; la deuxième relative au bail des terres de l'État
haïtien dans les conditions désirées par les Américains ; la troisième
modifiant les statuts de la Banque Nationale de la République d'Haïti ;
et la quatrième transférant cet établissement de nationalité française à
la National City Bank de New-York.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 346

M. Dartiguenave et les ministres n'acceptèrent de faire voter au-


cune de ces lois, qu'ils considéraient comme contraires aux intérêts du
peuple haïtien. Ils n'admirent pas que le paiement de leurs traitements
pût être soumis à une condition aussi outrageante.
Le Département d'État demanda également l'abrogation de sept lois
— en majorité des lois sur l'instruction publique — que le Chef de
l'État avait constitutionnellement promulguées et qui étaient devenues
par conséquent exécutoires : ces lois, qui n'avaient aucun rapport avec
le traité de 1915, n'avaient pas à être communiquées à la Légation des
États-Unis.
Le traité du 16 septembre 1915 n'accordait pas à la Légation des
États-Unis le droit de faire objection aux lois de l'État d'Haïti. Cepen-
dant, [279] par une lettre du 24 août 1918 à M. Bailly-Blanchard, le
ministre des relations extérieures, M. Louis Borno, avait avisé le mi-
nistre américain que « tout projet de loi portant sur l’un des objets du
traité serait, avant d'être présenté au pouvoir législatif, communiqué à
la Légation des États-Unis pour l'information de son gouvernement et,
s'il était nécessaire, pour une discussion entre les deux gouverne-
ments. La Légation des États-Unis étendit arbitrairement le sens de ce
« gentleman's agreement » en prétendant que tout projet de loi, quelle
qu'en fût la nature, devait être soumis à son approbation ou à sa cen-
sure : elle s'attribuait ainsi un droit de veto, dont elle se servit pour
bloquer toute l'activité gouvernementale.

Message de Dartiguenave au Président Harding. — Le Président


Dartiguenave avait profité de la présence de la Commission Mayo à
Port-au-Prince en novembre 1920 pour faire à de nombreux journa-
listes américains des déclarations courageuses au sujet des tribulations
auxquelles le gouvernement était continuellement en butte. Ces décla-
rations, publiées dans quelques-uns des plus grands journaux des
États-Unis, eurent un retentissement énorme. Ayant ainsi agi sur l'opi-
nion publique américaine, M. Dartiguenave eut l'idée de saisir directe-
ment de la question haïtienne le nouveau président, M. Warren G.
Harding, qui devait entrer en fonction le 4 mars 1921.
Dans un message du 24 janvier 1921, le chef d'État haïtien exposa
les plaintes du gouvernement contre les autorités américaines et expri-
ma le vœu de la nation pour une politique plus respectueuse de son in-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 347

dépendance et visant davantage au développement de ses ressources


morales et économiques. Il affirma avec solennité que « les Haïtiens
désiraient unanimement le retrait de l'Occupation et la fin du régime
exceptionnel que sa présence imposait au pays » et conclut par les re-
commandations suivantes : 1° Organisation, dans le plus court délai
possible et conformément aux termes du traité de 1915 et de la Consti-
tution de 1918, d'une force nationale capable de maintenir l'ordre pu-
blic et d'assurer toute protection aux citoyens et toute quiétude aux
travailleurs des villes et des campagnes. 2° Dès que cette organisation
aura été achevée, retrait des troupes d'occupation qui, dans l'intervalle,
constitueront une simple « Mission Militaire » chargée, en cas de né-
cessité, d'assurer la paix de concert avec la Gendarmerie d'Haïti mais
n'ayant pas d'attributions administratives ou judiciaires ; par consé-
quent, suppression sans délai des cours prévotales et de toute juridic-
tion exceptionnelle pour juger les citoyens haïtiens. 3° Respect des at-
tributions du gouvernement en ce qui concerne la direction des af-
faires politiques du pays. Respect des droits reconnus aux citoyens
haïtiens par la Constitution et les lois nationales, sous les seules sanc-
tions prévues par la législation interne. 4 o Aide efficace donnée par les
États-Unis au peuple haïtien pour le relèvement de ses finances, le dé-
veloppement de ses [280] ressources agricoles et industrielles et le
progrès de l'éducation publique, — cette aide pouvant être rendue ef-
fective par une série de mesures que l'étude attentive du milieu haïtien
et de ses besoins aura montrées comme les meilleures. 5° En matière
administrative, coopération constante et loyale entre les fonctionnaires
haïtiens et ceux du traité. Définition précise du rôle et des attributions
du conseiller financier, basée sur la lettre et l'esprit du traité afin que
ce « fonctionnaire haïtien attaché au ministère des finances » ne conti-
nue pas à se considérer comme le maître absolu de l'administration
haïtienne.
L'exposé de M. Dartiguenave était une peinture exacte de la situa-
tion telle qu'elle existait à ce moment. « Les méthodes de pression em-
ployées par le conseiller financier et les autres fonctionnaires du traité
— comme l'a écrit Raymond Leslie Buell — avaient permis aux États-
Unis d'établir leur contrôle complet sur le système législatif d'Haïti et
d'ignorer la justice locale, écartant de cette façon deux moyens pos-
sibles d'obstruction à l'extension de l'administration américaine. Le
Président Dartiguenave et son cabinet restèrent cependant fermes et
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 348

s'opposèrent vigoureusement à beaucoup des suggestions américaines.


C'est ainsi que le gouvernement haïtien refusa de faire passer la loi
transférant la Banque Nationale de la République d'Haïti à la National
City Company de New-York et celle accordant le droit de propriété
immobilière à l'étranger dans les conditions voulues par les Améri-
cains... De sérieux conflits s'élevèrent au sujet de questions d'éduca-
tion nationale et, finalement, le Président Dartiguenave se montra hos-
tile à un emprunt aux États-Unis comme le proposait le Département
d'État ».

Protocole d'emprunt de 1919. — Diverses tentatives furent faites


par les autorités américaines, après la ratification du traité de 1915,
pour décider le gouvernement haïtien à contracter un emprunt aux
États-Unis. La première proposition de ce genre fut présentée par le
conseiller financier Ruan dans un mémorandum du 30 septembre
1916 confirmé par une lettre du 15 février 1917 au ministre des fi-
nances, M. Edmond Héraux. Le conseiller financier déclarait qu'il
était urgent pour le gouvernement d'Haïti de contracter immédiatement
un emprunt de 30 millions de dollars, en prétendant que les capita-
listes américains ne consentiraient à avancer de l'argent à Haïti qu'à la
condition que le traité du 16 septembre 1915, ratifié le 3 mai 1916, fût
renouvelé pour une période de dix ans à partir de la date d'expiration
de la première période décennale. En conséquence, il exigea que le
gouvernement haïtien « exprimât son désir » au gouvernement des
États-Unis de contracter un tel emprunt et de renouveler à cette occa-
sion le traité de 1915 : il menaça de suspendre tous paiements budgé-
taires si le gouvernement n'obtempérait pas à sa demande. C'est là
l'origine de ce qu'on a appelé l'Acte Additionnel, signé en secret par
M. Louis Borno et M. Bailly-Blanchard le 28 mars 1917 — lequel de-
vait servir d'accessoire à l'emprunt de 30 millions.
[281]
L'emprunt Ruan échoua complètement. Le conseiller financier pas-
sa de longs mois aux États-Unis à la recherche de prêteurs. Il revint en
Haïti en octobre 1918, les mains vides.
En octobre 1919, les autorités américaines présentèrent au ministre
des relations extérieures, M. Constantin Benoît, un nouveau protocole
pour un emprunt de 40 millions de dollars destiné, y était-il dit, à don-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 349

ner au pays l'outillage indispensable pour son développement écono-


mique et à rembourser la dette extérieure. L'avantage de réaliser, à ce
moment, une pareille opération parut évident au gouvernement haïtien
parce que le change de la monnaie française, devenu erratique, per-
mettait de liquider dans des conditions favorables la dette extérieure
d'Haïti, dont les titres étaient exclusivement libellés en francs français.
Le principe d'un emprunt de conversion de la dette extérieure et
d'équipement national ayant été adopté par une décision du conseil
des secrétaires d'État en date du 30 janvier 1917, le cabinet de 1919
accepta le nouveau protocole avec la conviction que celui-ci ne com-
portait aucun renouvellement du traité de 1915, lequel, ratifié le 3 mai
1916, devait légalement échoir le 3 mai 1926. Une clause du protocole
disait d'ailleurs de façon expresse qu'il « n'amplifiait ni en fait ni im-
plicitement le traité de 1915 ».
Le projet d'emprunt de 40 millions connut le même insuccès que
celui de 30 millions. Après de nombreux efforts aux États-Unis pour
trouver des souscripteurs, le conseiller financier Mcllhenny dut renon-
cer à tout espoir de réaliser une opération de cette envergure. Il rédui-
sit plusieurs fois le chiffre de l'emprunt : chacune de ses propositions,
soutenue souvent sur un ton comminatoire par la Légation des États-
Unis, se heurta à la critique du gouvernement, à qui un expert haïtien
de grande valeur, M. Alexandre Lilavois, avait patriotiquement accep-
té de prêter le concours de sa science financière.
Devant la persistance des autorités américaines à vouloir imposer
au pays un emprunt aux États-Unis, le gouvernement finit par prendre
conscience du danger qu'il y avait, pour l'indépendance d'Haïti, à
contracter de pareilles obligations. Dans une note du 10 novembre
1921, le ministre des relations extérieures, M. Justin Barau, contesta la
validité du protocole du 3 octobre 1919, qui prévoyait (article 6) qu'il
cesserait d'exister si, deux ans à partir de la date de sa signature, l'em-
prunt de 40 millions n'était pas réalisé. Par conséquent, toute proposi-
tion d'emprunt, présentée après la date du 3 octobre 1921, et d'un
quantum inférieur à 40 millions de dollars, devait faire l'objet d'un
nouveau protocole. Le Département d'État refusa de prendre en consi-
dération la fin de non-recevoir du gouvernement basée sur l'invalidité
du protocole de 1919 et insista pour que M. Mcllhenny fût chargé, par
la République d'Haïti, de contracter aux États-Unis un emprunt de
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 350

n'importe quel montant, aux mêmes conditions fixées dans ledit proto-
cole pour le chiffre de 40 millions.
[282]
La discussion se poursuivait ainsi entre le gouvernement haïtien et
le général Russell, nommé haut-commissaire et ambassadeur extraor-
dinaire à la suite de l'enquête McCormick, quand, le 10 avril 1922, le
Conseil d'État se réunit en Assemblée nationale pour élire un succes-
seur à M. Sudre Dartiguenave, dont le mandat présidentiel devait ex-
pirer le 15 mai 1922.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 351

[283]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XXV
GOUVERNEMENT DE
LOUIS BORNO

Retour à la table des matières

Élection de M. Louis Borno. — Le mandat de M. Sudre Dartigue-


nave, élu le 12 août 1915 par l'Assemblée nationale pour une période
de sept ans, devait échoir le 15 mai 1922. La Constitution plébiscitaire
de 1918, en autorisant la suspension de la législature, avait prévu,
dans un article transitoire, que les premières élections législatives au-
raient lieu le 10 janvier d'une année paire et que ladite année serait
fixée par un arrêté du Chef de l'État publié au moins trois mois à
l'avance. M. Dartiguenave n'ayant exercé cette prérogative ni à la fin
de 1919 ni à celle de 1921, c'est au Conseil d'État que revenait le pri-
vilège d'élire le nouveau président de la république. On soupçonna M.
Dartiguenave d'avoir voulu créer cette situation anormale afin de s'im-
poser au choix des conseillers d'État nommés par lui. Il s'attendait de
plus, affirmait-on, à une déclaration en sa faveur du haut-commissaire
américain, mais le général Russell resta muet parce que le gouverne-
ment haïtien persistait à refuser tout engagement au sujet d'un em-
prunt à contracter aux États-Unis aux conditions voulues par le Dépar-
tement d'État.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 352

La majorité du Conseil d'État paraissait favoriser la candidature de


son président, M. Stéphen Archer. Mais, par une manœuvre hardie, les
partisans de M. Louis Borno se réunirent le soir du 10 avril et réus-
sirent à nommer leur candidat président de la république pour une pé-
riode de quatre ans, conformément à la Constitution de 1918. Cette
élection provoqua de nombreuses protestations ; elle fut déclarée in-
constitutionnelle, d'abord, parce que le Conseil d'État n.'avait pas les
attributions de l'Assemblée nationale pour élire le chef du pouvoir
exécutif ; ensuite, parce que M. Louis Borno était — prétendit-on —
inéligible, étant né d'un père étranger, naturalisé haïtien après sa nais-
sance. On savait, d'autre part, que le nouvel élu était très impopulaire
auprès des autorités américaines à cause de l'attitude indépendante et
digne qu'il avait eue au cours de son bref passage au ministère fin
1918. M. Borno sut habilement arranger ses affaires : il eut — affir-
ma-t-on — une conversation secrète avec le général Russell et, le 19
avril, le haut-commissaire [284] fit savoir officiellement que le gou-
vernement des États-Unis reconnaissait M. Louis Borno comme vala-
blement élu. Cela mit fin à toute contestation.

L'Emprunt de 1922. — Le 15 mai 1922, M. Louis Borno prit pos-


session du fauteuil présidentiel. Le l« r juin, le général Russell adressa
une lettre au ministre des relations extérieures, M. Léon Déjean, fai-
sant connaître au gouvernement haïtien les conditions d'un emprunt à
contracter aux États-Unis et la loi de sanction préparée à cet effet par
le Département d'État. Le 26 juin, le Conseil d'État vota cette loi qui
autorisait un emprunt de 16 millions de dollars, première tranche — y
était-il spécifié — de l'emprunt de 40 millions du protocole du 3 oc-
tobre 1919.
Les titres de l'emprunt Série A, portant intérêt de 6%, furent ven-
dus à la National City Bank à raison de 92,137 le titre de 100 dollars :
le profit brut réalisé par cet établissement fut de $ 444.321,12. Du
montant nominal de seize millions la République d'Haïti reçut
14.755.253 dollars : cette somme servit en grande partie à payer des
créances étrangères au lieu d'être employée à des fins productives. En
1923, une émission de titres 6%, dite Série B, payables en Haïti, fut
lancée par la National City Bank pour un montant de 5 millions de
dollars en vue de payer la balance due sur certaines dettes intérieures.
En 1926, une émission de titres 6%, dite Série C, d'un montant de
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 353

2.660.000, fut faite par le gouvernement haïtien pour remplacer les


obligations de la Compagnie américaine des Chemins de fer du Nord.
Suivant le prospectus publié par le gouvernement, l'emprunt de
1922 avait pour but principal de faire profiter Haïti de la baisse du
franc français en permettant de racheter avantageusement les em-
prunts 1896 et 1910, dont le solde s'élevait alors à 87.023.825 francs,
qui, calculés à $0, 08 le franc, représentaient 6.971.874 dollars. Le ra-
chat de la dette haïtienne en France s'effectua au change de 14 francs
au dollar. Certains porteurs de titres de l'emprunt 1910 ont cependant
réclamé le remboursement en francs-or, — ce qui a créé de graves dif-
ficultés au gouvernement haïtien.
En vue d'amortir le plus rapidement l'emprunt de 1922, le
conseiller financier fit garder dans les coffres de la National City
Bank de New-York une réserve considérable, sur laquelle cet établis-
sement accordait à Haïti un intérêt de 2 ½ pour cent tandis qu'il avait
la possibilité de la placer sur le marché à un taux beaucoup plus élevé.
C'est à ce sujet que l'un des conseillers financiers, D r W. W. Cumber-
land, pouvait dire en 1926 qu'Haïti « prêtait de l'argent à Wall
Street ». La réserve de New-York, créditée au nom du conseiller fi-
nancier, s'éleva en 1926 à $ 2.331.800 ; en 1927 à 2.496.200 ; en 1928
à 3.874.800 ; dépassant 4 millions de dollars en 1929. La Commission
Forbes de 1930 contesta la sagesse de cette politique d'amortissement
accéléré : « Le service [285] de la dette publique a été soigneusement
effectué et plusieurs millions de dollars de principal ont été amortis au
moyen de recettes excédant les montants fixés dans le plan d'amortis-
sement. La sagesse de cette politique nous paraît contestable : il aurait
été préférable de réduire les impôts, particulièrement les droits d'ex-
portation (ce que le ministre des finances, M. Jean-Charles Pressoir,
avait vainement réclamé en 1921) et de laisser le service de la dette
suivre son cours normal, — gardant ainsi plus d'argent dans le pays où
l'expérience a montré qu'on en avait grandement besoin ».
L'emprunt de 1922, imposé à Haïti pour justifier le contrôle de ses
finances par des fonctionnaires américains, est justement considéré
comme l'un des exemples frappants de ces « emprunts politiques »
que dénonçait M. Hoover, alors secrétaire du commerce, dans un dis-
cours prononcé en 1927 devant la 3o « Conférence commerciale Pan-
américaine : « Aucun gouvernement, disait-il, ne devrait emprunter ou
prêter de l'argent à moins que ce ne soit pour des entreprises produc-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 354

tives ». Un conseiller financier américain, M. Sidney de la Rue, écrivit


dans son rapport de 1930 : « Une part relativement petite des fonds
provenant des trois émissions de titres d'Haïti a été consacrée à des
travaux publics ou à des entreprises productives ».

La Dictature bicéphale. — Les circonstances dans lesquelles M.


Louis Borno accéda au pouvoir le mirent sous la complète dépendance
du haut-commissaire américain, général John H. Russell. « Avec
l'élection du président Borno, constate Buell, l'opposition de la part du
gouvernement haïtien aux exigences des autorités américaines prit fin.
Le gouvernement de Borno transféra la Banque Nationale de la Répu-
blique d'Haïti à la National City Bank de New-York, consentit à l'éta-
blissement de la Commission des Réclamations, transmit aux fonc-
tionnaires du traité l'administration des Contributions internes, la di-
rection de l'Ecole de Médecine et du Service de l'éducation agricole,
— ce que le précédent gouvernement avait refusé ».
Pour montrer avec précision et impartialité ce que fut le régime
gouvernemental, pratiqué du 15 mai 1922 au 15 mai 1930, il est né-
cessaire de reproduire la description qu'en a donnée un auteur améri-
cain, M. Arthur C. Millspaugh, qui fut conseiller financier en 1928-
1929 et dont le témoignage ne peut être mis en doute 75.

« Nominalement, écrit M. Millspaugh, le gouvernement de la Répu-


blique d'Haïti est resté constitutionnellement souverain. Le traité et les
fonctionnaires américains mis provisoirement de côté, le gouvernement est
entièrement centralisé dans la personne du président. Le 15 mai 1922,
Louis Borno devint président pour un terme de quatre ans. [286] Il fut ré-
élu en 1926 pour une période semblable. D'intelligence remarquable et ré-
puté parmi les Haïtiens pour la distinction de son esprit, il a constamment
collaboré avec les fonctionnaires du traité. Il ne doit pas cependant y avoir
de méprise sur la réelle situation du président Borno. La Constitution de
1918 prévoit que l'autorité compétente pour élire le président et faire les
lois est le Corps législatif consistant en un Sénat et une Chambre des dé-
putés, — tous deux élus au suffrage universel et direct ; mais il est prescrit
que le pouvoir législatif, en attendant la reconstitution des Chambres sur la
75 Foreign Affairs, juillet 1929. Voir aussi Haïti under American control,
Boston, 1931.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 355

convocation du président, sera exercé par un Conseil d'État nommé par le


chef du pouvoir exécutif. Borno a été élu par le Conseil d'État, et depuis
1922 il a lui-même nommé les conseillers, et il a été réélu en 1926 par le
corps qu'il avait lui-même nommé. Dans l'exercice de leur pouvoir législa-
tif, les conseillers d'État obéissent au président, et l'acceptation par celui-ci
d'un projet de loi équivaut généralement à son vote. En ce qui regarde l'ad-
ministration, les ministres haïtiens, nommés par le président, s'en réfèrent
ordinairement à lui, même pour régler des questions de détail administra-
tif. De plus, les amendements constitutionnels votés (par plébiscite) en fé-
vrier 1929 donnent au président une autorité directe sur la magistrature,
qui était autrefois indépendante.
« Le pouvoir des Américains dans les affaires haïtiennes est effectif,
quoique moins apparent. Par le fonctionnement des Services du traité et
par le droit de veto du haut-commissaire sur toute la législation, les fonc-
tionnaires américains exercent pratiquement un pouvoir absolu en ce qui
regarde le maintien de l'ordre public, les finances, l'économie, la santé pu-
blique et le programme d'extension agricole ; indirectement, ils possèdent
une forte et potentiellement décisive influence en d'autres domaines de la
vie nationale. Nominalement, les fonctionnaires du traité sont responsables
vis-à-vis du président et des ministres de qui relèvent leurs services ; en
fait, ils sont dirigés par le haut-commissaire, qui est en même temps le re-
présentant spécial du Président des États-Unis, l'agent diplomatique du
gouvernement américain et le commandant des « marines » en Haïti. Non
seulement le haut-commissaire met son veto aux lois haïtiennes, mais il les
rédige. Il négocie les contrats avec les compagnies américaines, fixe l'atti-
tude administrative que les fonctionnaires du traité doivent observer à
l'égard de ces compagnies. Il s'intéresse en personne aux détails des récla-
mations, à la perception des revenus, à la construction des routes, aux
questions d'agriculture, d'éducation et d'hygiène. Les fonctionnaires améri-
cains ont peu de contact avec l'Exécutif haïtien, et leurs relations avec les
ministres sont nécessairement superficielles et de pure forme. À la surface,
le régime est caractérisé par une séparation et à la fois une confusion d'au-
torité et de responsabilité. En pratique, il conduit à une alliance entre le
président d'Haïti et le représentant du gouvernement des États-Unis, qui
accentue le pouvoir et la responsabilité des États-Unis dans les affaires in-
térieures d'Haïti ».

[287]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 356

Agitation des esprits. — Une pareille situation devait naturelle-


ment avoir pour effet de créer dans les milieux d'opposition une agita-
tion extrême. Une loi de décembre 1922, renforcée en 1924 avec l'ap-
probation du haut-commissaire, restreignit la liberté d'association et
de réunion et mit de sérieuses entraves à l'indépendance de la presse.
La prison se remplit de journalistes, dont quelques-uns passèrent de
longs mois en captivité sans pouvoir se faire juger. L'état des esprits
devint véritablement inquiétant.
À l'extérieur, la campagne en faveur de la libération d'Haïti avait
repris avec plus de force. On s'était rendu compte que la réforme, pro-
mise par le Président Harding en réponse à la requête du Président
Dartiguenave de janvier 1921, et comme conclusion de l'enquête Me-
dill McCormick de 1922, était illusoire ; qu'elle consolidait au
contraire l'occupation militaire et civile d'Haïti par les États-Unis. Les
divers accords ou agréments, signés par le gouvernement avec les au-
torités américaines relativement à la santé publique, à l'agriculture,
aux travaux publics, à la police, à l'éducation, avaient fait du général
Russell le chef suprême de l'administration haïtienne. Le secrétaire
d'État Charles Evans Hughes, parlant à Minneapolis devant l'Ameri-
can Bar Association, le 30 août 1923, n'avait pas hésité à déclarer
qu'un « conseiller juridique américain était en train d'établir pour Haïti
les bases d'une solide organisation judiciaire ». Aucune déclaration
n'était mieux faite pour éclairer les patriotes haïtiens sur la nette vo-
lonté des Américains de s'assurer la mainmise complète sur la vie na-
tionale.
Le 26 mars 1924, le Sénat des États-Unis prit connaissance d'un
projet de résolution déposé par le sénateur républicain de l'Illinois,
Medill McCormick. Ce projet de résolution disait : « La continuation
de la loi martiale en Haïti et l'assujettissement des citoyens haïtiens au
jugement des tribunaux militaires des États-Unis constituent des actes
antidémocratiques, contraires à l'idéal américain ». En avril 1926, le
sénateur démocrate de l'Utah, William H. King, présenta à son tour un
projet de résolution, par lequel il demandait la levée de l'occupation
militaire et civile d'Haïti. Maintes fois, la voix éloquente de William
Borah, sénateur républicain progressiste de l'Ohio, s'éleva au Sénat
des États-Unis en faveur du peuple haïtien.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 357

Le 12 avril 1926, M. Louis Borno, avec l'appui manifeste des auto-


rités américaines, se fit réélire par le Conseil d'État président de la Ré-
publique pour une nouvelle période de quatre ans. Le 6 juin, il partit
pour les États-Unis au milieu de démonstrations populaires qui prirent
presque le caractère d'une émeute. À son retour, il fut accueilli par des
manifestations hostiles aussi violentes.
Les progrès accomplis dans certaines branches de l'administration
publique n'eurent pas la vertu d'apaiser les esprits. Le Service d'Hy-
giène et la Direction Générale des Travaux Publics, en particulier,
avaient pu obtenir de notables améliorations : des hôpitaux avaient été
créés ou aménagés d'une façon moderne ; l'Ecole de Médecine avait
été pourvue [288] d'un bâtiment, d'un laboratoire et d'un outillage ap-
propriés ; une Ecole d'infirmières avait été ouverte ; des travaux sani-
taires avaient été entrepris dans différentes régions du pays infestées
par la malaria ; des routes voiturables reliant les principales villes de
la République avaient été construites ; des ponts avaient été réparés ou
jetés sur plusieurs rivières ; de bonnes maisons d'écoles avaient été bâ-
ties, etc. Mais ces améliorations matérielles, très coûteuses et dont les
autorités américaines s'attribuaient d'ailleurs tout le mérite, ne pou-
vaient compenser la perte de l'autonomie nationale ni justifier les ex-
cès d'une occupation étrangère, de plus en plus envahissante.
En 1928, M. Louis Borno fit voter par plébiscite des amendements
constitutionnels, qui affaiblirent davantage les privilèges du corps ju-
diciaire tout en développant exagérément les pouvoirs du Chef de
l'État. La conclusion avec la République Dominicaine d'un traité du 21
janvier 1919, dans lequel — prétendit-on — les intérêts des popula-
tions de la frontière avaient été sacrifiés, fut une nouvelle cause de
mécontentement. La situation devint extrêmement tendue quand on
sut que M. Borno, par un message du 5 octobre 1929, refusait obstiné-
ment d'appeler les citoyens à l'urne pour les élections législatives qui
devaient avoir lieu le 10 janvier 1930 — ce qui signifiait que Borno
voulait ou se faire élire une troisième fois par le Conseil d'État ou
faire élire une personne de son choix, dont il serait le maître.
La déclaration faite par lui le 25 novembre qu'il ne serait pas can-
didat à la réélection laissa tout le monde sceptique. Une « Ligue d'Ac-
tion Constitutionnelle » composée de citoyens éminents fut organi-
sée : elle ne favorisait aucune candidature particulière à la présidence
mais demandait l'application de l'amendement constitutionnel prohi-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 358

bant un troisième terme ; l'observation des prescriptions de la Consti-


tution concernant l'Assemblée nationale ; et la réintégration de la na-
tion haïtienne dans ses droits de souveraineté. À ces revendications le
gouvernement répondit par des mesures plus sévères. Tout meeting
pour la discussion de la situation politique fut interdit, et la police dé-
fendit la publication de certains journaux de Port-au-Prince et du Cap-
Haïtien. Dans une proclamation du 4 décembre, le Chef de l'Occupa-
tion décréta la loi martiale.

La Commission Forbes. — Elu président des États-Unis en no-


vembre 1928, M. Herbert Hoover, avant de prendre possession du
pouvoir en mars 1929, avait fait un voyage de bonne volonté en Amé-
rique latine.
11 s'était ainsi rendu compte par lui-même du sentiment d'inquié-
tude et de méfiance qu'avait provoqué parmi les peuples de ces pays
l'occupation du Nicaragua et d'Haïti par les États-Unis. Son attention
dut bientôt se fixer tout particulièrement sur la situation haïtienne.
Dans son message au Congrès du 3 décembre 1929, M. Hoover dé-
clara que les « États-Unis ne devraient pas être représentés au dehors
par des marines » et conclut de la manière suivante : « Si le Congrès
m'accorde [289] son approbation, j'enverrai en Haïti une commission
pour examiner et étudier la situation dans un effort pour arriver à une
politique plus définie que celle qui existe ». Mais de plus graves évé-
nements allaient hâter sa décision. D'abord, une grève d'étudiants
s'était produite, dès le 31 octobre, à l'Ecole Centrale d'Agriculture,
c'est-à-dire au cœur même de la plus puissante des organisations amé-
ricaines, créée en vertu d'un accord du 28 décembre 1922. Cette grève
s'était répandue par sympathie dans toutes les écoles publiques et pri-
vées du pays. Un fait malheureux porta à son point culminant l'agita-
tion des esprits : un groupe de paysans, se rendant à la ville des Cayes,
rencontra le 6 décembre, au lieu dit Marchaterre, une compagnie de
marines qui avait été envoyée dans la capitale du Sud pour y tenir gar-
nison. Les soldats américains, par suite d'un funeste malentendu,
crurent à une attaque et ouvrirent le feu, tuant et blessant un grand
nombre de paysans, hommes et femmes. Le haut-commissaire envoya
des télégrammes affolants pour réclamer immédiatement des renforts,
en déclarant (ce qui était faux) que la vie et les biens des Américains
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 359

étaient en danger. Le 9 décembre, M. Hoover adressa un nouveau


message au Congrès, dans lequel il insista sur la nécessité immédiate
de nommer la commission d'enquête. Cette demande, appuyée par des
républicains et des démocrates, donna lieu à une vive discussion, au
cours de laquelle la plus sévère critique fut faite de l'Occupation et des
méthodes employées par le gouvernement américain et ses fonction-
naires en Haïti pour soumettre ce pays à leur complète domination. La
presse américaine fit chorus et trouva heureusement tous ses éléments
d'information dans un rapport documenté et véridique de M. Raymond
Leslie Buell, que publia opportunément la Foreign Policy Association
de New-York sous le titre de The American Occupation of Haïti (dé-
cembre 1929).
Le Congrès ayant accédé à sa demande, le Président Hoover forma
une commission d'enquête composée de M. Cameron Forbes, ancien
gouverneur général des Philippines, de M. Henry P. Fletcher, ancien
sous-secrétaire d'État des États-Unis, de M. William Allen White, de
M. James Kerney et de M. Elie Vézina, ces deux derniers catholiques.
Cinq correspondants spéciaux furent autorisés à accompagner la com-
mission comme attachés : Braman de VAssociated Press, Frantz Har-
ris de la United Press, William Montavon du National Catholic Wel-
fare Conférence News Service, Harold N. Denny du New-York Times,
Waltman du Baltimore Sun.

* * *

La commission nommée par le Président des États-Unis pour en-


quêter sur la situation haïtienne arriva à Port-au-Prince le 28 février
1930. Elle fut reçue avec enthousiasme par la population. Mais une
déclaration, faite le soir par le président de la commission, M. Came-
ron Forbes, tomba comme une douche glacée sur la joie populaire : la
commission, [290] disait-il, était chargée de renseigner M. Hoover sur
l'état des affaires en Haïti et non pas de décider sur les changements
qu'il conviendrait d'introduire dans le régime gouvernemental et admi-
nistratif du pays. Les Haïtiens n'avaient pas oublié la futilité des en-
quêtes précédentes, et particulièrement de l'enquête McCormick, qui,
au lieu d'apporter les améliorations espérées, avaient fortifié la domi-
nation américaine en réduisant jusqu'à l'extrême limite l'indépendance
nationale : ils résolurent de boycotter la commission et de ne pas ré-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 360

pondre à sa promesse d'entendre « tous ceux qui désiraient lui sou-


mettre leurs vues ».
Une délégation de journalistes haïtiens fit visite aux commissaires
et insista pour que l'assurance ferme fût donnée au peuple haïtien que,
comme résultat de la nouvelle enquête, des mesures appropriées se-
raient prises pour mettre fin à la dictature et restaurer le gouvernement
représentatif en Haïti. La Commission promit de consulter Washing-
ton sur une telle extension de ses pouvoirs et, en attendant que vînt
cette réponse décisive, Port-au-Prince resta plongé dans une lourde at-
mosphère d'inquiétude et de doute. Le lendemain (qui était un di-
manche), il se produisit dans les esprits un changement presque mira-
culeux, qu'un témoin, M. William F. Montavon, explique dans une
page émouvante.

« Ce dimanche était le premier du Carnaval. Le Carnaval, depuis les


temps coloniaux, est en Haïti une occasion de grande liesse. Les Evêques
avaient coutume de recommander à leurs ouailles de consacrer le di-
manche à des prières comme une réparation pour les péchés auxquels pou-
vait donner lieu la saison du mardi-gras. Mais, agissant cette fois en de-
hors du Clergé, le peuple haïtien avait lui-même décidé de faire de ce di-
manche de Carnaval un jour de deuil autant que de prières. Le mot se ré-
pandit à Port-au-Prince et dans les environs qu'une grande manifestation
serait tenue dans l'église paroissiale du Sacré-Cœur. Les marines, crai-
gnant une émeute, refusèrent d'autoriser la réunion, mais la Commission
intervint pour faire accorder cette autorisation sur la demande qui lui en
fut faite par des dames haïtiennes. Ce dimanche après-midi, des déléga-
tions de tous les quartiers de la capitale et des sections voisines s'assem-
blèrent dans la jolie petite église du Sacré-Cœur et prièrent Dieu d'illumi-
ner l'esprit des Commissaires. Des cantiques patriotiques, spécialement
composés pour la circonstance, furent chantés avec une telle ferveur que
personne n'y pouvait rester insensible. Deux membres de la Commission,
William Allen White et Elie Vézina, tous les correspondants de presse
américains et de nombreux autres journalistes assistèrent à la cérémonie.
Les délégations étaient si nombreuses que les rues avoisinantes étaient, sur
une longue distance, pleines d'une foule recueillie. C'était un meeting po-
pulaire en même temps qu'un service religieux. Il n'y eut ni sermon ni dis-
cours. On ne pouvait cependant douter de la profondeur et de l'unanimité
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 361

du sentiment patriotique qui s'exhalait de cette harmonie de la musique et


de la prière.
[291]
« Les autorités américaines craignaient que de cette réunion à l'église
ne sortît une populace désordonnée : ce fut une foule pieuse et disciplinée
qui émergea du Sacré-Cœur. Elle portait les bannières du Sacré-Cœur de
Jésus et de la Vierge-Marie. Elle priait le Saint-Esprit de donner sa lu-
mière à chacun des Commissaires pour qu'ils pussent comprendre la vérité
de la situation haïtienne. Elle priait le Sacré-Cœur de Jésus de faire à la
Commission, au Président Hoover, au peuple des États-Unis, la charité de
trouver le moyen de restaurer les institutions pour la défense desquelles les
Ancêtres avaient lutté jusqu'à la mort et que les fils se sentaient aujour-
d'hui incapables de défendre par la force. La foule se dirigea vers le monu-
ment de Dessalines au Champ-de-Mars. Se rappelant la scène dramatique
de la proclamation de l'indépendance sur la place d'armes des Gonaïves le
l« r janvier 1804, elle groupa ses bannières au pied de la statue du Libéra-
teur et fit le serment de coopérer avec la Commission Forbes et le Pré-
sident Hoover à débarrasser Haïti des maux que l'Occupation américaine y
avait apportés.
« Comme par miracle un changement se produisit dans la situation. La
Commission se réunit le lendemain à 9 heures du matin. Il n'y eut plus au-
cun sentiment de méfiance. La Commission avait été, dans l'intervalle, au-
torisée à déclarer que sa mission était de restaurer le gouvernement repré-
sentatif en Haïti. Un sentiment de bonne volonté, de confiance mutuelle et
de respect réciproque avait, comme par un coup de baguette, remplacé la
suspicion et l'hostilité qui existaient auparavant. 76 »

Cette manifestation religieuse, où s'étaient confondues des femmes


de toutes les classes et de toutes les conditions, avait profondément re-
mué les membres de la Commission. Un incident, survenu au cours du
défilé, lui donna un caractère presque symbolique : devant l'hôtel Ex-
celsior, où siégeait la Commission, la foule s'arrêta pour chanter des
cantiques patriotiques ; une vieille femme s'avança alors vers William
Allen White qui se tenait à la porte d'entrée et lui tendit le petit dra-
peau rouge et bleu qu'elle tenait à la main. Le grand philanthrope amé-
76 Haïti, conférence prononcée le 3 novembre 1930 au Catholic Study Club
de Détroit, Michigan.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 362

ricain eut à ce moment un geste touchant : il porta à ses lèvres le cher


emblème qui pour les Haïtiens représente la liberté et l'indépendance.
Le rôle joué par les femmes haïtiennes au cours de ces événements
fut particulièrement remarquable. Quelques-unes, appartenant à la
meilleure société de Port-au-Prince, se présentèrent devant la Com-
mission et affirmèrent que le peuple n'accepterait pas que le nouveau
président fût élu par le Conseil d'État. D'antre part, une déclaration du
Clergé Catholique, qui disait se solidariser avec la nation haïtienne
dans ses revendications pour la liberté, fit une profonde impression,
particulièrement sur les membres catholiques James Kerney et Elie
Vézina. La Ligue d'Action Constitutionnelle, qui s'était unie aux
autres groupements patriotiques pour former un Comité Fédératif, dé-
légua spécialement [292] auprès de la Commission l'un de ses
membres, M. Georges N. Léger. De nombreux témoignages furent
portés devant la Commission, les uns ayant trait à la situation poli-
tique, les autres insistant sur les questions morales, sociales ou écono-
miques créées par l'Occupation et les méthodes employées par les
fonctionnaires américains pour parvenir à l'absorption complète de
l'activité nationale. Ils s'accordèrent tous sur les points suivants : 1° Il
n'y aura pas de paix réelle et stable en Haïti tant que la nation haï-
tienne n'aura pas été réintégrée dans la plénitude de son indépendance
politique et de sa souveraineté territoriale. 2° La réintégration de la
nation dans ses droits d'indépendance politique et de souveraineté ter-
ritoriale consiste principalement dans la reprise par l'État haïtien de sa
liberté de législation et de son autonomie administrative abolies par le
régime de l'Occupation — des fonctionnaires américains irrespon-
sables faisant des lois, créant des impôts, dépensant l'argent du peuple,
administrant les affaires de la République d'Haïti, sans aucun contrôle
législatif, sans participation de la nation à la gestion de ses propres in-
térêts. 3º Réunion des Chambres législatives à une date très prochaine.
4° Election du président de la république par l'Assemblée nationale
composée de la Chambre des députés et du Sénat. 5° Désoccupation
du territoire d'Haïti.
La Commission entendit, avec une égale impartialité, les fonction-
naires du gouvernement de M. Borno. Les autorités américaines mises
en cause dans les dépositions des opposants haïtiens remirent des rap-
ports pour expliquer leur attitude. Le général Russell adressa aux
commissaires un volumineux mémoire qui ne fut pas rendu public et
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 363

que M. Cameron Forbes refusa même de communiquer aux corres-


pondants de presse américains.
Après deux semaines d'enquête et de voyage dans certaines parties
du pays où elle espérait trouver des informations plus précises, la
Commission dut reconnaître que la situation était grave et requérait
des mesures immédiates.
Comme mesure urgente, elle demanda au Président Hoover d'or-
donner la reconstitution des Chambres législatives dispersées depuis
1917, — ces chambres devant se réunir en assemblée nationale pour
élire constitutionnellement le successeur de M. Louis Borno, dont le
deuxième mandat expirait le 15 mai 1930. Une fois que les Chambres
seraient reconstituées et le président élu, la Commission, dans son rap-
port au Président des États-Unis, recommanda de remettre graduelle-
ment au gouvernement haïtien les services administratifs accaparés
par les Américains soit en vertu du traité de 1915, soit par suite d'ac-
cords particuliers concernant la Garde d'Haïti, la Direction générale
des travaux publics, le Service Technique de l'Agriculture et de l'En-
seignement professionnel.
Ce dernier Service, organisé sous la direction de l'Américain Free-
man, avait suscité des critiques particulièrement violentes. C'est pour-
quoi le président Hoover avait également pensé à envoyer une autre
commission, présidée par l'éducateur nègre Robert R. Moton et char-
gée de lui [293] faire un rapport sur le système scolaire d'Haïti et de
lui présenter des recommandations pour l'avenir.

Eugène Roy, Président Provisoire. — La Commission Forbes avait


acquis la conviction qu'il fallait agir vite pour empêcher une confla-
gration générale. Le 15 mai approchait, et il importait d'assurer la
transmission du mandat présidentiel dans des conditions qui fussent
acceptables pour le peuple comme pour M. Louis Borno.
Après bien des pourparlers, on se mit d'accord sur le plan suivant :
les leaders de l'Opposition présenteraient une liste de cinq neutres ;
M. Borno ferait de même, et le candidat dont le nom serait porté sur -
les deux listes serait le président provisoire désigné. Pour que cette dé-
signation eût un caractère populaire, elle serait confirmée par une as-
semblée de délégués représentant les différents groupes de l'Opposi-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 364

tion, et le Conseil d'État serait appelé plus tard à y mettre le sceau of-
ficiel. Le chef d'État ainsi choisi prendrait l'engagement d'ordonner
des élections législatives dans le plus court délai possible et, une fois
ces élections faites, il donnerait sa démission pour que l'Assemblée
nationale pût immédiatement procéder à l'élection du président défini-
tif.
C'est en vertu de ce compromis que les délégués de l'opposition,
venus des cinq départements de la république, se réunirent à Port-au-
Prince le 20 mars 1930 et ratifièrent le choix qui avait été fait de M.
Eugène Roy comme président provisoire.
« La seconde étape dans l'exécution du programme—écrit M. Flet-
cher — était l'élection de M. Roy par le Conseil d'État. Celui-ci devait
se réunir le 14 avril, mais une enquête sur l'état d'esprit de certains de
ses membres permit de se rendre compte que quelques-uns d'entre eux
n'étaient pas disposés à voter pour M. Eugène Roy, comme d'autres
candidats plus riches en promesses étaient, entre temps, apparus sur la
scène. Les leaders de l'Opposition devenaient très nerveux à l'ap-
proche de la réunion du Conseil d'État et accusaient le Président Bor-
no de chercher à renverser tout le plan adopté d'un commun accord en
ne faisant pas le nécessaire pour assurer l'élection du candidat choisi.
Mais M. Borno tint sa parole. La veille de la réunion du Conseil, il
prit un arrêté ajournant la séance d'élection jusqu'au 21 avril et, dans
l'intervalle, il révoqua dix des conseillers récalcitrants, les remplaçant
par des personnes dont le vote pour M. Roy était certain. Le Conseil
d'État se réunit le 21 avril. M. Eugène Roy fut élu président de la ré-
publique et prit possession du fauteuil présidentiel le 15 mai 1930 77 ».
M. Eugène Roy s'empressa de faire voter une loi électorale qui as-
surait la liberté et la loyauté des élections. Ces élections, fixées au 14
octobre 1930, eurent lieu dans le plus grand enthousiasme et dans une
discipline parfaite. Les officiers et soldats de la Garde d'Haïti [294]
avaient reçu du haut-commissaire l'ordre de rester dans leurs canton-
nements : nulle part, malgré cette abstention complète de la police, il
ne se produisit la moindre rixe entre électeurs. Députés et sénateurs
furent choisis parmi les candidats qui s'étaient le plus nettement décla-
rés contre le régime américain en Haïti.

77 Henry-P. Fletcher : Quo Vadis, Haïti ? — Foreign Affairs, July 1930, p.


543.
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Le haut-commissaire Russell — ainsi que l'avait recommandé la


Commission Forbes — quitta Port-au-Prince après ces élections légis-
latives, qu'il avait constamment déconseillées dans ses rapports au Dé-
partement d'État. Il fut remplacé par un diplomate de carrière M. Dana
G. Munro, qui, le 17 novembre, présenta à M. Eugène Roy ses lettres
de créance comme envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire
des États-Unis en Haïti. Des relations diplomatiques normales se trou-
vaient ainsi rétablies entre les deux pays.
Le 18 novembre, l'Assemblée nationale, composée de la Chambre
des députés et du Sénat, reçut la démission de M. Eugène Roy et choi-
sit le Sénateur Sténio Vincent comme président de la république pour
une période de six ans.
Par la constitution d'un gouvernement national, chargé d'assurer
avec la loyale collaboration du gouvernement américain l'exécution
complète du plan Forbes, la certitude de la libération prochaine se fit
dans tous les esprits.
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[295]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XXVI
GOUVERNEMENT DE
M. STENIO VINCENT

Retour à la table des matières

Liquidation du traité de 1915. — M. Sténio Vincent, élu président


pour une période de six ans, s'assigna comme but principal la liquida-
tion « sans heurt » du traité du 16 septembre 1915. Afin de donner
plus de force et de prestige à son gouvernement par la constitution
d'un ministère de concentration nationale, il fit appel à trois de ses
concurrents dans la bataille électorale du 18 novembre, Seymour Pra-
del, Price Mars et H. Pauléus-Sannon. Les deux premiers déclinèrent
cette invitation et préférèrent garder leurs sièges au Sénat, où ils pré-
tendaient pouvoir mieux servir les intérêts de leurs mandants. M. Pau-
léus-Sannon accepta le portefeuille des relations extérieures dans un
cabinet composé de M. Auguste Turnier à l'intérieur, de M. Perceval
Thoby aux finances et travaux publics, du Dr A. V. Carré à l'instruc-
tion publique et de M. Adhémar Auguste à la justice.
Tandis que la majorité des membres du Corps législatif, toute fré-
missante encore d'ardeur nationaliste, préconisait une politique radi-
cale pour la liquidation rapide du traité de 1915 et votait une « Réso-
lution Bellerive » demandant la levée à brève échéance de l'Occupa-
tion américaine, le gouvernement préféra prendre la voie plus pru-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 367

dente des « haïtianisations » successives par des accords partiels. Dès


le 4 décembre 1930, le commandement militaire du département du
Centre fut confié à un officier haïtien de la Gendarmerie, devenue, de-
puis Borno, la Garde d'Haïti. Le département militaire de l'Artibonite
et du Nord-Ouest fut « haïtianisé » le 30 janvier 1932, celui du Sud le
16 juillet 1934.
Malgré les difficultés suscitées en Haïti par certains fonctionnaires
américains et ceux de leurs amis qui étaient restés aux États-Unis par-
tisans de la prolongation indéfinie de l'Occupation, les négociations
entreprises par le gouvernement aboutirent, le 5 août 1931, à un ac-
cord signé à Port-au-Prince par M. Abel N. Léger, alors ministre des
relations extérieures, et M. Dana G. Munro, ministre des États-Unis.
En vertu de cet accord, les prétendus arrangements du 24 août 1918
(faisant [296] l'obligation au gouvernement de soumettre tous ses pro-
jets de loi à l'approbation de la Légation américaine) et du 3 décembre
1919 (exigeant le visa du conseiller financier sur tous mandats émis
par le ministère des finances) furent abrogés et les trois services sui-
vants, Direction Générale des Travaux publics, Service National d'Hy-
giène et Service Technique de l'Agriculture et de l'Enseignement pro-
fessionnel, furent remis aux autorités haïtiennes.
Les pourparlers furent plus laborieux en ce qui concerne le Service
financier et la Garde d'Haïti. Dans une lettre du 22 décembre 1931 à la
Légation des États-Unis, M. Abel N. Léger parla des « très dures ga-
ranties politiques que le gouvernement américain avait imposées dans
le passé à la République d'Haïti pour la protection des intérêts privés
de citoyens américains ». Il contesta qu'Haïti fût obligée, aux termes
du protocole de 1919 et du contrat d'emprunt de 1922, de subir le
contrôle financier après l'échéance du traité de 1915 au 3 mai 1936. Il
proposa en conséquence l'organisation d'une agence fiscale qui,
d'après le gouvernement haïtien, garantirait efficacement les intérêts
des porteurs de titres 1922 et, dans le cas où cette proposition était re-
jetée, il demanda que le Département d'État reconnût à Haïti le droit
de contracter un emprunt en vue du rachat immédiat du solde des obli-
gations. Le gouvernement américain repoussa le projet d'agence fis-
cale mais déclara ne pas faire objection au remboursement anticipé
des titres. Relativement à la Garde, la Commission Forbes avait fait
remarquer, dans son rapport au Président Hoover, que « le remplace-
ment des officiers américains par des Haïtiens, prévu dans le traité de
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 368

1915, n'avait pas été accompli aussi rapidement qu'il eût fallu », et elle
recommandait que des mesures fussent prises pour hâter cette « haïtia-
nisation » même si la Garde d'Haïti n'avait pas encore atteint le « de-
gré d'efficience » désirable.
Un traité relatif au contrôle financier et à la Garde d'Haïti fut signé
le 3 septembre 1932 par M. Albert Blanchet, ministre des relations ex-
térieures, et M. Dana G. Munro, ministre des États-Unis. Il fut rejeté à
l'unanimité des voix par l'Assemblée nationale, qui le jugea non satis-
faisant. Les négociations, reprises entre le gouvernement haïtien et la
Légation Américaine, se terminèrent par un accord exécutif du 7 août
1933 conclu entre M. Albert Blanchet et M. Norman Armour, nommé
ministre des États-Unis en octobre 1932. Cet accord, qui ne différait
que fort peu du traité du 3 septembre, ne fut pas soumis à la sanction
de l'Assemblée nationale, où il aurait eu probablement le même sort.
En vertu de l'accord du 7 août 1933, le conseiller financier fut rem-
placé par un « représentant fiscal » qui avait à peu près les mêmes
pouvoirs et dont les attributions de contrôle furent plus tard, par suite
d'un arrangement subséquent, transférées à la Banque Nationale de la
République d'Haïti, devenue haïtienne. De plus, la complète haïtiani-
sation de la Garde d'Haïti et la désoccupation du territoire haïtien par
les [297] « marines » devaient s'accomplir au 1er octobre 1934. Mais, à
la suite d'un voyage de M. Vincent aux États-Unis en mars 1934, le
Président Franklin Roosevelt vint lui rendre visite au Cap-Haïtien le 5
juillet de la même année et, au cours de cette mémorable entrevue des
deux Chefs d'État, il fut convenu que l'haïtianisation de la Garde et la
désoccupation s'effectueraient à une date plus rapprochée. En effet, le
1er août 1934, le président Vincent remettait le commandement de la
Garde, seule force armée d'Haïti, au colonel haïtien Calixte et, le 21, il
avait la légitime fierté de hisser le drapeau national sur les Casernes
Dessalines, d'où venaient de partir (15 août) les derniers soldats de la
Brigade américaine d'Occupation commandée par le général Little.

Conflits avec le Corps législatif. — Les élections législatives du 14


octobre 1930 s'étaient faites en pleine ferveur patriotique. Députés et
sénateurs, élus en grande majorité à cause de leurs professions de foi
nationaliste, apportèrent dans les discussions de la tribune la même ar-
deur combative, qui dégénéra bien souvent en surenchères électorales
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 369

ou en effusions démagogiques. Les élections qui eurent lieu le 10 jan-


vier 1932, et qui ne furent pas, dans l'opinion des opposants, tout à fait
loyales, écartèrent de la Chambre des députés quelques-uns de ses
membres les plus ardents.
Dès la première heure, il avait paru nécessaire de remplacer la
Constitution plébiscitaire de 1918 par un pacte constitutionnel qui pût
être considéré comme une réelle expression de la volonté du peuple.
Ainsi fut élaborée la Constitution du 15 juillet 1932 qui, tout en tenant
compte de certaines innovations utiles, reproduisait dans ses lignes
principales celle de 1889, dont l'existence avait été la plus longue et
qui s'était révélée, dans l'ensemble, la mieux adaptée aux conditions
politiques du pays.
Les causes de friction ne tardèrent pas à se multiplier entre l'élu du
18 novembre, qui se plaignait des restrictions apportées par la nou-
velle Constitution aux prérogatives présidentielles, et ses électeurs lé-
gislatifs, qui le voyaient avec inquiétude manifester une tendance de
plus en plus marquée au pouvoir personnel. Un conflit d'une certaine
gravité se produisit en mai 1933 entre le Sénat et le Président de la
République au sujet d'un arrêté sur les graines de coton, — M.
Vincent contestant aux Chambres législatives le droit constitutionnel
d'infliger un vote de blâme aux ministres et de faire ainsi injonction au
Chef de l'État de renvoyer ses collaborateurs. Par un message du 5
juillet 1933, le Président Vincent demanda à la Chambre des députés
de l'investir des « pouvoirs exceptionnels que réclamaient, prétendait-
il, les circonstances » du moment. Rien ne paraissait justifier aux yeux
des parlementaires une pareille demande : elle fut repoussée. La situa-
tion devint très tendue quand le Sénat refusa de prendre en considéra-
tion un contrat de rachat de la Banque Nationale de la. République
d'Haïti, signé à [298] Washington le 12 mai 1934, et un contrat pour le
monopole de l'achat et de l'exportation des figues-bananes, conclu
avec la Standard Fruit and Steamship Co.
S'appuyant sur une résolution de la Chambre des députés du 12 dé-
cembre 1934 et invoquant l'article 28 de la Constitution qui « fait rési-
der la souveraineté nationale dans l'universalité des citoyens », le Chef
de l'État, à qui le droit de dissolution était légalement refusé, recourut
à un référendum extraordinaire en demandant au peuple, par un décret
du 12 janvier 1935, de « donner à l'Exécutif l'autorité de prendre
toutes mesures de caractère économique destinées à améliorer la situa-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 370

tion générale du pays et d'effectuer l'achat de la Banque Nationale de


la République d'Haïti en vue de parfaire l'arrangement qui devait
mettre fin au contrôle financier ». Dans un acte du 18 janvier, onze sé-
nateurs formant la majorité de la haute assemblée contestèrent la
constitutionnalité du décret présidentiel et déclarèrent qu'ils ne se-
raient point liés par ce référendum inconstitutionnel, quel qu'en fût le
résultat. Le référendum eut lieu le 10 février, et il fut naturellement fa-
vorable au gouvernement. Interprétant ce résultat comme une répudia-
tion par le peuple des onze sénateurs et de sept députés qui s'étaient
joints à eux, le Président Vincent les déclara déchus de leurs mandats.
Puis, il décida qu'une nouvelle Constitution serait adoptée pour rem-
placer celle de 1932. Une commission spéciale de la Chambre des dé-
putés fut chargée de préparer le projet de la nouvelle Charte. Ce pro-
jet, soumis comme celui de Dartiguenave de 1918 à la ratification po-
pulaire, est devenu la Constitution du 2 juin 1935.

Réforme constitutionnelle. — Comme le déclara M. Sténio Vincent


dans un discours prononcé aux Cayes le 21 juillet 1935, la nouvelle
Constitution accomplissait une véritable « révolution » dans le régime
gouvernemental du pays. Répudiant le principe de la séparation des
pouvoirs si cher à Montesquieu, elle faisait de l'Exécutif le seul pou-
voir de l'État et réduisait le corps législatif et le corps judiciaire au
simple rôle d'auxiliaires. Elle assimilait le président de la République
à l'État lui-même en le présentant comme la « personnification de la
nation ». Elle lui accordait le droit de dissoudre le corps législatif et de
prendre, dans l'intervalle des sessions et avec l'assistance d'un Comité
permanent composé de six députés et de cinq sénateurs agréés par lui,
des décrets ayant force de loi. Elle abolissait l'autonomie communale
et confiait le soin au Chef de l'État de désigner, par arrêté, le magistrat
de chaque commune parmi trois citoyens élus par une assemblée spé-
ciale. Elle attribuait au président de la République le privilège de
nommer dix sénateurs sur les vingt et un dont se compose le Sénat,
avec en outre la faculté de soumettre à l'élection de la Chambre des
députés une liste de candidats pour les onze autres sièges.
[299]
Bien que la Constitution de 1935 eût supprimé le système repré-
sentatif du gouvernement d'Haïti pour le remplacer par un « régime
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 371

d'autorité », elle emprunta au système parlementaire l'une de ses


règles en permettant aux membres du corps législatif de cumuler
l'exercice de leur mandat avec l'occupation d'une charge de Secrétaire
d'État ou d'une fonction diplomatique temporaire.
Le trait essentiel de cette Constitution fut le rôle accordé au
« peuple », qui, selon l'article 13, exerce effectivement la souveraine-
té : 1o par le libre choix qu'il fait du Chef du Pouvoir Exécutif ; 2o par
l'élection des membres de la Chambre des députés et des électeurs sé-
natoriaux ; 3° par l'opinion qu'il peut, par voie de référendum, émettre
sur toutes questions l'intéressant et au sujet desquelles il est consulté
par le Chef du Pouvoir Exécutif, — la procédure et les garanties du ré-
férendum étant réglementées par arrêté du Chef du Pouvoir Exécutif.
La Constitution prévoyait, pour l'élection du président de la répu-
blique, une procédure assez compliquée : elle remettait à l'Assemblée
nationale, composée de la Chambre des députés et du Sénat, la mis-
sion de désigner à huis-clos trois candidats présidentiels dont les noms
seraient soumis au vote des assemblées primaires électorales de
chaque commune convoquées par le Chef d'État en fonction, — ce qui
équivalait à un plébiscite. Elle prescrivait enfin que toute révision
constitutionnelle, élaborée par l'Assemblée nationale, serait soumise
par le Pouvoir Exécutif à la ratification populaire.

Par une disposition spéciale, la Constitution proclama que le « Citoyen


Sténio Vincent ayant bien mérité de la Patrie pour avoir 1° libéré le pays
de la tutelle étrangère, 2º entrepris sérieusement son organisation écono-
mique, et la majorité du Pays ayant publiquement manifesté le désir qu'il
n'y ait pas de solution de continuité dans l'œuvre entreprise par l'actuel
Président, le Citoyen Sténio Vincent est investi d'un nouveau mandat de
cinq ans à compter du 15 mai 1935 ».

Ainsi le mandat de M. Vincent était porté à onze ans, mais il ne


pouvait pas être candidat à un troisième terme parce que l'article 34,
2me alinéa, disait : « Aucun citoyen ne peut être élu président de la ré-
publique s'il a exercé deux fois le mandat présidentiel ».
Cependant, quatre ans après, le Président Vincent éprouva le be-
soin d'apporter de nouvelles modifications à la Constitution du 2 juin
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 372

1935 : les unes portaient sur des questions de détail, d'autres avaient
une importance plus grande parce qu'elles renversaient quelques-unes
des idées qui semblaient lui avoir suggéré au début sa réforme de
l'État. L'une de ces modifications donnait à l'Exécutif une mainmise
plus complète sur le Sénat en permettant au Chef de l'État de nommer
et de révoquer, à son gré et à n'importe quel moment de la législature,
les dix sénateurs choisis par lui. Une autre changeait la procédure de
l'élection présidentielle et les conditions de la révision constitution-
nelle [300] et revenait aux règles établies par les Constitutions précé-
dentes, — lesquelles, expliqua M. Vincent dans son message du 22
mars 1939 au Corps législatif, lui paraissaient, après réflexion,
« mieux convenir aux exigences de notre vie politique et de notre mi-
lieu social ».
Avec la même docilité qu'il avait mise à accepter la part de souve-
raineté qui lui avait été octroyée en 1935, le peuple renonça en 1939,
par plébiscite, à la précieuse prérogative de choisir directement le
Chef du Pouvoir Exécutif et de réviser la Constitution ; mais on lui
conserva le privilège d'émettre, par voie de référendum et par oui ou
par non, son opinion sur toutes les questions politiques, économiques
ou sociales, au sujet desquelles le président de la République jugerait
bon de le consulter.

* * *

Débarrassé de toute opposition dans les Chambres et dans la


presse, le Président Vincent put prendre et faire sanctionner toutes les
mesures qu'il croyait propres à assurer le maintien de son gouverne-
ment et le développement matériel et moral du pays. Il a lui-même,
dans deux ouvrages, « Efforts et Résultats » et « En Posant les Ja-
lons », énuméré et essayé d'expliquer les actes de son administration.
Nous en retiendrons ici quelques-uns des plus importants.

Rachat de la Banque. — Un contrat de vente de la Banque Natio-


nale de la République d'Haïti au Gouvernement haïtien fut signé le 12
mai 1934. Modifié par une loi du 28 mars 1935, il fut sanctionné par
la loi du 21 mai 1935. Acquise au prix de 5 millions de gourdes par la
vente de ses actions à l'État haïtien, la Banque Nationale de la Répu-
blique d'Haïti devenait haïtienne de nationalité et était autorisée à ré-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 373

duire son capital social à 1 million de dollars en monnaie légale des


États-Unis. Le 9 juillet 1935, M. Vincent présida à la cérémonie de
transfert de cet établissement à l'État haïtien.

Contrat de figues-bananes. — Par un contrat du 25 février 1935,


sanctionné par la loi du 13 mars de la même année, le Gouvernement
haïtien concéda à la compagnie américaine Standard Fruit and Steam-
ship Co. le privilège exclusif d'achat, pour une durée de vingt années,
de toutes les figues-bananes de condition loyale et marchande pro-
duites sur tout le territoire de la République d'Haïti, — la Compagnie
s'engageant d'autre part a acheter les dites figues-bananes dans des
conditions nettement stipulées. La production et l'exportation de ces
fruits prirent en peu de temps une importance considérable.

Traité de commerce avec les États-Unis. — Depuis longtemps les


Haïtiens, frappés par la grande disproportion existant entre le chiffre
des ventes et celui des achats d'Haïti aux États-Unis, désiraient qu'un
traité commercial intervînt entre les deux pays qui pût établir un [301]
certain équilibre dans leurs échanges mutuels. Les principales denrées
haïtiennes, le café notamment, entrant déjà en franchise de droits sur
le territoire américain, il convenait de chercher quelles facilités de
banque ou de transport pourraient leur être accordées pour favoriser
leur placement avantageux sur le marché des États-Unis et dans quelle
mesure pourraient être abaissées les taxes très lourdes qui pèsent sur
d'autres produits haïtiens à leur entrée dans l'Union.
Le traité de commerce signé le 28 mars 1935 entre Haïti et les
États-Unis ne modifia pas profondément cette situation. Haïti accorda
des concessions consistant en réductions de droits sur une série de
produits d'exportation américaine, agricoles et industriels, en prenant
de plus l'engagement de ne pas augmenter ses taxes d'importation sur
une liste additionnelle d'articles couvrant dix-neuf classes de marchan-
dises. En retour, elle obtenait l'assurance que ses principales denrées
— cafés, cacao, sisal, campêche, bananes, gingembre — continue-
raient à entrer en franchise de droits, et bénéficiait elle-même de cer-
taines réductions de droits sur le rhum, les ananas et les confitures de
mangos et de goyaves, dont l'exportation aux États-Unis représentait
une valeur insignifiante.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 374

La conséquence la plus immédiate du traité haïtiano-américain du


28 mars 1935 fut de mettre en péril les relations d'Haïti avec la
France. Celle-ci estima en effet que l'adoption de la « clause incondi-
tionnelle de la nation la plus favorisée », stipulée dans la convention,
lui faisait perdre les avantages qu'elle avait réclamés et obtenus dans
un accord du 12 avril 1930 ; auquel avait été attaché un « avenant »
du' 10 mars 1934. Par cet « avenant » la France donnait l'entrée sur
son territoire, sous l'empire du tarif minimum, à un maximum de 30
millions de kilos de café haïtien, et Haïti convenait d'appliquer des ré-
ductions de droits à des articles d'origine française décrits par crûs ou
par marques de fabrique. Des accords subséquents et particulièrement
celui du 24 juin 1937 firent cesser les difficultés qui existaient à ce su-
jet entre la France et Haïti.

Contrat de travaux publics. — Par un contrat du 6 juillet 1938, le


gouvernement d'Haïti entreprit, avec le concours de la compagnie
américaine J. G. White Engineering Corporation, l'exécution d'un pro-
gramme de travaux publics se chiffrant à 5 millions de dollars. Le fi-
nancement de ces travaux fut assuré par la Import and Export Bank,
qui accepta de négocier au pair les bons du Gouvernement, moyen-
nant un intérêt annuel de 5%. Ce programme, réparti sur une période
de trois ans, comprenait des travaux de drainage, d'irrigation, d'exten-
sion agricole et de construction de routes qui, dans la pensée du Pré-
sident Vincent, « donneraient une impulsion nouvelle à l'agriculture,
permettraient l'accroissement et la diversification de la production haï-
tienne et amèneraient une amélioration considérable de la situation
économique du pays ».
[302]

Commerce de détail. — L'article 6, 2me alinéa, de la Constitution de


1935 prévoyait que certaines différences pourraient être établies par la
loi, en ce qui concerne l'exercice des droits civils, entre les Haïtiens
d'origine et les Haïtiens par naturalisation. Prenant texte de cette dis-
position constitutionnelle, le Président Vincent édicta un décret-loi du
16 octobre 1935 qui eut un profond retentissement sur la vie commer-
ciale du pays. Ce décret réservait le commerce de détail seulement à
l'Haïtien d'origine, qu'il définissait de la manière suivante : « Est Haï-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 375

tien d'origine tout individu né d'un père qui, lui-même, est né haïtien.
Est également Haïtien d'origine tout individu non reconnu par son
père mais né d'une mère qui, elle-même, est née haïtienne. L'Haïtienne
d'origine, mariée à un étranger et qui, pendant le mariage, recouvre la
nationalité haïtienne en se conformant à la loi sur la nationalité, pourra
également exercer le commerce de détail ».
Les étrangers, et par conséquent les Haïtiens par naturalisation,
étaient autorisés à exercer le commerce dans la République en qualité
de négociants-consignataires dans les ports ouverts ; et de sévères
sanctions devaient leur être appliquées s'ils se livraient à « l'achat en
Haïti des marchandises énumérées dans le décret-loi pour leur revente
en détail jusqu'à la fraction infinitésimale ».

Justice sociale. — M. Sténio Vincent a le mérite d'avoir introduit


dans la pratique gouvernementale certaines idées de justice sociale,
dont la plupart de ses prédécesseurs ne s'étaient pas beaucoup souciés.
Il multiplia les dispensaires dans les campagnes, donna de précieux
encouragements à des œuvres privées de bienfaisance et, pensant,
avec raison, que « la vie d'un peuple ne peut être considérée sous
l'angle exclusivement matériel », il créa des bibliothèques populaires
dans les principales villes de la République et apporta un concours gé-
néreux à l'Eglise dans sa mission d'évangélisation et de moralisation
populaire.
M. Vincent entreprit la « lutte contre le taudis » en transformant,
pour commencer, le quartier insalubre de La Saline, qui devint la Cité-
Vincent. Il eut l'idée de compléter cette transformation matérielle par
une réforme morale de plus grande portée sociale, et il fit appel aux
Religieux et Religieuses de l'Ordre des Salésiens pour créer, dans
cette zone autrefois mal famée de la capitale, une œuvre solide d'édu-
cation et de travail.

Relations haïtiano-dominicaines. — Le traité du 21 janvier 1929


avait été signé par le gouvernement de Louis Borno dans le but sans
doute louable de mettre fin aux difficultés fréquentes et aux incidents
parfois très graves survenus entre Haïti et la République Dominicaine
au sujet de la détermination de la ligne-frontière. Mais conclu hâtive-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 376

ment et sans une connaissance parfaite des lieux par nos négociateurs,
il avait provoqué de vives réclamations de la part des propriétaires
haïtiens dont les intérêts n'avaient pas été suffisamment protégés.
[303]
Le président dominicain, général Léonidas Trujillo, eut une entre-
vue avec le Chef d'État haïtien le 18 octobre 1933 à Ouanaminthe, et
il fut convenu entre eux que des négociations seraient poursuivies en
vue d'apporter au traité du 21 janvier 1929 les modifications recon-
nues nécessaires. Ces négociations aboutirent à l'accord du 27 février
1935. Pour donner plus d'éclat à la signature du protocole final, consi-
déré comme la consécration définitive de l'amitié haïtiano-domini-
caine, le général Trujillo tint à venir lui-même à Port-au-Prince où il
fut reçu avec la plus grande cordialité. Au cours d'une émouvante cé-
rémonie au palais national, le 9 mars 1936, les deux Chefs d'État ap-
posèrent leur signature au bas de l'Acte qui mettait fin, croyait-on, à
tout conflit désagréable entre les deux républiques-sœurs, seules sou-
veraines de l'île d'Haïti.
Les relations entre les deux gouvernements continuèrent pendant
quelque temps à être des plus cordiales. De fréquentes visites étaient
échangées entre de hauts dignitaires des deux républiques. Puis, sou-
dain, dans les premiers jours d'octobre 1937, un bruit sinistre, que
vinrent confirmer des récits détaillés publiés dans les revues et jour-
naux américains, parcourut toute Haïti et l'agita d'une émotion in-
tense : des milliers d'Haïtiens, établis depuis longtemps dans la Répu-
blique Dominicaine ou y résidant à titre temporaire comme ouvriers
agricoles, avaient été tués ou cruellement maltraités sans motif plau-
sible. La simultanéité des scènes d'horreur, qui s'étaient produites dans
plusieurs endroits différents de la Partie de l'Est, montrait que les au-
teurs de ces crimes avaient obéi à un mot d'ordre et ne laissait aucun
doute sur la participation qu'y avaient prise certaines autorités domini-
caines, civiles et militaires.
Le gouvernement haïtien demanda immédiatement qu'une enquête
fût ouverte sur les faits dénoncés par la presse étrangère et dont les dé-
tails affreux étaient révélés chaque jour par les nombreux rescapés qui
avaient pu passer la frontière pour se réfugier en terre haïtienne. Le
gouvernement dominicain promit, par un accord du 15 octobre, d'or-
donner une enquête sur les actes criminels qui lui avaient été signalés
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 377

et d'en livrer les auteurs à la justice. Mais les Haïtiens avaient toute
raison de penser qu'une pareille investigation ne pourrait aboutir à rien
de sérieux ; et des groupes commencèrent à s'agiter, en accusant M.
Sténio Vincent de faire preuve en cette circonstance d'une patience et
d'une prudence excessives. Il était à craindre qu'un tel état d'esprit ne
finît par mettre le feu aux poudres. Le 15 novembre, dans une lettre
personnelle au Général Trujillo, le Président Vincent se plaignit de la
lenteur de l'enquête menée unilatéralement par le gouvernement de
Santo-Domingo et proposa d'y associer les gouvernements amis de
Cuba et du Mexique. La Chancellerie dominicaine repoussa cette pro-
position, de même qu'elle refusa les bons offices et l'offre formelle de
médiation de Cuba, du Mexique et des États-Unis.
Dans une lettre du 14 décembre au ministre des relations exté-
rieures dominicain, le ministre d'Haïti à Santo-Domingo, M. Evre-
mont Carrié, [304] fit connaître que « le Gouvernement haïtien avait
décidé d'invoquer le traité du 3 mai 1923 et la convention du 5 janvier
1929 et de mettre en mouvement les procédures établies par ces deux
instruments diplomatiques interaméricains pour arriver au règlement
du grave différend qui existait entre les deux pays ». Par conséquent,
le gouvernement haïtien remit ce différend pour « investigations et
étude » à la Commission d'Enquête prévue par le traité du 23 mai
1923 dit « Traité Gondra », en donnant à la Commission permanente
établie à Washington les fonctions de conciliation fixées par le traité
de Washington du 5 janvier 1929.
Le gouvernement haïtien désigna pour le représenter devant la
Commission permanente de Washington M. Abel-N. Léger, ancien
ministre des relations extérieures, et M. Hoffman Philip, ancien am-
bassadeur des États-Unis au Chili, assistés de M. Dantès Bellegarde et
de M. Edmé Manigat comme conseillers. La délégation haïtienne était
en train de discuter avec la délégation dominicaine les bases d'un pro-
jet de conciliation quand elle reçut le texte d'un arrangement conclu,
grâce à l'entremise de Mgr Silvani, nonce apostolique à Port-au-Prince
et à Santo-Domingo, entre les gouvernements haïtien et dominicain.
Cet arrangement fut entériné par la Commission permanente de conci-
liation en sa séance du 31 janvier 1938 tenue au palais de l'Union Pan-
américaine à Washington.
Par l'accord du 31 janvier 1938, le gouvernement dominicain, tout
en exprimant ses regrets et sa réprobation des déplorables événements
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 378

d'octobre 1937 et en promettant solennellement d'en faire rechercher


et punir les auteurs avec promptitude et impartialité, s'engageait à
payer sept cent cinquante mille dollars au gouvernement haïtien, le-
quel emploierait cette somme, selon son propre jugement, au mieux
des intérêts des victimes ou de leurs familles. Par suite d'arrangements
ultérieurs, cette somme ne fut pas payée en totalité. Le premier verse-
ment de deux cent cinquante mille dollars servit à établir des colonies
agricoles (Morne-des-Commis-saires, Grand-Bassin, d'Osmond, Salta-
dère et Billiguy), où furent recueillis les rescapés et quelques familles
des victimes du massacre.

Transmission de pouvoirs. — Le règlement de l'affaire domini-


caine ne fut pas accepté avec une grande satisfaction par l'opinion pu-
blique. Même pendant que se déroulaient les négociations, un atten-
dat, dirigé contre le commandant de la garde présidentielle (colonel
Armand) et le chef d'état-major du Président Vincent (capitaine Mer-
ceron), avait été peut-être provoqué par des ressentiments personnels,
mais il montra que l'harmonie n'était pas parfaite entre les officiers de
l'armée, où une « purge » drastique parut nécessaire. D'autre part, le
Chef de l'État, dans les discours nombreux qu'il prononçait à travers la
République, ne cessait de dénoncer en termes virulents les adversaires
de son gouvernement, les rendant responsables de toute attaque ou de
toute critique publiée contre lui dans la presse étrangère, qui, bien
souvent, l'accusa d'avoir instauré en Haïti une dictature à la mode fas-
ciste.
[305]
Cependant, les amis et partisans de M. Vincent avaient commencé,
dès le milieu de 1939, une ardente campagne pour sa réélection en
1941, bien que la Constitution de 1935 eût formellement prohibé un
troisième mandat. Suivant la pratique traditionnelle, de bons apôtres
recueillaient les signatures des fonctionnaires de l'administration pu-
blique dans toutes les communes du pays et adressaient de ferventes
pétitions au Président de la République pour le solliciter de faire le sa-
crifice d'assumer, une troisième fois, les « responsabilités du pou-
voir ». Les manifestations de loyalisme se multipliaient, et tout parais-
sait marcher à souhait quand, à la stupéfaction de ses admirateurs, M.
Vincent, dans une adresse au peuple haïtien du 13 juin 1939, déclara
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 379

qu'il avait « décidé de se soustraire au pressant appel de la grande ma-


jorité de ses compatriotes et qu'il n'avait subi, en s'arrêtant à ce parti,
aucune pression d'aucune sorte ». Il invoquait, par surcroît, des raisons
de santé qui l'obligeaient à songer à la retraite. Personne ne voulut
croire à ces raisons, bien qu'elles fussent réelles, et l'insistance même
qu'il avait mise à dire qu'aucune pression n'avait été exercée sur sa vo-
lonté accréditait davantage l'opinion que certain « avertissement » lui
était venu de l'extérieur. Un voyage qu'il fit à Washington en vue de
régler des difficultés soulevées par les compagnies américaines eut,
prétendait-on, des résultats peu satisfaisants pour le succès de sa can-
didature.
La campagne pour la réélection n'en continua pas moins. Ceux qui
étaient dans l'intimité de M. Vincent affirmaient qu'il tenait plus que
jamais à garder le pouvoir. Aussi, tous les candidats à la députation
pour 1940 déclarèrent-ils, dans leurs manifestes électoraux, qu'ils ré-
clamaient du peuple le « mandat impératif » de réélire M. Sténio
Vincent — la volonté populaire étant la loi suprême, supérieure à
toute prescription constitutionnelle.
Quand les Chambres se réunirent en 1941, elles votèrent, respecti-
vement les 10 et 13 mars, une Résolution commune qui décidait
« qu'il y a lieu de prolonger de cinq ans la durée du second mandat
dont est investi le Président de la République, le citoyen Sténio
Vincent, à compter du 15 mai 1941 ». Elles demandèrent au Chef de
l'État de soumettre cette Résolution à la ratification populaire. Mais
M. Vincent répondit que le référendum était déjà fait en sa faveur
puisque le peuple avait exprimé sa volonté « au moyen de ses bulle-
tins de vote à l'occasion des dernières élections législatives ». Néan-
moins, il refusa le mandat dont on voulait l'investir une troisième fois
et, dans son message du 12 avril 1941 à l'Assemblée nationale, il lais-
sa à celle-ci « toute latitude de choisir le citoyen qui répondait aussi
bien aux nécessités nationales et internationales du moment qu'à la
continuité de la politique d'action économique et sociale du Gouverne-
ment de 1930 ». Ce citoyen, il l'avait lui-même désigné aux suffrages
des mandataires du peuple en le faisant venir de Washington pour le
nommer sénateur de la république : c'était M. Elie Lescot, qui avait
successivement occupé, sous l'Administration de M. Vincent, les
fonctions de juge d'instruction, de commissaire du gouvernement
[306]près le Tribunal de Cassation, de ministre de l'intérieur, de mi-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 380

nistre plénipotentiaire dans la République Dominicaine et aux États-


Unis.
M. Elie Lescot fut élu par l'Assemblée nationale, le 15 avril 1941,
président de la République pour une période de cinq ans, à la presque
unanimité des voix : 56 voix sur 58 votants. Il partit immédiatement
pour Washington et, à son retour, le Président Sténio Vincent lui re-
mit, le 15 mai, les rênes du pouvoir.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 381

[307]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XXVII
GOUVERNEMENT DE
M. ÉLIE LESCOT

Retour à la table des matières

Programme gouvernemental. — Ayant pris possession du fauteuil


présidentiel, au cours d'une cérémonie qui réunit amicalement au Pa-
lais National le Chef d'État sortant et le nouvel élu, M. Elie Lescot fit
connaître au peuple sa ferme volonté de continuer le programme de
son prédécesseur basé « sur la paix par l'ordre et le travail, sur le ren-
forcement de nos capacités productives et le concept généreux d'une
justice sociale de plus en plus élargie ». Son rêve le plus cher, disait-il,
était de « pouvoir, par le travail organisé, bannir de l'esprit de l'Haïtien
la politique telle qu'elle est malheureusement comprise par beaucoup
de nos compatriotes — la politique malsaine de l'intrigue, du tripo-
tage, la politique destructive de la dénonciation lâche, du mensonge et
de la calomnie, et de faire régner, à la place des dissensions fatales
qu'entraîne cette politique, la Charité, la grande Charité chrétienne,
grâce à un enseignement fortement religieux et hautement moral ».
Quant à sa politique extérieure, il la définissait de la manière sui-
vante : « J'entends qu'Haïti apporte son concours le plus complet pour
la sauvegarde de la démocratie exposée aujourd'hui à l'invasion des
idéologies régressives et aux assauts dévastateurs des impérialismes
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 382

débridés, en délire de conquête... Il faut que le monde entier sache que


la République d'Haïti entend marcher dans une union parfaite avec ses
vingt républiques-sœurs de ce continent, et il convient de proclamer,
avec la force d'une profession de foi, que notre sort est profondément
lié au sort des États-Unis d'Amérique ; j'entends que notre politique
internationale soit le reflet fidèle et sincère de la politique internatio-
nale de notre généreuse et puissante voisine... Des circonstances géo-
graphiques inéluctables et aussi certaines contingences d'ordre inter-
national font de la République Dominicaine notre alliée naturelle. »

Commandement de la Garde d'Haïti. — Afin de donner une portée


pratique à la disposition constitutionnelle qui fait du président de la
République le « chef suprême des forces de terre, de mer et de l'air »,
[308] M. Lescot émit un arrêté par lequel il déclara assumer, à partir
du 5 juin 1941, « le commandement effectif de toutes les forces ar-
mées de terre, de l'air et de mer de la République ».
La fonction de Commandant de la Garde d'Haïti était remplacée
par celle de Chef d'État-Major, choisi par le Président de la Répu-
blique dans le cadre des colonels en service de ligne et nommé pour
une période de deux ans renouvelable. Le Chef d'État-Major était
chargé de la transmission des ordres du Chef de l'État en ce qui re-
garde l'administration générale de la Garde d'Haïti. Le Président se ré-
servait le contrôle immédiat de la Garde du Palais cantonnée au Dis-
trict du Palais National et la direction de la Police de Port-au-Prince.
L'arrêté créait un organisme dénommé Conseil Militaire, composé de
trois membres au moins et de cinq membres au plus et chargé de faire
au Commandant en chef des forces armées toutes recommandations
utiles concernant les questions militaires.
Le Président Lescot choisit son fils, le lieutenant Roger Lescot,
pour être son assistant technique.

Administration territoriale. — Par décret-loi du 14 octobre 1941,


l'administration préfectorale créée en 1918 fut abolie et on y substitua
un rouage politique et administratif qui reprit le nom de « délégation »
des gouvernements d'avant l'Occupation américaine. Le décret-loi sti-
pula qu'à l'exception de Port-au-Prince, siège du pouvoir central, il y
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 383

aurait dans chaque chef-lieu de département et dans certains chefs-


lieux d'arrondissement un représentant civil du Chef du Pouvoir Exé-
cutif, portant le titre de Délégué. Ce délégué serait la première autorité
de sa circonscription et recevrait les honneurs dus à un Secrétaire
d'État. Ses attributions consistaient à surveiller dans sa circonscription
la marche des services publics, à assurer l'exécution des décisions du
Gouvernement, à contrôler les communes et à transmettre, avec ses
observations, au ministère de l'intérieur les projets de budget de ces
communes, etc.
Six Délégations furent créées respectivement au Cap-Haïtien, à
Port-de-Paix, à Gonaïves, aux Cayes, à Jacmel et à Jérémie.

Accord Exécutif du 13 septembre 1941. — Un accord exécutif,


destiné à remplacer l'arrangement financier du 7 août 1933, fut signé
le 13 septembre 1941 par M. Charles Fombrun, ministre des relations
extérieures, et M. J. Campbell White, ministre des États-Unis à Port-
au-Prince. Cet accord supprimait les fonctions de Représentant Fiscal
et de Représentant Fiscal Adjoint telles qu'elles étaient antérieurement
définies et transférait les dites fonctions à la Banque Nationale de la
République d'Haïti, qui, outre ses opérations commerciales usuelles de
banque nationale, était la seule dépositaire des revenus et fonds pu-
blics du gouvernement haïtien. Le Conseil d'Administration de la
Banque, présidé par le ministre des finances comme président hono-
raire, était composé de six membres [309] votants, dont trois Haïtiens,
choisis par le Président d'Haïti, et trois Américains, choisis suivant ac-
cord entre le gouvernement haïtien et celui des États-Unis.
Le Conseil d'Administration de la Banque avait les attributions sui-
vantes : 1o élaborer le budget de la République ; 2° tenir les comptes
et effectuer les dépenses du gouvernement haïtien ; 3° percevoir tous
les revenus de douane ; 4° superviser et inspecter les perceptions de
tous revenus publics ; 5o établir les règlements et l'administration né-
cessaire en vertu de telle législation utile pour la manutention des re-
cettes communales par les percepteurs réguliers des recettes internes.
L'Accord reconnaissait que le service d'intérêts et d'amortissement
des titres de l'emprunt 1922 et 1923 constituait une première charge
sur tous les revenus de l'État. Le Gouvernement haïtien s'engageait,
d'autre part, jusqu'à complet amortissement des dits titres, à ne pas
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 384

augmenter sa dette publique, sauf entente préalable entre les deux


gouvernements.
Les controverses qui pourraient s'élever entre les deux gouverne-
ments au sujet de l'interprétation ou de l'exécution de cet Accord du
13 septembre 1941 seraient réglées par les voies diplomatiques ou, au-
trement, suivant la procédure de la Convention d'Arbitrage signée à
Washington le 5 janvier 1929.

La J. G. White Engineering Corporation. — Le gouvernement de


M. Vincent avait, par contrat du 6 juillet 1938, retenu les services de
la compagnie américaine J. G. White Engineering Corporation pour
l'exécution d'un programme de travaux dont le coût était estimé à $
5.000.000. La limite de cette somme étant sur le point d'être atteinte,
les parties contractantes décidèrent, par une convention du 30 sep-
tembre 1941, que la vie du contrat serait prolongée et qu'un crédit de
500.000 dollars serait ajouté au montant initial.
Il fut entendu que les billets à ordre émis ou à émettre en vertu du
contrat de 1938 et de la nouvelle convention du 30 septembre 1941
porteraient intérêt, à partir du 16 juillet 1940, au taux de 4% au lieu de
celui de 5% antérieurement prévu. La Banque Export-Import accepta
d'acheter les billets ainsi émis par le Gouvernement haïtien.
Un nouveau contrat du 14 mai 1942, sanctionné par le décret-loi du
16 juin de la même année, chargea de l'achèvement du programme de
travaux publics de la White la Société Haïtiano-Américaine de Déve-
loppement Agricole, dite SHADA.

La Société Haïtiano-Américaine de Développement Agricole. —


Par une convention conclue à Washington le 15 août 1941 entre M.
Abel Lacroix, ministre des finances, M. Fernand Dennis, ministre plé-
nipotentiaire, représentant le gouvernement haïtien, d'une part, M.
Thomas A. Fennell, président de la Société Haïtiano-Américaine de
Développement Agricole, M. Warren Lee Pierson, président de l'Ex-
port-Import Bank, d'autre part, cet établissement financier s'engagea à
ouvrier à la SHADA, [310] avec la garantie de la République d'Haïti,
un crédit de 5 millions de dollars représenté par des billets à ordre
portant intérêt de 4% l'an.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 385

La SHADA avait pour objet de développer et d'exploiter les res-


sources agricoles et autres de la République par 1° la plantation et le
développement de la culture du caoutchouc, des plantes à huile, des
plantes à épices, des plantes à fibres, des plantes médicinales et ali-
mentaires ; les ressources forestières et telles autres ressources du ter-
ritoire d'Haïti ou capables d'être produites dans le pays ; 2o l'exécution
de travaux d'expérimentation destinés à améliorer les cultures exis-
tantes, à développer les moyens de combattre ou de prévenir les mala-
dies végétales et à déterminer les possibilités d'adaptation en Haïti de
certaines cultures ; 3° le développement de méthodes de préparation et
de transformation des denrées et également le développement des in-
dustries et de l'artisanat agricole ; 4o l'achat et le placement sur les
marchés intérieurs et extérieurs des produits agricoles et manufacturés
d'Haïti.
Contre une émission par la SHADA en faveur de l'État d'un million
de dollars d'actions ordinaires, le gouvernement haïtien concéda à la
Société, pour une durée de cinquante ans, le privilège exclusif d'ache-
ter dans le pays et d'en exporter tout le caoutchouc naturel cultivé et
produit dans la République. Il lui donna également à bail, pour cin-
quante ans, cent cinquante mille acres de terre plantés en arbres sus-
ceptibles de produire des bois de charpente au Morne-des-Commis-
saires, au Morne-La Selle et à Cerca-la-Source, avec privilège exclusif
pour la Société d'y pratiquer des coupes d'arbres en vue de la produc-
tion des bois de charpente et autrement exploiter les terres affermées.
Le gouvernement s'engageait, d'autre part, à faire obtenir à la Société,
par voie d'expropriation pour cause d'utilité publique ou par autre pro-
cédure, tout droit de passage, servitude ou intérêt dans les terres dont
la SHADA avait besoin pour l'exécution de son programme général
ou de n'importe lequel de ses projets. Cette dernière clause devait
avoir de graves conséquences économiques et politiques, dont il sera
question plus tard.

Haïti en guerre. — Le peuple haïtien suivait avec angoisse la


guerre qui se poursuivait en Europe depuis septembre 1939, et la ten-
sion qui s'était produite récemment dans les relations des États-Unis
avec le Japon lui paraissait de plus en plus inquiétante. Le matin du 7
décembre 1941, le Président Lescot et une foule nombreuse assis-
taient, au Théâtre-Parisiana, au déroulement d'un film consacré à l'ef-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 386

fort de guerre du Canada lorsque le bruit se répandit, vers les onze


heures, que la flotte japonaise avait violemment attaqué par surprise la
base navale américaine de Pearl Harbour dans le Pacifique. Dès qu'il
eut notification officielle de cet événement, le Chef de l'État adressa
un message au Comité Permanent de l'Assemblée nationale pour lui
demander l'autorisation de déclarer la guerre à l'Empire Nippon — ce
qui fut fait par décret du 8 décembre, suivi de ceux des 12 et 14 du
même mois portant [311] déclaration de guerre à l'Allemagne, à l'Ita-
lie et à leurs satellites, la Hongrie, la Bulgarie et la Roumanie.
Un arrêté du 8 décembre déclara le territoire de la République en
état de siège et attribua à l'autorité militaire le « contrôle de toutes les
activités nationales sous la haute direction du Président de la Répu-
blique, Chef suprême des Forces Armées ». Comme conséquence de
cette situation, le gouvernement, par un décret-loi du 18 décembre
1941, s'empressa de mettre sous séquestre les biens mobiliers et im-
mobiliers, propriétés des ressortissants des pays ennemis, et d'ordon-
ner la liquidation des maisons de commerce ou toutes autres entre-
prises leur appartenant. La Banque Nationale de la République d'Haïti
fut chargée de remplir les fonctions de séquestre-liquidateur général.
Le décret-loi du 13 janvier 1942 conféra au Chef de l'État le privi-
lège de prendre, par décrets, les « mesures imposées par les circons-
tances » et ayant « force obligatoire » dans toute la République. Usant
des pouvoirs exceptionnels qui lui étaient ainsi conférés, M. Lescot
s'octroya le droit (décrets des 2 et 14 février 1942) de déférer aux tri-
bunaux militaires, non seulement la connaissance de tout fait qualifié
crime ou délit contre la sécurité et l'ordre public, mais aussi, s'il le ju-
geait nécessaire, celle des crimes et délits de droit commun contre les
personnes et les propriétés.
Estimant que ces pouvoirs exceptionnels étaient encore insuffi-
sants, le Chef de l'État prit, le 23 février 1941, un décret suspendant
les garanties constitutionnelles pour « toute la durée du conflit interna-
tional ». Il obtint du Corps législatif une loi du 20 avril 1942 l'autori-
sant à effectuer, à la loi sur le budget et la comptabilité publique et au
budget général de l'exercice 1942-1943, « tous aménagements, modi-
fications ou réductions qui pourraient être imposés par les circons-
tances ». D'autre part, un décret-loi autorisa le gouvernement à préle-
ver, sur les fonds provenant de la séquestration et de la liquidation des
biens des ressortissants des pays ennemis, toutes valeurs nécessaires
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 387

aux besoins de la défense nationale (15 juin 1942). Plus tard, par dé-
cret présidentiel du 25 février 1944, tous les biens meubles et im-
meubles appartenant à des ennemis, alliés ou agents d'ennemis, mis
sous séquestre, furent déclarés « biens de l'État haïtien » et remis à
l'Administration Générale des Contributions directes — la Banque
Nationale de la République d'Haïti ayant cessé ses fonctions de sé-
questre-liquidateur.
Les décrets-lois du 29 novembre 1937 et du 29 mai 1939, pris sous
le gouvernement de M. Sténio Vincent, permettaient l'acquisition de la
nationalité haïtienne par naturalisation en pays étranger sans condition
de résidence préalable. Leur application avait donné lieu à des abus
très regrettables et même dangereux pour la sécurité continentale. M.
Lescot les abrogea par décret du 4 février 1942. De même, il abolit,
par décret-loi du 11 janvier 1943, la distinction établie par les décrets-
lois des 16 octobre 1935 et 28 septembre 1939 entre Haïtiens d'origine
et Haïtiens par naturalisation en ce qui concerne l'exercice en Haïti du
commerce de détail.
[312]
Ainsi par décrets-lois, décrets présidentiels, simples arrêtés, lois
obtenues de la complaisance d'un Corps législatif obéissant, le Chef
de l'État avait pu réunir dans ses mains tous les pouvoirs, légiférant
souverainement en toutes matières : justice, finances, économie natio-
nale, commerce, travail, éducation, santé publique, défense nationale,
relations extérieures, etc., souvent même en contradiction flagrante
avec les principes fondamentaux de la Constitution dictatoriale de
1935.

Amendements constitutionnels, - Prolongation de mandat. — Le


11 avril 194% le Corps législatif vota une Résolution déclarant qu'il y
avait lieu de réviser la Constitution de 1935 amendée en 1939. L'As-
semblée nationale se réunit le 19 avril et prit connaissance : 1° d'un
« Exposé de Motifs à l'appui d'une série d'amendements à 13 articles
de la Constitution » présenté par un groupe de députés et 2° d'un mes-
sage du Président de la République proposant de modifier trois articles
de la charte constitutionnelle.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 388

La proposition d'initiative parlementaire comportait des change-


ments très importants : elle demandait, par exemple, que le mandat du
président de la République fût porté de 5 ans à 7 ans et que son man-
dat pût être renouvelé ; que le Chef de l'État eût le pouvoir de combler
les vacances qui se produiraient, au Sénat, parmi les onze sénateurs
élus et, à la Chambre des députés, en cas de mort, de démission, de
déchéance, d'abstention volontaire non justifiée de plus d'un mois d'un
membre du Corps législatif de participer aux travaux de l'assemblée à
laquelle il appartient. Elle réclamait, dans une disposition spéciale,
qu'à cause de la situation internationale créée par la guerre « le Ci-
toyen Elie Lescot fût revêtu d'un nouveau mandat présidentiel com-
mençant le 15 mai 1944 pour prendre fin le 15 mai 1951 ». De son cô-
té, M. Elie Lescot proposait que la femme haïtienne âgée de trente ans
accomplis, sans qu'elle eût le droit de vote, fût éligible aux fonctions
de sénateur, de député, de membre des administrations communales et
qu'elle pût occuper la charge de ministre, de sous-secrétaire d'État, etc.
Il recommandait deux modifications de forme aux attributions du Tri-
bunal de Cassation et, dans une disposition spéciale, il demandait à
l'Assemblée nationale de décider « qu'aucune élection n'aurait lieu sur
toute l'étendue de la République durant l'actuel conflit international,
que les sénateurs élus et les députés resteraient en fonction, dans les
conditions prévues par la Constitution, jusqu'à ce que le peuple soit
appelé dans ses comices, et que le peuple ne serait appelé dans ses co-
mices qu'une année après la signature du traité de paix avec toutes les
puissances en guerre avec la République d'Haïti ».
L'affaire fut bâclée en un tournemain, et c'est avec stupeur que le
peuple haïtien apprit ce qui venait de se faire en son nom dans l'inti-
mité de l'Assemblée nationale. Le gouvernement et le Corps législatif
furent enveloppés dans une même réprobation générale qui, pour être
muette, n'en était pas moins dangereuse pour l'avenir. À Washington,
l'événement [313] produisit une impression défavorable. On trouva
scandaleux que le Président Lescot eût invoqué l'état de guerre pour
justifier son « coup de main » parlementaire lorsqu'à ce même mo-
ment aux États-Unis, dans un pays plus directement engagé dans le
conflit mondial et qui entretenait des millions d'hommes sur les divers
fronts de bataille, on préparait, en toute discipline et dans l'ordre
constitutionnel, les élections de novembre 1944 qui mettaient aux
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 389

prises M. Franklin D. Roosevelt et le candidat républicain Thomas


Dewey.

Le mécontentement grandit. — De toutes les mesures prises avant


et après la révision constitutionnelle M. Elie Lescot revendiqua l'en-
tière responsabilité, considérant comme une atteinte à son autorité la
plus légère critique d'un acte ministériel ou administratif de quelque
nature que ce fût. Il révoqua des fonctionnaires, qui avaient osé, même
sur des sujets étrangers à la politique, donner un avis jugé non
conforme aux vues du gouvernement. Il déclara déchu du mandat lé-
gislatif un député qui avait lu à la tribune un projet de Résolution qu'il
prétendit « attentatoire à la souveraineté nationale » et le remplaça par
une personne de son choix. Il envoya « pourrir » en prison des journa-
listes qu'il retint pendant de longs mois sans jugement comme « pri-
sonniers d'État » et déféra, à son gré, aux cours martiales des gens
simplement soupçonnés de tramer des complots contre la sûreté pu-
blique ou des prévenus de droit commun qui se voyaient ainsi frustrés
de la protection d'une justice impartiale.
Il serait cependant injuste de rejeter en bloc toutes les mesures
adoptées par le gouvernement de M. Lescot : l'historien doit faire le
départ nécessaire entre celles dont les conséquences ont été heureuses
pour le pays et celles qui lui ont été au contraire défavorables.

* * *

Dans le domaine culturel, les contacts directs établis par le Chef de


l'État avec des gouvernements, des institutions ou des personnalités
éminentes de l'étranger ont valu à la République d'Haïti des sympa-
thies actives — et même des concours matériels d'importance. L'Insti-
tut Haïtiano-Américain, le Centre d'Art, l'Institut d'Ethnologie furent
créés, et l’on jeta les bases de l'Institut Français d'Haïti et d'un Cours
Normal Supérieur. Des bourses nombreuses, accordées soit par le
gouvernement haïtien soit par des organismes américains ou cana-
diens, permirent à un grand nombre d'étudiants de poursuivre leurs
études de lettres, de sciences ou d'art dans des centres universitaires
réputés. Un Congrès International de Philosophie, le premier de ce
genre tenu en Amérique, amena à Port-au-Prince, grâce à l'initiative
du Dr Camille Lhérisson, des hommes d'une haute valeur scientifique,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 390

tel un Jacques Maritain. Aux Cours d'Eté, organisés par le ministre de


l'éducation nationale, M. Maurice Dartigue, se firent entendre des pro-
fesseurs américains, français, [314] canadiens de grand renom. Une
mission spéciale assura la préparation des maîtres d'anglais dans les
lycées et autres écoles d'Haïti. Par un accord du 30 avril 1944 entre le
gouvernement et la Fondation Interaméricaine d'Education de Wa-
shington, une Commission Coopérative Haïtiano-Américaine d'Edu-
cation fut chargée de réaliser un programme de coopération intellec-
tuelle et professionnelle dans tout le pays : elle entreprit, en particu-
lier, de développer en Haïti l'art et l'industrie céramiques.
M. Lescot encouragea personnellement la visite en Haïti d'artistes,
comme Jouvet et sa troupe, comme le chanteur nègre Todd Duncan,
d'écrivains, savants et conférenciers comme Geneviève Tabouis, An-
dré Maurois, Dr Du Bois, Henri Torrès, Alfred Métraux, Alain Locke,
Auguste Viatte, Richard Pattee, Jacques Rousseau, etc. Au cours d'un
voyage qu'il fit en octobre 1943 au Canada, où il reçut à l'Université
Laval le diplôme de docteur en droit des mains du Cardinal Ville-
neuve, archevêque de Québec ; aux États-Unis, où M. Roosevelt et le
Cardinal Spellman, archevêque de New-York, lui réservèrent leur plus
cordial accueil ; à la Havane, où il fut invité par le Président Batista et
trouva l'occasion de rendre un double hommage à Toussaint Louver-
ture et à Alexandre Pétion, M. Lescot contribua de façon heureuse à
resserrer plus étroitement les relations intellectuelles entre la Puis-
sance Canadienne, l'Union Etoilée et la République Cubaine.
À Port-au-Prince, le Chef de l'État reçut la visite du Président du
Venezuela, Général Médina Angarita ; du Président du Chili, M.
Rios ; d'une Mission du Gouvernement Provisoire de la France prési-
dée par le Dr Pasteur Vallery-Radot ; de la Princesse Juliana, de Hol-
lande ; de M. Onésime Gagnon, ministre du trésor, et de M. Paul
Beaulieu, ministre du commerce et de l'industrie de la Province de
Québec, etc.
Ces échanges de courtoisie procurèrent au pays quelques avantages
concrets, mais ils servirent surtout à mieux faire connaître et apprécier
Haïti et son peuple.
En demandant l'investiture papale pour Mgr Louis Collignon
comme évêque des Cayes, le Président Lescot a le mérite d'avoir in-
troduit en Haïti la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 391

Immaculée, à laquelle appartient ce prélat. Une convention du 7 mars


1943 a assuré des assises permanentes à cette Compagnie qui, bientôt
suivie par d'autres communautés religieuses franco-américaines et ca-
nadiennes, travaille de tout cœur à l'œuvre d'éducation menée dans le
pays par le Clergé Catholique. En témoignage de gratitude, le R.P.
Cornelier apporta à M. Elie Lescot, en avril 1944, le diplôme de doc-
teur honoris causa que l'Université d'Ottawa, dirigée par les Oblats,
avait décerné au Chef d'État haïtien 78.
[315]
Dans le domaine de la législation du travail, de la santé publique et
de l'assistance sociale, le gouvernement de M. Lescot a pris certaines
initiatives dignes de retenir l'attention. Il convient de signaler à ce su-
jet les décrets-lois des 4 mai et 24 septembre 1942 sur le salaire mini-
mum ; le décret-loi du 17 mai 1943 créant une Caisse d'Assurance So-
ciale ; le décret-loi du 24 septembre 1943 sur l'organisation des cités
ouvrières, etc. Un décret-loi du 17 juin 1942 fit obligation aux jeunes
médecins diplômés de la Faculté de Médecine de Port-au-Prince de
consacrer les deux premières années de leur carrière à un stage profes-
sionnel dans une commune de l'intérieur afin d'assurer aux masses ru-
rales des soins médicaux et une meilleure protection contre les mala-
dies épidémiques. À la suite d'une recommandation de la 3 e Confé-
rence Sanitaire de Rio-de-Janeiro, une Mission Sanitaire Américaine
s'était constituée et avait' apporté un concours efficace au Service Na-
tional d'Hygiène publique dans sa campagne contre le paludisme et
dans l'exécution d'un programme de travaux d'assainissement dont le
premier projet fut inauguré le 1er juin 1942.

* * *

Quelle que fût toutefois l'excellence de ces mesures et de quelques


autres en matière d'éducation, de justice, de commerce, d'agriculture,
d'industrie ou de finances, elles ne parurent pas justifier la confisca-
tion par le Chef de l'État des libertés publiques qui forment l'essence
des régimes démocratiques. Un journal de la capitale, Le Nouvelliste,
ne cessait de rappeler au gouvernement qu'Haïti avait adhéré à la Dé-

78 Sur l'œuvre sociale accomplie par les Oblats dans le diocèse des Cayes,
lire : Une Aurore sous les Tropiques », par Hélène de Beaumont-La-Ronce,
Québec, 1949.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 392

claration de l'Atlantique, signé la Convention de Chapultepec, ratifié


la Charte des Nations Unies et qu'elle avait pris par là l'engagement de
conformer sa politique intérieure et extérieure aux principes contenus
dans ces actes internationaux.
Le mécontentement public trouvait encore un aliment dans les ru-
meurs qui couraient au sujet de la SHADA ; au sujet des restrictions
imposées sur des articles d'importation dont certains favorisés fai-
saient l'objet d'un trafic illicite ; au sujet des abus auxquels donnait
lieu — répétait-on — la prétendue « nationalisation » des biens des
ressortissants des pays ennemis.
L'affaire de la SHADA semblait particulièrement grave au point de
vue de ses répercussions économiques et sociales. Cette Société s'était
en effet assigné comme but principal la production du caoutchouc par
la culture d'une plante indigène à latex, la cripstotegia. Elle avait déjà
dépensé, au 30 septembre 1943, la somme considérable de 4.201.485
dollars dans cette entreprise. Ce programme de production de caou-
tchouc avait paru insensé à tous ceux qui connaissent les conditions
agricoles d'Haïti et qui préconisaient au contraire, dans les circons-
tances créées par la guerre, un développement intensif des cultures vi-
vrières. Le gouvernement avait endossé avec ostentation ce pro-
gramme coûteux, en permettant à la SHADA d'exproprier les paysans,
de détruire leurs maisons, [316] de dévaster leurs champs, de couper
les arbres fruitiers dans toutes les régions où elle s'établissait. Le rap-
port d'un agronome haïtien sur ces expropriations et déprédations cir-
cula sous le manteau et fit une pénible impression sur le public, d'au-
tant plus que la culture de la cripstotegia, autour de laquelle on avait
mené si grand bruit dans la presse américaine, n'avait pas permis d'ex-
porter une seule tonne de caoutchouc. Ainsi des millions de dollars
avaient été dépensés en pure perte !
Quand la SHADA eut été forcée d'abandonner son programme de
caoutchouc, le gouvernement fut incapable d'obtenir une compensa-
tion équitable pour la réparation des dommages faits aux propriétés
rurales ; et il dut recourir à un accord avec l'Institut des Affaires Inter-
américaines (28 août 1944) pour l'exécution d'un plan coopératif de
production de vivres alimentaires dans les zones où l'on avait procédé
à l'arrachage des plants inutiles de cripstotegia.

* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 393

On apprit, vers octobre 1944, qu'un complot contre la vie du Chef


de l'État avait été découvert et que les auteurs de cette tentative
avaient été condamnés, à la suite d'une instruction secrète, par une
cour martiale siégeant aux Casernes Dessalines. L'atmosphère poli-
tique déjà si lourde devint alarmante quand des mains inconnues dis-
tribuèrent dans le public des centaines d'exemplaires de la traduction
française d'une lettre personnelle, adressée à M. Elie Lescot par un
Chef d'État étranger qui l'accusait explicitement d'avoir eu des fai-
blesses blâmables dans l'exercice de ses fonctions de représentant di-
plomatique d'Haïti à Ciudad-Trujillo et à Washington. Ces révélations
émurent profondément l'opinion publique et attristèrent bon nombre
d'Haïtiens qui, bien qu'ils ne se fussent jamais mêlés de la politique du
gouvernement, avaient gardé de la sympathie à M. Lescot à cause de
ses réelles qualités d'homme privé. On remarqua, d'autre part, que les
relations du gouvernement avec le Département d'État ne paraissaient
pas être aussi cordiales qu'au début. Dans ses discours, le président ne
mettait plus l'accent, comme autrefois, sur la nécessité impérieuse de
suivre en tous points la politique de la « généreuse et puissante voi-
sine » du nord : il invoquait sans cesse le principe de la souveraineté
nationale comme s'il craignait une intervention étrangère quelconque
dans les affaires intérieures d'Haïti.
La divulgation de cette lettre infamante vers novembre 1945 et les
bruits concernant un désaccord possible avec les États-Unis n'ont pas
été sans quelque influence sur les événements qui allaient mettre fin
au régime de M. Lescot.

La fin d'un régime. — Deux jeunes gens, Théodore Baker et René


Dépestre, fondèrent un petit journal hebdomadaire La Ruche, dont le
premier numéro parut le 7 décembre 1945. Ils se déclarèrent, dès le
début, opposés à toute forme de despotisme et réclamèrent la sincère
application [317] en Haïti de la Charte de l'Atlantique. Dans la livrai-
son du 1er janvier 1946, ils firent en termes sévères le procès de M.
Sténio Vincent qui, ayant recueilli pour lui-même tout le bénéfice de
la campagne patriotique entreprise contre l'Occupation américaine,
avait, par la Constitution dictatoriale de 1935, ouvert la voie à la ty-
rannie gouvernementale. Aucune allusion directe n'était faite au ré-
gime de M. Lescot, mais celui-ci se sentit visé. Appelés au ministère
de l'intérieur, les rédacteurs de La Ruche reçurent, sous peine de sanc-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 394

tions sévères, l'ordre formel de cesser leur publication. Ils furent en-
suite conduits au bureau de la police, où ils passèrent toute la journée
du 3 janvier.
La nouvelle de cette arrestation excita considérablement les esprits.
Le matin du 7 janvier, les élèves (de 10 à 18 ans) du Collège de Port-
au-Prince, un établissement privé d'enseignement secondaire, partirent
de l'Avenue de Turgeau et se rendirent au Champ-de-Mars en mani-
festant contre la dictature. Refoulés par la police, ils se réfugièrent
dans la cour de l'Ambassade des États-Unis. L'attaché militaire améri-
cain, Major Peterson, les accompagna jusqu'à la sortie et recommanda
aux policiers de n'exercer contre ces jeunes gens, presque des enfants,
aucun mauvais traitement. Le mouvement de protestation n'en conti-
nua pas moins et, sous la direction d'un groupe d'étudiants réunis à la
Faculté de Médecine, il prit vite une ampleur inquiétante. Le 8 janvier,
parlant à la radio comme « Chef Suprême des Forces Armées », le
Président Lescot demanda aux agitateurs de cesser leurs « activités »
et annonça que des mesures drastiques seraient prises, au besoin, pour
rétablir l'ordre public. Et il ajouta d'une façon dramatique : « La Na-
tion est prévenue. Le monde entier est averti. » Dans une proclama-
tion faite le lendemain, il réitérait son avertissement de la radio et in-
terdisait toute manifestation sur la voie publique, en invitant les pères
et mères de famille à retenir leurs enfants au foyer, car filles et gar-
çons des écoles avaient maintenant pris possession de la rue. Mais ce
que M. Lescot considérait comme une manifestation puérile et sans
importance marquait bien le réveil de la conscience nationale trop
longtemps réduite au silence. Les fonctionnaires des bureaux publics,
les commerçants et boutiquiers, même les employés des administra-
tions dirigées par des Américains avaient suivi les écoliers et étudiants
dans la grève. Et déjà des rixes nombreuses s'étaient produites entre la
police et les manifestants, parmi lesquels se rencontraient des hommes
et des femmes de toutes les conditions sociales.
Le cabinet se rendit compte de la gravité de la situation et, sur le
conseil du propre fils du président, M. Gérard Lescot, ministre des re-
lations extérieures, décida, dans la journée du 10, de remettre sa dé-
mission au Chef de l'État pour lui permettre de résoudre la crise en
faisant appel à de nouveaux collaborateurs. M. Lescot consulta diffé-
rentes personnalités politiques et promit de faire, le vendredi 11, une
déclaration solennelle à la radio. Cette déclaration ne vint jamais. La
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combinaison ministérielle paraissait déjà avoir été mise sur pied


quand, se présentant au Manoir des Lauriers, résidence de M. Elie
Lescot, deux délégués du Comité [318] des Grévistes firent entendre
au Chef de l'État que le peuple réclamait sa démission. Il était deux
heures de l'après-midi.
À quatre heures de cette journée mémorable du 11 janvier 1946, le
colonel Franck Lavaud, Chef d'État-Major général de la Garde d'Haïti,
lut à la radio la proclamation suivante :

« Devant la situation exceptionnellement tragique que connaît le pays


à l'heure actuelle et l'impossibilité, pour le Gouvernement, de former un
nouveau cabinet dans lequel seraient représentés tous les partis qui ont ex-
primé leurs desiderata, devant l'échec des efforts tentés de bonne foi pour
arriver à une conciliation qui ramènerait l'ordre et le calme dans la vie haï-
tienne, l'Armée, par l'organe de son Haut État-Major, a pris la décision de
demander au Président de la République d'abandonner ses pouvoirs, et de
se constituer en Comité Exécutif Militaire pour assurer les obligations de
l'État, en attendant la solution des problèmes qui se posent.
« Nous n'avons aucune ambition politique. Nous désirons seulement
obtenir que la quiétude revienne dans les familles et la paix dans les rues.
Nous garantissons la sécurité aux institutions haïtiennes et étrangères.
Nous garantissons toutes les libertés demandées pour l'instauration d'un ré-
gime entièrement démocratique. Dès que le calme reviendra — et nous
sommes persuadés que le peuple haïtien comprendra la nécessité de nous
aider à le ramener — nous garantissons que le peuple sera appelé à élire li-
brement ses représentants, et le Comité Exécutif Militaire remettra le pou-
voir à celui qui aura été choisi par les mandataires de la Nation.
« Nous faisons un appel urgent au Peuple Haïtien pour qu'il nous fasse
confiance et reprenne immédiatement la vie normale — condition essen-
tielle d'une sage et rapide solution des problèmes actuels. L'ex-Président
Elie Lescot est actuellement prisonnier en sa résidence au Manoir des Lau-
riers, sous la surveillance de l'Armée. »

Le Comité Exécutif Militaire était composé du Colonel Franck La-


vaud, président, du Major Antoine Levelt, directeur de l'Académie Mi-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 396

litaire, et du Major Paul E. Magloire, commandant de la Garde du Pa-


lais National.
M. Elie Lescot et sa famille s'embarquèrent, la nuit du 14 janvier,
dans un avion qui les transporta à Miami, et de là ils se rendirent par
chemin de fer au Canada.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 397

[319]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XXVIII
LE COMITÉ EXÉCUTIF MILITAIRE.
DUMARSAIS ESTIMÉ. LA JUNTE
DE GOUVERNEMENT.

I
Le Comité Exécutif Militaire

Retour à la table des matières

Le Comité Exécutif Militaire tint à marquer, par une proclamation


du 12 janvier 1946, que son intervention de la veille s'inspirait unique-
ment de la ferme volonté de l'Armée d'Haïti de « mettre le salut de la
patrie au-dessus des intérêts des particuliers et d'éviter l'anarchie et le
désordre qui provoqueraient des complications qu'aucun patriote sin-
cère ne pouvait désirer ».
Le même jour, répondant à l'une des principales réclamations du
peuple haïtien, le Comité Exécutif décréta la dissolution des
Chambres législatives, devenues complètement impopulaires à la suite
de la révision constitutionnelle du 19 avril 1945. Il voulut, d'autre
part, former un cabinet chargé de diriger les différents départements
ministériels, mais il lui fut impossible de constituer un ministère civil
d'union nationale, dans lequel seraient représentés tous les partis. Il se
trouva en effet en présence d'une multitude de partis qui, en vingt-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 398

quatre heures, avaient poussé comme des champignons et dont cha-


cun, se prétendant le vrai représentant des masses populaires, enten-
dait jouer un rôle prépondérant dans les affaires de la République.
Chaque groupe désirait naturellement être représenté dans le cabinet,
et ils étaient plus de cinquante.
Ne pouvant les mettre d'accord, le Comité Exécutif décida de
confier la direction des diverses branches de l'administration à des mi-
litaires hautement qualifiés : Colonel Benoît O. Alexandre, docteur en
médecine (éducation nationale), Major Antoine Levelt, directeur de
l'Académie Militaire (relations extérieures et cultes), Major Albert Re-
nard, ingénieur (travaux publics et agriculture), Major P. E. Magloire,
licencié en droit, avocat (intérieur et défense nationale), Capitaine Eu-
gène Kerby, avocat (justice et travail), Capitaine A. Duviella, chef de
la comptabilité de l'Armée (finances et commerce). Dans une note of-
ficielle, le Comité Exécutif fit savoir que « les officiers chargés des
différents départements ministériels s'étaient mis, avec le plus complet
désintéressement, au service de la nation et qu'ils renonçaient à toutes
indemnités attachées [320] aux fonctions qu'ils occupaient, ne désirant
jusqu'à la fin recevoir du trésor public que leur solde d'officiers de
l'Armée d'Haïti ». Cette déclaration produisit une très favorable im-
pression.

* * *

Mettant fin à une ardente controverse entre les partisans de l'élec-


tion d'une chambre unique — une Constituante chargée simplement
de voter une nouvelle Constitution — et ceux qui préconisaient le re-
tour à la Constitution de 1932 mise au rancart par M. Vincent, le Co-
mité Exécutif Militaire résolut, par décret du 12 février, d'appeler les
assemblées primaires à se réunir le 12 mai 1946 à l'effet d'élire les dé-
putés, les sénateurs et les conseillers communaux, d'après la procédure
établie par la loi électorale modifiée du 4 juillet 1930. Cette loi, qui
avait été rédigée par un juriste de grande valeur, M. Rodolphe Barau,
ministre de l'intérieur du gouvernement provisoire de M. Eugène Roy,
contenait des prescriptions très rigoureuses sur la tenue des assem-
blées primaires et comportait des pénalités sévères contre toute per-
sonne coupable de fraude ou tout fonctionnaire convaincu d'avoir es-
sayé d'influencer ou de paralyser les élections. Ainsi élues au suffrage
direct, les deux chambres (Chambre des députés et Sénat) auraient à
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 399

se réunir en Assemblée nationale, et celle-ci devrait d'abord donner au


peuple haïtien une nouvelle Constitution et procéder ensuite à l'élec-
tion du Président de la République.

* * *

Malgré les mesures prises pour assurer le maintien de l'ordre et le


fonctionnement régulier des services publics, le Comité Exécutif Mili-
taire était devenu la cible de violentes attaques. Des défenseurs du
peuple avaient surgi de toutes parts, et des meneurs forcenés, repre-
nant à leur profit le thème favori du préjugé de couleur ou prêchant la
lutte des classes, excitaient la populace des faubourgs contre ceux
qu'ils appelaient les « bourgeois ». On parlait dans certains milieux de
renouveler les sanglantes journées des 22 et 23 septembre 1883. On
passa même à l'action par le pillage organisé de la Maison Bâta de
Port-au-Prince.
Un moment désemparé, le Comité pensa à remettre ses pouvoirs à
la Cour de Cassation, mais les membres de ce haut tribunal refusèrent
de prendre une telle responsabilité en un temps où, par suite du dé-
chaînement des passions, l'emploi de la force paraissait devoir être in-
évitable. Ce qu'il fallait surtout craindre, c'était que l'agitation, farou-
chement entretenue à la capitale, ne s'étendît à la province et ne pro-
voquât, dans les principaux chefs-lieux de département, la constitution
de comités révolutionnaires séparatistes.
Le Comité Exécutif s'était rendu compte de ce qui faisait sa princi-
pale faiblesse : n'étant pas reconnu par les puissances étrangères
comme le gouvernement de facto de la République d'Haïti, il ne se
sentait pas l'autorité nécessaire pour parler au nom de la nation haï-
tienne et prendre [321] les mesures rigoureuses que commanderait la
situation si elle venait à empirer. Les États-Unis d'Amérique avaient
en effet décidé d'adopter une attitude de réserve prudente à l'égard de
tout gouvernement issu d'un mouvement révolutionnaire, jusqu'à ce
que celui-ci eût fait preuve de stabilité et démontré qu'il représentait
vraiment la volonté de son peuple. Les chancelleries américaines
étaient entrées en consultation au sujet des affaires d'Haïti et s'étaient
abstenues de toute décision : cette abstention signifiait qu'elles te-
naient en suspicion le Comité Exécutif, à cause peut-être de sa forma-
tion exclusivement militaire.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 400

* * *

Une pareille situation était extrêmement embarrassante et même


dangereuse. Pour en sortir, le Major Levelt, chargé du ministère des
relations extérieures, confia à M. Dantès Bellegarde, ancien ministre
plénipotentiaire aux États-Unis, la mission délicate d'obtenir du Dé-
partement d'État à Washington la reconnaissance du Comité Exécutif
Militaire comme gouvernement provisoire de la République. Arrivé
dans la capitale fédérale le samedi 23 mars 1946, l'envoyé haïtien fut
reçu le lundi 25 mars par le Secrétaire d'État adjoint Spruille Braden
qui, après avoir entendu son exposé, lui donna l'assurance que le gou-
vernement américain prendrait à l'égard d'Haïti une prompte décision
à la suite d'une consultation avec les autres chancelleries d'Amérique.
Au 3 avril, six pays — la République Dominicaine, le Honduras,
l'Uruguay, le Mexique, le Pérou et Cuba — avaient déjà fait connaître
au Comité Exécutif Militaire qu'ils le reconnaissaient comme le gou-
vernement provisoire d'Haïti. Une note dans ce sens fut remise à M.
Bellegarde le 8 avril par le Département d'État, tandis qu'à Port-au-
Prince l'Ambassade des États-Unis accomplissait la même formalité
auprès du ministère des relations extérieures. Pour marquer cette re-
prise de relations diplomatiques normales avec les États-Unis, le Co-
mité nomma M. Dantès Bellegarde ambassadeur d'Haïti à Washing-
ton, et celui-ci présenta ses lettres de créance au Président Truman le
3 juin 1946. 79
La reconnaissance officielle du Comité Exécutif Militaire raffermit
son autorité à l'intérieur, lui permit de prendre des mesures impor-
tantes d'ordre financier pour ranimer l'activité économique du pays et
lui donna l'avantage, grâce à l'atmosphère sympathique créée en sa fa-
veur au Département d'État, d'obtenir du Gouvernement des États-
Unis des allocations plus élevées de certains articles indispensables de
consommation courante, dont l'exportation était strictement contin-
gentée.
* * *
La loi électorale du 4 juillet 1930, remise en vigueur, reçut plu-
sieurs modifications, dont chacune visait à lui conférer une plus
grande efficacité [322]en vue d'élections loyales et honnêtes. Le Co-
79 Voir Dantès Bellegarde : Dessalines a parlé, Société d'Édition et de Li-
brairie, Port-au-Prince, 1947.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 401

mité Exécutif Militaire affirma en maintes occasions sa détermination


de s'abstenir de toute ingérence dans les opérations électorales du 12
mai.
Dans une circulaire du 7 mars aux commissaires du gouvernement
près les tribunaux civils, le Capitaine Kerby, chargé du ministère de la
justice, écrivait : « Cette consultation populaire doit être affranchie de
toute pression insolite, de toute immixtion susceptible de donner l'im-
pression que la volonté des citoyens a été violée en faveur d'un groupe
de candidats au détriment d'un autre. » De son côté, le Major Ma-
gloire, chargé du ministère de l'intérieur, disait, dans une circulaire du
20 février adressée aux commandants des départements et districts mi-
litaires : « Le Comité Exécutif vous rappelle qu'il a pris l'engagement
solennel de donner au peuple des élections libres et loyales, d'où sorti-
ra le prochain Gouvernement de la République. Son honneur est donc
engagé à ne point tolérer que, pour faire le jeu de leurs sympathies
personnelles, aucunes autorités, que leurs fonctions appellent soit di-
rectement soit indirectement à prendre part à l'organisation de la
consultation nationale, y interviennent pour en fausser le mécanisme.
Impartialité et neutralité : telle est la consigne qu'elles doivent stricte-
ment s'imposer et que le Comité Exécutif Militaire entend qu'elles ob-
servent. Les sanctions administratives les plus sévères et les sanctions
légales prévues seront intégralement appliquées contre tous contreve-
nants ».
La période électorale fut marquée par l'extrême violence des polé-
miques de presse et par les manifestations bruyantes de partisans diri-
gées contre certaines personnes dont on craignait l'influence ou que
l'on voulait intimider. Les élections du 12 mai 1946 eurent lieu cepen-
dant dans une tranquillité relative, excepté au Cap-Haïtien où une col-
lision sanglante se produisit entre la police et une foule de manifes-
tants. Quand on connut la liste provisoire des députés et des sénateurs
élus, de vives protestations s'élevèrent de partout, dénonçant des
fraudes, des actes de corruption, des interventions illégales. Ces pro-
testations furent portées sans succès devant les bureaux spéciaux et le
bureau central chargés par la loi du recensement des votes.
Le Comité Exécutif Militaire, « considérant que, d'après les pro-
cès-verbaux des bureaux de recensement, les députés et les sénateurs
formant le Corps législatif avaient été régulièrement et librement élus
au cours de la consultation populaire du 12 mai 1946 », appela le nou-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 402

veau Corps législatif à se réunir à l'extraordinaire le lundi 17 juin en


vue de lui permettre de se constituer.
L'Assemblée nationale inaugura officiellement ses travaux le 2
juillet et se mit en mesure d'exécuter la première partie du programme
qui lui avait été fixé par le décret de convocation des assemblées pri-
maires du 12 février : discussion et vote d'une nouvelle Constitution.
À cet effet, une commission spéciale, composée de députés et de séna-
teurs, fut chargée d'élaborer un projet de charte constitutionnelle. Elle
remit bientôt son rapport, et une discussion interminable, effrénée, se
déroula à la tribune. [323] Les diatribes les plus démagogiques y
furent prononcées contre la bourgeoisie, l'Eglise, les Congrégations
catholiques, la femme haïtienne, etc., au milieu des clameurs d'une
populace amenée là pour applaudir ses orateurs favoris. Des voies de
fait furent même exercées contre des députés ou des sénateurs, candi-
dats à la présidence, dont on voulait ruiner le prestige. Pour calmer
l'impatience du peuple et mettre fin aux violences d'une foule habile-
ment exploitée par des politiciens, un groupe de parlementaires propo-
sa à l'Assemblée nationale, tout en continuant la discussion du projet
de constitution, d'adopter la Constitution de 1932 en ce qui a trait à
l'élection du président de la République et de procéder à cette élection
à la date fixée du 16 août 1946.

* * *

Cette proposition fut adoptée le 12 août, et le 16, au deuxième tour


de scrutin, M. Dumarsais Estimé, député des Verrettes, ancien mi-
nistre de l'instruction publique et de l'agriculture, recueillit la majorité
des suffrages de l'Assemblée nationale comme président de la Répu-
blique d'Haïti pour une durée de cinq ans.
Recevant le même jour des mains du Colonel Lavaud, président du
Comité Exécutif Militaire, les rênes du pouvoir, le nouveau Chef de
l'État rendit à l'Armée l'hommage suivant : « Le destin de la Garde
d'Haïti a été, pendant ces sept derniers mois, d'un ordre surprenant.
Appelés à servir de rempart à l'autorité exécutive, vous avez, à un mo-
ment où la conscience nationale protestait contre la dictature, miracu-
leusement saisi que ce qui doit être servi, c'est le peuple et non celui
qui exerce sur lui sa tyrannie, et vous êtes passés au service de la ré-
volution du peuple, couronnant cinq jours de glorieuses revendica-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 403

tions par la chute du dictateur. Puis, vous élevant au-dessus des fac-
tions, vous avez pris entre vos mains le gouvernement, en sorte que le
pays tout entier a, pendant des mois, reposé sur vous.
« Vous étiez en même temps la tête qui commande et le bras qui
exécute. Il était facile à ce moment-là de passer à la dictature. Mais
vous aviez fait une promesse et vous l'avez tenue. C'est de cette pro-
messe que sont nés les Chambres législatives et le présent Gouverne-
ment à qui, votre rôle d'Exécutif étant terminé, vous venez de trans-
mettre le pouvoir. Vous avez ainsi — vous qui, par formation, entraî-
nement et discipline de corps, sembliez être nés pour l'exercice du
pouvoir absolu — donné à tous un exemple de désintéressement et
d'esprit démocratique, qui ne sera pas oublié. »
[324]

II
Dumarsais Estimé

L'élection présidentielle ayant été faite conformément à la procla-


mation du 12 août 1946 remettant en vigueur la Constitution de 1932,
l'Assemblée nationale constituante reprit, au milieu des mêmes cla-
meurs et récriminations démagogiques, la discussion du projet de
charte. Cette discussion fut close le 22 novembre, date à laquelle la
nouvelle Constitution fut signée et proclamée loi suprême de la Répu-
blique d'Haïti.

* * *

Une loi du 15 octobre 1946 institua une commission spéciale char-


gée d'enquêter sur l'administration de l'ex-président Lescot et de « re-
chercher tous les faits de concussion, de malversation et de détourne-
ment de fonds signalés par la clameur publique ». Une autre loi du 28
février 1947 mit sous séquestre, jusqu'à décision de justice, les biens
de l'ancien Chef d'État, des membres de son gouvernement et de
toutes personnes interposées.

* * *
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 404

La loi du 12 juillet 1947 autorisa le Gouvernement à émettre un


emprunt — dit de la Libération financière — de dix millions de dol-
lars, monnaie des États-Unis d'Amérique, au taux d'émission de 99
pour cent et portant intérêt de 5% l'an.
En vertu du contrat de vente de 1935, sanctionné par les lois des 28
mars et 21 mai 1935, la Banque Nationale de la République d'Haïti
était devenue propriété de l'État haïtien : la loi d'emprunt modifia la
composition de son conseil d'administration, dont les membres, nom-
més par le Président de la République pour cinq ans, ne peuvent être
révoqués que pour « détournement de fonds, incompétence manifeste
ou conduite irrégulière entraînant la perte des droits civils et poli-
tiques ».
Sur la sollicitation du gouvernement haïtien, le Secrétariat général
des Nations Unies confia à une mission d'assistance technique, prési-
dée par M. Ansgar Rosenborg, le soin d'enquêter sur la situation géné-
rale d'Haïti et de recommander les mesures qu'il conviendrait de
prendre pour améliorer cette situation au point de vue économique, fi-
nancier, [325] hygiénique, éducatif et culturel. Cette commission fit
une étude consciencieuse des conditions actuelles du pays et présenta
un rapport qui fut publié en un volume de 362 pages par les soins des
Nations Unies. 80

* * *

De même qu'il avait transformé la ville-frontière de Belladère


conformément aux règles de l'urbanisme et de l'hygiène publique, le
gouvernement de M. Dumarsais Estimé entreprit d'assainir et d'embel-
lir les bas quartiers de la capitale qui offraient l'aspect le plus misé-
rable. Pour opérer cette transformation, il passa avec la Haïti Com-
merce Co, représentée par M. Murray Knobel, un contrat du 19 juillet
1948 pour l'exécution des travaux de génie et d'architecture requis
pour une Exposition du Bicentenaire de Port-au-Prince à organiser en
commémoration de la fondation de cette ville par les Français en
1749. Ces travaux étaient, d'après le cahier des charges, évalués à
3.995.998 dollars.
L'ONU et beaucoup de pays d'Amérique et d'Europe, particulière-
ment les États-Unis, le Venezuela, le Chili, le Guatemala, Cuba, Puer-
80 Nations Unies, Mission en Haïti, juillet 1949.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 405

to-Rico, la Province de Québec, la France, l'Italie, la Belgique, San


Marin, participèrent brillamment à l'Exposition. La France s'y fit re-
présenter par une nombreuse délégation que présida M. Gaston Mon-
nerville, président du Conseil de la République ; et M. Jacques de La-
cretelle fut chargé de présenter à la Ville de Port-au-Prince la médaille
d'or de l'Académie française.
L'ouverture de l'Exposition, le 8 décembre 1949, donna lieu à une
émouvante manifestation religieuse. Au cours de la cérémonie d'inau-
guration, que présidait le Cardinal Arteaga, archevêque de la Havane,
assisté de huit Evêques, on entendit la voix même du Pape Pie XII
qui, parlant du poste Radio-Vatican, adressa sa bénédiction au peuple
d'Haïti et fit des vœux pour la paix universelle, dont l'Exposition de
Port-au-Prince était une manifestation significative en ces temps trou-
blés de l'histoire du monde.

* * *

Le 6 juillet 1949, un accord fut conclu à Washington entre le repré-


sentant du Gouvernement haïtien et celui de la Export-Import Bank
pour le financement d'un projet comportant des mesures d'ensemble
pour la lutte contre les inondations, des travaux d'irrigation et d'assè-
chement, y compris la construction de routes tributaires, dans la Val-
lée de l'Artibonite, et aussi les travaux nécessaires pour le développe-
ment agricole et le peuplement des terres situées dans la région. Le
coût de ces travaux était estimé à 6 millions de dollars.
Par cet accord, qui fut sanctionné par la loi du 30 août 1949, la Ex-
port-Import Bank s'engageait à faire à Haïti des avances jusqu'à [326]
concurrence de quatre millions de dollars, en couverture desquelles
avances le Secrétaire d'État des finances était autorisé à signer, pour le
compte du gouvernement haïtien, des billets à ordre.

* * *

Les rapports entre le gouvernement haïtien et le gouvernement do-


minicain s'étaient considérablement refroidis dans les derniers mois de
l'administration de M. Lescot. Ils étaient redevenus cordiaux, comme
paraissaient l'attester un échange de missions officielles en janvier et
avril 1947 et, particulièrement, l'élévation au rang d'ambassade des lé-
gations des deux pays.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 406

Dans le second semestre de 1949, une nouvelle tension se produisit


et prit une acuité dangereuse à la fin de la même année. Le Gouverne-
ment, à deux reprises, saisit du conflit le Conseil de l'Organisation des
États Américains qui, après enquête, adopta en sa séance du 8 avril
1950 une série de recommandations à présenter aux deux gouverne-
ments en vue de la normalisation de leurs relations. L'une de ces re-
commandations leur suggérait d'étudier les termes d'un accord qui
comporterait : 1° des clauses spéciales visant à empêcher les habi-
tants, nationaux ou étrangers, de chacun des deux pays de participer à
des entreprises de quelque nature que ce soit susceptibles d'altérer
l'ordre à l'intérieur du pays voisin ; 2° des règles relatives à l'emploi et
à la protection des travailleurs haïtiens en République Dominicaine.

* * *

Une loi de révision constitutionnelle fut votée par le Corps législa-


tif le 1er juillet 1949. Elle dénonçait 21 articles et les articles A et E
des dispositions transitoires de la récente Constitution de 1946. L'ar-
ticle A fixant la fin du mandat de M. Dumarsais Estimé au 15 mai
1952, tout le monde comprit que le projet de révision n'avait d'autre
but que de lui permettre de prolonger la durée de son mandat, contrai-
rement à l'article 81, également dénoncé, qui prescrivait que le pré-
sident « n'était pas immédiatement rééligible et ne pouvait en aucun
cas bénéficier de prolongation de mandat ».
L'opinion commença à s'agiter, et cette agitation augmentait à me-
sure qu'approchait la date des élections, fixée au 10 janvier 1950, pour
le renouvellement de la Chambre des députés. Un arrêté du 14 no-
vembre 1949 rétablit l'état de siège sur toute l'étendue du territoire de
la République. Une grève s'étant déclarée parmi les étudiants de la Fa-
culté de Médecine et de l'Ecole Polytechnique, le Gouvernement l'at-
tribua à la propagande communiste répandue par le Parti Socialiste
Populaire, aux activités du Mouvement Ouvrier Populaire et à la col-
lusion de ces partis avec le Parti Social Chrétien. Il ordonna, en consé-
quence, la dissolution de ces partis et la fermeture de leurs organes de
publicité.
[327]
Les élections eurent lieu le 10 janvier 1950. La session législative
s'ouvrit en avril, et, le 18, le Sénat vota, à la majorité de 13 de ses
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 407

membres, une Résolution par laquelle, interprétant l'article 145, 2e ali-


néa, de la Constitution de 1946, il refusa de se joindre à la Chambre
des députés pour procéder à la révision constitutionnelle.
Cette décision du Sénat ruinait les plans du Chef de l'État et de ses
partisans. Le matin du 8 mai, une foule, venue des faubourgs de la
ville et ostensiblement conduite par des fonctionnaires du gouverne-
ment, envahit la salle des séances du Sénat, la mit à sac et se répandit
au dehors, en proférant des menaces de mort contre certains sénateurs
et autres personnes accusés de trahison. Dans Le Moniteur du même
jour, le Président de la République adressa un message au peuple haï-
tien dans lequel il se solidarisait avec la foule des manifestants dans
leur acte de vandalisme contre le Sénat. « Votre éloquente attitude de
ce matin — disait-il — qui est sans précédent dans notre histoire, té-
moigne de votre maturité politique et de votre participation directe à
vos affaires. »
L'Armée refusa de s'associer à cette politique d'anarchie, qui visait
à la dissolution du Sénat, et le 10 mai, le journal officiel publiait la
proclamation suivante, signée du Général Franck Lavaud, du Colonel
Antoine Levelt et du Colonel Paul E. Magloire :

« Le Pays, depuis le 3 avril dernier, traverse une situation compliquée


et dangereuse qui a arrêté la vie de la Nation. Des éléments inquiétants se
sont habilement infiltrés dans les positions-clés du Gouvernement de la
République et, par leur action, maintiennent une agitation continue dans
les esprits.
« Le Président de la République a perdu le contrôle des événements
qui se sont développés avec une extrême rapidité, vu l'ambition de certains
depuis le rejet de la révision constitutionnelle par le Sénat.
« Devant cet état de choses inextricable et devant l'impossibilité pour
le pays de continuer sa marche dans le calme et dans la paix, l'Armée, pour
ne pas avoir à se trouver devant une situation incontrôlable, a décidé, par
l'organe de son État-Major, de prendre les mesures nécessaires pour la
sauvegarde de la paix publique.
« De l'accord unanime des Officiers, il a été demandé aux membres de
la Junte de 1946 d'accepter une nouvelle fois à se dévouer au salut de la
Patrie.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 408

« En face des graves dangers que courent le pays et la vie des familles
nous avons endossé la responsabilité de dénouer la crise.
« Nous donnons l'assurance, comme nous l'avons fait dans un récent
passé, que nous respecterons intégralement les engagements internatio-
naux pris par la République d'Haïti ; nous maintiendrons les normes démo-
cratiques et garantissons la sécurité publique et le respect des biens.
« Nous demandons à tous de nous donner leur appui moral pour nous
aider dans la lourde tâche que nous assumons aujourd'hui.
« Le Président Estimé, ayant démissionné, se trouve ainsi que sa fa-
mille sous notre entière protection. »

[328]

III
La Junte de Gouvernement

La Junte de Gouvernement de la République, ainsi composée du


Général Franck Lavaud, du Colonel Antoine Levelt et du Colonel
Paul Magloire, prit le même jour du 10 mai 1950 un arrêté qui, « vu
l'impossibilité dans laquelle se trouvaient les deux Chambres législa-
tives de s'entendre et considérant leur impopularité », les déclara dis-
soutes.
Un cabinet, formé de militaires et de civils, fut nommé par arrêté
du 12 mai, et un décret de la Junte de Gouvernement du 5 juin créa un
Conseil Consultatif ayant pour attributions de procéder à l'examen ap-
profondi de toutes questions d'intérêt public qui lui seraient soumises ;
de recueillir à l'égard de ces questions toutes informations et docu-
mentations utiles et de les transmettre à l'autorité compétente ; d'éla-
borer le texte des projets de décrets, règlements et autres actes admi-
nistratifs ou de gouvernement ; et, enfin, de formuler son avis motivé,
toutes les fois qu'il en serait requis, sur toutes matières se rapportant à
l'administration du pays.
Un décret de la Junte de Gouvernement en date du 3 août convo-
qua les assemblées primaires à l'effet d'élire le Président de la Répu-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 409

blique, les Sénateurs, les Députés et les membres de l'Assemblée


Constituante. Ce décret de convocation comportait une très importante
nouveauté : l'élection directe par le peuple du Chef de l'État. Les
conditions de la consultation populaire furent réglées par un décret
électoral du 4 août, et les élections fixées au dimanche 8 octobre.
Le Colonel Magloire, qui occupait dans le cabinet ministériel le
poste de secrétaire d'État de l'intérieur et de la défense nationale, remit
sa démission le 3 août et se porta candidat à la présidence de la Répu-
blique.
Les élections eurent lieu dans toutes les communes le 8 octobre ; et
le 23 octobre 1950, le Bureau Central de Recensement proclama Pré-
sident de la République le Colonel Paul Eugène Magloire, qui avait
obtenu presque l'unanimité des suffrages. Furent également procla-
més : 37 députés, 21 sénateurs et 17 membres de l'Assemblée Consti-
tuante.
L'Assemblée Constituante se réunit dans la ville des Gonaïves, élut
comme président M. Dantès Bellegarde et, au cours de nombreuses
séances tenues du 3 au 25 novembre, vota une Constitution qui, par sa
publication au journal officiel, Le Moniteur du 28 novembre 1950, est
devenue la loi suprême de la République d'Haïti. 81

81 Voir plus loin le texte de la Constitution du 25 novembre 1950.


Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 410

[329]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

Chapitre XXIX
PAUL EUGÈNE MAGLOIRE

Retour à la table des matières

À une grande cérémonie qui eut lieu au Palais National le 6 dé-


cembre 1950, le Président-Elu, M. Paul Eugène Magloire, prêta ser-
ment sur la nouvelle Constitution et assuma les pouvoirs de Chef de
l'État, qui lui furent transmis par le Général Lavaud, président de la
Junte de Gouvernement.
À cette occasion, le Président Magloire adressa au peuple haïtien
un message qu'il nous paraît intéressant de reproduire dans son inté-
gralité.

* * *
« En inaugurant aujourd'hui notre mandat de Président de la Répu-
blique, toute notre pensée a été pour vous qui, usant pour la première fois
du droit de désigner directement celui qui doit être le premier parmi les
serviteurs de la Patrie, nous avez fait l'honneur de nous juger digne de ce
grand et périlleux honneur. C'est à un soldat avare de ses mots, mais pour
qui ceux-ci ont leur sens et leur valeur, que vous avez confié la gestion de
vos intérêts et la garde de vos droits, tels qu'ils sont garantis et condition-
nés dans la Constitution libérale que, par vos honorables mandataires,
vous avez donnée à la Nation. Ce soldat vous dit : merci, et prend par ce
mot l'engagement solennel de ne pas démériter du plus humble de vous
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 411

tous, et de travailler jusqu'au suprême sacrifice à garder intacte la


confiance que vous lui avez faite. Plus que jamais nous restons à votre ser-
vice ; nous y serons jusqu'au dernier jour de notre mandat, avec cette
même ardeur que nous apportons dans la lutte et un courage qu'aucun re-
vers ni aucune déception ne pourront affaiblir. Soldat, nous sommes à la
disposition de la Nation et nous ne désobéirons pas à ses injonctions.
« Au seuil de notre Gouvernement, nous tenons à affirmer, avec toute
la sincérité qu'il convient d'apporter à l'étude de nos problèmes, que nous
n'entendons flatter aucune clientèle politique, encore moins verser dans
une démagogie dangereuse en faisant des promesses mirifiques que les
ressources du pays ne nous permettraient pas de réaliser. [330] C'est cette
règle d'honnêteté politique, que nous avons scrupuleusement observée
dans nos démarches de toujours et que nous avons maintenue dans l'élabo-
ration du programme que nous avons proposé à l'agrément du peuple dès
le moment où il nous avait offert sa confiance, et qui, dans sa rigoureuse
concision, procède de notre souci constant de vérité et de mesure.
« Faut-il, d'ailleurs, vous rappeler que nous sommes l'aboutissant d'une
série de Gouvernements et qu'ainsi nous recueillons une succession qu'il
ne nous a pas été donné de préparer ?
« Par suite d'incompréhension des problèmes véritables de notre éco-
nomie, nos revenus sont devenus de plus en plus précaires. Certains de nos
prédécesseurs n'ont fait que le déplorer ; d'autres sont passés au large de la
solution. La situation est restée la même quand elle n'a pas été aggravée.
Aussi nos possibilités financières actuelles ne nous permettent pas d'envi-
sager, avec toute l'envergure désirable, l'exécution à courte échéance du
programme véritable d'organisation et d'équipement qu'avec raison le Pays
attend depuis longtemps et qu'il espère de notre gestion. Cet état de
choses, qui nous vaut le marasme dont nous nous plaignons tous, ne chan-
gera pas tant que nous ne procéderons selon la logique, c'est-à-dire tant
que nous n'aviserons aux moyens de créer et d'augmenter les ressources
indispensables pour assurer un départ sérieux.
« C'est donc, avant tout, à la base de notre économie, la terre, et à tous
ceux qui, depuis toujours, luttent par leurs seuls et héroïques moyens pour
la mettre en valeur et tirer d'elle la substance même de l'État, qu'il faut al-
ler si l'on veut donner une impulsion nouvelle aux affaires du pays. C'est
parce que nous pensons ainsi, en toute sincérité et en toute bonne foi, que
notre Gouvernement s'engage à accorder l'importance qu'ils méritent et la
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 412

garantie qui leur sera nécessaire aux projets qui, avec un sens averti des
réalités, seront élaborés, grâce au concours de techniciens et de capitalistes
haïtiens ou étrangers, pour la revalorisation de notre sol et l'équipement de
nos campagnes ; c'est aussi pourquoi nous serons disposés à encourager et
à protéger par des lois adéquates tous investissements honnêtes et de na-
ture à contribuer au relèvement de notre potentiel économique.
« Mais en dehors des projets agricoles proprement dits, qui seront sé-
rieusement exécutés par notre Gouvernement pour une augmentation pro-
gressive de la production de nos denrées exportables, pour l'intensification
de la culture des produits alimentaires, l'amélioration et le développement
des réseaux d'irrigation, la conservation du sol, toutes réalisations qui, à la
longue, redonneront vie et abondance aux plantations — en dehors de ces
projets, nous avons pensé à mettre à l'étude un programme, rêvé depuis
plus de cent ans, mais jamais concrétisé, d'aide financière aux coopératives
et aux planteurs indépendants, que le manque de moyens et d'assistance
technique met le plus souvent à la merci des spéculateurs trop exigeants,
lesquels accaparent ainsi des terres qu'ils ne cultivent pas eux-mêmes, ou
des denrées qu'ils n'ont pas produites. [331] L'abandon dans lequel est lais-
sé le campagnard est le principal obstacle à notre évolution économique,
puisque, sans conteste, presque toutes nos possibilités et nos prévisions
tiennent au lopin de terre qu'il cultive en l'arrosant de sa sueur et qui nous
donne le café, le cacao, la figue-banane et les vivres alimentaires. Ce n'est
pas seulement un souci de réparation et d'encouragement à accorder à
l'homme de la terre qui milite en faveur de cette politique d'assistance
agricole, mais aussi des raisons économiques et administratives sérieuses,
que nous ne devons pas négliger parce qu'elles conditionnent toutes les
autres démarches du Gouvernement pour le relèvement matériel et moral
du pays. Ainsi, l'organisation de la section rurale, qui sera envisagée par le
gouvernement et de laquelle dépendent, au premier chef, la renaissance
des provinces et, conséquemment, la décentralisation des activités du pays
et de l'administration publique — l'organisation de la section rurale ne sera
possible qu'en raison du statut économique et social qui aura été donné au
campagnard par des lois et des mesures qui lui garantissent de meilleures
conditions de vie, un juste bénéfice de son travail et une stabilité qui l'en-
courage à élargir et à intensifier sa production. Il importe de faire renaître
la Commune, laissée jusqu'ici complètement à l'abandon. Il faut que la vie
nationale, qui semble se confiner de plus en plus au centre du pays, gagne
la périphérie pour donner à toutes nos populations quelque raison d'être.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 413

« Si nous soulignons, de façon particulière, la nécessité du développe-


ment agricole, c'est parce qu'il représente, à notre sens, la pierre angulaire
de notre structure économique et le seul moyen en notre pouvoir, pour le
moment, de constituer des ressources qui nous donnent une certaine indé-
pendance financière et une liberté d'action pour la réalisation d'un pro-
gramme appréciable.

* * *
« Nous savons tous qu'il faut plus d'écoles et surtout plus d'écoles pri-
maires urbaines et rurales pour abolir cet esclavage de l'ignorance, qui
pèse encore sur les quatre-cinquièmes de nos populations et empêche leur
évolution politique et morale ; il faut des routes qui favorisent l'essor éco-
nomique et social de tous les coins de la République, qui assurent les com-
munications entre les centres producteurs, les bourgs et les villes, et en
même temps permettent aux touristes de jouir de nos sites uniques ; il faut
une bonne police rurale pour une organisation saine et stable de la vie pay-
sanne ; il faut des industries qui transforment nos matières premières et
emploient les bras de nos centres surpeuplés ; il faut des hôpitaux et des
médecins qui soient à leur tâche pour soulager les misères physiques ; il
faut tout cela et beaucoup de choses encore ; mais il faut surtout et d'abord
créer nos ressources, constituer l'assiette économique et financière, qui
permettra d'entamer sérieusement la réalisation de tous les projets que
notre sens des responsabilités comme notre patriotisme envisagent pour le
bonheur du peuple haïtien.
[332]
« Il serait, cependant, aussi illusoire que dangereux de penser que le
Gouvernement peut tout seul, par de simples lois et des mesures adminis-
tratives — quelque équilibrées qu'elles puissent être — mener à bien cette
tâche qui incombe autant à chaque citoyen qu'à l'administration publique.
C'est sur la bonne volonté, le courage et l'esprit de sacrifice de chaque
homme et de chaque femme d'Haïti que nous comptons pour nous lancer
dans la grande expérience que réclame le pays. Mais il importe, avant
toutes choses, que soient exclus de notre collaboration les préjugés, les
haines et les méfiances si savamment et si méchamment entretenus jus-
qu'aux dernières campagnes électorales pour servir des intérêts, qui n'ont
rien de commun avec ceux du pays. C'est parce que nous avons une juste
perception des réalités et une saine conception de notre rôle que nous
avons, de notre côté, prêché l'union de la famille haïtienne. Nous aussi,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 414

plus intensément peut-être que certains, avons souffert de voir commettre


des injustices et des discriminations entre hommes d'une même race et at-
tachés par toutes leurs fibres à une Patrie qu'ils portent tous à la même
place dans leur cœur ; nous professons qu'on ne change rien à cette situa-
tion quand à une faute on oppose une autre faute, mais que l'on commet
envers la Patrie le crime monstrueux d'inciter aux luttes intestines qui la
ruinent et compromettent sa souveraineté.
« Il y a, certes, un redressement à faire en faveur de ceux qui ont été
frustrés des droits et privilèges auxquels peuvent prétendre tous les ci-
toyens, selon leurs mérites et leurs capacités. C'est l'une des tâches princi-
pales que se propose notre Gouvernement ; mais dans l'intérêt même de la
cause des humbles et des exploités et par amour pour notre pays dont nous
ne voulons pas être les propres fossoyeurs, nous nous refusons à employer
les moyens fratricides et les procédés de désagrégation sociale.
« Tous ceux qui portent en eux l'amour du pays et qui comprennent la
nécessité des mesures propres à assurer sans délai la stabilité politique, se-
ront d'accord avec nous pour souhaiter que soit inculqué un nouvel esprit
de fraternité et de compréhension mutuelle, sans lequel tous les pro-
grammes et les projets, tous les efforts individuels ou collectifs resteraient
sans effet.

* * *
« Il est d'autant plus urgent de mettre de l'ordre chez nous que les prin-
cipes démocratiques auxquels nous avons souscrit avec les peuples libres
de la terre, ces principes pour lesquels nous luttons dans chacun des actes
de notre vie politique, parce qu'ils sont les seuls compatibles avec la digni-
té humaine, sont plus que jamais menacés par l'expansion du commu-
nisme. Des armées dites de libération déferlent sur les populations que la
dialectique marxiste n'a pu convaincre. Et c'est, disent-ils, par amour du
peuple, et sous l'étiquette du plus pur altruisme, que des hommes sont par
milliers assassinés. Cette guerre qui se fait contre la liberté doit nous trou-
ver sur le même front et guéris de nos dissensions. Il y va de la vie de
notre Nation, où se trouvent encore des hommes et [333] des femmes qui
ne sauraient renoncer à leurs droits ni vivre dans le silence de la
conscience qu'imposent les rideaux de fer.
« À ce moment délicat de notre histoire, où nous sommes appelé par le
peuple à faire la preuve d'une administration nouvelle, nous ne saurions
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 415

oublier notre Armée, dont le véritable esprit fait de discipline, de respect


des lois et des traditions les plus nobles s'est constamment manifesté. Aus-
si les événements de 1946, au cours desquels le rôle éminemment social et
humain du soldat trouva l'occasion de s'affirmer, n'ont fait que renforcer
l'intégration de notre Corps dans l'estime de la Nation. La gardienne vigi-
lante des institutions nationales et des libertés devait trouver, dans ce mou-
vement d'émancipation et de justice, une parfaite application des principes
qui constituent son fonds propre. Dans le climat de confiance et de stabili-
té, que nous voulons créer, la contribution de notre Armée doit être effec-
tive pour éviter que se renouvellent les trahisons contre la liberté et contre
les institutions.
« Nous désirons que tous les actes de notre Gouvernement soient por-
tés à votre connaissance ; qu'ils subissent votre examen et vos critiques.
C'est dans ce but que nous entendons garantir à notre presse la liberté dont
elle jouit déjà, ainsi qu'il en est dans tous les pays où les citoyens sont ja-
loux de leurs opinions. Aucune restriction, en dehors de celles prévues par
la loi, et qui sont nécessaires à l'exercice même de cette liberté, ne sera ap-
portée aux moyens de diffusion des idées. Comme nous serions heureux,
toutefois, si, s'écartant de la critique simplement destructive, notre Presse
haussait d'un ton sa vocation pour aider le Gouvernement, par des sugges-
tions utiles, à résoudre les problèmes essentiels à notre évolution !
« Peuple haïtien — Nous avons mesuré les obstacles et les difficultés
de toutes sortes qui sont attachés à notre état. Nous savons quelle dose de
courage et les sacrifices nombreux qu'impose le lourd privilège que vous
nous avez confié ; mais nous avons accepté et nous voulons être prêt, à la
fin de notre journée, à vous regarder en face pour la reddition de
comptes. »

* * *

Ce message présidentiel produisit la plus favorable impression.


Bien que le Colonel Magloire fût connu de tous ses amis comme com-
plètement dégagé de ces préventions et préjugés dont tant de politi-
ciens se sont fait une arme contre leurs adversaires, on lui sut gré
d'avoir blâmé en termes énergiques la campagne de haine et de déni-
grement poursuivie si atrocement pendant ces derniers temps.
Ainsi qu'il l'avait promis dans son discours inaugural, le nouveau
Président s'est immédiatement mis à l'œuvre pour l'exécution d'un
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 416

vaste programme visant à assurer le progrès culturel, social et écono-


mique du peuple haïtien par l'élévation du niveau de vie de toutes les
classes de la population. Ce programme pratique, entrepris en vertu
d'un plan quinquennal de 40 millions de dollars, comporte la construc-
tion de routes de [340] pénétration, la création de cités ouvrières, de
logements salubres à bon marché, d'hôpitaux et dispensaires, d'écoles
rurales, urbaines, industrielles, secondaires, d'universités populaires ;
d'institutions de crédit agricole et artisanal, de centres de rééducation
ou d'éducation des adultes, etc. On est unanime à reconnaître que les
progrès réalisés, du 6 décembre 1950 au 6 décembre 1952, dans
l'ordre politique, social, religieux, scolaire, sanitaire, agricole, indus-
triel, touristique, par le Gouvernement du Président Magloire en cette
courte période de deux ans 82 permettent d'espérer un avenir brillant
pour le peuple haïtien — grâce à une paix maintenue dans la justice ;
grâce à la protection et aux garanties sérieuses accordées aux capita-
listes désireux de placer leurs fonds dans les entreprises industrielles
du pays ; grâce à l'assistance technique des Nations Unies et des
autres Organisations spécialisées ; grâce à la collaboration de l'Institut
des Affaires Interaméricaines et à l'application du Point-Quatre du
Gouvernement Américain ; grâce enfin à l'esprit de solidarité et de
concorde que la République d'Haïti apporte dans ses relations avec
l'Organisation des États Américains et toutes les nations libres du
monde.

82 Voir Deux Ans au Service du Pays, Secrétairerie d'État de la Présidence,


Port-au-Prince, 1952.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 417

[335]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

APPENDICE
LA CONSTITUTION
DU 25 NOVEMBRE 1950

Message du Président de l'Assemblée Constituante


au Peuple Haïtien

Retour à la table des matières

Haïtiens, — Vous nous avez, par votre libre volonté exprimée avec
éloquence dans la journée désormais historique du 8 octobre 1950,
confié la haute mission de vous donner une Constitution démocra-
tique, garantissant pleinement vos droits et vos libertés.
Conformément au décret de convocation de la Junte de Gouverne-
ment, nous nous sommes réunis dans la ville des Gonaïves et avons,
au cours de nombreuses séances tenues du 3 au 25 novembre, voté
une Constitution qui, par sa publication dans le journal officiel, Le
Moniteur, devient la loi suprême de la République d'Haïti.
Nous n'avons pas la prétention d'avoir fait une œuvre parfaite, ré-
pondant à tous les besoins et à toutes les aspirations de la Nation haï-
tienne. Nous pouvons cependant affirmer que nous nous sommes ef-
forcés, par les innovations que nous y avons introduites, de nous rap-
procher le plus possible de l'idéal démocratique qu'Abraham Lincoln a
défini dans la formule célèbre : « Le gouvernement du peuple par le
peuple et pour le peuple. »
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 418

* * *

Pour donner à cette formule sa pleine application, nous avons déci-


dé que l'élection du Président de la République se fera au suffrage di-
rect et au scrutin secret, afin que tous les Haïtiens majeurs puissent ef-
fectivement participer au choix du Chef de l'État en même temps qu'à
celui de leurs représentants au Corps législatif. Le Président, élu dans
ces conditions, prend une conscience plus nette de ses lourdes respon-
sabilités [336] envers la Nation, puisqu'il tient son autorité de la vo-
lonté populaire s'exprimant par des élections honnêtes, dégagées de
tous marchandages et compromissions répréhensibles.
Le trait le plus distinctif de la nouvelle Constitution est l'agrandis-
sement du corps électoral par le droit de vote accordé à la femme haï-
tienne. Cette réforme s'imposait comme une obligation par suite de
nos engagements internationaux et comme un acte de justice à l'égard
de notre population féminine qui, dans les différentes branches de l'ac-
tivité nationale, apporte une contribution si précieuse au progrès moral
et au développement économique du pays.
Tout en posant définitivement le principe de l'égalité des droits po-
litiques de l'homme et de la femme, la Constituante a estimé qu'il était
prudent de procéder par étapes et que l'exercice de ces droits par la
femme devait être temporairement limité à l'électorat municipal. Une
telle limitation, inspirée par des considérations d'ordre local, ne porte
aucune atteinte au principe lui-même, reconnu dans la Charte des Na-
tions Unies, dans la Déclaration Américaine des Droits de l'Homme
signée à Bogota le 2 mai 1948 et dans la Déclaration Universelle des
Droits Humains proclamée à Paris le 10 décembre 1948.
Une fois échu le délai prescrit par la Constitution, l'Haïtienne ma-
jeure aura le plein exercice de ses droits politiques.

* * *

Aux libertés et droits traditionnels reconnus aux citoyens par les


précédentes Constitutions, nous avons ajouté les devoirs nouveaux
qu'imposent à la République d'Haïti l'évolution sociale de son peuple
et ses obligations internationales.
L'État moderne doit se proposer comme but essentiel le complet
développement de l'homme au sein de la société. Afin de favoriser
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 419

l'établissement d'une vraie démocratie et d'assurer le progrès culturel,


économique et social de son peuple, il doit travailler à l'amélioration
de la santé publique ; à l'élévation du niveau de vie de toutes les
classes de la nation ; à l'organisation d'un système d'éducation basé
sur les principes de liberté, de moralité, de civisme et de solidarité hu-
maine et garantissant à tous l'égalité d'opportunités grâce à laquelle
chaque individu, suivant ses dons et ses mérites, profitera des avan-
tages que lui offre la communauté nationale et bénéficiera des résul-
tats du progrès intellectuel, littéraire, artistique, scientifique et tech-
nique accompli dans le monde.
C'est en nous inspirant de ces préoccupations de solidarité humaine
et de justice sociale que nous avons introduit dans la nouvelle Consti-
tution des règles relatives au mariage, à la famille, à l'enfant, au bien
familial, à la diffusion de l'enseignement à tous les degrés, à la protec-
tion du paysan et du travailleur des villes, à la police des campagnes,
au petit crédit rural et au crédit artisanal, à la sécurité sociale, à l'assis-
tance publique.

* * *

[337]
Pour mettre en œuvre un tel programme, l'État, qui est la personni-
fication de la Nation, a pour organe et agent d'exécution le Gouverne-
ment, composé du Pouvoir Législatif, du Pouvoir Exécutif et du Pou-
voir Judiciaire.
Le succès de toute organisation politique dépend, dans un régime
républicain et représentatif, de l'équilibre qui doit nécessairement
exister entre ces trois Pouvoirs, chacun exerçant ses attributions d'une
manière indépendante sans qu'ils puissent cependant être séparés par
des cloisons étanches. L'histoire politique de notre pays a été souvent
marquée par des conflits graves qui ont dressé, l'un contre l'autre, le
Pouvoir Exécutif et le Pouvoir Législatif et ont abouti, presque tou-
jours, à la révolte sanglante, parce que la Constitution n'avait prévu
aucun moyen de résoudre la crise.
L'Assemblée Constituante a voulu être plus prévoyante : elle donne
au Président de la République, dans les cas extrêmes, le droit de dis-
soudre, après deux ajournements, le Corps législatif, en renvoyant sé-
nateurs et députés devant leurs électeurs. Cette solution est la plus dé-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 420

mocratique qu'on puisse adopter puisqu'elle fait du peuple, de qui


émane tout pouvoir, l'arbitre suprême d'une situation jugée dangereuse
pour la paix et la bonne marche des affaires publiques.
Le droit de dissolution est un instrument dont le Chef de l'État ne
devra user qu'avec prudence. Aucune entrave ne doit en effet être ap-
portée à l'exercice du droit de contrôle que la Constitution confère aux
Membres du Corps législatif. Nulle atteinte ne peut être portée à leurs
prérogatives, que nous estimons indispensables pour assurer leur com-
plète indépendance et leur permettre de garder la confiance du peuple
dans leur intégrité et leur souci unique de l'intérêt général.

* * *

Pour faciliter le travail du Corps Législatif et du Pouvoir Exécutif


dans l'élaboration et l'exécution d'un vaste plan de développement
économique et social, la Constitution crée auprès du Président de la
République un organisme de caractère purement technique dénommé
Conseil de Gouvernement, dont les importantes attributions seront
fixées par la loi.
De même, en vue d'exercer un contrôle sérieux et permanent des
dépenses publiques, les Chambres éliront au scrutin secret, au début
de chaque session, une Commission Interparlementaire chargée de
faire rapport sur la gestion des Secrétaires d'État afin de permettre à
chacune des deux Assemblées de leur accorder ou de leur refuser dé-
charge. Cette Commission Interparlementaire, qui pourra se faire as-
sister de spécialistes comptables, remplacera efficacement la Chambre
des Comptes.

* * *

[338]
La protection des droits de l'homme et des intérêts de la nation doit
être assurée par des institutions permanentes, dont la principale est la
Justice. C'est dans les tribunaux, ouverts à tous sans distinction d'ori-
gine, de sexe, de classe, de fortune ou de religion, que toute atteinte
aux droits d'autrui doit être jugée.
Les agents du Pouvoir Exécutif se rendent parfois coupables d'at-
tentats à la liberté individuelle ou aux autres droits fondamentaux du
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 421

citoyen : ces actes arbitraires doivent être réprimés. Pour que nul ne
puisse échapper à cette juste répression, la Constitution décrète que la
prescription ne pourra être invoquée — au profit d'un fonctionnaire,
civil ou militaire, qui se serait rendu coupable d'actes arbitraires ou
illégaux au préjudice de particuliers — qu'à partir de la cessation de
ses fonctions. Elle ajoute que tous actes accomplis en violation de la
Constitution et des lois, et qui auront porté préjudice aux tiers, auto-
risent ceux-ci à demander réparation en justice tant contre l'État que
contre le Secrétaire d'État qui les aura commis ou qui y aura participé.
C'est là une disposition d'une grande portée juridique et morale, parce
qu'elle impute la responsabilité de l'acte arbitraire et illégal non uni-
quement à l'État, personne morale, mais aux personnes physiques qui
l'auront perpétré.
Quand le Pouvoir Législatif lui-même abuse de ses privilèges et
vote des mesures qui violent la Charte constitutionnelle ou des enga-
gements internationaux, ces mesures doivent être décrétées inopé-
rantes pour cause d'inconstitutionnalité.

* * *

Nous avons entouré le Corps Judiciaire de toutes les garanties dési-


rables pour qu'il puisse remplir sa mission d'une équitable et humaine
distribution de la justice, et l'avons investi, par sa Cour de Cassation,
du droit éminent de prononcer l'inconstitutionnalité de toute loi rendue
en violation des règles intangibles de la Constitution.
En raison du grand prestige et de l'autorité morale que confèrent à
la Cour de Cassation la science et l'intégrité de ses membres, l'Assem-
blée Constituante a pensé qu'en cas de vacance présidentielle nul n'est
mieux qualifié que le Président de ce Haut Tribunal pour être investi
du Pouvoir Exécutif jusqu'à l'élection d'un nouveau Chef de l'État.

* * *

Un problème de grande importance politique et économique a par-


ticulièrement retenu notre attention : c'est celui de la décentralisation.
La Constitution établit des règles plus précises pour assurer le déve-
loppement de la section rurale, l'autonomie communale, le fonctionne-
ment du conseil de préfecture, en attendant qu'une loi vienne répondre
aux vœux légitimes des populations de diverses régions du pays en
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 422

donnant à l'organisation départementale des bases plus rationnelles et


plus justes.

* * *

[339]
Nous avons l'espoir que la Constitution du 25 novembre 1950 —
œuvre d'adaptation de la réalité haïtienne aux plus hautes valeurs spi-
rituelles et aux fins supérieures de l'homme — restera, dans les mains
du Peuple haïtien et de son Gouvernement, un instrument de civilisa-
tion dans la lumière de l'esprit et de la conscience, de paix dans la li-
berté, de justice dans l'ordre, de prospérité par la collaboration des
classes sociales et par la coopération internationale.
La Constitution du 25 novembre 1950 réaffirme la fidélité du
Peuple haïtien à la devise de son Drapeau : l'Union fait la Force, et sa
foi dans les principes de liberté, d'égalité et de fraternité, qui sont les
conquêtes les plus précieuses de notre civilisation chrétienne.

Le Président de l'Assemblée Constituante :


Dantès Bellegarde

Gonaïves, 25 novembre 1950.

[340]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 423

[341]

Histoire du peuple haïtien.


(1492-1952)

CONSTITUTION
DE LA RÉPUBLIQUE
D'HAÏTI
Préambule

Nous, Membres de l’Assemblée constituante, élus le 8 octobre


1950 en vue de donner au Peuple haïtien une Constitution démocra-
tique garantissant ses droits et ses libertés, nous sommes réunis dans
la Ville des Gonaïves, du 3 au 25 novembre 1950, et avons voté une
Constitution,
Qui fortifie l'unité nationale,
Etablit l'équilibre des pouvoirs de l'État,
Consolide la paix intérieure,
Garantit la justice,
Assure la protection du travail,
Procure les bénéfices de la liberté et de la culture à tous les Haï-
tiens sans distinction,
Et vise à constituer une Nation haïtienne socialement juste, écono-
miquement libre et politiquement indépendante sur les bases d'une dé-
mocratie solidaire.
Ordonnons que la présente Constitution, signée solennellement le
25 novembre 1950 dans la Ville des Gonaïves, chef-lieu du Départe-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 424

ment de l'Artibonite, soit publiée dans le Moniteur, journal officiel de


la République, pour devenir, dès sa publication, la Loi suprême de la
République d'Haïti.

TITRE I
Du territoire de la République

Article premier. — Haïti est une République indivisible, souve-


raine, indépendante, démocratique et sociale.
Port-au-Prince est sa capitale et le siège de son Gouvernement. Ce
siège peut être transporté ailleurs suivant les circonstances. Toutes les
îles adjacentes, dont les principales sont : La Tortue, la Gonâve, l'Ile-
à-Vache, les Cayemittes, [342] la Navase, la Grande Caye et toutes
celles qui se trouvent dans les limites consacrées par le Droit des Gens
font partie intégrante du territoire de la République, lequel est invio-
lable et inaliénable.
Article 2. — Le territoire de la République d'Haïti est divisé en dé-
partements. Le département est subdivisé en arrondissements, l'arron-
dissement en communes, la commune en quartiers et en sections ru-
rales.
La loi détermine le nombre et les limites de ces divisions et subdi-
visions dont elle règle également l'organisation et le fonctionnement.

TITRE II
Chapitre premier
Des Droits

Article 3. — La réunion des droits civils et politiques constitue la


qualité de citoyen.
L'exercice de ces droits est réglé par la loi.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 425

Article 4. — Tout haïtien, sans distinction de sexe, âgé de 21 ans


accomplis, exerce les droits politiques, s'il réunit les autres conditions
déterminées par la Constitution et par la loi.
Néanmoins, le droit de vote pour la femme ne s'exercera, à titre
transitoire, que pour l'électorat et l’éligibilité aux fonctions munici-
pales. La loi devra assurer le plein et entier exercice de tous les droits
politiques à la femme dans un délai qui ne pourra excéder trois ans
après les prochaines élections municipales générales.
Cette période accomplie, aucune entrave ne pourra empêcher
l'exercice de ces droits.
L'aptitude de la femme à toutes fonctions civiles de l'Administra-
tion publique est reconnue.
Toutefois, la loi règle les conditions auxquelles la femme sera tran-
sitoirement soumise sous le rapport familial et matrimonial, l'accès
restant ouvert à toutes réformes jugées utiles pour réaliser un régime
d'égalité absolue entre les sexes.
Article 5. — Les règles relatives à la nationalité sont déterminées
par la loi.
Les étrangers peuvent acquérir la nationalité haïtienne en se
conformant aux règles établies par la loi.
Les étrangers naturalisés haïtiens ne sont admis à l'exercice des
droits politiques que dix ans à partir de la date de leur naturalisation.
Article 6. — Tout étranger qui se trouve sur le territoire d'Haïti
jouit de la protection due aux haïtiens, sauf les mesures dont la néces-
sité se ferait sentir contre les ressortissants des pays où l'Haïtien ne
jouit pas de cette même protection.
Article 7. — L'exercice, la jouissance, la suspension et la perte des
droits politiques sont réglés par la loi.
[343]
Article 8. — Le droit de propriété immobilière est accordé à
l'étranger résidant en Haïti pour les besoins de sa demeure.
Cependant l'étranger résidant en Haïti ne peut être propriétaire de
plus d'une maison d'habitation dans une même localité. Il ne peut, en
aucun cas, se livrer au trafic de location d'immeubles.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 426

Toutefois, les sociétés étrangères de constructions immobilières


bénéficieront d'un statut spécial réglé par la loi.
Le droit de propriété immobilière est également accordé à l'étran-
ger résidant en Haïti et aux sociétés étrangères pour les besoins de
leurs entreprises agricoles, commerciales, industrielles ou d'enseigne-
ment, dans les limites et conditions déterminées par la loi.
Ce droit prendra fin dans une période de deux années après que
l'étranger aura cessé de résider dans le pays ou qu'auront cessé les
opérations de ces sociétés conformément à la loi qui détermine les
règles à suivre pour la transmission et la liquidation des biens apparte-
nant aux étrangers.
Tout citoyen est habile à dénoncer les violations de ces disposi-
tions.

Chapitre II
Du Droit public

Article 9. — Les Haïtiens sont égaux devant la loi, sous réserve


des restrictions qui peuvent être prévues par la loi concernant les Haï-
tiens par naturalisation.
Tout Haïtien a le droit de prendre une part effective au gouverne-
ment de son pays, d'occuper des fonctions publiques ou d'être nommé
à des emplois de l'État, sans aucune distinction de couleur, de sexe ou
de religion.
L'Administration des Services publics de l'État, en ce qui concerne
les nominations, termes et conditions de service, doit être exempte de
tout privilège, de toute faveur ou discrimination.
Article 10. — L'État garantit le droit à la vie et la liberté de tous
ceux qui se trouvent sur le territoire de la République.
Nul ne peut être poursuivi, arrêté ou détenu que dans les cas déter-
minés par la loi et selon les formes qu'elle prescrit.
L'arrestation et la détention n'auront lieu que sur le mandat d'un
fonctionnaire légalement compétent.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 427

Pour que ce mandat puisse être exécuté, il faut :


Qu'il exprime formellement le motif de la détention et la disposi-
tion de loi qui punit le fait imputé ;
Qu'il soit notifié et qu'il en soit laissé copie au moment de l'exécu-
tion à la personne inculpée, sauf le cas de flagrant délit.
Toute rigueur ou contrainte qui n'est pas nécessaire pour appréhen-
der une personne ou la maintenir en détention, toute pression morale
ou brutalité physique notamment pendant l'interrogatoire, sont inter-
dites. Les parties lésées peuvent se pourvoir devant les tribunaux com-
pétents en poursuivant, sans aucune autorisation préalable, soit les au-
teurs, soit les exécuteurs.
Article 11. — Nul ne peut être distrait des juges que la Constitu-
tion ou la loi lui assigne.
Un civil n'est point justiciable d'une Cour militaire, ni un militaire,
en matière civile exclusivement, ne sera distrait des tribunaux de droit
commun, exception faite pour le cas d'état de siège légalement décla-
ré.
[344]
Article 12. — Aucune visite domiciliaire, aucune saisie de papiers
ne peuvent avoir lieu qu'en vertu de la loi et dans les formes qu'elle
prescrit.
Article 13. — La loi ne peut avoir d'effet rétroactif, sauf en matière
pénale, quand elle est favorable au délinquant.
La loi rétroagit toutes les fois qu'elle ravit des droits acquis.
Article 14. — Nulle peine ne peut être établie que par la loi ni ap-
pliquée que dans les cas qu'elle détermine.
Article 15. — Le droit de propriété est garanti, néanmoins l'expro-
priation pour cause d'utilité publique légalement constatée peut avoir
lieu moyennant le paiement ou la consignation ordonnée par justice
aux ordres de qui de droit, d'une juste et préalable indemnité.
Mais la propriété entraîne également des obligations. Il n'en peut
être fait un usage contraire à l'intérêt général.
Le propriétaire foncier doit cultiver, exploiter le sol et le protéger,
notamment contre l'érosion.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 428

La sanction de cette obligation est prévue par la loi.


Le droit de propriété ne s'étend pas aux sources, rivières, cours
d'eau, mines et carrières. Ils font partie du domaine public de l'État.
Le propriétaire du sol où se trouvent les sources, rivières, mines et
carrières, aura droit à une juste et préalable indemnité exclusivement
pour le sol en cas d'usage ou d'exploitation par l'État ou ses conces-
sionnaires.
Les conditions d'usage ou d'exploitation sont déterminées par la
loi.
Article 16. — La liberté de travail s'exerce sous le contrôle et la
surveillance de l'État et est conditionnée par la loi.
Néanmoins, il est interdit, sauf les exceptions et les distinctions
établies par la loi, à tous les importateurs, commissionnaires, agents
de manufactures de se livrer au commerce de détail, même par per-
sonne interposée.
La loi définira ce que l'on entend par personne interposée.
Article 17. — Tout travailleur a droit à un juste salaire, au perfec-
tionnement de son apprentissage, à la protection de sa santé, à la sécu-
rité sociale, au bien-être de sa famille dans la mesure correspondant au
développement économique du pays.
C'est une obligation morale pour l'employeur de contribuer, suivant
ses moyens, à l'éducation de ses travailleurs illettrés.
Tout travailleur a le droit de participer, par l'intermédiaire de ses
délégués, à la détermination collective des conditions de travail et de
défendre ses intérêts par l'action syndicale.
Le congé annuel payé est obligatoire.
Article 18. — La peine de mort ne peut être établie en matière poli-
tique, excepté pour crime de trahison.
Le crime de trahison consiste pour l'Haïtien, à participer à une ac-
tion armée d'un État étranger contre la République d'Haïti, à se joindre
à cet État ou à lui prêter appui et secours.
Article 19. — Chacun a le droit d'exprimer son opinion en toute
matière et par tous les moyens en son pouvoir.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 429

L'expression de la pensée, quelle que soit la forme qu'elle affecte,


ne peut être soumise à aucune censure, exception faite du cas d'état de
guerre déclarée.
Les abus du droit d'expression sont définis et réprimés par la loi.
Article 20. — Toutes les religions et tous les cultes reconnus en
Haïti sont libres.
Chacun a le droit de professer sa religion, d'exercer son culte,
pourvu qu'il ne trouble par l'ordre public.
[345]
La religion catholique, professée par la majorité des Haïtiens, jouit
d'une situation spéciale découlant du Concordat.
Article 21. — Le mariage tendant à la pureté des mœurs en contri-
buant à une meilleure organisation de la famille, base fondamentale de
la société, l'État devra, par tous les moyens possibles et nécessaires,
en faciliter la réalisation et encourager sa propagation dans le peuple
et tout particulièrement dans la classe paysanne.
Article 22. — La liberté de l'enseignement s'exerce conformément
à la loi, sous le contrôle et la surveillance de l'État qui doit s'intéresser
à la formation morale et civique de la jeunesse.
L'instruction publique est une charge de l'État et des Communes.
L'instruction primaire est obligatoire.
L'instruction publique est gratuite à tous les degrés.
L'enseignement technique et professionnel doit être généralisé.
L'accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à
tous, uniquement en fonction du mérite.
Article 23. — Le jury, dans les cas déterminés par la loi, est établi
en matière criminelle. Les délits politiques, commis par la voie de la
presse ou autrement, seront jugés avec l'assistance du jury.
Article 24. — Les Haïtiens ont le droit de s'assembler paisiblement
et sans armes, même pour s'occuper d'objets politiques, en se confor-
mant aux lois qui règlent l'exercice de ce droit, sans néanmoins qu'il y
ait lieu à une autorisation préalable.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 430

Cette disposition ne s'applique point aux rassemblements publics,


lesquels restent entièrement soumis aux lois de police.
Article 25. — Les Haïtiens ont le droit de s'associer, de se grouper
en partis politiques, en syndicats et en coopératives.
Ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive. Et nul ne
peut être contraint de s'affilier à une association ou à un parti poli-
tique.
La loi réglemente les conditions de fonctionnement de ces groupe-
ments et fixe le mode de contrôle des fonds des syndicats.
Article 26. — Le droit de pétition est exercé personnellement par
un ou plusieurs individus, jamais au nom d'un corps.
Article 27. — Le secret des lettres est inviolable sous les peines
édictées par la loi.
Article 28. — Le français est la langue officielle. Son emploi est
obligatoire dans les services publics.
Article 29. — Le droit d'asile est reconnu aux réfugiés politiques,
sous la condition de se conformer à la loi.
Article 30. — L'extradition ne sera ni admise, ni sollicitée en ma-
tière politique.
Article 31. — La loi ne peut ajouter ni déroger à la Constitution.
La lettre de la Constitution doit toujours prévaloir.
[346]

TITRE III
Chapitre premier
De la souveraineté et des pouvoirs auxquels
l’exercice en est délégué

Article 32. — La Souveraineté Nationale réside dans l'universalité


des citoyens.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 431

Article 33. — L'exercice de cette souveraineté est délégué à trois


pouvoirs : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judi-
ciaire.
Ils forment le Gouvernement de la République, lequel est essentiel-
lement civil, démocratique et représentatif.
Article 34. — Chaque pouvoir est indépendant des deux autres
dans ses attributions qu'il exerce séparément.
Aucun d'eux ne peut déléguer ses attributions, ni sortir des limites
qui lui sont fixées.
La responsabilité est attachée à chacun des trois pouvoirs.

Chapitre II
Du pouvoir législatif
ou de la représentation nationale

SECTION I
De la Chambre des députés

Article 35. — La puissance législative s'exerce par deux Chambres


représentatives : une Chambre des députés et un Sénat qui forment le
corps législatif.
Article 36. — Le nombre des députés est fixé par la loi en raison
de la population.
Jusqu'à ce que la loi ait fixé le nombre des citoyens que doit repré-
senter chaque député, il y aura trente-sept députés répartis entre les ar-
rondissements, de la manière suivante :
4 pour l'arrondissement de Port-au-Prince, 2 pour chacun des ar-
rondissements du Cap-Haïtien, des Cayes, de Port-de-Paix, des Go-
naïves, de Jérémie, de Saint-Marc, de Jacmel et 1 député pour chacun
des autres arrondissements.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 432

Le député est élu à la majorité relative des votes émis dans les as-
semblées primaires, d'après les conditions et le mode prescrits par la
loi.
Article 37. — Pour être membre de la Chambre des députés il
faut :
1. être Haïtien et n'avoir jamais renoncé à sa nationalité ;
2. être âgé de 25 ans accomplis ;
3. jouir de ses droits civils et politiques ;
4. avoir résidé au moins une année dans l'arrondissement à repré-
senter.
Article 38. — Les députés sont élus pour quatre ans et sont indéfi-
niment rééligibles.
Ils entrent en fonction le deuxième lundi d'avril qui suit les élec-
tions.
[347]
Article 39. — En cas de mort, démission, déchéance, interdiction
judiciaire, radiation ou acceptation de nouvelle fonction incompatible
avec celle de député, il est pourvu au remplacement du député dans sa
circonscription électorale pour le temps seulement qui reste à courir,
par une élection spéciale sur convocation de l'Assemblée primaire
électorale faite par le Président de la République dans le mois même
de la vacance.
Avant d'agréer une démission, la Chambre pourra enquêter sur les
conditions qui entourent cette démission.
Cette élection a lieu dans une période de trente jours après la
convocation de l'Assemblée primaire, conformément à l'article 124 de
cette Constitution.
Il en sera de même à défaut d'élection ou en cas de nullité des élec-
tions dans une ou plusieurs circonscriptions.
Cependant, si la vacance se produit au cours de la dernière session
ordinaire de la législature ou après la session, il n'y aura pas lieu à
élection partielle.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 433

SECTION II
Du Sénat

Article 40. — Aussitôt que les disponibilités du Trésor public le


permettront, de nouveaux départements pourront être créés, compte
tenu du chiffre de population de certaines régions et, surtout, de leur
double importance économique et politique.
En attendant que la loi vienne fixer le nombre de sénateurs à élire
par département, le Sénat se compose de 21 membres élus par les As-
semblées primaires de chaque département et répartis de la manière
suivante :
6 pour l'Ouest, 4 pour chacun des départements du Nord, de l'Arti-
bonite, du Sud, et trois pour le Nord-Ouest.
Leur mandat dure six ans et ils sont indéfiniment rééligibles. Ils
entrent en fonction le deuxième lundi d'avril qui suit leur élection.
Article 41. — Pour être élu sénateur, il faut :
1. être Haïtien et n'avoir jamais renoncé à sa nationalité ;
2. être âgé de 35 ans accomplis ;
3. jouir des droits civils et politiques ;
4. avoir résidé au moins deux années dans le département à repré-
senter.

Article 42. — En cas de mort, démission, déchéance, interdiction


judiciaire, radiation ou acceptation de nouvelle fonction incompatible
avec celle de sénateur, il est pourvu au remplacement du sénateur dans
sa circonscription électorale pour le temps seulement qui reste à cou-
rir, par une élection spéciale sur convocation de l'Assemblée primaire
électorale faite par le Président de la République, dans le même mois
de la vacance.
Avant d'agréer une démission, le Sénat pourra enquêter sur les cir-
constances qui entourent cette démission.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 434

Cette élection a lieu dans une période de trente jours après la


convocation de l'Assemblée primaire, conformément à l'article 124 de
cette Constitution.
Il en sera de même, à défaut d'élection ou en cas de nullité des
élections dans une ou plusieurs circonscriptions.
Cependant, si la vacance se produit dans les six mois qui précèdent
l'expiration du mandat du sénateur à remplacer, il n'y aura pas lieu à
élection partielle.
[348]
SECTION III
De l'Assemblée nationale

Article 43. — Les deux Chambres se réuniront en Assemblée na-


tionale dans les cas prévus par la Constitution et aussi pour l'ouverture
et la clôture de chaque session.
Les pouvoirs de l'assemblée sont limités et ne peuvent s'étendre à
d'autres objets que ceux qui lui sont spécialement attribués par la
Constitution.
Article 44. — Le président titulaire du Sénat préside l'Assemblée
nationale, le président titulaire de la Chambre des députés en est le
vice-président, les secrétaires du Sénat et de la Chambre des députés
sont les secrétaires de l'Assemblée nationale.
En cas d'empêchement du président titulaire du Sénat, l'Assemblée
nationale est présidée par le président titulaire de la Chambre des dé-
putés et le suppléant du président du Sénat devient le vice-président
de l'Assemblée nationale.
Article 45. — Les attributions de l'Assemblée nationale sont :
1. de recevoir le serment constitutionnel du Président de la Ré-
publique ;
2. de déclarer la guerre sur le rapport du pouvoir exécutif ;
3. d'approuver ou de rejeter les traités de paix et autres traités
et conventions internationales ;
4. de réviser la Constitution.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 435

Article 46. — Les séances de l'Assemblée nationale sont pu-


bliques. Néanmoins, elles peuvent avoir lieu à huis clos sur la de-
mande de cinq membres et il sera ensuite décidé, à la majorité abso-
lue, si la séance doit être reprise en public.
Article 47. — En cas d'urgence, lorsque le corps législatif n'est pas
en session, le pouvoir exécutif peut convoquer l'Assemblée nationale
en session extraordinaire.
Article 48. — La présence dans l'Assemblée nationale de la majo-
rité de chacune des deux Chambres est nécessaire pour prendre les ré-
solutions.

SECTION IV
De l'exercice du pouvoir législatif

Article 49. — Le corps législatif a son siège à Port-au-Prince.


Néanmoins, suivant les circonstances, ce siège peut être transféré
ailleurs au même lieu et même temps que celui du pouvoir exécutif.
Article 50. — Le corps législatif se réunit, de plein droit, chaque
année, le deuxième lundi d'avril.
La session prend date dès l'ouverture des deux Chambres en As-
semblée nationale.
La session est de trois mois. En cas de nécessité, elle peut être pro-
longée de un à deux mois, par le pouvoir exécutif ou le pouvoir légis-
latif.
Le Président de la République peut ajourner les Chambres, mais
l'ajournement ne peut être de plus d'un mois, et pas plus de deux
ajournements ne peuvent avoir lieu dans le cours d'une même session.
[349]
Le temps de l'ajournement ne sera pas imputé sur la durée constitu-
tionnelle de la session.
Article 51. — En cas de conflit grave, soit entre les deux
Chambres, soit entre elles ou l'une d'elles et le pouvoir exécutif, le
Président de la République a la faculté de dissoudre le corps législatif.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 436

Le décret de dissolution ordonnera en même temps de nouvelles


élections.
Ces élections auront lieu dans un délai de trois mois à partir de la
date du susdit décret.
Durant ces trois mois, le Président de la République pourvoira aux
nécessités des Services publics par arrêtés pris en Conseil des secré-
taires d'État.
Il ne pourra, cependant, user du droit de dissolution qu'après avoir
vainement recouru à la voie de l'ajournement ou quand, suivant l'ar-
ticle précédent, il ne pourra plus y recourir.
Article 52. — Dans l'intervalle des sessions et en cas d'urgence, le
Président de la République peut convoquer le corps législatif à l'extra-
ordinaire.
Il lui rend alors compte de cette mesure par un message.
Dans le cas de convocation à l'extraordinaire, le corps législatif ne
pourra décider sur aucun objet étranger aux motifs de cette convoca-
tion.
Cependant, tout sénateur ou député peut entretenir l'assemblée à la-
quelle il appartient de questions d'intérêt général.
Article 53. — Chaque Chambre vérifie et valide les pouvoirs de
ses membres et juge souverainement les contestations qui s'élèvent à
ce sujet.
Article 54. — Les membres de chaque Chambre prêtent le serment
suivant : « Je jure de maintenir les droits du peuple et d'être fidèle à la
Constitution ».
Article 55. — Les séances des deux Chambres sont publiques.
Chaque Chambre peut se former en comité secret sur la demande de
cinq membres et décider ensuite à la majorité si la séance doit être re-
prise en public.
Article 56. — Aucun monopole ne peut être établi qu'en faveur de
l'État ou des communes et dans les conditions déterminées par la loi.
Cependant l'État et les communes, dans l'exercice de ce privilège,
peuvent s'adjoindre ou se substituer des sociétés ou des compagnies.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 437

Dans ce cas, le contrat de concession devra être soumis à la ratifi-


cation du corps législatif.
Article 57. — Le pouvoir législatif fait des lois sur tous les objets
d'intérêt public.
L'initiative appartient à chacune des deux Chambres ainsi qu'au
pouvoir exécutif.
Toutefois, la loi budgétaire, celle concernant l'assiette, la quotité et
le mode de perception des impôts et contributions, celle ayant pour
objet de créer des recettes ou d'augmenter les recettes de l'État ou
d'augmenter les dépenses de l'État, doivent être votées d'abord par la
Chambre des députés.
En cas de désaccord entre les deux Chambres relativement aux lois
mentionnées dans le précédent paragraphe, chaque Chambre nomme,
au scrutin de liste et en nombre égal, une Commission interparlemen-
taire qui résoudra en dernier ressort le désaccord.
Si le désaccord se produit à l'occasion de toute autre loi, celle-ci
sera ajournée jusqu'à la session suivante. Si, à cette session et même
en cas de renouvellement des Chambres, la loi étant présentée à nou-
veau, une entente ne se réalise pas, chaque Chambre nommera au
scrutin de liste et en nombre égal, une Commission interparlemen-
taire, chargée d'arrêter le texte définitif qui sera soumis aux deux as-
semblées, à commencer par celle qui avait primitivement voté la loi.
Et si ces nouvelles délibérations ne donnent aucun résultat, le projet
ou la proposition de loi sera retiré.
[350]
Le pouvoir exécutif a seul le droit de prendre l'initiative des lois
concernant les dépenses publiques ; et aucune des deux Chambres n'a
le droit d'augmenter tout ou partie des dépenses proposées par le pou-
voir exécutif.
Article 58. — Chaque Chambre, par ses règlements, nomme son
personnel, fixe sa discipline et détermine le mode suivant lequel elle
exerce ses attributions.
Chaque Chambre peut appliquer des peines disciplinaires à ses
membres pour conduite répréhensible et peut radier un membre par la
décision de la majorité des deux tiers de ses membres.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 438

Article 59. — Tout membre du corps législatif qui, pendant la du-


rée de son mandat, aura été frappé d'une condamnation le rendant in-
éligible, sera déchu de sa qualité de député ou de sénateur.
Article 60. — Les membres du corps législatif sont inviolables du
jour de leur prestation de serment jusqu'à l'expiration de leur mandat.
Ils ne peuvent être exclus de la Chambre dont il font partie, ni être
en aucun temps poursuivis et attaqués pour les opinions et votes émis
par eux, soit dans l'exercice de leur fonction, soit à l'occasion de cet
exercice.
Aucune contrainte par corps ne peut être exercée contre un membre
du corps législatif pendant la durée de son mandat.
Article 61. — Nul membre du corps législatif ne peut, durant son
mandat, être poursuivi ni arrêté en matière criminelle, correctionnelle
ou de police, même pour délit politique, si ce n'est avec l'autorisation
de la Chambre à laquelle il appartient, sauf le cas de flagrant délit
pour faits emportant une peine afflictive et infamante. Il en est alors
référé sans délai à la Chambre des députés ou au Sénat, suivant qu'il
s'agit d'un député ou d'un sénateur, si le corps législatif est en session ;
dans le cas contraire, à l'ouverture de la prochaine session ordinaire ou
extraordinaire.
Article 62. — Aucune des deux Chambres ne peut prendre de réso-
lutions sans la présence de la majorité absolue de ses membres.
Article 63. — Aucun acte du corps législatif ne peut être pris qu'à
la majorité des membres présents, excepté lorsqu'il en est autrement
prévu par la présente Constitution.
Article 64. — Chaque Chambre a le droit d'enquêter sur les ques-
tions dont elle est saisie.
Ce droit est limité par le principe de la séparation des pouvoirs,
conformément à l'article 34 de la présente Constitution.
Article 65. — Tout projet de loi doit être voté article par article.
Article 66. — Chaque Chambre a le droit d'amender et de diviser
les articles et amendements proposés. Les amendements votés par une
Chambre ne peuvent faire partie d'un projet de loi qu'après avoir été
votés par l'autre Chambre ; et aucun projet de loi ne deviendra loi
qu'après avoir été voté dans la même forme par les deux Chambres.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 439

Tout projet peut être retiré de la discussion tant qu'il n'a pas été dé-
finitivement voté.
Article 67. — Toute loi votée par le corps législatif est immédiate-
ment adressée au Président de la République qui, avant de la promul-
guer, a le droit d'y faire des objections en tout ou en partie.
Dans ce cas, il renvoie la loi avec ses objections, à la Chambre où
elle a été primitivement votée. Si la loi est amendée par cette
Chambre, elle est renvoyée à l'autre Chambre avec les objections.
Si la loi ainsi amendée est votée par la seconde Chambre, elle sera
adressée de nouveau au Président de la République pour être promul-
guée.
[351]
Si les objections sont rejetées par la Chambre qui a primitivement
voté la loi, elle est renvoyée à l'autre Chambre avec les objections.
Si la seconde Chambre vote également le rejet, la loi est renvoyée
au Président de la République qui est dans l'obligation de la promul-
guer.
Le rejet des objections est voté par l'une et l'autre Chambre à la
majorité des deux tiers de chacune d'elles ; dans ce cas, les votes de
chaque Chambre seront donnés par « oui » et par « non » et consignés
en marge du procès-verbal à côté du nom de chaque membre de l'as-
semblée.
Si, dans l'une et l'autre Chambre, les deux tiers ne se réunissent
pour amener ce rejet, les objections sont acceptées.
Article 68. — Le droit d'objection doit être exercé dans un délai de
huit jours à partir de la date de la réception de la loi par le Président de
la République, à l'exclusion des dimanches, des jours de fêtes natio-
nales, légales, de chômage et de ceux d'ajournement du corps législa-
tif, conformément à l'article 50 de la présente Constitution.
Ce même délai s'applique à l'examen des objections prévues dans
l'article précédent.
Article 69. — Si dans les délais prescrits, le Président de la Répu-
blique ne fait aucune objection, la loi doit être promulguée, à moins
que la session du corps législatif n'ait pris fin avant l'expiration des
délais ; dans ce cas, la loi demeure ajournée. La loi ainsi ajournée, est,
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 440

à l'ouverture de la session, adressée au Président de la République


pour l'exercice de son droit d'objection.
Article 70. — Un projet de loi rejeté par l'une des deux Chambres
ne peut être reproduit dans la même session.
Article 71. — Les lois et autres actes du corps législatif et de l'As-
semblée nationale sont rendus officiels par la voie du « Moniteur » et
insérés dans le bulletin imprimé et numéroté ayant pour titre : « Bulle-
tin des Lois ».
Article 72. — La loi prend date du jour de son adoption définitive
par les deux Chambres, mais elle ne devient obligatoire qu'après la
promulgation qui en est faite par le Président de la République.
Article 73. — Nul ne peut en personne présenter des pétitions au
corps législatif.
Article 74. — L'interprétation des lois par voie d'autorité n'appar-
tient qu'au pouvoir législatif, elle est donnée dans la forme d'une loi.
Article 75. — Chaque membre du corps législatif reçoit une in-
demnité mensuelle de mille deux cent cinquante gourdes à partir de sa
prestation de serment.
Tout membre du corps législatif devenu secrétaire d'État, sous-se-
crétaire d'État ou agent diplomatique cesse d'avoir droit à l'indemnité
qui lui est allouée à l'alinéa précédent, sauf s'il s'agit de mission tem-
poraire.
La fonction de membre du corps législatif est incompatible avec
toute autre fonction rétribuée par l'État, sauf celle de secrétaire d'État,
sous-secrétaire d'État ou agent diplomatique.
Le parlementaire devenu secrétaire d'État, sous-secrétaire d'État ou
agent diplomatique, ne pourra prendre part aux travaux de délibéra-
tions de la Chambre à laquelle il appartient.
Le droit de questionner ou d'interpeller un membre du Cabinet ou
le Cabinet entier est reconnu à tout membre des deux Chambres sur
les faits et actes de l'administration.
La demande d'interpellation doit être appuyée du tiers des
membres du corps intéressé.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 441

[352]

Chapitre III
Du pouvoir exécutif

SECTION I
Du Président de la République

Article 76. — Le pouvoir exécutif est exercé par un citoyen qui re-
çoit le titre de Président de la République.
Article 77. — Le Président de la République est élu pour six ans. Il
n'est pas immédiatement rééligible et ne peut, en aucun cas, bénéficier
de prolongation de mandat.
Il entre en fonction au 15 mai de Tannée où il est élu, sauf s'il est
élu pour remplir une vacance, dans ce cas, il entre en fonction dès son
élection et son mandat est censé avoir commencé depuis le 15 mai
précédant la date de son élection.
Article 78. — Pour être élu Président de la République, il faut :
1. être Haïtien, né d'un père qui lui-même est né Haïtien, ou à
défaut de reconnaissance paternelle, d'une mère, née égale-
ment Haïtienne ;
2. n'avoir jamais renoncé à la nationalité haïtienne ;
3. être âgé de 40 ans accomplis ;
4. jouir des droits civils et politiques ;
5. être propriétaire d'immeubles en Haïti, et avoir dans le pays
sa résidence habituelle.
Avant d'entrer en fonction, le Président de la République prête de-
vant l'Assemblée nationale le serment suivant :
« Je jure devant Dieu et devant la nation d'observer et de faire ob-
server fidèlement la Constitution et les lois du peuple haïtien, de res-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 442

pecter ses droits, de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité


du territoire ».
Article 79. — Le Président de la République nomme et révoque les
secrétaires d'État ainsi que les fonctionnaires et employés publics. Il
est chargé de veiller à l'exécution des traités de la République.
Il fait sceller les lois du sceau de la République et les promulgue
dans le délai prescrit par les articles 67, 68 et 69 de la présente Consti-
tution.
Il est chargé de faire exécuter la Constitution et les lois, actes et dé-
crets du corps législatif et de l'Assemblée nationale.
Il fait tous règlements et arrêtés nécessaires à cet effet, sans pou-
voir jamais suspendre et interpréter les lois, actes et décrets eux-
mêmes, ni se dispenser de les exécuter.
Il ne nomme aux emplois et fonctions publics qu'en vertu de la
Constitution ou de la disposition expresse d'une loi et aux conditions
qu'elle prescrit.
Il pourvoit, d'après les lois, à la sûreté intérieure et extérieure de
l'État.
Il fait tous traités ou toutes conventions internationales, sauf la
sanction de l'Assemblée nationale à la ratification de laquelle il sou-
met également tous accords exécutifs.
Il a la faculté de dissoudre le corps législatif, conformément à l'ar-
ticle 51 de la présente Constitution.
Il a le droit de grâce et de commutation de peine, relativement à
toutes condamnations passées en force de chose jugée, excepté le cas
de mise en [353] accusation par les tribunaux ou par la Chambre des
députés, ainsi qu'il est prévu aux articles 112 et 113 de la présente
Constitution.
Il ne peut accorder amnistie qu'en matière politique et selon les
prévisions de la loi.
Article 80. — Si le président se trouve dans l'impossibilité tempo-
raire d'exercer ses fonctions, le Conseil des secrétaires d'État est char-
gé de l'autorité executive tant que dure l'empêchement.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 443

Article 81. — En cas de vacance par décès, démission ou toute


autre cause, de la fonction de Président de la République, le président
de la Cour de Cassation, ou à son défaut le vice-président, ou à défaut
de celui-ci, le juge le plus ancien de la Cour de Cassation, est investi
temporairement du pouvoir exécutif.
Il convoquera immédiatement les Assemblées primaires pour
l'élection du Président de la République, qui devra se faire dans les
quatre mois, à partir de la date de la convocation.
Ce chef provisoire du pouvoir exécutif ne pourra être canditat à la
présidence devant les Assemblées primaires qu'il aura convoquées ni
être élu par elles.
Article 82. — Toutes les mesures que prend le Président de la Ré-
publique sont préalablement délibérées en Conseil des secrétaires
d'État.
Article 83. — Tous les actes du Président de la République, excep-
té les arrêtés portant nomination ou révocation des secrétaires d'État,
sont contresignés par le ou les secrétaires d'État intéressés.
Article 84. — Le Président de la République n'a d'autres pouvoirs
que ceux qui lui sont attribués par la Constitution et les lois.
Article 85. — A l'ouverture de chaque session, le Président de la
République, par un message, fait séparément à chacune des deux
Chambres l'exposé général de la situation et leur transmet les rapports
à lui adressés par les différents secrétaires d'État.
Article 86. — Le Président de la République reçoit du Trésor pu-
blic une indemnité mensuelle de dix mille gourdes.
Article 87. — Le Président de la République a sa résidence offi-
cielle au Palais national de la capitale, sauf le cas de déplacement du
siège du Gouvernement.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 444

SECTION II
De l'élection du Président de la République

Article 88. — Le Président de la République est élu au scrutin se-


cret, par suffrages directs, et à la majorité relative des voix exprimées
par les électeurs de toutes les communes de la République.
Article 89. — Quatre mois avant le terme du mandat du président
en fonction, celui-ci convoquera les Assemblée primaires qui se réuni-
ront sur cette convocation ou de plein droit, le premier dimanche
d'avril, aux fins d'élire le Président de la République.
L'inscription des électeurs se fera durant trente jours ouvrables.
L'inscription des électeurs, l'organisation et le fonctionnement des
bureaux de vote, le recensement des suffrages se feront dans les
formes et délais déterminés par la loi.
[354]

SECTION III
Des Secrétaires d'État

Article 90. — La loi fixe le nombre des secrétaires d'État, sans que
ce nombre puisse être inférieur à cinq.
Le Président de la République peut, quand il le juge nécessaire,
leur adjoindre des sous-secrétaires d'État dont les attributions sont dé-
terminées par la loi.
Pour être secrétaire d'État et sous-secrétaire d'État, il faut :
1. être Haïtien et n'avoir jamais renoncé à sa nationalité ;
2. être âgé de 35 ans accomplis ;
3. jouir de ses droits civils et politiques.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 445

Les secrétaires d'État et les sous-secrétaires d'État sont répartis


entre les divers départements ministériels que réclament les Services
de l'État. Un arrêté fixera cette répartition conformément à la loi.
Article 91. — Les secrétaires d'État se réunissent en Conseil sous
la présidence du Président de la République ou de l'un d'eux délégué
par lui, et à défaut de délégation, sous la présidence du secrétaire
d'État de l'Intérieur.
Toutes les délibérations du Conseil sont consignées sur un registre
et les procès-verbaux de chaque séance sont signés par les membres
présents du Conseil.
Article 92. — Les secrétaires d'État ont leur entrée dans chacune
des deux Chambres ainsi qu'à l'Assemblée nationale, pour soutenir les
projets de loi et les objections du pouvoir exécutif.
Article 93. — Les secrétaires d'État sont respectivement respon-
sables tant des actes du Président de la République qu'ils contre-
signent que de ceux de leurs départements ainsi que de l'inexécution
des lois.
En aucun cas, l'ordre écrit ou verbal du Président de la République
ne peut soustraire un secrétaire d'État à la responsabilité attachée à sa
fonction.
Article 94. — Chaque secrétaire d'État reçoit du Trésor public une
indemnité mensuelle de trois mille gourdes.
Les sous-secrétaires d'État reçoivent du Trésor public une indemni-
té mensuelle de deux mille gourdes.

SECTION IV
Du Conseil de Gouvernement

Article 95. — Il est institué auprès du pouvoir exécutif un Conseil


dénommé « Conseil de Gouvernement », composé de neuf membres
nommés par le Président de la République et dont la mission consiste
à étudier, pour en faire rapport au Gouvernement, les projets de lois
ou de contrats de toutes sortes qui lui seront soumis ; à donner son
opinion motivée sur toutes les questions relatives à l'administration et
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 446

sur les conditions pratiques et techniques des réalisations à entre-


prendre.
Le Conseil de Gouvernement est autorisé, suivant les circonstances
et sous les conditions à déterminer par la loi, à appeler devant lui pour
recueillir leurs avis et les discuter avec eux tels experts, techniciens ou
spécialistes dont les lumières et l'expérience seront susceptibles de
l'éclairer et le seconder dans l'accomplissement de sa tâche ou même à
utiliser leurs services.
Article 96. — L'organisation, les attributions et le fonctionnement
de ce Conseil seront déterminés par la loi.
[355]
Chapitre IV
Du pouvoir judiciaire

Article 97. — Les contestations qui ont pour objet des droits
civils .sont exclusivement du ressort des Tribunaux de droit commun.
Article 98. — Les contestations qui ont pour objet des droits poli-
tiques sont du ressort des tribunaux, sauf les exceptions établies par la
loi.
Article 99. — Nul tribunal, nulle juridiction contentieuse ne peut
être établi que par la loi.
Article 100. — Le pouvoir judiciaire est exercé par une Cour de
cassation, des Cours d'appel et des Tribunaux inférieurs, dont le
nombre, l'organisation et la juridiction sont réglés par la loi.
Le Président de la République nomme les juges des cours et tribu-
naux. Il nomme et révoque les officiers du Ministère public près la
Cour de cassation, les Cours d'appel et les autres tribunaux perma-
nents ainsi que les juges de paix et leurs suppléants.
Les juges de la Cour de cassation, des Cours d'appel sont nommés
pour dix ans et ceux des Tribunaux civils pour sept ans.
Les périodes commencent à courir à partir de leur prestation de
serment.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 447

Les juges, une fois nommés, ne peuvent être sujets à révocation par
le pouvoir exécutif pour quelque cause que ce soit. Cependant, ils res-
tent soumis aux dispositions des articles 112, 113 et 114 de la présente
Constitution et aux dispositions des lois spéciales déterminant les
causes susceptibles de mettre fin à leurs fonctions.
Article 101. — Il sera institué des Cours d'appel dont le ressort et
le siège seront déterminés par la loi.
Article 102. — Il pourra être également institué des Tribunaux ter-
riens, des Tribunaux du travail et des Tribunaux pour enfants dont
l'organisation, le nombre, le siège, le fonctionnement seront fixés par
la loi.
Article 103. — Les Tribunaux terriens ont une mission temporaire.
Leurs fonctions cessent dès la réalisation des fins pour lesquelles ils
sont organisés.
Chaque Tribunal terrien connaîtra exceptionnellement des difficul-
tés relatives aux opérations cadastrales, de l'immatriculation des
biens-fonds, des droits immobiliers et des actions possessoires unique-
ment de la région pour laquelle il est établi.
Les Tribunaux de droit commun et les Tribunaux de paix conserve-
ront la connaissance des litiges qui leur est dévolue par la loi.
Article 104. — La Cour de cassation ne connaît pas du fond des af-
faires. Néanmoins, en toutes matières, autres que celles soumises au
jury, lorsque sur un second recours, même sur une exception, une af-
faire se présentera entre les mêmes parties, la Cour de cassation, ad-
mettant le pourvoi, ne prononcera point de renvoi et statuera sur le
fond, sections réunies.
Cependant, lorsqu'il s'agira de pourvoi contre les ordonnances de
référé, les ordonnances du juge d'instruction, les arrêts d'appel rendus
à l'occasion de ces ordonnances, ou contre les sentences en dernier
ressort des Tribunaux de paix et des sentences des Tribunaux terriens,
la Cour de cassation, admettant le recours, statuera sans renvoi.
Article 105. — Les fonctions de juge sont incompatibles avec
toutes autres fonctions publiques salariées.
La loi règle les conditions exigibles pour être juge à tous les de-
grés.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 448

[356]
Article 106. — Les contestations commerciales sont déférées aux
Tribunaux civils et de paix conformément au Code de commerce.
Article 107. — Les audiences des tribunaux sont publiques, à
moins que cette publicité ne soit dangereuse pour Tordre public et les
bonnes mœurs ; dans ce cas, le tribunal le déclare par jugement.
En matière de délit politique et de presse, le huis clos ne peut être
prononcé.
Article 108. — Tout arrêt ou jugement est motivé et prononcé en
audience publique.
Article 109. — Les arrêts ou jugements sont rendus et exécutés au
nom de la République. Ils portent un mandement aux officiers du Mi-
nistère public et aux agents de la force publique. Les actes des no-
taires sont mis dans la même forme lorsqu'il s'agit de leur exécution
forcée.
Article 110. — La Cour de cassation prononce sur les conflits d'at-
tributions d'après le mode réglé par la loi.
Elle connaît des faits et du droit dans tous les cas de décisions ren-
dues par le Tribunal militaire.
Article 111. — La Cour de cassation, à l'occasion d'un litige et sur
le renvoi qui lui en est fait, prononce en sections réunies sur l'inconsti-
tutionnalité des lois.
Le recours en inconstitutionnalité n'est soumis à aucune condition
de cautionnement, d'amende et de taxes.
L'interprétation donnée par les Chambres législatives s'imposera
pour la chose sans qu'elle puisse rétroagir en ravissant des droits ac-
quis pour la chose déjà jugée.
Les tribunaux n'appliqueront les arrêtés et règlements d'administra-
tion publique qu'autant qu'ils seront conformes aux lois.

Chapitre V
Des poursuites contre les membres
des pouvoirs de l’État
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 449

Article 112. — La Chambre des députés accuse le Président de la


République et le traduit devant le Sénat érigé en Haute Cour de Jus-
tice, pour crime de trahison ou tout autre crime ou délit commis dans
l'exercice de ses fonctions.
Elle accuse également et traduit devant la Haute Cour :
Les secrétaires d'État en cas de malversation, de trahison, d'abus ou
d'excès de pouvoir ou de tout autre crime ou délit commis dans l'exer-
cice de leurs fonctions ;
En cas de forfaiture, tout membre de la Cour de cassation et tout
officier du Ministère public près la dite cour.
La mise en accusation ne pourra être prononcée qu'à la majorité
des deux tiers des membres de la Chambre.
À l'ouverture de l'audience, chaque membre de la Haute Cour de
Justice prête le serment de juger avec l'impartialité, la fermeté qui
conviennent à un homme probe et libre, suivant sa conscience et son
intime conviction.
La Haute Cour de Justice ne pourra prononcer d'autre peine que la
déchéance, la destitution et la privation du droit d'exercer toute fonc-
tion publique [357] durant un an au moins et cinq ans au plus, mais le
condamné peut être traduit devant les tribunaux ordinaires conformé-
ment à la loi, s'il y a lieu d'appliquer d'autres peines ou de statuer sur
l'exercice de l'action civile.
Nul ne peut être jugé, ni condamné, qu'à la majorité des deux tiers
des membres du Sénat.
Les limites prescrites par l'article 50 de la Constitution à la durée
des sessions du corps législatif, ne peuvent servir à mettre fin aux
poursuites lorsque le Sénat siège en Haute Cour de Justice.
Article 113. — En cas de forfaiture, tout juge ou officier du Minis-
tère public est mis en état d'accusation par l'une des sections de la
Cour de cassation.
S'il s'agit du tribunal entier, la mise en accusation est prononcée
par la Cour de cassation, sections réunies.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 450

Article 114. — La loi règle le mode de procéder contre le Président


de la République, les secrétaires d'État et les juges dans les cas de
crimes ou délits par eux commis, soit dans l'exercice de leurs fonc-
tions, soit en dehors de cet exercice.
Article 115. — La loi fixera l'étendue de la responsabilité soit de
l'État, soit du fonctionnaire quant aux actes arbitraires qui seront ac-
complis en violation de la Constitution ou des lois, et qui auront causé
préjudice aux tiers.
Les conditions de l'exercice de l'action réservée aux tiers lésés se-
ront également déterminées par la loi.
En tout cas, l'État ou le secrétaire d'État responsable ne pourront
être condamnés que conjointement.
Article 116. — La prescription ne commencera à courir au profit
d'un fonctionnaire militaire ou civil qui se serait rendu coupable
d'actes arbitraires et illégaux au préjudice des particuliers, qu'à partir
de la cessation de ses fonctions.

TITRE IV
De l'Institution communale

Article 117. — La commune est autonome.


Les conditions et les limites de cette autonomie sont réglées par la
loi.
Article 118. — Le Conseil communal est élu pour quatre ans et ses
membres sont indéfiniment rééligibles.
Le nombre des membres des Conseils communaux est fixé par la
loi. Pour être élu membre d'un Conseil communal, il faut :

1. être Haïtien ;
2. être âgé de 25 ans accomplis ;
3. jouir de ses droits civils et politiques ;
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 451

4. être propriétaire d'immeubles dans la commune ou y exercer


une industrie ou une profession ;
5. avoir résidé au moins deux années dans la commune.

[358]
Article 119. — Avant d'entrer en fonction, les membres prêtent le
serment suivant devant le Tribunal civil de la juridiction : « Je jure de
respecter les droits du peuple, de travailler au progrès de ma com-
mune, d'être fidèle à la Constitution et de me conduire en tout comme
un digne et honnête citoyen ».
Article 120. — Le Conseil communal ne peut être dissous qu'en
cas d'incurie, de malversation ou d'administration frauduleuse dûment
constatée.
Dans ce cas, le Président de la République formera une commis-
sion de trois membres, dite Commission communale, appelée à gérer
les intérêts de la commune jusqu'aux prochaines élections.
Article 121. — En cas de décès, de démission, d'interdiction judi-
ciaire d'un membre, ou de sa condamnation passée en force de chose
jugée, emportant une peine afflictive et infamante, il sera pourvu à son
remplacement par le choix d'un citoyen nommé par le Président de la
République.
Article 122. — La commune a la libre disposition de ses revenus,
dans les conditions déterminées par la loi.
Article 123. — Le Conseil communal délibère tous les deux ans
pour le choix d'un conseil dans chacune des Sections rurales de sa
commune.
Ce conseil est appelé : « Conseil des Notables ». Il peut être indéfi-
niment renouvelé. Il sera composé de douze membres au plus, à titre
honorifique.
La loi règle le fonctionnement et l'organisation de ce conseil.
Article 124. — La Section rurale sera organisée dans le cadre de
l'institution communale, de manière à améliorer les conditions de vie
dans les campagnes et à assurer la protection du paysan et la producti-
vité de son travail par :
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 452

1. l'établissement de centres de santé et d'éducation rurale ;


2. l'organisation d'une police efficace et la distribution d'une bonne
justice ;
3. la constitution du bien de famille insaisissable et la transforma-
tion des bourgs et villages suivant les règles de l'hygiène publique ;
4. l'organisation du petit crédit agricole et artisanal adapté aux
conditions économiques du pays.

TITRE V
Des assemblées primaires

Article 125. — Les Assemblées primaires se réunissent ou sur


convocation de l'Exécutif ou de plein droit, dans chaque commune, le
deuxième dimanche de janvier, suivant le mode prévu par la loi, tous
les quatre ans, pour l'élection des députés et des conseillers commu-
naux, tous les six ans pour celle des sénateurs et du Président de la
République.
Elles se réuniront sur convocation spéciale pour les élections pré-
vues par les articles 39, 42, 51, 81 et 89 de la présente Constitution.
Elles ne peuvent s'occuper d'aucun autre objet et sont tenues de se
dissoudre dès l'accomplissement des fins sus-désignées.
Article 126. — La loi prescrit les conditions requises pour voter
dans les Assemblées primaires.
[359]

TITRE VI
De l'Institution préfectorale

Article 127. — Il est créé dans les départements et, au besoin, dans
les arrondissements la fonction de préfet.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 453

Les préfets sont des fonctionnaires civils qui représentent directe-


ment le pouvoir exécutif.
La loi détermine leurs attributions et le lieu de leur résidence.
Article 128. — Le préfet, les magistrats communaux, le commis-
saire du Gouvernement, les juges de paix, les inspecteurs des écoles,
les agents des Services de l'agriculture, de la santé publique, des tra-
vaux publics, les directeurs de la douane, des contributions et tous
autres représentants des Services publics de la circonscription préfec-
torale forment le Conseil de préfecture.
Ce Conseil se réunit obligatoirement deux fois par an au siège de la
préfecture pour délibérer sur toutes questions d'ordre régional et en
faire rapport à l'Exécutif.
Cependant, en cas de nécessité, le Conseil se réunit à l'extraordi-
naire.

TITRE VII
Des finances

Article 129. — La loi fixera les modalités de la décentralisation


des finances de la République, compte tenu des intérêts généraux de la
nation.
Article 130. — Les revenus publics ou les finances de l'État sont
déterminés par la loi.
Article 131. — Les impôts au profit de l'État et des communes ne
peuvent être établis que par la loi.
Les lois qui établissent les impôts n'ont de force que pour un an.
Article 132. — L'imposition directe repose sur le principe de la
progressivité et est calculée en fonction de l'importance de la fortune,
des salaires et des revenus.
Article 133. — L'unité monétaire d'Haïti est la gourde.
La loi en fixe le titre et le poids ainsi que ceux de toute monnaie
d'appoint que l'État a la faculté d'émettre avec force libératoire sur tout
le territoire de la République.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 454

La Banque Nationale de la République d'Haïti, dont la loi fixe le


statut, est investie du privilège exclusif d'émettre des billets représen-
tatifs de la gourde.
Aucune émission de monnaie ou de billets ne peut avoir lieu qu'en
vertu d'une loi qui en détermine le chiffre et l'emploi.
En aucun cas, le chiffre fixé ne peut être dépassé.
Article 134. — Il ne peut être établi de privilège en matière d'im-
pôts. Aucune exemption, aucune augmentation ou diminution d'im-
pôts ne peut être établie que par une loi.
[360]
Article 135. — Aucune pension, aucune gratification, aucune sub-
vention, aucune allocation quelconque, à la charge du Trésor public,
ne peut être accordée qu'en vertu d'une loi proposée par le pouvoir
exécutif.
Article 136. — Tout virement ou toute désaffectation des fonds des
Assurances sociales sont interdits.
Article 137. — Le trafic d'influence dans le Gouvernement et dans
toutes les branches de l'Administration publique est interdit.
La loi déterminera les conditions qui doivent servir à en paralyser
la pratique. Elle y applique les sanctions nécessaires.
Aucun membre du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif ou du
pouvoir judiciaire ne peut être intéressé personnellement, ni par per-
sonne interposée, dans un contrat quelconque où l'État est partie.
Néanmoins, les présentes dispositions ne doivent, en aucune ma-
nière, porter préjudice directement ou indirectement au fonctionne-
ment d'entreprises à caractère d'intérêt général en voie de développe-
ment dans le pays et qui sont jugées propres à promouvoir l'essor éco-
nomique de la collectivité, pourvu, toutefois, que les dites entreprises
aient été établies avant l'élection du membre du corps législatif et
avant la nomination du fonctionnaire ou du membre de la magistra-
ture.
Article 138. — Le cumul des fonctions salariées par l'État est for-
mellement interdit, excepté dans l'enseignement secondaire, supérieur
et professionnel, ou lorsqu'il s'agit d'une fonction de professeur d'en-
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 455

seignement supérieur et d'une fonction de professeur à caractère tech-


nique relevant de la même spécialité.
Article 139. — Le budget de chaque département ministériel est
divisé en chapitres et en sections et doit être voté article par article.
Le virement est formellement interdit.
Aucune somme allouée pour un chapitre ne peut être reportée au
crédit d'un autre chapitre et employée à d'autres dépenses sans une loi.
Le secrétaire d'État des finances est tenu, sous sa responsabilité
personnelle, de ne servir, chaque mois, à chaque département ministé-
riel, que le douzième des valeurs votées dans son budget, à moins
d'une décision du Conseil des secrétaires d'État, pour cas extraordi-
naire.
Les comptes généraux des recettes et des dépenses de la Répu-
blique sont tenus par le secrétaire d'État des finances selon un mode
de comptabilité établi par la loi.
L'exercice administratif commence le 1er octobre et finit le 30 sep-
tembre de l'année suivante.
Article 140. — Chaque année, le corps législatif arrête :
1. le compte des recettes et dépenses de l'année écoulée ou des an-
nées précédentes ;
2. le budget général de l'État contenant l'aperçu et la portion des
fonds alloués pour l'année à chaque département ministériel.
Toutefois, aucune proposition, aucun amendement ne peut être in-
troduit » l'occasion du budget sans la provision correspondante des
voies et moyens.
Aucun changement ne peut être fait soit pour augmenter, soit pour
réduire les appointements des fonctionnaires publics que par une mo-
dification des lois y relatives.
Article 141. — Les comptes généraux et les budgets prescrits par
l'article précédent doivent être soumis aux Chambres législatives par
le secrétaire d'État des finances, au plus tard dans les quinze jours de
l'ouverture de la session législative.
[361]
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 456

Il en est de même du bilan annuel et des opérations de la Banque


Nationale de la République d'Haïti ainsi que de tous autres comptes de
l'État haïtien.
Les Chambres législatives peuvent s'abstenir de tous travaux légis-
latifs tant que ces documents ne leur seront pas présentés. Elles re-
fusent la décharge des secrétaires d'État lorsque les comptes présentés
ne fournissent pas par eux-mêmes ou par les pièces à l'appui, les élé-
ments de vérification et d'appréciation nécessaires.
Article 142. — L'examen et la liquidation des comptes de l'Admi-
nistration générale et de tout comptable des deniers publics se feront
suivant le mode établi par la loi.
Article 143. — Au cas où le corps législatif, pour quelque raison
que ce soit, n'arrête pas le budget pour un ou plusieurs départements
ministériels avant son ajournement, le ou les budgets des départe-
ments intéressés en vigueur pendant l'année budgétaire en cours seront
maintenus pour l'année budgétaire suivante.
Dans le cas, où par la faute de l'Exécutif, les budgets de la Répu-
blique n'auront pas été votés, le Président de la République convoque-
ra immédiatement les Chambres législatives en session extraordinaire,
à seule fin de voter les budgets de l'État, sauf les sanctions constitu-
tionnelles à prendre contre les ministres responsables.
Article 144. — En vue d'exercer un contrôle sérieux et permanent
des dépenses publiques, il sera élu au scrutin secret, au début de
chaque session ordinaire, une Commission interparlementaire de
quinze membres dont neuf députés et six sénateurs chargée de rappor-
ter sur la gestion des secrétaires d'État pour permettre aux deux as-
semblées de leur accorder ou de leur refuser décharge.
Cette commission pourra s'adjoindre trois spécialistes comptables
au plus pour l'aider dans son contrôle.

TITRE VIII
De la force publique
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 457

Article 145. — Une force publique, désignée sous le nom de :


« Armée d'Haïti », et dont le Président de la République est le chef su-
prême, est établie pour la sécurité intérieure et extérieure de la Répu-
blique et la garantie des droits du peuple.
Article 146. — L'organisation de l'armée d'Haïti et des tribunaux
dont elle relève est fixée par la loi.
La Cour militaire doit prononcer sa sentence en présence de l'accu-
sé et de son conseil, et mention de cette formalité sera constatée dans
la dite sentence. Le tout à peine de nullité.
L'accusé ou son conseil pourra faire sa déclaration de pourvoi en
cassation, soit à l'officier remplissant la fonction de greffier, qui doit
la recevoir à l'audience même, soit au greffe du Tribunal civil de la ju-
ridiction du jugement, dans le délai de trois jours francs à partir du
prononcé. Le délai et le pourvoi sont suspensifs.
[362]
L'officier ou le greffier qui aura reçu la déclaration sera tenu de
l'acheminer, avec toutes les pièces du procès, au Parquet de la Cour de
cassation appelé à mettre l'affaire en état dans le délai de quinze jours
au plus.
Article 147. — Le service militaire est obligatoire. Une loi fixera
le mode de recrutement et la durée du service.
Article 148. — Les fonctions de police sont séparées de celles de
l'armée et confiées à des agents spéciaux soumis à la responsabilité ci-
vile et pénale, dans les formes et conditions réglées par la loi.
Article 149. — Les militaires en activité de service ne peuvent être
appelés à aucune autre fonction publique.
Article 150. — Indépendamment des autres divisions territoriales
administratives, des divisions militaires, suivant les circonstances,
pourront être établies par arrêté du Président de la République.

TITRE IX
Dispositions générales
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 458

Article 151. — Les couleurs nationales sont le bleu et le rouge pla-


cés horizontalement en bandes d'égales dimensions.
Les armes de la République sont : le palmiste surmonté du bonnet
de la liberté orné d'un trophée avec la légende : « L'union fait la
force ».
La devise est : « Liberté, égalité, fraternité ».
L'hymne national est la « Dessalinienne ».
Article 152. — Aucun serment ne peut être imposé qu'en vertu de
la Constitution ou d'une loi.
Article 153. — Les Fêtes nationales sont : celle de l'Indépendance,
le 1er janvier ; celle de l'Agriculture et du Travail, le 1er mai ; celle du
Drapeau, le 18 mai et celle de la Découverte d'Haïti, le 6 décembre.
Les fêtes légales sont déterminées par la loi.
Article 154. — Toutes les élections se feront au scrutin secret.
Article 155. — Aucune place, aucune partie du territoire ne peut
être déclarée en état de siège que dans les cas de troubles civils, d'in-
vasion imminente de la part d'une force étrangère.
L'acte du Président d'Haïti déclaratif d'état de siège doit être signé
de tous les secrétaires d'État et porter convocation immédiate du corps
législatif appelé à se prononcer sur l'opportunité de la mesure.
Le corps législatif arrêtera avec le pouvoir exécutif, lesquelles des
garanties constitutionnelles peuvent être suspendues dans les parties
du territoire mises en état de siège.
Article 156. — Les effets de l'état de siège seront réglés par une loi
spéciale.
Article 157. — Tous les codes de lois sont maintenus en tout ce qui
n'est pas contraire à la présente Constitution.
Toutes dispositions de lois, tous décrets, arrêtés, règlements et
autres actes qui y sont contraires demeurent abrogés.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 459

[363]

TITRE X
De la révision de la Constitution

Article 158. — Le pouvoir législatif, sur la proposition de l'une des


deux Chambres ou du pouvoir exécutif, a le droit de déclarer qu'il y a
lieu de réviser telles dispositions constitutionnelles qu'il désigne avec
motifs à l'appui.
Cette déclaration doit réunir l'adhésion des deux tiers de chacune
des deux Chambres. Elle ne peut être faite qu'au cours de la dernière
session ordinaire d'une législature et sera publiée immédiatement dans
toute l'étendue du territoire.
La législature s'entend de la durée du mandat des députés.
Article 159. — A la première session de la législature suivante, les
Chambres se réuniront en Assemblée nationale et statueront sur la ré-
vision proposée.
Article 160.— L'Assemblée nationale ne peut délibérer sur cette
révision si les deux tiers au moins des membres de chacune des deux
Chambres ne sont pas présents.
Aucune déclaration ne peut être faite, aucun changement ne peut
être adopté qu'à la majorité des deux tiers des suffrages.
Article 161. — Toute consultation populaire tendant à modifier la
Constitution par voie de référendum est formellement interdite.
Article spécial, — Tous les actes accomplis par la Junte de Gou-
vernement de la République durant la vacance présidentielle ouverte
le 10 mai 1950 sont ratifiés et validés.
Dantès Bellegarde, Histoire du peuple haïtien (1492-1952). (1953) [2004] 460

TITRE XI
Dispositions transitoires
Article A. — Le Président de la République, le citoyen Paul Eu-
gène Magloire, élu le 8 octobre 1950, entrera en fonction le 6 dé-
cembre 1950 et son mandat prendra fin le 15 mai 1957.
Article B. — Les députés élus sous l'empire du décret de convoca-
tion de la Junte de Gouvernement de la République exerceront leur
mandat jusqu'au deuxième lundi d'avril 1955.
Les sénateurs élus sous l'empire du décret de la Junte de Gouverne-
ment de la République exerceront leur mandat jusqu'au deuxième lun-
di d'avril 1957.
Article C. — Les prochaines élections des Conseils communaux
auront lieu en même temps que celles des députés.
Article D. — Dès la publication de la présente Constitution, la mis-
sion de la Chambre des comptes et du Conseil consultatif prend fin.
Article E. — Dans les quatre mois, à partir de l'entrée en fonction
du Président de la République élu, le pouvoir exécutif est autorisé à
procéder à toutes réformes jugées nécessaires dans la magistrature.
[364]
Article F. — La présente Constitution entrera en vigueur dès la pu-
blication qui en sera faite au « Moniteur », journal officiel de la Répu-
blique.
Donné aux Gonaïves, siège de l'Assemblée constituante, le 25 no-
vembre 1950, an 147e de l'Indépendance.
Le président de l'Assemblée constituante : Dantès Bellegarde.
Les secrétaires : Joseph Renaud et Archimède Beauvoir.
Les membres : Massillon Gaspard, Othello Bayard, Georges Bre-
tous, Emmanuel Leconte, François Mathon, Clovis Kernisan, Altidor
Kersaint, Victor Duncan, Dr Clément Lanier, Ambert Saindoux, Fré-
déric Magny, Charles Riboul, Elie Tiphaine, Georges Léon.

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