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DE L'ETAT HAÏTIEN
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ii m Première Édition 1953

Les Éditions Fardin


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Haïti 2014
il
DANTËS
BELLEGARDE

HISTOIRE
DU
PEUPLE HAÏTIEN
(1492-1952)

Première édition, 1953

Les Editions Fardin


Haïti, 2004
Article F. — La présente Constitution entrera en vigueur dès la publi-
cation qui en sera faite au « Moniteur », journal officiel de la République.
Donné aux Gonaïves, siège de l'Assemblée constituante, le 25 novembre 1950,
an 147e de l'Indépendance.
Le président de l'Assemblée constituante : Dantès Bellegarde.
Les secrétaires : Joseph Renaud et Archimède Beauvoir.
TABLE DES MATIÈRES
Les membres : Massillon Gaspard, Othello Bayavd, Georges Bretous, Emma-
nuel Leconte, François Maihon, Clovis Kernisan, Altidor Kersaini, Victor
Duncan, Dr Clément Larder, Ambert Saindoux, Frédéric Magny, Charles Riboul,
Elie Tiphaine, Georges Léon.
Préface 7 — 9
Chapitre I —Période indienne, et espagnole 11 — 20
Chapitre II —La Colonie française de Saint-Domingue . . . 21 — 26
Chapitre III —La société de Saint-Domingue 27 — 46
Chapitre IV ---
La vie et les mœurs à Saint-Domingue 47 — 54
Chapitre V —La lutte pour la Liberté 55 — 70
Chapitre VI —Toussaint Louverture 71 — 83
Chapitre VII —La lutte pour l'indépendance 85 — 92
Chapitre VIII --
Proclamation de l'indépendance 93 - 96
Chapitre IX —Gouvernement de Dessalines 97 — 109
Chapitre X —Pétion et Christophe 111 — 124
Chapitre XI —Jean-Pierre Boyer 125 -- 140
Chapitre XII —Présidences éphémères 141 - 151
Chapitre XIII —Faustin Soulouque 153 — 163
Chapitre XIV —Fabre-Nicolas Geffrard 165 — 175
Chapitre XV —Salnave et Nissage-Saget . .. 177 — 183
Chapitre XVI -
Michel Domingue et Boisrond-Canal 185 — 190
Chapitre XVII —Salomon 191 -- 194
Chapitre XVIII —Légitime, Florvil Hippolyte et Tirésias Au-
gustin Simon Sam . 195 —- 204
Chapitre XIX — La société haïtienne à la veille du 100e anni-
versaire de l'Indépendance 205 — 215
Chapitre XX -— Nord-Alexis et Antoine Simon 217 — 226
Chapitre XXI — Firmin et le firminisme 227 — 231
Chapitre XXII — Cincinnatus Leconte, Tancrède Auguste, Mi-
chel Oreste 233 — 242
Chapitre XXIII — La course à l'abîme 243 — 251
Chapitre XXIV ,— Gouvernement de Dartiguenave 253 -- 282
Chapitre XXV — Gouvernement de Louis Borno 283 — 294
Chapitre XXVI — Gouvernement de Sténio Vincent 295 — 306
Chapitre XXVII — Gouvernement de Elie Lescot 307 — 318
Chapitre XXVIII - - Le Comité Exécutif Militaire
Dumarsais Estimé. La Junte de Gouvernement 319 — 328
364 Chapitre XXIX — Paul Eugène Magloire 329 — 334
Appendice : La Constitution du 25 novembre 1950 , 335 — 364
365
Préfiace

Pour un grand nombre de gens cultivés, l'histoire d'Haïti est moins


l'histoire du peuple haïtien — c'est-à-dire de ses origines, de sa formation
et de son développement au cours des années — que celle des individus
qui y ont joué un rôle plus ou moins apparent.
Pendant que Von se dispute autour de ces personnages, les uns les
louant, les autres les conspuant, chacun selon ses préférences politiques
ou son parti pris idéologique, le véritable héros de la pièce est maintenu
dans la coulisse. Ou bien il se rue lui-même sur la scène sous le nom de
« peuple souverain » lorsque, excité par des meneurs astucieux, il se
précipite comme une bête-déchaînée sur le premier manteau rouge qu'on
lui présente pour détourner sa colère de ses vrais ennemis.
Nomenclature de chefs d'Etat, liste des révolutions qui les renversent
les uns sur les autres comme des jouets d'enfant, voilà de quoi semble
être faite toute l'histoire haïtienne.
Nous n'entendons pas évidemment nier l'action bienfaisante ou mal-
faisante des individus sur la société. Le génie de Toussaint Louverture,
l'énergie farouche de Dessalines, la volonté constructive de Christophe,
la bonté démocratique de Pétion ont eu une influence incontestable sur
les destinées de la nation. Mais c'est la nation elle-même qui reste en
définitive le sujet essentiel — comme la matière première de l'histoire.
Comment elle s'est formée; quelles transformations se sont produites, le
long des siècles, dans sa vie mentale et son existence matérielle; quelles
circonstances intérieures et quels événements extérieurs ont accéléré ou
retardé sa marche vers la civilisation: tel est le réel objet d'étude pour
l'historien qui se propose autre chose que l'anecdote pittoresque ou le
détail dramatique.
Ce qui forme l'intérêt de la vie pour l'énorme majorité des individus,
ce sont, dit justement M. Charles Seignobos, « les faits de la vie quoti-
dienne, alimentation, vêtement, habitation, usages de famille, droit privé,
divertissements, relations de société ». Or, ces faits sont complètement
délaissés dans les ouvrages où l'on prétend faire revivre le passé d'Haïti.

IL
Nous avons des descriptions brillantes des, fêtes somptueuses données
au palais de Sans-Souci par le Roi Henri, mais nous ne savons pas com-
ment vivaient en ce même temps les habiiantsldu village de Milot situé au Ce titre paraîtra sans doute ambitieux. Il le serait en effet si je devais
pied du magnifique château royal. Une polémique acerbe s'élèvera entre raconter dans tous leurs détails les événements qui se sont déroulés en
auteurs d'opinions opposées sur l'authenticité d'un écrit qui attribue ou Haïti, de sa découverte le 6 décembre 1492 jusqu'au 6 décembre 1952,
dénie à tel ou tel personnage la paternité d'un acte parfois sans impor- soit quatre cent soixante ans d'histoire. A une pareille étude il faudrait
tance historique: les lecteurs assisteront, amusés, à ces disputes pas- au moins consacrer une vingtaine de volumes. Mais mon but étant de
sionnées semblables à des combats de coqs, mais peu d'entre eux se donner de l'histoire du peuple haïtien une « explication » aussi compré-
préoccuperont de connaître les sentiments, les idées, les croyances, les hensive que possible, j'ai banni de mon exposé tous les faits dont les
habitudes, qui constituent la vie morale de la nation et par lesquels conséquences historiques ne m'ont pas semblé justifier une place bien
s'expliquent les faits les plus significatifs de son histoire. importante dans une revue forcément sommaire du passé.
A la vérité, rien n'est plus difficile qu'une telle étude. Les documents Je n'ai pas voulu faire une œuvre d'érudition, et je m'excuse à
font trop souvent défaut qui nous révéleraient cette vie profonde et l'avance auprès du lecteur de n'avoir pas accordé, par exemple, à nos
intime du peuple. Les journaux haïtiens se sont presque toujours préoc- multiples « révolutions » toute l'attention que d'autres écrivains leur ont
cupés de politique dans la plus basse acception du terme, grossissant consacrée. Je me suis attaché à montrer l'effort accompli, au cours des
démesurément les faits tantôt pour exalter les hommes au pouvoir, âges, par le peuple qui s'est formé sur ce territoire d'Haïti et l'enchaîne-
tantôt pour les honnir quand ils n'y sont plus. ment des actes qui en sont les manifestations les plus significatives.
C'est la tradition orale qui nous met le plus souvent au courant des J'ai insisté sur l'état des mœurs, sur le développement des institutions,
événements du passé. Nous savons quelle prudente réserve doit nous cherchant à expliquer les changements importants survenus dans la
inspirer cette source de l'histoire, surtout dans un milieu où la louange société haïtienne, la répercussion des faits sociaux les uns sur les autres,
intéressée et la médisance systématique trouvent tant d'oreilles les causes profondes et les conséquences immédiates ou lointaines des
événements les plus notables de l'existence nationale.
accueillantes. Une histoire d'Haïti, conçue dans cet esprit, doit faire une place
«La vision des historiens eux-mêmes, écrit Seignobos, a souvent été légitime aux œuvres qui ont été créées et aux efforts qui ont été accomplis
troublée par leur propre tendance. La plupart, engagés dans les conflits par nos devanciers pour améliorer les conditions de vie morale et maté-
de leur temps, ont porté leurs passions politiques, religieuses ou natio- rielle du peuple haïtien tout entier.
nales dans l'histoire du passé. Ils en ont fait un plaidoyer ou un acte La patrie haïtienne n'a pas été créée d'un seul coup et une fois pour
d'accusation. » Cette observation, vraie en France pour Michelet, Thiers, toutes par les hommes de 1804 : elle se crée sans cesse, chaque géné-
Quinet, Louis Blanc, Taine, Aulard — historiens de droite ou historiens ration ayant le devoir d'ajouter son effort à ceux des générations pré-
de gauche — s'applique tout aussi justement à Thomas Madiou et à cédentes pour le développement et la grandeur de la patrie.
Beaubrun Ardouin, pour ne parler que de ces deux auteurs haïtiens qui Tous ceux qui ont créé des œuvres utiles et contribué, en quelque
ont eu la gloire de jeter les fondements de l'histoire nationale. manière que ce soit, à l'avancement du pays sont des bienfaiteurs de la
Montrer, à travers le flot mouvant des événements, la filiation des nation. C'est pourquoi figurent dans cet ouvrage des noms d'hommes
idées dont le peuple haïtien a fait, bon gré, mal gré, l'axe de son existence; . qui, au milieu des tragiques difficultés de l'existence nationale, ont eu
chercher dans les faits du présent la trace des sentiments ou des préjugés assez de foi dans l'action morale et dans l'effort intellectuel pour tra-
anciens; établir la double action de l'homme sur le milieu physique et du vailler avec ferveur à l'évolution spirituelle de notre peuple *,
milieu physique sur Vhomme; déterminer les répercussions de l'état
économique sur l'évolution morale des diverses classes de la société; 18 mai 1953. D..B.
fixer enfin la part de l'idée et de la eroyance dans la formation du carac-
tère social haïtien: voilà l'œuvre qui sollicite les historiens d'Haïti —
œuvre de haut intérêt philosophique, qui aura en outre, comme résultat
pratique, de détruire bien des malentendus qui divisent et affaiblissent
la nation haïtienne.
C'est de ces considérations que je me suis inspiré pour préparer les
entretiens que j'ai donnés à l'Institut Haïtiano-Américain, pendant le i Si nombreux sont les ouvrages écrits sur Haïti par des Haïtiens et par des
premier semestre de Vannée universitaire 1952-1953, et que je présente étrangers qu'il serait impossible d'en donner ici la liste complète. Je me suis
contenté d'indiquer au bas des pages ceux que j ' a i le plus souvent cités. Le lecteur
aujourd'hui au public sous le titre cf Histoire du Peuple Haïtien. pourra consulter à ce sujet l'excellent Dictionnaire de Bibliographie Haïtienne, de
M. Max Bissainthe, publié en 1951.
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CHAPITRE I

Période indienne et espagnole

Parti du port de Paios en Andalousie le 3 août 1492, Christophe


Colomb naviguait depuis soixante-dix jours quand, dans la matinée du
12 octobre, un cri joyeux s'éleva de Tune de ses trois caravelles, la Nina :
c'était la voix du matelot Rodrigo de Triana qui annonçait la terre.
La petite île de l'archipel des Bahamas que Christophe Colomb
venait d'aborder s'appelait Guanahani dans la langue de la tribu arawak
qui l'habitait. 11 la nomma San Salvador. Le 26 octobre, il découvrit
Cuba, qu'il appela Juana en hommage au jeune prince Juan de Castiîle.
Il remontait la côte nord de cette île dans la direction de l'ouest lorsqu'il
entendit parler, par ses guides arawaks, d'une grande terre qui s'étendait
à l'orient et qu'ils nommaient dans leur langage Haïti, Bohio ou
Quisqueya. Ils vantaient avec une telle excitation les richesses de ce
pays mystérieux que l'Amiral, influencé par leurs cris et leurs gestes,
ordonna à sa flottille de virer de bord vers l'est. Et le 6 décembre 1492,
la Santa-Maria, la Pinta et la Nina jetaient l'ancre dans une baie magni-
fique, à laquelle Colomb donna le nom de Saint-Nicolas 1 .
En voyant, dans cette limpide matinée de décembre, se profiler
derrière les hautes terrasses qui encerclent la baie les masses bleues des
montagnes de l'intérieur, ébloui par la splendeur du soleil, de la mer
et du-ciel» Colomb s'écria : « Es una maravilla / »
Cette merveille, c'était Haïti. Il débarqua sur cette terre fortunée et
y planta la Croix du Christ, consacrant ainsi au christianisme et à la
civilisation occidentale le nouveau monde qu'il offrait comme un cadeau
à l'humanité.
Naviguant ensuite le long de la côte septentrionale de Fîle d'Haïti,
Colomb arriva dans une grande baie, sur laquelle est aujourd'hui bâtie
la ville du Cap-Haïtien. L'un de ses bateaux, la Santa-Maria, ayant fait
naufrage le 24 décembre, il obtint du chef indigène Guaganagaric la

i L'île d'Haïti est située, à l'entrée du golfe du Mexique, entre l7°30'40" et 19*58'20"
de latitude nord et 68°20' et 74°20' de longitude ouest de Greenwich.

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littoral — pour la plupart métis de Caraïbes et d'AraVvaks — avaient su
permission de débarquer sur la plage et d'y construire un fortin qu'il déployer une certaine ingéniosité dans leurs procédés jde pêche, dans la
appela Nativité. Il laissa dans ce fort trente Espagnols et partit le construction des canots et dans la navigation en général 1 .
11 janvier 1493 pour l'Espagne afin de faire connaître à l'Europe sa Bien qu'ils fussent assez habiles dans le tissage du coton, les abori-
merveilleuse découverte. La République d'Haïti se flatte ainsi de posséder gènes d'Haïti portaient fort peu de vêtement. Les hommes allaient géné-
le siège du premier établissement européen dans l'hémisphère américain. ralement nus. Dans les communautés les plus avancés, ^es femmes avaient
Le nom Haïti est un terme de la langue des Tainos, signifiant « pays une courte jupe, dont la forme et la coloration marquaient entre elles des
montagneux » ou « terre haute ». Colomb y substitua le nom de « Isla distinctions d'âge ou de rang social. Hommes et femmesj portaient, comme
Espanola » ou Hispaniola en l'honneur du roi Ferdinand d'Aragon et de parure, des objets d'or massif (car ils ignoraient I'jart de fondre les
la reine Isabelle de Castiile, qui lui avaient procuré les moyens d'entre- métaux) et des bandelettes au haut du bras, au-dessous du genou et à
prendre son aventureux voyage. la cheville. Les fouilles effectuées dans les emplacements des anciens
villages indiens ont fait découvrir des fuseaux en terre cuite, des alênes
et aiguilles en os, qui indiquent que l'art de tisser et de tricoter était
habilement pratiqué par les indigènes. Les hamacs, qui leur servaient
Au temps de la découverte, l'île d'Haïti était habitée par une forte de lit et dont on a eu des spécimens remarquables, ont donné la preuve
population d'origine arawak, les Tainos. Certaines de ses régions monta- de leur dextérité dans les deux procédés d'utilisation du coton.
gneuses abritaient cependant des tribus de formation différente, comme Les Indiens d'Haïti avaient deux sortes d'habitations. Ils donnaient à
les Ciguayens de la presqu'île de Samana dans la partie orientale, tandis celles du premier type — qui étaient les plus communes — une forme
que l'on rencontrait sur le littoral de petites communautés nomades cylindrique avec un toit conique. Pour construire leurs huttes, ils tra-
constituées par les bandes guerrières des Caraïbes. çaient sur le sol une circonférence, suivant laquelle ils enfonçaient dans
Ces Indiens Arawaks étaient brachycéphales. De petite taille et de la terre des pieux séparés, l'un de l'autre, d'un ou de deux mètres. Les
teint cuivré, ils portaient des cheveux noirs et lisses qui leur couvraient palissades étaient faites d'un treillage de liantes. Le toit, couvert de
en partie le front et retombaient en lourdes nattes sur le dos. Sédentaires taches de palmiste ou d'herbe séchée, reposait sur un poteau centrai
et pacifiques, ils vivaient sobrement des produits de la chasse, de la planté au beau milieu de la hutte. Les maisons du second type — qui
pêche et de l'agriculture, qu'ils avaient poussée à un point tout à fait étaient celles des chefs ou des personnages de distinction de la tribu —
remarquable. On a fait de leurs méthodes de culture et de leurs procédés avaient la forme rectangulaire et comprenaient une sorte de porche qui
dans l'ordre artistique et industriel une étude qui a permis de les donnait grand air à l'habitation. Il ne semble pas que les Tainos aient
rattacher aux populations des terres basses du Venezuela et de la Guyane, connu l'usage de la boue — si répandu jusqu'ici parmi les paysans
qui, comme eux, cultivaient le maïs et savaient fabriquer le pain de haïtiens et dominicains — pour la construction des murs de leurs
cassave fait avec la farine de manioc. Les aborigènes tiraient du sol maisons.
d'autres produits qui servaient à leur alimentation, tels le yam et la L'ameublement du logis était très sommaire. Il comportait d'abord
les objets nécessaires aux besoins domestiques : vases en terre cuite,
patate douce.
calebasses pour le transport et la conservation de l'eau, les instruments
L'absence de grands animaux dans l'île et le manque d'armes appro-
pour la fabrication de la cassave, rarement des sièges de bois, mais
priées limitaient forcément les possibilités de la chasse. Les indigènes se
toujours le hamac qui était à la fois couchette, chaise et berceau. Dans
servaient de bâtons pour chasser les lézards et certains petits mammi-
les huttes des plus pauvres, dont les habitants ne pouvaient se payer le
fères, tandis qu'avec une grande sûreté ils lançaient des pierres contre les
luxe d'un hamac, on se couchait sur le sol où l'on étendait parfois des
oiseaux pour les abattre. Ils avaient domestiqué, pour les accompagner
feuilles de bananier. La maison du cacique ou des personnes de haut
à la chasse ou dans leurs courses à travers la forêt, une espèce de chien
rang, comme le prêtre et le médecin, comprenait naturellement un
trapu, qu'ils mangeaient en certaines occasions solennelles et dont la
ameublement plus complet, comportant principalement des sièges de bois
chair leur paraissait aussi agréable que celle particulièremeent recherchée
ou de pierre ornés de dessins ou de sculptures.
des iguanes. L'iguane est un reptile brillamment coloré de bleu, de vert,
L'amusement favori des indigènes était la danse au son du tambour
de jaune, de fauve, atteignant parfois des proportions énormes. Les
et de la flûte de bambou. Ils pratiquaient un jeu sportif, qui rappelle
Tainos faisaient cuire l'animal-à feu doux, dans un'vase en terre qui
avait exactement les dimensions de l'iguane et dont la fabrication
révélait l'habileté du céramiste indigène. Leur nourriture se composait i Herbert M. Kreiger : The Aborigènes of the ancient island of Hispaniola
- (Smithsonian Inst. 1929).
encore de gros vers qu'ils tiraient des troncs d'arbres pourris, de crustacés
et de poissons qu'ils dévoraient le plus souvent crus. Les habitants du
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un patriarche, dont la maison était plus grande que toutes les autres et
contenait les idoles appartenant aux clans de la tribu. En plus de la
singulièrement le football-association. C'était le batos. Le mot désignait
famille du cacique, composée de ses femmes et de sesj parents ou alliés
une sorte de ballon fait d'une substance végétale durcie, qui n'était autre
les plus proches, la communauté comprenait un grand nombre de gens
que le caoutchouc. Les joueurs lançaient le ballon, non d'un mouvement
sur qui le patriarche exerçait son autorité bien qu'ils r\e lui fussent unis
du pied ou de la main mais de la tête, du coude, des hanches ou mieux
que par des liens très légers de parenté ou d'alliance.
du genou.
Les exploits des guerriers, les scènes de la vie domestique — senti-
mentales, tristes ou comiques — étaient la matière ordinaire des chansons
ou des poèmes appelés areytos, que les troubadours, connus sous le nom II
de sambas, chantaient dans les fêtes intimes ou dans les cérémonies
officielles. Ces fêtes et cérémonies se célébraient dans une gaieté extraor- Au cours de son voyage sur la côte nord de l'île, Colomb avait eu de
dinaire surtout lorsqu'une large consommation avait été faite de Vouycou, fréquentes entrevues avec le cacique du Marien, Guacanagaric, dont le
boisson fabriquée avec du jus de fruits fermenté. royaume s'étendait du cap St-Nicoîas à l'embouchure de la rivière Yaque,
Les Aborigènes adoraient comme divinités le soleil, le ciel, les étoiles, près de Monte-Christi. II avait su, par d'habiles flatteries, séduire le roi
les sources, le vent ou l'ouragan — en général tout ce qui leur inspirait indien. Et celui-ci, confiant dans l'amitié du grand chef blanc, avait
l'admiration ou la peur. Ils croyaient à l'existence d'un paradis terrestre, ordonné à ses sujets de l'accueillir partout avec bienveillance. C'est
qu'ils plaçaient à l'extrémité de la presqu'île du Sud, dans les parages Guacanagaric en personne qui porta secours aux naufragés de la Santa-
de la petite ville actuelle des Abricots. Ils affirmaient qu'après la mort Maria et leur permit, avec les débris du bateau, de construire le fort de-
les âmes des justes allaient dans ce lieu jouir du bonheur éternel, en là Nativité, Puis Colomb, comme nous l'avons vu, était parti pour
savourant des mameys. Ce fruit (abricot d'Haïti, Mammea americana l'Espagne afin d'y rendre compte de sa merveilleuse découverte. Mais les
L.), succulent et parfumé, excitait considérablement leur gourmandise. hommes qu'il avait laissés dans le fort ne suivirent pas ses prudentes
Ils appelaient zêmès leurs divinités, auxquelles ils donnaient, dans le bois recommandations. Ils maltraitèrent sans pitié les paisibles indigènes. Ils
ou dans ia pierre, des formes bizarres représentant soit des faces allaient aux villages les plus proches, rançonnant les populations, les
humaines hideuses, soit des animaux comme les crapauds, les iguanes, dépouillant de leurs objets les plus précieux, emportant vivres et orne-
les caïmans. Les prêtres s'appelaient butios et étaient en même temps ments que les habitants apeurés cachaient dans leurs huttes. Poussés
des shamans, c'est-à-dire des médecins. On les entourait d'un pieux surtout par l'appétit de l'or, ils osèrent s'aventurer dans le Cibao où ils
respect. La confiance en leur science et en leur pouvoir était telle que le croyaient trouver en abondance le métal convoité, c'est-à-dire -en plein
privilège de soigner les malades leur était exclusivement réservé. Dans territoire de la Maguana commandée par le plus fier et le plus intrépide
leurs traitements ils employaient des «simples» ou des drogues faites des caciques, Caonabo.
avec des plantes indigènes, dont ils prétendaient seuls connaître les vertus
Caonabo régnait sur un vaste domaine qui comprenait, outre là
curatives.
Cordillera Central et les parties les plus fertiles du Cibao, la grande vallée
Le territoire de l'île était partagé en cinq petits royaumes ou cacicats :
de l'Artibonite. Il considéra cette violation de son territoire comme une
le Marien, dans la partie septentrionale; la Magua, dans le nord-ouest;
le Xaragua, comprenant l'ouest et le sud; la Maguana, qui occupait le injure grave faite à sa souveraineté et à son honneur. Il rassembla
centre; et le Higuey, qui s'étendait vers l'est. Les dirigeants de ces immédiatement une forte troupe et la conduisit à l'attaque de la Nativité.
royaumes se nommaient caciques. Au-dessous de ces grands chefs il y La répression fut exemplaire. Pas un des trente-sept Espagnols de la
avait des gouverneurs de districts ou de simples hameaux, qui portaient garnison n'échappa à la mort. Pas une pierre ne resta de la forteresse.
aussi le nom de cacique, mais dont le pouvoir social et l'influence poli- Tournant ensuite ses armes contre Guacanagaric, qu'il accusa de félonie,
tique dépendaient de l'importance relative de leurs fonctions ou du Caonabo dévasta les villages du cacique du Marien.
nombre de villages qu'ils avaient sous leurs ordres. Conseillers de leurs Quand Colomb revint d'Espagne le 27 novembre 1493, il apprit avec
peuples et leurs conducteurs dans les moments de danger public ou de un vif chagrin ce qui s'était passé en son absence. Nommé Amiral et
guerre, ils avaient des attributions militaires, sociales et religieuses. Les Vice-Roi des Indes, il avait maintenant sous ses ordres dix-sept vaisseaux
caciques de village réglaient l'ordre du travail quotidien dans la commu- et raille cinq cents hommes, que le goût de l'aventure ou la convoitise de
nauté, désignaient à chacun les devoirs à remplir pour la chasse, la l'or avait groupés autour de lui. II lui fallait trouver une nouvelle place
pêche ou la culture du sol: ils présidaient aux divertissements de même où fonder un établissement permanent. Continuant donc sa route vers
qu'aux cérémonies cultuelles. Quelques-uns étaient en même temps l'est, il débarqua en un endroit situé à quarante kilomètres ouest de la
prêtres et médecins. De façon générale, chaque village avait à sa tête
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ville dominicaine actuelle de Puerto-Plata. Il décida de s'y établir et
» III
donna au lieu choisi le nom d'Isabela en l'honneur de la gracieuse Reine
d'Espagne, sa protectrice. En attendant, les tribulations ne manquaient; pas à Colomb lui-même,
Pendant sept ans, Isabela allait être la capitale espagnole du Nouveau- de la part de ses compatriotes. Parmi les gens qui l'avaient accompagné
Monde. Elle fut volontairement abandonnée pour un nouvel établissement à Hispaniola se trouvaient grand nombre d'aventuriers, qui s'étaient
créé en 1496, à l'embouchure de la rivière Ozama, à cause du voisinage imaginé que l'or pendait aux branches des arbres de ce nouveau paradis
d'une mine d'or et qui devait devenir la ville de Santo-Domingo. La ou -qu'il suffisait de se baisser pour le ramasser sur les chemins comme
capitale de la République Dominicaine peut ainsi se vanter d'être la des cailloux. Ils s'étaient bien vite rendu compte que pour recueillir le
première cité américaine de la période colombienne. Isabela, aujourd'hui précieux métal il fallait se livrer à des travaux pénibles sous les ardeurs
disparue, est cependant restée un lieu de pèlerinage pour les touristes d'un soleil éclatant. Comme ils n'étaient point faits à un pareil labeur,
qu'émeuvent les grands souvenirs de l'histoire. ils déclarèrent que l'Amiral les avait trompés en leur vantant les magni-
Caonabo considérait les Espagnols-comme des envahisseurs dangereux ficences de sa découverte, et ils se mirent à conspirer contre lui. Sous la
et les pires ennemis de sa race. Il résolut de les jeter à la mer. S'alliant conduite d'un certain Francisco Roldan, ils se révoltèrent et, pour
au cacique de la Magua, Guarionex, il alla donner l'assaut à Isabela. Mais déposer les armes, exigèrent que l'autorité feur fournît à chacun une
l'entreprise n'était pas aussi facile qu'à la Nativité: il fut repoussé avec certaine quantité d'Indiens qui travailleraient gratuitement à leur profit.
d'énormes pertes. Quelque temps après, il tomba dans un piège que lui Colomb, effrayé, se soumit à ces insolentes exigences. Les Aborigènes
avait tendu un ingénieux officier nommé Alonso de Ojeda. Fait prisonnier furent réduits en servitude et distribués par lots aux insurgés. C'est
et chargé de chaînes, il périt dans le naufrage du bateau qui le trans- ce que l'on a appelé les repartiinientos. L'esclavage fut ainsi créé à
portait en Europe. Les historiens prétendent qu'il montra dans sa Hispaniola par l'asservissement de la population indigène.
captivité une noblesse d'attitude qui lui acquit le respect de ses vain- Les ennemis de Colomb avaient cependant activement travaillé contre
queurs et témoigna du haut degré de dignité humaine auquel sa race lui en Espagne pour lui faire perdre la confiance de ses souverains. Il
était parvenue. décida d'aller présenter lui-même sa défense à la Cour. II arriva à Cadix
Caonabo avait épousé la princesse Anacaona, sçeur de Bohéchio, le 11 juin 1496 et se rendit immédiatement auprès de la reine Isabelle.
cacique du Xaragua. A la mort de celui-ci, le gouvernement de cet Il obtint facilement sa grâce, et promesse lui fut faite qu'il recevrait tout
important cacicat échut à la veuve du héros. Elle recueillait ainsi un ce qui lui était nécessaire pour une nouvelle expédition. Il attendit long-
héritage que les Espagnols regardaient comme la province la plus riche temps la réalisation de cette promesse. Enfin, il put partir avec six
et le mieux développée de toute l'île. vaisseaux le 30 mai 1498, c'est-à-dire après deux ans d'inaction.
Borné au nord par la Maguana et le Marien et, à l'est, par la Ma*guana, Ayant cette fois navigué beaucoup plus au sud, il vit se dresser
le Xaragua s'étendait dans l'ouest et le sud, ayant comme principal centre devant lui, le 31 juillet, les trois pics de la Trinidad. Il suivit les côtes
d'activité la plaine de Léogane (Yaguana) où était établie la capitale. de l'Amérique du Sud dans la direction de l'ouest jusqu'à Margarita.
On a trouvé dans cette plaine des canaux d'irrigation qui montrent que Il mit alors le cap sur Hispaniola, avec la conviction qu'il venait de
la culture de certaines plantes — le cotonnier par exemple — y avait été trouver la route qui menait au Paradis terrestre et que son imagination
méthodiquement pratiquée. Au Xaragua se rattachait la presqu'île du pkiçait à l'intérieur du Venezuela moderne. En arrivant à Santo-
Sud connue sous le nom de Guaccairima. L'île de la Gonave faisait partie Domingo, il trouva la colonie en plein tumulte. Ses efforts pour restaurer
du royaume et était renommée pour la perfection des objets en bois l'ordre furent vains. Les plaintes qui parvinrent de nouveau à la Reine
sculpté que fabriquaient ses artistes indigènes. la décidèrent à révoquer Colomb et à envoyer, pour le remplacer,
Quand l'Adelantado Bartolomé Colomb, frère du Grand Amiral, Francisco de Bobadilla *. Celui-ci ne prit pas la peine d'examiner les
visita Yaguana au temps de Bohéchio, le chef indien lui fit présent de charges portées contre l'Amiral : il le fit arrêter, ordonna de lui mettre
.quatorze sièges en bois sculpté, de soixante vases en terre cuite et de les fers et l'embarqua en octobre pour l'Espagne. Rien ne pouvait mieux
quatre rouleaux de tissus de coton. Il fournit d'énormes quantités servir la cause de Colomb qu'un traitement aussi cruel. Quand le roi
de pains de cassave aux Espagnols, et un voilier fut chargé jusqu'au Ferdinand apprit que le grand Découvreur était arrivé chargé de chaînes
bord des autres cadeaux du cacique à son hôte étranger. Dès ce moment,
les convoitises des envahisseurs se fixèrent sur le Xaragua qu'ils se
promirent de conquérir plus tard. iV. Louis-Emile Elie : Histoire d'Haïti, tome I. P. au P. 1944.

17
16
fins et délicats. Son corps, assoupli par la danse qu'elle aimait à la
comme un criminel dangereux, il lui rendit la liberté, l'appela à la cour passion, avait des proportions harmonieuses. Vive d'esprit et rieuse, elle
mais refusa de lui accorder les pleins pouvoirs que Colomb réclamait sur se distinguait par son talent de poète qui la faisait rivaliser avec les
les terres qu'il avait découvertes. uij|> meilleurs sambas de sa cour. Elle avait eu l'occasion de rencontrer des
Colomb obtint cependant la permission d'entreprendre son quatrième Espagnols et éprouvait à leur égard, malgré les maux affreux qu'ils
voyage. En mai 1502, il partit d'Espagne avec une flottille de quatre cara- avaient infligés aux siens, une certaine admiration, à cause de leur amour
velles en vue de trouver la route qui devait le conduire vers le véritable de la parure et de leurs manières galantes qui flattaient sa vanité
Orient. Le 30 juillet, il atteignit les côtes de l'Amérique centrale qu'il féminine. Ovando ne la considéra pas moins comme une adversaire dont
suivit du Honduras jusqu'à Veragua, où il arriva vers le 24 janvier 1503. il fallait se débarrasser au plus vite. II la fit enlever, dans sa propre
Il débarqua dans ce lieu et essaya d'y fonder un établissement. Mais ses capitale de Yaguana, au cours d'une fête brillante que la reine avait
| compagnons, découragés, le déterminèrent à abandonner ce projet et, donnée en l'honneur de ses visiteurs étrangers. Les Indiens furent impi-
| de nouveau, il mit à la voile. Ce fut avec grand-peine qu'il aborda en août toyablement massacrés, et Anacaona, garrottée, fut emmenée à Santo-
I à la Jamaïque, où il resta de longs mois à réparer ses bateaux que la mer Domingo où, après un simulacre de jugement, elle fut pendue.
et les ouragans avaient mis en fort piteux état. Dans l'intervalle, il avait Le cacique du Higuey, Cotubanama, réputé parmi les Aborigènes à
envoyé Diego Mondez sur un canot chercher du secours, via Cuba, à cause de sa haute taille, s'était montré conciliant avec les Espagnols.
Santo-Domingo. Les survivants de l'expédition ne purent s'embarquer Il les avait laissés s'établir à l'embouchure de I'Ozama. On ne luiItint
pour l'Europe qu'en juin 1504. Colomb ne passa à Santo-Domingo que aucun compte de ses amicales dispositions. Une troupe, ^envoyée contre
juste le temps de mettre son navire en état de reprendre la mer. Le lui sous les ordres de Juan Esquibel, fut mise en déroute. Après une
7 novembre, il arrivait à San Lucar de Barameda. Avec la mort de la trêve de quelque temps, le même officier alla de nouveau l'attaquer avec
reine Isabelle, qui survint quelques jours après, il vit s'évanouir le plus des forces plus importantes et le contraignit à se réfugier dans l'île de
cher de ses espoirs.'Il se retira à Séville, où ses tortures physiques et la Soana. Poursuivi dans sa retraite, Cotubanama fut pris et transporté
morales lui laissèrent peu de temps pour régler ses affaires. En mai 1505, à Santo-Domingo, où il subit le même sort qu'Anacaona.
il faisait le voyage de Ségovie pour essayer d'attendrir le Ro; et obtenir de Maître absolu de l'île, Nicolas de Ovando s'appliqua à organiser
lui la reconnaissance de ses droits et ceux de son fils. Ce fut peine perdue. administrativement la colonie et à la faire prospérer. Mais la population
Alors, désespéré, malade de corps et d'esprit, il s'enferma à Vallalolid, indienne, employée aux travaux les plus pénibles, décroissait d'une façon
où il mourut dans la misère le 20 mai 1506. alarmante. Cette cruelle situation émut l'âme sensible du Père Bartolomé
de Las Casas. Pour essayer de sauver ces malheureux indigènes d'une
extermination complète, il ne trouva rien de mieux que de demander à
IV la Cour d'Espagne d'autoriser l'envoi à Hispaniola, en 1517, de quatre
mille nègres d'Afrique. Le bon moine pensait que ces nègres, plus
vigoureux et plus endurcis, supporteraient mieux le climat ardent des
Après la capture de Caonabo, les Indiens avaient essayé cle continuer Indes Occidentales. Il devait plus tard regretter amèrement son auda-
la lutte. Mais, armés seulement de flèches et de bâtons, ils ne pouvaient cieuse démarche auprès du Cardinal Ymenez de Cisneros, à qui il avait
sérieusement résister aux armes à feu des Espagnols. C'est ainsi qu'à la conseillé — d'après l'écrivain cubain José A. Saco — d'envoyer à Hispa-
bataille ide la Vega Real, où ils étaient environ 100.000 contre 200 fan- niola des esclaves « noirs et blancs », puisqu'à cette époque l'esclavage
tassins et 20 cavaliers de Castille accompagnés de chiens féroces, ils n'avait pas encore de couleur et s'exerçait sans discrimination, dans
furent vaincus et exterminés. Les caciques soumis furent condamnés à certaines régions, sur les hommes de toute race.
payer de lourds tributs soit en denrées alimentaires, soit en matières Moins dociles que les Indiens, les esclaves africains, dont le nombre
premières, soit en pépites d'or. augmentait d'année en année, tentèrent à maintes reprises de secouer
Le 15 avril 1502 débarqua à Santo-Domingo le successeur de Colomb, leur joug. Ils se révoltèrent une fois et furent vaincus par une poignée
don Nicolas de Ovando. C'était un homme dur et énergique. Son premier d'hommes qui se mirent à leur poursuite, et, raconte un historien,
souci fut d'établir son autorité suprême sur toute l'île. Aussi décida-t-il «comme, à mesure qu'on les saisissait, on les pendait à l'arbre le plus
de conquérir les deux cacicats qui étaient encore restés indépendants ! le proche, tout le chemin en fut bientôt bordé ». Le spectacle de cette allée
Xaragua et le Higuey. sanglante resta dans leur mémoire. Cela ne les empêcha pas de se ranger
La veuve de Caonabo, Anacaona — Fleur d'Or dans la langue des sous la bannière du cacique Henri, qui les abandonna à leursort dès qu'il
eut fait la paix avec les Espagnols.
Tainos — régnait, comme nous l'avons vu, dans le Xaragua. Elle était
fort belle, d'après les témoignages contemporains. Elle avait des traits
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La révolte du cacique Henri mérite d'être rappelée parce qu'elle
marque le dernier sursaut d'indépendance parmi ' les Indigènes. Cet
Henri était un jeune Indien converti au christianisme. Il avait appris
l'espagnol et savait même le latin. Ayant été maltraité par son maître, un
jeune Espagnol nommé Vaienzuela, qui avait voulu — suprême affront — CHAPITRE: I:::
lui prendre sa femme, il se révolta et entraîna à sa suite quelques-uns
de ses congénères. Retranché dans les montagnes escarpées du Bahoruco,
où ses ancêtres avaient eux-mêmes commandé comme caciques, il tint
tête pendant treize ans aux Espagnols. Il avait des nègres dans sa petite
La colonie française de Saint-Domiiigne
armée de quatre cents guerriers disciplinés et bien équipés. Le gouverne-
ment de Santo-Domingo considéra comme dangereuse l'existence de ce
minuscule royaume indépendant, dont l'exemple pouvait être suivi par
d'autres Indiens aussi courageux. L'empereur Charles-Quint, mis au
courant du fait, ne crut pas s'abaisser en chargeant un ambassadeur Les Espagnols furent bientôt troublé;, dans leur conquête. Trente
spécial, Barrio-Nuevo, d'aller négocier avec Henri dans 'son repaire
ans à peine après la découverte, des corsaires français et anglais, ayant
d'aigle. Un' traité de paix fut conclu en 1533, par lequel « le dernier
remarqué que la plus grand»; portion d<? l'île d'Haïti, particulièrement
Cacique d'Haïti » acceptait, pour lui et ses hommes à l'exception des
dans sa partie occidentale, était déserte ei: offrait des abri;; bien protégés,
nègres, d'aller vivre en pleine liberté à Boya, à quelques lieues de Santo-
avaient pris l'habitude de s'y réfugier pour fuir la tempête. Ils établirent
• Domingo. Six cents personnes s'établirent avec Henri dans ce refuge.
même, à différents points ai littoral, des postes provisoires d'où ils
C'est là tout ce qui restait à peu près de la population indienne d'Haïti
s'élançaient à l'attaque des navires qui voyageaient dans FAtlantique et
estimée, au moment de la découverte, à un million d'âmes 1.
la Mer des Caraïbes. Ces aventuriers finirent par choisir comme quartier
général permanent l'île de li Tortue, cri.i devint ainsi le repaire des
redoutables écumeurs de mer connus chns 'histoire sous le nom de
flibustiers.
Montés sur des bateaux Légers, ces, hommes hardis aii'rontaient la
haute mer et assaillaient audacieuneme:: t lés pins puissants navires.
Toujours prêts à l'attaque, ils vivaient nuit et jour dsnîî leurs petits
voiliers, qui leur servaient de logement. Ils formaient., mous le nom de
Frères de la Côte, une libre ;; ssocfati.cn — une république comme dit le
P. Cabon* — qui ne reconnaissait d'autre autorité que celle du capitaine
élu, et encore cette autorité n'était-elle pas toujours respectée. Le partage
du butin, après le sac d'uni ville ou le pillage d'un Rai ion espagnol,
donnait souvent lieu à une hitt-3 sanglante entre les vainqueurs. Ils
allaient vendre les. objet» pilles au port '..e plus proche, et c'était l'occasion
de beuveries effrénées.
Bientôt la fatigue et l'âge rendirent quelques-uns de ces aventuriers
incapables de courir les hasards de la course,. Même chez les plus jeunes
le goût de l'aventure se fit moims vif. Une classa de sédentaires commença
donc à se former, crui se dorna comme occupation la chasse des bœufs
sauvages et des cochons marions qui s'étEÎem: multipliés dans l'île. Pour
conserver la viande des animaux abattus, on La faisait flamber au-dessus

i F ; Adolphe Cs.fc.on : Histoire [l'Haïti, tome 1.


" ^ T N . . : . U . C ^ u e s ,H.IU. P- au P. «55, * « M » 1894.
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d'un grand feu sans cesse entretenu par des branchages verts qui, en
brûlant, dégageaient une fumée épaisse. Ces chasseurs appelaient boucan
le lieu de leur installation, de là leur nom de boucaniers. Ils choisissaient de cette étrange république, choisi par ses camarades sans considération
d'ordinaire pour établir leur boucan un endroit proche de la mer, car ils de religion ou de nationalité et seulement en raison de son esprit d'orga-
nisation, de son énergie et de son audace. En 1629, ce chef était l'Anglais
vendaient les peaux aux capitaines hollandais qui fréquentaient ces
Anthony Hilton. C'est pendant la « présidence » d'un autre Anglais
parages et qui leur apportaient en échange des fusils, de la poudre, des
nommé Wiliis qu'entra en scène, en 1640, un singulier personnage, le
provisions de bouche et parfois des tissus.
capitaine Levasseur, venu de l'île de Saint-Christophe qu'occupait alors,
La vie du boucanier était très rude. Pour tout costume, il portait une
à titre de gouverneur général des possessions françaises dans les Indes
chemise et un pantalon court ordinairement tachés de sang. Il se proté-
Occidentales, Philippe de Longvilliers de Poincy, grand-croix et bailli
geait les pieds avec de grossières savates de cuir ou usait d'une espèce
des Chevaliers de Malte.
de chaussures en peau brute qui lui arrivaient à la cheville. Son habi-
tation consistait en une bâtisse quadrangulaire, un ajoupa, autour duquel Levasseur, qui était de la religion réformée, débarqua à Port-Margot
il faisait pousser quelques plantes potagères. Sa grande ambition était de à la tête d'un petit détachement. Fort habilement il fit comprendre aux
posséder un fusil à longue portée et une meute de vingt à trente chiens, boucaniers, en majorité français et protestants, comoien il était choquant
Il n'y avait pas de femmes parmi les boucaniers. Ils s'associaient par que leur chef fût un Anglais et il put les décider à entreprendre, sous sa
deux — ce que l'on appelait un matelotage. Les deux associés mettaient direction, une attaque contre la Tortue, dont il devint le maître suprême.
en commun tout ce qu'ils possédaient, et, à la mort de l'un d'eux, son Bien que, par décret royal, la Tortue eût été placée sous l'autorité
avoir passait au survivant, nominale de l'Ordre de Malte, Levasseur garda vis-à-vis de Poincy, qui
tenta vainement de le remplacer par le chevalier de Fontenay, une
Bien qu'ils eussent des points de ralliement où ils pouvaient se
attitude de complète indépendance. Ce chef récalcitrant fut assassiné en
rencontrer en certaines circonstances spéciales, les boucaniers restaient
1652 par deux de ses hommes de confiance, et Fontenay lui succéda. Deux
encore nomades puisqu'ils devaient se déplacer suivant les hasards de la
. ans après, les Espagnols montèrent une expédition contre la Tortue afin
chasse et parcourir d'énormes distances pour atteindre les endroits du
de détruire ce repaire de pirates. Ils s'en emparèrent et la dévastèrent.
littoral où s'effectuait le trafic des peaux. Peu à peu, ils se fixèrent sur le
Les survivants du massacre se réfugièrent à Hispaniola, se cachèrent
sol, s'adonnant d'une façon permanente à l'agriculture, devenant des
dans les endroits les plus inaccessibles de la côte et purent se réorganiser
habitants, comme ils se plurent à s'appeler, par opposition à ceux qui
sous la conduite de chefs énergiques tels que l'Anglais Elias Watts, les
continuaient à mener la vie ambulante des boucaniers ou la carrière
Français Jérôme Deschamps du Rausset et son neveu De La Place.
aventureuse des flibustiers. Ils eurent bientôt besoin de bras : ils prirent
à leur service des aventuriers ou des « sans-travail », qui s'engageaient Les boucaniers qui, peu à peu, avaient pris possession de la presqu'île
par contrat à travailler pour une période de trois ans ou trente-six mois. du Nord-Ouest et de nombreux points importants de la partie occidentale
Ce furent les engagés, de véritables esclaves blancs. La condition des d'Haïti, se sentirent assez forts pour porter la guerre dans l'Est en atta-
engagés n'était pas moins dure que celle des esclaves noirs que les quant en 1659 la ville intérieure de Santiago de los Caballeros située dans
Français avaient trouvés dans l'île ou qu'ils avaient enlevés aux Espa- la plaine du Cibao. Ils pillèrent les maisons et les églises, en enlevèrent
gnols. Pour prix de leur travail ils recevaient, chacun par semaine, quatre vases, ornements sacrés et cloches de bronze, firent prisonniers le gou-
pots de farine de manioc ou des galettes de cassave, cinq livres de bœuf verneur et les principaux habitants de la cité et, ayant rassemblé en un
salé, plus les vêtements nécessaires. Les actes arbitraires qui accompa- lieu tout ce qu'ils avaient trouvé de victuailles et de boissons, ils en
gnaient leur recrutement dans les ports de France, principalement à firent une ripaille digne de Pantagruel. Attaqués sur le chemin du retour
Dieppe, en faisaient une véritable traite des blancs. par une troupe bien supérieure à la leur qui ne comptait que quatre cents
hommes, ils purent, malgré les pertes subies, emporter leur butin.
Cette action audacieuse exerça une grande influence sur les événe-
ments futurs. Elle avait démontré de façon éclatante la vulnérabilité de
Les Espagnols, établis fortement dans la partie de l'est, essayèrent à
la puissance espagnole dans l'île d'Hispaniola. Et les Français, à partir
plusieurs reprises de chasser ces aventuriers, dont le voisinage devenait
de ce moment, considérèrent comme possible l'établissement dans les
de plus en plus inquiétant. Ils ne purent toutefois que les rejeter à la
Antilles d'un empire colonial, dont Haïti deviendrait le centre.
côte où ceux-ci avaient organisé des- postes importants de résistance
A la mort de Mazarin en 1661, Louis XIV fit connaître sa ferme
comme Port-Margot et Port-de-Paix,
intention de gouverner lui-même, et il appela à la. surintendance des
Le plus redoutable de ces postes était la petite île de la Tortue devenue
finances et, plus tard, à la direction de plusieurs autres ministères
depuis 1632 le siège permanent de la flibuste. C'est là que résidait le chef l'homme de qui l'autorité allait être d'un poids énorme dans le déve-
loppement de la colonisation française en Amérique. Jean-Baptistej
22
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Colbert, partisan comme Rie helieu de l'expansion coloniale de la France, Espérance, Anglais, Français, Portugais, Espagnols, Hollandais, Danois,
fonda la Compagnie des lnd« si Occidentales, et Lui octroya, pour une durée avaient leurs établissements où ils pratiquaient la traite. Les Français
de quarante ans, le monopolle du commerce et de la navigation dans les opéraient principalement au Sénégal, à Sierra Leone, à la Côte d'Or — où
établissements de la mer d ;s Caraïbes. En 1664, la Compagnie obtint se trouvait le royaume d'Arada comprenant une série de petites prin-
la direction des possessions françaises ces Antilles, avec privilège d'en cipautés —, à la Côte des Esclaves, dans la Guinée septentrionale connue
désigner les gouverneurs. E . c'est de cette façon que fut choisi comme sous le nom de royaume de Juda. D'innombrables peuplades habitaient
gouverneur de la Tortue Be:: trand d'Ogei on de la Bouère, le premier qui ces immenses pays, qu'un mémoire du temps divisait en trois grandes
eût été nomiié dans ces corn litions. Amené en grand apparat à la Tortue parties : la Nigritie, la Guinée et la Nubie.
le 6 juin MiïU, Bertrand d'O-jeron. coureir de mer lui-même, sut se faire Sénégalais, grands, élancés, bien faits, au nez.allongé, fidèles même
accepter par :;es rudes coxnp;; gnons qui, pour la première fois, se voyaient en amour, très sobres, très discrets, taciturnes; Yoloffs et Calvaires,
frustrés de leur droit de choisir eux-mêmes leur chef. encore plus grands que leurs voisins du Sénégal, aux traits heureux, à la
Sous l'adriinist ration de Bertrand d'Ggeron, grand nombre de flibus- couleur noire foncée, et dont les femmes — raconte un voyageur —
agfibonde poi.r se livrer aux paisibles travaux
tiers renoncèrent à leur vie \ « auraient connu tous les caractères de la beauté si leur gorge n'excédait
gouvernement de la colonie fut marqué par
des champ s. Son passage au pas quelquefois, par sa grosseur, leurs belles proportions » ; Bambaras,
dation de la ville du Cap en 1670; le déve-
des faits importants : Ui foi de plus haute stature encore, mais à la démarche embarrassée et indo-
l'ondè par l u Rausset; l'accroissement de
loppement de Pprt-de-Paix lente, très friands de viande de mouton et de dinde; Quiambas, portant
re capitale; .'introduction dans l'île d'Haïti
Léogane choisi comme tutu trois longues raies sur chaque côté du visage; Mandingues, souples et
portât ion de cent cinquante filles recrutées*
de la culture du cacao; l'in fins, négociants habiles, et d'après l'Anglais Bruce, robustes, dociles,
uses aux colons; Bertrand d'Ogeron jeta les
en France pour servir d'épc fidèles, un peu chapardeurs cependant; Aradas, actifs, intelligents,
nini&trative, qui fut continuée par ses succes-
bases d'une organisation adr adonnés au commerce comme leurs autres frères de la Côte d'Or, Mines,
Du Casse, Galiffet,
seurs, Pouancey, De Cussy, Caplaous, Fôuédas, Dahomets, mais avares et grands mangeurs de chiens,
et de qui les femmes, causeuses infatigables, ont des hanches d'une
ampleur extraordinaire; ïbos, à l'âme nostalgique et portant en eux la
A partir de Pouancey, la colonie, c[ui se trouvait placée sous la croyance qu'éloignés de la patrie aimée ils pouvaient y retourner en se
direction de la Compagnie das Indes Occidentales, releva directement du tuant; Congos, aimant la parure, le bruit, la danse, les couleurs voyantes,
pouvoir royal. Bans les premiers temps, le droit de transporter des intelligents, toujours gais, à .l'esprit vif et satirique, et dont les femmes
nègres à Saint-Domingue était exclusive rient réservé à quelques hauts se distinguent par leur grâce; Fouis ou Peuls, qu'un auteur européen,
personnages de la Cour, et lu roi lui-même ne dédaignait pas de compter Golberry, prétend guerriers, fins, souples, industrieux, et parmi les
parmi les traitants. Les colons se plaignirent bientôt de ces restrictions, femmes desquels, aiïirme-t-il, « les formes et les tailles des plus belles
qui raréfiaient la main-d'œuvre nécessaire à la mise en culture de leurs statues grecques sont communes, on pourrait dire générales » : tels
domaines. X&ui« XIV tH droit à leurs réclamations et, par un arrêt .du furent les peuples — quelques-uns mahométans — qui alimentèrent les
Conseil d'Etat de 1670, légitima le commerce des esclaves en le déclarant colonies européennes d'Amérique.
libr^ de toute entraxe, Dès la promulgation de cette mesure, le nombre On les rangeait sous trois dénominations générales : les Soudanais;
des bateaux négriers augmenta considérablement clans les ports de les Guinéens et les Bantous. Ce sont ces derniers qui fournirent à Saint-
Saint-Domingue. Chaque ai:né5, ils y débarquaient de vingt k trente Domingue la plus forte proportion de sa population noire, mais on peut
mille: noirs enlevés des côtes; d'Afrique. Cette importation massive de dire que tous les groupes africains que nous venons d'énumérer y ont
«bois d'ébêne» effraya le gouverneur do Cussy. En 1685, il signala au contribué dans une certaine mesure. A cette liste il faudrait ajouter les
gouvernement royal 1a diminution progressive de la population blanche, Mondongues, réputés cannibales, qui étaient en fort petit nombre dans
qu'il attribuait à l'augmentation exagérée des Africains. Il y voyait un la colonie et pour lesquels les noirs des autres tribus montraient une très
véritable danger: les « trente-six mois > ou engagés, une fois qu'ils vive répulsion *.
avaient accompli leur service, se faisaient colons et contribuaient au « Les noirs de la colonie — écrit le R. P. Cabon — se rattachaient
peuplement et à la prospérité de la colonie. M, de Cussy craignait que la volontiers à leur descendance africaine. On aurait tort en effet de penser
population blanche, ne fût u un certain moment noyée dans la grande que, dans la foule confuse des esclaves, chacun perdait sa personnalité.
masse noir?. En quai iil se risvé.'.a prophète.
Les esclaves nègres venaient de L'Afrique entière, ouverte à la cupidité
des Européens. Sur la côte africaine, di. Cap Blanc au Cap de Bonne- iDantès Bellegarde : Pages d'Histoire, P. au P. 1925.

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Sans doute les esclaves créoles, c'est-à-dire nés dans la colonie, se
faisaient un point d'honneur d'oublier l'Afrique, mais les autres, traités
par les créoles de nègres-Guinée ou de bossales, se reconnaissaient entre
eux au langage, aux signes dont ils étaient marqués au visage et sur le
corps, à leurs communs souvenirs. Ils se traitfiient l'un l'autre de nation CHAPITRE III
(nanchon) quand ils constataient entre eux la même origine, comme ils
se nommaient bâtiment quand ils avaient voyagé ensemble à bord du
même transport. » Cependant, bien qu'ils fussent venus d'un pays si La société de Saint-Domingue
vaste, malgré les différences de coutumes, de langage, de religion, ils
i purent réaliser entre eux, en un temps relativemeent court, constate le
i même auteur, « une communauté d'idées et de mœurs qui est un fait
réellement remarquable».
L'autre élément principal de la population était constitué par les
blancs. «Ils sont pour la plupart Français, venus d'abord des provinces
maritimes ou recrutés parmi les; gens de passage dans les ports de mer.
Les navires de Rouen, du Havre, de Dieppe transportent les Normands; Le plus superficiel examen de la société de Saint-Domingue révèle
SainUMalo, des gens de Haute-Bretagne; Morlaix et d'autres petits ports immédiatement l'existence de trois éléments aux caractères nettement
de la Basse-Bretagne, Nantis, encore des Bretons, des Manceaux, des tranchés, formant les trois classes de la population coloniale : les blancs,
Angevins, des Poitevins; La Rochelle draine, au profit de la France 'fes affranchis, les esclaves. : .
d'outre-mer, l'Angoumois, i'Aunis, la Saintonge; Bayonne, le Pays Les blancs, c'étaient les maîtres. Les affranchis, mulâtres et nègres
Basque. » Toute la France — ajoute le Père Gabon — a d'ailleurs émancipés, n'avaient que des droits limités. Les esclaves — domestiques
contribué à peupler Saint-Domingue « surtout quand la noblesse afflua ou cultivateurs — étaient assimilés au bétail, bien que le Code 'Noir
dans la colonie. On en a ïa preuve dans les noms de lieux et de régions de 1685, édicté par Louis XIV sous l'inspiration de Colbert, eût cherché
donnés par les immigrés en souvenir du pays natal et qui se sont à atténuer dans une certaine mesure la rigueur de leur sort.
conservés jusqu'à nos jours ». Constatons tout d'abord que les distinctions établies entre ces trois
Cette diversité se retrouve dans le patois créole, véritable mixture classes étaient purement artificielles. Elles ne reposaient pas, comme les
coloniale où les Français, venus de toutes les régions de la France, déver- castes dans l'Inde, sur un état de choses séculaire et sur des traditions
sèrent leurs provincialismes lés plus usuels. qui se seraient amassées au cours des âges comme se forment, par l'éva-
poration de gouttelettes d'eau successives et innombrables, les masses
solides, des stalagmites. Elles furent le résultat d'un calcul de î'égoïsme
qui montrait, dans l'exploitation systématique du nègre, un moyen
d'arriver à la fortune et non la conclusion logique d'une doctrine philo-
sophique ou d'un système religieux, dans lequel l'infériorité foncière du
Noir africain aurait été affirmée comme un principe ou un article de foi.
Les blancs ne montrèrent pas au début de répulsion pour les noirs. Mais,
quand on eut vu quel parti on pouvait1 tirer du maintien de l'état d'abais-
sement où étaient tenus ces malheureux, la théorie s'édifia qui prétendit
donner une base scientifique à cequi n'avait été qu'une révoltante iniquité
condamnée par le christianisme. - ;
Quoi qu'il en soit, ces trois groupes, par suite des barrières dressées
entre elles en vertu des règlements coloniaux, par leurs modes de vie,! par
leurs habitudes, par l'opposition de leurs idées et de leurs intérêts, pré-
sentent des différences remarquables qui éclateront d'elles-mêmes1 au
cours de la description que nous allons en faire.

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heureux de marier leurs er.ifii.nts aux allés, amis ou favoris de ces
potentats galonnés, qu'on voyait partout au:: premières places, au théâtre
qu'ils remplissaient du bruit de leurs epées et de leurs conversations
inconvenantes comme aux Conseils supérieurs de justice, où ils avaient
leur entrée et voix délibérative
Les Blancs Milliard d'Auberteuil a décrit la réception qu'on faisait au gouverneur
général venant de France, Sa description rie dcine qu'une faible idée de
A la veille de la Révolution française, la population blanche de Saint-
l'omnipotence de ce fonctionnaire et de la servilité adulatrice^ des colons.
Domingue, sans compter les troupes cantonnées dans les villes et les
«Aussitôt que le vaisseau roynl chargé iu chef de la colonie est ancré,
marins des navires de guerre qui stationnaient dans les ports de la vingt chaloupes sont armées, cer.t hommes y embarquent pour aller lui
colonie, s'élevait à 30.826, dont 21.166 hommes et 9660 femmes — ce présenter les hommages de la population. Lorsque le général descend,
qui faisait plus de deux hommes pour une femme. Ce chiffre, donné par colons, soldats sont rangés sous les armes : cloches, canons, bruit des
un tableau datant de 1789, n'est pas sensiblement différent de celui instruments de guerre annoncent son débarquement Le clergé l'attend
qu'ont fourni, pour le même temps, Moreau de St-Méry, Malouet, M. de avec croix et bannières, ornements et encertioirs. Il est reçu NOUS un dais
la Luzerne. et conduit à l'église. Le chei des p r ê t r e à l'entrée lu adresse une
Cette population était composée de blancs venus d'Europe et de blancs, harangue avec éloges outrés et ridicules K*
dits créoles, nés dans la colonie. Parmi les premiers se distinguaient les Les autres Européens habitait la colonie étaient des gens qui avaient
fonctionnaires de l'ordre militaire et de l'ordre civil, qui rarement s'éta- quitté leur pays avec l'espoir de faire fortune en peu de temps et par
blissaient à perpétuelle demeure dans l'île, et des individus de tout tous les moyens. Ils apportaient à Saint-Domingue, avec leurs dialectes
acabit qui y venaient chercher fortune. locaux, les préjugés de leurs provinces, Les uns étaient des commis-
Les hauts fonctionnaires étaient le plus souvent gens de qualité, qui sionnaires, représentant de nuisons de Dieppe, du Havre, de Bordeaux,
n'acceptaient ces charges coloniales que dans l'espoir d'obtenir plus tard, de Marseille. Ils étaient, y compris leurs commis, au nombre de mille
dans la métropole, des situations plus lucratives. Aussi se considéraient- quatre cents. D'autres s'adonnaient, pour leur compte personnel, au
ils comme des étrangers à Saint-Domingue. Ils attendaient avec impa- commerce des comestibles, des étoffes on des articles d'exportation : on en
tience le moment de rentrer «en France, pourvus de quelque grasse évaluait le nombre à trois cent cinqusnte, en y comptant également
fonction métropolitaine. Le sentiment de leur supériorité les gonflait leurs commis. Et le reste ?
d'une vanité insupportable. Du haut de leur superbe, ils toisaient avec Le reste, voici ce qu'en* dit le même Hl. iard d'Auberteuil. « Qui sont
mépris les gros colons enrichis< Gouverneurs-généraux, lieutenants-géné- ceux qui passent à Saint-Domii:gue ? Ce son1:, en grande partie, des jeunes
raux, maréchaux de camp, che*îs d'escadrons et jusqu'aux plus modestes gens sans principes, paresseux et libertins, échappés à la main paternelle
employés de la guerre ou de la marine se croyaient d'une essence qui voulaient les corriger. D'autres sont dei fripons ou deî scélérats qui
supérieure et traitaient les habitants en peuple conquis. Le régime ont trouvé le moyen 4e se soustraire à la s t é r i l e de la justice. Quelques-
militaire s'épanouissait dans toute sa rigueur. uns se font honnêtes/'Que devient le plus grand nombre ?.., Cn y voit des
«Les villes de Saint-Domingue — écrit Castonnet des Fosses — moines déguisés et fugitifs, des pretr.es renvoyés de leur état, des officiers
étaient réputées places de guerre. Dans chacune d'elles il y avait un réformés, remerciés ou cassés, des- laquais et des banqueroutiers, Que
lieutenant du roi, un major, un, aide-major, et ces officiers étaient chargés ' dire de leurs mœurs ?... On y rencontre beaucoup de jeunes gens labo-
de son administration... Les officiers ne cherchaient qu'à s'enrichir en rieux qui viennent chercher le; ressources que le lieu de leur naissance
ruinant les colons et ne cessaient de vexer les habitants — les blancs ne pouvait leur offrir, des ouvriers et des marchands... livrés dans les
comme les mulâtres. Souvent ils- empêchaient le cours de la justice, en villes de là colonie à une société perverse. Il n'y a point de l'iees auxquels
s'attribuant le droit de juger. En vertu, de cette usurpation, on les voyait ils ne puissent s'abandonner, lis n'ont pa_s de iciceurs... Ils ont plusieurs
fréquemment s'opposer-aux poursuites exercées par les créanciers contre filles esclaves dont ils font leurs concubine?. »
leurs débiteurs, accorder à cet derniers des délais au mépris des conven- Les jeunes gens laborieux et honnêtes ton! parle d'Auberteuil exer-
tions, décider des questions de nu-propriété, d'usufruit et de servitude *. » çaient les métiers de charpentiers, de menuisiers, de maçons, de charrons,
Epouser des jeunes filles créoles eût paru une mésalliance à ces de selliers, de tailleurs, de perruquiers, d'orfèvres, d horlogers. Ils
aristocrates. Pour s'attirer leurs faveurs, les grands planteurs étaient
iHilliard d ' A u b e r t e u i l : Considérations sur l'état présent de la uolanîe de Saint-
i Castonnet des Fusses : La p«rte 4'une colonie, la Révolution de 6*i*t-DomimP«. ï>oimngiie, 1779.
Paris, 1893.

28 29
faisaient généralement bien leurs affaires, la main-d'œuvre habile étant
fort chère à Saint-Domingue. D'autres se faisaient aubergistes, et leurs des petits blancs.'lis jalousaient les grands planteurs, les dénigraient ou
établissements étaient souvent des lieux d'orgie et de débauche. Quelques- les flattaient pour en tirer quelque avantage. Ils étaient surtout féroces
uns parcouraient l'île en pacotilleurs, vendaient des curiosités ou mon- pour les affranchis, dont la fortune excitait leur envie. Ces petits blancs,
traient des animaux savants. que l'on appelait aussi « blancs manants » ou « blancs pobans », consti-
Chose étrange, la plupart de ces gens affectaient un orgueil extraor- tuaient l'élément le plus turbulent de la colonie. Ils vivaient dans la
dinaire. Il leur suffisait d'arriver de France pour se croire d'une autre médiocrité et bien souvent dans la misère. Aussi la malice populaire
pâte que les autres habitants de la colonie. Et dès qu'ils acquéraient une disait-elle que « les blancs pobans mangent de la cassave, du poisson
situation de fortune plus ou moins brillante, ils s'empressaient de prendre et du piment, et boivent du tafia, comme les nègres », montrant ainsi que
la particule. «Telle est la force de l'habitude qu'on contracte à Saint- leur situation n'était guère différente de celle des esclaves. Cela ne les
Domingue — écrit Moreau de St-Méry — de se croire anobli par son empêchait pas de se croire supérieurs — parce qu'ils avaient la peau
seul séjour dans Vih. qu'il est des Européens qui rompent tout commerce blanche — aux mulâtres et noirs affranchis même les plus fortunés et
avec leur famille, qui la fuient en repassant en France et qui détournent les plus instruits.
avec grand soin leurs regards du lieu où ils apercevraient l'humilité du
toit paternel. Ils se choisissent un héritier dans la colonie, pour garantir
leur mémoire de la honte que répandraient sur elle des parents grossiers Les blancs créoles — comme les historiens s'accordent à le recon-
qui viendraient recueillir leur succession *, » naître — se. distinguaient par leur élégance et la beauté de leur corps.
L'Européen qui arrivait à Saint-Domingue n'avait rien, de plus Ils étaient vifs et impétueux. Un contemporain, Ducœurjolîy, dit qu'ils
pressant, s'il voulait entrer dans l'aristocratie locale, que de se procurer présentent « à l'âge de puberté une taille avantageuse, bien dessinée; des
des vêtements luxueux et des domestiques nègres. On n'était pas complet membres agiles les rendent propres à toutes sortes d'exercices... La nature
si l'on n'avait au moins deux esclaves noirs à son service. Lorsqu'on ne s'est plu à peindre dans leurs yeux une fierté d'expression, une hauteur
possédait pas assez d'argent pour en acheter, on en louait à la semaine de regard qu'on prendrait aisément pour Finsulte ou l'orgueil* ». Mais
ou au mois. Le « métropolitain » ne devait jamais non plus, sous peine ils étaient d'une indolence sans pareille. Nés pour la plupart dans
de tomber dans le discrédit, laisser entendre qu'il se fixait définitivement l'aisance, ils allaient faire leur éducation en France, loin des yeux de
dans la colonie. Il annonçait sans cesse son départ pour Tannée suivante leurs parents, qui les confiaient à des précepteurs souvent négligents ou
ou même la semaine prochaine. Et, afin que personne n'en doutât, il se complaisants. Ils revenaient dans la colonie sans avoir appris grand-
refusait toute espèce de confort. Les logements à Saint-Domingue étaient chose, n'ayant rapporté de leur contact avec cette civilisation du
d'une façon générale très sommairement meublés. Et tel que l'on voyait XVIIIe siècle, si aimabbment perverse, que des vices qui, au milieu d'une
passer dans la rue, couvert de bijoux et de falbalas, habitait dans un nature où tout semble excessif, s'exagéraient, devenaient monstrueux.
réduit ayant pour tous meubles un lit, une table et trois ou quatre chaises C'étaient les rejetons abâtardis de cette forte race d'aventuriers qui
de bois blanc. avaient fondé la colonie et en avaient assuré la prospérité en travaillant
Beaucoup de ces Européens étaient employés comme économes ou eux-mêmes durement et âprement.
procureurs. Ils géraient en cette qualité les « habitations » des grands De ces élégants créoles, à l'imagination ardente, aux sens surexcités
planteurs, dont quelques-uns séjournaient en France, pratiquant ce que et dans les veines desquels — pour employer l'expression du romancier
l'on a appelé l'absentéisme — l'une des plaies de Saint-Domingue. Ces haïtien Amédée Brun — coulait « comme du soleil en fusion », combien
économes étaient généralement très durs pour les esclaves, de qui ils étaient véritablement blancs ?
entendaient obtenir le plus fort rendement possible, parce qu'il leur Un auteur haïtien, Hannibal Price, a fait la démonstration, concluante
fallait répondre aux fréquentes demandes d'argent des propriétaires à notre avis, que bien peu de ces hommes si entichés de leur qualité
absents tout en amassant pour eux-mêmes une certaine fortune. Dès avaient du sang pur dans les veines *. Les premiers colons n'avaient pas
qu'ils avaient le sac bien rempli, ils s'établissaient planteurs' pour leur fait les délicats. Ils s'étaient unis, légalement ou illicitement, à leurs
compte et entraient dans l'aristocratie des grands blancs> Ceux qui ne négresses. î>e ces unions étaient nés des mulâtres. Ceux-ci, par des unions
réussirent pas à acquérir une bonne position, les petits planteurs, les successives avec des personnes de teint clair, tâchaient de se rapprocher
petits artisans, les pauvres diables de tout poil, formaient la sous-classe

» Ducœurjolîy : Manuel des habitants de Saint-Domingue, Paris, An X.


i Moreau de St-Méry : Description... de la Partie française de St-Dominguc, 1797.
2 Hannibal Price : De la réhabilitation de la Race noire par la République d'Haïti,
P. au P. 1900,
30
31
de cet idéal de peau blanch»? qui, atteint, devait leur procurer le bonheur
parfait sous la forme d'avsmlages positifs inscrits dans le Code Noir. telle. Aux 21.166 hommes de la population permanente il faut ajouter
A la vérité, ils n'atteignaient jamais ce; idéal, car une goutte de sang les soldats et officiers de l'armée et les nombreux marins de la flotte qui
nègre l'emporte ---- ce qui prouve, disait Frederick Douglass, sa force visitaient fréquemment les ports du Câp, de St-Marc, de Port-au-Prince,
merveilleuse — sur n'importe quelle quantité de sang blanc. Cependant, de Petit Goàve, des Cayes, de Jérémie, de Jacmel. Il aurait fallu à tous
il arrivait un moment où ces métis pouvaient t sauter la barrière » — ou ces gens accepter comme règle la polyandrie — une femme pour plusieurs
«passer la ligne» comme en dit aujourd'hui aux Etats-Unis — et, sans maris — comme cela se passe au Tibet. Par nécessité, il fallait que des
faire sourire, se déclarer d<: pure race caucasienne. Est-il besoin, de dire alliances eussent lieu entre blancs et négresses. Par goût aussi. Moreau
— cela, es!: :;i profondément humain, hélas ! — que c'est souvent parmi de St-Méry constate en effet, avec un grand luxe de détails, que les
ces «parvenus de la peau > que se remontraient les ennemis les plus mulâtresses et négresses faisaient la plus terrible concurrence aux
acharnés des nègres et des mulâtres ? Us en voulaient à l'Africain et à blanches, européennes ou créoles.
ses descendants de la t;;.re indélébile, dont, au fond, ils se savaient tout Ces blanches créoles ne manquaient pas cependant de charmes. Elles
de même porteurs. Quelle catastrophe si quelqu'un, se souvenant de leur étaient très passionnées. Langoureuses et indolentes, elles entraient dans
origine, allait leur jeter à lu face cette suprême injure : descendant des des colères furieuses lorsqu'elles se croyaient trompées. Et alors elles
« gens de la côte » — de la :6te d'Afrique ! pans une lettre de novembre n'hésitaient pas à faire infliger les châtiments les plus cruels à leurs
1790 à Barnave, Biis&ol: écrivait à ce propos : « Il est tel député des îles rivales, surtout quand ces rivales étaient des négresses domestiques que
(M. More nu. de St-Mèry et M. Cochèrel, par exemple) qu'il est impossible le maître n'avait pas craint d'introduire dans le lit conjugal, D'une
de distinguer des mulâtres, Ou m ' a s s u i r q u e dans les assemblées colo- sensibilité extrême pour leurs enfants, les femmes créoles poussaient la
niales et dar.s les place» les plus distinguées il existe de vrais sang-mêlés, tendresse maternelle jusqu'à l'extravagance. Mais les blancs les accusaient
qui ont si déguiser leur origine. Crpirait-on que ces frères des mulâtres tout de même de manquer d'affection comme épouses, car dès que le mari
sont les plus ardents e/. les plu:, hautaks de leurs ennemis ?* » disparaissait, elles s'empressaient de lui donner un successeur, et souvent
Que les ;aiig-:n:iêlés aient été si nombreux, à Saint-Domingue, il n'y a même elles n'attendaient, pas qu'il fût mort. Elles étaient de plus sans
là rien qui puisse étonner. Les femmes blanches ne furent jamais en bien aucune instruction, mais, s'il faut en croire St-Méry, de très bon conseil.
grand nombre dans la colorie. Les Européennes étaient rares, et l'on n'en Quoi qu'il en soit, les hommes préféraient porter leurs hommages
trouvait que parmi les quelques fera me ;. d'officiers qui avaient consenti monnayés aux sémillantes mulâtresses ou « abuser », pour répéter le
à suivre leurs maris. Les ce:it cinquante filles qui étaient venues les mot du Père Du Tertre l , de leurs servantes noires, plantureuses et saines.
premières sur la sollicitation de Bertrand rt'Ogeron n'avaient pas été
suivies de beaucoup d'autres. C'étaient du reste des créatures très peu
respectable:;, recrutées, nous le savons, dans les prisons et hôpitaux de Le concubinage était la règle et le mariage l'exception. Sur toute la
Paris. Moreau de St-Méry les, a présentées comme de «timides orphe- population libre de la colonie montant à peu près à 58.000 âmes, il n'y
lines». Délicieux euphémisme : Un autour moins complaisant, le baron avait, d'après Hilliard d'Auberteuil, que 3000 femmes mariées, dont
de Wimpïen, parle en ternes de hussard de ces timides colombes : « La 2000 blanches et 1000 mulâtresses et négresses libres. Plus de 1200
France riî manquait pas itlors de fiUe:; pauvres, laborieuses, modestes, blanches et 2000 mulâtresses ou négresses étaient livrées à la prostitution
dont la douceur et l'ingénuité même eussent épuré des mœurs plus ou vivaient. en concubinage, sans compter la foule innombrable dès
dépravées que corrompue:, Que fit-on ? On envoya à Saint-Domingue esclaves noires soumises aux caprices libidineux du maître. La débauche,
des. catius de la SaLpâtrièie^ des salopes ramassées dans la boue, des d'ailleurs, était générale. Le Supérieur des Minimes, dans un rapport fait
gaupes, effrontées, dont il eet étonnant que les mœurs, aussi dépravées en 1722 au Gouverneur et à l'Intendant, disait que « les colonies sont
que le laagage, ne se soient pas plus perpétuées qu'elles, n'ont fait chez exposées à subir la terrible punition des villes fameuses par leur abomi-
leur postéritéft.» nation (Sodome et Gomorrhe), qui furent consumées par le feu du
Suivant la proportion que nous avons établie au début de ce chapitre, ciel... Les facilités de débauche empêchant les jeunes gens de se marier,
pour deux sommes blancs 11 n'y.ayaii qu'une femme blanche, eu réputée un nombre considérable d'honnêtes et vertueuses filles restent sans
établissement ».
Ces vertueuses et honnêtes filles, quand elles étaient lasses d'attendre
iC::té -par Beaubrua A'dou.c. ; Eudes sur 1 histoire d'Haït:i: V* vol., Ed. Ghéraquit, le « beau cavalier aux roses » dont elles rêvaient dans leurs nuits agitées,
P. au Prime, 1924.
» Baron de Wimpl'fiMi : Voyiiili à' Salût-DcniinfUe, An V ce la République.
i P. du Tertre : Histoire générale des Antilles, Paris, 1667-1671.

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« Les colonies, un peu avant la guerre de 1744, avaient fixé davantage
les yeux de la métropole parce qu'elles produisaient déjà beaucoup. Il y
ietaient leur bonnet par-dessus les moulins et, bravement, entraient dans passa beaucoup d'Européens. Les femmes même franchirent les mers en
la danse Mais elles arrivaient difficilement à marquer le pas avec autant grand nombre pour y chercher la fortune dont elles étaient dépourvues;
d'habileté que les mulâtresses qui, réduites par leur condition même a des mères y menèrent leurs filles pour les marier à de riches colons. Leurs
ce métier déshonorant, y déployaient un art défiant toute concurrence. vœux furent souvent trompés. Comme elles venaient sans fortune, bien
des jeunes gens qui passaient dans les colonies pour y acquérir des
richesses préféraient d'épouser des filles de couleur, qui leur portaient
Ces mulâtresses ont tout ce que possède la créole blanche ...et quelque en dot des terres et des esclaves qu'ils faisaient valoir. Ces préférences
chose de plus : élégance des formes, aisance des mouvements, noncha- commencèrent à donner de la jalousie aux femmes blanches. Inde irae.
lance exquise. « À sa démarche lente — dit Moreau de St-Méry dans un Ces jalousies se changèrent en haine. On voyait alors beaucoup de jeunes
langage presque lyrique — accompagnée de mouvements de hanches, de gens de famille et un grand nombre de cadets, de noblesse épouser des
balancements de tête, à ce bras qui se meut le long du corps en tenant filles de couleur, dont les parents étaient devenus riches, et se trouver,
un mouchoir... reconnaissez Tune de ces prêtresses de Vénus, auprès par ce moyen, aisés et à même d'augmenter leurs fortunes... Une partie
desquelles les Laïs, les Phrynés, auraient vu s'évanouir toute leur célé- des enfants de couleur qui résultèrent de ces mariages et associations
brité... L'être entier d'une mulâtresse est livré à la volupté, et le feu de était envoyée en France par leurs pères, soit pour les faire élever, soit
cette déesse brûle dans son cœur pour ne s'y éteindre qu'avec la vie, » pour leur faire apprendre des professions analogues aux facultés de
Pour pratiquer avec succès cet « art de la volupté », les mulâtresses leurs parents.
déploient, surtout dans leur habillement, un luxe extraordinaire. Elles
portent des tissus de velours, des soieries, des dentelles riches, des bijoux, » La paix de'1749 attira dans les îles un grand nombre de familles
prix de l'amour mercenaire, qui font pâlir d'envie et de jalousie les créoles blanches, qui adoptèrent bientôt le ressentiment et le préjugé que les
blanches. Car, dit encore St-Méry, « leur triomphe le plus doux est anciens blancs commençaient à manifester contre les gens de couleur,
d'arracher, à force de caresses, le jeune amant des bras d'une épouse et que leurs fortunes naissantes ne faisaient qu'augmenter. La paix
chérie, de faire subir à la douce compagne délaissée l'ascendant dé ses de 1763 lui donna de nouvelles forces. A cette époque, on vit revenir
charmes... et de faire trophée de sa victoire aux yeux de toute la colonie ». dans les colonies toute cette jeunesse de couleur qui avait reçu une
Il ne faudrait pas croire que toutes les mulâtresses étaient ainsi bonne éducation, dont plusieurs avaient servi dans la maison du roi et
« folles de leur corps ». Dans le Sud notamment — où des noirs et des comme officiers dans différents régiments. Les talents, les qualités, les
mulâtres affranchis occupaient une situation brillante et où le préjugé grâces et les connaissances que la plupart de ces jeunes gens possédaient,
de couleur sévissait avec une moindre intensité que dans le Nord — les et qui faisaient la censure des vices et de l'ignorance des blancs des îles,
blancs n'hésitaient pas' à épouser des mulâtresses et des négresses éman- furent la cause même de l'avilissement où on les jeta. Les sots ne
cipées, qui leur apportaient des biens et qui faisaient d'ailleurs des pardonnent pas l'esprit, ni les tyrans la vertu. Aux humiliations dont les
épouses accomplies, qu'on aurait pu proposer comme modèles aux blancs accablèrent cette jeunesse de couleur, ils cherchèrent à joindre
ménages blancs les mieux assortis. Hilliard d'Auberteuil constate le fait des lois oppressives, qui sanctionnassent ces opprobres, qui étouffassent
pour le blâmer. « Un blanc, dit-il, qui épouse une mulâtresse descend du tous les talents et l'industrie de cette classe.
rang des blancs et devient l'égal des affranchis : ceux-ci le regardent » Il y avait à Saint-Domingue, comme je l'ai dit, une grande quantité
même comme leur inférieur. En effet, cet homme est méprisable. » Cet de blancs mariés à des personnes de couleur. On accabla ces blancs de si
auteur va encore plus loin. « Non seulement il ne doit pas être permis cruels mépris, qu'on arrêta subitement ces associations dictées par la
aux négresses, mulâtresses et quarteronnes de se marier à des blancs, il nature et qui auraient fait rapidement peupler et prospérer ces îles. Vous
est nécessaire qu'à l'avenir tous les nègres, griffes et marabouts restent observerez combien une pareille marche a dû faire propager le concu-
dans l'esclavage, » Un homme de couleur, Julien Raymond, né à Aquin et binage, dont les blancs veulent faire rejaillir maintenant la peine sur les
issu de l'une de ces unions si véhémentement condamnées par Hilliard fruits innocents qui en sont provenus.
d'Auberteuil, avait été envoyé en France et y avait reçu une brillante » Plusieurs blancs ayant eu des enfants avec des filles de couleur,
éducation l . Voici ce qu'il écrit dans un mémoire au sujet de la question voulant s'arracher, eux e.t leurs enfants, à ce mépris injuste, s'établirent
des mariages mixtes à Saint-Domingue. en France avec elles, et, par un nouveau mariage, ils légitimèrent leurs
enfants. Qu'imagina la jalousie des blancs ? On surprit un arrêt du
conseil qui défend ces mariages, même en France, et, depuis, on vit des
i Voir Mercer Cook : Five French Negro Authors, art. Julien Raymond, Washing-
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ton D.C., 1943.
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cas, à l'indignité de l'esclave. Quelle était donc cette classe des affranchis
curés, à Paris, refuser de marier ici des hommes de couleur avec des qu'on enfermait dans un cercle étroit et dont on entendait faire une
blanches *. » sorte de gendarmerie chargée, au profit des maîtres, de maintenir les
Ces mariages n'étaient pas défendus par le Code Noir. Mais comme nègres dans la servitude ?
ils se multipliaient et que le nombre des affranchis — ces alliés naturels
de l'esclave — augmentait d'année en année, les doléances des colons
se firent plus pressantes auprès du gouvernement métropolitain. Un II
gouverneur général, le marquis de Fayet, tout en constatant que les
«affranchis sont encore ce qu'il y de meilleur dans la colonie», Les Affranchis
recommandait aux administrateurs d'empêcher par tous les moyens les
mariages entre blancs et affranchis. L'intendant, M. de Montholon, déclara Il ne semble pas qu'il y ait eu, avant mars 1685, datje de la publication
en 1724, que « si Ton n'y prend garde les Français deviendront rapide- du Code Noir, de dispositions légales relatives à l'affranchissement des
ment comme les Espagnols, leurs voisins, dont les trois-quarts sont de esclaves, bien que cet édit royal eût, dans une éertaine mesure, adopté
sang-mêlé»., Rochalard observait dans le même temps qu'au «quartier les principes humanitaires déjà contenus dans les lois espagnoles des
de Jacmel tous les habitants sont déjà de sang-mêlé ». 15 avril 1540, 31 mars 1563 et 26 octobre 1641 *. Quels qu'aient pu être
Les deux mesures, auxquelles Julien Raymond faisait allusion dans les ordonnances ou usages antérieurs, on doit reconnaître que le Code
son mémoire et qui allaient décréter un véritable ostracisme contre les Noir fut très libéral en matière d'affranchissement : il ne restreignait
noirs et les mulâtres affranchis, furent : 1° la déclaration du Roi du aucunement sur ce point la volonté du maître.
9 août 1777 leur interdisant l'entrée du royaume sous quelque cause et Quatre motifs principaux pouvaient pousser le maître à octroyer ia
prétexte que ce fut, à moins qu'ils ne fussent en service; 2° l'arrêt du liberté à l'un de ses esclaves : 1° les services personnels qu'il en avait
Conseil d'Etat du 5 avril 1778 «portant défense à tous sujets blancs du reçus et qui lui paraissaient mériter cette suprême récompense; 2° sa
Roi de l'un et de l'autre sexe de contracter mariage avec les Noirs ou liaison légitime ou illégitime avec une négresse;*3° la spéculation, qui lui
Gens de couleur, avant qu'il y ait été pourvu par telle loi qu'il appartien- permettait d'émanciper à prix d'argent un esclave possesseur de quelque
drait sur l'état de ces derniers qui étaient en France avant la déclaration bien; 4° les services exceptionnels que certains esclaves avaient pu rendre
du 9 août 1777 ». à la cause publique, par exemple pendant un incendie, une épidémie, un
Le P. Gabon explique de façon lumineuse les motifs qui inspirèrent combat, un tremblement de terre, un cyclone.
au gouvernement du roi ces mesures restrictives. « La prospérité des Les nègres domestiques étaient ordinairement des esclaves de choix :
colonies — écrit-il — reposait sur l'esclavage. Le Code Noir avait admis ils arrivaient, en servant fidèlement ou en flattant habilement leurs
l'esclave à la jouissance de certains droits naturels et l'avait rendu maîtres, à en obtenir leur affranchissement. Les nourrices surtout,
capable de liberté. Quand on vit combien la classe des affranchis avait exerçant parfois un grand ascendant sur l'esprit de leurs nourrissons
tendance à se multiplier, on fit tout pour restreindre son accroissement, devenus majeurs, parvenaient souvent à se faire .affranchir. D'autres
parce que .l'affranchi était Vaille naturel de Vesclave en raison de la esclaves, dans des cas de danger public, avaient fait preuve de courage
communauté d'origine et que l'affranchi, par l'exercice de la.liberté, et même d'héroïsme pour sauver des vies humaines ou des biens précieux
développait ses facultés et acquérait des moyens d'action que n'avait appartenant à la communauté : on les en récompensa par l'octroi de la
pas l'esclave. C'est surtout par motif politique, pour assurer la possession liberté. Mais le plus grand nombre des affranchissements était-dû à la
des colonies à la France, que le gouvernement français tint en suspicion dépravation des mœurs. « Le mélange des races, dit M. Lucien Peytraud,
les affranchis. Pour le même motif, il veut maintenir les esclaves dans avait trop d'occasions fatales de se produire pour qu'il n'en fût pas ainsi.
leur condition et dans leur état de primitifs2. » Il suffît de rappeler que, sous ce climat chaud, les négresses étaient à
Ce que l'on voulait, c'est qu'il y eût une classe intermédiaire entre peine vêtues, qu'elles étaient de mœurs naturellemeent douces et qu'elles
les blancs et les esclaves, une classe bien distincte qui ne pût jamais
monter à la dignité du blanc ni descendre non plus, sauf dans certains
i « Il est bien constant que les Espagnols n'ont jamais connu les distinctions de
couleur, car, dans les possessions espagnoles, les blancs, les hommes de couleur et les
î Cité par Beaubrim Ardouin : Etudes, tome I. noirs libres parviennent indistinctement aux emplois civils, militaires et même ecclé-
siastiques, car il y a des noirs revêtus de Pépiscopat dans leurs possessions de
a Sous prétexte de respecter les coutumes et traditions des indigènes, on les l'Amérique du Sud.» — Extrait d'un discours de Sonthonaz, cité par Beaubrun
maintient, dans certaines colonies d'Afrique, dans leur état de « primitivité » afin Ardouin, page 72.
de les exploiter et de les empêcher de s'élever à un niveau supérieur de culture.
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ne s'appartenaient pas ». Les négresses y trouvaient d'ailleurs leur
intérêt, sinon leur plaisir : leurs enfants, nés de ce commerce immoral,
affranchis étaient passés de 500, en 1703, à 1590 en 1770, à 6000 en 1775,
étaient le plus souvent affranchis, pendant qu'elles voyaient elles-mêmes
à 25.000 en 1780, à 28.000 vers 1789. A ces chiffres il faudrait ajouter les
leur situation s'améliorer. « Cependant — lit-on dans un mémoire sur la
affranchissements nombreux qui restèrent occultes.
législation de la Guadeloupe — tous ces instruments et ces fruits du
Quelle était la condition de l'Affranchi ?
dérèglement ne reçoivent pas également la liberté : il est des maîtres qui
L'article 59 du Code Noir disait : « Octroyons aux affranchis les mêmes
font le lendemain, et par vingt-cinq coups de fouet, reconduire au travail
droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres.
celle qui fut la veille leur compagne momentanée. Il est des pères qui
Voulons que le mérite d'une liberté acquise produise en eux, tant pour
froidement consentent que l'enfant provenu de leurs œuvres gémisse sous
le fouet du commandeur. » leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effetshque le bonheur de
Tous les mulâtres n'étaient donc pas libres du fait de leur filiation. la liberté naturelle cause à nos sujets. » Les affranchis :n'étaient astreints
Sur 500.000 esclaves qu'il y avait dans la colonie de Saint-Domingue qu'à une obligation : ils devaient, disait le Code, porter « un respect
en 1789, 40.000 au moins, d'après Castonnet des Fosses, étaient des singulier à leurs anciens maîtres, à leurs veuves et 4 leurs enfants, en
sang-mêlés. L'article 9 du Code Noir disait d'ailleurs expressément que sorte que l'injure qu'ils leur auront faite soit punie plus grièvement que
les enfants, nés du concubinage des esclaves avec leurs maîtres, étaient si elle était faite à une autre personne ». Ainsi parljait la loi. Mais la
adjugés à l'hôpital, sans pouvoir jamais être affranchis. Le même article, réalité était loin de correspondre aux prescriptions légales.
prévoyant le cas du mariage régulier d'une personne libre avec une En fait, les affranchis étaient méprisés et tenus 4ans une condition
esclave, déclare l'esclave affranchie et ses enfants rendus libres et inférieure. Le préjugé de couleur qui, suivant l'historien haïtien Bauvais
légitimes. Mais, nous devons le dire, la prescription rigoureuse du Code Lespinasse S fut créé et prit une extension formidable sous Louis XV,
relative aux enfants concubinaires n'était pas suivie à la lettre. Comme rejeta dans une situation humiliante tous ces gens nouvellemeent arrivés
les mulâtres affranchis étaient en plus grand nombre, on prit l'habitude à la liberté. Cette distinction radicale entre blancs et affranchis fut
de désigner sous le nom d'hommes de couleur tous les individus de race consacrée par la métropole dans un intérêt tout politique. < . Il faut
africaine libres, qu'ils fussent de teint clair ou de peau noire. observer — écrivait le ministre de la marine dans une lettre du 13 oc-
Les autres esclaves — nègres d'atelier et de culture — n'obtenaient tobre 1766 au gouverneur Maillart, de la Guyane — que tous les nègres
pas aussi facilement que les nègres domestiques d'être affranchis. Le ont été transportés aux colonies comme esclaves, que l'esclavage a
blanc ne leur accordait la liberté que dans des circonstances exception- imprimé une tache ineffaçable sur toute leur postérité, même sur ceux
nelles ou s'ils pouvaient y mettre le prix. Des nègres ouvriers ou artisans qui se trouvent d'un sang-mêlé, et que, par conséquent, ceux qui en
— qui avaient amassé quelque argent ou qui pouvaient payer une sorte descendent ne peuvent jamais entrer dans la classe des blancs. Car s'il
de tribut à leurs maîtres en nature ou avec le fruit de leur travail — était un temps où ils pourraient être réputés blancs, ils pourraient, comme
sortaient parfois de leur condition servile. Il y en avait qui recouraient ceux-ci, prétendre à toutes les places et dignités — ce qui serait absolu-
au vol pour SB procurer le prix de leur rachat. Le plus souvent, une ment contraire aux constitutions des colonies. »
femme noire se rachetait en se faisant Madeleine — la Madeleine d'avant Beaucoup de ces sang-mêlés « sautaient la barrière », comme nous
le repentir. L'argent avec lequel on payait ses caresses servait à lui l'avons dit, mais il leur fallait garder soigneusement le silence sur leur
donner la liberté. origine. L'appellation de sang-mêlé constituait la plus grave injure qu'on
Comme d'année en année augmentait le nombre des affranchis et que pût faire à un blanc ou à un homme libre, se prétendant de race pure.
cet accroissement paraissait mettre en danger l'avenir de la colonie, on Bien que « la mort n'était capable de venger un tel affront ». Les offensés
voulut y apporter des entraves. En 1713, une ordonnance royale interdit plus pacifiques s'adressaient à la justice, et de fortes amendes ou même
l'affranchissement sans l'autorisation préalable du gouverneur-général. la prison étaient le prix dont les diffamateurs payaient leur insolence.
Une autre de 1736 proscrit la fraude consistant à baptiser comme libres Défense était faite aux sang-mêlés, issus de mulâtresses, négresses,
des enfants de mères non légalement affranchies. En 1740, on prévoit quarteronnes non-mariées, de porter les noms des blancs : ils devaient
un droit pour les affranchissements: 1000 livres pour les hommes, avoir un surnom « tiré de l'idiome africain ou de leur métier et couleur,
600 pour les femmes; mais l'application de cette taxe provoqua une telle qui ne pourrait jamais être celui d'une famille blanche de la colonie »,
résistance qu'elle fut supprimée en 1766. Malgré divers règlements locaux d'après les termes mêmes du Règlement des Administrateurs de Saint-
et les difficultés créées par une ordonnance de 1775 qui essaya de res- Domingue publié au Gap Français le 24 juin et à Port-au-Prince le
treindre « les libertés non justifiées », le nombre des affranchissements 16 juillet 1773. *i n'était cependant pas défendu de puiser dans l'histoire
suivit une progression ascendante: d'après Moreau de St-Méry, les

38 i Bauvais Lespinasse : Les Affranchis de Saint-Domingue, tome I, 1882,

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ordonnances. Le luxe des affranchis et surtout des mulâtresses dut être
grecque ou romaine. Les maîtres, dit Beaubrun Ardouin, donnaient aux toléré. II fut même encouragé par les marchands et par ces vieux libertins
nègres, à leur arrivée d'Afrique, les noms des plus célèbres personnages qu'alléchaient les charmes secrets des Laïs et des Phrynés si vantés par
de Grèce et de Rome. Et voilà pourquoi nous avons encore parmi nous Moreau de St-Méry.
tant de Socrates, d'Aristotes, de Tirésias, de Lycurgues, d'Agamemnons, Dans les relations sociales des sang-mêlés avec les blancs, le préjugé
d'Epaminondas, de Pompées, de Neptunes, de Syllas, de Césars, de de couleur prenait un caractère encore plus aigu que dans les lois. « Dans
Brutus, de Marius, de Cicérons — dont quelques-uns se sont d'ailleurs la milice, écrit Castonnet des Fosses, les affranchis formaient des com-
fait un nom à eux-mêmes dans la politique, dans la littérature, dans les pagnies spéciales, distinguées de celles des blancs par leur uniforme, qui
art$, dans la science, dans l'agriculture, le commerce ou l'industrie. était de nankin, les blancs portant l'habit blanc ou rouge.V'IIs ne pou-
Nous avons déjà vu que les unions légitimes entre blancs et gens de vaient s'asseoir à la même table que les blancs. Au théâtre, dans les
couleur étaient rares. L'administration locale, de même que le gouverne- voitures publiques, sur les bateaux, des places spéciales leur étaient
ment métropolitain, mettait tout en œuvre pour les empêcher. C'est ainsi réservées... Inutile de dire que les blancs et les gens de couleur ne se
que le roi ne consentit pas à examiner les titres de noblesse de deux fréquentaient jamais. * Hilliard d'Auberteuiî ajoute : « L'intérêt et la
individus, simplement «parce qu'ils ont épousé des mulâtresses». sûreté veulent que nous accablions la race des noirs d'un si grand mépris
L'autorité coloniale, approuvée par le pouvoir royal, refusa maintes que quiconque en descend, jusqu'à la sixième génération, soit couvert
fois l'autorisation nécessaire à des négresses affranchies qui étaient sur d'une tache ineffaçable. »
le point de se marier avec des blancs, bien que le Code Noir eût reconnu Cette « politique du mépris » à l'égard des nègres et de leurs descen-
la légitimité de telles unions. On ne peut donc, s'étonner que la plupart dants est exposée de manière plus explicite dans une lettre du Ministre
des mulâtresses et des négresses libres se fussent établies « marchandes du Roi, datée du 27 mai 1771, aux administrateurs de Saint-Domingue, à
d'amour », Elles ne pouvaient ni ne voulaient épouser des nègres esclaves, propos de deux colons qui demandaient à être reconnus comme issus de
parce qu'un pareil mariage les eût entraînées dans la servitude. Elles ne race indienne.
pouvaient légalement s'unir aux blancs à cause du préjugé de couleur. «J'ai — écrit le ministre — rendu compte au Roi de la lettre ds
Elles n'avaient devant elles que deux voies à suivre : ou se marier à des MM. de Nolivos et de Bongars du 10 avril 1770, contenant Jeurs réflexions
affranchis comme elles, qui ne" s'en souciaient guère de leur côté dans sur la demande qu'ont faite les sieurs A. et B. de lettres patentes qui
leur désir de se rapprocher du blanc; ou se livrer à la prostitution — ce les déclarent issus de race indienne. Sa Majesté n'a pas jugé à propos de
qu'elles firent avec une furia^ toute tropicale. On a prétendu à ce propos la leur accorder. Elle a jugé qu'une pareille grâce tendrait à détruire la
qu'elles méprisaient les mulâtres, mais Moreau de St-Méry croit — et il différence, que la nature a mise entre les blancs et les noirs et que le
y a de bonnes raisons de le croire avec lui — qu'il n'y avait là de leur préjugé politique a eu soin d'entretenir comme une distance à laquelle
part que pure simulation et qu'elles allaient chercher l'amant de cœur les gens de couleur et leurs descendants ne devaient jamais atteindre;
parmi leurs congénères. enfin, qu'il importait au bon ordre de ne pas affaiblir l'état d'humiliation
Les sang-mêlés ne pouvaient être nommés à « aucuns emplois ou attaché à l'espèce dans quelque degré qu'elle se trouve — préjugé d'autant
dignités » dans les colonies. Les charges dans la judicature et les milices plus utile qu'il est dans le cœur même des esclaves et qu'il contribue
étaient interdites aux affranchis. Us n'avaient pas le droit d'exercer principalement au repos des colonies. Sa Majesté approuve en consé-
certains métiers ou d'occuper certains offices. Ils ne pouvaient être ni quence que vous ayez refusé de solliciter pour les sieurs A. et B. la faveur
prêtres, ni avocats, ni médecins. Un arrêt du Conseil de la Martinique d'être déclarés issus de la race indienne, et Elle-vous recommande de ne
fit observer que « les fonctions de notaires, procureurs, ministres, clercs, favoriser sous aucun prétexte les alliances des blancs avec les filles de
ne pouvaient être confiées qu'à des personnes dont la probité soit sang-mêlés. ...Ce que j'ai marqué à M. le Comte de Nolivos, le 14 de ce
reconnue —^ce qu'on ne pouvait .présumer se rencontrer dans une mois, au sujet de M. le Marquis de..., capitaine d'une compagnie de
naissance aussi vile que celle d'un mulâtre ». dragons, qui a épousé en France une fille de sang-mêlé et qui, pour cette
On refuse aux affranchis le droit de se qualifier des titres de « sieur» raison, ne peut plus servir à Saint-Domingue, vous prouve combien
et de « dame ». Par un règlement, on leur défend de s'habiller comme les Sa Majesté est déterminée à maintenir le principe qui doit écarter à
blancs. « Us pourront, dit le règlement, s'habiller de toile blanche, ginga, jamais les gens de couleur et leur postérité de tous les avantages attachés
cotonnille, indienne ou autres étoffes équivalentes de peu de valeur, avec aux blancs 1. »
pareils habits dessus, sans soie, dorure ni dentelle, à moins que ce ne
soit à très bas prix. Ils ne doivent pas affecter dans leur vêtement et i V . Lepelletier de St-Rémy. Cette lettre est citée par Beaubrun Ardouin :
parure une assimilation répréhensible sur la manière de se mettre des Etudes, tome I, page 54.
hommes blancs ou femmes blanches.» Rien n'y fit: ni règlements, ni
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Malgré le mépris général qui les enveloppait et la politique d'humi- Une pareille controverse sur la situation juridique de l'esclave paraî-
liation systématiquement pratiquée à leur égard, les affranchis, qui trait ridicule si elle n'était odieuse. Elle révèle, mieux que toute autre
étaient vers 1789 au nombre de 28.000, formaient une classe très impor- chose, la profonde iniquité de l'esclavage.
tante par la situation qu'ils avaient pu acquérir dans l'agriculture, le Les esclaves de Saint-Domingue étaient distingués en esclaves domes-
commerce, l'industrie ou même dans l'armée. Ils possédaient plus çie tiques, comprenant cuisiniers, cochers ou postillons, serviteurs de toute
deux mille plantations. Hilliard d'Auberteuil constatait lui-même avec sorte attachés à la «grande case» comme on appelait la maison du maître;
dépit que «des noms respectables étaient échus, avec les plus belles et esclaves cultivateurs, adonnés aux travaux de culture ou de fabrication
terres, à des mulâtres (nés de gentilhommes) et légitimés ». La plupart industrielle. Appartenant corps et âme à leurs maîtres, ils n'étaient pas
envoyaient leurs enfants en France, malgré l'édit royal du 9 août 1777 mieux traités que les bœufs, chevaux ou mulets de l'habitation. Dès cinq
qui interdisait l'entrée du royaume aux noirs et aux mulâtres. Parmi heures du matin, la cloche les réveillait, et ils étaient, s'ils y mettaient
ceux qui restaient à Saint-Domingue il y en eut qui avaient pu atteindre quelque lenteur, conduits à coups de fouet aux champs ou à l'usine, où ils
à un haut degré de culture, tel ce Labadie dont pariait Brissot dans une travaillaient jusqu'à la tombée de la nuit. Souvent, longtemps après mi-
note adressée en 1790 à Barnave : « On peut dire aux blancs qu'il existe nuit, à l'époque de la roulaison, la besogne se poursuivait au moulin et à
à Saint-Domingue des mulâtres très instruits et qui ne sont jamais sortis la sucrerie sous la conduite du farouche commandeur. Le commandeur
de cette île. Je peux leur citer, par exemple, M. Labadie, vieillard respec- était un esclave chargé de surveiller les équipes de nègres au travail : le
table, qui doit, à ses travaux et à son intelligence dans la culture, une maître le choisissait généralement parmi ses hommes les plus cruels.
fortune immense. M. Labadie connaissait les sciences, l'astronomie, la Vatelier était l'ensemble des esclaves d'une même habitation. Une
physique, l'histoire ancienne et moderne, dans un temps où pas un blanc habitation modeste réunissait un atelier de quarante à cinquante esclaves.
de la colonie n'était à l'a, b, c de ces sciences. » Celui d'une habitation de première importance dépassait quelquefois
l'effectif de quatre cents. Sur chaque domaine était réservé un terrain
assez étendu que le propriétaire divisait en autant de lots égaux qu'il
III avait d'esclaves. Chaque esclave établissait sur sa parcelle un petit jardin,
où il cultivait la patate, l'igname, le maïs et quelques légumes. Il ne lui
Les Esclaves était permis d'y travailler que durant ses heures de repos.
Une habitation coloniale ressemblait à un petit village. La maison du
colon était presque toujours bâtie sur une colline, d'où il pouvait dominer
Descendons d'un degré. tout le domaine. Un double perron donnait accès au principal corps de
Nous voici dans l'enfer de l'esclavage, logis — grande construction carrée, divisée à l'intérieur par des cloisons
La servitude morale que nous venons de décrire en parlant des et garnie, sur le pourtour extérieur, de vérandas ouvertes. Une allée y
affranchis n'est rien auprès de cette servitude du corps, barbare et conduisait, fermée sur la grand-route par une porte monumentale et
inhumaine, qui ne laisse à l'Jhomme, voué par la seule couleur de sa peau bordée d'une double rangée d'arbres — orangers, citronniers, quénépiers,
à l'ignominie, ni le repos nécessaire à sa santé physique, ni la faculté manguiers ou tcha-tchas. A droite et à gauche de la grande case étaient
d'élever son âme au-dessus de l'abjecte condition où il végète, misérable disposés d'autres bâtiments, magasins, dépôts ou pavillons servant de
et torturé. logement aux hôtes de passage. Plus loin, au milieu d'une savane, se
Qu'est-ce que l'esclave ? Une chose livrée aux caprices du maître, une dressaient, à distance égale, les cases des esclaves, blanchies à la chaux
machine, dont il faut tirer le plus de travail possible. Est-il meuble ? et recouvertes de feuilles de canne à sucre, de bananier, de palmier ou
Est-il immeuble ? La jurisprudence sur ce point est indécise et flottante. de vétiver. Près de la case était ménagé un enclos, où l'esclave parquait
Commentant l'article 44 du Code Noir, Loysel Fils écrit : « Les serfs à les deux ou trois pourceaux qu'il avait la permission d'élever. A bonne
proprement parler ne sont pas meubles, mais choses mouvantes, comme distance, la vue s'arrêtait sur une suite de constructions couvertes en
les chevaux, les moutons et les autres animaux sont compris sous ce mot tuiles et surmontées de hautes cheminées en briques rouges : c'étaient les
de meubles. » Dans la. pratique, l'esclave était considéré comme un. usines, comprenant moulins, sucrerie, distillerie, indigoterie, etc. Entre la
immeuble: attaché à un fonds, il ne pouvait être vendu qu'avec le fonds cour et les jardins, un long aqueduc, supporté par des piliers en pierre de
lui-même. Il ne possédait rien en propre. Il n'avait la faculté de se taille, amenait au moulin l'eau qui descendait des montagnes voisines ou
constituer un pécule que dans la mesure où le maître y consentait. Il qui provenait de la source captée par l'ingénieur. A l'horizon se déployait
n'acquérait ni par donation ni par legs et ne pouvait disposer de ce qu'il la mer immense des champs de canne, des caféiers, des cacaoyers, des
avait en sa possession ni pas acte entre vifs ni par testament. cotonniers ou des plants de tabac ou d'indigotier, suivant la région.

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l'ignorance et la crainte leur ont attribué, et c'est de nous qu'ils ont
Les colons étaient d'ordinaire très durs pour leurs esclaves. Malgré appris l'usage du poison.,. On peut voyager nuit et jour sans armes dans
le" Code Noir qui défendait de les maltraiter et faisait au maître l'obli- toute la colonie : on n'y rencontre pas de voleurs. Les nègres marrons ne
gation de les nourrir convenablement, les nègres de certaines habitations font de mal à personne, » A ce témoignage précieux ajoutons celui du
recevaient une nourriture insuffisante et, pour la moindre peccadille,
Colonel Malenfant, qui fut, pendant plusieurs années, gérant de l'habi-
étaient châtiés de la façon la plus cruelle. Au sujet de ces mauvais
tation Gouraud dans la plaine du Cul-de-Sac : « Les nègres cultivateurs,
traitements l'Abbé Grégoire, dans un mémoire présenté en 1789 à
dit-il, sont généralement doux, humains, généreux, hospitaliers, bons
l'Assemblée nationale dont il était membre, écrit : « Tel maître blanc
pères, bons maris, respectueux envers les vieillards, soumis à leurs
était si bien connu par sa férocité qu'on faisait trembler tous les esclaves
maîtres, à leurs pères, laborieux, quoi qu'on en puisse dire... A midi,
désobéissants en parlant de les vendre à ce tigre. Tel autre, non content
heure de leur repas, qui consistait en quelques patates que leurs femmes
d'accabler de travaux ses négresses, leur arrachait encore le honteux
leur préparaient, ils couraient à leurs petits jardins, y travaillaient avec
salaire d'un honteux libertinage. Tel autre fut menacé par M. d'Ennery,
ardeur jusqu'à ce qu'ils retournent aux travaux de l'habitation. Et lorsque
gouverneur, d'être renvoyé en France s'il continuait à fusiller ses nègres.,
le clair de lune leur permettait de cultiver leurs propriétés, ils ne les
Tel autre faisait sans cesse retentir la plaine des hurlements de ses
esclaves, dont le sang ruisselait dans les plantations où, comme celui négligeaient point. Ils se levaient même la nuit pour laisser échapper un
d'Abel, il crie vengeance; le plaisir de ce maître était ensuite de se ïaire mince filet d'eau et arroser leurs patates, quoiqu'ils sachent qu'ils
servir à table par ces malheureux dont les chairs tombaient en lambeaux. seraient vigoureusement fustigés si le lendemain l'économe s'apercevait
Tel autre cassait une jambe à tout nègre coupable de marronnage, et le de leur larcin*. » • . j
laissait sur place jusqu'à ce que la gangrène exigeât l'amputation *. » Bien entendu, les nègres de Saint-Domingue, n'étaient pas sans défautst
Tous les colons ne furent sans doute pas aussi cruels. Il y en eut qui Ils ne répondaient pas tous à la définition du « bon sauvage » mise en
traitèrent avec humanité leurs esclaves et leur rendirent l'existence circulation au début de jla découverte américaine. Ils avaient des vices;,
supportable, en les mariant, en leur donnant quelques arpents de terre ceux qui sont « unis à l'humaine nature », et que leur condition d'esclaves
où ces infortunés pouvaient se bâtir des maisonnettes confortables, établir devait exalter davantage.
-leurs «places à vivre», élever des-poules, des porcs et des chèvres; en Les créoles, plus intelligents et plus délurés que les bossales, étaient
leur permettant aussi d'exercer certains métiers capables de leur procurer vaniteux et souvent cauteleux, puisque la ruse, l'hypocrisie et la flatterie
une bonne aisance et même d'acquérir leur affranchissement. Ces bons étaient pour eux un moyen de gagner la faveur du maître. Mais presque
maîtres n'étaient malheureusement pas nombreux. Au5isi, pour échapper tous aimaient avec une égale passion la parure, le jeu, la danse et l'alcool.
à la crauté de la plupart d'entre eux, les esclaves les plus fiers et les plus La danse était leur divertissement favori. Ils attendaient avec impatience
indomptables se réfugiaient au fond des forêts et sur les sommets inac- la fin de la semaine, car le samedi, à partir de huit heures du soir, tous
cessibles des montagnes : c'étaient les marrons. La nuit, ils rôdaient les ateliers étaient en liesse. Au rythme du tambour et du banza, sorte
autour des habitations, enlevaient ou empoisonnaient les animaux, de guitare à trois cordes, et aux refrains inspirés du lointain pays
tuaient parfois les commandeurs qui avaient été pour eux particulière- d'Afrique, la danse entraînait dans sa ronde grands et petits, jeunes et
ment durs, s'attaquaient même au maître et à sa famille, incendiaient sa vieux. A la mémoire de leurs morts ils organisaient aussi des réunions
maison et ses usines. Un corps de gendarmerie était spécialement chargé dites de prières, mais ces cérémonies n'avaient réellement rien de reli-
gieux : c'étaient simplement des occasions de ripaille et de beuverie.
de les traquer. «A côté de la danse, écrit le P. Cabon, on a noté le penchant des
Contrairement à la légende qu'on a voulu créer du nègre paresseux, esclaves pour la chasse, la pêche, les courses à cheval. Les postillons
imprévoyant, menteur, voleur, idolâtre, empoisonneur, assassin, cruel, la étaient surtout remarquables par leur habileté et leur témérité. On a
plupart des historiens de Saint-Domingue ont rendu hommage aux qua- signalé de même leur goût artistique dans la confection des nattes, dans
lités de cœur et d'intelligence dont firent preuve les esclaves, tant ceux la décoration de leurs ustensiles de ménage par des desseins pleins de
qui étaient importés d'Afrique, les bossales, ou dandas, que les créoles,
goût et de proportion, sans l'aide de la règle et du compas. »
nés dans la colonie et baptisés catholiques^Hiiiiard d'Auberteuil écrit:
Les colons laissaient intentionnellement leurs esclaves vivre dans
« Les nègres sont bons et faciles à conduire. Ils sont laborieux quand ils
l'ignorance et dans la superstition. « Le maître, ajoute le P. Cabon, était
ne sont pas découragés. Aucune espèce d'hommes n'a plus d'intelligence :
tenu de faire baptiser ses nègres. Trop souvent ces baptêmes étaient mal
elle se développe même chez eux avant qu'ils soient civilisés». Les nègres
sont en général sobres et patients... Ils'n'ont pas le caractère atroce que
i Colonel Malenfant : Des colonies et particulièrement de celle de Saint-Domingue,
Paris, 1814. '
i Beaubrun "Àrdouin, op. citato, page 66, tome I.

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préparés, en sorte que, l'instruction religieuse manquant avec la forma-
tion morale, c'était là une formalité purement extérieure, sans aucun
effet pour la réforme de la vie. Les curés s'en excusaient sur leur petit
nombre, sur les difficultés opposées par les maîtres. Il est certain que,
chargés chacun d'environ dix mille âmes, ils ne pouvaient pourvoir aux CHAPITRE IV
besoins spirituels de tous. Dans les villes, au Cap en particulier où les
Jésuites eurent un curé des nègres, les blancs prirent parfois ombrage
des soins religieux donnés à leurs esclaves ou aux affranchis. Dans la
campagne, la masse des esclaves resta attachée aux superstitions
La vie et les mœurs à Saint-Domingue
d'Afrique et aux pratiques de magie. On sera moins étonné de cette
espèce d'asservissement, remarque Moreau de St-Méry, si l'on considère
que des Africains transportés en Amérique, il y en avait peut-être un
quart qui avaient été vendus d'après un jugement de, leurs compatriotes
les déclarant sorciers. On doit reconnaître que chaque «nation » gardait
son culte comme elle restait fidèle à ses danses, et que les sorciers C'est sur cette iniquité de l'esclavage que reposait pourtant la société
conservaient leur prestige auprès de leurs anciens adhérents. A mesure la plus brillante qu'on eût encore vue dans le Nouveau Monde.
que se perdirent les traditions d'Afrique, il ne subsista plus de ces A la veille de la Révolution française, la situation de l'a colonie, au
pratiques que la partie purement utilitaire — maléfices de toute sorte point de vue financier comme sous le rapport économique, était particu-
destinés à nuire à autrui. » lièrement florissante. Barbé de Marbois, le grand intendant, pouvait écrire
L'écrivain haïtien Georges Sylvain dit à son tour : « Le noir créole, avec fierté, au moment de quitter Saint-Domingue dans les premiers jours
c'est-à-dire le nègre né dans la colonie, avait, d'après Moreau de St-Méry, de 1789 : « Nous n'avons point de dettes. J'en ai acquitté d'anciennes
une valeur marchande supérieure de vingt-cinq pour cent à celle du pour plus de 11 millions de livres. Tout est payé au comptant. Nous avons
bossale, de l'esclave inculte arrivant d'Afrique, et cette supériorité, le un fonds considérable en caisse, et beaucoup d'entrepreneurs ont reçu
créole l'attribuait au baptême, symbole de son initiation à la civilisation des avances ».
chrétienne. Aussi le bossale était-il très empressé à se faire baptiser. C'est de l'agriculture que la colonie tirait ses principales ressources.
L'enseignement sommaire des obligations du chrétien se faisait par les D'immenses habitations, pourvues de machines et sur lesquelles d'impor-
soins d'une « maman-dédé », qui n'était parfois qu'une pauvre négresse tants travaux d'art avaient été exécutés, s'étendaient sur toute la surfa'ce
esclave. Le respect du parrain et de la marraine l'emportait sur celui du territoire. Aujourd'hui encore, dans certaines parties du pays,. les,
des père et mère. La force des liens de parenté spirituelle nés du baptême aqueducs, les barrages, les bassins de distribution destinés à répartir i
s'est perpétuée jusqu'à nos jours et a contribué dans une large mesure, l'eau entre les différents domaines, restent presque intacts et témoignent
remarque justement Hannibal Price, à empêcher la complète dissolution de l'énorme labeur accompli sous la direction des colons. Le voyageur
sociale qu'auraient sans doute produite dans toute autre communauté qui parcourt nos plaines s'arrête souvent au bord d'un puits, devant un
nos dissensions répétées l , » pan de mur aux pierres noircies, vestiges de la dommation française, et
alors ressuscite dans son imagination la mémorable et sanglante vision
d'une époque, où tant de forces furent gaspillées, parce qu'elles ne résul-
taient point du libre et volontaire effort de l'individu.
D'après une statistique qui nous est parvenue, on comptait à Sa'int-
Domingue, en 1788, 792 sucreries, 3097 indigoteries, 705 cotonneries, 2810
caféières, 60 cacaoyères, 173 guildiveries,-33 briqueteries, 245 moulins,
290 fours à chaux, de nombreuses fabriques de poteries, des tanneries,
des tuileries. On exportait annuellement des denrées et marchandises se
chiffrant à 220 millions, de livres, tandis que les importations n'attei-
gnaient pas moins de 170 millions. La propriété foncière était- évaluée à
plus de 1300 millions de livres tournois. De belles routes, plantées
d'orangers, de citronniers ou de palmiers, reliaient les unes aux autres
* Georges Sylvain : Etude sur Hannibal Price, La Ronde, 15 mai 1901. Cité dans
La Nation Haïtienne, p. 312.
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les principales villes et permettaient ainsi le facile écoulement des pro-
duits de l'intérieur. « Des ponts en maçonnerie — écrit Castonnet des Les jeunes gens arrivés de France avaient apporté à Saint-Domingue
Fosses — avaient été construits sur les rivières. Des digues protégeaient le goût du théâtre. Et voici ce que disait à ce sujet M. J. Tramond dans
les campagnes contre les inondations et des écluses facilitaient les irriga- une conférence faite en décembre 1930 à Paris sous les auspices de la
tions. Des diligences ou des messageries à cheval assuraient aux villes les Société d'Histoire des Colonies française :
moyens de communiquer facilement entre elles. Dans la plupart des « Dès 1740, des Français du Cap forment une société dont les membres
paroisses il y avait un bureau de poste, et le départ du courrier pour se réunissent dans une salle pour y assister à des représentations
l'Europe avait lieu deux fois par semaine. » publiques. Il y a bientôt soixante actionnaires, et chacun dirige la société
Les villes étaient très animées. Le Cap-Français, assis au pied de la à son tour. Les premiers acteurs sont des amateurs, mais on ne tarde pas
montagne, prenait un air de fête quand il se réveillait dans la lumière à faire venir de France des professionnels, et l'on bâtit un théâtre sur
bleue des limpides matinées d'été, avec ses maisons basses couvertes de la place du Cap.
tuiles rouges de Normandie ou d'aissantes importées du Mississipi. Plu- » En 1783, on confie la direction du théâtre à un entrepreneur nommé
sieurs places publiques, où s'épanouissaient les gerbes d'eau artistiques, Fontaine, et Ton construit une belle salle qui mesure cent vingt pieds sur
conviaient les habitants aux lentes promenades sous les arbres fleuris, quarante et possède trois rangs de loges. Le gouverneur de la colonie et
l'intendant ont chacun leur loge particulière, et le conseil souverain a
qui en faisaient comme une verte ceinture. Le Cours Brasseur, situé sur
aussi la sienne. Au parterre, il y a des fauteuils et des banquettes, dont
la plage, et le Cours Villeverd, près de l'actuelle Barrière-Bouteille, étaient
le premier rang est réservé aux officiers de l'état-major, et en haut se
surtout fréquentés par les élégantes et les beaux messieurs de l'aristo-
trouve un amphithéâtre. Les gens de couleur sont admis bientôt aux
cratie coloniale. On y rencontrait les « beautés professionnelles », et
places supérieures; puis, à partir de 1786, on leur ouvre quelques loges
c'était là qu'une nouvelle coupe de robe ou d'habit — dernier cri de au troisième rang, eh les séparant suivant leur nuance, les mulâtresses
Paris — avait chance de recevoir sa consécration définitive. La ville avait étant placées à un rang plus honorable que les négresses — leurs mères.
de nombreux édifices parmi lesquels on remarquait le palais du gou- Comme on disait alors, « l'ébène va d'un côté, le cuivre de l'autre».
verneur, celui de l'intendant, l'église, les hôpitaux, les casernes. Les rues, Dans la salle on voit des costumes fort élégants. Chaque dame est
tirées au cordeau, portaient les noms des anciens gouverneurs, des bien- accompagnée dans sa loge par un cavalier... qui ne doit jamais être son
faiteurs de la colonie ou de certaines régions de France. mari. On cause un peu trop pendant le spectacle; et la police de la salle
Le Cap, d'abord capitale de la colonie, était la ville la plus riche, celle confiée à l'autorité militaire est assez difficile. Les représentations sont
où la vie était la plus attrayante et la plus animée. A cause de son fréquentes: on en donne au moins deux par semaine et tous les jours
opulence et de ses attractions diverses, les colons la surnommaient le gras, et le théâtre ne fait relâche qu'au moment de Pâques.
Paris des Antilles. » Après Cap-Français, Port-au-Prince veut aussi avoir son théâtre,
Port-au-Prince, fondé en 1749 et conçu d'après des idées plus mo- et il possède bientôt une salle de sept cent cinquante places. Puis, c'est
dernes, rivalisait de splendeur avec le Cap. Placée au centre du pays, Saint-Marc, dont les habitants voient un jour la représentation de
sur une baie spacieuse et bien protégée, la ville se développa rapidement Cartouche interrompue par un tremblement de terre. D'autres villes de
et fut plus tard choisie comme siège politique et administratif de la Saint-Domingue se mettent, elles aussi, à réclamer des représentations
colonie. dramatiques. Bref, il y a bientôt sept salles de théâtre pour cinquante ou
Le Cap, Port-au-Prince, Saint-Marc dans TArtibonite, les Cayes, dans soixante mille habitants libres.
le Sud, Jacmel, dans l'Ouest, prenaient une animation singulière pendant » Comme il serait trop coûteux de faire venir des « tournées » de
les folles journées du Carnaval. C'était à qui inventerait les travestisse- France, les habitants de Saint-Domingue ont des troupes permanentes et
ments les plus originaux et les plus luxueux. On allait dans les familles rémunèrent largement les artistes. Quelques-uns de ces acteurs arrivent à
pour y intriguer: l'intrigue — dont la tradition s'est presque perdue chez une véritable renommée, notamment un certain Chevalier, qui s'intitule
nous — constituait l'un des charmes du Carnaval; on y faisait assaut comédien du Roi, et le fameux Volange. En 1781, une créole de couleur,
d'esprit, et le « beau masque » devait, jusqu'à ce qu'il fût reconnu, éblouir Mademoiselle Minet, fait d'éclatants débuts sur la scène de Port-au-Prince.
ses hôtes par une faconde intarissable et amusante. C'était une bonne On l'appelle la « Jeune Personne », et plus tard on donne son nom à l'un
façon pour les amoureux de pénétrer dans des maisons qui leur avaient des bateaux qui font le service de Saint-Domingue.
été fermées et de faire discrètement connaître, leurs intentions à la jeune » Le répertoire comprend d'abord la tragédie et la comédie. On joue
fille ou à la «dame de leur pensée». Le Carnaval était ainsi suivi de tout Corneille, tout Racine, tout Molière, tout Voltaire et, en outre, des
nombreux mariages ou de véritables « intrigues » amoureuses. œuvres modernes comme le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro.
On donne aussi des opéras-comiques comme Bastien et Bastienne et le
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Les jeunes colons, élevés en France, avaient vu de près cette société.
Quelques-uns avaient -largement participé aux plaisirs de Paris et mené
Divin du Village, des pièces de la comédie italienne, des pièces patrio- la vie élégante et facile de la jeunesse batailleuse qui entourait les
tiques comme Jeanne d'Arc, le Siège de Paris, la Bataille d'Ivry ou la Choiseui, les Lauzim, les Richelieu, et applaudissait à leurs prouesses
Prise de la Grenade, de Coliot d'Herhois, des pièces exotiques ou coloniales amoureuses. Rentrés à Saint-Domingue, ils se pliaient difficilement à
telles qu'Alzire ou l'Habitant de la Guadeloupe, et des pièces nègres leur nouvelle existence. En attendant qu'ils pussent reprendre le bateau
représentées par des blancs barbouillés de noir. On joue même ce que et aller demander à la joyeuse capitale métropolitaine des voluptés
nous appelons aujourd'hui des revues. Enfin, l'on donne des ballets — nouvelles; ils tâchaient du tirer de là colonie toutes les jouissant*? rçu'elte
souvent en travestis - blancs ou nègres, La mise en scène est très pouvait offrir, lis partageaient leur temps entre l'amour, la chasse et la
soignée, les costumes sont très brillants — plus brillants qu'exacts. E t danse. Comme il était de bon ton de parler littérature et de paraître
comme les acteurs s'habillent chez eux, ils font sensation quand" ils se renseignés sur les dernières publications de Paris, ils mirent à la mode
rendent au théâtre. Enfin, il y a des spectacles d'équiiibristes, d'acrobates Rousseau, Voltaire, Lesage, l'abbé Prévost; et des dames créoles exaltées
et d'ombres chinoises l . » rêvèrent de vivre avec quelque Des Grieux colonial les aventures trou-
blantes de Manon Lescaut.
La mode voulait aussi qu'on s'occupât de science. L'illuminisme,
II l'hypnotisme, l'occultisme avaient leurs adeptes, et beaucoup de gens ne
juraient que par Balsamo le charlatan. Les expériences d'acrostation des
On menait joyeuse vie h Saint-Domingue. La colonie, se mettant à frères Montgolfier étaient vivement discutées — la question du plus lourd
l'unisson de la métropole, vivait de l'existence fébrile et trépidante qui que l'air troublant bien des cervelles qui n'avaient d'ailleurs de la
caractérise l'époque immédiatement antérieure à la Révolution, physique qu'une connaissance fort rudimentaire. En 1784, la ville du Cap
Dans l'attente des grands événements qui vont se produire, il semble vit monter dans l'air, aux acclamations d'une foule enthousiaste, le
que la société française soit prise d'une véritable frénésie. Elle veut premier ballon lancé en Amérique,
épuiser, avant de mourir, la gamme entière des jouissances les plus folles Une association s'était formée, le Cercle des Phiïadelphes, qui reçut
et des plaisirs les plus extravagants. Les belles dames du temps plus tard des lettres patentes et prit le nom de Société Royale des Arts
s'arrachent les livres de Rousseau et tombent en pâmoison au récit des et des Sciences. Elle avait son cabinet de physique, son laboratoire de
amours d'Héloïse. Les sémillantes marquises se délectent aux ironies de chimie et son jardin des plantes. Ses séances étaient suivies avec intérêt,
Voltaire, s'adonnent au spiritisme avec Cagliostro, assistent aux expé- et elle envoyait les communications de ses membres à l'Académie des
riences de cet habile charlatan qui s'est donné pour tâche de guider les sciences de Paris, à laquelle elle était affiliée. Cette société, établie au Cap,
gens du monde dans les arcanes de la mystérieuse nature. Elles se rendit d'appréciables services à la colonie. Elle institua des prix destinés
retrouvent, le soir, au théâtre et applaudissent les impertinences spiri- à récompenser les auteurs de mémoires intéressant la fabrication de
tuelles de Figaro, ne se doutant pas que les réparties éblouissantes, que certains produits agricoles ou industriels — par exemple, d'un papier
Beaumarchais met dans la bouche de l'insolent barbier, passent par dessus qui fût à l'abri des insectes.
la rampe et, comme des étincelles allumeuses d'incendie, vont porter le Les gazetiers firent bientôt leur apparition. Il n'est pas sans intérêt
feu à l'édifice croulant de la vieille France monarchique, avec ses castes de rappeler à ce propos les débuts de la presse sur Ja terre d'Haïti. Le
et ses classes, ses distinctions d'états et ses préjugés, ses privilèges premier qui osa établir une imprimerie à Saint-Domingue paya chèrement
aristocratiques et ses injustices sociales. Cette société se donne, dans son imprudence. Cet imprimeur se nommait Pierre Payen, un nom déjà
un fauteuil d'orchestre, le spectacle de sa propre mort. Car c'est la mort passablement hétérodoxe pour l'époque. Il avait fait paraître au Cap un
qui vient. Tous les sentiments sont truqués; le goût de la science n'est recueil dans lequel était publié, entre autres documents, le Code Noir. Il
qu'une attitude; les liens de la famille se relâchent; les vieilles traditions n'eut pas le temps d'en éditer un deuxième. Le Chevalier de la Rochealar,
d'honneur et de chevalerie se perdent. La pudeur — charme de la femme qui eut pendant quelque temps le commandement à Saint-Domingue,
— disparaît : de l'amour chanté par les poètes le siècle fait on ne sait tenait en fort médiocre estime les gens dont le métier est de mettre du
quelle mixture, où se mélangent à doses indéterminées l'esprit d'un noir sur du blanc; il les considérait comme formant une espèce très
Marivaux, la sensualité capiteuse d'un Lauzun, le libertinage des dangereuse. La colonie n'était pas toujours tranquille : on craignit que
« Liaisons dangereuses » et le parfum violent du marquis de Sade. l'industrie de Payen, en y propageant toutes sortes de nouvelles, ne
contribuât à agiter les esprits et à pousser à la révolte contre les abus de
l'administration. On organisa contre le malheureux imprimeur un tel
i Hubert Morand : Le théâtre à Saint-Domingue au XVIII* siècle, art. dans Figaro,
Paris, 24 décembre 1930. 51
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dissipé parmi nous. Il n'y avait pas seulement des intérêts matériels ou
système de persécution qu'il dut quitter au plus v te Saint-Domingue. des questions administratives à mettre en opposition ces trois provinces.
M. de Montreuil, gouverneur intérimaire après la raort du vicomte de Elles différaient sensiblement par le mode de formation de leurs popu-
Belzunce, se montra plus libéral : une autre Imprimerie put s'établir au lations respectives, par les sentiments, les idées, l|es traditions et les
Cap, et en février 1764 parut le premier numéro de la Gazette de Saint- mœurs qui dominaient parmi leurs habitants. Cet [antagonisme moral,
Domingue, journal hebdomadaire. La Cour en ordonna quelque temps plus difficile à détruire que le conflit des intérêts matériels, entretenait
après la suppression ; mais le nouveau gouverneur. Comte d'Estaing, prit la société de Saint-Do.nii.ngue 3ar\> nti état d'excitation et do f!è*r>? qui
l'initiative de faire paraître les Avis Divers et les Petites annonces monta à son paroxysme quand vint de France la nouvelle foudroyante
Américaine*. de la prise de la Bastille.
Si, dans les villes, les occasions de réjouissances étaient nombreuses, Le 14 juillet 1789 n'est pas seulement une date mémorable dans
l'existence que menaient certains grands planteurs sur leurs domaines l'histoire du monde : elle marque pour les Haïtiens une explosion
était plus somptueuse encore. Il y vivaient en grands seigneurs. ïls avaient formidable d'où devaient sortir la libération des esclaves de Saint-
de beaux chevaux et de fastueux équipages. Ils organisaient de magni- Domingue et l'indépendance d'Haïti.
fiques parties de chasse, et nos plaines virent souvent passer, montées sur
de superbes chevaux venus de l'Amérique du Nord, les belles dames de
la colonie « courrant le cochon marron ». Des écrivains étrangers se sont plu à vanter l'éclat de cette civi-
lisation coloniale. Ils sont trompés par les apparences. Rien de plus
factice en effet que cette société dont nous venons de décrire imparfaite-
Plaisirs et affaires n'occupaient pas exclusivement l'esprit des colons.
'ment la vie et les mœurs. Le vernis de civilisation qui recouvrait l'exis-
La politique était l'une de leurs occupations favorites. La tournure de
tence fastueuse des colons était fort léger : quand il s'écaillait, il laissait
plus en plus tragique que prenaient les choses de France défrayait les voir des abîmes d'égoïsme et de férocité. Sous la politesse des manières,
conversations et excitait les passions. D'autre part, l'administration un œil un peu exercé pouvait apercevoir la grossièreté des appétits et la
locale, le plus souvent corrompue et marquée par d'incessantes querelles rudesse foncière de ces parvenus/ On n'avait qu'à gratter légèrement
entre le gouverneur et l'intendant, offrait une large prise à la critique. l'élégant habitué des bals nocturnes pour retrouver le tortionnaire inhu-
Le gouvernement de la colonie était franchement despotique. Les colons main, qui payait les caresses de ses maîtresses avec les souffrances
affichaient, avec une hardiesse de plus en plus accentuée, la prétention de l'esclave.
de prendre une part prépondérante à la gestion des affaires de Saint- Théâtre, littérature, science ; tout cela peut faire illusion à première
Domingue. L'idée séparatiste germait dans quelques cerveaux hardis, sur vue. Mais regardez plus avant : toutes ces manifestations du progrès n'ont
lesquels avait fait une vive impression la lutte victorieuse menée par les rien de consistant. Elles sont le produit du snobisme le plus vulgaire.
colonies anglaises de l'Amérique du Nord — depuis le massacre de Boston Les colons semblent s'intéresser au mouvement philosophique et litté-
du 5 mars 1770 jusqu'au traité de Paris du 3 septembre 1783 recon- raire. Ils fondent des sociétés savantes, créent des clubs littéraires,
naissant l'indépendance des Etats-Unis. établissent des salles de spectacles : il n'y a là que soumission à l'irré-
Cette question très grave préoccupait la cour dès 176t3. Le Roi, au sistible mode. Ce qui le prouve, c'est qu'ils ne pensent pas en même
moment du départ pour Saint-Domingue du gouverneur, Prince de temps à avoir de bonnes écoles dans la colonie pour leurs femmes et
Rohan-Montbazon, lui donnait des instructions visant l'organisation de leurs enfants — qu'ils envoient en France quand ils en ont les moyens.
la police, le mode de répartition des impôts, la discipline des troupes. On mène une vie somptueuse : pour l'historien superficiel, c'est un signe
Sous prétexte de réformer les mœurs dépravées des colons — on répétait d'activité économique, puisque le luxe ne paraît possible que là où l'on
à la cour que les cabarets de nuit du Cap et de Port-au-Prince se trans- travaille. Erreur encore ! Peu de fortunes à Saint-Domingue sont effec-
formaient, les lumières éteintes, en véritables lupjanars — les instructions tives. Les propriétés sont pour la plupart grevées d'hypothèques. Mais
royales défendaient « les accouplements même légitimes des blancs avec plus on a besoin d'argent et plus on pèse sur l'esclave, dont le labeur
les mulâtresses afin d'empêcher entre blancs et hommes de couleur une doit pourvoir à tous les plaisirs du maître. Emportés par la vie facile et
entente pouvant aider la colonie à se soustraire facilement à l'autorité l'amour des jouissances immédiates, les jeunes colons se livrent à des
du roi ». dépenses excessives, s'endettent pour maintenir un train de maison qui
Une autre cause de préoccupation à la cour, c'était le conflit latent leur conserve l'estime de l'aristocratie coloniale. Aussi les fortunes sont-
qui divisait les trois provinces de Saint-Domingue. Entre le Nord, l'Ouest elles d'une manière générale plus apparentes que réelles : on sacrifie au
et le Sud existaient des rivalités qui devaient, dans la suite, se manifester plaisir de paraître le besoin d'être tout simplement.
par des luttes armées dont le funeste souvenir ne s'est pas jusqu'à présent
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« C'est ainsi que se constitua, dit excellemmeent M. Lucien Peytraud,
une société tout à fait factice parce qu'elle ne s'était pas fondée norma-
lement. Ce fut l'abandon aux instincts et aux passions, l'amour des
jouissances frivoles suivant les caprices du moment, sans prévoyance,
sans souci de l'épargne, sans réelles vertus de famille, sans un haut
idéal de vie intellectuelle et morale, sans la moindre préoccupation, en
un mot, de la justice et de l'humanité. »
Les éléments hétérogènes qui composaient la société coloniale se CHAPITRE V
seraient fondus en un tout homogène et cohérent si de nombreux
obstacles, créés par l'é'goïsme cupide et l'intérêt mal entendu, n'étaient
venus empêcher une fusion qui, sans cela, aurait été facile et, grâce aux
circonstances particulières du climat et des mœurs, singulièrement rapide. La lutte pour la liberté
Cette société coloniale, maléquilibrée, divisée en classes antagonistes,
déchirée par des luttes intérieures, ne résistera pas à la vague révolu-
tionnaire qui, venue de France, va déferler sur les rivages de Saint-
Domingue.
A l'époque où nous sommes maintenant parvenus, cent quarante-neuf
ans se sont écoulés depuis la prise de possession du pouvoir par Bertrand
d'Ogeron, le 6 juin 1665, comme gouverneur de l'île de la Tortue et de
la Côte de Saint-Domingue. Seize gouverneurs particuliers et trente
gouverneurs généraux lui avaient succédé, d^ 1668 à 1789. Ils avaient
tous — avec l'assistance d'une vingtaine d'intendants successifs, plus ou
moins compétents, plus ou moins honnêtes — travaillé à faire du petit
établissement, créé par les Flibustiers et les Boucaniers, une colonie forte
et prospère — orgueil et gloire de la France dans le Nouveau Monde.
Ils en avaient assuré la force et la prospérité en lui donnant une organi-
sation militaire, administrative et judiciaire; en y créant des villes et
des bourgades; en y faisant exécuter des travaux pour l'arrosage des .
terres; en y construisant des routes à travers plaines et montagnes pour
l'écoulement des marchandises à l'intérieur et le transport des denrées
vers les ports d'expédition *.
Par le traité de Ryswick du 30 septembre 1697, l'Espagne avait
reconnu comme définitive la possession française de la partie occidentale
d'Hispaniola; et celui d'Aranjuez du 3 juin 1777, en adoptant le plan de
délimitation dressé par don Joachim Garcia et le Vicomte Hyacinthe-Louis
de Choiseul, devait, au moins temporairement, mettre fin* aux fréquents
incidents auxquels donnait lieu l'indétermination de la ligne frontière
entre la colonie de Saint-Domingue et l'Audience Espagnole de Santo-
Domingo.
Le territoire français de Saint-Domingue ne comprenait que le tiers
de l'île; mais cette partie était de beaucoup la plus fertile et la mieux
cultivée. Le reste formait la Partie Espagnole qui, bien qu'elle fût plus
étendue, était moins peuplée et moins riche.

i Pour l'étude du gouvernement et de l'administration de Saint-Domingue, lire les


54 trois premiers volumes de l'Histoire d'Haïti du R, P. Cabon.

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libres, dont les neuf seizièmes sont du sexe masculin; et 160.000 esclaves,
La colonie de Saint-Domingue était divisée en trois provinces. La parmi lesquels le rapport des nègres est à celui des négresses à peu près
Province du Nord, d'une superficie de 480 lieues carrées, comptait comme huit est à sept. Il résulte de ce calcul que la population totale de
16.000 blancs, 9000 affranchis et 170.000 esclaves. La Province de l'Ouest, la partie de l'Ouest peut être considérée comme égale à celle de la partie
d'une superficie de 820 lieues carrées, possédait 14.000 blancs, 12.500 du Nord, mais avec cette différence que cette dernière n'a que les trois
affranchis et 160.000 esclaves, La Province du Sud, la dernière ouverte à cinquièmes de la surface de l'autre...
l'activité des colons, nourrissait, sur un territoire de 700 lieues carrées, » La partie du Sud a, en 1789, un peu plus de 10.000 blancs, dont les
10.000 blancs, 6500 affranchis et 114.000 esclaves. deux tiers sont mâles; 6500 affranchis, dont la moitié à peu près de
« La partie du Nord — dit Moreau de St-Méry — a des avantages chaque sexe; et 114.000 esclaves, dans la proportion de huit mâles pour
réels sur celles de l'Ouest et du Sud. Il en est qui tiennent à la nature de sept femelles... Il est aisé de voir, par ces résultats, que la partie du Sud
son sol et de son climat, et d'autres qui sont dus à sa position géogra- n'est ni aussi peuplée ni aussi bien établie que les deux autres puisque,
phique. Parmi les premiers, on doit compter celui d'avoir beaucoup de avec près de moitié de plus de la surface de la partie du Nord, elle n'a
rivières, de ruisseaux, de ravins et de recevoir des pluies réglées... Le sol que les deux tiers de la population de celle-ci... Le fait vrai, c'est que la
de cette partie est généralement plus productif que celui des autres. Ce partie du Sud n'a jamais été aussi encouragée que celles du Nord et de
n'est pas qu'on ne trouve dans les parties de l'Ouest et du Sud des l'Ouest... C'est en quelque sorte au commerce étranger qu'elle doit ses
terrains aussi fertiles que dans le Nord, mais ils veulent toujours l'arro- premiers succès, et sans ce commerce, contre lequel les négociants de
sement... La partie du Nord est la première que les Français aient établie, France ont poussé des j cris, les avantages qu'ils vont maintenant iy
et elle est encore la plus importante par sa situation, militairement recueillir n'existeraient pas... L'espèce d'abandon où a été laissée la partie
parlant, par ses richesses et par sa population. On peut y compter à peu du Sud y a produit des effets, qui sont encore sensibles. La culture y est
près 16.000 blancs de tout âge, dont plus des deux tiers sont du sexe moins perfectionnée qu'ailleurs, parce que les forces cultivatrices y
masculin; 9000 gens de couleur libres, presque en nombre égal dans manquent et parce que les denrées n'y obtiennent pas un prix aussi
chaque sexe; et 170,000 esclaves, parmi lesquels le rapport des nègres est avantageux... Les mœurs de la partie du Sud ont un caractère qui les
à celui des négresses comme neuf est à sept. Les nègres, en général, y sont fait différer, en plusieurs choses, des mœurs du reste de la colonie.
plus industrieux et mieux traités. La culture est aussi poussée plus loin Il me semble qu'elles ont, surtout dans la bande méridionale, moins
dans le Nord; et l'art de fabriquer le sucre y a fait des progrès qu'on d'analogie avec ces dernières qu'avec celles des îles du Vent, et l'on
n'égale point encore dans le reste de la colonie. Il faut dire de plus •— peut faire la même observation dans le langage créole. Il est vrai qu'on
parce que c'est la vérité — qu'on y trouve une plus grande sociabilité et trouve beaucoup de familles martiniquaises d'origine dans cette étendue.
des dehors plus polis. Il y a même une sorte de rivalité jalouse, de la Les nègres y montrent aussi des différences dans leurs usages. »
part de l'Ouest et du Sud, à cet égard, et elle servirait, au besoin, de A l'appui de ces observations de Moreau de St-Méry, Beaubrun
preuve à cette observation. La plus grande fréquentation des bâtiments Àrdouin cite un écrit de 1790 intitulé: Lettre d'un citoyen de Port-au-
européens y place les premiers succès de la mode et, partout où il y a des Prince à un député à VAssemblée nationale, dans lequel on lit le passage
Français, la mode a ses adorateurs. Le luxe y a donc un culte très suivi, suivant : « Ne perdez pas de vue que la colonie ne forme qu'une famille
et c'est du Cap, comme d'un centre, qu'il répand ses jouissances et ses composée de trois individus. N'oubliez point que, pendant la minorité de
maux... la cadette des filles, les tuteurs ont employé tous les revenus à doter les
» La partie de l'Ouest, contenant Port-atf-Prmce, qui est la capitale aînées. Aujourd'hui cette dernière a atteint sa majorité. Avant qu'ellejle
de la colonie, renferme ainsi le siège principal du gouvernement et de demande, que les deux premières lui offrent un dédommagement, qui lui
l'administration générale... Si elle est obligée de reconnaître la supé- fasse oublier l'abandon dans lequel on l'a laissée et le peu de soins donnes
riorité de la partie du Nord sur elle, cette supériorité elle l'exerce à son à son éducation. Remarquez qu'elle s'est aperçue que, depuis longtemps,
tour sur la partie du Sud. Moins éloignée qu'elle de l'abord des vaisseaux elle a très peu participé aux revenus communs et, par un acte tel que
venant d'Europe, moins dangereusement placée durant la guerre parce celui que je vous propose, faites-lui oublier ses prétentions ou ses droits.
qu'elle n'est pas aussi voisine de la Jamaïque; plus et mieux cultivée, Evitez la scission. Que les trois provinces restent unies. Qu'elles ne
ayant dans son étendue le siège du gouvernement, la résidence d'une fassent qu'une maison, qu'un ensemble étroitement lié. Et gémissez
Cour souveraine, la garnison habituelle d'un régiment, elle tire de ces avec moi sur la colonie si la dissension s'établissait et si chacune voulait
circonstances, qui produisent une plus grande réunion d'individus et par régir ses biens à sa manière. »
conséquent plus de consommateurs, des avantages dont la partie du Sud Aux dissentiments profonds qui existaient entre les trois classes de!
est privée. La partie de l'Ouest contient à peu près 14.000 blancs de la population coloniale s'ajoutaient donc les rivalités entre les troisj
tout âge, dont deux tiers sont du sexe masculin; 12.500 gens de couleur i . •• • i
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pour un illuminé, un prophète, un « houngan » inspiré par les divinités
provinces. « La jalousie du Sud contre le Nord, étendue contre l'Ouest, supérieures de PAfrique, et dont la mission sacrée était de chasser les
trouva un nouvel aliment dans les plaintes des habitants du Cap à blancs de la colonie et de faire de Saint-Domingue un royaume indépen-
l'égard de Port-au-Prince. Chacune de ces trois provinces en était arrivée dant pour les nègres. Son influence avait fini par s'étendre à toutes les
au point de considérer qu'elles avaient, pour ainsi dire, des intérêts habitations de la plaine du Cap. Sur un ordre de lui, le poison était semé
distincts, oubliant alors que Saint-Domingue, colonie française, était, dans la grande-case, ravageait l'atelier, décimait le bétail. Aux « veillées »,
nécessairement soumis à cette loi, à ce principe d'unité qui a constitué dans les réunions de. « prières », dans les « calindas », des groupes
la force de sa métropole Cette fermentation des esprits était arrivée è attentifs écoutaient admirativement cent histoires terrifiantes, dont Mac-
son apogée lorsque survinrent en France les premiers troubles révo- kandal était le héros. On racontait qu'il avait le pouvoir de se méta-
lutionnaires 1. » morphoser en toute espèce d'animaux.
Depuis plus de quatre ans, les colons de la Plaine du Nord cherchaient
à s'emparer de l'insaisissable marron. Or, un soir de décembre 1757,
L'esprit de révolte n'avait pas attendu les prodromes de la Révolution Mackandal ne put résister au plaisir d'assister à un calinda organisé;par
française pour commencer à se manifester parmi les esclaves de Saint- les nègres de l'habitation Dufréné, au Limbe. Perdant toute prudence, il
Domingue. Dès le mois de mai 1697, une insurrection des nègres mit en se mêla à la foule des danseurs et se trouva, au milieu de la nuit, com-
danger la première grande habitation établie dans le Nord, à Quartier- plètement ivre. Son infirmité l'avait vite fait reconnaître. Il fut pris,
Morin. L'habileté du gouverneur du Cap amena sans violence les révoltés ligoté et enfermé dans une case, que gardaient à vue le gérant de
à reprendre le travail, tandis que leur chef s'enfuyait dans la partie l'habitation et deux colons armés de fusils, tandis qu'un exprès avait été
espagnole. Le soulèvement qui se produisit en 1691 dans la plaine du dépêché au Cap pour annoncer aux autorités la capture du terrible
Cul-de-Sac fut beaucoup plus grave. Les esclaves avaient fait le projet marron. Mackandal, en se réveillant, se rendit compte de la situation :
de tuer les maîtres et d'incendier leurs champs. Dénoncés, ils furent il réussit cependant à se débarrasser de ses liens et à s'enfuir. Une
décapités. Ceux qui réussirent à s'échapper se réfugièrent au Morne Noir, battue fut organisée, et on le découvrit caché dans un champ de caféiers.
dont les Marrons firent à la longue, comme au Bahoruco, une retraite Conduit au Cap sous forte escorte, il fut condamné à être brûlé vif, le
inaccessible. 20 janvier 1758. Il avait toujours répété que les blancs étaient incapables
Ces protestations armées contre la servitude furent nombreuses; mais de le faire mourir et que, pour leur échapper, il avait la suprême ressource
elles pouvaient être considérées comme des manifestations individuelles de se changer en maringouin. Or, le jour du supplice, après qu'on eut
ou des soulèvements locaux sans signification bien nette. Il n'en fut pas allumé le bûcher, un incident se produisit qui frappa vivement l'ima-
de même de l'insurrection menée en 1757 par Mackandal. Celle-ci mérite gination des spectateurs. Soit que le poteau auquel il était attaché ne fût
d'être relatée en détail à cause de son influence sur les événements de pas assez solide, soit que les cordes qui le liaient eussent cédé par l'effet
1791, dont nous parlerons plus tard. des violents soubresauts de son corps en contact avec les flammes, Mac-
Le nègre Mackandal appartenait à la florissante habitation de kandal culbuta hors du foyer incandescent en prononçant des paroles
Lenormand de Mézy, dans la Plaine du Nord. Il était fils de chef africain. cabalistiques. Ce fut une panique indescriptible. « Mackandal sauvé !
Tout jeune, il avait été enlevé des côtes de la Guinée et conduit comme Mackandal sauvé ! », se mirent à crier les assistants épouvantés. Bien
otage parmi les tribus du nord de l'Afrique qui pratiquaient l'islamisme. que le condamné eût été repris et rejeté dans le brasier ardent, les nègres
Il fut donc élevé dans la religion musulmane. Transporté à Saint- restèrent persuadés que l'héroïque marron n'était pas mort et qu'il
Domingue, il avait vite acquis un grand ascendant sur ses compagnons reparaîtrait tôt ou tard pour venger sa race.
de l'atelier à cause de sa vive intelligence, de sa bravoure et aussi de sa Cette conviction joua un grand rôle dans l'organisation des révoltes
connaissance des plantes vénéneuses. Un jour qu'il travaillait au moulin, qui suivirent. Elle entretint la confiance des esclaves, qui avaient trouvé
il eut la main prise dans les cylindres : on fut obligé de la couper pour le dans le culte du Vodou un ferment particulièrement propre.à exalter .
dégager. Manchot, il fut commis à la garde des bestiaux. Mais supportant leur énergie, car le Vodou, formé des cultes divers importés d'Afrique,
mal la servitude, il se sentit attiré par la vie aventureuse du marron, et était devenu moins une religion qu'une association politique — une
un beau matin il disparut. Il réunit bien vite autour de lui une bande sorte de « carbonarisme noir » ayant pour mot d'ordre l'extermination
nombreuse, à laquelle il prêchait ardemment une croisade de mort contre des blancs et la délivrance des nègres. Les cérémonies du culte étaient
les maîtres et qui voyait en lui un messager divin. ïl se faisait passer entourées du plus grand mystère. Chaque initié prêtait le serment solennel
de subir les pires tortures plutôt que de révéler les secrets qui lui étaient
confiés.
i Beaubrun Àrdouin.
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«Les morts subites attribuées au poison ne cessèrent pas (après le sion par ces révoltés, guerroyant depuis quatre-vingts ans dans )es bois,
supplice de Mackandal) — constate le P. Cabon. Contre les malfaiteurs furent qu'on leur laisserait la faculté d'aller se faire baptiser à Neybe
inconnus, le Conseil du Cap prit des mesures préventives : le 11 mars 1758, et qu'ils garderaient la liberté conquise au prix de leur sang... La puis-
défense de faire des macandals, ou compositions de maléfices, à cause sance du sentiment religieux sur les nègres d'Haïti a été telle qu'elle a
de la profanation des choses saintes qu'on y faisait; défense à tout résisté au spectacle du dévergondage colonial, au mauvais exemple d'un
esclave de composer et distribuer des remèdes à d'autres esclaves, sans clergé propriétaire d'esclaves et a survécu au désarroi qui suivit l'expul-
permission du maître; U ~ avril l"5$, règlement sur la police des sion des blancs . En liant pour la première fois les deux termes Dieu et
esclaves ; étaient défendues les assemblées des esclaves à la mort de l'un Liberté et en en iaisant la formule même de leur aspiration au bien-être
d'eux; prohibition de composer, vendre ou distribuer des garde-corps et social, les marrons de 1782 obéissaient à l'instinct profond de leur race. »
macandals étendue aux affranchis; aggravation des règlements, au sujet
des esclaves, sur le port d'armes, la vente des denrées, les assemblées
après sept heures du soir, même dans les églises; l'asile donné par un
affranchi à un esclave marron était puni de la perte de la liberté pour le Parmi les affranchis de Saint-Domingue résidant à Paris pour leurs
libre et sa famille résidant chez lui; enfin, interdiction à tout libre, noir études ou pour leurs affaires se trouvait un jeune mulâtre nommé Vincent
ou de couleur, de porter épée, sabre ou manchette dans les villes et Ogé. Il avait suivi avec un intérêt passionné les événements qui s'étaient
bourgs, à moins qu'ils ne fussent officiers ou employés dans la maré- déroulés en France depuis la prise de la Bastille. Aidé d'un autre affranchi,
chaussée ou commandés pour le service, Julien Raymond, il avait pu obtenir le puissant concours du Club des
« Plus tard, un règlement du 18 février 1761 édicta de nouvelles Amis des Noirs, fondé à Paris par Brissot et qui réunissait des aboli-
restrictions. Dans les villes importantes un prêtre, nommé d'ordinaire tionnistes tels que Clavière, La Fayette, l'Abbé Grégoire, Condorcet,
curé des nègres, avait le soin spirituel des esclaves. En fait, cet arran- Mirabeau, Robespierre.
gement n'exista jamais qu'au Cap. Ce prêtre avait généralement une Sur la pression du Club des Amis des Noirs et malgré l'opposition du
influence très grande sur ses ouailles; et les ouailles se considéraient Club Massiac, formé de colons esclavagistes et réactionnaires, l'Assemblée
comme formant une petite église, à part, indépendante de celle des blancs. Nationale Constituante vota, le 8 mars 1790, un décret établissant
Il fut fait défense au curé des nègres de s'occuper seul des baptêmes l'égalité des droits civils et politiques entre toutes les personnes libres
ou mariages des esclaves: en ce point il était dépendant du curé des des colonies. Bien que ce décret, daté du 28 mars, eût réservé la question
blancs, unique curé en charge. Il n'avait mission que de cathéehiser les de l'abolition de l'esclavage, considérée pourtant comme une conséquence
esclaves, de leur faire réciter la prière, de leur prêcher la parole de Dieu, logique de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, il pro-
voqua, lorsqu'il fut connu à Saint-Domingue, en avril, une réprobation
sans remplir auprès d'eux aucune fonction curiale. Et comme les esclaves
presque unanime parmi les colons, qui refusèrent d'en tenir compte. Ce
avaient pris l'habitude de se réunir à l'église de jour et de nuit, qu'ils
fut au contraire pour eux l'occasion d'exercer contre les affranchis, qui
avaient institué parmi eux des bedeaux et des marguilliers, que ces
réclamaient le bénéfice de ces nouvelles dispositions, les représailles les
dignitaires passaient d'une maison ou d'une habitation à l'autre pour
plus terribles. « Au Cap, un mulâtre nommé Lacombe fut pendu pour
prêcher et catéchiser, comme ils prêchaient même dans l'église en avoir présenté une humble supplique où il demandait l'application du
l'absence du prêtre, toutes ces manifestations leur furent interdites; il principe des droits de l'homme en faveur de sa classe. Cette pétition fut
fut en outre ordonné que les églises seraient fermées au coucher du jugée incendiaire parce qu'elle commençait par ces mots : Au nom du Père,
soleil et de midi à deux heures. » du Fils et du Saint-Esprit... Au Petit-Goâve, un blanc doué'de sentiments
Toutes ces mesures prohibitives ne pouvaient avoir d'autre effet que généreux et de principes libéraux, Ferrand de Baudières, vieillard respec-
de donner au Vodou une force plus grande en forçant ses sectateurs à table, eut la tête tranchée par des énergumènes, blancs comme lui, pour
entrer dans la clandestinité, tandis qu'on empêchait, d'autre part, la avoir rédigé une pétition en faveur des hommes de couleur de sa ville.
doctrine chrétienne de se répandre dans la masse des esclaves grâce à A Aquin, huit jours après le meurtre de Ferrand de Baudières, sous le
l'enseignement des « mamans-dédés » et à la prédication de ceux que nous prétexte que G. Labadie avait une copie de cette pétition, une troupe de
appelons aujourd'hui des « pères-savanes » et dont la fidélité à la foi blancs cernèrent sa maison pendant la nuit. Ils l'appellent, et, au moment
catholique était éprouvée, comme Toussaint Louverture devait le montrer où il ouvre sa porte, ces forcenés font une décharge de coups de fusil.
plus tard. De cette fidélité nous avons une preuve éclatante dans un Un jeune esclave de Labadie est tué à ses côtés. Lui-même reçoit trois
événement rappelé par Georges Sylvain. «En 1782, lors du premier blessures. En cet état, ce septuagénaire est attaché à la queue d'un cheval
traité qui intervint entre les nègres marrons de l'Ouest et les autorités et traîné à une bonne distance. (Par miracle il échappa à la mort.) ... Sur
françaises de Saint-Domingue, les deux conditions mises à leur soumis-
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tous les points de la colonie, d'autre faits vexatoires, inhumains, prou-
vèrent la haine de la classe blanche contre les hommes de couleur *. » Condamnés à être rompus vifs, les deux jeunes gens subirent ce
C'est juste à ce moment d'extrême agitation des esprits que Vincent supplice barbare avec un courage splendide devant une fouie immense
Ogé, tout plein d'ardeur et de foi libertaire, débarqua au Cap le 16 oc- rassemblée, le 23 février 1791, sur la place d'armes du Cap Français.
tobre 1790. Il se rendit tout de suite au Dondon. En apprenant son retour « En montant sur l'échafaud — écrit à ce sujet Hannibal Price —
et sachant que ce jeune homme de trente-trois ans allait employer toute Chavannes le vaillant, le noble fils de négresse, qui avait vu des blancs
son activité à combattre l'opposition des blancs à l'application du face à face sur les champs de bataille de l'Amérique du Nord; qui avait
..ïéevef du 28 mars, les autorités coloniaies ordonnèrent son arrestation mesuré leur bravoure à la sienne, à celle de ses frères; Chavannes qui
et son exécution immédiate. Averti de ce qui se préparait contre lui, Ogé avait vu tomber, à l'éclair du canon, le voile aveuglant du préjuge; qui
alla consulter à la Grande-Rivière du Nord son ami Jean-Baptiste avait reconnu en lui-même et en ses frères des hommes, des êtres sem-
Chavannes, dont il connaissait la sagesse et le grand courage. Affranchi blables, égaux aux blancs par la vaillance, par )es vertus guerrières; qui
comme lui, Chavannes était l'un de ses six cents hommes libres qui, sous avait une foi ardente, profonde dans l'avenir de sa race; Chavannes, d'une
le commandement du Comte d'Estaing, avaient vaillamment combattu voix forte et calme, dénonça ses bourreaux à la postérité et légua à ses .
pour l'indépendance des Etats-Unis en arrosant de leur sang généreux frères la tâche de venger son martyre. »
le champ de bataille de Savannah, le 9 octobre 1779. Il était convaincu La voix de Chavannes allait, du fond de la tombe, se faire entendre
que rien ne pouvait être obtenu par la douceur ou la persuasion des de manière terrible. Ce que Vincent Ogé avait repoussé comme pré-
colons de Saint-Domingue. Aussi proposa-t-il à son camarade de faire maturé ou trop dangereux se produisit au milieu de cette année mémo-
appel aux nègres des ateliers comme le moyen le plus sûr de briser les rable de 1791 : ce fut la révolte générale des esclaves. Dès le mois de
chaînes de l'esclavage et de faire briller pour tous, sur cette terre des juillet, ceux de l'Ouest avaient commencé à s'agiter. Afin de les terroriser,
anciens Arawakc, le soleil de la liberté. Vincent Ogé pensa qu'une telle les colons en avaient décapité un grand nombre ; cela ne fit que hâter
solution était prématurée et ne répondait pas au programme d'émanci- l'explosion.
pation graduelle adopté par ses amis de Paris, qui regardaient, comme
un danger pour la colonie et même pour la France, la libération totale Dans la nuit du 14 août'1791, au milieu d'une forêt appelée Bois-
et soudaine des masses nègres. Ce qui lui paraissait raisonnable, c'était Caïman, située au Morne-Rouge dans la plaine du Nord, les esclaves
de réclamer l'application du décret du 28 mars et de demander aux tinrent une grande réunion en vue d'arrêter un plan définitif de révolte
affranchis des trois provinces de Saint-Domingue de s'unir à lui dans générale. Ils étaient là environ deux cents commandeurs, délégués des
cette suprême revendication de leurs droits. divers ateliers de la région. L'assemblée était présidée par un nègre,
Son appel n'ayant pas été entendu de ses congénères, Ogé décida avec Boukman, dont la parole enflammée exalta les conjurés. Avant de se
Chavannes d'appuyer sa réclamation auprès des autorités coloniales séparer et afin de sceller les engagements pris, on procéda à une cérémonie
par une manifestation armée. Ils levèrent une troupe de volontaires, impressionnante. II pleuvait avec rage. Tandis que l'orage grondait et
composée de parents, d'amis et de voisins, s'élevant à peine à deux que les éclairs sillonnaient le ciel, une négresse de haute stature apparut
cent cinquante : attaquée par un détachement de six cents hommes de brusquement au milieu de l'assistance. Elle était armée d'un long couteau
la milice blanche, elle résista vigoureusement, fit de nombreux pri- pointu, qu'elle faisait tournoyer au-dessus de sa tête, en exécutant une
sonniers, que Vincent Ogé, avec la plus noble générosité, remit en liberté danse macabre et en chantant un air africain, que les autres répétaient
en leur demandant de jurer qu'ils ne reprendraient plus les armes pour en chœur, prosternés la face contre terre. On traîna ensuite devant elle
combattre les légitimes aspirations des affranchis à l'égalité complète. un cochon noir, qu'elle éventra de son couteau. Le sang de l'animal fut
Quinze cents soldats d'élite de la garnison du Cap arrivèrent bientôt sur recueilli dans une gamelle de bois et servi tout écumant à chaque
les lieux et ne firent qu'une bouchée de la petite troupe de manifestants. délégué. Sur un signe de la prêtresse, tous se jetèrent à genoux et
Quelques-uns purent s'enfuir avec Ogé et Chavannes dans la Partie jurèrent d'obéir aveuglément aux ordres de Boukman, proclamé le chef
Espagnole. Ils passèrent la frontière le 6 novembre 1790 et furent conduits suprême de la révolte. Celui-ci déclara s'adjoindre comme principaux
à Santo-Domingo. Don Joachim Garcia, gouverneur de la colonie de l'Est, lieutenants Jean-François Papillon, Georges Biassou et Jeannot Buliet.
livra, le 21 décembre, Ogé, Chavannes et. ieurs compagnons au nombre A côté de ces chefs qui s'étaient déjà fait connaître par leur vigueur
de vingt-quatre au commandant d'une frégate française, qui les amena physique, leur intrépidité farouche, leur cruauté, apparut, pour la pre-
au Cap. mière fois dans l'histoire, un personnage débile et chétif, dont la renom-
mée allait bientôt remplir Saint-Domingue et même le monde. Il se
nommait Toussaint et, parce qu'il était de tous ses compagnons le seul
i ReaubruQ Àrdouin. à savoir lire et écrire, il avait accepté le rôîe modeste de secrétaire,
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Huit jours après la cérémonie du Bois-Caïman, le 22 août 1791, à
dix heures du soir, retentit soudain le son rauque du ïambf : ce fut le
signal cle l'insurrection. Boukman, conduisant les nègres de l'habitation Comment donc ces horreurs ne se seraient-elles pas produites de la part
Turpin, entraîna à sa suite ceux des habitations Flavilie et Clément, et de ces hommes, dont une notable portion étaient des Africains arrachés
les dirigea à l'attaque de la. magnifique habitation Noé. Là, le feu fut inhumainement de leur pays barbare ? Si des crimes inouïs furent commis
mis aux cannes. Le quartier de l'AcuI et celui du Limbe se transformèrent par les esclaves révoltés, ces crimes sont imputables aux colons eux-
rapidement en un immense brasier. Armés de torches, de haches, de mêmes, dont la méchanceté à l'égard des opprimés servit à ceux-ci de
manchettes, de couteaux, de piques, de tout ce qui pouvait blesser et mauvais exemples; aux Européens, marchands de chair humaine, dont
tuer, les esclaves, au cri de « Liberté ! Vengeance ! » se ruèrent sur les la cupidité insatiable inventa le trafic sacrilège qui a peuplé l'Amérique
blancs, égorgeant ceux qui osaient résister, frappant dans leur rage des enfants de l'Afrique; à ces agent* ok : autorité .militaire- ou oixile}.
aveugle hommes, femmes et enfants, tandis que l'encendie dévorait tous blancs, qui excitaient les esclaves à la révolte pour servir leurs
• cases, usines et moulins. opinions propres et leurs intérêts politiques contre leurs adversaires.
Au Cap, les autorités mirent la ville en état de défense pour empêcher En 1791, eux tous recueillirent le fruit de tousles forfaits perpétrés depuis
la ruée des révoltés. Comme représailles, les colons dressèrent des écha- trois siècles dans la traite des nègres et dans le régime colonial, malgré
fauds et organisèrent des tueries en massej de nègres coupables ou les sages avertissements des philosophes dont ils se moquaient. »
innocents. Mais Boukman, ayant voulu forcerL •entrée de la ville, tomba
victime de sa témérité. Sa tête coupée fut exposée sur la place d'armes
du Cap. Les riches colons, qui formaient la classe supérieure de la population
On a attribué à différentes causes la révolte de 1791. Un colon, Félix blanche de Saint-Domingue, avaient cru trouver, dans la Révolution,
Carteau, dans un livre publié en 1802 à Bordeaux sous le titre de Soirées l'occasion favorable pour se soustraire à ce qu'ils appelaient le « despo-
tisme de l'armée » et la « tyrannie du ministère métropolitain ». Dans
Bermiidiennes, y a vu une conséquence des' idées philosophiques du
leurs pétitions au gouvernement royal ou dans leurs doléances à
XVIIIe siècle favorables au principe de la liberté et de l'égalité des
l'Assemblée nationale, ils n'avaient cessé de protester contre le régime de
hommes, et, principalement, de la campagne ardente de la Société des
dictature imposé par les chefs militaires, qui, ne cherchant qu'à s'en-
Amis des Noirs, qui, par ses pamphlets, ses gravures, ses images,
richir, s'attribuaient le droit de juger, opprimaient les civils, se mettaient
contribua à réveiller parmi les noirs le sentiment de la liberté. Cet auteur au-dessus des lois en faisant profession de les mépriser toutes. D'autre
alla même jusqu'à imputer aux colons réactionnaires, au gouverneur part, les grands planteurs et les exportateurs de denrées s'élevaient
Blanchelande, au clergé libéral représenté par le fameux abbé de la Haye, • contre les règlements restrictifs ou prohibitifs, qui émanaient de Paris et
curé de Dondon, la responsabilité - directe de cette insurrection des n'avaient d'autre objet que de servir les intérêts des gros négociants de
esclaves. Le général K,erverseau, dans un rapport du 7 septembre 1801 la métropole au- détriment de l'expansion commerciale de la colonie.
au ministre de la marine et des colonies, fit de Toussaint la cheville Ces colons pensaient que le temps était venu pour eux de s'emparer
ouvrière de toute l'affaire en le présentant comme un instrument terrible du pouvoir législatif à Saint-Domingue et d'y établir l'administration
aux mains des « désorganisateurs », intéressés à la ruine de Saint- communale avec toutes ses franchises. L'affaiblissement du ' pouvoir
Domingue afin d'amener en France la contre-révolution. royal, dont les plus récents événements permettaient de prévoir la fin
Les crimes abominables commis par les esclaves révoltés avaient prochaine, leur inspira l'idée plus audacieuse encore de briser les liens
soulevé l'horreur et la réprobation même parmi les plus ardents défen- qui attachaient Saint-Domingue à la métropole, de s'en réserver le
seurs de la liberté des noirs. Jean-François n'hésita pas à ordonner gouvernement et, si ce projet ne pouvait réussir, de placer la colonie
l'exécution de Jeannot qu'il rendit responsable de ces excès monstrueux, sous le protectorat de la Grande-Bretagne, dont ils espéraient un appui
« Nous ne prétendons pas justifier ces crimes atroces — écrit Beau- plus ferme pour le maintien de l'esclavage, base de leur système d'exploi-
brun Ardouin.-Quel esprit raisonnable, quel cœur sensible pourrait en tation coloniale. Ce système leur paraissait en effet gravement menacé
effet ne pas frémir au récit de toutes ces j horreurs ? Mais nous les par la Déclaration des Droits de l'Homme et par l'action incessante menée
expliquons, nous les excusons même par la nature des choses» par à Paris par les Amis des Noirs pour la suppression de la traite négrière
i'état de dégradation où ces hommes étaient tenus dans l'esclavage, et l'émancipation graduelle des esclaves de toutes les colonies françaises.
étant privés systématiquement de toute instruction morale et religieuse. Pour atteindre leur but, les planteurs s'étaient réunis à Saint-Marc
Nous avons cité le livre d'Hilliard d'Auberteuil qui nous apprend que, et avaient constitué le 15 avril 1790 l'assemblée générale de la partie
contrairement aux prescriptions du Code Noïr, les colons s'opposaient à française de Saint-Domingue. Cette assemblée prétendait avoir le droit
ce .que les prêtres enseignassent la religion du Christ aux esclaves. de donner une constitution à la colonie qui, tout en faisant partie de
la confédération formée de toutes les provinces de l'empire français,
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serait une « alliée » et non une « sujette » de la métropole. Elle avait,
le 28 mai, pris un décret qui consacrait cette autonomie en ce qui Proquau, Turbé et de Lamarre) et par les représentants des affranchis
regarde le régime intérieur de la colonie. Elle indiquait nettement par cet (qui étaient Bauvais, Rigaud, Daguin, Barthélémy, Médor, Joseph Labas-
acte qu'elle entendait régler à sa fantaisie le sort des affranchis et des tiiie, Desmares aîné, Pierre Coustard et Pierre Peilerin). Par cet accord,
esclaves. L'assemblée était entrée immédiatement en conflit avec le « les blancs s'obligeaient à ne pas s'opposer à l'exécution des décrets de
gouverneur, Comte de Peynier, qui ordonna de la dissoudre le 27 juillet l'Assemblée nationale de France en tout ce qui était favorable aux
de la même année bien que le décret de l'Assemblée nationale consti* hommes de couleur — l'expression « hommes de couleur » s'entendant de
m a n u au ^6 m&n en eut reconnu à » avance i-u légitimité. Mais ee&i tem* individus libres noirs? vu çang-xnélé*
de ce même décret que Vincent Ogé avait réclamé l'exécution lorsque,
après son retour à Saint-Domingue, il écrivait fièrement à M, de Peynier,
le 21 octobre 1790: «Non, non, monsieur le Comte, nous ne resterons
point sous le joug, comme nous avons été depuis deux siècles : la verge Quand on sut en France que Saint-Domingue était à feu et à sang,
de fer qui nous a frappés est rompue. Nous réclamons l'exécution le gouvernement décida d'envoyer trois commissaires dans la colonie
de ce décret. Evitez donc, par votre prudence, un mal que vous ne pour y établir l'ordre. Arrivés au Cap fin novembre 1791, Roume, Mirbeck
pourriez calmer. Ma profession de foi est de faire exécuter le décret et Saint-Léger trouvèrent une situation extrêmement compliquée. La
que j'ai concouru à obtenir, de repousser la force par la force et, eniin, dissension régnait entre les blancs, dont les uns étaient partisans de îa
de faire cesser un préjugé aussi injuste que barbare. » révolution, les autres contre-révolutionnaires, tandis qu'un groupe im-
Nous avons vu de quelle façon horrible les autorités de Saint-Domingue portant visait à la séparation pure et simple de la métropole afin de
avaient répondu, le 23 février 1791, sur la place d'armes du Cap, à cet sauvegarder ses intérêts égoïstes. Entre blancs et affranchis, la lutte
appel émouvant. Les têtes fraternelles d'Ogé et de Chavannes avaient été se poursuivait, violente et sanglante, malgré l'accord de Damiens qui
tranchées, et on les avait exposées sur des piques le long de la route du semblait y avoir mis fin. A ces embarras très graves était venue s'ajouter
Cap à la Grande-Rivière. On avait espéré, par cette répression sauvage, la révolte des esclaves du Nord, suivie de représailles terribles de la part
décourager toute revendication ultérieure.. Ce fut juste le contraire qui se des blancs, sans que la mort de Boukman et les exécutions massives de
produisit. Le martyre des deux héros enflamma les affranchis. Ceux de nègres eussent amené à résipiscence Jean-François, Biassou et leurs
la Province du Sud s'armèrent sous le. commandement du mulâtre farouches compagnons.
André Rigaud, ancien compagnon d'armes de Chavannes dans la lutte Dans leurs efforts pour régler une situation aussi dangereuse, les
pour l'indépendance des Etats-Unis d'Amérique. Dans l'Ouest, ils se commissaires se heurtèrent à la mauvaise volonté des assemblées colo-
réunirent, le 21' août 1791, sur une petite habitation de Louise Râteau, niales, qui n'entendaient renoncer à aucun de leurs privilèges. Une
femme de couleur parente du mulâtre Bauvais. Ils choisirent comme deuxième commission débarqua au Cap le 18 septembre 1792, juste trois
chef de l'insurrection ce Bauvais qui, lui aussi, avait combattu à Savannah jours avant l'abolition par la Convention nationale de la monarchie
sous les ordres du Comte d'Estaing, et lui adjoignirent le nègre libre (21 septembre) et la proclamation de la première République française
Lambert, qui, venu de la Martinique, s'était établi à Port-au-Prince et (22 septembre).
s'y était fait une grande réputation de probité et de droiture. Ils prirent La commission était composée d'hommes énergiques, Sonthonax,
les armes le 26 août, exactement quatre jours après la révolte des esclaves Polvérel et Ailhaud, qui se montrèrent disposés à introduire dans les
du Nord, sans qu'il y eût cependant le moindre lien entre ces deux ateliers les changements reconnus nécessaires pour le rétablissement de
manifestations violentes de la volonté des deux classes, tenues dans Tordre et l'amélioration du sort des esclaves. Ces dispositions bienveil-
l'opprobre, de forger leur liberté par le fer et dans le feu. Ils attaquèrent lantes à l'égard des nègres et les mesures politiques prises par le gou-
les blancs de^Port-au-Prince et les vainquirent dans deux combats, dont vernement métropolitain en • faveur des affranchis (particulièrement
celui de Pernier, le 2 septembre 1791, offrit l'occasion à Alexandre Pétion, la loi du 4 avril 1792 stipulant que les hommes de couleur et noirs
alors âgé de 21 ans, d'accomplir un acte admirable de générosité en libres seraient admis à voter dans toutes assemblées paroissiales et
exposant sa vie pour sauver celle d'un officier du régiment d'Artois fait seraient éligibles à tous les emplois), tout cela avait si fortement indis-
prisonnier et qui allait être baïonnette par les insurgés. posé les colons qu'ils arrêtèrent un plan pour livrer Saint-Domingue aux
A. la suite de ces défaites, les colons durent entrer en composition Anglais, alors en guerre avec la France. Menacés d'être dépossédés de
avec les affranchis de l'Ouest, et un concordat fut signé à Damiens, le leurs esclaves, les colons organisèrent partout des complots contre les
7 septembre 1791, par les représentants des blancs (qui étaient Hanus commissaires. De graves désordres éclatèrent aux Cayes, à Jacmeï, à
de Jumécourt, d'Espinose, de Lépine, Drouillard, Maoneville, Rigogne, Port-au-Prince, qui fut même bombardé, le 12 avril 1793, sur l'ordre
de Sonthonax afin de réduire les rebelles conduits par un nommé Borel.
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applaudirent avec une ardeur prodigieuse et remplirent la ville de cris
La main des agitateurs se fit principalement sentir au Cap, où les prolongés. Les fêtes durèrent plusieurs jours. La proclamation de la
coions manifestèrent la plus violente hostilité aux actes de la Commission. liberté générale, publiée dans toutes les parties du Nord où régnait
Deux cents d'entre eux ayant été déportés à cause de leurs menées l'autorité de la République par des officiers municipaux précédés du
subversives, le nouveau gouverneur de la colonie, général Galbaud, lui- bonnet rouge porté au bout d'une pique, fit naître daiis le peuple éman-
même grand propriétaire à Saint-Domingue, prit nettement parti pour cipé un enthousiasme qui alla jusqu'au délire. »
les mécontents. Dans les rues du Cap un combat furieux s'engagea qui « Le Commissaire Sonthonax, écrit de son côté le Colonel Maîenfant,
dura deux jours (20 et 21 iinn' Les hommes de couleur - qu'on appe- avait été sollicité de prendre pareille mesure par les blancs du Cap Fran-
lait les hommes du 4 avril — se rangèrent autour des Commissaires et se çais qui voyaient bien que c'était l'unique moyen propre à les mettre en
battirent vaillamment. Mais Galbaud disposait de 3000 hommes aguerris sûreté. » Le blanc Dufay,* qui en compagnie de Mari Belley, nègre, et
et bien armés : son triomphe paraissait assuré. En présence de ce danger, Mills, mulâtre, fut chargé d'expliquer à la Convention! nationale la déci-
le plus fougueux des commissaires, Sonthonax, prit une décision héroïque. sion des.Commissaires, dit lui-même : «Dans cette extrémité pressante,
Il fit appel aux bandes d'esclaves campées dans les environs du Cap, le Commissaire en résidence au Cap rendit la proclamation du 29 août...
en promettant la liberté à tous ceux qui l'aideraient à châtier les rebelles. Les noirs de la partie du Nord étaient déjà libres en fait : ils étaient les
Au nombre de 20.000, ces esclaves se ruèrent sur la ville et firent un maîtres; Cependant, la proclamation, en les déclarant libres, les assujettit
massacre épouvantable des partisans de Galbaud. à résider sur leurs habitations respectives et les soumet à une discipline
Les Espagnols, ennemis de la France comme les Anglais, fournis- sévère, en même temps qu'à un travail journalier moyennant un salaire
saient aux esclaves révoltés armes et munitions. Ils s'en étaient même déterminé. Ils sont en quelque sorte comme attachés à la glèbe. Les
fait des alliés- en ravitaillant les bandes qui ravageaient le territoire citoyens du 4 avril, en reconnaissance des services que les noirs leur
français tout le long de la frontière. Les Anglais, d'autre part, répondant avaient rendus dans les journées des 20, 21 et 22 juin, où on voulait les
à l'invitation des grands planteurs mécontents, avaient déjà envahi assassiner et où les noirs les ont courageusement secourus, eurent la
quelques-unes des principales places de Saint-Domingue. La France, générosité de se joindre eux-mêmes aux noirs pour implorer le commis-
forcée de faire front à toute l'Europe coalisée contre elle, ne pouvait saire civil le sacrifice de leurs esclaves, à qui ils donnèrent la liberté. Mes
secourir efficacemeent la colonie. Où trouver des troupes suffisantes pour frères, mes collègues Belley et Mills, ont donné les premiers l'exemple. »
tenir en respect les colons rebelles, maîtriser les esclaves insurgés et Sonthonax avait pris soin d'expliquer aux nouveaux libres, dans un
repousser les efforts combinés des Anglais et des Espagnols ? Sonthonax, discours éloquent, les devoirs de la liberté. «Ne croyez pas — s'était-il
. qui se trouvait seul au Cap — Aiihaud étant rentré à Paris et Polvérel écrié — que la liberté dont vous allez jouir soit un état de paresse et
parti pour Port-au-Prince — proclama la liberté générale des esclaves. d'oisiveté. En France, tout le monde est libre, et tout le monde travaille.
Cet acte mémorable fut consacré au Cap le 29 août 1793 au milieu de A Saint-Domingue, soumis aux mêmes lois, vous suivrez le même
manifestations aussi dramatiques qu'émouvantes, Thomas Madiou en fait exemple. Rentrés dans vos ateliers ou chez vos anciens propriétaires, vous
recevrez le salaire de vos peines; vous ne serez plus la propriété d'autrui;
la description suivante : vous resterez les maîtres de la vôtre, et vous vivrez heureux... La liberté
« Dès la pointe du jour, les affranchis et les troupes européennes vous fait passer du néant à l'existence : montrez-vous dignes d'elle.
. prirent les armes. Les rues étaient jonchées de palmes et de fleurs. Tout, Abjurez à jamais l'indolence comme le brigandage. Ayez le courage de
sous notre beau ciel, respirait l'amour, la joie, l'attendrissement. Les vouloir être un peuple, et bientôt vous égalerez les nations européennes. »
citoyens et les citoyennes se rendaient en foule sur la place d'armes, où Polvérel, en apprenant Pacte de son collègue, en éprouva quelque
était dressé l'autel de la patrie orné de guirlande et de drapeaux. Sontho- contrariété. Il pensait qu'une décision de cette importance aurait dû être
nax monta sur l'autel déjà couvert d'enfants, de femmes, de vieillards. La soumise à la Convention nationale. Mais il ne pouvait hésiter, sans risquer
solennité était majestueuse; un peuple immense, plein d'émotion, entou- une révolte générale dans l'Ouest et dans le Sud, à adopter une mesure
rait le palmier de la liberté surmonté de banderolles tricolores. De petite que commandaient impérieusement les circonstances. « Il n'eut pas beau-
taille, d'une physionomie franche, des yeux exprimant toute l'ardeur de coup de peine — dit Anténor Firmin — à convaincre les colons blancs
son âme, Sonthonax dit d'une voix forte : Tous les nègres et sang-mêîés ou les anciens affranchis d'une nécessité qui s'imposait. » Le 22 sep-
actuellement dans Vesclavage sont déclarés libres pour jouir des droits tembre 1793, Polvérel réunit sur la place d'armes de Port-au-Prince toute
attachés à la qualité de citoyens français. Le ciel retentit de cris de joie la population. Un grand registre était ouvert sur l'autel de la patrie, et
entrecoupés de sanglots. Les sabres et les baïonnettes étincelèrent. Le chaque possesseur d'esclaves vint y signer la déclaration qu'il recon-
reste de la journée s'écoula dans l'ivresse du bonheur. On joua La Mort naissait libres ses esclaves. Puis, le commissaire, qui était un fort bel
de César. Quand les Africains virent exposé sur le théâtre le corps ensan-
glanté de César, qui avait été, leur disait-on, un ennemi de la liberté, ils
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homme, aux grands yeux bleus et aux cheveux roux, déclara citoyens
français tous ces malheureux noirs qui avaient été tenus si longtemps
dans la géhenne de l'esclavage.
* * *
Des cinq députés désignés par l'assemblée électorale du Cap, les 23 et CHAPITRE VI
24 septembre 1793, pour aller représenter Saint-Domingue à la Conven-
tion nationale (Mills, Bussière Laforet, mulâtres, Dufay et Garnot,
blancs, Mars Belley, un vétéran de la guerre d'Amérique, noir), Mills, Toussaint Louyerture
Dufay et Belley purent seuls se rendre à Paris, via les Etats-Unis, après
avoir risqué d'être assassinés à Philadelphie par des émigrés de Saint-
Domingue.
Dufay se présenta à la Convention nationale, avec ses deux collègues,
le 5 février 1794. Le discours qu'il prononça, devant une salle pleine et
des galeries combles, déchaîna un enthousiasme indescriptible. « Euro- A la mort de Boukman, le commandement des nègres révoltés avait
péens, Créoles, Africains de Saint-Domingue ne connaissent aujourd'hui passé à ses lieutenants Jean-François et Biassou, Ceux-ci avaient accepté
d'autres couleurs, d'autre nom que ceux de Français, Citoyens représen- d'entrer au service des Espagnols qui, pour les retenir, les comblaient de
tants, daignez accueillir avec bonté leur serment de fidélité éternelle au titres ronflants et de faveurs de toutes sortes. La troupe de Biassou se
peuple français. Je réponds d'eux sur ma tête tant que vous voudrez bien montrait particulièrement audacieuse dans ses raids en territoire français.
être leurs guides et leurs protecteurs. Créez une seconde fois un nouveau Un homme en était depuis quelque temps l'animateur, un nègre de petite
monde, ou du moins qu'il soit renouvelé par vous. » taille, d'apparence chétive, très laid, mais dont'les manières distinguées
Levasseur, député de la Sarthe, montant à la tribune, s'écria r « Je et la fière allure révélaient une nature peu ordinaire. On répétait autour
demande que la Convention, ne cédant pas à un mouvement d'enthou- de lui qu'il descendait d'un prince africain appelé Guiaou-Guinou, et cela
siasme mais aux principes de la* justice, fidèle à la Déclaration des Droits contribuait à renforcer son prestige auprès de ses compagnons.
de l'Homme, décrète dès ce moment que l'esclavage est aboli sur tout le Né le 20 mai 1743 sur l'habitation Bréda au Haut-du-Cap, il avait
territoire de la République. Saint-Domingue fait partie de ce territoire. Je d'abord servi comme garçon d'écurie. Son maître, M. Bayon de Libertat,
demande que tous les hommes soient libres, sans distinction de couleur. » économe de l'habitation, l'avait vite remarqué et lui avait confié l'une des
Après une intervention de Danton demandant le renvoi au Comité de fonctions les plus élevées dans la hiérarchie servile : celle de cocher.
salut.public chargé d'indiquer les mesures pratiques qu'il conviendrait S'étant marié à une négresse, Suzanne Simon, dont il avait adopté le fils,
de prendre pour l'exécution du décret soumis à l'assemblée, Je texte un mulâtre du nom de Placide, il avait mené jusqu'au moment de sa
suivant fut adopté : La Convention nationale déclare aboli l'esclavage des fuite de l'habitation une vie tranquille et régulière. A quarante ans passés
Nègres dans toutes les colonies. En conséquence, Elle décrète que tous un violent désir de s'instruire lui était venu : il s'était mis à l'école d'un
les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, vieux nègre, son parrain Pierre Baptiste, qui lui avait enseigné tout ce
sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la qu'il savait, c'est-à-dire pas grande-chose/ Et lui-même, grâce à son
Constitution. intelligence exceptionnelle, avait fait le reste. Il avait lu la traduction
Dans l'intervalle, la proclamation de la liberté générale des esclaves française des Commentaires de César, lés Rêveries du maréchal de Saxe,
par Sonthonax avait affolé la plupart des grands planteurs de Saint- VHistoire des Guerres d'Hérodote et surtout, avec passion, les œuvres
Domingue. Sur leurs démarches, le gouvernement britannique avait philosophiques et humanitaires de l'Abbé Raynal.
décidé d'envoyer des troupes qui débarquèrent sur plusieurs points stra- Cet homme, c'était Toussaint.
tégiques de la colonie et occupèrent, en septembre 1793, le Môle St- Retiré dans la montagne avec les marrons, il avait pris un grand
Nicolas, Bombardopolis, Jean-Rabel, dans le nord-ouest; Saint-Marc, ascendant sur ces être rudes, d'abord parce que sa connaissance des
l'Arcahaie, Léogane, dans l'ouest; presque toute la région de la Grand- plantes locales et de la médecine vétérinaire, acquise dans les écuries de
Anse, dans la presqu'île du Sud. Dans les premiers mois de l'année 1794, Bréda, avait fait de lui un «guérisseur», une sorte de médicastre;
la situation était donc particulièrement grave pour la France. C'est alors' ensuite, parce que, plus instruit et plus conscient, il avait assigné à leur
que parut Toussaint. Le 6 mai, ce chef de bande se présentait au gouver- activité un but que leur intelligence obscure n'avait qu'entrevu. Toussaint "
neur Laveaux à 1 la tête de quatre mille noirs, bien armés et disciplinés.
Quel était cet homme ? 71
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^
maintien de la domination anglaise dans l'île était chose impossible.
C'est pourquoi il jugea plus sage d'obtenir de Toussaint des avantages
avait combattu, attendant son heure. La parole de Sonthonax l'avait commerciaux pour son pays et des garanties contre les corsaires français
frappé : « Ayez le courage de vouloir être un peuple et vous égalerez les qui s'attaquaient aux navires anglais et américains, pillaient et rançon-
nations européennes. » Le moment était venu de montrer cette volonté : naient les villes du littoral de la mer des Caraïbes. D'entente avec les
il se présenta au général Laveaux et lui offrit de sauver la colonie pour Américains, qui s'étaient fait représenter auprès du gouvernement de la
la France. Il savait qu'il pouvait tenir sa promesse, ayant sous ses ordres colonie par le consul général Edward Stevens, le général Maitland signa
des hommes qui lui étaient dévoués jusqu'à la mort et des officiers d'une avec Toussaint un accord, dont les termes avaient été arrêtés à Phila-
valeur incomparable. delphie le 20 avril 1799. Il conclut également avec celui-ci un traité-seeret
Les premiers succès de Toussaint émerveillèrent Laveaux, qui lui pour l'évacuation des « parties de Saint-Domingue occupées par les armes
confia le commandement de toutes les villes et bourgs qu'il avait remenés de Sa Majesté Britannique ». Alla-t-il — comme le prétendent certains
ou qu'il ramènerait sous la domination républicaine. Le chef noir ne historiens — jusqu'à offrir la couronne au chef noir ? Rien ne permet
tarda pas à reprendre aux Anglais et aux Espagnols la plupart des loca- de l'affirmer. Ce qui est certain, c'est que Maitland lui témoigna en toutes
lités qui étaient tombées en leur pouvoir. Il étonna davantage encore circonstances la plus grande considération. A l'occasion de la capitulation
le gouverneur par ses qualités d'organisateur et la sagesse politique de du Môle Saint-Nicolas désigné comme point de concentration des troupes
ses conseils. En conséquence de ses services, la Convention nationale anglaises, il fit au générai en chef de l'armée française de Saint-Domingue
l'éleva, ie#23 juillet 1795, au grade de général de brigade en même temps une réception quasi royale. Le jour de l'arrivée de Toussaint, il alla à sa
que jBauvais et Rigaud qui, dans l'Ouest et le Sud, avaient, de manière rencontre, entouré du Clergé portant en grande pompe le Saint-Sacrement.
éclatante, tenu tête aux Anglais et aux colons royalistes. Au bruit des cloches sonnant à toute volée et des salves d'artillerie, les
Pour se l'attacher plus étroitement et lui marquer sa confiance, le soldats anglais, faisant la haie, rendirent les honneurs au général noir,
général Laveaux nomma Toussaint lieutenant au gouvernement de Saint- puis défilèrent devant lui. Le général Maitland le pria d'entrer sous une
Domingue, faisant ainsi de lui son second dans l'administration supé- tente magnifiquement décorée où se déployaient les apprêts d'un festin
rieure de la colonie. Deux ans après son entrée au service de la France, somptueux. A la fin du banquet, le représentant du Roi d'Angleterre, au
l'ancien secrétaire de Biassou obtenait le grade de général de division, nom de son Souverain, offrit à son hôte la superbe argenterie et là
qui lui avait été conféré par Sonthonax et que le Directoire Exécutif de vaisselle de luxe qui ornaient la table.
France confirma en lui envoyant, avec son brevet, « un sabre magnifique Dans la Province du Sud, la figure dominante était celle du général
et une suberbe paire de pistolets travaillés à la Manufacture nationale de mulâtre André Rigaud. JLivré à ses seules forces, il avait combattu les
Versailles ». Et satisfaction plus grande encore pour l'orgueil de l'ancien Anglais et les avait vaincus en maintes rencontres au bénéfice de lia
cocher de l'habitation Bréda, M. Bayon de Libertat, qui s'était réfugié République française. Aussi intrépide que Toussaint et aussi ambitieux
aux Etats-Unis, vint demander asile et protection à Toussaint, qui*« l'en- que lui, il était extrêmement orgueilleux et n'avait pas,vu, sans dépit, ik
toura de toutes sortes d'égards et le combla de bienfaits ». Tout de suite nomination de son émule au commandement en chef de l'armée de
après, le lieutenant-gouverneur fut nommé, en mai 1797, général en chef Saint-Domingue. Dès que le gouverneur Hédouville se fut rendu compte
de l'armée de Saint-Domingue. de ces fâcheuses dispositions, il travailla sans relâche à pousser les deux
Ayant en mains le suprême commandement des forces militaires de la généraux l'un contre l'autre afin de les affaiblir l'un par l'autre.
colonie, Toussaint ne dissimula pas son ambition de devenir le seul maître Toussaint, plus perspicace, devina le jeu d'Hédouville et tâcha de
de Saint-Domingue. Son activité triomphante et son influence considérable mettre Rigaud en garde contre les projets machiavéliques du gouverneur
sur les noirs commencèrent à inquiéter vivement le gouvernement métro- blanc. De ce dernier il se débarrassa d'abord, sans scrupule. A propos
politain. En 1798, le général Hédouville fut envoyé comme gouverneur d'une mesure administrative prise par Hédouville, une émeute éclata à
de la colonie avec la mission secrète de détruire l'autorité prépondérante Fort-Liberté. A la nouvelle que les protestataires se portaient en masse
du généralen chef. contre le Cap, le gouverneur comprit d'où venait le coup : il s'embarqua
En avril 1798, le brigadier-général Thomas Maitland reçut le com- précipitamment pour la France. Mais, en s'en allant, il lança d'une main
mandement en chef des troupes britanniques à Saint-Domingue. Les sûre la pomme de discorde qui allait déchaîner sur Saint-Domingue la
Anglais étaient maîtres de Jéré,mie, de Port-au-Prince, de l'Areahaie, de plus terrible des guerres civiles : il écrivit à Rigaud pour le délier de
Saint-Marc et du Môle Saint-Nicolas; et, malgré les pertes essuyées au toute obéissance à l'égard du général en chef.
cours des combats et par la maladie, ils disposaient encore de forces Un prétexte habilement utilisé permit à Toussaint d'entrer immédia-
suffisantes pour défendre ces places avec quelque succès. Mais le nouveau tement en campagne contre le Sud en juin 1799. Les hostilités furent
, commandant en chef, qui guerroyait à Saint-Domingue depuis un an,
était un militaire doublé d'un diplomate. Il avait bien compris que le 73

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atrocement menées. Malgré des prodiges de valeur, les lieutenants de vagabond surpris dans les champs était traité comme un malfaiteur. Dans
Rigaud furent partout vaincus, et les représailles qui suivirent la victoire l'armée régnait une discipline de fer. Les gradés commandaient, le pistolet
de Toussaint parurent excessives même au vainqueur. « J'avais ordonné au poing, prêts à casser la figure à qui ferait mine de désobéir à un ordre
de tailler l'arbre mais non de le déraciner », dit-il. Rigaud se retira en de l'autorité supérieure. Toussaint voulait que son armée fut organisée
France avec quelques-uns de ses officiers, entre autres Alexandre Pétion, de telle sorte qu'elle pût rivaliser avec n'importe quelle armée euro-
le vaillant défenseur de Jacmel. « A certains égards — écrit le P. Cabon péenne : c'est pourquoi il lui donna des instructeurs choisis parmi les
— cette guerre civile fut un désastre pour la colonie. Elle opposa plus meilleurs officiers des troupes blanches qu'il avait sous son commande-
vivement que jamais le Sud au Nord et laissa subsister, entre ces dépar- ment. Grand admirateur du savoir, il créa des écoles qu'il allait visiter,
tements, un ferment de discorde qui provoqua de vives réactions* souvent lui-même, suivant l'exemple que lui avait donné Sonthonax au cours de
fâcheuses, pendant nombre d'années. Pour le moment, elles tes rapprocha la deuxième mission de celui-ci à Saint-Domingue. Il envoya plusieurs
pourtant sous une même autorité et par là, peut-être, rendit possible la jeûnes gens faire leurs études en France — entre autres son fils Isaac et
guerre de l'indépendance qui devait éclater deux ans plus tard. Elle mit son fils adoptif Placide qui furent placés au Collège de Liancourt.
aussi en vue, aux yeux des populations du Sud, l'homme nouveau qui Le général français Ramel a tracé du. général noir un portrait dont
allait assumer la tâche de soutenir les hostilités contre la France, le nous empruntons ces quelques traits :
général Dessalines, qui se révéla chef d'armée avec le prestige de la « Toussaint est âgé de 55 ans. Sa taille est ordinaire, son physique
victoire, capable d'une grande magnanimité; que la question de couleur rebutant. Il est laid... Il monte bien à cheval et lestement. La nature l'a
ne semble pas avoir hanté comme elle hanta Toussaint à cette époque; doué d'un grand discernement. Il n'est pas très communicatif. Brave,
prêt à accepter tous les concours, pourvu qu'ils lui vinssent de soldats intrépide et prompt à se décider quand il faut. Tous les ordres qu'il
énergiques; enfin entouré d'un faste qui lui concilia les esprits : il sut donne, il les écrit de sa main. Il n'est permis à aucun aide-de-camp ou
surtout se garder des représailles inutiles. » secrétaire de décacheter ou lire les lettres et mémoires qu'on lui adresse :
lui seul les ouvre et les lit avec beaucoup d'attention. Il ne fait pas
attendre sa réponse, et ne revient jamais sur ses ordres ou ses décisions.
Bien que l'Espagne eût, par le traité de Bâle de 179*5, cédé à la France De tout temps très attaché à la doctrine de la .religion chrétienne, il
la Partie de l'Est, le gouvernement français en avait ajourné la prise de hait ceux qui négligent de la professer 1 . Frugal, sobre jusqu'à l'excès:
possession officielle. Elle y avait envoyé un commissaire civil, mais du manioc, quelques salaisons et de l'eau, voilà sa nourriture et sa
c'étaient les autorités espagnoles qui y occupaient encore toutes les boisson. Il croit fermement qu'il est l'homme annoncé par l'abbé Raynal,
fonctions civiles et militaires. Malgré le refus formel du commissaire qui doit surgir un jour pour briser les fers des noirs... Un homme de
Roume — qui exerçait alors à Saint-Domingue un pouvoir quasi nominal couleur, le général Dumas, avait pu obtenir en Europe le commandement
— de s'associer à son initiative, Toussaint décida de réunir toute l'île en chef d'une armée! française. Toussaint trouva donc tout naturel et
sous son commandement. Le 27 janvier 1801, à la tête d'une armée de tout juste de commander au moins à ses compatriotes... Voilà le!but
vingt-cinq mille hommes, il entrait à Santo-Domingo. auquel tendaient tous ses vœux et tous ses travaux. Bientôt il sentit
S'étant débarrassé de tous ceux qui pouvaient gêner son ascension, qu'il fallait reconstruire ce qu'il avait détruit: il s'en occupe avec beau-
d'Hédouville, d'abord, de Rigaud, ensuite, et de Roume en dernier lieu, coup de ténacité, et tous les hommes lui sont bons, quelles que soient leur
Toussaint resta le maître absolu de Saint-Domingue, Blancs et noirs,
éblouis par sa puissance, s'inclinaient devant sa volonté souveraine.
i Dans sa proclamation du 4 frimaire an X, Toussaint écrit : « Dans une de mes
Quel usage fit-il de cet immense pouvoir ? proclamations à l'époque de la guerre du Sud, j ' a v a i s tracé les devoirs des pères et
Il se montra d'abord habile administrateur par le choix des personnes mères envers leurs enfants, l'obligation où ils étaient de les élever dans l'amour et
à qui il confiait les fonctions publiques. Il n'y appelait que des gens la crainte de Dieu, ayant toujours regardé la religion comme la base de toutes les
vertus et le fondement du bonheur des sociétés. Et cependant avec quelle négligence
capables, sans distinction de couleur — les blancs compétents ayant les pères et les mères élèvent-ils leurs enfants, surtout dans les villes ? Ils les laissent
plutôt sa faveur. Deux officiers blancs jouissaient particulièrement de dans l'oisiveté et dans l'ignorance de leurs premiers devoirs : ils semblent leur inspirer
sa confiance, le colonel Vincent et le général Agé, son chef d'état-major le mépris pour la culture, le premier, le plus honorable et le plus utile de tous les
états. A peine sont-ils nés, on voit ces mêmes entants avec des bijoux et des pendants
général. Les commandants militaires des provinces remplissaient, le rôle d'oreilles, couverts de haillons, salement tenus, blesser par leur nudité les yeux de la
d'inspecteurs de culture. Ils devaient veiller à ce que l'agriculture fût décence. Ils arrivent ainsi à l'âge de douze ans, sans principes de morale, sans métier,
florissante dans leurs circonscriptions respectives et qu'il ne s'y ren- avec le goût du luxe et de la paresse pour toute éducation. Et comme les mauvaises
impressions sont difficiles à corriger, à coup sûr voilà de mauvais citoyens, des vaga-
contrât point d'individus oisifs ou de vagabonds. Ces chefs étaient tenus bonds et des voleurs ; et, si ce sont des filles, voilà des prostituées ; toujours prêts,
de donner eux-mêmes l'exemple du travail et des bonnes mœurs. Le les uns et les autres, à suivre les inspirations du premier conspirateur qui leur prêchera

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couleur et leur opinion. Malheur à qui oserait le tromper; il abhorre les Ayant chassé Roume et réuni toute l'île sous sa domination, Toussaint
menteurs. On lui en impose difficilement. Il est méfiant à l'excès et par- crut l'heure venue d'affirmer ses intentions politiques par un acte décisif.
donne rarement à ceux de sa couleur, dont il connaît le génie inquiet... Il forma, sous le nom d'Assemblée centrale, une commission de dix
Chaque année, il envoie à son ancien maître, réfugié aux Etats-Unis, le membres chargée de rédiger une constitution pour Saint-Domingue.
produit de son habitation, et beaucoup au-delà. » ' C e t t e charte fut promulguée par lui le 8 juillet 1801. Elle disait sans
doute dans son article l*r que « Saint-Domingue, dans toute son étendue,
et Samana. la Tortue, la Gonave., les Cayemittes, l'Ile-à-Vaches, la Soane
et autres îles adjacentes forment le territoire d'une seule colonie, qui fait
Tous les actes de Toussaint Louverture — on lui avait donné ce nom partie de l'Empire français », mais les règles particulières qu'elle édictait
de Louverture parce que, disait-on, il faisait « ouverture » partout — concernant le gouvernement, la législation et l'administration de la
prouvent qu'il avait eu de bonne heure l'intention bien arrêtée de rendre colonie donnaient à Saint-Domingue une autonomie qui confinait à l'indé-
la colonie de Saint-Domingue indépendante de la métropole. De sa propre pendance. Par sa constitution, Toussaint s'attribuait le titre de gouver-
autorité, il avait conclu avec les Anglais et les Américains du Nord des neur général à vie avec le droit de choisir lui-même son successeur.
accords politiques ou commerciaux qui assuraient à la marine mar- La constitution de 1801 portait profondément l'empreinte des préoc-
chande de l'Angleterre et à celle des Etats-Unis des avantages exclusi- cupations religieuses et morales de Toussaint. Il croyait très fermement
vement réservés au commerce de la France. Il avait pourvu ses arsenaux que la religion et la famille sont les assises essentielles de toute société
et magasins d'armes, de munitions et de provisions sorties des usines humaine. Aussi, il honorait et comblait de faveurs les prêtres catholiques,
anglaises et américaines. D'après ses vues, le gouvernement de l'île devait qui., pour lui montrer leur gratitude, l'appelaient <- Papa Toussaint ».
être exercé par les habitants de Saint-Domingue eux-mêmes — la France Mais redoutant leur influence — excepté lorsqu'elle s'exerçait à son
n'ayant qu'un droit de regard sur les affaires de la colonie. Bien entendu, profit — il ne voulait pas que l'Eglise formât un corps dans l'Etat. La
la majorité de la population, composée de noirs, avait le droit de pré- Constitution, après avoir déclaré que « la religion catholique, apostolique
tendre à jouer dans ce gouvernement le rôle principal, et il lui paraissait et romaine est la seule publiquement professée », fit la prudente réserve
tout naturel que le Premier des Noirs en fût le chef. que « le gouverneur assigne à chaque ministre de la religion l'étendue
Dans une lettre du 19 avril 1800 au Secrétaire d'Etat Pickering, le de son administration spirituelle » et que « ses ministres ne peuvent
consul américain Edward Stevens écrivait au sujet d'une adresse pré- jamais, sous aucun prétexte, former un corps dans la colonie». Ces
sentée au général en chef pour lui demander d'expulser l'agent Roume dispositions étaient d'autant plus remarquables qu'elles condamnaient
et de prendre sa place : « Toussaint acceptera l'invitation unanime de la l'exercice des cultes africains connus sous le nom de Yodou et allaient
colonie, et, dès ce moment, cette dernière pourra être considérée comme à rencontre de l'opinion publique en France au sujet de la religion
séparée pour toujours de la France. Peut-être, la politique pourra le catholique. N'avait-on pas célébré, le 10 novembre 1793, la fête de la
porter à ne pas faire de déclaration d'indépendance, s'il n'y est pas Raison en installant sur l'autel de Notre-Dame de Paris, « aux lieu et
contraint. Mais cet apparent et temporaire attachement à la métropole place de la ci-devant Vierge-Marie », la déesse du jour représentée par
ne servira qu'à consommer plus efficacement l'indépendance de la une danseuse de l'Opéra ?
colonie. » On a mis en doute la sincérité de la foi catholique de Toussaint sans
qu'on ait pu citer un seul fait qui permette de justifier un tel doute.
Par contre, sa haine du Vodou était totale. II savait, par expérience per-
le désordre, l'assassinat et le pillage. C'est sur des pères et des mères aussi vils, sur
des élèves aussi dangereux que les magistrats du peuple doivent avoir sans cesse les
sonnelle, que les cérémonies du culte vodouique n'était que prétexte à
yeux ouverts. Les mêmes reproches s'adressent également aux cultivateurs et aux des réunions politiques où, dans le secret des « houmforts » et dans
cultivatrices sur les habitations. Depuis la révolution, des hommes pervers leur ont l'exaltation des danses rituelles, se préparaient les complots contre l'au-
dit que la liberté est le droit de rester oisif et de ne suivre que leurs caprices. Une
pareille doctrine devait être accueillie par tous les mauvais sujets, les voleurs et les torité ou les attaques contre la propriété; or, il était lui-même «l'autorité»
assassins. Il est temps de frapper sur les hommes endurcis qui persistent dans de et iî s'était fait îe défenseur de la propriété — que l'article 13 de la
pareilles idées. A peine un enfant peut-il marcher, il doit être employé sur les habi- Constitution déclarait « sacrée et inviolable ».
tations à quelque travail utile, suivant ses forces, au lieu d'être employé dans les
villes où, sous prétexte d'une éducation qu'il ne reçoit pas, il vient apprendre des Le titre IV, comprenant les articles 9, 10 et 11, dit : « Le mariage, par
vices, grossir la tourbe des vagabonds et des femmes de mauvaise vie, troubler par son institution civile et religieuse, tendant à la pureté des mœurs, les
son existence le repos des bons citoyens et la terminer par le dernier supplice. Il faut
que les commandants militaires, que les magistrats, soient inexorables à l'égard de
époux qui pratiqueront les vertus qu'exige leur état seront toujours
cette classe d'hommes ; il faut, malgré elle, la contraindre à être utile à la société distingués et spécialement protégés par le gouvernement. —- Le divorce
dont elle serait le fléau sans la vigilance la plus sévère ». V. P. Cabon, Histoire d'Haïti, n'aura pas lieu dans la colonie. — L'état et le droit des enfants nés par
tome IV, page 98.

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mariage seront fixés par des lois qui tendront à répandre et à entretenir 14 décembre 1801. La flotte était sous les ordres de l'amiral Villaret-
ies vertus sociales, à encourager et à cimenter les liens de famille. » Joyeuse; l'armée avait pour commandant en chef le capitaine-général
Charles-Victor-Emmanuel Leclerc, mari de la sœur de Bonaparte, la
Mais c'est dans le titre II de la Constitution que Toussaint Louverture belle et séduisante Pauline.
avait posé les fondements de Tordre social rju'iï entendait créer à Saint-
La flotte mouilla dans la rade du Cap le l? r février 1802. Le générai
Domingue — cet ordre devant principalement reposer sur la liberté et
Henry Christophe avait le commandement de la ville en l'absence de
l'égalité. L'article 3 disait: «. II ne peut exister d'esclaves sur ce territoire;
Toussaint Louverture en tournée dans la Partie de l'ENt. Sommé de livrer
i'a servitude y est à jamais abolie Tous Le* homme* y naissent, vivent la place, Christophe fit a Leclerc cette hère réponse . « Si vous mettez a
et meurent libres et Français. • L'article 4 déclarait : « Tout homme, exécution vos menaces d'attaque, je ferai la résistance qui sied à un
quelle que soit sa couleur, y est admissible à tous les emplois. » L'ar- officier général. Au cas où la fortune de la guerre vous serait favorable,
ticle 5 proclamait: « II n'y existe d'autre distinction que celle des vertus vous n'entrerez au Cap-Français que lorsque la ville sera réduite en
et des talents, et d'autre supériorité que celle que la loi donne dans cendres... Vous n'êtes point mon chef. Je ne vous connais pas, et ne
l'exercice d'une fonction publique. La loi est la même pour tous, soit pourrai par conséquent m'incliner devant vos pouvoirs que lorsqu'ils
qu'elle punisse, soit qu'elle protège. » auront été reconnus par le gouverneur général Toussaint. Quant à la
Ces principes allaient se heurter à l'hostilité du gouvernement qui •perte de votre estime, je puis vous assurer, général, que je ne désire pas
venait de se former en France. la gagner au prix que vous y mettez. » Et Christophe fit comme il l'avait
dit. Il incendia la ville, en mettant le feu d'abord à son propre palais.
L'armée française, en débarquant au Cap, n'y trouva que des décombres
fumants.
Pendant que Toussaint Louverture étendait et consolidait son autorité Leclerc essaya d'émouvoir la sensibilité de Toussaint Louverture. Et
à Saint-Domingue, la Convention nationale, après l'exécution deLouisXVI voici la scène de grandeur cornélienne qui se déroula à Ennery, au pied
le 21 janvier 1793 et le règne de la Terreur, organisé par Robespierre, du Puylboreau, le 9 février 1802. .On se rappelle que Toussaint avait
avait fait place au Directoire Exécutif, qui dura du 26 octobre 1795 envoyé en France pour y faire leurs études Isaac et Placide, le premier
jusqu'au coup d'état du 18 brumaire (9 novembre 1799) consacrant son fils légitime, le second son fils adoptif, né de sa femme Suzanne
Pavènement au pouvoir de Napoléon Bonaparte. Un nouveau gouverne- Simon et d'un blanc. Pour tenter de le fléchir dans sa suprême décision
ment s'était constitué sous le nom de Consulat. II comprenait trois de résister à l'armée du général Leclerc, Bonaparte lui avait délégué ces
membres, dont Bonaparte, avec le titre de Premier Consul. Une Consti- deux jeunes gens sous la conduite de leur précepteur l'abbé Coisnon.
tution, votée le 24 décembre 1799, tout en respectant en apparence la L'émouvante entrevue eut lieu à Ennery. Le gouverneur resta inflexible,
forme républicaine, faisait du jeune général corse le dictateur et le laissant à ses fils le choix de prendre parti pour lui ou pour la France.
maître de la France. Isaac, chair de sa chair, noir comme lui, se décida pour la France en
Napoléon Bonaparte détestait les principes égalitaires de la Révo- s'écriant: «Je ne peux combattre celle qui m'a fait un homme en me
lution française. Il ne s'expliquait pas que l'on eût laissé monter si haut conférant la dignité de la pensée, » Placide, le mulâtre, se jeta dans les
le nègre Toussaint, dont l'audace semblait égaler la sienne. II était de bras de Toussaint, en disant : « Je ne peux abandonner celui qui m'a fait
plus convaincu, grâce aux conseils des familiers de sa jeune femme un homme en me donnant la liberté. » Et le vieux nègre, qui s'était élevé
martiniquaise, Joséphine Tasçher de la Pagerie, que la tranquillité et la par la seule force de son intelligence et de sa volonté jusqu'au sommet
prospérité des colonies et particulièrement de Saint-Domingue dépen- de la grandeur humaine, les embrassa tous les deux et les loua d'avoir
daient du rétablissement de l'esclavage des noirs. Il vit donc, dans la suivi, l'un, l'impulsion de son esprit, l'autre, celle de son cœur. Mais ce
promulgation de la Constitution de 1801 par Toussaint, non seulement jour-là, Placide fut le préféré. Toussaint le prit par la main, le présenta
un acte attentatoire — même une insulte — à l'autorité du gouvernement à sa garde d'honneur massée sur la place d'armes, en disant à ses gre-
de*la métropole, mais aussi un coup direct porté à sa politique générale nadiers: «Voilà mon fils Placide. Je le nomme commandant. Il est prêt
à mourir pour votre cause. » ,_
concernant tes possessions françaises dans le monde.
Dès que le Premier Consul eut les mains libres en Europe, il prépara On peut dire que de ce moment commença la première phase de la
une formidable expédition chargée de renverser Toussaint Louverture et guerre de l'indépendance; car, en rejetant les offres du Premier Consul;
de ramener les anciens esclaves — ceux que l'on appelait les régénérés — en demandant à ses troupes de combattre pour le maintien de leur consti-
dans les ateliers des colons. Cette expédition, qui comprenait vingt-deux tution, « seul garant de leur liberté »; en leur commandant de repousser
mille hommes de troupes et soixante-dix-neuf navires, prit la mer le par la force toute tentative de rétablir l'esclavage, Toussaint Louverture

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Manquant de munitions, d'eau et de vivres et ne recevant pas les
se dressait en égal devant Napoléon Bonaparte et tranchait de son épée
renforts que Dessalines était allé chercher au dehoifs, les assiégés réso-
le nœud qui liait depuis cent soixante-deux ans Saint-Domingue à îa lurent d'évacuer la Crête-à-Pierrot. Dans la soirée du 24 mars, sur l'ordre
France. reçu de Dessalines, la petite troupe, réduite à sept dents hommes, sortit
du fort, baïonnette au canon, et fit une trouée sanglante à travers l'armée
assiégeante forte de douze mille hommes. Le général Pamphile de Lacroix,
Malgré l'énergie farouche dont firent preuve la plupart de ses lieu-
qui prit part au siège, écrit à ce propos : « La retraite qu'osa concevoir
tenants, les troupes expéditionnaires purent débarquer à Santo-Domingo,
et exécuter le commandant de la Crête-à-Pierrot £st un fait d'armes
à Port-au-Prince •» S,:ÙD.'-M>)r': R£so.,!: c«?pendan1 à combattre à outrâftC';
remarquable. Nous entourions son poste au nombre de plus de douze
Toussaint concentra ta plus grande partie de son armée dans t'Artibonite,
mille hommes. Il se sauva, ne perdit pas la moitié (Je sa garnison et ne
entre Gonaïves et la Petite-Rivière — ce qui fut une faute, d'après l'his-
nous laissa que ses morts et ses blessés. Cet homme était, un quarteron à
torien américain Henry Adams, car « au lieu de faire de ses armes un
qui la nature avait donné une âme de la plus forte trempe : c'était le
usage orgueilleux, comme avait dit Henry Christophe, il aurait dû
chef de brigade Lamartinière, le même qui s'était mis à la tête de la
procéder à une guerre de guérillas » où les noirs fanatisés auraient fait
résistance du Port-au-Prince contre la division Boudet et qui, en plein
merveille. conseil, avait cassé la tête au commandant de l'artillerie Lacombe. »
A trois lieues de Gonaïves, dans un passage étroit appelé la Ravine Bien que les résultats militaires obtenus fussent importants, Leclerc
à Couleuvres,' Toussaint avait réuni les meilleurs régiments de sa garde. estima qu'ils ne compensaient pas suffisamment les pertes considérables
C'est là que vint lui livrer bataille, le 23 février, une division française subies par son armée. Il crut sage d'adopter une autre méthode pour la
commandée par le général Roehambe.au. Malgré les prodiges de valeur pacification de la colonie en entrant en pourparlers avec Toussaint. Il
accomplis par le générai en chef et la farouche intrépidité de ses hommes, commença par sonder, en vue de la paix, Christophe et Dessalines. Le
les troupes noires furent écrasées. Presque dans le même temps, le général premier — après avoir consulté son chef ou sans l'avoir consulté, les
Maurepas, à la gorge des Trois-Rivières près de Port-de-Paix, avait historiens haïtiens ne sont pas d'accord sur ce point — accepta les pro-
d'abord soutenu avec succès le choc d'une division française puis s'était positions assez honorables qui lui furent faites. Le second ne se rendit
vu acculé, après une semaine de résistance acharnée, à mettre bas les que sur les instances formelles de Toussaint — qui avait compris que
armes devant des forces supérieures en nombre et mieux équipées. toute résistance était à ce moment devenue impossible.
L'épisode le plus fameux de cette campagne fut le siège de la Crête- Le général noir, s'inclinant devant le destin, présenta sa soumission
à-Pierrot. Ce fort, construit par les Anglais sur la rive droite de TArti- le 5 mai 1802. Il se rendit au Cap où il fut reçu avec de grands honneurs
bonitc et au sud-est de la Petite-Rivière, dominait l'entrée principale de militaires. A cette occasion, le général Ramel rapporte un propos de
la chaîne des Cahos où, prétendait-on, Toussaint avait caché un immense Toussaint qui mérite d'être consigné : « Lorsque Toussaint, écrit ce
dépôt d'armes et un trésor considérable. Leclerc voulut à tout prix s'en général français, fut forcé de se soumettre et qu'il eut obtenu que tout
emparer. Le 4 mars, les troupes françaises montèrent à l'assaut du fort, serait oublié, il vint au Cap : il osa y entrer précédé de trompettes, trente
qui n'était armé que de douze pièces de canon et que défendait une guides en avant et autant en arrière. Il fut hué, insulté même par les
garnison de mille deux cents hommes sous le commandement du général habitants. Il était accompagné du général Hardy, vers lequel il se tourna,
Dessalines et de trois autres officiers, connus pour leur exceptionnelle et il lui dit froidement : Voilà ce que sont les hommes partout. Je les ai
bravoure, Magny, Lamartinière et Morisset. Lamartinière avait avec lui vus\à mes genoux, ces hommes qui m'injurient; mais Us ne tarderont pas
sa femme Marie-Jeanne, une jolie mulâtresse, qui renouvela pour ses à me regretter ».
frères les exploits de l'héroïne française Jeanne Hachette au siège de
Beau vais en 1472.
L'attaque d% front dirigée contre le fort fut un complet échec, les Toussaint obtint de Leclerc l'autorisation de se retirer à Ennery, sur
deux généraux qui la dirigeaient tombèrent sur le terrain, grièvement l'une de ses habitations. Cette soumission cependant n'était que feinte.
blessés. En présence du capitaine-général qui était venu prendre per- Tout en paraissant s'occuper de la culture de ses champs, l'ancien gou-
sonnellement le commandement, un nouvel assaut tenté le 11 mars verneur suivait avec attention les événements. Les progrès de la fièvre
resta également infructueux. Voulant ménager ses troupes qui avaient jaune dans les rangs de l'armée française réveillaient ses espérances, et
subi de lourdes pertes, Leclerc décida d'assiéger étroitement te fort et il commençait à croire en la possibilité d'une nouvelle levée de boucliers.
de le soumettre à un bombardement intensif, dirigé — détail curieux ! — De son côté, Leclerc n'avait aucune confiance dans la sincérité du
par le commandant d'artillerie Alexandre Pétton, qui était revenu d'exii général noir, et il le faisait étroitement surveiller. Ayant intercepté une
dans l'armée expéditionnaire.
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l'a inscrit, avec Washington, Platon, Boudha et Charlemagne, parmi ceux
lettre de Toussaint à un certain Fontaine conçue en termes ambigus et qu'il présente comme dignes de remplacer les saints du calendrier gré-
soupçonnant l'ancien gouverneur de connivence avec les bandes rebelles gorien. Lamartine a écrit un drame poétique dont il est le héros 1 . Harriett
qui tenaient encore la campagne et particulièrement avec celle de Sylla Martineau a composé un roman avec le récit de sa vie. Whittier lui a
campée dans les hauteurs de Plaisance, le capitaine-général ordonna consacré un long poème. Wordsworth l'a honoré d un sonnet; et tout
l'arrestation de celui dont la présence à Saint-Domingue constituait à ses écolier américain sait plus ou moins par cœur le discours fameux qu'il
yeux un danger permanent. Le général Brunet, chargé de cette besogne, a inspiré à Wendell Philips... Chateaubriand, dans s^s Mémoires d'outre-
employa, pour se saisir de la personne de son adversaire, un procédé tombe, accuse Napoléon non seulement d'avoir fait mourir Toussaint
indigne d'un officier français. Par une lettre amicale il attira Toussaint mais encore de l'avoir imité de son vivant... Autant qu'il est possible de
dans un piège, s'empara de lui le 7 juin 1802, et l'embarqua avec sa comparer la vie d'un nègre né dans la servitude avec celle d'un blanc né
famille sur un vaisseau Le Héros — qui le transporta en France. En dans la liberté, on trouve sur certains points, dans la carrière des deux
mettant le pied sur le pont du navire, Toussaint Louverture prononça hommes, un parallélisme étonnant. Toussaint et Napoléon sont tous les
ces paroles prophétiques : « En me renversant, on n'a abattu à Saint- deux parvenus aux plus hauts sommets grâce à leur génie et à l'habileté
Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté des noirs : il repoussera avec laquelle ils ont su se servir des circonstance$. Tous les deux ils
par les racmes parce qu'elles sont nombreuses et profondes. » sont devenus fameux non seulement comme chefs militaires mais comme
Débarqué en France, l'ancien gouverneur demanda vainement à voir organisateurs politiques... Même dans certains incidents de leur existence
Bonaparte, qui ordonna de l'enfermer dans un cachot humide du fort de privée on peut trouver d'étranges rapprochements... Tous les deux, ils
Joux, dans les montagnes du Jura, Jamais prisonnier politique ne fut furent précipités du faîte des honneurs dès qu'ils eurent acquis la puis-
plus cruellement traité. Il mourut misérablement le 7 avril 1803, et son sance suprême. Tous les deux, ils furent finalement livrés aux mains
corps fut jeté dans la fosse commune 1 . Coïncidence étrange de l'histoire, de leurs plus cruels ennemis. Tous les deux, ils furent arrachés des bras
pendant que se débattait dans les affres de l'agonie le grand Précurseur de leur famille, et tous deux finirent leurs jours sur un rocher dénudé:
de l'indépendance haïtienne, un autre chef de la Révolution de Saint- le Nègre des tropiques succombant sous îa neige impitoyable des Alpes;
Domingue, son adversaire de 180O, André Rigaud, gémissait dans une le Blanc des climats froids se consumant sous les rayons brûlants du
cellule voisine du fort de Joux, victime comme lui de Bonaparte, « sous soleil de Sainte-Hélène. Peu de temps avant sa mort, Napoléon dit à son
secrétaire Las Cases : « J'ai à me reprocher mon entreprise contre Saint-
qui perçait déjà Napoléon ».
Domingue. J'aurais dû me contenter de gouverner la colonie par l'inter-
Un écrivain américain, Percy Waxman, dans son livre Black Napoléon, médiaire de Toussaint Louverture. »
a résumé d'une manière heureuse la carrière extraordinaire de Toussaint Par sa victoire temporaire sur Toussaint Louverture, Napoléon
Louverture. t , Bonaparte avait coupé le tronc de l'arbre de îa liberté à Saint-Domingue.
« Comment un Nègre, ayant vécu environ cinquante ans dans l'escla- Mais les racines de l'arbre étaient nombreuses et avaient profondément
vage,- résolut de libérer son peuple, s'éleva à la position suprême de pénétré dans le sol arrosé du sang des martyrs. Et l'arbre allait reveïdir
gouverneur général de Saint-Domingue, encourut la haine de Napoléon et fleurir de nouveau. Et bientôt, sur les hauteurs de Vertières, noirs et
Bonaparte et finit par mourir dans un donjon de la frontière franco- mulâtres unis iront cueillir le fruit de leur héroïsme : l'indépendance.
suisse, c'est là réellement l'un des récits les plus fantastiques de
l'histoire; débutant avec la découverte même'du Nouveau Monde par
Christophe Colomb... Tous les écrivains qui se sont occupés de Toussaint
Louverture emploient le mot « extraordinaire » en le dépeignant. Même
ceux qui ont le plus haï son nom ont dû reconnaître, ses qualité incontes-
tables de chef militaire et d'organisateur politique... 11 n'y a pas d'opinion
modérée à son sujet : il est dieu ou démon. Peu d'hommes dans l'histoire
ont été l'objet de louanges plus excessives ou d'accusations plus amères.
Norvins, dans son livre sur Napoléon, appelle Toussaint un « homme de
génie». Beauchamp parle de lui comme «l'un des hommes les plus
extraordinaires d'une époque où tant d'hommes extraordinaires ont paru
sur la scène du monde ». Auguste Comte, dans son Calendrier Positiviste, i Lamartine écrivit son poème dramatique «Toussaint Louverture», ayant trouvé
dans la vie extraordinaire du général noir un argument puissant en faveur de l'abo-
iV. Général Nemours : Histoire militaire de îa guerre d'indépendance de Saint- lition de l'esclavage. C'est lui qui a dit de Toussaint ; « Cet homme est une nation ».
Domingue, tome ïï, page 200.
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CHAPITRE VII

La lutte pour l'indépendance

Bans ses instructions secrètes à Leclerc, le Premier Consul avait


écrit : « Le moment venu, débarrassez-vous de Toussaint, Christophe,
Dessalines et des principaux brigands. Désarmez les masses noires et
expédiez sur le continent tous les noirs et mulâtres qui ont joué un rôle
durant les troubles civils. »
De son côté, le ministre de la marine disait au capitaine-général dans
une lettre du 14 juin 1802: «Concernant le retour des noirs à l'ancien
régime, la lutte sanglante que nous venons de livrer —7 et dont nous
sommes sortis glorieusement, victorieux •— nous commande d'user de la
plus grande circonspection. Peut-être, nous serons embarrassés de nou-
veau si nous renversons précipitamment cette idole de la liberté qui a
fait verser tant de sang jusqu'à, présent... Pour quelque temps encore,
la vigilance, l'ordre, la discipline à la campagne et dans l'armée rempla-
ceront l'esclavage du peuple de couleur de votre colonie. Les bons maîtres
agiront de façon à les attacher à l'autorité. Et lorsqu'ils auront compris
la différence existant entre le joug tyrannique de leurs congénères et
les droits légitimes de leurs propriétaires intéressés à leur conservation,
il ne sera pas difficile de les retourner à leur condition première, dont
il a été si désastreux pour eux de sortir. »
La première partie de ce programme ayant été réalisée par la dépor-
tation de Toussaint, Leclerc se mit en mesure de poursuivre la politique
qui lui avait été ainsi prescrite. Il fit procéder dans les villes et les
campagnes au désarmement des indigènes. Sur tous les points du terri-
toire des exécutions en masse avaient lieu. C'était le régime de la terreur
comme aux jours les plus effroyables de la Révolution française. Sans se
soucier des conseils de discrétion du ministre de la marine, les blancs
parlaient ouvertement du rétablissement de l'esclavage.
Ces rigueurs et ces rumeurs eurent pour effet de créer parmi les noirs
un sentiment général d'inquiétude et d'insécurité. Les montagnards
furent les premiers à donner le signal de la révolte. Bientôt ils furent
rejoints dans leurs repaires par les indigènes des villes. Ces « brigands »

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— comme on les désignait alors •— avaient généralement pour chefs
d'anciens esclaves marrons, dont les plus redoutables étaient Sans-Souci, et j'en ai gémi. J'ai vu trois mulâtres frères subir le même sort. Le
Sylla, Macaya, Lamour-Dérance, Larose, Gange, Lafortune. Ils avaient 28 frimaire, ils se battaient dans nos rangs; deux y furent blessés.
adopté un genre de guérilla qui ne laissait aucun répit aux Français. Us Le 29, on les jeta à la mer, au grand étonnement de l'armée et des
les harassaient par des attaques soudaines, la nuit, quelquefois en plein habitants. Ils étaient riches, et avaient une belle maison qui fut occupée
midi au moment du repas, souvent par les temps d'orage. Vers la fin de deux jours après leur mort par le général Boudet%. »
juillet 1802, tout le Nord, sauf les places fortifiées, était au pouvoir des
insurgés. Dans l'Ouest, ils avaient en leur possession les montagnes de
l'Àrcahaie et les hauteurs boisées qui dominent Port-au-Prince. L'adjudant-général Alexandre Pétion, ancien lieutenant de Rigaud,
Les officiers noirs et mulâtres qui servaient encore dans l'armée était revenu à Saint-Domingue dans les rangs de l'armée expéditionnaire
française comprirent, à certaines indiscrétions, que leur vie était en et avait même commandé une batterie d'artillerie au siège de la Crête-
danger. Quelques-uns, sous prétexte de missions à remplir, furent em- à-Pierrot, Il était cantonné avec sa division au Haut-du-Cap quand il
barqués sur des- navires de guerre, et l'on n'entendit plus parler d'eux. reçut, dans les premiers jours d'octobre 1502, la visite inattendue de
Celui de ces généraux noirs, dont l'assassinat produisit la plus grande Dessalines, son adversaire de 1800, contre lequel il avait si héroïquement
émotion, fut Maurepas. Voici comment parle de lui le général Ramel: défendu la ville de Jacmel et de qui il s'était rapproché au cours d'une
« Maurepas est âgé de quarante ans. ïl est à Saint-Domingue et y a été brève entrevue à Plaisance trois mois auparavant.
assez bien élevé. Il parle avec beaucoup de grâce et de précision, Bien Dessalines venait d'avoir une conférence importante avec le capitaine-
fait de sa personne, gentil, même coquet, splendide en tout, d'une général. Inquiet devant les progrès de l'insurrection grandissante, Leclerc
bravoure éprouvée et possédant l'art militaire au dernier point. Il lit avait appelé au Cap le chef noir pour arrêter avec lui les mesures propres
beaucoup et a une bibliothèque choisie. II aime la nation française à rétablir l'ordre. Dessalines avait parlé avec une telle véhémence; il
autant qu'il déteste les Anglais. Il n'a jamais voulu séparer son sort de avait promis de sévir contre les rebelles avec tant d'impitoyable sévérité
celui de Toussaint. Lorsqu'il se soumit, on lui conserva le commandement que, satisfait et confiant, Leclerc lui avait fourni en quantité armes et
du Port-de-Paix : j'ai servi sous ses ordres. Il avait dans cette ville une munitions, en lui donnant en outre l'autorisation de lever le plus
maison qui aurait été belle à Paris. Rien n'avait été oublié pour l'embellir d'hommes possible pour l'exécution de son plan de répression brutale et
et la décorer. Elle devait avoir coûté des sommes immenses. J'ai constam- sanglante. C'est en retournant dans i'Artibonite, où il exerçait son
ment mangé à sa table. Dans les commencements,, je ne revenais pas commandement, que Dessalines s'était arrêté au Haut-du-Cap pour
de mon étonnement de lui voir cette aisance à faire les honneurs de s'entretenir avec Pétion.
chez lui. » Trois jours après cette conversation secrète entre le général noir et
le chef mulâtre, dans la nuit du 13 au 14 octobre 1802, Pétion, aidé du
Lorsque Toussaint eut été déporté et que des défections eurent com-
général Cierveaux, prit les armes contre les Français. Le 17 octobre, ce
mencé à se produire parmi les officiers de l'armée indigène, Maurepas
fut le tour de Dessalines à la Petite-Rivière de I'Artibonite. « A la nou-
donna l'assurance au général Ramel qu'il ne se séparerait pas une
velle—raconte Windsor Bellegarde—que l'adjudant-général Pétion avait
nouvelle fois de la France, et il offrit de remettre sa démission afin de se
pris les armes au Haut-du-Cap, le chef de brigade Andrieux, commandant
retirer en Europe. « Content de cette explication, continue le général
du bourg, avait reçu Tordre d'arrêter Dessalines afin de prévenir un
Ramel, j'écrivis au capitaine-général. Je ne reçus d'autre réponse que
mouvement semblable, dont il avait remarqué les symptômes inquiétants.
celle d'ordonner à Maurepas de se rendre au Cap pour y recevoir une
Mis au courant de la combinaison, le curé de la paroisse, l'abbé Videâu,
destination ultérieure. Je lui communiquai cet ordre. Il ne balança pas invita gracieusement le général noir à dîner. Celui-ci ne crut pas devoir
à s'embarquer avec toute sa famille, et partit pour le Cap. J'appris décliner l'invitation, malgré l'avertissement qui lui avait été donné qu'on
quarante-huit heures après qu'en entrant en rade, lui, sa femme, ses lui préparait un piège. Autour de la table somptueusement servie, les
enfants en bas âge avaient été jetés à la mer... Ce supplice ne produisit convives, parmi lesquels Andrieux, avaient pris place. Dessalines, très
qu'un mauvais effet : il décida l'entière défection des noirs, nous aliéna exubérant de nature, se montra, ce soir-là, plus loquace qu'à l'ordinaire.
les indifférents, et une guerre à mort entre les deux couleurs fut dès ce Flairant quelque tentative d'empoisonnement, il faisait semblant dé
moment déclarée. Quels hommes a-t-on noyés à Saint-Domingue ? Des manger et parlait sans arrêt. Ses regards fouillaient pour ainsi dire les
noirs faits prisonniers sur le champ de bataille ? Non. Des conspirateurs ? visages de son hôLe et des invités, Mme pàgeot, femme de couleur attachée
Encore moins ! On ne jugeait personne. Sur un simple soupçon, un
rapport, une parole équivoque, deux cents, quatre cents, huit cents,
jusqu'à quinze cents noirs étaient jetés à la mer. J'ai vu de ces exemples! iCité par Lamartine dans la préface de son poème dramatique « Toussaint-
Louverture ».
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en qualité d'intendante au service du curé, allait et venait, de la cuisine
à l'office, de l'office à la salle à manger, paraissant exclusivement préoc- avaient été eux-mêmes victimes de la part des blancs pour prodiguer des
cupée de la bonne présentation des plats. Cependant, entre elle et soins aux malades. Les femmes surtout firent preuve d'un dévouement
Dessaiines une sorte de courant télépathique semblait s'être établi — si admirable. Elles veillaient jour et nuit au chevet des soldats les plus
bien que, dans l'entrebâillement d'une porte, elle fit un geste expressif que gravement atteints, les hospitalisant parfois chez elles. Elles en sauvèrent
Dessalines interpréta comme signifiant qu'on s'apprêtait à le mettre un grand nombre grâce aux remèdes indigènes qui se révélèrent souvent
sous corde. Brusquement, le générai se lève, regarde la montagne. — efficaces. Cette conduite charitable leur valut les remerciements du
«Diable! s'écrie-t-il, en s'éîançant au dehors, j'aperçois là-haut une capitaine-général qui, dans un acte officiel, rendit hommage à leur géné-
fusée. Les brigands sont sur nous. Je vais les recevoir. » Aussi rapide que rosité et à leur bonté. Mais Leclerc lui-même ne fut pas épargné : il
l'éclair, il se dirige vers la place d'armes et tire deux coups de pistolet. succomba dans la nuit du 1^ au 2 novembre 1802, ayant désigné pour
A ce signal, une nuée de cultivateurs armés, qu'il avait postés aux alen- lui succéder le général Rochambeau.
tours, envahissent le. bourg. Andrieux et le. curé Videau se dépêchent de
fuir à toute bride pour échapper au juste châtiment dont ils allaient payer
leur perfidie.* » Donatien Rochambeau, fils de Jean-Baptiste Donatien de Vimeur,
L'intervention de Pétion eut pour conséquence heureuse de développer comte de Rochambeau, le héros de l'indépendance américaine, avait
et d'accélérer le mouvement insurrectionnel. Pour avoir le premier quarante-sept, ans quand il prit la succession de Leclerc. II avait déjà
reconnu l'autorité de Dessalines comme général en chef de l'armée de commandé à Saint-Domingue, la première fois à la fin de 1792, une
l'Indépendance, il attira à celui-ci tous les officiers mulâtres, ses anciens seconde fois en 1796. II était d'une grande bravoure sur les champs de
compagnons d'armes de la guerre civile du Sud. Très populaire, d'autre bataille mais d'une cruauté froide et cynique, qui n'épargnait même pas
part, auprès des chefs de bandes, dont quelques-uns détestaient Dessa- ses compagnons européens. Pour se débarrasser des noirs, il recourait à
lines, il put les rallier à la cause commune de la liberté. C'est ce que des supplices affreux : il ordonnait tantôt de les empiler dans la cal'e
constate l'historien Pauléus-Sannon dans les termes suivants: «Dans hermétiquement fermée d'un navire où il faisait brûler du soufre, tantôt
le rapprochement (entre ces deux chefs), l'importance de Pétion était de les jeter tout vivants à des chiens féroces qu'il avait fait venir exprès
encore plus politique que militaire. Il n'était qu'adjudant-général, tandis de Cuba. C'étaient souvent des noyades en masse qui rappelaient celles
que Dessalines était divisionnaire. Mais comme mulâtre, comme homme de Jean-Baptiste Carrier à Nantes. Son esprit diabolique lui inspirait
de l'Ouest et comme ancien rigaudiste, il se trouvait plus qualifié qu'aucun chaque jour des modes de torture de plus en plus raffinés — ce qui lui
autre contemporain pour persuader les hommes de couleur de l'Ouest et a valu dans notre histoire le titre de Néron de Saint-Domingue. De ce
du Sud de se rallier à Dessalines, qui allait entraîner les masses du Nord, néronisme, Ardouin rapporte un exemple horrible. En mars 1803, le
du Nord-Ouest et de l'Artibonite sur lesquelles son influence était mieux général Rochambeau, pour donner à ses maîtresses un spectacle d'un
assise. Pétion avait de l'éducation et des lettres. De mœurs simples, genre nouveau, invita les principales familles noires et de couleur de
patient, d'humeur toujours égale, la physionomie sympathique, il était Port-au-Prince à un grand bal, auquel elles se seraient bien gardées de ne
aimé et estimé de tous ses compagnons d'armes. Généreux, humain, pas se rendre. On dansa jusqu'à minuit. Après quoi, les invités furent
étranger aux tourments de l'ambition, républicain sincère, militaire de priés de passer dans une autre salle très faiblement éclairée et tendue
talent autant que politique avisé, il était de ces honlmes éminemment de draperies de deuil portant des têtes de mort représentées en toile
utiles dans la politique et la guerre, parce qu'ils joignent au courage le blanche. Des cercueils étaient placés aux angles. Des voix lugubres, venues
bon sens, la modération et le désintéressement alors même qu'ils sont on ne savait d'où, entonnèrent les cantiques sacrés des rites funéraires.
engagés dans des liens de parti 2 . » Et, au milieu des rires bruyants des dames blanches présentes, Rocham-
Outre les combats, les embuscades, les surprises nocturnes où s'émiet- beau dit aux pauvres femmes indigènes épouvantées : « — Vous venez
tait l'armée française, la fièvre jaune y faisait des ravages épouvantables. d'assister aux funérailles de vos époux et de vos pères ! »
Dans l'espace de quatre mois, le terrible fléau avait fauché près de dix- « Au commencement de mai 1803 — écrit Pauléus-Sannon — l'au-
huit mille hommes, dont cinquante généraux. Miracle de la charité ! Les torité de Dessalines comme général en chef n'était pas toujours reconnue
noirs, durant cette terrible épidémie, oublièrent les atrocités dont ils dans la province de l'Ouest, dont la plus grande partie continuait d'obéir
'à son adversaire Lamour Dérance, Il était d'autant plus nécessaire qu'elle
le fût que Dessaiines allait se rendre dams* le Sud pour procéder à l'orga-
iW, Bellegarde : Manuel d'instruction civique et morale, Port-au-Prince, 1905. nisation définitive des forces indigènes et se rendre compte par lui-même
2 H, Pauléus-Sannon : La guerre de l'indépendance. de la marche des opérations. Il s'avisa d'appeler à une conférence les
principaux officiers de l'Ouest, déjà pressentis et préparés par Pétion.

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s'était rendu à Santiago de Cuba où il résida jusqu'à l'arrivée à Saint-
Domingue de l'armée expéditionnaire, dans laquelle il servit comme
Cangé, Lamarre, les frères Bordes, Marion, Saglaou et quelques autres» simple engagé. Après la soumission de Toussaint, il alla dans le Sud
répondant à rappel, débarquèrent à l'Arcahaie, où devaient avoir lieu les pour embrasser ses parents. Ayant appris, à son arrivée à l'Anse-à-Veau,
délibérations. Celles-ci s'ouvrirent sous la présidence du général en chef, que les colons voulaient le faire arrêter, il se transporta aii. Cap. Les
dont l'autorité fut ainsi solennellement consacrée. persécutions auxquelles noirs et mulâtres étaient soumis lui ouvrirent
» Jusqu'à ce moment-là, les régiments indigènes portaient encore les les yeux, et il se rallia à Pétion dès que celui-ci eut pris les armes, et
couleurs de la République française. Et, lorsqu'en décembre 1802, la ainsi il fut amené à se rapprocher de Dessalines.
treizième demi-brigade eut perdu un de ses drapeaux au combat de Dessalines confirma Geffrard dans son grade de colonel et lui confia
Robert, près de la Croix-des-Bouquets, le bruit s'était répandu chez la mission difficile de faire accepter par les Indépendants du Sud l'autorité
l'ennemi que les noirs et les mulâtres armés ne visaient pas à l'indépen- du général en chef — condition nécessaire pour la victoire par la coordi-
dance puisqu'ils conservaient le drapeau français. Pétion en avait aussitôt nation de toutes les forces de la révolution. Aidé particulièrement de
avisé Dessalines et attiré son attention sur cette situation équivoque. Laurent Férou, Geffrard déploya une si vigoureuse énergie que les garni-
La question fut en conséquence portée à l'ordre du jour de la conférence sons françaises de Jérémie et des Cayes furent contraintes de se rendre
militaire et discutée à la séance du 18 mai. Le général en chef proposa (octobre 1803).
d'enlever du drapeau français la tranche blanche et d'inscrire sur les Dès la fin de septembre, le siège avait été mis devant Port-au-Prince.
deux autres, en lieu et place des lettres R. F., la légende : « Liberté ou la Dix mille hommes bloquaient étroitement la ville, empêchant son ravi-
Mort ». Ainsi fut-il décidé. taillement en eau et en vivres. La place capitula, et le 10 octobre,
» Dessalines entendait par là, non seulement écarter l'oppresseur Dessalines, vêtu d'un habit rouge et d'un pantalon de même couleur,
blanc, mais symboliser par le bleu et le rouge l'union indéfectible du ayant à sa droite le général Pétion et à sa gauche le général Gabart, entra
noir et du mulâtre. C'était dans la logique de la situation — les Français à Port-au-Prince à la ïtête de l'armée assiégeante. La ville ne fut pas
ayant les premiers donné à la guerre qui se poursuivait le caractère • incendiée et livrée au pillage, parce que le général Pétion et l'adjudant-
générai Bonnet s'étaient opposés à toute action de ce genre.

El
d'une guerre de race. Ne suffisait-il pas à leurs yeux d'être noir ou jaune
pour être pendu ou noyé ? Rochambeau ne préconisait-il pas officielle- Après la prise de Port-au-Prince, le général en chef, avec les troupes
ment la destruction en masse des généraux, des officiers et des soldats réunies de l'Ouest et du Sud, se mit en marche le 21 octobre pour le Nord.
des deux couleurs ? Aucun lien politique ne pouvait désormais subsister Il établit son quartier général au Morne-Rouge, sur la fameuse habitation
entre les blancs et leurs victimes. Aux souvenirs encore vivants de Lenormand de Mézy, à'quelques lieues du Cap. Dessalines était décidé à
l'ancien esclavage, que la France voulait rétablir, s'ajoutait l'horreur pousser son armée de vingt-sept mille hommes à l'assaut de cette ville, I
des atrocités du moment; et i l n ' y avait évidemment de garantie réelle qu'il savait cependant jformidablement fortifiée. Rochambeau sortit du ;
pour ceux qui combattaient en vue de conserver la liberté et l'égalité Cap pour barrer la route aux envahisseurs, espérant pouvoir résister avec
que dans une sécession d'avec la mère-patrie, c'est-à-dire dans l'indépen- avantage sur ia ligne des fortifications extérieures qu'il avait fait
dance nationale. Le drapeau bicolore, flottant sur l'Arcahaie par cette construire.
claire matinée de mai, indiquait tout à la fois cette énergique volonté C'est pour la capture des forts établis sur l'habitation Vertières et
d'indépendance et cette union entre noirs et mulâtres grâce à laquelle sur la butte de Charrier que se déroula, le 18 novembre 1803, ia bataille
l'indépendance était déjà à moitié conquise. » la plus fameuse de l'histoire d'Haïti et qui décida de la fin de la guerre.
Dessalines délégua dans le Sud, avec instructions d'y conduire la Cette-bataille porte le nom de Vertières, et le général qui s'y distingua
guerre, le mulâtre Nicolas Geffrafd. Geffrard était né en 1761 sur l'habi- le plus parmi tant de valeureux officiers fut Capoix-Ia-Mort qui, par son
tation Périgny, dans les hauteurs de Camp-Périn. Son père était un mépris du danger et sa magnifique vaillance, justifia encore une fois son
homme de couleur, dont il prit les nom et prénom, et sa mère une glorieux surnom.
négresse du Sénégal nommée Julie Coudro. Par les soins de sa famille, Le plus fort de l'action s'était déroulé autour de la redoute de Ver-
il avait appris a lire et à écrire. Il s'exprimait, d'après Madiou, avec tières occupée par Rochambeau lui-même. Dessalines avait donné l'ordre
facilité et, quoique d'une humeur fougueuse, il était généralement doux à Capoix de s'emparer à tout prix de la position de Charrier. Pour
et aimable dans ses relations. Il s'était engagé de bonne heure dans les l'atteindre; il fallait traverser un ravin, sur lequel était jeté un pont
rangs républicains sous les ordres de Rigaud et avait combattu avec vermoulu. Trois fois le général noir est repoussé. Trois fois, il reconduit
honneur contre les royalistes de la Grand'Anse. Nommé par le général ses régiments à l'assaut. Les balles et les boulets pleuvent autour de lui.
français Desfourneaux chef de bataillon et commandant du Camp-Périn, Toujours intrépide, il avance. Au moment le plus terrible du combat, tin
il fut élevé par Rigaud au grade de colonel pendant la guerre civile. Il
avait pu, par un coup d'audace, échapper des mains de Dessalines et 91

90
houlet tue sous lui son cheval. On le croit mort. Mais vivement il se
relève, et, se dressant de toute sa hauteur, il crie : « En avant ! En
avant ! »
Un roulement de tambour se fait entendre à ce moment dans le fort : ce
sont les Français qui, émerveillés par tant de courage, ont cessé le feu
pour applaudir Capoix-la-Mort. -Quelques minutes après, un cavalier
portant un drapeau blanc se présente devant le pont et dit aux indigènes : CHAPITRE VIII
« Le capitaine-général Rochambeau envoie son admiration à l'officier
général qui vient de se couvrir de tant de gloire ! » Le hussard français
se retire, et le combat recommence avec une nouvelle furie. Proclamation de rindépendance
Cette action glorieuse n'avait été qu'un épisode de la grande bataille
de Vertières, qui coûta à l'armée des Indépendants plus de douze cents
morts et deux mille blessés. Mais les pertes du côté français avaient été
tellement élevées que Rochambeau, craignant que le Cap ne fût emporté
d'assaut et livré au pillage, s'empressa de demander un armistice. Le
19 novembre 1803, l'adjudant-commandant Duveyrier, chargé des pou- Le 1er janvier 1804, les Chefs de l'Armée de la Victoire, réunis sur
II voirs du général en chef Rochambeau pour traiter de la reddition de la
place, signa avec Dessalines un accord qui prévoyait la « remise de
la place d'armes de la ville des Gonaïves, proclamèrent solennellement
l'indépendance de l'ancienne colonie française dé Saint-Domingue en lui
la ville et des forts qui en dépendent » dans un délai de dix jours à redonnant le nom d'Haïti sous lequel l'île était désignée avant la décou-
partir du 20 novembre. verte. Ils signèrent l'acte de naissance du nouvel Etat — le deuxième en
Le 29 novembre 1803, l'armée des Indépendants entrait triomphale- Amérique — et firent le serment de « renoncer à jamais à la France et
ment dans l'ancienne capitale de la colonie française de Saint-Domingue. de mourir plutôt que de retomber sous sa domination ».
Le 4 décembre, les derniers régiments de France, commandés par le Les signataires de cet acte étaient : Dessalines, général en chef (noir),
général de Noailles, quittaient le Môle Saint-Nicolas juste trois cent onze Christophe (noir), Pétion (mulâtre), Clervaux (mulâtre), Geffrard
ans, moins deux jours, après que Christophe Colomb y avait débarqué. (mulâtre), Vernet (mulâtre), Gabart (mulâtre), généraux de division;
L'indépendance d'Haïti était faite. P. Romain (noir), Gérin (mulâtre), F. Capoix (noir), J.-L. François
(noir), Férou (mulâtre), Daut (noir), Cangé (mulâtre), L. Bazelais
(mulâtre), Magloire Ambfoise (noir), J.-J. Herne (mulâtre), Toussaint
Brave (noir), Yayou (noir), généraux de brigade; Bonnet (mulâtre),
F. Papalier (mulâtre), Morelly (mulâtre), Chevalier (mulâtre), Marion
(mulâtre), adjudants-généraux; Magny (noir), Roux (mulâtre), B. Loret
(mulâtre), Quéné (mulâtre), Macajoux (mulâtre), Dupuy (mulâtre),
Carbonne (mulâtre), Diaquoi aîné (noir), Raphaël Malet (mulâtre),
Derenoncourt (mulâtre), officiers de l'armée; Boisrond-Tonnerre,
secrétaire.
Lu à l'énorme foule qui entourait la petite estrade élevée au milieu
de la place et décorée pour la circonstance du nom d'autel de la patrie,
le serment héroïque « Vivre libres ou Mourir » fut accueilli par une
immense acclamation. Et quand Boisrond-Tonnerre fit entendre, comme
un poème de sang et de haine, la proclamation vengeresse écrite sur
l'ordre et d'après la pensée de Dessalines, ce fut une clameur enthousiaste
qui répondit à ses paroles enflammées.
Quel était ce peuple qui applaudissait ainsi au serment de ses chefs ?
Quels étaient eux-mêmes ces chefs qui assumaient, de leur propre volonté,
la lourde tâche de le- conduire ? Dans quelles conditions intérieures et
extérieures le nouvel Etat débutait-il'1 dans la vie indépendante ?
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93
Voilà les questions que l'historien doit se|poser avant d'entreprendre
le récit des événements qui forment, à partir du l« r janvier 1804, la
trame de l'histoire d'Haïti et aussi avant de porter un jugement sur les continuelle veillée des armes, qui l'empêchera d'entreprendre tout projet
hommes qui en furent les auteurs ou les victimes. d'organisation exigeant un long effort et de la continuité dans l'action.
Au point de. vue politique, le peuple haïtien, au moment de la Elle aura plus encore à lutter contre elle-même pour purifier son sang
proclamation de l'indépendance, constituait une masse hétérogène plutôt des tares du régime colonial. Despotisme militaire, aristoçratisme pré-
qu'une nation. En haut, quelques chefs, dont l'autorité reposait unique- tentieux, esprit de révolte, mépris de la liberté et de la vie humaine,
ment sur la force brutale: c'étaient des militaires qui n'avaient reçu, à préjugé de couleur, rivalités provinciales: voilà ce qu'elle a trouvé dans
quelques rares exceptions, aucune éducation gouvernementale ou admi- son berceau et dont elle va être la palpitante victime.
nistrative. En bas, c'était la multitude des anciens esclaves, arrivés pêle- De cet affreux héritage, un legs — le plus détestable de tous — allait,
mêle à la liberté par des moyens violents. Entre les uns et les autres pas pour longtemps, habiter les cœurs haïtiens : la haine. « Quand on apprit
de cohésion, pas de hiérarchie véritable. Seule la haine du régime colonial l'évacuation du Cap — écrit Thomas Madiou — ce fut dans les villes et
— qui se confondait avec la haine du colon blanc — avait solidarisé dans les campagnes d'Haïti une joie délirante, et l'enthousiasme monta à son
un même effort héroïque tous ces nègres venus de régions diverses et comble. L'Haïtien se crut invincible sur son territoire et le peuple, de
parfois hostiles de l'Afrique lointaine — cette hostilité latente se tra- toutes parts, jura par acclamations de vivre libre et indépendant. II voua
duisant dans ce dicton encore en usage dans le peuple, « Depuis lan à ses anciens tyrans une haine éternelle. Il croyait alors ne devoir trouver
Guinin, nègues rhaï nègues. Depuis la Guinée, les nègres haïssent les des tyrans que chez les blancs. II ne soupçonnait pas que des hommes,
nègres. » sortis de son sein, pourraient un jour le courber, abstraction faite de la
Au point de vue matériel, il n'était rien resté de la brillante prospérité servitude corporelle, sous un despotisme tantôt sanglant tantôt abru-
de Saint-Domingue. Pendant plusieurs années, l'incendie avait été le tissant, en flattant, pour l'endormir sur ses vrais intérêts, sa haine contre
drapeau rouge qu'esclaves marrons et soldats de l'indépendance avaient le blarc — haine qui était alors la plus forte passion dont il fût animé.
arboré sur les habitations coloniales comme le moyen le plus sûr Pendant longtemps il se crut libre parce que la main qui le tyrannisait,
d'obtenir une victoire rapide et décisive. Les colons n'avaient su créer au lieu d'être blanche, était noire ou jaune... Cependant, les lumières
aucune organisation économique qui pût servir de modèle aux nouveaux pénétreront rapidement en Haïti et le peuple, à travers le sang et les plus
libres : leur système reposait tout entier sur le travail servile et leur grands obstacles, marchera de progrès en progrès. »
commerce dépendait exclusivement de la métropole. Ils avaient eux- La haine n'a jamais rien créé. Seul l'amour est constructif. Ce n'est
mêmes, en réalisant le divorce de la propriété et du travail, perdu le pas la haine du blanc qui a conduit les Haïtiens, noirs et mulâtres, à la
sentiment de l'effort personnel que développe la concurrence. Les nègres victoire : c'est l'amour de la liberté qui les a unis dans un effort commun
émancipés tirèrent du régime colonial cet enseignement détestable : « Le pour l'abolition de l'esclavage. Et dans cet amour de la liberté ils ont
maître est celui qui ne travaille pas; être libre, c'est ne pas travailler. » puisé l'idée de l'indépendance parce qu'ils avaient reconnu que le main-
Au point de vue moral et intellectuel, la situation était pire. Les tien de leur liberté conquise ne pouvait être assuré que par l'existence
colons, s'abandonnant à l'amour des jouissances faciles et frivoles, avaient d'un Etat nègre autonome, qui avait, de ses propres mains et sans
vécu sans prévoyance, sans souci de l'épargne, sans réelles vertus de concours étranger, brisé les chaînes de la servitude. La présence d'un tel
famille, sans respect de la religion, sans un haut idéal de vie intellectuelle Etat dans la communauté des nations civilisées constituait par elle-même
et morale, sans la moindre preoccupation.de justice et d'humanité. Ils la plus éloquente revendication des droits de l'homme — de tous les
avaient donné à leurs esclaves le spectacle d'une société brillante à l'a hommes, sans distinction de couleur, de langue ou de religion. Et ainsi
surface mais édifiée sur la souffrance, où la virile « volonté d'être » était commençait pour Haïti, dès le 1«* janvier 1804, la tradition qu'elle a
sacrifiée au décevant plaisir de « paraître ». Ils n'avaient pas créé d'écoles toujours suivie: celle d'élever la voix dans toutes les assemblées interna-
à Saint-Domirigue, même pour leurs enfants. tionales pour proclamer et défendre les hauts principes de morale poli-
Donc, sans éducation politique, sans cadres sociaux, sans organisation tique et de justice sociale sur lesquels doit reposer toute société vraiment
économique, sans direction technique, sans idéal intellectuel ou religieux, démocratique.
la jeune nation allait tout de suite se heurter à l'inimitié de tous les Etats Ce n'est pas non plus la haine qui allait permettre au peuple haïtien
possesseurs d'esclaves en Amérique, puisque la proclamation de son de se débarrasser peu à peu des tares du régime colonial. La haine, au
indépendance était une déclaration de guerre à l'esclavage partout où il contraire, a entravé son évolution, car la haine, ayant toujours besoin
continuait d'exister. Vivant dans l'isolement et dans la crainte paralysante do se fixer sur quelque objet, a dirigé ses coups, quand le blanc a disparu,
d'un retour offensif de la France, -ce sera pour la nation haïtienne une contre l'Haïtien lui-même — contre l'Haïtien noir ou contre l'Haïtien mu-
lâtre, suivant les fluctuations d'une politique criminelle fondée sur la lutte
94 1 des classes ou la ségrégation raciale. Si, comme nous le verrons plus tard,

95
« les lumières ont pu pénétrer rapidement en Haïti », selon 1 observation
de Madiou, c'est que l'amour désintéressé du peuple a fait comprendre a
mielques-uns des fondateurs de la patrie haïtienne que seule 1 éducation
.élève l'homme à la dignité de son être» en éclairant son esprit en
purifiant sa conscience, en fortifiant son caractère. Par une compensation
providentielle, c'est la société coloniale qui a elle-même dépose dans le
berceau du peuple haïtien les deux puissants instruments d éducation et CHAPITRE IX
d'unité qui lui permettront d'atteindre son idéal de nation civilisée: la
culture française, source incomparable d'humanisme, et la religion chré-
tienne, dont le haut enseignement est contenu dans cette parole du Christ :
« Aimez-vous les uns les autres, car vous êtes frères. » Gouvernement de Dessalines

En même temps qu'ils proclamaient l'indépendance de l'ancienne


colonie de Saint-Domingue, les Chefs de l'Armée avaient désigné le
général en chef Jean-Jacques Dessalines comme gouverneur à vie de
l'Etat d'Haïti.
Dessalines était né en 1758 à la Grande-Rivière du Nord, sur l'habi-
tation Cormiers. Il avait eu pour maître-un nommé Duclos, dont il prit
le nom, et devint plus tard l'esclave d'un noir appelé Dessalines. C'est
probablement le souvenir des mauvais traitements auxquels il fut soumis
à cause de sa nature indocile qui le décida à se joindre aux marrons. Sa
haine contre les colons en général était implacable, et, pour la justifier,
il aimait à montrer les nombreuses cicatrices qu'avait laissées sur son
corps noir le fouet du commandeur. Intrépide sur les champs de bataille,
il y faisait preuve de qualités de prudence vraiment étonnantes chez un
être à ce point impulsif. Emporté par son tempérament farouche, il était
capable des pires excès de cruauté, mais son cœur n'était pas inaccessible
aux sentiments nobles et généreux. C'est ainsi qu'il était plein d'admi-
ration pour certains officiers rigaudins, qui lui avaient pourtant rudement
tenu tête.
Le général français Ramei a laissé de lui ce portrait. « Dessalines est
un noir du Congo. Il est âgé de quarante-cinq ans. Sa physionomie est
dure. Lorsqu'il entre en fureur le sang lui sort par les yeux et par la
bouche. C'est l'Omar de Toussaint, qu'il regarde comme un dieu; et dans
le culte qu'il rend à son idole il entre autant de politique que d'attache-
ment. De quelle bienveillance ne l'a pas comblé le général Lecîerc !...
Dessalines est la terreur des noirs. Une émeute avait-elle éclaté, c'était
lui que Toussaint envoyait, non pour apaiser mais pour châtier, A son
approche, tout tremblait. Il n'y avait aucune grâce à espérer. Dessalines
est brave, mais n'a aucune instruction. Il est général en chef. Je ne puis
croire qu'il puisse longtemps se conserver dans sa place avec si peu de
moyens. Pour gouverner, il faut plus que du courage et des moyens vio-
lents. Violentum nihil durabile. »
96.
97
^

propre maison, à quelques-uns des persécutés. Pétion, dans l'ouest, sauva


Le portrait que fait de Dcssalines l'historien haïtien Pauléus-Sannon la vie à un grand nombre d'hommes, de femmes et d'enfants. La femme
est plus complet et plus nuancé. « Ancien esclave, illettré, fruste et rude, de Dessalines, Claire-Heureuse, qui était d'une bonté exemplaire, ne
Dessalines a tout appris au contact de la réalité, à la grande école de la craignit pas de recueillir plusieurs blancs dans le palais même du gou-
vie. La guerre est son métier. Il y débute dans les bandes de Biassou et verneur —• comme elle l'avait fait une première fois, lors d'un massacre
devient, en 1794, guide de Toussaint. Formé sous ce grand chef, il est antérieur, pour arracher à la mort le naturaliste Descourtilz, auteur d'un
parvenu, de grade en grade, jusqu'au commandement en chef des armées livre sur la flore d'Haïti.
— comme celle qui fit le siège de Jacmel et la conquête du Sud pendant
ta guerre civile. Infatigable de corps, d'une énergie farouche, capable de
franchir en des randonnées épiques les montagnes les plus inaccessibles, Dessaîines pensa bientôt que son titre de gouverneur à vie n'était pas
de passer sans intervalles du nord au sud, du sud au nord, Dessalines a suffisamment reluisant et ne correspondait pas au pouvoir suprême qu'il
l'élan, la force et la vélocité du lion. Au physique, trapu et sanguin, tout exerçait. Le 18 mai 1804 — qui, par une curieuse coïncidence, marquait
eu lui respirent la fougue et la violence. Cruel parfois, mais plein d'admi- le premier anniversaire de la création du drapeau haïtien — Bonaparte
ration pour le courage, jovial, impétueux, connaissant et aimant le soldat, s'était proclamé empereur sous le nom de Napoléon I«r. Dès que "cette
brave jusqu'à la témérité, sa caractéristique semble être l'excès en tout. nouvelle fut connue en Haïti, les secrétaires de Dessalines, « Chanlatte,
Il a toute la fureur et aussi toute la ruse de sa race. Il est impitoyable Boisrond-Tonnerre, et les principaux officiers de son état-major — écrit
aux blancs parce que, chez cet ancien esclave, dont le corps porte encore Thomas Madiou — conçurent l'idée de faire une pétition par laquelle le
les morsures du fouet, la haine de l'esclavage se confond, ne fait qu'une peupte et l'armée demanderaient que la forme du gouvernement fût changée
avec celle des anciens maîtres. Moins politique, moins raffkié que Tous- et que le titre d'empereur fût donné au gouverneur général. Cette pétition
saint Louverture, il ne lui cède en rien sous le rapport des talents fut rédigée à Marchand, siège du Gouvernement, et Dessaîines l'expédia
militaires, de l'endurance, de l'énergie physique et de la bravoure. » à Pétion pour que celui-ci la fît signer par les autorités de l'Ouest et du
Dessalines avait montré, au cours de la guerre de l'indépendance, une Sud, avec recommandation de la lui retourner dans dix jours. Il procéda
énergie, une activité, un dévouement admirable. Il avait mérité, par ses de la même manière à l'égard du Nord et de l'Artibonite ». Les pétitions
services à la cause de la liberté, le redoutable honneur de conduire les revinrent à Marchand fin août 1804, couvertes des signatures désirées.
Haïtiens à la victoire. Allait-il pouvoir remplir la mission plus difficile Mais le gouverneur-général, impatient, n'attendit pas la date du 8 oc-
et plus délicate qui lui était confiée : celle d'organiser la vie politique et tobre fixée pour la cérémonie du couronnement. Le 2 septembre, il se
économique du jeune Etat ? La responsabilité était grande puisque l'au- fit proclamer par la 4« demi-brigade cantonnée à la capitale. II prit le
torité qui lui avait été conférée était absolue et sans limites — dictatoriale nom de Jacques I er . Il ne créa pas de noblesse parce que, disait-il, « lui
par conséquent. Ceux qui avaient signé l'acte d'investiture se nommaient seul était noble ». Une Constitution, signée le 20 mai 1805 par les chefs
Gabart, Paul Romain, P.-J. Herne, Capois, Christophe, Gefïrard, Gérin, de l'armée (Christophe, Clervaux, Vernet, Gabart, Pétion, Geffrard, Tous-
Vernet, Pétion, CiervauX, Jean-Louis François, Cangé, Férou, Yayou, saint-Brave, Raphaël, Lalondrie, Romain, Capois, Magny, Cangé, Daut,
Toussaint-Brave, Magloire Ambroise, Bazelais. 11$ avaient d i t : «Nous Magloire-Ambroise, Yayou, Jean-Louis François, Gérin, Férou, Bazelais,
jurons d'obéir aveuglément aux lois émanées de son autorité — la seule Martial Besse), vint consacrer cette situation en concentrant tous les
que nous reconnaîtrons. Nous lui donnons le droit de faire la paix, la pouvoirs dans les mains de l'Empereur.
guerre et de nommer son successeur. » La Constitution constatait que « le peuple habitant l'île ci-devant
Acte dangereux et hypocrite — que certains de ces chefs signèrent appelée Saint-Domingue avait convenu de se former en Etat libre., sou-
verain et indépendant de toute 3XI\ïï puissance de f'umver«, r-e.ui le noix.
avec des restrictions mentales et qu'ils n'allaient pas tarder à désavouer,
d'Empire d'HaVti ». Elle proclamait l'abolition absolue de l'esclavage et
plus ou moins ouvertement. déclarait que les Haïtiens sont frères chez eux et égaux devant la loi.
* ** Pour effacer toute trace de dissension entre citoyens d'un même pays,
Pour inaugurer son gouvernement en marquant, par une manifes- l'article 14 disait : « Toute acception de couleur parmi les enfants d'une
tation terrifiante, la rupture entre la France et Haïti, Dessalines ordonna seule et même famille, dont le chef de l'Etat est le père, devant néces-
le massacre générai des Français restés dans le pays après le départ de sairement cesser, les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la
Rochambeau. Il ne fut excepté de cette mesure que les prêtres, les dénomination générique de Noirs. » Aucun blanc, quelle que fût sa
médecins, les pharmaciens, les artisans de certains métiers. La plupart nationalité, ne devait être admis à mettre le pied sur le territoire haïtien
des officiers généraux n'exécutèrent pas à ia lettre les ordres sangui- à u u c ue mallie uu de piupriélaire eî mêjue à y acquérir aucune propriété
naires du gouverneur, Christophe, dans le nord, donna refuge, clans sa
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brutalité. « Les citoyens — écrit Thomas Madiou — furent partagés en
immobilière. Etaient cependant exceptées de cette prescription les femmes deux classes : laboureurs et soldats. Les premiers, jqui avaient donné
blanches naturalisées haïtiennes par le gouvernement, de même que les le signal de la guerre de l'indépendance, furent réunis sur les grandes
enfants nés ou à naître d'elles. La même faveur était accordée aux habitations : ils conservèrent leurs armes et furent organisés mili-
Polonais et Allemands naturalisés, survivants de la légion polonaise et tairement, toujours prêts à obéir au premier appel du| gouvernement. Les
des volontaires d'Allemagne qui avaient fait partie de l'armée de Leclerc. derniers, recrutés tant dans les campagnes que dans! les villes, faisaient
La couronne était élective et non héréditaire, l'Empereur ayant la un service des plus actifs. Les employés civils, tels que les officiers
faculté de désigner son successeur de la manière qu'il le jugerait conve- d'administration et de douane, faisaient partie de la [seconde classe : ils
nabie, soit avant soit après sa mort. Il avait le privilège de faire, de étaient attachés à des corps d'armée auxquels ils devaient se rallier dès
sceller et de promulguer les lois; de nommer et de révoquer, à sa volonté, que la patrie serait en danger. Le gouvernement alfferma les grandes
les ministres, le général en chef de l'armée, les conseillers d'Etat, les propriétés rurales aux militaires d'un grade supérieur iqui avaient déployé
généraux et autres agents de l'Empire, les membres des administrations le plus de courage dans les combats. Les plus belles maisons des villes
locales, les commissaires du gouvernement près les tribunaux, les juges leur furent aussi louées à vil prix. »
et autres fonctionnaires publics. Il avait la direction des recettes et
dépenses de l'Etat, la surveillance de la fabrication des monnaies, dont
il avait le droit exclusif d'ordonner l'émission et de fixer le poids et le
type. Au-dessous de l'Empereur fonctionnait un Conseil d'Etat composé Autour de l'Empereur, passionné pour les plaisirs, une foule de
des généraux de division et de brigade. Il était prévu deux ministères et fonctionnaires corrompus pillaient effrontément le trésor public, tandis
une secrétairerie d'Etat : le ministère de la guerre, qui englobait celui de que les soldats, soumis à la plus sévère discipline, ne recevaient souvent
la marine, le ministère des finances, qui comprenait celui de l'intérieur. ni solde ni fournitures. Partout se manifestait une rage de jouissance
Le secrétaire d'Etat était chargé de l'impression, de l'enregistrement et de qu'expliquait le sentiment d'insécurité qui régnait parmi le peuple.
l'envoi des lois, arrêtés, proclamations et instructions de l'Empereur. Il Personne ne croyait la victoire définitive, et tout le peuple vivait dans
travaillait directement avec celui-ci pour les relations extérieures; corres- l'attente angoissante d'un retour offensif des Français. On se hâtait
pondait avec les ministres; recevait de ces derniers les requêtes, pétitions donc de jouir du moment présent — l'Empereur tout le premier, « Ne
et autres demandes qu'il devait soumettre au Souverain — de même que s'occupant — dit Firmin — qu'à inspecter ses troupes et à jouir des
les questions qui étaient proposées à l'Empereur par les tribunaux. Il honneurs bruyants qu'il recevait dans les parades militaires, il laissa
renvoyait aux ministres les jugements et les pièces sur lesquels le chef fleurir autour de lui l'espèce d'anarchie propre au despotisme ignorant —
de l'Etat avait statué. La Constitution prévoyait qu'un juge de paix un despotisme dispersé, impersonnel, la pire de toutes les tyrannies.* »
serait nommé dans chaque commune, et que dans chaque division mili- Dessalines n'avait qu'un souci : empêcher les Français de reprendre
taire, il serait établi un tribunal civil, de même qu'une école publique, Haïti pour y rétablir l'esclavage. Tout son gouvernement s'organisa.—
ce qui faisait six tribunaux et six écoles pour tout l'Empire. Les clauses on peut dire — autour de cette préoccupation devenue une hantise
relatives à la religion étaient nettement différentes de celles de la véritable. Il établit sa capitale dans l'intérieur et voulut que Port-au-
Constitution de Toussaint Louverture: la loi n'admettait pas de religion Prince fût- abandonné pour l'habitation Dérance en pleine montagne.
dominante; la liberté des cultes était tolérée et l'Etat ne devait pourvoir- A ses commandants de province il ordonna d'élever des fortifications sur
à l'entretien d'aucun culte ni d'aucun ministre. Pourvoyant à la sûreté tous les points stratégiques du territoire, Pour'réaliser son rêve d'isole-
intérieure et extérieure de l'Etat, l'Empereur avait le droit de faire arrêter ment, l'Empereur pensa qu'il était d'impérieuse nécessité de réunir toute
et juger par un conseil spécial toute personne soupçonnée de tramer l'île sous son commandement. Un décret pris en 1805 par le général
quelque complot contre lui, contre Tordre public ou la Constitution. français Ferrand, qui commandait la ville de Santo-Domingo, vint fournir
Voulant calmer les; inquiétudes qu'avait provoquées dans les Etats escla- à Dessalines le prétexte désiré pour l'envahissement de la Partie de l'Est.
vagistes d'Amérique l'indépendance d'Haïti, l'Empereur faisait dire, dans Ce décret révoltant donnait le droit à tout Espagnol résidant près de la
l'article 36, qu'il ne « formerait jamais aucune entreprise dans la vue frontière de réduire en esclavage n'importe quel Haïtien qu'il parviendrait
de faire des conquêtes ni de troubler la paix et le régime intérieur des à capturer. Dessalines considéra ce décret comme une insuite à l'honneur
colonies étrangères ». La Constitution se terminait par cet avertissement national. Après avoir, à la tête d'une armée d'environ trente mille
solennel : « Au premier coup de canon d'alarme, les villes disparaissent, hommes, balayé tout obstacle dans sa marche victorieuse, l'Empereur
v/ et la-nation est debout. » (Art. 28 des dispositions générales.)
Dessaliries n'était point, comme Toussaint Louverture, un adminis- i A, Firmin : Le Président Roosevelt et Haïti, 1905.
trateur. Sous son gouvernement, ce fut le régime militaire dans toute sa
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mU le siège devant Santo-Domingo et se préparait à emporter la ville
j'assaut, quand la fausse nouvelle de l'apparition d'une flotte française réunions des sectateurs du Vodou étaient particulièrement suspectes,
sur les côtes d'Haïti le lit précipitamment rentrer dans son empire pour comme celles des loges maçonniques.
résister à toute attaque possible. En qualité d'inspecteur-général de culture dans; le département de
Les Anglais offrirent leur aide militaire à Dessalines. Il la refusa mais l'Ouest sous Toussaint Louverture, Dessalines avait poursuivi avec achar-
accepta d'entrer en relations commerciales avec l'Angleterre et avec les nement les sociétés secrètes dans lesquelles, comm|e dit Madiou, « on
Etats-Unis — tout spécialement en vue de se procurer des armes et des mettait en pratique les superstitions africaines ». « p n lui rapporta —
munitions pour son armée. Le commerce avec ces deux pays était floris- ajoute cet historien — que beaucoup de ces sorciers nommés Vaudoux
sant. De nombreux navires portant pavillon anglais ou américain fré- se réunissaient dans la plaine du Cul-de-Sac; qu'à iajtête de cette bande
quentaient les ports haïtiens, où étaient venus s'installer des négociants était une vieille femme noire; et qu'un grand nombre de cultivateurs
consignataires des deux nationalités. L'agriculture militarisée fournissait abandonnaient les champs pour se rendre au lieu où se faisaient les
les produits d'échange — coton, sucre et particulièrement le café que les sorcelleries. Dessalines vint avec un bataillon de la 80 demi-brigade dans
Anglais, maîtres de la mer, monopolisaient presque. « Les propriétaires la plaine du Cul-de-Sac, cerna le lieu où se trouvaient réunis les Vaudoux,
et les fermiers — dit J.-C. Dorsainvil — devaient payer à l'Etat le quart ordonna de faire, feu sur la case, les dispersa et en jprit cinquante qu'il
de subvention, impôt territorial qui consistait en autant de fois deux tua à coups de baïonnettes. » On savait que l'Empereur n'hésiterait pas
cent cinquante livres de café qu'il y avait de cultivateurs valides sur une minute à donner pareille leçon à tous ceux de la classe des laboureurs
l'habitation. Le deuxième quart des produits du sol était attribué aux qui oseraient protester contre le régime de servage auquel ils étaient
cultivateurs comme salaire. Le troisième revenait au propriétaire et le assujettis. Et personne ne bougeait !
quatrième à l'exploitant ou au gérant. Le règlement des cultures était Mais la confiance de l'Empereur n'était pas aussi bien assurée à
des plus sévères. Défense formelle était faite aux cultivateurs de déserter l'égard de ses propres lieutenants, dont quelques-uns, tout en ayant l'air
la campagne pour se réfugier en ville. Comme, d'après l'article 11 de la d'approuver la politique de leur souverain, ne condamnaient pas moins,
Constitution impériale, tout citoyen devait posséder un art mécanique," en secret, la façon scandaleuse dont les affaires de la nation étaient
les citadins qui ne pouvaient justifier d'un métier se virent obligés d'aller dirigées. Christophe, général en chef de l'armée, avait un haut sentiment
travailler la terre. Sous ce régime de travail forcé, la culture prospéra. de la dignité personnelle et jugeait de façon sévère la conduite extrava-
La plaine de l'Artibonite se couvrit de cotonneriés; partout les sucreries gante de l'Empereur. Candidat présumé a la succession impériale, il ne
incendiées furent relevées. » voulait cependant rien entreprendre qui pût déplaire à l'ombrageux
Ces moyens violents avaient mis quelque argent dans le trésor public. Dessalines; il ne cessait au contraire de lui dénoncer Capoix-la-Mort, le
Mais Dessalines considérait le trésor public comme sa propre caisse, et héros de Vertières, en qui il voyait un concurrent éventuel et qui, mé-
la laissait d'ailleurs mettre au pillage, avec le plus généreux altruisme. content d'avoir été retiré de Port-de-Paix pour être placé au comman-
Ils disaient aux dilapidateurs de son entourage : « Plumez la poule mais dement de la deuxième division du Nord, se répandait parfois en propos
ne la faites pas crier. » Tout le temps qu'il avait fermé les yeux sur le amers à l'égard de la puissante camarilla impériale où dominaient le noir
désordre administratif dont profitaient quelques privilégiés en dépit de martiniquais Mentor et le mulâtre acrimonieux Boisrond-Tonnerre.
la louable résistance d'un petit nombre de fonctionnaires honnêtes et D'autre part, le général Etienne Gérin, ministre de la guerre, réduit
capables, on n'avait pas fait grande attention à ses fautes et à ses extra- à un rôle infime, était peu satisfait de sa situation. Le général Vernet t
vagances. Mais il parla bientôt de mettre fin aux opérations scandaleuses t[ui ne savait ni lire ni écrire, s'était vu confier comme par dérision le
auxquelles avait donné lieu le partage des propriétés coloniales confis- ministère des finances. II était effrontément trompé par son adjoint
quées par l'Etat d'Haïti. Dès qu'il menaça, d'après sa propre expression, Vastey, et il supportait fort mal les plaisanteries ou les sarcasmes que
de «rompre les; os » aux voleurs et concussionnaires, des murmures lui adressait à cette occasion l'Empereur dans ses moments de bonne ou.
commencèrent à s'élever contre lui. de mauvaise humeur. Le général Geffrard, commandant de la division
Dessalines n'ignorait pas que son système de travail forcé avait du Sud, dont les pouvoirs venaient d'être considérablement restreints en
provoqué un mécontentement presque général parmi les cultivateurs, qui, vertu d'une nouvelle délimitation des districts militaires, nourrissait
ayant pour la plupart servi comme soldats dans l'armée de l'indépendance, contre Dessalines une hostilité sourde, qui n'aurait pas tardé à éclater
se voyaient soumis à un régime qui ne différait guère de l'esclavage en lutte ouverte si la mort du Libérateur du Sud n'était survenue de
colonial. Aussi la police impériale empêchait-elle tout rassemblement qui, manière soudaine le 31 mai 1806.
sous prétexte de célébration religieuse, pût permettre aux conspirateurs Tout cela n'avait pas échappé à la perspicacité de L'Empereur. D'une
éventuels de s'entendre et de comploter contre le gouvernement. Les visite qu'il fit dans le Nord il était revenu, dit Madiou, « avec la conviction
que son ennemi le plus redoutable était Christophe», mais la prudence
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lui commanda de ménager le général en chef de l'armée, à qui la garnison Célimène aimait avec passion le capitaine Chancy. Celui-ci, qui répondait
et la population du Cap étaient entièrement dévouées. à son amour, l'appelait sa fiancée à la cour de Toussaint et disait souvent
Se débattant au milieu de ces accusations, dénonciations et intrigues, à Dessalines qu'il deviendrait un jour son gendre. Dessalines était alors
Dessalines crut trouver en Pétion — qu'il « admirait et estimait » bien très flatté des attentions que portait à sa fille le neveu du gouverneur.
qu'il le fît étroitement espionner par le commandant de l'arrondissement Mais depuis qu'il était devenu empereur, il s'était prononcé contre ce
de Port-au-Prince, Germain Frère — le seul homme qui fût capable, par mariage en déclarant que son sang ne se mêlerait jamais avec celui de
son influence politique et son autorité morale, d'assurer efficacement la Toussaint Louverture. Chancy avait l'habitude de se rendre à Marchand
défense du trône. Et l'idée lui vint d'attacher à sa fortune le commandant toutes les fois que le général Pétion y expédiait des dépêches. Ces voyages
de la Province de l'Ouest en lui donnant la main de sa fille Géîimène — du Port-au-Prince à la capitale impériale devinrent plus fréquents. 11
ce qui aurait fait du général Pétion son gendre et son successeur désigné. renoua clandestinement ses liaisons avec la fille de l'Empereur et les
Mais Pétion refusa cette offre, en disant qu'il n'était pas fait pour le rendit si étroites que 3e bruit circula qu'elle était devenue enceinte. Ce
mariage. Ce refus choqua profondément l'Empereur qui désirait montrer, bruit parcourut la province de l'Artibonite et parvint aux oreilles de
par une telle alliance, la nécessité d'une union étroite entre le nègre Dessalines. Celui-ci se sentit outragé. Il n'eut jamais pensé qu'un de ses
et le mulâtre. sujets eût méprisé la mort au point de porter le déshonneur dans sa
On a*accusé Pétion de n'avoir pas voulu, par préjugé de couleur, famille. Il se renferma dans son palais, tellement exaspéré que la plupart
épouser la princesse Célimène, qui était noire de peau mais jolie, suivant de ses amis les plus intimes n'osèrent l'approcher. 11 formait mille projets
le témoignage des contemporains. L'astucieux Mentor mit habilement à de vengeance : tantôt il voulait faire périr sa fille; tantôt il voulait
profit le refus du commandant de la Province de l'Ouest pour exciter la mander à Marchand le capitaine Chancy7 et le livrer, sous ses yeux, lau
méfiance de Dessalines contre les hommes de couleur en général — mé- dernier supplice. Pendant qu'il était en proie à ces cruelles et doulou-
fiance que le Fondateur de l'indépendance n'avait jamais systématique- reuses pensées, Mentor, auquel n'échappa jamais l'occasion de le porter
ment entretenue comme un instrument de politique, à preuve son amitié au mal pour le perdre, s'approcha de lui et lui dit : « Sire, je ressens
presque paternelle pour le général mulâtre Gabart, « le brave des braves », toute votre douleur. Cet affront ne peut être lavé que dans le sang. Seul
dont la mort, le 30 octobre Î805, à l'âge de vingt-neuf ans, provoqua en un mulâtre pouvait concevoir l'affreuse idée de jeter le déshonneur dans
lui une véritable explosion de douleur. !a famille de Votre Majesté. Jamais un de ses sujets noirs n'eût commis
Dessalines ne se rendit compte que bien plus tard de la cause réelle un tel crime ! » Dessalines fit entendre un profond soupir. Le mot mulâtre
de l'attitude de Pétion. Celui-ci avait refusé l'offre tentante de l'Empereur, sortit de sa bouche, avec aigreur, pour la première fois depuis la procla-
non seulement parce qu'il avait une maîtresse, la belle Choute Lachenais, mation de l'indépendance. j
qu'il aimait beaucoup, mais parce qu'il savait que son aide de camp, le
« Saget (un mulâtre vénéré dans le quartier de l'Artibonite et qui Ilui
capitaine Chancy, neveu de Toussaint Louverture et lui aussi un mulâtre,
avait sauvé la vie à l'ép|oque des Français comme M"* Pageot, mulâtress;é),
était engagé secrètement avec Célimène et avait eu avec elle des rapports se rendit au palais et s'efforça de calmer Dessalines. «— Sire, ditf-ïl,
intimes. Cette idylle tragique —- que l'écrivain haïtien, Liautaud Ethéart, nous partageons toutes vos douleurs, mais l'offense que Votre Majesté a
a dramatisée dans sa pièce La Fille de l'Empereur — montre bien qu'il reçue n'est pas irréparable ! » L'Empereur se leva et voulut le chasser de
ne s'agissait pas simplement pour Dessalines d'unir sa fille à un mulâtre sa présence. « — Pardon, Sire, continua Saget, la souveraineté que vous
mais de s'assurer la fidélité de Pétion, dont l'influence était grande dans exercez vous permet ce que ne pourraient faire la plupart des pères de
l'Ouest et dans le Sud. famille dans une circonstance pareille. Donnez la main de la Princesse
Certains auteurs — qui apportent dans le récit des événements du au capitaine Chancy, » Dessalines s'écria, plein de fureur : - - II ne
passé leurs préoccupations du présent, leur parti pris ou leurs tendances l'épousera pas !
idéologiques — ont attribué à cet épisode une importance si grande qu'ils
en ont fait ini argument capital dans leurs discussions de politique « Peu de jours après, Dessalines envoya en mission au Port-au-Prince
intérieure. Il nous paraît par conséquent d'un vif intérêt de citer le le colonel Daran, de son état-major, avec une compagnie de dragons
chapitre que Thomas Madiou a consacré, dans le troisième volume de commandée par l'officier Prophète. Daran et Prophète laissèrent les
son Histoire d'Haïti, aux amours malheureux du Chancy et de Célimène. dragons à la Source-Matelas et entrèrent seuls à Port-au-Prince. Germain
Frère, commandant de l'arrondissement, manda aussitôt en son bureau
.« Le général de division Pétion avait dans son état-major un jeune
le capitaine Chancy. Il annonça au jeune officier qu'il serait envoyé à
officier instruit, d'une haute taille, bien fait, élégant, ayant une noble
figure* qu'il affectionnait beaucoup. C'était le capitaine Chancy, âgé de Marchand auprès de Sa Majesté et qu'en attendant son départ il serait
vingt-trois ans, neveu de Toussaint Louverture... Dès 1802, la princesse emprisonné. Daran et Prophète le conduisirent à la geôle et le firent
rrmttrp ait cachot. Dès que Je général Pétion apprit que Chancy avait été
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progrès de la révolution, dont le ministre de la guerre Gérin avait pris la
incarcéré, il lui envoya ses propres pistolets de poche dans une boîte à direction. Dessalines repoussa rudement cet informateur fidèle dont il se
manger et lui fit dire que l'Empereur persistant à ne pas lui accorder la méfiait et qui fut peu après baïonnette par les troupes loyales du colonel
main de sa fille, il ne lui restait plus qu'à se donner la mort. Dans la mulâtre Louis Longuevalle.
nuit qui suivit,; les dragons de service à la geôle accoururent au cachot Dessàlines envoya en avant le colonel Thomas (noir) et le chef de
du prisonnier au bruit d'une détonation. Chancy s'était ôté la vie d'un bataillon Gédéon (noir) avec six compagnies d'élite en leur donnanl
l'ordre de l'attendre au Pont-Rouge, à un demi-mille de Port-au-Prince.
coup de pistolet. Pétion, après en avoir averti Germain Frère, fit trans-
Quand ceux-ci arrivèrent à destination, ils furent faits prisonniers par
porter le cadavre près de sa demeure, dans une maison, rue Américaine,
les généraux Gérin (mulâtre), Vaval (noir) et Yayou (noir). Le colonel
pour lui rendre les honneurs funèbres. Le corps demeura exposé, pendant
Thomas hésita à se prononcer contre Dessalines : il fut consigné au
toute la nuit. Des dames et beaucoup de jeunes filles dirent des prières
bureau de la place. Le commandant Gédéon, qui accueillit franchement
et chantèrent des cantiques jusqu'au jour. Des malintentionnés firent l'insurrection, fut placé à la tête des six compagnies. Il fit savoir à Gérin
circuler le bruit qu'on voulait massacrer les hommes de couleur. De que l'Empereur lui avait ordonné de l'attendre au Pont-Rouge. Il ajouta
jeunes militaires, noirs et jaunes, qui aimaient Pétion et savaient que les que Dessàlines lui avait dit qu'avant d'entrer au Port-au-Prince, il voulait
jours de ce général pouvaient être exposés, sé.réunirent en grand nombre le découvrir debout sur le pont. Sur les instances de Gérin, il se déshabilla
chez lui et y demeurèrent jusqu'à ce qu'on eût donné sépulture à Chancy. et donna son uniforme à un officier de la 2U brigade de Léogane de
En séduisant la fille de l'Empereur, cet infortuné jeune homme s'était même corpulence que lui. L'historien Timoléon-C. Brutus a jugé a\j
précipité de son propre mouvement au devant de la mort. Dès lors, sévérité la conduite de Gédéon qui, dit-il, « livra aux insurgés le secret ec
Dessàlines commença à se montrer sourdement hostile à Pétion, quoi- l'Empereur et permit le drame sanglant du 17 octobre 1806 ». !de
qu'il eût enfin compris le refus qu'avait fait ce général de la main de sa
Distinguant au loin jla silhouette de l'officier qu'il prenait pour Gédéon,
fille. D'autre part, il s'établit entre Dessalines et Mentor une si grande Dessalines s'avança saris méfiance et tomba dans le piège qui lui avait été
intimité que celui-ci partageait son lit. » tendu. Quand il vit abattre l'Empereur, dont il avait été si longtemps le
Par ses excès et ses violences Dessalines avait mis le peuple tout entier conseiller perfide, Mentor, ce nègre de la Martinique qui avait déjà promis
dans un état continuel d'agitation et créé même parmi ses plus fidèles ses services à Christophe, dit à pleine voix : « Vive la liberté î Vive
lieutenants une atmosphère de crainte et d'insécurité. Le cas suivant, l'égalité ! Le tyran est abattu ! » Le général noir Yayou plongea son
rapporté par Madiou, nous en donne un exemple terrifiant et prophétique : poignard par trois fois dans le corps inanimé de l'Empereur, dont les
« Une femme s'était présentée au palais, portant des plaintes contre un membres déchiquetés furent jetés à une populace sanguinaire. Et c'est
officier-général. Dessàlines, pour toute réponse, ordonna de la passer aux une folle, Défilée — plus sage que tous ces forcenés — qui recueillit les
verges. Le capitaine qui était de service au palais fut au désespoir d'être restes épars de Dessalines. Mais ce jour-là aussi, pour l'honneur du
contraint d'exterminer sa propre mère. Cependant, l'infortunée était déjà peuple haïtien, s'accomplit l'un des plus beaux actes de notre histoire.
placée entre deux haies de soldats armés de verges. Lés officiers de l'état- Dessàlines, tombant de cheval sous une décharge de mousqueterie, eut ce
major général, quoique habitués à d'horribles scènes, étaient consternés cri suprême, venu des profondeurs de son être : — A mon secours,
de ce. qui allait se produire : le fils exterminer la mère sous les coups ! Charlotin l Et tandis que tous les autres compagnons de l'Empereur
Charlotin Marcadieux (retenez ce nom !) qui seul osait prononcer des prenaient la fuite ou se rendaient aux insurgés, le colonel Charlotin
paroles de vérité devant Dessalines, se précipita dans la cour du palais Marcadieux courut vers son ami et le couvrit de son corps. Et il mourut,
et entendit l'Empereur qui disait aux soldats avec fureur : « Exterminez- dit l'historien, « la tête fendue d'un coup de sabre ».
la ! » — Arrête, monstre, cria Charlotin, serais-tu capable de commander Ce Charlotin Marcadieux était un mulâtre.
la mort d'une femme innocente ? Tu as mis les choses dans un tel ttat
que bieniôt je serai contraint de me faire immoler pour toi. »
•* ** G'est un malheur effroyable pour Haïti que la première page de son
La révolte, que tout le monde attendait en se demandant si elle parti- histoire comme nation ait été ainsi tachée du sang du fondateur même
rait de l'Ouest, du Nord ou du Sud, éclata en octobre 1806 à Port-Salut. de son indépendance. Et rien ne pourra justifier aux yeux de l'historien
L'Empereur décida d'aller la réprimer lui-même en proférant la menace les excès de passion honteuse qui suivirent le crime du Pont-Rouge. Mais
ce serait un crime aussi grand d'en rejeter la responsabilité sur tousj les
terrible que « son cheval galoperait dans le sang jusqu'au poitrail ». contemporains mulâtres de l'Empereur et sur leurs descendants à l'infini.
A son départ de Saint-Marc, il rencontra sur la route l'un de ses L'homme qui s'acharna avec le plus de férocité sur le cadavre de Dessa-
aides de camp* le mulâtre Delpêche, qui, fuyant l'insurrection, était parti ! • • P •
à toute bride de Petit-Goâve potir venir le renseigner à temps sur les
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sèment à Jacmel le héros vénézuélien Francisco de Miranda. A celui-ci
Unes, ce fut, comme nous l'avons vu, le général noir Yayou : il serait il conseilla, comme moyen sûr de succès, de couper les têtes et de brûler
évidemment de la plus abominable injustice de mettre son horrible forfait les maisons. Coupé têtes, boulez cages ! C'était dans la note du temps.
sur le compte de tous les Haïtiens noirs, passés, présents et futurs. La Xe farouche conventionnel Billaud-Varennes, réfugié à Port-au-Prince,
vérité historique nous oblige à reconnaître que noirs et mulâtres, rassem- devait d : re quelques années plus tard à Pétion : « La plus grande faute
blés autour de Dessalines ou ligués contre lui, ont leur part de respon- que vous avez commise dans le cours de la révolution de Saint-Domingue,
sabilité dans les événements douloureux des premières années de notre c'est de n'avoir pas sacrifié tous les colons jusqu'au dernier. En France,
histoire, de même qu'ils avaient eu leur part des actions glorieuses qui nous avons fait la même faute en ne faisant pas périr jusqu'au dernier
conduisirent Haïti à l'indépendance. S'ils sont pour nous des coupables des Bourbons. » Le massacre des blancs par Dessalines ne lui avait pas
pour avoir participé, de près ou de loin, au crime du Pont-Rouge, nous paru suffisant !
ne pouvons pas non plus oublier qu'ils sont — eux aussi — des héros C'est la grande erreur de beaucoup d'historiens haïtiens et étrangers
pour avoir combattu et souffert afin de rendre possible l'événement d'avoir cherché à isoler l'histoire d'Haïti de l'histoire du monde et de
n'avoir pas replacé hommes et choses, pour les apprécier et les juger,
grandiose du 1««* janvier 1804.
dans l'atmosphère de leur temps. La crise morale, religieuse, politique,
Leurs descendants, noirs et mulâtres, doivent se rappeler les paroles
sociale, économique, qui bouleversa la fin du XVIIIe et le commencement
sHennelles que leur adressait Dessalines lui-même dans son message du
du XIX« siècle, en ouvrant dans le monde une ère de violences sans
26 *avril où il essayait de justifier le massacre général des blancs : « Noirs
pareilles, explique en grande partie l'histoire des débuts de notre peuple
et jaunes... vous ne faites aujourd'hui qu'un seul tout, qu'une seule
dans la vie indépendante. Dessalines, comme les autres, doit être jugé à
famille... Mêmes calamités ont pesé sur vos têtes proscrites. Mêmes intérêts
la lueur de ces événements contemporains.
doivent vous rendre à jamais unis, indivisibles et inséparables. Maintenez
votre précieuse concorde, cette précieuse harmonie parmi vous : c'est Quelque regrettables que soient, au jugement sévère de l'historien, les
le gage de votre bonheur, de votre salut, de vos succès; c'est le secret vices, les fautes ou les crimes de l'Empereur, la gloire du Fondateur de
l'indépendance les recouvre, aux yeux des Haïtiens, de son manteau
d'être invincibles ! » éblouissant 1 .
« Prenez Dessalines avec ses idées originales et son expérience de la Les Haïtiens ne peuvent en effet oublier que l'accord du Noir Dessa-
révolution de Saint-Domingue, et vous le trouverez conséquent avec lui- lines et du Mulâtre Pétion au Haut-du-Cap en octobre 1802 rendit possible
même et logique en tous points. Malheureusement pour lui et son pays, la constitution, au centre des Amériques, d'une nation haïtienne, et que
il ne put comprendre que, son rôle de révolutionnaire étant rempli, celui cette nation ne s'est maintenue et ne pourra se maintenir vivante et libre
d'administrateur, de gouvernant, commençait après ses glorieux succès que par la coopération harmonieuse des éléments ethniques et des classes
dans l'œuvre de l'indépendance. » Ainsi s'exprime l'historien haïtien sociales dont elle est composée.
Beaubrun Ardouin. Pour être cependant juste envers la mémoire de
Dessalines, il faut reconnaître que ses fautes ont tenu moins à lui-même
qu'aux circonstances qui Fimposèrent au gouvernement de l'Etat nouveau-
né. Il n'avait reçu aucune préparation au rôle d'organisateur civil qu'il
devait remplir. Toussaint Louverture aurait été capable d'accomplir une
pareille tâche parce qu'il était un génie. Dessalines était aussi un génie
militaire mais en matière d'organisation politique et administrative il ne
pouvait être qu'un « bras » et non une « tête ». Ses compagnons d'armes
—• dont quelques-uns, Christophe par exemple, lui étaient nettement supé-
rieurs au point de vue de l'intelligence — lui avaient, d'ailleurs, confié
le pouvoir, non" pas pour exercer une mission précise de gouvernement
contenue dans les justes limites de la Constitution et des lois, mais comme
une récompense qui faisait de lui le maître de la nation — conception
funeste qui sera désormais celle de beaucoup de nos chefs d'Etat et qui
explique, en même temps que leur despotisme intolérable, les révolutions
nombreuses auxquelles le pays a été en proie. t Lire dans Histoire d'Haïti, 3 e vol., p. 290-292, éd. 1922, le portrait remarquable
La passion de l'indépendance posséda tout ientier Dessalines. Il la que Thomas Madiou a tracé de Dessalines et le jugement impartial qu'il a porté sur
voulait intégrale pour Haïti. Il la souhaitait aussi pour les autres. C'est son œuvre.
pourquoi il ordonna à Magloire Ambroise en 180,6 d'accueillir chaleureu-
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CHAPITRE X

Pétion et Christophe

A la mort de Dessalines, l'empire fut aboli. A un grand nombre de


citoyens le triste usage qui venait d'être fait du pouvoir dictatorial parut
comme la condamnation du régime monarchique. On crut qu'un change-
ment dans la forme du gouvernement amènerait une meilleure direction
des affaires publiques. Une assemblée constituante se réunit donc à Port-
au-Prince et adopta, le 27 décembre 1806, une constitution qui s'inspirait,
dans ses dispositions générales, de la Déclaration des droits de l'homme,
au nom desquels avait été faite la révolution de Saint-Domingue.
La nouvelle charte organisait la république en la faisant reposer sur
le principe fondamental de la séparation des pouvoirs. « C'est par la
séparation des pouvoirs — disait le rapporteur — que les Américains sont
devenus nombreux et florissants, dans une progression tellement rapide
que les annales d'aucun peuple n'offrent un pareil exemple. La séparation
des pouvoirs a jeté sur l'Angleterre un éclat que n'ont pu ternir les
défauts de son gouvernement. »
La Constitution de 1806 contenait les clauses suivantes:
« Il ne peut exister d'esclaves sur le territoire de la République. — Les
droits de l'homme en société sont : la liberté, qui consiste à pouvoir faire
ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui; l'égalité, qui consiste en ce que la
loi est la même pour tous et qui n'admet aucune distinction de naissance,
aucune hérédité de pouvoirs; la sûreté, qui résulte du concours de tous
pour assurer les droits de chacun; la propriété, qui, inviolable et sacrée,
est le droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit
de son travail et de son industrie.—-La loi est la volonté générale exprimée
par la majorité ou des citoyens ou de leurs représentants. — La souve-
raineté réside essentiellement dans l'universalité des citoyens; nul indi-
vidu, nulle réunion partielle de citoyens ne peut s'attribuer la souve-
raineté. — Les fonctions publiques ne peuvent devenir la propriété de
ceux qui les exercent. — La garantie sociale ne peut exister si la division
des pouvoirs n'est pas établie; si leurs limites ne sont pas fixées et si la
responsabilité des fonctionnaires n'est pas ^snr£p — Tmi« i*c d?,Teir?:

m
de l'homme et du citoyen dérivent de ces deux principes gravés par la
nature dans les cœurs : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez élection. Le Président pourra être réélu tous les quatre ans, en raison de
pas qu'on vous fît. Faites constamment aux autres tout le bien que vous sa bonne administration. Il pourvoit, d'après la loi, à la sûreté extérieure
voudriez en recevoir. » — Tout citoyen doit ses services à la patrie et au et intérieure de la République. Il commande la force armée de terre et
maintien de la liberté, de l'égalité et de la propriété, toutes les fois que de mer. Il surveille et assure l'exécution des lois dans les tribunaux, par
fa loi l'appelle à les défendre. — La maison de chaque citoyen est un des commissaires à sa nomination, qu'il peut révoquer à sa volonté. S'il
asile inviolable. — Nul ne peut être empêché de dire, écrire et publier est informé qu'il se trame quelque conspiration contre la sûreté inté-
sa pensée; les écrits ne peuvent être soumis à aucune censure avant leur rieure ou extérieure de l'Etat, il peut décerner des mandats d'arrêt contre
publication; nul ne peut être responsable de ce qu'il a écrit ou publié que ceux qui en-sont prévenus, les auteurs ou complices; mais il est obligé,
sous les peines portées contre le crime de détention arbitraire, de les

I
dans les cas prévus par la loi.
« Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne pourra mettre le pied sur renvoyer, dans le délai de deux jours,'par devant l'officier de police pour
le territoire à titre de maître ou de propriétaire; sont reconnus Haïtiens, procéder suivant les lois.
les blancs qui font partie de l'armée, ceux qui exercent des fonctions » Les juges ne peuvent s'immiscer dans l'exercice du pouvoir légis-
civiles, et ceux qui sont admis dans la République à la.publication de la latif; arrêter ni suspendre l'exécution d'une loi. — Nul ne peut être mis
Constitution. — L'ile d'Haïti (ci-devant appelée Saint-Domingue) forme, en état d'arrestation qu'en vertu d'un mandat d'arrêt, exprimant formel^
avec les îles adjacentes qui en dépendent, le territoire de la République lement le motif de l'arrestation et la loi en vertu de laquelle elle e...:
d'Haïti. — La religion catholique, apostolique et romaine, étant celle de ordonnée et qui doit être notifié à celui qui en est l'objet. Toutes rigueurs
tous les Haïtiens, est la religion de l'Etat. Si, par la suite, il s'introduit employées dans les arrestations, • détentions ou exécutions, autres que
d'autre religion, nul ne pourra être empêché, en se conformant aux lois, celles prescrites par la loi, sont des crimes.
d'exercer le culte religieux qu'il aura choisi. — Le mariage, par son » Il y a une haute cour de justice pour juger les accusations admises
institution civile et religieuse, tendant à la pureté des mœurs, les époux par le corps législatif, soit contre ses propres membres, soit contre le
qui pratiqueront les vertus qu'exige leur état seront toujours distingués Président ou contre le Secrétaire d'Etat. Cette haute cour se forme en
et spécialement protégés par le gouvernement. vertu d'une proclamation du Sénat et se compose d'un certain nombre de
« Le pouvoir législatif réside dans un Sénat, composé de vingt-quatre juges, pris au sort dans chacun des tribunaux établis dans les différents
membres, qui a exclusivement le droit de fixer les dépenses publiques; départements.
d'établir les contributions publiques; de statuer sur l'administration; de » La force armée est essentiellement obéissante; elle ne peut jamais
régler le commerce avec les nations étrangères; de favoriser le progrès délibérer; elle ne peut être mise en mouvement que pour le maintien de
des sciences et des arts utiles en assurant aux auteurs et aux inventeurs l'ordre public, la protection due à tous les citoyens et la défense de la
un droit exclusif à leurs écrits et à leurs découvertes; de déclarer la République. Elle se divise en garde nationale soldée et en garde nationale
guerre; de former et d'entretenir l'armée; de pourvoir à la sûreté et de non soldée. La garde nationale non soldée ne sort des limites de sa
repousser les invasions; de faire tout traité de paix, d'alliance et de paroisse que dans les cas d'un danger imminent et sur l'ordre et la
commerce; de nommer les fonctionnaires civils et militaires — les com- responsabilité du commandant militaire de la place. Hors des limites de
missaires près les tribunaux exceptés; de déterminer leurs fonctions et sa paroisse, elle devient soldée et soumise, dans ce cas, à la discipline
le lieu de leur résidence; de faire toutes les lois nécessaires pour main- militaire; dans tout autre cas, elle n'est soumise qu'à la loi. L'armée se
tenir l'exercice des pouvoirs définis par la Constitution. Les relations recrute suivant le mode établi par la loi.
extérieures et tout ce qui peut les concerner appartiennent au Sénat seul. » La culture, première source de la prospérité de l'Etat, sera protégée,
Le Sénat a le droit de disposer, pour le maintien du respect qui lui est et encouragée. La police des campagnes sera soumise à des lois parti-
dû, des forces qui sont, de son consentement, dans le département où il culières. Le commerce ne doit pas connaître d'entraves. Il serâM'objet de
tient ses séances. la plus grande protection.
» Le pouvoir exécutif est délégué à un magistrat qui prend le titre de » Il y a un Secrétaire d'Etat nommé par le Sénat et qui doit résider
Président d'Haïti. Celui-ci est élu pour quatre ans par le Sénat à la dans la ville où siège cette assemblée. Les comptes détaillés des dépenses
majorité des suffrages. Avant d'entrer dans l'exercice de ses fonctions, il publiques, signés et certifiés par le Secrétaire d'Etat, sont rendus au
doit prêter le serment de remplir fidèlement Poffice de Président d'Haïti Sénat au commencement de chaque année. Il en est de même des états
et de maintenir de tout son pouvoir la Constitution. S'il n'a point prête de recettes des diverses contributions et de tous les revenus publics.
le serment, dans un délai de quinze jours à compter du jour de son Aucune somme ne peut sortir de la caisse publique sans la signature du
élection, il est censé avoir refusé et le Sénat procédera à une nouvelle Secrétaire d'Etat. »

112
lia
Henry Christophe était né dans l'île de Grenade, Antiile anglaise,
En vertu de cette Constitution, Henry Christophe, qui, bien qu'il n'eût probablement en 1763. A la suite d'une aventure, sur laquelle les histo-
pas directement participé à ia chute de l'Empereur, avait été reconnu par riens ne sont pas bien renseignés, son père, un affranchi, le confia à un
les révolutionnaires comme chef du gouvernement provisoire, fut élu officier de marine français qui le conduisit au Cap. Le jeune homme, âgé
président d'Haïti par l'Assemblée constituante à la majorité de cin- de dix-sept ans, s'engagea parmi les six cents hommes de couleur qui
quante-six voix sur soixante-et-onze votants — quatorze voix étant allées suivirent le comte d'Estaing et combattirent sous ses ordres à Savannah
au général Paul Romain et une seule à Pétion. La Constituante procéda le 9 octobre 1779. De retour de l'expédition, il s'établit comme aubergiste
également, à la môme séance, à l'élection des vingt-quatre membres ou cabaretier. Mais ses dispositions le portaient pin tôt vers le métier des
du Sénat. armes. 11 comptait parmi les meilleurs officiers de Toussaint quand
Christophe estima que la Constitution avait été faite contre lui et vit celui-ci alla se mettre au service du générai Laveaux en mai 1794. Il
dans son élection un piège. Sans repousser expressément le titre qui lui monta de grade en grade jusqu'à devenir commandant du Cap en 1802
était décerné et faisant état de sa fonction de généralissime, il se mit et général en chef de l'armée sous Dessalines II avait, un caractère violent
qui le poussait souvent aux pires actes de cruauté : à ses moments de
à la tête de la puissante armée, qu'il avait concentrée dans le Nord à la
colère furieuse, une seule personne pouvait avoir quelque influence sur
mort de Dessaiines, et marcha sur Port-au-Prince. Apprenant son arrivée *
lui, sa femme Marie-Louise, qu'il avait épousée tout jeune et pour qui il
à l'Arcahaie, le Sénat le déclara hors la loi et chargea le général Pétion,
ne cessa de montrer, jusqu'à sa mort, la plus affectueuse déférence.
sénateur, de lui barrer la route. Les deux armées se rencontrèrent à trois
Le général Raniel, qui connut personnellement Christophe, a fait de
lieues de Port-au-Prince, sur l'habitation Sibert. Les troupes de l'Ouest,
lui ce portrait: «Christophe est très bien fait de sa personne. On ne
de beaucoup inférieures en nombre, furent écrasées, et Pétion ne dut son
saurait imaginer à quel point cet homme a l'usage du monde. Doué des
salut qu'au dévouement de son aide de camp, Coustilien Coutard, qui, le
formes les plus séduisantes, il s'explique avec beaucoup de clarté et
voyant sur le point d'être pris, lui enleva son chapeau de générai et se
parle bien le français. Quoique très sobre, il aime beaucoup l'ostentation.
fit sabrer à la place de son chef par les dragons du Nord. Ce sacrifice — Il est très instruit, vain jusqu'au ridicule, enthousiaste de la liberté.
qui rappelle celui de Charlotin Marcadieux — sauva la République, car, Combien de fois ne m'a-t-il pas dit que si jamais on osait parler de
sitôt rentré à Port-au-Prince, Pétion organisa la résistance, et toutes les remettre sa couleur en esclavage, il incendierait jusqu'au soi de Saint-
attaques de l'armée du Nort furent victorieusement repoussées. Domingue... Christophe n'est pas cruel. Je suis sûr qu'il se fait violence
. Après ses tentatives infructueuses contre là capitale, Christophe quand il use de mesures de rigueur. Il commanda le Cap après la mort
retourna au Cap-Haïtien où il fit voter, le 17 février 1807, une Constitution de Moïse, et il s'y était fait généralement aimer de toutes les couleurs. »
qui le nommait à vie président d'Haïti et généralissime des forces de Que ce portrait soit flatté ou non, l'historien doit reconnaître que
teriie et de mer, avec pouvoir de choisir son successeur, exclusivement Christophe possédait au plus haut degré, non seulement les qualités de
parmi ses généraux, et de désigner les membres d'un Conseil d'Etat, qui chef militaire, mais celles d'organisateur. Il réunissait en lui, on peut dire,
serait composé de généraux au moins pour les deux tiers. l'énergie de Dessaîines et les talents d'administrateur de Toussaint Lou-
Répondant à cet acte et agissant en vertu de l'article 107 relatif à la verture. 11 ne lui a manqué, pour être le plus grand des chefs d'Etat
prestation de serment obligatoire pour l'entrée en fonction du Chef de haïtiens, que la bonté et l'esprit démocratique de son rival Alexandre Pétion.
l'Etat, le Sénat élut le 11 mars le sénateur Alexandre Pétion président . Christophe pensait que l'institution familiale est la base de toute
de la République d'Haïti. société humaine. Aussi avait-il écrit dans l'article 47 de la Constitution
Le régime établi dans le Nord était la royauté sans le nom : une loi de 1807 que « le mariage, étant un lien civil et religieux qui encourage
constitutionnelle du Conseil d'Etat en date du 28 mars 1811 régularisa les bonnes mœurs, sera honoré et essentiellement protégé ». Afin d'em-
cette situation par la proclamation de Christophe comme Roi d'Haïti sous pêcher la désagrégation de la famille, il ne reconnaissait pas le divorce
le nom de Henri I er , avec « titres, prérogatives, immunités héréditaires et refusait aux pères et mères le droit de déshériter leurs enfants.
dans sa famille, pour les descendants mâles et légitimes en ligne directe, Convaincu que la religion chrétienne est l'une des grandes sources de la
civilisation moderne, il proclama (art. 30 de la Constitution) que. « îa
par droit d'aînesse, à l'exclusion des femmes ». Une noblesse fut instituée,
religion catholique, apostolique et romaine, est seule reconnue par le
comprenant princes du sang, princes, ducs, comtes et barons. Des majo-
gouvernement » — l'exercice des autres étant toléré mais non publi-
• rats furents établis en faveur des grands officiers du royaume, désignés
quement.
sous le nom de grands maréchaux d'Haïti et formant le Conseil privé du
Roi. Le Grand Conseil se composait des princes du sang, des princes, ducs Le Roi accorda une attention particulière à l'agriculture. Il publia un
et comtes nommés par Sa Majesté et dont le nombre était fixé par Elle. code rural qui « contenait — écrit le D r J.-C. Dorsainviî — de nombreuses

115
114
disposition*- favorables aux cultivateurs, telles que création d'hôpitaux Le grand trait du caractère de Pétion, c'était, la ponté. Mais ce senti-
sur les habitations, service gratuit des officiers de santé, etc., mais elles ment le conduisait à une indulgence excessive pour les actions d'autrui,
rester'*1* généralement lettre morte. En revanche, l'amende, qui devait à une tolérance qui dégénérait très souvent en faiblesse. Il avait, parmi
pUjnT les infractions au code, fut trop souvent remplacée par le bâton ». la jeunesse dorée de son temps, mené une vie passablement dissipée et,
L'industrie reçut des encouragements. Une usine fut établie pour la durant son séjour à Paris, connu des amours mercenaires : c'est pourquoi,
fabrication des cotonnades. Les armes et munitions nécessaires aux très sceptique sur le chapitre des femmes, il ne voulut jamais se marier,
troupes sortaient des manufactures royales. contrairement à Christophe qui voyait dans le mariage, c'est-à-dire dans
Christophe reconnut que l'éducation était un. besoin urgent pour le la famille, une institution fondamentale de la jeune société haïtienne.
peuple. H avait un grand faible pour tout ce qui était anglais. Il fit" venir Totalement désintéressé, il donnait tout ce qu'il possédait, et il suffisait
au Cap-Henri des pasteurs anglicans pour diriger l'Académie Royale et de l'attendrir sur le sort des plus corrompus pour l'amener à leur par-
les écoles supérieures qu'il avait fondées; et il engagea pour instruire ses donner' leurs méfaits. Le spectacle des vilenies, des trahisons, des flat-
frVles deux dames américaines. teries, des cupidités dont la politique semble être faite lui avait inspiré un
Il donna un soin particulier à la construction et à l'entretien des scepticisme qu'il exprimait dans ses conversations avec ses amis intimes.
routes publiques. Il fit bâtir pour son usage personnel une douzaine de Dans un passage significatif de ses mémoires, le général Guy-Joseph
palais, dont le plus beau fut celui de Sans-Souci, à Milot. ïl édifia la Cita- Bonnet, qui fut Secrétaire d'Etat, met en lumière ce côté singulier du
delle Laferrière — formidable construction qui atteste par ses ruines caractère de Pétion. « Dans un pays, écrit-il, où la corruption a gagné
imposantes le génie du Roi Henri et la hardiesse de ses conceptions. . toutes les branches de l'administration, où chacun veut vivre du trésor
public et s'attribuer sans pudeur les revenus de l'Etat, les abus et les
prévarications finissent par être considérés comme un droit. Toute
réforme, qui met un terme aux bénéfices illicites de ceux qui profitent
Une trêve relative s'était établie entre le Royaume du Nord et la du désordre, excite leurs clameurs. Le général Bonnet savait fort bien
République de l'Ouest — les deux Etats étant occupés à s'organiser qu'en rétablissant l'ordre dans les' finances, il allait soulever contre lui
intérieurement. Autant les régimes étaient dissemblables, autant diffé- une foule de mécontents, dont les plaintes se répandraient dans le public.
raient par le tempérament et par les idées les deux hommes qui les La faiblesse et l'irrésolution de Pétion ne permettaient pas d'attendre du
dirigeaient. pouvoir exécutif l'appui qu'exigeaient les mesures de rigueur, qu'il
Alexandre Pétion était né à Port-au-Prince le 2 avril 1770, fils d'une fallait prendre pour assurer les revenus de l'Etat.., Pétion était un de ces
mulâtresse et d'un blanc, Pascal Sabès, qui, le trouvant trop noir de peau, philosophes de l'ancienne Grèce, de la secte des stoïciens. D'une probité
ne voulut point le reconnaître. Il avait fait des études primaires très sans tache, que tout le monde se plaisait à reconnaître, il ne croyait pas
à la probité chez les autres. Il considérait comme inhérents à la nature
insuffisantes sous la direction d'un nommé Boisgirard, puis avait appris
humaine les vices qu'il avait trouvés dans la société coloniale et qui,
le métier d'orfèvre chez un ami bordelais de son père. La femme de cet
pourtant, n'avaient été engendrés que par le régime de l'esclavage. De
orfèvre, Mm* Guiole, était pleine de sollicitude pour le jeune garçon
là lui vint la conviction qu'on ne pouvait en rien corriger les mœurs.
qu'elle appelait, dans son patois méridional, Pitchoun, mon « petit »,
La femme vertueuse était, d'après lui, un mythe introuvable. Pour cette
d'où le nom de Pétion qui lui resta. 'raison il ne voulait jamais consentir à se marier. Lorsqu'il fit la connais-
Mêlé très tôt aux sous-officiers de la garnison, le jeune homme prit sance d r une jeune femme dont la beauté, les grâces, l'élégance, la majesté
goût au métier des arm^S, s'intéressant particulièrement à l'artillerie. même attirèrent son attention, il résolut d'en faire sa compagne, mais
A dix-huit ans, il itait soldat dans la milice. Il participa en 1791 au sa première idée fut de lui donner un logement hors de chez lui. Bonnet,
soulèvement <J*s affranchis contre les colons et se distingua au combat contrariant ses idées sur l'appartement qu'il voulait lui choisir, le criti-
de P e r c e r du 20 août, non seulement par sa calme bravoure, mais aussi quait de son esprit pessimiste et eut grand-peine à le décider à la prendre
pur sa grandeur d'âme qui le fit s'exposer aux coups de ses propres sous son toit. La grande politique de Pétion, qu'on s'est plu dans la suite
soldats pour sauver la vie d'un officier ennemi fait prisonnier. Officier à proclamer bien haut, n'a jamais été que le résultat de son caractère
sous les ordres de Rigaud pendant la guerre civile de 1800, il défendit et de ses opinions. Aucune combinaison n'a dirigé sa conduite : c'était la
vaillamment la ville de Jacmel. contre les troupes assiégeantes de Dessa- politique du iaisser-faire. II a toujours été lui-même, et c'est pour cela qu'il
i'mes et. de Christophe. .Vaincu, il se retira en France, où il utilisa ses demeurera éternellement inimitable. Lorsque des faits répréhensibies arri-
Misirs. forcés à compléter ses connaissances en balistique, il revint à vaient à sa connaissance: — Le coquin ! s'écriait-t-il — et c'était tout le
S^t-Do^jngue aV ec l'expédition Leclerc. Nous avons vu quel voU châtiment qu'il infligeait. Un instant après il était porté à l'indulgence. *
ae绫 \\ JûV, ( j a n s j a guerre de l'indépendance.

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Cette indulgence excessive, Pétion la manifestait particulièrement à
l'égard des noirs, et les hauts fonctionnaires mulâtres de son entourage bateaux-expositions: il chargea en effet de café, cacao, coton, sucre, etc.,
se plaignaient souvent de l'espèce de discrimination que ce président des navires haïtiens, montés par un équipage exclusivement indigène, qui
mulâtre pratiquait à leur désavantage. visitèrent certains ports des Etats-Unis et d'Angleterrje. Le Coureur et le
Pétion avait un amour véritable pour les petites gens, qui le lui Conquérant, le premier, dans la rade de Philadelphie,! le second dans les
rendaient bien en l'appelant « papa bon-cœur ». Il était surtout passion- eaux de la Tamise, provoquèrent l'intérêt le plus sympathique.
nément attaché à la liberté, comme il le montra dès son adolescence. C'est à l'éducation que Pétion accorda sa plus grande attention. Jî
Son libéralisme s'était fortifié, pendant son exil à Paris, au contact des était presque seul à penser, au milieu de ses conseillers habituels, que
hommes de la Révolution, qui croyaient au progrès démocratique par la l'instruction populaire devait être l'un des principes essentiels de tout
diffusion des idées de droit et d'égalité. Et c'est pourquoi il ne put jamais programme de gouvernement dans une démocratie réelle. Il était en cette
approuver dans son âme et conscience la dictature de Dessaiines ni matière fortement imprégné des idées de Condorcet. Dans une lettre de
admettre l'absolutisme de Christophe qui prétendait assurer le bonheur bienvenue aux premiers pasteurs wesleyens arrivés en Haïti, il écrivit
du peuple par la violence. cette phrase significative : « L'instruction élève l'homme à la dignité de
son être. » Et comme, suivant le mot de Descartes, « toute notre dignité
Le gouvernement de Pétion eut le mérite d'avoir jeté les bases d'une consisté dans la pensée », Pétion croyait que toute créature humaine a
organisation administrative qui, développée par Boyer, a subsisté dans droit à la culture intellectuelle — ce qui impliquait pour lui l'instruc-
ses parties essentielles jusqu'à l'occupation américaine. Le créateur de tion universelle. Il estimait cette diffusion d'autant plus nécessaire parmi
cette organisation fut. le général Bonnet, qui a laissé sur son temps des le peuple haïtien que les esclavagistes continuaient encore à prétendre
mémoires d'un extrême intérêt. Celui-ci avait comme collaborateurs des que la race noire était incapable de tout développement mental. C'est
hommes instruits — Sabourin, Inginac, Frémont, Boisrond-Ganal — qui pourquoi il se montra — lui qui avait été un autodidacte — si préoccupé
l'aidèrent à faire régner l'ordre dans les finances. Mais dès que la cabale de créer l'enseignement secondaire, qui mène aux études supérieures
menée contre ce Secrétaire d'Etat compétent et énergique eut amené sa indispensables pour la constitution d'une élite intellectuelle. Il fonda le
retraite, ce furent de nouveau le gaspillage et la gabegie. Pour combler lycée national de Port-au-Prince, qui porte aujourd'hui son nom, et une
le déficit que des dépenses exagérées avaient creusé dans le trésor public, école secondaire pour les filles. Pratiquant la plus large tolérance en
le gouvernement recourut à un expédient dangereux : une émission de matière religieuse, il fit bon accueil — nous venons de le dire — aux
papier-monnaie de trois cent mille gourdes en billets gagés sur les pasteurs protestants Brown et Catts venus à Port-au-Prince en 1816.
domaines de l'Etat, (
Lés livres étaient rares à cette époque. Pétion commanda lui-même un
Afin d'attacher l'habitant au sol en l'en rendant effectivement pro- certain nombre d'ouvrages, qu'il distribua aux officiers de son état-major
priétaire, Pétion avait commencé, dès 1809, la distribution des terres du pour leur donner le goût de la lecture. Comprenant que l'enseignement
domaine public aux militaires et aux fonctionnaires civils. Il étendit la de la chimie et de la physique ne peut être donné sans expériences et
mesure par une loi de 1814, créant ainsi la moyenne et la petite pro- démonstrations, il fit acheter en France, de ses propres deniers, des
priété paysanne. « Cette mesure — écrit le Révérend Pasteur Bird — fut articles et appareils de laboratoire qu'il mit à la disposition des élèves
sans contredit la plus grande qui ait jamais' été prise en Haïti. Celui qui du lycée.
avait été autrefois esclave apprit de cette manière ce qu'il était vraiment,
une fois libre. Ce citoyen libre prit un plus grand intérêt dans son pays. En 1810, André Rigaud, qui avait été déporté en France par Leclerc
Se voyant le propriétaire de son terrain, il se prit à le travailler avec et placé sous la surveillance de la police, réussit à s'échapper et à rentrer
courage et dans son intérêt propre. » Beaubrun Ardouin disait à son en Haïti. Pétion accueillit cordialement son ancien chef et le chargea de
tour dans le* journal Le Temps : « A dater de cette époque, u n e ère nou- pacifier la Grand-Anse, où des bandes armées restaient en révolte. Mal
velle commença pour Haïti. Des propriétés ainsi distribuées sans distinc- conseillé, Rigaud eut la faiblesse de se faire nommer, par une assemblée
tion et sans respect des personnes mais données pour ainsi dire aux départementale dissidente, commandant en chef du Département du Sud
masses, a plus fait pour la consolidation de nos institutions libres et pour — constituant ainsi un troisième Etat dans l'ancienne Saint-Domingue
le maintien de la paix publique que toutes les autres mesures législatives (3 novembre 1910). Pétion ne voulut pas cependant le combattre. Il
mises ensemble. » l'invita à une entrevue qui eut lieu le 2 décembre: les deux chefs con-
Le gouvernement de Pétion donna aussi une vive impulsion au com- vinrent de s'unir contre Christophe. Peu après, Rigaud, mécontent de
merce extérieur. Pour faire connaître le pavillon et les denrées haïtiennes, lui-même et dégoûté des autres, prenait sa retraite. Il mourut le 18 sep-
il se révéla un précurseur en organisant ce que l'on a appelé depuis des tembre 1811. Le général Borgella qui l'avait remplacé se rallia à Pétion
en mars 1812. .
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La France, pendant ce temps, n'avait pas perdu l'espoir de rétablir C'est au nom de la nation, dont je suis le chef et Tinterprète, que j'ai
tôt ou tard sa domination sur Haïti. Vaincu et privé de sa capitale, Paris, parlé. Je ne compromettrai jamais sa souveraineté, et ma responsabilité
où !es Alliés étaient entrés triomphalement le 21 mars 1814, Napoléon est de me conformer aux bases du pacte social qu'elle a établi. Le peuple
s'était vu contraint d'abdiquer à Fontainebleau en faveur de son fils, le d'Haïti veut être libre et indépendant. Je le veux avec lui. Voilà la cause
prince de Reichstag, le 6 avril; et le 11 du même mois il prenait possession de ma résistance. »
de la petite île d'Elbe, que les vainqueurs lui avaient accordée en pleine Après une réponse si nette, les commissaires du Roi n'avaient qu'à
souveraineté avec un revenu annuel de deux millions de francs. Lui et reprendre la mer. Le 12 novembre, la frégate La Flore et le brick Le Rail-
sa femme Marie-Louise gardaient leur titre d'Empereur et dImpératrice. leur, qui les axaient amenés, appareillèrent pour la France après avoir
Les manœuvres de l'astucieux Talleyrand permirent à l'ainé des deux perdu une bonne partie de leur équipage — les marins français ayant
frères survivants de Louis XVI de monter sur le trône de France sous le déserté, sous l'œil bienveillant des autorités haïtiennes, pour s'engager
nom de Louis XVIII. Aussitôt, les anciens colons de Saint-Domingue se sur les navires rebelles mexicains Le Californien et le Calypso, com-
mirent en campagne, et ils purent décider le vieux monarque à envoyer mandés par le général Mina.
en Haïti trois personnages chargés de la mission secrète d'étudier les
moyens de^ remener l'anciennp colonie sous sa domination. L'un d'eux, Pétion montra qu'il ne voulait pas la liberté et l'indépendance seule-
Franco de Médina, qui s'était aventuré dans le royaume de Christophe, ment pour Haïti mais qu'il les désirait également pour tous les peuples
fut arrêté comme espion, condamné par une cour martiale et exécuté. Les sur qui pesait le joug insupportable d'une domination étrangère, Simon
autres furent simplement éconduits dans l'Ouest. Bolivar lui offrit l'occasion de manifester à cet égard son magnifique
Un intermède s'était produit en France. Napoléon avait débarqué à altruisme. Imitant l'exemple des fondateurs de l'indépendance haïtienne,
Cannes le 1<* mars 1815 et Louis XVIII s'était enfui à Gand. Ce retour le héros vénézuélien avait entrepris de libérer son pays de la souveraineté
imprévu avait rallumé la guerre en Europe. Le 18 juin, la défaite de l'Espagne. Ses premières tentatives ayant échoué, il s'était retiré à
sanglante de Waterloo forçait Napoléon, à abdiquer de nouveau le 22. Kingston. C'est pendant son exil qu'il écrivit sa fameuse lettre du
Surpris à Rochefort, au moment mi il essayait de s'enfuir en Amérique, 6 septembre 1815 connue sous le nom de Jamaïca Letter, dans laquelle
il dut se rendre à l'amiral anglais Hotham. Il fut embarqué sur le il esquissa, comme en une vision d'avenir, le projet grandiose d'une
Bellérophon — comme Toussaint Louverture l'avait été sur le Héros Union Panaméricaine. Il partit de Kingston pour se rendre en Haïti à la
en 1802 •— et conduit sur le rocher brûlant de Sainte-Hélène comme le recherche des secours qu'il n'avait pu obtenir ni de l'Angleterre ni des
Premier des Noirs avait été par lui enfermé dans la froide prison du Etats-Unis pour la reprise de la lutte libératrice.
fort de Joux. Bolivar avait choisi Haïti — qui ne comptait alors que douze ans
Louis XVIII était retourné à Paris dans « les fourgons » des armées d'existence — parce que le nom du président haïtien était connu et
alliées, qui avaient une seconde fois capturé la capitale française. Et, tout vénéré à la Jamaïque. Les habitants de cette île, si souvent victime du
de suite, les colons avides avaient recommencé auprès de lui leurs actives déchaînement des forces naturelles, se rappelaient avec reconnaissance
démarches pour la récupération de leurs biens confisqués par l'Etat qu'Alexandre Pétion, invoquant les plus hautes raisons d'humanité,
d'Haïti. En 1816 arriva à Port-au-Prince une mission composée du avaient en 1812 facilité i'envoi de denrées alimentaires aux possessions
Vicomte de Fontanges et du Conseiller d'Etat Esrnangart. anglaises menacées par la famine, bien que la Grande-Bretagne eût
Les envoyés du Roi se firent pressants et prodiguèrent leurs promesses hautainement interdit en décembre 1808 toutes relations entre ses sujets
insidieuses aux autorités haïtiennes, à qui ils offrirent titres, décorations, d'Amérique et les noirs libres d'Haïti. Un courant de sympathie s'était
richesses, si le gouvernement d'Haïti acceptait de reconnaître la souve- ainsi établi entre les deux îles antillaises, qui entraîna Bolivar et ses
raineté de Louis XVIII sur la république haïtienne et les droits des colons compagnons vers les Cayes, où ils débarquèrent le 24 décembre 1815.
sur leurs anciennes propriétés de Saint-Domingue. Après ia réception chaleureuse qui lui fut faite par la population
Pétion mit fin à ces négociations par une lettre du 10 novembre 1816 cayenne, Simon Bolivar vint à Port-au-Prince. Pétion l'accueillit comme
où se trouve ce. fier passage : « En déclarant son indépendance, le peuple un ami et un frère. Il lui donna, pour lui permettre de recommencer la
d'IJaïti l'a fait à l'univers entier et non à la France en particulier..Rien lutte contre les Espagnols, des armes, des munitions, des provisions de
ne pourra le faire revenir de cette inébranlable résolution. Il sait, par bouche, des bateaux et — présent symbolique ! — une presse à imprimer.
l'expérience de ses malheurs passés, par ses plaies qui saignent encore, Bolivar, voulant témoigner sa gratitude à Pétion et «laisser à ia pos-
qu'il ne peut trouver la garantie de son indépendance qu'en lui-même, et térité », comme il l'écrivait lui-même dans une lettre du 8 février 1816,
sans partage. Il a mesuré toute la force et l'étendue de sa décision, « un monument irrévocable de la philanthropie » du président haïtien,
puisqu'il a préféré se vouer à îa mort plutôt que de revenir sur ses pas... désirait que son bienfaiteur fût nommé comme « l'auteur de la liberté

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américaine » dans tous les actes solennels adressés aux habitants du La Constitution de 1806 — il faut le reconnaître — était impraticable
Venezuela. Pétion déclina, dans sa réponse du 18 février, un tel honneur parce qu'elle donnait au Sénat des attributions qui appartenaient norma-
pour lui-même, réclamant, comme unique prix de son concours, ta pro- lement au pouvoir exécutif : de là, des heurts, des conflits graves, qui
opposèrent souvent les sénateurs à Pétion — comme dans la question de
clamation de la liberté générale des esclaves dans tous les lieux où
la distribution des terres où.les premiers opinaient pour l'établissement
triompheraient les armes bolivariennes. d'une sorte d'oligarchie terrienne tandis que le président considérait le
La petite expédition partit des Caves le 10 avril ïS16. Le 81 mai, régime de la petite propriété comme la base essentielle d'une démo-
Bolivar débarquait à Carupano après une courte escale à l'Ile Margarita, cratie rurale.
Le 3 juillet, il occupa Oc u mare; et le 6 juillet, estimant le moment venu
Pétion fut ainsi amené à renvoyer l'assemblée législative et à assumer
de répondre de manière éclatante au généreux appel de Pétion, il en fait la dictature. Réélu pour une nouvelle période de quatre ans par
déclarait libres les huit cents esclaves de son domaine de San-Mateo et une minorité du Sénat, qu'il rappela en mars 1811, et élu une troisième
lançait sa fameuse proclamation par laquelle il décrétait l'abolition de fois, en mars 1815, dans les mêmes conditions d'inconstitutionnalité, le
l'esclavage dans l'Amérique espagnole. « Nos malheureux frères — y président comprit bientôt qu'il était nécessaire de rentrer dans la légalité.
disait-il — qui subissent l'esclavage, sont dès ce moment libres. Les lois Il réunit une assemblée de révision qui vota une nouvelle Constitution le
de la nature et de l'humanité et l'intérêt du gouvernement réclament leur 2 juin 1816.
liberté. Désormais, il n'y aura dans le Venezuela qu'une classe d'habi- Celle-ci admettait d'une façon plus nette le principe de la séparation
tants : tous seront citoyens. » des pouvoirs; organisait un corps législatif composé d'une chambre des
Les Haïtiens ne peuvent se rappeler sans un frémissement d'orgueil députés et d'un Sénat et instituait la présidence à vie avec le droit, pour
que cette proclamation sublime fut inspirée par un Chef d'Etat haïtien le chef de l'Etat, de proposer au Sénat, seul chargé de l'élection prési-
et qu'elle s'imprima sur la petite presse, donnée à Bolivar par Alexandre dentielle, la personne qui devrait lui succéder. En vertu de cette Consti-
Pétion pour rendre possible l'offensive intellectuelle qui devait précéder tution, Pétion se voyait conférer le pouvoir pour le reste de ses jours.
l'offensive armée contre le colonialisme et l'esclavagisme espagnol. L'acte Ce fut là une erreur considérable, qui eut des conséquences néfastes
du 6 juillet 1816 marque un fait ^'une. importance exceptionnelle dans pour le pays.
l'histoire du monde : la reconnaissance officielle aux nègres ou descen- Un observateur impartial de la vie haïtienne, le pasteur anglais,
dants de race africaine de leurs droits d'hommes et de citoyens en M. B. Bird, a écrit à ce propos : « Quelque pur et honnête qu'ait été le
Amérique du Sud. Haïti est justement fière de l'avoir provoqué.' motif qui a conduit (à l'adoption du principe de la présidence à vie),
Battu le 10 juillet par les forces supérieures du général Morales, on peut douter de la sagesse de cette mesure. Une présidence périodique
Bolivar dut retourner vers la mi-septembre en Haïti mais il ne put quitter aurait plutôt servi de soupape par où se serait échappée l'extrême
les Cayes, avec de nouveaux secours, que le 28 décembre 1816, après agitation de ceux qu'animait l'ambition légitime d'arriver à ce poste
avoir adressé au général Marion cette noble lettre: «Si les bienfaits '• d'honneur si convoité. Il est permis de douter qu'il fût prudent de
attachent les hommes, croyez, Général, que moi et mes compagnons supprimer un pareil espoir chez les candidats éventuels. Aussi, depuis
aimerons toujours le peuple haïtien et les dignes chefs qui le rendent ce moment, on a toujours été dans la crainte que des révolutions pussent
heureux. » Cette fois, le succès fut la récompense du Libertador et de ses éclater. » Il ne manquait pas d'hommes qui avaient rendu, prétendaient-
compagnons. Et la victoire d'Ayacucho du 9 décembre 1824 couronna ils, autant de services que Pétion à la cause de l'indépendance et qui se
magnifiquement l'œuvre d'émancipation, des colonies espagnoles d'Amé- croyaient aussi aptes que lui, sinon plus — tel un Borgella ou un Bonnet
rique en amenant à la vie indépendante le Venezuela, la Colombie, le — à diriger les affaires de la république. ,
Pérou, l'Equateur et la Bolivie. Les Vénézuéliens n'ont pas oublié l'aide En réalité, on n'avait pas attendu le vote de la Constitution de 1816
fraternelle que leur apporta Haïti : sur Tune des places publiques de pour conspirer contre le gouvernement — que l'on accusait non sans
Caracas leur reconnaissance a élevé une statue à Alexandre Pétion. raison de faiblesse et de corruption, bien que la réputation du président
Récemment, le ministre haïtien en Colombie a dévoilé le buste que la fût elle-même inattaquable. Le renvoi du Sénat et le renouvellement
piété colombienne a dressé au Chef d'Etat haïtien dans l'un des beaux inconstitutionnel du mandat présidentiel étaient des fautes impardon-
parcs de Bogota. Et aujourd'hui, dans ses publications officielles, l'Union nables, parce qu'en portant délibérément la main sur la charte fonda-
Panaméricaine place Alexandre Pétion parmi les pionniers du Système
mentale du pays, le gouvernement lui-même détruisait chez le peuple
régional interaméricain devenu, depuis la Charte de Bogota de 1948,
ce que le grand jurisconsulte Bagehot appelle « la fibre légale »; il ouvrait
l'Organisation des Etats Américains» composée des vingt et une Répu-
l'ère de ces violations de la loi dont la conséquence inévitable devait être
bliques libres, indépendantes et souveraines de l'Amérique.
d'ouvrir également « l'ère révolutionnaire » en Haïti. Ces actes gouverne-

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mentaux et aussi ies désordres de l'administration avaient été des pré-
textes, plus ou moins légitimes, pour des complots qui furent, ies vins,
étouffés dans l'œuf, les autres, réprimés avec sévérité quand lis eurent
éclaté en révolte ouverte.
Ayant à faire face à la fois à Christophe et à ces difficultés inté-
CHAPITRE M
rieures, tiraillé entre sa bonté naturelle et les exigences de la puissante
ramarilla qui s'était formée autour de sa faiblesse, miné peut-être aussi
par le chagrin que lui inspira la trahison de la seule femme qu'il eût
vraiment aimée, Pétion se sentit «découragé. Affaibli, il ne put résister à Jeau-Pierre Brjyer
la maladie qui l'emporta le 29 mars 1818. Ii n'avait que 48 ans. Sa mort
donna lieu à une explosion de douleur comme on n'en a jamais connue
dans l'histoire de nos chefs d'Etat. Personne ne voulut croire que cette
mort fût naturelle, et le bruit courut que Pétion s'était empoisonné ou
s'était laissé mourir de chagrin —- du chagrin de n'avoir pu faire pour le
peuple tout le bien qu'il lui voulait. Car ce peuple — et particulièrement Dans ses curieux Mémoire;;, qui vont de 1797 à 1845, Joseph-Baltazar
celui des campagnes — l'adorait. Et ce militaire qui avait pris part à îngînac raconte la conversation qu'il eut av :c Pétion quarante jours avant
tant de combats, réprimé tant de révoltes, lutté contre tant d'adversaires, la mort du président:
eut comme oraison funèbre cette parole spontanée d'un simple ouvrier : « II se promenait de grand matin avec moi dans son verger de l'habi-
« Pétion n'a fait verser de larmes qu'à sa mort. » tation Volant-Letort. Il amena Ist conversation sur les affaires du jour et,
après un profond soupir, il me demanda s. je devinais à quoi il pensait.
Sur ma réponse négative, il me dit : — C'est sur l'avenir de notre trop
malheureux pays. Je sens quo ma fia «'.approche; et elle arrivera sans
que j'aie eu le temps de consolider nos institutions et sortoui de ramener
l'esprit de notre population au calme, au devoir ce former des biens de
famille, à l'amour du travail liare, et enfin avant d'arriver à la conclusion
d'arrangements raisonnables avec les puissances étrangères pour fortifier
l'indépendance du pays... par le respect EUX lois et au droit des gens.
— Tout cela est sublime, répartisse. Pourquoi pensez-vous que vous
devez bientôt cesser de vivre lorsque veus avez surmonté de grandes
difficultés politiques; que le: établissements pour l'instruction de la
jeunesse, que vous avez formé,, prospèrent; que la distribation des terres
aux militaires de tous grades fait naître quelque activité dans le travail
de la culture, qui promet ce s'agrandir; lorsque le commerce avec
l'étranger prend du développement; lorsque l'esprit de parti semble
s'affaiblir chaque jour; lorsque Christophe est réduit à se défendre et se
tient tranquille dans ses limites; que 1 insurrection de U. Grand'Anse
semble s'être ébranlée et parfît tirer à si;, fin; et enfin que les finances
qui, depuis dix années, étaient dans une pénurie si accablante et si
déplorable, reprennent certain:; élévation qui doit faire bien augurer pour
le Eutur ? Non, Président, ajoutai-je, vous n'avez pas raison de vous
inquiéter, car votre santé s'est beaucoup améliorée et maintenant vous
vous portez bien. — Vos arguments sont excellents, répondit Pétion. Tout
ce que vous avez dit est vrai, Mais cela :ae m'empêche pas de reconnaître
que ma fin s'approche rapidement et que ou s mes efforts seront perdus
pour mon pays. — Oh, non ! dis-je, éloigne<: de vous ces pensées lugubres.

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