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LES
PÈRES DU DÉSERT
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BIBLIOTHÈQUE SPIRITUELLE DU CHRÉTIEN LETTRÉ

LES
PÈRES DU DÉSERT
Textes choisis et présentés
PAR

RENÉ DRAGUET
PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE LOUVAIN

PARIS
LIBRAIRIE PLON
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
. Imprimeurs-Éditeurs • 8, rue Garancière, 60
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IMPRIMATUR :

Lovanii, die iSa mardii 1942.


HON. VAN WAEYENBERGH,
rect. Univ.,
de Mandato.

Copyright 1949 by Librairie Plon.


Droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous pays, y compris l'U. R. S. S.
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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION
Les Tcntations de saint Antoine v
Les Pères des déserts, source de tout le monachisme VI
Les difficultés de l'histoire ancienne du monachisme vin
Les textes classiques des ive et ve siècles ix
Diffusion géographique du monachisme ; le costume des moines ; évolution
des formes de la vie monastique XVII
L'esprit des moines xx
Le milieu monastique égyptien xxi
La fuite du monde ; la concurrence des systèmes d'ascèse xxvn
La vie au désert : la garde de la cellule, —le travail, —la prière nourrie
par l'Écriture, —les austérités, —la vie chrétienne, but du moine. xxxvi
Apatheia et contemplation XLIX
La lutte contre les démons, l'optimisme des moines, —le merveilleux. LIV
Conclusion LX
TEXTES
LAVIE D'ANTOINE, par saint Athanase (vers 357) 1
LAVIE DEPAULDETHÈBES, premier ermite, par saint Jérôme (vers 375)... 75
LAVIE DEPACHÔME(à partir du ive siècle?).
I. — Vocation de Pachôme 87
II. — Débuts de Pachôme avec son premier disciple, Jean, son frère 89
III. — Les déboires de Pachôme avec ses premières recrues 91
IV. — L'organisation des monastères d'hommes 98
V. — La création du premier monastère de femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
VI. — Pachôme, conducteur de moines 104
VII. — Derniers jours et mort de Pachôme 115
VIII. — L'oeuvre de Pachôme jugée par Antoine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
L'HISTOIRE LAUSIAQUE, par Pallade (vers 420).
II. — Dorothée 127
V. — Alexandra 128
VII. — Les Nitriotes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
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VIII. — Amoun le Nitriote 130


XIII. — Apollonios 132
XIV. — Paésios et Isaïe 132
XVI. — Nathanaël 134
XVIII. — Macaire d'Alexandrie 136
XIX. — Moïse l'Éthiopien 142
XX. — Paul (de Phermé) 144
XXI. — Euloge et l'estropié 145
XXII. — Paul le Simple 149
XXIII. — Pakhon 152
XXV. — Valens 153
XXVI. — Héron 155
XXVII. — Ptolémée 156
XXVIII. — La vierge tombée 157
XXIX. — Elle 157
XXX. — Dorothée 158
XXXIII. — Le monastère des femmes 159
XXXIV. — Celle qui jouait la démence 160
XLVII. — Cronius et Paphnuce 161
L'HISTOIRE RELIGIEUSE, par Théodoret (vers 444).
XXI. — Jacques 167
.XXVI. — Siméon le Stylite ' 182
XXIX. — Marane et Cyre 196
XXX. — Domnine 198
Les APOPHTEGMES (collection systématique).
I. — Exhortations à l'avancement spirituel 203
II. — De la vie solitaire 203
III. — De la componction 204
IV. — De la retenue 205
V. — De la fornication 206
VI. — Que le moine ne doit rien posséder 208
VII. — De la patience, ou force 209
VIII. — Qu'on ne doit rien faire par ostentation 213
IX. — Qu'il ne faut juger personne 215
X. — De la discrétion 215
XI. — Qu'il faut vivre en se surveillant 220
XII. — Qu'il faut prier sans relâche et avec attention 221
XIII. — Qu'il faut exercer l'hospitalité et la miséricorde dans la joie. :.. 222
XIV. — De l'obéissance 223
XV. — De l'humilité 223
XVI. — De la patience 226
XVII. — De la charité 226
XVIII. — Des visions, ou de la contemplation 227
LES CONFÉRENCES de Jean Cassien (415-429).
I. — Dubut que doit se proposer un solitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
II. — De la discrétion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253
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III. — Du triple renoncement d'un solitaire 264


IV. — De la guerre de la chair contre l'esprit 267
VII. — De la mobilité de l'âme 274
VIII. — Des principautés et des puissances *,« *..... 292
IX. — De la prière 298
X. — Dela prière 310
XII. — De la chasteté 313
XIX. — Du but d'un cénobite et d'un solitaire »*... «.... 325

ABRÉVIATIONS ET SIGLES
Apophtegmes = la collection systématique de Rosweyde, traduite par Arnauld. —
La collection alphabétique (Apophthegmata Patrum, dans PG, t. LXV) est citée
sans indication du mot Apophtegmes et sans reprise de la tomaison de la PG.
Par exemple, Antoine, 24 (PG, 83) = le vingt-quatrième apophtegme cité sous
le nom d'Antoine, à la colonne 83 du t. LXV de la Patrologie grecque de Migne.
ARNAULD, Les Vies des saints pères des déserts et de quelques saintes écrites par des
Pères de l'Eglise et autres anciens auteurs ecclésiastiques, traduites en françois
par M. Arnauld d'Andilly. Nouvelle édition. Bruxelles, 1694.
BOON = Pachomiana latina. Règle et Épîtres de S. Pachôme, Épître de S. Théodore et
« Liber » de S. Orsiesius. Texte latin de S. Jérôme, édité par dom A. BOON.
Appendice : La Règle de S. Pachôme. Fragments coptes et Excerpta grecs, édités
par L.-Th. LEFORT. (Bibliothèque de la Revue d'histoire ecclésiastique. Fasc. 7.)
Louvain, 1932.
BUTLER = C. BUTLER, The Lausiac History of Palladius, 2 vol. Cambridge, 1898,
1904 (Texts and Studies, edited by J. Armitage Robinson, VI, 1 et 2).
Conférences = lohannis CASSIANI conlationes X X I I I I , ed. M. PETSCHENlG, au
t. XIII du Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum. Vienne, 1886.
Histoire lausiaque = l'édition de BUTLER, et, éventuellement, notre traduction.
Histoire religieuse = Historia religiosa, dans la PG, t. LXXXII, et, éventuellement,
la traduction d'Arnauld.
Institutions = Iohannis CASSIANI de Institutis coenobiorum et de octo principalium
vitiorum remediis libri X I I . Edidit M. PETSCHENIG (Corpus scriptorum eccle-
siasticorum latinorum, t. XVII). Vienne, 1888.
LADEUZE = P. LADEUZE, Etude sur le cénobitisme pakhômien pendant le IVe siècle
et la première moitié du Ve. Louvain, 1898.
LUCOT = A. LUCOT, Palladius, Histoire lausiaque. Texte grec, introduction et tra-
duction française. Paris, 1912. (Textes et documents pour l'étude historique du
christianisme, éd. par H. Hemmer et P. Lejay.)
LEFORT, Vies = Les Vies coptes de saint Pachôme et de ses premiers successeurs.
Traduction française, par L.-Th. LEFORT. (Bibliothèque du Muséon. Vol. 16.)
Louvain, 1943.
LEFORT, VB = S. Pachomii Vita bohairice scripta. Edidit L.-Th. LEFORT. ( Corpus
Scriptorum Christianorum Orientalium, n° 89.) Paris, 1925.
LEFORT. VS = S. Pachomii Vitae sahidice scriptae. Edidit L.-Th. LEFORT. (Corpus
Scriptorum Christianorum Orientalium,' n°io9, 100.) Paris, 1933.
PG = Patrologie grecque, de Migne.
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PL = Patrologie latine, de Migne.


ROSWEYDE = Vitae Patrum. De vita et verbis seniorum sive Historiae eremiticae
libri X... opera et studio Heriberti Rosweydi. Editio secunda, varie aucta et
illustrata. Anvers, 1628.
SALIGNY = Les Conférences de Cassien, traduites en françois par le Sieur de SALIGNY.
Paris, 1663.
Vie d'Antoine = la traduction d'Arnauld.
Vie de Pachôme = les extraits des Vies de Pachôme reproduits ci-après, dans notre
traduction du texte copte édité par L.-Th. LEFORT.
Vie de Paul de Thèbes = la traduction d'Arnauld.
WHITE = H.-G. EVELYN WHITE, The Monasteries of the Wâdi 'N Natrun. II. The
History of the Monasteries of Nitria and Scetis. New-York, 1932. (The Metropo-
litan Museum of Art Egyptian Expedition.)
Rem. I. Les références de l'introduction qui sont munies d'un astérisque (*) renvoient
à des passages des sources qui sont reproduits dans le corps du volume.
2. L'introduction cite souvent les documents dans les termes des tra-
ductions d'Arnauld et de Saligny.
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INTRODUCTION

Nous n'avons jamais lu, je le crains, la Légende dorée, qui


enchanta nos pères du moyen âge; nous n'avons pas ouvert,
de quoi nous serons plus facilement pardonnés, le lourd in-folio
des Vitae eremiticae du jésuite Héribert Rosweyde, ni non plus
les Vies des saints Pères des déserts traduites en françois par le
janséniste Arnauld d'Andilly, ce trésor de nos vieilles biblio-
thèques. Pourtant nous connaissons bien Antoine l'anacho-
rète, pour l'avoir vu maintes fois, sur les toiles de nos peintres,
aux prises avec les diables en sa grotte de la Thébaïde. Car ce
sont de vrais diables, par exemple, tous ces personnages du
tableau de Teniers : l'entremetteuse à cornes qui attire vers la
barbe blanche de l'ermite la courtisane au corsage opulent qui
tend au solitaire la coupe des voluptés ; le chien qui a saisi
Antoine aux épaules et l'a déjà contraint de glisser un regard
effrayé vers la tentation qui s'avance ; le monstre à langue de
vipère qui tire à la déchirer la robe du saint ; les grenouilles
qui jouent au combat singulier dans les hauteurs obscures de
la caverne ; le serpenteau qui frétille autour des Écritures au
pied d'un grand christ baignant dans la lumière ; diables
encore, la tête décharnée qui joue de la flûte dans la pénombre,
et jusqu'à ces deux gras paysans qui se lancent des gaudrioles
à l'entrée de la grotte, en escomptant une fin joyeuse de l'aven-
ture. N'étant pas dupes de la mascarade, nous sommes bien un
peu inquiets. Mais puisque le bien l'emporte toujours sur le mal
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à la fin des beaux livres commesouvent à la fin de la vie, puisque


les saints du Christ sont quand même toujours les vainqueurs,
nous nous disons qu'un signe de croix aura dissipé en fumée
ces fantômes de l'enfer et que, dans sa caverne purifiée, le soli-
taire aura paisiblement poursuivi sa prière, longtemps, très
longtemps,—carAntoine avécu jusqu'à cent cinq ans, —avant
d'entrer dans le chemin de ses pères pour se réunir au Sei-
gneur. Et, paisibles comme Antoine, nous tournons la page
sur les Pères des déserts.
Or, si le lecteur y consent, nous allons regarder leur image
à loisir, toutes leurs images. Car Antoine fut une manière
d'Abraham, un père de multitudes ; et les diables de sa grotte,
de simples figurants dans sa vie, comme dans celle de ses fils.
Il est bon que l'histoire des grandes choses nous soit contée en
images, puisque nous restons toujours des enfants ; mais il
nous faut, à l'âge d'homme, feuilleter toutes leurs images, pour
nous former, de leurs prestiges à toutes, une autre belle image,
plus riche et plus juste de nuances, bien à nous, pour l'emporter
dans notre vie, dans un esprit et un cœur apaisés.

Les Pères du désert, —disons plutôt, comme au XVIIesiècle :


les Pères des déserts, puisque, aussi bien, ces déserts n'étaient
pas le désert, — ce sont les premiers moines : héritiers des
martyrs, ils forment la seconde génération des héros de l'ascé-
tisme chrétien. Ils apparurent en Égypte, d'abord, tout le
long du Nil, dans le Delta et dans la Thébaïde, et sur les rives
de la mer Rouge ; de proche en proche, leur institut gagna la
Palestine, la péninsule sinaïtique, la Syrie, la Cappadoce, pour
s'étendre ensuite à tout le monde byzantin, et, plus tard, aux
peuples slaves convertis ; Rome, Milan, la Gaule, l'Espagne,
furent conquises de bonne heure par l'exemple de l'Égypte, et,
bientôt, l'Occident tout entier.
. Les uns, qui se réclamaient d'Antoine (251-356), étaient
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des solitaires ; les autres étaient des cénobites, les fils de Pa-
chôme de Tabennèse (vers 286-346). D'eux sortent tous les
moines chrétiens, hommes ou femmes, qui jamais furent et qui
jamais seront ; et de la longue expérience qu'ils risquèrent à
la frontière de deux mondes, celui d'ici-bas et celui de là-haut,
ils rapportèrent un ascétisme et une mystique qui sont encore
les nôtres. Semence authentiquement chrétienne, —quoi qu'en
aient dit parfois les religionnistes, aventureux par métier, —
le monachisme, abreuvé du meilleur de la sève chrétienne,
devint un arbre vigoureux. Dans les parloirs humides des vieux
couvents, on voit parfois, appendu à la chaux des murailles,
parmi le matériel d'édification offert à la patience des visi-
teurs, un tableau dans un grand cadre ; il figure un arbre tout
noir, aux frondaisons noueuses, chargées, en guise de feuilles,
de médaillons en grand nombre ; le premier est celui du Christ,
puis, de branche en branche, montent ceux des fondateurs
d'ordres et des ascètes de toute robe ; en haut, dans un vol
d'anges, on aperçoit le Père éternel avec son sceptre et son
globe, le Fils avec sa croix, et l'Esprit sous le symbole de la
colombe ; sur les côtés, fusent les flammes de l'enfer, où tombent,
sur des branches cassées, les médaillons des hérétiques, qui
furent aussi, on le sait, de faux ascètes et des pseudo-mystiques.
C'est la Vraie Vigne chrétienne, dit la légende, en reprenant
un mot de saint Jean (1). J'aime les couvents qui affichent la
Vraie Vigne dès leur seuil, telles des armoiries : l'image n'est
pas belle, mais elle évoque, avec puissance et discrétion,
l'empire qu'a pris le monachisme sur l'Église et les âmes, et la
divine origine de sa vertu.
C'est aux racines de la Vraie Vigne que nous ramènent les
Pères des déserts.
(1) Jean, XV, 1-5.
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Malgré les recherches des cinquante dernières années,


l'histoire des origines du monachisme oriental, —le rve siècle
et la première moitié du ve, —est loin d'être faite, loin de pou-
voir être faite.
Bien des textes restent inédits; d'autres sont difficilement
accessibles, parce qu'ils sont écrits, non pas, ou non pas seule-
ment, en latin ou en grec, mais dans des langues orientales,
et qu'ils sont dispersés, parfois morceaux par morceaux pour
une même pièce (le cas est fréquent pour les manuscrits
coptes), dans des bibliothèques lointaines ou encore mal
explorées.
Pour les textes classiques, les éditions critiques, ou bien
manquent simplement, ou bien n'ont pas toute l'assiette dési-
rable. Ainsi, la précieuse Histoire lausiaque grecque de C. But-
ler (1904) n'a pu collationner aucun des nombreux et anciens
manuscrits des bibliothèques de l'Orient, et le témoignage des
versions orientales n'a pu y être qu'imparfaitement invoqué.
Pour les Apophtegmes, les travaux sont à peine entamés. Pour
la Vie grecque de saint Antoine, veut-on savoir quelle masse
de matériaux l'éditeur devra dépouiller? Pas moins de «quelque
cent soixante manuscrits grecs, deux versions latines, et des
versions copte, arménienne, syriaque, arabe, éthiopienne et
géorgienne (I) ». L'Histoire religieuse, de Théodoret, nous la
lisons toujours dans l'édition de Migne (1860), qui reproduit
celle de Schultze et Noesselt (1769-1774), laquelle était une
simple revision de celle de Sirmond (1642).
Aux difficultés de l'établissement du texte s'ajoutent celles
de critique littéraire, souvent autrement complexes. Impos-
(1) G. GARITTE, Un témoin important du texte de la Vie de saint Antoine par
saint Athanase. La version latine inédite des Archives du chapitre de Saint-Pierre à
Rome, p. I. Bruxelles et Rome, 1939.
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sible, par exemple, de faire la critique du premier chapitre de


l'Histoire religieuse (Vie de Jacques de Nisibe) sans avoir
élucidé, entre autres choses, le problème des Vies d'Ephrem le
Syrien (i) ; celles-ci, à leur tour, ne peuvent être expliquées,
si grande est l'interdépendance des sources, sans suivre à la
trace la tradition littéraire de pas mal d'autres pièces, avec
leurs versions orientales (2).
Enfin, l'histoire des moines n'est pas seulement celle de
leurs institutions, c'est celle aussi de leur piété ; mais puisque
les deux aspects de la vie monastique sont étroitement con-
nexes, on comprend que, malgré ses promesses, l'histoire an-
cienne de la spiritualité monastique n'en soit encore qu'à ses
débuts.
On entrevoit le nombre et la gravité des problèmes qui con-
tinuent de peser sur l'histoire ancienne du monachisme ;
longtemps encore, la prudence, s'ils sont avertis, sera la pre-
mière conseillère de ceux qui s'aventurent à des reconstitutions
historiques (3).

Notre tâche ne vise qu'à faciliter, par quelques éclaircis-


sements, l'accès d'une série de textes des œuvres classiques de
la littérature monastique des IVeet ve siècles.
En tête de cette anthologie, on trouvera, dans son texte
intégral, la Vie de saint Antoine, le père des solitaires (f356) ;
ce document, qui a joui d'une immense faveur, a contribué
puissamment à la diffusion du monachisme et inspiré des géné-
rations d'hagiographes. Une tradition, ferme depuis les ori-
(1) Le R. P. PEETERS l'a bien vu (La légende de saint Jacques de Nisibe, dans
Analecta bollandiana, 1920, t. XXXVIII, pp. 284-312).
(2) Nous l'avons montré dans un mémoire qui sera publié prochainement :
Etude critique des documents syriaques et grecs de la Vie d'Éphrem le Syrien.
(3) Notre collègue L.-Tn. LEFORT le rappelait à M. K. HEUSSI, à propos de
l'ouvrage de celui-ci : Der Ursprung des Mônchtums (Tubingue, 1936), dans Revue
d'histoire ecclésiastique, 1937, t. XXXIII, pp. 341-348.
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gines, en attribue la rédaction à saint Athanase, patriarche


d'Alexandrie, un ami d'Antoine et un fervent de l'idéal monas-
tique (t 373). Elle daterait déjà des environs de 357. L'original
est grec. Tout devait y intéresser les moines : en même temps
qu'elle leur apprenait les péripéties de la carrière du grand
anachorète, elle leur offrait, en un raccourci substantiel (le
discours d'Antoine, ch. vii-xiii), un code complet de la vie au
désert.
La règle tracée aux collaborateurs de la présente collection
leur prescrivant de retenir, en principe, les bonnes traductions
existantes et de valeur littéraire, nous avons repris dans plu-
sieurs sections de cet ouvrage, et notamment pour la Vie
d'Antoine, les traductions de Robert Arnauld d'Andilly
(1589-1674), le frère du théologien janséniste Antoine Arnauld
et de la Mère Angélique, l'abbesse de Port-Royal des Champs.
Andilly se retira lui-même au «désert »de Port-Royal, à l'âge
de cinquante-cinq ans. Des traductions qu'il y publia, la plus
célèbre est le recueil des Vies des saints Pères des déserts et de
quelques Saintes, écrites par des Pères de l'Eglise et autres auteurs
ecclésiastiques, traduites en françois; la « nouvelle édition »,
dont nous nous sommes servi, parut à Bruxelles, en 1694; la
première est de 1653. Arnauld y mettait en français, en y joi-
gnant quelques pièces de spécial intérêt pour le lecteur de
France, une part notable du recueil latin que Rosweyde avait
publié chez Plantin, à Anvers, en 1628 : Vitae Patrum. De Vita
et Verbis Seniorum, sive Historiae eremiticae... Editio secunda,
varie aucta et illustra ta (r) ; son livre fit la vogue des Pères des
déserts dans le public français.
Les traductions d'Arnauld ne serrent pas l'original d'aussi
près que nous le voudrions ; à l'ordinaire, pourtant, elles
rendent exactement la pensée. Elles ont le charme désuet de la
langue du XVIIe siècle, son vocabulaire savoureux, ses périodes
(1) Vies des Pères. La Vie et les Dits des Anciens, ou Histoires des déserts...
Deuxième édition, diversement augmentée et annotée.
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moulées sur le latin. La proximité de la phrase latine est certes


un défaut, le français ayant renoncé au jeu des terminaisons
qui permettent à la période latine de rester claire en étant com-
pacte ; mais qu'on fasse l'effort d'être attentif au sens plutôt
qu'aux exigences de notre syntaxe, les équivoques ne troublent
bientôt plus. Nous avons modernisé l'orthographe, et cru mé-
nager plus de clarté en adoptant une ponctuation conforme à
nos habitudes, ainsi qu'une distribution plus logique des alinéas.
Vient ensuite la Vie de Paul de Thèbes. Arnauld l'avait
placée en tête de son volume, parce que Paul, le « premier
ermite » (t vers 341), a embrassé la vie solitaire vers 250, à
l'époque de la naissance d'Antoine (1). Elle est cependant
postérieure à la Vie d'Antoine; c'est le premier fruit de l'acti-
vité littéraire de saint Jérôme, qui l'écrivit, entre 374 et 378,
dans le désert de Chalcis, sur les pentes de l'Anti-Liban.
Évagre d'Antioohe venait de mettre en latin la Vie d'Antoine.
Jérôme, qui s'exténuait de travail dans sa solitude, dans l'espoir
d'étouffer les souvenirs de sa chair, —il copiait des manuscrits,
il perfectionnait son grec, il était aux prises avec l'hébreu, —
dut trouver quelque relâche à composer cet opuscule. Il y
recueillit les traditions qui avaient cours, parmi les solitaires,
sur l'initiateur, déjà légendaire, à qui Antoine en personne avait
rendu hommage. Et dans cette œuvre où nous dirions que
Jérôme a mis de la fantaisie, s'il n'avait pas cru le premier à
ses belles histoires, nous retrouvons l'ancien élève des rhéteurs
de Rome, comme lui-même, à ce qu'il assure (2), retrouvait
toujours encore en lui son vieil homme, «mêlé aux danses des
jeunes Romaines ».
Après les solitaires, les cénobites. Pachôme, l'initiateur de
la vie commune dans la Haute-Égypte (vers 286-346), avait sa
(1) Pour l'ensemble de la chronologie de l'histoire monastique de 250 à 500, on
peut se reporter à la table dressée par C. BUTLER (t. II, p. c-cii).
(2) Lettre XXII, 7 (éd. H. HILBERG, p. 153. Vienne, 1910).
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place marquée auprès d'Antoine, l'ancêtre des anachorètes.


Cette fois, nous avons abandonné Arnauld, qui a traduit, sur
le latin de Denys le Petit (-}- vers 545)>une vie grecque de
Pachôme qui représente un stade déjà trop avancé de l'hagio-
graphie du saint. C'est à ce qui subsiste des anciennes sources
égyptiennes, qui furent écrites en copte dans les milieux pachô-
miens, sans doute déjà à partir du IVE siècle, qu'il fallait de-
mander une image moins déformée des débuts difficiles de
l'institut cénobitique. Nous avons donc traduit du copte
quelques passages typiques de ces anciennes vies de Pachôme,
qui ont été éditées naguère par M. L.-Th. Lefort (i). Leur en-
semble donne sur la vie, l'œuvre et la mentalité de Pachôme,
et sur les monastères de la Haute-Égypte, un aperçu bien plus
parlant, et autrement garanti, que la Vie traduite par Denys
le Petit.
Les extraits de l'Histoire lausiaque de Pallade, —22 cha-
pitres sur les 71 de l'œuvre complète, — nous ramènent au
type de vie semi-anachorétique de la Basse-Égypte. Ce joyau
de l'ancienne littérature grecque, appelé Histoire lausiaque du
nom de Lausus, chambellan de Théodose II, à qui elle fut dédiée,
date de 419-420. Il est fait d'anecdotes sur les moines d'Égypte
surtout, de Palestine et de Syrie aussi, que Pallade (363/4 —
vers 425), évêque d'Hélénopolis en Bithynie (400), et plus tard,
d'Aspuna en Galatie (vers 417), avait rapportées de ses péré-
grinations en Égypte et en Orient ; celles qu'on lira lui venaient
des maîtres en ascétisme qu'il avait fréquentés lors de son séjour
à Alexandrie et dans les monastères de Nitrie, à l'ouest du
Delta, entre 388 et 399.
L'antiquité et le moyen âge, plus attentifs au contenu des
(1) M. L.-TH. LEFORT a publié, dans le Corpus scriptorum christianorum orien-
talium des Universités de Louvain et de Washington, les Vies de Pachôme en dia-
lecte bohaïrique (texte copte et version latine, Paris, 1925) et en dialecte sahidique
(texte copte, Paris, 1933-1934), et par après, une traduction française de l'ensemble
du dossier copte pachômien (Louvain, 1943).
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œuvres d'édification que respectueux de leur intégrité litté-


raire, nous ont transmis l'Histoire lausiaque en plusieurs recen-
sions. L'une d'elles fusionne avec l'œuvre de Pallade un travail
similaire, l'Histoire des moines d'Égypte, dont le latin est de
Rufin (vers 402-403) et dont l'original grec serait d'un certain
Timothée d'Alexandrie; C. Butler a dégagé de cette compila-
tion ce qui doit être le bien propre de Pallade (1). La traduction
d'Arnauld est faite sur cette recension composite, elle est frag-
mentaire, et son style à périodes enlève trop de sa saveur au
tour simple et populaire de l'original ; la traduction moderne de
A. Lucot (2), faite d'après l'édition de Butler, pèche par un
faux littéralisme, qui n'est trop souvent que du mot à mot, et
elle tombe parfois dans de curieux contresens. La traduction
qu'on lira, établie sur le grec de Butler, est de nous (3).
L'Histoire religieuse, de Théodoret, évêque de Cyr (t 458),
nous mène chez les anachorètes des déserts de Syrie. Elle fut
rédigée en grec, probablement vers 444; chacun de ses trente
chapitres raconte la vie d'un ou de plusieurs solitaires. Les
(1) The Lausiac History of Palladius, 2 vol. Cambridge, 1898, 1904.
(2) Palladius, Histoire lausiaque. Paris, 1912.
(3) Un simple essai, d'ailleurs, que l'on voudra bien prendre pour tel, et dont
nous ne pouvions entreprendre ici de justifier les détails. La traduction de l'Histoire
lausiaque comporte des risques particuliers. Sans compter, en effet, que le grec de la
koinè est facilement un terrain glissant, il est probable que, en plus d'un endroit,
nous avons affaire, contrairement à ce que pensait dom Butler, non pas à du grec
d'origine, mais à des versions, faites tant bien que mal, de sources coptes. Quant au
texte de Butler, il est indéniable que son établissement critique a constitué une étape
capitale ; cependant, il y a des raisons de croire qu'il pourrait encore être assez
distant, par endroits, de l'original de Pallade. Le témoignage des quelque quarante
manuscrits non consultés par Butler aurait-il permis d'en approcher davantage? Il
semble certain, en tout cas, que les deux manuscrits, tardifs (XIVe et xvie siècles),
auxquels l'éditeur anglais a donné son suffrage, sont des textes revisés (cf. R. DRA-
GUET, Le chapitre de l'Histoire lausiaque sur les Tabennésiotes dérive-t-il d'une source
copte? dans le Muséon, 1944, t. LVII, pp. 53-145 et 1945, t. LVIII, pp. 15-95 ;
Une nouvelle source copte de Pallade, le chap. vin, Amoun, dans le Muséon, 1947,
t. LX, pp. 227-255) ; l'examen, enfin, d'une version syriaque très ancienne (sans
doute du vesiècle) mais malheureusement fragmentaire, que nouspoursuivons actuel-
lement, semble poser avec une acuité accrue le problème du rapport à mettre entre
le texte de Butler et l'original de Pallade.
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quatre que nous avons reproduits, dans la traduction d'Arnauld,


appartiennent à la seconde partie de l'ouvrage, qui célèbre des
contemporains de l'auteur, personnellement connus de celui-ci :
Jacques ; Siméon le Stylite, le premier et le plus fameux de ces
ascètes qui passèrent leur vie entre ciel et terre, juchés sur une
colonne ; et enfin trois femmes, qui vivaient en recluses.
« Dis-moi une parole, de quoi me sauver ! »Ainsi les moines
abordaient-ils les anciens du désert, quand ils allaient frapper
à leur cellule, en quête d'édification. Et l'ancien lançait à son
visiteur une sentence, parfois un bon mot ou une pieuse devi-
nette, souvent étoffés, les uns et les autres, d'une anecdote, et
soulignés, à l'occasion, d'un geste symbolique. Ce sont les
Apophtegmes. Recueillis par la tradition monastique, les dits
des anciens formèrent des recueils, qui sont connus sous le
même nom. Certains de ces mots sont anonymes ; la plupart
se réclament nommément de quelque vétéran de l'ascèse. Les
collections distribuent les apophtegmes tantôt dans l'ordre
alphabétique des noms qui les patronnent, et tantôt par ma-
tières ; on n'est pas entièrement fixé sur l'antiquité relative de
ces deux types de recueils. L'original était grec, peut-être
copte : on en discute encore ; il s'est formé, pense-t-on, à partir
de la seconde moitié du IVesiècle ; le texte est transmis en grec
et en latin, en syriaque, en arménien et en géorgien, en copte
et en éthiopien, en arabe enfin, avec les variantes obligées dans
un pareil genre littéraire. Les Apophtegmes sont d'un grand prix
pour l'historien des institutions et de la piété monastiques.
On y côtoie la vie, qui vaut mieux que le sublime. Arnauld a
traduit du latin une faible partie de la collection systématique ;
nous avons fait un choix dans son texte, et nous citerons abon-
damment, dans les pages qui suivent, la collection alphabé-
tique grecque.
Venons enfin àJean Cassien (env. 360-435), moine en Égypte
pendant douzeàquinze ans (385-400?), puis fondateur de monas-
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tères à Marseille (après 415), celui qui apporta aux moines de


l'Occident les recettes de perfection des Pères égyptiens. Les
Institutions cénobitiques (avant 417-418) et les Conférences
(en trois séries, env. 415-429) sont des œuvres de doctrine; les
Institutions, qui « traitent du règlement extérieur et visible
des solitaires », veulent faire des Jacobs, «qui supplantent et
enterrent en eux les vices charnels »; les Conférences, «pas-
sant à ce qui regarde l'homme intérieur et invisible », con-
duisent ces Jacobs «à mériter le nom d'Israël, par la vue et la
contemplation continuelles de la pureté de Dieu (r) ». Mais elles
mêlent à la doctrine une abondante information, car elles
entendent appuyer leur sagesse aux modèles égyptiens. Les
vingt-quatre conférences, en particulier, rédigées sous la forme
de dialogues où des solitaires d'Égypte donnent la réplique à
Cassien et à sôn inséparable Germain, ont la forme d'interviews
pris chez les ascètes de la région du Delta. Écrivant vingt ou
trente ans après son voyage, le pieux journaliste a mis du sien
dans son reportage : le mythe de la parfaite objectivité ne
pourrait d'ailleurs tromper que les pauvres psychologues que
nous sommes. Cassien ne cache pas que c'est à travers sa
propre expérience qu'il se remémore celle de ses maîtres égyp-
tiens ; ce qu'il savait moins, peut-être, et qui ne l'aurait troublé
d'aucune sorte, c'est que, dans les Conférences, il peignait le
rustique ascétisme du désert de Scété avec la palette brillante
des Alexandrins plus savants. Il nous suffit d'être avertis.
Arnauld d'Andilly n'a pas réalisé son projet de traduire
Cassien. Un autre janséniste, solitaire lui aussi de Port-Royal,
le sieur de Saligny (pseudonyme de Nicolas Fontaine,
1625-1709), s'en est chargé. C'est à sa traduction que sont
empruntés les extraits des Conférences qu'on lira ci-après : les
Conférences de Cassien, traduites en françois (Paris, 1663) ; elle
est exactement dans le genre de celles d'Arnauld. Puisque nous
devions nous limiter et que, la systématisation exceptée, les
note(1)2. Préface des Conférences. Sur le sens de ces symboles, voir plus loin, p. 319,
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Institutions n'eussent en somme rien ajouté à ce que les six


premières sections de notre anthologie apprendront au lec-
teur, nous avons renoncé à reproduire tant de belles pages
qu'elles contiennent, afin de citer plus largement les Confé-
rences; celles-ci nous livrent d'ailleurs la pensée entière de
Cassien, et elles sont les seules qui la poussent à leur terme, en
s'inspirant à plein de la mystique gnostique des Alexandrins.
Et voilà tournée, sur Cassien, la dernière page du livre des
belles images des Pères des déserts. Il devait y avoir, dans la
suite des temps et la dispersion des lieux, bien d'autres déserts,
bien d'autres anachorètes et, surtout, bien d'autres cénobites,
et il ne devait pas manquer d'écrivains pour écrire leur vie et
nous instruire de leur piété. Mais ces nouvelles solitudes furent,
au fond, pareille&saux premières, les nouveaux moines vécurent
toujours de leurs pfcres, et les nouveaux narrateurs imitèrent,
souvent mal, les anciens. Le livre de leurs gestes est pourtant
un autre livre, car la vie, malgré sa profonde unité, ne se peut
pas répéter.
En attendant, nous avons de quoi bâtir notre image à nous
des Pères des déserts. Ils sont là, dressés en pleine vie, par la
série de leurs biographes : Paul de Thèbes évoqué par un saint
Jérôme, Antoine vu par un saint Athanase, Pachôme raconté
par ses propres fils, anachorètes du Delta interrogés par Pal-
lade, solitaires de Syrie conversant avec Théodoret leur évêque,
Scétiotes dans la sagesse de leurs apophtegmes, ascètes, enfin,
de la Basse-Égypte transfigurés, chez Cassien, par le tour
d'esprit plus gnostique des spirituels d'Alexandrie.
Dira-t-on qu'il y a trop de diableries et trop de miracles en
ces récits? Mais c'est justement ces miracles et ces diableries,
ayons l'esprit de le reconnaître, qui garantissent la vérité psy-
chologique du tableau. Le merveilleux faisait partie de la vision
du monde de ce temps, juste comme la science est une part de
la nôtre. Il n'est souvent que l'accessoire d'un certain genre
littéraire, peu soucieux de séparer le roman de l'histoire. Nos
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auteurs en mettent d'ailleurs moins qu'on ne pense, et ils ont,


croyons-le bien, le discernement des esprits.

Si l'on reporte sur une carte les localités égyptiennes men-


tionnées par les sources (i), on constate que les principaux éta-
blissements monastiques commencent à la côte alexandrine,
s'éparpillent dans le Delta, dont ils débordent les deux branches,
pour s'échelonner ensuite, en remontant la vallée, jusqu'au sud
de Thèbes, à quelque sept cents kilomètres des bouches du Nil,
Et si l'on y marquait par des hachures la densité de la popula-
tion monastique, elles se feraient plus serrées sur les deux
branches du Delta, et davantage encore à l'ouest de la branche
de Rosette, entre Alexandrie au nord et le Wâdi-en-Natroun
au sud (2), ainsi qu'à l'extrême sud, aux environs de Thèbes (3).
Un voyageur entreprenant, qui aurait poussé, vers l'an 400,
jusqu'en Thébaïde, après la visite du Delta, aurait partout
rencontré les moines sous un costume sensiblement uniforme :
la large tunique de lin laissant à nu le haut de la poitrine et les
bras ; la ceinture qui la serrait aux reins ; des brassières se croi-
sant sur le dos et la poitrine pour relever la tunique pendant
les heures de travail ; la coule, sorte de capuchon amovible qui
(1) Comme le fait, avec beaucoup d'approximation, BUTLER, t. II, p. XCVIII.
(2) La vallée du Nitre qui, partant du Caire, descend vers la mer en direction
ouest-nord-ouest. Voir une excellente carte de l'Égypte du Nord dans WHITE,
pl. x. C'est dans cette région qu'il faut localiser la «montagne x de Nitrie (le grec
oros = montagne désigne souvent simplement un endroit non cultivé, —en l'espèce,
la bordure de la vallée cultivée du fleuve, —par opposition à érèmos, endroit inha-
bité), les Cellules et Scété, dont il est si fréquemment question dans les sources. Mais
alors que BUTLERidentifiait la Nitrie avec la vallée du Nitre et plaçait Scété au nord
de celle-ci (t. II, p. 189), WHITE localise Scété dans la vallée du Nitre et situe la
«Nitrie »des sources à soixante-dix kilomètres environ plus au nord, à El Barnûgi
(p. 24). En tout état de cause, les Cellules étaient une sorte d'annexe de la «Nitrie »;
WHITE les situe à une dizaine de kilomètres en direction ouest-sud-ouest de El
Barnûgi (p. 27).
(3) Voir L.-TH. LEFORT, Les premiers monastères pachômiens (exploration topo-
graphique), dans le Muséon, 1939, t. LU, pp. 379-407.
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couvrait la tête et la nuque ; la mélote ou peau de chèvre, des-


cendant des épaules jusqu'aux genoux, portée surtout en
voyage, pour se garantir du froid ; quelquefois, la pèlerine qui
couvrait le cou et les épaules, et, éventuellement, des sandales
et un bâton (i). Chez tous aussi, en somme, il aurait rencontré la
même vision du monde, la même conception de la vie, et le
même type d'ascèse. Mais il aurait noté d'appréciables diver-
gences dans l'organisation de leur vie.
Les uns, c'est le système antonien, vivaient seuls, en ermites,
ou bien, c'était le cas le plus fréquent, étaient groupés en
colonies d'anachorètes, avec les avantages d'un minimum de vie
en commun, qui laissait une large part à l'indépendance et à la
liberté d'un chacun ; les autres, c'est le système pachômien,
pratiquaient la vie commune dans la stricte acception du terme,
en étroite dépendance d'un supérieur.
Ces divers systèmes sortirent l'un de l'autre par une évolu-
tion naturelle (2). Comparant, au soir de sa vie, l'œuvre de
Pachôme à la sienne propre, Antoine évoquait le temps où, la
vie commune n'étant pas encore inventée, il avait suivi, au
début de sa carrière, l'exemple de ceux qui, «individuellement,
se retiraient un peu en dehors de leur village et vivaient à
l'écart (3) ». Quecetémoignage des documents pachômiens soit,
ou non, indépendant de la Vie d'Antoine, celle-ci nous montre
le saint «commençant premièrement à demeurer lui aussi dans
un lieu séparé du village », dans le voisinage d'autres anacho-
(1) WHITE, pp. 194-197; LADEUZE, pp. 275-277.
(2) Nos monastères occidentaux dérivent tous, au fond, du système pachômien.
En Orient, à côté des coenobia, soumis au régime monarchique et dont les moines
ne possèdent rien en propre, on trouve encore aujourd'hui, au Mont Athos, des monas-
tères idiorrythmes, qui admettent la propriété individuelle et qui groupent les
moines, par familles de sept ou huit, sous la direction d'un chef commun, le proestôs;
ces familles sont indépendantes, possèdent chacune un local spécial et n'entretiennent
de rapports avec les autres que pendant les prières liturgiques et à certaines grandes
fêtes ; le monastère et le proestôs pourvoient chacun par moitié aux besoins de la
famille (cf. R. JANIN, Les Églises orientales et les rites orientaux, pp. 108-114, 26 éd.,
Paris, [1926]).
(3) Vie de Pachôme, VII*.
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rètes, dont il s'appliquait à imiter les vertus (i). Cela devait se


passer vers 270; Antoine avait alors une vingtaine d'années.
Vers l'âge de trente-cinq ans, le désir d'une solitude plus com-
plète l'engagea à se retirer «à la montagne »: il s'établit dans
les ruines d'un château, à Pispir, mais toujours dans la vallée
du fleuve (vers 285) (2). C'est là, que, vingt ans plus tard, il
admit à vivre dans son voisinage et à bénéficier de sa direction,
les nombreux disciples que sa réputation lui attirait (3). Le
premier stade de l'organisation du monachisme était atteint :
le système semi-anachorétique était fondé (vers 305). Antoine
y resta fidèle jusqu'à la fin de sa vie, et contribua à le répandre
en Égypte. Aune époque que la Vie ne précise pas, il s'en alla
demeurer tout seul dans les régions désertiques qui bordent la
mer Rouge, à un endroit qu'elle appelle « la montagne inté-
rieure »; il restait néanmoins en contact avec Pispir, d'où les
frères lui apportaient régulièrement de quoi manger et où il se
rendait lui-même de temps en temps (4). Vers 315-320, le semi-
anachorétisme s'établissait en Nitrie, avec Amoun le Ni-
triote (5), et, vers 300, à Scété, avec Macaire l'Égyptien
(f vers 390) (6) ; les deux fondateurs, le premier surtout,
furent en relations suivies avec Antoine et mirent à profit ses
avis (7).
Vers le même temps, Pachôme (né vers 286), qui avait
débuté, lui aussi, par la vie anachorétique, qu'il avait menée
pendant sept ans auprès de Palamon, avait entendu la voix qui
l'appelait « à servir les hommes pour les appeler à Dieu (8) ».
Les anciens documents pachômiens ne dissimulent pas ses
(1) Vie d'Antoine, n*.
(2) Ibid., vi* et vu*.
(3) Ibid., VII*.
(4) Ibid., xvi* ss.
(5) Histoire lausiaque, VIII*. D'après WHITE (p. 45), la chronologie d'Amoun
s'établirait comme suit, à quelques années près : naissance en 275, mariage en 297,
retraite en Nitrie en 315, mort en 337.
(6) Histoire lausiaque, XVII. Cf. WHITE, p. 65.
(7) WHITE a réuni les textes, pp. 49-50 et 67-68.
(8) Vie de Pachôme, I*.
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déboires ; ils laissent entrevoir à travers quels longs et pénibles


tâtonnements Pachôme en vint à abandonner la formule semi-
anachorétique pour amener ses disciples à la vie commune.
Seconde forme du monachisme organisé, le cénobitisme, type
plus discipliné et mieux adapté à la masse, —celui que retien-
drait l'expérience, — avait pris consistance. Ladeuze date
de 318 la fondation du premier monastère de Pachôme à Taben-
nèse, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Thèbes, à
l'endroit où le Nil, qui coulait du sud au nord, fait un coude vers
l'ouest. Pachôme fonda, toujours dans la vallée, huit autres
monastères d'hommes, qu'il organisa, sous son autorité, en
une congrégation, et des monastères de femmes, qu'il rattacha
à celle-ci.
Les voyageurs du ive et du ve siècle, qui ne dépassaient
guère le Delta et dont les plus intrépides poussaient jusqu'à
Scété, n'ont pu parler qu'incidemment et par ouï-dire des
monastères de la Thébaïde ; les pachômiens, de leur côté, tout
en étant en relations d'affaires avec les milieux grecs
d'Alexandrie, paraissent s'être volontiers confinés dans leur
particularisme local : le fait est que, pendant des siècles, c'est
Antoine qui a tenu la vedette dans la légende, et, après, dans
l'histoire. L'exploration des sources coptes, issues des milieux
pachômiens, qui se poursuit depuis une cinquantaine d'années,
met lentement en lumière l'œuvre du cénobite Pachôme ; elle
lui rendra sa vraie place, à côté d'Antoine l'anachorète, parmi
les grandes figures du passé chrétien.

« Lequel d'entre les hommes sait ce qui se passe dans un


homme, dit l'Écriture, sinon l'esprit de l'homme qui est en
lui (I)? ȃvoquons donc l'esprit des moines, nous qui voulons
savoir ce qui se passait dans les moines. Mais les sources
(1) 1 Cor., II, 11.
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veulent être interrogées avec prudence, et qu'on entende leur


témoignage à toutes, et tout entier ; ne confondons pas non
plus, même en matière d'ascétisme et demystique, littérature et
réalité. Si on lisait Pallade hâtivement, ou qu'on donnât la ve-
dette au Siméon le Stylite de Théodoret, les anachorètes seraient
des excentriques ; qu'on se laisse bercer par tels charmes de
Cassien, les déserts furent simplement des ciels sur la terre.
Pour ramener tout à ses proportions, rien ne vaut les Apoph-
tegmes, ce miroir de la sagesse quotidienne. C'est eux d'ailleurs
qui nous en avertissent : «Tout excès provient des démons (i) !»
Pour échapper à de graves confusions, représentons-nous
d'abord de quoi était fait le milieu monastique égyptien.
W.-E. Crum a noté, en commentant les fouilles américaines du
monastère d'Épiphane, que les moines thébains du vie siècle se
recrutaient en majorité dans la classe paysanne (2). Il en va de
même, au IVe et au ve siècle, pour l'ensemble du monachisme
égyptien : nous avons affaire, en général, à un monde assez rude,
peu cultivé et peu raffiné.
Même dans les monastères du Delta, plus accessibles aux
influences de la culture alexandrine, pour un Euloge, cet
«homme instruit qui avait parfait le cycle des études (3) », il y
avait, n'en doutons pas, un nombre imposant de Paul le Simple,
de ces « paysans rustres, excessivement bonasses et naïfs à
l'extrême (4) ». Comment se fait-il, demandait-on un jour à
Arsénius, un homme instruit, lui aussi, que ces «rustres d'Égyp-
tiens »,—on désignait les moines de Nitrie, —aient acquis tant
de vertus (5)? Parmi les personnages de Pallade, —les grands
onms de l'ascétisme de Nitrie et de Scété, —Alexandra est une
(1) Poemen, 129 (PG, 353).
(2) The Monastery of Epiphanius, pp. 152 ss. New-York, 1926. Il explique
notamment par là leur peu d'intérêt pour les controverses christologiques.
(3) Histoire lausicrque, XXI*.
(4) lbid., XXII*.
(5) Arsénius, 5 (PG, 88-89).
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servante (i), Amoun un fabricant de baume (2), Apollonius un


négociant (3), Moïse un ancien domestique et un brigand
repenti (4) ; Paésios et Isaïe sont les fils d'un marchand (5) ;
Jean de Lycopolis est un charpentier, qui a pour frère un tein-
turier (6). Si nous en croyons une anecdote qui fut rapportée
à Pallade, Antoine lui-même, qui devait connaître son monde,
se tenait quitte envers certains de ceux qui s'arrêtaient à
Pispir pour le voir, quand il leur avait fait servir des lentilles
et qu'il avait récité avec eux un bout de prière, alors qu'avec
d'autres il restait toute la nuit à deviser du salut (7).
Il est vrai qu'on rencontre en Nitrie, à la fin du IVe siècle,
un groupe d'intellectuels alexandrins, dont Pallade et Évagre
le Pontique (8) faisaient partie, mais on l'a justement caracté-
risé comme «une coterie de moines grecs ou hellénisés, dont la
théologie était plus intellectuelle et plus spéculative que les
croyances naïves et prises à la lettre de leurs frères égyp-
tiens (9) ». Puis, ce ne fut qu'un groupe ; il n'entama pas le gros
de l'élément indigène (10) ; il n'entama surtout pas les monas-
tères de la Thébaïde. Il a pu, seulement, contribuer, par l'œuvre
(1) Histoire lausiaque, V*.
(2) Ibid., VIII*.
(3) Ibid., XIII*.
(4) Ibid., XIX*.
(5) Ibid., XIV*.
(6) Ibid., XXXV.
(7) Ibid., XXI*.
(8) Originaire de Cappadoce, Évagre vint en Égypte, en 382, pratiquer la vie
anachorétique ; il mourut en 399. Fervent origéniste, il fut condamné avec Origène
(f 255/6) par le Ve concile œcuménique, en 553. Il retient actuellement l'attention
des historiens de la spiritualité ; sa doctrine, comme la mesure de son influence, qui
fut considérable, ne pourront être déterminées avec sécurité que lorsque la critique
aura résolu une série de problèmes relatifs à des ouvrages qui circulent sous son nom
sans toujours être de lui, ou sous le nom d'autres auteurs, et qui lui appartiennent.
L'Histoire lausiaque, par exemple, est «une manière de catéchisme en images de la
doctrine d'Évagre » (cf. R. DRAGUET, L'Histoire lausiaque, une œuvre écrite dans
l'esprit d'Évagre, dans Revue d'histoire ecclésiastique, 1946, t. XLI, pp. 321-364,
et 1947, t. XLII, pp. 5-49).
(9) WHITE, p. 128.
(10) ID., p. 84.
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de Cassien, à donner à l'Occident une peinture du monachisme


égyptien quin'est, par certains traits, qu'une transposition idéale.
La simplicité des Égyptiens est bien illustrée par deux
« hérésies » qui jetèrent le trouble dans les monastères de la
Basse-Égypte aux environs de 400. D'abord, l'anthropomor-
phisme ; Cassien a là-dessus une belle page. L'Écriture disant
que Dieu a fait l'homme à son image et à sa ressemblance (1),
les Égyptiens en avaient conclu que Dieu était fait à l'image de
l'homme. Le patriarche d'Alexandrie, Théophile, dut s'en
mêler par une lettre pascale. Or, quand oneut remontré au père
Sérapion, «consommé dans toutes sortes de vertus et recom-
mandable par l'austérité de sa vie », que Dieu était simple et
sans corps, «ce bon vieillard, surpris de voir ces images anciennes
et ces fantômes accoutumés qu'il se représentait en Dieu lors-
qu'il priait s'effacer de son esprit, s'abandonna tout d'un coup
aux soupirs et aux larmes et, se jetant à terre, il s'écria : hélas,
que je suis misérable ! Ils m'ont enlevé mon Dieu (2) !... »Cas-
sien ne dit pas, mais nous le savons par Socrate (3), que les
moines coururent à Alexandrie sommer le patriarche de se
rétracter : à peine s'il ne fut pas écharpé. AScété, c'est le cas
de Melchisédech qui avait suscité de l'agitation : «Sans père ni
mère, sans généalogie... assimilé au Fils de Dieu, prêtre pour
toujours », comme le dit l'épître aux Hébreux (4), le grand
prêtre mystérieux qu'avait honoré Abraham était donc fils
de Dieu. Les Apophtegmes racontent comment le père Coprès
échappa à cette nouvelle hérésie par son humilité, et comment,
à l'intervention de saint Cyrille d'Alexandrie, qui ne manquait
pas d'humour à ses heures, un vieux moine de Scété fut ramené,
par une «vision », à la saine conception des choses (5).
(1) Gen., I, 26.
(2) Conférences, X, 3.
(3) Histoire ecclésiastique, VI, 7 (PG, t. LXVII, 684 ss.).
(4) Hebr., VII, 3 ; cf. Gen., XIV, 12-30.
(5) Coprès, 3 (PG, 252) = Apophtegmes, XV, 24* ; Daniel, 8 (PG, 160) = Apoph-
tegmes, XVIII, 4*.
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Notre sensiblité, affinée par des siècles de christianisme,


s'effarouche devant certaines réalités ; nous avons beau nous
représenter qu'elles sont l'œuvre du Créateur : nous voudrions,
quand il nous faut en parler, savoir tous le latin ou le grec.
Ainsi, le sieur de Saligny, et, à notre époque, dom E. Pichery (i)
se sont résolus à expurger le chaste Cassien et jusqu'au candide
Germain ; Arnauld, lui, avait jeté le voile des périphrases sur
les endroits scabreux de Pallade. Or, Cassien et les autres ne
connaissaient encore que le latin, ou le grec, qui ne vaut guère
mieux en l'espèce ; et ils ne font pas mine d'être embarrassés de
leur langue...
En combien de pages de nos sources la rudesse du milieu
social ne se trahit-elle pas, quand elle n'éclate pas avec fracas !
Pachôme, le doux Pachôme, pleurait devant le Seigneur parce
que ses novices «se confiaient dans la vigueur de leur chair »,
—«c'étaient de solides gaillards », ajoute le texte, pour ceux
qui ne saisiraient pas tout de suite l'allusion scripturaire (2), —
ce qui l'obligea par la suite, enhardi par le Saint-Esprit, à les
poursuivre un à un avec un verrou de porte, pour les expulser
du couvent (3). Macaire d'Alexandrie, qui n'avait de cesse
qu'il n'eût amélioré quelque record d'ascétisme, ne dépara pas,
à ce qu'il semble, la communauté des Tabennésiotes, lorsqu'il
y alla passer uncarême, au seul effet deleur rendre des points (4) ;
la légende a pu charger son portrait, mais on ne peut, tout de
même, quand on ferme Pallade sur le récit de ses entreprises, se
le figurer que comme un homme prêt à tout, pour le bien.
Puisque, nos auteurs l'ont bien vu, le diable nous tente en
ravivant dans notre âmenos souvenirs mauvais, il faut conclure,
du genre des tentations qui assaillaient nos solitaires, que le
(1) Les Institutions, Saint-Maximin [1923] ; les Conférences, 3 vol. [1920-1922].
Dom Pichery a recouru, le plus souvent, à des points de suspension, qui restent
énigmatiques pour le lecteur.
(2) Phil., III, 3-4 ; GaZ., VI, 13.
(3) Vie de Pachôme, III*.
(4) Histoire lausiaque, XVIII*.
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passé de plusieurs avait été orageux; et si certains, une fois


qu'ils étaient vaincus par le diable, couraient tout droit aux
mauvais lieux d'Alexandrie (i), c'est sans doute qu'ils en
avaient bien su les adresses avant d'être une première fois
touchés de componction. Les luttes d'un Moïse (2), ou d'un
Pakhon (3), avec la vigueur de leur médication, en porteraient,
au besoin, témoignage. Dans les Apophtegmes, un moine avouait
que dix femmes n'eussent pas suffi à rassasier son désir (4).
Un autre avait ouvert une femme rencontrée dans les champs,
« pour voir comment l'enfant repose dans le sein de sa mère »;
ce « pasteur », assurément « rustique », devint moine à Scété,
et la pénitence lui obtint le pardon de ses deux crimes (5).
Un troisième avait sacrifié, tel un païen, pour posséder le
charme qui lui avait livré son désir (6).
Avec sa solidité coutumière, Ladeuze a vigoureusement .
défendu, on le sait, « la chasteté des moines pachômiens (7) ».
Nous croyons aussi à leurs victoires. Ce qui nous importe ici,
comme indice du milieu social, c'est la qualité des tentations
des moines de Nitrie et de Scété, dont parlent Pallade et les
Apophtegmes. Aux textes que nous avons cités, s'ajoutent ceux
qui préviennent les ascètes, avec une insistance qui doit nous
frapper, contre des vices plus graves. « Ne dors pas, disait
Macaire d'Égypte, dans la cellule d'un frère de mauvais re-
nom (8). »Le thème le plus fréquent en la matière est celui des
enfants, un péril que Matoès plaçait avant ceux même des
femmes et des hérétiques (9). Paphnuce avait refusé d'admettre
à Scété le jeune Eudémon, en alléguant qu'il avait une figure
(1) Histoire lausiaque, XXVI*.
(2) Ibid., XIX*.
(3) Ibid., XXIII*.
(4) PaPhnuce, 4 (PG, 380).
(5) Apollon, 2 (PG, 133-135).
(6) Lot, 2 (PG, 256).
(7) LADEUZE, Appendice, pp. 327-365.
(8) Macaire d'Égypte, 29 (PG, 273).
(9) Matoès, 11 (PG, 293).
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de fille (i). Jean Colobos était d'avis qu'un moine bien nourri
et qui parlait à un enfant, avait déjà forniqué avec lui en
pensée (2). Évoquant trois étapes du relâchement monastique,
Macaire fit aux frères la prédiction que voici : «Quand vous
verrez une cellule bâtie au bord du marais, sachez que la ruine
est proche de Scété ; quand vous y verrez des arbres, elle sera à
ses portes ; mais quand vous verrez des enfants, alors, prenez
vos mélotes et fuyez (3). »Et quand la ruine fut en effet venue,
un autre avertissait les moines des Cellules : «N'amenez pas
d'enfants par ici : quatre églises de Scété sont désertes, à cause
des enfants (4). »Jean le Perse, lui, qui avait vu pécher un frère
avec un enfant, avait refusé de le juger dans son cœur, puisque
le feu du ciel ne les consumait pas sur place (5). Aces misères,
il n'y a pas, que je sache, une allusion dans Cassien.
Enfin, dans un autre ordre d'indices, lequel de nos direc-
teurs d'âmes demanderait d'emblée, à un moine qui se plain-
drait d'avoir les sens troublés, s'il n'a pas eu de rapports avec
une femme (6)? Et imagine-t-on les prédicateurs de retraite
dans un couvent tirant leurs comparaisons ascétiques du monde
des courtisanes (7), commentant sur le plan mystique les acci-
dents physiologiques de la femme (8), ou bien comparant le
moine qui secoue le frein du jeûne à un étalon en rut (9)?
Tout cela, et d'autres choses encore, suppose, chez nos
ascètes, un niveau de sensibilité morale singulièrement diffé-
rent de celui de notre monde monastique actuel (10). Nous
(1) Eudémon (PG, 175).
(2) Jean Colobos, 4 (PG, 205).
(3) Macaire d'Égypte, 5 (PG, 203).
(4) Jean, prêtre aux Cellules, 5 (PG, 225). Cela se passa lors du premier sac de
Scété par les barbares du désert, en 407 (WHITE, p. 157) ; Scété fut encore ravagé
deux fois dans la suite, en 434 et en 444 (WHITE, pp. 162 ss.).
(5) Jean le Perse, i (PG, 235).
(6) Cyr (PG, 253).
(7) Jean Colobos, 15, 16 (PG, 208-210).
(8) Longin, 5 (PG, 257).
(9) Hyperechios, 2 (PG, 429).
(10) Les textes pachômiens donnent exactement la même note que les Apoph-
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serions mal venus de nous voiler pudiquement la face. Appli-


quons-nous plutôt à comprendre, afin de juger dans la justice.
Pour apprécier le milieu monastique égyptien, le point de com-
paraison n'est pas à prendre dans les meilleures couches de
notre vieille société chrétienne ; il est à chercher dans la cor-
ruption du paganisme hellénistique, qui nous est bien connu
par la lecture des classiques, et que l'immense effort du mona-
chisme avait courageusement pris à tâche de régénérer, en com-
mençant, comme il convient, par s'améliorer lui-même. Quant à
nous, nous devions alléguer ces textes, puisqu'ils nous livrent
la clé d'un système d'ascèse.

Quel est le point de perspective de l'ascèse monastique? La


résolution du chrétien d'assurer son salut loin d'un monde cor-
rompu : «Fuis les hommes, et tu seras sauvé (i) ! »Cet appel,
qu'Arsénius avait entendu du ciel dans le secret de sa prière,
d'autres, tel Antoine, l'avaient discerné dans le conseil du
Christ au jeune homme : «Si tu veux être parfait, va vendre
tout ce que tu as pour le donner aux pauvres, et mets-toi à ma
suite afin d'avoir un trésor dans le ciel (2). » Pour ceux qui
avaiçnt ouï cette voix monter dans. leur conscience, la vie,
prodigieusement simplifiée, disparaissait soudain, eût-on dit,
devant la vision du jugement, ce jour terrible où il fallait être
sûr d'être mis à la droite du Sauveur venant en majesté sur la
nue pour juger les crimes du monde (3). Le chrétien courait
donc au désert, et, jusque dans les jours de sa vieillesse, il
interrogerait ses compagnons sur les recettes du salut : «Dis-
moi, je te prie, comment je me pourrai sauver (4) ! » Et sans
tegmes et que l'Histoire lausiaque : voir Vie de Pachôme, III. Les premières recrues* ;
VI. Pachôme, conducteur de moines*.
(1) Arsénius, i (PG, 87).
(2) Vie d'Antoine, ch. Il*. Cf. Matth., XIX, 21.
(3) Ammonas, 1 (PG, II9) ; Évagre, 1 (PG, 173) = Apophtegmes, III, 3*.
(4) Hierax, 1 (PG, 231) ; Macaire d'Égypte, 23, 24 (PG, 272).
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cesse, il réentendrait pour première réponse : « Fuis les


hommes (i) ! »
La fuite du monde, comprenons bien nos moines, n'impli-
quait pas que la vie du siècle fût interdite en principe au chré-
tien, mais seulement qu'elle était pleine de dangers : les moines
n'étaient pas des manichéens. Les récits ne sont pas rares où
des ermites, enorgueillis de leur ascèse solitaire, se voient
montrer dans le monde, par le ciel, de plus parfaits qu'eux-
mêmes. «Jésus, le mot est de Cassien, se veut bien laisser voir
aussi, dans une lumière assourdie, de ceux qui demeurent dans
les villes et dans les bourgs (2)... »Mais ces chrétiens-là, tou-
jours, ont quelque chose du moine. Ainsi, il y avait, dans une
ville, un médecin, — Antoine l'aperçut, en vision, dans son
désert, — qui chantait tous les jours le Trisagion avec les
anges : mais il distribuait tout son superflu (3). Et un jour qu'un
paysan, «qui n'avait rien que de fort et commun, qui n'avait
qu'un habit de séculier », offrait au père Jean les prémices de
ses blés, voilà-t-il pas qu'un démon s'enfuit à son approche, en
prononçant son nom avec force respects ! Or, Jean finit par
savoir que ce paysan avait autrefois eu un grand désir de se
faire solitaire et que, par une grande miséricorde de Dieu qu'il
avait tue jusque-là, marié de force depuis onze ans, il n'avait
jamais vu qu'une sœur dans sa femme. Jean, toutefois, sachant
que ce qui sauve les uns peut perdre les autres, n'avait engagé
personne à l'imiter (4).
La préoccupation de leur salut, nombre de nos solitaires la
sentaient comme exclusive de toute autre. Cela nous explique
l'absolu de l'impératif qui leur enjoignait de fuir le monde :
«Fuis d'abord, fuis encore, rends-toi, enfin [raide et tranchant]
comme une épée (5) ! »Le moine pensait à son petit salut dans
(1) Macaire d'Égypte, 27, 41 (PG, 273-281).
(2) Conférences, X, 6*.
(3) Antoine, 24 (PG, 83).
(4) Conférences, XIV, 7 ; un cas semblable : Eucharistus (PG, 169-170).
(5) Poemen, 140 (PG, 357).
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sa cellule, sans se donner mission spéciale d'assurer par ses


travaux le salut du voisin : lui-même en perdition, il serait
assez heureux de se sauver lui-même. L'apostolat, tel que le
comprirent plus tard les moines de l'Occident, chaque ordre à
sa manière, n'émergeait pas à son horizon. Nos moines n'étaient
d'ailleurs, en un sens, que de pieux laïcs ; ils n'étaient élevés
que très exceptionnellement aux ordres, pour le service de
leurs communautés (i) ; chez les pachômiens, «personne n'avait
rang dans le clergé de la sainte Eglise ; car, en vérité, notre
père Pachôme ne voulait pas de clercs dans ses monastères, par
crainte de la jalousie et de la vaine gloire (2) ». Aussi était-ce
le diable qui incitait certains moines, non seulement « à se
charger, sous couleur de charité, du soin des nonnes (3) », ce
qui se comprendrait assez (4), mais même « à entrer dans la
cléricature et dans les fonctions sacrées du sacerdoce, sous pré-
(1) Ainsi, Macaire d'Alexandrie et Moïse l'Éthiopien étaient devenus prêtres, le
premier aux Cellules, le second à Scété (Histoire lausiaque, XVIII* et XIX*) ; sur
les huit prêtres qui desservaient la montagne de Nitrie, voir Histoire lausiaque,
VII* ; Chronius fut élevé au sacerdoce, pour le service de ses deux cents disciples
(Histoire lausiaque, XLVII*).
(2) Vie de Pachôme, IV*.
(3) Conférences, I, 20*.
(4) Puisqu'il y avait des femmes aussi qui vivaient dans la solitude (His-
toire lausiaque, V*, XXVIII*, XXIX*; Histoire religieuse, XXIX*, XXX*)
ou dans des monastères (Histoire lausiaque, XXXIII* ; Vie de Pachôme, V*),
il fallait bien qu'il se rencontrât des ascètes « qui eussent assez d'affection
à l'endroit des vierges » pour se risquer à s'en occuper. L'Histoire lausiaque
nous a conservé quelques instantanés, assez réussis, pris dans les couvents de
femmes et chez leurs directeurs (XXIX*, XXX*, XXXIII*, XXXIV*). L'his-
torien des moines d'Égypte pourra consacrer un chapitre de fine psychologie
aux relations des moines avec les femmes, leur grand péril. Cassien fait
entendre une note modérée : c'est la familiarité avec les femmes qui est dange-
reuse, dit-il, et non « la figure même de ce sexe ». A l'appui de ses dires,
il rapporte l'aventure d'un moine qui, pour s'être enfui, à la seule vue d'une femme
qu'il avait croisée sur la route, «avec autant de précipitation que s'il eût rencontré
un lion ou un dragon effroyable », fut affligé, par une permission divine, d'une para-
lysie telle qu'il dut être confié à la miséricorde des religieuses d'un monastère, qui le
soignèrent, comme un petit enfant, jusqu'à sa mort ! (Conférences, VII, 26*). Cette
belle histoire fut racontée à Cassien, j'imagine, dans quelque parloir de nonnes : le
digne abbé de Marseille ne voyait pas le sourire de l'amma qui la lui contait à l'abri
de son voile.
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texte de travailler à l'édification de plusieurs et de gagner les


âmes à Dieu (i) ». Un Théodore, qui avait éventé ces ruses,
menaça carrément les frères de Scété de les quitter, s'ils persis-
taient à le vouloir faire diacre, et le ciel, par une vision, l'en-
couragea dans ce propos (2).
C'est, pensons-nous, la concentration du moine sur les
intérêts de son salut personnel qui inspire l'invitation pres-
sante, si fréquente dans les Apophtegmes, à ne pas juger le
prochain : ce que font les autres est affaire entre Dieu et eux
seuls. La charité, ou l'humilité, dictent une part de cette atti-
tude, mais le mobile profond semble être ailleurs. « Ce qui
résume tout, disait un père, c'est de ne pas juger le prochain.
C'est folie à un homme qui a lui-même un mort de le laisser
là pour s'en aller pleurer le mort du prochain. Mourir à
ton prochain, c'est porter tes péchés à toi, sans t'occuper
des autres, que ceux-ci soient bons, ou qu'ils soient mau-
vais (3). »
Aussi l'accueil était-il frais, parfois, chez les ermites ! Théo-
dore recevait, mais il était alors «comme une épée (4) ». Arsé-
nius recevait aussi. Un jour, une vierge de la haute aristocratie
romaine traverse tout exprès la mer Intérieure, se munit, à
Alexandrie, d'une recommandation du patriarche Théophile,
passe le lac et les sables et frappe avec précaution chez Arsé-
nius. Le solitaire paraît sur sa porte : «Tu es venue voir ma
tête? dit-il. Voilà !... C'est mes œuvres qui comptent !... Tu vas
retourner à Rome, sans doute, te vanter de m'avoir vu, et il n'y
aura bientôt plus assez de bateaux pour m'amener des femmes
ici !... »—«Je ne dirai rien, fit-elle, en prenant le large; mais
souviens-toi de moi dans tes prières !» —«Je prierai Dieu,
dit-il, d'effacer ton souvenir de mon coeur !»Elle s'en retourna,
malade, chez Théophile, qui la consola, dit-on, dans le Sei-
(1) Conférences, I, 20*.
(2) Théodore, 25 (PG, 193) = Apophtegmes, XIII, 15*.
(3) Moïse, 18 (PG, 289).
(4) Arsénius, 30 (PG, 97).
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gneur (i). C'était, pensera-t-on, une femme, une dévote, et une


manière de princesse. Mais le père Joseph, lui, avait un disciple,
dont, après deux ans, il ne connaissait pas encore le nom (2).
C'était un jeune homme, sans doute? Soit encore. Mais voici
de vrais solitaires. Un jour que des frères, de passage chez Ma-
caire, n'avaient trouvé que de l'eau sale dans sa huche, et qu'ils
le priaient de monter au village pour y manger avec eux, il leur
dit, avec la politesse des Macaires : «Je connais aussi bien que
vous le coin du boulanger et où passe la rivière; j'irai bien de
moi-même, quand j'en aurai l'envie (3) ! »
J'avoue qu'il y avait des ascètes moins farouches. Jean, qui
s'était senti d'âme à affronter une Thaïs, jadis bienfaitrice de
Scété, l'avait abordée par ces mots : «Que t'a donc fait Jésus? »
et il avait fondu en larmes (4). A un frère qui s'excusait de
«lui avoir fait rompre sa règle », un autre répondait : «Ma règle
est de pratiquer l'hospitalité envers mes hôtes, et de les ren-
voyer en paix (5). »Et quand Poemen, assis à la synaxe, voyait
son voisin s'endormir à la psalmodie, il lui prenait doucement la
tête et lui faisait achever son somme sur ses genoux (6). A ces
doux, toutefois, n'en doutons pas, bien longtemps avant leur
fuite au désert, l'Évangile avait été mieux expliqué par leur
mère.
C'était, on l'a déjà compris, la solution d'un vrai problème
d'ascèse qui se cherchait sous cette question d'urbanité. Jus-
qu'où le moine devait-il pousser la fuite du monde? Et des trois
systèmes de retraite : anachorèse, semi-anachorétisme, cénobi-
tisme pachômien, lequel menait le plus sûrement au salut?
Car un hôte, un voisin, un compagnon de vie, fût-il un moine,

(1) Arsénius, 28 (PG, 96-97).


(2) Joseph, 9 (PG, 231).
(3) Macaire d'Égypte, 30 (PG, 273).
(4) Jean Colobos, 40 (PG, 217).
(5) Apophtegmes, XII, 7*.
(6) Poemen, 92 (PG, 343).
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n'était-ce pas encore et toujours quelque chose du monde?


Aussi, à cette époque primitive où la vie monastique cherchait
encore ses voies, ce problème affleure-t-il souvent dans nos
sources, quand il n'y est pas expressément abordé.
Le grand attrait de la solitude totale, c'était cette pleine
liberté d'esprit dont la douceur perdue arrachait au père
Sisoès de si profonds soupirs (i), une liberté qui laissait le
solitaire entièrement absorbé dans la pensée de Dieu (2). Mais
l'ermite ne vivait pas de la seule Parole : la nécessité de pour-
voir lui-même à sa cuisine le rabattait, chaque jour, vers la
terre; et c'était assez d'un hôte pour dévaster son menu. Aussi,
tout bien pesé, lepère Jean, par exemple, après vingt ansd'ana-
chorèse, avait-il cru meilleur de rentrer au monastère : état
moins sublime, disait-il, mais plus sûr (3). Sans compter que
c'était dans le grand désert que les démons les plus cruels, ceux
de l'orgueil, attendaient le solitaire, pour le livrer, bientôt
vaincu, à leurs collègues du «bourbier de la femme ». Le mirage
du grand désert ! Quel novice ne s'était pas cru un Antoine en
ses songes, flagellant, la nuit, les démons, et, le matin, parlant
avec les bêtes ! Les roués de l'ascèse n'étaient pas pris à ces
ruses : un Macaire avait résisté cinq années (4), Jean avait lutté
pendant trente ans (5). Mais gare aux imprudents que la vaine
gloire arrachait trop tôt à la conduite d'un maître, au com-
merce des vieillards, à la participation suivie aux mystères ! A
leurs disciples terrifiés, les anciens racontaient la lamentable
fin d'un Valens, d'un Héron, d'un Ptolémée, et ils répétaient le
mot des Écritures : Ceux qui sont sans direction tomberont,
comme des feuilles (6) !
Le semi-anachorétisme des colonies d'ermites groupés
(1) Sisoès, 26 (PG, 400-401).
(2) Conférences, XIX, 4*.
(3) Ibid., XIX, 4*.
(4) Macaire d'Égypte, 2 (PG, 259).
(5) Conférences, XIX, 3*.
(6) Histoire lausiaque, XXV*, XXVI*, XXVII* (cf. Prov., XI, 14, d'après
les LXX).
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autour d'un centre, avec des bâtiments et des services communs,


— église, économat, boulangerie, hôtellerie, — tel qu'il se
pratiquait en Nitrie (i), avec beaucoup de souplesse d'ail-
leurs (2), accommodait déjà bien des choses. Hors de portée de
la voix et de la vue de ses frères, l'ermite en son ermitage se
sentait soutenu par la présence invisible, mais proche, de ses
compagnons et de ses maîtres en ascèse. Chaque samedi, il
gagnait l'église pour prendre part aux mystères, manger avec les
frères, entendre les avis des anciens, les décisions du conseil des
vieillards ; il consignait aux mains des économes son travail de
la semaine, et, au retour, il emportait dans sa corbeille sept
fois deux pains de six onces, le menu de sa semaine et son calen-
drier tout ensemble (3). Si, un jour, il entendait, après des
années, l'appel vrai du grand désert, les Cellules, l'annexe
anachorétique de Nitrie (4), lui offraient la liberté qu'il cher-
chait, sans le séparer entièrement de ses frères.
Pachôme, lui, on l'a vu, avait renfermé ses moines entre les
murs d'un monastère : réfectoire commun, ateliers communs,
prière commune, et, à chaque instant et sous diverses formes,
l'autorité et la direction toutes proches : Pachôme accostait
ses frères, de jour et de nuit, jusqu'à ce qu'ils fussent saufs (5).
Aussi les diables étaient-ils moins hardis, —ils sont en tout cas
moins visibles, —dans les premiers récits pachômiens. Le céno-
bitisme pur et simple, appelé à la vie par l'intuition géniale
d'un Pachôme, qui y avait discerné les conditions normales de
l'ascèse monastique, n'eut jamais, à ce qu'il semble, le prestige
de l'anachorèse, tant il est vrai que notre vertu a souvent
besoin d'un théâtre, y fussions-nous les seuls spectateurs. On
ferait facilement dire à Cassien, par exemple, que l'anachorète
(1) Voir la description qu'en fait Pallade, Histoire lausiaque, VII*.
(2) «Chacun vit comme il le peut et comme il le veut ; ainsi, il leur est loisible
de vivre seuls, ou à deux, ou en plus grand nombre..
(3) Conférences, XIX, 4*.
(4) Sur l'organisation de Nitrie, des Cellules et de Scété, voir WHITE, pp. i68-t88.
Les sources sont malheureusement plus discrètes que nous le voudrions.
(5) Vie de Pachôme, V, D* (pluB loin, p. 112).
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seul est le «contemplatif », et que le cénobite n'est guère qu'un


ascète. Il est visible, en tout cas, que le cénobitisme dut lutter
pour qu'on se résignât à son terre-à-terre.
On se figure sans peine, quand on a lu les charmantes intro-
ductions des Conférences de Cassien, les veillées monastiques
où l'on discutait ces sujets. Sur le thème, voisin, de l'excel-
lence relative d'une vie de dévouement charitable et d'une vie
de prière, Nistéron faisait observer que Dieu avait chéri l'hospi-
talité d'Abraham autant qu'il avait aimé la retraite d'Élie (i) ;
pour trancher le même différend sans dispute, Pambo certifia
avoir vu les Abraham et les Élie pareillement installés au pa-
radis (2). Sur le point précis qui nous occupe, le père Joseph
renvoyait à sa propre conscience le cénobite que tentait l'ana-
chorèse, mais qui disait goûter au couvent la même paix que
dans la solitude (3). C'était la solution des pacifiques, et des
prudents. Voici celle des convaincus. «Jamais, disait fièrement
un solitaire, le soleil ne m'a vu manger!... »Il avait quarante
ans de désert. «Et moi, répliquait Jean le cénobite, il ne m'a
jamais vu en colère (4) ! »Un autre, un cénobite, se plaignait à
Matoès le solitaire : «Je n'en puis mais, disait-il ; dès que je
suis avec les frères, la langue me démange, il faut que je leur
tombe dessus... »—«Tu es malade, répondait Matoès ; va-t'en
donc au désert ; il faut être une boule, et non pas un cube, pour
se frotter à des frères. Moi, c'est par faiblesse que je suis soli-
taire : c'est qu'il faut être de taille, pour aller parmi les
hommes (5) ! » Un jour, un moine avait aperçu, en vision,
quatre groupes d'élus dans le ciel : des malades qui avaient
rendu grâces à Dieu, les infirmiers qui les avaient soignés, des
anachorètes qui n'avaient vu âme qui vive, et enfin des moines
(1) Nistéron, 2 (PG, 308).
(2) Histoire lausiaque, XIV*.
(3) Joseph, 8 (PG, 229-232).
(4) Cassien, 4 (PG, 244-245). C'était une austérité extraordinaire de ne manger
que le soir ; le repas ordinaire des moines se faisait à none (trois heures de l'après-
midi).
(5) Matoès, 13 (PG, 293).
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qui avaient vécu dans la stricte obéissance ; or, ceux-ci l'em-


portaient dans la gloire : ils portaient un collier d'or, avec un
médaillon ; et aux exclamations qu'il avait poussées de sur-
prise, il lui avait été expliqué que l'anachorète n'en avait fait
qu'à sa guise en son désert, tandis que l'obéissant, en se sus-
pendant à son ancien dans une étroite soumission, s'était sus-
pendu à Dieu même (1). On voit le parti que le cénobitisme
pouvait tirer de ces textes, nés, sans doute, dans les cercles
semi-anachorétiques de Nitrie, et de tous ceux qui exaltaient
l'obéissance (2), laquelle était devenue, par la force des choses,
la grande vertu des pachômiens, bien avant qu'elle ne fît
l'objet d'un vœu (3).
L'exégèse des moines chercha dans l'Évangile aussi une
justification au cénobitisme. «Ne vous mettez pas en peine du
lendemain », avait dit le Christ (4). Ce mot, qu'avaient déjà
invoqué les anachorètes (5), ne s'appliquait-il pas à merveille
au cénobitisme (6), et d'autant mieux que la vie commune y
était plus stricte, puisqu'il libérait le moine de tous les soucis
matériels? Dans les documents pachômiens, le cénobitisme
strict est communément appelé « la voie apostolique, la voie
supérieure des apôtres (7) »: c'est une allusion aux Actes, qui
montrent les premiers chrétiens mettant leurs biens en commun
sous l'administration des apôtres (8). On y saisit l'origine du
thème, déjà développé par Cassien (9), qui rattache aux temps
apostoliques les débuts de la vie commune.
(1) Rufus, 2 (PG, 389).
(2) Par exemple, Pambo, 3 (PG, 369) ; Synclétique, 16 (PG, 425-428) ; Marc, 1-3
(PG, 293-295).
(3) Il Nulle part, écrit LADEUZE (p. 282), soit dans les Vies, soit dans les diverses
-règles de Pachôme, il n'est question de vœux... ; jamais nous n'entendons [le saint]
faire appel à un engagement pris devant Dieu. »
(4) Matth., VI, 34.
(5) Vie d'Antoine, ch. u*.
(6) Conférences, XIX, 5*.
(7) Vie de Pachôme, VII* ; voir aussi ibid., III*.
(8) Actes, II, 44-45 ; V, l-II.
(9) Conférençes, XVIII, 5.
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Enfin, —le cénobitisme eût-il pu trouver un meilleur argu-


ment? —Antoine en personne, disait-on, avait consacré de ses
éloges l'œuvre « du puissant apa Pachôme », déclaré que lùi-
même ne s'était fait anachorète en sa jeunesse que parce qu'il
était né trop tôt, et que, désormais, « la voie apostolique...
était le port pour quiconque était mis en danger par celui qui
faisait le mal depuis les origines (i) ». Sans crier à l'invraisem-
blance, puisque nous connaissons la vertu d'Antoine, nous
devons nous demander aujourd'hui si l'approbation si autorisée
des Vies de Pachôme nous livre un témoignage authentique.
La question est sans doute insoluble. Nos moines, assurément,
ne se la posaient pas. La vie elle-même, qui avait cherché, sinon
produit, cet argument, et plusieurs autres, se chargerait de
donner finalement raison à l'expérience de Pachôme.

Un jour qu'Antoine en son désert était en proie à l'acé-


die (2) et submergé par un flot de pensées, il supplia Dieu de lui
(1) Vie de Pachôme, VII*.
(2) Nous avons conservé le grec akèdia, parce que ce terme technique n'a pas
d'équivalent exact en français. L'acédie (cf. le grec akèdeuein = être inquiet, affligé,
triste, et d'autre part : kèdesthai = prendre soin de, tandis que akèdia signifie à la
fois négligence et chagrin) est, en somme, l'état de dépression dans lequel l'ascète,
pour quelque cause ou complexe de causes, physiques ou mentales, que ce soit,
éprouve du vague à l'âme, de la lassitude, de la tristesse, de l'ennui, du décourage-
ment, voire du dégoût pour la vie spirituelle, qui lui apparaît monotone et sans but,
pénible et inutile ; l'idéal ascétique, soudainement obscurci, est sans force d'attrac-
tion ; l'euphorie a disparu avec l'activité des puissances de l'âme. Si, au lieu d'opérer
le redressement nécessaire, l'ascète ne réagit pas, il se met à négliger ses exercices :
la «ferveur »fait place à la «tiédeur »; il regarde de plus en plus du côté du «monde »
qu'il a fui, et il en vient à rechercher, avec des complaisances de plus en plus con-
scientes et acceptées, des compromissions avec lui ; puis, il songe franchement à
retourner au « siècle », et, si le processus psychologique déclenché par l'acédie se
développe normalement, il y retourne en effet. On verra l'acédie à l'œuvre dans plu-
sieurs chapitres de l'Histoire lausiaque (XVI*, XVIII*, XIX*, XXI*, XXXV). Le
livre X des Institutions est consacré à «ce que les Grecs appellent akèdia, et que nous
pouvons appeler l'ennui ou l'angoisse du cœur [taedium sive anxietas cordis] »
(ch. 1); on y lit, au ch. II, une description très fine des manifestations de l'acédie.
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BIBLIOTHÈQUE SPIRITUELLE DU CHRÉTIEN LETTRÉ


publiée sous la direction de l'Abbé Omer ENGLEBERT

Cette collection publie les principaux chefs-d'œuvre de la


mystique chrétienne. Toutes les écoles et tous les grands écrivains
spirituels y sont représentés par les meilleurs textes, dans les plus
belles traductions existantes ou dans des traductions inédites.
Chaque volume est précédé d'une introduction constituant un com-
mentaire instructif, rédigé par l'érudit que ses travaux ont le plus
particulièrement désigné pour ce travail.
DÉJA PARUS (Novembre 1949) :
SAINT BERNARD, présenté par Étienne GILSON, de l'Aca-
démie française.
LA SPIRITUALITÉ IGNATIENNE, par le R. P. PINARD
DE LA BOULLAYE.
LES PÈRES DU DÉSERT, présentés par R. DRAGUET,pro-
fesseur à l'Université de Louvain.
A PARAITRE :
L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST, texte latin et texte
français de Lamennais, présentés par le R. P. CHENU.
LA SAINTE ÉCRITURE, présentée par le R. P. HUBY,
BÉRULLE ET MALEBRANCHE, présentés par Louis
LAVELLE.
SAINT AUGUSTIN, présenté par le Chanoine G. BARDY.
PASCAL, présenté par Henri GOUHIER.
BOSSUET, présenté par Mgr CALVET.
LES SPIRITUELS RHÉNANS, présentés par Maurice de
GANDILLAC.
LES SPIRITUELS BÉNÉDICTINS, présentés par dom
B. CAPELLE,dom G. BARBIER,dom F. HÉBRARTet dom C. MAR-
TIN.
LES PÈRES GRECS, présentés par Ch.-H. PUECH,le R.P. Van
den EYNDEet le R. P. L. BOUYER.
Etc., etc...
Imprimé en Fiance. —TYPOGRAPHIE PLON, PARIS. - 1949. 55974.
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