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MONASTERES ET BANQUETS A BYZANCE

Le thème du moine glouton est presque aussi ancien que le monachisme lui-même
puisqu’on le trouve dès le 4e siècle dans les écrits de païens hostiles à ces ascètes propagateurs
du christianisme : « Ces hommes habillés de noir, qui mangent plus que des éléphants, et qui,
à force de boire, lassent la main des esclaves qui leur versent le vin parmi les chants ; ces gens
qui cachent leurs excès sous une pâleur qu’ils se procurent grâce à certains artifices, ce sont
ces gens-là, ô empereur, qui, au mépris de la loi toujours en vigueur, courent sus aux
temples1. » C’est en ces termes que, vers 390, le rhéteur Libanios (314 - ca 393) dénonce à
l’empereur Théodose les moines qui détruisent les temples ruraux2. Souligner le manque de
tempérance et de sobriété était de longue date un outil rhétorique pour détruire une réputation,
il est utilisé dans les sources chrétiennes pour dénoncer les mauvais moines3. Pour condamner
les moines appelés « remnuoths », Jérôme écrit : « Chez eux, tout est affecté : manches larges,
chaussures mal ajustées, vêtement trop grossier, fréquents soupirs, visite des vierges,
dénigrement des clercs, et quand vient un jour de fête, ils s’empiffrent jusqu’au
vomissement4. » Deux siècles plus tard, quand Benoît de Nursie rédige une règle pour les
moines, au Mont-Cassin dans les années 530, il dresse un catalogue des mauvais moines
« asservis à leurs propres volontés et aux tentations de la bouche5. »
Avant d’être un instrument de dérision contre la vie monastique en général, l’image du
moine glouton, gros et gras, prêt à engloutir de larges quantités de nourriture et encore plus de
vin appartient à l’arsenal que l’Occident médiéval mais aussi le monde byzantin utilise pour
discréditer certaines manières de vivre la vie monastique ou certains moines6. Ces derniers
sont en effet censés pratiquer une ascèse alimentaire plus rigoureuse que celle des laïcs restés
dans le monde. Les moines doivent éviter la goinfrerie, pour reprendre les mots de la Regula
Benedicti7. Les repas des moines sont donc en principe strictement réglementés dans les
monastères cénobitiques, les ermites ayant plus de liberté pour mener un jeûne extrême, mais
tous les milieux monastiques s’accordent sur l’idée de restriction alimentaire, ce que Cassien
exprime en ces termes : « que personne, compte tenu de sa capacité personnelle, ne mange à

1
. Libanios, Oratio XXX, 9, éd. et trad. A. F. Norman, Libanius. Selected Works, vol. 2,
Cambridge, 1977, p. 106-109.
2
. B. Caseau, “The Fate of Rural Temples in Late Antiquity”, éds. W. Bowden, L. Lavan, C.
Marchiado, Recent Research on the Late Antique Countryside, Leiden, 2004, p. 105-144 ; B.
Caseau, “Polemein Lithois. La désacralisation des espaces et des objets religieux païens
durant l’Antiquité tardive”, Le sacré et son inscription dans l'espace à Byzance et en
Occident. Études comparées, éd. M. Kaplan, Paris 2001, p. 61-123 (Byzantina Sorbonensia
18).
3
. P. de Labriolle, La réaction païenne. Étude sur la polémique anti-chrétienne du 1er au VIe
siècle, Paris, 1948 ; Le rire des Anciens, éd. M. Trédé, Ph. Hoffman, Paris 1998.
4
. Jérôme, ep. 22, 34, éd. J. Labourt, Paris, 1982, p. 150
5
. Règle de Saint Benoît, 1, 10, éd. J. Neufville, trad. A. de Vogüé, t. I, Paris, 1972, p. 440-
441 : propriis uoluntatibus et guilae inlecebris seruientes.
6
. Les exemples sont multiples, J. Leclercq, « Le poème de Payen Bolotin contre les faux
ermites », Revue bénédictine, 68, 1958, p. 52-86 ; M. A. Screech, Le rire au pied de la croix.
De la Bible à Rabelais, Paris, 2002 ; P. Roilos, Amphoteroglossia. A Poetics of the Twelfth-
Century Medieval Greek Novel, Washington, 2005, p. 258.
7
. Règle de Saint Benoît, 39, 9, éd. J. Neufville, trad. A. de Vogüé, t. II, Paris, 1972, p. 578 :
remota prae omnibus crapula
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satiété8. » La littérature monastique antique présente comme des exemples de sainteté les
anachorètes du désert qui rivalisaient dans la privation alimentaire, au point de réaliser des
prouesses ascétiques perçues par les générations suivantes comme un modèle inaccessible
même pour des moines9. Pour combattre les démons et dominer les passions du corps, les
milieux monastiques insistaient sur l’efficacité du jeûne et testaient les limites de la résistance
humaine.
Étudier les banquets dans les monastères peut donc sembler paradoxal, mais cette
réalité festive n’est pas éliminée de l’univers mental des moines. Le banquet de noces auquel
sont invitées les âmes pieuses est présent dans la littérature monastique comme parfois dans la
peinture qui orne les murs des monastères de la fin du Moyen Âge, mais, pour la majorité des
moines, il s’agit d’une invitation, d’une promesse pour le futur dans l’au-delà et d’une
récompense offerte à ceux qui ont passé leurs jours dans les macérations ascétiques. La cellule
de l’ermite et le réfectoire des moines ne sont pas, en principe, des lieux où l’on peut
s’attendre à trouver des mets raffinés et abondants, mais il faut tenir compte de l’évolution
historique des monastères, plus riches et accueillant la fine fleur de l’aristocratie byzantine. Si
l’on en croit les satires monastiques du XIIe siècle, il existe en effet à Byzance une catégorie de
moines qui n’attend pas l’au-delà pour goûter des mets succulents. Dès la période antique, la
tradition cénobitique proposa un régime alimentaire moins rigoureux que celui des ermites du
désert, plus accessible au grand nombre, même s’il restait frugal. Au Moyen Âge,
l’alimentation se diversifie dans les monastères cénobitiques riches qui peuvent offrir une
table assez fournie et des menus de fête10. Le régime alimentaire des moines a connu une
évolution qui dépendait pour une part de la prospérité économique générale mais aussi de
l’origine sociale des recrues au monastère. Durant les siècles centraux du Moyen Âge, devenir
moine ou moniale était une option largement ouverte, en particulier dans les milieux
aristocratiques. Certains faisaient ce choix par piété, d’autres parce qu’il leur était imposé,
enfants donnés au monastère par leurs parents ou adultes contraints pour des raisons variées à
la tonsure. Vivre au monastère était le sort fréquent des veuves de la haute aristocratie11, des
dignitaires byzantins retirés des affaires ou forcés à prendre l’habit pour échapper au
châtiment, des jeunes dont les parents estimaient qu’ils devaient prier pour le reste de leur
famille. Pour ceux d’entre eux qui appartenaient à la haute société, trouver au monastère une
table bien fournie représentait parfois une compensation. On trouve donc au XIIe siècle des
textes critiques sur les moines de la haute société menant grande vie et se faisant servir de
véritables banquets. Fournir une table abondante, donner un festin, était un marqueur de la vie
aristocratique et le renoncement à ce plaisir était visiblement difficile pour les moines et les
moniales qui étaient entrés au monastère pour des raisons ayant peu à voir avec une
authentique vocation au combat ascétique. Les typika (règlements monastiques rédigés par les
fondateurs) tenaient parfois compte de cette catégorie particulière en prévoyant pour eux un
assouplissement du régime ascétique. Cette tendance, ancienne, à traiter différemment un
moine issu de l’aristocratie fut sévèrement critiquée dans la littérature satirique du XIIe siècle

8
. Cassien, Institutions cénobitiques, 5, 5, éd. et trad. J. C. Guy, Paris, 1965, p. 198 : ne quis
iuxta mensuram capacitatis suae saturitatis oneretur ingluvie.
9
. Historia Monachorum in Aegypto, Prologue, 11, éd. A. J. Festugière, Bruxelles, 1961, p. 8 ;
P. R. L. Brown, The Body and Society: Men, Women, and Sexual Renunciation in Early
Christianity, New York, 1988, p. 222.
10
. M. Dembinska, « Diet. A Comparison of Food Consumption in Some Eastern and Western
Monasteries in the 4th-12th centuries », Byzantion, 55, 1985, p. 431-462.
11
. A. M. Talbot, « Late Byzantine Nuns: by Choice or Necessity ? », Byzantinische
Forschungen, 9, 1985, p. 103-117, repris dans Eadem, Women in Religious Life in Byzantium,
Aldershot, 2001.
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qui ironise sur le raffinement et le luxe de la table des higoumènes de nobles familles et la
pauvre pitance fournie au moine sans lignage prestigieux. Une réaction égalitaire se dessine
dans certains typika comme celui d’Andronic II Paléologue pour le monastère de saint
Demetrios-Kellibara à Constantinople, qui interdisent les traitements de faveur, sauf pour les
malades12.
Il reste enfin une dernière catégorie de personnes qui faisait bombance dans les
monastères byzantins : les laïcs chargés d’aider les moines à vivre pleinement leur vocation
ascétique en ponctionnant les richesses accumulées au fil des générations. Les monastères
attiraient non seulement des gens de qualité, mais aussi de nombreuses donations qui leur
permettaient de faire vivre un grand nombre de moines13. Cette richesse a naturellement attiré
la convoitise et les empereurs du XIe siècle ont autorisé des laïcs à gérer les biens des
monastères à la place des moines. Ils ont donné les plus riches monastères en « charistikè » à
leurs favoris14. Ces laïcs gestionnaires, appelés « charisticaires », venaient goûter les fruits de
la richesse monastique directement sur place et ils vivaient selon le train de vie des
aristocrates de leur temps, organisant de somptueux banquets. Les monastères devinrent
finalement des lieux de refuge pour la haute société byzantine à la fin de l’Empire et de
nombreux aristocrates achetèrent, moyennant une donation, le droit d’y finir leur jour de
manière confortable.
De l’Histoire Lausiaque, qui nous présente une ascèse alimentaire très stricte pour les
moines du début du Ve siècle à la Satire des higoumènes qui nous montre une table
monastique regorgeant de mets raffinés au XIIe siècle, les images concernant les repas des
moines sont donc pour le moins contrastées et le thème du banquet interdit, promis ou réel
parcourt cette ample littérature.

I L’ascèse alimentaire des moines

a) Le régime alimentaire des moines de l’Antiquité tardive


L’ascèse alimentaire est au centre de la démarche monastique, ce qui se traduit pour
les moines par un bol alimentaire restreint mais aussi par le respect de certains interdits. Les
moines byzantins ne mangeaient pas de viande, hésitaient sur la consommation de vin et se
nourrissaient essentiellement de pain et de légumes.
Ces hésitations s’expliquent en partie. Les milieux monastiques n’ont pas trouvé dans
le Nouveau Testament un guide strict en matière de régime alimentaire, puisque le Christ lui-

12
. Ph. Meyer, « Bruchstücke zweier typika ktetorika », Byzantinische Zeitschrift, 4, 1895, p.
45-48 ; corrections dans G. N. Hatzidakis, E. Kurtz, « Zu den Bruchsücken zweier Typika »,
Byzantinische Zeitschrift, 4, 1895, p. 583-584 ; trad. anglaise dans Byantine Monastic
Foundation Documents, éds. J. Thomas, A. Constantinides Hero, 4, p. 1507-1510 ;
commentaires dans A. M. Talbot, « Mealtime in monasteries : the culture of the Byzantine
Refectory », Eat, Drink and be Merry (Luke 12:/19). Food and Wine in Byzantium in Honour
of Professor A. A. M. Bryer, éds. L. Brubacker, K. Linardou, Aldershot, 2007, p. 109-125.
13
. K. Smyrlis, La fortune des grands monastères byzantins (fin du Xe siècle-milieu du XIVe
siècle), Paris, 2006.
14
. J. Darrouzès, « Dossier sur la charisticariat », Polychronion, éd. P. Wirth, Heidelberg,1966,
p. 150-165 ; P. Gautier, « Réquisitoire du patriarche Jean d’Antioche contre le charisticariat »,
REB, 33, 1975, p. 77-132 ; M. Angold, Church and Society in Byzantium under the Comneni
(1081-1261), Cambridge, 1995 ; H. Ahrweiler, « Charisticariat et autres formes d’attribution
de fondations pieuses aux Xe-XIe siècles », Zvornik Radova vizantinoloshkog Instituta, 10,
1967, p. 1-27.
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même a connu des phases de jeûne mais il fut aussi reçu à dîner et il participa même à un
banquet nuptial15. Sa présence aux noces de Cana, ses repas avec des publicains, son souci de
nourrir les foules ne vont pas dans le sens de l’encratisme16. Les moines ont cependant puisé
dans le Nouveau Testament un principe essentiel pour leur démarche : le jeûne peut permettre
de vaincre le démon. Jésus tenaillé par la faim après quarante jours de jeûne dans le désert
rappelle au diable que « l’homme ne vit pas seulement de pain » (Dt. 8, 3). Le chiffre de
quarante jours revient souvent dans la littérature monastique pour exalter ceux des moines qui
renouvellent l’exploit de Jésus, ou plus simplement pour justifier le jeûne des différents
Carêmes. Certains ascètes ont testé sur eux-mêmes les effets du jeûne prolongé. Sans cesse à
la recherche des limites de résistance de leurs corps, ils ont décrit les aspects libérateurs du
jeûne, le contrôle des pulsions sexuelles, les visions et le sentiment de puissance sur les
démons. Les moines du désert poursuivent une recherche sur le lien entre nourriture et chair,
inspirée des connaissances médicales de leur temps et des résultats de leur observation
personnelle17. Jean de Lycopolis très conscient du lien entre rassasiement et tentations expose
la méthode pour se libérer de ces dernières : « ne pas se remplir le ventre fut-ce même de mets
communs – car si on est plein, dit-il, on subit les mêmes tentations que les gens qui vivent
dans le luxe18. »
Les recommandations que les ermites font à leurs disciples vont toujours dans le sens
d’une plus grande restriction alimentaire. L’abbé Euloge disait ainsi à son disciple : « Enfant
exerce-toi à rétrécir peu à peu ton estomac par le jeûne. Car de même qu’une outre étirée
devient plus mince, ainsi également l’estomac quand il reçoit beaucoup d’aliments. Mais s’il
en reçoit peu, il se rétrécit et exige toujours peu19. » La raison d’être d’un jeûne continuel est
d’affaiblir les passions comme le souligne Abba Jean Colobos : « Si un roi veut s’emparer
d’une ville ennemie, il commence par tenir l’eau et les vivres ; ainsi, mourant de faim, les
ennemis se soumettent à lui. Ainsi en va-t-il pour les passions de la chair : si l’homme vit
dans le jeûne et la faim, ses ennemis perdent leur force dans son âme20. » Au contraire,
l’assoupissement et les tentations de la chair viennent des repas lourds ou bien arrosés pour le
moine. Syméon le jeune auquel son père spirituel reproche de ne pas assez s’alimenter -
« Nourris-toi comme tu me le vois faire, parce que la nourriture et la boisson ne souillent pas
l’homme21 »- lui répond : « La nourriture ne souille personne, mais elle suscite des pensées

15
. Nourriture et repas dans les milieux juifs et chrétiens de l’Antiquité. Mélanges offerts au
professeur Charles Perrot, Textes réunis par M. Quesnel, Y.-M. Blanchard, Cl. Tassin, Paris,
1999.
16
. Sur l’encratisme, A. McGowan, Ascetic Eucharists. Food and Drink in Early Christian
Meals, Oxford, 1999. U. Bianchi (éd.), La tradizione dell’enkrateia. Motivazione ontologiche
e protologiche, Rome, 1985 ; E. Hunt, Christianity in the Second Century, New York, 2003.
17
. A. Rousselle, Porneia. De la maîtrise du corps à la privation sensorielle (IIe-IVe siècles de
l'ère chrétienne), Paris, 1983 ; V. Grimm, From Feasting to Fasting: the Evolution of a Sin,
New York, 1996, p. 156.
18
. Historia monachorum in Aegypto, I, 29, éd A. J. Festugière, p. 19, trad. Les moines
d’Orient, IV/1 Enquête sur les moines d’Égypte, Paris, 1964, p. 17.
19
. Les Sentences des Pères du désert. Nouveau recueil : Apophtegmes inédits ou peu connus
rassemblés et présentés par dom L. Regnault traduits par les moines de Solesmes, Arm. I 580,
Solesmes, 1977, p. 256 ; texte arménien dans Les Vies des Pères, Venise, 1855, t. 1, p. 54.
20
. Les Apophtegmes des Pères, Collection systématique, IV, 20, éd. et trad. J.-Cl. Guy, Paris,
1993, p. 195.
21
. La Vie ancienne de S. Syméon Stylite le Jeune (521-592), 17, t. 1 : Introduction et texte
grec, éd. P. Van Den Ven, Bruxelles, 1962, p. 14 ; trad. dans le t. 2 : Traduction et
commentaire ; Vie grecque de sainte Marthe, mère de S. Syméon ; Indices par P. Van Den
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qui ont cet effet ; elle trouble, elle épaissit et rend pesant comme la matière l’esprit le plus
subtil22. »
En partant de ce principe du pouvoir du jeûne sur les démons, les milieux monastiques
ont donc élaboré un régime alimentaire mettant en valeur les deux caractéristiques principales
de leur démarche : le détachement du monde et de ses richesses, et le célibat. Ils ont adopté
les habitudes alimentaires des gens pauvres23.
Le moine était donc censé ne nourrir peu et simplement, mais devait-il en plus
respecter des interdits particuliers ? Jésus avait pris fermement position contre le principe des
interdits alimentaires en expliquant : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend
l’homme impur ; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui rend l’homme impur. […] Ne
savez-vous pas que tout ce qui pénètre dans la bouche passe par le ventre, puis est rejeté dans
la fosse ? Mais ce qui sort de la bouche provient du cœur, et c’est cela qui rend l’homme
impur. » (Mt. 15, 11 et 17) Le refus de l’observance alimentaire juive se retrouve dans le
corpus paulinien. Dans la première épître aux Corinthiens, on peut lire : « Tout m’est
permis », mais tout ne m’est pas profitable. « Tout m’est permis », mais je ne me laisserai,
moi, dominer par rien. Les aliments sont pour le ventre et le ventre pour les aliments, et Dieu
détruira ceux-ci comme celui-là». (1Co, 6, 12-13) Dans l’épître aux Hébreux, la critique est
encore plus claire : « il est bon que le cœur soit fortifié par la grâce et non par des aliments,
qui n’ont jamais profité à ceux qui en font une question d’observance. » (He. 13, 9). Les
moines chrétiens ne reprennent donc pas les interdits juifs, si ce n’est l’interdit commun aux
Chrétiens et aux Juifs du refus des viandes offertes en sacrifice aux idoles, dont le but est
alors de ne pas choquer selon la recommandation de Paul : « Soit que vous mangiez, soit que
vous buviez et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. Ne donnez scandale ni
aux Juifs, ni aux Grecs, ni à l’Église de Dieu. » (1Co 10 : 31-32).
L’ascèse alimentaire était recommandée à tout chrétien, mais la recherche par les
moines d’un régime particulier leur donnant un pouvoir spirituel est une innovation des
milieux monastiques antiques. Les ascètes chrétiens en quittant les communautés chrétiennes
pour s’établir au désert dans d’anciens tombeaux comme Antoine, ou dans quelques grottes

Ven, Bruxelles, 1970. (Subsidia Hagiographica n. 32) p. 22. Le stylite Jean se conforme aux
recommandations du Christ, telles que rapportées par Mc 7 : 14-23 « Puis, appelant de
nouveau la foule, il leur disait : « Ecoutez-moi tous et comprenez. Il n’y a rien d’extérieur à
l’homme qui puisse le rendre impur en pénétrant en lui, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce
qui rend l’homme impur. » Lorsqu’il fut entré dans la maison, loin de la foule, ses disciples
l’interrogeaient sur cette parole énigmatique. Il leur dit : « Vous aussi, êtes-vous donc sans
intelligence ? Ne savez-vous pas que rien de ce qui pénètre de l’extérieur dans l’homme ne
peut le rendre impur, puisque cela ne pénètre pas dans son coeur, mais dans son ventre, puis
s’en va à la fosse ? » Il déclarait ainsi que tous les aliments sont purs. Il disait : « Ce qui sort
de l’homme, c’est cela qui rend l’homme impur. En effet, c’est de l’intérieur, c’est du coeur
des hommes que sortent les intentions mauvaises, inconduite, vols, meurtres, adultères,
cupidités, perversités, ruse, débauche, envie, injures, vanité, déraison. Tout ce mal sort de
l’intérieur et rend l’homme impur. »
22
. La Vie ancienne de S. Syméon Stylite le Jeune (521-592), 17, t. 1 : Introduction et texte
grec, éd. P. Van Den Ven, Bruxelles, 1962, p. 14-15 ; trad. dans t. 2 : Traduction et
commentaire ; Vie grecque de sainte Marthe, mère de S. Syméon ; Indices par P. Van Den
Ven, Bruxelles, 1970. (Subsidia Hagiographica n. 32), p. 22.
23
. E. Wipszycka, « Les aspects économiques de la vie de la communauté des Kellia », Études
sur le christianisme dans l’Égypte de l’Antiquité tardive, Rome, 1996, p. 337-362 à p. 351 ;
Pour se faire une idée de l'échelle des régimes alimentaires à cette époque : E. Patlagean,
Pauvreté économique et pauvreté sociale à Byzance, 4e-7e siècles, Paris, 1977, p. 36-53.
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isolées vont apprendre à vivre de peu, à se priver de boire et de manger. Ils poussent à
l’extrême un modèle anthropologique faisant de l’homme un être se rapprochant de la nature
ignée, par opposition à la femme, plus proche de l’eau. Le jeûne modifie leur aspect physique,
leur donnant un regard plus intense. Leur ascèse alimentaire leur permet de se dessécher et de
s’identifier aux anges, aux êtres spirituels.
Les ascètes les plus extrêmes refusaient toute nourriture cuite et préparée. Ils vivaient
de baies sauvages. Les boskoi ou moines brouteurs sont connus par l’historien ecclésiastique
Sozomène : « ils n’ont pas de maison, ils ne mangent ni pain, ni viande et ne boivent pas de
vin24. » Théodoret de Cyr nous en donne un exemple en la personne de Jacques de Nisibe dont
il dit qu’il « n’avait pas pour nourriture celle qu’on se donne la peine de semer ou de planter,
mais celle qui pousse toute seule. Il cueillait en effet des fruits naturels des arbres sauvages et
des herbes comestibles qui ressemblent à nos légumes pour donner à son corps de quoi vivre,
tout en refusant de se servir du feu25. » Les moines brouteurs rejetaient donc la cuisson et
centraient leur ascèse sur une alimentation prise sur les ressources naturelles sauvages. Rares
étaient les moines qui vivaient ainsi, mais le refus des plats cuisinés était en revanche un
thème fréquent dans les milieux monastiques. En Égypte, Ammonius, en dehors du pain, ne
mangeait jamais rien de cuit26. Pour sa part, Jean de Lycopolis ne se nourrissait que de fruits,
« n’ayant jamais pris de pain ni rien de ce qu’on utilise après cuisson »27, tandis que Abba Or
mangeait des herbes et certaines racines douces28. L’absence de bois pour faire la cuisine, et la
cherté de combustible expliquent en partie ce souci monastique de ne manger que des
légumes crus29. C’était une manière de se rapprocher des plus pauvres qui n’avaient pas accès
à du combustible. Macaire d’Alexandrie avait renoncé pendant sept ans à manger des aliments
cuits et ne s’autorisait que des plantes potagères crues ou des légumes à cosses (pois, fèves,
haricots, lentilles…)30. Syméon Stylite le jeune, en Syrie, devenu moine à l’âge de six ans, se
nourrissait de quelques petites fèves trempées avec un peu d’eau, qui lui servaient de repas
pour trois, sept ou même dix jours. Syméon, nous dit son biographe, impressionna
l’archimandrite Jean par son ascèse alimentaire.
Comme Syméon, certains ascètes ne mangeaient qu’un jour sur deux, voire un jour sur
sept. Antoine, le Père des moines, châtiait son corps et l’accoutumait à de dures austérités,
apprend-on dans la Vie que lui consacre Athanase. « Il mangeait une seule fois par jour, après
le coucher du soleil, mais il lui arrivait aussi de rester deux jours, souvent même quatre jours,

24
. Sozomène, Histoire ecclésiastique, VI, 33, éd. J. Bidez, revue par G. Ch. Hansen,
Turnhout, 2004, p. 289.
25
. Théodoret de Cyr, Histoire des moines de Syrie, I, 2, éd. P. Canivet, A. Leroy-Molinghen,
2 vols., Paris 1977-1979, p. 162-163.
26
. Histoire lausiaque, XI, 3, éd. et trad. A. Lucot, Paris, 1916 (désormais Histoire Lausiaque),
p. 84-85.
27
. Historia monachorum in Aegypto, I, 17, éd. A.J. Festugière, Bruxelles, 1961,p. 15 ; trad.
dans Les moines d’Orient, IV/1. Enquête sur les moines d’Égypte, Paris, 1964, p. 14.
28
. Historia monachorum in Aegypto, II, 4, p. 36, trad. dans Les moines d’Orient, IV/1
Enquête sur les moines d’Égypte, Paris, 1964, p. 30.
29
. Absence de bois en Égypte mais utilisation d’autre combustible comme les déjections
animales, R. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, Princeton, 1993, p. 41 ; le manque de bois est
signalé comme un grave souci dans, La Vie de saint Nicolas de Sion, 52, qui évoque le
malheur dans la cité de Myra pendant la peste car les paysans ne voulaient plus s’y rendre
pour porter « du grain, de la farine, du vin, du bois », éd. Sevcenko (I.), Patterson Sevcenko
(N.) Text and Translation by, The Life of Saint Nicholas of Sion, (The Archbishop Iakovos
Library of Ecclesiastical and Historical Sources n.10), Brookline (MA), 1984, p. 82.
30
. Histoire lausiaque, XVIII, 1. p. 116-118.
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sans prendre de nourriture. Sa nourriture c’était du pain et du sel ; sa boisson, de l’eau


pure31. »
Certains moines poussaient le jeûne jusqu’à renoncer à toute autre alimentation que
l’eucharistie, qui était, rappelons-le, du pain levé. L’Histoire Lausiaque, qui regroupe des
récits édifiants, parle d’un certain Héron d’Alexandrie qui fut sobre, à l’extrême, dans son
genre de vie : « ainsi beaucoup racontaient, qui furent en familiarité avec lui, que souvent il
mangeait au bout de trois mois, se contentant de la communion aux mystères, et si quelque
part lui apparaissait un légume sauvage32. » Syméon stylite le jeune refuse progressivement
toute nourriture autre que l'eucharistie33. Chaque jour, il mange donc du pain qui a été trempé
dans du vin et qui lui est apporté dans un panier au sommet de sa colonne.
La tendance dans certains milieux monastiques à ne se nourrir que d’eucharistie et à ne
boire que du vin consacré est contestée ou même interdite34. Les moines syriens qui avaient
adopté cette pratique demandaient simplement un supplément de pain pour survivre avec ce
régime alimentaire particulier. Au lieu d'une part de pain consacré (marganita), on leur en
donnait trois, et pour le vin, il semble aussi qu'on leur présentait trois fois la coupe. L’évêque
d'Edesse, Rabbula, condamne ceux qui se montraient tels des chiens voraces pour manger leur
Seigneur. Le jeûne extrême de certains moines pouvait être perçu comme divinement inspiré
et une preuve de sainteté35, en particulier lorsque le moine reçevait une nourriture apportée par
un ange36, mais l’intensité du jeûne pouvait tout aussi bien apparaître comme une preuve
d'hybris, donnant aux moines le pratiquant un sentiment de supériorité sur les autres moines,
base d'une source d'autorité parallèle et en compétition avec celle de l'higoumène et des autres
autorités ecclésiastiques présentes, prêtres, diacres ou même évêques37. Ces pratiques
alimentaires particulières permettaient aux moines cénobites d'affirmer leur individualité38,
mais présentaient l'inconvénient de créer divers régimes ascétiques, et un effet d'émulation,
engendrant jalousies et révoltes. L’Histoire Lausiaque note qu’il y avait des observances
différentes en temps de Carême à l’intérieur du monastère des Tabennésiotes au temps de
Pachôme. Macaire l’ermite s’était fait admettre dans le monastère, « il vit chacun pratiquant
des observances différentes, l’un mangeant le soir, l’autre au bout de deux jours, l’autre au
bout de cinq, un autre encore restant debout toute la nuit, mais s’asseyant dans le jour. »
Macaire pour sa part pendant ce Carême ne mange que quelques feuilles de chou les
dimanches, et rien le reste du temps. Les moines se plaignent de ce comportement et
demandent à l’higoumène de chasser cet être « dénué de chair » (a[sarko"). Pachôme le
remercie d’avoir édifié les moines et de les avoir mis à l’abri de l’orgueil mais il lui demande

31
. Vie d’Antoine, 7, 6, éd. et trad. G.J.M. Bartelink, Paris, 1994, p 152-153.
32
. Histoire Lausiaque, XXVI, 2-3, p. 196.
33
. B. Caseau, "Syméon stylite le jeune (521-592): un cas de sainte anorexie?", Kentron:
Revue du monde antique et de psychologie historique, 19, 2003, 179-199.
34
. Par exemple, Règles de Johannan Bar Qursos pour le monastère Mar Zakkai, 48, A.
Voöbus, Syriac and Arabic Documents Regarding Legislation Relative to Syrian Asceticism,
Stockholm, 1960, p. 61.
35
. R. M. Bell, Holy Anorexia, Chicago, 1985, trad. fr. par Caroline Ragon-Ganovelli,
L'anorexie sainte. Jeûne et mysticisme du Moyen âge à nos jours, Paris, 1994 ; N. Fraisse,
L’anorexie mentale et le jeûne mystique du Moyen Age. Faim, foi et pouvoir, Paris, 2000.
36
. Historia monachorum in Aegypto, p. 32 : un moine reçoit une nourriture céleste d’un ange
tous les trois jours.
37
. P. Brown, « The Rise and Function of the Holy Man in Late Antiquity », Society and the
Holy in Late Antiquity, Berkeley, 1982, p. 136-141.
38
. D. Iogna Prat ; B. Bedos Rezak (éds.), L'individu au Moyen Age : individuation et
individualisation avant la modernité, Paris, 2005.
-8-

de rentrer chez lui. Les sources font souvent état de réactions négatives à l’égard des moines
qui manifestent trop de zèle, car ils mettent en péril l’effort des autres en le minimisant.
Syméon le jeune, encore enfant, voit sa vie mise en péril par un moine jaloux. Son ascèse
alimentaire extrême, plus avancée que celle de moines plus âgés, irrite certains et son premier
miracle concerne le corps d’un homme qui projetait de l’assassiner. La main meurtrière se
dessèche avant d’avoir pu porter atteinte à l’enfant : « Les douleurs l’assaillent violemment et
il dépérit de tout le corps39, » jusqu’à ce qu’il confesse son projet meurtrier et que sur
l’intercession de Syméon, il reçoive pardon et guérison de Dieu. Cet épisode qui met en scène
le premier miracle de Syméon n’est pas isolé. En Italie, Benoît de Nursie doit quitter un
monastère auquel il a imposé un régime trop strict. La communauté n’avait pas pu supporter
le régime qu’il voulait lui imposer40. Il y a un passage de sa Règle qui incite à penser qu’il
avait essayé de supprimer le vin : « Nous lisons que le « vin n’est absolument pas fait pour les
moines », mais puisqu’il est impossible d’en convaincre les moines de notre temps,
accordons-nous du moins à ne pas boire à satiété41. » Il pouvait exister des tensions fortes sur
le sujet de l’alimentation adéquate car ce qui convenait aux uns paraissait trop difficile à
d’autres. Les moines zélés pouvaient altérer l’équilibre communautaire. Devant les réticences
des autres moines et les protestations du maître spirituel, Syméon Stylite le jeune ne présente
pas d’emblée son ascèse comme un modèle à suivre mais demande simplement la liberté de
poursuivre une ascèse qui est, selon lui, adaptée à sa personne. Les moines perçoivent
cependant ce surcroît d’ascèse comme une critique implicite de leur mode de vie et en
condamnent les excès42. Les milieux cénobitiques éprouvaient une certaine méfiance à l’égard
des excès de privation individualistes. Il était possible aux moines cénobites de manger moins
que ce qui leur était proposé, mais il leur était recommandé d’évaluer leurs forces pour éviter
le découragement. Théodore, l’un des successeurs de Pachôme, incitait les moines à ne pas se
montrer présomptueux : « Que nul ne se force à jeûner au-delà de ses forces, parce que, par
suite de l’extrême ascèse, vos corps s’affaiblissent43. » La modération dans le jeûne était aussi
recommandée par Cassien : « Tout le monde ne peut pas, en effet, prolonger le jeûne pendant
une semaine, ni même rester trois jours, ou seulement deux, sans prendre de nourriture. Il y en
a même beaucoup, épuisés par la maladie ou le poids des ans, qui ne supportent pas sans
grande fatigue de jeûner jusqu’au coucher du soleil44. » Cassien réprouve en effet les « repas

39
. La Vie ancienne de S. Syméon Stylite le Jeune (521-592), 14, t. 1 : Introduction et texte
grec, éd. P. Van Den Ven, Bruxelles, 1962, p. 13 ; trad. dans le t. 2 : Traduction et
commentaire ; Vie grecque de sainte Marthe, mère de S. Syméon ; Indices par P. Van Den
Ven, Bruxelles, 1970 (Subsidia Hagiographica n. 32), p. 18
40
. Grégoire le Grand, Dialogues, II, 3, 3-4, éd. A. de Vogüé, trad. P. Antin, Paris, 1979, p.
140-142.
41
. Règle de saint Bénoît, 40, 6, éd. J. Neufville, trad. A. de Vogüé, t. II, Paris, 1972, p. 580-
581 : « legamus uinum omnino monachorum non esse, sed quia nostris temporibus id
monachis persuaderi non potest, saltim uel hoc consentiamus ut non usque ad satietatem
bibamus. »
42
. La Vie ancienne de S. Syméon Stylite le Jeune (521-592), 17, t. 1 : Introduction et texte
grec, éd. P. Van Den Ven, Bruxelles, 1962, p. 14-15 ; trad. dans le t. 2 : Traduction et
commentaire ; Vie grecque de sainte Marthe, mère de S. Syméon ; Indices par P. Van Den
Ven, Bruxelles, 1970 (Subsidia Hagiographica n. 32), p. 22.
43
. F. Halkin, Le corpus athénien de saint Pachôme, Genève, 1982, p. 78-79, trad. A. J.
Festugière, p. 128-129.
44
. Cassien, Institutions cénobitiques, V, 5, 2, éd. et trad. J. Cl. Guy, Paris, 1965, p. 198-199 :
« neque enim cunctis possibile est ebdomadibus protelare ieiunia, sed ne triduana quidem uel
-9-

copieux » qui suivent les jeûnes prolongés : « Des jeûnes, si austères soient-ils, auxquels fait
suite un relâchement exagéré ne servent à rien et entraînent bientôt à la gourmandise. Mieux
vaut chaque jour un repas raisonnable et mesuré qu’un jeûne austère prolongé de plusieurs
jours45. »

Les moines discutaient donc entre eux de la juste quantité de nourriture. Benoît de
Nursie hésite sur le fait d’imposer un régime alimentaire – « c’est avec quelques scrupules
que nous déterminons la quantité d’aliments pour les autres », écrit-il dans la Regula. Les
Pères du désert égyptien considéraient que c’était un sujet important, comme nous le rapporte
Cassien46 : « J’ai souvenance que nos Pères ont débattu cette question plus d’une fois. Après
avoir considéré la pratique de plusieurs, qui s’étaient contentés persévéramment de légumes,
ou d’herbes, ou de fruits, ils lui préférèrent l’usage du pain sec, et déterminèrent que la
mesure la plus convenable que l’on pût garder était de deux petits pains qui, ensemble, font
une livre à peine. »
Le pain, un aliment bien toléré, était l’aliment cuit le plus fréquent dans le régime
alimentaire monastique. Les Pères du désert comme Antoine renonçaient aux « plaisirs d’une
nourriture variée47 » et se nourrissaient de peu. Dans le désert de Judée, le pain était l’aliment
essentiel, avec un peu de sel et d’eau48. C’est le régime que suivait Chariton au IVe siècle et
qu’il prévoyait pour ses disciples49. L’Histoire Lausiaque nous révèle le menu des repas de
plusieurs ascètes égyptiens, six onces de pain et quelques légumes pour le moine Dorothée50,
quatre ou cinq onces de pain et un setier d’huile par an pour Macaire l’Alexandrin51, trois
onces de pain et trois olives pour le moine Élie à la fin de sa vie. Le pain était souvent
conservé longtemps et il était mangé trempé. Il existait des pains au levain, des pains séchés
au soleil, plus proche de biscottes, des pains avec des farines d’orge et de dattes, des pains
blancs pour les fêtes52. Les pains faits avec des lentilles pouvaient être réduits en miette.
Mélangés avec de l’eau et une goutte d’huile, ils étaient transformés en panade, et parfois
assaisonnés de saumure, d’huile et de vinaigre mêlés. Pain sec trempé et légumes formaient
donc la base de l’alimentation monastique dans le désert égyptien, mais la périodicité des

biduana inedia refectionem cibi differre.Multis quippe aegritudine et maxime senio iam
defessis ne usque ad occasum quidem solis ieiunium sine laboris adflictione toleratur. »
45
. Cassien, Institutions cénobitiques, V, 9, éd. et trad. J. Cl. Guy, Paris, 1965, p. 204-205 :
« Quamvis districta ieiunia succedente superflua remissione uacuantur et in gastrimargiae
uitium protinus conlabuntur. Melior est rationabilis cum moderatione cotidiana refectio
quam per interualla arduum longumque ieiunium. »
46
. P. Devos, "Règles et pratiques alimentaires selon les textes", Le site monastique copte des
Kellia, sources historiques et exlorations archéologiques. Actes du colloque de Genève, 13-15
Août 1984, Genève, 1986, p. 73-84.
47
. Vie d’Antoine, 5, 2, éd. et trad. G.J.M. Bartelink, Paris, 1994, p. 142-143.
48
. Y. Hirshfeld, « The Importance of Bread in the Diet of Monks in the Judean Desert »,
Byzantion, 66, 1996, p. 143-155.
49
. Vie de Chariton, 16, éd. G. Garitte, « La Vie prémétaphrastique de S. Chariton », Bulletin
de l’Institut Historique Belge de Rome, 21, 1941, p. 5-46 ; trad. anglaise par L. di Segni, dans
Ascetic Behavior in Greco-Roman Antiquity. A Sourcebook, éd. V.L. Wimbush, Minneapolis,
1990, p. 407.
50
. Histoire lausiaque, II, 2, p. 40-41.
51
. Histoire lausiaque, XVIII, 2, p. 118-119.
52
. E. Patlagean, Pauvreté économique et pauvreté sociale à Byzance 4e-7e siècles, Paris, 1977,
p. 42 ; J. Patrich, Sabas, Leader of Palestinian Monasticism. A Comparative Study in Eastern
Monasticism, Fourth to Seventh Centuries, Washington, 1995, p. 207-208.
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repas et la quantité consommée pouvait varier. Dans la Règle de Saint Benoît, une livre de
pain « bien pesée » par jour est prévue pour chaque moine53. Mais la quantité de pain
dépendait de l’origine sociale du nouveau moine, selon le principe « à chacun selon ses
besoins ». Dosithée était un militaire, peut-être d’origine gothique, que ses compagnons
conduisirent au monastère quand après une vision à Gethsémani, il cessa de manger de la
viande : « Petit, lui dirent ces compagnons, ce que tu fais ne convient pas à qui veut rester
dans le monde ; si tu y tiens, vas dans un monastère et tu sauveras ton âme54. » Le régime
alimentaire qui lui fut proposé au monastère tenait compte de son origine, puisque les soldats
Goths avaient la réputation de manger beaucoup55. Dorothée organisa pour lui une ascèse
progressive : il le laissa manger à sa faim les premiers temps puis réduisit la quantité de pain.
Dosithée avalait un pain et demi (quatre livres de 327 gr. soit près de 2 Kg) au début de son
noviciat, il n’en mangeait plus que huit onces (soit 218 gr.) à la fin de sa courte vie56, puisqu’il
est mort sans doute de tuberculose, et peut-être d’épuisement, au bout de cinq ans57. Si l’on
compare cette quantité de pain avec ce que les moniales d’un couvent impérial pouvaient
trouver sur leur table au 12e siècle (647), c’est très peu58. Mais la majorité des moines
mangeaient aussi des légumes et des fruits.
Il y avait un désaccord entre les moines sur le vin. Pour beaucoup de moines, le vin
apportait un complément calorique important et il était recommandé pour les malades, mais il
n’était pas admis dans tous les monastères. L’idéal des moines étant d’assécher et d’alléger le
corps, le contrôle de la boisson était aussi un sujet de réflexion pour les Pères du désert.
Pallade dans l’Histoire Lausiaque consacre un passage de son prologue à ce sujet : « Il est
préférable de boire du vin avec raison que de boire de l’eau avec orgueil59. » Il conçoit qu’un
être en pleine santé s’abstienne de vin tandis qu’il le recommande comme réconfort pour les
malades et ceux qui sont chagrinés. Le vin est donc pour Pallade une source de réconfort,
comme le sont aussi les aliments. Il utilise le mot pharmakon, remède pour en parler60. Selon
Pallade, à Nitrie on usait de vin et on vendait même du vin61. Dans les monastères
cénobitiques le vin est aussi un sujet de discussion. Basile de Césarée est hostile à sa
consommation, qui fait apostasier les sages62. Syméon stylite le jeune met aussi en garde les
moines contre les effets du vin : « l’abus du vin signifie le voisinage des démons et échauffe
le corps dans des désirs fiévreux, rend le sommeil lourd et accroît la paresse de l’esprit ; il fait

53
. Règle de Saint Benoît, 39, 4, éd. J. Neufville, trad. A. de Vogüé, t. II, Paris, 1972, p. 576 :
panis libra una propensa sufficiat in die.
54
. Vie de Dosithée, 3, Dorothée de Gaza, Œuvres spirituelles, éd. et trad. L. Regnault, J. de
Préville, Paris, 1963, p. 26-127.
55
. C. Zuckerman, Du village à l’empire. Autour du registre fiscal d’Aphroditô (525/526),
Paris, 2004, p. 164-165 : « les rations des soldats sont gargantuesques. Non seulement ils
dévorent quotidiennement quatre livres (1,3 kg) de pain, […] ils mangent aussi une livre (325
g) de viande, le double de la ration réglementaire. » Ils obtiennent aussi le double de la ration
de vin.
56
. Vie de Dosithée, 5, Dorothée de Gaza, Œuvres spirituelles, éd. et trad. L. Regnault, J. de
Préville, Paris, 1963, p. 130.
57
. Vie de Dosithée, 9, p. 136.
58
. Sur les rations de pain dans l’armée romaine, C. Zuckermann, Du village à l’empire.
Autour du registre fiscal d’Aphroditô (525/526), Paris, 2004, p. 166-170.
59
. Histoire lausiaque, Prologue, 10, p. 26-27.
60
. Histoire lausiaque, Prologue, 14, p. 30-31.
61
. Histoire lausiaque, VII, 4, p. 66-67.
62
. A. Wilmart, « Le discours de saint Basile sur l’ascèse en latin », Revue bénédictine, 27,
1910, p. 226-233.
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de tout le corps l’habitation du démon, si bien qu’on dit ce qu’il ne faut pas dire et qu’on fait
ce qu’il convient de ne pas faire63. » Benoît de Nursie admet que le vin est utile pour les plus
faibles : « eu égard à l’infirmité des faibles, nous croyons qu’il suffit d’une hémine de vin par
tête et par jour. Mais ceux à qui Dieu donne la force de s’en passer, qu’ils sachent qu’ils
auront une récompense particulière64.»
Les moines disposaient de plusieurs façons d’améliorer leur ordinaire. Pour les ascètes
les plus isolées, il n’y avait pas de variation dans le régime alimentaire, sauf en cas de visite.
Les visiteurs apportaient en effet des « eulogies » aux moines, c’est-à-dire le plus souvent des
cadeaux sous forme d’aliments. En Italie, on voit ainsi Benoît de Nursie recevoir la visite d’un
prêtre qui vient partager son repas de fête pascale avec lui : « Assez loin de là habitait un
prêtre qui s’était préparé un repas pour la fête de Pâques. Dieu voulut bien lui apparaître en
vision et lui dire : « Tu te prépares des choses délicieuses, et mon serviteur, à tel endroit, est
torturé par la faim »65. Il partit donc avec son repas à la recherche de l’ermite qu’il trouva dans
une grotte. Benoît vivait dans une ascèse continuelle, sans conscience des jours ni des temps
liturgiques.
Or le lien entre repas et temps liturgique était devenu important dans les monastères :
les repas étaient améliorés les dimanches et jours de fêtes. Au régime de base, on ajoutait des
protéines animales, essentiellement du poisson. Cassien commente non sans une pointe
d’humour ce qui constituait un festin pour les moines : « Des tiges de poireaux coupées une
fois par mois, des herbes, de la friture de salaison, des olives, de petits poissons en saumure –
qu’ils appellent maenomenia- : c’est là, pour eux, la volupté suprême66. » Jérôme avait fait un
commentaire semblable en recommandant un régime alimentaire monastique à son ami Paulin
de Nole : « Ton modeste repas que tu prendras le soir sera de légumes verts ou secs ; de temps
en temps quelques petits poissons te sembleront le comble de la gourmandise67. »
Une autre forme d’adoucissement du régime alimentaire consistait à modifier les
horaires du repas. Cassien rapporte ce qu’il a vu faire en Égypte dans les monastères : un seul
repas par jour au coucher du soleil, mais la possibilité de couper la journée en prenant un pain
en début d’après midi et l’autre le soir. Entre Pâque et la Pentecôte, ainsi que les samedis,
dimanches et fêtes, les moines pouvaient avancer le premier repas à midi. La Règle de Saint
Benoît prévoyait aussi un repas quotidien, à sexte ou à none, composé de deux plats cuits,
auxquels il était possible d’ajouter des fruits ou des légumes tendres68.
Contrairement à la vie érémitique qui était présentée comme une voie royale mais
ardue, le mode de vie cénobitique représentait une voie moyenne, adaptée au plus grand
nombre, et en particulier aux plus jeunes. Le régime alimentaire y était très ascétique, mais
devait permettre aux uns et aux autres de prier et de travailler sereinement. La littérature
monastique tient compte de cette idée de progression dans la difficulté entre vie cénobitique et
vie érémitique et le droit civil impose au VIe siècle le noviciat dans un monastère cénobitique,
pour toute personne qui se destine à vivre dans la solitude érémitique. La différence entre

63
. La Vie ancienne de S. Syméon Stylite le Jeune (521-592), 27, t. 1 : Introduction et texte
grec, éd. P. Van Den Ven, Bruxelles, 1962, p. 28 ; trad. dans le t. 2 : Traduction et
commentaire ; Vie grecque de sainte Marthe, mère de S. Syméon ; Indices par P. Van Den
Ven, Bruxelles, 1970. (Subsidia Hagiographica n. 32), p. 34.
64
. Règle de saint Bénoît, 40, 3-4, éd. J. Neufville, trad. A. de Vogüé, t. II, Paris, 1972, p. 578-
581.
65
. Grégoire le Grand, Dialogues, II, 1, 6, éd. A. de Vogüé, Paris, 1979, p. 134.
66
. Cassien, Institutions cénobitiques, IV, 22, éd. et trad J.-Cl. Guy, Paris, 1965, p. 152-153.
67
. Jérôme, ep. 58, 6, éd. et trad. J. Labourt, CUF, III, Paris, 1953, p. 80 : Sit uilis et
uespertinus cibus holera et legumina, interdumque pisciculos pro summis ducas deliciis.
68
. Règle de Saint Benoît, 39, 1-3, éd. J. Neufville, trad. A. de Vogüé, t. II, Paris, 1972, p. 576.
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anachorètes et cénobites est exprimée, non sans humour, dans un épisode malicieux conservé
dans la Vie et récits de l’abbé Daniel. Une abbesse reçoit Daniel accompagné par un disciple.
Elle donne à Daniel quelques légumes frais et crus, des dattes et de l’eau, à son disciple des
lentilles cuites, un petit pain et de l’eukraton69, mais aux sœurs, elle donne des poissons et du
vin. Daniel s’étonne de cette curieuse hospitalité, mais l’abbesse lui répond malicieusement
qu’il a eu une nourriture de moine, son disciple un repas adapté à son statut et que les sœurs
ne sont que des novices70! Le mode de vie cénobitique était volontiers conçu comme une
école et au VIe siècle. C’est ainsi que Benoît de Nursie dans les années 530 présente sa Règle
monastique comme adaptée à des débutants La vie monastique devait s’accompagner d’une
progression dans l’ascèse, et l’on concevait fort bien qu’il y ait des régimes différents pour
différentes sortes de moines. Cassien rappelle qu’au désert, « la règle générale à suivre quant
à l’abstinence consiste à s’accorder, selon ses forces et son âge, ce qu’il faut de nourriture
pour sustenter le corps, pas assez pour l’assouvir71. »
Des aménagements du régime alimentaire sont prévus dans les milieux érémitiques
comme dans les monastères cénobitiques pour les jeunes et pour les malades, comme le note
Cassien: « une résistance physique inégale, l’âge ou le sexe peuvent faire varier le temps, la
quantité et la qualité de la nourriture ; mais la vertu intérieure impose à tous de se mortifier ;
tout le monde ne peut pas en effet, prolonger le jeûne pendant une semaine, ni même rester
trois jours, ou seulement deux, sans prendre de nourriture. Il y en a même beaucoup, épuisés
par la maladie ou le poids des ans, qui ne supportent pas sans grande fatigue de jeûner
jusqu’au coucher du soleil. La fadeur des grains trempés dans l’eau ne convient pas à tous, et
tous ne peuvent pas se contenter de quelques légumes crus ou de l’austérité du pain sec. Avec
un poids de deux livres, l’un n’éprouve pas la satiété, tandis qu’un autre est repu après une
livre et même six onces de nourriture72. »
L’âge jouait un rôle dans les différences d’appétit. Les monastères accueillaient des
enfants qui bénéficiaient parfois d’un aménagement du régime alimentaire pour tenir compte
de leur croissance. Pachôme, par exemple par souci d’humanité, ne souhaitait pas qu’on les
fasse jeûner comme les adultes : "Comme les frères étaient venus à sa rencontre et le
saluaient, un petit enfant sorti du monastère avec les frères pour saluer le saint commença à le
solliciter en disant: « En vérité, père, depuis que tu es allé visiter les frères jusqu'à ce jour, on
ne nous a cuit ni légume ni épi. » Le saint vieillard lui répondit avec grâce: « Ne te chagrine
pas enfant. Je ferai en sorte qu'à partir d'aujourd'hui on vous en cuise. » Il va faire une enquête
à la cuisine où il apprend qu'à cause de l'abstinence des moines, on a cessé de cuire des
légumes depuis deux mois pour qu'ils ne soient pas jetés. Il se fâche. « Ne savez-vous pas que
les petits enfants ne peuvent pas se maintenir dans la vertu si on ne leur fournit pas du
relâchement et un peu de soulagement73? »
Les enfants n’étaient pas les seuls à souffrir de la faim dans les monastères et à
souhaiter un régime alimentaire plus clément.Certains moines se faisaient passer pour malade
pour pouvoir bénéficier d’une nourriture plus abondante. L’un des lieux où l’on pouvait

69
. L’eukraton est une boisson chaude au poivre, au cumin et à l’anis. Boisson utilisée par les
moines dès l’antiquité, J. Patrich, Sabas, Leader of Palestinian Monasticism. A Comparative
Study in Eastern Monasticism. Fourth to Seventh Centuries, Washington, 1995, p. 208.
70
. L. Clugnet,Vie et récits de l’abbé Daniel le Scétiote, Paris, 1901.
71
. Cassien, Conf 2, « Generalis tamen hic continentiae modus est ut secundum capacitatem
virium vel corporis vel aetatis tantum sibimet unusquisque concedat quantum sustentatio
carns, non quantum desiderium saturitatis exposcit. »
72
. Cassien, Institutions cénobitiques, 5, 5, 1-2, éd. et trad. J-Cl. Guy, Paris, 1965, p. 198-199.
73
. F. Halkin, Le corpus athénien de saint Pachôme, Genève, 1982, p. 78-79, trad. A. J.
Festugière, p. 128-129.
- 13 -

trouver davantage à manger était l’infirmerie. Shenouté, higoumène de tradition pachômienne,


avait mis en place des règles strictes au Monastère blanc concernant l’accès à l’infirmerie, pou
que les moines n’aillent pas y chercher un complément alimentaire, alors qu’ils étaient bien
portants74. A la montagne de Nitrie, où vivaient quelque 5000 moines selon Pallade, un certain
Apollonios veillait sur les malades et leur « portait des raisons secs, des grenades, des œufs,
des pains de fleur de farine, ce dont ceux qui sont affaiblis ont besoin75. » Dans le monastère
palestinien des deux reclus Barsanuphe et Jean, à l’infirmerie, les moines malades avait accès
à du vin, mais aussi à du poisson, à du bouillon pour les malades et des œufs, comme on
l’apprend dans la Vie de Dosithée, conservée dans les œuvres de Dorothée de Gaza dont il fut
l’aide à l’infirmerie du monastère.76
La faim tenaillait donc les moines antiques, mais à des degrés divers. En effet, les
moines cénobites pouvaient en principe compter sur un repas régulier, les ermites en étaient
moins sûrs. Cela dépendait de leur travail et de leur état de santé. Un incident survenu à Scété
illustre la différence de mode de vie : « Il vint à Scété des moines d’Égypte. Ils virent les
vieillards, dans leur faim extrême, manger avec voracité ; ils furent scandalisés. […] Les
Égyptiens voulurent partir, mais on les retint et lorsqu’ils eurent jeûné le premier jour, ils
eurent faim. On les fit jeûner deux jours, ceux de Scété jeûnèrent toute la semaine. Mais
quand on eut atteint le samedi, les Égyptiens s’assirent avec les vieillards pour manger. Les
Égyptiens mangèrent avec agitation. L’un des vieillards saisit la main de l’un d’eux en disant :
Mange raisonnablement, comme un moine. Mais l’un d’eux repoussa sa main en disant :
Laisse moi, ô Père, je meurs, voici une semaine que je n’ai rien mangé de chaud. Et le
vieillard dit aux Égyptiens : Si vous êtes exténués d’une façon aussi complète parce que vous
avez jeûné deux jours, pourquoi donc êtes-vous scandalisés au sujet des frères qui gardent
l’ascèse toujours77 ? »
L’image de l’ascèse extrême des milieux monastiques du désert est un topos littéraire.
Les fouilles mais aussi les ostraka ou les papyri permettent de dresser une liste d’aliments
assez variés et donc de nuancer l’image très sévère que donne l’hagiographie monastique.
Ainsi aux ermitages d’Esna, on a retrouvé quelques noyaux de dattes, des gousses d’acacia,
des noix de doum et des arrêtes de poissons-chats, mais surtout des cuisines qui imposent
selon Sauneron « l’idée d’une alimentation élaborée78. »
Les siècles médiévaux ont hérité de cette littérature mais aussi d’une attitude
pragmatique concernant la vie monastique, qui avait cessé d’être marginale et concernait
désormais une population plus nombreuse.

II La discipline alimentaire des monastères byzantins médiévaux

a) les interdits alimentaires dans les monastères cénobitiques

74
. B. Layton, « Social Structure and Food Consumption inan Early Christian Monastery: the
Evidence of Shenoute’s Canons and the White Monastery Federation A.D. 385-465 », Le
Museon, 115, 2002, p. 25-55.
75
. Histoire lausiaque, 13, 2, p. 90-91.
76
. Vie de Dosithée, 9, Dorothée de Gaza, Œuvres spirituelles, éd. et trad. L. Regnault, J. de
Préville, Paris, 1963, p. 137 ; 11, ibid., p. 140-141.
77
. Apophtegme 69, éd. et trad. M. Chaîne, Le manuscrit de la version copte en dialecte
sahidique des « Apophtegmata Patrum », Le Caire, 1960, p. 97.
78
. S. Sauneron, Les ermitages chrétiens du désert d’Esna, t. IV Essai d’histoire, Le Caire,
1972, p. 32-33.
- 14 -

Il existait encore des ascètes qui ne mangeaient que des herbes sauvages et
d’eucharistie, comme Luc le Stylite au Xe siècle79, ou qui se nourrissaient surtout de pain
consacré, d’herbes et de graines, comme Syméon le Nouveau Théologien80, mais le plus
souvent les moines du Moyen âge vivaient dans des communautés partageant un réfectoire et
des plats cuisinés81. Les nouvelles fondations médiévales étaient majoritairement des
monastères cénobitiques. On dispose pour connaître leur organisation des typika, des chartes
de fondation rédigées par les fondateurs qui fournissent le détail du nombre de moines ou de
moniales, du régime alimentaire pour les jours ordinaires comme pour les jours de fête ou
pour le temps de jeûne, du luminaire ou des commémoraisons à célébrer. Quelques règles
communes peuvent être dégagées de leur lecture. L’assouplissement du régime alimentaire lié
à la richesse accrue des monastères a permis d’inclure des produits qui ne se trouvaient pas
sur les tables monastiques du désert égyptien ou des communautés palestiniennes. Le nombre
des interdits s’est quelque peu multiplié car les règles alimentaires sont beaucoup plus
strictement liées aux temps liturgiques. L’importance des commémoraisons est souligné et
chacune, à des degrés variables, est une occasion d’améliorer le menu. Les typika prévoient
souvent des douceurs comme des « colybes », petits gâteaux82, pour remercier les moines et
les moniales qui ont offert des prières.
Si l’on compare au calendrier antique, on constate que le nombre des carêmes a
augmenté et que davantage d’interdits marquent ces temps de jeûne. La viande continue à être
exclue des tables monastiques en tout temps, mais la tolérance à l’égard du poisson est
beaucoup plus grande, puisque sont seulement interdits, pendant le Carême, les poissons qui
ont du sang. Pendant une partie du Grand Carême, les œufs, les laitages et le fromage sont
retirés des menus, ainsi que l’huile certains jours de jeûne et le vin, parfois.
L’année byzantine comptait environ 163 jours de jeûne, au cours desquels les moines ne
prenaient qu’un repas (vers la 9e heure) comportant des légumes crus ou bouillis, sans huile,
mais aussi des coquillages et des crustacés. On buvait de l’eau ou bien de l’« eukraton », une
boisson chaude au cumin, au poivre et à l’anis. Chaque semaine les mercredi et les vendredi
étaient jeûnés sauf durant les octaves de fêtes. A ce rythme hebdomadaire, il fut ajouter quatre
carêmes : le carême de Noël qui dure 40 jours, le Grand Carême de sept semaines avant
Pâques, d’une durée de 48 jours, le carême des douze apôtres, qui comporte un nombre de
jours variables, dans la mesure où il commence avec une fête mobile et cesse le 29 Juin, la
carême de la Dormition83.
Pour compenser la fatigue du jeûne, les moines médiévaux pouvaient compter sur des
jours réparateurs. Ainsi au terme du Samedi saint, un repas composé de fromages, d’oeufs et
de poissons, et arrosé par trois coupes de vin était servi aux moines du Stoudios qui mettaient
fin au jeûne après l’office du lychnikon, à la 11e heure. Ce repas visait à leur redonner des

79
. Vie de Luc le stylite, 6, éd. J. Delehaye, Les saints stylites, Bruxelles, 1923, p. 201.
80
. Nicétas Stéthatos, La Vie de Syméon le Nouveau Théologien, 25, éd. I. Hausherr, trad. G.
Horn, Rome, 1928, p. 34.
81
. Typikon de la Kécharitomènè, 44 : « Les sœurs bien portantes accepteront sans détour et
sans refus la table commune, et nul prétexte ne sera suffisant pour refuser de se rendre au
réfectoire commun », dans P. Gautier, « Le typikon de la Théotokos Kécharitôménè », Revue
des études byzantines, 43, 1985, p. 90.
82
. P. Gautier définit les kolyba comme des « sortes de gâteaux confectionnés avec des grains
de froment bouillis, mélangés avec de la farine à demie roussie au feu, saupoudrés de
plusieurs pincées de sucre, de dragées, de raisins secs, de pépins de grenade, d’amendes et de
noix. », « Le typikon du Pantocrator », Revue des études byzantines, 32, 1974, p. 43, n. 21.
83
. V. Grumel, « Le jeûne de l’Assomption dans l’Église grecque », Échos d’Orient, 32, 1933,
p. 162-194.
- 15 -

forces. Après Pâques, les moines deux repas étaient servis aux moines, pendant au moins
cinquante jours. Au monastère du Stoudios, le menu des repas de jours sans jeûne incluait, un
plat de légumes frais, un plat de légumes secs arrosés d’huile, du poisson, du fromage, des
œufs, du pain et du vin en abondance.
Les monastères de femmes suivaient un calendrier similaire comme on peut le lire
dans les chartes de fondation. On dispose, par exemple, du typikon pour le monastère de la
Theotokos pleine de grâce, fondé par l’impératrice Irène Doukaina pour des femmes de la
famille impériale et de la haute aristocratie, ce qui permet de savoir ce que la fondatrice avait
prévue pour les repas des moniales.
Les déjeuners d’une semaine ordinaire étaient composés de deux ou trois plats, en tenant
compte du rythme hebdomadaire des jours de jeûne:
Le 1er jour du poisson et du fromage
Le 2e jour les légumes secs cuits à l’huile et des coquillages
Le 3e jour du poisson et du fromage
Le 4e jour (mercredi) des légumes secs et verts à l’huile
Le 5e jour poissons et fromage
Le 6e jour (vendredi) des légumes secs et verts à l’huile
Le 7e jour poissons et fromage.

Les restrictions alimentaires dans ce monastère très riche consistaient à supprimer certains
aliments comme le poisson et le fromage, à diminuer le nombre de plats servis (de 3 à 2) et à
faire une cuisson sans huile. Pendant la Semaine sainte, on ne mettait sur la table que des
aliments crus, légumes et fruits, une pratique similaire à celle monastères pachômiens
antiques, mais sur une période plus restreinte, puisque limitée à une huitaine de jours et non
étendue à tout le carême. Le samedi saint, les moniales ne mangeaient rien du tout, dans
l’attente de la fête pascale.
Les améliorations du régime alimentaire suivaient aussi le calendrier liturgique, puisque le
jeûne était interrompu pour les fêtes, mais venaient s’y ajouter en plus les commémoraisons.

B) les améliorations du régime ordinaire : jours de fête et commémoraisons

Le lien entre célébration festive et bonne table est ancien, mais il est en quelque sorte
codifié et fixé pour les monastères dans les typika. Les fondateurs médiévaux prévoyaient
jusqu’à la composition des menus de fête pour les communautés monastiques. Les typika
précisent quelles sont les fêtes qui permettent d’interrompre le jeûne. Chaque dimanche est
festif et naturellement toutes les fêtes du Christ. Les fêtes du sanctoral sont parfois une
occasion d’interruption du jeûne. Il est possible d’établir une hiérarchie dans le culte des
saints en fonction du nombre de jours de fête liés à la célébration de tel ou tel saint. La plus
honorée à Byzance était sans nul doute la Vierge Marie, la Theotokos84. Les fêtes de la Vierge
sont souvent une occasion de réjouissance pendant une octave.
En plus de cette amélioration de l’ordinaire pour les fêtes liturgiques, les fondateurs
avaient prévu de récompenser les moines et les moniales en leur offrant de quoi fournir une
table plus abondante, pour les commémoraisons. Il s’agit d’un service rendu par les religieux,
qui prient pour le salut de l’âme d’un défunt ou pour la protection d’une personne vivante.
Pour que la prière des moines soit favorable aux fondateurs et à leur famille, les jours de
commémoraison sont aussi des jours d’amélioration de l’ordinaire pour les moines et
moniales : distributions de petits gâteaux, présence de poisson, meilleure qualité des plats. Le

84
. B. V. Pentchéva, Icons and Power : the Mother of God in Byzantium, University Park,
2006
- 16 -

travail du moine consiste à prier pour les autres et il paraît naturel à un byzantin qu’il ou elle
soit rémunéré pour ce travail, par un toit et de quoi vivre, mais aussi par une douceur qui
rendra la prière peut-être plus chaleureuse. Mais, ce faisant, l’ancienne ascèse monastique qui
valorisait le jeûne comme libérateur et pourvoyeur de pouvoir contre les démons est ainsi
battue en brèche. On présente aux moines le jeûne comme une pénitence et non comme une
libération et la bonne chère comme une récompense pour service rendu.
L’Obituaire de la Kecharitomene nous fournit quelques exemples pour les
commémoraisons :
« Qu'on ne serve pas aux sœurs le menu de tous les jours : on les approvisionnera et on leur
donnera le régime que nous avons fixé pour les fêtes du Seigneur, quel que soit le jour où
tombera la mémoire du défunt. Toutefois, si la commémoraison tombe un mercredi ou un
vendredi, les autres jours exceptés, elles mangeront uniquement des crustacés.» Cette règle
limitative est levée pour la commémoraison de l’empereur. Irène prévoit que « aux
commémoraisons de mon très puissant et saint basileus, même si elles tombent un mercredi
ou un vendredi, on leur servira aussi généreusement des poissons pour nourriture, car il faut
que celui qui est hors pair parmi les hommes obtienne aussi une commémoraison hors pair85. »
La tendance à vouloir honorer les membres de sa famille, les êtres chers est commune
à de nombreux typika. Dans le monastère fondé par Grégoire Pakourianos, un général en chef
de l’armée byzantine, Grégoire a prévu des adoucissements du régime alimentaire pour les
fêtes, comme la commémoraison de la mort de l’abbé, mais un véritable banquet pour
l’anniversaire de la mort de son frère : « Nous ordonnons de célébrer la commémoraison de
feu notre frère vénérable mémoire, le magistros Apasios, le jour anniversaire de sa mort, soit
le vingt septembre, fête de la glorieuse passion du saint mégalomartyr Eustathe et de ses
compagnons, de préparer un somptueux banquet, une table garnie de tous les mets excellents
que nous offre la providence, et de servir à chacun des frères, en sus de ceux prévus par la
règle, deux verres de vin86. » Pour lui-même, Grégoire prévoit aussi un festin et des
distributions d’argent aux pauvres : « Le jour où il plaira à Dieu que moi, Grégoire, je meure,
vous ferez mémoire de moi, et vous distribuerez à nos frères dans le Christ soixante-douze
nomismata, et les frères trouveront un adoucissement dans une table très copieuse, regorgeant
de mets et de boissons, et à tous ceux qui seront venus pour ma mémoire on distribuera, après
la célébration de l'orthros et de la sainte liturgie, vingt-quatre nomismata87. »
Cette introduction de banquets dans les monastères, cette promesse de l’abondance
montre que le régime alimentaire des moines n’était plus entre leurs mains, mais dans celle de
fondateurs anxieux pour leur salut et soucieux d’obtenir autant d’intercesseurs que possible, et
prêt à l’acheter avec de l’argent et de la nourriture. Il y a dans ces siècles médiévaux une
perversion de la démarche monastique originelle qui était un combat individualiste contre les
démons dont les retombées seraient cosmiques, une participation au combat du Christ. Les
moines ont désormais une fonction plus utilitaire et pragmatique qui est de prier pour leurs
semblables, et en particulier pour les fondateurs, leur famille et leurs amis qui leur fournissent
les moyens de vivre. Cet intérêt renouvelé pour la nourriture, ce souci du bien manger au
moins occasionnellement se manifeste en particulier à partir du XIe siècle et peut être mis en
relation avec une prospérité plus grande qui change les habitudes alimentaires des Byzantins,
mais aussi avec l’origine sociale aristocratique des moines.

85
. Typikon de la Kécharitomènè, 71, dans P. Gautier, « Le typikon de la Théotokos
Kécharitôménè », Revue des études byzantines, 43, 1985, p. 118.
86
. Typikon de Grégoire Pakourianos, 21, dans P. Gautier, « Le typikon du sébaste Grégoire
Pakourianos », Revue des études byzantines, 42, 1984, p. 97.
87
. Ibid., p. 99.
- 17 -

A la fin du XIe siècle, les aliments font l’objet d’une véritable analyse pour leurs qualités
gustatives et leurs propriétés médicales par Syméon Seth, un médecin, aristocrate originaire
d’Antioche88. On constate une progression dans la quantité et la qualité des mets servis à la
table des Byzantins, même assez modeste. Au XIIe siècle, même les artisans de Constantinople
soignaient leur menu et leur garde-manger pouvait contenir des épices variées, selon le
Ptochoprodromos89. La vaisselle de table change aussi. Alors que les commensaux
mangeaient autrefois en prenant la nourriture avec leurs doigts directement dans un plat
central, les coupes et les plats se multiplient. Ils ne sont pas encore individuels, mais ils sont
partagés par un nombre moindre de convives. Les couteaux se multiplient, puis les fourchettes
apparaissent. On peut suivre leur apparition à table en regardant les images de la Cène90.
Signe de vitalité économique, le développement de la céramique à glaçure touche même les
couches urbaines plus modestes. Elle apparaît sur les tables urbaines à partir du Xe siècle,
comme à Corinthe et dans les autres villes de l’Hellade.
Dans le domaine alimentaire, en particulier, les aristocrates avaient l’habitude de la bonne
chère. Les banquets étaient pour eux une obligation sociale, même si Kekauménos
recommande à ses fils de ne pas y participer91. C’étaient des lieux de sociabilité importants
pour la formation des solidarités, pour l’organisation des alliances entre familles. Les
banquets fournissaient aux hommes en vue l’occasion d’exposer l’étendue de leur clientèle et
une générosité fondée sur l’ampleur de leur fortune.
Les monastères médiévaux suffisamment bien dotés étaient parfois peints. Sur les images
de la Cène, sur celles de la Philoxénie d’Abraham ou celles des Noces de Cana, on constate
un changement dans le type d’objets et d’aliments représentés92. En plus de pain, de vin et de
poisson, on note sur la table la présence des légumes, dont la présence ne se justifie pas par
les récits du Nouveau Testament. On peut aussi repérer l’apparition des couverts de table, le
couteau puis la fourchette, ainsi que l’usage des serviettes et de plats multiples. Au lieu d’un
plat commun où chacun venait prendre de la nourriture avec la main, on voit des plats
partagés par un moindre nombre de convives. Les coupes personnelles, les pains en portions

88
. Syméon Seth, Syntagma de alimentorum facultatibus, éd. Lagkavel , Leipzig, 1868.
89
. E. Jeanselme et L. Œconomos, Aliments et recettes culinaires des Byzantins, Tiré à part
d’une communication au 3e Congrès de l’Histoire de l’Art de Guérir, Anvers, 1923, p. 10- 11 ;
J. Koder, « Stew and Salted meat – opulent normality in the diet of every day ? », Eat, Drink
and be Merry (Luke 12:/19). Food and Wine in Byzantium in Honour of Professor A.A.M.
Bryer, éds. L. Brubacker, K. Linardou, Aldershot, 2007, p. 66 ; Sur les épices, D. C.
Hesseling, H. Pernot (éds.), Poèmes prodromiques en grec vulgaire, Amsterdam, 1910,
poème II, v. 35-45, p. 43 ; Jean Tzetzes reçoit des épices comme cadeau, ep. 93, éd. P. A. M.
Leone, Lepizig, 1972, p. 135 ; A. Dalby, Flavours of Byzantium, Totnes, 2003.
90
. J. Vroom, « The Changing dining Habits at Christ’s Table », Eat, Drink and be Merry
(Luke 12:/19). Food and Wine in Byzantium in Honour of Professor A.A.M. Bryer, éds. L.
Brubacker, K. Linardou, Aldershot, 2007, p. 191-222 ; A. Lymberopoulou, « ‘Fish on a dish’
and its table companions in fourteenth-century wall-paintings on Venetian-dominated Crete »,
ibid., p. 223-232.
91
. Kékaumenos, Conseils et récits, éd. G.G. Litavrin, Sovety i Rasskazy Kekavmena, Moscou,
1972, p. 124.
92
. J. Vroom, « The Changing dining Habits at Christ’s Table », Eat, Drink and be Merry
(Luke 12:/19). Food and Wine in Byzantium in Honour of Professor A.A.M. Bryer, éds. L.
Brubacker, K. Linardou, Aldershot, 2007, p. 191-222.
- 18 -

individuelles apparaissent aussi93. Ces peintures et quelques objets qui portent des images de
repas reflètent donc l’évolution des usages de table, mais comme le faisaient remarquer I.
Anagnostatis et T. Papamastorakis, ils ne représentent pas l’alimentation variée des
banquets94.
Les peintures de la Cène95, celles de la Philoxénie d’Abraham96 montrent les aliments
présents sur les tables de réfectoire monastique, les jours de jeûne : pain et légumes. Absents
de ces peintures sont les coquillages, les poissons multiples et les crustacés offerts aux moines
les autres jours dans les grands monastères constantinopolitaines. Il faut certes tenir compte
de la tradition propre à ces images. On imagine mal une Cène avec des crevettes mais
pourquoi représenter des légumes si ce n’est pour introduire des éléments de la vie courante?
Le choix des aliments n’est pas neutre. On a souhaité la représentation d’aliments présents les
jours de jeûne et sans doute exclu d’exposer sous le regard des moines et moniales les
aliments plus festifs, peut-être pour éviter qu’ils ne trouvent plus difficile de poursuivre leur
ascèse97.
Ces changements dans la représentation des aliments correspondent à une attention
plus grande portée à la nourriture, même dans les milieux qui sont supposés y porter peu
d’intérêt. On trouve en effet dans les réfectoires monastiques des peintures liées à la
nourriture et à la boisson98. Au monastère de Saint-Jean-le-théologien, à Patmos, on trouvait
dans le réfectoire la multiplication des pains et des poissons et la communion des apôtres,
mais aussi d’autres scènes sans lien avec les repas99. La Cène était souvent choisie comme au
Stoudios, où le voyageur espagnol Gonzalez de Clavijo a pu l’admirer lors de son passage à
Constantinople en 1403100. Au Mont Athos, la Cène était peinte au-dessus de la table de

93
. V. François, « La vaisselle de table à Byzance : un artisanat et un marché peu perméables
aux influences extérieures », Byzance et le monde extérieur : contacts, relations, échanges,
éds. M. Balard, E. Malamut, J-M. Spieser, Paris, 2005, p. 211-223.
94
. I. Anagnostatis et T. Papamastorakis, « ‘…and Radishes for Appetizers’. On Banquets,
Radishes and Wine » , Food and Cooking in Byzantium, éd. D. Papanikola-Bakirtzi, Athènes,
2005, p.147-172. C’est frappant pour les scènes des Noces de Cana, telles celles représentées
avec pain et poisson sur un ivoire de Salerne, datant du 11e siècle. Voir aussi M. Parani,
« Byzantine Material Culture and Religious Iconography », Material Culture and Well-Being
in Byzantium (400-1453), éd. M. Grünbart, E. Kislinger, A. Muthesius, D. Stathakopoulos,
Vienne: Verlages der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2007, p. 185.
95
. Cènes avec de nombreux légumes à l’église de Bojana (11e s.), de Géraki (fin 13e s.).
96
. Par exemple, chapelle de la Vierge, au monastère saint-Jean de Patmos, peinture datée de
1176-1180, A. D. Kominis, Patmos. Les trésors du monastères, Athènes, 1988, fig. 15 ; pain
et légumes à la chapelle de Milutin (Tour Saint-Georges) 14e s.
97
. J. J. Yiannias suggests an emphasis on Lenten subjects in the paintings, « The Paleologan
Refectory Program at Apollonia », Twilight of Byzantium : Aspects of Cultural and Religious
History in the Late Byzantine Empire, éds. S. Curciç, D. Mouriki, Princeton , 1991, p. 161-
185 et p. 173.
98
. J. J. Yiannias, « The Wall paintings in the Trapeza of the Great Lavra on Mount Athos: a
Study in Eastern Orthodox Refectory Art », Ann Arbor, 1971, p. 96-109.
99
. A. K. Orlandos, H ARXITEKTONIKH KAI AI BYZANTINAI TOIXOGRAFIAI THS
MONHS TOU QEOLOGOU PATMOU (E arhitektonikê kai ai buzantinai toihografiai tês
Monês tou Theologou Patmou), Athènes, 1970, p. 93-103
100
. Fr. Lopez Estrada, Embajada a Tamerlan, Madrid, 1999, p. 40-41; J. P. Grélois, "Note sur
la disparition de Saint-Jean au Dihippion", REB, 64-65, 2006-2007, p. 372, n. 12. (Je remercie
O. Delouis pour cette référence.)
- 19 -

l’higoumène dans plusieurs monastères, comme le Pantokrator ou Esphigménou101. Il est


tentant de voir dans ces décors soignés un effet de l’enrichissement des monastères et de
l’arrivée parmi les moines d’aristocrates habitués à une table abondante et à un décor soigné.
Dès le haut Moyen Âge, les monastères ont reçu de grands biens de la part de leurs
fondateurs aristocratiques, ce qui leur a permis de faire vivre un plus grand nombre de
moines. Les motivations étaient complexes pour les donateurs. Outre le fait d’assurer le salut
de leur âme et de valoriser le mode de vie monastique comme chemin de sainteté, donner des
biens à un monastère était aussi une manière de mettre des propriétés à l’abri des
confiscations impériales, tout en continuant à en toucher les revenus. Certains donateurs
devenaient moines ou moniales, mais d’autres espéraient simplement soit résider au
monastère, soit y être enterrés, sans préjuger de leur prise d’habit. Ils pouvaient enfin y
aménager des appartements pour leurs proches et il y avait parfois dans l’enceinte monastique
des laïcs résidents.
Au sein même des monastères, la présence aristocratique se faisait sentir. Les milieux
monastiques clamaient leur renoncement au monde, mais la hiérarchie sociale pénétrait de
diverses manières, pervertissant l’idéal égalitaire. Non seulement, les aristocrates parvenaient
à devenir higoumènes de monastères dont ils n’étaient pas nécessairement les fondateurs,
mais ils choisissaient plus particulièrement certains monastères privilégiés comme le Stoudios
de Constantinople, créant ainsi des monastères aristocratiques102. Le Stoudios, sans fermer la
porte aux novices de familles ordinaires, accueillait la fine fleur de l’aristocratie de la capitale
avec le soutien des empereurs103. Théodore Stoudite était conscient de cette diversité sociale
au Stoudios et il propose d’en tenir compte. Car l’effort ascétique est plus grand pour un
aristocrate qui a vécu dans le confort que pour un paysan. Il décrit les conforts de la vie
aristocratique: « Tel, tout le jour, ne faisait rien de ses dix doigts et ne prétendait pas aller à
pied ; il lui fallait une monture ; parfumé, vêtu d’habits aux riches couleurs, il ne supportait
pas sur ses chaussures la moindre trace de boue ; il marchait à couvert, il arpentait alentours
du palais et des salles d’audience pendant que d’autres s’épuisaient à son profit pour sa
nourriture, celle-ci des plus abondantes104. » Théodore, lui-même fils de l’aristocratie, prévoit
de traiter cet aristocrate différemment du paysan105. Il décrit ce dernier comme habitué au
travail pénible, « couvert de boue, brisé de fatigue », vêtu et nourri conformément à ses
occupations, donc implicitement plus apte aux restrictions qu’impose la vie ascétique.
Théodore trouve difficile de diriger une communauté socialement diverse, et comme nombre
de ses prédécesseurs qui ont rédigé des règles pour les cénobites il s’appuie sur le verset des
Actes des Apôtres « on distribuait à chacun selon ses besoins » (AA 2:45), pour refuser de
traiter tout les monde de la même manière106. Théodore Stoudite met en garde les moines
contre l’égalitarisme : « Ne soyez pas querelleurs, mes enfants, ni envieux de la réputation les
uns des autres, et ne recherchez pas de toute manière l’égalité entre vous. [..] Celui-là vivait

101
. A. M. Talbot, « Mealtime in monasteries : the culture of the Byzantine Refectory », Eat,
Drink and be Merry (Luke 12:/19). Food and Wine in Byzantium in Honour of Professor
A.A.M. Bryer, éds. L. Brubacker, K. Linardou, Aldershot, 2007, p. 111.
102
. R. Morris, Monks and Laymen in Byzantium 843-1118, Cambridge, 1995, p. 76.
103
. P. Hatlie, The Monks and Monasteries of Constantinople, ca. 350-850, Cambridge, 2008.
104
. Théodore Stoudite, Les grandes catéchèses (livre I), 50, 29-30, trad. F. de Montleau,
Bégrolles en Mauges, 2002 (désormais, Théodore Stoudite, Les grandes catéchèses ), p. 380.
La traduction a été faite d’après un texte grec préparé et dactylographié par J. Leroy mais
resté inédit. Il est consultable à l’IRHT. Une édition se prépare aux Sources Chrétiennes.
105
. R. Cholji, Theodore the Stoudite. The Ordering of Holiness, Oxford, 2002, p. 19.
106
. Théodore Stoudite, Les grandes catéchèses (livre I), 50, 34, p. 381.
- 20 -

dans le luxe, tel autre, peut-être, ne se nourrissait que de pain107. » Augustin, en son temps et
en d’autres lieux était arrivé à la même conclusion. Il trouvait nécessaire de donner plus en
nourriture, vêtements, literie, couvertures à ceux qui étaient passés d’une vie délicate à la vie
monastique108.
« C’est dans l’inégalité que se trouve l’égalité et dans la différence l’identité », explique
Théodore dans une Catéchèse aux moines du Stoudios109. Cette inégalité commençait à
table110. La ration alimentaire était différente pour les moines du Stoudios, qui recevaient par
exemple plus ou moins de pain, sur ordre de l’higoumène : « le pain que vous mangez est pesé
à la balance, peut-être une livre pour les uns, moins pour d’autres, davantage pour d’autres
encore, selon la nature de chacun111. » Théodore fait des recommandations au moine chargé
du réfectoire dans une épigramme : « Toi mon enfant, qui assures pour tes frères le service du
réfectoire, parcours bien, je te prie les rangées de table, pèse le pain, et s’il se trouve quelque
autre aliment, partage le avec équité, mais aux grands donne davantage112. » L’alimentation au
monastère n’était donc pas la même pour tous, et il pouvait y avoir un acord entre chaque
moine et l’higoumène. Elle dépendait aussi de son rang dans le monastère : le trapezarios, en
charge du réfectoire, « doit distribuer le pain à poids égal, ne pas mettre inconsidérément du
pin frais, du pain rassis ou du vieux pain, mais le partager avec discernement entre les plus
élevés, les moyens et les derniers113. » J. Leroy interprète les trois catégories comme une
référence à ceux qui gouvernement le monastère,l’higoumène et les dignitaires, puis les
moines, et enfin les novices : « Faut-il comprendre qu’à chacune de ces trois catégories de
moines correspondent les trois sortes de pain énumérées plus haut, moyennant quoi les
officiers du monastère auraient toujours eu du pain frais, tandis que les jeunes devaient se
contenter de pain presque immangeable114 ? » Cette vision est probablement pessimiste, mais
il est exact que Théodore admettait l’inégalité de traitement.
Il y avait cependant des limites à cette variabilité des repas monastiques au Stoudios sous
l’higoumène Théodore. Ce dernier avait en effet prescrit pour tous une alimentation frugale,
juste suffisante pour que chacun puisse accomplir sa diaconie dans la joie115. Il considérait
qu’il fallait éviter que les privations alimentaires ne créent du découragement. Il tenait même
compte du climat, considérant que la vie à Constantinople étant plus éprouvante que celle
menée en Bithynie, il avait prévu davantage de vin en ville116. Mais il restait un ferme tenant
d’un régime alimentaire différent de celui des laïcs. Au cellérier, il recommande : « procure-
toi et fournis les aliments et les boissons les meilleurs que tu puisses. Bien sûr, ce qu’on sert,
ce ne sont pas des plats cuisinés, ni des mets délicatement assaisonnés, ni des gourmandises,
ni des friandises, toutes choses dont s’empiffrent, chaque jour ceux qui vivent comme des

107
. Ibid., p. 380.
108
. Augustin, Praeceptum, III, 4.
109
. Théodore Stoudite, Les grandes catéchèses (livre I), 50, 36, p. 381.
110
. J. Leroy, « La vie quotidienne du moine stoudite » Irenikon 27, 1954, p. 21-50, repris dans
Études sur le monachisme byzantin, article 3, p. 76-78.
111
. Théodore Stoudite, Les grandes catéchèses (livre I), 44, 23, p. 344.
112
. Théodore Stoudite, épigramme XIII, dans Les grandes catéchèses (livre I), p. 583.
113
. Théodore Stoudite, Grandes catéchèses, II, 36, A. Papadopoulos Kerameus, Tou Hosiou
Theodorou Megalè Kathekesis, Saint-Pétersbourg, 1904, p. 266.
114
. J. Leroy, « Le monachisme stoudite », Théodore Stoudite, Les grandes catéchèses (livre
I), p. 87-88.
115
. Théodore Stoudite, Les grandes catéchèses (livre I), I, 49, p. 374.
116
. Théodore Stoudite, Grandes catéchèses, II, 44, A. Papadopoulos Kerameus, Tou Hosiou
Theodorou Megalè Kathekesis, Saint-Petersbourg, 1904, p. 184. La venue au Stoudios
daterait de 798.
- 21 -

porcs ; cela ne convient pas en effet à des hommes pieux, mais te limitant aux légumes, au
pain et à l’eau, veille à leur bonne préparation, c’est là leur festin117. » Les moines ne se
privaient pas de protester si leur pitance ne leur convenait pas, si l’on en croit l’épigramme
que Théodore adresse au cellérier : « Applique-toi de toutes tes forces à ta charge, donnant à
chacun ce qui convient, avec discernement. Supporte les feux des innombrables réclamations,
traitant ainsi celui-là, cet autre autrement118. » Parmi ceux qui se plaignent du régime
alimentaire, il y avait les malades, auxquels Théodore adresse des reproches : « N’avez-vous
pas à votre disposition du pain de pur froment, du vin et de l’huile, pour ne rien dire des olives
et de ce qui est à base d’olives, des différentes préparations et plats cuits, des couvertures
douillettes et des lits séparés119 ? »
Les moines se plaignaient du changement dans la qualité du vin. Théodore répond à l’un
d’eux : « Faut-il que nous te procurions des vins vieux et délicieux à toi qui as oublié ta
profession, ton pacte et la vertu des saints pères ! Chez eux, même une coupe de vin piqué, on
s’extasiait sur sa douceur, un légume amer, on s’en émerveillait comme d’un festin120 ! »
On comprend à travers les catéchèses de Théodore Stoudite que certains moines, peut-être
en raison de leur origine sociale, étaient exigeants et voulaient obtenir des améliorations du
régime ordinaire qui concerne leur propre pitance mais aussi la qualité des aliments
consommés au monastère. Ces exigences seront partiellement satisfaites dans les monastères
des Xe - XIIe siècles, assez prospères pour offrir une nourriture plus variée à leurs habitants121.
On note aussi la persistance de l’image du festin qui reste l’idéal en matière de repas
satisfaisant.
Les fondations monastiques de l’aristocratie continuent à se multiplier en effet au
cours des siècles centraux du Moyen Âge. Les empereurs, mais aussi les membres de leur
famille souhaitent disposer de leur propre monastère. Le recrutement des moines et des
moniales y devient plus sélectif. On le constate quand les monastères exigent le paiement de
l’apotagè, un droit d’entrée au monastère, dont le principe même avait été très critiqué au
concile de Nicée II en 787 mais qui est désormais assez fréquemment requis. Il s’élève à deux
livres d’or (soit 144 nomismata) pour Syméon le Nouveau Théologien qui entre au Stoudios
en 976 ou 977122. Il est de 24 nomismata pour Lazare le Galésiote qui entre au monastère
Saint-Sabas en Palestine, au milieu du 11e siècle. Ce paiement limitait l’accès au monastère à
des gens aisés et permettait d’avoir des milieux monastiques plus homogènes. Interdit dans
une novelle par Alexis Ier Comnène en 1096123, le paiement de l’apotagè est remplacé par des
donations volontaires, mais le principe d’une entrée sélective est conservé. C’est devenu un
privilège que d’être accepté dans un couvent prospère et les charisticaires font pression sur les
higoumènes pour faire rentrer leurs protégés, ce dont se plaint Jean d’Antioche. Les
témoignages du XIIe siècle sont particulièrement éloquents sur ce sujet. Les couvents fondés
par des femmes de la famille impériale sont des lieux très contrôlés, où résident moniales et
laïques de haut rang. À la fin de l’époque byzantine, se réfugier en tant que laïc dans un

117
. Théodore Stoudite, Les grandes catéchèses (livre I), 13, 22-23, p. 208.
118
. Théodore Stoudite, épigramme XII, Les grandes catéchèses (livre I), p. 582.
119
. Ibid., (livre I), 36, 16, p. 310.
120
. Ibid., I, 36, Les grandes catéchèses (livre I), p. 311.
121
. E. Jeanselme, Le régime alimentaire des anachorètes et des moines byzantins, Extraits du
2e Congrès d’Histoire de la Médecine, Évreux, 1922, 28 p. L’auteur étudie les rations
alimentaires des ascètes égyptiens (Macaire, Antoine, Pachôme) et celles proposées par les
typika des monastères cénobitiques médiévaux.
122
. Nicétas Stéthatos, La Vie de Syméon le Nouveau Théologien, 9 et 11, éd. I. Hausherr, trad.
G. Horn, Rome, 1928, p. 16 et p. 18.
123
. J. P. Zépos, Jus graeco-romanum, Athènes, 1931, p. 348.
- 22 -

monastère, à l’Athos par exemple, était assez courant. On trouve des aménagements
architecturaux, comme des salles à manger à part du réfectoire monastique, pour s’adapter à
cette arrivée de chrétiens qui donnent leurs biens en échange d’une vie à l’abri des murs du
monastère, sans les contraintes de l’ascèse stricte124. Enfin, le développement de l’adelphaton,
plus marqué à l’époque des Paléologues où il concerne même des aristocrates plus ou moins
ruinés par les guerres, a contribué à l’accroissement du nombre de laïcs dans les monastères.
L’adelphaton constituait une rente en nourriture (blé, huile, vin, miel) au profit d’un
bénéficiaire qui avait auparavant versé une somme globale au monastère ou qui le recevait en
cadeau125. Théodore Prodrome remercie l’empereur Manuel de lui avoir fourni un adelphaton
aux Manganes126. Tous les détenteurs d’un adelphaton ne vivaient pas nécessairement dans le
monastère, mais nombre d’entre eux y finissaient leurs jours127. Cette présence laïque affectait
la vie religieuse et modifiait les habitudes alimentaires des moines.

III Bonne chère et origine sociale des moines et moniales

a) les aménagements du régime monastique pour les aristocrates


Ainsi, Irène Doukaina, épouse de l’empereur Alexis Ier, avait prévu pour ses descendantes,
la possibilité de résider dans un palais établi dans l’enceinte du monastère de la Vierge pleine
de grâce (Kécharitômènè) qu’elle venait de fonder. Une princesse Comnène pouvait à son
choix, devenir moniale et suivre le régime alimentaire des sœurs, ou vivre comme moniale
avec un régime particulier tenant compte de ses habitudes de luxe, ou encore mener dans le
palais aménagé dans l’enceinte du monastère, une vie retirée mais confortable.
« Si l'une des filles de ma très chère porphyrogénète kyra Anne ou de ma très chère
porphyrogénète kyra Marie désire devenir moniale dans ce monastère ou y vient du dehors,
déjà moniale, elle devra y être admise. […] Mais si elle est incapable de passer de son train de
vie habituel, vraisemblablement délicat, à ce train de vie très austère, elle exposera elle aussi
ses sentiments et sa conduite au père commun des moniales en se confessant à lui exactement
comme toutes les autres sœurs, elle suivra le régime alimentaire et la psalmodie selon ses
forces dans la cellule qu'on lui assignera, c'est-à-dire qu'elle vivra et mangera en privé dans la
« petite tropikè » bâtie derrière la conque du réfectoire des moniales attenant à leur mur de
clôture, disposant de la cellule adjacente et de tout ce qui est nécessaire à ce logement, à
l'écart du train de vie habituel des autres sœurs, comme le réclamera la condition de la
moniale et comme en décidera la supérieure. Et on lui permettra aussi d'avoir à son service
deux femmes, libres ou même esclaves, qui devront être entretenues sur les biens du
monastère. Si une personne de rang illustre et de noble condition désire aussi être tondue dans
ce monastère ou y vient du dehors, déjà moniale, elle devra aussi être admise. Si elle veut
observer le même statut et la même règle dans sa façon de vivre, de se nourrir et de se loger et

124
. C. Pavlikianov, The Medieval Aristocracy on Mount Athos, Sofia, 2001.
125
. J-Cl. Cheynet, « La valeur marchande des produits alimentaires dans l’empire byzantin »,
Food and Cooking in Byzantium, éd. D. Papanikola-Bakirtzi, Athènes, 2005, p. 31-45, p. 36 :
« une ration annuelle « type » comprendrait pour un adulte, 12 modioi de blé (150 Kg), 24 à
40 mesures de vin (4 hectolitres), 3 à 6 modioi de légumes secs (40 à 75 Kg), 10 à 20 litres
d’huile et un peu de miel. »
126
. S. Bernardinello, Theodori Prodromi de Manganis, Padoue, 1972.
127
. Sur l’adelphaton, voir en dernier lieu, K. Smyrlis, La fortune des grands monastères
byzantins (fin du Xe siècle-milieu du XIVe siècle), Paris, 2006, p. 138-145 ; C. Morrison, J.-Cl.
Cheynet, « Prices and Wages in the Byzantine World », Economic History of Byzantium, éd.
A. Laiou, t. II, Washington, 2002, p. 870.
- 23 -

dans tout le genre de vie suivi par les sœurs du monastère, elle sera admise par Dieu et par
moi. Si d'aventure elle recule devant l'habitation commune, elle se séparera sur ce seul point
de tout le genre de vie et de la discipline observés par les moniales, à savoir elle recevra
comme logement privé la susdite tropikè avec l'autorisation d'avoir aussi à sa disposition une
servante qui sera entretenue sur les biens du monastère. »
Les femmes de l’aristocratie entraient le plus souvent au couvent avec des servantes, et les
hommes faisaient de même. La pratique n’est pas nouvelle puisqu’on la retrouve déjà dans la
Règle des IV Pères, écrite probablement à Lérins au début du Ve siècle 128. Elle n’est contestée
que dans les monastères réformateurs : avoir un serviteur était interdit au monastère saint Jean
Prodrome Phoberos129. Elle se trouve aussi critiquée par des auteurs critiques des moines de
son temps, comme Eustathe de Thessalonique qui se plaint que les donateurs devenus moines
sont autorisés à garder de nombreux serviteurs130. Dans un grand nombre de fondations
impériales ou aristocratiques, le principe de se faire servir est admis pour les gens bien nés et
seul le nombre de serviteurs et servantes varie. On notera que, au monastère de la
Kécharitômènè, les moniales de la famille des Comnène ont droit à deux servantes et les
femmes de l’aristocratie à une seule. Ce texte montre le souci de maintenir les différences de
rang même au monastère. C’est là une preuve de modération, puisque au monastère de Lips,
trois ou quatre moniales servantes devaient être à la disposition des filles de la famille
impériale qui se retirent au monastère131. Grégoire Pakourianos n’admet de serviteurs
personnels que pour les moines de haute naissance132.
Nombreux étaient les monastères qui concevaient que les hommes et les femmes de
l’aristocratie, habitués à un certain confort puissent ne pas s’en passer facilement. Les trois
domaines pour lesquels ils prévoyaient un aménagement sont : le fait d’être servi et de vivre
dans un logement à part, le fait de pouvoir sortir en ville (pour les hommes), et la nourriture.
Les fondateurs se soucient de fournir une nourriture assez abondante au XIIe siècle. Dans
le monastère qu’il fonde, Grégoire Pakourianos prévoit trois ou quatre repas par jour et quatre
mesures de vin133. Il précise que les higoumènes n’auront pas le droit de réduire ce que le
fondateur avait prévu d’offrir aux moines. Il est vrai que Grégoire a fondé ce monastère pour
le salut de son âme mais aussi pour que les militaires géorgiens de sa suite puissent y finir
leurs jours. Le régime alimentaire qu’il met en place est donc adapté à un milieu militaire qui
avait la réputation de beaucoup manger. Le typikon admet que les moines puissent réclamer
davantage de nourriture et recevoir leurs amis134. Le monastère du Pantocrator, une fondation
impériale de Jean II Comnène offrait des rations supérieures à nombre de monastères

128
. Règle des IV Pères, 2, 35, éd. et trad. A. de Vogüé, Les Règles des saints Pères, t. I, Paris,
1982, p. 190-193.
129
. Typikon de Phoberos, 43, A. I. Papadopoulos-Kerameus, Noctes Petropolitanae, Saint-
Petersbourg, 1913.
130
. Eustathii Thessalonicensis De emenda vita monachica, éd. et trad. K. Metzler, Berlin,
2006.
131
. Typikon de Lips, 40-41, éd. H. Delehaye, Deux typika byzantins de l’époque des
Paléologues (Bruxelles, 1921), p. 129 repris dans Synaxaires byzantins, ménologes, typica,
Variorum Reprints (Londres, 1977), VI. Le typikon du monastère de Lips fut composé par
Théodora Paléologina entre 1294 et 1301.
132
. P. Gautier, « Le typikon du sébaste Grégoire Pakourianos », Revue des études byzantines
42, 1984, p. 47.
133
. Ibid., p. 65.
134
. Ibid., p. 65-67.
- 24 -

constantinopolitains135.
La présence croissante de moines issus de la bonne société qui s’est accentuée à partir du
e
X siècle, a modifié les conditions dans lesquelles la vie monastique était menée dans les
monastères byzantins. Tous ces nouveaux moines n’avaient pas nécessairement le goût d’une
ascèse rigoureuse, car ils étaient nombreux à prendre l’habit monastique sous la contrainte.
Certains dignitaires byzantins entraient au monastère pour échapper au châtiment. C’est le cas
des comploteurs découverts ou même de personnes en disgrâce, qui risquaient une
confiscation de leurs biens ou pire, une exécution. On trouve aussi des femmes forcées
d’entrer au monastère, soit parce que leur mari a été contraint de prendre l’habit, soit pour
cause de divorce, soit simplement parce que les convenances l’exigeaient quand elles étaient
veuves. Les exemples ne manquent pas dans la famille impériale. Marie d’Amnia a été
reléguée au monastère avec ses deux filles par son mari Constantin VI qui souhaitait se
remarier136. L’une des filles de Constantin VIII, Théodora, a été enfermée au monastère du
Pétrion par sa sœur Zoè137. Irène Doukaina avait fait construire le palais pour sa fille Eudocie
qu’elle avait fait divorcer d’un mari indélicat138, elle dût s’y établir sous le règne de son fils
Jean II qui poussa aussi sa sœur Anne à y trouver refuge. Jean II n’avait pas pardonné à sa
mère et à sa sœur d’avoir comploté contre son lui.
Pour ces aristocrates, la vie dans le monastère était donc une forme d’emprisonnement.
Quand, en plus, il n’était pas justifié par une faute quelconque, il devait sembler amer.
L’épouse de Romain Argyre, par exemple, fut contrainte au divorce et poussée au monastère
par Constantin VIII qui voulait que son mari soit libre d’épouser sa fille et devienne ainsi
empereur. Elle a obtenu en compensation le titre et le revenu d’une diaconesse. On lui a donc
promis une vie confortable au monastère, mais ce fut sans doute un déchirement.
Beaucoup de ces Byzantins, forcés de passer leur vie au monastère, oubliaient
difficilement leur condition antérieure et se montraient peu enclins à abandonner les
avantages matériels qui s’y attachaient. Anne Comnène rapporte dans l’Alexiade qu’on
demanda à Nicéphore III Botaneiates ce qui lui manquait le plus de sa vie antérieure, après sa
déposition et son enfermement au monastère. Il expliqua qu’il détestait ne plus manger de
viande, mais qu’il s’était adapté au reste139. C’est aussi le changement de régime alimentaire
qui parut le plus difficile à vivre au chef de la cavalerie de Manuel Comnène, Alexis Axouch.
Cet homme fabuleusement riche fut disgracié par l’empereur et envoyé dans l’un des
monastères du mont Papykios. Nicétas Chôniatès rapporte que devenu moine, il se contentait

135
J. Thomas, « The Regulation of Diet in the Byzantine Monastic Foundation Documents »,
Byantine Monastic Foundation Documents, éds. J. Thomas, A. Constantinides Hero, 5,
Washington, 2000, p. 1696-1716.
136
. PMBZ, n. 4727 (Prosopographie der mittel-byzantinischen Zeit, éds. F. Winkelmann et
alii, Berlin, 1998-2000) ; The prosopography of the Byzantine Empire. I, 641-867, éd. by J.
Martindale, Aldershot 2001, Maria 2.
137
. Ioannis Scylitzae Synopsis Historiarum, éd. I. Thurn (CFHB, 5), Berlin - New York 1973,
p. 377 et p. 385.
138
. Ioannis Zonarae Epitomae Historiarum, éd. M. Pinder, Bonn, 1897, t. III, p. 739.
139
. Anne Comnène, Alexiade, éd. B. Leib, Paris, 19672 I, p. 103-104 ; Annae Comnenae.
Alexias. Pars prior. Prolegomena et textus, rec. D. R. Reinsch et A. Kambylis, (CFHB
XL/1, Series Berolinensis), (Berlin -New York, 2001), p. 87 ; sur la consommation de
viande comme signe de richesse, K. L. Pearson, « Nutrition and the early medieval
Diet », Speculum, 72, 1997, p. 1-32 ; Pour un aperçu commode du goût des gourmets
byzantins, cf. E. Jeanselme et L. Œconomos, Aliments et recettes culinaires des
Byzantins, Tiré à part d’une communication au 3e Congrès de l’Histoire de l’Art de
Guérir, Anvers, 1923, p. 1- 14.
- 25 -

de légumes et d’herbes140, alors que quand il était dans le siècle, il se régalait de viandes et de
plats en sauce, qu’il consommait même les jours de jeûne, le mercredi et le vendredi aussi
bien que les dimanches de fête et le jour de la fête d’un saint martyr. On retrouve ici un
témoignage du goût de nombreux aristocrates pour une table abondante et une cuisine
raffinée. Il attribue son application stricte de la règle des moines au fait que c’était un homme
de la plus haute vertu. Parmi les aristocrates forcés par les circonstances politiques à prendre
l’habit, nombreux étaient ceux qui cherchaient à vivre le plus confortablement possible. Les
byzantins contraints à la vie monastique cherchaient sans doute des compensations du côté de
la table mais ces entorses faites aux règles de restrictions alimentaires paraissaient encore
assez bénignes, au XIe siècle. Michel Psellos, que l’on compte au nombre de ces êtres forcés à
prendre l’habit pour raison politique141, nous éclaire sur ses regrets et son goût pour les délices
de la table. Il écrit à son ami Kyr Constantin qui va se marier de le forcer à rester à la fête et
donc au banquet de noces, même si en tant que moine il devrait s’en abstenir : « Un mariage
et ses préparatifs sont pour moi des lieux interdits. N'importe qui peut se tenir à l'intérieur des
portes, mais l'on dit que je dois me tenir à distance, parce que je m'exerce à la philosophie et
au détachement corporel. […] Sais-tu donc ce que tu feras pour respecter la loi qui me lie et
réaliser ton intention? Quand j'arriverai pour prendre part à la fête, autant que cela me sera
permis, ne me laisse pas à l'écart mais saisis-moi, enchaîne-moi et garde-moi fermement. Là-
dessus, je me donnerai une mine appropriée, je me ferai prier et je rougirai, mais toi, étreins-
moi et de la sorte je pourrai, sans être critiqué, écouter le chant des sirènes142. » Le
malheureux Psellos se sentait donc forcé de jouer la comédie pour pouvoir satisfaire son goût
de la fête et respecter cependant l’habit qu’il portait. Il invite un autre de ses amis à lui
envoyer le produit de ses chasses puisque lui-même n’a plus le droit de chasser : « Que donc
tu trouves ton plaisir dans l'oiseau qu'on capture au milieu des airs : moi, je trouverai le mien
dans une pensée élevée qui descend dans mon intelligence. Mais si tu en es d'accord,
échangeons l'un avec l'autre ce que chacun nous possédons : fais-moi cadeau d'une part des
biens que te rapporte la chasse, et en retour je t'offrirai mes lettres. » Il envisage donc sans
scrupule de manger de la viande143. Dans cette lettre à Sagmatas, il se plaint assez
franchement de son sort : « Quel est ce joug pesant, cette chaîne, cette pénible existence, ces
ordres contraignants ? Les fruits de la saison sont savoureux, ne les prends pas. L'eau de la
source est agréable, ne la bois pas. Le jardin est plein de fleurs, ne t'en approche pas. Le
théâtre est une distraction agréable, ne jette pas un coup d'œil vers lui. La chasse est une
occupation extrêmement plaisante, tu ne dois pas voir ni le lièvre qui bondit ni le chien qui
poursuit, rien de ce qui séduit les âmes. Je crains que les législateurs ne nous prennent aussi la
terre, qu'ils ne nous interdisent de respirer l'air144. » Jugeant sans doute qu’il est allé trop loin

140
. Nicetae Choniatae Historia, ed. I. A. Van Dieten, (CFHB IX, Series Berolinensis), Berlin
– New York, 1975, p. 145.
141
. Michel Psellos, Chronographie, éd. et trad. E. Renauld, Paris, 1972, p. 66-67.
142
. Michel Psellos, lettre au protoproèdre Constantin, drongaire. Traduction dans P. Gautier,
« La curieuse ascendance de Jean Tzetzès », Revue des études byzantines, 28, 1970, p. 215 ;
éd. K. N. Sathas, Mesaiônikè biliothêkê, Venise, 1876, t. 5, p. 220-221.
143
Sur les cadeaux de nourriture, A. A. Demosthenous, « The Scholar and the Partridge :
Attitudes relating to nutritional goods in the twelfth century from the letters of the scholar
John Tzetzes », Feast, Fast or Famine. Dood and Drink in Byzantium, ed. W. Mayer, S.
Trzcionka, Brisbane, 2005, p. 25-31 ; . Karpozelos, « Realia in Byzantine epistolography X-
XII c », Byzantinische Zeitschrift, 77, 1984, p. 20-37.
144
. Michel Psellos, lettre à Sagmatas, syncelle et protonotire du drome, éd. E. Kurtz, F. Drexl,
Michaelis Pselli Scripta Minora magnam partem adhuc inedita II, Milan 1941, n° 242,
p. 292.
- 26 -

dans sa critique des interdits qui pèsent sur les moines, il se reprend pour vanter la libération
des soucis que représente la prise d’habit, mais on sent ses réticences face à la vie ascétique.
Les moines qui, comme Michel Psellos, vivaient une grande partie de leur temps dans les
palais de l’aristocratie ou dans le palais impérial étaient plus exposés que d’autres aux
tentations de la gourmandise, car ils côtoyaient sans cesse des tables bien fournies145. Cette
dérive vers les plaisirs de la table a été dûment critiquée par les réformateurs de la vie
monastique, et par ceux qui voulaient un retour aux habitudes ascétiques anciennes, comme
Eustathe, métropolite de Thessalonique146.
De plus, au XIIe siècle tout un courant satirique se développe dont les moines font les
frais. Des laïcs comme Jean Tzétzès se moquent volontiers des milieux monastiques et de
leurs contradictions147, mais c’est sans doute dans la Satire des higoumènes attribuée à
Théodore Prodrome que l’on trouve le texte le plus amusant sur les excès alimentaires de
certains moines148. On y trouve une vive critique du contraste entre le régime alimentaire des
élites monastiques et celui des moines d’humble origine : « Tu n’es pas le fils d’un sébaste ni
d’un curopalate, tu es le fils d’un épicier, d’un détaillant de caviar ; toi-même, tu es une
salaison de scombres et de palamèdes, un mangeur de sardines salées. Ne jette pas un regard
de convoitise sur les grenouilles, les esturgeons ou les limandes qui font couler ta salive et
t’obligent à avaler souvent. Certes, tu n’y goûteras point et ils te passeront sous le nez.
Contente-toi de fromage de Crète qui t’écorchera le gosier et d’un morceau de palamède et de
thon infect149. » Selon la Satire des higoumènes, la qualité du repas servi aux moines dépend
de la richesse au moment de l’entrée au monastère. Il s’agit aussi d’un texte virtuose sur les
connaissances du poète en matière d’alimentation, reflète bien, en dépit de son caractère
polémique, l’état d’esprit d’une partie de la population et des moines offusqués de l’inégalité
des conditions. L’auteur se présente comme un pauvre novice affamé et entré au monastère
sans le sou, qui n’apprécie guère la vie ascétique qui lui est proposée et dénonce les effets de
l’origine sociale sur la manière de vivre au monastère : « Renonce aux petits-déjeuners, aux
œufs frits fourrés. Renonce à manger trop vite et à boire dans la grande pinte. Ramasse ton
assiette et range là. Ne jette pas un regard d’envie sur la part plus grande d’autrui. Attention,
garde-toi de parler à un tel. Celui-ci, c’est un archiprêtre et toi tu n’es qu’un aide-sacristain
[…] Un tel est préposé à la cassette du monastère et tu n’as que la garde des oignons […] Lui
va au bain quatre fois par mois, et toi tu ne vois pas de bain d’une Pâque à l’autre. Lui
n’achète que des loups de mer et des philomèles, et toi tu n’as jamais acheté de caviar, pas
même pour un quarteron150… » La Satire nous présente donc un tableau de la grande liberté
dont certains moines pouvaient profiter à cette époque, en ayant la capacité d’aller au marché
acheter leur alimentation et d’autres produits, ce qui supposait un accès à des ressources

145
. P. Gautier, « Jean V L’Oxite, patriarche d’Antioche. Notice biographique », Revue des
études byzantines, XXII, 1964, p. 148 : « Il y a un mal que j’ai vu sous le soleil : des moines
en train d’assiéger la porte des puissants et de se ruer aux tables. »
146
. Eustathii Thessalonicensis De emenda vita monachica, 66, éd. et trad. K. Metzler, Berlin,
2006 ; A. Kahzdan in collaboration with S. Franklin, Studies on Byzantine Literature of the
Eleventh and Twelfth Centuries, Paris, 1984, p. 150-152.
147
. P. Magdalino, « The Byzantine Holy Man in the Twelfth Century », The Byzantine Saint,
éd. S. Hackel, Crestwood, 2001, p. 51-66.
148
. D. C. Hesseling, H. Pernot, Poèmes prodromiques en grec vulgaire, Amsterdam, 1910 ,
poème III; La traduction de ce texte est donnée par E. Jeanselme et L. Œconomos, « La Satire
contre les Higoumènes. Poème attribué à Théodore Prodrome. Essai de traduction française »,
Byzantion, 1, 1924, p. 317-339. (ci après Satire)
149
. Satire, grec p. 52 vers 92-99, traduction, p. 325
150
Satire, grec, p. 50, vers 54-59 ; vers 63 ; vers 80-83 ; traduction p. 51-52.
- 27 -

financières personnelles ou collectives. De fait, dans certains monastères les moines


disposaient d’une roga en argent, pour leurs dépenses. Ces paiements pouvaient être assez
élevés pour que les moines s’achètent des vêtements. Dans le monastère fondé par Grégoire
Pakourianos, il y avait trois classes de frères. Le typikon précise : « l’higoumène du
monastère recevra trente-six nomismata. Les prêtres célébrants, les deux épitropes,
l’ecclésiarque et le skévophylax, et les frères les plus notables et de même rang que celui-ci
soit un effectif de quinze personnes en tout, formeront la première classe et recevront chacun
vingt nomismata. La deuxième classe comprendra également quinze hommes, qui recevront
eux aussi chacun quinze nomismata. La troisième classe comptera vingt personnes, qui
recevront chacun dix nomismata151. »
Le texte ne se contente pas de critiquer la discrimination sociale, il ironise aussi sur les
manières dont les moines de la haute société tournent les interdits monastiques pour manger
ce qu’il y a de meilleur, y compris de la viande. Le poème est adressé à l’empereur Manuel
qui est pris à témoin du scandale152. Le monastère de Philotheos était dirigé par deux abbés,
un père et son fils qui se gavent pendant que les pauvres caloyers avaient faim153. La satire
porte donc sur la gloutonnerie personnelle mais aussi sur le snobisme des banquets de cette
époque154. Donner un banquet était une forme fréquente et normale de la sociabilité
aristocratique. Les festins fournissaient l’occasion de nouer des alliances, de tenir son rang.
Leur importance dans la société byzantine est telle qu’ils sont souvent mentionnés ans la
littérature contemporaine. C. Jouanno faisait remarquer leur fréquence dans le roman
byzantin155. Dans celui d’Eustathe Macrembolite, les scènes de banquets sont tellement
développées qu’elles occupent l’essentiel de l’espace narratif. Contrairement aux descriptions
de banquets des romans grecs antiques qui louent la qualité des mets servis de manière
générale, sans préciser la nature de ce qui était servi, les romans byzantins ont un goût marqué
pour les realia et fournissent des détails sur la cuisine. Théodore Prodrome décrit avec soin
les mets « préparés avec art par l’art des cuisiniers » et la vaisselle somptueuse destinée à
impressionner les hôtes. S’ajoute enfin dans certains romans de Prodrome une dimension
comique, qui n’est pas sans rappeler la Satire des higoumènes156. Selon les romanciers, les
cuisiniers excellaient dans l’art de la présentation, « au point de faire prendre du poisson pour
un produit des champs et un paon pour un produit de la mer »157. L’attention portée à la
qualité des mets servis aux banquets a sans doute conduit à créer une haute cuisine byzantine
dont se moquent les satiristes158. La passion culinaire est en effet traitée à la fois comme un

151
. Roga des moines du couvent fondé par Grégoire Pakourianos, P. Gautier, « Le typikon du
sébaste Grégoire Pakourianos », Revue des études byzantines 42, 1984, p. 69 ; C. Morrison,
J.-Cl. Cheynet, « Prices and Wages in the Byzantine World », Economic History of
Byzantium, t. II, Washington, 2002, p. 868.
152
. M. Angold, Church and Society in Byzantium under the Comneni (1081-1261),
Cambridge, 1995, p. 356.
153
. M. Angold, « Monastic Satire and the Evergetine Monastic Tradition in the Twelfth
Century », The Theotokos Evergetis and eleventh –century Monasticism, éds. M. Mullett, A.
Kirby, Belfast, 1994, p. 86-102, à p. 90.
154
. A.P. Kazhdan, A. Wharton Epstein, Change in Byzantine Culture in the Eleventh and
Twelfth Centuries, Berkeley, 1985, p. 81-82.
155
C. Jouanno, « Sur un topos romanesque oublié : les scènes de banquets », Revue des études
grecques, 109, 1996, p. 157-184.
156
. Ibid. à p. 178-179.
157
. Ibid., p. 178-179, n. 38.
158
. A. Dalby, Flavours of Byzantium, Totnes, 2003 ; id., Siren Feasts. A History of Food and
Gastronomy in Greece, Londres, 1996.
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signe de richesse ou de raffinement et comme une preuve de mollesse. Dans une société qui
valorise le renoncement ascétique au point d’en faire la voie royale du salut, la gourmandise,
et plus encore la gloutonnerie sont mal vues. Il y a un jugement moral dans le fait d’apprécier
un peu trop la table159. Quand Michel Psellos dresse le portrait de l’empereur Constantin VIII,
il le présente comme colérique et incapable de maîtriser ses passions et négligeant les affaires
de l’empire : « il était dominé par son ventre et par les plaisirs de l’amour 160». Michel Psellos
note sans s’en étonner son goût pour la cuisine : « Il était très habile dans l’art d’accommoder
une sauce, de parer un plat de couleurs et de parfums et de combiner toute préparation propre
à exciter l’appétit. » Certes Psellos dénonce les effets pervers de cet attrait pour les
préparations culinaires : le surpoids, les douleurs et l’incapacité de marcher ou de monter à
cheval, mais il présente sans crier au scandale un empereur aux fourneaux, ce qui montre que
l’intérêt pour la haute cuisine faisait partie de la culture aristocratique. Un banquet comportait
non seulement une grande variété d’aliments, gibier et poissons étant les plus remarquables,
mais aussi une recherche sur les sauces161.
La Satire des higoumènes s’insère pleinement dans cette littérature critique à l’égard
de la gourmandise, mais on y trouve aussi des traits de la culture encyclopédique et de la
tradition schédographique162. Il y a dans ces descriptions alimentaires une recherche des mots
rares, et une dextérité à manier un vocabulaire extrait de la tradition savante qui relève des
exercices de style chers aux lettrés de cette époque. « Qui pourrait te nommer avec exactitude
la multitude des poissons qu’on sert tous les jours aux higoumènes, ici au père et là au
fils163 ? », s’exclame l’auteur avant de se lancer dans une grande énumération qui puise dans
doute davantage dans les traités de zoologie commentant les œuvres d’Aristote que dans les
habitudes du marché164, même si les poèmes du Prodrome font usage du vocabulaire

159
. L. Garland, « The Rhetoric of Gluttony and Hunger in Twelfth-century Byzantium »,
Feast, Fast or Famine. Food and Drink in Byzantium, éds. W. Mayer, S. Trzcionka, Brisbane,
2005, p. 43-55. (Byzantina Australiensia 15)
160
. Michel Psellos, Chronographie, II, 7, éd. et trad. E. Renaud, Paris, 2006 (1ère éd. 1926),
p. 29.
161
. Nicetae Choniatae Historia, éd. I. A. Van Dieten, Berlin, 1975 (CFHB 11), p. 441 :
« Chaque jour, il se nourrissait voluptueusement, en tenant une table de sybarite, goûtant des
sauces très délicieuses, où s’accumulaient une montagne de pains, un amoncellement de
gibier, une mer de poisson et un océan de vin, révélant un festin. »
162
. P. Lemerle, Le premier humanisme byzantin, Paris, 1971 ; I.D. Polemis, « Problèmata tès
byzantinès schedographias », Ellenika, 45, 1995, p. 277-302.
163
. Satire, grec, vers 143, p. 54 ; traduction, p. 327.
164
. Parmi les commentateurs des traités d’Aristote sur les animaux, on peut citer Michel
d’Ephèse : Aristotle and Michael of Ephesus. On the movement and progession of animals,
translated with introduction and notes by A. Preuss, Hildesheim, 1981 ; autres auteurs cités
dans A. P. Kazhdan, A. Wharton Epstein, Change in Byzantine Culture in the Eleventh and
Twelfth Centuries, Berkeley, 1985, p. 136 ; P. H. Huby, « The Transmission of Aristotle’s
Writings and the Places Where Copies of His Works Existed », Classica et mediaevalia, 30,
1969, p. 241-257 ; lexicographie : E. Degani, « La lessicografia », Lo spazio letterario della
Grecia antica, éds. G. Cambiano, L. Canfora, D. Lanza, vol. II : La ricezione e
l’attualizzazione del testo, Rome, 1995, p. 505-527. L’intérêt pour la pêche et les poissons se
manifeste aussi dans les enluminures de manuscrits, Z. Kadar, Survivals of Greek Zoological
Illuninations in Byzantine Mss, Budapest, 1978 ; I. Spatharakis, The Illustrations of the
Cynegitica in Venice, Codex Marcianus Graecus Z 139, Leiden, 2004.
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vernaculaire aussi bien que savant165.


Ce texte est très précis dans sa description des aliments servis. Il ne saurait être
question d’y trouver la description objective d’un banquet particulier, mais si l’on tient
compte du comique d’exagération, c’est certainement un reflet de ce qui pouvait être servi sur
les meilleures tables de la capitale et, par contraste, de ce qui était consommé par les gens
ordinaires. Comme il s’agit d’une table monastique, on y trouve une abondance de poissons,
mais tandis que les higoumènes se régalent de poissons frais et onéreux, les pauvres moines
n’ont droit qu’aux poissons ordinaires. Les Constantinopolitains disposaient d’un excellent
marché aux poissons166. Seuls les petits poissons salés comme les maquereaux, ainsi que les
sardines étaient bon marché et accessibles à un grand nombre167. La Satire des higoumènes
décrit un banquet composé de cinq plats de poisson plus une marmite de soupe au chou, des
fromages délicieux et des sucreries pour conclure un repas arrosé de vins de qualité. L’auteur
fournit des éléments de recette, soulignant l’usage abondant des épices dans la cuisine. Déjà
présentes dans la cuisine romaine, les épices continuent d’être appréciées à l’époque
byzantine. Elles étaient vendues, par les parfumeurs, près du Grand Palais selon le Livre de
l’éparque promulgué par Léon VI168. Le renouveau des échanges commerciaux avec l’Égypte
a sans doute permis d’accroître encore leur usage et de le démocratiser169. La satire cite outre
deux sortes de nard, du poivre, des clous de girofle et de la cannelle. Le goût romain pour la
garum, sauce de poisson perdure, comme on peut le voir dans ce passage où l’auteur de la
Satire décrit les types de cuisson : « D’abord passe le poisson bouilli : c’est une sole de la
taille d’un tourd. Puis une sauce épaissie d’une purée de merluche fraîche ; puis un plat de
poissons rouges, de saveur aigre-douce, contenant du nard indien, du nard celtique, des clous
de girofle, de la cannelle, des champignons, du vinaigre et du miel extrait d’une ruche qui n’a
pas encore été enfumé. Au milieu du plat gît une grande philomèle rouge, un mulet œuvé,
pêché dans les eaux de Rhégion et long de trois empans, une dorade à point des premières et
des meilleures. Ah ! que ne puis-je manger de leurs bribes, boire de leur jus, avaler quatre
gobelets de vin de Chios, roter savoureusement et me consoler de la sorte. En quatrième lieu,
on sert le bon petit plat cuit. En cinquième lieu, le plat frit, morceau du milieu, des rougets
moustachus, deux épaisses poêlées de grandes athérines, une limande toute entière cuite à
point avec du garum et saupoudrée de haut en bas de carvi ; enfin la laitance d’un grand loup
de mer170.»
La description servait à faire saliver les lecteurs, mais aussi à les choquer devant une
table si peu soucieuse des valeurs ascétiques. L’auteur s’indigne de ce que le typikon n’est pas
respecté. Son ironie devient mordante quand il aborde le sujet du jeûne des higoumènes. « Le
mercredi et le vendredi, les higoumènes ne prennent que des aliments maigres : en effet, Sire,

165
. M. Alexiou, « Games and Puns in the Ptochoprodromic Poems », Dumbarton Oaks
Papers, 53, 1999, p. 91–109.
166
. G. Dagron, « Poissons, pêcheurs et poissonniers de Constantinople », Constantinople and
its Hinterland, éds. C. Mango, G. Dagron, Aldershot, 1995, p. 69.
167
. Ibid., p. 73.
168
. J. Koder, Das Eparchenbuch Leons des Weisen. Einführung, Edition, Übersetzung und
Indices, Vienne, 1991 (CFHB 33), p. 110-112 ; traduction B. Caseau dans « Les métiers à
Constantinople : Livre de l’éparque », Économie et société à Byzance (VIIIe- XIIIe siècle).
Texte et documents, éd. S. Métivier, Paris, 2007, p. 155-156.
169
. A. Laiou, « Byzantine Trade with Christians, the Muslims and the Crusades », The
Crusades from the Perspective of Byzantium and the Muslim World, éds. A. Laiou, R ; Parviz
Mottahedeh, Washington, 2001, p. 157-196. ; J. Day, « The Levant Trade in the Middle
Ages », Economic History of Byzantium, éd. A. Laiou, vol. II, Washington, 2002, p. 807-814.
170
. Satire, grec, vers 147-163, traduction p. 327-328.
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il ne mangent point de poisson ces jours-là ; ils se contentent de bon petits pains, de homards,
de vrais pagures, d’écrevisses bouillies, de crevettes à la poêle, de choux, de lentilles avec des
huîtres, des moules et des nerfs de mer, de peignes, de couteaux, de fèves en purée, de riz
avec du miel, de haricots cossés, d’olives, de caviar, de boutargue de l’arrière-saison pour
ouvrir l’appétit, de pommes et de dattes, de figues sèches et de noix, de raisins secs de Chio et
de confiture de cédrat… Pour digérer ce repas maigre, ils boivent du doux vin de Ganos, de
Crète, de Samos et ainsi ils expulsent les chymes par la douce boisson171. »
Cette amusante description des victuailles servies aux higoumènes pendant les jours
de jeûne contraste singulièrement avec le « saint bouillon » qui est fourni aux moines, une
soupe à l’oignon âcre et rendue peu amène par le vert-de-gris qui remonte de la soupière en
cuivre. Au-delà du jugement moral implicite de l’auteur, il faut noter la richesse monastique
que ce banquet suppose. On pourrait n’y voir qu’un élément satirique si les sources
contemporaines ne confirmaient que certains monastères disposaient d’impressionnantes
réserves alimentaires. Alors qu’il faisait célébrer un mariage au Palais des Blachernes,
l’empereur Manuel Comnène se trouva fort dépourvu. Il songea à s’adresser à l’higoumène du
monastère voisin, bien que ce fût le temps du grand jeûne de la Tyrophagie. De fait, l’idée
s’avéra excellente puisque le fonctionnaire envoyé au Prodrome de Petra, reçut de
l’higoumène de quoi nourrir la foule des courtisans: du pain très blanc, des légumes (stockés
en réserve), des olives salées, du fromage, du poisson de diverses espèces et du caviar, noir et
rouge172. A l’abondance de ces mets s’ajoutait aussi leur qualité. Eustathe de Thessalonique,
qui rapporte l’épisode, critique les moines pour leur accumulation de richesse, et leur souci
excessif des biens matériels. Il dresse un portrait peu spirituel de l’higoumène de son temps,
un être, selon lui, seulement intéressé par le rendement des propriétés et par la qualité des
produits alimentaires. Eustathe n’était pas le seul à critiquer les moines de son temps. Jean
Tzetzès, comme le canoniste Théodore Balsamon, réprouvait la trop grande liberté de
circulation des moines, leur présence sur les marchés et leur ascèse parfois exhibitionniste.
Mais Tzetzès appréciait aussi de recevoir des cadeaux de l’higoumène du Pantocrator et
trouvait, comme ses contemporains, tout naturel qu’un dignitaire puisse si besoin trouver
refuge au monastère. L’abondance des biens monastiques faisait en effet des monastères des
lieux de retraite tout à fait plaisants.

b) La richesse des monastères et la présence des laïcs

Cette richesse avait de longue date attiré la convoitise des empereurs qui voulaient soit la
remettre en circulation (par des confiscations) soit la limiter (en interdisant les nouvelles
donations de terre) soit encore la redistribuer aux dignitaires byzantins qu’ils voulaient
récompenser. Diverses façons de donner accès à cette richesse ont donc été élaborées. Les
empereurs ont imaginé de payer des salaires en donnant une ration alimentaire à prélever sur
les ressources d’un monastère particulier. Ils ont aussi décidé de soulager les moines des
tâches de gestion en confiant les biens des monastères à des laïcs, les charisticaires. Cette
dernière méthode permettait aux bénéficiaires de prélever l’ensemble des revenus, à charge
pour eux de nourrir les moines et d’entretenir les bâtiments. A la fin du XIe siècle, une critique
acerbe de cette pratique est faite par Jean d’Antioche qui explique que les charisticaires
ruinent les monastères, laissent à peine de quoi vivre aux moines, ce qui les oblige à aller

171
. Satire, grec, vers 273-296, traduction, p. 332-333.
172
. Eustathii Thessalonicensis De emenda vita monachica, 66, éd. et trad. K. Metzler, Berlin,
2006, p. 78-81.
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quémander leur pitance et à réduire les dépenses liées à la liturgie. « Le résultat immédiat,
c'est la fin et l'extinction non seulement de toute la pieuse sollicitude imposée par les divins
fondateurs à l'égard de la divinité, c'est-à-dire les brillantes cérémonies des fêtes sacrées, les
encensements et les doxologies, dans quelques monastères les illuminations quotidiennes,
ajoutons encore les distributions d'aumônes, soit celles fixées pour les fêtes et celles qui ont
lieu chaque jour aux portes, soit celles faites lors de la commémoraison des fondateurs, et
encore les allégements prévus pour les moines lors des fêtes de l'année, des mémoires, des
jours d'abstinence et du temps pascal, mais encore les pensions alimentaires les plus
indispensables aux moines173. » Selon Jean d’Antioche, les charisticaires prélevaient trop sur
les biens monastiques et laissaient les moines sans ressources. L’aspect alimentaire est
nettement souligné. Les ponctions avaient des conséquences sur la qualité des mets servis et
sur les adoucissements du régime alimentaire prévus par les typika.
De plus, les charisticaires ou leurs dépendants s’installaient dans les monastères pour y
vivre agréablement. Jean d’Antioche dénonce le trouble que cette présence crée pour la
discipline monastique. Certains laïcs charisticaires s’étaient fait construire des résidences pour
pouvoir tirer profit des revenus et bénéficier de la proximité des moines. Les charisticaires
n’étaient pas les seuls à avoir cette idée, les fondateurs établissaient parfois des palais dans
l’enceinte monastique. Outre Irène Doukaina, on peut aussi citer le cas d’Isaac Comnène qui
avait établi une luxueuse résidence pour lui-même à la Kosmosotira174. Il avait posé le
principe de la destruction du palais si ses habitants causaient du trouble, mais il s’agissait
d’une pétition de principe.
Ces laïcs résidents n’avaient aucune obligation de se conformer aux règles en vigueur au
monastère. Jean d’Antioche condamne leur intrusion dans la vie monastique et les mauvais
effets de cette cohabitation sur les moines et les moniales. Ces derniers sont davantage
exposés aux tentations : « désormais hommes et femmes du monde, serviteurs et servantes
cohabitent pêle-mêle, vivent et s’assemblent avec les moniales175. » Il accuse aussi les laïcs
vivant dans les monastères de comportements indécents pour de tels lieux : « À l’intérieur du
saint monastère, ô scandale, les laïcs égorgent des bêtes, mangent de la viande, font du théâtre
et exercent en totale liberté toutes les activités profanes. Qui peut douter qu'avec le temps et le
progrès du mal, les monastères ne deviennent totalement des résidences séculières et que ce
que n'avait pu réaliser l'infâme Copronyme, car c'était son dessein, ne le soit totalement par
les orthodoxes ? 176»
La richesse des monastères continua d’attirer les convoitises des dignitaires byzantins qui
cherchèrent à s’y retirer et à y vivre sans cependant prendre l’habit. Vers la fin de l’Empire,
les laïcs furent nombreux à trouver refuge au monastère. Cette cohabitation pouvait s’avérer
difficile, quand ils y organisaient des banquets, même si des salles séparées étaient sans doute
réservées à cet usage. On peut trouver une trace de cette tension dans une fresque du
monastère athonite de Vatopédi. Cette peinture du XIVe siècle illustre la tentation qu’avaient
les moines de participer aux banquets des laïcs et la chute aux mains des démons qui attendait
ceux qui se laisseraient séduire. On y voit un banquet servi à des aristocrates richement vêtus,
tandis que les moines montent une échelle qui les conduit directement auprès de Dieu s’ils ne

173
P. Gautier, « Réquisitoire du patriarche Jean d’Antioche contre le charisticariat », Revue
des études byzantines 33, 1975, p. 119.
174
. Typikon de la Kosmosoteira, 73, éd. L. Petit, IRAIK, 1908, p. 29-31.
175
. P. Gautier, « Réquisitoire du patriarche Jean d’Antioche contre le charisticariat », Revue
des études byzantines 33, 1975, p. 125.
176
. Ibid., p. 123.
- 32 -

se sont pas laissés entraîner vers la gloutonnerie par les démons177.

La nourriture a toujours été au centre des préoccupations monastiques. Instrument de lutte


contre les tentations, le jeûne devait être réfléchi et modulé selon les forces de chacun, ce qui
donnait une marge de négociation aux moines. Dans les communautés cénobitiques, il fut
rapidement admis que l’origine sociale pouvait jouer un rôle dans la manière d’être nourri.
L’aristocratisation du recrutement monastique s’est accentuée, tout particulièrement sous les
Comnènes, et il semble que, dans les monastères, la distance entre les moines nantis et les
autres se soit renforcée. Les tables monastiques de plus avaient bénéficié de la prospérité
accrue et de la générosité des donateurs. Les aliments étaient donc plus variés et plus
abondants. La littérature monastique byzantine est finalement très riche sur le sujet des
banquets et des pratiques alimentaires. Elle permet d’étudier comment les habitudes
aristocratiques se sont implantées dans les monastères byzantins où résidaient des moines peu
soucieux d’ascèse et des laïcs venus profiter des richesses. Les régulations monastiques
anciennes avaient souhaité rompre ou au moins perturber le lien bien établi entre nourriture et
origine sociale, mais les siècles médiévaux ont rétabli ce lien au sein même du monastère178.
Les excès de moines qui n’avaient pas vocation ascétique ont cependant créé une réaction
vers une réforme monastique. Les réformateurs cherchèrent à fonder des monastères plus
soucieux de la vie spirituelle que du contenu des assiettes. Le typikon du monastère de la
Théotokos Evergétis interdit aux moines de se préoccuper de la place à table. L’empereur
Manuel Comnène, qui fonda un couvent modèle, celui de Kataskèpè, le dota de revenus
fiscaux pour le débarrasser de tout souci de gestion179. Sa réforme échoua, mais témoigne du
désir de contrecarrer une évolution trop matérialiste des couvents. Le typikon du monastère
fondé par Andronic II cherche à remédier à ces maux anciens. Il demande aux moines de ne
pas se préoccuper d’argent et aux higoumènes de fournir le nécessaire aux moines pour qu’ils
n’aient pas besoin d’aller les acheter à l’extérieur après avoir réclamé la roga. Il interdit les
différences alimentaires, considérant que c’est l’une des causes de discordes dans un
monastère. Et il se réfère explicitement à la lettre de Paul aux Romains sur le fait de ne pas
choquer par ce que l’on mange (Ro. 14 :15)180.

177
. H. Maguire, « A Fruit Store and an Aviary » : Images of Food in House, Palace and
Church », Food and Cooking in Byzantium, éd. D. Papanikola-Bakirtzi, Athènes, 2005, p.
133-145, à p. 143.
178
. Sur ce lien, J. Goody, Cooking, Cuisine and Class: A Study in Comparative Sociology,
Cambridge, 1982.
179
. Nicetae Choniatae Historia, éd. I. A. Van Dieten, (CFHB IX, Series Berolinensis), Berlin
– New York, 1975, p. 207.
180
. Ph. Meyer, « Bruchstücke zweier typika ktetorika », Byzantinische Zeitschrift, 4, 1895, p.
45-48 ; corrections dans G. N. Hatzidakis, E. Kurtz, « Zu den Bruchsücken zweier Typika »,
Byzantinische Zeitschrift, 4, 1895, p. 583-584 ; trad. anglaise dans Byantine Monastic
Foundation Documents, éds. J. Thomas, A. Constantinides Hero, 4, p. 1507-1510.

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