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Littératures

Ionesco sous l'œil des barbares


Michel Lioure

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Lioure Michel. Ionesco sous l'œil des barbares. In: Littératures 25, automne 1991. pp. 81-99;

doi : https://doi.org/10.3406/litts.1991.1563

https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1991_num_25_1_1563

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Ionesco

sous lfœil des barbares

qui parlaient
Les Barbares,
une autre
aux langue
yeux des
et par
Anciens,
voie de
étaient
conséquence
les peuples
ignoraient
étrangers,
les
fondements culturels, intellectuels et moraux de leur civilisation. Par
tradition et par extension, barbare est celui qui méconnaît ou bafoue les
principes et les valeurs de la société, de l'art et de la pensée. Barrés, à la
fin du XIXe siècle, a intériorisé le sens du terme en opposant les
« Barbares » au « Moi » et en les assimilant au « non-moi », à « tout ce
qui peut nuire ou résister au Moi ». L'expression « vivre sous l'œil des
barbares », expliquait l'auteur du Culte du Moi, ne signifie pas se heurter
à des « hommes sans culture », à des « philistins » ou des « bourgeois »,
mais fréquenter des esprits qui ne sont pas de sa « patrie psychique » et se
font de la vie « un rêve opposé à celui qu'il s'en compose » (1). Au-delà
de l'appartenance et de la référence à un idéal de civilisation, la notion de
barbarie implique alors également les concepts de différence et d'identité,
les rapports du Moi et d' autrui, la conception de la personne et de sa
relation à la société. Dans cette perspective, il se pourrait qu'elle éclairât
pertinemment certains aspects de l'univers imaginaire et moral d'Ionesco,
qui redoutait parfois d'assister au déclin et à la « mort de l'Occident », à
la dégradation et à la disparition de « siècles de culture et de
civilisation » : «j'ai l'impression, avouait-il, que la barbarie a succédé à la civi-

(1) M. Barrés, Sous l'œil des Barbares, Pion, 1952, p. 19-23.


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lisation » (2). De La Cantatrice chauve à Rhinocéros , il semble en effet


que soit constamment et vigoureusement dénoncée une crise de la société,
de la pensée, du langage et de la personne où Ionesco percevait les
symptômes alarmants d'une maladie de la civilisation, menacée de périr
« sous l'oeil des barbares ».
L'on sait que Rhinocéros est d'abord une allégorie du nazisme et du
« processus de la nazification d'un pays » (3). L'un des points de départ
de la pièce, affirmait l'auteur, est le récit de l'« Horreur sacrée» que
Denis de Rougemont déclarait avoir éprouvée, lors d'un voyage à
Nuremberg, en 1938, face à l'« hystérie» qui s'emparait de la foule à
l'apparition du Fûhrer (4). Mais si Rhinocéros est bien « une pièce
antinazie » , elle est plus généralement le procès des « hystéries collectives »
et des «épidémies» idéologiques (5). Ionesco lui-même avait connu de
tels phénomènes en Roumanie, dans les années 1930, quand «
l'intelligentsia devenait peu à peu nazie, antisémite, Garde de fer » (6). A travers
et par-delà le nazisme, il entendait donc dénoncer la « force de
contagion » d'un « courant d'opinion » qui se répand comme « une véritable
épidémie » et provoque « une véritable mutation mentale » (7) :
« J'ai assisté à des mutations. J'ai vu des gens se transformer, à peu près sous
mes yeux. C'est comme si j'avais surpris le processus même de la
métamorphose, comme si j'y avais assisté. Je les sentais d'abord devenir de plus en
plus étrangers, j'ai senti comment, petit à petit, ils s'éloignaient. J'ai senti
comment germait en eux une autre âme, un autre esprit. Ils perdaient leur
personnalité remplacée par une autre. Ils devenaient autres. [...] Je suis étonné de
voir à quel point cela ressemble à ma pièce Le Rhinocéros. C'est bien cela la
genèse de cette pièce. » (8)
C'est alors qu'avait surgi dans son esprit l'image du rhinocéros,
suggérant la violence aveugle et l'entêtement obtus de partisans dépouillés de
toute humanité : « Ils en ont la candeur et la férocité mêlées. Ils vous
tueraient en toute bonne conscience si vous ne pensiez pas comme eux » (9) .
Barrés, en d'autres temps, avait déjà compris que les « Barbares » étaient
« les convaincus », solidaires et satisfaits, « bruyants » et « sourds »,

(2) E. Ionesco, Antidotes, Gallimard, 1977, p. 119-121.


(3) E. Ionesco, Notes et contre-notes, Gallimard, « Idées », p. 286.
(4)Ibid.,p. 277-278.
(5)Ibid.,p. 278.
(6) Antidotes, p. 94.
(7) Notes et contre-notes, p. 285.
(8) Présent passé Passé présent, Mercure de France, 1968, p. 168-170.
(9) Notes et contre-notes, p. 285.
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impitoyables envers ceux qui sont « différents » (10) et toujours prêts à se


ruer « vers les massacres » (11).

Rhinocéros est la description d'un « processus de fanatisation »,


l'illustration de la « naissance d'un totalitarisme qui grandit, se propage,
conquiert, transforme un monde » (12). Si la « rhinocérite » est
originairement le nazisme, elle caractérise également toute doctrine et tout Etat
totalitaire, engendrant l'intolérance et le terrorisme idéologiques. Ce que
Ionesco déclarait, dans les années 1940, de la « mentalité fasciste » et des
« gardes de fer » roumains, lui semblait s'appliquer également, trente ans
plus tard, aux « sociétés marxistes » (13). Dans la « maotisation » de la
Chine, il voyait un «phénomène de possession démoniaque collectif»,
produisant un monde où «l'homme n'est plus que "social", unidimen-
sionnel, totalement politisé, sans vie et vocation personnelles, sans
possibilité d'un choix culturel », réduit à l'état de « fourmi », tandis que « c'est
l'Etat ou c'est le dictateur qui sont les dieux » (14). Le « slogan rhinocé-
rique » par excellence est « tout pour l'Etat, tout pour la Nation, tout
pour la Race ». Pour les rhinocéros en effet, « l'Etat est devenu un
Dieu » (15). Mais au sens le plus large, au-delà des régimes et des Etats,
la rhinocérite est le fait de tout corps collectif, de toute institution, de
toute idéologie dont la discipline et la cohésion, fondées sur la parfaite
unanimité de ses participants, ne tolèrent aucune dissidence, aucun écart
individuel de conduite ou de pensée :
« Toutes les armées sont des armées de rhinocéros. Tous les soldats des justes
causes sont des rhinocéros. Toutes les guerres saintes sont rhinocériques. La
justice est rhinocérique. Les révolutions sont rhinocériques. » (16)

Confronté dans sa jeunesse à l'ascension du fascisme et du pouvoir


nazi, soumis plus tard à la pression des chapelles esthétiques et politiques
inspirées du marxisme, Ionesco a peint dans Rhinocéros, à travers le
personnage de Bérenger, « le désarroi de celui qui, naturellement allergique
à la contagion, assiste à la métamorphose mentale de la
collectivité » (17). Stupéfait et consterné par la transformation de ses collègues et
amis, « trop violemment surpris pour garder son sang-froid », terrorisé
par la « peur de la contagion », mais refusant d'« accepter la situation » et
déterminé, « contre tout le monde », à demeurer « le dernier homme », il

(10) M. Barrés, Sous l'œil des Barbares, éd. cit.* p. 237.


(U)Ibid.,p. 135.
(12) Notes et contre-notes, p. 290.
(13) Présent passé Passé présent, p. 116.
(14) Antidotes, p. 52.
(15) Présent passé Passé présent, p. 115.
(16) ibid.,p. 114.
(17) Notes et contre-notes, p. 286.
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est l'interprète, intentionnellement humble et falot, mais sincère et résolu,


de l'auteur qui lui-même, autour de 1940, avait eu la pénible impression
de rester « le seul homme parmi les rhinocéros » (18).

Dans sa résistance à la rhinocérite, Ionesco ne laissait pas d'obéir à


des déterminations personnelles, affectives et morales autant que
politiques. Révolté par l'opportunisme et la versatilité de son père, avocat
riche et respecté sous tous les régimes, auquel il reprochait d'avoir été
successivement collaborateur et résistant, « garde de fer, démocrate franc-
maçon, nationaliste, stalinien », marchant toujours « dans le sens de
l'histoire » et respectueux du pouvoir établi, lui-même affirmait abhorrer
toute autorité, approuver toute opposition (19), préférer le « désordre » à
la « tyrannie » (20) . Refusant d'être un «agent naïf des formules et
conceptions qui courent de par le monde » (21), il se défiait de « ceux qui
marchent avec l'histoire, les opportunistes de toutes les droites, de toutes
les gauches de l'histoire » (22). Profondément épris de son indépendance
intellectuelle et soucieux de ne jamais céder à la pression des idées
dominantes, il entendait être et demeurer, comme autrefois Barrés, « un
homme libre ».
Ionesco dénonçait d'autant plus vivement le prestige et le pouvoir
des idéologies qu'il y discernait « les justifications et les alibis de certains
sentiments, de certaines passions, d'instincts aussi issus de l'ordre
biologique » (23). Idéaux politiques et sociaux ne sont souvent à ses yeux que
« les masques de nos impulsions » (24) , de la « libido dominandi » (25) ,
de la volonté de puissance et d'oppression qui sommeille au cœur de
l'homme et que grossit démesurément la mentalité de groupe :
« II me semble, écrit-il, que de notre temps et de tous les temps, les religions et
les idéologies ne sont et n'ont jamais été que les alibis, les masques, les
prétextes de cette volonté de meurtre, de l'instinct destructeur, d'une agressivité
fondamentale, de la haine profonde que l'homme a de l'homme ; on a tué au
nom de l'Ordre, contre l'Ordre, au nom de Dieu, contre Dieu, au nom de la
patrie [...]: on a massacré et torturé surtout au nom de l'Amour, et de la
Charité. Au nom de la justice sociale ! Les sauveurs de l'humanité ont fondé les

(18) Présent passé Passé présent, p. 114.


(19) Ibid. , p. 26.
(20) Ibid., p. 111.
(21) Ibid., p. 265.
(22) Ibid., p. 269.
(23) Cl. Bonnefoy, Entretiens avec E. Ionesco, Pierre Belfond, 1966, p. 25.
(24) Antidotes, p. 27.
(25) Présent passé Passé présent, p. 71.
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Inquisitions, inventé les camps de concentration, construit les fours


crématoires, établi les tyrannies. » (26)
La « cruauté nazie » ne serait alors qu'une manifestation de la
violence universelle, un « signe précurseur de la haine et de la rage de
destruction qui gagne toute l'humanité » (27). Les hommes en effet,
affirmait Ionesco, sont « féroces » et « aucune espèce animale ne se hait autant
elle-même » (28). Cette haine et cette bestialité, réfrénées et occultées par
les mœurs civilisées, sont réveillées, stimulées et déchaînées par les
mouvements de foule, où le sentiment de l'unanimité contribue encore à
favoriser la libération des instincts. C'est alors que l'on assiste au « réveil du
monstre », illustré par La Métamorphose de Kafka — et Rhinocéros
d'Ionesco — dont l'affabulation fantastique exprime avec une frappante
efficacité la présence et le déferlement de la monstruosité que chacun
recèle en soi et que les courants collectifs éveillent, excitent et portent au
point de fureur où surgissent les fanatismes, les génocides et les crimes
contre l'humanité, inspirés par des idéologies qui ne sont que « les alibis
de nos instincts de meurtre » (29) :
« Nous avons tous la possibilité de devenir des monstres. Le monstre peut
surgir de nous. Nous pouvons avoir le visage du monstre. C'est-à-dire, ce qui est
monstrueux en nous peut prendre le dessus ; les foules, les peuples se
déshumanisent d'ailleurs périodiquement : guerres, jacqueries, pogroms, fureurs et
crimes collectifs, tyrannies et oppressions. » (30)
Rhinocéros, en ce sens, appartient à la tradition du « théâtre de la
cruauté» d'Artaud, dans la mesure où le théâtre, écrivait Ionesco, est
« révélation de choses monstrueuses, ou d'états monstrueux, sans figures,
ou de figures monstrueuses que nous portons en nous » (31).
Convaincu d'avoir mis le doigt sur « une plaie brûlante du monde
actuel », l'auteur de Rhinocéros a tenté d'élucider les causes et les
manifestations de cette « maladie » qui « sévit sous différentes formes, mais
qui est la même, dans son principe », et qui consiste en une aliénation de
la pensée, sapant et dénaturant en profondeur la perception du monde et
les relations humaines :
« Les idéologies, devenues idolâtries, les systèmes automatiques de pensée
s'élèvent, comme un écran, entre l'esprit et la réalité, faussent l'entendement,
aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l'homme et l'homme qu'elles

(26) Notes et contre-notes, p. 228-229.


(27) Antidotes, p. 44.
(28) Présent passé Passé présent, p. 109.
(29) Antidotes, p. 44.
(30) Entretiens, p. 45-46.
(31) Notes et contre-notes , p. 254.
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déshumanisent, et rendent impossible l'amitié malgré tout des hommes entre


eux. » (32)
Le fanatisme en effet ne saurait naître et se développer que sur le terreau
du conformisme. « Le rhinocéros », affirmait Ionesco, « c'est l'homme
des idées reçues ». La rhinocérite et une « moutonnite », à ceci près que
les rhinocéros sont « des moutons qui deviennent enragés », ce qui se
produit « lorsque les gens ne pensent plus, et qu'ils adoptent les slogans
des propagandes » (33). C'est ce conformisme intellectuel, moral et
social qui transforme en bêtes obtuses les fonctionnaires inoffensifs de
Rhinocéros, ronds-de-cuir et petits chefs, respectueux de l'ordre et de la
hiérarchie : Jean, le très convenable et respectable ami de Bérenger,
« soigneusement vêtu », soucieux d'exactitude, attentif à remplir
consciencieusement son « devoir d'employé » ; M. Bœuf, que son patronyme
animal prédisposait sans doute à l'esprit de troupeau ; M. Papillon, « chef
de service » arborant ostensiblement sa « rosette de la Légion
d'Honneur », et dont le nom faussement aérien dissimule un esprit étroit,
autoritaire et pointilleux. Tout particulièrement exposé à la rhinocérite est
celui qui, soucieux de ne jamais déroger aux usages et de vivre avec son
temps, se conforme aveuglément à la norme, adoptant passivement tous
les clichés du langage et de la pensée. C'est le « petit-bourgeois » tel que
le conçoit Ionesco, qui ne le définit pas par sa situation dans la société,
mais par son comportement intellectuel et sa façon de s'exprimer :
« Le petit-bourgeois n'est pour moi que l'homme des slogans, ne pensant plus
par lui-même, mais répétant les vérités toutes faites, et par cela mortes, que
d'autres lui ont imposées. Bref, le petit-bourgeois, c'est l'homme dirigé. » (34)
Tel est dans Rhinocéros Botard, pédagogue impénitent qui « sait tout »,
« comprend tout », connaît, respecte et répète imperturbablement tous les
commandements de la bonne conscience et du bon ton. Nécessairement
« antiraciste », il affirme hautement et hors de propos que « le racisme est
une des grandes erreurs du siècle ». Anticlérical comme il se doit, il
n'omet pas de dauber sur « les curés » et d'incriminer la religion qui est
« l'opium des peuples ». Militant actif et vigilant, il proteste avec vigueur
contre les événements du jour et les décisions des supérieurs, s 'indignant
de constater que « c'est toujours sur les petits que ça retombe », en
appelant sans cesse à son « comité d'action », à sa « délégation », prétendant
qu'il connaît « les noms des traîtres » et de « tous les responsables » et
qu'il démasquera les « instigateurs » de toute « provocation ». Totalement
imprégné du vocabulaire et de la mentalité du temps, il est une proie de

(32) lbid., p. 287-288.


(33) Antidotes, p. 94-95.
(34) Notes et contre-notes, p. 109.
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choix pour la rhinocérite. « Brave homme » au demeurant, mais « les


braves hommes font les braves rhinocéros ». L'« esprit communautaire »
en lui ne tardera pas à l'emporter sur ses « impulsions anarchiques », et il
se perdra dans le troupeau en prononçant le mot clef du conformisme :
« II faut suivre son temps ! »
« Oser ne pas penser comme les autres » exige assurément un certain
courage. Mais Ionesco est un esprit critique habitué à « penser contre les
autres », un « solitaire » heureux de ne pas « avoir les idées des
autres » (35). « Né désobéissant », il se définit volontiers « contre la
mode» et «contre l'Histoire» (36). A Sartre il reprochait en revanche
d'être un « opportuniste » attentif à « être tout le temps dans le coup », un
« rhinocéros supérieur » (37). Puissante est en effet la tentation de ne pas
se laisser écarter du courant de l'histoire et de la pensée. Face à la
majorité, voire à l'unanimité des « rhinocéros », il est dur de conserver son
identité, de résister au désir de rejoindre à son tour le troupeau pour jouir
de la sécurité procurée par le sentiment de l'appartenance à la
communauté. Comment demeurer sereinement convaincu que « ce sont les autres
qui ont tort » (38) ? Daisy, dans Rhinocéros, se laissera progressivement
ébranler et persuader que « c'est le monde qui a raison ». Bérenger lui-
même a « mauvaise conscience » et n'est pas insensible à l'attrait des
rhinocéros. Ionesco avait personnellement éprouvé le poids du « terrorisme
intellectuel et sentimental » exercé par le milieu :
« II m'est arrivé parfois, confessait-il, par fatigue, par angoisse, de désirer et
d'essayer de "penser" comme les autres. Finalement, mon tempérament m'a
empêché de céder à ce genre de tentation. » (39).

Mais ce n'est aucunement par un choix volontaire et raisonné que


Bérenger-Ionesco résiste à l' entraîneraient collectif. Pour l'auteur et le
héros de Rhinocéros, comme pour Denis de Rougement face à l'hystérie
nazie, « ce n'était pas sa pensée qui résistait, ce n'étaient pas des
arguments qui lui venaient à l'esprit, mais c'était tout son être, toute sa
"personnalité" qui se rebiffait », en vertu d'une « allergie » naturelle,
étrangère à la « pensée discursive » (40). Le raisonnement paraît
impuissant à conjurer le danger. Car les idéologies, selon Ionesco, quel qu'en
soit le substrat passionnel, « se cachent sous le couvert de la raison et des
idées » (41), exhibant des explications et des justifications prétendument

(35) Antidotes, p. 11-12.


(36) Ibid., p. 76.
(37) Ibid., p. 102.
(38) Ibid., p. 14.
(39) Ibid., p. 12.
(40) Notes et contre-notes, p. 278.
(41) Ibid.
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scientifiques et logiques. Le racisme, au temps du nazisme, était fondé


« scientifiquement », et le marxisme invoque aussi des « vérités »
scientifiques, inspirées de théories politiques, historiques, économiques ou
philosophiques (42). Ionesco se défie profondément des systèmes et des
penseurs offrant ou prétendant offrir des clefs universelles, et qui ne sont
souvent que les pourvoyeurs et les garants des tyrannies idéologiques.
Ainsi Botard, dans Rhinocéros, se définit-il comme un « esprit
méthodique », épris d'une vérité « scientifiquement prouvée », croyant détenir
« la clé des événements », posséder « un système d'interprétation
infaillible ». Le Policier de Victimes du devoir est aussi « aristotéliquement
logique » et convaincu que « tout est cohérent » et accessible à « l'effort de
la pensée humaine et de la science » (43). Et le Logicien de Rhinocéros,
« intellectuel subtil » et « penseur authentique », empêtré dans les so-
phismes et les arguties, sera l'un des premiers à succomber à la rhinocé-
rite.
Les intellectuels, par ouverture et curiosité d'esprit, sont désarmés
devant la contagion de l'épidémie, que le jeu des idées favorise au lieu de
la combattre. Tout effort de compréhension comporte en effet une part de
compromission qui est le prélude à l'abdication. Tandis que Bérenger
éprouve envers les rhinocéros un dégoût viscéral, un bouleversement
fondamental qui le* conduisent à condamner « intuitivement », «
instinctivement », tout raisonnement tendant à justifier la complaisance envers les
monstres, un Dudard, « tolérant » et « large d'esprit », tente
imprudemment de « comprendre » et de conserver « une neutralité, une ouverture
d'esprit » propres à la « mentalité scientifique ». Mais il ne tardera pas à
convenir que « comprendre, c'est justifier ». Incapable de trancher «
philosophiquement » entre la normalité et l'anormalité, il est en puissance un
« sympathisant des rhinocéros ». Sa « généreuse indulgence » et sa «
tolérance excessive » en réalité ne sont que « de la faiblesse » et « de
l'aveuglement ». Emporté par le mouvement général, prétendant qu'« il vaut
mieux critiquer du dedans que du dehors » tout en croyant préserver sa
« lucidité », il se laisse irrésistiblement entraîner par le troupeau. Ionesco,
par expérience, avait connu bien de ses amis qui, d'abord hostiles aux
nazis, étaient ainsi devenus fanatiquement fascistes, après un temps
d'« incubation », pour avoir imperceptiblement cédé par faiblesse
intellectuelle :
« C'est ainsi qu'ils commencent tous. Ils admettent certaines choses, en toute
objectivité. Il faut bien discuter raisonnablement et objectivement. En réalité ils
cèdent, sans s'en rendre compte, un peu sur la droite, un peu sur la gauche. Ils

(42) Antidotes, p. 14.


(43) Ionesco, Théâtre, Gallimard, 1954, t. I, p. 220.
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font des concessions. Ils ne le savent pas. En réalité, ils mettent le doigt dans
l'engrenage. Ils seront bientôt happés par Moloch. » (44)
L'« intelligentsia » — « qui n'est pas toujours intelligente » (45) — est la
première à tomber dans les pièges idéologiques qu'elle a souvent
contribué elle-même à forger. Aussi Ionesco sera-t-il particulièrement sévère
envers les « intellectuels », « petits-intellectuels » ou «
demi-intellectuels », « plaie de l'intellectualité », « petits bourgeois agités de la pensée,
crânes bourrés bourreurs de crânes à leur tour, anti-conformistes
conformistes » (46), agents propagateurs du virus de la rhinocérite, dont ils sont
à la fois les victimes et les complices.
Si la maladie sévit plus particulièrement lors des grandes épidémies
idéologiques, elle guette et contamine aussi, plus généralement, tout
groupe et tout individu qui renonce à exercer la liberté de son jugement
pour se conformer passivement aux normes intellectuelles et sociales en
vigueur. La rhinocérite a triomphé partout où s'instaure un conformisme
étriqué, générateur d'habitudes et de comportements stéréotypés. Tel est
l'univers de La Cantatrice chauve, où l'auteur affirmait avoir voulu
proposer non pas « une critique de la société bourgeoise » au sens social du
mot, mais « une satire de la mentalité petite bourgeoise » et de la « petite
bourgeoisie universelle » entendue comme une catégorie d'esprit, « le
petit bourgeois étant l'homme des idées reçues, des slogans, le conformiste
de partout » (47) . La société de La Cantatrice chauve est en un sens une
« société parfaite », où règne un « conformisme social absolu » : c'est « le
monde de l'aliénation » (48). Les personnages en sont « des gens
confortablement installés dans leur petite-bourgeoisie, et qui ne pensaient plus,
mais qui disaient des slogans, des clichés, ne s'exprimaient que par des
lieux communs » : « petits-bourgeois de toutes les sociétés », réceptacles
et conservateurs inconscients des « idées reçues », que l'on rencontre « en
Russie, en Chine, aussi bien qu'en France » — ou qu'en Angleterre (49).
Le nom des Smith, leurs propos, leurs préoccupations, leurs relations,
sont d'une étroitesse et d'une platitude asphyxiantes, incompatibles avec
toute vie de l'âme ou de l'esprit. Si les Bobby Watson ont tous le même
nom, c'est parce qu'ils ont perdu toute identité dans l'uniformité de leur
type humain. Et les Smith et les Martin sont si parfaitement ressemblants
et dénués de toute originalité qu'ils sont aisément interchangeables.
Eloignés de toute passion politique et de tout engagement idéologique, ils

(44) Présent passé Passé présent, p. 117.


(45) Antidotes, p. 130.
(46) Notes et contre-notes, p. 325-326.
(47) /&«/., p. 253.
(48) Journal en miettes, Mercure de France, 1967, p. 55-56.
(49) Antidotes, p. 99.
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sont encore à leur façon des « rhinocéros » et plus précisément, ajoutait


plaisamment Ionesco, des « rhinocéros du centre » (50).

Ce qui révèle infailliblement le conformiste et le « petit-bourgeois »,


c'est son «langage automatique» (51). Emprunté à un manuel et donc
nécessairement composé d'« expressions toutes faites » et des « clichés les
plus éculés », le dialogue de La Cantatrice chauve illustre éloquemment
« les automatismes du langage » et du « comportement ». Le « parler pour
ne rien dire » est révélateur de « l'absence de vie intérieure » et de la
dépersonnalisation de l'individu «baignant dans son milieu social, ne s'en
distinguant plus » :
« Les Smith, les Martin, ne savent plus parler, parce qu'ils ne savent plus
penser, ils ne savent plus penser parce qu'ils ne savent plus s'émouvoir, n'ont plus
de passions, ils ne savent plus "être", ils peuvent "devenir" n'importe qui,
n'importe quoi, car, n'étant pas, ils ne sont que les autres, le monde de
l'impersonnel, ils sont interchangeables » (52).
Le paradigme est par nature impersonnel. Les lapalissades et les truismes
appartiennent à des « personnages sans caractère », à des « fantoches », à
des « êtres sans visages » et réduits au « pur social » (53) .

La pauvreté de la pensée se manifeste aussi par la banalité


d'expressions si répandues qu'elles peuvent servir à tous usages et
intervenir indifféremment à tout props. Dans Rhinocéros, l'interférence des
conversations et l'identité des répliques adaptables à des dialogues
indépendants indiquent assez le vide et la nullité d'un langage assez
inconsistant pour s'appliquer indistinctement à des sujets hétérogènes. L'on peut
interpréter dans le même sens l'exposé magistral du professeur de La
Leçon sur « les principes fondamentaux de la philologie linguistique et
comparée ». Les « langues néo-espagnoles » offrent en effet « une
ressemblance frappante qui fait qu'on a bien du mal à les distinguer l'une de
l'autre », au point que « des gens du peuple parlent l'espagnol, farci de
mots néo-espagnols qu'ils ne décèlent pas, tout en croyant parler le
latin... ou bien ils parlent le latin, farci de mots orientaux, tout en croyant
parler roumain... » C'est le mythe inversé de Babel, le rêve aberrant
d'une langue universelle où « une même notion s'exprime par un seul et
même mot, et ses synonymes, dans tous les pays ». Plus avant dans la
voie de l'uniformité réductrice, il ne restait plus qu'à inventer la langue
où un terme unique assumerait à lui seul tous les sens et toutes les
fonctions :

(50) Ibid.
(51) Notes et contre-notes, p. 253.
(52) Ibid.
(53) Ibid., p. 255.
IONESCO SOUS L'ŒIL DES BARBARES 91

« Pour y désigner les choses, un seul mot : chat. Les chats s'appellent chat, les
aliments : chat, les insects : chat, les chaises : chat, toi : chat, moi : chat, le
toit : chat, le nombre un : chat, le nombre deux : chat, trois : chat, trente :
chat, tous les adverbes : chat, toutes les prépostions : chat. Il y devient facile
de parler. » (54).

Si l'outil linguistique est commun à tous ses utilisateurs, son usage


est inopérant ou délirant si le locuteur n'en maîtrise pas personnellement
les formes et les opérations. La juxtaposition des mots ou des phrases est
insuffisante à construire un sens si leur ordre et leur rapport échappent à
la logique et au réel. Tel est le cas, dans La Cantatrice chauve, de la
« fable expérimentale » intitulée « Le Chien et le bœuf », ou « Le Serpent
et le renard », ainsi que du poème « Le Feu ». Dans la dernière scène,
une série de propositions formellement et isolément correctes aboutit à
des absurdités lorsqu' interviennent entre elles une articulation
logiquement déplacée :
- « On marche avec les pieds, mais on se réchauffe à l'électricité ou au gaz. »
- * Le Maître d'école apprend à lire aux enfants, mais la chatte allaite ses
petits. »
- « L'automobile va très vite, mais la cuisinière prépare mieux les plats. »
L'aberration naît ici du rapprochement abusif que les interlocuteurs
effectuent entre des propositions initialement incontestables : « les vérités
élémentaires et sages qu'ils échangeaient, enchaînées les unes aux autres,
étaient devenues folles » (55) .
Au degré suivant, l'absurdité se fait jour lorsque le langage,
incontrôlé, n'obéit plus qu'à ses propres lois et se réduit à un pur association-
nisme auditif. Le premier indice, à cet égard, d'une faille ou d'une folie
du langage apparaît, dans La Cantatrice chauve, à l'instant où Mme
Smith, dans la série des banalités qu'elle débite, introduit une
coordination qui échappe à toute logique et ne ressortit que de l'enchaînement
phonétique :
« Le yaourt est excellent pour l'estomac, les reins, Y appenàicils et
l'apothéose. »

A la fin de la pièce, on assiste à l'intensification du procédé, quand les


répliques et leur succession ne sont plus fondées que sur de pures
assonances :
- « Le pape dérape ! Le pape n'a pas de soupape. La soupape a un pape. »
- * Bazar, Balzac, Bazaine ! »
- « Bizarre, beaux-arts, baisers ! »

(54) Jacques ou la soumission, Théâtre, tome I, p. 121-122.


(55) Notes et contre-notes, p. 252.
92 MICHEL LIOURE

Le dialogue alors n'est plus qu'une « cacade », une « cascade de ca-


cades », indéfiniment répétées par des « kakatoès ». C'est en vertu du
même processus d'association purement langagière et dépourvue de sens
que le professeur de La Leçon, dans son énumération des langues «
néoespagnoles », accolera le « basque » et le « pelote » — ou que le Vieux
des Chaises affirmera avoir invité, parmi toutes les personnalités qu'il a
conviées, « le Pape, les papillons et les papiers » (56). Les mots alors,
rappelait Ionesco à propos de La Cantatrice chauve, « étaient devenus des
écorces sonores, dénuées de sens », tandis que « les personnages aussi,
bien entendu, s'étaient vidés de leur psychologie » (57).
Le mot lui-même est menacé d'implosion sémantique à partir du
moment où il est décomposé en « phonèmes » autonomes et dépouillés de
sens propre. Telle est la théorie du professeur de La Leçon, émule et
successeur du maître de chant de Monsieur Jourdain, mais quelque peu frotté
de linguistique formelle :
« Toute langue n'est en somme qu'un langage, ce qui implique nécessairement
qu'elle se compose de sons, ou ... phonèmes. [...] Si vous émettez plusieurs
sons à une vitesse accélérée, ceux-ci s'agripperont les uns aux autres
automatiquement, constituant ainsi des syllabes, des mots, à la rigueur des phrases,
c'est-à-dire des groupements plus ou moins importants, des assemblages
purement irrationnels de sons, dénués de tout sens [...] »
Sous le burlesque apparent, la caricature est chargée d'une leçon cachée.
La réduction de la langue au langage et du langage au phonème, en
privant l'expression de sa fonction de signification, conduit à rompre
inéluctablement la communication par la parole. La conversation, dans La
Cantatrice chauve, aboutit également à une décomposition des phrases en
mots, des mots en phonèmes et des phonèmes en leurs composantes
élémentaires, consonnes et voyelles. Mais ce processus de désarticulation du
langage et de l'expression n'est pas sans conséquences. La rupture et
l'interdiction de la communication par le langage amènent et provoquent
entre les personnages une relation de violence et d'agressivité. Les didas-
calies, lors du dialogue ultime, indiquent avec précision que « l'hostilité
et l'énervement iront en grandissant » et qu'« à la fin de cette scène les
quatre personnages devront se trouver debout, tout près les uns des
autres, criant leurs répliques, levant les poings, prêts à se jeter les uns sur
les autres ». Il est significatif aussi que la « leçon », qui devrait offrir le
modèle achevé de la transmission du savoir et de la communication de la
pensée, conduit scandaleusement à une totale incompréhension entre les
deux personnages. A la relation pédagogique, idéalement fondée sur le

(56) Théâtre, t. I, p. 135.


(57) Notes et contre-notes, p. 252.
IONESCO SOUS L'ŒIL DES BARBARES 93

dialogue et l'enrichissement mutuel, se substitue un rapport sado-maso-


chiste, où la domination magistrale est dégradée en agression sexuelle.
Quand le langage a défailli, la communication passe par la terreur, le viol
et le meurtre. C'est en ce sens que la « philologie » — ou plutôt sa
perversion par un monstrueux amour du mot lui-même aux dépens de son
sens — « mène au pire » et même au « crime » !

Le langage est donc pour Ionesco l'unique et précieux instrument de


la compréhension entre les hommes. Là où il fait défaut, par insuffisance
ou mauvaise foi, il n'est plus d'entente et d'accord possibles. C'est en
vain que Bérenger, dans Tueur sans gages, essaie désespérément de
trouver un « langage commun » avec l'assassin muet qui détruit le bonheur de
la cité humaine et ne connaît d'autre expression que le « haussement
d'épaules » et le « ricanement » : « le dialogue n'est pas possible avec
vous » (58). De même il ne peut « s'entendre » avec les rhinocéros, car
« pour les convaincre, il faut leur parler », et « les rhinocéros n'ont pas
de langage ».
La faillite et la destruction du langage, entraînant la discorde et
l'affrontement, sont à la fois la cause et l'effet d'un relâchement de la
pensée. La « parole usée » trahit un « esprit usé » (59). Une « civilisation
de mots », déclarait Ionesco, est une « civilisation égarée », parce que
« les mots ne sont pas la parole » et, s'ils sont privés de sens, « créent la
confusion » (60) :
« Le verbe est devenu du verbiage. [...] Le mot ne montre plus. Le mot
bavarde. [...] Le mot use la pensée. Il la détériore. » (61)
La « crise du langage » est donc en profondeur une « crise de la
pensée » (62), car, affirmait Ionesco, « un langage c'est une pensée » (63). Si
donc La Cantatrice chauve est, selon le mot de l'auteur, une « tragédie
du langage » (64), elle est aussi, par cela même, une tragédie de la
pensée.
Le langage en soi n'est qu'un instrument dont il appartient à chacun
de faire un usage efficace ou dévoyé. La prétendue « crise du langage »,
aux yeux d'Ionesco, n'est qu'un abus du langage, un effet du
malentendu, du mensonge ou du contre-sens induits par la propagande idéolo-

(58) Théâtre, Gallimard, 1958, tome II, p. 166-167.


(59) Notes et contre-notes, p. 232.
(60) Journal en miettes, p. 101.
(61)ZMrf., p. 121.
(62) Notes et contre-notes, p. 334.
(63) Journal en miettes, p. 47.
(64) Notes et contre-notes, p. 252.
94 MICHEL LIOURE

gique ou la préciosité des pédants. L'« incommunicabilité », où l'on a vu


si souvent un thème essentiel de son théâtre, à son avis « n'existe
pas » (65). Il n'est que des obstacles à la communication, provoqués par
la confusion mentale ou la mauvaise foi partisane. Telle est la « nouvelle
mystification », la « mystification des mystificateurs », prêchée par la
Mère Pipe à ses « oies publiques » :
« Nous n'allons plus persécuter, mais nous punirons et nous ferons justice.
Nous ne coloniserons pas les peuples, nous les occuperons pour les libérer.
Nous n'exploiterons pas les hommes, nous les ferons produire. Le travail
obligatoire s'appellera le travail volontaire. La guerre s'appellera la paix et tout
sera changé, grâce à moi et à mes oies. » (66)
Dans le domaine esthétique et critique, Ionesco ne fustigera pas moins
ironiquement la tyrannie dogmatique et le charabia abscons des docteurs
en « théâtrologie » qui prétendaient lui enseigner « scientifiquement » et
« dialectiquement » les secrets de la « costumologie », de la « décorolo-
gie » et de la « spectato-psychologie » (67). A ces pseudo-docteurs,
l'auteur reproche amèrement d'avoir revêtu d'un «langage abusif» des
« vérités premières » afin de « tyranniser la création artistique » (68) . En
critique aussi bien qu'en politique, un tel abus du langage est à la fois le
signe et l'instrument d'un terrorisme intellectuel incompatible avec la
liberté de l'esprit.
Crise du langage et crise de la pensée reposent également, selon
Ionesco, sur une dégradation, une aliénation et finalement une destruction
de la personne. « L'homme nouveau », déplore-t-il, vit dans «
l'impersonnel » : « il a renoncé à sa personne » (69) . Dans la société
contemporaine Ionesco, comme Kafka, dénonce « une certaine identification de
l'homme à une fonction aliénante » avec laquelle il se confond au point de
devenir « déshumanisé ou déspiritualisé » (70). L'individu moderne,
absorbé et fondu dans une « foule uniforme ou informe », est dépouillé de
sa personnalité. C'est cette « dépersonnalisation » que l'auteur de
Rhinocéros entendait illustrer et dénoncer : « Bérenger se retrouve seul dans un
monde déshumanisé où tous les individus ont voulu être semblables aux
autres », et par là se sont « déshumanisés » et « dépersonnalisés » (71).

(65) Entretiens, p. 132.


(66) Tueur sans gage, Théâtre, t. Il, p. 138.
(67) L'Impromptu de l'Aima, ibid. , p. 19, 36 et passim.
(6S)Ibid.,p.56.
(69) Présent passé Passé présent, p. 116.
(70) Notes et contre-notes, p. 344-345.
(71) Entretiens, p. 137-138.
IONESCO SOUS L'ŒIL DES BARBARES 95

Or Ionesco n'a cessé de défendre et d'affirmer la valeur primordiale


et l'irréductibilité de l'individu : « Chaque âme est unique ; personne
n'est l'autre » (72). Aux «tendances collectivistes, antipersonnalistes»,
encourageant une « agression contre le "moi" individuel » et la « négation
de ce moi personnel », il opposait une « pensée personnaliste », illustrée
par Emmanuel Mounier et Denis de Rougemont (73). S'il admet
l'existence et le poids des « structures collectives » influençant et déterminant
inconsciemment l'individu, il refuse absolument de considérer la
personne et le moi comme « illusoires ». Dans la « tentative actuelle de
dépersonnalisation », le « goût de la collectivité où on veut noyer l'homme
dans la nation, dans la société, dans la race », il voit les « fruits »
empoisonnés de tous les totalitarismes (74) . Aux théories du déterminisme et de
l'aliénation, il ne cessera d'opposer la certitude et l'affirmation que « le
Moi existe » (75) et que « chaque moi est unique », intégrant et
transcendant les « déterminations biologiques et physiologiques » aussi bien que
les « déterminations culturelles » (76). S'il est vrai que tout individu,
pour une part, est « le produit de la société », « conditionné par la
collectivité », il n'en reste pas moins que « chacun est un cas particulier d'un
ensemble» et que « ce qu'il y a d'important dans une œuvre ou dans un
individu, ce n'est pas la ressemblance, mais c'est la différence, c'est son
originalité, son unicité, son irréductibilité » (77).

Ionesco, comme autrefois Barrés, mais dans un contexte


évidemment fort différent, défend un certain « culte du Moi ». Comme l'auteur
de Sous l'œil des Barbares, il est convaincu que le Moi étant « la seule
réalité tangible » et « que nous connaissions et qui existe réellement parmi
toutes les fausses religions », il convient de s'y attacher et de le protéger
contre les « Barbares » (78). Et sans doute eût-il souscrit, à un siècle de
distance, à cette « justification du culte du moi » :
« Notre morale, notre religion, notre sentiment des nationalités, sont choses
écroulées [...] auxquelles nous ne pouvons emprunter de règle de vie, et, en
attendant que nos maîtres nous aient refait des certitudes, il convient que nous
nous en tenions à la seule réalité, au moi. » (79)
Comme Barrés encore, Ionesco, jaloux de son « essence immuable et
insaisissable », est une de « ces âmes fières qui se gardent à l'écart une vi-

(72) lbid., p. 138.


(73) Journal en miettes, p. 252.
(74) Présent passé Passé présent, p. 165-166.
(75) lbid., p. 79.
(76) lbid., p. 210.
(77) lbid., p. 204-205.
(78) Barrés, Sous l'œil des barbares, éd. cit., p. 38.
(79) ibid., p. 14-15.
96 MICHEL LIOURE

sion singulière du monde » (80). Au « fanatique », il préférera toujours


l'« égotiste » (81). Convaincu de la « subjectivité » universelle, il estimait
qu'il n'est pour chacun d'autre « objectivité » que d'« être en accord avec
sa propre subjectivité » (82). Il est par nature un « solitaire » intellectuel,
imperméable aux « sollicitations des hérésies et fanatismes », impuissant à
abdiquer l'indépendance et l'originalité de sa pensée :
« J'ai appris à être seul très tôt parce que je ne pensais pas ce que les autres
pensaient. Ma nature profonde m'en empêchait » (83).
Dans un monde où les « rhinocérites » ont fait perdre à l'humanité « le
sens et le goût de la solitude » (84), il entend restaurer « la valeur de la
solitude », indispensable à la vie personnelle aussi bien qu'à l'existence
en société (85). Les héros de ses pièces, affirmait-il, sont précisément
« des gens qui ne savent pas être solitaires », et ont perdu jusqu'au
sentiment de leur propre individualité. Bérenger, dans Rhinocéros, est « le
seul qui cherche à assumer sa solitude » et à sauvegarder « ce qui fait la
valeur de l'homme, son unicité ». Et c'est dans cette solitude, et non dans
l'anonymat de la collectivité, « qu'il trouve l'amitié, la société amicale, et
non plus la troupe et le troupeau » (86) .
Car si la solitude et une « cuirasse » ou un « bouclier » propre à
préserver la liberté de l'individu, elle n'est pas pour autant une « barrière »,
un « isolement » le séparant du monde (87). Même s'il a éprouvé parfois
quelque difficulté dans sa relation avec autrui et connu l'« enfer » de se
sentir « partagé entre l'amour de moi-même et l'amour de l'autre » (88),
Ionesco n'a pas cherché dans la solitude une fermeture ou un refus. Si
«personne n'est l'autre», affirmait-il avec bonheur, chacun «doit être
avec l'autre » (89). Or la préservation de la solitude est paradoxalement la
garantie de la communion. La « solitude profonde », affirmait Ionesco,
est « le lieu de la communauté universelle » (90) :

(80) Ibid., p. 237 et 240.


(81) Barrés, Le Jardin de Bérénice, Pion, 1948, p. 176 sq.
(82) Journal en miettes, p. 237-238.
(83)/èâl,p. 179.
(84) Notes et contre-notes, p. 216.
(85) Entretiens, p. 136-137.
C&6) Ibid., p. 138-139.
(87) Journal en miettes, p. 179.
(&&)Ibid.,p. 212.
(89) Entretiens, p. 138.
(90) Notes et contre-notes, p. 287.
IONESCO SOUS L'ŒIL DES BARBARES 97

«j'ai dit plusieurs fois que c'est dans notre solitude fondamentale que nous
nous retrouvons et que plus je suis seul, plus je suis en communion avec les
autres. » (91)
Ce n'est pas l'anonymat de la collectivité, mais le « moi » le plus intime
et le plus personnel qui est le lieu et le moyen de « l'identification
profonde » (92) : « C'est en étant tout à fait soi-même, écrivait Ionesco, que
l'on a des chances d'être aussi les autres » (93). Aussi est-ce dans la
solitude et le désarroi de l'isolement que Bérenger, dans Rhinocéros,
parvient à demeurer un « être humain ».

Le lieu par excellence et l'instrument privilégié de cette


communication dans la différence et de cet accès à l'universel à travers
l'individuel, c'est aux yeux d'Ionesco l'œuvre d'art. Toute œuvre,
affirmait-il, est « la matérialisation d'une expérience personnelle presque
indicible », une « redécouverte ou découverte du monde, vu comme pour la
première fois par le poète ». Et si l'écrivain recourt nécessairement aux
« mots de la tribu », il les renouvelle et leur confère une « nouvelle
virginité » (94). Mais en même temps le poète est bien conscient qu'il n'est
pas « la voix d'un seul », mais, comme l'avait déjà proclamé l'auteur des
Contemplations, que « d'autres parlent par [s]a voix » (95). Ainsi le
théâtre est à la fois pour Ionesco la confession la plus intime, une
« projection sur scène du monde du dedans », et l'expression des
sentiments les plus universels :
« Comme je ne suis pas seul au monde, comme chacun de nous, au plus
profond de son être, est en même temps tous les autres, mes rêves, mes désirs,
mes angoisses, mes obsessions ne m'appartiennent pas en propre ; cela fait
partie d'un héritage ancestral, un très ancien dépôt, constituant le domaine de
toute l'humanité. C'est, par-delà leur diversité extérieure, ce qui réunit les
hommes et constitue notre profonde communauté. » (96).

Tandis que l'apparente unanimité des masses est une unité de surface
obtenue par l'aliénation et la dépersonnalisation des individus, c'est dans la
plus authentique et la plus irréductible originalité de l'être, exprimée par
un art sincère et original, que peut exister une vraie communion
humaine : le meilleur moyen d'« arriver aux autres », estimait Ionesco, c'est
d'« écrire pour soi » (97).

(91) ibid.,p. 124.


(92) Journal en miettes, p. 21.
(93) Notes et contre-notes, p. 219.
(94) Présent passé Passé présent, p. 244.
(95) Notes et contre-notes, p. 16-17.
(96) L'Impromptu de l'Aima, Théâtre, t. Il, p. 57.
(97) Notes et contre-notes, p. 300.
98 MICHEL LIOURE

C'est pourquoi tout dirigisme intellectuel, tout conformisme


artistique, est pernicieux pour la création. La rhinocérite esthétique est fatale
à l'art comme à l'esprit, car la création artistique est fondamentalement
« libération », exercice et exaltation de la « liberté d'esprit » (98). Aussi
Ionesco plaidait-il et œuvrait-il en faveur d'un « nouveau théâtre libre »
échappant, contrairement à celui d'Antoine, à tout asservissement
esthétique et se définissant en termes d'opposition : « anti-thématique,
antiidéologique, anti-réaliste-socialiste, anti-philosophique,
anti-psychologique de boulevard, anti-bourgeois» (99). Si La Cantatrice chauve est
définie comme une « anti-pièce » et La Leçon comme un « drame
comique », ce n'et pas par coquetterie ou provocation, mais plus
profondément pour signifier le refus de toute norme esthétique et de toute
catégorie dramatique entravant la liberté de la création. L'avant-garde est
pour Ionesco un esprit de « rupture » et d'« opposition », rebelle à tout
« ordre idéologique, artistique, social », à toute « forme d'expresion
établie » qui n'est qu'une «forme d'oppression » (100). L'avènement du
théâtre d'avant-garde en France, au cours des années 1950, lui semblait
constituer l'instauration d'un « théâtre vivant et libre », enfin délivré des
impératifs esthétiques, économiques ou idéologiques auxquels la scène
avait été jusqu'alors trop souvent soumise. Car « l' avant-garde »,
affirmait-il à Helsinki en 1959, « c'est la liberté » (101).
De La Cantatrice chauve à Rhinocéros apparaissent dans le théâtre
d'Ionesco une cohérence et une continuité certaines, inspirées par un
inébranlable idéal artistique et humain. Il faut se garder d'opposer
radicalement, dans son œuvre, un théâtre de l'« absurde» ou de la
« dérision », illustré par La Cantatrice chauve et La Leçon, et un théâtre
idéologique ou «engagé», dont Rhinocéros serait, avant La Soif et la
faim, la manifestation la plus exemplaire. La crise du langage et de la
pensée dénoncée dans La Cantatrice chauve et La Leçon constitue le
germe et la préfiguration du processus de déshumanisation déclenché et
déchaîné dans Rhinocéros. Par leur langage et leur comportement
stéréotypés, tous les personnages — à l'exception de Bérenger, seul « être
humain » parmi les fantoches — appartiennent à la même catégorie de
« petits-bourgeois », marionnettes et perroquets sans âme et sans
personnalité, proies désignées de toutes les maladies de la parole et de la
pensée. La désagrégation du langage est le prélude à la décomposition de
la personne, le délire individuel conduit à la folie collective. Quand
l'individu se perd dans la masse et la pensée dans les lieux-communs,

(98) JWrf.,p. 128.


(99) Ibid., p. 255.
(100) lbid., p. 77.
(101) Ibid.t p. 91.
IONESCO SOUS L'ŒIL DES BARBARES 99

l'idéologie comme la philologie mènent également au pire, et le temps de


la rhinocérite est arrivé.
Consterné par la bassesse et la médiocrité générales, ennemi de
« toutes les sociétés parce qu'elles sont mauvaises », Ionesco s'est parfois
reproché l'excès de son pessimisme et la noirceur de sa vision de
l'humanité. Trop sensible à la « bêtise », il regrettait de mal voir «
l'intel igence ». En ce sens, convenait-il, «Lu Cantatrice chauve est une mauvaise
pièce », et il ne convient pas de « prendre en dérision le langage ». Car,
affirmait-il malgré tout, «il ne faut pas désespérer de l'esprit» (102).
Comme autrefois Barrés persistant à cultiver son moi « sous l'œil des
barbares », et comme aussi Valéry plus tard dénonçant la « crise de
l'esprit », il a fermement défendu, contre les nouveaux barbares et
parfois seul contre tous, les valeurs individuelles et spirituelles. Avec
vigueur, avec constance et parfois avec une intuition qui peut paraître
aujourd'hui prophétique (103), il a dénoncé les scléroses et les cancers
qui menaçaient la société moderne. En un siècle historiquement et
philosophiquement tenté par l'abolition ou du moins la subordination de
la personne à la collectivité, Ionesco a été un courageux, lucide et ardent
serviteur de la liberté de l'esprit, de l'art et de l'homme.

Michel Lioure

(102) Antidotes, p. 125.


(103) II est surprenant de relire, en août 1991, ces lignes écrites en 1976, au
temps de Brejnev : « Le plus grand échec de l'histoire contemporaine et le plus
tragique a été le communisme. [...] Mais il faut vingt ans pour que la désintoxication
soit totale, vingt ans pour que l'on admette que le communisme fut une imposture et
qu'on le rejette. » (Antidotes, p. 129-131).

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