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Lioure Michel. Ionesco sous l'œil des barbares. In: Littératures 25, automne 1991. pp. 81-99;
doi : https://doi.org/10.3406/litts.1991.1563
https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1991_num_25_1_1563
qui parlaient
Les Barbares,
une autre
aux langue
yeux des
et par
Anciens,
voie de
étaient
conséquence
les peuples
ignoraient
étrangers,
les
fondements culturels, intellectuels et moraux de leur civilisation. Par
tradition et par extension, barbare est celui qui méconnaît ou bafoue les
principes et les valeurs de la société, de l'art et de la pensée. Barrés, à la
fin du XIXe siècle, a intériorisé le sens du terme en opposant les
« Barbares » au « Moi » et en les assimilant au « non-moi », à « tout ce
qui peut nuire ou résister au Moi ». L'expression « vivre sous l'œil des
barbares », expliquait l'auteur du Culte du Moi, ne signifie pas se heurter
à des « hommes sans culture », à des « philistins » ou des « bourgeois »,
mais fréquenter des esprits qui ne sont pas de sa « patrie psychique » et se
font de la vie « un rêve opposé à celui qu'il s'en compose » (1). Au-delà
de l'appartenance et de la référence à un idéal de civilisation, la notion de
barbarie implique alors également les concepts de différence et d'identité,
les rapports du Moi et d' autrui, la conception de la personne et de sa
relation à la société. Dans cette perspective, il se pourrait qu'elle éclairât
pertinemment certains aspects de l'univers imaginaire et moral d'Ionesco,
qui redoutait parfois d'assister au déclin et à la « mort de l'Occident », à
la dégradation et à la disparition de « siècles de culture et de
civilisation » : «j'ai l'impression, avouait-il, que la barbarie a succédé à la civi-
font des concessions. Ils ne le savent pas. En réalité, ils mettent le doigt dans
l'engrenage. Ils seront bientôt happés par Moloch. » (44)
L'« intelligentsia » — « qui n'est pas toujours intelligente » (45) — est la
première à tomber dans les pièges idéologiques qu'elle a souvent
contribué elle-même à forger. Aussi Ionesco sera-t-il particulièrement sévère
envers les « intellectuels », « petits-intellectuels » ou «
demi-intellectuels », « plaie de l'intellectualité », « petits bourgeois agités de la pensée,
crânes bourrés bourreurs de crânes à leur tour, anti-conformistes
conformistes » (46), agents propagateurs du virus de la rhinocérite, dont ils sont
à la fois les victimes et les complices.
Si la maladie sévit plus particulièrement lors des grandes épidémies
idéologiques, elle guette et contamine aussi, plus généralement, tout
groupe et tout individu qui renonce à exercer la liberté de son jugement
pour se conformer passivement aux normes intellectuelles et sociales en
vigueur. La rhinocérite a triomphé partout où s'instaure un conformisme
étriqué, générateur d'habitudes et de comportements stéréotypés. Tel est
l'univers de La Cantatrice chauve, où l'auteur affirmait avoir voulu
proposer non pas « une critique de la société bourgeoise » au sens social du
mot, mais « une satire de la mentalité petite bourgeoise » et de la « petite
bourgeoisie universelle » entendue comme une catégorie d'esprit, « le
petit bourgeois étant l'homme des idées reçues, des slogans, le conformiste
de partout » (47) . La société de La Cantatrice chauve est en un sens une
« société parfaite », où règne un « conformisme social absolu » : c'est « le
monde de l'aliénation » (48). Les personnages en sont « des gens
confortablement installés dans leur petite-bourgeoisie, et qui ne pensaient plus,
mais qui disaient des slogans, des clichés, ne s'exprimaient que par des
lieux communs » : « petits-bourgeois de toutes les sociétés », réceptacles
et conservateurs inconscients des « idées reçues », que l'on rencontre « en
Russie, en Chine, aussi bien qu'en France » — ou qu'en Angleterre (49).
Le nom des Smith, leurs propos, leurs préoccupations, leurs relations,
sont d'une étroitesse et d'une platitude asphyxiantes, incompatibles avec
toute vie de l'âme ou de l'esprit. Si les Bobby Watson ont tous le même
nom, c'est parce qu'ils ont perdu toute identité dans l'uniformité de leur
type humain. Et les Smith et les Martin sont si parfaitement ressemblants
et dénués de toute originalité qu'ils sont aisément interchangeables.
Eloignés de toute passion politique et de tout engagement idéologique, ils
(50) Ibid.
(51) Notes et contre-notes, p. 253.
(52) Ibid.
(53) Ibid., p. 255.
IONESCO SOUS L'ŒIL DES BARBARES 91
« Pour y désigner les choses, un seul mot : chat. Les chats s'appellent chat, les
aliments : chat, les insects : chat, les chaises : chat, toi : chat, moi : chat, le
toit : chat, le nombre un : chat, le nombre deux : chat, trois : chat, trente :
chat, tous les adverbes : chat, toutes les prépostions : chat. Il y devient facile
de parler. » (54).
«j'ai dit plusieurs fois que c'est dans notre solitude fondamentale que nous
nous retrouvons et que plus je suis seul, plus je suis en communion avec les
autres. » (91)
Ce n'est pas l'anonymat de la collectivité, mais le « moi » le plus intime
et le plus personnel qui est le lieu et le moyen de « l'identification
profonde » (92) : « C'est en étant tout à fait soi-même, écrivait Ionesco, que
l'on a des chances d'être aussi les autres » (93). Aussi est-ce dans la
solitude et le désarroi de l'isolement que Bérenger, dans Rhinocéros,
parvient à demeurer un « être humain ».
Tandis que l'apparente unanimité des masses est une unité de surface
obtenue par l'aliénation et la dépersonnalisation des individus, c'est dans la
plus authentique et la plus irréductible originalité de l'être, exprimée par
un art sincère et original, que peut exister une vraie communion
humaine : le meilleur moyen d'« arriver aux autres », estimait Ionesco, c'est
d'« écrire pour soi » (97).
Michel Lioure