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Explication linéaire : « Le Brasier »

Contextualisation :

▪ place de l’œuvre dans l'histoire littéraire :


Alcools est un recueil novateur et inclassable qui, dans le sillage des symbolistes,
renouvelle la conception de la modernité en l'inscrivant à la fois dans une nouveauté
surprenante et un héritage poétique assumé. Il sera ainsi une source d'inspiration pour de
nombreux poètes.

▪ situation du passage dans l’œuvre :


– 36e / 71 poème du recueil c'est-à-dire à la moitié du recueil.
– ouvre une série de 3 textes dont on se sait pas exactement s'il s'agit d'un seul
poème avec sous-titrage ou de trois poèmes distincts, en tous cas reliés par le
motif du brasier
– poème qui suit « Rosemonde », c'est-à-dire un poème qui finit par l'ouverture d'une
quête grandiose et mystique : « Puis lentement je m'en allai / Pour quêter la Rose
du Monde »
– suivi par la section « Rhénanes » qui met en valeur l'élément opposé au feu, à
savoir l'eau du fleuve, allusion peut-être à l'eau de feu, c'est-à-dire l'alcool.
– reprise de nombreuses thématiques présentes dans le poème d'ouverture, comme
un rappel au moment de l'ouverture de la deuxième partie du recueil qui prépare
ainsi la clôture triomphante de « Vendémiaire »

Unité du passage :

• thématique : le titre place d’emblée le poème dans une thématique qui se poursuit sur
trois poèmes et qui était déjà en germe dans « Zone » (vers 34, 65-66, 69, 77-78, etc,) et
qui s'oppose dès le premier poème à la thématique de l'eau, très présente également.

• forme choisie : homogénéité de la forme : cinq quintils => mise en valeur de l'impair +
mélange avec le nombre pair à travers les octosyllabes // alternance régulière des rimes
plates => facture plutôt classique.

Mouvement du texte : Le poète brûle son passé (jeunesse/amour, thème récurrent), se


consume lui-même dans un sacrifice douloureux, mais nécessaire pour que l'Homme
nouveau apparaisse dans tout l'éclat d'une nouvelle poésie.

– le feu comme principe de purification sur le plan psychologique


– ce principe touche l'univers entier => dimension cosmique
– tension entre la volonté purificatrice et la nostalgie => dimensions épique et
élégiaque du poème
– la violence physique de la purification => dimension sacrificielle
– apaisement et renaissance liés à la thématique de l'eau.

Explicitation d'une piste de lecture :

Nous montrerons comment le poète entreprend une entreprise de purification par le


feu afin de pouvoir, tel un phénix, renaître de ses cendres.
Explication linéaire :

Titre :
– 1er titre choisi = « Le Pyrée » => connotation mythologique et sacrée : Pyrée =
« Lieu, autel, petit temple où les prêtres mazdéens (religion fondée par Zoroastre en Perse)
entretenaient un feu sacré »
– titre retenu : « Le Brasier » => moins directement religieux mais connotation sacrée
quand même surtout chez les mystiques.
=> sens figuré : le brasier de l'amour et des passions car il s'agit au sens propre
d'un feu de charbons ardents (famille de ardeur > ardere = brûler en latin)

Dédicace :
Paul Napoléon Roinard est un peintre et poète de la génération symboliste ; il avait invité
Apollinaire en 19O8 à faire une conférence sur la "Phalange nouvelle" des jeunes poètes
=> passage de relais de l'ancienne à la nouvelle génération ?

1ère strophe : le poète se positionne dans une volonté farouche de destruction du


passé, grâce à son allié, le feu du brasier.

– le vers 1 débute par un « Je » qui assume immédiatement une action exprimée au


passé composé, c'est-à-dire à la fois révolue et ayant des répercussions dans le
présent => cette action marque clairement un avant et un après
– le COD qu'on attendrait après le verbe, comme le veut la grammaire usuelle, est
différé, ce qui crée un effet d'attente et permet de mettre en valeur le CC de lieu qui
fait l'éloge du feu
– cet éloge passe par une personnification qui place le feu dans une position
hiérarchique valorisée dans la littérature épique puisque c'est celle des héros => le
« je » s'affirme en devenir par un acte glorieux
– le vers 2 est composé de deux propositions subordonnées relatives qui expriment
la relation du poète et du feu, le premier étant le vassal du second (« que j'adore »
= vocabulaire religieux au départ)
– l'emploi du verbe « transporte » assez inhabituel dans ce contexte, évoque les
transports que subit le poète atteint de fureur poétique et/ou de la flamme
amoureuse.
– au vers 3 : jeu de contrastes à travers l'opposition aux deux bouts du vers de
« vives » et « feu » (jeu sur le sens figuré de « feu » = décédé) => exposition de la
thématique de la purification par le feu qui permet la renaissance après une
destruction
– vers 4 : enfin arrive le COD mis en valeur par la majuscule et par le déterminant
démonstratif qui le rend plus présent.
– Le deuxième GN du vers fonctionne comme une allégorie du passé en le rendant
concret et visuel + le pluriel amplifie son emprise
– vers 5 : apostrophe à la « Flamme » => paronymie avec femme qui évoque le
passé amoureux douloureux et précise ainsi le vers 4.
– le tutoiement accentue la familiarité du poète avec l'élément + réassurance de sa
dévotion évoquée au vers 2, en mode plus profane, grâce à la subordination.
2ème strophe : la référence à la mythologie inscrit cet acte personnel dans une
dimension atemporelle et cosmique.

– vers 6 : la métaphore chevaline pour évoquer la course des étoiles agrandit


l'anecdote à l'univers et prépare l'arrivée des centaures => allusion à la tunique de
Déjanire, censée être un philtre d'amour et qui entraîne l'immolation d'Hercule,
prélude à sa divinisation => le poète se place sous le signe de cette transmutation
de l'amour et de ses affres émotionnelles (jalousie, peur...) par la mort ardente.
– vers 7 : le passé et l'avenir se mêle intimement dans une formulation verbale qui
met l'accent à la foi sur le présent et le passé et sur l'être et le devenir par le biais
des verbes d'état
– vers 8 : cette union est d'ailleurs soulignée par le choix du verbe pronominal « se
mêle » qui fait paronymie avec « mâle » en fin de vers
– vers 9 : et par l'image mythologique du centaure, créature qui est elle-même un
mélange d'humanité et d'animalité et qui invite peut-être à une purification de
l'animalité en nous (agressivité, corporéité)
– vers 10 : après le règne animal, convocation du règne végétal qui permet
l'agrandissement à tous les règnes du vivant terrestre.
– tonalité élégiaque étonnante car associée à un règne muet qui est par là-même
personnifié.

3e strophe : la plainte amorcée par le végétal rappelle au poète (ou bien était-ce
l'inverse ?) sa propre douleur => strophe à tonalité élégiaque à
travers l'expression d'une mélancolie douloureuse.

– vers 11 : phrase de type interrogatif assez énigmatique, qui prend néanmoins sens
par référence au vers 4 => thématique du deuil sans qu'on sache s'il s'agit d'un
deuil suite à des décès ou des ruptures amoureuses
– l'association du verbe avoir avec un COD qui renvoie aux « têtes » met en valeur le
désir de possession inhérent à l'amour, au moins dans sa dimension passionnelle
– vers 12 : anaphore du pronom interrogatif qui insiste sur la localisation alors que la
question porte avant tout sur le temps qui passe. Cette deuxième question peut être
considérée comme rhétorique puisque chacun sait que la jeunesse, une fois
passée, ne peut revenir
– associer une divinité à la jeunesse donne de l'importance à cette période révolue
mais pose peut-être aussi la question de savoir si cette importance est justifiée
autrement que dans notre souvenir.
– vers 13 : reprise du verbe « devenir » (vers 7) mais passage du futur au passé
composé => confirme la tonalité mélancolique, c'est-à-dire tournée vers le passé
– antithèse entre le début et la fin du vers : « amour » / « mauvais » qui explique en
termes simples la nécessité de la purification.
– vers 14 : phrase injonctive qui confirme la nécessité précédente et explicite le titre,
lui-même mis en valeur par la perturbation de l'ordre des mots (CCL en début de
proposition)
– motif de la renaissance dans le feu (qui reprend celui du Phénix dans « Zone »)
mais exploité de manière étonnante puisque ici c'est le feu lui-même qui renaît à
partir de lui-même => reprend le vers 2 dans le sens où le feu est aussi à l'intérieur
du poète
– + la paronymie déjà évoquée au vers 5 montre peut-être que c'est en partie au
moins, des amours malheureuses qu'il faut se purifier.
– vers 15 : motif du soleil qui rappelle le dernier vers énigmatique de « Zone », et qui
renvoie évidemment au feu et aux « étoiles » du vers 6.
– après les nombreuses évocations corporelles, la purification concerne aussi la
partie évanescente quoique éternelle de la personne. La métaphore du
déshabillement reprend le thème de la purification en mode mineur, plus doux. Il y
a donc déjà une élévation.

4e strophe : La purification prend une tonalité sacrificielle qui lui donne sa pleine et
entière valeur. Contraste avec la fin de la strophe précédente : âme / corps.

– vers 16:répétition des « flammes » qui désormais sont végétalisées, ce qui permet
de mieux comprendre la plainte du vers 10.
– paysagé évoqué qui présente de manière visuelle la tension douloureuse qui anime
le poète entre l'horizontalité de la plaine (l'aspect terrestre, matériel de la vie) et la
verticalité ascensionnelle des flammes (aspect céleste, spirituel de l'existence).
– vers 17 : l'utilisation du déterminant possessif est ambigu : implique-t-il le lecteur ou
les femmes perdues ?
– la métaphore qui associe le cœur a des citrons évoque à la fois l'acidité
désagréable et la fructification, donc la capacité à engendrer une nouvelle vie =>
toujours une tension entre la douleur physique et émotionnelle et son dépassement
dans la création poétique
N.B. Les citronniers étaient déjà évoqués dans « Zone »
– le choix du verbe « pendent » renvoie à la fois à la pesanteur terrestre et au champ
lexical de la mort qui va se poursuivre dans les vers suivants.
– vers 18 : violence de l'image qui évoque la barbarie des païens, la guerre et le
sacrifice + variation sur « les têtes de mort » du vers 4 avec une nuance de
meurtre.
=> sparagmos : sparagma, atos, n : action de déchirer, mise en lambeaux, fait
d'être déchiré, fragment, morceau = rite dionysiaque (sur un animal, ensuite
mangé) + légende d'Orphée + rites chamaniques ancestraux => plongée au cœur
de l'inconscient collectif ?

Orphée = poète mythique de Thrace, fils de la muse Calliope, il savait par les accents de sa
lyre charmer les animaux sauvages et parvenait à émouvoir les êtres inanimés. Musicien
génial, poète fondateur, inventeur de la lyre à 7 cordes, héros actif (expédition des
Argonautes)... Orphée est une figure éminemment positive, dont le destin est d'autant plus
tragique : sa femme, Eurydice, lors de leur mariage, fut mordue au mollet par un serpent.
Elle mourut et descendit au royaume des Enfers. Orphée put, après avoir endormi de sa
musique magique Cerbère le monstrueux chien à trois têtes qui en gardait l'entrée, et les
terribles Euménides, approcher le dieu Hadès. Il parvint, grâce à sa musique, à le faire
fléchir, et celui-ci le laissa repartir avec sa bien-aimée à une condition : elle le suivrait et 'il
ne devrait ni se retourner ni lui parler tant qu'ils ne seraient pas revenus tous deux dans le
monde des vivants. Mais au moment de sortir des Enfers, Orphée, inquiet de son silence,
ne put s'empêcher de se retourner vers Eurydice et celle-ci lui fut retirée définitivement.
Orphée se montra par la suite inconsolable. Les Bacchantes ou Ménades (prêtresses de
Dionysos) en éprouvèrent un vif dépit et le déchiquetèrent. Sa tête, jetée dans le fleuve
Hébros, vint se déposer, tout en continuant à se lamenter, sur les rivages de l'île de
Lesbos, terre de la Poésie. Les Muses, éplorées, recueillirent les membres pour les
enterrer au pied du mont Olympe, à Leibèthres.

– étrangeté de la personnification de ces têtes => il y a du positif dans cette action


violente
– vers 19 : la relative qui rend les astres vivants, les assimile également aux têtes
coupées, d'autant plus que le parallélisme de construction (Nom + relative) et la
conjonction de coordination « et » achèvent cette assimilation ;
– vers 20 : négation restrictive qui diminue la porté de cet acte sacrificiel : finalement,
dans cet acte qu'on voulait cosmique, il ne s'agissait que de se purifier d'un passé
sentimental.
– les femmes ne sont pas individualisées, ce qui confirme leur peu d'importance.

5e strophe : le changement d'élément et la nouvelle référence mythologique


permet de comprendre que la purification est arrivée à son terme et
qu'un nouveau « je » peut émerger.

– vers 21 : changement d'élément et d'univers spatial : passage à l'eau et à la ville =


passage à une vie nouvelle => l'évocation du fleuve rappelle « Le Pont Mirabeau »
et la volonté de revivre après une rupture, qu'elle soit d'ordre personnel et
amoureux ou d'ordre poétique.
– Étrangeté de l'image suggérée par le participe passé « épinglé » et accentuée par
le verbe « fixe » au vers suivant => le poète semble indissociablement lié à la ville
de Paris qui est pour lui comme une seconde nature, un « vêtement » qu'il peut
désormais revêtir.
– vers 23-25 : métaphore filée qui compare le poète à Amphion et dès lors Thèbes à
Paris. Le poète n'est plus Orphée qui provoque la mort de sa bien-aimée mais
devient un bâtisseur, c'est-à-dire un véritable créateur capable de se faire obéir par
les pierres personnifiées (ce qui ramène implicitement également à la mythologie
celtique // Stonehenge construit par Merlin qui aurait fait voler les pierres jusqu'à
l'emplacement du sanctuaire).

Légende d'Amphion : dans la mythologie grecque, Amphion est le fils de Zeus et


d’Antiope, et le frère jumeau de Zéthos. Amphion et Zéthos, sur l’ordre de leur grand-oncle
Lycos, roi de Thèbes, sont abandonnés enfants sur le mont Cithéron et recueillis par des
bergers. Amphion devient alors un grand poète et musicien, comme Orphée. Orphée avait
le pouvoir d’entraîner les animaux par son chant ; Amphion, lui, pouvait par le même
moyen déplacer des pierres. En effet, pour venger sa mère, maltraitée par Dircé, il tue
celle-ci puis bâtit les remparts de Thèbes uniquement à l’aide de sa flûte et de sa lyre. Uni
à Niobé, il en a plusieurs enfants, les Niobides. Ceux-ci sont massacrés par Artémis et
Apollon pour venger leur mère, insultée par Niobé. Selon Ovide, Amphion se suicide de
désespoir après la mort de ses enfants. Selon Hygin, il essaye de s’attaquer au temple
d’Apollon par vengeance, mais le dieu le transperce de ses flèches.
Apollinaire transforme le nom propre en nom commun (antonomase).

Conclusion :
– D'après Apollinaire, ce poème est l'un de ses meilleurs avec « Les Fiançailles ».

– Un poème pivot dans le trajet du poète qui part de Zone jusqu'à Vendémiaire, c'est-
à-dire qui s'achemine dans une quête douloureuse au début mais qui aboutit à une
extase poétique indéniable. Dans ce trajet, « Le Brasier » représente l'étape de la
calcination, c'est-à-dire l'élimination par le feu de toutes ses passions et pulsions.
– Mélange de sacrifice christique et de rituel sacrificiel païen.
– Légende du phénix, oiseau fabuleux, doué d'une longévité exceptionnelle puisqu'il
a le pouvoir de renaître après s'être consumé sous l'effet de sa propre chaleur. Il
symbolise donc le cycle de la mort et de la résurrection. Chez les Chrétiens, cet
oiseau mythique évoque bien sûr la figure du Christ, mais également le feu créateur
et destructeur qui en consumant, purifie et permet la régénération.

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