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M L E M A G A Z I N E D U M O N D E — S A M E D I 2 4 D É C E M B R E 2 0 2 2 – N O  5 8 8

LOLA LAFON
L’AUTRICE DU RÉCIT
SUR ANNE FRANK
“QUAND TU ÉCOUTERAS

“DÉFAIRE
CETTE CHANSON”

LES SILENCES”
M Le magazine du Monde n o 588. Supplément au Monde
n o 24251/2000 C 81975 / SAMEDI 24 DÉCEMBRE 2022.
Ne peut être vendu séparément. Disponible en France
métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.
A LA POURSUITE DU RÊVE
CARTE BLANCHE À Fabrice HYBER.
JUSQU’EN FÉVRIER, L’ARTISTE FRANÇAIS, EXPOSÉ À LA FONDATION CARTIER
À PARIS, PRÉSENTE CHAQUE SEMAINE DANS “M” L’UN DE SES “HYBER-HÉROS” :
DES PERSONNAGES SURRÉALISTES, À L’IMAGE DE SES ŒUVRES. POUR CHACUN,
IL IMAGINE UNE BIOGRAPHIE, TOUT AUSSI LOUFOQUE.

Fabrice Hyber. ADAGP, Paris 2022

« J’aime tellement faire des cadeaux que j’en ai fait mon métier. Je suis le seul “voleur”
que l’on est heureux de voir s’introduire chez soi. Mon meilleur ami, Bib,
est né en 1988, à Nantes. Il adore conduire. Il a intégré ce comportement, avec l’élément
pneumatique, dans son corps. Ma hotte est le coffre de sa voiture. »

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*INSPIRÉ PAR L’ICONIQUE ÉTIQUETTE JAUNE DU BRUT CARTE JAUNE

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.


Le sommaire

LA SEMAINE LE MAGAZINE
16 Entre-soi 32 Qui est vraiment… 39 Lola Lafon, une plume contre 52 Ronald Chammah, le discret

Marion Berrin pour M Le magazine du Monde. Paul Schmidt pour M Le magazine du Monde
Les passagers clandestins. Jenna Ortega. les non-dits. Son dernier passeur du cinéma d’auteur.
ouvrage, Quand tu écouteras Quand Isabelle Huppert
17 
A nne Lassalle, premier rôle 34 Au Japon, la tombe cette chanson, est un succès prend la lumière, son
dans la défense du miraculeuse de Jésus. critique et public. L’ancienne compagnon reste dans
#metootheatre. militante anarchiste l’ombre. Celle des salles
36 C’est peut-être et féministe lève le voile obscures, auxquelles ce
20 Journal d’Olga et Sasha. un détail pour vous… sur ses drames intimes et producteur et distributeur
Semaine 43. Le triomphe de les secrets de sa famille juive. voue une passion infinie.
l’Argentine au Mondial.
24 Derrière le Qatargate, le juge 46 Ces jeunes identitaires 56 PORTFOLIO
qui « suivait l’argent ». 38 La première fois que qui virent au vert. Quand le Sommet africain. L’ancien
“Le Monde” a écrit combat pour le climat croise palais de justice de Dakar
26 En Hongrie, une lycéenne Préservatif. l’obsession de l’immigration. a bénéficié du concours
crache son slam au visage Des militants d’ultradroite de Chanel pour se refaire
de Viktor Orbán. se revendiquent écologistes une beauté. Le 6 décembre,
et nationalistes. Une ce bâtiment exceptionnel,
28 Le black-out de 1978, tendance aux racines de style brutaliste,
feu vert du tout-nucléaire. idéologiques anciennes. a accueilli un défilé de la
maison de luxe.
30 Au grand couple la patrie
reconnaissante.
LE GOÛT
67 Louis Vuitton célèbre 76 Laila Gohar joue avec 98 De bouche à oreille
ses noces d’art. la nourriture. Le grand praliné noisette
de la maison Fouquet.
71 Fétiche 78 La beauté du geste
Épris de synthèse. Melissa Joseph, tissage 100 C’est le bouquet La couverture
et métissage. Langage fleuri. a été réalisée par
72 Tête chercheuse Charlotte Yonga
Daniel Primero. Samantha Casolari pour M Le magazine du Monde

pour M Le magazine
Les belles toilettes 82 Un peu de tenues 102  L’invitée du podcast du Monde.
d’Emmanuelle Daumesnil. Elfe des villes. Sandrine Kiberlain.

73 Variations 92 Exercice de style 104 Jeux


Ambre portée. Carrés de soi.
106 Une histoire de…
74 Belles feuilles 94 Une chambre en ville Guirlande lumineuse.
Le flou onirique À Pau, les Pyrénées
de Sarah Moon. tombent à pic.

75 Maintenant ou jamais 96 Traitement de saveur COORDONNÉES DE LA SÉRIE « ELFE DES VILLES », P. 82.
Acne Studios : acnestudios.com — Alexi Hunt : instagram.com/alexi.hunt_jewellery — Ambush : ambushdesign.com —
Numéro gagnant. Bol Nord. Archives by Lea Yo : instagram.com/archivesbyleayo — Armani : armani.com — Awake Concept : awakeconcept.com —
Balenciaga : balenciaga.com — Fendi : fendi.com — Gucci : gucci.com — Hermès : hermes.com — Jilsander : jilsander.com
— Khaite : khaite.com — Loewe : loewe.com — Louis Vuitton : fr.louisvuitton.com — MSGM : roe.shop-msgm.com — Numero
97 À portée de main Ventuno : numeroventuno.com — Repossi : repossi.com — Schiaparelli : schiaparelli.com — Super Yaya : super-yaya.com —
Supriya Lele : supriyalele.com — The Row : therow.com — Trussardi : trussardi.com — Victoria Beckham : international.
Le couteau à huître. victoriabeckham.com — Yves Saint Laurent : ysl.com

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DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_


Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.

RÉDACTION Samuel BLUMENFELD, Yann BOUCHEZ, Zineb DRYEF, Olivier FAYE et Benoît HOPQUIN.
Avec Lucas MINISINI.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté),
Caroline ROUSSEAU (cheffe adjointe Mode) et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode).
Avec Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME.

DÉPARTEMENT VISUEL Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),


Hélène BÉNARD-CHIZARI, Ronan DESHAIES (Instagram), Françoise DUTECH,
Federica ROSSI. Avec Moulaye DIARRA.
Graphisme_Audrey RAVELLI (cheffe de studio), Camille DURAND et Marielle VANDAMME.
Avec Guillaume LETELLIER. Photogravure_Fadi FAYED et Laure MAESTRACCI.
Avec Ingrid MAILLARD et Laurent PICARD.

ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Stéphanie GRIN, Julien GUINTARD et Paula RAVAUX
(chefs d’édition adjoints). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE, Nadir CHOUGAR,
Joël MÉTREAU, Agnès RASTOUIL. Avec Murielle BACHELIER, Geneviève CAUX,
Guillemette ECHALIER et David GUÉRIN. Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de section),
Adélaïde DUCREUX-PICON. Avec Frédéric GUERNALEC et Rachel TEYSSANDIER.
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DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA PUBLICATION,
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SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA RÉDACTION : Sébastien CARGANICO

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Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 6%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.021kg/tonne de papier.
Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2002 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.

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1 – DOMIN IQUE P ERRIN est rédactrice en chef 3 – GASPARD DHELLEMMES, journaliste collabora- 5 – CLÉMENTINE GOLDSZAL écrit sur la culture à
adjointe à M Le magazine du Monde. Dans ce teur régulier de M, s’est penché pour ce numéro M. Cette semaine, elle dresse le portrait de
numéro, elle réalise le portrait de l’écrivaine Lola sur la nouvelle génération d’extrême droite qui Ronald Chammah, un homme discret mais très
Lafon, ancienne militante libertaire et féministe. se revendique de l’écologie. « J’ai été surpris de présent dans le cinéma français. « Certains le
Son dernier livre, Quand tu écouteras cette chan- découvrir l’existence d’une pensée d’écologie iden- connaissent car il vit depuis quarante ans avec
son, sur sa nuit passée au Musée Anne-Frank, titaire ancienne et structurée, qui suscite un regain Isabelle Huppert, mais Ronald Chammah est avant
connaît un grand succès. « J’ai été étonnée de voir d’intérêt chez beaucoup de jeunes. » P. 46 tout un personnage passionnant et passionné,
à quel point les rencontres avec ses lecteurs sont qui a, comme il le dit, fait “tous les métiers du
intenses, comment le livre les a bouleversés. Dans 4 – MARION BERRIN est photographe. Après des cinéma”. Il ne s’était jamais prêté au jeu du por-
ce récit comme dans ses romans, où le réel et la études en littérature anglaise et en sciences poli- trait ; j’étais donc ravie qu’il accepte. D’autant que
fiction se mêlent, Lola Lafon aime traquer les non- tiques à Aix-en-Provence, elle intègre l’École du sa vie est une épopée, où l’on croise Emmanuel
dits, “défaire les silences”, comme elle dit, et c’est Louvre, à Paris. Travaillant exclusivement en Levinas, Bernardo Bertolucci, Patti Smith et une
peut-être ce travail qui plaît. » P. 39 argentique, elle essaie, avec son travail, d’évoquer multitude de figures fascinantes. » P. 52
plutôt que de décrire. Elle collabore régulière-
2 – CHARLOTTE YONGA, artiste et photographe ment avec M Le magazine du Monde et le WSJ 6 – LOUIS CANADAS est un photographe français.
indépendante, vit et travaille entre Barcelone et Magazine. « Cet exercice de portraits est peut-être Il est directeur de l’image de la revue sur la
Paris. Diplômée de l’École nationale supérieure le plus déstabilisant que j’ai eu à faire de ma car- danse et la création contemporaine Mouvement,
d’art de Paris-Cergy en 2010, elle travaille depuis rière. Aller dialoguer avec des personnes à l’opposé qu’il a relancée en 2015. Pour ce numéro de M Le
pour la presse, la publicité et expose à l’interna- de mes opinions politiques n’était pas simple, mais magazine du Monde, il a réalisé les portraits de
tional des œuvres allant de la photographie au j’aime bien les challenges, surtout quand ça me fait Ronald Chammah. P. 52
dessin en passant par la vidéo. Elle est représen- sortir de ma zone de confort. » P. 46
tée par la galerie 31 Project, à Paris. « Lola Lafon
m’a donné rendez-vous dans un petit café chaleu-
reux du 18e arrondissement, quartier où elle vit
depuis trois ans et qu’elle affectionne. La séance a
pris le type de tournure que j’apprécie particuliè-
rement : quand elle devient presque méditative.
Lors d’une séance de dédicaces, j’ai ressenti une
attention et un respect pour le travail de l’écri-
vaine quasi solennels. » P. 39

Marc Garmirian. Charlotte Yonga. Simon Clémenceau. François Coquerel. Clémentine Goldszal. Louis Canadas
Elles et ils ont participé à ce numéro.

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ENTRE-SOI LES PASSAGERS CLANDESTINS.
À L’HEURE OÙ LE BILAN CARBONE DES VOYAGES EN AVION EST FUSTIGÉ, PARTIR POUR
UNE DESTINATION LOINTAINE À NOËL EST DIFFICILE À ASSUMER. ALORS, ILS EMBARQUENT
QUAND MÊME, MAIS EN SOIGNANT LEUR COUVERTURE.

Texte Guillemette FAURE

P EN DANT LONGTEMPS, on a aujourd’hui pour évaluer son bilan LEURS GRANDES VÉRITÉS
pu reconnaître les très riches à leur ­carbone. Ils se font croire qu’ils ne Le problème vient surtout des grandes
entêtement à aller là où il fait chaud en prennent l’avion que lorsqu’ils n’ont entreprises. Le polytechnicien Jean-
hiver et là où on porte des cirés en été. « pas le choix » (contrairement à tous Marc Jancovici exagère un peu avec
Les choses se sont compliquées depuis les autres qui doivent proba­blement son quota de trois ou quatre billets
la sensibilisation à la crise climatique, prendre l’avion pour le plaisir de d’avion dans toute une vie. Il n’y a plus
qui rend plus difficile socia­lement de prendre l’avion, ou à tous ceux qui que les influenceurs qui postent des
s’enorgueillir de prendre l’avion à Noël peuvent bien prendre le train car photos à Dubaï au bord de la piscine.
pour se persuader, le temps d’une eux ont le temps). Ils ne consomment Vivre avec ses contradictions, ce n’est
semaine, qu’on est en été. Comment pas non plus de médicaments, sauf pas toujours simple.
justifier qu’on ira faire une cure quand ils sont malades, et boycottent
­ayurvédique en Inde quand ce qui fait le Mondial au Qatar, sauf pour les LEUR QUESTION EXISTENTIELLE
du bien à l’intérieur fait du mal à matchs intéressants. Comment poster des photos de voyage
­l’extérieur ? Même la jet-set voudrait sur Instagram en laissant entendre
faire semblant de ne plus avoir de jet, COMMENT ILS PARLENT qu’on a pris le train ?
se dit-on depuis qu’Elon Musk a fermé « On part en Afrique du Sud, ce sont les
le compte de celui qui, sur Twitter, enfants qui ont insisté. » « Je le dis mais LEUR GRAAL
signalait les déplacements de son jet j’ose à peine le dire. » « Ce ne sont pas Choisir sa compagnie en fonction de
privé. Avec tous ces gens qui mes quatre vols par an qui vont faire la l’empreinte carbone du vol.
condamnent l’usage de l’avion mais différence. » « Je ne pense pas que je met-
continuent à partir au bout du monde, trai des photos sur Instagram ; en tout LA FAUTE DE GOÛT
la Terre doit être creusée de longs cas, si je le fais, je ne serai pas à l’aise. » Se voir traiter de « boomer » alors
­souterrains permettant de traverser la « Mon deal avec moi-même, c’est de filer qu’on pensait faire rêver avec nos pho-
planète par l’intérieur. du blé à des programmes de compensa- tos postées sur Instagram.
tion carbone. » « On y va en avion mais
À QUOI ON LES RECONNAÎT les copains de ma fille sont allés au
Ils ont arrêté de demander : « Et vous, Portugal en train. » « Je me sens un peu
vous faites quoi pour Noël ? », de peur sale. » « On y serait bien allés en train,
qu’on leur retourne la question. Ils mais ça demandait de passer par
continuent à prendre des photos par le l’Ukraine. » « On fait gaffe par ailleurs. »
hublot, mais ils ne les partagent plus « Je n’achète ni de bouteilles d’eau en
sur les réseaux sociaux. Pour se donner plastique ni de sacs-poubelle en plas-
bonne conscience, ils ont mis leurs tique. » « Je n’achète plus que du
chaussures en « cuir » végétal, à base de ­shampooing solide.  » « On y va en avion
champignon, dans leur valise pour la mais on fera le retour en train. » « On
Thaïlande. Ils se réjouissent publique- limite quand on peut limiter. » « On n’a
ment du nombre d’outils disponibles pas tous les jours l’occasion de… »
LA SEMAINE

Anne Lassalle, dans


son cabinet des Lilas
(Seine-Saint-Denis),
le 13 décembre.

ANNE LASSALLE, PREMIER RÔLE DANS LA DERNIÈRE SEMAINE DE NOVEMBRE, alors que
le cinéma français était dans l’embarras après la mise en
LA DÉFENSE DU #METOOTHEATRE. examen pour viols de Sofiane Bennacer, à l’affiche du film
Depuis quatre ans, elle est l’avocate Les Amandiers, de Valeria Bruni Tedeschi, le téléphone d’Anne
Lassalle n’a pas cessé de sonner. Des journalistes, surtout. Elle
de dizaines de comédiennes victimes de n’aime pas beaucoup ça, la médiatisation. Un peu par timidité et
violences sexuelles, dans un milieu, goût pour la discrétion, mais aussi parce que, cette fois-là, l’avo-
cate a jugé « trop violente » la couverture de cette affaire pour sa
le théâtre, où l’omerta a longtemps régné. cliente, l’une des plaignantes. Ce n’est pourtant pas la première
Discrète, Anne Lassalle a été propulsée sur fois qu’elle est confrontée aux médias : depuis quatre ans, Anne
Lassalle, 43 ans, est l’avocate de dizaines de femmes qui ont
la scène médiatique fin novembre : l’une dénoncé des violences sexuelles dans le milieu du théâtre.
des plaignantes contre Sofiane Bennacer, Ça a commencé par hasard. En 2018, une étudiante de l’univer-
sité de Franche-Comté rapporte à ses parents des histoires qui
l’acteur principal du film “Les Amandiers”, circulent sur son professeur de théâtre. Elle n’a rien subi mais
mis en examen pour viols, est sa cliente. son récit stupéfie et scandalise les parents qui, par courrier,
signalent les faits à la direction. Enseignant du diplôme d’études
universitaires scientifiques et techniques (Deust) de théâtre
Texte Zineb DRYEF à Besançon, Guillaume Dujardin proposait à ses étudiantes
Photos Agnès DHERBEYS des séances de « travail » en dehors des heures de cours.

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LA SEMAINE

« Il leur faisait croire que pour progresser étudiants à l’école de théâtre La Filature, Maison des femmes de Montreuil et son activité
et avoir le concours des grandes écoles de à Mulhouse (Haut-Rhin), elle l’a écoutée. Elle au tribunal pour enfants (enfants placés,
théâtre, il fallait libérer le corps, s’éveiller sait qu’il est très difficile pour ces femmes mineurs non accompagnés…) renforcent son
sexuellement », décrit Anne Lassalle. « d’accepter d’être victimes et de devoir porter engagement contre les violences qui leur sont
Les filles veulent parler mais elles ne savent pas plainte ». Parfois, elles ne veulent pas le faire, faites. Un « féminisme familial » : sa mère est
comment s’y prendre. La metteuse en scène et Anne Lassalle ne les pousse pas. Quand elles devenue magistrate en 1975, à 21 ans (« ça ne
Anne Monfort, qui intervient ponctuellement à se sentent prêtes, elle ne les décourage pas : courait pas les rues »), et sa grand-mère était
l’université de Besançon, leur conseille le nom « Certaines sont venues me voir après avoir surnommée « la maîtresse du diable » parce
d’une avocate habituée des dossiers de vio- consulté des avocats qui leur ont dit : “C’est qu’elle enseignait à l’école publique dans un
lences faites aux femmes. Elle s’appelle Anne peine perdue.” Je ne répondrai jamais cela. Si je petit village breton. « C’est mon ADN », sourit-
Lassalle, elle est installée aux Lilas, en Seine- dis : “Non, n’y allez pas”, c’est comme si je ren- elle. Pour autant, elle ne croit pas à une quel-
Saint-Denis. Et le monde du spectacle ne lui est dais un premier avis sur leur cas. Or, dans un conque lutte des sexes : « Je lis surtout une lutte
pas inconnu : son compagnon, Jean-Baptiste dossier, on peut tout espérer. » Elle ajoute : des classes dans ces dossiers. » Elle relève une
Verquin, est lui-même comédien. « Mais sans garantie de résultat. » constante dans ses affaires #metootheatre :
Quand elle reçoit les plaignantes, l’avocate Fille d’un procureur et d’une juge, Anne les hommes y sont puissants.
est secouée : ce qu’elles racontent est grave. Lassalle grandit à Reims sûre de sa vocation. Plonger dans ces cas, souvent éprouvants,
Et Guillaume Dujardin est enseignant depuis Après avoir obtenu sa maîtrise de droit, elle l’a fait réfléchir. Ainsi, elle s’en veut d’avoir
longtemps. « Elles étaient dix parties civiles, s’installe à Paris, où elle suit les cours de la assisté à un concert de Bertrand Cantat après
mais, en réalité, elles sont plus nombreuses. juriste Mireille Delmas-Marty, à la Sorbonne, sa sortie de prison. « À l’époque, j’avais raison
Beaucoup d’ex-étudiantes de la fac de « une chance immense ». Après avoir prêté ser- sur mes principes : il avait payé, tout le monde a
Besançon m’ont écrit pour me dire qu’elles ment le 24 octobre 2007, elle débute chez le droit à être réinséré. Je ne suis ni pro-peines,
avaient vécu la même chose, des années aupa- Olivier Metzner, puis chez un autre grand péna- ni pro-prison, je suis avocate ! », explique-t-elle.
ravant. » En octobre 2020, l’enseignant est liste, Grégoire Lafarge. Elle apprend beaucoup Aujourd’hui, elle pense qu’on ne peut pas
reconnu coupable d’agressions sexuelles, de mais rêve d’avoir sa « petite boutique ». Pas à se contenter de dire : « Il a payé, il a le droit de
harcèlement sexuel et de chantage sexuel. Il est Paris, où l’autorité « un peu misogyne » et l’am- monter sur scène. » L’argument du « s’il était
condamné à deux ans de prison ferme par le tri- biance trop bourgeoise du milieu l’étouffent. comptable, est-ce qu’on l’empêcherait de
bunal de Besançon, une peine qui sera confir- En 2012, elle s’installe en Seine-Saint-Denis. travailler ? » ne lui semble pas pertinent. C’est
mée en appel en décembre 2021. Une décision À ses débuts, elle fait « de tout », avant que ne son compagnon qui lui a fait observer que « la
historique et une avancée importante dans un se dessine quelque chose qui ressemble à une différence avec le comptable, ce sont les
milieu où le silence est la règle. « On ne s’en spécialité : son travail bénévole auprès de la applaudissements ». Et ça fait toute la diffé-
rend pas compte mais tout le monde n’a pas rence, dit-elle, en rappelant que dans d’autres
accès facilement à un avocat. Ces jeunes étu- métiers, les mesures conservatoires ne
diantes, qui ne pouvaient pas aller à Paris au choquent personne : un avocat, s’il a commis
Cours Florent, venaient de milieux simples. » certaines infractions, peut être empêché
Entre 2018 et 2021, Anne Lassalle travaille qua- d’exercer. « Pour les artistes, ça choque. »
siment pro bono sur ce dossier. Elle ne le cache
pas, accompagner ces dix femmes a été lourd
“Quand on se cogne le pied C’est au nom de la présomption d’innocence
que Valeria Bruni Tedeschi, au courant de la
mais aussi « extraordinaire ». « J’ai un cabinet à contre un meuble, on hurle. plainte qui visait Sofiane Bennacer, dit avoir
faire tourner, deux enfants et l’envie de profiter
de la vie, mais je ne suis pas obsédée par
Quand on est victime d’un choisi de le faire jouer dans son film. Cet éternel
débat la lasse : « On ne peut se contenter des
l’argent. » Au cours de ces deux années, à vol, on crie. Pourquoi seules conclusions de la commission Guigou [groupe
mesure que le mouvement #metoo se diffuse
dans le milieu du théâtre, des jeunes femmes
les victimes de violences de travail qui a remis son rapport au garde des
sceaux en octobre 2021], qui réaffirme le prin-
s’échangent ses coordonnées. Quand elle a sexuelles n’auraient pas cipe important de la présomption d’innocence
reçu l’appel de l’une d’elles dénonçant des
violences de la part d’un jeune acteur, Sofiane
le droit de le dire fort ?” sans répondre à la question de la nécessité
d’entendre, et d’entendre fort. » À mesure
Bennacer, du temps où ils étaient tous deux Anne Lassalle qu’elle déroule sa réflexion, l’avocate s’anime :
ce qui est insupportable, répète-t-elle, c’est que
l’on réclame le silence des victimes : « Quand on
se cogne le pied contre un meuble, on hurle.
Quand on est victime d’un vol, on crie. Pourquoi
seules les victimes de violences sexuelles
n’auraient pas le droit de le dire fort ? »
À cette impasse – présomption d’innocence
contre liberté d’expression –, Anne Lassalle
n’a pas de solution. « Mais il s’agit de bouger
et de réfléchir ensemble. Le droit, c’est la
création. Le droit, c’est un outil qui a toujours
Sofiane Bennacer évolué. » Elle l’a appris dans La Force du droit
avec la (Esprit, 1991), recueil de textes tirés d’un
David Nivière/ABC/Andia.fr

réalisatrice Valeria séminaire consacré, notamment, aux travaux


Bruni Tedeschi et
l’actrice Nadia de Jürgen Habermas, dirigé par Pierre
Tereszkiewicz, Bouretz. Elle avait 12 ans quand, le jour de
à Cannes pour la mort de son père, ce livre est arrivé dans
le film Les
Amandiers, la boîte aux lettres. Sa mère le lui a offert.
le 23 mai. « C’est mon flambeau. »
LA SEMAINE

LE JOURNAL D’OLGA ET SASHA – SEMAINE 43

“À LA VEILLE DES FÊTES DE FIN D’ANNÉE,


LES EUROPÉENS VONT VOULOIR METTRE
LA GUERRE DE CÔTÉ. (...) MAIS LES
Texte Élisa MIGNOT
­UKRAINIENS NE PEUVENT PAS ATTENDRE,
Illustration Aline ZALKO LA GUERRE, C’EST MAINTENANT.”
Olga et Sasha sont deux sœurs forcée à cette pratique du silence. territoires. En allant à ma chorale, photographe, Marta Syrko, qui a
ukrainiennes. La première a 35 ans Je décale tous mes cours, je n’ai ce soir, je vois les gens regarder le commencé un projet sur les com­
et est caviste à Paris, où elle habite d’énergie pour rien. Heureu­ match France-Maroc. Je ne peux battants ukrainiens amputés
depuis sept ans. La seconde, sement, Y. est venue avec des m’empêcher de penser que beau­ à la suite de leurs blessures. Elle
âgée de 33 ans, vit à Kiev avec fruits et des vitamines, et mon coup d’Ukrainiens ne peuvent pas veut les photographier nus, à la
ses parents et sa grand-mère. ami D. est passé pour promener le se permettre ce petit plaisir manière des statues de l’Empire
Les deux sœurs ont accepté, chien. J’ai même eu la visite de de regarder la télé en ce moment. romain qu’on peut voir au Louvre.
depuis le début du conflit, de tenir Viktor [son ancien compagnon]. En SASHA : J’apprends que le Elle dit qu’elle cherche d’autres
leur journal de bord pour “M”. ce moment, il dort à son bureau, copain de mon amie N. est reparti héros prêts à poser. Je trouve que
Cette semaine, Olga ressent une juste à côté de chez moi. Rentrer au front après un mois à Kyiv. c’est un projet très fort pour
impression de décalé alors que les après sa journée de travail est Elle ne me dit pas où, mais je mettre en valeur ces gens qui ont
fêtes de fin d’année, et leur insou- compliqué : les transports ne devine, en lisant ses messages, donné plus que ce qu’on peut
ciance, commencent en France. circulent presque plus après comme elle est malheureuse et à imaginer : leur corps, leur vie.
Malade, Sasha a, elle, vécu la plus 20 heures et, surtout, chez lui, il n’a quel point elle a peur. Je ne fais Drôle de coïncidence, cette pho­
intense attaque de missiles souvent ni électricité, ni chauffage, que prier pour nos forces et faire tographe porte le nom d’un chef
sur la capitale ukrainienne depuis ni eau. Bref, au lieu de prendre un des dons. Sur les réseaux sociaux, militaire cosaque, Ivan Sirko, né
le début de la guerre. taxi hors de prix et de se retrouver on débriefe la fameuse interview en Ukraine au XVIIe siècle. Dans la
dans le noir dans un appartement de Zelensky dans le talk-show de région de Zaporijia, les Cosaques
MARDI 13 DÉCEMBRE froid, Viktor s’est installé une petite David Letterman. Durant ce avaient formé la Sitch – une entité
OLGA : Aujourd’hui, j’ai donné chambre dans la salle de réunion, dialogue, notre président s’est politique et militaire –, qui com­
des cours de français à trois petits avec un matelas gonflable, un sac montré simple, et fatigué à cer­ battait le pouvoir russe et le khan
Ukrainiens de Kyiv [Kiev, en ukrai- de couchage et des lampes à piles. tains moments. Je pense souvent de Crimée. Tous les envahisseurs
nien]. Je suis heureuse de les Il se réchauffe avec des bouteilles au fait que, finalement, il est de l’époque (russes, ottomans,
aider à s’intégrer, à se sentir mieux d’eau chaude, ce qui est très effi­ quelqu’un d’assez normal et prag­ austro-hongrois) voulaient sou­
dans un univers inconnu. Je cace. Maman et mamie le font matique devenu manageur d’un mettre les Cosaques mais per­
n’aurais jamais pu imaginer que aussi. Je compte les jours et je me pays en guerre. Un job qui ne se sonne n’a réussi. Ces guerriers
mon métier de base serve un jour dis qu’on a déjà survécu à ces deux présente pas très souvent. À la incarnent, depuis, l’amour pour
dans de telles circonstances. semaines d’hiver. En Ukraine, on question de Letterman : « Que la liberté du peuple ukrainien.
Ces enfants apprennent vite, ils s’adapte à tout, sauf à la présence voulez-vous faire après la Sasha m’a donné de ses nou­
sont très intéressés. Leurs parents de la russie [Olga et Sasha ont guerre ? », il a répondu : « Je veux velles, je suis heureuse ! J’ai hâte
veulent qu’on fasse plus de cours, choisi de ne pas mettre de majus- aller à la mer. Et boire une bière. » de revenir en Ukraine pour la voir,
pour qu’ils se sentent mieux à cule à « russie » et « poutine »]. Sa simplicité et son honnêteté le passer du temps ensemble, man­
l’école française. Je les rendent tellement agréable et ger ensemble Vivre ! Ce soir, je
comprends, ils ne savent pas MERCREDI 14 DÉCEMBRE charismatique qu’il me fait l’effet vais répéter avec ma chorale pour
quand ils vont repartir. J’espère OLGA : Je vois Paris changer d’être un cadeau. Il a été désigné le concert du 31 décembre qui
que les Ukrainiens réfugiés vont de décor : tout est beau et illu­ « homme de l’année » par Time aura lieu à la Madeleine. Nous
revenir chez eux… et surtout miné. Je sais que les Européens, Magazine, ça n’est pas une sur­ allons chanter la Symphonie n° 9
qu’il y aura les conditions pour à la veille des fêtes de fin d’année, prise. Ces jours-ci, entre nous, de Beethoven. Cette œuvre
accueillir ceux qui ont tout perdu. vont vouloir mettre la guerre pour plaisanter, on se demande : m’inspire beaucoup de force et
SASHA : Depuis la semaine der­ de côté. Noël, c’est sacré, on se « Alors, c’est comment de vivre d’endurance.
nière, je n’ai plus d’ordinateur. concentre sur la famille, le repas, à l’épicentre de l’histoire ? » SASHA : C’est le troisième jour
Il était branché, il y a eu une cou­ les cadeaux. Mais les Ukrainiens « Hum… intéressant mais un que je ne sors pas de chez moi.
pure d’électricité, et je n’ai pas pu ne peuvent pas attendre, la guerre peu trop intense. » Cela ne m’arrive pas très souvent
le rallumer. Il est en réparation. Et c’est maintenant, et on n’a pas et je commence à m’ennuyer. Je
moi, je suis chez moi avec de la le droit d’oublier ou de remettre JEUDI 15 DÉCEMBRE lis et je regarde des films sur mon
fièvre et des maux de gorge qui à plus tard. Pour moi, la paix OLGA : J’ai vu un post sur téléphone. J’écoute de la musique.
m’empêchent de parler. Quelle iro­ en Europe est protégée par Instagram qui m’a beaucoup Depuis des mois, je suis à fond sur
nie, comme si mon corps m’avait l’Ukraine, le mal est retenu sur nos émue : un portrait pris par une John Frusciante, le guitariste

20
LA SEMAINE

des Red Hot Chili Peppers, dépêcher. Hier, une interview du SAMEDI 17 DÉCEMBRE antiaérienne. » Cet après-midi,
mon musicien préféré. Je me commandant en chef de l’armée OLGA : Le froid entre jusque je regarde le match chez ma belle-
retrouve dans cette musique un ukrainienne, le général Zaloujny, dans mes os. On essaye d’écono- famille, mon premier de cette
peu dépressive en mode mineur. est parue dans The Economist. miser le chauffage, devenu très Coupe du monde. On s’envoie
Chaque jour, mes proches me Ses prévisions sont très pessi- cher. C’est aussi une consé- des messages avec I. Elle n’a pas
demandent comment je vais, et je mistes. quence de la guerre. Moi, je suis de lumière et elle reste à côté de
réponds : « Bien. » Mais ni moi ni Il est persuadé que les russes prête à payer plus pour que l’Eu- sa fenêtre pour capter. Elle sait
les autres n’allons bien, évidem- vont vouloir reprendre Kyiv… rope envoie davantage d’armes que je la mentionne dans mon
ment. Je me sens dépassée par Rien que d’y penser, je suis pétri- en Ukraine. Sinon, j’ai vu journal, alors elle me demande
ma sensibilité et mes pensées fiée. Il a aussi demandé les quan- aujourd’hui que 4 millions de de passer le bonjour aux lecteurs
sombres. Peut-être est-ce la tités exactes d’armes dont il avait poules avaient été tuées par les et de penser aux forces ukrai-
maladie ou ce temps si gris. Je besoin : 300 chars, 500 obusiers rachistes à côté de Kherson… niennes en faisant des dons.
dois me forcer à penser aux fêtes ! et 600 à 700 IFV (ce sont des Toute la ferme est détruite. La SASHA : Le froid est rigoureux,
Les infos que l’on a sur l’état des véhicules de combat d’infanterie). photo est effrayante. Je com- il y a du vent, de la pluie et de
infrastructures énergétiques me Voilà, c’est simple. Les amis prends maintenant pourquoi ma la neige. Je sors tôt ce matin pour
mettent en colère. Pour réparer de l’Ukraine ne devraient pas grand-mère dit qu’ils achètent aller faire des courses et boire un
tous les dégâts que les rachistes tergiverser, cela devrait être des « œufs en or ». Ils sont au café. Il n’y a personne dans la rue,
[contraction de « russes » et de envoyé au plus vite. même prix qu’en France. aucun bruit, je profite. Maman
« fascistes »] ont commis, il nous SASHA : Je suis réveillée par un SASHA : On se retrouve avec vient chez moi pour faire une
faudra des années. Pendant tout appel, c’est maman. Et je com- maman et mes copines pour aller lessive et passer du temps avec
ce temps, la nation ne fera que prends tout de suite. Elle me parle au cinéma voir Avatar, on attendait nous. Comme, depuis avril, elle vit
réparer le pays, sans pouvoir d’une voix paniquée, elle me dit ça depuis des années ! La séance dans l’ancien appartement de
vraiment le développer. Cette que des missiles sont lancés est décalée d’une heure à cause notre mamie Valentine, elle n’a
pensée me rend furieuse. Ce pays de tous les côtés. Je raccroche et d’une coupure, mais on patiente pas de machine. Je prépare du
terroriste doit être arrêté par les mets les notifications de mon avec des centaines de personnes. café. Mon amie M. vient me
forces unies du monde entier. La portable en sourdine, je ne veux Après le film, on dîne vite fait déposer ses plantes : elle va
résistance ukrainienne peut tenir plus savoir. Mais la situation est car il est tard, nous sommes passer quelques mois à Chypre.
si notre armée est soutenue et si grave, car quand j’ouvre ma fatiguées de l’attente, de J’apprécie de plus en plus cette
la diplomatie continue d’être forte. fenêtre, j’entends tout de suite l’obscurité de la ville et du son sensation du dimanche. Et
N’est-ce pas le meilleur des le son des missiles de la défense des générateurs partout. surtout, je n’ouvre pas les tchats
moments pour montrer où en est antiaérienne. Et ça ne s’arrête avec les actualités, c’est jour de
notre civilisation ? pas. Je me réfugie dans le couloir DIMANCHE 18 DÉCEMBRE repos. C’est la finale de la Coupe
avec mon chien. Il est effrayé par OLGA : J’ai appelé ma chère I. ! du monde, j’ai zappé cet événe-
VENDREDI 16 DÉCEMBRE l’artillerie. Au bout d’une heure, Elle avait l’air très heureuse, ment et je l’apprends seulement
OLGA : Attaque. Encore. Ils ne se je sors pour la première fois il y avait un sapin décoré derrière parce que Zelensky devait faire
calment pas, ces rachistes cou- depuis longtemps. Je vais à mon elle et elle était en train de cuisiner. un discours avant le match. Le
verts de sang. Soixante-seize café favori, je vois quelques Elle avait déjà fait le kasha – les Qatar était d’accord, mais la FIFA
roquettes ont été tirées sur copains. Il y a aussi une clientèle graines de sarrasin – et elle était n’a pas voulu, objectant que c’était
l’Ukraine, 60 ont été abattues par inhabituelle, des gens qui se sont en pleine préparation des un geste trop politique. Bon, il
la défense antiaérienne. Quarante mis à l’abri à cause de l’attaque. bitochki, ces blancs de poulet reste trente minutes avant le
roquettes sur Kyiv dont 37 neu- Les stores du rez-de-chaussée panés dans l’œuf et la farine. début de la finale, alors la FIFA
tralisées. Quand je lis ces chiffres, sont baissés pendant que dure Elle avait de la lumière, il fallait peut encore changer d’avis. Et
j’ai envie de crier ! J’ai eu des nou- l’alarme aérienne. J’y reste plu- aller vite. On a discuté de l’attaque. sinon, allez les Bleus ! Je vais
velles de tout le monde, j’ai sieurs heures, puis je rentre chez Voilà ce qu’elle m’a dit : « Oh tu regarder le match dans un pub.
appelé notre baboussya [grand- moi pour faire le ménage et pré- sais, on a l’habitude. Quand on
mère]. Le réseau était très mau- parer à manger. J’apprends que entend un seul “boukh”, c’est LUNDI 19 DÉCEMBRE
vais, il y a eu des coupures dans Kyiv a survécu à sa plus grande mauvais, c’est que le missile a OLGA : Je me réveille, je vois des
toute l’Ukraine en raison de attaque de missiles. Je suis explosé. Quand il y a plusieurs dizaines de notifications sur diffé-
l’attaque. Mais j’ai réussi à com- reconnaissante et rassurée. ”boukh”, c’est bien, c’est la défense rentes applis. Mon cœur descend
prendre qu’elle et ma tante dans mes talons. Il y a une attaque
étaient très effrayées. Elles ont sur l’Ukraine entière. Je réussis
entendu une explosion très forte finalement à joindre tout le monde
à côté chez elles, les rachistes par message, ça va. Ce soir, j’ai
visaient la centrale électrique de réussi à parler à maman, elle n’a
la rive gauche. Ma grand-mère quasiment pas de réseau, ni de
m’a dit : « On est muettes comme chauffage, mais elle m’a dit d’un air
des souris sous un balai », une positif : « Demain, je vais au travail,
expression qui signifie qu’elles
se sont faites toutes petites et
“C’est la finale de la Coupe du monde, j’ai zappé il y fait chaud et il y a des gens ! »
SASHA : Attaque de Shahed sur
discrètes pendant l’attaque. On cet événement et je l’apprends seulement toute l’Ukraine cette nuit, et dès
attend tous les missiles Patriot
– ces systèmes d’armes antiaé-
parce que Zelensky devait faire un discours 5 heures du matin à Kyiv. Un lundi
comme un autre. Sur les 23 lancés
riennes que les États-Unis avant le match. Le Qatar était d’accord, sur Kyiv, 18 ont été shootés. Il n’y a
doivent envoyer. J’ai envie d’ap-
peler la Maison Blanche
mais la FIFA n’a pas voulu, objectant que c’était pas de mort. Je dormais mais
maman a entendu les explosions.
et de leur demander de se un geste trop politique.” Sasha Je n’ai plus d’électricité depuis.

22
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LA SEMAINE

L’UNE DE SES FORMULES FAVORITES EST  : « Il serait patron des patrons ou sa traque de Cyril Astruc, « le prince de
temps que les politiques se réveillent ». Il en a, lui, réveillé l’escroquerie du siècle » (une fraude massive à la taxe carbone),
­certains avec son coup de filet du 9 décembre, en faisant Michel Claise s’est forgé l’image d’un homme qui ne craint per-
­arrêter, à Bruxelles, les eurodéputés Eva Kaili et Pier Antonio sonne, et certainement pas les puissants. « Il y a même, chez lui,
Panzeri, avant de perquisitionner le lendemain le domicile de une sourde jubilation à aligner les noms des notables qu’il ins-
leur collègue Marc Tarabella. Le compagnon d’Eva Kaili, le crit à son tableau de chasse », raille un de ses anciens collègues
président d’une ONG et un dirigeant syndical sont, eux aussi, du barreau. « Quand il a c ­ offré la bande du Parlement, il a dû
tombés entre les mains expertes du juge Michel Claise. C’est se dire, comme il le fait d’habitude : “C’est bingo”, confirme un
cet homme qui a déclenché le « Qatargate », désormais égale- ­collègue magistrat. Il aime profondément tout ce qui anime une
ment appelé « Marocgate », une enquête dévastatrice pour le enquête, il raffole, comme il dit, de voir une mouche se prendre
Parlement européen, soudain durement confronté aux réali- dans la toile d’araignée qu’il a tissée. » Même si un autre lui
tés de la corruption et du blanchiment. reproche de parfois « ratisser vraiment très large ».
À 66 ans, dont vingt et un passés à instruire des dossiers de cri- Shérif, lui ? Ce n’est pas l’image qu’offre cet homme aimable,
minalité financière, l’ancien avocat du barreau de Bruxelles voit souvent souriant, qui s’exprime d’une voix douce et manie
ainsi sa renommée s’étendre à toute l’Europe. En Belgique, elle volontiers l’ironie. Au fond de son regard, on distingue toute-
avait depuis longtemps franchi les limites de la place Poelaert, fois une sorte de tristesse traduisant l’une de ces failles dont
où trône l’immense palais de justice érigé au XIXe siècle sur on ne guérit jamais vraiment. Liée, peut-être, au constat
l’ancien mont des Potences. Avec ses investigations sur des ­accablant d’une société de plus en plus gagnée par la corrup-
banques suisses, des élus, le monde du football, un ancien tion où, si l’on n’y prend garde, les organisations criminelles
prendront définitivement le dessus. Lui, en tout cas, décrit
déjà son pays ­– et bien d’autres – comme « corrompu » et s’in-

DERRIÈRE LE QATARGATE, quiète ouvertement pour l’avenir du système démocratique.


Il a été baptisé «  Monsieur 100 millions  », le montant qu’il aurait

LE JUGE QUI “SUIVAIT L’ARGENT”. fait rentrer dans les caisses de l’État belge, mais il ne se satis-
fait pas de son bilan. C’est, dit-il, une goutte d’eau au regard de
l’océan de la fraude et de la corruption : 200 milliards d’euros
À l’origine de l’arrestation à Bruxelles de six personnes, estimés, au niveau européen, pour les arnaques à la TVA ;
dont trois eurodéputés, soupçonnées d’avoir reçu de 300 milliards pour la contrefaçon, sans parler du piratage
­informatique, de la fraude fiscale et de l’activité qui est toujours
l’argent du Qatar, le Belge Michel Claise a un tableau la plus rémunératrice de toutes, le trafic de stupéfiants. « Nous
de chasse impressionnant. Il s’alarme aujourd’hui de la allons très très mal, et la victime, c’est le citoyen », expliquait-il
lors d’un récent entretien télévisé. Il y décrivait une justice
menace que fait peser la corruption sur l’État de droit. belge en lambeaux, privée des recrutements indispensables,
de bâtiments convenables et d’un véritable soutien politique.
Texte Jean-Pierre STROOBANTS Sur cinq dossiers qu’il transmet à la politique fédérale, quatre
ne seront, dit-il, pas traités, faute de policiers et de magistrats
en nombre suffisant. « La catastrophe est évidente, la fin
de l’État de droit est proche si l’on ne réagit pas. »
Pas question toutefois, pour le juge, de chuter dans l’abîme
du pessimisme. En 2020, il confiait au quotidien Le Soir que sa
« phrase fondatrice » était celle du poète chilien Pablo Neruda,
inscrite sur le mur d’un camp de détention : « Ils peuvent bien
écraser toutes les fleurs, ils n’arrêteront pas le printemps. »
Ses deux passions, la justice et la littérature, Michel Claise les a
conciliées en devenant, par ailleurs, un auteur prolixe. Il a publié
jusqu’ici une douzaine de romans, inspirés de son amour de
Bruxelles, de l’histoire et des événements survenus au fil de sa
carrière. Des récits policiers, souvent, mais plus généralement
« une célébration humaniste de la vraie vie, du courage, de la
résistance, de l’amitié, de la fraternité », a écrit à son propos le
critique littéraire Ghislain Cotton. Des valeurs que ne lui auront
pas transmises ses parents : « accident de parcours », comme il
se définit lui-même, il avait une mère bien trop jeune et un père
bien trop inattentif pour s’occuper de lui. Ce sont donc ses
grands-parents maternels, boulangers du quartier populaire de
Cureghem, qui l’ont élevé à la dure. « Une éducation d’un autre
temps, mais qui peut porter ses fruits », dit-il. Bon élève en
Jean-Marc Quinet/BELPRESS/MA XPPP

Le juge belge classes de latin-grec, féru de littérature, le jeune Michel ira


spécialisé en
criminalité ­étudier le droit à l’Université libre de Bruxelles avant d’intégrer
financière, le barreau et de réussir le concours de la magistrature, où on
Michel Claise, allait lui proposer de marcher dans les pas d’un célèbre juge
dont la
renommée anticorruption. « Ça m’est tombé dessus par hasard, j’ai cru que
dépasse, depuis c’était une caméra cachée », dit-il. Ce ne l’était pas et de nom-
le scandale breux fraudeurs l’ont, par la suite, regretté. Michel Claise,
du Qatargate,
les frontières homme révolté, franc-maçon convaincu, restera, jusqu’à sa
de son pays. retraite, fidèle à une autre de ses devises : « Suivez l’argent. »

24
LA SEMAINE

EN HONGRIE, UNE LYCÉENNE CRACHE cette jeune fille qui n’a même pas encore
son baccalauréat. « Qui t’a élevée, bordel ? »,
SON SLAM AU VISAGE DE VIKTOR ORBÁN. a même lâché le principal polémiste pro­
gouvernemental, Zsolt Bayer, sur le plateau
Lili Pankotai, 18 ans, s’est mis à dos les soutiens du premier d’une chaîne de propagande. « J’attends
ministre hongrois en déclamant un texte au cours d’une ­toujours l’argent qu’ils disent que je reçois
de la gauche, de Bruxelles et des États-Unis ! »,
importante manifestation à Budapest. Dans ce poème plaisante Lili Pankotai, balayant toutes ces
devenu culte, elle exprime toute la colère de la jeunesse attaques. « Ils n’arriveront pas à m’ébranler.
J’ai compris que le système est comme un jeu
contre un système éducatif verrouillé par le pouvoir. de Monopoly trafiqué, donc tout ce qu’ils disent
ne me touche pas. »
Texte Jean-Baptiste CHASTAND – Photo Andi GALDI VINKO
Née à Mohács, petite ville du sud du pays, cette
amoureuse de la si complexe langue hongroise
confie avoir « commencé à écrire de la poésie à
POUVAIT-ELLE TROUVER UN MEILLEUR 14 ans ». « Mes textes ne sont pas tous vulgaires,
TITRE À SON TEXTE ? Avenir. Comme celui mais quand on voit que le système est aussi
qu’elle et les milliers de lycéens qui descendent mauvais et que c’est fait délibérément, on ne
depuis des semaines dans les rues de Hongrie peut pas exprimer ce sentiment avec de jolis
contre le premier ministre nationaliste Viktor mots », justifie la poétesse en herbe.
Orbán rêvent d’incarner. « Que tu le croies ou Dans son lycée catholique, elle enrage contre
pas/ Je suis et nous sommes le présent/ Ainsi ce système éducatif hongrois, dont la tutelle
que ce putain d’avenir », scande Lili Pankotai, a été confiée au ministère de l’intérieur depuis
18 ans, dans le slam qui l’a rendue célèbre que Viktor Orbán a purement et simplement
après avoir été déclamé à la tribune d’une supprimé le portefeuille de l’éducation. « Les
des plus imposantes manifestations du programmes sont conçus pour démonter la
­mouvement qui secoue actuellement le pays pensée critique et pour transformer les élèves
pour réclamer davantage de liberté dans le en robots, critique-t-elle. Si le gouvernement a
système éducatif. fait ce choix, c’est parce que c’est la voie la plus
C’était à Budapest, le 23 octobre, à l’occasion facile pour conserver le pouvoir. » Avec sa radi-
de la commémoration de l’insurrection antiso- calité, Lila Pankotai est une parfaite incarnation
viétique de 1956, transformée ce jour-là en de cette jeunesse – certes surtout issue des
vaste protestation afin de soutenir des profes- grandes villes – désespérée par la quatrième
seurs brutalement licenciés par le pouvoir pour victoire d’affilée aux législatives de Viktor
avoir fait grève. Prononcés avec détermination, Orbán, acquise en avril grâce aux voix d’un
ces quelques vers lus sur son téléphone por- électorat vieillissant et rural abreuvé de propa-
table résument toutes les dérives du premier gande. Depuis l’élection, Lili Pankotai n’hésite
ministre qui dirige la Hongrie d’une main de fer plus à multiplier les actions d’occupation et
depuis 2010 : « Douze ans d’amitié avec Poutine les blocages. « La Hongrie est une dictature
pourraient aller à la poubelle/ Mais les prix de déguisée en démocratie », justifie-t-elle.
l’énergie sont plus importants que l’Europe » ; Sa nouvelle notoriété l’a même menée au
« Cela me fait mal de voir que les jeunes d’au- Parlement européen, où elle a été auditionnée
Après la prestation qui l’a rendue célèbre, Lili Pankotai a dû
jourd’hui/ Qui se battent pour eux-mêmes et quitter son lycée pour un établissement plus progressiste, discrètement par des eurodéputés. Bien loin
leurs professeurs/ Qu’on dise d’eux qu’ils sont à Budapest. Ici, le 5 décembre, dans un bar de la capitale. de la caricature qu’en fait le récit du gouverne-
des putains de libéraux » ; « Tu penses/ Que ment, la jeune fille sait peser chacun de ses
vous pouvez effacer la pensée/ Mon cul »… mots et éviter de dire quoi que ce soit d’excessif
Ce texte désormais culte, elle l’a écrit « en une qui pourrait déclencher de nouvelles attaques.
heure », un soir de mars dernier, sous le coup Lili Pankotai sait aussi qu’elle n’est pas la pre-
de la rage, en rentrant du lycée, raconte-t-elle mière. En 2018, une autre lycéenne s’était fait
en ce début décembre, dans un café de Dans son texte, Lili égratignait certes ce lycée connaître dans tout le pays en prononçant un
Budapest. Après la réaction du chef de son « chrétien conservateur », « papa est un homme, discours acéré contre Viktor Orbán, avant de
établissement du sud de la Hongrie, où elle maman est une femme », qui cherchait à lui choisir de quitter son pays. Parfois, Lili Pankotai
était interne, elle a en effet préféré déména- inculquer fidèlement les messages homo- hésite, elle aussi. « Hier soir, en me promenant
ger dans la capitale. Au lendemain du dis- phobes du pouvoir. Mais ce qui a visiblement sur les quais du Danube, je me suis posé des
cours, le proviseur s’est désolidarisé publi- le plus ulcéré le système, c’est qu’une jeune questions, reconnaît-elle d’un ton ­soudain plus
quement de son élève. « Nous rejetons dans femme ose s’attaquer à Viktor Orbán en grave. Même s’il y avait toutes les semaines
les termes les plus forts tout le contenu de [ce employant une familiarité crue, conformément 150 000 personnes dans les rues, il n’y aura pro-
slam] qui est incompatible avec les valeurs aux codes du slam, cet art de la poésie décla- bablement aucun changement. Je crois qu’on
chrétiennes », a posté sur Facebook le provi- mée et engagée. « Enfant soldat de la gauche », n’y arrivera jamais si on respecte les règles
seur de ce lycée privé catholique. Se sentant « Greta Thunberg hongroise » [ce n’est pas un du jeu et que la santé, l’éducation, les médias
« poussée à partir », l’adolescente aux longs compliment chez les Magyars], qui « mériterait et l’État de droit continuent d’être détruits. »
cheveux blonds est désormais inscrite dans deux grosses claques »… les nombreux médias Des larmes coulent alors sur son visage à peine
un établissement plus progressiste. aux mains du pouvoir se sont déchaînés contre sorti de l’enfance.

26
PAR LE RÉALISATEUR DE
JE VAIS BIEN, NE T’EN FAIS PAS ” WELCOME ” LE FILS DE JEAN ”

SABRINA LEVOYE TEÏLO AZAÏS

16 ANS
PHOTO GUY FERRANDIS - 2022 © FIN AOÛT PRODUCTIONS / ORANGE STUDIO / FRANCE 3 CINEMA / GAPBUSTERS

UN FILM DE

PHILIPPE LIORET
JEAN-PIERRE LORIT NASSIM LYES MYRIEM AKHEDDIOU ARSÈNE MOSCA FÉJRIA DÉLIBA MARIE DOMPNIER
SCÉNARIO ET DIALOGUES PHILIPPE LIORET IMAGE GILLES HENRY (AFC) MONTAGE ANDRÉA SEDLACKOVA DÉCORS THIERRY ROUXEL ASSISTANTE À LA MISE EN SCÈNE LAURE MONRRÉAL SON JEAN-MARIE BLONDEL ÉRIC TISSERAND OLIVIER TOUCHE CASTING CORALIE AMADEO
DIRECTEURS DE PRODUCTION FRANÇOIS HAMEL ANTOINE THÉRON (ADP) MUSIQUE ORIGINALE FLEMMING NORDKROG PRODUIT PAR MARIELLE DUIGOU ET PHILIPPE LIORET COPRODUCTEUR JOSEPH ROUSCHOP UNE COPRODUCTION FIN AOÛT ORANGE STUDIO FRANCE 3 CINÉMA GAPBUSTERS
AVEC LA PARTICIPATION DE OCS FRANCE TÉLÉVISIONS WALLIMAGE (LA WALLONIE) EN ASSOCIATION AVEC SOFITVCINÉ 8 ET CINÉCAP 4 AVEC LE SOUTIEN DE LA PROCIREP EN COPRODUCTION AVEC RTBF (TÉLÉVISION BELGE), SHELTER PROD VOO ET BE TV PROXIMUS AVEC LE SOUTIEN DE TAXSHELTER.BE
ET ING ET DU TAX SHELTER DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL DE BELGIQUE ET L’AIDE DU CENTRE DU CINÉMA ET DE L’AUDIOVISUEL DE LA FÉDÉRATION WALLONIE-BRUXELLES VENTES INTERNATIONALES ORANGE STUDIO DISTRIBUTION FRANCE PANAME DISTRIBUTION

AU CINÉMA LE 4 JANVIER
LA SEMAINE

IL Y A QUARANTE-QUATRE crottée ! », écrira Marcel Boiteux, semblent faire écho aux raisonne- faveur de ce qui ne s’appelle pas
ANS, le 19 décembre 1978 à 8 h 27 alors directeur général d’EDF, dans ments de l’époque. Et ceux qui sont encore la « sobriété énergétique »
exactement, la France est plon- Haute tension, paru en 1993 (Odile actuellement accusés d’avoir n’y fera rien. Ce sont bien les
gée dans le noir. Par ce matin Jacob). Au lendemain du désastre, provoqué le vieillissement voire « anti » qui portent la responsabi-
d’hiver particulièrement froid, tel André Giraud, ministre de l’indus- l’obsolescence du parc, dont la lité de la grande panne. Le
un battement d’ailes de papillon, trie, lance une commission maintenance met, cet hiver, en ministre André Giraud, lui-même
une surcharge sur une ligne à d’enquête pour « faire la lumière » tension l’ensemble du réseau, issu de la filière nucléaire (il a
haute tension entre Bezaumont (sic) sur les responsabilités. Le rap- l’étaient déjà de vouloir en empê- dirigé le Commissariat à l’énergie
(Meurthe-et-Moselle) et port s’avérera lénifiant. « Personne cher la gestation et la naissance. atomique et la Cogema), rappelle
Creney-près-Troyes (Aube) fait ne fut promis à la guillotine », Cette décennie-là, la France met que si l’est de la France a été
disjoncter l’ensemble du réseau. ironisera Marcel Boiteux dans son en branle un grand plan de épargné ce 19 décembre, c’est
Presque tout le pays se retrouve à autobiographie, qui est aussi construction de centrales. Le but parce qu’il était déjà « alimenté par
l’arrêt. Métros, trains, feux trico- l’histoire d’EDF. est d’accroître l’indépendance Fessenheim ».
lores, ascenseurs, radiateurs sont Personne ? Voire ! Comme énergétique du pays, dans le « Ce jour d’échec est aussi un jour
en carafe, semant une indescrip- aujourd’hui, où les menaces de contexte du choc pétrolier de 1973. de lutte victorieuse », écrit,
tible pagaille. Même les centrales délestages, et même de coupures La politique du « tout-électrique » le 26 décembre, Paul Delouvrier,
électriques tombent une à une en intempestives, planent sur les usa- vire vite au « tout-nucléaire », les président d’EDF, à Marcel Boiteux,
panne… faute d’électricité pour gers, le coupable était, en 1978, technologies de l’éolien et du son directeur général qui lui
les alimenter. tout trouvé : les écologistes oppo- solaire étant alors jugées succédera en janvier 1979. Si le
Il faut près d’une journée à EDF sés au nucléaire. Les arguments inefficaces. Il est prévu le lance- hiérarque évoque, par là, la rapidité
pour rétablir le réseau. « La fée entendus ces jours-ci de la part de ment de sept à huit tranches de avec laquelle le réseau a été réta-
électricité s’était étalée de tout son responsables politiques et d’une ­réacteur par an. Mais les chantiers bli, sa sentence trouve aussi un
long et se relevait passablement partie de l’opinion publique sont retardés par des manifesta- sens politique. Les nucléaristes
tions, parfois violentes, comme à puisent un nouvel élan dans l’inci-
Fessenheim (Haut-Rhin), en 1975, dent. « Avec le nucléaire, on a une
ou à Creys-Malville (Isère), en 1977 solution qui concilie la sûreté des

LE BLACK-OUT
– les affrontements feront un mort. approvisionnements et la compéti-
Marcel Boiteux échappe, lui, à un tivité. Il n’y a donc aucune raison
attentat à l’explosif, en juillet 1977. de ne pas s’y lancer à fond »,

DE 1978, FEU VERT Au moment où intervient la grande


panne nationale, à Plogoff
argumente Marcel Boiteux.
Début 1979, celui-ci va jusqu’à

DU TOUT-NUCLÉAIRE.
(Finistère), des opposants bretons, menacer de surcoût les usagers
soutenus par des élus locaux, des régions réfractaires. La décla-
s’organisent pour empêcher ration provoque un tollé en
À l’heure des tensions sur le réseau électrique, la construction d’une centrale à la
pointe du Raz. Les mêmes
Bretagne, où l’on parle de
« chantage », mais trouve un écho
le souvenir de la panne de décembre 1978 entre résistances apparaissent à Golfech favorable dans une partie de la
en résonance avec les débats actuels. On retrouve (Tarn-et-Garonne).
Les retards dans le programme
population. « Il faut engager rapide-
ment la construction de centrales
déjà les écologistes pointés du doigt et une nucléaire sont donc avancés, nucléaires dans l’Ouest et le
défense de l’atome, grand gagnant de l’incident. en 1978, comme une des causes
du marasme. De manière
Sud-Ouest », renchérit André
Giraud, en août 1979, alors que
Texte Benoît HOPQUIN parfois peu amène, les hordes la révolution iranienne provoque
barbues et chevelues sont accu- un second choc pétrolier.
sées d’avoir ramené le pays à la Bien sûr, le ministre de l’industrie
bougie, ce funeste matin. Jean- demande aussi aux Français de
Pierre Orfeuil, ingénieur et mili- soulager le réseau, en mettant en
tant de l’association Les Amis de route appareils électroménagers et
la Terre, peut bien ironiser, au fil chauffages d’appoint en dehors
d’une tribune publiée dans des périodes de pointe, par
Le Monde, le 23 décembre 1978, exemple. Cette même année 1979,
contre ceux qui voulaient « incri- est lancée la « chasse au gaspi »,
miner les écologistes, opposés au visant à responsabiliser les
développement massif du tout- conducteurs. Mais le salut énergé-
nucléaire ». Il peut bien fustiger tique de la France ne peut venir
« les promoteurs du tout-élec- que du nucléaire. Gauche et droite
trique, jamais avares de ricane- finissent par s’en persuader. Après
ments quand on parle économies son élection, en mai 1981, François
d’énergie, récupération de Mitterrand annonce l’abandon de
François Lochon/Gamma-Rapho

chaleur, utilisation de l’énergie la centrale de Plogoff. Mais le reste


Dans un bistrot solaire ». Il peut bien ajouter : du programme électronucléaire,
parisien, le matin « Gageons que si les logements notamment à Golfech, se poursuit.
de la panne, chauffés à l’électricité avaient été Marcel Boiteux restera en poste
des clients prennent
leur café à la lueur réglés ce matin-là sur 17 °C au lieu jusqu’en 1987. Il est toujours,
des bougies. de 20 °C, les coupures auraient à 100 ans, président d’honneur
été évitées. » Ce plaidoyer en d’EDF.

28
Le Mura, design Mario Bellini
tacchini.it

Life and Other Stories


LA SEMAINE

AU GRAND COUPLE LA PATRIE RECONNAISSANTE. sœurs vont, pendant dix ans, errer d’orphelinats
en familles protectrices. Missak et Garabed
Emmanuel Macron projette de faire entrer au Panthéon, début 2024, débarquent à Marseille en 1925, Mélinée et
Armène l’année suivante. Missak part à Paris
Missak et Mélinée Manouchian, des immigrés arméniens devenus pour trouver du travail en usine. Il étudie
figures de la Résistance. Honorant à travers ces époux au destin ­parallèlement en auditeur libre à la Sorbonne
et commence à écrire des poèmes. Mélinée,
tragique leurs camarades d’origine étrangère morts pour la France. devenue Assadourian par erreur administrative,
s’installe également dans la capitale et devient
Texte Grégoire BISEAU et Benoît HOPQUIN secrétaire dactylo. Les deux réfugiés au statut
d’apatride se rencontrent en 1934, au sein du
Comité de secours pour l’Arménie, proche des
communistes. Le mariage est d’amour. Le
couple milite ensemble à la CGT, puis au PCF.
Missak, devenu Michel, s’engage comme
volontaire dans l’armée française en 1939, puis
est démobilisé après la débâcle. Fiché pour ses
sympathies communistes, le couple vit et tra-
vaille dans une semi-clandestinité. Après l’inva-
sion de l’URSS par Hitler en juin 1941, il rejoint
la Résistance. Missak est arrêté une première
fois, interné à Compiègne, puis libéré à la fin de
l’année. Le couple entre alors dans une totale
clandestinité. Il bascule dans l’action armée
en 1943, au sein des FTP-MOI (Francs-tireurs
et partisans de la main-d'œuvre immigrée).
Missak devient commissaire militaire d’un
réseau dont Mélinée est la dactylo et l’agente
de liaison. Elle transporte aussi les armes
à ­travers la capitale. Le groupe multiplie les
attentats, notamment l’exécution du colonel SS
Julius Ritter. Mais il est bientôt décimé par les
arrestations. Missak est capturé le
16 novembre 1943. Mélinée parvient à se
cacher chez des amis, les Aznavourian (parents
du chanteur Charles Aznavour). Missak figure
sur la célèbre Affiche rouge censée dénoncer
« l’armée du crime » et qui rentrera dans l’ima-
Photographies non datées de Missak, en tenue de soldat, lors d’une permission, et Mélinée Manouchian, en train de voter. gerie héroïque. Il est exécuté par les Allemands,
avec 24 autres résistants, dont 21 membres de
la MOI, le 21 février 1944, au mont Valérien.
UN COUPLE AU PANTHÉON. Emmanuel Macron à officialiser la nouvelle et, en la Juste avant de passer devant le peloton,
Macron envisage très sérieusement la panthéo- matière, il peut y avoir encore des soubresauts. « Manouche » fait parvenir à Mélinée une
nisation de Missak et Mélinée Manouchian. Après avoir un temps réfléchi à panthéoniser lettre d’amour et d’espoir devenue inoubliable.
Tous les deux résistants, arméniens et commu- Gisèle Halimi, l’Élysée espère avoir trouvé une « Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant
nistes. Le 30 mars 2022, Nicolas Daragon, candidature qui n’éveille pas de polémiques. le soleil et la belle nature que j’ai tant aimée que
le≈maire de Valence (ville qui compte une La date d’une éventuelle cérémonie n’est je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien
importante communauté arménienne), Jean- pas encore fixée. Mais il est envisagé qu’elle chère femme et mes bien chers amis. »
Pierre Sakoun, président de l’association Unité ­intervienne début 2024, autour de la date Mélinée poursuit son action dans la Résistance
laïque, l’historien Denis Peschanski et Katia ­commémorative de l’exécution de Missak, le communiste jusqu’à la Libération. Dans sa lettre
Guiragossian, petite-nièce de Mélinée, ont été 21 février 1944. Cette cérémonie ouvrirait une d’adieu, Missak l’a suppliée de se remarier et
reçus à l’Élysée. La délégation a défendu séquence mémorielle importante pour le chef d’avoir l’enfant qu’ils n’ont pas eu ensemble.
­l’entrée dans la crypte de Missak Manouchian de l’État : celle des célébrations des 80 ans des Mélinée s’y refusera. En 1948, elle part s’instal-
et, avec lui, du cortège d’ombres de tous ces débarquements sur les plages normandes et ler en Arménie soviétique. Elle regrette vite ce
résistants d’origine étrangère morts pour la dans le sud de la France. « Avec cet homme-là, choix mais ne peut revenir en France que dans
France. Le 4 avril, en pleine campagne pour sa je savais que ça ne pouvait finir qu’en tragédie », les années 1960. Elle ne cessera dès lors de
réélection, le président de la République avait ne cessait de dire à ses proches Mélinée à s’éloigner du PC. À sa mort, elle est enterrée
Archives Manouchian/Roger-Viollet ×2

été interrogé sur France Inter à propos du résis- ­propos de Missak. Leur vie à tous deux s’était dans le cimetière d’Ivry, à l’écart de la tombe
tant fusillé. « Je pense que c’est une très grande forgée dans un drame, celui du génocide armé- de son mari. Les deux corps seront réunis
figure et que cela a beaucoup de sens », avait nien de 1915. Née en 1913, Mélinée Sukemian quelques années plus tard. « Je suis sûr que le
répondu Emmanuel Macron. Depuis, le dossier avait fui Constantinople avec sa sœur Armène peuple français et tous les combattants de la
a progressé. L’hommage concernerait donc le après l’assassinat de leurs parents par la police Liberté sauront honorer notre mémoire digne-
couple, car le destin comme les dépouilles de ottomane. Missak Manouchian et son frère ment », avait écrit Missak à Mélinée, au nom
Missak et Mélinée peuvent difficilement être Garabed avaient pareillement vu mourir leur de tous ses compagnons morts. C’est ce testa-
séparés. « L’avis est favorable », confirme un père et leur mère, des paysans originaires de la ment que respecterait, quatre-vingts ans plus
conseiller du chef de l’État. Reste à Emmanuel région d’Adıyaman. Les deux frères et les deux tard, une reconnaissance au Panthéon.

30
Une femme
indonésienne
Un film de
Kamila Andini
©CARACTÈRES - CRÉDITS NON CONTRACTUELS

21 DECEMBRE AU CINEMA
LA SEMAINE

QUI EST VRAIMENT… LA BENJAMINE DES GOLDEN GLOBES

Jenna À tout juste 20 ans, l’actrice américaine Jenna Marie


Ortega crève l’écran, en interprétant l’adolescente
Mercredi Addams dans la série fantastique à succès

Ortega. diffusée sur Netflix depuis fin novembre, Mercredi.


Ce rôle lui offre sa première nomination aux Golden
Globes 2023, dans la catégorie « meilleure actrice
dans une série télévisée musicale ou comique ». Dans
LA JEUNE COMÉDIENNE INCARNE MERCREDI DANS
une interview pour Wired, en novembre, la plus jeune
LA SÉRIE DU MÊME NOM, IMAGINÉE PAR TIM BURTON
nominée de la cérémonie se remémore son audition
POUR NETFLIX ET QUI BAT DES RECORDS D’AUDIENCE,
avec le réalisateur Tim Burton, pour cette nouvelle
LA PROPULSANT ICÔNE ADOLESCENTE GOTHIQUE
adaptation de La Famille Adams : « Je sortais du tour-
NOMINÉE AUX PROCHAINS GOLDEN GLOBES.
nage du film d’horreur X, j’avais encore du faux sang et
Texte Marine BOURRIER une large cicatrice sur le visage. Je me suis connectée
sur Zoom et Tim Burton a éclaté de rire. »

UNE FORCENÉE DES CASTINGS


Née le 27 septembre 2002 à Coachella, en Californie,
Jenna Ortega est issue d’une famille mexicano-porto-
ricaine de six enfants. Dès 6 ans, inspirée par l’actrice
américaine Dakota Fanning, elle rêve de faire le
même métier. Face à son obstination, sa mère, qui est
infirmière urgentiste, lui propose de travailler sur un
long monologue. « Je lui ai joué et elle l’a ensuite posté
sur son compte Facebook », raconte Jenna Ortega à
Wired. Une ancienne connaissance de sa mère tombe
sur la vidéo et en parle à un ami directeur de casting,
qui la contacte sans attendre. À 9 ans, elle commence
à enchaîner les auditions : « Quatre à cinq fois par
semaine, ma mère me conduisait jusqu’à Los Angeles,
sept heures de route aller-retour, pour passer des
­castings  », relate-t-elle sur le plateau de l’humoriste
Jimmy Kimmel, sur ABC.

UNE REINE DU CRI D’HORREUR


Elle apparaît pour la première fois à l’écran dans
des spots publicitaires pour Colgate et McDonald’s,
puis décroche des rôles mineurs dans Les Experts :
Manhattan, ou Iron Man 3. À 12 ans, elle se fait
connaître en incarnant le rôle secondaire de Jane
Villanueva enfant dans la série Jane the Virgin.
Un temps égérie de Disney Channel, elle joue dans
Harley, le cadet de mes soucis, et décroche en 2019
un des rôles principaux dans la série You. Après
­plusieurs apparitions sur grand écran – Saving Flora
(2018), Yes Day (2021) –, Jenna Ortega se fait une
place dans le cinéma d’horreur où ses cris d’effroi
l’érigent en « scream queen ». Elle joue notamment
dans The Babysitter : Killer Queen (2020), de Joseph
McGinty Nichol, ainsi que dans les deux derniers
volets de la célèbre franchise d’horreur Scream.

UN SOUTIEN DES SANS-PAPIERS


Le 22 juin 2018, lors des Radio Disney Music Awards,
à Los Angeles, Jenna Ortega affichait une veste sur
laquelle on pouvait lire « I do care and U should too »
(« Je m’en soucie et tu devrais aussi »). La veille,
Xavier Collin/Image Press Agenc y/Sipa

Melania Trump avait rendu visite à des enfants sans


papiers à la frontière mexicaine avec, sur sa veste,
l’inscription « I really don’t care, do U ? » (« Je m’en
fiche complètement, et toi ? »). Engagée sur plusieurs
fronts, Jenna Ortega défend aussi une meilleure
représentation de la diversité dans le cinéma. Dans
Forbes, elle déclarait, en juillet 2018 : « C’est important
pour les jeunes filles de voir [des actrices de couleur]
les encourager à embrasser leurs différences. »

32
Pffff.
Pourquoi
Quoi ? tu souffles ?

Rien.

Bah quoi,
j’ai plus le droit
de souffler ?
Pffff.

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LA SEMAINE

La supposée famille Sawaguchi, dont le « mon »,


tombe du Christ, le symbole familial, ressemble à
à Shingō.
l’étoile de David. « Le terrain où se
trouve la tombe appartient toujours
à cette famille », rappelle Hidenobu
Kadogishi. Mais aujourd’hui, les
Sawaguchi se disent bouddhistes
et aucun habitant de Shingō n’est
chrétien. Quoi qu’il en soit, à
l’été 1935, Banzan Toya invite
Kiyomaro Takeuchi à Herai. Le
mystique découvre alors la préten-
due tombe du Christ. Il aurait fait
une prière silencieuse devant les
tumulus, avant de s’exclamer : « Je
savais que c’était ici ! » Depuis, de
troublantes coïncidences ali-
mentent cette réécriture de l’his-
toire. L’ancien nom du village,
Herai, serait une déformation du
mot « hébreu », ce qui rappelle que,
AU JAPON, LA TOMBE MIRACULEUSE DE JÉSUS. dès le XVIIe siècle, des érudits
affirmaient que le peuple japonais
Selon de mystérieux manuscrits, détruits pendant la seconde guerre mondiale, descend des dix tribus perdues
d’Israël. Parmi les plus connus
le Christ aurait séjourné au Japon, tout comme Bouddha, Moïse et Confucius. figurent l’historien Yoshiro Saeki
Loin d’être mort sur la croix, il serait enterré dans un village du nord du pays. (1871-1965) ou l’ancien pasteur
Arimasa Kubo. « Quand un enfant
Une légende qui fait partie du folklore local et attire les touristes. naît dans le village, on lui dessine
une croix sur le front. Au moment
Texte Philippe MESMER d’un décès, une croix est dessinée
sur les maisons pour trois ans »,
ajoute Hidenobu Kadogishi.
C’EST UNE INDICATION au peintre nationaliste Toya culturelles de la Chine et de Aujourd’hui, la tombe, qui n’a
POUR LE MOINS ÉTONNANTE qui Banzan (1876-1966) pour réaliser l’Occident », observe Ryosuke jamais fait l’objet de recherches
apparaît sur la route 454 lors de la une étude devant permettre d’in- Okamoto, chercheur à l’université scientifiques, est devenue un élé-
traversée de Shingō, petit village clure le village dans le parc national d’Hokkaido. Le Christ aurait effec- ment du folklore local, voire l’objet
des montagnes de la préfecture du lac voisin de Towada. Or ledit tué deux séjours au Japon. Le pre- de théories qui relèvent du pur fan-
d’Aomori, dans le nord du Japon. Toya était fasciné par des textes à mier dans la province d’Etchū, tastique. Le magazine Mü, spécia-
« Tombe du Christ », signale un l’époque très populaires dans les aujourd’hui le département de lisé dans ce genre d’histoires, s’en
panneau indiquant la direction à milieux ultranationalistes, baptisés Toyama (au centre du Japon). Il délecte, établissant des liens avec
suivre. Elle conduit à une éminence « manuscrits Takeuchi ». Il s’agissait aurait étudié les divinités locales d’autres curiosités du Japon,
boisée à l’écart de la route, qui se de documents rédigés sur des avant de retourner en Palestine, où comme la supposée tombe de
tient face à deux monticules de peaux de daim, dans une écriture il aurait parlé du Japon à Jean Moïse. En 1964, la chambre de
terre dominés par de grandes croix étrange, que Takeuchi Kiyomaro Baptiste et à ses disciples. Les commerce de Shingō a créé un
de bois gris. L’un serait la tombe (1875-1965), le fondateur de la manuscrits ne disent pas si c’est festival annuel du Christ avec une
du Christ, l’autre abriterait des secte Amatsu Ontake-kyô – inspi- pour cela que Judas l’a trahi. Ils cérémonie de style shinto et la tra-
reliques : l’oreille d’Isukiri, présumé rée du culte shinto –, prétendait expliquent juste qu’il aurait ditionnelle danse « bon » par des
frère de Jésus, et une mèche de avoir hérités de sa famille. D’après échappé à la crucifixion en se fai- femmes en kimono scandant la
cheveux de la Vierge Marie. Takeuchi Kiyomaro, lui-même ori- sant remplacer par son frère, chanson Nanyadoyara, aux paroles
Le Christ étant généralement ginaire de la préfecture d’Aomori, Isukiri. Puis il aurait fui vers le écrites dans une langue inconnue.
considéré comme enseveli à ces manuscrits dataient de trois Japon avec l’oreille d’Isukiri et une Le prêtre shinto n’y voit pas de pro-
l’église du Saint-Sépulcre de mille cinq cents ans. Ils relataient mèche de la Vierge Marie. Il aurait blème. « Il y a 7 millions de divinités
Jérusalem, l’affaire pourrait relever l’histoire secrète du Japon avant le traversé à pied la Sibérie jusqu’en dans le culte shinto. Il n’est pas
du miracle, d’une diabolique règne du légendaire empereur Alaska. Au terme d’un périple de impossible que le Christ y figure »,
machination ou, plus simplement, Jinmu (711-585 avant J.-C.). Selon quatre ans, il serait arrivé par explique-t-il. En 2004, l’ambassa-
d’une supercherie. Pour l’élucider, ces documents, détruits en 1945 bateau à Hachinohe (dans le nord- deur d’Israël Eli Cohen avait
il faut se rendre au musée bâti en lors des bombardements améri- est du Japon), avant de gagner déposé une plaque devant la
Rober t Gilhooly/Alamy Stock Photo

surplomb de la sépulture. Après cains sur Tokyo, Bouddha, Shingō. « Ayant pris le nom de tombe. Rédigée en hébreu, elle
avoir passé la boutique vendant Confucius, Mencius ou Moïse Daitenku Taro Jurai, il y a vécu souligne les liens entre Shingō et
mugs et autres tee-shirts multico- auraient tous suivi une formation jusqu’à l’âge de 106 ans, s’est marié Jérusalem, sans se prononcer sur
lores, le visiteur apprend que religieuse au Japon. À une époque avec une femme du pays appelée la véracité des allégations des
la « découverte » de la tombe de propagande en faveur d’une Miyako et a eu trois filles », explique manuscrits Takeuchi. Une position
remonte aux années 1930. À cette supposée supériorité nippone, Hidenobu Kadogishi, qui s’occupe plutôt partagée à Shingō, car, sou-
époque, le chef du village de Herai, « ces manuscrits voulaient montrer du petit musée. Il aurait même des ligne Hidenobu Kadogishi, « nous
ancien nom de Shingō, fait appel que le Japon se situait aux racines descendants, en l’occurrence la ne voulons heurter personne ».

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LA SEMAINE

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.

CERTES, LES IMAGES DU TRIOMPHE ARGENTIN APRÈS LA FINALE DU MONDIAL QATARI


RETOURNENT LE COUTEAU DANS LA PLAIE. C’EST LA DERNIÈRE FOIS, PROMIS.

1. SACRÉ MESSI  2. DROIT AU BISHT  3. CHAMEAU DE LA FIN  4. TATTOO COMPRIS 5. PIEDS D’ARGILE 
Pour expier la défaite, C’est à cet instant précis Derrière cette offrande, Sur l’avant-bras de Enfin, comment se quitter
soyons forts et replon- que l’émir du Qatar, Tamim certains verront un geste Lionel Messi, bientôt sans évoquer l’inénarrable
geons une dernière fois Ben Hamad Al Thani, vient destiné à saluer la victoire recouvert par le bisht, président de la FIFA,
dans cette fichue soirée poser sur les épaules de prestige de l’Argentin nous distinguons une série Gianni Infantino ?
de dimanche. Il est du capitaine argentin une en partageant avec lui un de tatouages réalisés En ouverture du Mondial,
presque 19 heures en longue cape transparente. vêtement chargé de sens, par le dénommé Roberto celui-ci nous avait infligé
France, l’Argentine vient Historiquement arboré d’autres préféreront voir Lopez, tatoueur attitré un discours particulière-
de transformer l’ultime tir par les soldats arabes une mise en scène venant de la star. Parmi eux, une ment lénifiant, destiné à
au but de cette insoute- pour célébrer une victoire parasiter la célébration imposante fleur de lotus. brosser le pays hôte dans
nable séance, ses joueurs militaire, le bisht est porté argentine et brouiller Pourquoi ? « Parce qu’elle le sens du poil (« Je sais
festoient aux quatre coins par les hommes des pays les images de la remise pousse dans des endroits ce que ça fait d’être discri-
du Lusail Stadium, de la péninsule Arabique du trophée. Nous nous inattendus, expliqua un miné, j’ai été victime
un podium est dressé dans les moments de contenterons de nous jour Roberto Lopez, de discrimination
à la hâte sur la pelouse, célébration comme les demander si le bisht offert exactement comme le parce que j’étais roux. »).
les joueurs français mariages ou les fêtes reli- à Lionel Messi a été fabri- talent de Lionel. » Il est En clôture, il nous a ache-
s’en vont récupérer leur gieuses. Parfois marron qué par le grand spécia- vrai, au fond, que le Qatar vés d’un grotesque look
médaille en traînant ou beige, le plus souvent liste de ce vêtement, reste un endroit inattendu costume-cravate-Stan
Liu Lu/VCG via Getty Images

les pieds quand – enfin – noir, comme ici, il est ainsi le dénommé Abdallah pour gagner une Coupe Smith de quinqua à
Lionel Messi s’avance comparable, à certains Jafar Al-Qattan, installé du monde. la recherche d’un rajeunis-
pour soulever la coupe… égards, au smoking à Al-Ahsa, en Arabie sement artificiel de
occidental. saoudite, et s’il a été taillé son image. Conclusion ?
dans du poil de chameau, Passons maintenant
comme il se doit. à autre chose.

36
Ukraine, Afghanistan, Syrie…
Plus de 100 millions de personnes
déplacées de force dans le monde.
Qui aurait pu imaginer ?
Plus de 7 millions de personnes ont fui la guerre en Ukraine. 50 % de la population afghane dépend de l’aide humanitaire. Près de 2 millions
d’enfants syriens de moins de 11 ans sont réfugiés et n’ont pas ou peu de souvenirs de leur pays. Les équipes du HCR, l’Agence des Nations
Unies pour les réfugiés, sont mobilisées pour protéger les personnes déracinées à travers le monde. Dans l’urgence, pour sauver des vies
en fournissant des abris, de la nourriture, de l’eau et des soins médicaux aux personnes déplacées de force. Sur le long terme, elles leur
donnent aussi les moyens de se construire une vie meilleure, en facilitant l’accès à l’éducation ou à la formation.
Face à l’inimaginable, agissons ensemble !
© UNHCR/Andrew McConnell

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LA SEMAINE

“SORTEZ COUVERTS”… même si vous les yeux, admettre les grossesses non désirées montré que les interdits de Rome en matière
êtes à découvert. Trente ans après le slogan forçant au mariage des adolescentes de seize sexuelle ne sont pas suivis par une majorité de
popularisé en 1992 par l’animateur Christophe ou dix-sept ans ? », questionne le journaliste. catholiques ». Le 15 novembre 1988, Robert
Dechavanne, Emmanuel Macron l’a réactua- L’époque est encore au préservatif honteux. Solé juge l’attitude de l’Église « incompréhen-
lisé en annonçant, le 8 décembre, la gratuité La décennie 1980 va, progressivement, sible, pour ne pas dire dangereuse ». Sans
des préservatifs masculins pour les 18-25 ans, ­changer la donne. Le 10 septembre 1984, les la bénédiction de Rome – mais avec celle
à partir du 1er janvier 2023. Au lendemain de mots « sida » et « préservatif » se côtoient dans de la Fédération protestante de France –,
cette déclaration, le président, interpellé sur un article du Monde pour la première fois. Dans les ­campagnes publicitaires se multiplient.
le sujet, a ajouté que cette « petite révolution un texte à la « une » du journal, intitulé « Après En ­septembre 1991, Johnny Hallyday poursuit
de la prévention » serait étendue aux mineurs, un an de réserve, les militants gay prennent le en ­justice l’Agence française de lutte contre le
sur fond de recrudescence des infections sida au sérieux », Laurent Greilsamer évoque sida pour des affiches montrant un préservatif
sexuellement transmissibles. un tract diffusé par des médecins gay, « dans « coiffé à la rocker, déclarant : “Ah que avec moi,
Le mot « préservatif » désignant l’étui en latex lequel il est précisé que l’évolution du sida est une femme elle se sent protégée” », raconte
apparaît pour la première fois dans les colonnes “la plupart du temps mortelle” et qu’en matière Maurice Peyrot, présent au procès. Le chanteur
du Monde le 29 mai 1956. L’article, intitulé de prévention, “la limitation du nombre de par- obtient 1 franc symbolique. Peu importe, les
« Faut-il introduire en France le contrôle des tenaires sexuels, l’abstention de don du sang messages portent. En 1992, plus de 110 mil-
naissances ? », est signé J. Piatier – Jacqueline ainsi que l’usage des préservatifs semblent, à lions de préservatifs sont vendus en France, un
de son prénom, entrée au journal en 1945, l’heure actuelle, les seules mesures volontaires chiffre en hausse de 17 % par rapport à l’année
se contente de son initiale afin que les lecteurs raisonnables” ». Pour autant, faire la réclame précédente, rapporte Le Monde le 30 octobre
qui ne la connaissent pas puissent penser qu’il des étuis en latex est à l’époque interdit. 1993. La TVA sur les condoms est passée de
s’agit d’un homme. L’autrice, donc, relate la pro- Claude Sarraute le déplore dans un billet, le 18,6 % à 5,5 %, mais leur prix reste un pro-
position de trois « députés progressistes » visant 16 novembre 1985. Aux États-Unis, note-t-elle blème. Dans un article intitulé « Les “épiciers”
à abroger deux articles de la loi de 1920 contre avec gourmandise, il existe des exemplaires du latex », publié le 22 juin 1993, Philippe
la contraception et l’avortement. « Il ne s’agit « à la framboise ou au citron ». En France, Baverel regrette que le préservatif soit devenu
que de lever les interdits qui pèsent sur la vente on est encore novice. Face à ce « boom sans un marché presque comme un autre, avec un
de certains appareils et produits anticoncep- ­précédent du “french glove” », elle prévient : prix moyen de 3,96 francs l’unité qui cache de
tionnels, précise la journaliste. Or dans les faits, « Ne faites pas comme ce provincial très près grandes disparités. « L’opération “Sortez cou-
que modifiera cette abrogation ? Elle entraînera de ses sous, qui, après usage, les rinçait et les verts”, lancée cet été par les pouvoirs publics
d’abord le libre trafic commercial de préserva- faisait sécher pour s’en resservir à l’occasion. » avec les fabricants et les pharmaciens (plus
tifs féminins et d’eux seuls, car par une curieuse Mais très vite, le temps n’est plus à la rigolade. de 2 millions de préservatifs vendus en août
anomalie, les préservatifs masculins, parce La maladie et le décompte des morts semblent à 1 franc pièce), a fait long feu », déplore-t-il.
qu’ils sont dits “antivénériens”, sont libres dans inarrêtables. À l’été 1986, une brève informe les Le préservatif, au tournant du siècle, apparaît
le commerce, comme sont librement vendus les lecteurs que « Michèle Barzach, ministre délé- moins fréquemment dans les pages du Monde,
fameux “calendriers” de la méthode Ogino [qui guée à la santé, annonce le 23 juin qu’elle va alors que les chiffres de l’épidémie de sida se
consiste à s’abstenir durant la période de fécon- abroger la loi interdisant aux fabricants de pré- stabilisent. Mais il revient à intervalles réguliers,
dité de la femme]. » Il faudra tout de même servatifs de faire de la publicité ». Il faut mobili- que ce soit pour mentionner qu’en 2000, 90 %
attendre onze ans avant la loi Neuwirth (1967) ser l’opinion. Le journal relaie les premières des 15-24 ans l’utilisent lors de leur premier
légalisant la contraception, et huit de plus avant campagnes de sensibilisation et les opérations rapport, ou qu’en 2007, seuls 34 % des lycées
la loi Veil (1975) autorisant l’avortement. en tout genre : premiers distributeurs sur un disposent d’un distributeur. Ou encore pour
Si le modèle féminin est évoqué dans cet campus, à Grenoble (janvier 1987), condoms s’indigner, dans un éditorial, en mars 2009,
article, il disparaît quasiment par la suite. gratuits dans les armées (avril 1987), autorisa- de propos du pape Benoît XVI, jugé « plus
Le préservatif se fait très discret dans les tion des préservatifs dans les prisons françaises ­intégriste que Jean-Paul II ». Après une annonce
pages du Monde durant les années 1960 et (décembre 1987)… En 1988, Le Monde rend de la ministre de la santé Agnès Buzyn, écrit
jusqu’à la fin des « trente glorieuses ». Le mot aussi compte de la parution, dans 50 millions François Béguin le 28 novembre 2018, il sera
apparaît alors moins d’une dizaine de fois par de consommateurs, d’une étude qui fait grand désormais « possible de se faire prescrire – et
an dans des articles toujours, ou presque, liés à bruit, alertant sur le manque de fiabilité des donc de se faire en partie rembourser – des
la contraception et au contrôle des naissances. exemplaires vendus par certaines marques. préservatifs masculins ». À partir du 1er janvier,
Le 10 mars 1976, Bruno Frappat relate le Le journal note aussi l’opposition répétée de plus besoin de prescription, leur gratuité ne
­procès à venir d’un éducateur de la maison l’Église catholique face à ce moyen de contra- sera soumise qu’à une seule condition, l’âge.
des jeunes de Nantes, jugé pour « incitation de ception. « Le préservatif est, à l’heure actuelle,
mineurs à la débauche ». Son tort ? Avoir fourni selon les spécialistes, le seul moyen de lutter
des préservatifs à des adolescents lors d’un ­efficacement contre l’épidémie », rappelle
week-end à la campagne. « Fallait-il se boucher Le Monde, soulignant que « des enquêtes ont Texte Yann BOUCHEZ

PRÉSERVATIF
LE 29 MAI 1956, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT
Lola Lafon,
au café La Vieille
Pie, dans le
LE MAGAZINE
18e arrondis­
sement de Paris,
le 24 novembre.

Lola Lafon, une plume contre les non-dits.


SON LIVRE, “QUAND TU ÉCOUTERAS CETTE CHANSON”, EST UN DES GRANDS SUCCÈS DU MOM ENT. ÉCRIT
APRÈS UNE NUIT PASSÉE DANS LA MAISON ANNE-FRANK, À AMSTERDAM, IL EXPLORE LE REGARD POSÉ SUR
L’ADOLESCENTE. LA FIGURE DE LA JEUNE FILLE EST AU CŒUR DE TOUTE L’ŒUVRE DE L’AUTRICE. APRÈS AVOIR
M ILITÉ DANS DES COLLECTIFS ANARCHISTES ET FÉM INISTES, ÉTÉ DANSEUSE PUIS CHANTEUSE, LOLA LAFON
TROUVE DEPUIS VINGT ANS SA VOIE DANS L’ÉCRITURE. AVEC SES MOTS, ELLE ÉVOQUE SES DRAM ES INTIM ES ET
AFFRONTE AUJOURD’HUI LES FANTÔM ES DE SA FAM ILLE JUIVE. Texte Dominique PERRIN — Photos Charlotte YONGA

39
LE M AG A ZINE

Charlotte Yonga pour M Le magazine du Monde

Lola Lafon,
rue Pajol, à Paris,
le 24 novembre.

40
LA
nuit vient de tomber Avec son septième livre, elle reçoit désormais « très profond » du texte, en a recopié des phrases
sur Rennes, l’écri- des réactions d’hommes, en croise lors des ren- dans le journal de ses lectures. Sa mère, Fanny
vaine que tout le contres. De façon plus générale, son récit Letournel, 44 ans, cheveux courts, grosse écharpe
monde attend ne déclenche une curieuse envie d’écrire. Les mes- jaune et Doc Martens montantes, a emporté le
devrait pas tarder. sages affluent sur son compte Instagram et sous roman lors d’un week-end à Amsterdam. Son
Dans la  salle, une une forme que l’on pensait rangée au rayon compagnon, également présent ce soir, le lui
soixantaine de lec- vieillerie : des lettres manuscrites. Depuis la sor- avait offert avant le départ. Celle qui travaille
teurs. Une prof de tie du roman, à la mi-août, elle en a reçu près au quotidien avec des mineurs réfugiés partait
français corrige au stylo rouge ses copies de 1re. d’une centaine. Les lecteurs lui parlent du géno- seule – « pour me retrouver », dit-elle. Amsterdam,
Un jeune homme de 27  ans, crâne rasé et cide des juifs, de l’exil, de la mort, de la néces- c’est le premier voyage qu’elle a réalisé avec un
lunettes, a mis une belle chemise, un costume et sité d’écrire… Même l’éditrice de Ma nuit au amoureux, mort il y a neuf ans, dont on sent que
roulé plus d’une heure depuis Saint-Brieuc pour musée, Alina Gurdiel, ne s’attendait pas à ce le décès est encore à vif. Le récit l’a « boulever-
écouter celle dont il vient de commencer le der- succès : « À ce point, c’est une surprise. » sée », elle y a lu le vide, l’absence, la transmission.
nier livre. Diplômé d’histoire et en recherche Quand tu écouteras cette chanson a reçu le prix « Je ne suis pas une exilée, je ne suis pas juive,
d’emploi, Jocelyn Emmanuel n’avait jamais rien du roman des Inrockuptibles et le prix Décembre, explique-t-elle, mais j’y ai trouvé des choses sur
lu d’elle. C’est une amie féministe, fan de l’au- à cinq voix contre quatre pour ce dernier. La pré- les épreuves de la vie… » L’homme disparu est le
trice, qui lui en a parlé cet été, et le voilà conquis : sidente de ce jury, Chloé Delaume – par ailleurs père d’Emma. Lola Lafon écoute la famille, ne
« Je suis obligé de me modérer, de ralentir la lec- amie de l’écrivaine – s’en réjouit : « Lola est une sait que dire, « juste merci ». « C’était intense,
ture pour savourer. C’est tellement rare qu’un autrice qui a une conscience politique. Nous avons souffle l’écrivaine, une fois le public parti. Les ren-
livre soit si prenant. » Il est 18 h 05. Jupe à car- bien notre Nobel, Annie Ernaux, mais dans notre contres sont souvent très émotionnelles. Parfois
reaux noirs et blancs, col blanc sur pull noir, génération, il n’y en a pas beaucoup d’autres, sinon des gens pleurent. Je ne sais pas ce qu’il se passe,
vernis noir et frange blonde, voici, en version Lola. Elle tient le rôle de l’auteur dans la cité. Et puis et c’est peut-être bien ainsi… Mon compagnon, qui
bicolore, Lola Lafon. elle a un sens de la construction romanesque hors est musicien, se moque, il me dit qu’il ne faut pas
Ce 17 novembre, elle présente Quand tu écoute- du commun. » Le livre s’est déjà vendu à que je devienne une prêtresse ! »
ras cette chanson (Stock), lors d’une rencontre à 50 000 exemplaires : un excellent score, au regard Pour l’instant, elle se contente de mettre des mots
l’Espace Ouest-France organisée par la librairie des mauvais chiffres de l’année en librairie. La sur des non-dits. Dans son récit, elle dévoile ce
Le Failler. Pour ce récit publié par la collection popularité de Lola Lafon ne faiblit pas depuis son qu’elle a longtemps mis de côté, sa judéité : « Je
Ma nuit au musée, qui invite, comme son nom premier succès public, en 2014, avec La Petite fais mon coming out juif. » Ses grands-parents
l’indique, des écrivains à passer une nuit entière Communiste qui ne souriait jamais, sur la mytholo- maternels, juifs d’Europe de l’Est, se sont exilés à
seuls dans l’espace d’un musée, elle a choisi la gie entourant la gymnaste roumaine Nadia Paris pour fuir les persécutions. Sa grand-mère,
Maison Anne-Frank, à Amsterdam. Lola Lafon Comăneci (115 000 exemplaires, poches compris), Ida, est arrivée de Pologne au début des
raconte sa nuit passée dans l’Annexe, cette suivi en 2017 de Mercy, Mary, Patty, sur Patricia années 1930 pour rejoindre son frère plus jeune,
cachette de 40 mètres carrés où Anne Frank, sa Hearst, riche héritière enlevée dans les déjà en France. Son grand-père, Grichka, dit
sœur Margot, leurs parents et quatre amis, tous années 1970 par un groupe d’extrême gauche dont Georges, est, lui, venu de Biélorussie, à la même
juifs, ont vécu vingt-cinq mois sans faire de bruit, elle rallie la cause (32 000 exemplaires). En 2021, époque. Pendant la guerre, le couple, proche des
de juillet 1942 à août 1944, avant d’être déportés son roman sur la pédocriminalité dans le milieu milieux communistes, a fui Paris à temps et n’a
par les nazis. Seul Otto Frank, le père de l’adoles- de la danse, Chavirer, toujours chez Actes Sud, a pas été raflé par la police française. Mais ils ont
cente, survivra, et fera publier ses écrits. atteint les 100 000 ventes. tous deux perdu leur famille, restée dans leur pays
D’Anne Frank, chacun connaît ce Journal, mais qui Aujourd’hui, l’écrivaine suit de loin l’adaptation en d’origine. « Pendant mon enfance, j’ai le souvenir
sait qu’on en a surtout retenu une version édulco- série de trois de ses ouvrages et prépare un roman que l’absence tenait un grand rôle et que la judéité
rée, lissée, au nom de la réconciliation. Dans les graphique avec la dessinatrice Pénélope Bagieu, était totalement rattachée à la Shoah », confie Lola
années 1950, le producteur qui l’a adaptée à sur un sujet encore confidentiel. L’ancienne mili- Lafon. Elle raconte des grands-parents « pas ras-
Broadway trouvait ainsi le texte « trop triste, trop tante libertaire, qui a été danseuse puis chanteuse, surants, si anxieux qu’ils ont l’air fous ». Au lycée,
juif », explique Lola Lafon. « L’image d’Anne Frank a trouvé sa place. « Je ne sais pas comment le dire elle sèche un cours d’histoire pour éviter un film
en couverture de son journal, la photo de la jeune pour que ça ne soit pas ridicule, confie-t-elle. Je ne sur le génocide. Elle ne veut pas être juive. « J’avais
fille souriante, peut nous arranger. Cette nuit-là, je suis pas croyante mais je pense qu’il y a pour chaque envie de repousser tout ça, comme quelque chose
ne me suis pas arrangée avec les choses. » L’horreur, personne une “chose à faire”. Ce n’est pas religieux, d’écrasant dont je ne savais que faire. Il y avait
Lola Lafon veut la dire, l’écrire. « On connaît tout donc je ne dirais pas une “mission”, mais une chose vraiment ce désir de ne pas faire partie de cette
d’elle, sauf sa mort, observe-t-elle. Les deux sœurs à faire. Moi, c’est écrire. Défaire certains silences. » histoire-là. » Mais elle le sait, un jour ou l’autre elle
sont mortes du typhus, elles n’avaient plus de che- Est-ce cet engagement qui secoue tant ceux qui devra s’y confronter. « Il y a des livres qu’on veut
veux, elles n’avaient plus de dents. À Bergen- la lisent ? À Rennes comme dans les lettres, on écrire, d’autres qu’on évite d’écrire : c’est ceux-là
Belsen. » Le public l’écoute, bouche bée, la prof de trouve autant de raisons au succès du récit que que j’écris », revendique-t-elle.
français prend des notes. de personnes. Jocelyn Emmanuel parle de réso- Quand l’éditrice Alina Gurdiel lui propose d’inté-
Cela ne se voit pas, mais Lola Lafon « est en nances avec ses arrière-grands-parents résistants grer la collection Ma nuit au musée, l’écrivaine
vrac ». Elle n’a pas dormi de la nuit, souffre d’un qui ont caché des juifs en Bretagne et se dit sur- se souvient que l’idée de l’annexe s’impose
torticolis et du dos. Elle enchaîne les rencontres, tout touché par les doutes de la narratrice : « La comme une évidence. Lola Lafon a lu Le Journal
Brest la veille, Toulouse, Montreuil et Paris la crainte de ne pas être la bonne personne pour d’Anne Frank vers 10 ans, il lui a donné envie
semaine suivante, Nantes ensuite… L’écrivaine écrire cette histoire, le sentiment d’être un impos- de démarrer le sien. Sa grand-mère lui a confié
est la première à s’en étonner : « Avec ce livre, teur, cela parle… » Après la présentation et une médaille à l’effigie de l’adolescente. Tous les
il se passe quelque chose. » Déjà, l’autrice de quelques questions, chacun défile, exemplaire signes sont là. « Je vis aussi la montée de l’extrême
52 ans découvre les lecteurs. Elle connaissait sous le bras, pour le faire dédicacer et échanger droite qui reprend tous les thèmes antisémites,
les  lectrices, les lecteurs, moins. Féministe avec l’autrice. À voix basse. La salle prend sou- je sais qu’il y a une forme de danger permanent. »
engagée, celle qui, dans ses romans, se dain des airs de confessionnal. Voici le tour Cela achève de la convaincre, le moment est
concentre sur le regard posé sur la figure de la d’Emma Lagrée, 16 ans, et de sa famille. C’est sa venu. Mais le 16 août 2021, à l’avant-veille de se
jeune fille et qui a très tôt écrit sur les violences mère qui lui a recommandé le livre. Elle a aimé rendre au musée, elle se sent soudain mal.
sexuelles est portée par le mouvement #metoo. la fin (dont on ne révélera pas la teneur), le côté Une forte fièvre la met à plat. La peur.
LE M AG A ZINE

“ JE NE SUIS PAS CAPABLE quinze ans, en fait deux à trois fois par semaine.
Elle ôte son bombers, ses ongles sont marine
grand monde, à part Virginie Despentes ». À ce
moment-là, Lola Lafon est sauvage, un peu raide,
DE PARLER DE VIOL DANS LA avec des paillettes sur le pouce. Sa voix est ne veut rien changer au texte. Ils font pourtant
VRAIE VIE. J’AI UNE AMIE QUI douce, ses mots pesés, sa révolte est dans ses
livres. Elle raconte une vie démarrée à l’Est, à
affaire. En mai 2003, sort Une fièvre impossible à
négocier. Le livre se vend à près de 6 000 exem-
EST PSY, JE LUI AI DEMANDÉ l’époque du rideau de fer. plaires (15 000 avec les poches). Lola Lafon a
S’IL FALLAIT PARLER, ELLE Née en janvier 1970 à Dunkerque, elle passe son
enfance en Bulgarie puis en Roumanie. Ses
33 ans, sa vie ne sera plus jamais la même.
Cette première fiction contient son cauchemar.
M’A RÉPONDU : ‘IL NE FAUT parents, tous deux professeurs de littérature à « Je ne veux pas vraiment mourir, je ne peux pas
PAS OBLIGER LES GENS, l’université et communistes, ont demandé à tra-
vailler à l’Est. Ils rentrent s’installer à Vincennes,
vivre avec ce qu’il a fait c’est tout », observe
Landra, la narratrice, au début du roman.
C’EST UNE VIOLENCE AUSSI.’ près de Paris, quand Lola Lafon a 12 ans, sa sœur Landra, c’est un peu elle. Lola Lafon a été violée
JE SUIS INCAPABLE DE LE aînée 18 (Isabelle Lafon est aujourd’hui comé-
dienne au théâtre et metteuse en scène). Son
à 23 ans, un soir de septembre 1993, par un
homme avec qui elle avait une relation amou-
RACONTER, MAIS JE PEUX père, Henri Lafon (décédé en 2006, à 68 ans), est reuse. Elle n’en dit guère plus sur les faits. « Je ne
ÉCRIRE DES TAS DE un spécialiste du XVIIIe siècle. Il publie des essais
et aussi un roman, Crébillon-sur-Danube
suis pas capable de parler de viol dans la vraie
vie. J’ai une amie qui est psy, je lui ai demandé
CHOSES… C’EST PAR LA (Seuil, 1979). Elle est très proche de lui – « mon s’il fallait parler, elle m’a répondu : “Il ne faut pas
LITTÉRATURE QUE JE PARLE père, c’était mon ami », confie-t-elle aujourd’hui.
Mais le voir enfermé dans son bureau toute la
obliger les gens, c’est une violence aussi.” Je suis
incapable de le raconter, mais je peux écrire des
AUX GENS.” LOL A L AFON journée ne lui donne pas du tout envie de l’imi- tas de choses, c’est comme ça… C’est par la litté-
ter. Ce qu’elle veut, c’est danser. Au fil du temps, rature que je parle aux gens. » Dans ses pages,
elle pratiquera tous les styles, classique, modern elle reste elliptique, de peur, comme elle l’écrit,
jazz, contemporain, « avec une dévotion chris- que « les images et les mots, si je les prononce,
tique » : « Plus ça fait mal, plus je travaille. » Elle deviennent des fous, obscènes et absurdes ». Elle
sort du lycée, ne va jamais au café, file à la danse. porte plainte plusieurs années après : « Sortir
L’été, elle suit des stages au centre Rosella d’une relation “d’emprise”, comme on dit
Hightower, à Cannes. Un bac littéraire en poche, aujourd’hui, et oser parler prend du temps,
elle prend des cours d’anglais pendant quelques encore plus avant #metoo », analyse-t-elle

SA
mois à la fac de Censier, mais préfère mettre maintenant.
toute son énergie à répéter, faire des spectacles,
enchaîner les castings pour des pubs. Au bout de plainte fait l’objet
cinq ans, elle sature de ce milieu et, en 1992, d’un non-lieu.
« J’explique à Alina Gurdiel que je ne pourrai s’envole vers New York pour être fille au pair et Son agresseur
pas faire le voyage. Mais le matin du départ, je suivre une école de comédie musicale, HB Studio. l’attaquera plus
vais mieux et je sais qu’il faut y aller, que je veux Fini la danse, elle sera chanteuse. De retour à tard en diffama-
y aller. » Avec ce récit, elle réussit un savant Paris au bout d’une petite année, elle crée le tion et Lola
numéro d’équilibrisme : raconter comment son groupe de « rock balkanique » Leva. Lafon gagnera la
histoire familiale se reflète dans celle d’Anne Celle qui ne voulait surtout pas écrire de livre, procédure. C’est
Frank, avec sobriété. Sans récupérer un trauma- mais invente des chansons ou rédige des textes à cette époque, au milieu des années 1990,
tisme qui n’est pas le sien, sans paraître « obs- pour des fanzines, finit un jour par terminer un qu’elle décide de vivre autrement. « Elle s’engage
cène », comme elle le redoutait tant. texte. Nous sommes à l’automne 2002. Elle le dans des groupes anarchistes et autonomes, qui
L’écrivaine brise aussi les silences de sa mère sur fait lire à celui qui est, aujourd’hui encore, son l’aident à se reconstruire, raconte Luis Pitiot. Elle
son enfance. Sa fille, vers la vingtaine, avait fini premier lecteur, Luis Pitiot. Son premier amour a besoin de faire, d’être vivante. » Pique-niques
par obtenir quelques précisions. Avant d’en par- devenu son meilleur ami. « Lola est un peu en sauvages au Bon Marché en se servant dans les
ler dans son dernier livre, elle écrivait déjà dans miettes à cette époque, se souvient-il. Elle fait lire rayons, manifestations antifas, fascination pour
Chavirer, en 2020 : « La mère de Yonasz avait son livre à son père, il le trouve extra. Il l’imprime les textes du sous-commandant Marcos… Plus
appris à se taire avant même de savoir parler ; dès en dix exemplaires et la persuade de l’envoyer à tard, dans une triste ironie de l’histoire, elle
l’âge de 4 ans, elle savait se présenter sous un nom des éditeurs. » Le roman raconte l’histoire de comprendra que dans un des squats où elle
d’emprunt. Elle avait été cachée dans des granges, Landra qui, pour tenter de survivre à un viol, vit vivait, celui de la rue Saint-Sauveur, elle a côtoyé
des couvents et aussi au sein de ces familles pro- dans un squat parisien aux côtés d’activistes un violeur en série arrêté en 1998 : Guy Georges.
testantes à Vif, en Isère, et au Chambon-sur- anarchistes. Lola Lafon l’envoie à trois éditeurs. « Je ne pouvais soupçonner quoi que ce soit »,
Lignon, en Haute-Loire. » C’était en réalité l’his- Début janvier, l’écrivain Frédéric Beigbeder, qui souffle-t-elle aujourd’hui.
toire de sa propre mère. Ses parents, pour la vient d’arriver chez Flammarion, l’appelle. « Mon premier roman m’a vengée, observe-t-elle.
protéger, ont dû se séparer d’elle. La petite « Il me dit cette phrase que je n’oublierai jamais : Je n’ai pas utilisé la littérature pour ça, mais il a
Jeanne était une enfant invisible, une enfant “Votre livre est génial : vous pouvez me croire, je mis fin à quelque chose d’écrasant. » À la sortie
cachée. Le 2 octobre, elle était au Mémorial de la suis éditeur depuis cinq minutes.” Je rencontre alors du livre, son avocat, Frédéric Bibal, l’a félicitée.
Shoah, à Paris, pour assister à la présentation par quelqu’un qui adore les textes, très loin de son per- « Face aux limites de la justice, elle a trouvé une
sa fille de Quand tu écouteras cette chanson. sonnage public. » Lui se souvient de l’élan du récit. réponse artistique au mal qu’elle a subi », se
Lola Lafon ne voulait surtout pas devenir écri- « Ce qui m’épate, c’est l’urgence de ce premier réjouit-il encore aujourd’hui. D’autres mots l’ont
vaine. Enfant, elle écrivait beaucoup, mais elle manuscrit. À l’époque, il n’y a pas de récit sur les aidée, un peu plus tôt. En partie grâce à Luis Pitiot,
se voyait danseuse. Ce jour de fin novembre, black blocs. C’est un livre très énergique, avec une déjà lui. Un mètre quatre-vingts, crâne rasé, fines
quand elle arrive à 15 heures dans un café du colère lyrique. Un mélange de révolte et de naïveté taches de rousseur et piercing dans le sourcil
18e arrondissement, pas très loin du quartier poétique. Lola Lafon n’est pas une ironiste, ni une droit, on comprend à son aspect posé comment
populaire Marx-Dormoy, où elle habite, elle sort blasée de Saint-Germain-des-Prés. » Dans ce style il est devenu, sous la plume de son amie, un
d’un cours de danse classique. Elle a repris il y a – comprenez hors du sérail –, « il n’y a alors pas Docteur Justice « à l’esprit tibétain », en

42
Charlotte Yonga pour M Le magazine du Monde

Lola Lafon lors


d’une rencontre-
dédicace à la
librairie Libertalia,
à Montreuil,
le 24 novembre.
LE M AG A ZINE

Charlotte Yonga pour M Le magazine du Monde

Lola Lafon, devant


la librairie Libertalia,
à Montreuil.

Page de droite,
son dernier livre.

44
référence au médecin karatéka de comme on voulait, on avait le droit à l’avorte- à sept versions... ses amis parlent plutôt de vingt.
Pif Gadget. Tous les deux se connaissent depuis le ment. J’ai grandi en me disant que ma vie serait la À chaque manuscrit, Marie-Catherine Vacher est
collège, leurs parents débattaient dans la même même que celle d’un homme, et puis voilà… » séduite par la « puissance de son regard » : « Lola est
cellule du PC, à Vincennes. Ils sont « sortis En réalité, cet « et puis voilà… » a commencé très aux aguets, inquiète au sens noble du terme, intran-
ensemble » quand Lola avait 18 ans et Luis 23, cela tôt, bien avant le viol de 1993. Comme Cléo dans quille. C’est une combattante. »
a duré plusieurs années. En réalité, ils ne se sont Chavirer, Lola Lafon a 13 ans quand elle est vic- Combattante car avant tout petite-fille d’Ida
jamais quittés. Ils s’appellent tous les jours ou time d’agressions sexuelles par un couple de Goldman. « Il faut lutter », répétait sa grand-
presque. Lui aussi a fréquenté des collectifs anar- pédocriminels qui sévit dans le milieu de la mère, morte en 1990. Pas besoin de dire pour-
chistes. Éducateur de rue et aujourd’hui chef de danse, à Paris. Elle assure n’avoir jamais retrouvé quoi ni contre qui, toute la famille comprend.
service dans une association de prévention spé- leur identité. Elle devient ensuite anorexique, Lutter pour que le génocide ne se reproduise
cialisée dans le 13e arrondissement, il a une for- jusqu’à être hospitalisée, à 19 ans. « C’est un par- pas. Juive, laïque et communiste, sa grand-mère
mation d’infirmier psychiatrique. Un jour de 1997, cours tragiquement banal, observe-t-elle. J’ai est la sœur du résistant Alter Mojsze Goldman,
il lui donne des brochures du Collectif féministe l’impression que si vous avez été une victime de membre des Francs-tireurs et partisans – Main
contre le viol. Elle appelle le numéro vert, se laisse pédocriminalité et que ce n’est pas débrouillé, cela d’œuvre immigrée (FTP-MOI), décoré de la
convaincre de rejoindre un groupe de parole, fait de vous une proie. Mais on peut mettre fin à Légion d’honneur en 1988, juste avant sa mort.
même si, soi-disant, elle « n’en [a] pas besoin ». cet enchaînement, ce n’est pas une fatalité. » Elle L’oncle de l’écrivaine a eu quatre enfants, dont le
C’est Suzy Rojtman, aujourd’hui porte-parole du terminait Chavirer, en janvier 2020, quand elle se chanteur Jean-Jacques Goldman et Pierre
Collectif national pour les droits des femmes, qui plonge dans Le Consentement, de Vanessa Goldman. Célèbre militant d’extrême gauche,
écoute la dizaine de participantes, leurs mots qui Springora, qui raconte sa relation sous emprise, compagnon de route des débuts de Libération,
sortent enfin et se ressemblent tant. C’est là que à 14 ans, avec l’écrivain Gabriel Matzneff. Elle fait ce cousin a été assassiné en 1979 en plein Paris,
Lola Lafon prend conscience que son histoire une crise d’angoisse, pour la première fois de sa à bout portant, dans des conditions restées obs-
individuelle est un « cauchemar collectif ». vie. « J’ai l’impression que je ne peux plus respirer, cures. Lola Lafon, qui vivait alors en Roumanie,
Clémentine Autain rejoint ce groupe peu de une sensation physique d’étouffement… Alors je n’a rencontré Pierre Goldman que deux fois lors

DE
temps après et devient amie avec Lola Lafon pars vite faire un cours de danse. » d’un repas de famille, mais cite souvent son livre,
– elles se voient encore une à deux fois par an. La Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France
députée La France insoumise a été violée à 22 ans tout cela, son édi- (Seuil, 1975), comme une référence.
alors qu’elle se rendait à un cours de préparation trice à Actes Sud ne Quand elle a fui la Pologne, Ida Goldman avait
au Capes, à Stains, par un homme qui sera savait rien. Jamais emporté peu de vêtements dans sa valise, mais
condamné à treize ans de prison. « Pendant ces Marie-Catherine n’avait pas oublié son col Claudine amovible, à
soirées, Lola est plutôt économe en mots, raconte- Va c h e r n ’ a v a i t ajuster sur un corsage pour varier les tenues.
t-elle. Mais quand elle parle, c’est avec force, elle pensé à demander Arrivée à Paris, elle est devenue manucure. Ah
exprime beaucoup de souffrance. Je suis très admi- à Lola Lafon si l’his- tiens… « J’ai une obsession pour les ongles »,
rative de voir comment elle l’a transformée, com- toire de Chavirer avoue Lola Lafon, qui jamais ne sort sans vernis,
ment elle s’est, depuis, épanouie. Sa révolte lui a avait un quelconque rapport avec sa propre his- et par ces détails conjure l’oubli. Souvent, elle
permis de survivre. Avec son dernier livre, magni- toire. Elle ne l’apprend qu’une fois le livre sorti. porte elle aussi un col Claudine blanc qui lui
fique, elle franchit une étape de maturité, comme « Elle a dû me prendre pour une idiote de ne lui donne des airs d’enfant sage. Comme lors de
si quelque chose encore avait lâché. » Elles ne par- avoir jamais posé cette question », se dit-elle cette soirée à Rennes, où elle a parlé de sa grand-
tagent pas tout à fait les mêmes idées. En bonne aujourd’hui. Au contraire, c’est cela qu’aime Lola mère « empêchée », cette « ancienne jeune fille
libertaire, Lola Lafon ne vote pas toujours et ne Lafon : une éditrice concentrée sur le roman, née à Lublin, comme elle l’écrit, qui avait désiré,
dit pas pour qui quand elle le fait, mais toutes disponible pour entendre ses doutes, nom- voulu, rêvé, mais qui n’avait rien pu, rien eu ».
deux sont devenues féministes de la même breux. L’écrivaine a quitté Flammarion pour Ida, qui avait dû quitter l’école très jeune, avant
façon. Par leur corps. « J’ai été élevée dans une Actes Sud en 2014, quand elle finalisait La Petite ses 10 ans. Ida, qui regardait « Apostrophes »
fiction, constate l’écrivaine. Supposément, le fémi- Communiste qui ne souriait jamais. Depuis, l’édi- tous les vendredis soir et aimait tant entendre les
nisme avait vaincu. Tout allait bien, on s’habillait trice et l’écrivaine sont devenues inséparables, écrivains parler de leurs livres.
hormis pour ce dernier livre sur Anne Frank.
« Lola est d’une grande fidélité à ses propres
thèmes, celui de la jeune fille, de son corps et de
ce qu’on en fait, elle le réinvente à chaque fois,
analyse Marie-Catherine Vacher. C’est ce qui
s’appelle faire œuvre. »
La création pour Lola Lafon n’est pas une partie de
rigolade. Elle veut tout maîtriser. Lever à 6 heures,
thé, début de l’écriture à 7  heures jusqu’à
12 heures, week-end compris. Elle travaille au
“JE SUIS TRÈS ADMIRATIVE calme, chez elle, où elle vit seule. Elle n’a pas d’en-
fant et son compagnon, Olivier Lambert, avec
DE VOIR COMMENT LOLA lequel elle prépare un nouveau spectacle sur des
A TRANSFORMÉ SA textes inédits (à Vannes, en mars), habite dans son
propre appartement. Pour chaque livre, elle pré-
SOUFFRANCE, COMMENT pare un plan très détaillé et tapisse ses murs de
ELLE S’EST ÉPANOUIE. Post-it. « Un peu comme Carrie dans la série
Homeland », rit-elle. Elle consacre l’après-midi à
SA RÉVOLTE LUI A PERMIS des relectures, des corrections. « Elle est extrême-
DE SURVIVRE.” ment perfectionniste, constate Alina Gurdiel. Elle
répond de chaque phrase, de chaque mot, de chaque
CLÉMENTINE AUTAIN, DÉPUTÉE LFI
ET AMIE DE LOL A L AFON virgule. C’est de l’orfèvrerie. » L’écrivaine rédige six
Raphaël Ayma,
20 ans, sur un
marché d’Aix-
en-Provence,
le 10 décembre.
Le jeune homme
fait partie de
l’association
Tenesoun,
un groupe
d’ultradroite
héritier d’un
mouvement
néofasciste, qui
affirme pratiquer
une « écologie
de terrain ».

CES JEUNES
IDENTITAIRES
QUI VIRENT AU VERT.
LE M AG A ZINE

IL EST UN PEU PÂLOT, coiffé Ayma apprend l’existence de


de larges mèches brunes, boucle Tenesoun grâce à des affiches col-
à  l’oreille et tee-shirt sombre. lées dans le centre-ville d’Aix-en-
Avec son look à la Nicola Sirkis, le Provence. Après une bière partagée
chanteur d’Indochine, pas évident dans leur local, il se sent comme
d’imaginer Raphaël Ayma, 20 ans, chez lui dans cette association qui
rompu aux travaux des champs. Mais reve n d i q u e 4 0   m i l i ta nt s e t
depuis qu’il a adhéré à l’association 400 adhérents à Aix et à Orange. En
Tenesoun, le jeune Aixois manie plus des opérations d’agit-prop
volontiers la pelle et la binette. Sur typiques de l’ultradroite – marche
une photo postée sur les réseaux en hommage à Lola derrière des
sociaux, on le voit torse nu partici- banderoles « l’immigration tue », col-
pant à une session de « paillage » lage d’affiches « nos villages ont
avec des camarades, une étape avant besoin de services publics, pas de
la plantation de courgettes, poireaux migrants » –, Tenesoun propose à
et légumineuses, qui seront, plus ses membres de travailler la terre à
tard, vendus à des voisins. travers l’entretien du potager com-
Malgré les apparences, Tenesoun, munautaire, de participer à des
que Raphaël Ayma a rejoint il y a un conférences sur l’écologie, des
an et demi, n’est pas un tranquille ­opérations de boycott d’Amazon ou Texte Gaspard DHELLEMMES
collectif paysan, mais un groupe de ramassage de mégots. Raphaël Photos Marion BERRIN
d’ultradroite héritier du Bastion Ayma n’affiche pas les positions
social, mouvement néofasciste dis- ­climatosceptiques courantes à l’ex-
sous par le gouvernement en 2019 trême droite. S’il boude les marches
en raison de sa violence. Contre pour le climat, « prétextes de plus
toute attente, leur combat identi- pour culpabiliser le monde occiden-
taire se pare aujourd’hui de vert. tal », il prend au sérieux les rapports
« Dans une société qui s’est tertiari- du GIEC (Groupe d’experts intergou-
sée, il est sain de revenir à la terre. vernemental sur l’évolution du
Nous pratiquons une écologie de ter- ­climat), est intarissable sur les per-
rain », explique Raphaël Ayma. Dans turbateurs endocriniens, s’inquiète
son salon, à Aix-en-Provence, il de la pollution lumineuse qui sévit à
retrace en visio son parcours mili- Aix et cite volontiers l’économiste
tant : le fils d’ouvriers qui a grandi français Serge Latouche, l’un des
dans un village en périphérie d’Aix a principaux théoriciens de la décrois-
d’abord tracté pour le Parti commu- sance. « Je suis bien plus écologiste
niste et s’est ensuite engagé dans le maintenant que lorsque j’étais com-
mouvement des « gilets jaunes ». Sa muniste productiviste », observe-t-il.
bascule à l’extrême droite daterait À l’image de Raphaël Ayma, il n’est
de ­l’assassinat de Samuel Paty, en plus rare de voir les jeunes d’ex-
octobre 2020. Lui qui compte plu- trême droite s’affirmer écologistes.
sieurs enseignants dans sa famille Plutôt « Marion » (Maréchal) que
devient préoccupé par ce qu’il « Greta » (Thunberg), ils se reven-
nomme le « grand remplacement », diquent de l’« écologie profonde »,
cette théorie complotiste populari- mouvement qui appelle à transfor-
sée par l’écrivain Renaud Camus, mer le rapport de l’homme à la
trompetant contre une supposée nature, de l’« écologie intégrale »,
submersion de l’Occident par les d’inspiration catholique, ou du
populations migrantes. Raphaël « localisme», et revisitent leur

L’effondrement de la biodiversité les alarme autant que l’immigration.


En rupture avec les positions climatosceptiques de leur camp,
de jeunes militants disputent à la gauche le monopole de la défense
de l’environnement, sur laquelle ils projettent leurs obsessions
nationalistes. Cette tendance, aux racines idéologiques anciennes,
n’échappe pas au RN, soucieux de brouiller les frontières politiques.
47
LE M AG A ZINE

préoccupation pour la planète et la « natalité démentielle » de fleuri dans les années  1970 en
à l’aune d’obsessions identitaires et l’Afrique subsaharienne. Autre signe France : la nouvelle droite. Ses idées
ultraconservatrices. Encore minori- de l’intérêt pour le sujet  : La ont été développées par l’essayiste
taire dans le camp de l’­extrême Nouvelle Librairie, librairie identi- Alain de Benoist. Ancien de la revue
droite, qui voit toujours l’écologie taire du Quartier latin, propose plu- et du parti Europe-Action de
comme une lubie de « bobo », cette sieurs rayons consacrés à l’écologie. Dominique Venner – historien et
tendance – qu’on a constatée très « Chez les jeunes, des étudiants de militant nationaliste qui s’est tiré
masculine et peu structurée – pour- Paris-IV et d’Assas, les livres sur la une balle dans la bouche à l’inté-
rait prendre de l’ampleur à mesure collapsologie et le survivalisme se rieur de la cathédrale Notre-Dame
que la crise c­ limatique s’aggrave. vendent particulièrement bien », de Paris, en 2013 –, Alain de Benoist
Loin du temps où Jean-Marie Le Pen constate le cofondateur de l’établis- a été la tête pensante du Grece
traitait les écologistes de « pas- sement, François Bousquet. Ce (Groupement de recherche et
tèques » : verts à l’extérieur, rouges proche de Patrick Buisson assure d’études pour la civilisation euro-
à l’intérieur. « On croise même des des formations au localisme à l’Ins- péenne), dont nombre d’idées
végans à l’Action française, même si titut Iliade et a disserté sur la irriguent les extrêmes droites
le clan des carnés est encore bien pré- décroissance lors de l’université actuelles. Ce dernier s’inscrit dans le
sent », remarque un militant du d’été de Reconquête !, organisée par sillage du philosophe panthéiste
mouvement nationaliste et royaliste l’ancien candidat d’extrême droite à norvégien Arne Næss, théoricien de
cofondé par Charles Maurras. la présidentielle Éric Zemmour, la « deep ecology » ou « écologie pro-
Les idées de cette « génération vert- dans le Var, en septembre. Il est fonde » : une tendance radicale pen-
brun » prospèrent dans des revues aussi le rédacteur en chef de la revue sée en opposition à l’« écologie
comme Éléments, le magazine de Éléments, qui a consacré p ­ lusieurs superficielle », ou « shallow eco-
résistance identitaire européenne « unes » à des thématiques écolos logy », qui se bornerait à concilier
Terre et peuple, les livres de la mai- (« Surpopulation  : la menace », soucis environnementaux et crois-
son d’édition Culture & Racines, à la « L’animal est une personne ? », « Le sance, sans remettre en cause les
pointe de la collapsologie, ou dans salut par la décroissance ? »). « Nous fondements de la société libérale. La
les conférences du think tank iden- avons une position originale dans nouvelle droite propose en outre
titaire Institut Iliade. Mais aussi l’univers de la droite, qui reste pour une forme d’« écologie des popula-
désormais sur les réseaux sociaux, l’essentiel hostile à l’écologie par peur tions »  : les peuples y sont vus
notamment YouTube. Ainsi de la de l’écologie punitive », convient comme des groupes ethniques
chaîne Sunrise aux 10 000 abonnés, François Bousquet. Avant de rappe- essentialisés se partageant des terri-
dont les vidéos, dites de « réinforma- ler que son camp aurait « un droit de toires qui leur seraient propres. D’où
tion », revisitent les marottes de créance historique sur l’écologie », une hantise du métissage ou, pour
l’extrême droite, « islamisation de la puisque « la droite contre-révolu- le dire de façon plus docte, une
France » et appel à la « guerre totale tionnaire est la première grande « mixophobie ».

CES
au gauchisme », et qui reprend les ­critique du progrès ». C’est cette radicalité qui a plu à
codes visuels du média en ligne Jean-Baptiste Defrance, professeur
Brut. Dans une vidéo intitulée « La d’histoire de 23  ans, lorsqu’il a
droite doit enfin assumer d’être découvert Mémoire vive (Éditions
écolo », l’animateur et fondateur de de Fallois, 2012), un livre d’entre-
la chaîne, Nicolas Faure, explique tiens d’Alain de Benoist avec
pourquoi « si on est de droite on doit François Bousquet. « Je cherchais un
être écolo », insistant sur la menace projet de société alternatif qui soit
que représentent la surpopulation compatible avec mes convictions
écolos d’extrême droite puisent à patriotes », explique l’enseignant, à
des sources idéologiques anciennes. Bordeaux, dans un café proche de la
« On considère à tort que l’écologie Garonne. Fine moustache d’escri-
serait toujours de gauche, analyse le meur et carrure de demi de mêlée,
politologue Stéphane François, Jean-Baptiste Defrance raconte une
auteur des Vert-Bruns. L’écologie de enfance dans un milieu modeste, à
l’extrême droite française (2022, Libourne, à une heure de Bordeaux,
Éditions Le Bord de l’eau). Or l’éco- élevé par une mère femme de
“DE PLUS EN PLUS DE JEUNES logie défend un conservatisme des ménage et un père cantinier. Il se
MILITANTS D’EXTRÊME DROITE valeurs : respect de la nature, des
cycles cosmiques, de la tradition,
dit « attaché à la patrie et au fait
qu’elle se pérennise comme elle a
LIENT LA QUESTION DE refus du monde moderne… Elle existe toujours été », mais aussi « curieux
L’URGENCE CLIMATIQUE aussi dans le prolongement d’une
filiation ouvertement réactionnaire
de la nature », admiratif de la « faune
africaine » et ­sensible à la question
À LA QUESTION MIGRATOIRE, et antimoderne, née de l’héritage du de la protection des  espèces.
AVEC L’IDÉE QU’IL FAUT DANS romantisme, qui sera incarnée à la
fin du XIXe siècle en Allemagne par la
À l’époque où il est ­étudiant à Assas,
Jean-Baptiste Defrance décide
LES DEUX CAS SE DÉFENDRE, mouvance völkisch, une des inspira- d’écrire son mémoire sur les conver-
D’OÙ UN INTÉRÊT IMPORTANT tions du nazisme. » Les militants
« écolos identitaires » doivent sur-
sions des droites radicales à l’écolo-
gie. Il milite aussi au syndicat pari-
POUR LE SURVIVALISME.” tout beaucoup au regain d’intérêt sien d’extrême droite la Cocarde
STÉPHANE FR ANÇOIS, POLITOLOGUE autour d’un courant de pensée qui a étudiante (fondé en 2015), où il

48
Jean-Baptiste
Defrance (ici,
le 7 décembre,
à Bordeaux),
professeur
d’histoire,
militait au sein
du syndicat
d’extrême droite
parisien
la Cocarde
étudiante.
Il regrette que
ni le RN ni
Reconquête !
ne partagent ses
préoccupations
concernant la
crise climatique.

organise des conférences sur l’éco- la biodiversité. Il n’y a pas que son « conver­gence des catastrophes »,
logie, invitant l’essayiste médiéviste fil Twitter, rempli d’articles du site économique, géopolitique, migra-
Fabien Niezgoda, qui alerte contre d’extrême droite Fdesouche, pour toire et environnementale. Parmi
les dangers de la surpopulation en témoigner, il pense aussi que ses lectures, Jean-Baptiste Defrance
dans les colonnes d’Éléments. « chaque peuple doit se développer cite Arne Næss, Alain de Benoist ou
Fabien Niezgoda a publié un livre dans son territoire ». « De plus en le trimestriel L’Écologiste, version
avec Antoine Waechter, ex-candidat plus de jeunes militants d’extrême française de la revue britannique
des Verts à la présidentielle de 1988, droite lient la question de l’urgence de référence créée en 1970, The
devenu cofondateur du Mouvement climatique à la question migratoire, Ecologist. Celui qui s’est présenté
écologiste indépendant, Le Sens de avec l’idée qu’il faut dans les deux aux municipales de 2014 à Lormont
l’écologie politique. Une vision par- cas se défendre, d’où un intérêt (Gironde), sur une liste soutenue
Marion Berrin pour M Le magazine du Monde

delà droite et gauche (Sang de la important pour le survivalisme, par le FN, se dit aujourd’hui orphe-
Terre, 2018). analyse le politologue Stéphane lin politiquement et projette d’ou-
L’enseignant n’achète presque que François. Des auteurs comme vrir une chaîne YouTube pour don-
du bio, fait la chasse aux embal- Guillaume Faye dans La Conver­ ner sa vision de l’écologie. S’il dit
lages, ne prend pas l’avion, sou- gence des catastrophes [publié qu’Éric Zemmour a « suscité un
tient WWF et France Nature en 2004] établissent le lien entre les grand espoir », il déplore qu’il ait
Environnement, mais, élément qui deux sujets. » Cet idéologue d’ex- « cédé à une pente climatoscep-
le distingue d’un écolo de gauche, trême droite proche d’Alain de tique » et regrette que le RN
l’immigration l’­inquiète autant Benoist y prédit « un choc des « remette rarement en cause les inté-
sinon plus que ­l’effondrement de ­c iv i l i s a t i o n s  » e t d o n c u n e rêts économiques ».
LE M AG A ZINE

à laquelle la présidente du RN ajoute que du bout des lèvres  : il a été


une teinte identitaire. À l’­occasion condamné pour ­violences conju-
des européennes de 2019, elle gales et écarté du RN en novembre.
publie un texte qui appelle à l’émer- Andréa Kotarac dénonce l’hypocri-
gence d’une « civilisation écologique sie de ceux qui « n’ont que le GIEC à
européenne ». Et décline les prin- la bouche, le matin sur France Inter,
cipes d’une écologie politique natio- mais oublient de dire que ces rap-
naliste : « localiste » et « enracinée », ports défendent le nucléaire » (le
à rebours de l’« idéologie du noma- GIEC prône surtout la hausse des
disme » « hors sol » pour bobos énergies renouvelables). Le tournant
« mondialistes, globalistes » et « sans- localiste du RN permet à l’ex-Front
frontiéristes ». Dans la foulée, le national d’habiller de vert ses
sous-courant des localistes, créé par antennes antilibérales et xéno-
Hervé Juvin, député RN au phobes. « Les écosystèmes ne vivent
Parlement européen, et Andréa que s’ils sont séparés des autres éco-
Kotarac, conseiller régional RN, pré- systèmes. Le grand problème d’un
sente des listes pour les sénatoriales écosystème, ce sont les espèces inva-
de septembre 2020. Un « verdisse- sives », a déclaré Hervé Juvin à l’AFP,
ment » opportun, alors que l’écolo- en mai 2021. Dans le même esprit,
gie s’impose comme un enjeu élec- Jordan Bardella, le nouveau patron
toral incontournable. Selon un du RN, explique régulièrement que
sondage IFOP paru la même année, la meilleure façon de protéger la pla-
59 % des Français estiment en effet nète est de lutter contre « le grand
que la protection de l’environne- déménagement du monde ».

À
ment doit être un sujet prioritaire.
« Nous représentons l’écologie du bon
sens », explique Andréa Kotarac,
prompt à fustiger « Sandrine côté du localisme, une
Rousseau et tous ses alliés farfelus qui autre tendance s’im-
veulent imposer une écologie brutale pose  au sein de la
en suivant les ONG et la Commission droite radicale : l’éco-
européenne ». À 33 ans, il est le nou- logie intégrale, une
veau visage de l’écologie version RN. pensée d’inspiration
Le président du groupe RN au catholique traditionaliste. Ses porte-
Dans ces partis, penser le dérè- conseil régional d’Auvergne-Rhône- parole officieux sont la journaliste
glement climatique va rarement de Alpes anime avec l’eurodéputée du Figaro Eugénie Bastié, l’essayiste
soi. « À l’extrême droite, la question Mathilde Androuët un groupe inter- antigestation pour autrui Marianne
de l’écologie est surtout traitée en parlementaire sur le sujet, dans le Durano, ou encore son mari,
marge des structures partisanes, but de préparer la plate-forme éco- Gaultier Bès de Berc, co-initiateur
explique Antoine Dubiau, chercheur logique du parti pour la des Veilleurs, un mouvement
en écologie politique à l’université ­présidentielle de 2027. Doudoune apparu en 2013 dans le sillage de La
de Genève et auteur d’Écofascismes sans manches et faconde d’habitué Manif pour tous, opposée à la loi
(Grevis, 2022). Le RN et Reconquête ! des plateaux de CNews, le jeune Taubira. Certains ont écrit dans la
défendent largement un mode de vie homme retrace son parcours, revue trimestrielle « d’écologie inté-
occidental dopé aux énergies fos- ­marqué par une ­certaine souplesse grale » Limite, fondée en 2015 et
siles. » Du temps du FN, la théma- idéologique. Ce natif de Haute- arrêtée cette année. Utilisée aussi
tique de l’« écologie des peuples » Savoie, élevé par un père cégétiste bien par le pape François dans son
contre les « partis écolo-gauchistes » travaillant à la Société des eaux encyclique que par la députée de
a été un temps portée par Bruno d’Évian et une mère d’origine gauche Delphine Batho, l’expression
Mégret, qui a clamé en 1997 que « le ­iranienne, a d’abord milité au PS, « écologie intégrale » peut susciter
Front national est le seul mouvement puis sous l’étiquette du Front de des interprétations multiples. Dans
authentiquement écologiste de gauche lors des ­municipales à Lyon, la version revendiquée par les ultra-
France ». Mais son putsch raté contre en 2014, avant d’être tête de liste conservateurs, l’homme ne doit pas
Jean-Marie Le Pen, en 1998, a éclipsé PG-Europe Écologie-Les Verts aux se contenter de protéger la planète
cette tentative de « rejeter le matéria- régionales de 2015. Il devient mais aussi son propre corps. D’où un
lisme, ­accepter l’homme et la nature conseiller ­numérique de Jean-Luc combat farouche à mener contre
tels qu’ils sont, les réconcilier en met- Mélenchon, avant de lui reprocher toutes les possibilités nouvelles
tant la science humaine au service de transiger avec la laïcité, notam- intervenues dans le champ bioé-
des lois naturelles et de la nature », ment sur la question du voile. thique : avortement, procréation
comme il le disait à l’époque. Le Andréa Kotarac est devenu localiste médicalement assistée et recours
flambeau a été repris bien plus tard après sa rencontre avec Hervé Juvin aux mères porteuses.
par une Marine Le Pen s’emparant (ancien conseiller de Raymond C’est pour lutter contre l’« intrusion
d’un nouveau totem : le localisme, Barre et de Corinne Lepage), long- de la médecine moderne sur les corps »
apologie de l’échelle locale pour temps présenté comme l’« intello que Francis Venciton, 31 ans, s’est
limiter le coût écologique des flux, écolo » de Marine Le Pen. Un men- engagé dans les rangs des Veilleurs et
notamment des marchandises, mais tor ­qu’Andréa Kotarac ne cite plus de La Manif pour tous, lui qui brandit

50
le scénario de fantasmatiques
« Black Friday » sur les GPA. « Je crois
plastique » devient militant de l’Ac-
tion française en 2015 et se conver-
FRANCIS VENCITON PENSE
que le monde a été créé par Dieu et tit au royalisme, sans renier ses QUE “LA RÉPUBLIQUE EST
j’ai du respect pour l’ensemble de sa
création », lance-t-il pour résumer sa
engagements écolos. Il pense que
« la République est un désastre
UN DÉSASTRE ABSOLU” ET
pensée. Écolo, catholique, royaliste absolu » et chante les louanges de CHANTE LES LOUANGES DE
et militant à l’Action française, ce
prof de philosophie aux lunettes
la sensibilité verte de Jean d’Or-
léans, descendant de Louis XIII et
LA SENSIBILITÉ VERTE DE
d’intellectuel présente un pedigree prétendant orléaniste au trône de JEAN D’ORLÉANS, DESCENDANT
politique détonnant. Dans un café
du Q ­ uartier latin, il pose son télé-
France, qu’il rêve de voir régner en
« roi permaculteur ». À l’entendre,
DE LOUIS XIII ET PRÉTENDANT
phone vert de la marque durable le fonctionnement de l’Action fran- AU TRÔNE DE FRANCE,
Fairphone à côté de son demi de
bière. « En France, nous avons ten-
çaise serait d’ailleurs à la pointe du
combat pour la planète : « Notre
QU’IL RÊVE DE VOIR RÉGNER
dance à penser que l’écologie poli- matériel militant, journaux, tracts, EN “ROI PERMACULTEUR”.
tique commence avec la lutte du affiches, est imprimé sur du papier
Larzac, alors qu’un Georges recyclable. Nos militants sont
Bernanos, ancien membre de l’Action encouragés à favoriser les t­ ransports
française, critiquait déjà, en 1947, les en commun et à faire le ménage au
impasses de la société industrielle vinaigre blanc. » Ah oui, Francis
dans La France contre les robots », Venciton a aussi voté pour Fabien
argumente-t-il. Roussel à la dernière présidentielle, ainsi rendus l’an dernier à l’univer-
Francis Venciton a grandi dans le parce que le candidat communiste sité d’été des catholiques identi-
Sud, près de Bandol, élevé par un « emmerdait tout le monde ». taires d’­Academia Christiana, en
père travaillant dans l’urbanisme et Drôle d’époque, où toutes les fron- Normandie. Entre la messe de
une mère prof de géographie, tous tières politiques se brouillent. À 8 heures et quelques entraînements
les deux sensibles aux questions l’image du rapprochement opéré de boxe thaïlandaise, ces jeunes ont
d’écologie. Alors qu’il est étudiant ces dernières années entre cathos notamment pu assister à une confé-
en philosophie à Paris-Sorbonne, il ultras tenants de l’écologie intégrale rence du localiste Laurent Ozon.
découvre les livres de Charles et mouvements issus de la nouvelle Parmi les thèmes des ­discussions
Maurras, est séduit par « sa défense droite d’inspiration néopaïenne. proposés cette année-là : « Danser
des libertés locales et l’élégance de Des membres de Tenesoun, proche l’effondrement : retrouver la joie
sa plume ». L’adepte du « zéro des idées d’Alain de Benoist, se sont du combat. »

Page de gauche,
Andréa Kotarac,
conseiller
régional RN
et localiste
(au jardin du
Luxembourg,
à Paris,
le 30 novembre)
Marion Berrin pour M Le magazine du Monde

tente d’incarner
l’aile écologiste
du parti de
Marine Le Pen.

Ci-contre, Francis
Venciton, à Paris,
le 1er décembre,
est professeur
de philosophie,
écolo, catholique,
royaliste et
militant de
l’Action française.
   Ronald Chammah,
le discret passeur du cinéma d’auteur.
Texte Clémentine GOLDSZAL À L’INVERSE D’ISABELLE HUPPERT, QUI PARTAGE SA VIE, SON NOM EST INCONNU
Photo Louis CANADAS DU GRAND PUBLIC. RONALD CHAM MAH EST EN REVANCHE UN FAM ILIER
DES STARS ET DES RÉALISATEURS DU MONDE ENTIER. CAR CE PRODUCTEUR ET
DISTRIBUTEUR A MIS TOUTE SA VIE AU SERVICE DU SEPTIÈME ART. PROPRIÉTAIRE
DE DEUX SALLES D’ART & ESSAI À PARIS, IL DÉFEND INLASSABLEM ENT
LES FILMS DE RÉPERTOIRE. ET ŒUVRE SANS DISCONTINUER À RENDRE
HOM MAGE À CELLES QUI LUI ONT VALU SA VOCATION : LES ACTRICES.

Isabelle Huppert et
Ronald Chammah
lors d’une soirée
à L’Alcazar, à Paris,
en 1983.
LE M AG A ZINE

“JE N’AI JAMAIS FAIT ÇA”, ANNONCE RONALD CHAMMAH, en préam- affaire de sa vie. Ronald Chammah les côtoie, les aime, les conseille, les
bule. « Ça », c’est donner une interview. Parler de lui et pas des autres. Se regarde. Dans ses deux cinémas, dont son fils Lorenzo est le programma-
raconter, lui-même, cet homme discret du cinéma français, cet inconnu teur, il organise régulièrement des rétrospectives centrées sur les carrières
connu des gens connus. Ces derniers, il les croise sans cesse au fil de ses de ­comédiennes admirées (l’Américaine Ida Lupino, également réalisa-
voyages d’un festival de cinéma à l’autre, de Bologne en Italie à Morelia au trice, l’Allemande Romy Schneider ou encore María Felix, « la Marlene
Mexique, de Lyon à La Rochelle, de Cannes à Venise. Il y retrouve, d’année Dietrich mexicaine »). « Parce que j’ai été assistant réalisateur, je connais
en année, Martin Scorsese, Guillermo del Toro, Claire Denis ou Quentin très bien les actrices, dit-il. Elles sont souvent moins capricieuses que cer-
Tarantino. Des stars qu’il appelle par leur prénom et dont il égraine les noms tains acteurs qui n’assument pas leur part féminine. »
avec pudeur. Dans l’univers de la cinéphilie mondiale, tous connaissent son C’est d’ailleurs grâce à une actrice qu’il a mis les pieds pour la première fois
travail de restauration et de ressortie de films de patrimoine restaurés, sur un plateau de cinéma. C’était à Milan, au début des années 1970, où sa
comme ces six longs-métrages du père de l’horreur italien, Dario Argento, famille juive syrienne s’était installée, quittant le Liban où elle vivait à la fin
qui sortent en coffret ce mois-ci. Et citent en modèle les deux salles dont des années 1950. Ronald doit son prénom à la passion de sa mère pour
Ronald Chammah est propriétaire sur la rive gauche parisienne (les Christine l’acteur britannique Ronald Colman, et a grandi au cinéma : « Ma mère nous
Cinéma Club et Écoles Cinéma Club). Spécialisées dans le cinéma de réper- déposait avec mes frères à 14 heures dans le cinéma du quartier, qui passait
toire, elles ont également accueilli les très rares projections sur grand écran deux films en continu toute la journée, et nous y récupérait quatre heures plus
des derniers films Netflix de Martin Scorsese (The Irishman), Jane Campion tard. La salle obscure était notre baby-sitter. » À l’adolescence, il est envoyé
(The Power of the Dog), Guillermo del Toro (Pinocchio) et Noah Baumbach dans un pensionnat suisse, dont il est ­renvoyé. Il part à Paris pour sa termi-
(White Noise, qui sortira sur la plate-forme le 30 décembre). nale, où il est scolarisé à l’École n
­ ormale israélite o­ rientale (ENIO). Il y suit
Tout ce travail de revalorisation de titres oubliés du patrimoine, il le fait notamment les cours du ­philosophe Emmanuel Levinas, et passe d’élève
à travers sa société Les Films du camélia, qu’il a cofondée avec Isabelle turbulent à bachelier avec mention. De retour en Italie, au début des
Huppert dans les années 1980. Le nom est inspiré de La Dame aux camé- années 1970, il devient le garçon à tout faire d’un théâtre milanais. Régisseur,
lias, film de 1981 de Mauro Bolognini adapté du roman d’Alexandre assistant décorateur, conducteur de camion pour les tournées…
Dumas fils, sur le tournage duquel il a rencontré la comédienne, voilà C’est en travaillant sur une mise en scène de Macbeth qu’il rencontre
quarante-deux ans, à Rome. Il était script et premier assistant du réalisa- l’actrice et chanteuse star de l’époque Maria Monti et s’installe avec elle
teur. Elle, rousse diaphane récompensée deux ans plus tôt par le prix à Rome. Là, dans les derniers feux de l’âge d’or du cinéma italien, il
d’interprétation au Festival de Cannes pour Violette Nozière, de Claude l’accompagne dans la préparation de 1900, de Bernardo Bertolucci, et se
Chabrol, tenait le rôle-titre. Depuis, ils partagent leur vie et ont trois fait embarquer sur le tournage pour un stage de six mois. « J’ai rencontré
enfants ensemble (Lolita, Lorenzo et Angelo, nés en 1983, 1988 et 1997). Depardieu, De Niro, qui arrivait d’Hollywood avec son Oscar, et bien sûr
Elle est l’une des actrices françaises les plus connues au monde, l’une des Bernardo Bertolucci, avec son intelligence et son inspiration… » Dans la
seules à tourner sur trois continents (Europe, Asie, Amérique du Nord), à foulée, il devient proche du cinéaste Mauro Bolognini, mort en 2001 et
travailler avec des metteurs en scène célèbres comme avec des débutants, aujourd’hui un peu oublié, mais qui demeure l’un des héros de Francis
et aussi à ne pas pouvoir se passer de monter sur les planches. Elle appa- Ford Coppola. La collaboration entre Bolognini et Chammah durera
raît en couverture des journaux, à la télévision. Elle parle de son métier, quatre films. Et changera la vie du jeune homme.
toujours. De sa vie privée, jamais. Lui s’en tient à la même discipline. À En 1982, l’amour – il a rencontré Isabelle Huppert – et le travail l’entraînent
elle, la lumière, à lui l’anonymat confortable des salles obscures. « Il dit à nouveau vers Paris, où Patrice Chéreau lui a proposé de l’assister dans la
Rindoff-Paterson/Bestimage

toujours qu’il est le prince consort, sourit son ami, le réalisateur et scéna- préparation de son troisième film, L’Homme blessé. Il passe ensuite une
riste Nicolas Saada. Mais, en réalité, Ronnie (comme l’appellent ceux qui bonne partie de la décennie 1990 à travailler comme producteur et croise
le connaissent bien) est aussi généreux que discret : c’est un vrai enthou- toute une nouvelle génération de cinéastes : François Ozon, Xavier Giannoli,
siaste, qui préfère de loin être debout au fond de la salle à regarder le public Cédric Kahn… Après des années à donner « beaucoup d’idées à tout le
qu’il a fait venir pour voir un film rare que de faire un discours devant monde, à mettre des gens ensemble, à créer des énergies pour que des films
l’écran. » Tout pour le cinéma. Et pour les actrices. Celles-ci sont la grande se fassent » sans, la plupart du temps, en tirer les bénéfices, il n’est pas

53
LE M AG A ZINE

Chez lui sommeillent des “milliers de photos” des plateaux où il s’est


rendu, et des heures de vidéos des tournages de Michael Haneke
ou Claude Chabrol où il accompagna Isabelle Huppert. Mais sa
seule copie de son propre film, prêtée il y a des années à un festival
quelconque, est revenue à Paris avec une bobine manquante.

mécontent d’en faire enfin sa profession, mais trépigne, se cherche. américaine Nan Goldin, une autre de ses proches, pour qui il transforma,
Son fils Lorenzo, 36 ans, qui collabore avec lui, se souvient de cette époque : à l’automne 2021, les bureaux des Films du camélia en galerie d’art afin
« C’était une période de gestation pour lui, qui tombait bien car il a pu s’occu- d’exposer ses photos prises en 1983 sur le tournage du film underground
per de Lolita et de moi, et épauler ma mère magnifiquement. Je crois qu’il se Variety, de Bette Gordon, insiste elle aussi sur ces qualités un peu désuètes
sentait un peu avant-gardiste. Il a récolté les fruits de son travail et de sa mais si précieuses : « Ronnie est courageux, loyal, un bon mari et un bon
vision dans les années 2000. » ami », souffle-t-elle dans son portable de sa voix râpeuse.
Ronald Chammah sera, comme il se revendique aujourd’hui, « heureux pas-

POUR
seur ». Ainsi, Olivier Père, le directeur général d’Arte France Cinéma, se cet homme, qui dit avoir « fait tous les métiers du
souvient d’une rencontre scellée par leur passion commune pour le réali- cinéma », du plus ingrat au plus distingué, la réalisa-
sateur Valerio Zurlini. « Nous avions souvent évoqué le rêve de revoir son tion est restée longtemps un rêve timide et inavoué.
film, Le Professeur, sur grand écran, et je sais qu’il a passé beaucoup d’années Alors qu’il déroule le récit rocambolesque de ses
à faire en sorte qu’il puisse enfin sortir en salle en France, dans sa version années de formation à Rome aux côtés des plus grands, il ajoute, presque
intégrale restaurée. » Sorti en 1972, le film, avec Alain Delon dans le rôle en aparté : « Bien sûr, faire des films, c’était l’idée. » Lui qui aime les person-
d’un enseignant en littérature fasciné par une de ses élèves, est ressorti nages de « dandys révolutionnaires » pense un temps adapter La
en 2019, suscitant l’enthousiasme d’un petit cercle de cinéphiles. Conspiration, de Paul Nizan, cet élégant marginalisé avec lequel il se trouve
L’un des premiers faits d’armes de la carrière de passeur de Chammah date des affinités. Mais le projet tourne court quand il apprend par la veuve de
de 2003. Sur un coup de tête, il acquiert les droits d’un grand film oublié, l’écrivain que Bernardo Bertolucci est aussi sur le coup.
d’autant plus effacé des mémoires qu’il est signé d’une femme écrasée par Au mitan des années 1980, Ronald Chammah peaufine un scénario sur « un
la renommée de son compagnon : Wanda, réalisé en 1970 par Barbara restaurateur de tableaux qui a un coup de foudre pour une vendeuse de
Loden, actrice, épouse du cinéaste Elia Kazan, morte d’un cancer du sein jouets ». Il y est question de doubles, de jalousies, de rivalités masculines et
à 48 ans, sans avoir eu le temps de confirmer ce fabuleux coup d’essai. « Je de faux-semblants. En 1987, le film, enfin, se fait. Isabelle Huppert y tient
l’avais vu au cinéma Le Saint-André-des-Arts en 1982. J’avais dû être touché le rôle principal, face au jeune acteur portugais Joaquim de Almeida et au
par cette histoire de “lonesome cowgirl”, mais je n’y avais plus repensé », se comédien britannique David Warrilow. L’intrigue se déroule à Milan,
souvient Ronald Chammah. Un concours de circonstances lui fait recroiser, reconstituée en studio, à Rome. « Un film mélangé, comme je suis », indique
vingt ans plus tard, le chemin de ce film culte invisible depuis des années, Ronnie Chammah. Une vague mélancolie flotte sur son visage. Ses produc-
qui avait, à sa sortie, divisé les féministes américaines, choquées par l’expo- teurs, explique-t-il, ne furent pas à la hauteur, et l’aventure de sa vie tourne
sition sans fard d’un personnage de femme jugé outrancièrement vulné- au souvenir doux-amer. « Sur le tournage, j’étais heureux, mais je découvrais
rable. À la ressortie du film en 2003, Isabelle Huppert en assure la promo- chaque jour une frustration. » Milan noir sort le 28 décembre 1988, une date
tion. Ce sera un succès : 80 000 spectateurs se rendent en salle. Les artistes qui le condamne dans l’œuf à l’échec commercial.
qu’il aime, Ronald Chammah les aide, les accompagne, les couve. En 2005, Très peu de gens ont vu le film. Au point, avance Nicolas Saada, que Milan noir
c’est lui qui est à l’origine de l’impressionnante exposition « La Femme aux est devenu « presque culte » : « On aimerait tous le voir un jour. » Alors que
portraits », au MoMA, à New York, et au Couvent des cordeliers, à Paris, qui l’on s’enquiert de la possibilité de le visionner, Chammah rit à moitié. « Il faut
compilait des dizaines d’images de l’actrice signées Richard Avedon, Robert que je me mette à le chercher. C’est bizarre, je fais mieux pour les autres que
Doisneau, Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis, Peter Lindbergh… Un mani- pour moi-même. » Chez lui sommeillent dans des boîtes des « milliers de pho-
feste où son nom à lui n’apparaissait qu’en tout petit. tos » des plateaux où il s’est rendu, et des heures de vidéos des tournages de
En  2008, autre muse, nouvelle épopée  : il organise l’exposition Michael Haneke ou Claude Chabrol où il accompagna Isabelle Huppert. Mais
« Land 250 » à la Fondation Cartier, autour de l’œuvre artistique de la sa seule copie de son propre film, prêtée il y a des années à un festival quel-
musicienne Patti Smith. Quelques années plus tôt, à la mort de leur amie conque (« je ne me souviens plus, c’était peut-être au Caire »), est revenue à
commune Susan Sontag, Ronald Chammah a découvert ses Polaroid pris Paris avec une bobine manquante. En 2006, quand la Cinémathèque de
sur la tombe de l’autrice new-yorkaise, au cimetière Montparnasse. Peu Paris, qui organise une rétrospective Isabelle Huppert, insiste pour y inclure
de temps après, il a l’idée d’un projet avec elle. En réponse à son mail, Milan noir, une copie est retrouvée chez Arte et convertie sur DVD. Le jour
Smith lui écrit : « You are the right man in the right moment. » Être au bon de la projection, la salle est pleine, mais Chammah n’est pas là. Très vite, son
endroit au bon moment est effectivement l’un de ses grands talents. Au téléphone sonne : suite à un problème technique, l’image est dépourvue de
téléphone, depuis New York, la chanteuse et écrivaine ne tarit pas son. La séance est interrompue au bout de quelques minutes.
d’éloges sur celui qui est devenu son « ami », ce « visionnaire entrepre- Ceux qui le connaissent n’ont pas oublié cette vocation un peu manquée.
neur » qui l’envisagea, avant tout le monde, comme une artiste complète, Après l’échec de Milan noir, Ronald Chammah aurait caressé l’idée d’un
au-delà de sa légende de poétesse culte du rock’n’roll. « Ronnie est ­deuxième film, sans qu’elle se concrétise. Olivier Père considère qu’il a
incroyablement attentionné, le genre de personne qui, sachant mon amour « trouvé sa voie » : « Ronald consacre sa vie au cinéma. Il n’a pas besoin de
pour l’église Saint-Germain-des-Prés, m’avait trouvé, lors de ma venue à repasser par la réalisation pour assouvir sa passion », souligne-t-il. « Ma théorie,
Paris, une chambre où on apercevait le clocher par la fenêtre. » De leur c’est que Ronnie est un cinéaste qui ne fait pas de films, avance Nicolas Saada.
rencontre est née une complicité qui dure. Avant de raccrocher, Patti Je le tanne depuis des années pour qu’il en fasse un sur ses origines, son enfance,
Smith tient à ajouter quelque chose : « Dites aussi à quel point il est drôle, le départ comme un exil. » Pour Ronald Chammah, cela voudrait dire parler
et quel père formidable il est pour ses enfants. » La  photographe de lui, se mettre en pleine lumière. Un jour, peut-être.

54
Louis Canadas pour M Le magazine du Monde

Ronald Chammah,
au Christine Cinéma
Club, à Paris 6e,
le 6 décembre.
Pendant vingt-quatre ans, cet édifice emblématique de Dakar n’a
abrité que des gravats et des serpents. Édifié en 1957, puis abandonné
en 1992, l’ancien palais de justice de la capitale sénégalaise est sorti
de son délabrement avec le concours de Chanel. Le 6 décembre,
la maison française y a présenté le premier défilé de mode d’une
marque de luxe en Afrique subsaharienne. Consacrant la ville
comme un pôle culturel dynamique et attractif.

La façade au style brutaliste de l’ancien palais de justice,


à Dakar, le 6 décembre.

Page de droite, à l’intérieur du bâtiment, une des


mannequins du défilé Métiers d’art 2022-2023 de Chanel.
LE PORTFOLIO

SOMMET AFRICAIN.

Photos Paul SCHMIDT — Texte Elvire VON BARDELEBEN

57
LE PORTFOLIO

Page de gauche,
l’actrice
sénégalaise
Mama Sané, qui
a fait l’ouverture
du défilé.

Ci-contre, dans
l’ancien palais
de justice.

“DAKAR EST COMME UNE PÂTE À MODE-


LER, sourit le peintre sénégalais Mbaye Diop, dont
les tableaux montrent les transformations perma-
nentes de la ville. Tous les jours, une partie dispa-
raît et renaît sous une autre forme.” En effet, la
plupart des édifices historiøques de la capitale
sénégalaise, dont l’agglomération concentre un
quart des 17 millions d’habitants du pays, peinent
à survivre. L’absence de politique urbaine cohé-
rente et l’appétit des promoteurs qui construisent
à leur guise des tours en béton menacent sans
cesse l’histoire d’une cité en effervescence.
L’ancien palais de justice, situé à la pointe méri-
dionale de la presqu’île du Cap-Vert, est un
emblème de ce patrimoine en péril et un sym- Le 6 décembre, ce lieu ouvert sur le ciel a été le mettre en place une action cohérente. L’artisanat
bole de la richesse architecturale méconnue de théâtre d’un événement sans précédent : le pre- sénégalais fait ainsi l’objet d’un partenariat avec
Dakar. Le bâtiment brutaliste, construit en 1957 mier défilé de mode d’une marque de luxe en le 19M (entité rassemblant, à Paris, les ateliers
par Daniel Badani et Pierre Roux-Dorlut, évoque Afrique subsaharienne. La maison Chanel y a des métiers d’art Chanel), qui sera dévoilé
l’esthétique de Le Corbusier, et notamment sa organisé son défilé « Métiers d’art 2022-2023 », en  2023, lors d’une exposition itinérante
cité administrative de Chandigarh, en Inde. De qui met en valeur les savoir-faire des trente-trois d’œuvres textiles à Dakar, puis à Paris. Chanel
l’extérieur, c’est un long bloc rectangulaire, une maisons d’artisanat rachetées par la griffe depuis s’est aussi engagée à investir dans la culture séné-
façade austère qui contraste avec l’intérieur : au 1985, comme le chapelier Maison Michel, le joail- galaise du coton. Durant trois jours, début
rez-de-chaussée, la salle des pas perdus est un lier Goossens ou le brodeur Lesage. C’est en visi- décembre, a donc été mise à l’honneur la scène
immense espace parcouru par 99 colonnes, tant les lieux à l’occasion de la biennale que culturelle dakaroise à travers une série de
égayé au sol par une mosaïque de carrelage Virginie Viard, directrice artistique de la maison, concerts, performances, tables rondes et confé-
bleu-vert, et avec, en son centre, un magnifique a décidé d’y installer son podium. rences dans l’ancien palais de justice, ainsi qu’un
puits de lumière. Dans le jardin, en guise de Mais si Chanel est venue à Dakar, c’est aussi parcours dans les galeries d’art de la ville.
chêne de la justice, trône un manguier. parce que la capitale sénégalaise est sans L’apogée de cet échange a eu lieu le 6 décembre,
En avril 1966, dans cette même salle des pas conteste l’une des villes les plus dynamiques du dans la salle des pas perdus, quand 850 invités
­perdus s’était tenue, à l’initiative du président continent. « Depuis les années 1960 et les efforts – dont 550 artistes, designers, étudiants, journa-
Léopold Sédar Senghor, l’exposition « Tendances du président Léopold Sédar Senghor pour en faire listes ou personnalités politiques africains ou
et confrontations ». Elle se déroulait dans le un creuset de culture, Dakar a une place à part en sénégalais  – ont pu découvrir la collection
cadre du premier Festival mondial des arts Afrique », estime Malick Ndiaye. Les années 2010 « Métiers d’art » fabriquée à Paris, où quelques
nègres – tels qu’on les qualifiait alors –, qui ont marqué une nouvelle ère. La Biennale de références au vestiaire traditionnel sénégalais ont
devait « affirmer la contribution des artistes et l’art africain attire des personnalités du conti- été distillées. De part et d’autre de l’espace central,
écrivains noirs aux grands courants universels de nent et d’ailleurs. Des galeries ouvrent, aidées des petites pièces, autrefois dédiées aux audiences
pensée, et permettre aux artistes noirs de tous les par des collectionneurs locaux. La mode, le et encore pourvues de leur box, avaient été trans-
horizons de confronter les résultats de leurs design et tous les arts décoratifs sont en pointe. formées en coulisses. Dans la salle, la mannequin
recherches », ambitionnait alors l’homme d’État. Des enfants d’immigrés reviennent, développant britannique Naomi Campbell, le chanteur améri-
L’événement avait, selon Malick Ndiaye, conser- des projets sur leur terre d’origine. La franco- cain Pharrell Williams, l’écrivain franco-congolais
vateur du Musée Théodore-Monod d’art afri- phone Dakar, capitale d’un pays où plus de la Alain Mabanckou, tous enthousiastes. La première
cain, à Dakar, « confirmé la place centrale de la moitié de la population a moins de 20 ans, est, à dame du Sénégal, Marième Faye Sall, ainsi que
ville dans la vie culturelle africaine ». l’instar de l’anglophone Lagos, au Nigeria, une quatre ministres étaient également présents pour
Paul Schmidt pour M Le magazine du Monde

Ce bâtiment, édifié trois ans avant l’indépen- métropole en plein bouillonnement. assister à la nouvelle vie du vieux palais.
dance du Sénégal, a frôlé la catastrophe. Fermé À l’occasion de sa venue, Chanel a financé la L’édifice semble ressuscité pour de bon. Bientôt,
en 1992, alors que des fissures laissaient craindre ­restauration de l’ancien palais de justice. Une il prendra le nom de Palais international des arts
un effondrement, il n’a abrité pendant vingt- opération d’ampleur qui a duré quatre mois, et et abritera un établissement public consacré à la
quatre ans que des gravats, de la paperasse et des une initiative à la hauteur du défi d’organiser un culture. Des concerts, lectures, spectacles et expo-
serpents. En  2016, les organisateurs de la défilé de vêtements de luxe dans un pays en sitions devraient y être organisés. Le détail de la
Biennale de l’art africain contemporain de Dakar développement avec lequel la griffe n’a ni lien programmation n’est pas encore connu, de même
obtiennent des autorités d’en faire leur espace historique ni relation commerciale. Pendant plu- que le nom de son directeur. Mais le lieu devrait
d’exposition régulier. Bien que débarrassé de ses sieurs mois, la maison a pris contact avec les très vite s’installer sur la carte de la vie culturelle
déchets, son état reste pourtant alarmant. artistes, designers et autorités locales pour dakaroise et la rendre encore plus dynamique.

59
LE PORTFOLIO
Paul Schmidt pour M Le magazine du Monde

Page de gauche, des modèles


à l’intérieur du palais et détail
des mosaïques du bâtiment.

Ci-contre, une ancienne salle


d’audience.

61
LE PORTFOLIO

Paul Schmidt pour M Le magazine du Monde

Une mannequin
dans la salle
des pas perdus,
un immense
espace aux
99 colonnes.

62
LE PORTFOLIO
Paul Schmidt pour M Le magazine du Monde

Page de gauche,
détail de l’intérieur
de l’édifice.

Ci-dessus, la salle
des pas perdus,
très lumineuse,
possède un puits
de lumière ainsi
qu’un jardin en
son centre.

65
Étienne Daho, Pascal Greggory, Alice Diop, Augustin Trapenard,
Rebecca Zlotowski, Manon Fleury… Retrouvez les invités
du “Goût de M” sur lemonde.fr/le-gout-de-m
Chaque fin de semaine, une personnalité raconte son histoire du goût au micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M” est disponible gratuitement sur toutes les plates-formes.
LE GOÛT

La collection Louis Vuitton x Yayoi


Kusama, dévoilée en avant-première
à la foire Art Basel Miami, qui
s’est tenue du 1er au 3 décembre.

Louis Vuitton célèbre


ses noces d’ART.
UNE COLLABORATION DE POI(D)S AVEC LA JAPONAISE YAYOI KUSAMA, UN NOUVEL
Joe Schildhorn/BFA

ESPACE D’EXPOSITION À PARIS… LE NUMÉRO UN MONDIAL DU LUXE ACCENTUE ENCORE


SON LIEN AVEC LES PLASTICIENS, INITIÉ AU DÉBUT DE LA DÉCENNIE 2000. UNE RELATION
GAGNANT-GAGNANT, LA MAISON S’IM POSANT COM M E UN ACTEUR CULTUREL,
Texte Roxana AZIMI LES ARTISTES SE VOYANT OFFRIR UNE AUDIENCE PLUS LARGE QUE CELLE DES MUSÉES.

67
LE GOÛT

DU 1 er AU 3  DÉCEMBRE, LES VISITEURS


DE LA FOIRE ART BASEL MIAMI se sont retrouvés
nez à nez avec deux sculptures de cire grandeur
nature, façon Musée Grévin, représentant l’artiste
japonaise Yayoi Kusama. Sur l’une, elle portait
une robe rouge constellée de pois blancs. Sur
l’autre, une robe blanche couverte de pois multi-
colores. Chacune était coiffée de la fameuse per-
ruque rouge indissociable de l’image de la plasti-
cienne de 93 ans. Atteinte de troubles mentaux,
l’artiste vit depuis 1977 dans un institut psychia-
trique japonais cinq étoiles, d’où elle conçoit avec
obsession les œuvres envahies des motifs
­sphériques qui ont fait sa célébrité.
Les deux statues accueillaient les visiteurs sur le
stand de la maison de luxe française Louis
Vuitton, qui côtoyaient ceux de galeries d’art
venues du monde entier. Propriété du
groupe LVMH, la marque était déjà présente à la
première édition de la foire Paris+ au Grand
Palais éphémère, en octobre dernier, où elle
exposait – sans les vendre – des pièces issues de
ses archives. Une première. Mais ce stand en
Floride était d’un genre nouveau. Il dévoilait une
collaboration de grande ampleur entre Louis ponctuée d’exemples célèbres, Yves Saint Laurent
Vuitton et Yayoi Kusama, qui a apposé ses pas- empruntant les codes couleur de Mondrian, Elsa
tilles colorées sur les univers homme et femme Schiaparelli s’inspirant des surréalistes… Mais il
de la marque : ­pyjamas en twill de soie, jupes en s’agissait de simples citations. Louis Vuitton a
cuir, pulls en cachemire, manteaux en laine, inventé un véritable concept, repris par tous les
lunettes, bobs, sneakers, mocassins… L’ensemble autres grands noms du luxe.
sera disponible en janvier 2023. On a rarement Comme le montre LV Dream, la maison fondée
vu un espace d’une telle amplitude donné à un en 1854 a toujours nourri des liens avec les plas-
artiste au sein d’une maison de luxe. ticiens, invitant notamment des grands noms à
La maison Louis Vuitton connaît bien Yayoi signer des carrés de soie (Sol LeWitt, James
Kusama, avec laquelle elle avait déjà collaboré Rosenquist…). Tout s’est accéléré à la fin des
en 2012. En outre, le numéro un mondial du luxe années 1990. Le président-directeur général de
est un pionnier de ce qui est devenu au fil des ans l’époque, Yves Carcelle (décédé en 2014), sent
un phénomène habituel dans le secteur : la ren- que l’aura de l’art pourrait être utile au luxe.
contre entre les marques de luxe et les artistes. En 1997, il lance une ligne de prêt-à-porter et en
LV  Dream, le nouveau lieu ouvert par Louis confie la direction artistique à un Américain de
Vuitton en plein centre de Paris, en est une par- 34 ans, Marc Jacobs. Pétri de l’histoire de la
faite illustration. Défini comme « culturel et culi- contre-culture, le New-Yorkais est également col-
naire », cet espace abrite une exposition gratuite lectionneur d’art. En 2001, il invite le plasticien
(sur réservation), une boutique de souvenirs, un Stephen Sprouse, figure du punk new-­yorkais et
café et une chocolaterie. Le tout installé au pied ami d’Andy Warhol et de Debbie Harry, à taguer
du siège social de la marque, rue du Pont-Neuf, la toile monogrammée. Une idée qui lui vient
dans le 1er arrondissement de Paris, face à la quand il remarque chez Charlotte Gainsbourg
Samaritaine, également dans le giron de LVMH. une malle Louis Vuitton ayant appartenu à son
Pour inaugurer LV Dream, la maison présente père et peinte en noir par ce dernier. À certains
pendant un an une exposition retraçant une endroits, la peinture était partie, laissant appa-
­partie de son histoire. Au milieu de sacs anciens raître le très reconnaissable monogramme. Le
surprenants de modernité, de malles qui se succès de la collaboration avec Stephen Sprouse
Adrien Dirand, cour tesy of Louis Vuitton. Christophe Coenon

transforment en lit ou en bureau, on y trouve les est mondial. C’est aussi le début d’une nouvelle
modèles imaginés en 1996 par les créateurs les ère pour le monde du luxe, dopé par les revenus
Ci-contre, des plus pointus, pour célébrer le centième anniver- de pays émergents, notamment la Chine, qui
sacs créés en
collaboration
saire de la célèbre toile monogrammée : Azzedine s’ouvre au libre-échange. Pour une campagne, le
avec des artistes, Alaïa, Vivienne Westwood, Karl Lagerfeld, Rei créateur Marc Jacobs pose même nu, bronzé et
exposés à LV Dream, Kawakubo, de Comme des garçons, et Helmut musclé, portant un des sacs en bandoulière, le
le nouveau lieu
ouvert à Paris Lang, dont on retient l’astucieux ­coffret à vinyles. logo calligraphié par Stephen Sprouse en rose sur
par Louis Vuitton. Ces collaborations ont marqué le début d’un sa peau. Un esprit débridé, loin du classicisme
vaste mouvement. Après les créateurs de mode, associé à un géant mondial du luxe.
En haut à droite,
Capucines, le malletier s’est rapproché des artistes. Si les par- En 2002, Marc Jacobs invite l’artiste nippon
un sac de la ligne tenariats avec le monde de l’art sont aujourd’hui Takashi Murakami pour une carte blanche. Ce
Artycapucines, monnaie courante, Louis Vuitton a été l’un des dernier n’est pas encore la star qu’il est
imaginé par
la jeune artiste premiers à orchestrer les noces entre les deux aujourd’hui, mais il fait déjà pétiller les enchères.
Amélie Bertrand. univers. Bien sûr, l’histoire du vêtement est Ce fils de chauffeur de taxi tokyoïte s’est fait

69
LE GOÛT

À LV Dream, un mur
de carrés de soie
Vuitton revisités
par des artistes
comme Sol LeWitt,
Jean-Pierre
Raynaud,
Jeff Koons…

remarquer autant par son esthétique inspi-


rée des mangas que par son sens des affaires. Il
“Le client ne se sent plus Bertrand, à la notoriété encore balbutiante, qui
a apposé ses couleurs phosphorescentes sur le
ne dessine pas seulement des personnages gen- dans la position de simple sac en question. Elle dit voir là « un espace com-
tillets. Il en fait lui-même des produits dérivés.
Du pain bénit pour Louis Vuitton. Quand Stephen
consommateur : il devient plémentaire d’expression ». « J’ai pris tout ça très
simplement, en me disant “c’est chouette”, indique
Sprouse graffait son propre univers sur la toile un esthète qui achète la jeune femme. Effectivement, ça a été rapide,
sans en modifier les codes fixés depuis 1896,
Takashi Murakami leur donne un coup de frais
un objet d’exception.” efficace, avec une équipe très réactive, du temps
pour faire les choses et, surtout, une totale
en repeignant d’une vingtaine de couleurs acidu- Christophe Rioux, professeur spécialiste du luxe liberté. » Si bien que certains galeristes de jeunes
lées le célèbre monogramme marron et beige. Le et des industries créatives à Sciences Po artistes prometteurs rêvent que le téléphone
cocktail s’avère fructueux pour le maroquinier. sonne avec ce genre de proposition. D’autant
Chez Louis Vuitton, on ne communique pas les que, souligne Christophe Rioux, « à une époque
chiffres. Mais, en avril 2008, le New York Times de désengagement des acteurs publics, les parte-
écrira que cette collaboration « a généré des l’artiste, le bénéfice est d’un autre ordre, qui va nariats ponctuels ou les logiques plus proches du
ventes atteignant plusieurs centaines de millions plus loin que le joli chèque signé par la maison. mécénat représentent un soutien essentiel ».
de dollars de chiffre d’affaires ». Car le luxe dispose d’une force de frappe que les Miser sur des talents méconnus permet de son
En 2008, Marc Jacobs récidive en invitant le musées n’ont pas. Sur Instagram, Louis Vuitton côté au maroquinier de mettre en avant sa capa-
peintre américain Richard Prince. L’artiste, qui dépasse les 50 millions d’abonnés. Un sac peut cité à dénicher et promouvoir des artistes débu-
n’aime rien tant que détourner les codes de la être vu dans les vitrines des plus de 460 maga- tants, sans se l­ imiter aux « classiques » avec qui ses
culture américaine, personnalise des sacs et met sins dans le monde entier. La presse et les concurrents collaborent désormais. Ce mélange
en scène des mannequins habillées en infir- influenceurs font le reste. L’artiste californien de grandes signatures et de jeunes pousses n’est
mières aguicheuses, inspirées des couvertures Alex Israel, devenu un collaborateur régulier de d’ailleurs pas éloigné, même si les institutions sont
des « pulp fiction », les romans de gare améri- Louis Vuitton, voit dans le monde du luxe l’op- dissociées, de la ligne des expositions de la
cains. En 2017, Delphine Arnault, directrice géné- portunité « d’une communication de masse ». « J’ai Fondation Louis Vuitton, à Paris, où, en ce
rale adjointe de la maison, recrute un poids lourd accès au public incroyable de Vuitton », dit-il. moment, les visiteurs de l’exposition Claude
du marché de l’art, Jeff Koons, dont les œuvres Même les artistes célèbres ont tout à y gagner, Monet et Joan Mitchell peuvent découvrir le travail
battent des records dans les ventes aux enchères. s’offrant une renommée inégalée, dépassant le d’une vidéaste de 30 ans, Lydia Ourahmane.
L’artiste new-yorkais, qui prétend élever les cadre des musées et des galeries qui les mettent Les collaborations ne sont pas encore rentrées
jouets au rang d’œuvre d’art, déchaîne les pas- pourtant à l’honneur depuis des décennies. dans les collections publiques des musées d’art,
sions contraires. Pour Louis Vuitton, il imagine Mais la marque de luxe fait aussi office de plate- mais il n’est pas impossible qu’elles en fassent un
des sacs à l’effigie de La Joconde, de Léonard de forme à des plasticiens moins connus. La ligne jour partie. Après tout, Takashi Murakami avait
Vinci, ou de La Nuit étoilée, de Vincent Van Gogh, Artycapucines en est un bon exemple. Lancée bien installé, en 2007, une boutique Louis Vuitton
Adrien Dirand, cour tesy of Louis Vuitton

en accord avec les musées qui les exposent. en 2019, elle invite chaque année six artistes à au milieu de son exposition au MOCA de Los
Dans cette relation, marque et artistes trouvent réinventer le sac best-seller de la maison, le Angeles, où les visiteurs pouvaient acquérir ses
généralement leur compte. La première s’auréole modèle Capucines, dans une édition limitée à réinterprétations des grands classiques maison. Un
d’une image culturelle. Un sac n’est plus un objet 200  exemplaires. Sans renoncer aux poids mélange des genres qu’Andy Warhol avait prophé-
comme un autre. « Le client ne se sent plus dans lourds de l’art contemporain, comme Daniel tisé dès 1975, dans The Philosophy of Andy Warhol :
la position de simple consommateur : il devient un Buren ou Ugo Rondinone, la maison s’ouvre à de « Tous les grands magasins deviendront des musées
esthète qui achète un objet d’exception », résume nouvelles voix de la peinture actuelle, comme et tous les musées, des grands magasins. »
Christophe Rioux, professeur spécialiste du luxe l’Américaine Tschabalala Self ou le Chinois Liu LV DREAM, 2, RUE DU PONT-NEUF, PARIS I er.
et des industries créatives à Sciences Po. Pour Wei. Ou encore la jeune Française Amélie RÉSERVATION SUR LOUISVUITTON.COM

70
Collier Phoenix,
en diamants de
synthèse et or
recyclé, Unsaid,
prix sur demande.
unsaid.com

FÉTICHE Épris de SYNTHÈSE.


La marque anversoise Unsaid, fondée en 2014, fait partie des plus innovantes en matière de diamants créés en laboratoire. La fabrication
diamantaire, basée à Mumbai, en Inde, repose sur l’utilisation d’énergies renouvelables et sur la collecte d’eau de pluie, afin de réduire le
bilan carbone ainsi que le coût hydrique par rapport à un minage classique. Soit environ 12 kilos de CO2 émis et 30 centilitres d’eau utilisés
par carat. La fondatrice et directrice artistique Shraddha Mehta, une ancienne consultante reconvertie dans la joaillerie, incorpore ces
gemmes de synthèse à des bijoux aux formes graphiques. Elle propose ainsi des bagues avec accumulation de tailles diverses (coussin,
brillant, émeraude…) ; des boucles en spirale ou hérissées de tailles poire ; ou encore, comme ici, un enchaînement de 51 diamants en
triangle (la taille signature de la maison) montés sur une structure en or recyclé qui composent un long collier. Valentin PÉREZ –
Réalisation Fiona KHALIFA – Photo Lara GILIBERTO – Scénographie Céline CORBINEAU
LE GOÛT

confie-t-elle. On est cinq, et chacun y passe du


temps, c’est une vraie pièce à vivre. Je n’ai jamais
compris pourquoi il n’y avait pas de produits
beaux et efficaces pour s’y sentir à l’aise. »
Dans leurs fioles d’apothicaire, les flacons d’Eau
des toilettes et d’Élixir bien élevé répondent à la
question taboue des odeurs indésirables, sans
pour autant imposer des effluves synthétiques
écœurants. La première développe dans
l’­a tmosphère, en trois vaporisations, une
­composition réconfortante qui associe amande
verte, rose bulgare et cèdre. La seconde, à partir
de quelques gouttes déposées dans la cuvette,
garantit à long terme un effet ­aromatique et apai-
sant de basilic, lavande, romarin, citron,
­bourgeon de cassis et patchouli. Des formules
TÊTE CHERCHEUSE fabriquées en France à base d’­alcool de blé bio-
logique, naturelles à 99,9 % (le 0,1 % correspon-
Les belles toilettes dant au procédé de d ­ énaturation de l’alcool), non
toxiques pour la flore et la faune aquatiques.
d’Emmanuelle Depuis la naissance de son projet, en  2018,
Emmanuelle Daumesnil a pris le temps de s’en-

DAUMESNIL. tourer de créatrices engagées : la ­parfumeuse


­indépendante Éléonore de Staël, spécialisée en
matières naturelles de haute ­parfumerie, et l’illus-
HABITUÉE À CHUCHOTER SES CONSEILS EN tratrice Julie Serre, qui signe, avec une pointe
STRATÉGIE ET COMMUNICATION à l’oreille des d’esprit, le logo b­ ucolique. Trente ans passés dans
­ irigeants de marque, Emmanuelle Daumesnil
d le luxe et les parfums, d’abord chez L’Oréal, puis
prend désormais la parole au nom de sa propre chez BPI – la filiale du groupe Shiseido –, Caudalie
maison, baptisée Domaine singulier. « Des et Sisley, ont affiné sa connaissance des fragrances
rituels parfumants naturels et lifestyle dédiés à et son sens du détail. « Je n’ai jamais aimé r­ entrer
un art de vivre des toilettes », ainsi se résumait dans une case », avoue celle qui, en parallèle, fixe
son ­projet sur la plate-forme de crowdfunding depuis l’enfance ses émotions en photo et vient
Ulule. En deux mois, elle a doublé son objectif de se décider à les montrer. Une autre façon
de prévente, testé l’attractivité de ses produits d’­interpréter le petit trou de serrure ­dessiné sur
et de son discours sérieux teinté d’humour. « Les ses étiquettes. Monique LE DOLÉDEC
toilettes ont toujours été un sujet à la maison, EN VENTE SUR DOMAINESINGULIER.COM

TANDEM Au four et au MOULIN.


À force de faire partie du décor, les grands classiques courent parfois le risque de devenir
invisibles. Pour continuer d’attirer l’attention, le moulin à poivre ou à sel Paris de Peugeot, avec ses
formes chaloupées qui lui donnent un air plus ancien que son année de création (1987), a ­multiplié
les métamorphoses chromatiques. Ivoire, noir ébène, bleu Pacifique, vert pistache, terracotta,

Nathalie Baetens. Emmanuelle Daumesnil. Peugeot Saveurs


jaune safran… Il s’est même offert récemment une version en inox et une autre aux antipodes,
en bois brut. Sa dernière « robe », une tonalité élégante située entre le vert anglais et le vert sapin,
il l’a empruntée au Big Green Egg, appareil de cuisson en céramique qui a la forme d’un œuf géant,
comme son nom facilement traduisible l’indique. Faisant à la fois office de four, de grill et de
fumoir, ce dispositif inventé en 1974 à Atlanta est distribué en France depuis 2015. Au-delà de ses
remarquables qualités techniques et son côté couteau suisse (il permet aussi de cuire du pain et
des pizzas), son design vintage rompt avec les codes traditionnels des appareils à barbecue.
Fruits d’une alliance qui semble couler de source vu les nombreux points communs des deux
maisons (notamment la garantie à vie de leurs produits), ces moulins développés en partenariat
avec Big Green Egg sont fabriqués, comme tous les autres modèles de la marque française, dans
du bois issu de forêts durables et assemblés en Franche-Comté. Sabine MAIDA
MOULIN À POIVRE PARIS 40 CM, 119 € ET COFFRET DUO MOULINS SEL ET POIVRE PARIS 30 CM, 149 € FOR BIG GREEN EGG.
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72
De haut en bas et de
gauche à droite, Ambre
Safrano, BDK, 195 € les
100 ml. bdkparfums.com
Ambre chromatique,
Maison Crivelli, 195 € les
50 ml. maisoncrivelli.com
Shalimar Millésime Tonka,
Guerlain, 108 € les 50 ml.
guerlain.com
Bois dormant, Celine,
210 € les 100 ml.
celine.com

VARIATIONS AMBRE portée.


Se blottir dans des parfums enveloppants est un excellent réflexe pour résister aux frimas de l’hiver. Certains sillages ont le don de
faire monter la température grâce à des accords tels que l’ambre, facette ronde et sensuelle obtenue en parfumerie non pas avec de
la résine naturelle, mais en associant notamment des notes de vanille et de benjoin. Dans Ambre chromatique de Maison Crivelli, un
extrait de patchouli renforce son intensité tandis qu’encens et baies roses épicent l’ensemble. Ambre Safrano de BDK joue sur le duo
ambre et accord safran, chaud, épicé et cuiré. Le plus célèbre des accords ambrés est probablement celui de l’illustre Shalimar, de
Guerlain, qui s’offre ici une surdose d’absolu de fève tonka aux accents de caramel et de chocolat onctueux. Quant au Bois dormant,
de Celine, Hedi Slimane a voulu une fragrance confortable comme une flanelle anglaise à partir d’un beurre d’iris enveloppant et
poudré. Claire DHOUAILLY — Réalisation Fiona KHALIFA – Photo Lara GILIBERTO – Scénographie Céline CORBINEAU
LE GOÛT

À gauche, la robe
du soir Vincennes,
de Gianfranco Ferré
pour Christian Dior
(collection
automne-hiver
1989-1990).
À droite, la robe
manteau Sahara,
de Maria Grazia
Chiuri pour
Christian Dior
(collection
automne-hiver
2017-2018).

Les photographies en noir et blanc John Galliano, Raf Simons et Maria


de Sarah Moon nimbent d’une aura Grazia Chiuri prennent vie à travers
particulière les créations de l’œil de l’artiste. La couleur s’im-
Christian Dior imaginées entre 1947 misce subrepticement au fil des
et 1957. La photographe a choisi la pages par des touches de rouge
mannequin espagnole Andrea coquelicot, de bleu glacier, de rose
BELLES FEUILLES Gutiérrez, à la silhouette gracile, fuchsia. Les lignes en trompe-l’œil,

Le flou ONIRIQUE
pour revêtir ces pièces d’archives Oblique, Tulipe, Trapèze s’entre-
soigneusement conservées. « Il mêlent comme dans un songe. Ces
n’y avait pas meilleur cadre que la clichés sensoriels, aux contours
Fondation Le Corbusier, son minima- indicibles, évoquent tour à tour le

de Sarah Moon.
DANS UN ÉLÉGANT COFFRET, LA PHOTOGRAPHE
lisme, ses murs, sa lumière et ses
reflets, pour qu’elle puisse y évoluer
librement, sans pose, et révéler à tra-
vers le vêtement, comme un accord
parfait, cet instant précis où la pho-
craquant et la douceur des étoffes.
Entre un tailleur des années 1960 et
une robe du soir des années 2000,
le temps semble se déliter : sous
l’objectif de Sarah Moon, les
FRANÇAISE LIVRE DE POÉTIQUES CLICHÉS
tographie pouvait avoir lieu », com- modèles paraissent tous appartenir
QUI RETRACENT LE FIL DES CRÉATIONS
mente l’artiste dans un bref propos à la même époque.
DE CHRISTIAN DIOR ET DE SES SUCCESSEURS.
introductif. C’est tout le charme des Le troisième et dernier livre est
Texte Sophie ABRIAT modèles de Monsieur Dior, mêlé à la consacré aux créations de Maria
poésie des images, qui éclôt page Grazia Chiuri, qui a commencé à tra-
après page. On retrouve, bien sûr, vailler avec Sarah Moon dès son arri-
DES CLICHÉS ÉVANESCENTS Dior et ses successeurs, et particu- immortalisée sur la pellicule, la vée chez Dior, en 2016. Ici encore,
PLAQUÉS SUR DES PAGES BLANCHES lièrement Maria Grazia Chiuri, ­silhouette du New Look de 1947 avec son style tout en rêverie, la pho-
laissent éclater leur puissance sug- ­l’actuelle d
­ irectrice artistique des (taille cintrée, buste souligné, jupe tographe restitue les « incessants
gestive, avec pour seuls points de collections féminines. La plupart évasée), qui a révolutionné la haute allers et retours entre passé et pré-
repère des légendes minimalistes. des images se révèlent inédites, couture d’après-guerre. Entre ces sent » de la créatrice pour atteindre
C’est une plongée onirique et quasi conçues spécialement pour la tableaux en mouvement, toujours le point culminant de la modernité.
laconique dans le monde de Dior publication de cet album. légèrement flous, se glissent des cli- Ce coffret rend un hommage appuyé
que nous offre ici la photographe Le premier opus dévoile une série chés d’escaliers, de fenêtres, de au style Dior, mais il célèbre aussi le
Sarah Moon, collaboratrice de de compositions mises en scène à la murs courbes, illustrant le parallèle travail des créateurs de mode qui,
longue date de la maison. Dans un Fondation Le Corbusier, à Paris, au entre mode et architecture. pour reprendre la formule de
Sarah Moon/Christian Dior

coffret d’exception qui réunit trois sein de la Maison La Roche, plus Le second tome du coffret continue Baudelaire, tirent, saison après sai-
ouvrages, l’artiste française, âgée précisément – cette bâtisse à l’archi- de sonder les archives de la maison. son, « l’éternel du transitoire ».
de 81 ans, restitue, avec toute la tecture typique des années 1920 Accompagnées d’un texte poétique
grâce et la mélancolie qu’on lui dessinée par Le Corbusier pour de l’historien Olivier Saillard, les DIOR PAR SARAH MOON, ÉDITIONS
DELPIRE & CO, 3 VOLUMES SOUS COFFRET,
connaît, la force des silhouettes Raoul Albert La Roche, un banquier pièces signées Yves Saint Laurent, 240 P., 120 PHOTOGRAPHIES EN NOIR
architecturales créées par Christian suisse amateur d’art contemporain. Marc Bohan, Gianfranco Ferré, ET BLANC ET COULEUR, 120 €.

74
MAINTENANT OU JAMAIS

NUMÉRO gagnant.
C’est un chiffre qui a lancé l’histoire des parfums Chanel,
il y a quasiment cent deux ans. En 1921, le parfumeur Ernest
Beaux se voit confier par Gabrielle Chanel la mission auda-
cieuse de créer un « parfum artificiel comme une robe ».
Le cinquième essai sera le bon et la fragrance deviendra la
première de l’histoire à oser un nom aussi abstrait que son
sillage : N° 5. Jusqu’au 9 janvier, Chanel fait son « Grand
Numéro » au Grand Palais Éphémère, à Paris, et propose de
revivre ce mythe fondateur à travers une expérience immer-
sive inédite, qui propulse le visiteur face à Coco Chanel, impa-
tiente de découvrir sa première fragrance. Si le No 5, qui fut
longtemps le flacon de parfum le plus vendu au monde, a ins-
piré des œuvres d’art que l’on peut (re)découvrir lors de cet directeur des ressources créatives parfums beauté et horloge- Une des
événement, il n’est pas l’unique star de l’exposition, dédiée à rie joaillerie, résume ainsi ce « Grand Numéro » : « Le parfum scénographies
du « Grand
l’ensemble des créations de la maison. Chanel ne se contente n’est pas qu’un nom, un flacon et une odeur, c’est tout ce qu’il Numéro ».
pas non plus de dérouler son histoire olfactive, elle dévoile convoque dans notre esprit quand on le respire et tout ce qu’il
toutes les facettes de sa vision singulière du parfum, qui naît évoque quand on le porte. C’est une création spectaculaire,
d’une idée et non d’une liste d’ingrédients, et révèle une part de extraordinaire. Beaucoup de personnes pensent que le parfum
la personnalité de chacun. « Quelque chose en plus, que l’on est un accessoire ou la touche finale d’une silhouette, mais
ne peut exprimer autrement », comme l’explique Olivier Polge, c’est bien plus que cela. Le parfum a un réel impact sur nos
le parfumeur de la maison. La scénographie, monumentale, sentiments, notre confiance, notre humeur, notre désir. Voilà ce
propose de multiples expériences, par exemple ce test de que nous souhaitons partager. » Claire DHOUAILLY
Rorschach olfactif, permettant de trouver son bonheur parmi
« LE GRAND NUMÉRO DE CHANEL », GRAND PALAIS ÉPHÉMÈRE,
les 18 parfums de la collection Les Exclusifs, ou encore un
Chanel

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LE GOÛT

Laila Gohar, à
New York, en 2022.

Page de droite,
la bougie Salami.

76
Laila GOHAR
joue avec la nourriture.
CHRONIQUEUSE AU “FINANCIAL TIMES”, LA NEW-YORKAISE D’ORIGINE
ÉGYPTIENNE S’EST SPÉCIALISÉE DANS LA CRÉATION D’ÉTONNANTES
ŒUVRES CULINAIRES QUI AGRÉM ENTENT BOUTIQUES, DÉFILÉS
ET M USÉES. AVEC SA SŒUR NADIA, L’ARTISTE VIENT DE LANCER
UNE COLLECTION FANTASQUE D’OBJETS POUR LA TABLE.

Texte Litza GEORGOPOULOS

“AUSSI LOIN QUE JE ME SOUVIENNE, j’ai l’Officine universelle Buly. Elle se montrait aussi américains dans les années 1950… Laila Gohar,
toujours été obsédée par la création de moments spontanée et généreuse pendant la crise sanitaire, qui se passionne pour ces techniques de prépara-
de magie autour d’une table », écrivait Laila Gohar lors de grands repas organisés sur le trottoir en bas tions culinaires traditionnelles, aime les ustensiles
en préambule de sa première chronique pour la de chez elle. Lorsque nous nous sommes rencon- et le linge anciens. Un assortiment vintage com-
rubrique « How To Host It » (« comment rece- trées, elle était journaliste. Dès qu’elle a commencé plète la gamme d’objets pour la table imaginée
voir »), publiée en février dans le magazine du à imaginer des installations culinaires dans des l’an dernier avec sa jeune sœur Nadia, artiste éga-
Financial Times, auquel elle collabore chaque galeries d’art, elle a acquis une dimension artistique lement. Gohar World, entreprise familiale (en
mois. Parmi les clichés qui illustrent l’article, des radicale et une vision extraordinairement claire. » Égypte, leur grand-mère Nabila coud les nœuds
photos d’elle enfant, ici posant bouche pleine Dans la lignée des artistes du eat art (littérale- des serviettes), a recours à des artisans choisis
lors d’un repas de famille, là mordant dans un ment « manger l’art ») – mouvement né dans les pour leur savoir-faire unique.
beignet au sucre. D’autres clichés récents, pris années 1960, avec Daniel Spoerri en chef de file, La sélection de pièces excentriques — bougies
dans son appartement new-yorkais, la montrent organisateur de happenings comestibles, ou le saucisson ou poulet frit, napperon de verre à
dans une robe blanche à plis et à volants autour couple d’artistes Dorothée Selz et Antoni Miralda, perles, étui à baguette de pain en satin noir… — a
du repas idéal de « la célébration de la nuit la plus qui se revendiquaient « traiteurs-coloristes » et déjà séduit la maison Gucci. Et, en décembre, le
froide de l’hiver » : chicken soup et champagne. proposaient un service de restauration haut en petit monde gourmand et espiègle des sœurs
L’humble soupe est servie avec tous les honneurs, couleur pour fêtes et dîners privés –, Laila Gohar Gohar prend possession de la boutique Dries Van
dans une drôle de soupière cygne en faïence, embrasse une tendance actuelle où la nourriture Noten de Los Angeles. « Nous avons conçu l’es-
accommodée de salsa verde et d’un aïoli pré- s’envisage comme élément de création artistique. pace comme un cirque surréaliste », précise Laila
senté dans une saucière vintage (cygne égale- En France, d’autres noms sont associés à cette Gohar, qui a été adoubée début décembre par la
ment) en métal argenté, modèle Gallia, signée mouvance, comme Marie Méon (agence Manger grande prêtresse du lifestyle américain, Martha
Christofle, datant des années 1930. Manger), ou Charlotte Sitbon et Sayaka Kaneko Stewart, après un dîner Hermès organisé par la
Pour la trentenaire d’origine égyptienne – elle a (du studio-boutique culinaire Balbosté). jeune créatrice. Pour les fêtes, également, une
vécu au Caire avant de suivre des études d’art et Depuis 2015, au sein de son studio de création collection capsule a été dessinée pour la marque
de médias, puis de faire des incursions dans les baptisé Laila Cooks, Gohar imagine avec son de parfums et accessoires Byredo. On y trouve
cuisines de restaurants à Miami et New York –, équipe des œuvres à manger qui donnent à une nappe imprimée d’un paysage culinaire avec
ces chroniques sont « comme des cérémonies ima- repenser l’alimentation et examinent le rôle de des tresses de mozzarella et une salière pomme
ginaires ». « Je ne célèbre pas beaucoup de fêtes la nourriture dans la société. Une démarche qui de terre tatouée d’une rose… À l’instar des œufs
traditionnelles, et je trouve plus excitant d’en fascine les mondes de l’art, de la mode et du et des haricots secs, le tubercule fait partie des
inventer autour de la nature plutôt qu’autour de design. « Chercher les idées est le moment que je ­aliments fétiches de l’artiste-créatrice, qui signe
la religion », explique-t-elle. Une « fève party » préfère, explique celle que le rappeur Drake sur- aussi, pour la marque de design danoise Hay, une
pour saluer le mois de juin, une ode à l’anchois, nomme la “Björk de la cuisine”. Parfois, l’exécu- collection de vaisselle baptisée Sobremesa (mot
un festin en l’honneur du mimosa… Ces moments tion d’idées ambitieuses pose des défis, mais c’est espagnol désignant le moment de détente d’après
de partage savoureux, abondamment relayés sur excitant. Je me fiche de la commodité ou du res- repas). Inspirée par quelques-uns des objets per-
son compte Instagram et racontés à travers le pect des règles. J’aime repousser les limites et sonnels de Laila Gohar, cette ligne comprend des
prisme de l’intime, sembleraient futiles si Laila rendre possibles les choses impossibles. » vases et des pots dont les rayures semblent
Gohar, grande connaisseuse du marché fermier Parmi ses réalisations les plus figuratives, propices peintes à la main, et des assiettes à liseré coloré,
d’Union Square, à New York, et intraitable sur la à détendre l’atmosphère pas toujours c­ haleureuse idéales pour accueillir des patates fripées à dégus-
David Brandon Geeting. Gohar World

qualité des produits, n’y montrait sérieusement des galeries d’art, défilés de mode, boutiques et ter avec une sauce aux herbes. Et respecter ainsi
comment conserver l’intégrité des ingrédients et musées où elle officie, citons un gâteau à étages la philosophie de Gohar World : « Transformer des
respecter le cycle des saisons, en plus de réen- en saucisses de Strasbourg nouées par un lien de ingrédients simples en bijoux. »
chanter la table par des détails singuliers. dentelle, des ex-voto sculptés dans du beurre, des
« Laila livre beaucoup d’elle-même et de sa façon légumes et fruits en croûte de sel à briser au mar-
de vivre dans ces chroniques pour le Financial teau, de délicates pâtisseries en forme de seins, ou COLLECTION HOLIDAY, LAILA GOHAR POUR BYREDO,
DE 35 € À 265 €. BYREDO.COM
Times, confie son amie Victoire de Taillac, direc- une carpe en gelée au champagne rappelant les COLLECTION SOBREMESA, LAILA GOHAR POUR HAY,
trice de la communication et de l’image de aspics loufoques en vogue chez les cuisiniers DE 55 € À 279 €. MADEINDESIGN.COM
LE GOÛT
LA BEAUTÉ DU GESTE

Melissa Joseph,
TISSAGE et métissage. Texte Marie-Salomé PEYRONNEL
Photos Samantha CASOLARI

DANS SON ATELIER NEW-YORKAIS,


L’ARTISTE AMÉRICAINE TRAVAILLE LA LAINE
AINSI QU’UNE LARGE VARIÉTÉ DE
MATÉRIAUX SUIVANT DES TECHNIQUES
QUI LUI SONT PROPRES. ELLE FAÇONNE
DES ŒUVRES EN FEUTRE INSTINCTIVES
INSPIRÉES DE L’HISTOIRE DE SA FAM ILLE.

“IL M’ARRIVE D’ÉCOUTER UNE CHANSON en boucle


pendant des jours, voire des semaines. En 2022, il y avait
beaucoup de jazz sud-africain dans ma playlist », confie
Melissa Joseph. La musique lui permet d’atteindre un état
de quasi-transe créative où la répétition, des airs de Kyle
Shepherd et Zim Ngqawana comme celle des gestes
qu’elle enchaîne, est centrale. Qu’elles soient en céra-
Melissa Joseph,
dans son atelier,
mique, en feutre ou en pulpe de papier, les images que
à New York, l’artiste américaine façonne, tracées à l’aide de papier
le 8 décembre. liquide qui sèche sur la feuille de papier d’abaca, en
L’artiste utilise des
cadres initialement chanvre de Manille, donnant une matière ouatée au des-
destinés aux sin, ne ressemblent à rien de connu. Des personnages
drapeaux des réapparaissent d’une œuvre à l’autre, devenant de plus en
vétérans qui lui
permettent de plus familiers au fil de la visite : son père, ses grands-
présenter mères, son neveu… « Le choix des images que je vais
deux fenêtres ­reproduire est complètement instinctif », précise l’artiste,
temporelles
dans ses œuvres qui puise des éléments dans ses albums de famille ou dans
(en bas, à droite). son téléphone portable.

79
LE GOÛT

Dans ses œuvres étonnantes, Melissa Joseph tisse son verront toujours comme quelqu’un d’inférieur. « On s’at-
histoire américaine, celle d’une famille mixte moitié tend à ce que nous nous fassions petits, voire invisibles. En
indienne (son père vient du Kerala), moitié irlandaise. Elle tant que femme à la peau foncée, je ne me permets pas cer-
grandit en Pennsylvanie, dans une région rurale où elle se taines choses, parfois insignifiantes. Prendre toute la place
fait traiter de « Negro » à l’âge de 6 ans. De ce sentiment de sur le trottoir, par exemple, ou interrompre une discussion…
décalage naît une soif de comprendre et d’explorer le Je suis toujours consciente de l’espace physique que j’oc-
concept de privilège. La fillette a beau avoir des origines cupe. » Avec une approche aussi poétique et métaphorique
européennes, un père chirurgien, prendre des cours de que littérale, Melissa Joseph conçoit sa pratique artistique
musique et voyager plus que ses voisins, les autres la comme une manière d’investir une place dans le monde.
L’Américaine a mis du temps à trouver sa voie : « Après un
passage éclair en fac de médecine, où j’ai compris que je ne
supportais pas la vue du sang, j’ai rejoint ma sœur à New
York. Pendant trois ans, j’ai tâtonné, fait des petits boulots,
puis étudié au FIT, le Fashion Institute of Technology. » Elle
y apprend à créer des textiles, la trame comme les motifs.
« Mais, dès que j’ai été embauchée comme designer textile,
je me suis retrouvée devant un ordinateur et il me manquait
l’essentiel : la part tactile du métier. » Nouveau virage, elle
suit une formation pour devenir maîtresse d’école primaire
et enseigne pendant presque dix ans, notamment en Italie,
à Rome. Mais travailler avec ses mains lui manque. Quand
son père tombe malade et meurt brutalement, elle
retourne à l’école, à 36 ans, cette fois pour obtenir un
Master of Fine Arts.
En visitant l’atelier de Melissa Joseph, situé au cœur du
Garment District, le quartier des marchands de textiles de
Manhattan, impossible de ne pas être frappé par la dimen-
sion physique de son travail. Outre les sacs de laine multi-
colores jonchant le sol et les différentes formes et matières
qui se déploient sur les murs, le studio est un joyeux bric-
à-brac d’objets chinés, certains non identifiés ou rouillés,
qui attendent de prendre vie dans une prochaine création.
Son principal fournisseur vit dans le Massachusetts. Il poste
ce qu’il déniche sur Instagram, comme cette boîte de pre-
mier secours qui abrite désormais la représentation d’un
homme à la peau sombre et d’une jeune femme au teint

Ci-dessus,
un portrait de la
sœur de Melissa
Joseph baignée
d’une lumière
jaune.

Ci-contre,
l’artiste utilise
deux techniques
de feutrage : à
l’eau ou à l’aiguille.
À droite, elle s’est
imaginée au même
âge que sa nièce,
en train de jouer
du piano.

Page de droite,
piquetage à
l’aiguille pour
ajouter des détails
au visage de son
frère. À droite, une
œuvre mi-terre,
mi-feutre
évoquant
notamment
son héritage
culturel mixte.
“Le feutre est un matériau qui Melissa Joseph roule et presse les morceaux de laine
assemblés à la main de manière à faire émerger une image
me convient parfaitement parce – un principe qui rappelle son usage singulier de la terre,
que j’ai l’impression de peindre, avec laquelle elle compose un dessin à partir de diffé-
rentes glaises –, avant de les aplatir au rouleau à pâtisserie.
sauf que cette peinture a une Pour un rendu plus précis, elle utilise le feutrage à l’ai-
présence. Je fabrique des objets guille. Une fois encore, elle crée l’image en disposant des
touches de laine de couleurs différentes sur le tissu, avant
avant de fabriquer des images.” que ses doigts de fée ne transforment l’abstraction origi-
nelle en visage. Ici, elle réoriente une petite boule de laine
Melissa Joseph blanche qui représentera un éclat dans le regard, là elle
étire un bout de laine rose disposé en croissant pour deve-
nir une bouche… Elle piquette ensuite ces détails mis à
plat à l’aide d’un manche sur lequel sont montées six
aiguilles. Elle nomme ce geste « poignarder » (« stab » en
anglais), en riant volontiers de l’aspect cathartique du pro-
cédé. Certaines pièces sont hybrides – moitié terre cuite,
clair. « Mon père était médecin et ma belle-sœur aussi, je les moitié feutre –, « comme les souvenirs, doux-amers », com-
ai donc associés », décrypte la jeune artiste. À des associa- mente-t-elle dans un sourire.
tions d’anciens combattants, elle achète aussi des cadres Les œuvres de Melissa Joseph intriguent et fascinent plus
destinés aux drapeaux, son grand-père étant un vétéran de d’un collectionneur défilant dans son petit loft de l’Eliza-
la seconde guerre mondiale. Chaque détail de ses œuvres beth Foundation for the Arts – un immeuble connu pour
est une plongée dans des histoires familiales et une accueillir quelques-uns des plus fabuleux artistes installés
connexion avec des émotions. à New York. Il y a quelques mois, le cofondateur de
Ses créations, empreintes du passé de ses ancêtres ou de WeTransfer, Damian Bradfield, tombé sous le charme de
Samantha Casolari pour M Le magazine du Monde

souvenirs plus récents, se répondent et se complètent har- ses créations, chantait ses louanges dans sa newsletter,
monieusement grâce aux techniques et aux matériaux, « Any Given Sunday ». De son côté, Jeffrey Deitch, ancien
pourtant différents, que l’artiste manie avec la même éner- directeur du Museum of Contemporary Art de Los Angeles,
gie. Sa rencontre avec le feutre date de 2020, alors qu’elle a sélectionné l’été dernier plusieurs de ses grands formats
était résidente au Textile Arts Center de Brooklyn. Mais, à en feutre pour l’exposition de groupe Wonder Women.
cause de la pandémie, cet apprentissage s’est finalement Exposé depuis le 1er décembre à la Aicon Gallery, à New
fait en solo sur YouTube : « Depuis, j’en utilise constamment. York, son travail sera mis à l’honneur en février 2023 au
C’est un matériau qui me convient parfaitement parce que Arlington Arts Center, et à la British Textile Biennial en
j’ai l’impression de peindre, sauf que cette peinture a une octobre. Point par point, détail après détail, Melissa
présence. Je fabrique des objets avant de fabriquer des Joseph tisse sa toile dans le monde de l’art.
images. » Pour réaliser ses travaux en feutre mouillé, @MELISSAJOSEPH_ART

81
LE GOÛT

Parka en Nylon et
caoutchouc, LOUIS
VUITTON.

Page de droite,
manteau en
shearling et détails
en cuir d’agneau,
KHAITE. Veste en
cuir, Archives by
Lea Yo, GIANNI
VERSACE. Polo
en coton, MIU MIU.
Jupe en soie
et sequins, FENDI.

Bottes à brides
en cuir, AMBUSH.
Collant personnel.
UN PEU DE TENUES EN LONGUE PELISSE FLAM BOYANTE, SHORT BOUFFANT
SUR COLLANT OU ROBE TUNIQUE, UN TROUBADOUR SORTI
D’UN CONTE MÉDIÉVAL FUTURISTE DÉAM BULE INCOGNITO
SUR DE HAUTES BOTTES DÉBRIDÉES.

ELFE DES VILLES. Photographe Jack DAY – Stylisme Emilie KAREH

83
Page de gauche,
blazers en laine
superposés,
ALAÏA. Top et
pantalon en
coton stretch,
SUPER YAYA.
Collant
personnel.

Ci-contre, robe
en polyester,
ACNE STUDIOS.
Collant en nylon,
SAINT LAURENT
PAR ANTHONY
VACCARELLO.

Bottes à brides
en cuir, AMBUSH.
Page de gauche,
minirobe en laine
et soie, GUCCI.
Collier en métal,
ALEXANDER
MCQUEEN.
Collier en
argent et topaze,
ALEXI HUNT.

Ci-contre,
minirobe en laine
et soie, GUCCI.
Top en polyester,
MSGM. Short en
laine, N°21.
Collier en
argent et topaze,
ALEXI HUNT.
Ceinture en cuir,
LOUIS VUITTON.
Chaussures en
cuir, LOEWE.
Collant
personnel.
Page de gauche,
manteau en cuir,
SUPRIYA LELE.
Blazer en laine,
VICTORIA
BECKHAM.
Polo en coton
et short en simili
cuir, TRUSSARDI.
Boucle d’oreille
en laiton,
BALENCIAGA.

Ci-contre,
manteau en
cuir de veau et
sergé de coton,
HERMÈS.
Chemise en
coton, AWAKE.

Bottes à brides,
en cuir, AMBUSH .
Collant
personnel.
Pull et chemise
en coton,
pantalon en
coton et laine,
THE ROW.
Boucle d’oreille
en laiton,
BALENCIAGA.
Bottines en cuir,
JIL SANDER.

Page de droite,
top en laine
et velours,
GIORGIO
ARMANI.
Short à ailerons,
en cuir,
SCHIAPARELLI.
Collier en argent
et topaze,
ALEXI HUNT.
Boucle d’oreille
en laiton,
BALENCIAGA.
Chaussures
en cuir, LOEWE.
Collant
personnel.
Mannequin : Karolina @OUI Management – Assistantes de la styliste : Federica Battistino, Silke Holzschuher, Joana Mahafaly, Alisa Datsenko –
Assistants du photographe : Shahram Saadat et Estelle Chauffour – Coiffure : Joseph Pujalte – Manucure : Eri Narita – Maquillage : Christine
Corbel – Opérateur digital : Adrien Brianchon – Directrice de casting : Rachel Chandler.
EXERCICE DE STYLE

CARRÉS
de soi.
QU’ON LE PORTE EN FICHU OU
AUTOUR DU COU, QU’IL AFFICHE
UN MOTIF CLASSIQUE OU
ORIGINAL, LE FOULARD DE SOIE
EST L’EM BLÈM E PAR EXCELLENCE
DE L’ÉLÉGANCE. À CHACUNE
DE SE L’APPROPRIER SELON
SA PERSONNALITÉ.

LE 23 SEPTEMBRE 1784, Louis XVI met L’inspiration est alors à chercher dans le champ autour du poignet, attaché ­derrière la tête à la
un terme à une situation qui ne tourne pas militaire où, fin XIXe, les « mouchoirs illustrés », de corsaire, porté en fichu comme Audrey Hepburn
rond. Par lettre patente, il ordonne : « La lon- forme carrée, enseignent aux jeunes illettrés appe- dans Charade, ou fixé sous la ceinture comme
gueur des mouchoirs qui se fabriquent dans le lés sous les drapeaux, actions et procédures – du Kim Novak dans Vertigo. Accessoire protéiforme
royaume sera égale à leur largeur. » Et impose maniement des armes aux gestes de premiers et incontournable de l’élégance des décen-
ainsi à l’ancêtre des foulards la forme carrée. En secours. Viendront ensuite les foulards commé- nies 1950 et 1960, il a su protéger les mises en plis
cause, les nombreuses tromperies sur la mar- moratifs ou ceux de propagande, notamment les et les brushings les plus emblématiques de
chandise, responsables de déformations « après vichystes fabriqués par le soyeux lyonnais l’époque (de Jacky Kennedy à Catherine Deneuve),
un premier blanchissage », note de sa « pleine Colcombet. La paix revenue, les créateurs, ­d’Emilio jusqu’à ce que les années 1970 et les foulards hip-
puissance et autorité royale » Louis XVI. Pucci à Salvatore Ferragamo en passant par pies le ringardisent. Resté longtemps sagement
Le sujet est sérieux. Car ce bout d’étoffe utilitaire Christian Dior, font de cette forme imposée un noué autour du cou, celui qui s’est imposé comme
est devenu au fil des siècles un objet de luxe, s’invi- espace de liberté où s’épanouissent couleurs et un symbole du vestiaire bourgeois, voire BCBG,
tant parfois dans la main des puissantes sur leurs motifs. La reine d’Angleterre n’est pas la seule tête tend toutefois à s’émanciper… revenant ces der-
portraits officiels, de Marie de Médicis à la reine couronnée à l’adopter : pour la princesse consort niers temps coiffer les petites filles ou arrière-
Victoria. Au mitan du XXe siècle, c’est sur la tête de Monaco, Grace Kelly, Gucci crée en 1966 un petites-filles de ces dames. Si le carré est un poly-
que son arrière-petite-fille, Elizabeth II, porte le carré fleuri, Flora. Suite à une fracture, c’est un gone régulier, la mode, elle, est un cycle.
carré de soie. Passionnée de chevaux, elle affiche modèle Hermès que l’ex-actrice noue sur son
une préférence pour Hermès, maison originelle- épaule pour immobiliser son bras.
ment liée au monde équestre, qui lance dès 1937 Car petit ou grand, le carré de soie se prête à mille Texte Diane LISARELLI
son premier carré dans la même matière que celle expérimentations : mêlé à une queue-de-cheval Photos Joan BRAUN
des casaques des jockeys, le twill de soie. ou à un chignon, enroulé autour de la taille, noué Stylisme Laëtitia LEPORCQ

92
LE GOÛT

(1) Carré 50 cm, en soie, (4) Foulard Icicle,


Longchamp, 75 €, en soie, 250 €. icicle.com
longchamp.com Imperméable, Maison
Pull, Ami. amiparis.com Margiela x Mackintosh.
Chemise, Figaret. maisonmargiela.com
figaret.com Chemise, Figaret.
figaret.com
(2) Carré 90 cm Le Rêve
de Julia, en soie, Hermès, (5) Carré Charvet, en soie,
410 €. hermes.com 280 €. charvet.com
Trench-coat, The Frankie Chemise, Cos. cos.com
Shop. thefrankieshop.com Gilet et pull sans
manches, Linnea Lund.
(3) Carré Monogram linnealund.com
Frame 70, en soie,
Louis Vuitton, 305 €. (6) Carré Carven,
louisvuitton.com en soie, 150 €. carven.com
Gilet, Courrèges. Manteau, Carven.
2 5
courreges.com carven.com
@Platform Agenc y – Directrice de casting : Leila @Suun Consultanc y – Coiffeur : Michal Bielecki – Maquilleuse :
Assistante de la styliste : Elisa Khayat – Assistant de la photographe : Antoine Siboun – Mannequin : Fenne

3
Tiziana Raimondo – Productrice : Pauline Mourguet @1718

4 6
UNE CHAMBRE EN VILLE À PAU, les Pyrénées tombent à pic.
RÉCEM M ENT REPRIS PAR UN COUPLE PASSIONNÉ D’ART ET DE DESIGN,
L’HÔTEL BRISTOL EST UNE BULLE DE CHARM E EN PLEIN CENTRE-VILLE.
LA CHAM BRE 405, COM M E TOUTES CELLES DU QUATRIÈM E ÉTAGE, OFFRE
UN PANORAMA GRANDIOSE SUR LES MONTAGNES.

Texte Diane LISARELLI – Photos Melvin ISRAEL

À LA PERPENDICULAIRE D’UNE RUE CEN- et ajout d’œuvres originales ainsi que des meubles,
TRALE, la belle bâtisse a le charme d’une grande objets ou matériaux chinés ou achetés en galerie
maison de famille. Passé le portillon, dans la petite (notamment à la Galerie Muscari, située non loin
cour où palmiers, jasmins et rosiers tiennent com- de là). Dans le salon du rez-de-chaussée, sous les
pagnie au majestueux tilleul, on comprend aisé- exceptionnelles moulures d’origine qui jouent avec
ment pourquoi Lucas Marquand Perrier et Philippe le motif de la vigne, deux canapés dessinés dans
Rey ont eu un coup de cœur immédiat. Naviguant les années 1970 par Dino Gavina pour la préfecture
jusque-là entre Londres et Paris dans les secteurs de Bologne côtoient un très grand portrait photo-
de la mode et du luxe (respectivement en tant que graphique du début du siècle dernier. Ici se mêlent
producteur audiovisuel et architecte d’intérieur), avec bonheur ancien et contemporain. Les
ils avaient envie de créer ensemble un lieu singu- quatre niveaux comptent 21 chambres dans les-
lier. En moins de deux ans, ils ont fait de l’endroit, quelles s’impose la touche des maîtres de maison.
établissement hôtelier depuis 1903, une bulle de La chambre 405, comme les quatre autres du der-
charme au cœur de la ville. Recherches historiques nier étage, offre, en plus de généreux volumes, un
sur la bâtisse (qui fut au XIXe siècle la résidence de panorama dégagé sur les toits de la ville et, en
l’aumônier des Pères de Bétharram) sont allées de arrière-plan, la majestueuse chaîne des Pyrénées.
pair avec des travaux de rénovation. Au pro- CHAMBRE DOUBLE À PARTIR DE 79 €.
gramme : mise en valeur du charme de l’existant HOTELBRISTOL-PAU.COM
LE GOÛT

À 80 MÈTRES : SAVOURER UNE CUISINE LOQUACE


Dans son restaurant, Les Pipelettes, posé en pleine rue
piétonne, Laetitia Sarthou propose une cuisine du mar-
ché à la fois intuitive et inspirée. Midi et soir, elle ima-
gine un menu unique avec des produits frais et de qua-
lité, en étroite collaboration avec une trentaine de
producteurs de la région. Du champ à l’assiette en pas-
sant bien sûr par sa cuisine ouverte, où elle officie seule,
la cheffe se place au plus près de sa matière première.
(1) 3, RUE VALÉRY-MEUNIER. DU MERCREDI MIDI AU
SAMEDI SOIR ET LE DIMANCHE MIDI SELON LES SAISONS.
MENU DU DÉJEUNER À 22 €. LESPIPELETTES-PAU.FR

À 280 MÈTRES : RÉVISER SES CLASSIQUES


Du Greco à Vasarely, en passant par Rubens, Morisot,
Rodin ou Corot : la riche collection du Musée des
beaux-arts de Pau se déploie dans un beau bâtiment
Art déco. Pièce maîtresse : le fascinant Bureau de coton
à La Nouvelle-Orléans (1873), de Degas, portrait de
groupe réunissant une partie de la famille maternelle
1 du peintre. Non loin de là, le très charmant Déjeuner
dans  la serre (1877), grand format signé Louise
2 Abbéma, fait pénétrer le visiteur dans le jardin d’hiver
de Sarah Bernhardt.
(2) 9, RUE MATHIEU-LALANNE. DU MARDI AU DIMANCHE,
DE 11 HEURES À 18 HEURES. ENTRÉE GRATUITE.

À 400 MÈTRES : TESTER LES SPÉCIALITÉS LOCALES


Sur 4 000 mètres carrés, les halles de Pau réunissent
dans un cadre historique récemment réhabilité petits
producteurs, étaliers, restaurateurs et maraîchers faisant
vivre le riche patrimoine gastronomique local. Ici (mais
aussi en ville), un passe gourmand mis en place par
l’office du tourisme permet de goûter aux ­spécialités
chez 25 artisans des métiers de bouche. Un bon moyen
de se familiariser avec les maisons historiques et les spé-
cialités, des grattons de canard au boudin béarnais.
(3) 8, RUE CARNOT. DU MARDI AU DIMANCHE JUSQU’À 15 HEURES.
PASSE GOURMANT EN VENTE À L’OFFICE DE TOURISME DE PAU,
PLACE ROYALE. 8 € LES 6 TICKETS ET 15 € LES 12.

À 550 MÈTRES : FLÂNER SOUS LES PALMIERS


Avant l’aménagement du boulevard, un grand mur
cachait la vue. À l’aube du XXe siècle, les sommets fai-
saient peur. Aujourd’hui, ils constituent par temps
clair un spectacle à couper le souffle dont on profite le
long des 1 800 mètres du boulevard des Pyrénées. Du
château de Pau au parc Beaumont, la chaîne monta-
gneuse se dévoile au fil de la promenade sur ce balcon
naturel. En contrebas : une belle palmeraie que l’on
rejoint par le funiculaire qui, depuis 1908, permet de
relier la ville basse à la place Royale.
(PAGE DE GAUCHE) BOULEVARD DES PYRÉNÉES.

À 800 MÈTRES : FAIRE LA FÊTE AU VILLAGE ARTISANAL


À deux pas de la gare de Pau, dans un quartier en pleine
mutation, Pierre et Sylvain Garms ont fait de ce site fami-
Melvin Israel pour M Le magazine du Monde

lial – investi à l’origine par leur arrière-grand-père trans-


porteur – un lieu unique. Au village d’artistes et d’arti-
sans (céramique, marqueterie de paille, travail du bois
ou du stuc marbre d’Amandine Antunez) s’ajoute un
grand espace convivial et festif où sont organisés cours
de yoga, concerts, événements, marché de produc-
teurs… Un bar, Le Barn’s, est aménagé avec des maté-
riaux de réemploi et beaucoup d’enthousiasme.
(4) 19, AVENUE GASTON-LACOSTE. OUVERTURE DU BARN’S
3 4 DU MERCREDI AU DIMANCHE À PARTIR DE 17 H 30.

95
LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR

À LA TÊTE DE LA MAISON KAVIARI, ÉPICERIE DE LUXE SPÉCIALISTE DE “L’OR


Bol NORD.
NOIR” FONDÉE PAR SON PÈRE, KARIN NEBOT AFFECTIONNE LES PLATS
SIM PLES INSPIRÉS DES CUISINES NORDIQUES. À L’IMAGE DE CETTE SOUPE
DE LENTILLES ACCOM PAGNÉE DE POISSON FUMÉ.

d’élevage, apprendre à travailler avec les éle- SOUPE DE


veurs. Ce sont des choses qui prennent du LENTILLES ET
temps : il faut au moins huit ans pour que l’estur- SMØRREBRØD
geon donne ses premiers œufs, il faut apprendre POUR 4 PERSONNES
à gérer la qualité de l’eau, la nourriture donnée 1 oignon jaune, 1 carotte,
1 céleri branche
aux poissons, le choix des races d’esturgeons… ¼ de céleri-rave, 1 blanc
C’est dans ce contexte que je suis arrivée à de poireau, 120 g de tomates
Kaviari, il y a treize ans. concassées (en conserve),
1 gousse d’ail, 1 c. à s. d’huile
J’ai suivi une prépa HEC, fait mes gammes dans d’olive, 1 c. à s. de curcuma,
des maisons de luxe (Ralph Lauren, Cartier), avant 1 c. à s. de panch phoron
de rejoindre la société familiale. Ce choix de vie (mélange d’épices indien),
1 morceau de gingembre
s’est fait naturellement. J’ai commencé par réali- confit, le zeste d’un citron
ser des inventaires, compter, scruter tous les jaune, 1,5 l d’eau, gros sel
de mer, 1 bouquet de
recoins de la société. La transition s’est passée en coriandre fraîche.
douceur. Aujourd’hui je suis directrice générale
(avec mon frère), en charge de l’image et des LA PRÉPARATION
concepts. Il y a trois ans, on a racheté le groupe Tremper les lentilles dans
l’eau froide pendant
Autour du saumon, pour créer les Delikatessen, 30 minutes, égoutter. Émincer
six boutiques à Paris qui reprennent les codes du l’oignon, le poireau, le céleri
« deli ». Cela réunit tout ce que j’adore : la gamme branche. Tailler la carotte et
le céleri-rave en brunoise.
Texte Camille LABRO classique, caviars, saumons fumés, tarama, Écraser la gousse d’ail avec
Photos Julie BALAGUÉ harengs, mais aussi des pâtisseries type strudel une pincée de gros sel. Faire
aux pommes ou gâteau au fromage blanc, et des chauffer l’huile d’olive dans
une casserole et ajouter le
condiments variés, salades, potages, sandwiches panch phoron pour torréfier
gourmands… Comme cette soupe de lentilles – le les épices pendant 2 minutes.
Ajouter les légumes. Faire
“J ’ A I TO UJ O U R S ÉT É AT T I R É E PA R L E S PAYS ET L E S « caviar du pauvre » – saine et nourrissante, pleine
suer à feu moyen avec le
CULTURES NORDIQUES. J’aime quand la nuit vient tôt, quand il faut de minéraux et de protéines. Avec une tartine de gingembre confit pendant
se calfeutrer à l’intérieur, se blottir au coin du feu avec une bonne poisson fumé, c’est un repas complet d’inspiration 15 minutes. Ajouter le zeste,
la coriandre ciselée (réserver
soupe. J’ai sillonné le Danemark, l’Islande, l’Irlande, la Finlande… danoise, qui illumine les journées d’hiver.” quelques branches pour la
Mes enfants se plaignent que je les emmène toujours en vacances KAVIARI.FR décoration) et le concassé de
dans le Nord. Je ne sais pas trop d’où ça vient, car ma famille, d’ori- tomates. Faire suer pendant
quelques minutes puis ajouter
gine juive algérienne, a quitté l’Algérie dans les années 1960. les lentilles et le curcuma.
Je suis née à Paris et j’ai eu une enfance très douce, entourée par Couvrir d’eau. Porter à
deux parents travailleurs. Ma mère est marchande de biens et mon ébullition puis baisser le feu
et laisser mijoter pendant
père, entrepreneur autodidacte et humaniste dans le commerce des 45 minutes à feu doux. Mixer
produits de la mer, a commencé à importer du caviar dans les avec un mixeur plongeant
années  1970 en découvrant les trésors de la mer Caspienne. pour une belle texture.
Assaisonner et garnir
Au début de la décennie 80, il a créé sa propre entreprise, Astara, en avec quelques feuilles
référence à la ville iranienne proche de l’Azerbaïdjan, pour importer, de coriandre fraîche.
préparer et distribuer caviars et autres produits fins, via ses ateliers SMØRREBRØD
parisiens, situés près de Bastille. C’est le lieu fondateur, la « manu- AU SAUMON
(POUR 1 TARTINE)
facture », que nous avons toujours. Je me souviens que mon frère et 1 tranche de pain noir, beurre
moi étions souvent réquisitionnés pour coller des étiquettes sur les demi-sel, cream cheese ou
boîtes ou préparer des bons de commande. Tout était très artisanal, fromage frais, 60 g de
saumon fumé de qualité,
avec des produits vendus uniquement à des professionnels. 1 c. à c. de câpres, quelques
Après un passage chez Hédiard, où il a rencontré son futur associé pousses de salade de saison,
et complice Raphaël Bouchez, mon père a fondé la maison Kaviari ½ citron.
Beurrer la tranche de pain
en 2001, entre le moment où les esturgeons devenaient une puis tartiner avec le fromage
espèce protégée (en 1998) et celui où l’importation du caviar sau- frais. Disposer le saumon sur
vage était interdite (en 2008). Cela a été un vrai tournant pour la la tartine, parsemer de câpres
et de pousses fraîches.
profession. On se demandait s’il fallait tout arrêter. Mais on a pu Assaisonner d’un trait de jus
s’adapter, se réinventer et explorer les possibilités du caviar de citron, servir aussitôt.

96
À PORTÉE DE MAIN

Le COUTEAU à huître.
SON HISTOIRE d’une large lame tranchante,
Chaque année au moment des sera plus pratique pour ouvrir
fêtes, c’est la même gymnas- les huîtres plates, comme celles
tique : les huîtres reposent par que l’on cultive sur la ria du
douzaines au fond de l’évier et Bélon, dans le Finistère.
tous les honneurs reviennent à
celle ou celui qui, pour les ouvrir, SON USAGE
saura le mieux jouer des coudes Maison Vanhamme (Paris 16e),
et des poignets. Le plus impor- la poissonnerie d’Arnaud
tant étant d’y parvenir sans Vanhamme, Meilleur Ouvrier de
accroc. Pour éviter les coupures France, honore jusqu’à
et autres blessures, il convient 400 commandes de
de protéger sa main avec un plateaux de fruits de mer pen-
torchon humide, voire un gant dant la dernière semaine de
de protection en cotte de l’année. Sur les étals, les huîtres
mailles. Et pour rentrer dans le Gillardeau, Amélie, Perle
dur du coquillage, on a recours blanche ou encore les fines de
à différents types d’ustensiles claires de Pascal Breuil
spécialement dédiés à la tâche. se pavanent au fond de leurs
Oubliez le fameux « couteau à bourriches avant d’être cueillies
garde », qui obstrue la vue et par des mains expertes. En l’oc-
s’avère plus dangereux que currence, celles de Sonia
maniable, et préférez les outils Bichet, gagnante de la Coupe
des écaillers. La « lancette » est du  monde des écaillers,
le couteau à huître le plus tradi- en 2020. « La première chose à compter trois doigts, en partant la première eau pour se débar-
tionnel ; il se compose d’une faire, c’est de se détendre com- de la base du coquillage. On y rasser des éventuels éclats de
lame courte, dressée en pointe, plètement, explique la jeune coince la pointe du couteau et coquille et après… on déguste
et d’un manche robuste en bois artisane. Ensuite, c’est la main la on effectue un mouvement de et on se régale ! »
muni de rivets. Le « lyonnais », plus forte qui vient se saisir du va-et-vient des deux mains, à la
COUTEAU À HUÎTRE TYPE
historiquement utilisé par les couteau ; en plaçant son pouce manière d’un battement d’ailes. « LANCETTE », EN INOX ET BOIS, 7,50 €.
poissonniers des halles lyon- sur la lame, à 1 centimètre de Une fois que l’huître commence LEGALANT.FR
naises, est semblable au pre- l’extrémité, pour limiter les à bailler, le poignet appuie sur le
mier, à une différence près : sa dégâts en cas de dérapage. couteau pour faire levier. D’un
lame, plus fine et légèrement On tient l’huître fermement coup sec, on coupe le muscle et
effilée, offre davantage de pré- dans la paume de son autre on racle la paroi supérieure afin
cision et de polyvalence. Le main, côté creux vers le sol, puis de bien laisser les deux voiles de Texte Léo BOURDIN
couteau à coquillage, doté on cherche la jointure : il faut l’huître l’une sur l’autre. On jette Illustration Patrick PLEUTIN

À LA CAVE Le BORDEAUX passe à droite.


Terre d’explorations œnologiques, la rive droite bordelaise révèle un nouvel eldorado pour les aven-
turiers du vin. L’association Bordeaux hors classe vient justement de voir le jour afin de se distinguer
des valeurs préétablies de la rive gauche : avec elle s’assemble un large éventail de domaines
familiaux à prix abordables et magistralement maîtrisés. Château Canon Pécresse et Vieux Château
Saint-André en sont des exemples éloquents. Leurs millésimes 2019 témoignent de leurs efforts
respectifs. Surplombant la Dordogne, le premier naît sur le plateau calcaire qui domine son appella-
tion canon-fronsac. Grâce à une forte proportion de cabernet franc qui lui donne une ligne incisive,
assemblée à un merlot traduisant la minéralité de son sol, ce vin propose déjà des tanins fondus et
fins. Sa finale saline trace un sillon des plus élégants sur le palais. Quant au second, un satellite de
saint-émilion, il soutient une profondeur charnue et une densité sensuelle irrésistibles, grâce à des
vignes d’un âge honorable superbement travaillées. Laure GASPAROTTO
CHÂTEAU CANON-PÉCRESSE, CANON-FRONSAC, 2019, ROUGE, BIO, 19 €. MILLESIMA.FR
VIEUX CHÂTEAU SAINT-ANDRÉ, MONTAGNE-SAINT-ÉMILION, 2019, ROUGE, 20 €- TÉL. : 05-57-74-59-80
LE GOÛT

SUR SON SITE, la maison taille d’une bouchée chocolatée.


Fouquet évoque Claude Monet et On croque d’abord un morceau de
Gertrude Stein parmi ses clients dentelle au chocolat noir, pour la
célèbres. Difficile de vérifier l’infor- mise en bouche. La légère amertume
mation, mais l’entreprise ayant vu le prépare le palais à la suite, un
jour en 1852, il est possible que de mélange feuilleté-fondant d’une
telles figures aient foulé le sol en densité et d’une douceur idéalement
mosaïque de l’adresse historique, dosées, un chouïa régressif mais qui
s i t u é e d u cô t é d e s G ra n d s surpasse de loin tous les rochers pra-
Boulevards. L’année du sacre de linés engloutis depuis l’enfance.
Napoléon  III, Louis Fouquet a Pour terminer la dégustation, impos-
ouvert ici son commerce de confi- sible de refuser une noisette caramé-
tures, et cent soixante-dix ans plus lisée, incarnation de la gourmandise
tard, sans faire trop de bruit, la cin- simple et efficace. Encore une spé-
quième génération y œuvre tou- cialité de Fouquet, qui trempe des
jours à la fabrication et à la vente de fruits secs un à un dans un caramel
multiples douceurs artisanales. doré. On ne recommandera pas,
« Pour une partie de notre clientèle, même aux fous de chocolat, de
on peut aussi parler d’une cinquième terminer un repas de réveillon par ce
génération ! », précise Catherine Vaz, Grand Praliné, qui est bien autre
descendante du fondateur et chose qu’un dessert. L’allié parfait
DE BOUCHE À OREILLE actuelle dirigeante. d’un café gourmand de luxe ou d’un
Chaque décennie a connu son lot de goûter, à morceler jour après jour…

“Un feuilleté-fondant nouvelles spécialités Fouquet : les


fondants dans les années 1930, les
chocolats dans les années 1980…
D’autant qu’il peut se conserver
pendant un bon mois sous une
cloche en verre. À ce propos, « le

un chouïa régressif Depuis dix ans, le praliné maison est


son best-seller. À partir de cette
recette, la confiserie a donc imaginé
blanchiment du praliné est très bon
signe », précise Catherine Vaz.

mais qui surpasse pour clore cette année-anniversaire


une couronne de 20 centimètres de
diamètre entièrement revêtue de
GRAND PRALINÉ NOISETTE, FOUQUET, 75 €.
36, RUE RICHER, PARIS 9 e, ET 23, RUE
FRANÇOIS-I er, PARIS 8 e. FOUQUET.FR

de loin les rochers chocolat. Baptisée Grand Praliné, elle


se décline en trois versions : noisette,
pistache et coco. La première option

pralinés engloutis est vite retenue.


« Biscuit sablé noisette, praliné feuil-
leté noisette, et pâte noisette », égrène

depuis l’enfance.” Catherine Vaz, pour décrire, du bas


vers le haut, les trois couches super-
posées de ce fameux praliné certifié
Fouquet. Le fin nappage est en cho-
CHAQUE SEMAINE, UN JOURNALISTE
colat noir et, pour soutenir la dentelle
RACONTE UN PRODUIT OU UNE
chocolatée – faite main, comme le
EXPÉRIENCE GUSTATIVE QUI L’A MARQUÉ.
reste, sauf l’enrobage, réalisé à l’enro-
COM M E L’INCONTOURNABLE GRAND
beuse –, quelques noisettes caramé-
PRALINÉ NOISETTE DE LA SÉCULAIRE
lisées sont disposées aux quatre
MAISON FOUQUET, À PARIS.
coins de la base circulaire. La lame
s’aventure pour extraire une petite
Texte et photos Sabine MAIDA part parfaitement découpée, de la

98
LE GOÛT

C’EST LE BOUQUET Langage FLEURI.


JUSTE POUR DIRE : “JE SUIS DÉSOLÉ”, OU “JE VOUS AIME”… Pour les célébrations de
­ ifférentes natures, pour fêter ceux qui arrivent et ceux qui partent. Un geste, une pensée, et
d
plus encore. Une attention donnée ou reçue. Un arrangement sophistiqué, un simple bouquet,
une brassée, une fleur coupée. Une composition qui plaît à tous ou, parfois, juste à quelques-
uns. Les fleurs ont inventé le langage des émotions. Elles expriment nos plaisirs les plus
simples comme nos sentiments les plus complexes. Des trésors de la nature, dont le tout
représente infiniment plus que la somme des parties, qui nous émerveillent et nous captivent.
Et ce lien ne faiblit pas. Pas plus que cette relation intime avec les saisons qui vont et viennent,
mais sur lesquelles nous posons un regard toujours neuf. De l’abondance miraculeuse de
bouquets, qui ont tous leur place, du plus spectaculaire au plus discret, jusqu’à la simple bou- Texte John TEBBS
ture attendant d’être plantée, il y a cette même idée : la grâce et la beauté pour illuminer notre Composition Simone GOOCH
vie. Ne reste plus qu’à prononcer ces mots simples : « Merci pour les fleurs. » Photo Jacob LILLIS

Traduction Agnès Rastouil

100
PARCE QUE RIEN N’EST
PLUS IMPORTANT
QUE NOTRE SANTÉ ET
CELLE DE NOS PROCHES
© Maxime Huriez

SOUTENEZ LA FONDATION DE L’AP-HP

La Fondation de l’AP-HP agit aux côtés des DÉDUISEZ VOTRE DON


patients, des soignants et des chercheurs des DE VOTRE IMPÔT AVANT
38 hôpitaux de l’Assistance Publique – Hôpitaux LE 31 DÉCEMBRE 2022 :
de Paris, 1er centre de recherche clinique en Europe Votre soutien est déductible
avec 384 centres de référence « maladies rares ». de votre impôt sur le revenu
En la soutenant, vous contribuez à l’amélioration à hauteur de 66 % de son
de la qualité de vie à l’hôpital, pour les patients montant ou de votre impôt
comme les soignants, et vous soutenez la sur la Fortune Immobilière
recherche et l’innovation pour que chacun de nous à hauteur de 75 %.
bénéficie d’une médecine d’excellence.

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LE GOÛT

Chaque fin de semaine,


une personnalité raconte
son histoire du goût au
micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M”
est disponible sur toutes 
les plateformes et chaque
vendredi sur la page
lemonde.fr/le-gout-de-m

SANDRINE KIBERLAIN.
LA COMÉDIENNE, À L’AFFICHE DU FILM “LE PARFUM VERT”
DE NICOLAS PARISER, EST L’INVITÉE DU PODCAST “LE GOÛT DE M”.
« Ce qui me plaisait, « J’ai eu un coup de foudre « Stéphane Brizé, c’est le
enfant, c’était de jouer en voyant Meryl Streep premier metteur en scène
seule. Donc d’inventer dans Kramer contre que j’ai appelé. Je lui ai dit :
des personnages. J’avais Kramer, cette façon d’être “J’ai un coup de cœur pour
plein de peluches, je si vraie dans l’émotion, de ce que vous faites.” Sa
m’inventais des dossiers rougir à l’image, comme sensibilité m’a touchée,
vétérinaires. Je prenais prise sur le vif. J’ai ressenti et le ton et la place qu’il
des règles en plastique la même chose avec laisse aux acteurs, aux
et j’en faisais des instru- Isabelle Huppert dans silences, aux regards. Ça
ments médicaux. Je jouais Une affaire de femmes. s’est confirmé quand j’ai
aussi bien les clients que Tout à coup, on ne voit travaillé sur Mademoiselle
la cheffe véto ou que plus la comédienne, on Chambon. Il vous fait
l’assistante, plusieurs voit un personnage, une confiance, il laisse tourner
milieux sociaux. » situation, une émotion. » et ne dit rien. »
DPA/Photononstop

102
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JEUX

Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O  588 Sudoku
Yan GEORGET
N O  588 - DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III

Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX
Bridge N O  588
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE

XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Ce ne sont que d’assez vagues vues de l’esprit. II Vol organisé. Produit de
beaux blancs et de bons rouges. III Grand dieu germanique. Liaisons rapides. Enfilé. Encadrent
le laboureur. IV Tout un drame à Tokyo. En mer Égée. Se rapporte aux tissus glandulaires.
V  Fouille dans le fond des pavillons. Le samarium. Préposition. VI Le bon compte chez les nains
et le pécheur. Couche légère. Négation. VII Éliminèrent. Désira et convoita. VIII Manque tota-
lement de respect et de politesse. IX Flotte en fin de repas. Cordes iraniennes. En crise. X Dans
nos habitudes. Île. Manifesterai mon humeur. XI Entourai étroitement. Vivent de leurs gages.
XII Mis en fuite. Nicolas est le dernier. Grande page d’histoire. Lieu de grève. XIII Un ancêtre
pour le PS. Pollueurs appelés à disparaître. En berne. XIV Glacent le sang et font dresser les
cheveux. Compositeur belge proche de Mallarmé. XV Le temps de délibérer. Abominer.
VERTICALEMENT 1 A priori bien informées pour voir venir. 2 Ses propos n’ont ni queue ni tête.
S’octroie une bonne prise. 3 Droit au sommet. Pratiqua l’ouverture. Droits au cimetière.
4  Patibulaire et peu fréquentable. Matois et pas plus fréquentable. 5 Ouverture de compte.
Accord d’en bas. Attendent les plongeurs. Paresse sous les tropiques. 6 S’adresse à vous en
particulier. Image sans son ou son sans image. 7 Apprécié des vaches et des pique-niqueurs.
Gardien de troupeau. Suiveur hérétique. 8 Entendrait comme avant. Chez les Grecs. Préposition.
9 Point. Fait partir le coup. Hercule et toute sa famille. 10 Personnel. Enfoncé dans le mur.
11  Permettent de réfléchir. Latente et possible. 12 Moment ou Morphée ne vous tend pas les
bras. Fin de dictée. Risque de se briser. 13 Chez Jojo. Doit être protégée à la source. Chaude
période. Le krypton. 14 Expressionniste allemand. Se nourrit d’excréments et de déchets végé-
taux. 15 Va plus loin et plus haut dans l’espoir de l’emporter.

Solution de la grille n° 587


HORIZONTALEMENT I Buissons ardents. II Ancêtre. Bouquet. III Cation. Gratuite. IV Tien. Ie. As. Isar. V Errements.
OPE. VI Rée. Ornai. Tatou. VII Salée. Vit. Tut. VIII Or. Besace. Étêta. IX Levas. Gus. Rosit. X Olé. Trop. Olt. Lô. XI  Galbe.
Niolo. Pli. XII Itou. Média. Ruer. XIII Si. Glu. En. Tenue. XIV Tonga. Tarais. XV Encyclopédistes.
VERTICALEMENT 1 Bactériologiste. 2 Unaire. Relation. 3 Ictères. Vélo. Nc. 4 Seine. Aba. Buggy. 5 STO. Molesté.
Lac. 6 Ornières. Mu. 7 Ne. Ennéagone. Pô. 8 Ta. Cupide. 9 Abrasives. Ointe. 10 Roas. Ola. Ad. 11 Dut. Otterlo. Tri.
12 Équipa. Tôt. Réas. 13 Nuisette. Punit. 14 Téta. Outilleuse. 15 Sternutatoire. Retrouvez nos grilles de mots croisés,
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LE GOÛT

UNE HISTOIRE DE… GUIRLANDE lumineuse.


CHAQUE SEMAINE, LA ROMANCIÈRE AUDE WALKER IMAGINE
UNE FICTION AUTOUR D’UN PLAT, D’UN OBJET, D’UN LIEU.

puceaux qui se lancent. La petite l’ignore et zippe,


coup sec, son sac à dos, avant de descendre les
escaliers de pierre qui mènent à la plage.
Partout dans le sable violacé, découpées net
dans le ciel, des grappes d’humains en imper et
en bottes. Pour se sortir de là et faire revenir la
main de la petite dans sa main, elle enlève ses
chaussures, ses chaussettes, pieds nus dans le
sable glacé. Et n’est pas loin de regretter sauf
que la petite l’interroge de ses deux yeux : je
peux ? Elle enlève tout, lui tend bottes et chaus-
settes et se met à courir dans le sable mouillé ;
l’affaire mikado enfouie.
Soudain, un peu plus loin, un attroupement, des
cris ; deux gros chiens se battent. Par réflexe
voyeur, elle s’approche. Les chiens se calment
vite, elle se retourne pour en rigoler avec la petite
mais ne trouve que des familles en imper et du
sable. Droite, gauche, devant, derrière. Le monde
sans elle et la nuit qui tombe sur elle. Elle cherche
partout, court, ses pas empêchés par le sable
devenu ciment sous lequel elle veut s’enterrer
vivante. Parce que coupable de la noyade de sa
belle-fille. Ou alors coupable de son kidnapping,
du suicide de son père, de la condamnation de sa
mère pour tentative d’homicide. Il fait nuit noire.
La petite va finir dévorée par les phoques, dépe-
cée par des crabes. Le cœur dans les mâchoires,
DANS SON DOS CRISPÉ PAR L’HUMIDITÉ, l’occasion ne se représente plus. Dans le sac à dos, elle hurle de sa voix ensablée, attrape les bras, les
l’hôtel couleur pain d’épices et sucre glace por- des cartes à jouer avec lesquelles elle ne joue épaules des gens, vous n’avez pas vu une petite
tant au cœur d’une de ses tourelles au toit ardoise jamais, une guirlande électrique étoilée, une fille, 6 ans, de grandes lunettes sur de grands
son gars qui dort ; une petite sieste rapide avant petite peluche porte-clés ronde, grise, rayée, en yeux ? Et puis elle voit clignoter rose et vert pâle
le dîner. Devant elle, la baie de Somme dénudée forme de raton laveur ou un truc du genre, avec, quelque part, un peu plus loin sur la plage. Une
par la marée qui a tiré son drap. Le soleil prêt à accrochées à l’anneau, les clés du scooter vendu toute petite silhouette enroulée dans une guir-
disparaître envoie tout ce qu’il lui reste dans les de son père, devenues les clés de ses mystérieuses lande électrique d’étoiles. Surprise ! T’as vu, on
flaques d’eau, agglomérées çà et là entre les cités secrètes à elle. Et un jeu de mikado. dirait un sapin de Noël ? Avec sa main bizarre-
bosses de sable. Dans sa main droite, sa petite Elle sort d’abord la petite paire de jumelles kaki ment chaude dans sa main. Aude WALKER
fille à lui, plutôt calme mais qui, tout de même, que son père lui a achetées au parc ornitholo-
remonte sur l’os de son nez, à l’aide de tous ses gique dans l’après-midi. Elle enlève ses lunettes,
doigts et plus souvent que d’habitude, ses grandes lui tend, ce qu’elle prend pour une bénédiction,
lunettes papillon qui lui font des yeux plus vastes, puis part en quête au loin de son oiseau préféré
plus gris et plus troubles que la bruine. depuis aujourd’hui ; l’avocette élégante, son habit
Il fait enfin très froid, une vraie température de noir et blanc et son bec fin, long et retroussé vers
fin d’année. Elles sont seules, en tête à tête, sans le ciel. Ne trouvant que des silhouettes de prome-
lui ni personne de familier dans les parages. Elle
et elle, pour la première fois depuis qu’elle est
neurs, elle propose une partie de mikado. O.K.,
elles font de la place sur le banc entre elles.
“Il fait nuit noire. La petite va
tombée amoureuse de son père. Car, plutôt que Sans se méfier, elle, l’adulte, joue premier degré finir dévorée par les phoques,
de se connaître ou d’essayer de s’aimer, elles se
sont jusqu’ici simplement habituées l’une à
et gagne un peu par hasard grâce à une figure, un
triple lutz improvisé, dans un éclat de rire victo-
dépecée par des crabes.
l’autre. Et elles ne savent ni l’une ni l’autre quoi rieux et cruel, malgré elle. La petite fille ramasse Le cœur dans les mâchoires,
faire de ce moment d’intimité imposé.
Trois bancs les uns à côté des autres face à la baie,
ses baguettes, bon, on arrête de jouer. Gros focus
pour contenir ses larmes de vexation cachées
elle hurle de sa voix ensablée,
pour profiter de la vue. Elle lui propose de s’as- dans son menton tremblant, c’est la première fois attrape les bras, les épaules
seoir. Quand la petite lâche sa main pour ouvrir
et fouiller son sac à dos rouge coccinelle qu’elle
qu’elle perd au mikado.
Et si on allait marcher avant qu’il fasse nuit ? dit
des gens, vous n’avez pas
Bonton

ne quitte jamais, elle a tout de suite peur que l’adulte, en tendant la main avec la gaucherie des vu une petite fille, 6 ans ?”
106
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PARNASSE, marque sélective du groupe Orange, conçoit


depuis 15 ans des solutions personnalisables de connectivité
EDEN PARK
et de téléphonie pour ses Membres. En déplacement, au EDEN PARK a ouvert en octobre dernier une nouvelle boutique
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que soient l’heure, l’endroit naire pour accueillir
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PUNCH BOXING ouvre un 3ème
La Grande Année incarne les savoir-faire artisanaux mis en studio de 360 m². Punch, c’est bien
œuvre pour son élaboration : vinification en fûts de chêne anciens plus que de la boxe, c’est la nou-
qui favorise le développement d’arômes velle façon de faire du sport pour
d’une grande finesse, long vieillissement sur se défouler, déconnecter et s’amu-
lies, remuage et dégorgement entièrement ser ! Ce concept fondé par Chloé
réalisés à la main. Le millésime 2014 a et Jules Bouscatel propose des ses-
donné naissance chez Bollinger à un vin sions de 50 minutes mixant combi-
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