M Le magazine du Monde n o 537.

Supplément au Monde n o 23945/2000 C 81975

VENDREDI 31 DÉCEMBRE 2021, SAMEDI 1 er ET DIMANCHE 2 JANVIER 2022. Ne peut être vendu séparément.
Disponible en France métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.

DE PAPIER
Personnages réels, héros fictifs
PATRICK MODIANO
ET SES FANTÔMES
 Danh VO.
JUSQU’AU PRINTEMPS, “M” INVITE L’ARTISTE DANOIS À PRÉSENTER DES IMAGES
DES FLEURS QU’IL CULTIVE DANS LE JARDIN DE SON ATELIER PRÈS DE BERLIN.
DEMANDANT À SON PROPRE PÈRE DE CALLIGRAPHIER LE NOM LATIN DES
CARTE BLANCHE À PLANTES, IL INVENTE UN HERBIER À LA FOIS CONCEPTUEL ET PERSONNEL.
Danh Vo/Photo Nick Ash

5
Le sommaire
LA SEMAINE
14 Entre-soi
Les mystiques du solstice
d’hiver.
15 
Clément Beaune en
pole position auprès
d’Emmanuel Macron.
17 Le « Netflix » réac brésilien
fait le plein.
18 La crypto-contrefaçon
crispe le monde de l’art.
19 L’Obélisque passé
au Kärcher.
20 Les cartes de foot Panini
à l’heure des NFT.
LE MAGAZINE
21 C’est peut-être 23 Dans la fabrique de Patrick
un détail pour vous… Modiano. Dans Chevreuse,
Le Noël des Biden. son dernier roman à succès,
comme dans l’ensemble
22 La première fois de son œuvre, le Prix Nobel
que “Le Monde” a écrit de littérature fait se croiser
Michel Houellebecq. de mystérieux protagonistes.
Enquête dans les Yvelines,
dans les pas de ses
personnages.
30 La difficile conquête des
Napoleons. Deux fois par an,
à Arles et à Val-d’Isère, le
cercle des Napoleons convie
dircoms et cadres dirigeants
à se rencontrer et à assister
à des conférences. Des
événements qui suscitent
la critique, voire l’hostilité,
des habitants.
34 Le lait de la réconciliation
rwandaise. Le Rwanda vient
de connaître trois mois
de pénurie de lait, une
boisson largement
consommée. La vache, qui
fut instrument de division
entre Hutu et Tutsi, permet
Trac y Keza pour M Le magazine du Monde. Carlo Lombardi
aujourd’hui de soigner
les plaies du génocide.
40 PORTFOLIO
Terre des ours. Dans le parc
des Abruzzes en Italie, le
photographe Carlo Lombardi
est parti sur les traces,
passées et présentes, des
ours bruns des Apennins en
danger critique d’extinction.
 LE GOÛT
49 Le retour de flamme 56 Stéphane Bak, 62 Carte sur table
de la bougie parfumée. du rire aux drames. Longue vie
aux Mérovingiens.
51 Making of 58 Susanne Kaufmann,
Le Royal refuge queer créatrice de cosmétiques. 63 C’est le bouquet
Portrait de Patrick
du Nigeria. Bonne étoile. Modiano issu de
60 Traitement de saveur l’ouvrage « Album »
52 Élément de langage Le plein d’épices. 64 Jeux (Aubier, 1990)
Yann Stofer pour M Le magazine du Monde. Aimee Shirley

de Pierre Le-Tan.
Le pantaboot.
61 À portée de main 66 Dans l’album photo de…
53 Fétiche Sabre à champagne. David Foenkinos.
Cheville ouvrière.
61 À la cave
54 Tête chercheuse Folies douces.
La mode positive
de Lukhanyo Mdingi.

55 Variations
Bobs show.

7
 DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_

Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.
DIRECTRICE DE LA MODE_
Suzanne KOLLER

RÉDACTION Samuel BLUMENFELD, Yann BOUCHEZ, Zineb DRYEF, Benoît HOPQUIN.

Avec Stéphanie MARTEAU et Lucas MINISINI.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté), Caroline ROUSSEAU
(cheffe adjointe Mode) et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode). Avec Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME.

DÉPARTEMENT VISUEL Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),

Hélène BÉNARD-CHIZARI, Ronan DESHAIES (Instagram), Françoise DUTECH,
Federica ROSSI. Avec Ophelia LAMY et Soizic LANDAIS.
Graphisme_Audrey RAVELLI (chef de studio), Camille DURAND et Marielle VANDAMME.
Avec Caroline SIEURIN. Photogravure_Fadi FAYED, Philippe LAURE. Avec Laure
MAESTRACCI.

ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Stéphanie GRIN, Julien GUINTARD et Paula RAVAUX
(chefs d’édition adjoints). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE, Nadir CHOUGAR,
Joël MÉTREAU, Agnès RASTOUIL. Avec Soizic BRIAND et Pauline FEUILLÂTRE.
Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de section), Adélaïde DUCREUX-PICON.
Avec Arnaud DUBOIS, Vanessa FRANÇOIS et Rachel TEYSSANDIER.

PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Louis DREYFUS

DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA PUBLICATION,
MEMBRE DU DIRECTOIRE : Jérôme FENOGLIO
DIRECTRICE DE LA RÉDACTION : Caroline MONNOT
DIRECTION ADJOINTE DE LA RÉDACTION : Grégoire ALLIX, Maryline BAUMARD,
Hélène BEKMEZIAN, Philippe BROUSSARD, Nicolas CHAPUIS, Emmanuelle CHEVALLEREAU,
Emmanuel DAVIDENKOFF (Evénements), Alexis DELCAMBRE, Harold THIBAULT
DIRECTRICE ÉDITORIALE : Sylvie KAUFFMANN
DIRECTRICE DÉLÉGUÉE AU DÉVELOPPEMENT DES SERVICES ABONNÉS : Françoise TOVO
DIRECTEUR DÉLÉGUÉ AUX RELATIONS AVEC LES LECTEURS : Gilles VAN KOTE
DIRECTEUR DU NUMÉRIQUE : Julien LAROCHE-JOUBERT
DIRECTRICE DES RESSOURCES HUMAINES : Émilie CONTE
SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA RÉDACTION : Sébastien CARGANICO

Rédaction en chef : Laurent BORREDON, Laetitia CLAVREUL, Michel GUERRIN, Christian MASSOL, Franck NOUCHI (Débats et Idées) / Documentation : Muriel GODEAU (cheffe de service)
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abojournalpapier@lemonde.fr / M Le magazine du Monde est édité par la Société éditrice du Monde (SA). Imprimé en France : Maury imprimeur SA, 45330 Malesherbes.
Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.018kg/tonne de papier. Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037
Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2000 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.
 1 – DENIS COSNARD, journaliste au Monde, est pas- 3 – ALEXANDRE DUYCK, journaliste et auteur, col- 5 – LAURE BROULARD est une journaliste indépen-
sionné depuis longtemps par l’écrivain Patrick labore régulièrement à M. Cette semaine, il s’est dante installée à Kigali, au Rwanda, où elle couvre
Modiano et ses personnages, auxquels il a consa- intéressé au cercle des Napoleons, qui organise à l’actualité de l’Afrique de l’Est pour Le Monde et
cré deux livres. Pour M Le magazine du Monde, il a Val-d’Isère, en janvier, et à Arles, en été, des ren- Radio France internationale. Elle a également
mené l’enquête sur Chevreuse, dernier roman du contres entre dirigeants, cadres d’entreprise et travaillé pendant trois ans au Kenya et réalisé des
Prix Nobel de littérature. De Jouy-en-Josas aux personnalités du monde de la culture, de la poli- reportages en Somalie et au Mozambique.
archives de la préfecture de police, il a retrouvé la
tique ou du sport. « Vivant la moitié du temps à Privilégiant le terrain, elle cherche à faire
trace des personnes réelles que Modiano a trans- Arles, j’ai constaté que les Napoleons n’y étaient entendre des histoires singulières tout en abor-
formées en personnages de fiction. « Une fois de pas bien perçus par une partie de la population, dant des sujets politiques et sociaux. Pour M, elle
plus, tout ramène aux mauvais garçons de la qui les connaît mal. J’ai voulu comprendre l’intérêt a arpenté les bars à lait de Kigali afin de raconter
Gestapo française, à cette Occupation que l’écrivain
et la pertinence de leur démarche. » En 2017, les l’importance de cette boisson dans la culture
considère comme le fumier dont il est issu. » P. 23Napoleons avaient réussi à inviter Barack Obama rwandaise et la place de la vache dans l’histoire
à Paris grâce à Orange, leur principal mécène. du pays. P. 34
2 – PASCAL AMOYEL travaille à la chambre photo- P. 30
graphique et au moyen format argentique. Il pho- 6 – TRACY KEZA, diplômée du Trinity College en
tographie la France afin d’en dresser le portrait, 4 – MARGAUX SENLIS est photographe, installée à sciences de l’environnement, est une photo-
entre approche documentaire et invention Arles depuis quatre ans. Diplômée de l’école de graphe documentaire et une réalisatrice rwan-
lyrique. Intitulé Nord-Ouest, son travail actuel l’image Gobelins, à Paris, en 2018, puis d’un mas- daise basée à Kigali. Son travail se situe au croi-
porte sur la vie en campagne dans le village du ter-II à l’ENSP d’Arles, elle se partage entre des sement des beaux-arts et de la photographie
Perche où il vit et dans les petites villes nor- travaux de commande et une pratique plus docu- documentaire, explorant les notions d’identité,
mandes environnantes. Pour M, il a photogra- mentaire et plastique. Pour ce numéro, elle a de culture et de conservation afin de remettre en
phié la vallée de Chevreuse, où Patrick Modiano photographié à Paris les fondateurs des question les stéréotypes. Pour ce numéro, elle a
a en partie vécu enfant. P. 23 Napoleons. P. 30 photographié les Rwandais accros aux bars à lait.
P. 34

Elles et ils ont participé à ce numéro.

Denis Cosnard. Pascal Amoyel. Laurent Bagnis. Adrien Julliard. Laure Broulard. Trac y Keza

1 2 3 4 5 6

9
THOMAS BOULLAULT
ET DOM PÉRIGNON,
LA QUÊTE DE L’HARMONIE

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA


THOMAS BOULLAULT, CHEF ÉTOILÉ DU
RESTAURANT L’ARÔME À PARIS, PARTAGE
AVEC DOM PÉRIGNON, LE SENS DE
L’HARMONIE. POUR S’ALLIER À LA CUVÉE
PLÉNITUDE 2, REFLET DU MILLÉSIME 2003,
IL NOUS PROPOSE UN VOYAGE EN MER.
P
LÉNITUDE 2, LA SECONDE VIE DE DOM PÉRIGNON.
« Plénitude 2 affiche 17 années de maturation en cave. Pendant
ce lapse de temps, les levures ont travaillé à déployer les typicités
de ce champagne. Le résultat en bouche est nappant, avec de la
fraîcheur, des notes de coriandre, mais aussi du gras sur des
saveurs d'amande et de frangipane », décrit le chef Thomas
Boullault. Seconde vie de Dom Pérignon, Dom Pérignon Vintage 2003
Plénitude 2 livre l'interprétation d'un millésime extrême. Marquée par la
conjonction d'un gel de printemps suivi d'un été caniculaire, l'année 2003
signe également les débuts de la prise de conscience collective des effets du
changement climatique ! Année de tous les contrastes, qui a enregistré la
vendange la plus précoce de l'histoire de la Champagne, 2003 témoigne de la
capacité de Dom Pérignon à relever tous les défis. Son Chef de Cave Vincent
Chaperon a su habilement doser l'équilibre du pinot noir, majoritaire dans
l'assemblage, et du chardonnay. Un exercice de précision, d'harmonie et de
justesse que livre Plénitude 2, dix-sept années plus tard dans un millésime
« solaire », comparable aux plus grandes années de la Champagne : 1947,
1959 et 1976.
dom pérignon, l'effet millésime et la haute-gastronomie.
Exclusivement millésimés, les champagnes Dom Pérignon initient des
voyages de haute-précision dans les meilleures années des plus grands
terroirs champenois. Reconnus pour leur potentiel de garde, ils résultent
d'un savoir-faire de l'assemblage basé sur la quête de tension et de fraîcheur
que l'on retrouve dans les cuvées. Celles-ci rendent hommage aux chardon-
nays et pinots noirs de 8 Grands Crus historiques de la Champagne comme :
Aÿ, Bouzy, Verzenay, Mailly, Chouilly et Cramant et un premier Cru histo-
rique, celui d'Hautvillers. Une approche minimaliste et respectueuse du
A SANTÉ, À CONSOMMER
PUBLICITÉ
terroir et du millésime que Vincent Chaperon, Chef de Cave de Dom
Pérignon, perpétue avec brio depuis 2019. Œnologue et ingénieur agronome
de formation, il a succédé à Richard Geoffroy après 13 années de compa-
gnonnage. De ses périples à l'étranger, il a rapporté un soupçon d'audace
mais surtout l'envie de créer des expériences de dégustations toujours plus
inspirantes autour des vintages Dom Pérignon. Il est aujourd'hui le garant de
la création de Dom Pérignon. Comme en témoigne Dom Pérignon Vintage
2003 Plénitude 2, la seconde vie de Dom Pérignon qui inspire les chefs
ambassadeurs de la Dom Pérignon Society*. Une communauté qui rassemble
et inspire les étoiles de la gastronomie autour de Dom Pérignon Plénitude 2.
thomas boullault : « l'harmonie est dans la nature ». Chef étoilé du
restaurant L'Arôme, à Paris, Thomas Boullault est « tombé dans la marmite »
à l'âge de 12 ans. Ce chef passionné, qui se remémore bien volontiers ses
premières années à « brosser des truffes » pour le service des fêtes de fin
d'année, porte toute son exigence sur l'origine des produits et leurs assaison-
nements. Pour prolonger la dégustation de Plénitude 2, il joue la carte « mer »
avec son carpaccio de noix de Saint-Jacques, au caviar et calamansi. La
fraîcheur et les notes iodées de ce plat signature répondent en écho à la cuvée.
Un accord tout en naturalité, comme il les apprécie. « L'harmonie est dans la
nature, avec ses produits de saison, ses couleurs et ses goûts. Pour moi, cui-
siner, c'est une façon fabuleuse de transmettre aux gens le goût d'un produit
qui vient de la terre et qui les nourrit », explique Thomas Boullault. Une
vision qu'il partage avec Dom Pérignon. « Dom Pérignon, c'est aussi de la
gastronomie, une « cuisine dans la bouteille » qui se rapproche de ce que l'on
essaie de faire en cuisine », termine-t-il.
* Une communauté de chefs et de sommeliers ambassadeurs Dom Pérignon
AVEC MODÉRATION.
Le M de la semaine.
« UN SOIR, UNE FONTAINE DANS LE VIEUX GENÈVE. »

Xavier MALENFER

DROIT DE RÉPONSE
À la suite de l’article « Dallas au pays du citron » (M Le magazine du Monde
du 6 décembre 2021), nous avons reçu, au titre du droit de réponse, de
Fabrice Costa, directeur des systèmes d’information de la ville de Menton
(Alpes-Maritimes), le courrier suivant :
« La lecture partagée des correspondances du maire et de ses adjoints
Xavier Malenfer

délégués, par le secrétariat chargé de les traiter, avait reçu leur accord
écrit. Elle existait avant ma prise de fonctions et relevait du fonctionne-
ment du service courrier dont ces élus étaient informés. Aucun système
Pour envoyer vos photographies de M : lemonde.fr/lemdelasemaine d’espionnage de leurs e-mails n’a donc été institué sous mon autorité. »

12
 ENTRE-SOI LES MYSTIQUES DU SOLSTICE D’HIVER.
QUAND LE COMMUN DES MORTELS EST EN PLEINE DÉPRIME HIVERNALE, CES BIENHEUREUX FÊTENT
LE JOUR LE PLUS COURT DE L’ANNÉE, SE RÉJOUISSANT DE LA FROIDURE, DE LA VIE AU RALENTI ET DES
PROMESSES DE RENOUVEAU.
E T S I O N FA I S A I T S E M B L A N T
D’AVOIR CHOISI L’HIVER ? D’être des ani-
maux hibernant dans leur terrier jusqu’au
printemps ? C’est un mou­vement au croi-
sement des contraintes de la pandémie et
des engouements pour l’écologie, le déve-
loppement ­personnel, la slow life et la sor-
cellerie. Il se cale sur le solstice d’hiver, qui
était le 21 décembre en 2021, et enjoint de
rester chez soi, de se tenir compagnie tout
seul, le temps d’attendre les beaux jours ou
plutôt de célébrer l’hiver. Il faut « embrasser
le ralentissement » dans « cette période pro-
pice à l’intro­spection ». Ça tombe bien.
Entre les nouvelles versions du Covid-19,
l’empreinte carbone des vols longs cour-
riers et les quarantaines à la sortie des
aéroports, il n’est plus vraiment d’actualité
d’essayer de chercher le soleil et la compa-
gnie en décembre, janvier ou février.
À QUOI ON LES RECONNAÎT
S’ils avaient une cheminée, ils allume-
raient un feu. Ils aiment la sensation de la
tasse de thé chaud, l’odeur de la bougie
parfumée et la douceur du plaid. Ils font
référence à d’autres civilisations et à
d’autres traditions sans qu’on sache bien
desquelles il s’agit. Ils parlent volontiers
de l’importance de la respiration, du cycle
des saisons, et du besoin de savoir se reti-
rer du monde. Ils ne crachent pas sur un
cercle de célébration du solstice pour un
samedi soir réussi.
14
COMMENT ILS PARLENT
« Regarde la nature, tu vois un arbre sans
feuilles mais c’est pendant ce temps-là que
ses racines travaillent. Nous, c’est pareil. »
« Méditer c’est s’arrêter de faire. Ce n’est
pas parce qu’on s’arrête qu’il ne se passe
rien. » « Il faut vivre en même temps que
les saisons. » « S’il fait nuit à 17 heures, la
journée s’arrête à 17 heures. » « Quand la
nature est dénudée, tu vois plus loin. »
« L’essentiel est de faire entrer la lumière
chez soi pendant ces journées sombres. »
« Je ne serai pas disponible, j’organise un
dîner de solstice pour célébrer l’hiver. » « Je
n’ai pas pu y aller mais elles m’ont envoyé
leur vidéo de méditation. » « Les leçons du
confinement ne dureront pas. »
Ils commencent beaucoup de phrases par
« c’est le moment de » (consulter un
voyant, se recentrer sur l’essentiel, regar-
der l’hiver avec joie, se connecter avec la
nature, se nourrir spirituellement, vider
son agenda…) Ils ne disent plus « table
basse » mais « autel ». Ils utilisent facile-
ment les mots « ralentir », « rituel », « éner-
gie » et « lune ».
LEURS GRANDES VÉRITÉS
Beaucoup de pays ont des traditions qui
poussent à se tourner vers son higher self
(son « meilleur moi ») à l­ ’occasion du sols-
tice d’hiver. C’est un retour aux origines,
puisque déjà les peuples païens célé-
braient ce moment avec la fête de Yule. Il
Texte Guillemette FAURE
marque une renaissance, y compris pour
nous, humains. Le début de l’hiver mais
aussi celui des jours qui rallongent, c’est
ce qui en fait la période idéale pour un
nouveau départ. Il y a plus de femmes
dans le mouvement de ­célébration du
solstice d’hiver, parce qu’elles vivent plus
en fonction de leurs cycles. Sous la terre
froide, la vie se prépare en hiver, il nous
suffit d’en faire autant.
LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
Vivre au rythme de l’hiver est-il compa-
tible avec le travail en présentiel ?
LEUR GRAAL
Se demander ce que peut annoncer,
en termes de renaissance, le fait
­qu’Emmanuel Macron soit né le jour du
solstice d’hiver.
LA FAUTE DE GOÛT
Ne pas préciser « dans l’hémisphère
nord » à chaque fois qu’on dit « solstice
d’hiver ».

Clément Beaune
au Quai d’Orsay,
le 20 décembre.
CLÉMENT BEAUNE EN POLE POSITION
AUPRÈS D’EMMANUEL MACRON.
Le secrétaire d’État chargé des affaires
européennes va jouer les premiers rôles
dans la présidence française de l’Union
européenne, qui débute ce 1er janvier.
Surtout, ce modéré de gauche veut
batailler ferme au sein de l’équipe de
campagne de son champion. Avec en ligne
de mire une élection au Parlement.
Texte Grégoire BISEAU – Photo Alassan DIAWARA
LA SEMAINE
AU BASKET-BALL OU AU HANDBALL, ON APPELLE ÇA LE
“MONEY TIME”. Ce moment, à la fin du match, où tout peut
basculer d’un côté ou de l’autre. Sur un coup de dé ou le geste
de génie d’un joueur. Clément Beaune entre dans ce « money
time » le 1er janvier, avec le début de la présidence française
de l’Union européenne. Et celui-ci va durer au moins jusqu’au
10 avril 2022, date du premier tour de l’élection présidentielle.
Un peu plus de trois mois qui vont décider de sa prochaine vie.
Dès demain donc, il sera au premier rang, jamais très loin du
chef de l’État, et bien sûr il sera l’un des principaux contributeurs
du discours qu’Emmanuel Macron prononcera le 19 janvier
devant le Parlement européen, pour exposer les grandes priori-
tés de la présidence française. Et accessoirement poser
quelques marqueurs de la campagne présidentielle. Mais cet
énarque passé par le collège d’Europe de Bruges ne veut plus
se contenter de ses dossiers européens. Il veut en découdre.
Et compte bien occuper une place de choix dans l’équipe de
campagne du (probable) futur candidat. « J’ai envie de croiser le
fer, de débattre, d’apporter ma contribution », dit-il. Après-
demain, une fois Emmanuel Macron réélu, parie-t-il, il se voit
embrasser une carrière d’homme politique pour de vrai : se
faire élire député (quelque part en Île-de-France) puis
 entrer dans le futur gouvernement
(quelque part à Bercy). Certes, c’est encore
loin, mais il sait aussi qu’à 40 ans il est exacte-
ment au bon endroit, au bon moment.
Si Clément Beaune n’est pas une vedette du
gouvernement, il est déjà un peu plus qu’un
technocrate émancipé. Protégé par son statut
quasi officiel de chouchou du président, il mue.
À parcourir l’impressionnante revue de presse
le concernant, il faut lui reconnaître un certain
succès. Il est tout à la fois « l’atout secret du
président » (Paris Match), le « Beaune élève »,
(L’Obs), le « missile européen de Macron »
(Les Échos). Tout est à l’avenant. « J’aime pas
trop cette image du bon élève. Peut-être parce
que je le suis… Je préfère celle du bon soldat »,
dit-il en forme de coquetterie. Bon soldat,
assurément, il l’est. Ancien conseiller d’Emma-
nuel Macron à Bercy, il devient son sherpa aux
affaires européennes à l’Élysée, enfin son
ministre. Signe de sa montée en puissance, il
donne de plus en plus d’interviews politiques.
Suggère des mesures pour le programme
du futur candidat (il a défendu l’idée du vote à
16 ans). Évidemment, ses concurrents de la
majorité considèrent qu’il est encore un peu
vert et, surtout, hors sol. « Il n’a jamais rencon-
tré un seul électeur de sa vie », sourit l’un
d’entre eux. Ministre déléguée chargée du
logement, Emmanuelle Wargon le défend :
« Clément est un ministre qui va justement
au contact des Français en multipliant les
déplacements. » Pour l’instant, on ne lui connaît
qu’un faux pas. En septembre, dans une
interview au Monde, il assure que la majorité
« incarne le camp de la raison et de la
République ». Avec l’aval de l’Élysée, Gabriel
Attal, le porte-parole du gouvernement, le
recadre quelques jours plus tard : la raison
et la République ne peuvent être l’apanage
d’un seul parti. Autant dire qu’il n’aime pas
du tout qu’on lui rappelle cet épisode. « Non,
il n’y a eu aucun recadrage du président
ou du premier ministre, répond-il. J’aurais
simplement dû rajouter deux phrases pour
préciser ma pensée. Mais j’assume mes
propos : pour moi la raison est le préalable au
débat démocratique. »
En cas de second tour face
à Valérie Pécresse, Clément
Beaune anticipe un gros
risque d’abstention de la
gauche qui pourrait être
fatale à son candidat :
“Il faudra bien convaincre
l’électorat de gauche qu’on
n’est pas un LR soft.”
Quand il parle, Clément Beaune a comme un
chuintement dans la bouche, qui lui donne un
petit air aristocratique. Avec ses taches de
rousseur, son visage incroyablement juvénile
et ses cheveux auburn, on l’imagine assez
bien en cousin éloigné de la famille royale
d’Angleterre. On se trompe : fils d’un père
enseignant-chercheur et d’une mère infir-
mière, il est juste né dans un milieu assez aisé
et cultivé. Plutôt solitaire, Clément Beaune,
qui a déclaré son homosexualité dans une
interview à Têtu il y a un an, n’appartient à
aucune bande. Il le reconnaît lui-même : il
n’est pas venu à la politique par le chemin du
militantisme, le combat collectif. Lui a grimpé
par la face intellectuelle : le goût pour le
débat. Il était très timide. Il le reste. Il n’aime
toujours pas prendre la parole quand on ne la
lui donne pas. En 2011, il est une petite main
de la campagne de François Hollande, le seul,
qui selon lui, était à même de « faire l’unité à
gauche ». Il devient le conseiller budgétaire de
Jean-Marc Ayrault à Matignon. À la grande
différence de tous les historiques de la
Macronie, quand on lui demande de faire le
bilan du quinquennat de Hollande, Clément
Beaune ne crache pas dans la soupe. Deux
ingrédients auraient, selon lui, fait dérailler le
train du quinquennat : « l’absence de fierté »
dans les réformes engagées, et la nomination
de Manuel Valls à Matignon. « Je n’ai pas aimé
sa forme de brutalité, de dureté dans le dis-
cours. Moi, je suis un indécrottable modéré. »
Emmanuel Macron
et Clément Beaune
en visite sur la base
militaire de Rukla,
en Lituanie, en
septembre 2020.
Mais aussi un vrai ambitieux qui sait ce qu’il
veut. Il a subi deux échecs, qui sont vite deve-
nus des blessures. En octobre 2018, il est
candidat pour quitter l’Élysée et devenir
député européen. Emmanuel Macron lui
­préfère son conseiller politique Stéphane
Séjourné. En mars 2019, il est convaincu que
son heure est arrivée et que le poste de secré-
taire d’État aux affaires européennes est pour
lui. Mais c’est Amélie de Montchalin qui l’ob-
tient. Tous les deux ont depuis beaucoup de
mal à se parler. Pourtant, un an et demi après
sa prise de fonction, il est difficile d’entendre
une note dissonante pour qualifier son action
à Bruxelles. « C’est un bon ministre de l’Eu-
rope, assure Raphaël Glucksmann, le député
européen de Place publique. Et de tous les
macroniens, c’est de loin le moins arrogant. »
« Il est très sympathique et connaît très bien
ses dossiers, confirme Philippe Lamberts,
député belge et coprésident du groupe des
Verts. Sa cote à Bruxelles est assez unanime. »
En se déplaçant en Pologne et en Hongrie, il
est allé défendre les droits LGBT en assumant
un vrai rapport de force politique. Il a réussi à
se faire un nom. « Par définition ce n’était pas
évident, car un ministre des affaires euro-
péennes est toujours coincé entre le domaine
réservé du président de la République et l’au-
torité du ministre des affaires étrangères »,
décrypte Jean-Marc Ayrault, avec qui il conti-
nue de s’entretenir régulièrement.
Clément Beaune est l’un des rares au gouver-
nement à oser jouer encore une petite
musique de gauche. Enfin, de centre gauche.
Il s’est même publiquement opposé à l’obses-
sion de Jean-Michel Blanquer, le ministre de
l’éducation, vis-à-vis de cet « islamo-gau-
chisme » qui menacerait notre université.
En cas de second tour face à Valérie Pécresse,
il anticipe un gros risque d’abstention de la
gauche qui pourrait être fatale à son candidat.
« Il faudra bien convaincre cet électorat qu’on
n’est pas un LR soft », argumente-t-il. Il milite
auprès du président de la République pour
faire une campagne plus rassurante que de
rupture. Pas question de refaire le coup des
grandes réformes économiques, à l’exception
de celle des retraites. Il souhaiterait que le pré-
sident-candidat investisse d’autres champs,
comme la jeunesse ou l’éducation. Surtout, il
est convaincu que nos institutions empêchent
aujourd’hui la société française « de correcte-
ment respirer ». Pour y remédier, Clément
Beaune a une idée. Enfin, une mesure simple,
mais qui changerait tout, selon lui, dans notre
vie démocratique : l’inversion du calendrier
électoral, qui verrait les élections législatives
­précéder celle du président. D’un coup d’un
seul, notre régime présidentiel, obsédé par
cette course individuelle au pouvoir, devien-
drait parlementaire, et donc plus collectif. Et
Ludovic Marin/AFP
peut-être plus apaisé et mature. En a-t-il parlé
à son cher président ? « Non. Je pense être le
seul à militer pour cela depuis longtemps. »
Courageux peut-être, mais pas téméraire.
 LA SEMAINE
LE “NETFLIX”
RÉAC BRÉSILIEN
FAIT LE PLEIN.
Lancée en 2016, la plateforme de
streaming brésilienne Brasil Paralelo, qui
propose des contenus ultraconservateurs,
conspirationnistes et pro-Bolsonaro,
ne cesse de gagner de nouveaux abonnés.
Texte Bruno MEYERFELD
EN APPARENCE, TOUT PARAÎT NORMAL. Voire même
alléchant. Sur l’écran, il y a des petits flocons numériques
qui tombent, et, surtout, foison de films à visionner. Films,
documentaires, interviews, concerts, cours en ligne, séries,
dessins animés… la plateforme de streaming est, selon
la formule consacrée, « pour tous les goûts et pour tous les
âges ». Parfait pour les familles en quête de « divertissement
et éducation » ainsi que le vante son slogan. Sauf que le site
en question est au cœur de polémiques à répétition. Brasil
Paralelo (« Brésil parallèle »), qui se revendique comme
le « Netflix de droite brésillien », offre à ses abonnés quantité
de contenus a ­ udiovisuels qualifiés de « conservateurs » par ses
fondateurs, et « d’­extrême droite trumpo-­bolsonariste conspi-
rationniste » par ses détracteurs.
Sur le site, on trouve le documentaire Écran de fumée, critique
cinglante des « environnementalistes » et des défenseurs de
l’Amazonie. Ou le long-métrage 1964, le Brésil entre les armes
et les livres, qui estime que le coup d’État militaire du 31 mars
(qui a ouvert la voie à une dictature de plus de vingt ans) était
inévitable afin d’empêcher une révolution communiste. Ou
bien encore la trilogie Patrie éducatrice, qui pourfend la péda-
gogie moderne tandis que Sept dénonciations vilipende les
politiques de confinement pour endiguer le Covid-19…
Lancé en 2016, Brasil Paralelo a vite trouvé son public :
la chaîne revendique 265 000 abonnés (au prix de 1,50 à
15,50 euros selon la formule choisie) et prévoit de passer
la barre du million dès 2022. La plateforme, qui siège sur la
prestigieuse avenue Paulista de Sao Paulo, compte une
soixantaine de productions propres et emploie plus de
150 personnes. Son chiffre d’affaires de 65 millions de reais
(10,1 millions d’euros) a plus que doublé en 2021 et devrait
faire de même l’an prochain.
À l’origine de l’entreprise, trois gauchos (gardiens de trou-
peaux) de Porto Alegre, qui ont fait leurs études à l’École
supérieure de publicité et de marketing. Des jeunes blancs,
modernes, et de droite. « La gauche était hégémonique dans
Brasil Paralelo/Flickr CC-by-sa
les médias et à l’université. Un large public brésilien cherchait
une alternative, mais il n’y avait personne pour l’offrir »,
explique Henrique Viana, 30 ans, directeur exécutif, et
cofondateur avec Lucas Ferrugem et Filipe Valerim. « On ne
savait rien faire, on n’avait aucune formation audiovisuelle ! », se
rappelle-t-il. En 2016 donc, ils créent Brasil Paralelo, dont le
logo est inspiré des trous noirs du film de science-fiction
Interstellar, de Christopher Nolan. Le premier documentaire, L’équipe de Brasil
Paralelo en mai
Congrès Brésil Parallèle, fustige la gouvernance de la prési- 2021 avec,
dente de gauche Dilma Rousseff, qui, sous la pression de la au premier rang,
rue, sera destituée la même année. Le trio interviewe les voix les fondateurs :
Lucas Ferrugem
les plus radicales de la droite, dont un certain député Jair (chemise noire),
Bolsonaro. « Tout le monde nous a regardés parce qu’on Filipe Valerim
donnait la parole à des gens que personne ne cherchait à (veste bleue) et
Henrique Viana
comprendre », raconte Henrique Viana. (pull rouge).
Visuellement léchés, soigneusement montés, utilisant
force témoignages et musique dramatique, les productions
apparaissent d’une efficacité redoutable. « Elles sont loin
du youtubeur bolsonariste délirant, qui hurle dans sa cuisine
face à sa webcam. C’est professionnel, abouti, sophistiqué.
Les programmes inspirent confiance », note Guilherme Felitti,
fondateur de la société d’analyse de données Novelo Data.
« La vision de l’histoire de Brasil Paralelo est binaire, mani-
chéenne, conspirationniste, analyse l’historien Fernando
Nicolazzi. C’est le bien contre le mal, le vice contre la vertu.
Ses dirigeants se voient comme des croisés en guerre contre
les infidèles. Pour eux, l’école publique et les universités font
de l’endoctrinement avec une historiographie de gauche.
Brasil Paralelo promeut une alternative, privée et payante.
C’est une stratégie commerciale bien pensée. » Selon lui, la
plateforme ne serait rien d’autre qu’« un rouage de la machine
de Jair Bolsonaro » : « Ils défendent la même vision du monde
que lui ». La plateforme réalise régulièrement des entretiens
avec des figures de premier plan du pouvoir. Depuis fin 2019,
sa série documentaire Brésil, la dernière croisade, évocation
nostalgique d’une grandeur passée, est même disponible
gratuitement sur TV Escola, une plateforme audiovisuelle liée
au ministère de l’éducation.
« Nous n’avons aucune relation avec Jair Bolsonaro », se défend
Henrique Viana, qui assure ne gagner « aucun centime » dans
l’accord avec TV Escola. Le trentenaire dénonce un « malen-
tendu ». « Nous sommes anti-idéologie. Si un jour nous décou-
vrons que le communisme est la meilleure forme de gouverne-
ment, alors nous ferons un documentaire pour le dire ! »,
soutient-il. Fort de son succès, Brésil Parallèle peut envisager
l’avenir sereinement. Alors que le bolsonarisme décline, la plate-
forme cogite sur une expansion internationale. « Brasil Paralelo
produit des contenus de long terme. Il a de fortes chances de
survivre à la chute de Jair Bolsonaro », estime Guilherme Felitti.
La bataille s’annonce de longue durée pour les historiens.
17
 CLAUDIA ANDRIEU PASSE
SES JOURNÉES à traquer la contre-
façon. La responsable juridique
de Picasso Administration, struc-
ture qui gère les droits de l’œuvre
de l’Espagnol, cherche ceux qui
pillent le nom et les images de l’ar-
tiste à des fins commerciales. Ses
actions, intentées sur le terrain du
droit d’auteur et du droit des
marques, ne se comptent plus.
Mais avec la vogue des NFT (non-
fungible tokens, ou jetons non fon-
gibles), ces lignes de code qui ren-
voient à un certificat d’authenticité
dans une blockchain, elle ne sait
plus où donner de la tête.
OpenSea, la seule plateforme
numérique spécialisée dans la
vente de NFT, affiche pas moins de
2,2 millions d’occurrences avec le
nom Picasso. En septembre, elle a
fait retirer d’une vente chez
Le NFT
de l’artiste
Trevor Jones
représentant
le taureau de
Picasso en
version animée
a été retiré d’une
vente chez
Christie’s, mais
est disponible
sur la plateforme
OpenSea.
LA CRYPTO-CONTREFAÇON
CRISPE LE MONDE DE L’ART.
De nombreuses œuvres d’artistes sont illégalement
reproduites sous forme de jetons numériques, les
fameux NFT. Ce procédé, qui bafoue le droit de la propriété
intellectuelle, se révèle très difficile à endiguer.
Texte Roxana AZIMI
Christie’s un NFT de l’artiste Trevor
Jones représentant le taureau de
Picasso en version animée qu’on
retrouve aujourd’hui sur…
OpenSea. « C’est une vraie dingue-
rie, tonne Claudia Andrieu. Un
monde sauvage, dérégulé tant au
niveau de la propriété intellectuelle
que du droit fiscal. » En novembre,
la juriste tombe sur une plateforme,
Picassol.io, qui prétend vendre des
NFT d’œuvres de Picasso. La
coupe est pleine : Picasso
Administration lance, le
27 novembre, une action à l’en-
contre du site litigieux, désormais
bloqué. « Les NFT de Picasso qui
reproduisent tout ou partie des
œuvres de l’artiste sont des contre-
façons », martèle l’avocat Jean-
Jacques Neuer, qui représente les
héritiers, rappelant qu’à ce jour
ceux-ci « n’ont ni mis sur le marché
des NFT de Picasso, ni donné
à des tiers le droit de le faire ».
Comme les familles d’artistes
célèbres, les marques elles aussi
commencent à sortir leurs griffes.
Ainsi de la maison de luxe Hermès,
qui a fait savoir, via le Financial
Times, qu’elle n’a pas autorisé les
MetaBirkins de l’artiste Mason
Rothschild, répliques numériques
du sac à main Birkin, modèle
emblématique du sellier français.
« Même si, pour le moment, aucune
disposition légale n’envisage
expressément les reproductions
digitales, en l’occurrence sous
forme de NFT, celles-ci ne peuvent
pas échapper au droit de la pro-
priété intellectuelle », insiste l’avo-
cate Julie Jacob.
Casse-tête juridiques, objets
spéculatifs… Ces jetons virtuels
inquiètent, sidèrent et bouleversent
désormais le monde de l’art.
« Avant, les catalogues de vente ali-
gnaient des Van Gogh, des Picasso
et des Basquiat, rappelle le courtier
en art moderne Thomas Seydoux.
On ronronnait… jusqu’à l’apparition
des NFT. » À ses yeux, c’est l’événe-
ment « le plus disruptif » qu’ait
connu le monde de l’art depuis la
création d’Internet. Comme ses
confrères, Thomas Seydoux a cru
tomber de sa chaise en mars
dernier, quand un NFT a décroché
la somme faramineuse de 69,3 mil-
lions de dollars chez Christie’s.
Son auteur, l’Américain Mike
Winkelmann, alias Beeple, était
alors inconnu des radars. Pas
d’expo, pas de galerie, pas de col-
lectionneur célèbre à son actif : il
échappait à tous les critères de vali-
dation. Et pourtant, le voilà pro-
pulsé dans le trio de tête des
artistes vivants les plus chers.
Depuis, tout s’est précipité.
Sotheby’s a vendu pour 16,8 mil-
lions de dollars d’œuvres du
crypto-artiste Pak. Le boom
est tel que la maison de ventes a
créé une plateforme dédiée
aux NFT, baptisée Metaverse.
La « start-up nation » n’a pas encore
succombé à cet emballement : en
effet, la loi française n’autorise pas
la vente aux enchères publiques de
biens immatériels. Un interdit que
la maison de ventes Aguttes a
contourné en cédant, en décembre,
pour 107 000 euros le premier
SMS au monde (envoyé en 1992).
« Avec la malice nécessaire pour
[se] frayer un chemin dans les
méandres législatifs », la maison
parisienne Fauve compte aussi
organiser, au premier trimestre
2022, une première vente aux
enchères de NFT. Et accepter, à
compter de janvier, les paiements
en cryptomonnaie.
Car les entrepreneurs de la crypto
achètent eux aussi des œuvres,
bien réelles cette fois. Ainsi de
Justin Sun, magnat chinois de
30 ans, qui, en avril, s’est offert pour
20 millions de dollars une Femme
nue couchée au collier de Picasso.
Un tableau qu’il s’est empressé de
transformer en jeton numérique,
avec le souhait avoué de le
Capture d’écran via opensea.io
revendre. « Mon sentiment, a-t-il
déclaré en novembre au site
Bloomberg, c’est que 50 % des
cent artistes les plus importants
seront reproduits en NFT d’ici à dix
ans. » Claudia Andrieu n’a pas fini
de s’arracher les cheveux.
 LA SEMAINE

OBJET DE CONVERSATION L’OBÉLISQUE PASSÉ AU KÄRCHER.

À PARTIR DE JANVIER, LE MONUMENT ÉGYPTIEN DE LA PLACE DE LA CONCORDE, À PARIS,
VA SE REFAIRE UNE BEAUTÉ SOUS LES COUPS DE PRESSION DE LA SOCIÉTÉ ALLEMANDE
DE NETTOYAGE, HABITUÉE AU RAVALEMENT DES VIEILLES PIERRES.

Texte Roxana AZIMI

UNE RESTAURATION EN DOUCEUR
L’annonce de la restauration d’un des monu-
ments les plus emblématiques de la capitale par
Kärcher, la société allemande célèbre pour ses
nettoyeurs permettant de décrasser voitures, ter-
rasses et autres murets a pu faire frémir. Pas
d’inquiétude ! L’entreprise, qui a déjà restauré la
porte de Brandebourg, à Berlin, et la cathédrale
de Cologne, n’envisage pas d’asperger cette
colonne classée de puissants jets d’eau. D’après
Le Parisien, elle prévoit plutôt un nettoyage à
basse pression de vapeur d’eau et une technique
de micro-sablage. Les travaux, d’une durée de six
mois, débuteront en janvier.
UNE OPÉRATION DE DÉFISCALISATION
Melanie Challe/Hans Lucas/AFP
réfection de ses bâtiments administratifs. Mais,
depuis quelque temps, ce type de mécénat est
dans le collimateur. En 2019, le quotidien
Les Échos rappelait que cette procédure permet-
tait aux grandes entreprises de défiscaliser des
salaires en fin de carrière pour éviter de se
séparer à grands frais de ses seniors…
UN CADEAU DIPLOMATIQUE
Il a fallu pas moins de deux ans pour tracter en
France ce colosse de granit rose orné de
hiéroglyphes depuis Assouan, en Égypte, jusqu’à
la place de la Concorde. L’histoire commence
en 1829, quand le vice-roi d’Égypte, Méhémet Ali,
décide de faire don au roi Charles X d’un des
deux obélisques érigés à Alexandrie. Mais
230 tonnes. L’Obélisque sera finalement érigé
le 25 octobre 1836 devant quelque
200 000 Parisiens.
UN RÊVE D’ARTISTE
Yves Klein avait voulu illuminer l’Obélisque en
bleu, sa couleur fétiche, à l’occasion du vernissage
de son exposition « Le Vide » à la galerie Iris Clert,
le 28 avril 1958. Deux jours plus tôt, à 23 heures,
l’artiste avait fait un bref essai avec le concours
d’EDF. Le soir du vernissage, toutefois, les auto-
rités parisiennes en décident autrement. « On a
décidé à la préfecture de supprimer l’éclairage de
l’Obélisque à cause du caractère trop personnel de
cette manifestation », écrira Yves Klein. Il faudra
attendre 2006 pour que le souhait du peintre

Pour restaurer l’Obélisque, Kärcher apporte son
savoir-faire en échange d’une défiscalisation du
coût de la main-d’œuvre à hauteur de 60 %.
Aujourd’hui, les musées, les châteaux, les monu-
ments font couramment appel à ce dispositif. Le
Musée Picasso avait ainsi eu recours au mécénat
de compétence du groupe Eiffage pour la
Champollion, qui avait déjà commencé à
déchiffrer les hiéroglyphes, convainc le
monarque d’offrir plutôt celui du temple de
Louxor, taillé plus de trois mille ans plus tôt sous
le règne de Ramsès II. Un navire, le Luxor, sera
spécialement construit pour transporter le
monument de 23 mètres de haut et de
soit exaucé, à titre posthume, à l’occasion de la
Nuit blanche coïncidant avec la rétrospective
Yves Klein au Centre Pompidou. La Mairie y a
semble-t-il pris goût : en décembre 2020, lors des
premières festivités covidées, une nouvelle pro-
jection a paré le monument d’une pluie de
flocons sur fond azur.

19

Texte Tom BERTIN
“JE GALÉRAIS À TROUVER UNE IDÉE
DE CADEAU DE NOËL POUR MON FRÈRE. On
s’offre toujours la même chose : un parfum,
une fringue… Cette année, j’ai voulu être origi-
nal ! », raconte Stéphane, alias @benkode38
sur Twitter. Le 25 décembre, cet Isérois de
36 ans passionné de cryptomonnaie a gâté
son cadet. Au fond d’une enveloppe, il a
caché la version imprimée d’une carte Sorare
d’un joueur de football autrichien, évaluée à
150 euros. Ce jeu de fantasy football, qui rap-
pelle aux deux frères les cartes Panini de leur
enfance, les passionne depuis quelques mois.
Les cartes produites par Sorare voient leurs
valeurs fluctuer en fonction de leur rareté, ainsi
Le prix des cartes varie en fonction
de leur rareté mais aussi des
performances réelles des footballeurs.
20
LES CARTES DE FOOT
PANINI À L’HEURE DES NFT.
Acheter des images virtuelles de joueurs, les revendre...
Créé par deux Français, le jeu de fantasy football
Sorare, qui mêle sport et cryptomonnaie, déchaîne
les passions et lève des fonds.
que du potentiel, du niveau et de la forme du
joueur représenté. Pour en acquérir, il faut
remporter des mises aux enchères organisées
par d’autres joueurs. Et ne pas avoir peur des
cryptomonnaies. Car ces cartes virtuelles, qui
sont en réalité des NFT (non-fungible token en
anglais, soit un actif numérique authentifié et
traçable sur la blockchain), ne peuvent être
achetées qu’en ethereum, la deuxième plus
grosse cryptomonnaie après le bitcoin. Pour
faire son beurre, Sorare prélève une commis-
sion à l’émission des cartes. Associant le phé-
nomène NFT et le sport le plus populaire au
monde, le concept est un cocktail dont raffole
le public. Lancée en 2019 par les Français
Nicolas Julia et Adrien Montfort, la start-up a
signé le 21 septembre une levée de fonds
record de 680 millions de dollars, qui la valorise
à 4,3 milliards de dollars (3,8 milliards d’euros).
Emmanuel Macron s’était empressé de les
­féliciter sur LinkedIn. Grâce à son ascension
express, l’entreprise française, qui a multiplié
les partenariats avec des clubs, des joueurs
et des médias, vise les 200 salariés en 2022.
Ce succès a attiré les habitués des paris
­sportifs, des jeux vidéo, du monde de la
crypto ainsi que les simples passionnés de
football. Tous ont un objectif : gagner le gros
lot. Sorare est, en effet, un investissement
financier. Fin 2020, il comptait 2 900 utilisa-
teurs. Un an plus tard, 72 000 personnes
avaient acheté au moins une carte sur le site.
Parmi eux, beaucoup de néophytes en cryp-
tomonnaie. « Je n’y connaissais strictement
rien. Mais étant passionné de football, ça m’a
attiré. C’était un moyen de gagner un peu
d’argent grâce à ma connaissance du foot »,
confie Corentin Gaffé, alias Monaco76.
Amoureux de Sorare, ce responsable en
­ressources humaines lui consacre une
chaîne Youtube depuis mars, qui compte
3 000 abonnés. « J’ai acheté un joueur à Timo
Werner, l’attaquant de Chelsea. On a négocié
sur [la messagerie] Discord », raconte-t-il, tout
heureux. Comme lui, Anthony, nommé Parieur
Panache sur Twitter, partage son aventure
Sorare avec ses 10 000 followers. Il voit naître
une communauté sur les réseaux sociaux,
LA SEMAINE
­ lutôt jeune et bienveillante. « Tous les jours,
p
de nouvelles personnes me demandent
des conseils. Des podcasts, des chaînes
YouTube, des médias se créent. L’écosystème
est en pleine expansion. »
Avec leur succès, le coût des cartes flambe.
Mi-novembre, une carte de Cristiano Ronaldo
s’est vendue pour la somme record de
350 000 euros. « J’ai déjà l’impression d’arriver
trop tard », constate Allan Bertin. Ce joueur de
poker a plongé dans l’aventure Sorare il y a deux
mois. Désormais, pour se lancer, même à très
petite échelle, il faut investir des centaines, voire
des milliers d’euros. Les joueurs des principaux
championnats n’étant plus accessibles qu’aux
très gros budgets, les « managers » (les joueurs
de Sorare) se muent en véritables recruteurs, à
la recherche de futures stars du ballon rond.
Une quête addictive, qui bouleverse le quoti-
dien des joueurs les plus passionnés. « J’ai
passé des nuits blanches devant le champion-
nat américain à vibrer, à crier quand un de mes
joueurs marquait. Jamais je n’aurais pensé faire
ça pour un jeu », s’étonne encore Stéphane.
D’autres lisent la presse étrangère à l’affût d’in-
formations sur le mercato, ­s’intéressent à des
championnats méconnus, épluchent des
tableaux de statistiques… « J’ai retrouvé le
goût à suivre du foot », confie Anthony, père de
trois enfants en bas âge. Sorare crée même
des vocations. Leandro Costa, 21 ans, a investi
180 euros il y a dix mois. Aujourd’hui, sa galerie
Sorare vaut près de 45 000 euros. Il rêve de
pouvoir en vivre. « Au début, j’y consacrais dix à
douze heures par jour. L’argent est arrivé très
vite, mais je sais que je peux tout perdre du jour
au lendemain. » Il suffit par exemple d’une
grave blessure de ses joueurs pour que la
valeur de leurs cartes chute. « Les utilisateurs
de Sorare sont des gens qui n’ont pas peur de
prendre des risques. D’autant que la valeur
réelle des actifs est dépendante du cours de la
Capture d’écran Sorare.com
cryptomonnaie », prévient Stanislas
Barthélémi, consultant spécialiste des mon-
naies numériques à Blockchainpartner.fr.
Comme dans tout jeu d’argent, il faut être prêt
à perdre et, ici, à prendre tous les chemins qui
mènent à l’ethereum.
 C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.

LE 25 DÉCEMBRE, À LA MAISON BLANCHE, JOE ET JILL BIDEN RENDAIENT

HOMMAGE AUX FORCES MILITAIRES. MAIS C’EST LEUR NOUVEAU BERGER
ALLEMAND BAPTISÉ COMMANDER QUI CONCENTRAIT TOUS LES REGARDS.

GRATITUDE PRÉSIDENTIELLE
Qu’ont fait Joe et Jill Biden
le 25 décembre pour leur
premier Noël à la Maison
Blanche ? Vous ne vous
posiez certainement pas
la question, mais voici la
réponse. Ils se sont assis
sur un canapé, dans l’audi-
torium de l’aile sud de la
résidence présidentielle
et ont appelé des soldats
américains basés aux
quatre coins du monde.
Pendant plusieurs heures,
ils ont remercié des
Michael Reynolds/UPI/Newscom/SIPA
ADORATION DU BERGER
La star sur cette photo,
c’est évidemment lui. De
fait, ce berger allemand
vient tout juste d’arriver
à la Maison Blanche.
Cadeau d’anniversaire
offert à Joe par son frère
et sa belle-sœur,
Commander prend la
place de Major, le précé-
dent chien du couple
Biden, obligé de quitter les
lieux après plusieurs inci-
dents, dont deux épisodes
de morsure sans gravité
ESPÈCE TRÈS PROTÉGÉE
Au cou de Commander est
accrochée une laisse
siglée « US Secret
Service ». C’est moins
anodin qu’il n’y paraît. En
effet, les agents du Secret
Service chargés de la pro-
tection du président et de
sa famille ont souvent
hérité de la mission infor-
melle de s’occuper de leur
animal de compagnie. Au
fil des mandats, le sujet
est devenu une source
d’exaspération dans leurs
POIGNET CEINT
Puisque nous parlons
animal, notons ici que Jill
Biden porte au poignet
une montre Panthère de
chez Cartier. Créé en 1983
et porté, notamment, par
Keith Richards, Madonna
ou Pierce Brosnan, le
modèle est une variation
de la Santos, la toute pre-
mière montre à bracelet,
lancée en 1904 par
Cartier. Mais pourquoi ce
nom Panthère ? Parce que
les mouvements de son
DOUCEUR ROYALE
Sur la table, au milieu
des verres et des papiers,
repose un petit bon-
homme en pain d’épice.
Sachez, pour vos soirées
Trivial Pursuit, que ce type
de biscuit apparut au
XVIe siècle à la cour de la
reine Elizabeth I d’Angle-
terre. Celle-ci adorait en
effet offrir à ses invités
des personnages en pain
d’épice à leur effigie. Ces
bonhommes devinrent
vite populaires dans le

membres de la Navy, de
l’Air Force, de la Space
Force ou encore de la
Coast Guard pour leur
engagement. Ils en ont
profité pour inviter leur
nouveau chien, baptisé
Commander. Un collègue,
donc.
(« la peau n’a pas été per-
cée », selon le président)
mais quelque peu trauma-
tisants pour une partie du
personnel de la Maison
Blanche. Ici, Commander
semble bien calme. On lui
trouverait même l’air un
peu abattu.
rangs. Dans son autobio-
graphie, Dan Emmett,
autrefois au service de Bill
Clinton, a fini par mettre
les choses au point :
« Promener le chien ou le
chat du président, ce n’est
pas notre métier, et ça ne
le sera jamais. »
bracelet, fait de mailles
« grains de riz », rappellent
ceux du félin, nous
apprend le site Internet
de la maison du 13, rue de
la Paix. C’est limpide.
royaume. Bientôt, les
jeunes femmes céliba-
taires s’évertuèrent à faire
manger le fameux biscuit
aux hommes qu’elles
convoitaient. La supersti-
tion prétendait que c’était
un moyen infaillible de les
séduire.

IL FAIT L’ÉVÉNEMENT DE CETTE
RENTRÉE LITTÉRAIRE DE JANVIER. Le nom de
Michel Houellebecq circule sur toutes les
lèvres, à l’occasion de la sortie, le 7 janvier, de
son huitième roman, Anéantir, 730 pages,
publié par Flammarion. La première fois que
l’auteur est mentionné dans Le Monde, le
3 mai 1991, il est inconnu. À l’occasion d’une
courte critique de son essai H.P. Lovecraft.
Contre le monde, contre la vie, aux éditions du
Rocher, Alain Jacob explique qu’il « n’est pas
sûr que tous en reviennent comblés », en poin-
tant un Lovecraft « fondamentalement
raciste » et particulièrement conservateur.
Quelques années plus tard, Josyane
Savigneau vante le talent de l’écrivain, dont le
premier roman, Extension du domaine de la
lutte, est publié en 1994 (Maurice Nadeau).
Elle conclut sa critique : « On sait ce que l’au-
teur, lui, va faire : continuer d’écrire, ce qui est
une excellente idée d’avenir. » Même enthou-
siasme de la part de Pierre Lepape, le
28 août 1998, pour la sortie des Particules
élémentaires (Flammarion) – un « petit traité
postmarxiste du paupérisme amoureux ». De
quoi transformer son auteur en « vraie bête de
scène littéraire ». Les chiffres de vente, plus
de 500 000 exemplaires, prouvent que l’écri-
vain a monté une marche.
Mais les polémiques pointent déjà leur nez.
Quelques jours plus tard, le 31 août 1998,
Jean-Luc Douin rapporte qu’un camping
« alternatif » demande la saisie du livre en jus-
tifiant que ses activités seraient décrites sous
« un jour pervers », dans le livre. Cité directe-
ment, Michel Houellebecq s’inquiète qu’à la
suite de ces menaces « écrire devienne un
exercice impossible ». Le milieu littéraire se
déchire autour de ce livre qui critique violem-
ment l’esprit libertaire de Mai 68, considère la
liberté offerte par la société moderne comme
une souffrance et offre une vision crue de la
sexualité, à rebours de tout érotisme. Exclu de
la revue littéraire Perpendiculaire, l’intéressé
répond, dans « Le Monde des livres » du
18 septembre 1998, en se comparant à l’au-
teur américain Bret Easton Ellis. « J’apporte
des mauvaises nouvelles : et on pardonne
MICHEL HOUELLEBECQ
LE 3 MAI 1991, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT
rarement aux porteurs de mauvaises nou-
velles. ». Dans son enquête du
9 novembre 1998, Marion Van Renterghem
dresse le bilan de cette rentrée littéraire : elle
est titrée « Le procès Houellebecq ». La jour-
naliste s’interroge : « Inclassable, Houellebecq
dérange, divise. Quelle est la “position” de cet
écrivain venu de la gauche, qui rend hommage
tour à tour à Staline et à la “compassion”, aux
“cathos traditionalistes” et à l’eugénisme ? »
En août 2001, Josyane Savigneau se déplace
chez lui, sur l’île de Bere, en Irlande. « Il est
très apaisant de rendre visite à ce drôle
d’homme qui parle peu mais joue volontiers,
en compagnie de son épouse Marie-Pierre,
avec leur jeune chien, un corgi affectueux »,
décrit-elle. C’est toujours la ­journaliste du
Monde des livres qui mène un entretien avec
un Michel Houellebecq, « prudent et habile »,
en 2005. Pour la sortie de La Possibilité d’une
île, la même année, Franck Nouchi, dans sa
critique élogieuse, débute ainsi : « Lire
Houellebecq, enfin. » Cinq ans plus tard, le
20 août 2010, Pierre Assouline ne voit pas
comment « Houellebecq et Goncourt pour-
raient s’échapper l’un à l’autre », après la sortie
de La Carte et le Territoire. L’auteur est
récompensé le 10 novembre 2010, raconte
Raphaëlle Rérolle, qui prédit que ce Goncourt
le « fera revenir en terrain pacifié ». Dans son
analyse publiée le lendemain, la journaliste
considère que Michel Houellebecq « finissait
par représenter un obstacle dont il n’était plus
guère possible de se détourner. »
De quoi inaugurer une nouvelle période dans
sa carrière. En plus de ses poèmes, Le Monde
relaie les adaptations au théâtre, en musique,
et ses incursions au cinéma, avec les réalisa-
teurs Guillaume Nicloux ou Gustave Kervern
et Benoît Delépine. « Ce que ses lecteurs ont
encore plus de mal à imaginer, c’est le moment
où cette expansion de son territoire artistique
lui permettra d’écrire un nouveau roman,
après La Carte et le Territoire », écrit
Raphaëlle Leyris, le 9 mai 2014. Ce sixième
livre, Soumission, sort finalement le 7 jan-
vier 2015, jour de l’attentat contre Charlie
Hebdo. « Nihilisme irresponsable ou simple
LA SEMAINE
satire littéraire ? » s’interroge Ariane Chemin
face à ce récit d’anticipation où un « parti
musulman » remporte l’élection présidentielle
en France en 2022. La polémique monte : le
9 janvier 2015, Jean Birnbaum, dans son
article « Houellebecq et le spectre du califat »
constate que le livre, signé par l’auteur « sou-
tenu de longue date par Le Monde », et célé-
bré par une partie de la critique littéraire,
« n’est pas sans conséquence ». Certains
auteurs, comme Emmanuel Carrère, prennent
sa défense dans le journal. D’autres, notam-
ment l’autrice Christine Angot, juge que son
roman « salit celui qui le lit ».
« Et si on prenait un peu d’altitude », débute
Ariane Chemin, le 18 août 2015, en ouverture
de la série d’été en six épisodes consacrée à
l’écrivain. Dans « Les six vies de Michel
Houellebecq », la journaliste explore la tour du
13e arrondissement dans lequel il s’est installé,
son passage par le magazine 20 ans, ses
quelques jours dans un monastère de la
Vienne, en 2013, ou la collision de son œuvre
avec les attentats de janvier 2015. Michel
Houellebecq ne participe pas à l’enquête. « Je
refuse de vous parler et je demande aux gens
que je connais d’adopter la même attitude »,
répond-il par e-mail. Pour la journaliste, l’au-
teur en parka, cigarette entre le majeur et l’an-
nulaire, « raffole » des contradictions. « Le per-
sonnage (médiatique, romanesque) a pris le
dessus sur la personne, gommant même un
peu l’écrivain », explique-t-elle. Les années sui-
vantes, on le « dépassionne » selon Éric Loret,
en 2017, et « plus personne ne s’offusque des
opinions, très tranchées, de l’auteur », écrit
Philippe Ridet, en décembre 2018. Comme s’il
était devenu presque normal. Le
5 novembre 2021, un simple verbatim publié
dans « Le Monde des livres », à propos du salon
du livre de Turin, annonce que Michel
Houellebecq vient de terminer son prochain
roman, prévu pour début 2022.
Texte Lucas MINISINI
Rue du Docteur-
LE MAGAZINE
Kurzenne, à Jouy-
en-Josas, dans
les Yvelines,
où Patrick
Modiano a habité
enfant.

Dans la fabrique de Patrick Modiano.

SI L’ÉCRIVAIN S’INSPIRE SOUVENT DE LA RÉALITÉ POUR COM POSER SES PERSONNAGES, IL AIM E
AUSSI, EN MAÎTRE DU CLAIR-OBSCUR, CULTIVER LE MYSTÈRE AUTOUR D’EUX. L’OCCASION DE
PARTIR À LA RECHERCHE D’INDICES SUR LA GENÈSE DE “CHEVREUSE” SON DERNIER ROMAN
À SUCCÈS, DANS LA PETITE VILLE DES YVELINES OÙ IL A VÉCU ENFANT, ET DANS LES ARCHIVES
DE L’OCCUPATION, CETTE PÉRIODE TROUBLE QUI N’A DE CESSE DE LE FASCINER.
Texte Denis COSNARD — Photos Pascal AMOYEL

23
Le futur Prix Nobel
de littérature a séjourné
un an 38, rue du Docteur-
Kurzenne, à Jouy-en-Josas
en 1951-1952 avec
son frère chez une amie
de sa mère.
 LE M AG A ZINE
CURIEUX
très curieux, Michel de Gama. « Et d’abord, s’appelait-il vraiment Michel de
Gama ? », s’interroge le narrateur de Chevreuse, le dernier roman de Patrick
Modiano, son trentième, paru en octobre chez Gallimard. Ce Gama, qui se
prétend de la famille de Vasco de Gama, est un des principaux méchants
du livre. Dans les dernières pages, l’auteur fournit deux ou trois éléments sur
son personnage : Michel de Gama s’appellerait en réalité Michel Degamat ou
Renato Gama, il aurait été interpellé en 1944 pour divers trafics, et empri-
sonné. Son identité comme son parcours restent toutefois imprécis.
Nébuleux. De lui et de ses comparses ne subsistent « que des traces à moitié
effacées », écrit Modiano. De quoi laisser place au doute. Jean Bosmans,
le double de l’écrivain dans ce livre, est le premier à s’interroger : Gama et ses
pareils ont-ils existé, ou ne seraient-ils pas des « êtres imaginaires » ?
Un repris de justice, à l’identité flottante, arraché à l’oubli pour figurer au
centre d’un des romans les plus vendus de l’année, avec 98 000 exemplaires
écoulés mi-décembre, selon l’éditeur. Vous êtes bien chez Patrick Modiano.
Au cœur de son atelier. Rien d’une usine. L’écrivain écrit toujours ses livres à
l’ancienne, à la main, en laissant courir le stylo bleu ou noir sur de grandes
feuilles blanches, puis en raturant. Un roman tous les deux ans, en moyenne.
Une quarantaine de titres depuis La Place de l’étoile, en 1968. Le prix Nobel
décerné en 2014 n’y a rien changé. Le discours de Stockholm une fois pro-
Pascal Amoyel pour M Le magazine du Monde
noncé, le queue-de-pie rangé, Modiano est revenu à son établi, dans son
appartement parisien, près du jardin du Luxembourg. Un « entrepreneur
individuel » de 76 ans, tel est son statut juridique.
Depuis toujours, ce maître du clair-obscur laisse planer le flou sur ses
­personnages. Sont-ils réels ou totalement fictifs ? De braves garçons, des cra-
pules, un peu des deux ? À l’heure du dénouement, les lecteurs restent sou-
vent dans l’incertitude, et l’auteur, lors de ses rares entretiens accordés à la
presse ne les aide guère. « Entre la vie réelle et la fiction » existent « des fron-
tières confuses », se réjouit-il dans Chevreuse... De quoi inciter certains pas-
sionnés à traquer les personnes réelles dont s’inspirent les romans, retrouver
les lieux qu’il évoque. Peu après l’attribution du prix, en visite à Paris avec
deux autres académiciens suédois, Per Wästberg, président du comité Nobel
et admirateur de l’écrivain français confiait : « Nous avons cherché les cafés
dont il parle dans ses romans. » Dans la presse étrangère, certains articles
indiquent précisément comment marcher sur ses traces à travers Paris. Pour
Chevreuse, un tour dans les archives de la préfecture de police au Pré-Saint-
Gervais (Seine-Saint-Denis), loin de la vallée du même nom au sud-ouest de
Paris, permet d’y voir un peu plus clair. Modiano n’a pas inventé Gama. Ce
nom si modianesque, ce personnage équivoque comme il les adore figure
noir sur blanc dans d’épais dossiers. « Individu dénué de tout scrupule », « mal-
faiteur très adroit », ce garçon qui traîne dans les cafés de Saint-Lazare n’a pas
18 ans quand, en 1944, il commence à travailler pour la « Gestapo géor-
gienne », une annexe de la Gestapo dirigée par un Géorgien de Paris, Chalva
Odicharia. Arrêté par les FFI (Forces françaises de l’intérieur) en septembre
1944, Gama est condamné à dix ans de travaux forcés. Libéré en 1948, puis
rattrapé par d’autres affaires, il meurt, à Paris, en 2008, à 81 ans.
C’est la méthode Modiano. Patiemment, l’écrivain va puiser ses matières
premières dans ses souvenirs d’enfance ou d’adolescence, l’histoire de ses
parents, les vieux journaux, les archives et les bottins de l’Occupation.
Il découpe tout cela en pièces minuscules, « Renato Gama », « identité véri-
table », « Saint-Lazare », il les tourne et les retourne, les mélange, les réas-
semble, tente de faire tenir le tout, efface délicatement les points de colle,
rabote les aspérités, nappe le tout de brouillard. Et, miracle, la magie opère.
Chevreuse n’échappe pas à la règle, la même depuis toujours ou presque,
à l’exception de quelques livres dont la fiction est bannie, comme Dora
Bruder (Gallimard, 1997), émouvante enquête sur une jeune fugueuse. Sans
que cela soit dit, on trouve dans le Modiano millésime 2021 une série de
personnages réels, des fantômes puisés du côté d’Arletty ou du docteur
Petiot, sinistre tueur en série sous l’Occupation, ou encore des bouts d’une
vraie note des Renseignements généraux.
Pour son titre, l’auteur n’est pas allé loin : c’est dans un village de la vallée de
Chevreuse que la famille Modiano a passé, en 2020, une partie du confine-
ment, pour fuir l’épidémie de Covid-19. Trois mois durant, la manufacture
parisienne a été délocalisée à Saint-Forget (Yvelines). « On était quatre adultes
et deux enfants au total, on se partageait les tâches domestiques », a raconté à
Bold Magazine Peter von Poehl, compagnon de Marie Modiano, une des deux
filles de l’écrivain. Le chanteur et musicien suédois en a tiré un album dont
le titre, à la manière familiale, convoque à la fois la mémoire et l’oubli
25

tout en jouant sur les langues : Memories from Saint-Forget. En miroir,
la chanteuse Marie Modiano a composé un poème intitulé Souvenir de Saint-
Oubli, paru dans le recueil collectif Le Désir en nous comme un défi au monde
(Le Castor astral, 2021). L’écrivain, lui, a gardé du village une ou deux allusions
au château de Mauvières, à côté duquel se trouvait la maison louée par la
famille. Surtout, ce séjour a contribué à replonger Patrick Modiano près de
soixante-dix ans en arrière, lorsqu’il habitait dans un autre village des
Yvelines, à 20 kilomètres de Saint-Forget : Jouy-en-Josas. Un épisode qui
formait déjà la trame de Remise de peine (Seuil, 1988), puis qu’il avait précisé
dans son autobiographie Un pedigree (Gallimard, 2005).
En 1951-1952, « Patoche » et son petit frère Rudy sont confiés par leur
mère, la comédienne Louisa Colpeyn, à une de ses amies, Suzanne
Bouquerau, qui habite un pavillon rue du Docteur-Kurzenne. Les deux
garçons de 6 et 4 ans passent plus d’un an dans cette maison fréquentée
par Frede, la directrice d’une boîte de nuit toujours vêtue d’un costume
masculin, sa compagne Zina Rachewsky, et quelques autres « femmes
étranges ». En février 1953, un matin, tout s’arrête brutalement. Albert
Modiano vient récupérer ses deux fils dans la maison déserte.
« J’apprendrai plus tard que Suzanne Bouquerau avait été arrêtée pour des
cambriolages », relate l’écrivain dans Un pedigree. Une dizaine d’années
plus tôt, Suzanne Bouquerau avait eu des relations avec des officiers alle-
mands pour payer la morphine à laquelle elle était accro, avant de deve-
nir « l’une des principales auxiliaires de la Gestapo » à Paris. Du moins
est-ce ce qu’avaient imprimé les journaux de la Libération, et dont les
dossiers de la préfecture de police, au Pré-Saint-Gervais, conservent aussi
la trace. Drôle d’enfance, ballottée de maisons d’accueil en pensions.
Drôle de famille, entre cette mère belge « au cœur sec » et ce père juif,
qui se cache durant la guerre mais fréquente aussi des collabos, puis
échafaude des affaires mirobolantes avec des partenaires douteux.
« Demi-monde ? Haute pègre ? », se demande son fils, dans Un pedigree.
Ses deux parents le délaissent. Quelques années plus tard, Rudy, le frère
adoré, meurt d’une leucémie à 9 ans, et le couple éclate définitivement.
Autant de traumatismes fondateurs.
Lisser, gommer, estomper, brouiller
les pistes. Tels sont les gestes essentiels de
Modiano dans son atelier. Les personnages
doivent demeurer sur la “frontière étroite
entre la réalité et le rêve”, et “les laisser
s’éclairer l’un l’autre”, selon ses mots dans
“Chevreuse”. Plus question de nommer
directement Jouy-en-Josas, qui était cité
dans le résumé initial fourni par Gallimard.
Dans le texte publié, l’action se déroule
dans une commune à la localisation
confuse. Le roman évoque une carte
“avec des trous, des blancs, des villages
et de petites routes qui n’existaient plus”.
26
LE M AG A ZINE
Dans Remise de peine, Modiano racontait sa singulière année à Jouy-en-
Josas, à travers les yeux du gamin qu’il avait été. En toute innocence. Pour
Chevreuse, l’intrigue comme les lieux sont en partie les mêmes. En artisan
moderne, adepte de l’économie circulaire, l’auteur utilise de plus en plus
de matériaux de réemploi. Ses fidèles retrouvent donc ici son alter ego, Jean
Bosmans, que Modiano avait assassiné dans un précédent opus et avec qui
il partage tant (quatre lettres sur les sept que comptent leurs noms, des
origines flamandes, un même métier d’écrivain), ainsi que le docteur
Robbes, Roger Vincent devenu Guy Vincent, Martine Hayward, l’agence
Stewart, ou encore Auteuil 15-28, ce vieux numéro de téléphone attribué à
tant de personnages au fil des ans, et parfois maquillé en Auteuil 28-15, en
Anjou 15-28 ou en Trocadéro 15-28. Comme des rimes entre les romans.
Mais cette fois-ci, ce n’est plus « Patoche » qui parle. C’est l’adulte qui
revient en arrière. Des souvenirs rejaillissent. Il se remémore avoir assisté,
enfant, à des scènes bizarres, capté des bribes de conversations qu’il ne
comprenait pas. Commence alors une enquête, qui l’amène à plonger dans
le passé pour saisir ce qui s’est produit, l’identité de ceux qu’il a croisés rue
du Docteur-Kurzenne, et ce qui les unissait : l’amitié ? l’amour ? les trafics
et les cambriolages ? Les mêmes personnages, les mêmes lieux reviennent
donc dans Remise de peine et Chevreuse, mais éclairés différemment.
Comme dans un conte de fées pour l’un, dans un polar pour l’autre.
Un vendredi matin pluvieux de décembre, à Jouy-en-Josas. Une lumière voi-
lée. En sortant du RER C, difficile de se tromper. Il suffit de suivre les indica-
tions données dans Chevreuse, même si Modiano ne nomme pas Jouy-en-
Josas qui était cité dans le résumé initial fourni par Gallimard : « Sur la droite,
en face de la gare, une allée en pente qui longeait un terrain vague menait à la
rue du Docteur-Kurzenne. Un peu plus à gauche, dans cette rue, la façade de
la maison. » Au numéro 38, la maison au centre du roman n’a guère bougé
depuis l’enfance de Modiano. Toujours la grille, le petit jardin, la fenêtre en
bow-window que l’écrivain décrit de livre en livre. Suzanne Bouquerau,
morte en 1971, n’est plus là pour ouvrir la porte en fer. Pas de trace non plus
d’un quelconque Michel de Gama ou Renato Gama. C’est Françoise Gille, la
propriétaire, qui fait visiter les lieux, les trois jardins en espalier derrière le
pavillon, avec dans le premier la fameuse « tombe du docteur Guillotin » citée
par Modiano – une simple stèle à la mémoire d’un Guillotin sans lien avec le
promoteur de la guillotine. « On a acheté la maison en 2004, pour son charme
et pour son histoire, raconte cette orthodontiste. Mais moins pour Modiano
que pour Blake et Mortimer, dont mon mari raffole. Regardez, nous avons
même installé au salon des canapés rouges, comme dans la bande dessinée. »
Quelques années après le séjour des frères Modiano, Edgar P. Jacobs, l’auteur
de Blake et Mortimer, est passé lui aussi par Jouy-en-Josas, et il a fait de ce
bâtiment la tanière du professeur Labrousse dans SOS Météores (Le Lombard).
Le « parcours Modiano », avec audioguide, mis en place par le syndicat d’ini-
tiative de Jouy-en-Josas, ne manque pas de signaler cette « étrange coïnci-
dence », de celles que l’écrivain chérit.
Dans la maison voisine, Yves Pignon se souvient encore de Patrick
Modiano. « On allait à l’école privée Jeanne-d’Arc ensemble, le matin, juste
au bout de la rue. » C’était la bande de la rue du Docteur-Kurzenne, deve-
nue « la bande de la rue du Docteur-Dordaine », dans Remise de peine. Le
septuagénaire se lève et saisit dans l’armoire du salon une relique de
l’époque. Le registre des élèves de Jeanne-d’Arc, en 1951-52. Son nom y
figure, un peu après la ligne « Modiano Patrick » qui a été curieusement
rayée, peut-être lorsque les frasques des femmes qui s’occupaient de lui
ont conduit à son renvoi de Jeanne-d’Arc, et qu’il a dû rejoindre l’école
publique. « J’ai aussi gardé en mémoire les noms des habitants du 38, à cette
période », ajoute Yves Pignon. Il énumère : Louisa Colpeyn – la mère de
Modiano –, Madeleine Ferragus – sa marraine –, « puis les Krawell et leurs
deux superbes chiens, des colleys ». Tiens donc ! Une certaine Rose-Marie
Krawell figure justement en bonne place dans Chevreuse…
Pour peupler ses romans, l’écrivain ne crée aucun patronyme, ou presque.
« Je prends des noms qui ont appartenu à des gens dans la vie réelle », a-t-il
expliqué, en octobre, au micro de RTL, se décrivant « comme un aspirateur
qui se sert de tout » : « J’aspire le truc et je le reproduis. » Dans Chevreuse,
il emploie un terme encore plus fort pour définir la façon dont son héros Jean
Bosmans, écrivain, s’inspire de personnes véritables : « Il leur avait volé leurs
vies, et même leurs noms. » Une façon de nourrir son imagination. En
 De gauche à droite et de haut en bas,
à Jouy-en-Josas : aux abords du
6, rue du Docteur-Kurzenne; le café
L’Espérance; la stèle en hommage
au docteur Guillotin ; l’intérieur
d’un magasin de toiles de Jouy.
Pascal Amoyel pour M Le magazine du Monde
Le club hippique de Vilvert, à Jouy-en-Josas,
le 18 décembre.
 LE M AG A ZINE
gardant les noms de famille, Modiano entend aussi sauver de l’oubli
ceux qui les portent. Souvent des personnages troubles, qui ont connu des
heures fastes et des condamnations, des papillons qui ont voleté au mauvais
endroit et se sont brûlé les ailes. Un peu comme ses parents et leurs amis si
bizarres. Il espère également que des lecteurs lui donneront des nouvelles de
ces disparus. Les réponses sont rares, hélas. Il en a reçu « cinq ou six fois »,
a-t-il précisé sur RTL. Après la lecture de ce dernier roman, qui pourra donc
fournir à Patrick Modiano des renseignements sur Andrée Karvé ? Sur Jean
Terrail, frère du patron du restaurant La Tour d’Argent, qui fut le comparse
d’un des membres de la Gestapo française de la rue Lauriston, puis la victime
d’une de ses escroqueries, et revient dans de nombreux récits, dont celui-ci ?
Ou encore sur Eliott Forrest, qui monopolisait la contrebande des cigarettes
à Tanger au début des années 1950, et dont le nom est glissé en douce dans
Chevreuse, comme un appât pour les lecteurs détectives ?
« Qu’avait bien pu devenir Serge Latour ? », dont la chanson Douce Dame avait
trôné quelques semaines au sommet du hit-parade, en 1969, se demande son
double Bosmans, au début du roman. L’ancienne chanteuse devenue écri-
vaine Myriam Anissimov a une réponse. « Cet interprète oublié, je pense que
Patrick s’en souvient à cause de moi, confie l’autrice d’Oublie-moi cinq
minutes ! (Seuil, 2021), un récit autobiographique dans lequel Modiano appa-
raît dès la première phrase. Il se trouve que j’ai bien connu ce Serge Latour,
parce que j’ai enregistré mon premier disque la même année et dans la même
maison que lui. Il a mal tourné. Des années plus tard, je l’ai vu arriver comme
un fantôme, pieds nus, dans la boutique de dentelles que je tenais aux puces. Il
voulait me soutirer de l’argent… J’ai raconté tout cela à Patrick, dont j’étais
inséparable à l’époque. » Souffrant de schizophrénie, Serge Latour a effecti-
vement connu plusieurs décennies très difficiles. À 74 ans, il vit aujourd’hui
dans une maison de retraite d’Aubervilliers, un peu perdu « dans les souvenirs
figés de sa jeunesse », selon son frère, Bruno Fornaciari.
L’HISTOIRE
de Rose-Marie Krawell, une des figures-clés de Chevreuse, commence elle
aussi à se reconstituer, pièce après pièce. À Jouy-en-Josas, au début des
années 1950, elle fait partie des femmes qui fréquentent le 38, rue du Docteur-
Kurzenne, comme le rapporte Modiano, marqué par la voiture américaine
qu’elle conduit entre Paris et la banlieue. Son parcours a tout pour accrocher
l’œil de l’écrivain. Des origines juives étrangères : Marie Mostboim est la fille
d’immigrés russes, un marchand forain et une couturière, auxquels Pétain
retire en 1941 la nationalité française accordée quatorze ans plus tôt – comme
à plus de 15 000 juifs devenus pleinement français entre les deux guerres. De
multiples identités : elle devient Marie Kravietzki par son mariage, puis Cravel
dans la clandestinité, et Crawell ou Krawell au sortir de l’Occupation. L’ombre
et la lumière mêlées : en 1948, son mari Maurice est arrêté pour trafic d’or et
condamné à trois ans de prison avec sursis. Cet accident passé, la « très pari-
sienne Rose-Marie Krawell » accueille son grand ami Charles Trenet à Orly,
en 1950, sous les flashs des photographes, selon la presse de l’époque, elle
apparaît dans un film en 1954, dans quelques pièces de théâtre, devient pro-
priétaire d’un hôtel, rue du Vieux-Colombier, à Paris, multiplie les amours et
les ruptures déchirantes. « Excentrique, riche et gâtée », elle se « piquait d’aider
les jeunes gens », rapporte l’un de ceux qui en ont profité, le metteur en scène
Pascal Amoyel pour M Le magazine du Monde
Robert Hossein, dans son autobiographie, La Sentinelle aveugle (Grasset,
1978). Elle tient une boutique de luxe près des Champs-Élysées dans les
années 1960, et meurt non loin de Cannes, en 1994. Étonnez-vous, ensuite,
que Patrick Modiano choisisse cette blonde à la voix grave pour héroïne entre
chien et loup, et en fasse une amie de l’inquiétant Gama…
Des figures de sa jeunesse. Des objets de son enfance, comme la montre à
multiples cadrans citée à plusieurs reprises. Des individus vus dans la presse,
à l’image du docteur André Rouveix qui fut un temps le mari de l’actrice
Martine Carol. Au-delà de ces « éclats de souvenirs », l’artisan Modiano pioche
encore et toujours ses matériaux préférés dans le Paris de l’Occupation,
sa « nuit originelle », ainsi qu’il l’a déclaré à Stockholm : sans l’improbable
rencontre entre un juif qui se cachait et une jeune starlette travaillant
pour une compagnie allemande, « je ne serais jamais né ». « Je n’y peux
rien, c’est le terreau — ou le fumier — d’où je suis issu », écrivait déjà dans
Un pedigree l’auteur, né le 30 juillet 1945. Chevreuse en témoigne une
nouvelle fois. Notamment à travers Denise Bartholomeus et Camille Lucas,
alias Jeannette Gaul dite « Tête de mort ». Ces deux personnages doivent leurs
noms à des victimes de Marcel Petiot, un médecin parisien qui, de 1942 à
1944, assassina puis plongea dans la chaux au moins 27 personnes, juives
pour la plupart, auxquelles il avait fait miroiter un passage clandestin à
l’étranger et dont il s’empressa de vider les valises.
Même « fumier » pour Heriford, un autre des méchants du roman. Celui-ci,
Modiano l’a trouvé dans le même dossier poussiéreux que Renato Gama.
Les deux hommes avaient été emprisonnés ensemble. Devant les policiers,
Gama n’a pas hésité à dénoncer son codétenu, le présentant comme un agent
double ou triple, un faux « capitaine FFI », faux Lord, qui aurait « appartenu
au Service de renseignements japonais appelé ’’Dragons noirs’’ ». En outre, cet
Heriford connaissait la célèbre actrice et chanteuse Arletty, voisine et protec-
trice des Modiano pendant et après la guerre, quai Conti. Dans sa biographie,
Arletty “Si mon cœur est français” (Tallandier, 2016), où il reproduit une note
des Renseignements généraux de 1954 utilisée par Modiano, David Alliot
raconte comment cet Heriford propose son aide pour l’exfiltrer en août 1944,
alors que les résistants commencent à mitrailler les fenêtres de l’actrice,
éprise d’un officier allemand. L’appui se révèle de courte durée : début sep-
tembre, Heriford est démasqué et arrêté par les services de police américains.
De cet aventurier de haut vol, Arletty a laissé une description piquante :
« Lord H., petit bonhomme, semelles surélevées, FFI par le haut, pantalon de
marié par le bas ; l’air d’un marchand de cartes postales porno. Fallait voir la
gueule du Lord. » Dans Chevreuse, Patrick Modiano fait lui aussi tomber les
masques respectables dont s’était affublé Heriford. Mais sur un autre ton, en
demi-teinte, sans la gouaille d’Arletty. Au fil des pages, le prétendu capitaine
se retrouve simplement dépeint comme un petit trafiquant rangé des voi-
tures, « un peu vieilli », qui déjeune seul sur les Champs-Élysées, dans un
Wimpy, une chaîne de burgers disparue dans les années 1970.
Lisser, gommer, estomper, brouiller les pistes. Tels sont les gestes essentiels
de Modiano dans son atelier. Après avoir extrait tant de noms de sa mémoire
et des faits divers des années 1940-1950, après les avoir réunis sur sa table
de travail et imaginé leur confrontation, l’auteur ajoute une couche de
brume. Sa marque de fabrique. Les personnages doivent demeurer sur la
« frontière étroite entre la réalité et le rêve », et « les laisser s’éclairer l’un
l’autre », selon ses mots dans Chevreuse. Dans le texte, l’action se déroule
dans une commune à la localisation confuse. Le roman évoque une carte
« avec des trous, des blancs, des villages et de petites routes qui n’existaient
plus ». Le flou s’étend aux personnages, qui portent presque tous plusieurs
noms et surnoms, et combinent parfois différentes personnes réelles –
comme Heriford, qui a hérité certains traits de Jean Normand, alias Jean
Duval, un des protagonistes de l’affaire Ben Barka. Le flou s’étend aussi au
temps, le récit sinuant entre l’enfance au début des années 1950, un premier
retour rue du Docteur-Kurzenne au printemps 1964 ou 1965, et des souve-
nirs cinquante ans plus tard. Faute de repères précis, des événements inter-
venus à des époques éloignées finissent par s’entremêler, « comme deux
photos différentes que l’on aurait brouillées par un processus de
surimpression ».
L’auteur passe son récit au papier de verre. Il épure, retranche, polit.
Il efface Arletty ou Petiot, qui auraient capté toute la lumière. Plus de
trace de la Gestapo géorgienne, de Ben Barka ni de Martine Carol. De
Heriford, il oublie le pseudo-titre de Lord et son appartenance aux
« Dragons noirs », dont d’autres auraient fait leur miel. Inutile d’en rajou-
ter. « Certains écrivains peuvent avoir un style baroque. Moi, ma pente
naturelle est de supprimer beaucoup de choses, de faire des ellipses », pour
créer « des espèces de trous de silence », a-t-il commenté, en octobre, sur
France Inter. « Silence » : le mot revient 23 fois dans ce roman de
159 pages. Comme un écho du silence paternel sur l’Occupation, des
mystères familiaux si difficiles à percer. « La prose et la poésie ne sont pas
faites simplement de mots mais surtout de silences », suggère Modiano
dans Chevreuse. Son art poétique résumé en moins de vingt mots.
29
 LE M AG A ZINE

Olivier Moulierac
(à gauche)
et Mondher
Abdennadher,
les deux fondateurs
des Napoleons,
le 24 septembre,
à Paris.

Page de droite :
« Allez faire votre
entre-soi ailleurs »,
pouvait-on lire,
en septembre, sur
un mur d’Arles.

30

D’UN E MAIN RAGEUSE, au
feutre souvent, d’autres fois à l’aide
de collages, de mystérieux activistes
inscrivent régulièrement quatre
lettres sur les murs du centre histo-
rique d’Arles (Bouches-du-Rhône).
Toujours les mêmes, « N », « A »,
« P », « O », pour former une seule et
même appellation, déclinée au
­pluriel : « Les Napo ». Elle est systé-
matiquement accompagnée de mots
pas franchement bienveillants : « Les
Napo, Arles vous déteste » ; « Les
Napo, cassez-vous » ; « Napo, Mafia
néolibérale ». Place du Forum, ce
centre névralgique de la ville avec sa
­statue de l’écrivain Frédéric Mistral,
ses bars et ses discussions enflam-
mées, les habitués croient avoir
résolu l’énigme. Les Napo seraient
soit un « rassemblement de francs-
maçons », soit une secte. En tout cas,
de drôles de types. Des « fadas ».
« Il faut les voir débarquer du TGV,
ironise une figure arlésienne. Tous
avec leurs chapeaux de paille, les
dames en robes de lin de marque, les
hommes en chemises blanches obli-
gatoires parce que, bien sûr, en
Provence, comme il fait chaud, c’est
bien connu, tout le monde ne s’ha-
bille qu’en blanc. Oh, vous savez
quoi ? On dirait Tintin au Congo ! »
Chaque été, le défilé est en effet
cocasse. Peu importe qu’il faille
tout au plus dix minutes à pied
pour rejoindre le centre-ville depuis
la gare, les Napo préfèrent souvent
emprunter les vélos pousse-pousse
mis à leur disposition, comme ceux
que l’on voit en Asie. Sans compter
qu’aucun Arlésien, même par 40 °C
à l’ombre, n’osera jamais porter un
canotier. Plutôt crever !
En réalité, cette organisation est
basée à Paris, rue Vivienne, à deux
pas de la place de la Bourse. Baptisée
les Napoleons (sans accent), elle a
été fondée en 2015 et dépend de la
société Momentum, créée par
Mondher Abdennadher, 59 ans, et
Olivier Moulierac, 54 ans, deux
enfants de la publicité triomphante
des années 1980 et 1990, grandis
sous la férule de leur ancien patron,
Jacques Séguéla. Mondher
Abdennadher est né à Sfax, en
Tunisie, dans une famille fran­
cophone et francophile. Son père
était commerçant. Il suit des études
au lycée Carnot de Tunis avant
­d’arriver à Paris et d’intégrer une
école de commerce. Puis rejoint
l’agence du publicité RSCG en 1985
avec comme objectif, notamment,
d’ouvrir le réseau Moyen-Orient de
LA DIFFICILE CONQUÊTE
l’agence. Son acolyte, Olivier Mou­
lierac, a grandi à Neuilly-sur-Seine
DES NAPOLEONS.
(Hauts-­de-Seine) dans « une famille
de la petite bourgeoisie parisienne »,
dit-il. Son père dirige une petite
entreprise ­spécialisée dans la publi-
cité. Lui suit une scolarité « chao-
tique » avant de décrocher un stage
chez RSCG et d’être embauché alors
qu’il est au lycée. Il y restera quinze
Ils sont baptisés les “Napoleons”, sans accent.
ans. « On a échangé avec Mondher, je
lui ai dit que je voulais devenir
entrepreneur et nous avons créé L’été à Arles, l’hiver à Val-d’Isère, où ils
Momentum puis les Napoleons. »
séjourneront du 12 au 15 janvier, dircoms, DRH
Sur son site en anglais (momentum­
lab.fr), Momentum se définit et cadres dirigeants sont invités à se réunir pour
comme une entreprise qui prodigue
échanger et assister à des conférences données
des conseils en stratégie, du coa-
par des personnalités. Derrière ce dispositif
ching, du travail en réseau, et qui
très fermé, deux enfants de la pub à l’entregent
fournit des contenus « de haute qua-
lité » pour les acteurs de l’innovation
et de la communication dans les impressionnant. Mais si Olivier Moulierac et
Mondher Abdennadher ont réussi à faire venir
domaines des médias, de la techno-
logie, de la publicité, de la banque…
Comme chaque hiver, les NapoleonsBarack Obama à Paris, en 2017, ils ont beaucoup
moins de succès auprès des habitants des deux
se retrouvent dans la célèbre station
de Val-d’Isère (du 12 au 15 janvier
villes qui accueillent leurs festivités.
cette année), puis en été, à Arles.
Deux moments qualifiés de
« Sommets ». Pourquoi la référence Texte Alexandre DUYCK — Photos Margaux SENLIS
à l’Empereur ? « Pour que, justement,
tout le monde nous pose la question,
répondent-ils d’une même voix.
Parce que Napoléon reste le Français
le plus connu dans le monde, parce
qu’il n’était certes pas un saint, il a
fait des choses abominables mais
aussi beaucoup de bien à la France.
Napoleons, c’est pour faire réagir,
comme un moyen mnémotechnique
qui crée la controverse. »
Les deux hommes ont fait une
simple marque du Corse qui a
conquis la moitié de l’Europe en la
mettant à feu et à sang, inventé le
code civil, la Légion d’honneur, le
baccalauréat, les préfets, les lycées,
les prud’hommes et la Cour des
comptes. Et l’accent absent au fron-
ton du prénom du Petit Caporal ?
Certainement une volonté farouche
de tout angliciser, dans une maison
où on adore raconter qu’« on est
parti from scratch » (« de zéro »).
Le concept des rencontres est
simple. D’un côté, rassembler des
chefs d’entreprise, des cadres diri-
geants, des responsables des
­ressources humaines et de la com-
munication pour qu’ils puissent, en
toute modestie, « conscientiser,
mettre en mouvement et accompa-
gner la société et les acteurs écono-
miques, associatifs, institutionnels,
académiques… vers un progrès pré-
servant les valeurs fondatrices

de l’humanité ». En clair, se voir,
discuter et, éventuellement, faire du
business. De l’autre, permettre aux
membres de l’association d’écouter à
la tribune des personnalités des arts,
du sport, de la politique, des
sciences… Parmi les intervenants
(pardon, les speakers) annoncés à
Val-d’Isère cette année figurent
Nicolas de Tavernost (patron de M6),
l’ancienne ministre socialiste Najat
Vallaud-Belkacem, Tony Estanguet
(patron des JO Paris 2024), la
­journaliste Laure Adler ou le naviga-
teur Jean Le Cam. Ces ­dernières
années, à Arles, on a vu défiler
François Hollande, Édouard
Philippe, Christiane Taubira, Leïla
Slimani, Françoise Nyssen, Audrey
Azoulay, Bruno Le Maire, Gabriel
Attal et tant d’autres.
Le fait d’armes des Napoleons est
surtout d’avoir organisé en 2017 à
Paris une conférence de Barack
Obama, à la Maison de la radio,
devant 800 invités triés sur le volet.
Impossible de rater la photo mon-
trant l’ancien président des États-
Unis et les deux patrons de l’asso-
ciation quand on entre chez
Momentum : elle est accrochée pile
dans l’axe de la porte d’entrée. C’est
Orange, l’une des entreprises
mécènes des Napoleons, qui a orga-
nisé ce gigantesque coup de pub et,
selon Le Canard enchaîné, réglé
l’addition : 400 000 euros pour
­s’offrir Obama. Une volonté person-
nelle du PDG, Stéphane Richard,
parrain des Napo, à l’époque en
campagne pour le renouvellement
de son mandat. Aujourd’hui, les
organisateurs assurent que les
intervenants des « sommets » sont
non rémunérés et seulement pris
en charge pour leur séjour.
Les deux patrons des Napoleons sont
des séducteurs. Ils nous reçoivent
dans leurs locaux. L’entretien est
extrêmement courtois, la volonté de
tutoyer très insistante. Mondher
Abdennadher d ­ éfinit ainsi la mission
qui leur incombe : « Nous ne sommes
pas uniquement un événement, mais
également un réseau social de
­développement de contenus. » Olivier
Moulierac, qui participa, au côté de
Jacques Séguéla, à la campagne vic-
torieuse de François Mitterrand
en 1988, ajoute : « Nous voulons créer
des ponts entre la cité et les gens. Ne
pas être dans la polémique mais au
contraire créer de la valeur et du sens.
Nous sommes très nombreux à pou-
voir promouvoir et accélérer l’inno-
vation à la française. » Tous les deux
32
s’avèrent surtout très doués pour
attirer les puissants. À commencer
par ceux qui les ont aidés à naître : le
publicitaire Jacques Séguéla ; Anne
Lauvergeon, l’ancienne patronne
d’Areva ; les ex-ministres de la culture
Fleur Pellerin et Jean-Jacques
Aillagon, devenu l’un des bras droits
de François Pinault. Ils sont égale-
ment soutenus par la grande prê-
tresse de la communication politique
et industrielle, Anne Méaux, la
femme qui murmure à l’oreille de
Carlos Ghosn, François Fillon,
François-Henri Pinault, Martin
Bouygues… Quel rôle la patronne
d’Image 7 joue-t-elle exactement
auprès d’eux ? « Je les conseille, je
les secoue affectueusement, pour
que leur programme reste intéres-
sant et puisse faire d­ ialoguer des
communicants, des philosophes, des
gens de la tech, de l­’innovation. Ils
ont vraiment le sens de l’hospitalité,
c’est très sympa. À chaque fois que
j’y vais, je rencontre quelqu’un, je
repars avec un bon karma. »
LE
duo des Napo a aussi
réussi à séduire la
S N C F. C h a q u e
année, l’entreprise
prête à Momentum
quatre TGV entiers pour ses deux
sommets, afin de transporter les
quelque 500 hôtes. Gracieusement,
quand les autres sociétés qui sou-
haitent privatiser un train doivent
payer autour de 100 000 euros pour
une rame. En échange, les cadres de
la direction de la communication de
la SNCF ne paient pas le séjour. Une
opération que le groupe justifie
ainsi : « Ce partenariat est l’occasion
pour nous de mettre en avant notre
offre et nos innovations en matière de
mobilité propre, de marquer notre
attachement au développement
des territoires et de contribuer aux
débats de société. »
La grille tarifaire de la participation
aux sommets des Napo est un
poème, tout en franglais. Moyennant
2 200 euros (hors taxe), à Val-
d’Isère 2022, vous bénéficiez du for-
fait « Breakaway sessions & key-
notes, accès illimité à l’ensemble du
programme éditorial, l’expérience
exceptionnelle de notre Ice breaker
train […] privatisé avec voiture-bar
pimpée et ses nombreuses animations
champagne, fromage et douceurs. »
Accès garanti à la « closing party
pour immortaliser les magnifiques
rencontres Napoleons au photocall ».
Pour 1 000 euros de plus, vous
bénéficiez d’un accès à « l’opening
dinner », ainsi qu’à des offres préfé-
rentielles pour la location du maté-
riel de ski et l’achat du forfait. Les
plus fortunés pourront dépenser
5 500 euros (dont 10 % seront versés
au fonds Napoleons Venture
Philanthropy, un programme d’ac-
compagnement de projets), pour
obtenir le badge rouge des « Active
Member for Impact » qui garantit
toutes les accréditations, le trajet en
navette en descendant des trains et
autres avantages.
Les Napoleons ont beau afficher un
casting à faire pâlir le Who’s Who et
se montrer fins négociateurs, il ne
faudrait pas qu’un jour les entre-
prises se mettent à serrer leurs bud-
gets et s’interrogent sur l’utilité réelle
d’y envoyer leurs cadres. Anne
Méaux en convient : « S’ils n’arrivent
pas à en faire un modèle économique
viable, ils ne pourront pas continuer. »
Un ancien participant, chef d’entre-
prise dans le secteur de la finance
qui souhaite garder l’anonymat, s’en
amuse : « Mondher et Olivier sont
deux communicants très intelligents,
ou du moins malins, qui ont compris
que certaines grandes entreprises
­d isposent de tellement d’argent
qu’elles ne savent plus quoi en faire. »
Autre raison évoquée : de nombreux
cadres dirigeants, à commencer par
les directeurs de la communication,
se s­ entent valorisés par ce type
d’événement. « Ça les fait mousser de
se réunir avec des penseurs, tacle le
chef d’entreprise. Mondher et Olivier
ont juste inventé un concept génial :
les colonies de vacances pour DRH et
­dircoms ! Tout ce petit monde passe
quatre jours à skier, visiter des expos
ou filer à la mer aux frais de leur boîte.
entre-temps, ils assistent à une confé-
rence ou deux et échangent des cartes
de visite… » Lui-même y a ­participé
une fois mais n’y est jamais retourné.
À Val-d’Isère, les Napo n’ont aucun
contact avec la population.
« Ils vivent en vase clos, dit-on en
mairie. Ils ne s’intéressent à per-
sonne… et personne ne s’intéresse à
eux. » Mondher Abdennadher s’en
défend : « Ceux qui nous rejoignent
veulent vivre une parenthèse
enchantée, un moment où ils vont
rencontrer des gens qu’ils n’auraient
jamais croisés autrement. » Sur le
site lesnapoleons.com, on peut ainsi
lire : Les Napo­leons, c’est « un esprit
conduit par le dialogue, la curiosité
et l’audace mais aussi avec une
volonté résolue de changer le monde
avec sérieux et légèreté. »
LE M AG A ZINE
À Arles, certains leur reprochent de
priver la population locale des
conférences données par les per-
sonnalités du monde de la culture
ou de la politique. Celles-ci se
déroulent dans les deux lieux les
plus emblématiques de la cité, les
arènes romaines et le Théâtre
antique. Impossible pour le moindre
quidam d’y assister, quand les deux
patrons de l’organisation n’ont que
les mots partage, rencontres,
échange, ouverture à la bouche…
« On a dit au maire d’Arles de faire
savoir aux gens qu’ils pouvaient
venir », se justifie Mondher
Abdennadher. Quand on leur fait
remarquer que ce n’est pas le job du
premier édile – dont l’équipe affirme
n’avoir aucun souvenir d’une telle
proposition –, et qu’eux-mêmes ne
­diffusent cette information nulle
part, ni sur leur site Internet, ni sur
aucune affiche placardée en ville,
les deux associés, pourtant profes-
sionnels de la publicité, semblent à
court d’argumentaire : « Ne dit-on
pas que ce sont les cordonniers les
plus mal chaussés ? »
En Camargue, on n’a guère goûté
non plus au rachat de l’ancienne
école Portagnel par les Napo. L’été
­dernier, en compagnie de la ministre
déléguée chargée du logement
Emmanuelle Wargon (une de leurs
speakers), les dirigeants ont annoncé
la création d’« une Villa Médicis à la
française ». Prix de la transaction :
400 000 euros. Un chiffre qui pro-
voque une crise d’apoplexie chez un
agent immobilier réputé : « Arles,
c’est 3 000 euros le mètre carré. Là, ça
nous le fait à près de dix fois moins. »
Délabré, le bâtiment, désaffecté
depuis plus de trente ans, a été
estimé un chouïa plus cher par la
Direction de l’immobilier de l’État
(ex-France Domaine). Mais la mairie
a accepté l’opération afin de dévelop-
per un lieu qui « pourra accueillir for-
mations, programmation culturelle et
toute autre ini­tiative destinée à servir
la transmission, le partage des
connaissances, l’égalité des chances »,
dixit le journal municipal.
Sur le papier, le projet semble parfait.
Il est censé aboutir en 2023 mais les
­travaux n’ont pas débuté, et le
concept interroge. On est loin du
palais dédié à la création culturelle
­française installé à Rome. Certes, le
permis de construire prévoit une
galerie d’art, une salle de séminaire,
des ateliers. Mais sur la majorité de sa
surface de 1 200 mètres carrés
est prévu un restaurant (76 couverts)
 “MONDHER ET OLIVIER ONT JUSTE INVENTÉ
UN CONCEPT GÉNIAL : LES COLONIES
DE VACANCES POUR DRH ET DIRCOMS !
TOUT CE PETIT MONDE PASSE QUATRE
JOURS À SKIER OU FILER À LA MER AUX
FRAIS DE LEUR BOÎTE. ENTRE-TEMPS, ILS
ASSISTENT À UNE CONFÉRENCE OU DEUX
ET ÉCHANGENT DES CARTES DE VISITE.”
UN CHEF D’ENTREPRISE DU SECTEUR DE L A FINANCE
qui devrait t­ravailler avec La
Chassagnette, établissement étoilé
appartenant à Maja Hoffmann,
la présidente de la fondation Luma, à
Arles. De façon plus surprenante, on
parle aussi de dix-neuf chambres
alors que le procès-verbal du conseil
municipal du 26 septembre 2018
exclut « formellement la réalisation de
logements ou d’infrastructures hôte-
lières ». Réponse des nouveaux pro-
priétaires : il s’agira de « chambres
d’hôtes destinées aux seuls membres
Margaux Senlis pour M Le magazine du Monde. Richard Bord/Getty Images
de la communauté » hébergés dans le
cadre de séjours professionnels. Pas
vraiment d’un hôtel. Guère
convaincu, le mensuel d’investiga-
tion local L’Arlésienne a aussi critiqué
le sort du petit lieu de culte musul-
man situé sur le site de l’ancienne
école, contraint de déménager et que
la ville doit reloger. Olivier Moulierac
s’agace de ces récriminations : « On se
bat comme des chiens et voilà com-
ment nous sommes considérés. »
La ville ne les traite pourtant pas si
mal. Elle ouvre ainsi gratuitement les
lourdes portes des Arènes romaines
et du Théâtre antique pour les ren-
contres, dîners et conférences durant
quatre jours. Quand, en 2018, Gucci a
organisé un défilé dans un autre lieu
remarquable de la ville, la nécropole
romaine des Alyscamps, la marque
de luxe a, elle, dû régler une facture
de 340 000 euros. C’est l’ancien
maire communiste Hervé Schiavetti
qui a accordé ces faveurs aux Napo :
« À l’époque, ils m’ont demandé de les
aider. J’ai répondu qu’il n’était pas
possible de leur allouer des subven-
tions publiques. J’ai seulement mis les
lieux à disposition parce que j’ai
estimé que cet événement était
­bénéfique à notre ville. C’est une
bonne chose que ce type de rencontres
ne se déroule pas toujours dans les
grandes villes. »
Mais à Arles comme à Val-d’Isère, où
la location du Centre des congrès est
également gratuite, la situation
­pourrait évoluer. Car, dans les deux
villes, de nouveaux maires ont été
élus en 2020. À Val d’Isère, Patrick
Martin est un commerçant de 56 ans,
qui a longtemps été dans l’opposi-
tion. À Arles, où il est né, Patrick
de Carolis, ancien présentateur de
l’émission « Des Racines et des ailes »
et ex-président de France Télévisions,
a pris l’hôtel de ville à la tête d’une
liste apolitique. Tous deux ont hérité
de la présence des Napoleons dans
leur commune et des avantages
consentis par leurs prédécesseurs.
Les deux hommes, qui se parlent et
s’entendent bien, sont aujourd’hui
sur la même l­ongueur d’onde : oui
aux Napo mais plus à n’importe
quelles conditions.
En Savoie, Patrick Martin affiche sa
volonté de faire payer l’occupation
du centre des congrès, que d’autres
associations, de médecins par
exemple, louent pour, une durée
équivalente, plusieurs dizaines de
milliers d’euros. « Ça a du sens ce
qu’ils font, indique-t-il. Mais je veux
que ce soit carré. Or les choses ne sont
quand même pas très claires avec eux,
il faut bien le dire. On doit donc pou-
voir s’entendre à l’avenir sans quoi on
ne continuera pas. » Cet été, l’élu n’a
guère apprécié d’être pris de haut par
les organisateurs. Il devait prononcer
un discours à Arles, comme une sorte
de passation de flambeau avant
­Val-d’Isère début 2022, mais il a à
peine eu le temps de parler. « Aux
yeux de certains je ne suis peut-être
Chaque été, les Napoleons disposent
gratuitement des Arènes romaines et
du Théâtre antique (à gauche, en 2017)
d’Arles. Un accord que le maire de la ville,
Patrick de Carolis, souhaite renégocier.
qu’un petit maire de montagne, mais
ce n’est pas parce qu’on est brillant
qu’on doit se comporter comme ça. »
Même tonalité, dans une version
davantage policée, en Provence. « Je
trouve tout ceci très bien, forcément
intéressant, estime Patrick de Carolis.
L’événement donne une belle image de
la ville et procure des retombées
­économiques non négligeables. Mais il
est vrai que si nos jeunes, par exemple,
pouvaient être invités, j’en serais
ravi. » Le maire d’Arles continuera-t-il
à mettre à d ­ isposition gratuitement
le Théâtre antique et les Arènes ? « Je
préfère qu’ils viennent ici plutôt
qu’ailleurs mais il ne me paraîtrait pas
déraisonnable d’envisager désormais
une contrepartie. » Quand on leur
­rapporte cette jolie formule de style,
Mondher Abdennadher et Olivier
Moulierac se braquent : « Ceci
­pourrait nous conduire à reconsidérer
notre relation avec Arles »,
menacent-ils. L’instant d’avant, ils ne
juraient pourtant que par cette ville
« passionnante, symbole de l’alliance
entre le patrimoine, l’histoire et la
modernité », pour laquelle ils ont,
assurent-ils, tant d’affection.
 LE M AG A ZINE

Une des rares

inyambos, ces bêtes
longtemps symboles
de la monarchie, au
Musée du palais royal
Rukari, à Nyanza,
le 9 décembre.

34
Le lait de la 
réconciliation
rwandaise.

Texte Laure BROULARD

Photos Tracy KEZA

À BOIRE FRAIS OU FERM ENTÉ, SOUS FORM E

DE YAOURTS OU DE BEURRE CLARIFIÉ…
LE RWANDA, QUI ADORE LE LAIT SOUS TOUTES
SES FORM ES, VIENT DE TRAVERSER TROIS MOIS
DE PÉNURIE. LA PRODUCTION DE CE PAYS
D’AFRIQUE CENTRALE A EXPLOSÉ EN VINGT
ANS, ET IL EXISTE À KIGALI, LA CAPITALE, DES
CENTAINES DE BARS SPÉCIALISÉS. LONGTEM PS
OUTIL DE DIVISION ENTRE HUTU ET TUTSI,
LA VACHE SERT DÉSORMAIS À LUTTER CONTRE
LA PAUVRETÉ ET À PANSER LES BLESSURES D’UN
PEUPLE HANTÉ PAR LE GÉNOCIDE.
 IL LUI RESTE UN TRAIT DE MOUSSE BLANCHE
AU-DESSUS DES LÈVRES. Ferdinand Mutsinzi l’es-
suie timidement en reposant sa pinte sur la table.
Il est 10 heures à Kigali et, comme chaque jour, ce
jeune commerçant a pris une pause et a filé dans
son bar préféré de la capitale rwandaise pour dis-
cuter avec un ami autour d’un verre d’ishyushyu.
Ce mot, en kinyarwanda, la langue nationale, ne
désigne pas une bière locale mais… du lait frais.
Ici, l’« or blanc » est servi à la pression, directe-
ment depuis la citerne qui trône à l’arrière de la
pièce et qui brasse dans un ronron incessant les
quelque 150 litres de lait de vache livrés au petit
matin. Le tout sera écoulé dans la journée, à envi-
ron 50 centimes d’euro la pinte.
Fidèle à la retenue et à la pudeur rwandaises,
Ferdinand Mutsinzi n’aime pas parler de lui. Mais
quand il s’agit de bars à lait, sa langue se délie :
« Ici, c’est mon bar à moi. Je ne vais nulle part
ailleurs pour boire mes deux litres de lait quoti-
diens. » Autour de lui, tout, de l’immobilier à la
peinture des murs, rend hommage à la boisson
préférée des Rwandais. Dans ce temple du lait au
décor bleu et blanc, il se sent à l’aise, comme
chez lui. « J’ai grandi sous le pis des vaches fami-
liales, en faisant la traite, en buvant du lait, en
aimant le lait », raconte le trentenaire. À la table
du fond, un taxi moto vient de plonger le nez
dans son verre. « Le lait caillé m’aide pour mes
problèmes de ventre », lâche-t-il avant de remettre
son casque et de partir. « Le lait est extrêmement
nutritif, un enfant ne peut pas souffrir de malnu-
trition s’il en boit », renchérit le patron depuis
l’arrière du comptoir.
Difficile de dire combien de bars à lait compte
Kigali. Au moins plusieurs centaines. S’y croisent
presque toutes les classes sociales de ce petit pays
d’Afrique centrale : chauffeurs de taxi venus
prendre un en-cas entre deux courses, professeurs
attablés devant un verre de lait chaud et un man-
dazi, ce beignet frit typique d’Afrique de l’Est, étu-
diantes chuchotant en sirotant une tasse de lait Au “pays des mille collines”, le lait est devenu roi car
chocolaté… Dans des réfrigérateurs aux portes
vitrées, on trouve le reste de la gamme des pro-
la vache y a fait l’objet d’un véritable culte pendant des
duits laitiers rwandais : lait fermenté, plus connu centaines d’années. “Il n’y avait pas, dans la société rwandaise
localement sous le nom d’ikivuguto, yaourts à la
fraise ou à la vanille, et petits pots de ghee, le
précoloniale, de plus haute valeur que celle-là. La vache
beurre clarifié traditionnel. Mais l’année 2021 aura était respectée par tous pour son utilité et constituait
été dure pour les adeptes de la pinte de lait quo-
tidienne : pendant plus de trois mois, cet
un élément central du troc”, raconte Déogratias Byanafashe,
automne, le pays a connu une pénurie inédite ancien professeur à l’université de Butare.
 LE M AG A ZINE

Page de gauche, devant les locaux de la

Nyanza Milk Industries, le 9 décembre.

En bas, trois Rwandais partagent

un verre de lait dans un bar de Kigali,
le 10 décembre.

due, selon les autorités, à une saison sèche pro-
longée. Les bars à lait attendaient avec anxiété des
livraisons devenues rares tandis que les prix de la
fameuse boisson montaient en flèche, au grand
désespoir des Kigalois. « Dans quel pays vivons-
nous si la bière y devient moins chère que le lait ? »,
protestait sur Twitter un habitant pendant la crise.
Face au mécontentement général, le gouver­
nement a dû prendre des mesures : une dizaine
de commerces ont reçu des amendes pour avoir
gonflé leurs tarifs, bien au-delà du prix du mar-
ché. De quoi dissuader les autres établissements
tentés de préserver leurs marges.
Au « pays des mille collines », le lait est devenu
roi car la vache y a fait l’objet d’un véritable
culte pendant des centaines d’années. Dans sa
petite maison perchée sur une colline des fau-
bourgs de Kigali, Déogratias Byanafashe, ancien
professeur à l’université de Butare, raconte, de
sa voix chevrotante, l’importance de l’animal.
« Il n’y avait pas, dans la société rwandaise pré-
coloniale, de plus haute valeur que celle-là. La
vache était respectée par tous pour son utilité et
constituait un élément central du troc. Ce n’était
pas un bien matériel comme les autres. » Alors
qu’une pluie fine commence à tomber sur son
jardin soigneusement entretenu, l’historien dis-
serte sur l’évolution du rapport aux bovins :
« Avant l’arrivée des Européens, plus tu étais
important, plus tu avais de vaches. Mais
aujourd’hui c’est surtout devenu un symbole. Le
capitalisme et l’argent ont pris le relais. »
Les vaches ont été un élément central de la
monarchie rwandaise jusqu’à son abolition,
en 1961. De marqueur social, elles deviennent un
marqueur ethnique sous la colonisation alle-
mande puis belge. L’idéologie raciste qui prévaut
alors déclare que les Hutu, qui sont majoritaire-
ment agriculteurs, et les Tutsi, en grand nombre
éleveurs de bétail, appartiennent à des ethnies
distinctes. La possession de vaches a ainsi été l’un
des critères de l’administration belge pour déter-
Trac y Keza pour M Le magazine du Monde
Malgré le génocide, les ruminants sont restés pré-
sents dans tous les aspects de la culture du pays.
Depuis la poésie pastorale qui vante la beauté et
la bravoure des anciennes « armées bovines » du
royaume, en passant par la danse traditionnelle où
les femmes imitent leurs cornes à l’aide de leur
bras, jusque dans les expressions, les compliments
et même certains prénoms rwandais, les vaches
sont partout. La génisse est également le cadeau
de remerciement par excellence, celui que l’on
offre en symbole d’une véritable amitié.
Boisson recherchée au temps des bami, les sou-
verains du royaume du Rwanda, le lait est resté
central dans l’alimentation des habitants. Sa
consommation moyenne a même été multipliée
par quatre depuis les années 1990. Le fruit
d’une politique volontariste du gouvernement
de Paul Kagame, ministre de la défense et vice-
président du Rwanda de 1994 à 2000, devenu
président depuis, pour lutter contre des niveaux
élevés de malnutrition infantile. Croissance
dynamique, culte de la performance et poli-
tique du résultat : au Rwanda, le développe-
ment de l’industrie laitière est à l’image de la
reconstruction éclair du pays depuis le géno-
cide des Tutsi. En vingt ans, le pays a vu sa
production annuelle multipliée par seize pour
atteindre près de 900 000 tonnes en 2020, ce
qui lui permet d’exporter dans la région.
Un lait est apprécié plus que les autres. Celui
qu’on dit plus doux, plus dense et plus sucré.
Celui qui est reconnaissable entre tous. Le lait
de Nyanza, région de l’ancienne capitale royale.
Pour partir à sa découverte, il faut rouler deux
heures depuis Kigali, en direction du sud-ouest.
Peu à peu, les collines s’aplatissent et les petites
parcelles de bananiers laissent place à des pâtu-
rages brunis par le soleil. Ensuite, il suffit de
suivre les fermiers en sueur qui poussent leurs
bicyclettes chargées de lourds pots de lait
métalliques pour arriver devant une petite
usine. Un grand panneau annonce le nom de la
société, « Zirakamwa Meza Nyanza Dairy
Limited », au-dessus du dessin d’une vache noir
et blanc plantée dans un champ au milieu d’in-
nombrables bouteilles de lait et de pots de
yaourt. À l’arrière du bâtiment, des employés
en bleu de travail et bottes de caoutchouc
déchargent le lait frais des tuk-tuks et des vélos
tout juste arrivés des villages environnants. À
l’autre bout de la chaîne, des salariés rem-
plissent un camion de bouteilles de lait

miner qui était tutsi lorsqu’elle a émis pour la

première fois des cartes d’identité faisant men-
tion de l’ethnie. Après l’indépendance, obtenue
en 1962, les vaches resteront associées à la
royauté et à cette minorité et seront tuées en
nombre par les milices interahamwe lors du
génocide de 1994 contre les Tutsi. Au terme de
trois mois de massacres, le pays a perdu
800 000 vies et près de 80 % de son bétail.

37

caillé. Direction Kigali. « Ici, à Nyanza,
nous avons de beaux pâturages et une véritable
tradition d’élevage, explique Immaculée
Kayitesi, la directrice de l’entreprise. C’est ce qui
donne à notre lait son goût si particulier. »
En huit ans, cette veuve aux yeux malicieux
cachés derrière des petites lunettes rondes a
réussi à faire sa place sur le marché laitier dans
un secteur dominé à 75 % par Inyange, une
entreprise appartenant au fonds d’investisse-
ment Crystal Ventures, bras financier du parti au
pouvoir, le Front patriotique rwandais (FPR).
Elle ne partait pourtant pas de rien. Au prin-
temps 1994, son mari a été tué par les milices
hutu interahamwe. Ses vaches aussi. « Quand
j’étais petite, ma famille avait l’habitude de don-
ner du lait aux voisins, de le partager avec la
communauté. J’ai voulu continuer à faire cela,
même après le génocide », explique-t-elle.
Aujourd’hui, son usine traite environ 5 000 litres
de lait par jour. Mais cette année, pendant la sai-
son sèche, la production a chuté de 20 %. Pas de
quoi répondre à la demande grandissante, cause
principale de la pénurie selon Immaculée
Kayitesi. « Le gouvernement pousse les gens à
38
boire de plus en plus de lait et les clients nous en
demandent toujours davantage, explique-t-elle.
Parfois, nous ne parvenons pas à produire assez. »
Il faut dire que le secteur est encore peu indus-
trialisé. Le pays compte seulement cinq laiteries
avec une production à grande échelle et
quelques dizaines de petites usines de transfor-
mation comme la sienne. Toutes achètent leur
lait auprès de petits fermiers et dans des points
de collecte situés dans chaque district, où les
propriétaires de vaches peuvent apporter leur
production contre rétribution. Certains ne
vendent que trois ou quatre litres par jour.
Beaucoup de ces fermiers sont des bénéficiaires
du programme gouvernemental Girinka ou, en
français, « Aie-une-vache-ô-Rwandais ». Depuis
2006, plus de 400 000 bovins ont ainsi été distri-
bués aux familles les plus pauvres du pays. Une
politique du président Paul Kagame visant à « lut-
ter contre la pauvreté, la malnutrition et promou-
voir la cohésion sociale après le génocide des
Tutsi », selon la formule du ministère de l’agricul-
ture. Ces vaches ont avant tout vocation à pro-
duire du lait pour la consommation familiale et
de la bouse pouvant servir d’engrais. Les
LE M AG A ZINE
bénéficiaires doivent donner le premier veau à
des voisins afin de créer des liens d’amitié et de
coopération dans les villages, où cohabitent
encore parfois bourreaux et victimes. Immaculée
Kayitesi fait du porte-à-porte pour proposer aux
nouveaux propriétaires de vaches de lui vendre
le surplus de lait qu’ils ne boivent pas. Son équipe
explique comment obtenir un produit aux
normes commerciales et promet en échange une
rétribution régulière. « La population sait qu’une
vache, c’est de l’argent », assure-t-elle avec un
petit rire. Après l’effervescence des livraisons de
la matinée, seul le bruit sourd des pasteurisateurs
résonne encore dans l’usine. La vingtaine d’em-
ployés s’est éclipsée. Impossible de se quitter
sans partager un (grand) verre de lait dans le
bureau de la patronne. « Le lait, c’est la bénédic-
tion, conclut-elle dans un sourire. Quand tu veux
accueillir un nouveau-né, tu lui donnes du lait. Et
tu lui dis, “je te bénis”. Lorsque ta fille se marie, tu
lui offres ta bénédiction en lui donnant du lait. Et
si tu reçois ton gendre à la maison, il faut lui servir
du lait en signe de bienvenue. »
SI
au Rwanda, le lait ne fait que
gagner en popularité, la vache,
il faut l’admettre, a perdu de sa
superbe. Dans les petits enclos
de bois et dans les cours des
maisons, on ne trouve plus que
la race laitière noir et blanc. Les
inyambos, ces bêtes impo-
santes à la robe soyeuse et aux
longues cornes, véritables emblèmes de la
monarchie, ont disparu. Ou presque. Une petite
trentaine d’entre elles est encore visible au Musée
du palais royal Rukari, derrière une reconstitution
de la hutte des anciens souverains. « N’ayez pas
peur », murmure Yvonne Gahongayire, la respon-
sable du musée, en ouvrant la clôture. De l’autre
côté, au milieu d’une forte odeur d’eucalyptus
Trac y Keza pour M Le magazine du Monde
brûlé « pour chasser les mouches », les vaches
royales ruminent tout en se faisant caresser le cou
par leurs gardiens, responsables du bien-être de
ces animaux devenus un véritable patrimoine his-
torique. « Elles étaient sélectionnées et croisées en
fonction de leur beauté, puis dressées pour faire des
parades lors des festivités à la cour, raconte Yvonne
Gahongayire. Quand elles mouraient, on ne les
mangeait pas, on les enterrait. Comme une

Depuis 2006, plus de 400 000 bovins ont été distribués aux
familles les plus pauvres. Une politique du président Paul
Kagame visant à “lutter contre la pauvreté, la malnutrition et
promouvoir la cohésion sociale après le génocide des Tutsi”,
selon la formule du ministère de l’agriculture. Ces vaches ont
avant tout vocation à produire du lait pour la consommation
familiale et de la bouse pouvant servir d’engrais.
Ci-contre, Immaculée Kayitesi,
la propriétaire de l’entreprise
Zirakamwa Meza Nyanza Dairy,
le 9 décembre.
Page de gauche, traite
d’une vache.
personne. » À la demande d’un petit groupe de tou-
ristes américains, deux vachers en habit tradition-
nel entonnent des chants aux tonalités épiques en
l’honneur des bêtes parées de bijoux de perles, qui
agitent alors leurs longues cornes courbées.
La disparition des vaches royales est liée aux
premières violences ethniques contre la mino-
rité Tutsi à la fin des années 1950, selon le cher-
cheur Maurice Mugabowagahunde. Sous la
colonisation, les catégories tutsi, hutu et twa
(les artisans), auparavant poreuses, ont en effet
été assignées à une ethnie et hiérarchisées.
L’administration belge s’appuie sur une élite
tutsi considérée comme supérieure. Alors que
les Hutu sont progressivement exclus des
cercles du pouvoir, la monarchie, considérée
comme une institution tutsi, agrège contre elle
les frustrations de la majorité hutu. La question
ethnique envahit la politique rwandaise et, deux
ans avant l’indépendance, on assiste aux pre-
mières violences contre les Tutsi, connues sous
le nom de « révolution sociale ». La situation
s’inverse alors et, à l’indépendance, ce sont les
Hutu qui accèdent au pouvoir. « Dès 1959, les
Tutsi ont commencé à fuir vers les pays voisins
et certains d’entre eux ont emmené des inyambos
dans leur exil, explique l’ancien archéologue,
devenu directeur de recherche au sein du tout
nouveau ministère de l’unité nationale.
Aujourd’hui, le Musée du palais royal essaie de
les préserver à des fins éducatives. »
Vingt-sept ans après le génocide, dans un pays
où les ethnies n’existent officiellement plus,
la monarchie, la tradition des inyambos et,
plus généralement, l’histoire des vaches font ­partie
d’un récit national étroitement contrôlé. Dans son
bureau perché au septième étage d’un bâtiment
flambant neuf à Kigali, Maurice Mugabowagahunde
montre sur son écran d’ordinateur de vieux clichés
de bovins en noir et blanc. Ils ont été sélectionnés
pour une exposition permanente au musée de
Rwesero, à Nyanza, sur les homegrown solutions,
ces « solutions maison » inspirées de la société
rwandaise traditionnelle et mises au service de la
reconstruction économique et de la réconciliation
nationale après le génocide. Un projet pour ali-
menter la politique de Paul Kagame et son pro-
gramme Girinka. Le chercheur en est persuadé :
les vaches n’ont pas fini d’accompagner les
Rwandais, ni les bars à lait de les réunir.
 TERRE
DES OURS.
Pendant deux ans, le photographe Carlo Lombardi a arpenté
le parc national des Abruzzes, Molise et Latium, au cœur de l’Italie,
sur les traces de l’ours brun de l’Apennin. Mêlant ses images à
des archives, il documente le combat pour la préservation d’une
espèce désormais en “danger critique d’extinction”.

Carlo Lombardi depuis une photo Archivio PNALM. Carlo Lombardi

Photos Carlo LOMBARDI — Texte Guillaume DELACROIX

40
 LE PORTFOLIO

Page de gauche,
en 1973 dans
le parc national
des Abruzzes, des
gardes tentent
de sauver un ours
blessé par balle par
un berger. L’animal
n’a pas survécu.

Ci-contre, en 2021,
un garde-forestier
fait fuir les ours
à l’aide d’un fusil
à balles en
caoutchouc afin
qu’ils gardent leurs
distances avec
l’homme.
 De gauche à droite
et de haut en bas,
le dispositif
permettant de
suivre aujourd’hui
les ours équipés de
colliers émetteurs ;
dans les années
années 1970, des
balles extraites de
l’aine d’un ours tué
par un braconnier ;
Brumo, un des
trois ours bruns
lituaniens accueillis
dans la réserve
naturelle.

Page de droite,
Teresa Palladini
et Pasqualino
Leone, gardes
forestiers
du parc national
des Abruzzes,
Latium et Molise.

Carlo Lombardi (× 4). Carlo Lombardi depuis une photo Archivio PNALM.

42
LE PORTFOLIO
AU CŒUR DE L’ITALIE, sur les pentes
des Apennins, un ours se tapit dans sa tanière.
Pendant la saison froide, il pointe de temps à
autre son museau, en quête d’eau ou de nour-
riture. Ursus arctos marsicanus est une sous-
espèce de la grande famille des ours bruns,
ceux qui hibernent, encore que les généticiens
se disputent à ce sujet. Il ne reste qu’une cin-
quantaine d’individus autour de L’Aquila, cette
ville connue pour avoir été frappée une nuit
printanière de 2009 par un tremblement de
terre qui tua plus de trois cents habitants.
L’ours des Apennins est inscrit sur la liste
rouge de l’Union internationale pour la
conservation de la nature (IUCN), dans la caté-
gorie des espèces « en danger critique d’ex-
tinction ». Il passionne Carlo Lombardi, natif
de Pescara, cité côtière de l’Adriatique. Ce
trentenaire en a fait un sujet de recherche
photographique, de 2019 à 2021.
Le plantigrade survit dans le parc national
créé en 1922 aux confins des Abruzzes,
du Molise et du Latium, la région de Rome.
Un territoire de plus de 50 000 hectares,
constitué de forêts de hêtres. « Mon travail
artistique était au départ très personnel, mais
il a convergé avec les ­préparatifs des célébra-
tions du centenaire du parc, programmées en
2022 », raconte le ­p hotographe, qui s’est
aventuré dans ces contrées escarpées.
D’abord introduit dans le parc par deux
ONG, Rewilding Apennines (« Réensauvager
les Apennins ») et Salviamo l’Orso (« Sauvons
l’ours »), Carlo Lombardi a rapidement colla-
boré avec les autorités locales. Il a ainsi eu
accès aux archives noir et blanc, encore très
largement méconnues du grand public. « Les
plus vieux clichés ont été réalisés dans les
années 1930 par le premier directeur du site,
dit-il. J’ai numérisé les négatifs ainsi que les
diapos en vogue dans les années 1970 et
1980. » Cette tâche a réclamé beaucoup de
« discipline », souligne-t-il, et a pu remuer sa
« sensibilité », car certaines images du passé
peuvent aujourd’hui heurter le regard sinon
le questionner. Celles, par exemple, qui
montrent des cadavres de loups : à l’époque,
les autorités préféraient les tuer pour proté-
ger l’ours. Celles, aussi, où l’on voit un ours
empaillé, ou une peau d’ours tannée. Des
pratiques révolues – le loup, toujours pré-
sent, est aujourd’hui ménagé. Ironie de l’his-
toire, les photos contemporaines peuvent à
leur tour prêter à confusion, reconnaît Carlo
Lombardi. Ainsi de celle du fusil, qui se
trouve être une arme non létale chargée de
balles en caoutchouc, dont l’usage a pour
seul but d’éloigner l’animal.
Ursus arctos marsicanus est de taille relative-
ment modeste et n’attaque jamais les humains,
à l’inverse de son lointain parent, l’ours brun
carnivore qui effraie les populations des
Pyrénées françaises et du Trentin, à l’extrême
nord de l’Italie, où il a été réintroduit.
Toutefois, s’il suit un régime végétarien com-
posé à plus de 90 % de racines et de baies,
l’ours des Apennins ne rechigne pas à avaler
de temps à autre une volaille, ce qui explique
sa présence occasionnelle aux abords des vil-
lages. « Les gestionnaires du parc cherchent à
l’éloigner et à éviter à tout prix d’avoir à le pla-
cer en captivité, ce qui rendrait sa reproduction
compliquée et tout retour à la vie sauvage qua-
siment impossible », précise le photographe,
qui y voit une méthode « innovante », au
même titre que les transports de l’ours par
hélicoptère, lorsqu’il s’agit de le replacer dans
des zones non habitées.
Carlo Lombardi réfute l’étiquette de « natura-
liste », mais revendique « l’examen sur longue
durée de l’évolution du rapport entre l’homme
et la nature ». D’après lui, l’ours ne doit être
considéré que pour ce qu’il est : un animal
sauvage. « Je me bats contre l’anthropomor-
phisme qui consiste à vouloir lui donner une
dimension humaine, au motif qu’on le com-
prendrait mieux de cette façon », confie-t-il. Du
reste, c’est l’homme qui a investi le domaine
de l’ours au fil du temps, et non l’inverse.
La recherche documentaire de l’Italien qui a
vu l’ours des Apennins se situe aux antipodes
de la pratique de Timothy Treadwell, l’écolo-
giste américain qui prenait les ours de l’Alaska
pour des camarades de jeu, au point d’aller
vivre tous les étés parmi eux, dans les
années 2000. Le cinéaste Werner Herzog a fait
mouche en contant cette histoire vraie dans le
film documentaire Grizzly Man. À la fin,
l’homme finit dévoré par l’animal.
Carlo Lombardi, lui, préfère que l’homme
évite à l’ours une fin cruelle. Dans les
Apennins, il arrive que le brouillard égare
le gros mammifère. Entre 2010 et 2019,
cinq spécimens assoiffés se sont noyés dans
des abreuvoirs destinés au bétail d’altitude.
Les « pozza », comme on les appelle en Italie,
sont autant de pièges mortels pour l’ours,
comme les routes qui traversent la péninsule
de part en part. Il y a deux ans, une femelle
est morte la nuit de Noël percutée par une
voiture, laissant son petit abandonné au
milieu des bois.
43
 LE PORTFOLIO

Page de gauche,
en 1955 à Lecce
nei Marsi, près
de L’Aquila, deux
oursons sauvages
ont été capturés afin
de remplacer l’ours
du zoo du parc.
Séparés de leur
mère, ils n’ont
pas survécu.

Ci-contre, de
gauche à droite
et de haut en bas,
maison abandonnée
à Gioia dei Marsi,
l’une des vingt-
quatre communes
sur lesquelles
s’étend le parc ;
cartes de la région ;
l’abreuvoir
d’altitude, dans
lequel cinq ours
sont morts, entre
2010 et 2018.
Carlo Lombardi depuis une photo Archivio PNALM. Carlo Lombardi (× 3)

45
Ci-contre, dans
les années 1970,
deux employés
du parc transportent
un ours naturalisé.
Ci-dessous, la peau
d’un ours mort après
avoir été percuté par
un train ; à l’époque,
les ours ou les loups
retrouvés sans vie,
étaient
systématiquement
dépecés et
autopsiés.

Page de droite,
60 % du parc sont
occupés par la forêt,
composée
essentiellement
de hêtres.

Carlo Lombardi depuis une photo Archivio PNALM (× 2). Carlo Lombardi
LE PORTFOLIO

47
 Valeria Bruni Tedeschi, Riad Sattouf, Anaïs Demoustier,
Édouard Louis, Jane Birkin, Alain Passard… Retrouvez les invités
du “Goût de M” sur lemonde.fr/le-gout-de-m
Chaque fin de semaine, une personnalité raconte son histoire du goût au micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M” est disponible gratuitement sur toutes les plateformes.
Prochain invité, le 7 janvier : Simon Porte Jacquemus.
 LE GOÛT

Le retour de flamme
de la BOUGIE parfumée.
AVEC LES CONFINEMENTS, LES INTÉRIEURS SONT L’OBJET DE TOUTES
LES ATTENTIONS ET LES BOUGIES PARFUMÉES N’ONT JAMAIS
Texte Lionel PAILLÈS ÉTÉ AUSSI DÉSIRÉES. DES ODEURS INÉDITES SONT IMAGINÉES PAR
Illustrations Aline ZALKO LES PARFUMEURS QUI SOIGNENT AUSSI LE CONTENANT.

49
 ET LA GRAN DE GAGNANTE DE LA
PÉRIODE EST… la bougie parfumée. Depuis bien-
tôt deux ans, pour fuir le virus qui n’en finit plus
de circuler, il a fallu sanctuariser le home sweet
home, délimiter un espace protégé de l’extérieur,
parfois même aménager un espace de travail
séparé du reste de la maison. Et tandis qu’on se
ruait sur Netflix, qu’on organisait des apéros
Zoom, on achetait aussi des bougies. Tous les
acteurs notent une hausse significative des ventes.
« Cette redécouverte de la bougie parfumée, c’est
aussi un retour aux sources, explique Maxence
Moutte, spécialiste du parfum d’intérieur chez
Givaudan. Le brûlage de l’encens dans l’Antiquité a
été la première expérience parfumée de l’humanité.
Il y a une forme de spiritualité dans la bougie et
une forme de reconnexion avec soi-même, et peut-
être même quelque chose de plus grand. »
Depuis des années, le figuier, le feu de cheminée
et le sapin sont des best-sellers absolus. Mais ils
ont été rejoints par une multitude de senteurs
plus complexes, moins figuratives ou littérales.
Non seulement il n’existe plus d’ingrédient inter-
dit (les essences d’agrumes, qui diffusent plus
mal leur odeur, ont été retravaillées), mais on
n’est plus obligé de faire référence au seul ingré-
dient pour intéresser une clientèle de plus en
plus éduquée. Ainsi la bougie Reggio (Cire
Trudon), construite autour de la mandarine, fait-
elle référence à la ville de Calabre, capitale mon-
diale des agrumes de luxe, et pas directement à
la matière première. Des parfumeurs conçoivent
moins des bougies autour d’un ingrédient que
d’une ambiance : l’odeur de la campagne
(Verveine de Provence, La Romaine Éditions), ou
celle d’une maison de famille sur la côte
Atlantique entourée de genêts et d’immortelles
(Les Tamaris, Maison Francis Kurkdjian), l’éva-
sion au long cours (Honolulu, Astier de Villatte)…
Parce qu’elle est un procédé très ancien, on a
le sentiment que rien n’a changé dans l’univers
“Suivant les moments
de la journée, on voudra
ressentir différentes émotions
en faisant brûler tour à tour
différentes odeurs.”
Arnaud Guggenbuhl, directeur marketing
de la bougie. On se trompe ! Cire minérale ou cire
végétale ? Paraffine ou colza ? La guerre a tourné
court. « Chaque cire a ses avantages et ses incon-
vénients : le soja diffuse bien à froid mais ne donne
rien du tout quand il brûle. Quant à la paraffine,
elle diffuse bien les odeurs mais produit de la
fumée. Pour finir, nous avons choisi une base de
cire végétale (mélange de soja et de colza),
­complétée par de la paraffine », raconte Martin
Jaccard, cocréateur de la marque Récoltes.
Traditionnellement en coton, en fil de lin ou en
chanvre, la mèche s’habille de bois pour un
aspect plus naturel et design, et en prime, l’émo-
tion du feu qui crépite dans la cheminée.
À l’origine objet purement utilitaire, la bougie
parfumée est aussi un objet élégant, même
quand elle est éteinte. Il y a celles issues de la
fast-décoration et les autres qui sont des mar-
queurs de bon goût. Pour dresser le portrait du
couple Karine Viard-Laurent Lafitte dans le film
L’Origine du monde, sorti en 2020, rien de tel
qu’un plan bref sur leur collection de bougies
Diptyque. Tout est dit de leur milieu social, de
leur niveau de vie et de leurs goûts. « Une bougie
Ci-dessus, bougie Biscuit édition limitée 2021
de Diptyque, et bougie Gloria classique édition
de Noël de Trudon. Ci-contre, bougie Tucson
d’Astier de Villatte et bougie Palimpseste
de Celine, disponible à partir de janvier.
s’exhibe, un parfum de peau beaucoup moins »,
constate Arnaud Guggenbuhl, directeur marke-
ting Fine Fragrance chez Givaudan. C’est bien
connu : la maison est devenue le nouveau temple
du corps post-Covid-19. Parce qu’on peut le mon-
trer à tous, c’est l’objet bougie qui compte, tout
l’objet : le contenu et le contenant. Le parfum
diffusé n’est plus l’élément unique du choix : on
s’intéresse aux contenants et aux matériaux
(verre, céramique) qui les constituent, imaginés
en collaboration avec des designers ou des arti-
sans d’art. La bougie Ambre (Diptyque) est ainsi
proposée dans un pot en terre cuite vernie ima-
ginée en collaboration avec le célèbre atelier de
porcelaine Virebent. L’objet est beau, il mérite
par conséquent de vivre une deuxième vie : un
pot pour les plantes grasses ou pour les pinceaux
de maquillage.
Cette passion pour le parfum d’intérieur a même
donné naissance à une forme d’expression créative
baptisée « scent-scaping ». « Il ne s’agit plus seule-
ment de définir des zones physiques dans la maison
mais des moments de la journée où l’on voudra
­ressentir différentes émotions en faisant brûler tour
à tour différentes odeurs », explique Arnaud
Guggenbuhl. Il ne s’agit plus seulement de parfu-
mer en fonction de son humeur mais en fonction
de ce qui se passe dehors, du temps, de la saison.
La petite marque Récoltes joue cette carte origi-
nale du millésime ou de la saisonnalité. Les bou-
gies en vente au printemps ne le seront plus l’été.
Une saison passe et un nouveau duo de matières
premières survient comme une fleur nouvelle-
ment éclose. Le mimosa chasse la lavande. Jolie
façon de découvrir les plantes à parfum et leur
calendrier inexorable et de s’ancrer autrement
dans le cycle de la nature.
Le parfum de la maison est devenu un tel enjeu
que des consultations existent désormais, permet-
Aline Zalko pour M Le magazine du Monde
tant d’apprendre à marier les dispositifs et les sen-
teurs en fonction du type d’habitat et de la taille
des pièces. Frédéric Malle (groupe Estée Lauder)
propose à ses clients de répondre à un question-
naire en ligne et de bénéficier d’une consultation
de trente minutes. Résultat : une sélection de dif-
férentes bougies et parfums d’intérieur dans des
formats adaptés à son espace. De quoi insuffler
une nouvelle vie à sa maison.
 LE GOÛT
MAKING OF
Le ROYAL
refuge queer
du Nigeria.
POUR PHOTOGRAPHIER
LA COM M UNAUTÉ LGBT
DU ROYAL HOUSE OF ALLURE
DE LAGOS, LE SUD-AFRICAIN
SABELO M LANGENI A PASSÉ
DE LONGS MOM ENTS EN
LEUR COM PAGNIE. SES IMAGES
QUI MÊLENT INFORTUNE
ET GLAMOUR SONT EXPOSÉES
AU PALAIS DE TOKYO À PARIS
JUSQU’EN FÉVRIER.
Cour tesy de l’ar tiste et de Blank Projects (Le Cap)
FAUX CILS DE MENEUSE DE REVUE
ET FOULARD SOULIGNANT LE PORT DE TÊTE
P RINCIER, James Brown prend la pose et
aimante les regards. Pour photographier
l’influenceur drag-queen nigérian aux
650 000 abonnés Instagram, Sabelo
Mlangeni a dû patienter deux bons mois.
Le temps nécessaire pour le rassurer et se
fondre dans la communauté queer du
Royal House of Allure, à Lagos, au Nigeria.
Ce refuge précieux dans un pays où l’ho-
mosexualité est criminalisée depuis 2014
se dévoile dans l’impressionnante série de
photos exposées, au Palais de Tokyo,
à Paris dans le cadre de l’exposition
« Ubuntu, un rêve lucide ».
Diplômé du Market Photo Workshop à
Johannesburg, Sabelo Mlangeni vit au
plus près des minorités pourchassées.
En Afrique du Sud, loin des métropoles, il a
déjà photographié les transsexuels du bush
profond. En 2019, il commence à se docu-
menter sur la culture de la célébrité sur les
réseaux sociaux en Afrique et repère le profil
de James Brown. Rendez-vous est pris à
Lagos, où le photographe est en résidence.
Derrière le charismatique travesti, Sabelo
Mlangeni découvre une communauté d’ar-
tistes, stylistes, designers et travailleurs
sociaux, regroupés par nécessité pour échap-
per aux vexations et aux violences. Dans
ces lieux, la mouise côtoie le glamour, et
les concours de style ressuscitent l’esprit
­ball­room des années 1960, quand les gays
noirs et latinos de New York ont commencé
à afficher leur singularité.
À la tête du Royal House of Allure, un cer-
tain Mr Morrison s’impose comme la
« mother », terme de la communauté pour
définir celle qui règne et veille sur la mai-
sonnée. « Je me suis dit que j’allais faire le
portrait de cette famille, une famille de cœur,
d’élection », explique Sabelo Mlangeni. Il
finit par se fondre dans le décor. « Le pro-
blème, c’était l’absence d’électricité, sou-
ligne-t-il. Le flash attire trop l’attention.
Parfois, la présence même de l’appareil photo
pouvait être mal vécue. Il fallait saisir les
moments où ils se sentaient en confiance, évi-
ter de les photographier quand monte la
tension. »
Certains pensionnaires sont conciliants,
d’autres posent leurs exigences. Olalere, par
exemple, travailleur social, réclame de se
faire photographier le corps et le visage
enduits de peinture. Tonnex, un jeune dan-
seur perché sur hauts talons, convoque le
photographe sur le toit, où il déploie sa sil-
houette de vogueur. Inquiet à la fois pour
son image et sa sécurité, James Brown, en
revanche, rechigne longtemps avant de pas-
ser devant l’objectif. « Quand j’ai posté
quelques photos sur les réseaux sociaux et
qu’il a vu le succès, il a accepté, à la toute fin
de mon séjour », raconte Sabelo Mlangeni,
qui a sélectionné quarante-sept images,
témoignages d’une immersion troublante.
Le photographe a gardé le lien avec les
« After dance,
membres du Royal House of Allure. « Quand Sodiq »
ils parviennent à avoir une vie stable et des et « Prayer
revenus fixes, assure Sabelo Mlangeni, ils for Truth I.
Icon Matheu,
quittent la famille. » Aux dernières nouvelles, Chef Anthony,
James Brown posséderait désormais sa James Brown
propre maison. Roxana AZIMI and Tonnex »,
par Sabelo
« UBUNTU, UN RÊVE LUCIDE », JUSQU’AU 20 FÉVRIER, Mlangeni,
AU PALAIS DE TOKYO, À PARIS. PALAISDETOKYO.COM 2019.
51

AU RAYON DES PRODUITS HYBRIDES DE
LUXE, voici que l’inattendu pantaboot semble
avoir trouvé sa place. On peut y voir, c’est selon,
des cuissardes mutantes transformées en panta-
lon, ou un pantalon tellement interminable qu’il
finit par muter en bottes. Derrière la consécration
mode de cette pièce deux-en-un ? Demna (Demna
Gvasalia qui préfère désormais être appelé par
son seul prénom), le directeur artistique de
Balenciaga, jamais à court d’idées pour question-
ner le bon et le mauvais goût. Dès l’automne 2017,
avec l’envie d’épicer sa collection d’un sous-texte
graveleux, il introduit ce qu’il appelle des « pan-
tashoes », fabriquées dans un tissu stretch utilisé
pour les cagoules et combinaisons SM. Cinq ans
plus tard, le concept s’accroche aux rayonnages
de la maison française : le dernier cru, présenté le
8 décembre, l’a même fait évoluer en version cuir
ou façon jeans cinq poches.
Entre-temps, Glenn Martens, à la tête de la créa-
tion de Diesel, s’en est emparé pour le
printemps-été 2022. De même, Saint Laurent y
va, depuis septembre, de son équivalent en
denim, velours, suède, tweed ou cuir, et Pucci de
ses propositions colorées en matière synthétique.
Tous le baptisent selon l’appellation la plus cou-
rante : pantaboots. « C’est l’une des créations les
plus folles que j’ai eu à produire, s’amuse Roberta
ÉLÉMENT DE LANGAGE Le PANTABOOT.
LE MARIAGE IM PROBABLE D’UNE PAIRE DE BOTTES
ET D’UN PANTALON OU D’UN COLLANT EST DEVENU
DURABLE. EN CUIR, EN LAINE OU EN STRETCH IL S’ENFILE
LE PIED À LA VERTICALE ET… NE PASSE PAS À LA MACHINE.
En cuir cinq poches, collection automne 2022, Balenciaga. En Lycra, collection automne-hiver 2021-2022, Emilio
Prix sur demande. balenciaga.com Pucci. Prix sur demande. emiliopucci.com
52
LE GOÛT
Rossi, la fondatrice de Rossi Venezia, un fabricant
italien qui en a créé pour la collection hivernale
du designer britannique Richard Quinn. Nous
avons commencé par parfaire la chaussure dans
laquelle il faut pouvoir entrer le pied bien à la
verticale, avec une semelle faite main. Puis j’ai dû
trouver un tailleur voisin pour s’occuper de tout
ce qui se trouve au-dessus de la cheville. Deux
mois et demi de développement en tout ! »
Ce drôle de vêtement-chaussures, pensé initiale-
ment comme l’alliance entre une paire de col-
lants et des souliers sur talons, remonterait à la
fin des années 1960 – certaines photos de Helmut
Newton attestent son existence. En sep-
tembre 1971, le magazine américain Time se fai-
sait l’écho de l’invention, par une certaine
Suzanne Garfield, du Pan-T-Boot, en tricot et
pour moins de 30 dollars : « une ceinture, un pan-
talon extensible et des chaussures tout-en-un […]
rapidement épuisé à New York, San Francisco et
Saint-Louis. » Déjà, les questions de l’époque dif-
fèrent peu de celles posées aujourd’hui sur les
forums spécialisés. Est-ce vraiment confortable ?
Et surtout, comment laver son pantaboot ? « Ne
surtout pas le passer en machine », rétorque-t-on
chez Balenciaga en indiquant le pressing le plus
proche. L’assurance de faire sensation… même en
le portant à nettoyer. Valentin PÉREZ
Balenciaga. Emilio Pucci Saint Laurent
En tweed de laine, collection hiver 2021, Saint Laurent par
Anthony Vaccarello. Prix sur demande. ysl.com
 Guéridon Portacopa,
de Yann Le Coadic
pour Pouenat.
Prix sur demande.
pouenat.fr

CHEVILLE ouvrière.
Scénographie Juliette de Cadoudal

FÉTICHE Jugés ringards depuis plusieurs décennies, certains meubles et accessoires du

patrimoine français opèrent un retour en grâce à la faveur du mouvement slow life. Le designer Yann Le Coadic s’est attelé à déterrer
Stylisme Fiona Khalifa.

des typologies oubliées et à dessiner une collection de dix « alliés du quotidien », parmi lesquels une sellette, un chevalet, une table-
bibliothèque pivotante ou un guéridon, « alternative aux tables basses qui obligent à se casser le dos pour poser son verre ou son livre ».
En s’alliant au ferronnier de luxe Pouenat, Yann Le Coadic a souhaité magnifier certains détails techniques de ces objets. Ainsi, le plateau
amovible du guéridon est ajustable en hauteur grâce à son pied pivotant. Les ingénieries apparentes mariées à l’aluminium poncé
renforcent l’aspect à la fois utilitaire et précieux de ce mobilier réinventé. Marie GODFRAIN — Photo François COQUEREL

La mode positive
TÊTE CHERCHEUSE
de Lukhanyo MDINGI.
BIEN QU’AURÉOLÉ, en septembre 2021,
du prix Karl Lagerfeld remis dans le cadre du
LVMH Prize, le Sud-Africain Lukhanyo Mdingi,
29 ans, la joue modeste, loin du star-système.
« À mes débuts, en 2015, je croyais moi aussi qu’il
fallait être conceptuel, et viser une certaine omni-
potence, avoue cet enfant des années 1990, resté
fasciné par Giorgio Armani ou Gianni Versace,
aperçus dans les magazines ou sur MTV. Et puis,
j’ai compris à quel point tout, dans ce secteur, est
affaire d’interdépendance. À partir de là, je n’ai
plus été intéressé que par le travail sur le terrain,
et par les personnes derrière les vêtements. » Sa
spécificité est ainsi de collaborer avec une
54
LE GOÛT
MAINTENANT OU JAMAIS
La meilleure
PART.
La créatrice Amélie Pichard
a deux obsessions, les acces-
soires de mode et l’environne-
ment. Renonçant au rythme de
production effréné imposé par
l’industrie, elle dessine depuis
2011 des sacs et des chaussures
fabriqués par des artisans dans
des matériaux écologiques,
et vendus dans sa boutique près
de Bastille : Pichard. Les 7 et
8 janvier, le lieu, conçu par l’ar-
tiste et architecte d’intérieur
Marion Mailaender, fleurera bon
l’amande et la pâte feuilletée.
La « galette des reines » com-
mandée par Amélie à Zélikha
Dinga, cheffe pâtissière à la tête
du compte Instagram @caro-
diaro_Paris, y sera vendue,
à seulement 30 exemplaires.
À l’intérieur de chaque galette est
dissimulée une fève en faïence
(en forme de mégot de cigarette,
de chewing-gum ou de pelure de
crayon), modelée et peinte à la
main par JJ von Panure, spécia-
liste de la fève-sculpture en pièce
unique. La reine (ou le roi) sera
coiffée d’une couronne de blé
tressée par la designer Emma
Bruschi, lauréate du Prix 19M
des Métiers d’art de Chanel, qui
cultive ses propres épis de blé.
L’Épiphanie 2022 s’annonce chic.
Sabine MAIDA
GALETTE DES REINES, PICHARD, 49 €
POUR 8 PERSONNES, À COMMANDER SUR
AMELIEPICHARD.COM ET À RETIRER CHEZ
PICHARD, 34, RUE DE LAPPE, PARIS 11 E.
poignée d’artisans sud-africains ou burkinabés
« ayant un impact social positif » (comme, cette
saison, les petites mains de l’ONG Philani qui
lutte contre la malnutrition), de comprendre leur
savoir-faire et de dessiner des collections mixtes,
uke Houba. Rudi Geyser. Amélie Pichard
chamarrées et texturées, en petite quantité mais
produites avec soin. Robe en laine tissée façon
jacquard relevée de pampilles, gilet en polyester
frangé de fils naturels, débardeur à empièce-
ments secs ou duveteux… « J’essaie chaque jour
de mieux apprendre la mode, dit-il. Pas de la
décréter. » Valentin PÉREZ
EN VENTE SUR NET-À-PORTER ET SSENSE.
LUKHANYOMDINGI.CO.ZA
 De haut en bas,
bob Triomphe, en laine,
Celine par Hedi Slimane,
290 €. celine.com
Bob Denji, en laine
mélangée bouclée,
Isabel Marant, 240 €.
isabelmarant.com
Bob en laine et soie,
Fendi, 590 €. fendi.com
Bob réversible en lainage
façon nounours et poil
de chameau, Max Mara,
190 €. maxmara.com

BOBS show.
Scénographie Juliette de Cadoudal

VARIATIONS À l’origine, le bob était en tweed ou en feutre. On le portait déjà au début du XXe siècle dans les
campagnes irlandaises pour se protéger de la pluie qui, naturellement, ruisselle sur la laine sans la pénétrer. Évidemment, on le
Stylisme Fiona Khalifa

connaît davantage de nos jours dans ses déclinaisons estivales, en toile de coton de plus ou moins bon goût : estampillé Ricard il est
devenu culte, tout comme n’importe quel modèle porté par une star du rap ou du hip-hop… Mais prenons plutôt ces bobs en poil de
chameau ou en tricot pour ce qu’ils sont : un retour aux sources. Capables d’endurer les intempéries, suffisamment souples pour se
glisser dans la poche quand les éclaircies reviennent. Chics et douillets, ils seront d’un secours certain sur les sentiers de cette nouvelle
année. Au moins jusqu’aux premiers jours de mai. Caroline ROUSSEAU — Photo François COQUEREL
Stéphane Bak,
à Paris, le
28 novembre.
LE GOÛT
ON CHERCHE DAN S LA TRÈS HAUTE et
athlétique silhouette de Stéphane Bak quelque
chose de l’adolescent gringalet qui, voilà dix
ans, tenait une chronique sur le plateau du
« Grand Journal » et faisait se gondoler Michel
Denisot avec ses vannes maladroites. Cela avait
duré le temps d’un Festival de Cannes et de
deux saisons de l’émission sur Canal+. Puis,
dans l’œil de celui que l’on appelait alors « le
plus jeune humoriste de France », la maturité
est arrivée. Stéphane Bak est devenu acteur.
Sa gouaille, son charisme d’entertainer ont séduit
des réalisateurs comme Marie-Castille Mention-
Schaar (qui lui confia son premier « vrai » rôle
en 2014, dans Les Héritiers), Paul Verhoeven
(Elle) ou Wes Anderson (The French Dispatch).
En 2019, il enchaîne deux rôles de premier plan.
Dans Roads, de l’Allemand Sebastian Schipper,
Stéphane Bak est un jeune Congolais en route
pour la France, qui s’embarque dans un impro-
bable périple avec un Anglais en rupture fami-
liale. Dans L’Adieu à la nuit, d’André Téchiné, il
incarne un imam rigoriste qui organise le départ
en Syrie d’un jeune Blanc en quête de sens.
Deux ans plus tard, à 25 ans, le voilà à l’affiche de
Twist à Bamako, le nouveau long-métrage de la
figure du cinéma d’auteur engagé, Robert
Guédiguian. Un film d’époque, tourné en Afrique,
où Bak devient Samba, le fils privilégié d’un riche
chef d’entreprise qui tente de propager l’idéolo-
gie socialiste au Mali, au lendemain de l’indépen-
dance. Pour préparer le rôle et en apprendre plus
sur le Sénégal (où le film fut tourné) et le Mali (où
se déroule l’histoire), Stéphane Bak a voulu par-
ler à des témoins directs. « Il y a une grosse com-
munauté sénégalaise au Blanc-Mesnil, où j’ai
grandi, explique-t-il. J’ai aussi demandé à des amis
maliens de me raconter cette époque, et parlé avec
des gens qui étaient à Bamako au début des années
1960 et avaient vécu cette période de fête révolu-
tionnaire qui a suivi l’indépendance. » Il le dit avec
pudeur, mais avec ce film, c’est aussi de l’histoire
de sa propre famille qu’il entend se rapprocher
et ainsi d’explorer son « africanité » : « Twist à
Bamako, c’est aussi l’occasion de faire un film qui
parle à mes parents, à ma généalogie », explique-
t-il évoquant son père, qui les « bassinait avec
la politique française, et allait au siège du PS rue
de Solferino pour les élections. »
Stéphane Bak fait partie des jeunes premiers sur
lesquels le métier garde un œil. Mais sa couleur
de peau n’est pas sans conséquence. Dès le début
de sa carrière de cinéma, il rêve de rôles qui
­l’emmènent « loin de [lui]-même et de là où on
[l]’attend », mais au début, ce sont les proposi-
tions de comédies qui affluent. « Je n’ai rien
contre sur le papier, précise-t-il, mais les rôles
qu’on me propose y sont parfois discriminants et
peu inventifs. » Il se souvient du scénario d’un
film qui a fini par faire « plus de 4 millions d’en-
trées » et où « le gag, c’était que je souris dans le
noir et qu’on peut me reconnaître grâce à mes
dents… » Il précise : « Ce n’était pas en 1980, mais
en 2016 ! »
Si son personnage de Samba dans Twist à
Bamako, hâbleur et idéaliste, lui ressemble par
son charisme, Stéphane Bak affirme être « bien
plus pessimiste ». Il palpite pourtant d’une déter-
mination et d’une force de vie auxquelles le rêve
n’est pas étranger. « C’est vrai que je n’accepte pas
le mot “non”, dit-il, mais j’ai beau mener le combat,
il y a toujours une petite voix dans ma tête – que
je m’attelle à tuer chaque jour – qui me dit c’est
peut-être peine perdue. » Les acteurs « issus de la
diversité » sont, dit-il, des « arbres qui cachent la
forêt », dans une industrie – et une société – sclé-
rosée par les stéréotypes. Aujourd’hui même,
il a encore reçu un scénario où on lui propose de
jouer un serrurier cambrioleur. La veille, la gar-
dienne de son immeuble du 6e arrondissement de
Paris lui a assuré qu’il s’était fait suivre par trois
policiers en civil alors qu’il passait la porte
cochère. Ils avaient vu entrer dans la cour un
jeune homme « habillé comme la racaille »…
S’il tente de construire une carrière qui lui res-
semble, Stéphane Bak a aussi une conscience
brûlante du poids de ses choix. « L’image peut
tuer le rêve politique et l’engagement, dit-il. Jouer
un rôle stéréotypé, ça a aussi des répercussions,
ça perpétue le cliché et ça retombe ensuite sur des
jeunes lors d’un entretien d’embauche… Ce sont
des petites choses qui comptent. »
Bak est déterminé, intense, photogénique. Il est
aussi « prêt », comme il dit. Prêt à apprendre, à
travailler, à découvrir. On l’a vu au premier rang
des défilés homme de Louis Vuitton par Virgil
Abloh, et en janvier dans une campagne de la
maison Loewe. Son cercle intime est pourtant
constitué d’amis d’enfance (l’un vient d’ouvrir
un restaurant, l’autre est un boulanger en pleine
ascension), et de quelques « collègues » avec qui
parler boutique. Son tempérament de bon
camarade, devenu un atout dans une carrière
Stéphane BAK,
du rire aux drames.
RÉVÉLÉ ADOLESCENT PAR SON TALENT COM IQUE DANS “LE GRAND
JOURNAL”, LE COMÉDIEN DE 25 ANS EXPLORE SON “AFRICANITÉ”
DANS “TWIST À BAMAKO”, DE ROBERT GUÉDIGUIAN. ET SE DÉSESPÈRE
DES STÉRÉOTYPES TOUJOURS ATTACHÉS À SA COULEUR DE PEAU.
Texte Clémentine GOLDSZAL — Photo Yann STOFER
d’acteur construite sur le collectif, lui a pourtant
valu quelques problèmes dans le passé. Élève
« extrêmement turbulent », de son propre aveu,
il est renvoyé de son collège en début de troi-
sième après une scolarité difficile. « J’étais ingé-
rable, mais les profs avaient de la sympathie
pour moi », résume-t-il. La professeure de fran-
çais qui demandera son exclusion est la même
qui, quelques années plus tôt, lui avait ouvert un
peu par hasard le chemin vers sa vocation. « Un
jour, alors que je devais avoir 12 ans, elle nous a
ordonné à tous d’aller au cinéma le soir même,
après s’être désolée pendant tout le cours de
notre inculture », raconte Bak. Il opte avec un
copain pour le Louis Daquin, la petite salle de
son quartier du Blanc-Mesnil. Presque au pif,
parce que l’affiche leur plaît peut-être, ils voient
ce soir-là Un prophète, de Jacques Audiard. « Ça
a été la révolution », souligne-t-il.
Bak a trouvé un cinéma qu’il aime, mais est
encore à des années-lumière de pouvoir ima-
giner un jour devenir acteur. Quelques temps
plus tard, dans un café en face du Comedy
Club de Jamel Debbouze, où il sirote un coca
après s’être fait recaler d’un spectacle « soi-
disant gratuit de Jamel et Gad », il entend par-
ler de la scène ouverte qui laisse s’ébrouer en
public de jeunes comiques plusieurs soirs par
semaine. Stéphane Bak a 14 ans. Son talent
comique, qui amuse ses copains de classe
depuis la primaire, est sur le point de le pro-
pulser dans la cour des grands. « Je passais ma
vie à faire rire les gens. De 8 heures à 18 heures,
c’était le Stéphane show », sourit-il. En 2022,
on le verra dans les films du très viril Cédric
Jimenez et de la délicate Léonor Serraille. Le
Stéphane show ne fait que commencer.
TWIST À BAMAKO (1 H 29), DE ROBERT GUÉDIGUIAN.
AVEC ALICIA DA LUZ GOMES, STÉPHANE BAK…
57
Susanne Kaufmann a choisi le Domaine de
Primard (au centre) pour y installer son spa
tout en bois (à droite).

DES NOUVELLES DE...

Susanne KAUFMANN,
créatrice de cosmétiques.
PIONNIÈRE EN MATIÈRE DE PRODUITS DE BEAUTÉ ÉCOLOGIQUES
HAUT DE GAM M E, L’ENTREPRENEUSE AUTRICHIENNE A OUVERT
EN SEPTEM BRE UN SPA AU DOMAINE DE PRIMARD, EN EURE-ET-LOIR.
ET POURSUIT SES RECHERCHES À L’AFFÛT D’INNOVATIONS.

Texte Claire DHOUAILLY

EN PLEIN CŒUR DE L’EURE-ET-LOIR, à un
peu plus d’une heure de Paris, sur les terres du
Domaine de Primard, l’Autrichienne Susanne
Kaufmann, créatrice de la marque de cosmé-
tiques du même nom, a ouvert en septembre son
tout premier spa français. Un lieu qui s’est
imposé à elle. Cette propriété du XVIIIe siècle,
qui fut longtemps la maison de campagne de
Catherine Deneuve, a récemment été rachetée
par le groupe Les Domaines de Fontenille, qui
implante des hôtels au luxe discret dans des
lieux chargés d’histoire. Pendant le premier
confinement, Frédéric Biousse, l’un des deux
fondateurs, contacte Susanne Kaufmann pour lui
parler du projet de spa. Le bâtiment, une
construction en bois flambant neuve de
450 mètres carrés aux allures de grange rénovée,
se découvre au détour des allées du merveilleux
jardin. « Il a tout de suite été évident que nos
univers s’accordaient parfaitement, se souvient
Susanne Kaufmann. Frédéric Biousse et
Guillaume Foucher sont très respectueux des tra-
ditions, ils ne cherchent pas à tout changer, à ce
que tout soit nouveau, au contraire. À Primard, ils
ont conservé autant que possible la bâtisse et le
domaine en l’état, en y apportant la modernité et
le confort nécessaires. Nous avons une même
volonté d’être local et de respecter ceux avec qui
nous travaillons. » Le courant est si bien passé
que Susanne Kaufmann investira les spas
d’autres adresses du groupe, le domaine Les
Bords de Mer, à Marseille, en février, puis, dans
le courant de l’année 2022, ceux des domaines
de Minorque et Lauris.
Qui ne connaît pas la marque de soins Susanne
Kaufmann pourrait penser qu’elle vient juste
d’être créée pour répondre aux attentes du
moment : des produits clean, naturels, de
fabrication locale, revendiquant efficacité et
durabilité, avec des spas ouverts dans des lieux
qui attirent les citadins à bout de souffle.
Pourtant, tout a commencé il y a déjà dix-
huit ans, bien avant que les consommateurs de
cosmétiques ne s’inquiètent pour la planète… À
23 ans, fraîchement diplômée de l’école inter-
nationale hôtelière Glion de Montreux, Susanne
Kaufmann avait repris l’Hôtel Post, dirigé par sa
famille depuis 1850 à Bezau, petite station des
Alpes autrichiennes. En 2003, elle décide de
rénover le spa, pour lequel elle développe une
gamme de cosmétiques fabriquée localement
avec les plantes endémiques de la région. « Ma
philosophie n’a pas changé depuis cette date,
assure-t-elle. Avant de construire la marque,
j’avais noté sur une page tout ce que je voulais
et cela correspond en tout point à ce que je fais
toujours avec mes équipes. La seule différence,
 LE GOÛT

c’est qu’aujourd’hui nous sommes encore
­meilleurs car les possibilités de créer des produits
écologiques et hautement efficaces sont plus
grandes. La recherche en termes d’actifs, d’ingré-
dients, de chimie verte et même de packagings a
beaucoup évolué. » Parmi les produits emblé-
matiques de la marque Susanne Kaufmann,
l’huile bain Oil Bath for the Senses infusée
d’une branche de romarin, le Hyaluron Serum
Moisturising pour la peau, riche en extraits de
plantes et acide hyaluronique, ou encore le Eye
Rescue Stick, un roll-on qui dissipe les marques
de fatigue. Leur créatrice est à ce point pion-
nière en matière de luxe green, qu’elle avoue
être parfois lassée qu’on ne lui parle que de
l’aspect écologique de ses produits : « Je n’ai
jamais rien créé sans réfléchir au respect des per-
sonnes et de la nature, je ne sais pas penser
autrement. Je suis ravie que tout le monde s’y
mette aujourd’hui, mais c’est devenu tendance
parce que les marques n’ont plus d’autre choix.
Pour moi, ce n’est pas une révolution, c’est une
évolution constante. Je ne cherche pas à suivre
les modes mais à créer les meilleurs produits
selon mes convictions. »
La pandémie qui sévit depuis maintenant deux
ans lui a donné encore un peu plus raison : « On
peut dire que l’entreprise est presque passée au
travers. 2020 n’a pas été une grande année d’ex-
pansion mais ça n’a pas été si dur que ça. Toutes
nos équipes, tout au long de la chaîne, sont très
locales, il n’a donc pas été si compliqué de conti-
nuer à échanger et à faire tourner l’affaire. Nous
n’avons pas eu de rupture de stock, par
exemple… » Entre l’hôtel, le spa, les cultivateurs,
les botanistes, les artisans, le laboratoire de
recherche et formulation et l’usine de produc-
tion, Susanne Kaufmann ne le dit pas ainsi mais
elle est un élément-clé de l’économie de la
région alpine autrichienne.
« Nos revendeurs ont dû basculer intégralement
sur le Web, ils ont le plus souffert. Il a fallu les
soutenir, ainsi que nos clients, qui ne pouvaient
plus fréquenter le spa et étaient très demandeurs
de conseils d’experts. » L’entrepreneuse s’est
beaucoup impliquée sur les réseaux sociaux
pour délivrer des modes d’emploi d’application
des produits, des rituels bien-être à la maison
(un coffret Home Spa Box a été créé), des
conseils pour se maintenir en forme, avec des
exercices faciles à faire chez soi ou des recettes
de cuisine saines, donnant « le maximum pour
que les gens traversent le mieux possible cette
période difficile ». Si elle a un temps d’avance en
matière de cosméto verte, Susanne Kaufmann
n’est pas du genre à se reposer sur ses acquis.
La recherche et le développement occupe une
grande part de son temps pour découvrir de
nouveaux ingrédients et complexes d’actifs, et
de nouvelles façons de les utiliser pour travailler
sur le vieillissement. « L’idée est de trouver des
solutions intelligentes en termes d’efficacité et de
durabilité, sur toute la chaîne de production »,
résume-t-elle.
Son plus gros défi aujourd’hui est de grandir, de
devenir une marque plus internationale, sans
renier ses racines. La France, qui a découvert ses
produits grâce au concept store Oh My Cream !
en 2015 est, après l’Autriche et l’Allemagne, l’un
de ses marchés les plus prometteurs. Susanne
Kaufmann y voit le signe que les Français ont
compris que le luxe aujourd’hui n’est définitive-
ment plus dans l’apparat mais dans la sincérité,
la qualité et le respect.
SUSANNEKAUFMANN.COM

L’intérieur du spa,
au Domaine
de Primard, où
l’accent a été mis
sur le confort.
À droite, un
des produits
emblématiques
de la marque,
l’huile pour le
bain Mountain
Pine.
Susanne Kaufmann. Benoit Linero (×3). Angela Lamprecht

“Aujourd’hui, les possibilités de créer

des produits écologiques et hautement
efficaces sont plus grandes. La recherche
en termes d’actifs, d’ingrédients,
de chimie verte et même de packagings
a beaucoup évolué.”
59
 LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR Le plein d’ÉPICES.

SAMIR OURIAGHLI A BIFURQUÉ VERS LA GASTRONOM IE APRÈS UNE CARRIÈRE DANS
LES RELATIONS INTERNATIONALES. À LA TÊTE DE LA SOCIÉTÉ ANKHOR DEPUIS 2019,
IL S’EM PLOIE À M ETTRE EN VALEUR LES AROMATES PRODUITS EN FRANCE. À L’IMAGE
DU CARVI, ALTERNATIVE AU CUM IN, QUI SE MARIE DÉLICIEUSEM ENT AVEC LE CHOU.

Sans oublier son délicieux couscous du dimanche, LA “CHOU-

dont j’ai conservé la tradition. CHIFLETTE”
J’ai été élevé avec une cuisine pleine de parfums. DE SAM IR
Quand j’allais manger chez des amis, je trouvais OURIAGHLI
généralement les plats insipides, et je disais :
POUR 4 PERSONNES
« Les pauvres, ils n’ont que du sel et du poivre 1 chou blanc (700-800 g),
chez eux. » Lorsque j’ai décidé de changer de car- 1 oignon, 1 demi-reblochon,
rière, et d’approfondir mon héritage culinaire, 2 c. à c. de graines de carvi,
1 pointe de piment fumé,
j’ai suivi un CAP cuisine à l’école hôtelière 1 c. à c. de graine de
Ferrandi pour me professionnaliser. Je suis coriandre (facultatif), 20 cl de
ensuite parti au Kerala, en Inde, pour com- crème épaisse, sel et poivre.
prendre l’origine des épices, notamment des LA PRÉPARATION
poivres. J’avais dans l’idée de travailler en direct Tailler le chou en très fines
lanières ou le râper. Peler
avec les producteurs, mais je me suis parallèle- et émincer l’oignon.
ment aperçu qu’ils avaient beaucoup d’épices Dans un mortier, concasser
qui étaient issues du terroir français, et j’ai les graines de carvi
(et éventuellement les
décidé de m’y consacrer : genièvre, coriandre, graines de coriandre).
carvi, gingembre, curcuma, poivre de Sichuan, Les faire torréfier dans
poivre de cassis, reine-des-prés, mélilot… une grande poêle pendant
1 à 2 minutes. Ajouter une
La chouchiflette est un plat que j’ai inventé il y a noix de beurre et faire suer
Texte Camille LABRO quelques années, parce que j’adore le chou, qui l’oignon. Lorsque celui-ci
est translucide, ajouter
Photos Julie BALAGUÉ se marie délicieusement avec le carvi, alternative le chou et un verre d’eau.
française au cumin, plus rafraîchissant et men- Laisser cuire à feu moyen,
tholé, et l’onctuosité du reblochon répond par- à découvert, pendant
20 minutes.
“J’AI DÉCIDÉ DE CHANGER DE VIE il y a un peu moins de faitement à la vivacité des graines de carvi. Cela
Pendant ce temps,
cinq ans, au moment où je suis devenu papa. Je travaillais dans les n’a plus grand-chose d’une tartiflette, mais c’est préchauffer le four à 180 °C
affaires publiques et les relations internationales, au Parlement un plat hivernal et régressif, parfumé à souhait, et couper de grandes
bandes de reblochon.
européen, puis auprès de l’ordre des avocats de Paris. J’aimais bien que mes enfants adorent autant que moi.” Lorsque le chou est cuit,
mon boulot, mais cela ne me passionnait pas. Lorsque mon pre- ANKHOR.FR INSTAGRAM : @ANKHOR.EPICES éteindre le feu, incorporer
mier enfant est né, je me suis posé beaucoup de questions sur les la crème et le piment fumé,
saler et poivrer.
valeurs que je voulais lui transmettre, la passion, la liberté, l’enga- Mettre le chou dans un plat
gement. Et je me suis rendu compte que je ne les incarnais pas à gratin et recouvrir avec
forcément. J’ai décidé de tout changer, et me suis alors orienté vers les lanières de reblochon.
Enfourner pendant
le monde de la gastronomie. 20 à 25 minutes, lorsque
Je suis né en Belgique, de parents marocains, et j’ai toujours adoré le fromage est bien fondu
manger et cuisiner des plats parfumés et bien relevés. Nous vivions et gratiné. Servir bien chaud,
avec une salade.
à Bruxelles, où mes parents sont arrivés très jeunes et où ils se sont
rencontrés. Mon père est originaire du Rif, ma mère de la région
de Fès, et nous passions tous nos étés entre les deux, à Tanger. C’est
une ville portuaire culturellement très diverse, et c’est aussi là que
mes parents se fournissaient en épices. J’allais les acheter avec mon
père, non pas au marché avec ses montagnes de poudres colorées
et souvent éventées, mais plutôt chez des épiciers confidentiels
aux allures d’apothicaires, où les denrées étaient conservées pré-
cieusement, et moulues sur le moment. J’ai appris les goûts des
épices avec ma mère, une excellente cuisinière qui savait les faire
danser dans les casseroles, et que j’observais tout en faisant mes
devoirs dans la cuisine. Elle préparait essentiellement des plats
marocains, un savoureux tajine aux pruneaux, bien chargé en
oignons, en curcuma et cannelle ; des lentilles au cumin, paprika,
ail et sauce tomate ; de la bissara, une purée de pois cassés épicée.

60
À PORTÉE DE MAIN SON HISTOIRE
Un sabre fend l’air au bout d’un
SABRE à champagne. bras ; un débris de bouteille cassée
gît dans l’autre main. Un liquide
jaillit haut et inonde la scène. À
moins d’être au centre de l’intrigue
d’un roman d’Agatha Christie, rares
sont les occasions de se retrouver
en pareille situation. Sauf si,
amateur de champagne, on a
un événement particulièrement
heureux à fêter. La tradition
du « sabrage », qui consiste à
­décapiter le goulot d’une bouteille
de champagne, remonte aux
­premières heures du XIXe siècle.
À l’époque, les guerres napoléo-
niennes font rage et les régiments
de hussards de la garde impériale
ont pris une habitude tout en
­fracas et panache : ils célèbrent
leurs victoires sur le champ de
bataille en cassant le col des
­bouteilles d’un revers de sabre
– d’où l’expression. Pour rendre
hommage aux initiateurs de
la ­pratique, il est de coutume
­d’utiliser un sabre briquet, à
la lame courte et légèrement
recourbée. Pour les moins nostal-
giques, YouTube regorge de tuto-
riels pour réaliser le geste à l’aide
d’une cuillère, d’une flûte, d’une
montre ou même d’un smart-
phone… à ses risques et périls.
SON USAGE
Le sabrage du champagne est
un geste périlleux, habituellement
réalisé par des sommeliers entraî-
nés, qui nécessite de respecter
quelques règles élémentaires de
sécurité. « Le sabrage s’effectue
uniquement à l’extérieur, dans un
espace vide et dégagé. Il faut tenir
Texte Léo BOURDIN — Illustration Patrick PLEUTIN les éventuels spectateurs derrière
À LA CAVE FOLIES douces.
Le prix des bourgognes s’envole, et cela ne risque pas de s’arranger : le millésime 2021 signe une telle
pénurie de vin que les répercussions économiques ne font que commencer. En attendant, ­pensons plutôt
à la fête et à boire des crus exceptionnels, tant qu’il y en a. Prenons un blanc et un rouge de Bourgogne
qui ne nous décevront pas. Certes, son prix est élevé, mais le corton-vergennes, un grand cru de
la Côte-de-Beaune, est bienvenu sur une table honorée de poissons nobles, comme le turbot
ou le saint-pierre. En conversion bio, le château de Meursault qui l’élabore présente là un flacon élégant
et époustouflant de richesse. La preuve que le terroir bourguignon révèle l’immensité du chardonnay.
Déjà certifié bio, le nuits-saint-georges de Benjamin Leroux est, lui, un bonheur de pureté de fruit, aussi
bien assis que ­poétique grâce à des notes élégantes de rose. Laure GASPAROTTO
NUITS-SAINT-GEORGES DE BENJAMIN LEROUX, ROUGE, 2013. 80 €. BENJAMIN-LEROUX.COM
CHÂTEAU DE MEURSAULT, CORTON-VERGENNES GRAND CRU, BLANC, 2017. 200 €. CHATEAU-MEURSAULT.COM
soi, à un bon 10 mètres de
­distance », prévient Stéphane
Manigold, propriétaire de
­restaurants et grand amateur de
champagne. Place aux choses
sérieuses : « D’abord, on incline
la bouteille, qui doit être froide,
dans un angle situé entre 30 et
45 degrés. Il faut la tenir ferme-
ment, en utilisant sa main faible.
Pour avoir une bonne prise, on
met le pouce dans la cavité qui
se trouve sous la bouteille, et on
enveloppe la base avec le reste des
doigts », explique-t-il. Avec l’autre
main, on vient décoiffer la bouteille
en enlevant l’étiquette qui se
trouve autour du goulot et on défait
délicatement le muselet en fil de
fer qui retient le bouchon. Tout
l’enjeu est désormais de trouver
le « fil » ; cette petite couture qui
court le long de la bouteille et qui
représente sa ligne de faiblesse.
On l’ajuste alors face à soi et, à par-
tir de là seulement, on peut se sai-
sir du sabre. « On place le côté non
tranchant de la lame à la perpendi-
culaire du goulot et on effectue
de légères frictions pour chauffer
le verre. Quand on se sent prêt, on
donne un coup sec en poussant sa
main vers l’avant. Le geste doit être
net, franc, et en même temps assez
ample – comme le swing d’un gol-
feur », conclut Stéphane Manigold.
La carte d’un de ses restaurants,
Substance, nommé en hommage
à une célèbre cuvée d’Anselme
Selosse, propose plus de 200 réfé-
rences de champagne. Les sabres
ne sont pas admis dans l’enceinte
de l’établissement.
SABRE À CHAMPAGNE « FOX », LAME 40 CM,
139,90 € CHEZ COUTEAUXDUCHEF.COM

CARTE SUR TABLE Longue vie aux MÉROVINGIENS.
LE CHEF JACKY RIBAULT, UNE ÉTOILE AU M ICHELIN, VIENT D’OUVRIR UNE NOUVELLE BRASSERIE
À NOISY-LE-GRAND, EN SEINE-SAINT-DENIS. ÉPAULÉ DU NOISÉEN ARNAUD BAPTISTE, UN ANCIEN
DE “TOP CHEF”, IL Y PROPOSE UNE CUISINE MODERNE ET CRÉATIVE.
DERRIÈRE LES RIDEAUX DE VELOURS, la
brasserie est aussi gigantesque que la carte est
longue et intimidante. Dans ce nouveau lieu,
ouvert début novembre à quelques encablures
des bords de la Marne, Jacky Ribault, chef une
étoile au Michelin – déjà à la tête de Qui plume
la Lune, à Paris, et de L’Ours, à Vincennes –,
62
L’ADRESSE
Les Mérovingiens,
32, avenue Émile-Cossonneau,
Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis).
Tél. : 01-43-03-67-78.
Ouvert tous les jours en service continu
de 8 heures à 23 heures et pour des repas
formels de midi à 15 heures
et de 19 heures à 22 h 30.
lesmerovingiens.fr
L’INCONTOURNABLE
La lotte au barbecue.
LE DÉTAIL QUI N’EN EST PAS UN
Le professionnalisme des serveurs,
aux petits soins sans jamais en faire trop.
L’ADDITION
Autour de 40 euros.
Texte Marie ALINE
promet une « cuisine moderne avec du goût, du goût, du goût ». Il veut faire ainsi
honneur aux habitants de Noisy-le-Grand, où il a vécu durant trois ans. La salle est
bondée. Derrière le long comptoir, une meute de cuistots s’active qui au grill, qui
à la pâtisserie, qui à la préparation des entrées.
Les serveurs hâtent le pas en toute discrétion pour répondre aux desiderata des
clients. Les tablées réunissent quelques collègues de bureau mais surtout des
Noiséens en famille ou entre amis, toutes générations confondues. Arnaud Baptiste,
repéré dans « Top Chef », est aux commandes de ce navire qui grouille de vie et de
mots : sur la carte, exhaustive, la trentaine de plats proposés est décrite avec une
précision à donner le tournis. L’hésitation est totale entre la galette-saucisse, la côte
de bœuf à partager, le croque pulled beef aux truffes et des suggestions plus élabo-
rées où les adjectifs rivalisent de créativité.
Il faut dire que la soupe d’épinards servie en entrée est fidèle à la prose initiale.
Le zeste de citron l’égaie, le lait de scamorza la ravive grâce à sa saveur aigrelette,
et la muscade qui parsème les feuilles d’épinard cru l’électrise. L’œuf parfait, une
fois explosé dans la bataille, rend le tout très onctueux. Tendre et efficace. La
lotte cuite au barbecue, elle, fonce dans le tas de la régression. Malgré sa chair
distinguée, elle se roule dans un beurre de miso archiréconfortant. Les pointes
vives d’une huile herbeuse tentent bien de l’aiguillonner pour qu’elle retrouve
un peu de sa respectabilité, mais la belle se complaît dans le laisser-aller. Le sucré
de la courge ne l’aidant pas à garder la tête froide, la lotte en devient lascive.
Après un tel épisode, difficile de résister à l’inclinaison de la pente douce. Elle
indique clairement le chemin du riz au lait. Et tant pis si le repas est trop copieux,
la sieste n’est pas réservée aux journées caniculaires. Mais, voilà, les chefs cuisiniers
Guillaume Czer w
sont malins et savent ménager leurs effets. Le dessert a la grâce d’un amuse-bouche.
Le riz immaculé est coiffé d’un médaillon doré, une brioche toastée, quelques éclats
de cacahuètes. Son compte est réglé en trois cuillerées d’une gourmandise sobre.
La relève de la brasserie parisienne existe, elle est à Noisy-le-Grand.
 LE GOÛT

C’EST LE BOUQUET

Bonne ÉTOILE.
ENVISAGER LA N OUVELLE AN N ÉE
comme une grande toile blanche peut paraître
étrange et abstrait. Surtout après l’abondance
de Noël, la surenchère de sapins, guirlandes,
petites lumières et autres décorations. Le bou-
quet du jour de l’An peut aider à passer le cap,
à apporter de la légèreté et à s’éloigner de la
palette des verts et des rouges. Pour cela, il
jouera par exemple sur le contraste entre des
asters de deux couleurs différentes. Ces derniers
sont souvent utilisés pour ajouter du volume
dans une composition, mais un gros bouquet
d’asters forme un merveilleux nuage de fleurs,
une brassée de petites étoiles. D’ailleurs, aster
vient d’aster, « étoile » en grec ancien, et, selon
la mythologie, cette fleur a été formée par les
larmes d’Astrée, déesse de la justice et de la
pureté. Si, depuis l’Antiquité, les asters sont pla-
cés sur les couronnes en l’honneur des dieux, ils
sont également choisis pour orner les tombes.
En dépit de leur apparence simple et de leur
allure fluide, ces fleurs portent le poids de nos
espoirs pour la nouvelle année en évoquant à la
fois les souvenirs, l’idéal de justice et la pureté
du nouveau départ.

Texte John TEBBS

Composition Simone GOOCH
Photo Jacob LILLIS
Traduction Agnès Rastouil

Assortiment
d’asters.
 JEUX

Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O 537 Sudoku
Yan GEORGET
N O 537 - DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III
Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX

X
Bridge N O 537
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE
XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Comptez dessus pour vous redonner belle allure. Y Belle et rustique au
jardin. Eaux des Pyrénées. Propre pour chacun. III Se font entendre. Connu des Vikings mais
exploré par les Ibériques. IV Bien mieux en salle. Maintient le chargement en place. Éliminer.
V Décoration architecturale. Sur la côte en Asie mineure. Pointe d’étoile. VI Leurs pieds sont
coriaces mais comestibles. Ne la laissez pas monter. VII Une voleuse que l’on retrouve à l’opéra.
Possessif. Accompagnai la pellicule. VIII Passé après engagement. Comme une corne mise sous
protection. IX Partagea le pouvoir avec Caracalla. Honorée respectueusement. Met son grain
partout. X Points en opposition. Vieille bête. Te rendis. Règle plate. XI Regroupements de
résistants. Forme de rire. Ronronne par la droite. XII Poursuivre de près. Admis par tout le
monde. XIII Ses sources doivent être protégées. Arme automatique. Possessif. XIV Note.
Équipait le bâtiment. Enduit au foyer. XV Devenait moins fréquent. Fait face.
VERTICALEMENT 1 À Québec, il vous aidera à rentrer chez vous. 2 Dames de plumes et de
lettres. Le temps de faire un tour. 3 Cherchèrent la bonne occasion. S’épanouit en s’ouvrant.
4 Relie la France à la Belgique. Attaque pour faire bonne impression. 5 Sur une plaque batave.
Installé en Somalie. Vous prenez des risques en y montant. 6 Ne doit pas rater les portes dans
la descente. Fis l’innocent. 7 Trompent heureusement les nouveaux-nés. Criera comme un cerf.
8 Réfléchis sans penser. Blase ou tarin. Sur la portée. 9 Espace de culture. Se perd follement.
Évite l’échec. 10 Pomme ou glace. Prend du plaisir à faire souffrir. Bel chez Maupassant. 11 À
la bonne heure. Déferlent en bord de mer. Possessif. 12 Européenne de la première heure.
Marque l’alternative. 13 Demandent à être rassurées. A voir en salle. 14 Pharmacien, bon dans
la répétition. Dieu rayonnant. Assure de bons fonds. 15 Remplissent tous nos sens.

Solution de la grille no 536

HORIZONTALEMENT I Démystificateur. II Épierrée. Lierre. III Bi. Taillée. Ti. IV Remisâtes. Mugir. V ONES. Ise. Go.
Ère. VI UDE. Psi. Bernais. VII Tor. Néantisée. VIII Spiromètres. Nn. IX Aine. ABS. Pest. X Ingénue. Atèle. XI La. Si.
Tan. Hi (hihihi). JT. XII LSD. Miette. Amuï. XIII Asociale. Pesaro. XIV Génies. Mois. Son. XV Estérifications.
VERTICALEMENT 1 Débroussaillage. 2 Éprend (s’). Pinasses. 3 Mi. Meeting. Dont. 4 Yétis. Orées. Cie. 5 SRAS. Pro.
Nimier. 6 Triais. Mou. Iasi. 7 Ieltsine. Étel. 8 Fêlée. Eta. Atémi. 9 Es. Barbant. Oc. 10 Clé. Genest. Épia. 11 Aï. Morts.
Eh. Est. 12 Têtu. Ni. Plias. 13 Érigeas. Ee. Maso. 14 Ur. Iriens. Juron. 15 Représentations.

64
 AG AT F I L M S
P ré s e n t e

STÉPHANE alice
BAK d a lu z

un film de
r o b e rt g u é d i g u I a n
ÉCRIT PAR GILLES TAURAND ET ROBERT GUÉDIGUIAN
AVEC SAABO BALDE BAKARY DIOMBERA AHMED DRAMÉ DIOUC KOMA MIVECK PACKA ISSAKA SAWADOGO
MUSIQUE ORIGINALE OLIVIER ALARY IMAGE PIERRE MILON AFC MONTAGE BERNARD SASIA DÉCORS MAHAMOUDOU PAPA KOUYATÉ OUMAR SALL SON LAURENT LAFRAN DIRECTEUR DE PRODUCTION MALEK HAMZAOUI 1 ASSISTANTS RÉALISATEUR DEMBA DIÈYE FERDINAND VERHAEGHE RÉGIE MAMADOU HADY DIA BRUNO GHARIANI
ERS

COSTUMES ANNE-MARIE GIACALONE MAME FAGUEYE BA ABDOU LAHAD GUÈYE MAQUILLAGE MARIÈME NGOM MONTAGE SON JEAN-MARC SCHICK NICOLAS DAMBROISE MIXAGE EMMANUEL CROSET PRODUIT PAR MARC BORDURE ROBERT GUÉDIGUIAN YANICK LÉTOURNEAU ANGÈLE DIABANG
UNE PRODUCTION AGAT FILMS PÉRIPHÉRIA KARONINKA EN COPRODUCTION AVEC FRANCE 3 CINÉMA CANAL+ INTERNATIONAL AVEC LA PARTICIPATION DE FRANCE TÉLÉVISIONS CANAL+ CINÉ+ AVEC LE SOUTIEN DE EURIMAGES ET DU CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE
AVEC LA PARTICIPATION DE SOCIÉTÉ DE DÉVELOPPEMENT DES ENTREPRISES CULTURELLES - QUÉBEC TÉLÉFILM CANADA RADIO CANADA EN ASSOCIATION AVEC MK2 FILMS ET LA BANQUE POSTALE IMAGE 14 CINÉMAGE 15 SOFITVCINÉ 7 AVEC LE SOUTIEN DE LA RÉGION PROVENCE-ALPES-CÔTE D’AZUR DISTRIBUTION FRANCE DIAPHANA

au c i n é m a
l e 5 ja n v i e r

Dans l’album de…
David FOENKINOS.
LE NOUVEAU ROMAN DE L’AUTEUR DE “LA DÉLICATESSE” RACONTE LE
DESTIN DE L’ACTEUR QUI FAILLIT INCARNER HARRY POTTER AU CINÉMA
MAIS NE FUT FINALEM ENT PAS CHOISI. SUR CETTE PHOTO D’ENFANCE,
IL JOUE AVEC SON FRÈRE AÎNÉ, AUJOURD’HUI DIRECTEUR DE CASTING.
“JE N’AI AUCUN E PHOTO D’EN FANCE CHEZ MOI ;
tout doit être dans des cartons, quelque part. Je vais donc
chez ma mère tenter d’en récupérer une, et je me décide
pour la première qui me tombe sous les yeux. Pourtant, je
fais clairement la tête. J’aurais pu en choisir une un peu plus
souriante, ou dans une posture glorieuse. J’ai bien dû avoir
des moments joyeux dans mon enfance. Je suis bien inca-
pable de dire sur quelle plage nous sommes mon frère et
moi. Nous devons probablement être au cœur de l’été 1979.
J’ai cinq ans et mon frère onze.
Cette photo me touche car, à ce moment-là, il est sûrement
­incongru d’imaginer que nous allons finir par travailler
ensemble. Impossible de savoir que nous ferons notre pre-
mier film, La Délicatesse (2011), trente ans plus tard. Sans
être vraiment issus d’un milieu culturel, nous nous retrou-
vons, par des chemins parallèles, à vivre pour les films et
les livres. Mon frère découvre le théâtre à l’adolescence ;
quant à moi, après une grave opération du cœur, je me
mets à lire frénétiquement à 16 ans. Alors que j’ai toujours
eu le sentiment que mes romans étaient différents les uns
des autres, j’ai compris récemment qu’ils reflétaient tous
ce que j’ai traversé lors de mon hospitalisation. Mes livres
parlent si souvent de reconstruction, de l’idée de survivre
à une épreuve.
Le dernier en est un nouvel exemple puisqu’il évoque le
destin d’un jeune acteur qui n’a pas été choisi en finale du
66
LE GOÛT
casting de Harry Potter. J’ai eu l’idée en lisant un article sur
la genèse du film, évoquant les centaines d’acteurs audi-
tionnées pour le rôle, pour n’en retenir que deux à la fin. La
directrice de casting précise : « On a choisi Daniel Radcliffe
car il avait ce petit quelque chose en plus. » Cela m’a obsédé
d’imaginer le destin de l’autre. Comment pouvait-on passer
si proche d’une vie incroyable ? Et comment surmonter un
échec alors que le succès de l’autre vous saute en perma-
nence au visage ? Il est physiquement impossible de passer
entre les gouttes de Harry Potter.
Mon roman raconte donc l’histoire de l’Autre. Sans m’en
rendre compte, ce sujet me renvoyait encore au lien que
j’ai avec mon frère. Rêvant de travailler dans le cinéma, il
a enchaîné toutes sortes de petits boulots, avant de faire
une rencontre déterminante : Jacques Doillon. C’est ainsi
qu’il est devenu directeur de casting, de Téchiné à Godard
en passant par Ozon. Et puis, plus tard, pour des produc-
tions internationales. C’est ainsi qu’il fut en charge de trou-
ver les rôles français du quatrième volet de Harry Potter,
telle Clémence Poésy. Tout ça, je ne pouvais pas le savoir
sur cette plage. À quoi pensais-je donc ? Qu’est-ce qui
m’avait contrarié ? On pourrait écrire un roman à partir de
chaque photo. » Propos recueillis par Valentin PÉREZ
David Foenkinos
NUMÉRO DEUX, DE DAVID FOENKINOS, GALLIMARD, 240 P., 19,50 €.
EN LIBRAIRIE LE 6 JANVIER.
A LA POURSUITE DU RÊVE