International

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­Vendredi 8­ septembre 2023

En Ukraine, les douaniers sous pression

L’engorgement persiste aux postes-frontières avec la Pologne, un an et demi après le début de l’invasion russe

Reportage
Krakovets (Ukraine) -
envoyé spécial

C’
est un matin estival
comme les autres, en
cette fin août, au
­poste-frontière de
Krakovets, dans la région de Lviv.
Une file de plusieurs dizaines de
voitures, moteurs arrêtés, sta-
tionne sur la voie de gauche de la
route menant vers la Pologne. Si-
tué sur un axe routier majeur re-
liant Kiev à Cracovie, Krakovets est
l’un des principaux points d’en-
trée dans l’Union européenne. Le
soleil, encore bas sur l’horizon,
aveugle les douaniers observant
les candidats au passage, venus de
l’est. La chaleur est encore agréa-
ble : les automobilistes patientent
dans leurs véhicules vitres ouver-
tes, attendant un geste des hom-
mes en uniforme. Quelques poids
lourds patientent aussi sur la file
médiane. Un à un, ils reçoivent un
signal et avancent jusqu’au rond-
point cerné de grillages et de bar-
rières, puis s’engagent sur la troi-
sième sortie, réservée au fret.
En milieu de matinée, des auto-
bus se sont déjà accumulés sur la
file de droite. Ils déversent sur le
bas-côté de la route leurs dizaines
de passagers. Des femmes de tous
âges pianotent sur leurs smart-
phones, vapotent et fument,
­parfois entourées d’enfants. La loi
martiale interdit toujours aux
hommes ukrainiens de 18 à
60 ans de quitter le territoire. La
foule s’étend sur une pelouse, de-
vant un bâtiment blanc vieillis-
sant, qui fait à la fois office de
­motel, de buvette et de toilettes
payantes mal entretenues. Une
vaste et lugubre aile du bâtiment
abrite une galerie de boutiques
désertées proposant des assuran-
ces automobiles et médicales.
Des voyageurs ukrainiens attendent près du poste-frontière entre l’Ukraine et la Pologne, à Krakovets (Ukraine), le 18 août. RAFAEL YAGHOBZADEH POUR « LE MONDE »
Des kilomètres de file
L’engorgement empire progressi-
vement au cours de la journée. Le
« Le volume de Alors que le crépuscule s’installe, gens avant la frontière », explique la Biélorussie, ­désormais fermés Blinken annonce
soir, la file de voitures individu­- les bas-côtés de la route sont jon- cet homme originaire de Kiev, san- ou en zone occupée, laissant les
elles s’est allongée sur plusieurs fret a augmenté chés de bouteilles en plastique. glé dans un uniforme noir. Des fonctionnaires désœuvrés.
une nouvelle aide
kilomètres. Même chose pour les Les poubelles le long de la chaus- rencontres avec leurs homologues « Notre autre problème est l’ab- En visite à Kiev, mercredi 6 sep-
camions. « Cela fait maintenant
de 40 % à 50 % sée ressemblent à de repoussantes des douanes polonaises se dérou- sence de scanner pour inspecter les tembre, le secrétaire d’Etat amé-
sept heures que nous attendons », après l’invasion. pyramides multicolores. lent « en zone neutre, à peu près marchandises et les bagages, dé- ricain, Antony Blinken, a dévoilé
râle une dame au volant de sa voi- « Ici passent quotidiennement un une fois par semaine, pour ­régler plore l’officier. Il n’y en a pas un seul une nouvelle aide de 1 milliard
ture, portière ouverte, pied ­gauche
La lenteur du millier de voitures, 25 autobus et les problèmes ». Face à cet engorge- de notre côté. Les Polonais en pos- de dollars (plus de 930 millions
posé sur l’asphalte. « Nous ­allons y débit vient du fait 300 camions en moyenne », expli- ment, la douane ukrainienne a sèdent, mais ils ne nous transmet- d’euros) à l’Ukraine. Un volet
passer la nuit », maugrée son mari, que Andrii Kouznik, 37 ans, direc- renforcé ses effectifs. « Nous avons tent aucune information, alors que prévoit la fourniture de muni-
affalé sur le siège pas­sager. « Qui
que la Pologne teur des douanes de la région de mo­bilisé 130 employés supplémen- ce processus pourrait être automa- tions à uranium appauvri de
sait ce qui nous attend à la douane freine les sorties » Lviv. « Le volume de fret a aug- taires dans la région de Lviv », pré- tisé. Ce système existe pourtant 120 mm destinées aux chars
polonaise… là aussi il faut atten- menté de 40 % à 50 % après l’inva- cise M. Kouznik. Des renforts, avec les Slovaques et les Rou- américains Abrams, promis
Andrii Kouznik
dre… », poursuit-il. Le couple es- sion russe. La lenteur du débit vient trouvés parmi les douaniers jus- mains. » Le président ukrainien, à Kiev et qui devraient arriver
directeur des douanes
père rallier la République tchèque du fait que la Pologne freine les sor- qu’en 2022, ont été déployés aux Volodymyr Zelensky, et son homo- à l’automne. « Les progrès de la
de la région de Lviv
pour rendre visite à des proches. ties. Du coup, on fait patienter les postes-frontières avec la Russie et logue polonais, Andrzej Duda, contre-offensive [ukrainienne]
avaient conclu un accord de prin- en cours se sont accélérés ces
cipe le 23 mai 2022 pour un con- dernières semaines », a-t-il es-
Un drone s’écrase en Roumanie, pays de l’OTAN trôle commun des biens et mar-
chandises. Mais, dans les faits, le
timé. Mercredi, au moins 17 ci-
vils ont été tués dans une frappe
contrôle conjoint n’est toujours russe sur un marché de la ville
L’information a été officiellement con- que des projec­tiles ­tombent de leur côté du cer nos projets stratégiques d’infrastructures pas mis en place. Les services de de Kostiantynivka, dans l’est du
firmée. Lundi 4 septembre, un drone proba- fleuve. Cette campagne de bombardements de transports transfrontalières », a notam- presse des douanes ukrainiennes pays, quelques heures après
balement russe s’est bien écrasé près du vil- vise à faire pression sur l’Ukraine, qui fait ment déclaré le président Iohannis lors de et polonaises n’ont pas souhaité l’arrivée de M. Blinken à Kiev.
lage de Plauru, dans le sud-est de la Rouma- transiter une partie de sa production agri- cette rencontre. Cette suspicion de frappe donner d’explications sur cet ac-
nie, non loin de la frontière avec l’Ukraine. cole par le Danube. Depuis que Moscou a d’un projectile russe sur le territoire d’un cord resté lettre morte.
Après avoir initialement nié cet incident, les dénoncé, le 18 juillet, l’accord permettant à pays de l’OTAN n’est pas une première. Le lonais ont introduit une batterie de
autorités de Bucarest ont finalement admis, Kiev d’exporter une partie de ses céréales à 15 novembre 2022, un missile s’était écrasé à Une batterie de contrôles contrôles sur les marchandises
mercredi 6 septembre, qu’un drone avait travers la mer Noire, le plus long fleuve Przewodow, village polonais situé à six kilo- Konstantin, chauffeur de poids agricoles : sanitaires, phytosanitai-
pénétré le territoire roumain, des débris d’Europe ­occidentale est la principale voie mètres de la frontière ukrainienne, provo- lourd de 61 ans, attend son tour en res, épidémiologiques, alimen-
ayant été retrouvés au sol. « C’est une situa- de passage pour les fermiers ukrainiens dé- quant la mort de deux personnes et alimen- regardant des séries sur une ta- taires », dit Konstantin, qui trans-
tion inadmissible et une violation grave de la sireux de contourner le blocus naval Russe tant pendant quelques heures la crainte blette. « Je dois passer l’inspection porte de l’huile de tournesol.
souveraineté et de l’intégrité territoriale de la d’une généralisation du conflit. Kiev et ce soir, en principe », raconte-t-il, « Les produits manufacturés et les
Roumanie, un pays allié de l’OTAN », a dé- Intensification des frappes russes Moscou s’étaient rejeté la responsabilité de assis dans son véhicule garé sur un métaux passent sans attendre », ra-
noncé le président, Klaus Iohannis, rappe- « Les voies de transport roumaines sont cette frappe, et l’enquête polonaise avait vaste parking derrière le motel. Il conte un douanier de Krakovets,
lant que le pays « bénéficie de garanties de ­essentielles pour accélérer les exportations conclu à une erreur de tir d’un missile de montre l’heure de passage sur son qui souhaite rester anonyme. « Et
sécurité très importantes » en tant que de céréales ukrainiennes, a affirmé le minis- ­défense antiaérienne, ce que les autorités smartphone. La douane ukrai- les armes aussi, mais dans l’autre
membre de l’Alliance atlantique. tre roumain des transports, Sorin Grin- ukrainiennes avaient démenti. nienne a instauré une queue élec- sens », glisse-t-il en souriant. « On
Depuis le milieu de l’été, la Russie multi- deanu. Notre objectif est de faire passer les A l’époque, la Pologne avait mis son ar- tronique par le biais d’une applica- voit des engins de gabarits tels
plie les bombardements sur des cibles si- ex­portations de 2 millions de tonnes par mée en état d’alerte renforcée et demandé, tion sur les téléphones portables. qu’ils n’entreraient pas par ici,
tuées le long du fleuve Danube, qui sépare mois à 4 millions. » dans un premier temps, l’application de « Chacun entre ses informations et poursuit-il en désignant les por-
l’Ukraine de la Roumanie. Ils ont visé à Ce plan ne fait pas l’affaire de la Russie, qui l’article 4 du traité de l’Atlantique Nord, qui reçoit un rendez-vous, c’est un vrai tails métalliques encadrant cha-
­plusieurs reprises les ports de Reni et riposte en intensifiant les frappes dans les prévoit des consultations entre Alliés progrès par rapport au début de la que route vers la Pologne. Les ma-
­Izmaïl, au sud-ouest d’Odessa, endomma- eaux de la mer Noire et du Danube. Mais la quand l’un d’entre eux estime que son « in- guerre », estime Konstantin. tériels sont acheminés la nuit par
geant des ­silos à grains et des infrastruc­- Roumanie n’entend pas se laisser intimider. tégrité territoriale » ou sa « sécurité » sont Toute l’année 2022, les postes- des routes plus discrètes. On est
tures portuaires permettant le transborde- Le 6 septembre, elle a accueilli le sommet ­menacées. Mais les pays de l’OTAN avaient frontières entre l’Ukraine et ses contents de les voir arriver, mais
ment de céréales, à quelques centaines de de l’Initiative des trois mers, un forum minimisé l’incident et refusé d’incriminer voisins occidentaux offraient le cela nous fait une surcharge de tra-
mètres du territoire roumain. Une per- fondé en 2016 par douze pays d’Europe la Russie. Une modération qui avait été spectacle de files de camions-citer- vail. Et c’est stressant de remplir les
sonne a été tuée par une nouvelle attaque ­centrale et orientale plaidant pour une coo- ­interprétée comme la crainte occidentale, nes et de bennes céréalières, par- documents à toute vitesse, parce
dans les environs ­d’Izmaïl, mercredi, tandis pération renforcée dans la région comprise et particulièrement américaine, d’une esca- fois sur plus de 10 km dans les que les militaires [ukrainiens] nous
que de nouvelles frappes ont eu lieu dans la entre les mers Baltique, Adriatique et Noire. lade non maîtrisée avec Moscou. p deux sens. « Il faut quand même mettent la pression : ils sont telle-
nuit de mercredi à jeudi. Les agriculteurs « Dans le contexte de la guerre menée par la Mirel Bran (Bucarest, correspondant) attendre au moins une ­semaine ment en manque d’armes… » p
roumains du delta du Danube craignent Russie contre l’Ukraine, nous devons renfor- et Cédric Pietralunga son rendez-vous, parce que les Po- Emmanuel Grynszpan
ARCTIC OCEAN

4 | International
Les Biélorusses en exil
menacés de perdre
leur passeport
Les opposants au régime devront retourner
dans leur pays pour renouveler leurs papiers
J e vous demande de ne pas pa-
niquer et de ne pas commettre
d’actes irréfléchis. Même si vo-
tre passeport expire, vous ne
devez pas rentrer dans votre pays
d’origine si vous risquez d’y être
persécuté. » La cheffe des forces dé-
mocratiques biélorusses en exil,
Svetlana Tsikhanovskaïa, a tenté,
mardi 5 septembre, de rassurer les
centaines de milliers de Biélorus-
ses ayant quitté leur patrie pour
fuir la répression. Leur sort est in-
certain avec l’entrée en vigueur,
jeudi, d’un décret signé par le pré-
sident biélorusse, Alexandre Lou-
kachenko, qui interdit à ses conci-
toyens de renouveler leur passe-
port s’ils vivent à l’étranger.
Cette mesure accroît dangereu-
sement la pression sur les oppo-
sants en exil, qui pourraient être
obligés de retourner dans le pays
pour conserver leur précieux do-
cument. Ils ne pourront en effet
obtenir un passeport, ou le renou-
veler, que dans « un service consu-
laire rattaché à leur dernier lieu de
résidence enregistré » en Biélorus-
sie, indique le décret, qui énonce
d’autres restrictions : les proprié-
taires de biens immobiliers ou de
voitures devront être physique-
ment sur le sol national pour les
vendre, ou produire une procura-
tion signée dans le pays. Jusqu’ici,
ces démarches pouvaient être réa-
lisées dans le consulat biélorusse
de leur pays d’accueil.
On estime que de 200 000 à
300 000 personnes ont quitté la
Biélorussie ces trois dernières an-
nées pour fuir les persécutions.
Avec ce décret, ce sont ces exilés
que le régime cible. La nouvelle lé-
gislation menace de les laisser
dans un vide juridique à l’expira-
tion de leur passeport. « Nous tra-
vaillons avec les pays hôtes pour ré-
soudre la situation et préparer le
nouveau passeport biélorusse, a as-
suré Mme Tsikhanovskaïa sur la
plate-forme Telegram. Si l’État
abandonne son devoir de s’occuper
de ses citoyens, ce ne sera pas notre
cas ! » En attendant, « la Pologne et
la Lituanie ont déjà commencé à
délivrer ce que l’on appelle le passe-
port étranger comme document de
voyage aux Biélorusses dont le pas-
seport est expiré ou à court de pa-
ges », a-t-elle précisé.
Ces derniers mois, la Biélorussie
avait déjà adopté une loi, promul-
guée le 5 janvier, permettant de re-
tirer leur citoyenneté aux Biélo-
russes en exil jugés coupables de
« participation à des activités à ca-
ractère extrémiste ou qui ont causé
du tort aux intérêts de la Biélorus-
sie » – une accusation utilisée pour
condamner ceux qui se sont éri-
gés contre le dictateur, au pouvoir
depuis 1994. Selon Anatol Kotau,
ancien membre du régime passé à
« La décision des
autorités renvoie
au Moyen Age
et prive les gens
de tout »
Anatol Kotau
membre de l’opposition
biélorusse
R uss i e
Un journaliste
emprisonné pour
« fausses informations »
Rédacteur en chef du maga-
zine Novy Fokus, une publica-
tion de la région de Khakas-
sie, Mikhaïl Afanassiev a été
condamné à cinq ans et demi
de prison pour un article
d’avril 2022. Le journaliste
y relatait le refus, tout à fait
l’opposition, cette loi constituait
« la première étape vers une priva-
tion générale de documents pour
les Biélorusses à l’étranger ». Le dé-
cret présidentiel, signé lundi, mar-
que la deuxième étape.
« Le régime veut compliquer la vie
des Biélorusses contraints de quit-
ter leur pays en raison de persécu-
tions politiques, a déploré M. Ko-
tau sur Radio Svoboda. La décision
des autorités renvoie au Moyen
Age et prive les gens de tout, y com-
pris de leurs droits de propriété », a
ajouté cet ancien diplomate, lui
aussi réfugié à l’étranger. Il anti-
cipe de « gros problèmes » pour
ceux qui n’ont pas eu le temps ou
la possibilité de régulariser leur si-
tuation dans leur pays d’accueil et
invite ceux qui le peuvent encore à
« demander en urgence un permis
de séjour pendant la validité du
passeport ». Il espère toutefois que
cette nouvelle attaque du régime
contre ses concitoyens puisse
constituer un « argument supplé-
mentaire pour que les gouverne-
ments d’autres pays facilitent la
procédure de délivrance de docu-
ments aux Biélorusses ».
Aggravation des persécutions
L’opposition en exil alerte depuis
des mois sur le risque de voir les
exilés privés de leur citoyenneté.
Pour éviter la multiplication des
apatrides, Svetlana Tsikhanovs-
kaïa a proposé dès janvier à
l’Union européenne (UE) la mise
en place d’un « passeport de la
Nouvelle Biélorussie » – compren-
dre démocratique.
Le chemin s’annonce long avant
qu’un tel document puisse être re-
connu. Le cabinet de transition
uni, l’organe de l’opposition, en a
toutefois déjà présenté un exem-
plaire, début août à Varsovie, dans
le cadre d’une conférence sur la
Biélorussie. « Un échantillon physi-
que du passeport est actuellement
en préparation pour la production,
ce qui permettra d’entamer des né-
gociations de fond avec les pays de
l’UE sur sa reconnaissance, a expli-
qué Valery Kavaleuski, chargé des
affaires étrangères au sein du cabi-
net. Ce sera un processus difficile, a-
t-il reconnu. C’est la première fois
qu’un tel projet est mené. »
L’opposition tente également de
faire reconnaître les « ambassades
populaires de Biélorussie ». Ces
structures, créées en décem-
bre 2020 et présentes dans 21 pays,
visent à aider les Biélorusses à
l’étranger et à « défendre les inté-
rêts de la Biélorussie démocrati-
que », mais elles sont encore mal
connues des exilés eux-mêmes.
La réélection frauduleuse
d’Alexandre Loukachenko en
août 2020, avait déclenché un
mouvement de protestation sans
précédent, brutalement réprimé.
Depuis, la persécution des oppo-
sants n’a cessé de s’aggraver et de
s’étendre, même au-delà des fron-
tières. Des centaines de militants,
journalistes, défenseurs des droits
et citoyens ordinaires ont été con-
damnés à de lourdes peines de pri-
son. Le pays compte actuellement
près de 1 500 prisonniers politi-
ques, selon l’ONG de défense des
droits humains Viasna. p
Faustine Vincent
légal, de onze membres des
OMON (forces antiémeute
du ministère de l’intérieur)
de cette région sibérienne
d’aller combattre en Ukraine.
En détention provisoire
depuis un an et demi, il a été
condamné en vertu de la loi
sur les « fausses informa-
tions », quand bien même les
témoins ont tous confirmé
la véracité des faits rapportés.
Au Gabon, le nouveau pouvoir
veut écarter la «légion étrangère»
Le président de transition cible les élites politiques issues d’autres pays
Libreville - envoyé spécial
D
e toutes les promesses
de réformes formu-
lées, lundi 4 septem-
bre, lors de son dis-
cours à la nation par le général
Brice Oligui Nguema, tout nou-
veau président de la transition au
Gabon depuis son putsch, cinq
jours auparavant, il en est une qui
a fait se lever l’assistance et provo-
qué le plus de clameur sur l’espla-
nade Hassan-II : « Réviser les condi-
tions d’attribution de la nationalité
gabonaise. » « Je m’engage, a-t-il
précisé, à ce que les relations sécu-
laires entre les Gabonais et nos frè-
res étrangers soient toujours des
relations de grande amitié, de tolé-
rance et de concorde, [mais] la poli-
tique et l’administration dans un
pays sont des domaines de la sou-
veraineté nationale, le dire n’est
nullement de la xénophobie. »
A Libreville, pas besoin d’être
plus explicite. Tout le monde a en
tête ce que l’opposition dénonçait,
il y a dix ans déjà, comme la « lé-
gion étrangère », ces conseillers
non gabonais placés par Ali Bongo
Ondimba aux plus hautes fonc-
tions de l’Etat. Principalement au
sein de l’administration présiden-
tielle ou à la tête d’agences publi-
ques spécialisées qui ont consti-
tué, au fil du temps, un véritable
pouvoir parallèle, au fonctionne-
ment opaque, et qui supplante les
attributions du gouvernement.
Peu après le coup de force du gé-
néral Oligui Nguema, plusieurs vi-
déos tournées par les nouvelles
autorités ont continué à alimenter
la colère. Sur l’une d’elles, le per-
sonnage principal n’est autre que
Mohamed Aliou Oceni, ancien di-
recteur du cabinet adjoint de Nou-
reddin Bongo Valentin, le fils du
président déchu, catapulté « coor-
Le silence du roi du Maroc, « frère » de Bongo
Le royaume pourrait accueillir le président déchu, désormais autorisé à quitter son pays
Casablanca (Maroc) -
correspondance
A la suite du coup d’Etat
qui a renversé Ali Bongo
Ondimba, mercredi
30 août, la réaction du Maroc était
particulièrement attendue. Rabat
entretient avec Libreville des rela-
tions privilégiées, marquées par
les liens personnels étroits, noués
dès les années 1970, entre le roi
Hassan II et le président Omar
Bongo, et à leur suite entre leurs
fils respectifs. Or, contrairement
à la France, qui a condamné « le
coup d’Etat militaire », le Maroc
s’est gardé de toute réprobation,
indiquant faire « confiance à la sa-
gesse de la nation gabonaise ».
Sur le fond, le communiqué du
ministère des affaires étrangères
a surpris nombre d’observateurs.
Fidèle à sa diplomatie de non-in-
gérence, le Maroc s’est borné à
souligner « l’importance de préser-
ver la stabilité » du pays, comme il
le fit, notamment par la voix de
son représentant auprès de
l’Union africaine (UA), après les
putschs au Niger, au Burkina Faso
et au Mali. Mais c’est précisément
cette distance qui étonne dans
le cas du Gabon : Mohammed VI
n’avait-il pas pris l’habitude de
considérer Ali Bongo, qu’il fré-
quente depuis l’adolescence,
comme un « frère » ?
En 1976, celui qui est alors prince
héritier n’a que 13 ans quand il
rencontre pour la première fois
Ali Bongo au Gabon. Un cliché
posté sur le compte Facebook de
la présidence gabonaise en 2017
dinateur des affaires présidentiel-
les », en 2019, juste après le grave
accident vasculaire cérébral de
son père. Les enquêteurs qui ont
débarqué au petit matin chez ce
Béninois d’origine ont non seule-
ment découvert un très luxueux
domicile, bien au-dessus des
moyens d’un directeur du cabinet
adjoint. Mais ils ont aussi ouvert
plusieurs coffres-forts débordant
d’argent liquide. Même scène chez
Kim Oun, un Coréen chargé d’af-
faires au cabinet de la première
dame, Sylvia Bongo Ondimba,
franco-gabonaise.
D’autres avant eux avaient dé-
frayé la chronique : Maixent Ac-
crombessi, d’origine béninoise, ou
le Franco-Gabonais Brice Laccru-
che Alihanga, successifs directeurs
du cabinet d’Ali Bongo Ondimba,
qui faisaient la pluie et le beau
temps dans le palais du bord de
mer avant de tomber en disgrâce.
« Corruption du régime »
« Il faut introduire une nouvelle
­réglementation plus restrictive
pour les postes sensibles qui, dans
la plupart des pays du monde, ne
peuvent pas être occupés par des
étrangers », plaide Justine Judith
Lekogo, ex-ministre déléguée à
l’économie et aux finances. « Mais,
au bout du compte, explique-t-elle,
ces exemples stigmatisent surtout
le dysfonctionnement de la gouver-
nance et la corruption du régime. »
« Ali Bongo gérait le pays par pro-
curation en se déchargeant de ses
responsabilités sur d’autres, accuse
quant à lui Marc Ona Essangui, fi-
gure de la société civile gabonaise,
défenseur de l’environnement et
militant contre la corruption. Et le
système s’est aggravé après son
AVC, en 2018. » Depuis lors, son fils
Noureddin et sa femme, Sylvia,
auraient pris une place prépondé-
montrait le duo au Maroc, au dé-
but des années 1980. La preuve de
« l’amitié exemplaire qui a tou-
jours lié le président gabonais au
souverain », s’était empressée de
relever la presse marocaine. « Il
compte beaucoup pour moi »,
­confiait Ali Bongo au magazine
Jeune Afrique en 2010, un an après
avoir pris les rênes du pouvoir.
Depuis, les deux hommes n’ont
cessé de se fréquenter, multi-
pliant « visites de travail » et « sé-
jours privés ». Le président gabo-
nais profitait des charmes de Tan-
ger et de Marrakech, où il s’est fait
bâtir un palais sur un terrain of-
fert par Mohammed VI. Le souve-
rain marocain, lui, passait des va-
cances dans sa résidence de la
pointe Denis, non loin de Libre-
ville – un cadeau d’Omar Bongo.
« Le roi a tout fait pour moi »
A la familiarité bienveillante entre
les pères a succédé la fraternité
­indéfectible des fils. Quand Ali
Bongo est victime d’un accident
vasculaire cérébral, en 2018, Mo-
hammed VI l’invite à poursuivre
sa convalescence au Maroc. Alors
âgé de 59 ans, le chef d’Etat sé-
journe plus de trois mois dans le
royaume. Dans son discours pro-
noncé à l’occasion du 55e anniver-
saire du Parti démocratique gabo-
nais, en avril, c’est avec une pointe
d’émotion qu’Ali Bongo a remercié
publiquement Mohammed VI :
« Le roi a tout fait pour moi. »
Comment expliquer dès lors le
silence du Maroc à son encontre ?
Cette attitude n’est pas sans rap-
peler le traitement réservé à Al-
Ali Bongo
Ondimba
avait placé
des conseillers
non gabonais
aux plus hautes
fonctions de l’Etat
rante dans le système. « Ils avaient
la main sur la police, le système ju-
diciaire et le business », ajoute l’ac-
tiviste. Ce clientélisme a ouvert en
grand ses portes aux amis de
l’étranger. Mais pas seulement.
Ian Ghislain Ngoulou, ex-direc-
teur du cabinet de Noureddin
Bongo Valentin, a également été
arrêté chez lui en possession de
4 milliards de francs CFA en li-
quide, soit plus de 6 millions
d’euros. Cyriaque Mvourandjiami,
ex-directeur du cabinet politique
d’Ali Bongo, Jessye Ella Ekogha, an-
cien porte-parole de la présidence,
et Steeve Nzegho Dieko, secrétaire
général du parti jusque-là au pou-
voir, ont également été interpel-
lés. Ils sont poursuivis pour des
faits portant sur « des détourne-
ments massifs de fonds publics, de
malversations financières interna-
tionales en bande organisée, faux
et usage de faux, falsification de la
signature du président de la Répu-
blique, corruption active », a pré-
cisé le procureur de la République,
André Patrick Roponat.
Certains d’entre eux, dont Nou-
reddin Bongo Valentin, dorment
depuis derrière les murs surmon-
tés de barbelés du « B2 », la direc-
tion générale des contre-ingéren-
ces et de la sécurité militaire. ­« De-
puis des années, il existe une com-
mission nationale contre
pha Condé, un autre « frère » du
roi. Bien que le président guinéen
n’ait pas ménagé ses efforts pour
assurer le retour du royaume au
sein de l’UA, en 2017, Rabat n’avait
émis aucune déclaration à la suite
du coup d’Etat, en 2021. Une pru-
dence justifiée pour beaucoup
d’observateurs, par le désir du Ma-
roc de se prémunir de toute in-
flexion dans le soutien que lui ap-
porte la Guinée au sujet du Sahara
occidental, « le prisme à travers le-
quel le Maroc considère son envi-
ronnement international », a rap-
pelé Mohammed VI en août 2022.
Le Gabon ayant toujours sou-
tenu la position marocaine dans
ce dossier, la réaction timorée de
Rabat au renversement de Bongo
obéit-elle à la même logique ? « Le
Sahara importe, mais ce n’est pas le
seul facteur, explique Intissar Fa-
kir, directrice du programme Afri-
que du Nord et Sahel au centre de
réflexion américain Middle East
Institute. Le Maroc cherche aussi
à préserver l’appui que lui apporte
Libreville au niveau régional et à
éviter de se mettre à dos la popula-
tion. De ce point de vue, l’attitude
de la diplomatie marocaine est
­cohérente. Qu’aurait-elle à gagner
en soutenant Ali Bongo, dont les
chances de revenir au pouvoir sont
nulles ? Ce serait prendre le risque
de compromettre ses relations
avec les militaires. »
Pour Rabat, le maintien de sa
coopération militaire avec le
­Gabon est primordial. Comme
avec le Mali et la Guinée, le Maroc
a formé des générations d’offi-
ciers gabonais, dont le général
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­
­Vendredi 8­ septembre 2023
l’enrichissement illicite qui, depuis
sa création, n’a jamais transmis
aucun dossier au procureur »,
s’étonne l’opposant Jean Gaspard
Ntoutoume Ayi.
« Ces enrichissements person-
nels se sont faits aux détriments
du Gabon, dénonce Justine Judith
Lekogo. Preuve en est, les projets
publics qui n’ont jamais abouti tels
que la construction d’infrastructu-
res routières, celle de 5 000 loge-
ments sociaux, d’hôpitaux, de ly-
cées ou d’universités dont les bud-
gets se sont évaporés. »
« Ces réactions contre les malver-
sations de certains non-Gabonais
sont le symbole du déclin de la
“maison Gabon”. Cela révèle une
forme de xénophobie d’infériorité :
les Gabonais voient que la situa-
tion s’améliore dans certains pays
d’Afrique de l’Ouest et ils comple-
xent dès lors qu’on nomme certains
des ressortissants de ces pays à des
postes à responsabilité », explique
un membre de l’opposition.
Le président de la transition
semble vouloir caresser la fibre na-
tionaliste de ses concitoyens. De-
vant les responsables politiques
invités au palais présidentiel, Brice
Oligui Nguema ne s’est pas seule-
ment engagé à ce que la future
Constitution précise que, « pour
être candidat à la présidentielle, il
faudra être né au Gabon de père et
de mère gabonais ». Parcourant
son auditoire des yeux, il a ajouté :
« Je regarde parmi vous, vous avez
tous de belles femmes, de belles Ga-
bonaises, est-ce que vous n’aspirez
pas à être première dame ? On met-
tra tout ça dedans : la première
dame doit être gabonaise. » p
Christophe Châtelot
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
Brice Oligui Nguema. Formé à
l’académie militaire de Meknès,
celui qui a été investi président de
la transition lundi a passé plu-
sieurs années dans le royaume
comme attaché de défense à l’am-
bassade. Autant dire qu’à Rabat
personne ne doute que le nouvel
homme fort poursuivra dans la
voie de son prédécesseur.
Fleurons économiques
« Sous Ali Bongo, chaque scrutin
présidentiel a été contesté, note
un ancien diplomate français qui
a été en poste au Maroc. Le fait
qu’une page se tourne, sans effu-
sion de sang et avec à la tête du
pays un homme qu’il connaît bien,
est certainement un soulagement
pour Rabat. » Ce pragmatisme pa-
raît d’autant plus compréhensible
que le Maroc possède quelques
fleurons économiques gabonais.
La holding royale Al Mada est pro-
priétaire, à travers Attijariwafa
Bank, de l’Union gabonaise de
banque, et a obtenu, en 2022, parle
biais du groupe minier Managem,
le permis d’exploitation du projet
aurifère d’Etéké. Quant à Maroc
Telecom, il détient l’opérateur his-
torique Gabon Telecom.
Autorisé mercredi à quitter le
Gabon pour des raisons médica-
les, Ali Bongo retournera-t-il dans
le « pays cher à [s]on cœur » ? Selon
Jeune Afrique, cette option a été
évoquée mardi à Libreville entre le
président de transition et Faustin-
Archange Touadéra, le dirigeant
centrafricain, nommé médiateur
régional à la suite du putsch. p
Alexandre Aublanc
PACIFIC OCEAN

6 | International
En Italie, Meloni à la conquête des banlieues
Dans une cité délaissée proche de Naples, la cheffe de l’exécutif promet de « faire sentir la présence de l’Etat »
Reportage
Caivano (Italie) - envoyé spécial
D
epuis la fin de l’été, un
quartier perdu de la
périphérie des péri-
phéries de Naples
capte l’attention de toute l’Italie.
Parco Verde, dans la commune de
Caivano, à 13 kilomètres du cen-
tre, a été sorti de l’oubli par l’hor-
reur de crimes sexuels dont les
victimes sont mineures. La zone
se trouve maintenant présentée
par le gouvernement italien
comme le front pionnier de sa re-
conquête des marges du pays.
Mardi 5 septembre à l’aube, le
retour de l’Etat promis par la pré-
sidente du conseil italien, Giorgia
Meloni, y a pris la forme d’une
vaste opération menée par trois
branches des forces de l’ordre et
impliquant plus de 400 fonction-
naires. Leurs cibles consistaient
en plusieurs dizaines de caches
d’argent liquide, de stupéfiants et
d’armes disséminées dans les in-
terstices du quartier par les trafi-
quants affiliés à la Camorra qui y
sont installés. Le déploiement a
été décrit par Mme Meloni comme
la première phase d’un long par-
cours, censé « faire sentir la pré-
sence de l’Etat aux citoyens ».
Système criminel
Avec ses 6 000 habitants, le quar-
tier de Parco Verde est devenu
une cause nationale en moins de
deux semaines. La séquence poli-
tique dans laquelle il est désor-
mais emporté avait commencé
par l’émergence dans les médias
locaux puis nationaux d’une
­affaire aux contours encore im-
précis. Fin août paraissent les
­premiers articles consacrés à
l’histoire de deux jeunes habitan-
tes du quartier dont les âges va-
rient, selon les versions, de 10 à
13 ans, et qui ont subi à Parco
Verde des viols répétés commis
par des adolescents et de jeunes
adultes. Le pays est alors marqué
par un viol collectif subi en juillet
par une femme de 19 ans à Pa-
lerme et toujours abondamment
commenté dans les médias.
Entre alors en scène Maurizio
Patriciello, un prêtre dont l’église
se trouve à Parco Verde et qui
­dénonce publiquement l’aban-
don auquel sont livrées ses
ouailles. Connu pour ses engage-
Aux Etats-Unis, des peines exemplaires dans l’assaut du Capitole
L’ex-chef du groupe suprémaciste des Proud Boys a été condamné à vingt-deux ans de prison ; une sévérité que la justice espère dissuasive
Washington - correspondant
I l est l’un des visages de la ten-
tative de coup d’Etat du 6 jan-
vier 2021. Pourtant, en ce jour
où des milliers de partisans de
Donald Trump donnèrent l’as-
saut contre le Capitole, Henry
« Enrique » Tarrio ne se trouvait
pas à Washington. Il avait été ar-
rêté et interdit de présence dans
la capitale. Sa responsabilité, aux
yeux de la justice, n’en demeure
pas moins écrasante, comme ins-
tigateur et organisateur. L’ancien
chef du groupe suprémaciste
armé des Proud Boys a été
­condamné, mardi 5 septembre,
à vingt-deux ans de prison.
Le ministère de la justice en
avait réclamé trente-trois. Il s’agit
tout de même de la peine la plus
lourde prononcée contre un
membre de milice extrémiste,
après les dix-huit ans retenus
contre Stewart Rhodes, le leader
des Oath Keepers, en mai. Deux
des adjoints d’Enrique Tarrio,
Ethan Nordean et Joseph Biggs,
passeront aussi dix-huit et dix-
sept ans derrière les barreaux, à
moins de bénéficier d’une remise
A Caivano, dans la périphérie de Naples (Italie), le 4 septembre. GIUSEPPE CAROTENUTO POUR « LE MONDE »
ments contre le système criminel
de la Camorra napolitaine, vivant
sous escorte policière, l’ecclésias-
tique invite Giorgia Meloni à se
rendre à Parco Verde. Elle répond
positivement. Lors de sa visite,
­organisée le 31 août, la présidente
du conseil, flanquée de ses
­ministres de l’instruction, de
­l’intérieur, de la culture et des
sports, décrit la situation du quar-
tier comme résultant d’un « échec
de la part de l’Etat ».
Parco Verde, lieu
de trafic lié à la
Camorra, a été
sorti de l’oubli
par l’horreur de
crimes sexuels
dont les victimes
sont mineures
de peine ou d’une amnistie, si
­Donald Trump revenait au pou-
voir. C’est leur espoir.
Lors de l’audience, le juge Timo-
thy Kelly a qualifié Enrique Tarrio
de « dirigeant suprême de cette
conspiration », qui a été « motivé
par un zèle révolutionnaire ». Le
magistrat n’a pas semblé ému par
les regrets de pure forme expri-
més par ce dernier, qui a ensuite
levé deux doigts en signe de vic-
toire en sortant de la salle. L’un de
ses avocats l’a qualifié de « patriote
égaré », ce qui traduit mal son en-
gagement radical constant, depuis
des années, et sa volonté de met-
tre ses troupes au service d’un Do-
nald Trump revanchard, refusant
sa défaite face à Joe Biden.
Le 4 mai, Tarrio avait été re-
connu coupable, avec trois autres
membres de son groupe, de cons-
piration séditieuse et de tentative
d’interruption d’une procédure
parlementaire, soit la certifica-
tion des grands électeurs par le
Congrès. Originaire de Miami,
proche de Roger Stone, le sulfu-
reux consultant républicain, Tar-
rio avait créé un groupe confiden-
tiel, échangeant par messageries
La cheffe du gouvernement an-
nonce à ses habitants des nou-
veaux équipements publics, des
enseignants supplémentaires et
la reconstruction, avec l’aide du
génie militaire, d’un centre spor-
tif actuellement en ruine, pré-
senté comme le lieu des viols. As-
surant que Parco Verde verra pas-
ser « tous les ministres » de son
gouvernement, elle y lance une
campagne d’éradication des « zo-
nes franches » italiennes. Un seul
quartier, marqué par des décen-
nies de marginalité, est ainsi de-
venu le symbole et le projet pilote
de ce discours sur le contrôle du
territoire national.
Bâti pour reloger des habitants
pauvres du centre de Naples dans
le cadre de la reconstruction qui a
suivi, avec ses scandales de cor-
ruption, le tremblement de terre
de l’Irpinia en 1980, Parco Verde a
d’abord été un refuge d’exilés,
transplantés par une politique ur-
baine qui les a ensuite abandon-
cryptées, à l’approche du 6 jan-
vier 2021 : « le ministère de l’auto-
défense ». « Pour se préparer à l’at-
taque, Tarrio et les autres leaders
ont établi une chaîne de comman-
dement, ont choisi le lieu et l’heure
de l’attaque et ont recruté inten-
tionnellement d’autres qui sui-
vraient les ordres venus d’en haut
et étaient prêts à recourir si néces-
saire à la violence physique », a ré-
sumé le ministère de la justice,
mardi, dans un communiqué.
Point d’orgue
Pendant l’assaut, Tarrio se trou-
vait à quelques dizaines de kilo-
mètres de la capitale fédérale, à
Baltimore (Maryland). Il avait été
arrêté deux jours avant, à son
­arrivée à Washington, pour avoir
brûlé devant une église un dra-
peau du mouvement Black Lives
Matter, qui dénonce les discrimi-
nations contre les Noirs améri-
cains. Il a posté des messages
d’encouragement à ses hommes,
comme celui-ci : « Fier de mes gars
et de mon pays. » Lors de son audi-
tion devant la commission d’en-
quête parlementaire sur le 6 jan-
vier, treize mois plus tard, Tarrio
nés. En marge du bourg de Cai-
vano, il s’est transformé en une
enclave où l’on parle toujours le
napolitain des quartiers perdus,
suspendue dans un no man’s
land entre les ultimes périphéries
de la ville et les étendues vagues
de son arrière-pays.
Arrestation de 226 personnes
Ses barres d’immeubles se sont
ensuite retrouvées prises au cœur
de la « terre de feu » napolitaine,
une zone où des incendies aux
émanations toxiques liées au tra-
fic de déchets par la Camorra ont
causé de graves problèmes sani-
taires. Le système criminel a
d’ailleurs profité de l’isolement
du quartier et de l’exclusion dans
laquelle vit une partie de ses habi-
tants pour y prendre racine, l’em-
portant un temps dans les re-
mous violents de la géopolitique
mafieuse napolitaine.
L’ère des guerres territoriales est
révolue, mais Parco Verde reste
avait assuré qu’aucun membre
des Proud Boys n’aurait été arrêté
s’il avait été présent sur place.
« J’aimerais bien disposer d’une
machine à remonter le temps »,
avait-il assuré, en s’imaginant en
pacificateur devant la foule pres-
sant les barrières.
Les Proud Boys ont développé
leurs activités au cours de la prési-
dence Trump. Ils étaient connus
pour leurs descentes violentes
contre tout regroupement de
gauche dit « antifa ». Lors de son
premier débat télévisé avec Joe Bi-
den, en septembre 2020, Donald
Trump avait refusé de condam-
ner les suprémacistes blancs. Il
Lors de
l’audience,
Enrique Tarrio
a été qualifié
par le juge
de « dirigeant
suprême de cette
conspiration »
un lieu de trafics où les effets
­conjugués de la pauvreté et du
manque de services demeurent,
cristallisés par près de quarante
années de marginalité.
« Depuis quelques semaines, l’at-
tention des médias et de la politi-
que crée un malaise. Malgré les
promesses d’amélioration, il y a ici
une défiance envers l’Etat qui,
après tant d’abandon, se mani-
feste après une tragédie », estime
Cristina Giordano, cheffe de pro-
jet d’Un’infanzia da vivere (Une
enfance à vivre), une structure
implantée et très active à Parco
Verde, qui, de l’installation de ter-
rains de sport à l’aide aux de-
voirs, s’applique à soustraire
quelques jeunes à l’univers fermé
du quartier.
En 2014, la mort d’une fille de
6 ans, victime d’agressions
sexuelles et jetée du huitième
étage de son immeuble par le
compagnon de sa mère, avait at-
tiré l’attention du pays. Puis le
avait adressé une sorte de clin
d’œil appuyé aux Proud Boys en
déclarant : « Reculez et tenez-vous
prêt. » La perspective d’un départ
de M. Trump de la Maison Blan-
che était perçue comme une ca-
tastrophe et la fin de l’impunité
par la direction du groupe, qui
s’est engagé dans les rassemble-
ments à Washington dénonçant
les fraudes, inexistantes, après le
scrutin de novembre 2020.
La condamnation d’Enrique Tar-
rio montre la détermination des
autorités à endiguer la montée
des violences attribuées au supré-
macisme blanc, une galaxie très
éclatée de mouvements, petits
groupes et militants isolés. Bien
que contraints à davantage de
prudence dans leurs échanges et
activités, ils n’ont pas du tout dis-
paru comme par enchantement,
après le 6 janvier 2021. Les autori-
tés espèrent que la sévérité des
peines retenues contre les mem-
bres des Proud Boys et des Oath
Keepers aura un effet dissuasif.
Les vingt-deux ans de prison
contre Enrique Tarrio marquent
un point d’orgue dans l’immense
enquête fédérale visant à pour-
0123
­
­Vendredi 8­ septembre 2023
« Il y a ici
une défiance
envers l’Etat,
qui, après tant
d’abandon, se
manifeste après
une tragédie »
Cristina Giordano
cheffe de projet
d’Un’infanzia da vivere
quartier avait été de nouveau
oublié. Pour autant, Parco Verde
n’est pas tout à fait une « zone
franche ». Une compagnie de cara-
biniers de plus de 120 hommes lui
est affectée depuis juillet 2022.
Commandée par un capitaine de
31 ans, Antonio Cavallo, elle est
engagée avec le prêtre du quartier
dans des activités sociales avec
l’ambition de ne plus être perçue
comme une force occupante.
D’après les chiffres des forces de
l’ordre, les clans de la Camorra
installés à Parco Verde ont déjà
été affaiblis sous ses ordres par
l’arrestation de 226 personnes.
L’opération du 5 septembre, qui a
abouti à des saisies aux quantités
jugées ordinaires, s’est avérée sur-
tout exceptionnelle par sa visibi-
lité et la taille des forces en pré-
sence, dimensionnée pour adres-
ser un signal politique au pays.
L’attention braquée d’un coup
sur un quartier fragile pourrait
cependant avoir des effets per-
vers, selon Eugenia Carfora, direc-
trice de l’institut de formation
professionnelle installé à proxi-
mité de Parco Verde. Habituée des
médias italiens, où elle s’exprime
régulièrement sur les difficultés
des périphéries, très engagée lo-
calement, elle a accueilli Mme Me-
loni dans son établissement lors
de sa visite, alertant sur les senti-
ments « d’irritation et de peur »
qui montent autour de Parco
Verde. « Le changement doit se
faire prudemment, patiemment,
silencieusement. Tout ce bruit peut
faire que les personnes du quartier
se braquent et qu’un nouveau mur
s’élève », juge-t-elle, relevant
qu’on ne parle désormais plus des
deux enfants dont le sort a attiré
le regard de tout le pays. p
Allan Kaval
suivre les participants de l’atta-
que contre le Capitole. Au total,
près de 1 100 personnes ont été
­arrêtées pour des délits et des cri-
mes liés à l’assaut. Mais il faut
imaginer cette enquête comme
une pyramide, dont les niveaux
ultimes restent à explorer devant
un grand jury : ceux de la Maison
Blanche, de Donald Trump et de
ses conseillers, politiques et juri-
diques, officiels ou officieux, en-
gagés dans plusieurs initiatives,
fédérales et locales, pour empê-
cher la transition pacifique du
pouvoir. Ce procès-là est prévu,
pour l’heure, à compter du 4 mars
2024, à Washington.
La réaction sur X (ancienne-
ment Twitter) de Marjorie Taylor
Greene, élue de Géorgie à la
Chambre des représentants, indi-
que la ligne argumentaire choisie
par l’entourage de l’ancien prési-
dent pour se défendre. Mardi,
après la condamnation d’Enrique
Tarrio, elle écrivait : « Nous assis-
tons à une prise de contrôle com-
muniste de notre système judi-
ciaire afin de viser des ennemis
­politiques et détruire nos vies. » p
Piotr Smolar
ATLANTIC OCEAN
 Planète
0123
8| ­
­Vendredi 8­ septembre 2023

Un été de tous les contrastes dans l’hémisphère Nord

Principaux événements climatiques Anomalies des températures moyennes de l’air en surface
de juin 2023 au 31 août 2023 en août 2023 par rapport à la moyenne des mois d’août 1991-2020

Incendies Fortes chaleurs Sécheresse Fortes précipitations Tempêtes – 9 °C –6 –4 –2 0 +2 +4 +6 + 9 °C

Fortes chaleurs Incendies historiques Températures Tempête Poly Températures Ouragan Canicule Incendies Températures Pluies diluviennes
aux Etats-Unis au Canada record en France aux Pays-Bas record en Suisse en Russie en Grèce en Grèce record en Chine
16 juillet Plus de 16 millions 23 août 5 juillet 21 août 30 juillet 22 juillet Août en Chine 29 juillet
53,3 °C dans la d’hectares ont brûlé 43,2 °C à Carcassone Avec des vents à plus La limite de 0 °C Au moins La plus longue Nouveaux incendies 16 juillet Le typhon Doksuri
Vallée de la Mort depuis mars, soit cinq fois (Aude) et 30,4 °C de 146 km/h, remonte à 5 300 m huit morts de son histoire meurtriers après celui 52,2 °C fait au moins
Juillet la surface de la Belgique à 1 567 mètres puissance jamais d’altitude et 25 blessés (16 jours contre de juillet à Rhodes enregistrés 62 morts dans la région
Phoenix a connu d’altitude au mont enregistrée dans l’ouest 10 habituellement) au Xinjiang de Pékin
31 jours consécutifs Aigoual (Gard) à cette période du pays
à plus de 43 °C
Pluies torrentielles
au Japon...
10 juillet
Au moins huit morts
... et températures
record
Le Japon connaît
son été
Vague de chaleur le plus chaud
en Espagne
Juin

Incendies à Hawaï Sécheresse Incendies Températures Incendies Incendies Tempête dans Températures Fortes Fortes
8 août au Panama en Algérie record aux Canaries en Sicile les Balkans record chaleurs chaleurs
La ville de Lahaina Août 23 juillet au Maroc 15 août 27 juillet 20 juillet en Méditerranée en Inde en Iran
est dévastée, Ayant des Au moins 34 morts 11 août Le plus grand Attisés par des Cinq personnes 24 juillet Août 3 juillet
115 personnes sont conséquences sur dans le nord-est 50,4 °C feu jamais températures tuées à cause Température L’Inde connaît Pics de plus
décédées et plus de le trafic du canal du pays enregistrés enregistré sur de plus des orages médiane le mois d’août de 50 °C,
300 restent disparues à Agadir l’île de Tenerife de 47 °C en Croatie, quotidienne le plus chaud deux jours chômés
lors d’un dôme Slovénie de la surface et le plus sec sont décrétés
de chaleur et Bosnie de la mer jamais enregistré
de 28,71 ºC
Infographie : Le Monde Sources : Copernicus ; Le Monde

Un été marqué par des événements extrêmes

Chaque dixième de degré supplémentaire aggrave ces phénomènes climatiques, constatent les scientifiques

L
e réchauffement climati-
que pousse les sociétés
humaines dans des terri-
toires jusque-là inconnus.
Mercredi 6 septembre, l’institut
européen Copernicus a fait savoir
que les mois de juin, de juillet et
d’août ont été les plus chauds me-
surés de l’histoire, avec une tem-
pérature moyenne sur le globe de
16,77 °C, soit 0,66 °C au-dessus des
moyennes de la période 1991-
2020. Largement au-dessus
(2 dixièmes) du précédent record
de 2019. « L’effondrement climati-
que a commencé, a déploré le se-
crétaire général de l’ONU, Antonio
Guterres. Notre climat implose
plus vite que nous ne pouvons y
faire face, avec des phénomènes
météorologiques extrêmes qui
frappent tous les coins de la pla-
nète. » Selon Copernicus, 2023
pourrait être l’année la plus
chaude jamais mesurée.
Ces derniers mois ont en effet
été marqués par une litanie d’évé-
nements extrêmes, comme un
avant-goût des décennies futures.
Ou peut-être, déjà, les signes de
l’installation d’une nouvelle nor-
malité. Les crises climatiques se
sont succédé dans l’hémisphère
Nord pendant la saison estivale :
dômes de chaleur, canicules mari-
nes, sécheresses. Des « aléas » de
moins en moins improbables qui
ont provoqué une cascade de
­conséquences : feux de forêts, pré-
cipitations record, inondations.
Le premier indicateur implaca-
ble des changements en cours est
le niveau des températures. Par-
tout, le thermomètre s’est em-
ballé : 53,3 °C dans la Vallée de la
Mort, aux Etats-Unis, le 16 juillet ;
52,2 °C à Sanbao, dans le nord-
ouest du Xinjiang, en Chine, le
même jour ; plus de 50 °C en Iran.
Un seuil également franchi en
Irak, en Afrique du Nord début
août et approché en Méditerra-
née, avec 47 °C à 48 °C en Sardai-
gne et en Sicile fin juillet. Des cha-
pes de chaleur parfois bloquées
pendant des semaines. La ville de
Phoenix a vécu dans une atmos-
phère à plus de 43 °C pendant
trente et un jours d’affilée. La
Grèce a été en alerte canicule plus
de seize jours. Du 17 au 24 août, la
France a vécu sa vague de chaleur
la plus intense après un 15 août.
L’Atlantique Nord connaît de-
puis de longs mois une anomalie
de température (entre 1 °C et 1,5 °C
au-dessus de la moyenne 1981-
2022), et la plus haute tempéra-
ture marine, 38,3 °C, a été relevée
près des côtes de Floride, le
24 juillet. Depuis avril, la tempéra-
ture moyenne de surface évolue à
des niveaux de chaleur inédits. Du
31 juillet au 31 août, elle a même
dépassé chaque jour le précédent
record de mars 2016, atteignant la
barre symbolique inédite de 21 °C.
A cela se sont ajoutées dans l’hé-
misphère Sud des anomalies de
températures qui ont effrayé les
scientifiques. Comme les 38 °C re-
levés en Argentine le 1er août, où
les premiers effets du retour
d’El Niño se font peut-être sentir.
« Nous nous situons évidemment
totalement hors des effets de la va-
riabilité naturelle du climat, et l’in-
fluence de l’homme se fait sentir
dans tous ces événements, résume
Davide Faranda, climatologue à
l’Institut Pierre-Simon Laplace.
Nous sommes plutôt dans des
­projections que nous attendions
à partir de 2050 en Méditerranée,
Juin, juillet
et août ont été
les mois les plus
chauds mesurés
de l’histoire, avec
une température
moyenne sur le
globe de 16,77 °C
où la température moyenne de
l’eau est aux alentours de 28 °C ;
­entre 2030 et 2040 pour d’autres
zones du monde. »
Cette période a temporairement
placé l’atmosphère globale au-
delà de l’objectif principal de l’ac-
cord de Paris de 1,5 °C de réchauffe-
ment. Les événements extrêmes
qui en découlent se sont succédé
sans répit, se superposant parfois
l’un à l’autre. Les premiers feux au
Canada ont débuté en mars, avec
jusqu’à un millier de foyers actifs
en même temps, détruisant plus
de 15 millions d’hectares de forêts.
Début septembre, plus de
600 sont toujours hors de con-
trôle. Début août, la ville de La-
haina, sur l’île de Maui, à Hawaï, a
brûlé ; 115 personnes ont péri,
385 restent portées disparues.
« Aucun endroit où se cacher »
Durant cette période estivale, la
Grèce a connu de multiples incen-
dies, jusqu’à l’un des plus grands
feux de l’histoire de l’Union euro-
péenne, commencé le 19 août
(plus de 80 000 hectares dans le
parc national de Dadia). Un impor-
tant incendie sur l’île de Tenerife a
également bousculé les autorités.
Dans ce climat réchauffé et sa-
turé d’énergie, des précipitations
record sont également tombées
en Inde, faisant 884 morts le
27 juillet, et à Pékin, avec « les plus
importantes chutes de pluie depuis
cent quarante ans », selon les auto-
rités (78 morts depuis fin juillet).
Ou encore en Grèce. Mardi 5 sep-
tembre, certaines zones ont ainsi
reçu environ 750 millimètres
d’eau en dix-huit heures, soit plus
de la moitié des précipitations an-
nuelles de Brest. Ces fortes pluies
ont tué au moins 14 personnes en
Turquie, en Bulgarie et en Grèce.
Des illustrations concrètes du
sixième rapport d’évaluation du
Groupe d’experts intergouverne-
mental sur l’évolution du climat
(GIEC), qui réaffirme que le ré-
chauffement d’origine humaine
provoquera des événements ex-
trêmes plus intenses et plus fré-
quents. « De plus en plus souvent,
ils ont lieu en même temps. On
avait déjà constaté cette concomi-
tance en 2018 avec des canicules si-
multanées en Amérique du Nord,
en Europe et en Asie, rappelle So-
nia Seneviratne, climatologue à
l’Ecole polytechnique fédérale de
Zurich (Suisse). C’est lié logique-
ment à l’augmentation de la pro-
babilité de ces phénomènes, qui
progresse à chaque dixième de de-
gré de réchauffement. En poussant
les températures mondiales dans
des marges extrêmes, on ouvre la
porte aux “cygnes noirs” climati-
ques, des événements très impro-
bables qui deviennent possibles. »
Lourd bilan humain, déplace-
ments de population… Les consé-
quences des crises liées au climat
ont été nombreuses, démontrant
l’urgence de la diminution des
émissions de CO2 mais aussi de
l’adaptation des sociétés au
­changement climatique, l’un des
gros dossiers à l’agenda de la
28e conférence des parties (COP)
qui aura lieu à Dubaï, du 30 no-
vembre au 12 décembre.
A des centaines de kilomètres
des feux de forêt canadiens, les
autorités ont ainsi ­conseillé aux
personnes vulnérables de rester
chez elles à cause des particules fi-
nes. « La fumée des incendies de fo-
rêt contient une potion diabolique
d’éléments chimiques qui affecte
non seulement la qualité de l’air et
la santé, mais endommage égale-
ment les plantes, les écosystèmes
et les cultures », a déclaré, mer-
credi, le docteur Lorenzo Labra-
dor, responsable du réseau de
veille de l’atmosphère à l’Organi-
sation météorologique mondiale.
Au cours des six premiers mois
de 2023, les catastrophes naturel-
les aux Etats-Unis ont causé
40 milliards de dollars de pertes,
soit le troisième premier semes-
« Nous sommes
plutôt dans des
projections que
nous attendions
à partir de 2050
en Méditerranée »
Davide Faranda
climatologue
tre le plus coûteux jamais enre-
gistré, selon l’assureur Aon, cité
par le Washington Post. « Il n’y a
aucun endroit où se cacher de ces
graves catastrophes naturelles, a
déclaré au quotidien américain
David Sampson, président de
l’American Property Casualty In-
surance Association. Cela se pro-
duit dans tout le pays, et les assu-
reurs ­doivent donc revoir leur
­concentration des risques. »
« Effet d’emballement »
Semaine après semaine, les scien-
tifiques se sont penchés sur ces
événements pour mesurer la cau-
salité du réchauffement climati-
que. Le World Weather Attribution
a conclu que la canicule méditer-
ranéenne du mois de juillet pou-
vait dorénavant se dérouler une
fois tous les dix ans alors qu’elle
aurait été « pratiquement impossi-
ble » dans un climat préindustriel.
En outre, les conditions particuliè-
rement favorables aux feux cana-
diens ont été rendues sept fois
plus probables à cause des émis-
sions de CO2 d’origine humaine.
« A plusieurs niveaux, 2023 est
une année encore plus impression-
nante que 2022, surtout quand on
regarde l’ensemble de l’hémisphère
Nord, estime le climatologue
Christophe Cassou (CNRS). Elle dé-
montre bien que le changement cli-
matique n’est pas une crise mais
une trajectoire, où chaque dixième
de réchauffement augmente les
impacts et renforce un peu plus la
probabilité de voir des événements
extrêmes se dérouler en même
temps dans plusieurs régions du
monde. La surface des zones affec-
tées par les aléas grandit chaque
année et constitue indéniablement
une croissance des risques qui nous
éloigne irrémédiablement d’un
monde habitable pour tous. »
Beaucoup de questions restent
en suspens. Par exemple sur les
conséquences en cascade des
­crises liées au climat. « Il y a un
­effet d’emballement, affirme
M. Faranda. La Grèce a connu une
canicule qui a renforcé la probabi-
lité des incendies, puis les arbres
brûlés retiennent moins bien la
terre lors des fortes pluies. »
Le 13 août, les autorités cana-
diennes ont estimé que la com-
bustion de leurs forêts avait dé-
gagé plus de 1 milliard de tonnes
de CO2, près de deux fois les émis-
sions annuelles du pays. « Ces évé-
nements sont très choquants mais
pas surprenants, car ils correspon-
dent à ce que les modèles annon-
cent depuis des années, note Fran-
çois Gemenne, politologue et spé-
cialiste des migrations climati-
ques. Mais l’ampleur des feux de
forêts pose de multiples questions,
notamment celle des impacts de
ces phénomènes qui vont peut-être
contrecarrer une partie des efforts
d’atténuation, avec un change-
ment climatique qui s’auto-ali-
menterait. » Ces mois d’événe-
ments extrêmes surviennent à un
moment important de la diplo-
matie climatique. Le 20 septem-
bre, l’ONU organise un sommet
consacré au climat. Une échéance
qui lancera un long automne de
négociations avant la COP28. Tout
l’été, Antonio Guterres n’a cessé
de mettre la pression sur les chefs
d’Etat. « L’ère du réchauffement cli-
matique est terminée, place à l’ère
de l’ébullition mondiale », a-t-il
ainsi lancé le 27 juillet. p
Matthieu Goar
INDIAN OCEAN

10 | Planète
Les vagues de chaleur aggravent la pollution de l’air
L’Organisation météorologique mondiale insiste sur la nécessité de « briser ce cercle vicieux »
P
as un nuage à l’horizon
mais le ciel de Paris a viré
au gris. Conséquence de
la vague de chaleur tar-
dive qui touche la France, un épi-
sode de pollution à l’ozone s’est
installé sur l’Ile-de-France depuis
mercredi 6 septembre. Cet ozone
dit « troposphérique » ou « de basse
altitude » ne doit pas être con-
fondu avec l’ozone stratosphéri-
que (la couche d’ozone) qui nous
protège des rayons ultraviolets. Ce
mauvais ozone est considéré
comme « le polluant de l’été ». Il se
forme à partir de réactions chimi-
ques complexes, notamment en-
tre les oxydes d’azote (NOx, émis
principalement par le transport
routier ou les incinérateurs) et les
composés organiques volatils (in-
dustrie, produits ménagers), sous
l’effet combiné de la chaleur et du
rayonnement solaire.
C’est l’un des effets déjà percep-
tibles du réchauffement climati-
que : la pollution à l’ozone n’est
plus un phénomène limité aux
villes du Sud ou à la période esti-
vale. Les pics d’ozone sont de plus
en plus précoces, dès avril ou mai,
et se prolongent désormais jus-
qu’en septembre. A la différence
des autres polluants (particules fi-
nes, dioxyde d’azote et de soufre)
dont les concentrations moyen-
nes sont en baisse depuis le début
du siècle, celles en ozone stagnent
et sont même de nouveau en
hausse depuis 2016. En Ile-de-
France, elles ont ainsi bondi de
25 % lors de la dernière décennie.
Une tendance qui devrait s’aggra-
ver à l’échelle planétaire avec la
hausse globale des températures
et la multiplication des épisodes
de canicule.
L’ozone est l’un des composants
de la « potion diabolique » de pol-
luants qui menace l’ensemble des
organismes vivants sous l’effet de
vagues de chaleur toujours plus
intenses et fréquentes, alerte l’Or-
ganisation météorologique mon-
diale (OMM) dans un rapport pu-
blié mercredi. Lors des épisodes
de canicule, ce n’est pas seulement
l’élévation des températures qui
est dangereuse mais aussi les ef-
fets de la pollution qui en résulte,
rappelle l’OMM, tout en déplorant
L’Afrique milite pour une « croissance verte »
Réunis à Nairobi, les chefs d’Etat africains ont demandé une taxe sur les émissions de carbone
Nairobi - envoyée spéciale
L e premier Sommet africain
sur le climat s’est achevé,
mercredi 6 septembre à
Nairobi, par une déclaration des
chefs d’Etat qui pose les attentes
du continent à l’égard des grands
pays pollueurs et ses aspirations à
devenir un acteur majeur dans la
décarbonation de l’économie
mondiale. Elle définit la position
commune que devront défendre
ses représentants dans un agenda
au calendrier chargé : G20 ce
week-end en Inde, assemblée
­générale des Nations unies fin
septembre, réunions annuelles
de la Banque mondiale et du
Fonds monétaire international
(FMI) à Marrakech en octobre et
nouveau round de négociations
climatiques aux Emirats arabes
unis en novembre (COP28).
Le texte a fait l’objet d’intenses
discussions pour parvenir à un
équilibre capable de satisfaire les
54 Etats. Un pari réussi pour le pré-
sident kényan, William Ruto, qui
a porté ce rendez-vous qualifié
d’« historique » par ses partici-
pants. Si la suggestion du diri-
geant sénégalais, Macky Sall, est
retenue, il pourrait même être le
seul chef d’Etat à parler au nom de
toute l’Afrique lors de la COP28.
Un privilège dont seul l’ancien
« La fumée
des incendies
contient une
potion diabolique
d’éléments
chimiques »
Lorenzo Labrador
responsable scientifique
à l’OMM
que cette dégradation de la qualité
de l’air associée au réchauffement
climatique soit souvent « négli-
gée » par les pouvoirs publics.
« Les vagues de chaleur détério-
rent la qualité de l’air, avec des ré-
percussions sur la santé humaine,
les écosystèmes, l’agriculture et
même notre vie quotidienne, com-
mente le secrétaire général de
l’OMM, Petteri Taalas. Le change-
ment climatique et la qualité de l’air
(…) doivent être abordés ensemble
pour briser ce cercle vicieux. »
« Encore plus extrême »
L’agence onusienne observe
d’autres phénomènes de pollu-
tion liés aux fortes chaleurs : les
remontées de poussières de sable
du Sahara sur l’Europe et, surtout,
l’intensification des incendies. Les
mégafeux qui ont déjà brûlé cette
année plus de 16 millions d’hecta-
res au Canada ont généré d’im-
menses panaches de fumées char-
gées en particules fines, rendant
l’air irrespirable jusqu’à New York.
Ces particules sont les plus dange-
reuses pour la santé car elles pénè-
trent profondément les voies res-
piratoires. Cancers du poumon,
accidents vasculaires cérébraux…
l’exposition à ces polluants est
responsable de plus de 4 millions
de décès prématurés chaque an-
née dans le monde, selon l’Orga-
nisation mondiale de la santé.
« Les vagues de chaleur et les feux
de forêt sont étroitement liés. La
fumée des incendies contient une
potion diabolique d’éléments chi-
miques qui affecte non seulement
la qualité de l’air et la santé, mais
endommage également les plan-
tes, les écosystèmes et les cultures
président éthiopien Meles Zenawi
(1991-2012) avait bénéficié, lors
de la Conférence mondiale sur le
climat de 2009, à Copenhague.
Le consensus sorti de trois jours
de débat à Nairobi ne se contente
pas de rappeler les promesses
non tenues, comme l’établisse-
ment d’un fonds annuel de
100 milliards de dollars (93 mil-
liards d’euros). Face aux impacts
croissants du dérèglement clima-
tique et à la nécessité de bâtir des
économies décarbonées, il de-
mande un changement de para-
digme par l’introduction d’une
taxe mondiale sur les émissions
de carbone, « incluant une taxe sur
le commerce des énergies fossiles,
le transport aérien et maritime ».
Celle-ci, à laquelle pourrait
s’ajouter « une taxe sur les transac-
tions financières », permettra de
« fournir des financements dédiés,
abordables et accessibles pour in-
vestir dans des projets climatiques
à grande échelle, sans puiser dans
les ressources [intérieures] et sans
subir l’influence indue d’intérêts
géopolitiques et nationaux ».
Les dirigeants, qui ont brocardé
à Nairobi les injustices du système
financier mondial et des grandes
institutions comme le FMI et la
Banque mondiale (dont une ré-
forme est en discussion), deman-
dent aussi une hausse des prêts
La ville de New York, sous un voile de fumée provenant des incendies du Canada, le 7 juin. Tariq Zehawi/USA TODAY NETWORK via Reuters
et entraîne davantage d’émissions
de carbone et donc plus de gaz à ef-
fet de serre dans l’atmosphère »,
note Lorenzo Labrador, responsa-
ble scientifique du réseau de veille
de l’atmosphère au sein de l’OMM
et auteur principal du rapport.
L’étude porte sur les données
2022 mais « ce que nous voyons
en 2023 est encore plus extrême »,
ajoute M. Taalas. Canada, Hawaï,
Grèce… les incendies de cet été
ont dégradé la qualité de l’air jus-
qu’à « des niveaux dangereux pour
des millions de personnes », si-
gnale l’organisation. Durant l’été
2022, rappelle-t-elle, la vague de
chaleur en Europe avait entraîné
des niveaux élevés de concentra-
tions en ozone, bien supérieurs
au seuil recommandé par l’OMS.
Si qualité de l’air et climat sont
« interconnectés », comme le ré-
concessionnels – à des conditions
financières très favorables – et des
mesures d’allègement de la dette.
Mardi, le Centre mondial pour
l’adaptation, qui accompagne les
pays les plus vulnérables, a an-
noncé que les besoins financiers
du continent pourraient s’élever
à 100 milliards de dollars par an.
« Efforts de décarbonation »
Face à ces choix, les dirigeants
africains mettent en regard la né-
cessité d’assurer à un continent
dont la population va doubler
d’ici à 2050, et quadrupler d’ici à
2100, un développement écono-
mique propre, pour attein-
dre l’objectif de neutralité car-
bone à l’échelle mondiale d’ici au
milieu du siècle et contenir l’aug-
mentation des températures en
dessous de 1,5 °C, voire 2 °C. « Nous
nous engageons à propulser la
croissance économique et la créa-
tion d’emplois en Afrique d’une
manière qui non seulement limite
nos propres émissions, mais
­contribue aux efforts mondiaux de
décarbonation », déclarent-ils.
Car l’ambition du sommet de
Nairobi est aussi et avant tout de
proposer un agenda positif.
William Ruto, en s’appuyant sur
la trajectoire du Kenya, dont
l’électricité provient à près de
90 % d’énergies renouvelables,
pète l’OMM, c’est d’abord parce
que les composés chimiques qui
les affectent sont liés, ensuite
parce que les principales sources
d’émissions des gaz à effet de
serre et des polluants atmosphé-
riques sont les mêmes : les éner-
gies fossiles et les activités agrico-
les (méthane et ammoniac).
L’ozone, qui est aussi un gaz à effet
de serre, n’est pas seulement no-
cif pour la santé. Il réduit aussi la
quantité et la qualité du rende-
ment des cultures, rappelle l’insti-
tution. A l’échelle mondiale, les
pertes de récoltes dues à l’ozone
sont estimées en moyenne entre
4,4 % et 12,4 % pour les cultures vi-
vrières de base. Les pertes de blé
et de soja peuvent atteindre 15 % à
30 % dans les principales zones
agricoles en Inde ou en Chine. p
Stéphane Mandard
n’a cessé de marteler que le conti-
nent, par ses ressources renouve-
lables et non renouvelables, peut
devenir un acteur central de la
transition énergétique mondiale,
à condition d’en tirer un juste bé-
néfice. « Transformer l’économie
africaine grâce à une croissance
verte est le moyen le plus juste, le
plus efficace et le plus réalisable
d’atteindre la neutralité carbone
d’ici à 2050 », a-t-il expliqué.
La déclaration souligne ainsi
que, si le continent possède 40 %
des capacités mondiales d’éner-
gies renouvelables, il n’attire en-
core qu’une fraction marginale
des investissements. Dans le
même temps, 600 millions de
personnes sont toujours privées
d’accès à l’électricité et près d’un
milliard d’habitants dépendent
des forêts et des résidus agricoles
pour cuire leurs aliments. Le texte
rappelle également le rôle joué
par les forêts du bassin du Congo
dans la stabilisation du climat et
de la biodiversité.
Les chefs d’Etat ont par ailleurs
décidé qu’ils réuniraient un som-
met consacré au climat tous les
deux ans. p
Laurence Caramel
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Un hiver austral
anormalement chaud
L’Amérique du Sud a subi des températures
très inhabituelles en juillet et en août
D e l’autre côté de l’équa-
teur, de nombreuses zo-
nes de l’hémisphère Sud
ont subi un hiver trop doux et trop
sec. Différents pays d’Amérique
du Sud ont subi des anomalies de
températures très importantes
aux mois de juillet et d’août. Le
1er août, le mercure a atteint 37 °C
au Chili, dans la commune de Vi-
cuña, accrochée à la cordillère des
Andes. « Cela faisait plus de soixan-
te-dix ans que nous n’avions pas
enregistré une telle température »,
avait alors constaté, auprès de
l’AFP, Cristobal Torres, de la direc-
tion météorologique du Chili.
Le même jour, de l’autre côté de
cette immense chaîne de monta-
gnes, la commune argentine de
Rivadavia avait relevé une tempé-
rature de 38 °C en plein hiver aus-
tral, tandis que Buenos Aires vi-
vait dans une atmosphère à 30 °C.
En août, les normales oscillent
­habituellement entre 9 °C et 18 °C
dans la capitale argentine. La
faute à un dôme de chaleur ins-
tallé alors sur toute la région.
Confronté à la fin de l’épisode
La Niña – qui se traduit dans cette
région du monde par un déficit de
précipitations – et aux effets du
réchauffement climatique, l’Uru-
guay fait face à un déficit d’appro-
visionnement en eau. Face à l’ag-
gravation de ce phénomène cette
année, le gouvernement a auto-
risé l’utilisation, pour la consom-
mation, d’eau salée provenant du
Rio de La Plata, provoquant l’in-
quiétude de la population.
Bascule vers El Niño
En Australie, le Bureau de météo-
rologie a annoncé que l’hiver a été
le plus chaud jamais enregistré
dans le pays, avec une moyenne
de 16,75 °C de juin à août, un peu
au-dessus du précédent record,
établi en 1996. Les conditions de
La Niña ont provoqué ces derniè-
res années des hivers chauds et
des étés plus frais et plus humides
dans une grande partie du pays.
On assiste désormais à la bas-
cule dans un régime perturbé par
El Niño, qui inquiète une grande
0123
­
­Vendredi 8­ septembre 2023
L’Antarctique
a eu beaucoup
de mal à se
reconstituer
après des fontes
record en été
partie de l’hémisphère Sud, avec
le souvenir de l’été austral 2019-
2020. Au cours de cette période,
des incendies avaient fait rage sur
la côte est de l’Australie, détrui-
sant de vastes zones forestières et
enveloppant les villes de fumées
toxiques. « Certains effets d’El
Niño peuvent commencer à se
faire sentir, mais les analyses de
l’hémisphère Sud sont plus com-
plexes, car l’on manque de don-
nées dans le temps et il y a moins
de terres émergées », résume Da-
vide Faranda, climatologue à
l’Institut Pierre-Simon Laplace.
L’étendue de la banquise autour
de l’Antarctique ne cesse d’in-
quiéter elle aussi. Durant l’hiver
2023, elle a eu beaucoup de mal à
se reconstituer après avoir déjà
atteint des records de fonte en fé-
vrier et en mars. Selon les don-
nées du National Snow and Ice
Data Center, centre de référence
aux Etats-Unis, sa surface n’était
que de 16,75 millions de kilomè-
tres carrés le 5 septembre, soit
plus de 1,2 million de kilomètres
carrés de moins qu’il y a un an.
L’année 2022 était pourtant déjà
une année record.
L’ensemble de ces anomalies de
températures a contribué à aug-
menter la moyenne globale de la
température terrestre, la période
de juin à août ayant été la plus
chaude mesurée de l’histoire
(16,77 °C), selon l’institut européen
Copernicus. Avec la montée en
puissance d’El Niño dans les mois
à venir, notamment au cours de
l’été austral, les experts du climat
s’attendent à classer 2023 comme
l’année la plus chaude depuis le
début des relevés. p
Matthieu Goar
ANTARCTIC OCEAN
 France
0123
12 | ­
­Vendredi 8­ septembre 2023

Aide alimentaire : l’alerte de tout un secteur

L’appel des Restos du cœur révèle le déficit de financements face à l’explosion du nombre de demandeurs

N
ous n’avions jamais,
par le passé, dû
faire face à une telle
­demande », recon-
naît-on du côté des Banques ali-
mentaires comme du Secours
­populaire, fondés respectivement
en 1984 et en 1945. « On navigue
en territoire inconnu », complète
l’Association nationale de déve-
loppement des épiceries soli­-
daires (Andes). Les grandes asso-
ciations d’aide alimentaire racon-
tent toutes une situation qui
n’en finit pas de se détériorer et
qui, malgré leurs alertes des der-
niers mois, n’est considérée que
maintenant. Lors d’une
Depuis l’appel à l’aide lancé di- collecte
manche 3 septembre par Les des Restos
­Restos du cœur, et la prise de du cœur
­parole de la ministre des solidari- devant un
tés, Aurore Bergé, les annonces supermarché
se sont en effet succédé : 10 mil- du Plessis-
lions d’euros par la famille de Robinson
Bernard Arnault (LVMH), 5 mil- (Hauts-de-
lions d’euros par TotalEnergies, Seine),
environ 500 000 euros par les le 4 mars.
joueurs de l’équipe de France de Magali Cohen/Hans
football, des collectes et dons de Lucas
Carrefour, Les Mousquetaires et
le groupe Altice…
Le Crédit mutuel, qui avait déjà
fait un don de 5 millions d’euros
en mars à l’association, a fait sa-
voir qu’il versera 5 millions aux
Banques alimentaires et 7,5 mil-
lions à la Croix-Rouge française,
qui a elle aussi lancé un appel à
l’aide, lundi 4 septembre, crai-
gnant de terminer l’année avec
un déficit compris entre 45 mil-
lions et 50 millions d’euros. 9 %. « Cela a augmenté après la lions l’année précédente », se sou- Le soir même, Aurore Bergé a “Mieux manger pour tous”. L’ajout
Si les grandes associations se ré- crise financière de 2008, puis avec
« La pauvreté vient ­Barbara Mauvilain. incité les entreprises à se mobili- de 5 millions d’euros par le gouver-
jouissent de ces annonces, toutes le Covid, et il n’y a jamais de reflux. doit être Ces ressources limitées, cumu- ser en faveur des Restos du cœur, nement ne permettra malheureu-
insistent sur la nécessité d’aller Les chiffres ont plus que triplé en lées à l’augmentation des char- mais aussi annoncé « mettre sur sement de couvrir qu’une semaine
plus loin. D’où viennent leurs une dizaine d’années », constate
au centre des ges d’énergie – de l’ordre de 20 %, la table » 15 millions d’euros pour d’achats de nourriture », précise-
­difficultés ? L’inflation à l’œuvre Barbara Mauvilain. « Il y a une préoccupations selon le Secours populaire –, ex- eux. Les associations appellent t-on au siège de l’association.
depuis environ deux ans pèse hausse considérable de la préca- pliquent que les volumes distri- cependant le gouvernement à De l’avis général, la situation né-
doublement : « D’une part, les be- rité : on accueille plus d’étudiants,
de l’Etat » bués aient augmenté bien moins ­accroître son effort : en effet, les cessite des réponses structurelles.
soins d’aide augmentent car des plus de gens qui travaillent, plus Patrice Douret vite que le nombre de personnes annonces faites par la ministre « La pauvreté doit être au centre
personnes n’arrivent pas à faire de retraités… Et 5 % sont proprié- président des Restos accueillies. Ils sont passés de se font à budget constant, des préoccupations de l’Etat. Il faut
face seules à la hausse des prix de taires de leur logement », décrit le du cœur 266 439 tonnes, en 2016, à ­puisqu’il s’agit d’une part de pré- pouvoir éviter cet afflux de person-
l’alimentation, et, d’autre part, directeur général du Secours 336 187 tonnes en 2022, soit une lèvements sur un fonds d’ur- nes à l’aide alimentaire », exhorte
nos charges augmentent, qu’il ­populaire, Thierry Robert. hausse de seulement 26 %, selon gence à l’aide alimentaire, indi- Patrice Douret. « On ne peut pas se
s’agisse de payer l’énergie ou Les ressources n’ont pas connu un premier bilan de la Direction que le ministère au Monde, et contenter de nourrir les estomacs,
d’acheter de la ­nourriture », ré- la même hausse. Les dons des des dons du public, dons en na- générale de la cohésion sociale, d’autre part du versement, un les gens ont aussi besoin de nourrir
sume Barbara Mauvilain, respon- particuliers sont, dans plusieurs ture compris. D’autre part, parce rapporte le cabinet de la ministre peu accéléré, de sommes prévues leur esprit, d’offrir des loisirs à leurs
sable des relations institutionnel- associations, restés stables que l’importante aide d’urgence des solidarités, Aurore Bergé. dans le cadre du plan « Mieux enfants, complète Thierry Robert,
les des ­Banques alimentaires. en 2022. Quant aux dons des allouée par l’Union européenne manger pour tous ». du Secours populaire. Les associa-
­entreprises, plus importants, il durant la crise sanitaire s’est Nourrir aussi les esprits « Ce plan de 60 millions d’euros tions ne peuvent pas tout faire :
« Les chiffres ont plus que triplé » s’agit essentiellement de dons de ­terminée fin 2021, sans relais suf- Beaucoup d’associations, dont le par an a été coconstruit par les une part de la solidarité nationale,
Les besoins ont non seulement nourriture, qui diminuent en fisant : le gouvernement a bud- Secours populaire et les ­Banques ­associations et le gouvernement, il et de l’accompagnement humain,
atteint un niveau historique, quantité comme en qualité. « Ils gété 56,7 millions pour l’aide ali- alimentaires, ont dû réduire les s’ajoute aux 57 millions habituelle- incombe à la puissance publique. »
mais ils croissent aussi à une vi- s’effectuent dans le cadre de la loi mentaire en 2022 (pas beaucoup quantités allouées à chacun. Du ment consacrés à l’aide alimen-
tesse inédite. Les Restaurants du visant à lutter contre le gaspillage plus que les 51,8 millions de côté des épiceries solidaires, 38 % taire et répond bien à la volonté Demande de renfort européen
cœur dénombrent déjà 1,3 mil- alimentaire. Or les distributeurs 2018), tandis que les crédits euro- annonçaient dès l’automne commune d’améliorer la qualité Leurs deux associations, ainsi
lion de personnes inscrites à vendent de plus en plus ce qu’ils péens représentaient environ 2022 avoir dû réduire soit le de l’aide. Il va nous soulager, et il que les Banques alimentaires et
leurs distributions cette année, nous donnaient auparavant : on 92 millions d’euros (contre ­volume d’achat autorisé, soit la doit être pérennisé les années sui- la Croix-Rouge, ont aussi appelé
en hausse de 20 % par rapport au se retrouve avec des produits très 84 millions environ en 2018). qualité des produits proposés, et vantes, mais il ne suffira pas à faire le gouvernement, sans succès
record de 2022. Les quelque proches de la date de péremption Le gouvernement a finalement 20 % disaient avoir dû revoir les face aux besoins actuels », expli- jusqu’ici, à demander le renfor­-
6 000 associations, centres com- et, pour certains, déjà périmés », voté 40 millions d’euros d’aides critères d’inscription. Des choix que Yann Auger. Les 15 millions cement du Soutien européen à
munaux d’action sociale et décrit le directeur général de exceptionnelles fin 2022 – trop que Les Restos du cœur vont être d’euros annoncés pour Les Restos l’aide alimentaire – « C’est
­épiceries solidaires auxquelles l’Andes, Yann Auger. tard pour infléchir le mouve- contraints d’effectuer cette du cœur ne suffiront pas non d’autant plus nécessaire que la si-
les Banques alimentaires four- Les aides publiques non plus ment. « En 2022, la demande con- ­année, a annoncé leur président, plus : « Nous avons besoin d’au tuation est encore plus compli-
nissent des denrées ont accueilli n’ont pas suivi le rythme des tinuait d’augmenter, mais les Patrice Douret, lors de son appel moins 35 millions d’euros pour quée dans d’autres pays, notam-
2,4 millions de personnes ­besoins. D’une part, parce que la Banques alimentaires n’ont pu à l’aide le 3 septembre, précisant boucler notre budget, en dehors ment en Allemagne, où l’inflation
en 2022 et, rien qu’au premier tri- plus grosse contribution de l’Etat distribuer que 224 millions d’équi- craindre de devoir refuser des 10 millions qui devaient nous est très forte », indique Barbara
mestre 2023, la hausse était de consiste à défiscaliser une partie valents repas, au lieu de 264 mil- 150 000 personnes. être attribués dans le cadre de Mauvilain.
Pour l’instant, Aurore Bergé « se
bat pour que les crédits européens
Une personne sur deux ne recourt pas aux aides, selon le Crédoc non consommés cette année par
la France soient réaffectés à l’aide
alimentaire. Et pour que celle-ci
Le cri d’alarme des associations face à prix alimentaires n’a fait que grossir les « Les gens peuvent penser qu’il y a tou- hard-discount ensuite, puis marchés tra- bénéficie de 156 millions d’euros
la forte hausse du nombre de deman- rangs. L’Insee met dans cette catégorie jours plus pauvre que soi », soulignent ditionnels forment le tiercé de tête. Envi- dans le budget 2024, ce qui revient
deurs d’aide d’alimentaire ne reflète pas les personnes « ne pouvant pas couvrir Marianne Bléhaut et Mathilde Gressier, ron une sur cinq dit récupérer des inven- à sanctuariser l’aide ­excep­-
l’entiéreté du problème. Selon une étude les dépenses liées à au moins cinq élé- qui ont coordonné ces travaux au Cré- dus du commerce, une minorité bénéfi- tionnelle de 40 millions votée fin
publiée jeudi 7 septembre par le Centre ments de la vie courante parmi treize, doc.­ Paradoxalement, une faible mino- cie de dons de nourriture de la part des 2022 face à l’inflation », ­assure
de recherche pour l’étude et l’observa- parmi lesquelles chauffer son logement, rité de personnes (14 %), bien qu’en si- proches (plutôt des couples avec en- son entourage. La ministre en-
tion des conditions de vie ­ (Crédoc), acheter des vêtements neufs, accéder à In- tuation précaire, affirment ne pas avoir fants, les familles monoparentales appa- tend aussi obtenir de Bercy le
parmi les personnes « qui ne mangent ternet ou se réunir une fois par mois avec besoin d’aide. « Une forme de rejet de raissant bien plus isolées), et environ prolongement d’une mesure
pas toujours à leur faim », la moitié seule- des amis autour d’un verre ou un repas ». cette solution ­associée dans l’imaginaire 12 % cultivent quelques fruits et légu- ­datant de la crise sanitaire : le
ment frappe à la porte des Restos du à la grande pauvreté », jugent-elles. mes, voire élèvent poules ou lapins. ­rehaussement à 1 000 euros du
cœur, du Secours populaire, d’Emmaüs Sentiment de honte A contrario, très peu multiplient le La stratégie la plus souvent adoptée est plafond des dons de particu-
ou d’une épicerie solidaire. « Une per- Comment expliquer ce non-recours mis ­recours aux dispositifs proposés : seu- aussi sans doute la plus simple : manger liers éligibles à une défiscalisa-
sonne sur deux se débrouille sans recours en évidence par le ­Crédoc ? La mécon- les 12 % des personnes cumulent les moins, moins cher, et moins bien sur les tion de 75 %.
à l’aide alimentaire », souligne l’étude, naissance des dispositifs, le fait de ne pas aides pour manger à leur faim, par plans qualitatif et gustatif. Une per- Des arbitrages que les associa-
réalisée avec l’université de Bordeaux. savoir exactement vers qui se tourner, exemple en bénéficiant de repas gra- sonne concernée sur deux reconnaît tions suivront avec attention,
Un chiffre considérable au regard de la invoqué par une personne sur cinq, les tuits et en fréquentant une épicerie avoir réduit ses portions ou sauté des re- tout comme le très attendu pacte
population concernée. Selon l’Insee, règles de fonctionnement propres à cha- ­sociale et ­solidaire. pas dans les douze derniers mois, et 46 % des solidarités. Censé prendre le
­début 2022, environ 14 % de la popula- que dispositif peuvent jouer. Mais deux Qu’elles aient recours ou pas aux aides, disent privilégier des aliments moins relais de la stratégie nationale de
tion métropolitaine (neuf millions de autres explications dominent : la gêne les personnes concernées mettent en bons mais plus accessibles. Dans les fa- prévention et de lutte contre la
­personnes), était « en situation de priva- ou le sentiment de honte (35 % des per- œuvre d’autres stratégies pour s’en sor- milles avec enfants, les adultes se restrei- pauvreté, il devrait, après plu-
tion matérielle et sociale », le plus haut ni- sonnes concernées), et l’idée « que l’on tir. A commencer par l’arbitrage entre gnent au profit de leur progéniture dans sieurs reports, être présenté le
veau depuis 2013. Tout laisse à penser n’a pas droit à cette aide », mise en avant les réseaux d’approvisionnement : su- quatre cas sur dix. p 18 septembre. p
que depuis l’an dernier, la hausse des également par 35 % des personnes. permarchés et hypermarchés en tête, Béatrice Madeline Claire Ané
0123
­
­Vendredi 8­ septembre 2023
Critiquée sur la taxe
foncière à Paris, Anne
Hidalgo contre-attaque
La maire socialiste accuse l’Etat d’étrangler
financièrement la ville. L’opposition
municipale dénonce une « diversion »
S ans surprise, une semaine
après la réception, par les
propriétaires parisiens, de
leur avis d’imposition locale, la po-
lémique sur l’augmentation de
52 % de la taxe foncière se ravive.
Mercredi 6 septembre, Rachida
Dati, maire du 7e arrondissement
et cheffe de file de l’opposition
municipale Les Républicains (LR),
a profité de l’occasion pour vili-
pender, dans une lettre aux
­Parisiens, « la trahison » de la
maire de Paris, qui s’était engagée,
lors de sa réélection en 2020, à ne
pas augmenter les impôts locaux.
Mme Dati reproche à Mme Hidalgo
de faire « exploser le montant de
la taxe foncière » imposée aux
­contribuables. Selon ses propres
calculs, l’augmentation serait
même de « 62 % », et elle évalue la
dette de la ville de Paris à « 10 mil-
liards d’euros ». Rachida Dati dé-
nonce l’« incapacité » de la maire
de Paris à gérer les finances publi-
ques et réclame « en vain un audit
indépendant ». « Les Parisiens ont
le droit de savoir où va l’argent
pour une vie quotidienne totale-
ment dégradée », insiste l’élue LR.
Déjà, en novembre 2022, l’an-
nonce de cette hausse massive par
Anne Hidalgo avait provoqué un
tollé. Catherine Dumas, ­sénatrice
et vice-présidente du groupe LR au
Conseil de Paris, ­décrivait une
« ville en faillite, minée par la dette »
et réclamait une « mise sous tu-
telle », alors que l’édile avait du mal
à boucler son budget et n’avait
trouvé d’autres moyens que cette
augmentation de la taxe locale.
« Fort de café »
Gabriel Attal, alors ministre des
comptes publics, à qui l’on prête
l’intention de viser la conquête de
la capitale lors des élections muni-
cipales de 2026, était allé jusqu’à
dénoncer la « gestion financière
calamiteuse » de la maire socialiste
de Paris. En réponse, Paul Simon-
don, adjoint aux finances d’Anne
Hidalgo, un peu pris de court par
la virulence ministérielle, accusait
le gouvernement de n’avoir pas
accédé à sa demande d’augmenter
les taxes de séjour pour les hôtels
de luxe ou la taxe sur les résiden-
ces secondaires. Un levier fiscal in-
dolore qui aurait permis de ne pas
toucher au portefeuille des contri-
buables parisiens.
Dix mois plus tard, les mots
échangés ne sont pas plus ten-
dres. Mais cette fois, Anne Hidalgo
avait prévu une parade. Mercredi,
elle a voulu déplacer le débat sur la
taxe foncière en annonçant, sur
LCI, vouloir « engager un conten-
tieux contre l’Etat » devant les juri-
dictions françaises et européen-
nes pour dénoncer la politique de
dotation budgétaire de l’Etat aux
collectivités locales. Une dotation
qui, selon elle, est passée de
930 millions d’euros à « zéro » en
huit ans. « L’Etat ne respecte pas ses
obligations constitutionnelles » en
Fa it d iv e rs
Un jeune de 16 ans tué
dans une collision avec
une voiture de police
Un adolescent de 16 ans est
mort, mercredi 6 septembre
au soir, dans une collision en
deux-roues avec un véhicule
de police à Elancourt ­(Yveli-
nes). Selon une source poli-
cière, la victime est accusée
d’un refus d’obtempérer, en
début de soirée, alors que son
deux-roues était « suivi à dis-
tance » par une voiture de
­police dans cette ville de ban-
lieue du sud-ouest de Paris.
A une intersection, le deux-
L’édile
a annoncé
vouloir « engager
un contentieux
contre l’Etat »
matière de « libre administration
et d’autonomie des collectivités lo-
cales », s’insurge-t-elle. Fin août,
un recours a même été déposé de-
vant le tribunal administratif, qui
demande la présentation d’une
question prioritaire de constitu-
tionnalité au Conseil constitu-
tionnel et la ­saisine de la Cour de
justice de l’Union européenne.
Anne ­Hidalgo estime qu’« il faut
que les collectivités puissent avoir
de l’autonomie, pas seulement en
jouant sur le levier des taxes ». Or,
« l’Etat a supprimé des dotations
en nombre, étouffé, étranglé les
collectivités locales qui font vivre
des services publics de proximité et
de nécessité ». L’édile veut aussi se
faire l’écho d’un rapport sénato-
rial qui soulignait, en juin, les dé-
cisions « unilatérales » de l’Etat qui
« affectent, directement ou
­indirectement, le pouvoir d’agir des
collectivités territoriales ».
La maire de la capitale,
­contrainte, malgré elle, d’aug-
menter la taxe foncière… La seule
faute de l’Etat ? « C’est quand
même fort de café de la part d’Anne
Hidalgo de s’en prendre à l’Etat
alors qu’elle s’est disqualifiée, de
par sa gestion, pour parler de fi-
nances publiques et de finances lo-
cales », juge Marie-Claire Carrère-
Gée, conseillère de Paris et prési-
dente de la commission des fi-
nances (LR), accusant l’élue
socialiste d’allumer « un contre-
feu » pour « faire diversion ». La
nouvelle taxe foncière doit géné-
rer 656 millions d’euros ­de plus.
Pierre-Yves ­Bournazel, conseiller
de Paris, membre du parti Hori-
zons, estime que « Paris n’a pas su
anticiper ces difficultés financiè-
res ». « Il existe une alternative so-
lide, crédible, sérieuse, financée et
exigeante à la gestion actuelle de
la majorité municipale. Depuis
2014, j’alerte et je fais des proposi-
tions de réformes structurelles, de
diminution de la dépense publique
de fonctionnement et du train de
vie de l’Hôtel de ville », rappelle ce
proche d’Edouard Philippe.
A l’Hôtel de ville, on note que le
taux de la taxe foncière, passé à
20,5 % après être resté un long mo-
ment à 13,5 %, demeure en deçà de
la moyenne nationale. Ce même
mercredi, à 16 heures, Anne Hi-
dalgo postait, sur le réseau social X
(ex-Twitter), un selfie rayonnant
pris sur un célèbre pont de Paris,
avec ce commentaire : « Le pont
des Arts se refait une beauté pour le
plus grand plaisir de tous les amou-
reux de Paris ! » p
Laurent Telo
roues est entré en collision
avec « un autre véhicule de
­police », d’après cette version.
– (AFP.)
Suicide d’un adolescent
qui avait signalé « des
faits de harcèlement »
Un adolescent de 15 ans, vic-
time de harcèlement lors de
l’année scolaire 2022-2023,
s’est suicidé, mardi 5 septem-
bre, à son domicile de Poissy
(Yvelines). La justice appelle
à la prudence sur les causes
du passage à l’acte tandis que
l’Education nationale a lancé
une enquête interne. – (AFP.)
Lors d’une manifestation organisée par des assistantes maternelles, à Paris, le 6 octobre 2022. CHRISTOPHE ARCHAMBAULT/AFP
Les crèches privées dans le viseur
de deux sévères livres-enquêtes
Epuisement, cadences infernales, mauvaises pratiques… les auteurs
s’attaquent à un modèle d’accueil qui concerne 20 % des berceaux
E
n cette période de ren-
trée, la publication si-
multanée de deux ouvra-
ges consacrés à la petite
enfance, et plus précisément aux
pratiques ayant cours dans les
crèches privées à but lucratif, jette
une lumière crue sur les carences
de ce secteur. Sur les tables des
­librairies, les lecteurs auront le
choix entre deux enquêtes :
­Babyzness, écrit par Bérangère
­Lepetit et Elsa Marnette, du
­Parisien (Robert Laffont, 336 pages,
21 euros), et Le Prix du berceau. Ce
que la privatisation des crèches fait
aux enfants (Seuil, 208 pages,
18,50 euros, sortie le 8 septembre)
des journalistes d’investigation
­indépendants Daphné Gastaldi et
Mathieu Périsse.
Chacun à sa manière, les deux
­livres étrillent le modèle des struc-
tures privées s’abritant sous le
­giron de quatre mastodontes
­(Babilou, Les Petits Chaperons
rouges, People & Baby, La Maison
bleue), qui ont connu une progres-
sion fulgurante ces dernières an-
nées, bien qu’ils ne représentent
encore que 20 % des berceaux.
Le 22 juin 2022, la mort d’une
fillette de 11 mois dans une crèche
People & Baby, à Lyon, après
qu’une professionnelle seule et
excédée lui eut administré un
produit ménager à base de soude
caustique, avait suscité une très
forte émotion. Un peu plus d’un
an après ce drame, les deux ouvra-
ges donnent à voir la libération de
la parole des professionnelles (le
secteur emploie massivement des
femmes). Les auteurs ont recueilli
de nombreux témoignages disant
leur épuisement, les cadences in-
fernales auxquelles elles sont sou-
mises, les mauvaises pratiques
dont elles sont les témoins et par-
fois les actrices, en raison du man-
que de bras dans les structures.
Le traumatisme de certains pa-
rents dont les enfants ont fait les
frais de ces dysfonctionnements
de diverses manières (enfant
oublié dans une pièce, confié à
huit référents en trois mois, re-
trouvé en dehors de l’établisse-
ment, mordu à plusieurs reprises
faute d’intervention d’un adulte…)
reste vif pendant des mois.
Comme le relèvent les autrices de
Babyzness, il est renforcé par l’iso-
lement de ces familles, dans la me-
sure où il n’existe aucun collectif
de parents d’enfants en crèche.
Mais les deux ouvrages ne se ré-
sument pas à une accumulation
de situations individuelles. Au-
delà de la difficulté des conditions
d’exercice de ces travailleuses mal
rémunérées, renforcée par la pé-
nurie actuelle, ils racontent une
autre réalité. Documents finan-
ciers et exemples étayés à l’appui,
les auteurs dénoncent les métho-
des de groupes privés dont l’ob-
session de la rentabilité finan-
cière met en péril le bon accueil
des enfants. Surbooking, ration-
nement des couches, restriction
de nourriture, primes des direc-
trices indexées en partie sur les
dépenses allouées aux repas… la
préoccupation constante de faire
des économies se lit au fil des pa-
ges, au risque de la maltraitance.
Constat alarmant
Si les deux ouvrages diffèrent par
leur style, et en partie par le choix
des interlocuteurs et les exemples
qui y sont développés, le constat
commun est alarmant. Qu’il
s’agisse de la vulnérabilité des
­publics, de la précarité des profes-
sionnelles et de la recherche de
profit peu compatible avec le res-
pect du développement des tout-
petits, la comparaison avec le sec-
teur des personnes âgées et le
scandale Orpea révélé par le livre-
enquête de Victor Castanet,
Les Fossoyeurs (Fayard), paru en
janvier 2022, est assumée.
Se pose aussi, en toile de fond, la
question de la responsabilité des
pouvoirs publics qui ont fait le
choix, ces vingt dernières années,
de libéraliser dans un contexte de
baisse des dotations financières
des collectivités. « Cette montée
en puissance du privé est autant
un symptôme du désengagement
des pouvoirs publics qu’une
aubaine pour des mairies sans le
sou », taclent ainsi les auteurs du
Prix du berceau.
Contactée, la Fédération fran-
çaise des entreprises de crèches,
qui représente le secteur, à l’excep-
tion de People & Baby, « refuse de
commenter les deux ouvrages
avant de les avoir lus ». Sa déléguée
générale, Elsa Hervy, répond ce-
pendant que « les exceptions rela-
La préoccupation
constante
de faire des
économies se lit
au fil des pages,
au risque de la
maltraitance
tées dans ces livres ne doivent pas
être présentées comme des généra-
lités et jeter ainsi l’opprobre sur tous
les professionnels ». Depuis la paru-
tion, en avril, d’un rapport choc de
l’inspection générale des affaires
sociales (IGAS) sur l’ensemble de
l’accueil collectif, elle rappelle que
sa fédération s’est dite favorable à
la mise en œuvre de contrôles
­accrus dans ses établissements.
En effet, ce n’est pas la première
fois que les défaillances du secteur
sont épinglées. L’IGAS, mission-
née par le gouvernement après le
drame de Lyon, s’était penchée sur
l’ensemble du secteur des crèches,
publiques et privées. Après s’être
rendus dans 36 établissements
dans toute la France, les inspec-
teurs avaient souligné la grande
hétérogénéité de l’accueil collectif
des tout-petits. Leur rapport do-
cumentait de manière inédite la
« maltraitance institutionnelle »
pesant sur les professionnels, et
publiait les témoignages anony-
misés de professionnels.
Elisabeth Laithier, présidente
du Comité de filière petite en-
fance, une instance réunissant
les acteurs, se souvient du « véri-
table électrochoc » qu’avait alors
constitué sa lecture. Cinq mois
après, tout en « condamnant fer-
mement tout dysfonctionne-
ment », elle appelle elle aussi à
« ne pas jeter l’opprobre sur l’en-
semble du secteur ». « La majorité
des gestionnaires de crèches et des
professionnels sont des personnes
qui font leur travail le mieux possi-
ble, en ayant le souci des enfants »,
plaide-t-elle. « Dans une période
où nous essayons coûte que coûte
d’avancer et de recruter des jeunes,
j’aimerais que ça ne jette pas de
zone d’ombre sur l’ensemble de la
profession, et que cela n’affole pas
les parents », espère-t-elle.
France | 13
Pressentant les polémiques sur
ce sujet sensible, la nouvelle mi-
nistre des solidarités et des fa-
milles, Aurore Bergé, tient à déli-
vrer un message d’apaisement.
« Quel que soit le mode de garde
choisi par les familles, je veux
­qu’elles aient les mêmes garanties
en termes de sécurité et de qualité
d’accueil, ainsi que de bien-être au
travail pour les professionnelles. »
Pour la ministre, « le sujet que sou-
lèvent ces ouvrages, c’est avant tout
celui de la pénurie de profession-
nels », insistant sur la mobilisation
du gouvernement pour travailler
sur « l’attractivité des métiers ».
Alors que les ouvrages accusent
les entreprises de crèches de faire
passer les profits financiers avant
le bien-être des enfants, le porte-
parole du gouvernement, Olivier
Véran, a reconnu, mercredi 6 sep-
tembre, à l’issue du conseil des
ministres, qu’il fallait « entrer
­pleinement dans la culture du
­contrôle ». Dans le projet de loi
pour le plein-emploi, discuté cet
automne à l’Assemblée nationale
et dans lequel devraient figurer
des mesures pour un « service
­public de la petite enfance », « sera
introduite la possibilité d’aller faire
des contrôles financiers dans ces
grands groupes privés de crèches »,
détaille Aurore Bergé.
A l’heure de la promesse de la
mise en place de ce « service pu-
blic » faite par le président de la
­République, Emmanuel Macron,
certains acteurs en profitent pour
interroger les modalités de partici-
pation du secteur privé lucratif à ce
projet. « On est favorables à ce que
le privé lucratif soit exclu de ce ser-
vice public à venir, les fonds publics
n’ont pas à alimenter les profits de
groupes privés », tranche Julie
Marty Pichon, présidente de la Fé-
dération nationale des éducateurs
de jeunes enfants. Le Syndicat
­national des professionnels de la
petite enfance espère aussi que la
publication de ces deux enquêtes
« sera l’occasion de réglementer et
contrôler davantage » le secteur.
Le sujet ne manquera pas de re-
bondir dans les prochaines se-
maines, d’autant qu’au moins
deux autres ouvrages consacrés à
la petite enfance sont annoncés
pour le début d’année 2024. p
Solène Cordier

14 | France
Macron et
le risque
des annonces
sans lendemain
Rien de concret n’a émergé
de la « restitution » aux ministres,
mercredi, des rencontres entre
le président et les oppositions
C
e qu’il s’est dit à Saint-
Denis le 30 août doit
rester à Saint-Denis. Tel
est, selon l’Elysée, l’état
d’esprit d’Emmanuel Macron,
une semaine après son marathon
consultatif avec les chefs de parti
dans l’ancienne abbaye royale.
Aussi le séminaire gouvernemen-
tal au cours duquel le chef de
l’Etat devait, mercredi 6 septem-
bre, « restituer » les échanges avec
ses opposants fut-il bref.
Le compte rendu des « rencon-
tres de Saint-Denis », événement
inédit dans la Ve République, s’est
limité à quelques considérations
générales. « C’était hypercalibré,
sans bavardages inutiles », confie
Sabrina Agresti-Roubache, secré-
taire d’Etat à la ville. Satisfait de
voir que ses opposants les plus ir-
réductibles ont joué le jeu, M. Ma-
cron croit pouvoir modifier le cli-
mat du pays. « Je veux un plura-
lisme apaisé », a-t-il lancé. Avec les
chefs de parti, le chef de l’Etat en-
tend travailler « sincèrement et
avec engagement » sur l’écologie,
le logement, la mise en place de
référendums, la décentralisation.
« Il y a un chemin », veut-il croire.
Les quinze participants aux
« rencontres de Saint-Denis » ont
reçu, dans la nuit de mercredi à
jeudi, une lettre de M. Macron,
censée « résumer fidèlement » les
échanges du 30 août. Dans son
courrier, le chef de l’Etat con-
firme, notamment, la tenue d’une
« conférence sociale » consacrée
aux bas salaires, en octobre. Et in-
dique qu’il fera une proposition
« dans les semaines qui viennent »
Nouvelle-Calédonie : un projet d’accord en six points proposé
Elisabeth Borne et Gérald Darmanin ont manifesté, mercredi, leur volonté de déterminer le statut définitif du Caillou d’ici à novembre
C ette fois, le gouvernement
veut entrer dans le dur du
dossier calédonien. Ser-
rés, mêlés par le protocole sur les
chaises de la salle du conseil de
l’hôtel de Matignon, mercredi
après-midi, tous les responsables
politiques, indépendantistes et
loyalistes, du territoire, les minis-
tres concernés (intérieur, indus-
trie, transition énergétique,
outre-mer), le haut-commissaire
de la République en Nouvelle-Ca-
lédonie, les mineurs et les métal-
lurgistes du nickel se sont retrou-
vés ensemble, à Paris, pour enten-
La HEAD – Genève met au concours
un poste de : Professeur·e associé·e HES
Responsable du département Arts visuels
Taux d’activité : 80–100%
Entrée en fonction :
01.02.2024 ou à convenir
Délai de candidature :
15.10.2023
Profil détaillé du poste :
www.head-geneve.ch
aux chefs de partis sur un élargis-
sement ou un recours simplifié
au référendum. Il suggère aux lea-
ders politiques de se revoir « à
l’automne ».
L’initiative n’empêche pas le
scepticisme des oppositions. ­
« Attention à ce qu’une nouvelle
fois cela ne débouche sur rien », a
mis en garde le président (Les Ré-
publicains) du Sénat, Gérard
­Larcher, dimanche. « On n’est pas
sur des rails mais sur un chemin
non défriché, reconnaît Marc
­Ferracci, vice-président des dé-
putés Renaissance. C’est une
­méthode politique inédite. »
Malaise démocratique
L’« IPA », initiative politique d’am-
pleur, comme l’appelle l’Elysée,
intervient alors que la précédente
innovation délibérative de M. Ma-
cron peine à trouver sa place. De-
puis près d’un an, le ­Conseil natio-
nal de la refondation (CNR), dé-
voilé peu avant le second tour des
législatives, en juin 2022, patine.
Une ­déconvenue pour le chef de
l’Etat, qui s’imaginait incarner
une ­posture gaulliste, assumant le
­parallèle avec le Conseil national
de la Résistance, porteur des gran-
des réformes d’après-guerre.
Le CNR, qui complète une liste
de trouvailles délibératives – du
grand débat aux conventions ci-
toyennes –, n’a guère permis de ré-
soudre le malaise démocratique.
Rejetée par les oppositions, qui y
voient une façon de court-circui-
ter le Parlement, et boudé par les
syndicats, qui redoutent une opé-
ration de communication, l’initia-
dre Elisabeth Borne marteler :
« Nous devons avancer. » « Avan-
cer » : à six reprises, la première
­ministre a utilisé ce terme. Cela
­faisait dix mois que l’exécutif, qui
a ­confié la conduite du dossier au
ministre de l’intérieur, Gérald
­Darmanin, attendait de pouvoir
réaliser la photo de cette réunion.
L’accord de Nouméa de 1998 a
énoncé que, si les trois référen-
dums prévus sur la « pleine souve-
raineté » de la Nouvelle-Calédonie
n’aboutissaient pas à une
­nouvelle organisation politique,
« les partenaires politiques se
Emmanuel Macron, à Beaumes-de-Venise (Vaucluse), le 1er septembre. OLIVIER MONGE/Myop POUR « LE MONDE »
La précédente
innovation
délibérative, le
­Conseil national
de la refondation,
peine encore à
trouver sa place
tive visait, selon M. Macron, à ces-
ser d’imposer aux Français des
« réformes qui viennent d’en
haut ». Mais celle des retraites, dé-
cidée au même moment par le
chef de l’Etat contre la volonté po-
pulaire, a contredit la démarche.
Si l’inspirateur du CNR,
­l’essayiste et haut fonctionnaire
David Djaïz, a annoncé son dé-
part, prévu le 15 septembre, pour
vivre une « aventure entrepreneu-
riale », le locataire de l’Elysée es-
père encore revivifier son outil,
regardé avec perplexité par Mati-
gnon et une administration cen-
trale jalouse de son pouvoir. Lors
d’une nouvelle réunion plénière,
jeudi 7 septembre, des ajuste-
ments pourraient être apportés.
Les CNR nationaux seraient dé-
r­ éunir[aient] pour examiner la
­situation ainsi créée ». « Nous
­entamons formellement cette
­discussion aujourd’hui », a affirmé
Mme Borne. Qui applique la feuille
de route fixée par Emmanuel
­Macron le 26 juillet : un accord à
l’automne sur un nouveau corps
électoral mêlant Kanaks et Euro-
péens, une révision constitution-
nelle début 2024, puis des élec-
tions provinciales dans l’année.
« La paix est fragile »
Une heure plus tard, Gérald
­Darmanin a posé un projet
­d’accord en six points sur la table,
place Beauvau, lors d’une réunion
« trilatérale » entre Etat, indépen-
dantistes du Front de libération
nationale kanak et socialiste ­(FL-
NKS) et non-indépendantistes.
Son contenu n’a pas été rendu
­public. Il concerne, selon le minis-
tère, « le statut de la Nouvelle-Calé-
donie au sein de la République, les
institutions locales, le corps électo-
ral et la citoyenneté calédonienne,
l’exercice de l’autodétermination,
les compétences, les mesures éco-
nomiques et financières, les mesu-
res d’application de l’accord ».
Le ministre « a fait un acte
d’autorité, en disant qu’il avait pris
laissés au profit de CNR territo-
riaux se concentrant sur la santé
et l’éducation. « On déverticalise,
ça prend du temps. Mais, une fois
que le coup est parti, ça fera son
chemin », veut croire David Djaïz.
« Il est faux de dire que la politi-
que ne peut plus rien. La question,
c’est celle du temps. Dans le monde
liquide, celui des réseaux sociaux
ou des livraisons instantanées, la
réponse est immédiate. L’action
politique, elle, prend parfois des
mois, voire des années pour porter
ses fruits », expliquait M. Macron
dans Le Point, daté du 24 août.
Parole « performative »
Le chef de l’Etat, avide de résultats,
suscite pourtant lui-même l’at-
tente. Quand les émeutes urbai-
nes, déclenchées par la mort de
Nahel M., abattu par un policier
lors d’un contrôle routier le 27 juin
à Nanterre, sidèrent le pays, il con-
voque à l’Elysée, le 4 juillet, les mai-
res, en première ligne des violen-
ces, pour entendre leurs analyses
et suggestions. Et donne rendez-
vous à la rentrée, en promettant
un point d’étape « à la fin de l’été ».
« A travers des crises, le risque de
fragmentation et de division pro-
fonde de la nation est là. Il y a un be-
De longues
discussions se
sont tenues sur
le sujet du nickel,
sans décisions
concrètes
en compte les impératifs de l’Etat »,
raconte un participant. Il faudra
attendre la toute fin de cette
­semaine pour pouvoir parler de
réussite, mais il n’y avait pas eu de
rencontre « trilatérale » depuis la
dernière convention des partenai-
res, en octobre 2019. Rendez-vous
a été fixé le vendredi 8 septembre
pour une nouvelle réunion.
Mme Borne a placé en tête de son
propos le sujet de « l’exercice du
droit à l’autodétermination ». Avec
les référendums de 2018, 2020 et
2021, des « choix binaires », le
­processus d’autodétermination
prévu par l’accord de Nouméa a
échoué, convient-elle. Le gouver-
nement propose donc d’en « défi-
nir clairement les modalités pour
ne pas faire peser une incertitude
permanente, de court terme, sur le
devenir de la Nouvelle-Calédonie ».
soin tout à la fois d’autorité, de res-
pect et d’espérance légitime. C’est
une réponse complète et profonde
qui se joue à l’échelle de la nation
qu’il faut bâtir. Il m’appartiendra de
l’exprimer », lance-t-il en préam-
bule du conseil des ministres du
21 juillet. Depuis, les maires n’ont
eu aucune nouvelle du palais pré-
sidentiel. « Il faut répondre à l’exas-
pération des gens. Ils n’en peuvent
plus du désordre, des règlements de
comptes dans les quartiers, des tue-
ries », presse François Patriat, chef
de file des sénateurs macronistes.
Emmanuel Macron, adepte du
« micromanagement », s’immisce
dans les moindres détails de l’ac-
tion gouvernementale. Et se laisse
porter par une parole qu’il ima-
gine « performative », pensant
qu’après ses mots l’« intendance
suivra ». Mais, de la ­parole aux
­actes, il y a un pas. Et souvent de
longs mois.
Le 16 avril 2022, lors de l’entre-
deux-tours de l’élection présiden-
tielle, il lance, depuis le jardin du
Pharo, à Marseille : « La politique
que je mènerai dans les cinq ans à
venir sera écologique ou ne sera
pas. » Un travail de fourmi s’exerce
à Matignon. Ne reste plus, pour
Emmanuel Macron, qu’à porter
De quoi amorcer le travail de
fond avec le FLNKS, accusé de
jouer la montre, comme avec les
loyalistes, radicalisés par leur
­impatience ? « La paix est fragile »,
a déclaré Roch Wamytan (Union
calédonienne-FLNKS) lors de sa
réélection, le 30 août, à la prési-
dence du Congrès calédo-
nien. Malgré douze réunions bila-
térales, « nous n’avons pas terminé
ce que nous devons discuter avec
notre colonisateur », notamment
les « questions de l’identité kanak,
des réparations de la colonisation
et des terres », a-t-il assuré. A ses
yeux, « le futur statut portera
­l’empreinte de la réparation ».
« Le temps est en train de tuer la
Nouvelle-Calédonie », s’agaçait, en
revanche, mardi sur Radio
Rythme Bleu, le loyaliste Gil Brial,
suppléant pour les élections séna-
toriales de Sonia Backès (la prési-
dente de la province Sud, par
ailleurs secrétaire d’Etat, en charge
de la citoyenneté). Depuis 2010,
­selon le groupement patronal NC
Eco, plus de 3 000 familles ont
­définitivement quitté le territoire
de 300 000 habitants. Le phéno-
mène s’est accéléré depuis 2018.
Premières raisons invoquées : la
perte de confiance dans l’avenir du
0123
­
­Vendredi 8­ septembre 2023
politiquement le sujet. Mais
l’exercice, attendu avant l’été, est
maintes fois repoussé, jusqu’à ce
que les émeutes de début juillet ne
contraignent l’Elysée à évoquer
une présentation à la rentrée. Eli-
sabeth Borne recevra les forces po-
litiques la semaine du 18 septem-
bre, a assuré Olivier Véran, le 6 sep-
tembre, mais aucune date n’est ar-
rêtée pour caler l’intervention
d’Emmanuel Macron, alors que le
secrétaire général de l’ONU, Anto-
nio Guterres, alerte sur « l’effon-
drement climatique » en marche.
Parler d’écologie en politique
est un « soleil noir, comme si on re-
gardait la mort en face », souligne
François Ruffin, député La France
insoumise de la Somme. Parvenir
à la neutralité carbone « ne va pas
sans des mesures qui peuvent
­parfois faire peur », a admis,
­mercredi, Olivier Véran, lors du
compte rendu du conseil des
­ministres, évoquant les zones à
faibles émissions ou la fin des
­véhicules thermiques. Le sujet de
l’écologie est pour Emmanuel
Macron potentiellement explosif.
Comme le lui a appris la crise des
« gilets jaunes ». p
Claire Gatinois
ET Nathalie Segaunes
territoire, et l’incertitude liée aux
discussions sur l’indépendance. La
Nouvelle-Calédonie est en crise.
Sa ressource principale, cogérée
par les loyalistes et les indépen-
dantistes, le nickel, est menacée
par des problèmes structurels. De
longues discussions se sont
­tenues sur le sujet, élargies aux
­industriels et aux responsables
des exécutifs locaux. Des échan-
ges techniques lundi, plus politi-
ques mercredi, sous l’égide du
­ministre de l’économie, Bruno Le
Maire. L’heure n’est pas aux déci-
sions concrètes pour les trois
­usines du territoire menacées de
faillite, faute de consensus.
M. Darmanin a annoncé une
­visite sur le Caillou en octobre,
pour un accord signé en novem-
bre. « Nous avons été entendus sur
la méthode », a salué Sonia Backès.
Les accords de Matignon, qui
avaient mis fin à la quasi-guerre
­civile en 1988, avaient relevé d’un
travail patient. Pour Philippe
Dunoyer, député Renaissance et
représentant du parti Calédonie
ensemble, « l’important, au bout
de trente-cinq années, n’est pas de
tenir des élections à l’heure, mais
d’être à l’heure de l’histoire ». p
Nathalie Guibert
0123
­
­Vendredi 8­ septembre 2023 France | 15

Marion Maréchal sera tête de liste aux européennes

Investie par le parti d’Eric Zemmour, elle renoue avec le combat électoral et se retrouve face à son ancien parti

L
a dernière fois que Marion
Maréchal a croisé Jordan
Bardella, ils ont bien ri.
C’était devant témoins, en
mai, à la Conférence d’action poli-
tique conservatrice de Budapest,
raout conservato-trumpiste orga-
nisé par le premier ministre hon-
grois, Viktor Orban, et labellisé
« No Woke Zone ». « On n’a pas dé-
voilé nos cartes, mais on ne s’est pas
­évités », se souvient-elle. La
­prochaine fois, ce sera, sans
doute, pour un débat dans le
­cadre de la campagne des élec-
tions européennes, que l’an-
cienne députée du Front national
anticipe à fleurets mouchetés.
« C’est particulier pour moi, confie-
t-elle au Monde. Comment réagi-
rai-je ? Je ne sais pas. Je ne me suis
jamais retrouvée en débat face au
RN [Rassemblement national]. »
La petite-fille de Jean-Marie
Le Pen mènera la liste du parti
­Reconquête ! pour le scrutin euro-
péen de juin 2024. Une annonce
faite par Eric Zemmour, mercredi
6 septembre, au Figaro, au même
endroit que Jordan Bardella, trois
jours plus tôt. Sur la même ligne de
départ, l’ex-icône nationaliste et
conservatrice, malmenée par sa
tante ­Marine Le Pen quand elle dé-
fendait au RN des positions décri-
tes comme « droitardes » et réac-
tionnaires ; et le nouveau prési-
dent du mouvement lepéniste,
créature politique propulsée en
2018, au moment où Marion Maré-
chal prenait ses distances avec le
parti familial et la vie publique.
Ils se sont peu croisés au RN,
­davantage dans le cadre privé
lorsque, par amour, Jordan
­Bardella s’est trouvé rattaché à la
famille Le Pen. L’une joue la
­survie de son parti aux 7 % des
voix à la présidentielle de 2022,
­visant un score supérieur à 5 % en
juin, qui permettrait d’envoyer
des représentants au Parlement
européen ; l’autre ambitionne la
première place pour le RN, qu’il
rêve de voir au pouvoir en 2027.
Changements de cap
C’est un duel dont personne, à
l’extrême droite, ne veut. Jordan
Bardella rêve d’un face-à-face
avec le camp présidentiel, pour
des élections européennes qu’il
souhaite transformer en référen-
dum sur la politique d’Emmanuel
Macron. Avec Marion Maréchal,
Reconquête ! ambitionne la mise
à mort du parti Les Républicains
(LR) – après le fiasco de 2019, où la
droite n’avait récolté que 8,3 %
des voix –, pour s’installer en
parti pivot d’une hypothétique
union des droites. Tous deux
­refusent d’insulter l’avenir et
­partagent les mêmes obsessions
identitaires – ainsi que quelques
amis, tel Paul-Alexandre Martin,
patron de l’agence de communi-
cation du RN, e-Politic. Ils se
­disputeront pourtant l’électorat
d’extrême droite, une partie de
l’électorat conservateur et des
­alliés partout en Europe, dans
­l’espoir de constituer un groupe
puissant à Strasbourg.
Il y a, pour Marion Maréchal, de
quoi frôler la dissociation. Le
même été, l’ex-députée du Vau-
cluse pose sur la photo de ­famille
Reconquête !
ambitionne
la mise à mort
de LR pour
s’installer en
parti pivot d’une
hypothétique
union des droites
au mariage de sa cousine Ma-
thilde, fille de Marine Le Pen, dans
la maison familiale de La Trinité-
sur-Mer (Morbihan) ; reçoit, au
baptême de sa propre fille, l’euro-
député RN Philippe Olivier, con-
seiller spécial de sa tante, et sa
femme, Marie-Caroline Le Pen, dé-
putée RN qui est – aussi – sa tante ;
et se présente en adversaire de l’ex-
Front national, où on peine désor-
mais à lui trouver la moindre
­qualité politique. Entre la tante et
la nièce, les relations sont décrites
comme apaisées, voire réchauf-
fées depuis les derniers soucis de
santé de Jean-Marie Le Pen, 95 ans ;
elles ne parlent pas de politique.
En privé, Marine Le Pen comme
Jordan Bardella se disent convain-
cus que Marion Maréchal atterrira
sous les 5 % et plongera Recon-
quête ! dans un état de mort cli­-
nique. L’intéressée vise le double.
L’identité de la tête de liste de LR
pourrait jouer : si l’hypothèse
François-Xavier Bellamy se con-
firme, ils seraient deux, voire trois,
en fonction de la campagne de Jor-
dan Bardella, à briguer le même
électorat libéral-conservateur,
pourtant largement minoritaire
en France. Mercredi 6 septembre,
au « 20 heures » de TF1, Marion
Maréchal s’est cantonnée à un dis-
cours identitaire et apocalyptique,
dans le droit sillon de la campagne
présidentielle d’Eric Zemmour –
tout en adressant un clin d’œil aux
nostalgiques de Nicolas Sarkozy.
La trentenaire n’est plus celle
qui, il y a dix ans, faisait frémir
d’aise les nostalgiques de l’Algérie
française, les partisans de Jean-
Marie Le Pen et les bataillons
­catholiques de La Manif pour tous,
incarnant le mythe du ­sauveur
pour ses soutiens qui la dépei-
gnaient en Jeanne d’Arc. Elle n’est
plus Marion Maréchal-Le Pen,
parce qu’elle a abandonné le nom
le plus sulfureux de la vie politi-
que française et que son étoile a
pâli. Après avoir créé une école pri-
vée à Lyon, qui n’a pas eu le succès
escompté, elle a perdu quelques
amis en route au fil de ses change-
ments de cap et, finalement, d’un
ralliement en mars 2022 à Eric
Zemmour perçu comme tardif,
inopportun, voire traître.
« Tout le monde sait que le parti a
poussé les gens comme moi à par-
tir. Le procès en traîtrise me semble
dépassé, répète Marion Maréchal
au Monde. J’ai 33 ans, je m’engage
pour mon pays : je ne prends pas
toutes mes décisions en fonction
de mes attaches familiales. » Son
arrivée à Reconquête !, sur un
­bateau qui prenait l’eau de toutes
parts, n’a en rien permis d’éviter
l’avarie, instillant le doute sur son
apport politique et sa popularité
véritable à l’extrême droite. « J’ai
mis du temps à reprendre mes
marques, à retrouver des réflexes,
mais je ne regrette rien de mon re-
tour. Je suis heureuse d’avoir vécu
ce faux pas, tente de positiver la
candidate malheureuse aux légis-
latives de 2022 dans le Vaucluse.
J’avais connu cinq ans d’une ascen-
sion sans accroc, mais on n’est pas
un politique aguerri si l’on n’a pas
vécu les échecs et les épreuves. »
« Je ne règle pas mes comptes »
De l’émotion affichée par Marine
Le Pen à la télévision, regrettant
son absence de soutien dans le
combat présidentiel, elle retient
que ce ne fut « pas très élégant,
mais sans doute malin ». Elle
­confie regretter des erreurs de
communication, comme le fait de
n’avoir pas répondu directement
à sa tante ; mais dit ne pas vouloir
dévier de sa « ligne politique » : « Je
ne règle pas mes comptes. Je
trouve cela pathétique pour le
­public et inutile politiquement. J’ai
encore beaucoup de vrais amis au
« Je ne prends
pas toutes
mes décisions
en fonction
de mes attaches
familiales »
Marion Maréchal
tête de liste Reconquête !
aux européennes
RN. Est-ce que cela sera un handi-
cap ? Peut-être, mais je ne vais pas
me forcer à faire des choses avec
lesquelles je ne suis pas à l’aise. »
A Reconquête !, Marion Maré-
chal fait l’objet de quelques
­moqueries pour sa difficulté à
remplir les missions pour
­lesquelles elle perçoit un salaire
­confortable, tels la création d’une
revue de réflexion – qui n’a pas vu
le jour – ou le lancement d’une
formation des cadres, annoncée à
la veille des vacances scolaires et
d’un autre événement du parti,
l’assurance d’une couverture
­médiatique minimale. La candi-
date avance entourée de quelques
proches, comme sa conseillère
Agnès Marion ou la figure identi-
taire Philippe Vardon, passé par le
RN et directeur de campagne de…
Jordan Bardella lors des dernières
élections européennes de 2019.
Comme ne l’indique pas le com-
muniqué du parti – « Eric Zem-
mour confie à Marion Maréchal la
tête de liste » –, elle s’est accrochée
depuis un an à cette opportunité
d’une première campagne depuis
les élections régionales de 2015,
pressant le parti d’extrême droite
de l’officialiser au plus tôt. De quoi
rompre, peut-être, avec deux traits
de caractère qui lui collent à la
peau : Marion Maréchal serait vel-
léitaire, rétive à saisir pleinement
les opportunités que d’autres
­envisagent pour elle ; et tellement
idéaliste qu’elle en oublierait de
faire de la politique. Comme un
miroir inversé de Jordan Bardella,
son ami de Budapest. p
Clément Guillou

En Guyane, la lutte contre l’orpaillage

illégal sapée par des acteurs chinois
La contrebande est facilitée par une logistique assurée par des
entrepreneurs installés au Suriname, révèle une note publiée jeudi

L’ Etat dépense chaque an-

née 70 millions d’euros
dans la répression de l’or-
paillage illégal en Guyane, une
lutte qui a coûté la vie à cinq mili-
taires français depuis 2019. Mais
ces efforts sont torpillés par un
puissant système logistique, pour
l’essentiel constitué d’acteurs chi-
nois, qui soutient les garimpeiros.
Telles sont les révélations d’une
note de la Fondation pour la re-
cherche stratégique (FRS) publiée
jeudi 7 septembre, dont Le Monde
a eu connaissance. « Si les activités
illicites en Guyane sont principale-
ment conduites par des orpailleurs
brésiliens, elles sont rendues possi-
bles par des acteurs chinois qui
« Des réseaux
transnationaux
facilitent
La prédation aurifère, légale
comme illégale, s’est accélé-
rée avec la montée récente des
cours de l’or. Et le phénomène
s’inscrit dans une politique chi-
le recel et noise mondiale d’investisse-
ments miniers. Début 2023, Zijin
le blanchiment », Mining, le premier producteur
dit la Fondation d’or en Chine, a acheté pour
400 millions de dollars une mine
pour la recherche au Suriname.
stratégique Un autre conglomérat, China
Mingjin Group, opère depuis
2010 dans ce pays, dans une totale
chat d’or – Century Mining NV, Su- opacité. « Nous ne disons pas que
riname Natural Stone N.V., Cactus l’orpaillage illégal relève d’une po-
NV ou Dennis Lee Jewellery – sont litique du gouvernement chinois »,
tenus par des figures de la dias-
pora locale chinoise.
précise cependant Antoine Bon-
daz. Ici, il n’y a pas de mafia impli- SPÉCIAL MODE L’ÉTAT DE GRÂCE LE NATUREL

jouent un rôle essentiel, bien qu’in-
direct », établissent les chercheurs
Simon Menet et Antoine Bondaz.
Quelque 120 comptoirs com-
merciaux établis sur la rive surina-
maise du fleuve Maroni, la fron-
tière du département français, ont
désormais « un rôle-clé dans la lo-
gistique de l’orpaillage en approvi-
sionnant en matériel et biens du
quotidien les chantiers et en per-
mettant leur financement ». Des
magasins s’étaient d’abord établis
côté guyanais, mais ils ont tous été
démantelés par les soldats fran-
çais de l’opération interministé-
rielle « Harpie » contre l’orpaillage,
qui existe depuis 2008. Repliées au
Suriname, les échoppes s’organi-
sent autour de deux « hubs ». Ce
trafic hors de contrôle s’inscrit
dans le cadre des échanges natu-
rels des populations du fleuve.
Autour de ces commerces, « des
réseaux transnationaux facilitent
Le système, pyramidal, repose
sur le fait que les orpailleurs paient
leur matériel dans toutes les devi-
ses, y compris en or. Cela se conju-
gue à un système de dettes sup-
portées par les commerçants chi-
nois, précise la note de la FRS : « La
fourniture d’équipements (essence,
mercure, motopompes, quad, etc.)
s’appuie en effet sur un préfinance-
ment en retour d’une vente exclu-
sive. » Dans ce cas, les orpailleurs
vendent leur or environ 5 % en
dessous du cours mondial.
Montée récente des cours
Les chercheurs ont identifié les al-
lées et venues d’entrepreneurs
chinois impliqués. L’un d’eux est
arrivé au Suriname fin 2019, deux
semaines plus tard, il a traversé le
fleuve pour aller à Saint-Laurent,
en France. L’homme a partagé des
vidéos en 2020 et 2021 qui mon-
trent des scènes d’affinage de l’or,
quée non plus. « Le problème se
nourrit de l’opportunisme d’ac-
teurs chinois sous l’œil de gouver-
nements locaux. »
En 2022, les forces françaises ont
établi un record de saisies :
1 585 motopompes, 603 corps de
pompes, 100 concasseurs, 132 mo-
teurs hors-bord, 187 quads… De-
puis le début de 2023, plus d’une
centaine de pirogues ont été prises
par les militaires, qui ont déjà con-
duit 650 patrouilles.
« De nombreux moteurs sont
produits par une entreprise à capi-
taux publics, Zhejiang Sifang
Group », indiquent MM. Menet et
Bondaz. Importés par le Suri-
name, les équipements sont dis-
tribués depuis sa capitale par des
enseignes telles que Zhen Xing PODCASTS INSTAGRAM
NV ou Yifeng Trading Company. Le goût de M @M_magazine
Plus la France mène d’opérations
de lutte, plus les besoins en maté-
riels augmentent, donc. Un puits

EN VENTE DÈS DEMAIN

le recel et le blanchiment de près de
10 tonnes d’or extraites illégale-
ment chaque année », selon la FRS.
A Paramaribo, capitale du Suri-
name voisin, les magasins de ra-
ou le signalent près d’Apatou et de
Maripasoula, en Guyane. En
juillet 2021, il est de retour en
Chine pour un mois, avant de reve-
nir s’installer à Paramaribo.
sans fond. Le préjudice économi-
que global de ces activités se
monte à 500 millions d’euros an-
nuels pour la France. p
Nathalie Guibert
 0123
16 | ­
­Vendredi 8­ septembre 2023

Coupe du monde de rugby

Le dessein des Bleus au filtre des Blacks

La France affronte la Nouvelle-Zélande, vendredi, à Saint-Denis, lors du match d’ouverture du Mondial

A
près plus de deux mois
­d’intense préparation, ils y
sont. Vendredi 8 septembre
(à 21 h 15, sur TF1), quinze
Bleus en maillot blanc af-
fronteront autant de Néo-
Zélandais tout de noir vêtus, lors du match
d’ouverture de la Coupe du monde 2023 de
rugby, au Stade de France, à Saint-Denis (Sei-
ne-Saint-Denis). « Les deux équipes se prépa-
rent depuis un bon moment. C’est l’instant où
on va pouvoir tout lâcher », racontait cette se-
maine, le sourire aux lèvres, le deuxième li-
gne Thibaud Flament, augurant d’« une
grande bataille ».
« Ce match, c’est une sorte de mirador, qui
nous signale le début de cette compétition »,
estime Fabien Galthié, le sélectionneur trico-
lore, enthousiaste à l’idée de « passer au révé-
lateur » des All Blacks, comme à chaque fois
que les Français ont trouvé sur leur route la
nation du Pacifique Sud. Si les statistiques ne
sont pas en faveur de ses troupes (neuf défai-
tes lors des dix derniers matchs), le capitaine
Antoine Dupont et sa bande ont remporté la
dernière rencontre face aux Blacks, en no-
vembre 2021 (40-25), et ne l’ont pas oublié.
Après une décennie à broyer du noir, les
Bleus sont de retour au premier plan. « On est
là où on voulait être », répète fréquemment
Galthié. Soit parmi la poignée de nations citée
dans les candidats au titre suprême. Assu-
mant de vouloir aller loin dans « leur » Mon-
dial, les joueurs français voient au-delà du
choc d’ouverture du tournoi, et leur ambition
est contagieuse. « Tout le monde est conscient
de l’enjeu. On a tous envie de faire quelque
chose de grand, ça ne fait pas de mal de le rap-
peler », insiste Antoine Dupont.

Les Français sont repartis de zéro

Depuis l’arrivée de Fabien Galthié à la tête de L’équipe de France, lors d’une séance d’entraînement à son camp de base, à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), le 5 septembre. Michel Euler/AP
l’équipe de France masculine, fin 2019, les
Bleus ont remonté la pente avant de s’atta-
quer aux sommets de l’Ovalie. Ils sont repar-
tis de zéro : le nouveau sélectionneur et son
acolyte Raphaël Ibañez – manageur général « Nous étions
première fois que ça arrive, donc on ne va pas
s’en plaindre », dit en souriant le demi de mê-
La France s’appuiera sur sa
de l’équipe – ont choisi de tout remettre à plat,
afin de reconstruire solidement un rugby tri-
un géant ­ lée et capitaine français. Reste qu’il faudra
que ses troupes s’accommodent des immen-
« meilleure équipe du moment »
colore à la peine depuis une décennie. qui dormait. ses espoirs qu’elles ont éveillées. « Il va y
« Cette fois, on a mis les moyens, observe l’an- avoir de la pression, avertit l’ex-sélectionneur Depuis le début de son mandat, Pour ce rendez-vous qui figure
cien international Thomas Lombard, désor- Aujourd’hui, Pierre Berbizier. Pour cette équipe, l’impor- Fabien Galthié bluffe rarement. depuis 2019 dans son agenda,
mais directeur général du Stade français. tant n’est pas de participer mais de gagner. » Les semaines précédant les ren- ­Fabien Galthié s’attend à « un chal-
Alors bien sûr, ça coûte de l’argent mais, quand
nous sommes Loin de les submerger, ces grandes attentes contres du XV de France, le sélec- lenge dans tous les domaines,
on investit sur des personnes compétentes, les redevenus un géant ont fait avancer ces Bleus. Des années de tra- tionneur tricolore ne cache pas ­concernant la performance indivi-
résultats suivent. » Autour de lui, Fabien Gal- vail à mettre en place une méthode où rien son jeu lors des entraînements duelle, collective, la stratégie,
thié a agrégé un staff fourni, composé de spé- tout court » n’est laissé au hasard. « Beaucoup aimeraient ouverts à la presse : en fonction et la performance émotionnelle ».
cialistes parfois venus d’ailleurs, comme Fabien Galthié être à la place des joueurs, estime l’entraî- de la couleur des chasubles revê- Après la blessure en match de
­l’Anglais Shaun Edwards, expert ès défense. sélectionneur neur de l’attaque tricolore, Laurent Labit, qui tues par les joueurs – bleues ou préparation de Romain Ntamack,
Les clubs et la Fédération française de rugby voit dans cette grande compétition interna- blanches – il est aisé de détermi- le poste stratégique d’ouvreur est
(FFR) ont, eux, enterré la hache de guerre, of- tionale « un privilège » à aborder avec une ner la composition des Bleus confié au Bordelais Matthieu Jali-
frant à l’encadrement de la sélection des con- « énergie positive ». pour la rencontre à suivre. Avant bert. « Il a été très bon dans le jeu au
ditions de préparation des matchs idéales. savent. « Personne en France ne l’a jamais fait. le match d’ouverture de la Coupe pied contre l’Australie [le 27 août,
Quant aux joueurs, ils se sont vu proposer un Le Tournoi des six nations, d’autres l’ont gagné Pas de complexe d’infériorité du monde, le coach n’a pas victoire 41-17 des Français], estime
« projet » – de jeu et de vie commune – aux- avant nous, et d’autres le remporteront après Féru de « datas » en tous genres, Fabien Gal- changé ses habitudes. Laurent Labit, l’entraîneur de l’at-
quels tous devaient adhérer. nous, relevait le centre Gaël Fickou, interrogé thié aime ponctuer ses prises de paroles de Pour affronter les All Blacks néo- taque tricolore. Il sera au rendez-
Très vite, les résultats ont suivi. « Nous au printemps. Mais là, on a une opportunité statistiques, et un chiffre ne lui a pas zélandais, vendredi 8 septembre vous. » Avec Dupont, Jalibert for-
étions un géant qui dormait. Aujourd’hui, presque unique, chez nous, et il va falloir la sai- échappé. En neuf éditions de la Coupe du (21 h 15), au Stade de France, à Saint- mera la charnière française char-
nous sommes redevenus un géant tout court », sir. » D’autant que l’ambiance sera au rendez- monde, la Nouvelle-Zélande n’a jamais Denis (Seine-Saint-Denis), l’enca- gée de rivaliser avec les références
s’enthousiasmait Fabien Galthié au sortir du vous. Depuis 2019, le public français a renoué perdu lors des phases de groupes. « 31 victoi- drement tricolore a choisi « la dans le domaine, les Néo-
grand chelem des Bleus, lors du Tournoi des avec son équipe, à l’image du dernier match res sur 31 matchs », a martelé le sélectionneur meilleure équipe de France du Zélandais Aaron Smith et Richie
six nations 2022. Un géant au pied d’un som- de préparation, fin août, où 80 000 âmes sur- tricolore, qui, comme ses troupes, mesure ­moment », a assuré Fabien Galthié, Mo’unga.
met qui se refuse jusqu’alors au rugby fran- voltées ont acclamé en chœur « leur » XV de l’ampleur du défi qui les attend vendredi. mercredi 6 septembre. En première ligne, Reda Wardi
çais : des cinq nations à avoir atteint la finale France, déjà à Saint-Denis. Pour autant, ce XV de France ne semble pas aura la lourde tache de faire
(avec la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Angle- Fort de ses bons résultats, des progrès de devoir basculer dans l’irrationnel pour être Moefana « a ses atouts » oublier l’absence du pilier gauche
terre et l’Afrique du Sud), seule la France n’a son jeu et de ses individualités comme An- compétitif face aux triples champions du Si l’essentiel de la composition Cyril Baille, privé de début de tour-
­jamais soulevé le trophée Webb Ellis. toine Dupont (sacré meilleur joueur monde. A l’inverse de plusieurs de ses devan- d’équipe était connu, avec l’ossa- noi en raison d’une blessure au
Sur leurs terres, les hommes de Fabien Gal- en 2021), les Bleus abordent cette Coupe du cières, dont les exploits contre les All Blacks ture habituelle des vainqueurs mollet. Lors du dernier match de
thié ont l’occasion d’être des pionniers et ils le monde parmi les grands favoris. « C’est la ont bercé leur enfance, les joueurs actuels de du Grand Chelem 2022 – de Julien préparation, la mêlée bleue a souf-
l’équipe de France ne nourrissent pas de com- Marchand à Thomas Ramos en fert par moment.
plexe d’infériorité face aux Néo-Zélandais. passant par Grégory Alldritt et Comme depuis le début du
« J’espère que les équipes nous craignent », lan- Antoine Dupont – une incerti- mandat de Fabien Galthié, les
çait Fabien Galthié au sortir du dernier Tour- tude demeurait au sujet du remplaçants, que le sélection-
« Le meilleur de la culture » promis à Saint-Denis noi des six nations, mentionnant les plus de deuxième centre aligné aux côtés neur tient à appeler « finisseurs »,
80 % de victoires obtenues depuis le début de Gaël Fickou. auront un rôle prépondérant.
Depuis la fin des restrictions liées au Covid-19, en 2021, le Stade de France de son bail et l’« unique défaite à domicile, Blessé aux ischio-jambiers lors Parmi eux se trouve le deuxième
de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) a pris l’habitude de se transformer en chau- dans les arrêts de jeu contre l’Ecosse, alors que de l’ultime sortie de préparation ligne Romain Taofifenua. Ce der-
dron lorsque le XV de France s’active sur sa pelouse. Mais, vendredi, l’enceinte le match était gagné », en 2021. face à l’Australie, Jonathan Danty nier, avec sa puissance (2,03 mè-
dyonisienne sera le théâtre d’un spectacle inédit à l’occasion du lancement Lors de leur ultime semaine de préparation a bien pris part aux entraîne- tres pour 127 kilos) a le profil du
de la Coupe du monde de rugby. Une heure avant que les joueurs français à la Coupe du monde, les Bleus ont bien senti ments cette semaine, mais l’ha- joueur capable faire basculer le
et néo-zélandais ne s’affrontent sur le terrain, la fête sera d’un autre genre. Si la la température monter dans le pays. Ils ont bituel titulaire n’est pas suffi- match en faveur des Bleus. p
cérémonie conserve un pan de secret, elle sera mise en scène, entre autres, par dû affronter la tempête politico-médiatique samment remis pour affronter
l’acteur Jean Dujardin, féru de rugby et qui a déjà rendu visite aux Bleus à Mar- née de la résurgence du passé judiciaire de les All Blacks. Il est donc rem- Le XV de départ Thomas Ramos
coussis (Essonne). Deux cents figurants et de nombreuses personnalités leur deuxième ligne Bastien Chalureau, con- placé par le jeune Bordelais – Damian Penaud, Gaël Fickou,
de l’Hexagone mettront « en avant le meilleur de la culture française, tout damné en première instance pour une ­Yoram Moefana. « On perd un élé- Yoram Moefana, Gabin Villière –
en donnant le coup d’envoi des célébrations du bicentenaire du rugby », assure agression à caractère raciste (le joueur a fait ment fort, mais on a derrière un (o) Matthieu Jalibert, (m) Antoine
France 2023 dans un communiqué. Trente-trois personnalités représentant appel). Lundi, ils ont aussi reçu la visite du autre élément fort pour le rem- Dupont (cap.) – Charles Ollivon,
le savoir-faire gastronomique, sportif et artistique du pays devraient faire partie chef de l’Etat. « J’ai senti une équipe prête », as- placer, résume l’ailier Gabin Vil- Grégory Alldritt, François Cros –
du spectacle. La Patrouille de France, vue dans la semaine au-dessus de Paris, sure Emmanuel Macron dans L’Equipe. Reste lière. Yoram était présent lors du Thibaud Flament, Cameron Woki
devrait aussi être de la fête, comme la pyrotechnie, désormais courante à en apporter la preuve sur le terrain. p Grand Chelem l’an dernier, et il a – Uini Atonio, Julien Marchand,
au Stade de France lors des matchs de rugby. Clément Martel ses atouts. » Reda Wardi.
0123
­
­Vendredi 8­ septembre 2023
La Nouvelle-Zélande, du trou d’air au renouveau
Longtemps au sommet du rugby
mondial, les All Blacks ont montré
une inhabituelle vulnérabilité
ces dernières années
C e jour-là, l’Ellis Park de
­Johannesburg (Afrique du
Sud) est rempli à craquer.
Les travées bourdonnent, tein-
tées du vert sombre du maillot
sud-africain. Dans un vacarme
­assourdissant, un Boeing 737 aux
couleurs des Springboks survole
par deux fois le stade en rase-
mottes. Au milieu de la pelouse,
au moment de commencer leur
haka, les Néo-Zélandais ont l’air
minuscules. Sur la route, ils ont
vu les colonnes de supporteurs
de leurs rivaux en rangs serrés,
comme des soldats prêts à l’as-
saut. Les insultes ont fusé. Des
crachats ont frappé les vitres du
bus. Pour la deuxième journée du
Rugby Championship – compéti-
tion internationale qui regroupe
quatre nations de l’hémisphère
Sud –, samedi 13 août 2022, les All
Blacks ont rendez-vous en enfer.
Ils commencent justement à y
avoir leurs habitudes. Depuis des
mois, la meilleure équipe de
rugby de l’histoire est engluée
dans un marasme inédit. Il y a eu
cette longue tournée 2021 dans
l’hémisphère Nord, achevée par
deux ­défaites en Irlande (29-20) et
en France (40-25). La leçon don-
née par les Bleus dans un Stade de
France en fusion – ­antre et adver-
saires qu’ils retrouvent, deux ans
plus tard, pour le match d’ouver-
ture de la Coupe du monde – a été
dure à digérer. L’été suivant, le XV
du Trèfle s’est rendu en Nouvelle-
Zélande, où il a remporté deux
des trois matchs face à l’équipe
hôte. Du jamais-vu.
Ce 13 août 2022, la sélection néo-
zélandaise se présente face à l’obs-
tacle sud-africain, en ayant perdu
cinq des six dernières rencontres
qu’elle a disputées. On peine à re-
connaître une équipe devenue
maladroite, hésitante, ordinaire.
Impensable et intolérable pour
des joueurs forgés dans la haine
de la défaite et l’habitude des
sommets. La presse du pays est
déchaînée : « les pires All Blacks de
l’histoire ». A Wellington, au siège
de la fédération, on sonde de pos-
sibles remplaçants au sélection-
neur Ian Foster. Lorsqu’il rentre
sur la pelouse de l’Ellis Park, l’inté-
ressé pense disputer son dernier
match. Quatre-vingts minutes
plus tard, le capitaine Sam Cane et
le demi de mêlée Aaron Smith es-
suient des larmes de joie. Ils ont
terrassé les Springboks, sauvé la
tête de leur coach et fait un petit
pas vers la sortie de l’enfer.
Quatre rencontres plus tard, et
Entre TF1, France Télévisions et M6, une entente cordiale
La compétition laisse augurer des audiences importantes pour les diffuseurs français, qui espèrent des recettes publicitaires élevées
T ous les indicateurs sont au
vert. A la veille de la céré-
monie d’ouverture de la
Coupe du monde de rugby en
France (du 8 septembre au 28 oc-
tobre), les ingrédients réunis lais-
sent augurer une compétition
d’ores et déjà réussie pour les dif-
fuseurs. L’affiche d’un XV de
France favori face aux All Blacks
néo-zélandais, vendredi à 21 h 15
au Stade de France, attire les
­annonceurs, malgré des coûts
élevés. Les marques vont débour-
ser jusqu’à 290 000 euros brut
pour un spot de publicité de
trente secondes ce soir-là. Dans
l’hypothèse où l’équipe de Fabien
malgré une défaite contre l’Ar-
gentine (18-25), ils remportent le
Rugby Championship. Lors de
leur tournée d’automne dans
l’hémisphère Nord, les symptô-
mes sont toujours là mais les
­signes de rémission aussi. S’ils
peinent à battre le Japon (31-38) et
concèdent un match nul (25-25)
en Angleterre, les Blacks battent
l’Ecosse (23-31) et le Pays de Galles
(23-55) chez eux. Personne ne sait
exactement dans quel état se
trouve la bête néo-zélandaise,
au moment de ranger le maillot
à la fin de la saison.
Les hommes en noir ont re-
trouvé les terrains cet été, pour le
Rugby Championship. Deux mois
avant la Coupe du monde, ils ato-
misent les Pumas argentins
(12-41), roulent sur l’Afrique du Sud
(35-20), aplatissent l’Australie par
deux fois (7-38 et 23-20). A l’aube
de défier la France, sur ses terres,
vendredi 8 septembre, pour le
match inaugural du Mondial, les
Néo-Zélandais sont de retour.
Reprendre le travail par la base
« Les All Blacks peuvent gagner la
Coupe du monde, ce dont per-
sonne ne pouvait rêver il y a un
an », écrit début août le New Zea-
land Herald, exactement douze
mois après avoir imprimé sur
toute sa « une » un éditorial récla-
mant le limogeage de Ian Foster
et déplorant « les jours les plus
sombres » du rugby national.
« L’empire des All Blacks n’est plus
en train de s’effondrer et pourrait
au contraire être sur le point de
frapper à nouveau de manière
spectaculaire (…) L’ampleur de ce
renouveau dépasse l’imagina-
tion », s’enflamme le quotidien
d’Auckland. « La manière dont
l’équipe s’est développée (…) est
phénoménale. Ils ont de la con-
fiance, ils ont développé du talent
et de la profondeur, deux choses
nécessaires pour gagner la Coupe
du monde », abonde auprès du
Monde l’ancien talonneur Sean
Fitzpatrick, plus de quatre-vingt-
dix sélections avec les All Blacks.
Comment expliquer cette trans-
figuration ? Qu’est-il arrivé à cette
équipe martyrisée en mêlée,
­empotée en touche, pénalisée plus
de dix fois par rencontre, dominée
dans les impacts et privée de sa
­vitesse, clé de tous ses succès ? Les
All Blacks se sont débarrassés des
conséquences du Covid sur la
Nouvelle-Zélande et son rugby. Les
frontières fermées, le Super Rugby
– championnat regroupant des
Galthié atteindrait la finale, le
spot pourrait même atteindre
350 000 euros, soit 20 000 euros
de plus que pour la dernière finale
du Mondial de football entre la
France et l’Argentine.
« On sent bien la forte appétence
des annonceurs, avec un niveau
assez inédit pour le rugby », expli-
que François Pellissier, directeur
général ­adjoint de TF1 chargé des
sports et du business. Ces recet-
tes publicitaires tombent à pic,
après un premier ­semestre mo-
rose : les chiffres d’affaires des ré-
gies de TF1 et de M6 se sont con-
tractés de respectivement 6,1 %
et 5,7 %.
Le haka des All Blacks, lors du match face à l’Irlande à l’Eden Park d’Auckland (Nouvelle-Zélande), le 2 juillet 2022. MICHAEL BRADLEY/AFP
clubs néo-zélandais, australiens,
sud-africains et japonais – se ré-
duit, en 2020 et 2021, aux seules
formations de l’île. En 2022, il réin-
tègre les équipes australiennes,
mais le mal est fait. Son standing
s’est érodé et un écart est apparu
avec les joueurs européens.
« Il nous a fallu du temps pour
nous adapter à la réalité physique
de l’hémisphère Nord, notamment
du jeu d’avants et à la variété des
adversaires », reconnaissait cet
été Ian Foster. « On s’est rendu
compte que le reste du monde
avait progressé, et nous non. En ne
jouant quasiment que contre
nous-mêmes, nous avions pris de
mauvaises habitudes. En 2021
et 2022, nous avons été démas-
qués », analyse Sean Fitzpatrick.
Une fois les frontières rouvertes,
les difficultés financières engen-
drées par la pandémie ont de sur-
croît conduit la fédération néo-
zélandaise à multiplier les matchs
pour renflouer ses caisses. D’où de
longues et éreintantes tournées,
notamment en 2021, qui ont pé-
nalisé les performances sportives.
Pour se redresser, les All Blacks
ont repris le travail par la base : la
touche, la mêlée, les regroupe-
ments. Ils ont notamment été
aidés par deux nouveaux entraî-
neurs, arrivés au cœur de la tem-
pête pour épauler le sélection-
neur. Il y a d’abord Joe Schmidt,
vieux sage venu apporter sa
science de l’attaque et sa connais-
sance du rugby du Nord, où il a
Diffuseur de la Coupe du
monde de rugby depuis 1991 – à
l’exception de celle de 2003 –, le
groupe TF1 diffusera, en prime
time, 20 des 48 matchs du tour-
noi. L’achat des droits de retrans-
mission, que la Une refuse de
chiffrer, dépasserait largement
40 millions d’euros, soit davan-
tage que les éditions de 2007, 2011
et 2015.
Un événement qui fédère
Pour alléger la facture, TF1 a re-
vendu dix rencontres à France
­Télévisions (dont le match de
poule France-Namibie) et dix-
huit autres au groupe M6, qui dif-
longtemps roulé sa bosse (en Ir-
lande, au Leinster et à Clermont).
Puis Jason Ryan, un ancien
­commercial devenu l’un des arti-
sans des succès de la franchise des
Crusaders (septuples vainqueurs
de rang du Super Rugby), chargé
de consolider un pack en miettes.
Le trio n’a pas chamboulé l’ef-
fectif : le groupe qui se rend en
France est le plus expérimenté ja-
mais aligné par la Nouvelle-
Zélande en Coupe du monde. La
plupart des joueurs de 2022 en
font partie. Mais le staff des All
Blacks a tranché des débats et ga-
gné des certitudes à certains pos-
tes. C’est le cas en première ligne,
où les piliers Ethan de Groot et
Tyrel Lomax, un temps relégués
dans la hiérarchie, ont pris les
commandes d’une mêlée désor-
mais performante. L’organisa-
tion des trois-quarts, longtemps
en chantier, s’est figée : Beauden
Barrett occupe le poste d’arrière,
son frère Jordie celui de premier
centre, tandis que les clés du jeu
À l’aube de défier
la France pour
le match inaugural
du Mondial,
les Néo-Zélandais
sont de retour
fusera du rugby pour la première
fois sur sa chaîne amirale.
Laurent-Eric Le Lay, directeur
des sports de France Télévisions,
se réjouit que les chaînes de télévi-
sion privées et publiques se parta-
gent les droits de retransmission,
notamment à l’heure de la con-
currence de la plate-forme Prime
Video sur le terrain du sport.
« On montre ainsi que les chaî-
nes de télévision gratuites peuvent
s’entendre pour toucher un maxi-
mum de Français », dit-il. « On
trouvait important que les
­téléspectateurs puissent accéder
à la compétition gratuitement,
étant donné qu’elle se déroule
sont confiées au demi d’ouver-
ture Richie Mo’unga.
Si le sélectionneur a hésité pour
ce poste stratégique, Mo’unga
s’est imposé en 2022 dans l’enfer
de l’Ellis Park : sur les quatorze
matchs joués depuis, il en a dis-
puté treize et a été titulaire onze
fois avec le numéro 10 dans le dos.
« La façon dont Mo’unga, les Bar-
rett et [l’ailier] Will Jordan jouent
ensemble nous donne un énorme
avantage, notamment dans le jeu
au pied », insiste Sean Fitzpatrick.
Ultime signe de fragilité
L’étiquette de favoris du Mondial
perpétuellement collée sur le
front des Néo-Zélandais avait fini
par pâlir. Elle a repris des cou-
leurs. Pourtant, des signes inquié-
tants continuent de planer. Mal-
gré un effectif de très haut niveau,
l’exceptionnelle lignée qui leur a
permis de dominer le rugby mon-
dial dans les années 2010 n’a pas
encore tout à fait trouvé de suc-
cesseur et le réservoir semble
s’assécher. En 2022, pour la
deuxième année de rang, aucun
All Black n’a été nommé pour le
titre de meilleur joueur du
monde. La dernière fois que l’un
d’eux s’est offert la récompense,
c’était en 2017.
Cet été, lors des championnats
du monde des moins de 20 ans,
les Baby Blacks ont été humiliés
par les Français et sortis dès la
phase de poules, pour la troi-
sième fois en cinq éditions. A cela
dans l’Hexagone », estime aussi
M. ­Pellissier.
Le groupe M6 espère profiter de
l’occasion pour élargir son public
devant la télévision comme sur le
numérique. « On va toucher la
­cible publicitaire des hommes
de moins de 50 ans, alors que
­notre public est majoritairement
féminin », explique Frédéric de
Vincelles, directeur général des
programmes au sein du groupe
M6, imaginant que ces mêmes
hommes pourraient s’inscrire
sur la plate-forme du groupe pour
regarder des matchs de NFL, la
­ligue de football américain, diffu-
sés à partir du 10 septembre.
| 17
s’ajoute toujours la fragilité fi-
nancière de la fédération, souli-
gnée dans un rapport au vitriol
publié fin août.
Un ultime signe de la fragilité est
apparu, au soir du 25 août, dans
le stade londonien de Twicken-
ham. Les All Blacks se sont heurtés
au mur d’os et de muscles de
l’équipe d’Afrique du Sud, venus
pour ce match de préparation au
Mondial comme on va à la guerre.
Les All Blacks ont quitté le Royau-
me-Uni mâchés et humiliés avec
dans leurs valises la pire défaite de
leur histoire (35 à 7) et guère de
place pour de la confiance, à deux
semaines du choc contre les Bleus.
De quoi les faire avancer dans
un costume d’outsider, face à des
Français revêtus de l’habit de
grand favori de « leur » Mondial.
Une situation inédite qui ne dupe
pas Fabien Galthié, le sélection-
neur français. Sait-il qu’en 1987
et 2011, les Néo-Zélandais avaient
perdu leur dernier match de pré-
paration avant de s’offrir la cou-
ronne mondiale ? « Depuis que le
rugby existe, [la Nouvelle-
Zélande] est la meilleure équipe au
monde. Donc le 8 septembre, nous
aurons la meilleure équipe au
monde en face de nous », a averti
le technicien tricolore après la dé-
route des All Blacks face aux
Springboks. Il sait que la bête
noire n’est jamais aussi dange-
reuse que lorsqu’elle flaire l’odeur
du Mondial. p
Martin Untersinger
Alors que la consommation de la
télévision a été bouleversée par
la vidéo à la demande, les grands
événements sportifs internatio-
naux restent, avec l’information,
les perles rares capables de fédérer
un large public en direct. Si TF1 n’a
pas partagé de pronostics,
la chaîne rêve de décrocher la
meilleure audience de l’année ou
de battre son record d’audience
pour un match de rugby. La demi-
finale de Coupe du monde perdue
par la France face à l’Angleterre,
en 2007, avait réuni 18,3 millions
de téléspectateurs en moyenne,
avec un pic à plus de 20 millions. p
Brice Laemle
 Économie & Entreprise
0123
18 | ­
­Vendredi 8­ septembre 2023

Logement : « La crise, violente, était écrite »

Véronique Bédague, la PDG du groupe immobilier Nexity, déplore l’indifférence de l’exécutif

Entretien

P
atronne de Nexity, l’un
des plus importants
groupes français d’im-
mobilier, Véronique Bé-
dague analyse la crise du loge-
ment qui frappe le pays. L’an-
cienne directrice du cabinet de
Manuel Valls à Matignon, pres-
sentie pour être première minis-
tre au printemps 2022 (elle a fina-
lement refusé), ne cache pas la
gravité de la situation et fustige
l’immobilisme du pouvoir actuel.

Ce n’est pas la première fois

que vous sonnez l’alarme
sur la crise du logement, mais
celle-ci s’aggrave. Quelle est
la nature de cette crise ?
J’ai alerté dès le mois d’octobre
[2022]. J’adresse à ce moment-là
une lettre au président de la Répu-
blique, au premier ministre et
aux ministres concernés. Je les
mets en garde sur ce qui est en
train d’arriver maintenant : une
restriction majeure des crédits
immobiliers, avec des prêts en re-
cul de 45 % sur un an. Dans n’im-
porte quelle industrie où les
clients se voient coupés de leurs
moyens de paiement dans une
telle proportion, quelqu’un regar-
derait ce qui se passe.
On alerte aussi sur les consé-
quences : il y aura moins de pro-
duction de logements neufs, une
raréfaction des possibilités de lo-
cation et, au bout du compte, les
plus modestes, les plus fragiles,
vont se retrouver dehors. Il y a
aujourd’hui 2 000 enfants à la rue
en France, ça me choque.
L’histoire était écrite, elle a lieu.
C’est la chronique d’une crise an-
noncée, et elle est violente. Les
chiffres sont encore pires que ce
qu’on pouvait anticiper. Entre
avril 2022 et mars, les réserva-
tions de logements neufs ont
chuté de 45 %, et c’est encore plus
fort pour les maisons individuel-
les. Il y a 13 % de logements mis en
chantier en moins, et le mouve-
ment va s’accentuer, avec un effet
sur l’emploi dans le secteur du
­bâtiment et travaux publics [BTP].
Dans notre métier de promoteur,
on voit à l’avance ce qui va se
­produire. Nous n’avons pas été
entendus. Il fallait traiter la crise
alors qu’elle était en train de se
nouer, et non pas attendre qu’elle
soit installée, parce que alors, cela
coûte beaucoup plus cher.
Comment la situation
évolue-t-elle en cette rentrée ?
La production de crédits ralentit
encore, donc nous allons enre­-
gistrer moins de réservations, et
nous lancerons moins de chan-
tiers. Or, le logement neuf met de
l’huile dans les rouages, il permet
le mouvement. Pourtant, on dis-
suade l’investissement immobi-
lier, qui n’est pas traité à égalité
avec les autres placements. Il est
surtaxé. Et l’avantage Pinel [qui
permettait aux particuliers acqué-
rant des appartements neufs pour
les louer à des locataires modestes
de bénéficier d’une réduction
­d’impôt] a été supprimé.
Donc il y aura moins de mouve-
ments dans le parc ancien, en rai-
son de la hausse des taux, mais
aussi parce que l’option du neuf
n’existe quasiment plus. Le loge-
ment social est également grippé.
Or, la crise du neuf a un impact
sur ce parc : dans la production
globale de Nexity, 30 % sont des
logements sociaux. Donc quand
j’arrête de produire, j’entraîne
avec moi le logement social.
Il manque aussi des logements
pour les étudiants…
Une étude d’opinion vient de
montrer que 12 % des étudiants
renoncent à une formation parce
qu’ils ne trouvent pas de loge-
ment. Il a été demandé aux pro-
moteurs de produire beaucoup
Lors de l’université d’été du Medef, à Paris, le 28 août. Bloomberg via Getty Images
moins de studios et de deux-piè-
ces parce que les maires préfèrent
des grands appartements fami-
liaux. Or, les petites surfaces sont
très demandées par les couples
séparés, ces gens-là sont salariés
et donc prioritaires sur les étu-
diants sur ces produits. Donc les
jeunes sont renvoyés vers les rési-
dences étudiantes, qui ne sont
pas suffisantes. Les nôtres étaient
complètes dès fin juillet.
Combien de temps cette crise
va-t-elle durer ?
Elle peut durer longtemps. Con-
cernant le crédit immobilier, on
peut espérer que les taux de la
Banque centrale européenne
vont se stabiliser, et qu’avec
l’ajustement du taux d’usure les
banques vont recommencer à
prêter. Les optimistes nous disent
que, début 2024, nous pouvons
espérer la reprise du flux de
­crédits immobiliers.
Mais le temps de l’immobilier
est un temps long. Les Français
vont se sentir bloqués, sans pos-
sibilité de mobilité, les plus mo-
destes vont devoir renoncer à la
petite maison qu’ils voulaient
s’offrir, parce qu’il n’y a plus de
prêts à taux zéro [PTZ]…
Cette crise-là va se durcir, il va y
avoir un vrai sentiment de frus-
tration parmi les Français. Ceux
qui ont des moyens se logeront,
mais les jeunes, les nouveaux
­entrants ne peuvent plus acheter
et ont du mal à trouver une loca-
tion. Des étudiants rentrent chez
leurs parents, pour eux, ce n’est
pas un progrès. On ne traite pas
bien nos jeunes.
La crise va-t-elle se régler
par une chute des prix ?
Aux Etats-Unis, les prix de l’im-
mobilier augmentent, alors que
les taux y sont plus élevés. C’est
parce qu’il n’y a pas d’offre. Ici
aussi, le marché est en déséquili-
bre, on manque de logements. Je
ne vois donc pas comment les
prix pourraient baisser de 20 %, le
chiffre souvent avancé par les
­experts. En revanche, un autre
phénomène se produit. Aupa­-
ravant, la valeur d’un bien était
liée à sa localisation. Désormais
s’ajoute le facteur de la qualité
énergétique, et, dans un marché
où la part des passoires thermi-
ques est très élevée, cela peut ex-
pliquer la baisse actuelle des prix.
Comment les ménages pour-
ront-ils alors acquérir un loge-
ment ou simplement se loger ?
Comme aux Etats-Unis, les
­ménages vont consacrer une part
plus importante de leur budget
aux dépenses immobilières. La
hausse actuelle des salaires en
France va les aider. Il n’est par
ailleurs pas impossible que les
taux redescendent.
Cette crise est-elle comparable
aux précédentes, notamment
à celle des années 1990 ?
Ce qui change aujourd’hui, c’est
la relative indifférence, ou le man-
que de moyens, de la sphère pu-
blique. L’exécutif continue à dire
qu’il faut faire des économies sur
le logement, ça, c’est inédit dans
un moment de crise très rapide.
Le gouvernement passe son che-
min. En 2008, on a réglé la situa-
tion avec le dispositif Scellier – un
avantage fiscal important – et des
achats massifs, par la Caisse des
dépôts, d’appartements neufs qui
ne trouvaient pas preneurs.
Là, on nous explique que les
particuliers qui investissent dans
l’immobilier sont déjà dans un
paradis fiscal et qu’il faut surtout
ne rien faire. Heureusement, Ac-
tion Logement [le collecteur de la
participation des entreprises à l’ef-
fort de logement] fait son job, en
se substituant aux acheteurs qui
n’ont pas pu aller au bout de leur
projet d’acquisition dans le neuf.
Qui a encore accès
à la propriété aujourd’hui ?
Les ménages qui ont beaucoup
de moyens. Le recentrage du PTZ
sur les zones les plus tendues est
en réalité une coquille vide, car les
plus modestes n’ont pas accès à
l’immobilier dans ces territoires
« Loger
correctement
les Français
est un
investissement
assez productif
pour le contrat
social »
les plus attractifs. Ces prêts so-
ciaux seraient utiles dans les
­zones non tendues. Donc il n’y
aura plus de PTZ, c’est le principe
de l’économie budgétaire.
Pourquoi le Conseil national
de la refondation (CNR) consa-
cré au logement, cette grande
concertation des profession-
nels proposée par le gouverne-
ment, s’est-il révélé décevant ?
Il y a dans la sphère publique
l’idée qu’en réalité nous n’avons
pas besoin de logements, compte
tenu des projections démogra-
phiques, du nombre de loge-
ments vacants et des résidences
secondaires – mais soyons clairs
dans ce cas-là, et disons qu’on les
interdit. Et puis, les vacances de
longue durée ne se situent pas
dans les zones qui attirent les
­populations et les emplois. Et ces
biens, il faudra les rénover, car je
mets quiconque au défi d’y instal-
ler sa famille. Nous avons donc un
différend sur le diagnostic.
Il y a par ailleurs un vrai pro-
blème financier : l’Etat est très en-
detté, le coût de la dette devient
très élevé, donc le gouvernement
est dans une équation budgétaire
très compliqué, scrutée par les
agences de notation. Durant le
CNR, Elisabeth Borne a cependant
reconnu qu’il y avait un besoin de
logements, et elle a fait des pro-
messes : les préfets devaient en-
gager un dialogue avec les maires
sur les besoins, il allait falloir
ajouter des villes à la liste de celles
accessibles au logement intermé-
diaire en lien avec la politique de
réindustrialisation et il fallait re-
voir la fiscalité du parc locatif
pour le prochain projet de loi de
finances. J’attends de voir. Il ne
s’est toujours rien passé. La pre-
mière ministre ne s’est pas enga-
gée sur beaucoup de choses, mais
ce sur quoi elle s’est engagée, il
faut le faire !
Comment faudrait-il revoir
la fiscalité locative ?
Nous demandons d’abord un
statut fiscal équitable qui nous
permettrait d’atteindre une ren-
tabilité comparable à celle
d’autres investissements. Quant
à la fiscalité locative, nous avons
aujourd’hui un système invrai-
semblable. Si vous êtes un inves-
tisseur, soit vous logez une fa-
mille, et vous vous prenez une fis-
calité en pleine figure, soit vous
logez pour des séjours de courte
durée des gens qui paient à
l’avance, et ça vous rapporte plus.
Un nouveau ministre
du logement a été nommé.
Qu’attendez-vous de lui ?
Patrice Vergriete connaît bien le
secteur, mais son action sera,
comme toujours, le résultat des
arbitrages interministériels. Ber­-
cy considère que le logement,
c’est beaucoup d’argent dépensé.
En réalité, la fiscalité du logement
rapporte beaucoup à l’Etat, et elle
augmente. On peut parler de ma-
traquage fiscal. La taxe foncière va
augmenter de plus de 10 %, et c’est
normal, c’est la seule ressource
qu’on a laissée aux collectivités.
Autrefois, la taxe foncière, vous la
regardiez du coin de l’œil lorsque
vous achetiez un bien ; mainte-
nant, il faut presque l’ajouter à
­votre taux d’emprunt.
Il flotte dans l’air l’idée que le
­logement ne serait pas productif.
Pourtant, loger correctement les
Français, donner aux jeunes les
moyens d’avoir accès à leur for-
mation, leur redonner de l’espoir,
faire que tous les ménages pen-
sent qu’ils peuvent bouger, c’est
un investissement qui est assez
productif pour le contrat social.
Depuis le coup de frein sur
le logement neuf, des rumeurs
de plan social circulent
dans le secteur. Qu’en est-il ?
Si vous parlez de Nexity, ce n’est
pas le sujet du moment. Cela dé-
pendra de combien de temps tout
cela dure. Mais, oui, on a resserré
la voilure, réduit des filiales, mu-
tualisé des fonctions, aussi pour
réduire les coûts de production.
On embauche encore dans des
métiers spécifiques, et sinon on
ne recrute pas, et il y a des départs
qu’on ne remplace pas. On s’al-
lège, au fil de l’eau, car je dois
­produire les 20 000 logements
que j’ai en réservation.
Chez Nexity, la réhabilitation
représente 10 % de l’activité.
Pourquoi n’y en a-t-il pas plus ?
En réalité, souvent, vous réno-
vez pour faire du neuf à côté, donc
je ne sais pas très bien faire le dé-
compte. Mais cela va devenir une
part importante de notre activité.
On travaille déjà beaucoup sur la
régénération urbaine. On s’est or-
ganisés pour avoir des compéten-
ces très fines dans ces métiers-là.
Est-il possible de traverser
cette crise sans remettre en
cause les enjeux climatiques,
qui appellent à plus de sobriété
sur l’emploi des ressources
et des sols ?
Je ne les vis pas différemment.
La crise climatique est là, et nous
faisons déjà beaucoup. Le zéro
­artificialisation net est un vrai ef-
fort collectif, comme la réglemen-
tation environnementale RE2020
et la loi Climat et résilience. Je les
applique avec d’autant plus
d’énergie que j’y crois. Aux Etats-
Unis, ils n’ont rien de tout ça.
Le marché finira par reconnaî-
tre les entreprises qui sont réel­-
lement engagées. Je ne propose
jamais d’abandonner ces engage-
ments-là parce que nous traver-
sons une crise financière. Sinon,
on se perd. p
Propos recueillis par
émeline Cazi
et Véronique Chocron
0123
­
­Vendredi 8­ septembre 2023
Big Pharma veut sauver son Altice envisage d’ouvrir
le capital de SFR
modèle florissant face à Joe Biden
Alors que le président américain a lancé une offensive pour faire baisser
les prix des traitements coûteux, les laboratoires contre-attaquent
S
oyons clairs : je ne reculerai
pas. » Face à la fronde des
laboratoires pharmaceuti-
ques, le président améri-
cain, Joe Biden, a affiché sa déter-
mination, vendredi 29 août. « Il n’y
a aucune raison pour que les Amé-
ricains soient contraints de payer
plus cher que n’importe quel pays
développé pour des médicaments
qui sauvent des vies, simplement
pour remplir les poches de Big
Pharma », poursuit avec fermeté le
locataire de la Maison Blanche.
Quelques heures plus tôt, le mi-
nistère de la santé dévoilait la liste
des dix premiers médicaments
qui feront prochainement l’objet
de négociations de prix à la baisse
entre les laboratoires pharma-
ceutiques et Medicare, le système
d’assurance-santé fédéral pour
les plus de 65 ans, qui couvre
quelque 65 millions d’Améri-
cains. Attendue depuis plusieurs
mois, l’annonce n’a guère surpris.
Elle n’en a pas moins suscité de
vives critiques de la part des labo-
ratoires, qui, jusqu’ici, jouissaient
d’une totale liberté sur la fixation
des tarifs de leurs traitements aux
Etats-Unis. Le patron du lobby na-
tional des industriels pharmaceu-
tiques, Stephen Ubl, a dénoncé
« un processus précipité », axé sur
le gain politique à court terme,
prédisant « des conséquences né-
gatives importantes longtemps
après le départ » de l’administra-
tion en place.
Depuis la promulgation de l’In-
flation Reduction Act, en
août 2022, dont un volet prévoit
d’autoriser Medicare à négocier le
Les Canadiens pris à la gorge
par les taux d’intérêt élevés
Très endettés à taux variable, les débiteurs immobiliers du pays
souffrent des hausses du loyer de l’argent depuis mars 2022
Montréal - correspondante
U n répit. Après avoir relevé
à dix reprises son taux di-
recteur, le portant de
0,25 % en mars 2022 à 5 % en juillet
dernier, la Banque du Canada a an-
noncé, mercredi 6 septembre, sa
décision de laisser ce taux in-
changé, à son plus haut niveau de-
puis vingt-deux ans. La banque
centrale canadienne reconnaît
que l’économie du pays n’est plus
en surchauffe, même si l’inflation
à 3,3 % sur un an, en juillet, est tou-
jours au-dessus de sa cible des 2 %.
Cette pause a provoqué chez les
emprunteurs canadiens un bref
soupir de soulagement ; car depuis
dix-huit mois, les taux d’intérêt
pratiqués auprès des entreprises
et des particuliers ont suivi l’envo-
lée de ce taux directeur.
Le choc a été d’autant plus rude
que 35 % des acheteurs de biens
immobiliers au Canada contrac-
tent des prêts à taux variable. Un
pari longtemps gagnant qui se ré-
vèle aujourd’hui hasardeux voire
dangereux pour leurs finances
personnelles. « En moins de deux
ans, avec un taux passé de 2 % à
près de 6 %, nos mensualités ont
plus que doublé, pour frôler désor-
mais les 2 500 dollars par mois
[1 700 euros] », témoigne Caroline
Berthiaume, une productrice
audiovisuelle indépendante, qui a
contracté, avec son conjoint,
en 2021, un emprunt équivalant à
250 000 euros pour l’achat d’un lo-
gement à Sherbrooke, au Québec
prix de certains traitements oné-
reux, les industriels du médica-
ment n’ont pas ménagé leurs ef-
forts pour enterrer la mesure, sans
toutefois parvenir à rallier l’opi-
nion publique.
Selon un sondage de l’organisa-
tion à but non lucratif West
Health, 83 % de la population y se-
rait favorable. Le système de santé
américain, en laissant la main-
mise aux labos et à leurs intermé-
diaires, a conduit à une singularité
locale : les Américains payent
leurs médicaments plus cher que
dans n’importe quel autre pays du
monde. Résultat, nombre d’entre
eux renoncent à se soigner.
Front judiciaire
Peu enclins à rogner leurs profits
sur ce juteux marché – les Etats-
Unis représentent 40 % des ventes
de médicaments dans le monde –,
les laboratoires ont lancé, cet été,
une contre-offensive sur le front
judiciaire. MSD (appelé Merck aux
Etats-Unis) a été le premier à
ouvrir le bal devant les tribunaux,
avant d’être imité par Johnson
& Johnson, Bristol Myers Squibb,
Astellas, AstraZeneca et Novartis.
Mais, pour la première fois au pays
des Big Pharma, les laboratoires
pharmaceutiques pourraient es-
suyer une défaite majeure.
Pour l’éviter, les fabricants bran-
dissent les conséquences des bais-
ses de prix sur le financement de
la recherche et développement
(R&D) de nouveaux médica-
ments, arguant qu’elles ébranle-
ront le modèle économique de
l’industrie pharmaceutique. La
destiné à leur fille. « Nous ne fai-
sons plus que rembourser les inté-
rêts, sans nous attaquer au capital.
Ça nous brise le cœur, mais si la
hausse des taux devait se poursui-
vre [ce que la Banque du Canada
n’a pas exclu le 6 septembre], nous
devrons nous résoudre à vendre. »
Pour faire face aux échéances,
cette Montréalaise explique pou-
voir « se serrer la ceinture », pour
l’instant, « mais, pour les familles
aux revenus plus modestes, ou cel-
les qui aimeraient avoir accès à la
propriété », la période est « drama-
tique », convient-elle.
« Un risque systémique »
En Colombie-Britannique et en
Ontario, deux provinces cana-
diennes où les prix immobiliers
sont au plus haut, notamment à
Vancouver et à Toronto, des ména-
ges, pris à la gorge, allongent leur
durée d’emprunt jusqu’à quatre-
vingt-dix ans et plus, pour garder
leur bien. La pression exercée sur
la classe moyenne est devenue si
préoccupante qu’elle a poussé les
autorités politiques de ces provin-
ces à tenter d’infléchir la politique
monétaire de la banque centrale,
dont l’indépendance est pourtant
garantie par la loi.
« Les gens [ici] souffrent déjà (…),
je vous demande de considérer
l’impact humain des augmenta-
tions de taux », a écrit, dans une let-
tre rendue publique, David Eby, le
premier ministre de la Colombie-
Britannique, peu avant la décision
de la Banque du Canada. Son ho-
Selon
les industriels,
des baisses de
prix freineront
le financement
de la recherche
et le
développement
de médicaments
mise au point de nouveaux traite-
ments est longue et onéreuse. Il
faut, en moyenne, une dizaine
d’années de recherche et dévelop-
pement (R&D) avant qu’un médi-
cament ne soit commercialisé.
Pour supporter ces coûts, les la-
boratoires comptent sur la
manne que leur rapportent leurs
produits déjà en vente. En abais-
sant ces profits, relèvent-ils, Me-
dicare condamnera les indus-
triels à réduire leurs investisse-
ments dans de nouveaux pro-
grammes, freinant l’arrivée de
potentiels remèdes pour les ma-
lades qui demeurent aujourd’hui
dans une impasse thérapeutique.
Pis, la mesure pourrait, selon
eux, contraindre la filière à favori-
ser la recherche sur certaines pa-
thologies au détriment d’autres
maladies. Les conditions d’éligibi-
lité à une négociation de prix par
Medicare diffèrent selon la tech-
nologie utilisée. Les médicaments
à grosses molécules, produits à
partir d’organismes vivants, pour-
mologue de l’Ontario, Doug Ford,
s’est montré plus direct : « Vous
voulez détruire la vie des gens, vous
voulez voir les gens faire faillite et
perdre leur maison ? Il suffit d’aug-
menter les taux d’intérêt. »
C’est cependant moins la pres-
sion politique que l’ensemble des
indicateurs économiques du pays
qui a poussé la banque centrale à
décréter une pause ; le ralentisse-
ment de l’économie canadienne,
avec un PIB reculant de 0,2 % au
deuxième trimestre de 2023, a, no-
tamment, fait s’éloigner la crainte
d’une reprise aiguë de l’inflation.
« Mais le niveau d’endettement
des ménages canadiens, largement
dû à leurs emprunts immobiliers,
est tel [depuis 2021, cette dette re-
présente 100 % du PIB canadien,
soit le niveau le plus important des
pays du G7] qu’il fait courir un ris-
que systémique aux établissements
bancaires du pays, explique Valeri
Sokolovski, professeur de finances
à l’université d’Alberta. Si la hausse
des taux d’intérêt devait se poursui-
vre au rythme de ces derniers mois,
elle placerait les banques canadien-
nes face au risque de défaut de paie-
ment de leurs clients », prévient-il.
Le 25 octobre, la Banque du Canada
annoncera si elle continue à don-
ner un peu d’oxygène aux entre-
prises et aux ménages, ou si, fidèle
à sa priorité de maîtriser l’infla-
tion, elle décide de redresser en-
core son taux directeur, et donc
d’alourdir la charge des emprun-
teurs canadiens. p
Hélène Jouan
Économie & Entreprise | 19
ront y être soumis treize ans après
leur approbation, contre neuf ans
pour les médicaments à petites
molécules, généralement fabri-
qués par synthèse chimique.
Un délai jugé trop court pour
rentabiliser le médicament. « Aux
Etats-Unis, de nombreux antican-
céreux sont d’abord lancés dans
une indication orpheline [mala-
dies rares], puis leur utilisation
s’étend au fil du temps à d’autres
populations », souligne le labora-
toire AstraZeneca, qui cite l’exem-
ple du Lynparza. Autorisé en 2014
pour traiter les cancers de l’ovaire
en phase avancée, ce médicament
à petites molécules a décroché
neuf ans plus tard un feu vert
dans le cancer de la prostate après
le financement de nouveaux es-
sais cliniques. « Si l’Inflation Re-
duction Act avait été en place, il y
aurait eu d’importants facteurs de
dissuasion », souligne l’industriel.
Si un rapport du Congressional
Budget Office, une agence fédé-
rale, reconnaît que la mesure
pourrait affecter en partie l’arri-
vée de nouveaux traitements sur
le marché, les chiffres divergent
sur l’ampleur de l’impact.
Le basculement de Medicare
vers un système de négociation
des prix à l’européenne interroge
au-delà des Etats-Unis. Car les mé-
dicaments développés par les Big
Pharma profitent aux patients du
Vieux Continent. Privés en partie
de la vache à lait américaine, les la-
bos pourraient être tentés de né-
gocier plus âprement sur leurs
autres marchés. p
Zeliha Chaffin
C a r bu ra nt
Bruno Le Maire demande
à TotalEnergies
de prolonger le
plafonnement des tarifs
Le ministre de l’économie,
Bruno Le Maire, a demandé,
jeudi 7 septembre, au PDG
de TotalEnergies, Patrick
Pouyanné, de prolonger le
plafonnement du prix du
carburant à 1,99 euro par li-
tre au-delà du 31 décembre,
tout en écartant la possibi-
lité d’une intervention du
gouvernement. – (Reuters.)
Vacc i ns
Grippe : Sanofi inaugure
la plus grande usine
d’Europe dans l’Eure
Le groupe a inauguré mer-
credi 6 septembre de nouvel-
les capacités de production et
de conditionnement de vac-
cins contre la grippe dans son
usine de Val-de-Reuil (Eure),
qui devient ainsi le plus grand
site d’Europe pour cette fabri-
cation. L’investissement
s’élève à 250 millions d’euros.
T ra n s p ort
Le train de nuit
Berlin-Paris sera relancé
le 11 décembre
Le train de nuit entre Berlin
et Paris, qui avait été sup-
primé en 2014, sera relancé
le 11 décembre et passera par
Strasbourg, a indiqué, mer-
credi 6 septembre, la compa-
gnie autrichienne ÖBB, qui
gérera cette liaison. – (AFP.)
Ha bi ll em e nt
Naf Naf, nouvelle
victime de la crise
de l’habillement
Naf Naf a été placé, mercredi
6 septembre, en redresse-
ment judiciaire, endetté
notamment en raison
de loyers impayés durant
la crise liée au Covid. – (AFP.)
Deux banques d’affaires ont été mandatées.
Objectif : désendetter le groupe de télécoms
P atrick Drahi semble déter-
miné à engager le désen-
dettement d’Altice, son
groupe de télécoms et de médias.
Au point d’aller jusqu’à vendre
une partie du capital de SFR, son
principal actif en Europe. Selon
nos informations, la banque d’af-
faires Lazard a été chargée de ce
dossier, avec l’appui de BNP Pari-
bas. Objectif : trouver les
meilleurs acheteurs potentiels et
les mettre en concurrence. La
taille du bloc mis en vente n’est
pas connue. Ni le prix espéré. Al-
tice, Lazard et BNP Paribas ne font
pas de commentaire.
Racheté par Altice France, en
avril 2014, l’opérateur est numéro
deux en France derrière Orange.
Il compte 20,5 millions de clients
dans le mobile et 6,5 millions
dans le fixe (ADSL et fibre). Mais il
souffre d’une lourde dette :
23,8 milliards d’euros au 30 juin.
Un fardeau qui va devenir de plus
en plus lourd à porter du fait de la
remontée des taux d’intérêt ces
derniers mois, d’autant qu’il
­traverse une mauvaise passe
commerciale. SFR a perdu
235 000 abonnés dans le mobile
depuis le début de l’année.
Malgré ces mauvaises perfor-
mances, des fonds d’investisse-
ment pourraient se montrer inté-
ressés par un bout du capital de
l’opérateur télécoms, un secteur
relativement sûr et générateur de
cash. Une participation des trois
autres opérateurs français
(Orange, Bouygues Telecom et
Free) semble en revanche plus
compliquée à envisager. Une telle
opération entraînerait un exa-
men approfondi des autorités
européennes de la concurrence.
Pertes & profits | streaming
par Phil ippe Esc ande
Universal-Deezer,
la guerre du bruit
Chacun sa définition de la musi-
que. Pour les contemplatifs,
le son de la pluie qui tombe est
un émerveillement tandis que de
nombreux bébés ne s’endorment
qu’au ronronnement de la voi-
ture ou du lave-linge. Mais faut-il
pour autant rémunérer les
auteurs de ces enregistrements
au même tarif qu’une chanson de
Stromae ou une interprétation de
Keith Jarrett ? Entre le bruit et la
musique, il y a l’artiste qui entend
vivre de son art. Le numérique a
renouvelé ce genre de questions.
L’accord conclu mercredi 6 sep-
tembre entre le premier produc-
teur musical mondial Universal et
la plate-forme française d’écoute
en ligne Deezer tente d’apporter
une première réponse. Elle ouvre
la voie à des changements ma-
jeurs dans le modèle économique
bancal de la musique sur Internet.
Dorénavant, les morceaux des
artistes professionnels, à savoir
ceux qui génèrent 1 000 écoutes
par mois de la part de 500 audi-
teurs uniques, seront payés le
double. Et si vous cherchez acti-
vement le dernier tube de Billie
Eilish en utilisant la recherche
ou en l’ajoutant à votre liste, elle
sera payée encore le double, soit
quatre fois plus qu’aujourd’hui.
L’idée est à la fois de distinguer
les bruits des artistes, de lutter
contre les algorithmes et l’intelli-
gence artificielle qui tentent de
profiter du système, et bien sûr
de mieux rémunérer les inter-
prètes. Une revendication récur-
rente de tous les artistes dans le
monde, lésés par le basculement
Or, celles-ci restent réticentes à
voir des opérateurs nationaux se
rapprocher, de peur que cela ali-
mente une hausse du prix des for-
faits. Sur ce plan, l’avis de Bruxel-
les attendu dans les prochaines
semaines sur le projet de rappro-
chement, en Espagne, d’Orange
et de MasMovil permettra de voir
si la Commission européenne a
changé de religion.
Pour assurer le désendettement
de son groupe, en France et à l’in-
ternational, M. Drahi envisage
d’autres ventes. Les Echos indi-
quaient, le 6 septembre, que le
groupe était sur le point de con-
clure la cession de ses centres de
données en France avec un fonds
d’investissement de la banque
américaine Morgan Stanley.
Affaire de corruption
Selon nos informations, Lazard
travaille sur une cession de Portu-
gal Telecom, logé chez Altice
­International. D’autres banques
ont été mandatées pour d’autres
actifs, comme Morgan Stanley et
Goldman Sachs pour la société de
vidéo publicitaire, Teads, ou un
opérateur télécoms en Républi-
que dominicaine. Altice Interna-
tional porte une dette de 8,5 mil-
liards d’euros. Seul BFM-TV et les
autres actifs dans les médias en
France (RMC…) échapperaient à ce
passage en revue, malgré de nom-
breuses marques d’intérêt.
Ces projets de cession intervien-
nent alors qu’une affaire de cor-
ruption éclabousse Altice depuis
l’arrestation, le 13 juillet, au Portu-
gal, d’Armando Pereira, associé
historique de M. Drahi et numéro
deux officieux du groupe. p
Olivier Pinaud
du CD vers l’écoute en ligne.
En moyenne, 1 000 écoutes
rapportent moins de 5 euros
de royalties à son auteur.
Incapable de gagner de l’argent
Cette ambition louable ne se réali-
sera qu’à condition que les autres
majors du disque et les grandes
plates-formes l’adoptent. Deezer
représente moins de 2 % du mar-
ché mondial, loin derrière Apple,
Tencent et Amazon, et encore
plus du leader, le suédois Spotify
et ses 550 millions d’utilisateurs.
Universal va tenter de les con-
vaincre. Mais, au-delà, c’est tout
l’écosystème de la musique nu-
mérique qui doit être revisité. Il
est anormal que Spotify engrange
les succès d’audience et soit inca-
pable de gagner de l’argent. Au
deuxième trimestre, il a affiché
302 millions de dollars (282 mil-
lions d’euros) de pertes, alors que
ses revenus augmentaient de 11 %.
Or, le temps est fini où les inves-
tisseurs et la Bourse finançaient
à fonds perdu des start-up au
modèle économique défaillant.
Même les leaders de leur secteur,
d’Amazon à Uber en passant par
Netflix, Deliveroo ou Spotify doi-
vent démontrer leur capacité à
survivre sans passer par les po-
ches de plus en plus fermées des
financiers. Avec un effet collatéral.
Comme pour les artistes, le nu-
mérique, qui promettait la diver-
sité, aboutit à une concentration
plus grande. Taylor Swift rafle la
mise, comme Apple ou Amazon.
Pour Spotifiy et plus encore Dee-
zer, il faut bouger d’urgence. p

20 | Économie & Entreprise
Concurrence sur le Web: épreuve de force à Bruxelles
Les négociations sur le Digital Markets Act – régulation appliquée à six géants du numérique – ont commencé
S
ur Internet, le DMA va ap-
porter plus de choix pour le
consommateur et moins
d’obstacles pour les petits
concurrents », s’est félicité le com-
missaire européen chargé du mar-
ché intérieur, Thierry Breton, mer-
credi 6 septembre, à propos du Di-
gital Markets Act. Ce règlement
européen franchit une étape avec
la désignation des six géants du
numérique concernés, parce que
leur valorisation boursière dé-
passe les 75 milliards d’euros ou
leur chiffre d’affaires est supérieur
à 7,5 milliards d’euros dans
l’Union européenne : Google, Ap-
ple, Meta (Facebook, Instagram,
WhatsApp), Microsoft, Amazon et
ByteDance (TikTok). Bruxelles a
aussi précisé les vingt-deux servi-
ces de ces entreprises concernés.
Ces acteurs ont jusqu’au
6 mars 2024 pour proposer des so-
lutions de mise en conformité
avec les règles du DMA, inspirées
des procès en droit de la concur-
rence : interdiction de favoriser
ses propres services et de croiser
des données entre ces derniers,
obligation de s’ouvrir aux concur-
rents, etc. Mais l’application du
DMA, unique au monde, est un
défi. Dans le dialogue entamé de-
puis des mois avec la Commission,
Apple, Google, Meta, Amazon et
Microsoft affichent leur bonne vo-
lonté mais font aussi de la résis-
tance sur certains points.
Dès les discussions sur la dési-
gnation des services, certains ont
cherché à faire valoir des excep-
tions. Vingt-deux services essen-
tiels (totalisant plus de 45 mil-
lions d’utilisateurs dans l’Union
européenne et 10 000 clients en-
treprises) ont été retenus, dont le
moteur de recherche de Google,
les environnements mobiles
d’Apple et de Google, les réseaux
sociaux Facebook et Instagram…
Mais Microsoft a contesté l’inclu-
sion de son moteur de recherche
Bing, estimant qu’elle renforcerait
le leader Google, ainsi que celle de
son navigateur Edge et de sa plate-
Apple, Microsoft,
Google, Amazon,
Meta et TikTok
ont jusqu’au
6 mars 2024
pour se mettre
en conformité
forme de publicité. Apple a, lui, de-
mandé l’exclusion d’iMessage, qui
le dispenserait de l’obligation d’in-
teropérabilité censée permettre la
communication avec les message-
ries WhatsApp ou Instagram.
Sur ces quatre services contes-
tés, la Commission a accepté
d’ouvrir une enquête de marché
qui déterminera d’ici à février s’ils
sont inclus. De plus, elle a déjà ac-
cepté d’exclure les logiciels d’e-
mails de Google et Microsoft,
Gmail et Outlook, pas considérés
comme des « contrôleurs d’accès »
entre des entreprises et les utilisa-
teurs. Bruxelles a toutefois lancé
une enquête sur l’opportunité
d’inclure l’environnement des ta-
blettes iPad d’Apple.
De plus, les échanges sur l’appli-
cation des règles elles-mêmes ont
déjà fait apparaître d’autres réti-
cences. Apple dit se préparer à pro-
poser des « écrans de choix » per-
mettant de choisir son navigateur
par défaut lors de l’installation
d’un iPhone. Mais, en parallèle, le
groupe continue de faire valoir
son hostilité envers une mesure
importante du DMA : l’obligation
de permettre à l’utilisateur d’ins-
taller des logiciels sans passer par
le magasin d’applications d’Apple
(par le site d’un éditeur ou un ma-
gasin d’applications alternatif).
Cette mesure est réclamée par
l’éditeur de jeux vidéo Epic ou le
service de musique Spotify, afin
d’éviter de payer la commission
de 15 % à 30 % prélevée par Apple.
« Nous restons inquiets des risques
créés par le DMA pour la protec-
tion de la vie privée et les données
de nos utilisateurs », argumente
Apple. Le fabricant de l’iPhone en-
visagerait, selon l’agence Bloom-
berg, de proposer le télécharge-
ment auprès de tiers mais en pra-
tiquant une vérification de sécu-
rité qui pourrait être payante…
« Démarche constructive »
Google a, selon nos informations,
affirmé à la Commission pouvoir
avancer vite sur les magasins d’ap-
plications alternatifs, déjà autori-
sés sur ses smartphones Android,
ou sur les écrans de choix du navi-
gateur, déjà proposés pour les mo-
teurs de recherche après une con-
damnation de Bruxelles en 2018.
Mais l’entreprise demande à la
Commission s’il serait possible
d’éviter, comme l’exige le DMA,
d’avoir à recueillir le consente-
ment de l’utilisateur pour chacun
de ses services afin de pouvoir
continuer à échanger des données
entre son moteur de recherche, sa
plate-forme de vidéo YouTube, etc.
Par ailleurs, Google défend sa
propre interprétation de l’inter-
diction de favoriser ses propres
services sur son moteur de recher-
che. Il a, certes, montré à des entre-
prises du secteur des compara-
teurs de vols comment leur ser-
vice pourrait y apparaître à côté
du sien (comme c’est déjà le cas
pour les comparateurs de prix, à la
suite de la condamnation par
Bruxelles dans l’affaire Google
Shopping). Mais le groupe n’es-
time pas avoir à faire de même
pour son service de cartographie
Percée chinoise
dans la technologie 5G
Le dernier smartphone de Huawei est équipé
d’un composant entièrement fait en Chine
Shanghaï - correspondance
D epuis une semaine, les
médias et experts chinois
célèbrent une victoire de
l’innovation chinoise : la commer-
cialisation du dernier smartphone
de Huawei. Le Mate 60 Pro, dispo-
nible en commande depuis le
29 août, intègre des capacités de
connexion 5G, malgré les sanc-
tions américaines qui empêchent
le géant chinois des télécoms de se
procurer ces puces électroniques.
Ce succès pose aussi des ques-
tions aux experts des semi-con-
ducteurs, y compris à Washing-
ton, où certains se demandent si
les sanctions ne devraient pas être
renforcées. La présentation du
smartphone coïncidait d’ailleurs
avec le séjour en Chine de la secré-
taire américaine au commerce,
Gina Raimondo, dont le ministère
est responsable des sanctions sur
les entreprises chinoises.
« Avancée symbolique »
La marque chinoise s’est montrée
discrète : l’entreprise ne men-
tionne même pas la 5G dans sa
communication. Les journalistes
spécialisés s’en sont aperçus en
recevant les appareils pour les tes-
ter. Le dernier smartphone de
Huawei équipé de la 5G datait de
2020 : il était doté de composants
mis au point par HiSilicon, filiale
de Huawei, mais gravés par TSMC,
le Taïwanais leader du marché.
Les sanctions de Washington con-
tre l’entreprise, renforcée chaque
année depuis 2019, avaient eu rai-
son de la 5G pour les téléphones
suivants, entraînant une chute
des ventes pour Huawei en 2021 et
2022. En octobre, les Etats-Unis
avaient élargi les sanctions à toute
l’industrie chinoise des semi-con-
ducteurs, empêchant en théorie
0123
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­Vendredi 8­ septembre 2023
Google Maps ou pour YouTube,
car, selon lui, en montrer des ver-
sions simplifiées sur son moteur
correspondrait à l’évolution du
marché de la recherche, qui intè-
gre désormais du visuel, des ré-
ponses rédigées par des intelligen-
ces artificielles, etc.
Meta a tenté de faire valoir que sa
messagerie Messenger était inté-
grée à Facebook, ce qui lui permet-
trait d’échanger des informations
entre les deux services, selon le
Wall Street Journal. Amazon pro-
met d’avoir « une démarche cons-
tructive » sur le DMA. Mais son
PDG, Andy Jassy, a mis en garde en
juin la Commission contre le ris-
que « de doublon et de conflit [du
DMA] avec les régulations nationa-
les », selon Bloomberg. Et Amazon
n’a pas hésité à contester devant la
justice sa soumission au Digital
Services Act, qui encadre la régula-
tion des contenus.
« L’application du DMA générera
des recours juridiques », anticipe
déjà Stéphanie Yon-Courtin, dé-
putée européenne (Renew). Joëlle
Toledano, membre du Conseil na-
tional du numérique et autrice de
GAFA. Reprenons le pouvoir !
(Odile Jacob, 2020), craint, elle,
une application « a minima ».
M. Breton assure, lui, que, « si les
solutions proposées par les entre-
prises ne sont pas assez bonnes, la
Commission n’hésitera pas à pren-
dre des mesures fortes ». Les sanc-
tions peuvent aller jusqu’à 20 %
du chiffre d’affaires mondial en
cas de récidive. p
Alexandre Piquard
Huawei de trouver des alternati-
ves pour graver ses puces 5G.
Avec le Mate 60 Pro, l’entreprise
prouve qu’elle a de la ressource.
Faute de détails, les experts multi-
plient les conjectures : l’entreprise
a-t-elle utilisé des vieux stocks de
2020 ? A-t-elle réussi à remplacer
les machines occidentales et japo-
naises ? D’après TechInsights, une
firme spécialisée mandatée par
Bloomberg, les circuits des puces
Kirin 9000s qui équipent le
smartphone, ont été produits par
SMIC, le leader chinois de la pro-
duction de puces électroniques.
Elles sont imprimées à une finesse
de 7 nanomètres, soit deux géné-
rations de retard par rapport aux
puces 5G des prochains iPhone 15,
gravées par TSMC à 3 nanomètres.
« Pour la Chine, cette avancée est
extrêmement symbolique, car elle
montre que les efforts massifs du
gouvernement américain et de ses
alliés n’ont pas réussi à empêcher
Huawei de progresser sur la
courbe technologique », estime
Paul Triolo, spécialiste des semi-
conducteurs au Paulson Institute,
à Washington. Pour lui, Huawei
risque toutefois d’avoir plus de
mal à produire des puces compé-
titives dans les années à venir.
SMIC, aussi visée par des sanc-
tions, ne dispose pas des machi-
nes les plus modernes, si bien que
les experts supposent que l’entre-
prise connaît un taux de défauts
importants pour atteindre 7 nano-
mètres. L’entreprise a-t-elle réussi
à augmenter l’efficacité du maté-
riel, ou son client est-il prêt à ac-
cepter le coût des composants ? Le
groupe a pu compter sur les aides
de l’Etat chinois : en 2022, Huawei
a reçu au moins 12,13 milliards de
yuans (1,5 milliard d’euros) de
bourses et de subventions. p
Simon Leplâtre
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­Vendredi 8­ septembre 2023
Reportage
Harewood End, Spalding
(Angleterre) - envoyé spécial
I
l vient de déposer un ca-
geot de fraises à l’arrière de
la camionnette, s’apprête à
repartir pour ne pas per-
dre la cadence, mais il
prend une minute pour
expliquer sa situation. Ce jeune
homme vient du Kirghizistan, où
il était directeur d’un projet d’as-
sainissement de l’eau pour le
compte d’une grande banque
de développement. Comment
s’est-il retrouvé à cueillir des
fruits dans le Herefordshire, dans
l’ouest de l’Angleterre ? « Je gagne
ici en une semaine ce que je ga-
gnais en un mois chez moi. Je suis
ici pour l’argent. »
Dans les champs de Christine
Snell, qui possède avec son mari
quelque 160 hectares de planta-
tions de fraises, de framboises, de
mûres et de cassis, de nouveaux
visages sont arrivés depuis quel-
ques années. Avec le Brexit et la
fin de la libre circulation des tra-
vailleurs européens, elle doit re-
cruter plus loin, beaucoup plus
loin. « Ils viennent désormais des
pays en “stan” : Kazakhstan, Kir-
ghizistan, Ouzbékistan… », expli-
que-t-elle. L’Asie centrale rem-
place l’Europe centrale pour lui
fournir la main-d’œuvre néces-
saire afin de cueillir 1 000 tonnes
de fraises et de faire tourner
l’usine d’emballages.
Hiérarchie des nationalités
Au pic de l’été, elle a besoin de
près de 300 personnes ; au creux
de l’hiver, une quarantaine suffit.
La plupart vivent sur place dans
de caravanes pour six mois au
maximum, la durée de leur visa.
Ils perçoivent le salaire minimal
(10,42 livres, soit 12,10 euros, de
l’heure), auquel s’ajoute une
prime qui peut dépasser 50 %
supplémentaires pour les plus
productifs, en fonction de la
quantité de fruits ramassés.
Dans les champs s’est désormais
installée une subtile hiérarchie
des nationalités. Au sommet se
trouvent des Européens, arrivés
avant le Brexit et ayant obtenu le
settled status, qui leur donne le
droit de rester au Royaume-Uni.
Beaucoup, comme Ion Avram, un
PLEIN CADRE
Les nouveaux immigrés
des fermes britanniques
En dépit des promesses des brexiters, le nombre de travailleurs
étrangers n’a pas diminué dans l’agriculture au Royaume-Uni,
qui doit faire appel à une main-d’œuvre venue d’Asie centrale
Roumain qui vient chez Mme Snell
depuis dix-neuf ans, passent l’hi-
ver dans leur pays d’origine et re-
viennent chaque été, le temps des
récoltes. Sous leur contrôle se
trouvent les nouveaux venus… La
plupart ne parlent pas un mot
d’anglais, ce qui ne simplifie pas la
communication. « Je parle un peu
le russe, eux aussi, et on réussit à se
comprendre dans cette langue »,
explique M. Avram. « C’est un tra-
vail dur, mais je reviens chaque an-
née pour l’argent », ajoute ce vété-
rinaire de formation, dont le fils
de 6 ans l’attend en Roumanie.
L’agriculture britannique fait
face à une sévère pénurie de
main-d’œuvre. « Les travailleurs
immigrés ont toujours été cru-
ciaux pour combler ce manque
dans la chaîne de production ali-
mentaire, mais en trouver devient
de plus en plus difficile », alertait,
en juin, John Shropshire, prési-
dent de G’s Fresh, un grand
groupe d’agroalimentaire, dans
un rapport sur le sujet remis au
gouvernement britannique. Le
Mer
ÉCOSSE du Nord
IRLANDE
DU NORD
ROYAUME-UNI
IRLANDE Spalding
PAYS
DE GALLES ANGLETERRE
Herefordshire
Harewood Londres
Manche
200 km FRANCE
Royaume-Uni, souligne-t-il, n’est
pas le seul pays à subir ce pro-
blème : « Nos collègues internatio-
naux et européens font face à des
obstacles similaires et étendent
leurs recherches d’ouvriers au-delà
des régions proches. » Mais, outre
un chômage à 4 % au Royaume-
Uni et les effets de la pandémie de
Covid-19, qui ont poussé beau-
coup de salariés à prendre leurs
distances vis-à-vis du travail, « un
accès réduit aux travailleurs de
l’Union européenne participe à ce
problème », note le rapport.
Agences accréditées
Dans les ravissantes collines ver-
tes de le Herefordshire, proches de
la frontière avec le Pays de Galles,
Mme Snell a vu les vagues d’immi-
grés se succéder depuis qu’elle a
fondé cette exploitation agricole
avec son mari, il y a plus de trois
décennies. A la fin des années
1990, Russes et Ukrainiens ve-
naient nombreux avec un système
de visas temporaires, similaire à
celui d’aujourd’hui. « Puis est ar-
rivé l’élargissement de l’Union
européenne à huit pays de l’Europe
centrale en 2004 et, trois ans plus
tard, à la Roumanie et à la Bulga-
rie… » D’un coup, le Royaume-Uni
s’est retrouvé avec une importante
main-d’œuvre à disposition.
Mais, depuis le 1er janvier 2021,
date de sortie du Royaume-Uni
du marché unique européen, il a
fallu retourner aux visas d’antan,
en allant chercher les travailleurs
plus loin. Depuis la guerre, les
Russes et les Ukrainiens ne sont
plus disponibles. Mme Snell, qui a
voté pour le Brexit, estime que ce
n’est pas un problème. « On ne fait
pas face à une pénurie de
Économie & Entreprise | 21
En 2021,
le gouvernement
avait limité
à 30 000 le
nombre de visas
saisonniers
dans le secteur.
En 2023, il l’a fait
passer à 45 000
main-d’œuvre. Au début, c’est vrai
que le gouvernement n’émettait
pas assez de visas, sans compter
que le Covid-19 a compliqué les
choses. Mais, désormais, on n’a
pas de problème de recrutement. »
Chaque automne, elle contacte
l’une des cinq agences accréditées
officiellement pour faire venir les
saisonniers et passe ses comman-
des de personnel pour la saison
suivante. Elle y trouve même un
certain intérêt par rapport aux sa-
lariés européens, qui pouvaient
quitter leur emploi après quel-
ques semaines s’ils trouvaient le
travail trop dur. « Avec les visas
temporaires, les travailleurs sont
liés à la ferme qui les a recrutés.
S’ils veulent changer d’employeur,
ils doivent me le demander et obte-
nir le feu vert du ministère de l’inté-
rieur. Sinon, ils sont bloqués ici »,
explique Mme Snell.
L’une des grandes promesses du
Brexit était de réduire l’immigra-
tion, de « reprendre le contrôle de
nos frontières », comme le répétait
l’ancien premier ministre Boris
Johnson. Cette perspective s’est
fracassée sur la réalité économi-
que du Royaume-Uni. Initiale-
ment, le gouvernement britanni-
que avait limité à 30 000 le nom-
bre de visas saisonniers dans
l’agriculture. En 2023, il l’a fait pas-
ser à 45 000, avec la possibilité
d’en ajouter 10 000 supplémen-
taires, si nécessaire. Encore insuf-
fisant, estime le rapport publié
par M. Shropshire : « Il faut envisa-
ger d’augmenter ou de retirer ce
plafond (…) et les visas doivent du-
rer neuf mois pour tenir compte de
plus longues périodes de récolte. »
Peu de volontaires locaux
L’exemple de l’agriculture illustre
la tentative avortée du gouverne-
ment britannique de se sevrer de
la main-d’œuvre étrangère bon
marché. L’objectif, promettait
M. Johnson, était d’aller vers une
économie « à forts salaires, fortes
compétences, forte productivité ».
Il fallait pour cela émettre moins
de visas et développer la forma-
tion au sein du Royaume-Uni.
Pour l’instant, c’est le contraire
qui s’est passé : l’immigration a
doublé depuis l’entrée en vigueur
du Brexit, avec près de 600 000
personnes qui se sont installées
au Royaume-Uni en 2022. Cette
statistique est certes gonflée par
l’accueil de 114 000 Ukrainiens et
de 52 000 Hongkongais, mais elle
va à l’encontre des attentes d’une
partie de l’électorat. Le flux mi-
gratoire ne s’est pas arrêté, il a
simplement changé : les Euro-
péens ne représentent plus que
13 % des arrivées, alors qu’ils
comptaient pour plus de la moi-
tié avant le Brexit.
Mme Snell adorerait recruter loca-
lement, mais dans le Hereford­-
shire le chômage est à 3 % et il y a
Une travailleuse
venue du Kirghizistan
récolte des fraises
dans les champs
de Christine Snell,
dans le Herefordshire,
au Royaume-Uni,
le 24 août.
JOHN BOAZ POUR « LE MONDE »
peu de volontaires pour passer la
journée à ramasser des fraises
contre le salaire minimal. Les
plantations sont désormais réali-
sées dans des sacs de terre posés
sur des tables, ce qui permet de
réaliser les cueillettes debout, plu-
tôt qu’accroupi, mais cette amélio-
ration des conditions de travail ne
suffit pas. Quant à augmenter les
salaires, c’est presque impossible
avec la pression sur les prix des
grandes enseignes de supermar-
chés britanniques, qui sont les
principaux clients de Mme Snell.
A l’autre bout de l’Angleterre,
près de la côte est, Brexit ou pas, la
petite ville de Spalding reste rem-
plie d’immigrés arrivés d’Europe
centrale. Dans cette région agri-
cole, surnommée la « vallée ali-
mentaire du Royaume-Uni » (UK
food valley) pour ses très nom-
breuses fermes de légumes, l’af-
flux d’immigrés depuis vingt ans
a été tel qu’il reste une masse criti-
que de travailleurs, permettant
d’éviter, pour l’essentiel, d’utiliser
des visas saisonniers. Ici, les épi-
ceries locales s’appellent « War-
saw Supermarket », « Baltic »,
« Kabanosik »… Les agences de tra-
vail temporaire, très nombreuses,
sont tenues par des salariées po-
lonaises et lituaniennes.
Au lendemain du référendum
pour le Brexit, en juin 2016, Mat-
thew Naylor, qui dirige une ex-
ploitation agricole de fleurs desti-
nées aux supermarchés, a décidé
de créer sa propre agence de re-
crutement. « En partie, c’était pour
compenser le départ de la
main-d’œuvre venue d’Europe cen-
trale. Mais aussi parce que les
agences ont souvent des pratiques
assez douteuses, exploitant les tra-
vailleurs. » Son pari était d’offrir
des conditions de travail et des ré-
munérations plus intéressantes
afin de fidéliser ses salariés. Sup-
primer la marge réalisée par les
agences de recrutement était une
première façon d’y parvenir.
Dans son champ de tournesols,
les grands gaillards qui font la
cueillette, essentiellement litua-
niens, sont payés 2,3 pence
(2,7 centimes) par fleur. Le salaire
minimal leur est garanti, mais ils
gagnent bien davantage, pouvant
empocher jusqu’à 1 500 livres
(1 750 euros) la semaine au pic de
la saison, assure M. Naylor. « Ils râ-
laient récemment parce qu’ils at-
teignent le taux d’imposition supé-
rieur, à 40 %. Ils me demandaient
de les payer au noir et me disaient
que c’était ce que mes concurrents
faisaient… » Il a refusé.
Lui était contre le Brexit. « Ça a
représenté un énorme change-
ment, mais c’était peut-être néces-
saire. Il fut un temps où il y avait
plein de main-d’œuvre pas chère
prête à travailler sans toilettes
dans les champs. C’est terminé et
c’est une bonne chose. » Il espère
que la nouvelle donne va mener à
plus de mécanisation et à de
meilleures conditions de travail.
Mais il le reconnaît volontiers : s’il
peut se permettre d’être attentif
aux conditions de travail, c’est
qu’après trente ans de dur labeur
son exploitation agricole est pros-
père. « J’étais plus dur autrefois. » p
Éric Albert
22 | Chaleur humaine
« Les glaciers sont nos châteaux d’eau,
et nous risquons de les perdre »
Dans cet épisode de notre podcast « Chaleur
humaine », consacré au changement
climatique, la glaciologue Heïdi Sevestre
nous aide à comprendre le rôle vital des
glaciers dans l’équilibre global du climat
et dans les ressources en eau potable
entretien
L
es pôles et les glaciers font partie
des zones les plus vulnérables
face au changement climatique
provoqué par la combustion des
énergies fossiles (pétrole, gaz,
charbon). D’ici à la fin du siècle,
entre 50 % et 80 % des glaciers du monde
pourraient avoir disparu. Les scientifiques
rappellent que 1 kilo de CO2 émis correspond
à 15 kilos de glaciers qui fondent. Pourquoi
les glaciers et les pôles sont-ils si fragiles face
au réchauffement ? Pourquoi sont-ils si im-
portants pour la vie humaine ? Comment
faire face à cette fonte accélérée ?
La glaciologue et exploratrice française
Heïdi Sevestre apporte des réponses dans cet
épisode du podcast « Chaleur humaine », dif-
fusé le 18 octobre 2022 sur le site du Monde.
Que change la fonte accélérée
des glaces dans l’équilibre climatique
global de la planète ?
Les glaces sont capitales pour nous. On y
pense rarement, parce que c’est tellement
lointain, dans les très hautes montagnes ou
dans les régions polaires. Mais notre quoti-
dien et notre futur dépendent de la santé de
ces glaces. Je parle des glaciers, des calottes
polaires – le Groenland et l’Antarctique –,
mais aussi de toutes les autres glaces,
comme le permafrost [pergélisol, en fran-
çais], le sol gelé en permanence. Ces glaces,
ce sont les meilleurs baromètres des dérègle-
ments climatiques, puisque, justement, c’est
de la glace ! Si les températures augmentent,
elles se rétrécissent. Mais elles sont aussi très
sensibles aux changements de précipita-
tions, comme de la neige : plus il y a de neige,
plus les glaciers sont contents, moins il y a de
neige, plus ils rétrécissent.
La première raison de l’importance des gla-
ces est le rôle qu’elles jouent dans la stabili­-
sation du climat. Aujourd’hui, 10 % des sur-
faces émergées sur Terre sont recouvertes de
glace. C’est immense, je pense qu’on a du
mal à se représenter ce que ça veut dire. Et
ces surfaces blanches agissent un peu
comme un miroir : elles ont cette capacité de
réfléchir les rayons du soleil en direction de
l’espace, donc ça maintient ces espaces de
montagnes et ces régions polaires froides. Et
le fait d’avoir des pôles froids et des hautes
montagnes froides stabilise le climat par-
tout sur Terre. Quand on parle du fait que
l’Arctique réagit très vite au dérèglement cli-
matique, que l’Arctique se réchauffe, ça per-
turbe le climat jusque chez nous en France.
Cette perte de glace a aussi d’autres
conséquences, par exemple la montée
des eaux, ou des conséquences sur
l’approvisionnement en eau potable…
Ces glaces sont notre plus grande réserve
en eau potable sur Terre. Quand on pense
aux glaciers de l’Himalaya, on parle vrai-
ment d’un château d’eau, ce sont des mil-
liards de personnes qui dépendent de l’eau
des glaciers tout au long de l’année, surtout
hors période de mousson. Aujourd’hui, si
on faisait fondre toutes les glaces sur Terre,
le niveau des océans augmenterait de
65 mètres. C’est monumental. Entre 0 et
10 mètres d’altitude sur les littoraux sur
Terre, on trouve 700 millions de personnes !
Avec des villes très actives, des espaces
­économiques florissants. Donc, même si on
perd une toute petite partie de cette glace
présente sur la planète, les conséquences
seront importantes.
Pourquoi l’augmentation
des températures a-t-elle autant
d’impact, notamment sur les pôles ?
Il y a un phénomène lié à la couleur de la
glace. Cette glace, tant qu’elle est blanche,
­
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qu’elle couvre beaucoup de surface, ­réfléchit
cette chaleur en direction de l’espace, mais,
aujourd’hui, un cercle vicieux est en train de
se mettre en place. Les glaces se réduisent,
prennent de moins en moins d’espace à
cause de l’augmentation des températures.
Et lorsqu’elles se retirent, elles laissent place
à des espaces qui sont beaucoup plus foncés,
comme des roches. Et ces surfaces qui sont
plus foncées absorbent beaucoup plus
­rapidement le rayonnement solaire, donc
elles se réchauffent et accélèrent encore
plus la fonte de la glace environnante. C’est
en partie pour cela qu’aujourd’hui les Alpes
françaises se réchauffent deux fois plus vite
que le reste de la planète, parce qu’elles
­perdent leur surface de neige et de glace ;
on détecte exactement les mêmes choses
dans les ­régions polaires, que ce soit l’Arcti-
que ou l’Antarctique.
Cela veut dire que, par exemple, pour
les glaciers du Mont-Blanc ou certaines
régions des Alpes, il va falloir s’habituer
à voir ces glaciers rétrécir et disparaître…
Nous sommes sur une trajectoire sur la-
quelle nous allons perdre pratiquement
tous les glaciers des Alpes d’ici à la fin du siè-
cle, dans les soixante-dix à quatre-vingts
prochaines années, si on continue à émet-
tre autant de gaz à effet de serre. Malgré
tous les efforts qui sont mis en place, toutes
les annonces, toutes les stratégies des diffé-
rents pays, aujourd’hui les concentrations
de CO2 continuent à augmenter dans l’at-
mosphère et les glaciers réagissent très vite
à cela. Si on continue ainsi, nous allons
­véritablement perdre nos châteaux d’eau,
nos ressources d’eau potable dans les Alpes
d’ici à la fin du siècle, qui ont un impact im-
portant pendant l’été.
Ce que je trouve particulièrement
inquiétant, c’est cette idée qu’il pourrait
y avoir une sorte de point de non-retour.
Y a-t-il un risque que la glace fonde
­tellement que, même si les
politiques climatiques étaient sur
la bonne trajectoire, il soit trop tard
pour corriger le tir ? Est-ce trop alarmiste
de dire les choses comme cela ?
Je pense qu’il faut dire les choses telles du monde, mais que, pour nous, en matière le permafrost est fait de glace, donc
qu’elles sont. Pour l’instant, nos observations « nos d’adaptation, cela nous demandera de faire ­forcément, quand le thermostat augmente, le
sur le terrain sont pires que les pires modèles des efforts considérables, parce qu’on ne permafrost peut se mettre à dégeler. C’est un
de prévisions de nos modèles mathémati- observations sur contrôlera plus ce phénomène. peu comme une pizza congelée qu’on sort du
ques. Les choses sont vraiment en train de le terrain sont congélateur et qu’on laisse dehors livrée à son
s’accélérer, au point que le rythme de notre Le réchauffement menace aussi le per- propre sort. C’est ce qui se passe quand le per-
science n’est pas assez rapide. Pourquoi par- pires que les mafrost, cette surface qui reste glacée mafrost dégèle, c’est-à-dire que toute la ma-
le-t-on beaucoup de « point de bascule » en ce toute l’année, qui recouvre une partie tière organique dans ce permafrost se met à
moment ? Parce que ces calottes polaires ont pires modèles importante de la surface du globe. Pour- dégeler et, ensuite, les microbes, les bactéries
un point de bascule que l’ont arrive de mieux quoi est-ce un problème ? Peut-il y avoir, vont se mettre à manger cette matière orga-
en mieux à cerner. Si, par exemple, le Groen-
de prévisions là aussi, un point de bascule ? nique, ce qui va rejeter des gaz à effet de serre
land, qui fait trois fois la taille de la France, ve- de nos modèles Le permafrost est absolument fascinant. Il – dont le méthane, qui est un gaz à effet de
nait à perdre sa glace, il y aurait une montée faut comprendre que dans l’hémisphère serre extrêmement puissant.
du niveau des mers d’à peu près 7 mètres. mathématiques » Nord, 25 % de nos terres sont du permafrost.
Pour l’Antarctique, on serait sur 58 mètres C’est un sol qui reste gelé et qui nous rend de On parle parfois de « pays du
d’augmentation du niveau de la mer. On sait nombreux services. C’est, par exemple, un ­permafrost » quand on parle du climat.
que ce point de bascule est autour de 1,5 0C puits de carbone ; jusqu’à maintenant, il a ab- De quoi s’agit-il ?
pour le Groenland et ­l’Antarctique de l’Ouest sorbé une partie des émissions de gaz à effet C’est une équivalence, car, aujourd’hui, on
de température moyenne au niveau terres- de serre liées à nos activités. Le souci, c’est que estime que les émissions du permafrost
tre. Si on dépasse ce seuil de température, pas dans l’hémisphère Nord sont à peu près
simplement pendant quelques semaines ou équivalentes aux émissions de gaz à effet de
quelques mois, si on le dépasse allégrement, serre d’un pays comme le Japon. Plus on
on va déclencher un phénomène irréversible Le profil ­attend, plus ce « pays » risque de devenir
de déstabilisation de ces calottes polaires. Par gros, plus ses émissions vont augmenter.
exemple, pour le Groenland, sa perte de On sait que, si on passe la barre des 2 0C de
glace, au-delà de ces limites, ne pourra plus Heïdi Sevestre réchauffement, le permafrost va se mettre à
être arrêtée. émettre autant de gaz à effet de serre que
Glaciologue et exploratrice, l’Union européenne tout entière d’ici la fin
Quand on dit 1,5 0C ou 2 0C, c’est la tempé- Heïdi Sevestre est membre du du siècle. Si on continue au-delà, + 3 0C, +
rature moyenne à l’échelle du globe, c’est conseil de l’Arctique et d’un pro- 4 0C, le permafrost pourrait émettre autant
la trajectoire des accords de Paris pour gramme de surveillance et d’évalua- que les Etats-Unis, et ce pendant cent à cent
atteindre la neutralité carbone… tion des pôles, AMAP (Arctic cinquante ans au moins. Donc, ce perma-
Exactement, c’est ce qu’on nous rabâche à Monitoring and Assessment Programme). Elle a également frost, il faut le prendre très au sérieux. C’est
longueur de journée, mais il y a une vraie rai- reçu la médaille Shackleton pour la protection des régions un point très important parce qu’une fois
son physique derrière ce seuil de tempéra- polaires. Elle est notamment l’autrice de Sentinelle du climat qu’on commence à dégeler le permafrost,
ture. Cela ne veut pas dire que ce sera la fin (Harper Collins, 240 pages, 19 euros). c’est très compliqué d’arrêter ce cercle vi-
0123
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cieux. A l’avenir, ce que nous pourrons con-
trôler, nous les humains, ce sont nos pro-
pres émissions de gaz à effet de serre ; ce
qu’on ne pourra pas contrôler, ou très peu,
ce sera le dégel du permafrost et ses propres
émissions de gaz à effet de serre.
L’un de vos terrains d’exploration,
c’est un archipel norvégien très au-delà
du cercle polaire qui s’appelle le
­Svalbard. Quelles sont les ­conséquences
concrètes du ­réchauffement
dans l’un des endroits de la planète
qui se réchauffent le plus vite ?
Le Svalbard, pour moi, en tant que glaciolo-
gue, c’est juste le paradis sur Terre. C’est au
cœur du haut Arctique norvégien, à mi-che-
min entre le nord de la Norvège et le pôle
Nord, c’est très difficile d’aller encore plus au
nord. Il y a une université là-bas où j’ai fait
mon doctorat. 60 % des terres sont recou-
vertes de glace, tout le sol est fait de perma-
frost, et aujourd’hui c’est vraiment l’endroit
qui se réchauffe le plus vite sur Terre. Le
­Svalbard se réchauffe six à sept fois plus
­rapidement que le reste de la planète.
On est dans un royaume glacé qui subit de
plein fouet le fruit de nos activités humai-
nes. Ce qu’on y voit au quotidien est vrai-
ment dingue, il n’y a presque pas besoin de
faire des études là-bas pour comprendre
que l’environnement est bouleversé par le
dérèglement climatique. Par exemple, il y a
des bâtiments qui ont déjà dû être évacués,
parce que, malheureusement, ils sont désta-
bilisés à cause du dégel.
C’est un désert arctique, un endroit très sec,
d’habitude il y a quand même des chutes de
neige pendant l’hiver, mais ça reste très li-
mité. Or, aujourd’hui, avec l’augmentation
des températures, les masses d’air peuvent
contenir plus d’humidité. C’est-à-dire qu’il
neige beaucoup plus qu’avant. Le problème,
c’est qu’aujourd’hui il y a des avalanches au
cœur de la ville de Longyearbyen, la capitale
du Svalbard, qui ont déjà fait des victimes,
donc on peut très clairement parler des pre-
mières victimes, là-bas, liées directement au
changement climatique. Sur place, j’ai vu des
glaciers qui perdent des quantités pharaoni-
ques de glace chaque année.
Est-ce qu’au fur et à mesure de vos
voyages vous avez vu le paysage changer,
les limites des glaciers bouger, la faune
et la flore être transformées ? Est-ce que
c’est aussi rapide que cela ?
Ça se passe très clairement à cette vitesse-là.
En fait on a l’impression de ne plus reconnaî-
tre l’environnement qu’on connaît par cœur.
Ça fait treize ou quatorze ans que je me rends
au Svalbard, j’y ai fait une partie de mes étu-
des et ensuite j’ai travaillé là-bas, on est com-
plètement bouleversés par ce qu’il se passe.
On a des cartes pour partir sur le terrain, on
ne reconnaît plus du tout la forme des gla-
ciers, ils ne ressemblent plus à grand-chose.
Mais l’environnement devient aussi extrême-
ment dangereux. C’est ça qui est vraiment
très difficile pour nous, les scientifiques, une
fois sur place : la météo est complètement
bouleversée, ça devient tout à fait extrême.
Chaleur humaine | 23
Vous avez cette expérience en
Arctique, mais vous êtes aussi originaire
de Haute-Savoie. Est-ce que vous
constatez aussi ces changements
dans les Alpes françaises ?
Complètement. Je n’en reviens pas de voir
à quel point les glaciers sont en train de se
retirer de nos Alpes. C’est vraiment toute
mon enfance, mon adolescence. Pour moi,
c’est un peu des membres de ma famille qui,
petit à petit, s’effilochent et disparaissent.
C’est terrible de voir ce qu’il s’y passe, mais il
faut utiliser ces paysages pour partager des
messages forts, pour éduquer les jeunes, les
moins jeunes générations et ceux qui font
des selfies au Montenvers, sur l’importance
de ces glaciers. La mer de Glace est un
­glacier qui permet de produire de l’hydroé-
lectricité, les glaciers sont aussi nos châ-
teaux d’eau dans les Alpes. Il faut savoir
qu’en 2003 pendant la canicule, on avait
mesuré que 40 % des eaux du Rhône ve-
naient des glaciers des Alpes. Donc son dé-
bit pourrait être impacté si les glaciers dis-
paraissent. Or, c’est notre agriculture, l’irri-
gation, le refroidissement de centrales nu-
cléaires, le tourisme qui en dépendent.
Le réchauffement climatique est causé
par notre utilisation du pétrole, du gaz,
du charbon. Mais ces énergies, on
les trouve également en Arctique. Il y a
aussi une bataille pour les ressources
­pétrogazières et minières dans ces
­territoires, d’autant qu’avec le
­réchauffement un certain nombre
de ces ressources peuvent devenir
plus facilement accessibles…
Je ne suis pas du tout naïve par rapport à
cette question des énergies fossiles, je sais
qu’on ne peut pas arrêter du jour au lende-
main. Notre civilisation, notre société sont
complètement sous perfusion des énergies
fossiles encore aujourd’hui, et l’Arctique,
malheureusement, c’est vraiment un
énorme marché en matière de ressources
en gaz, pétrole, mais aussi en charbon.
Aujourd’hui, on sait que, si on veut éviter de
dépasser 1,5 0C de réchauffement, il ne faut
absolument pas toucher aux réserves pé-
trolières et gazières de l’Arctique. C’est plus
facile à dire qu’à faire, parce qu’on a des pays
qui sont à fond là-dedans, on parle de la
Russie, mais il y a aussi des pays comme la
Norvège, le Canada et les Etats-Unis. C’est
vrai que ça va être très compliqué de faire
en sorte qu’on ne touche pas à ces réserves,
alors qu’elles sont juste ici. Notre travail,
c’est justement d’expliquer que ce n’est pas
cette vision à court terme qui va nous sau-
quentin faucompré ver la mise. Il faut avoir ce courage, cette
ambition, ce leadership et se dire : « OK, on
sait qu’il y a des ressources dans l’Arctique,
mais on n’y touche pas. »
Quel type d’actions spécifiques
pourrait-il être mis en place pour essayer
« Je n’en reviens de limiter les dégâts ? Ces derniers étés,
pas de voir notamment dans les Alpes italiennes,
on a vu l’idée d’étendre des bâches sur
à quel point les glaciers… Est-ce qu’on va finir par
peindre les montagnes en blanc ?
les glaciers Peindre les montagnes en blanc, ça a déjà
été fait, sur les glaciers andins – un ingé-
sont en train nieur avait testé ce système, puisqu’il n’y
de se retirer avait plus de glacier, pour trouver le moyen
de réfléchir les rayons du soleil et refroidir
de nos Alpes » ces montagnes. Cela n’avait absolument pas
fonctionné. Les bâches blanches, comme
solution pour protéger les glaces, ou du
moins les préserver le plus longtemps pos-
sible, cela fonctionne très bien sur des espa-
ces très, très limités. Par exemple, dans le
domaine des stations de ski qui ont besoin
de préserver ces glaciers pour rejoindre
deux pistes de ski, ça fonctionne.
Mais ce n’est pas sans conséquences : le
coût est monumental, ces bâches sont très
lourdes, cela demande beaucoup d’énergie.
On sait qu’elles se dégradent en partie pen-
dant l’été et que le produit de la dégradation
de ces bâches se retrouve dans l’eau de fonte,
dans les rivières. Cela amène des microplas-
tiques qui se baladent dans nos rivières alpi-
nes à cause de ça. Ce n’est pas du tout une so-
lution réaliste pour protéger les glaciers.
Certains avancent désormais l’idée
de modifier artificiellement le climat,
ce qu’on appelle « géo-ingénierie »,
en particulier pour limiter l’impact
des rayonnements solaires sur les pôles.
Pensez-vous que c’est une piste
qu’il faut explorer ?
Cette idée de refroidir l’Arctique repose sur
l’idée de reproduire ce que font les volcans.
Quand on a une grosse éruption volcanique,
très explosive, elle émet des particules jus-
que dans la stratosphère et ces particules
bloquent une partie du rayonnement solaire
qui arrive jusqu’à la Terre et peuvent avoir
comme impact régional de réduire la cha-
leur qu’on reçoit du soleil. L’idée est donc de
réfléchir à bombarder la stratosphère de par-
ticules de façon complètement artificielle
pour ainsi bloquer une partie du rayonne-
ment solaire afin de refroidir l’Arctique.
Il faut d’abord dire qu’il y a 4,5 millions
d’habitants dans l’Arctique, dispatchés dans
huit pays. Qui sommes-nous pour oser
­penser à bloquer une partie du rayonne-
ment solaire au-dessus de cette région ?
La deuxième chose, c’est le coût que ça va
représenter, mais aussi le fait que cela met-
tra notre climat sous perfusion. C’est très
­dangereux parce qu’il suffit d’une
­instabilité politique, d’une crise financière,
pour mettre ce programme à mal, et, le jour
où on arrêtera, la Terre risque de se réchauf-
fer très rapidement, de gagner plusieurs de-
grés en quelques années, avec des consé-
quences absolument désastreuses.
Aujourd’hui, quand je pense à ces pseudo-
solutions, cela m’effraie, parce qu’on a vrai-
ment l’impression de jouer au petit chi-
miste. Nous, les scientifiques, savons qu’il y
a encore beaucoup de choses qu’on ne com-
prend pas tout à fait, qui sont liées au cli-
mat, qui sommes-nous pour oser perturber
encore plus ce système ?
Si on essaye de s’intéresser à des
solutions qui peuvent être mises
en place à un niveau local, que ce soit
dans les communes des Alpes françaises
ou dans les communautés arctiques,
y a-t-il des idées, un arsenal
de choses qui peuvent être mises
en place pour essayer de limiter les
conséquences de la fonte des glaces ?
Oui, la question qui se pose d’abord, c’est
de savoir comment protéger les ressources
en eau que nous avons actuellement. Proté-
ger les zones humides, les tourbières, toutes
ces régions qui sont comme des éponges
naturelles, qui vont stocker l’eau de fonte
des glaciers ou l’eau de pluie, des rivières, et
la redistribuer naturellement toute l’année.
Essayer d’utiliser moins d’eau, mieux la gé-
rer, c’est essentiel.
Le constat que vous faites sur la situation
des glaciers est assez dur, mais vous
restez relativement optimiste. Qu’est-ce
qui vous donne, malgré tout, de l’espoir ?
J’ai de l’espoir parce que je sais que les so-
lutions sont déjà là, qu’on a toutes les cartes
en main aujourd’hui pour éviter le pire. Je
suis convaincue que la base de l’action, c’est
déjà de comprendre ce qu’il se passe, de
comprendre pourquoi nos gouvernements
veulent mettre en place des régulations, des
lois, qu’on considère comme contraignan-
tes, alors qu’il y a une vraie raison scientifi-
que derrière. Pour moi, il est très clair que, si
on arrive à rendre ces connaissances scien-
tifiques accessibles au plus grand nombre,
la montagne que l’on a devant nous, on va
pouvoir la gravir. p
propos recueillis par
Nabil Wakim
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« Chaleur
humaine »
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 Culture
0123
24 | ­
­Vendredi 8­ septembre 2023

Tiago Guedes : ­
« Je veux davantage
soutenir la création »
Le directeur de la Biennale de la danse de Lyon,
explique comment il entend transformer
l’événement, dont il a pris la tête en septembre 2020

Entretien Il y avait déjà sur la table quel-

ques spectacles choisis par Domi-
Lyon
nique Hervieu, j’ai donc équilibré
paritaire en invitant davantage de
femmes, dont la Brésilienne Lia
Rodrigues et la Canadienne

A
la tête, depuis septem-
bre 2022, de la Maison
de la danse et de la
Biennale de la danse
de Lyon, deux socles historiques
de la scène chorégraphique, Tiago
Guedes, 45 ans, ouvre, samedi
9 septembre, la 20 édition de la
manifestation. Avec 48 spectacles,
181 représentations dans 51 lieux
de la métropole et de la région
Auvergne-Rhône-Alpes, le festi-
val, qui se déploie jusqu’au 30 sep-
tembre, entremêle personnalités
phares, dont Anne Teresa De Keer-
smaeker, et découvertes, comme
Mellina Boubetra ou Flora Détraz.
Quels sont les enjeux de votre
première Biennale de la danse,
dont vous avez cosigné ­
le menu avec votre prédéces-
seure, Dominique Hervieu ?
le programme en insistant sur la
diversité de la danse contempo-
raine, au cœur de l’identité de la
Maison et de la Biennale, mais en
affirmant aussi ce que je désire
développer. C’est ce qui se passe
autour d’un festival et au-delà
qui me semble important
aujourd’hui. Présenter une liste
de pièces à regarder assis dans un
fauteuil ne suffit plus. J’ai proposé
à Alessandro Sciarroni et Marco
da Silva Ferreira d’investir pour la
première fois des places de Lyon
et de Villeurbanne [Rhône]. J’ai
renforcé les déambulations dans
les usines Fagor. Je mets en avant
la convivialité et l’hospitalité avec
des soirées « Club Bingo », ani-
mées par des collectifs lyonnais,
où les spectateurs peuvent venir
danser après les représentations.
J’ai veillé à ce que la Biennale soit
­Catherine Gaudet.
Comment articulez-vous les
programmations de la Maison
de la danse, dont le succès,
­depuis sa création en 1980 par
Guy Darmet, repose sur son
ouverture grand public, et celle
de la Biennale, plus aventu-
reuse et pointue ?
La Maison, d’abord conçue
comme un lieu de diffusion,
compte tenu de son budget Tiago Guedes, à Lyon, le 14 juin 2022. Maxime Jegat/PhotoPQR/Le Progrès/MaxPPP
[6,5 millions d’euros], dispose
d’une salle de 1 000 places qui
oblige à afficher de grandes création et à accueillir des choré- Ce que je trouve d’ailleurs particu- les chorégraphes de la région et
­compagnies et des produc- graphes qui ne sont jamais venus lièrement intéressant en France, discuté avec eux pour évaluer leur
tions populaires, ce qui me plaît, à Lyon, comme Trajal Harrell. Je et différent du Portugal, c’est le contexte de travail et leurs désirs.
car j’ai des goûts éclectiques. J’ap- souhaite développer des passerel- nombre d’interlocuteurs, publics Le plus gros souci actuellement,
précie autant le ballet que le cir- les entre la Maison et la Biennale et privés, avec lesquels nous de- ici et à l’échelle nationale, est celui
que ou les propositions expéri- en faisant circuler de l’une à vons dialoguer ici pour construire de la diffusion des pièces qui tour-
mentales. Je vais néanmoins l’autre certains de nos neuf artis- nos saisons. Et c’est passionnant. nent trop peu. J’ai invité certains
veiller à soutenir davantage la tes associés : cette année, on re- artistes, dont les spectacles ne
trouvera Phia Ménard, qui crée Vous avez été danseur choré- sont pas à l’affiche, à participer à
durant cette Biennale [elle pré- graphe et avez choisi de mettre des rencontres avec les program-
sente plusieurs spectacles avec la fin à votre carrière artistique mateurs qui assistent à la Bien-
Compagnie Non Nova, dont elle est en 2014, lorsque vous avez pris nale. J’ai mis en place, pour les
la fondatrice], avec une pièce de ré- la tête du Théâtre municipal de jeunes chorégraphes, des « pre-

Laura
pertoire à la Maison. Par ailleurs,
notre vitrine est très européenne
et j’ouvrirai davantage à l’interna-
tional à ­partir de 2025.
Comment comptez-vous abor-
der la question de l’écologie
que doivent prendre en compte
les tournées internationales ?
Porto, au Portugal. Ce passé a-
t-il une influence sur votre mé-
tier de directeur d’institution ?
Mon attention portée à l’hospi-
talité des danseurs et des specta-
teurs vient de cette période de ma
vie. Dès mon arrivée à Lyon, j’ai
tenté de prendre en compte l’éco-
système lyonnais. J’ai rencontré
mières parties », sur le modèle des
concerts, présentées dans le stu-
dio de la Maison, dont la jauge est
de 92 personnes. Cela permet de
soutenir des propositions plus
fragiles en donnant leur chance à
des artistes moins repérés.
Vous affichez pour la première

Lamiel
C’est un sujet très important
aujourd’hui. Je tisse déjà des liens
avec de nombreux théâtres de la
région, dont La Comédie de
Clermont-Ferrand, la Maison de
la culture de Grenoble ou encore
Bonlieu scène nationale, à
­Annecy, pour mettre sur pied des
tournées raisonnées. Notre règle
est simple : au moins trois lieux
doivent collaborer ensemble
pour diffuser une production que
l’on fait venir du bout du monde.
fois à la Maison de la danse
des shows de cabaret, ­qui
­connaissent un succès grandis-
« Le défilé est sant. Qu’en ­attendez-vous ?
J’ai découvert que nous avions
un événement, un petit plateau cabaret dans
mais également ­notre restaurant, et j’ai eu envie
d’en profiter. De nombreuses figu-
un modèle res emblématiques comme José-
de médiation phine Baker [1906-1975] ou
­Valeska Gert [1892-1978] ont parti-
exceptionnel cipé à l’évolution de la scène cho-
auquel je tiens » régraphique en travaillant dans

Vous les entendez ? Les anciennes usines Fagor en première ligne

16.
16.06
06-10.09
-10.09.23
.23
Grandiose autant qu’éphé-
mère, un lieu bien particulier est
placé au cœur de la 20e édition de
la Biennale de la danse de Lyon,
du 9 au 30 septembre : Fagor. Les
anciennes usines de production
d’appareils électroménagers, si-
tuées dans le quartier Gerland
(7e arrondissement), sont à la fois
l’épicentre festivalier de la Bien-
nale, le site d’animations conti-
nues et un lieu de spectacles.
Dans ses immenses ateliers, ré-
partis sur plus de 73 000 mètres
carrés, près de 2 000 ouvriers ont
fabriqué à la chaîne des machi-
nes des marques Brandt, Thom-
son ou encore Vedette.
Fermées en 2015, les usines Fa-
gor ressemblent à un paquebot
immobile, déposé en bordure
de la voie de la ligne T6 du tram-
way. Après cette longue histoire
industrielle, la métropole de
Lyon a décidé de vouer le site à la
vie ­culturelle, le temps d’une re-
conversion urbanistique. Fagor
a ainsi abrité des concerts des
Palais de
de Tokyo, 13 av
av.. Président Wilson, Paris 16 Nuits sonores, ainsi que les expo-
sitions de la Biennale d’art
LAURA LAMIEL, DU MIEL SUR UN COUTEAU, 2021 / COURTESY DE L’ARTISTE ET DE MARCELLE ALIX, PARIS / CRÉDIT PHOTO : SERGE HASENBOEHLER ­contemporain, en 2021. En 2024,
la métropole a prévu d’en faire
un site de maintenance des
tramways, compte tenu de la
création de nouvelles lignes de
transport peu carbonées. La pa-
renthèse culturelle se referme.
Mais la Biennale de la danse
semble avoir décidé de célébrer
l’éphémère lieu, avec une joie fré-
nétique. Cette année, Fagor de-
vient l’espace de rencontres entre
artistes et public, complètement
immergé dans la création, à un
rythme de derviche tourneur.
Chaque jour et chaque soir (sauf
le lundi), un événement, une pro-
position. Les usines Fagor abri-
tent la billetterie et l’accueil quo-
tidien de la Biennale, une librai-
rie, des food trucks, ainsi que des
conférences et des master class.
Mémoire des murs
Fagor, c’est aussi un lieu d’im-
mersion avec une amplitude
­horaire sans précédent. Quinze
heures non-stop de conférences,
de projections et de performan-
ces sont prévues le 16 septem-
bre : le danseur Vinii Revlon y cé-
lébrera la scène ballroom, mou-
vement d’expression de défense
des identités. Même configura-
tion le 30, pour raconter du ma-
tin au soir l’aventure hip-hop,
avec le collectif Fair-e. A l’arrière
des bâtiments, des soirées festi-
ves « Club Bingo » auront lieu.
Le site accueille aussi cinq spec-
tacles dont Liberté cathédrale, de
la compagnie Tanztheater Wup-
pertal Pina Bausch, les 22, 23 et
24. « Une cathédrale sans mur ni
clocher, faite d’architecture hu-
maine » : le propos artistique de
la compagnie dirigée par Boris
Charmatz résonne avec la
­dimension du lieu, comme si
la danse devait célébrer l’esprit et
la mémoire des murs.
Et que dire de Radio Vinci Park
Reloaded, de François Chaignaud
et Théo Mercier (21, 22 et 23 sep-
tembre), dont la chorégraphie
met en scène un motard dans
un garage éphémère ? Alors que
Nach propose dans les usines
une pièce intimiste à un inter-
prète (Un endroit partout) les 21,
22 et 23 septembre, Tamara ­Cubas
mobilise soixante danseurs pour
jouer Multitud (23 et 24 septem-
bre), là où Qudus Onikeku convo-
que des artistes du monde entier
pour Afropolis. Out of This World
(23 et 24 septembre). p
Richard Schittly
(Lyon, correspondant)
0123
­
­Vendredi 8­ septembre 2023
les cabarets. Trois rendez-vous
sont donnés tout au long de cette
saison avec Jérôme Marin d’abord,
une figure de premier plan, puis le
danseur François Chaignaud, et
enfin les Lyonnais de La Cousi-
nade. Le cabaret est plus que ja-
mais un formidable terrain d’ex-
ploration artistique et de liberté
de parole, offrant une interaction
unique entre les artistes et les
spectateurs. C’est une forme de
spectacle qui permet aussi d’atti-
rer de nouveaux publics.
Le défilé, créé par Guy Darmet
en 1996 sur le modèle du car-
naval de Rio de Janeiro, au Bré-
sil, retrouve pour la première
fois depuis 2018 sa forme mo-
numentale. Quelle place
tient-il dans votre projet ?
Une place majeure. Avec ses
4 000 participants âgés de 10 à
80 ans, danseurs et musiciens
amateurs, bénévoles participant
aux ateliers costumes et décors, le
défilé est un événement, mais
également un modèle de média-
tion exceptionnel, auquel je tiens.
Il rassemble en moyenne
200 000 spectateurs. Douze grou-
pes, originaires de différentes vil-
les de la métropole de Lyon et de
la région Auvergne-Rhône-Alpes,
vont parader sur le thème « art et
sport » et témoigner du travail
d’une année, accompagnés par
200 artistes. Il se conclura après
deux heures de marche, sur la
place Bellecour, par la perfor-
mance du funambule Nathan
Paulin, dans le spectacle Les Tra-
ceurs, conçu par Rachid
Ouramdane, directeur du Théâtre
national de Chaillot.
Vous êtes attentif à la jeunesse
et lancez le projet « A toi ! ».
Quel en est l’objectif ?
« A toi ! » invite une vingtaine de
jeunes âgés de 14-15 ans, sélec-
tionnés parmi une cinquantaine
ayant envoyé leur candidature, à
s’immerger dans la vie de la Mai-
son de la danse et de la Biennale
pendant deux ans. Jusqu’en sep-
tembre 2025, ils vont venir, cha-
que mois pendant deux jours, as-
sister à des pièces, profiter d’ate-
liers d’écriture et de performan-
ces participatives. Bref, découvrir
concrètement les différents mé-
tiers du spectacle vivant. Ils pren-
dront part à l’élaboration de la
Biennale 2025 en programmant
une œuvre de leur choix. p
Propos recueillis par
Rosita Boisseau
Biennale de la danse de Lyon.
Du 9 au 30 septembre. Spectacles
de 5 € à 45 €.
Culture | 25
A Paris, un projet de « rambla » divise
La Mairie veut réaménager des squares le long du boulevard Richard-Lenoir
S Une grande
ur les grilles des squares par endroits par des miroirs de Guimard sans la pasticher », et Au cabinet d’Anne Hidalgo, on
qui se succèdent le long d’eau, sont régulièrement inves- de cette végétation arrivée à ma- dénonce une collusion d’intérêts
des terre-pleins centraux ties par les danseurs de tango, promenade turité. C’est le cœur de l’argumen- entre les défenseurs de l’environ-
des boulevards Richard- adeptes du taï-chi et autres ska- végétalisée doit taire de la pétition : « La suppres- nement et les amoureux du patri-
Lenoir et Jules-Ferry, dans le 11e ar- teurs quand les marchés n’y sont sion des grilles basses impliquerait moine, jugés réactionnaires. « Si
rondissement de Paris, des affi- pas installés. L’ensemble date des relier la place la démolition et l’évacuation de on veut une ville adaptée au chan-
chettes font état de déclaration années 1990. C’est l’œuvre de de la Bastille à la leurs fondations (bordure granit et gement climatique, il faut accep-
préalable de travaux pour une l’agence Seura Architectes (David longrine béton), ce qui aurait pour ter le changement ». Mais on tem-
« dépose partielle de clôture ». Tou- Mangin et Alain Payeur) et de la place Stalingrad conséquence la suppression des porise : « On ne va pas faire un big
tes sont barrées d’un grand paysagiste Jacqueline Osty. plantations arbustives et grim- bang. C’est plein de petites inter-
« NON » écrit au marqueur : le si- Si la dépose des grilles suscite un pantes qui s’y sont développées de- ventions qui visent à apaiser le
gne de la vive opposition au pro- tel émoi, c’est qu’elle s’annonce pleins centraux typiques de l’ur- puis trente ans ». boulevard, le rafraîchir, l’ouvrir,
jet, qui ne cesse de grandir depuis comme la première étape d’un banisme espagnol, sont une des De l’avis général, les aménage- pour lui rendre la qualité de pro-
qu’il a été annoncé, en mai. Re- projet plus vaste, qui promet de références du projet. ments des boulevards ont besoin menade qu’il a eue par le passé.
groupés au sein de l’association transformer l’équilibre du quar- La crainte de ne plus pouvoir ac- de rafraîchissement (problèmes Mais chaque projet conservera sa
Sauvons Jules et Richard, des rive- tier : une grande promenade végé- céder à son domicile en voiture de saleté, de rats, bancs dégradés, logique paysagère. »
rains ont rédigé une lettre ouverte talisée doit relier la place de la Bas- est un des moteurs de la contesta- pistes cyclables trop étroites…). Il n’est plus question, surtout,
à la maire de Paris, Anne Hidalgo, tille à la place Stalingrad, nouveau tion. Celle de voir la sociologie du En 2022, un conseil de quartier d’enlever toutes les grilles des
et lancé une pétition en ligne. chapitre du plan de réduction de la quartier évoluer en est un autre. avait établi un diagnostic et des squares du boulevard Richard-Le-
France Nature Environnement voiture et de développement de la Présidente de Sauvons Jules et Ri- propositions, mais ses représen- noir dès septembre. Les grilles
(FNE) Paris, de son côté, a déposé nature en ville porté par la Mairie chard, Sylvie Bonnet redoute une tants n’ont pas été consultés. Les nord-sud – celles qui ne sont pas
un « recours en excès de pouvoir » de Paris. La circulation sera princi- « pariplagisation » du boulevard : riverains se plaignent d’avoir été bordées par la végétation – sont
devant le tribunal administratif. palement réservée aux vélos et une multiplication des bars, des mis devant le fait accompli au seules concernées désormais, du
Ces grilles basses, le long des- aux piétons, les véhicules autori- foules alcoolisées, des nuisances cours d’une série de réunions or- moins dans un premier temps.
quelles foisonne un luxuriant sés ne pourront circuler que dans sonores, comme aux abords du ganisées en mai et juin. Présen- « On ne veut surtout pas abîmer la
écosystème d’arbustes et de plan- un sens, à vitesse très réduite : on canal Saint-Martin. En l’espèce, tées comme des réunions de con- végétation ! Il y a des questions
tes grimpantes, encadrent un es- appelle cela une « vélorue ». l’image des Ramblas de Barce- certation, voire des ateliers, elles techniques qu’il nous faut résou-
pace public paisible rythmé par lone, symbole du fléau du surtou- n’avaient d’autre objet, selon eux, dre au préalable au sujet des grilles
une série d’oculus qui ouvrent sur Crainte de « pariplagisation » risme, n’invite pas à la sérénité. que d’entériner des décisions pri- latérales. L’enjeu, c’est de rendre
le canal en contrebas. Les tables Les images révélées lors de la pré- L’attachement des résidents à ses en amont. ces squares plus accessibles et de
de ping-pong y alternent avec les sentation du projet à la mairie du leurs squares n’en est pas moins Le gros des travaux (dont l’en- lutter contre les mésusages : les
terrains de boules, les aires de 11e arrondissement montrent, sur réel. « Dans ces espaces flexibles et semble est budgété à 20 millions squatteurs, les deals… » La date du
jeux pour enfants, les équipe- le boulevard Jules-Ferry, un terre- appropriables, les enfants évo- d’euros avant la fin de la manda- début des travaux reste floue : on
ments de gym… C’est là le plus plein recouvert de grandes pelou- luent librement, en toute sécurité, ture, en 2026) devrait commen- ne parle plus de septembre,
grand espace vert de l’arrondisse- ses libres d’accès. Dans ce même pendant que les parents font cer en 2025, bien après les Jeux comme c’était encore le cas au dé-
ment : un îlot de fraîcheur devenu document, les grilles sont bizarre- d’autres activités : c’est précieux », olympiques, ce qui nourrit un but de l’été, mais d’« avant ou
l’emblème de cette artère résiden- ment désignées comme des « clô- note Bernard Landau, ancien ad- procès en précipitation : « Pour- après les commémorations du 13-
tielle animée par les commerces tures identitaires ». Leur dépose joint socialiste d’Elisabeth Borne quoi déposer les grilles dès mainte- Novembre ». Vice-président de
de demi-gros et de cafés à l’an- répond à un objectif de « décloi- à la direction de l’urbanisme de nant, s’indigne Bernard Landau, FNE Paris, Yves Contassot (élu
cienne, qui est aussi un axe de sonnement » des parcs et jardins, ­Paris et membre de l’association alors que rien de précis n’a encore écologiste du 13e arrondisse-
passage pour la circulation auto- « axe majeur de tous les projets de La Seine n’est pas à vendre. Archi- été décidé, que cela va porter at- ment), lui, est on ne peut plus
mobile parisienne. la ville », comme on l’assume au tecte de formation, il insiste sur teinte à l’œuvre de Mangin et Osty, clair : « Si les travaux commencent,
Entre deux squares, des por- cabinet de la maire. Les « ram- les qualités du design des grilles, si ce n’est pour créer une situation on déposera un référé. » p
tions plus minérales, rafraîchies blas », ces artères dotées de terre- qui « dialoguent avec l’esthétique d’irréversibilité ? » Isabelle Regnier
Un nouvel album pour
les noces de diamant des Stones
E voquée en avril 2020 lors de la diffusion d’une nouvelle
composition, Living in a Ghost Town, disponible en télé-
chargement ou sous la forme d’un vidéoclip, et depuis
au détour d’échos dans la presse musicale, la commercialisa-
tion d’un nouvel album studio des Rolling Stones a finalement
été confirmée, mercredi 6 septembre.
Hackney Diamonds, qui sortira le 20 octobre, sera le vingt-
quatrième album studio du groupe britannique fondé en 1962
et le premier disque de chansons originales du groupe depuis
A Bigger Bang, paru en septembre 2005. En décembre 2016
avait été publié Blue & Lonesome, un disque de reprises, par les
Rolling Stones, de titres de blues d’Howlin’ Wolf, de Little Wal-
ter, de Jimmy Reed ou de Willie Dixon notamment.
C’est au cours d’un programme diffusé en direct sur l’héber-
geur de vidéos YouTube, à partir de 15 h 30 heure française
(après un compte à rebours entamé cinq minutes avant), et
animé par le présentateur américain Jimmy Fallon (« The Toni-
ght Show » sur NBC), que le chanteur Mick Jagger et les guitaris-
OPÉRA
OPÉRA
tes Keith Richards et Ron Wood ont fait la promotion mondiale
de ce nouveau disque.
Dans une salle de théâtre du quar-
« Hackney Diamonds » tier d’Hackney, dans l’est de Lon-
dres, la présentation a pris la forme
est leur premier d’un talk-show traditionnel, avec
disque de chansons Jimmy Fallon en meneur de jeu et
les trois musiciens jouant leur rôle
originales depuis attendu. Celui d’évoquer leur passé
par des anecdotes, de faire quelques OPÉRA BASTILLE DIRECTION MUSICALE AVEC
« A Bigger Bang » blagues, dont celles sur leurs âges
Alexander Soddy Piotr Beczala
Johanni van Oostrum / Sinéad Campbell-Wallace
respectifs (Jagger, 80 ans ; Richards, Du 23 sept. CHEFFE DES CHŒURS
Ching-Lien Wu
Wolfgang Koch
en 2005 79 ; et Wood, 76), de rendre hom- au 27 oct. 2023
Nina Stemme / Ekaterina Gubanova
Kwangchul Youn
Shenyang
mage au batteur Charlie Watts, mort
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
le 24 août 2021, qui avait commencé les séances d’enregistre-
ments et sera présent sur quelques morceaux. L’album
­contiendra douze chansons choisies parmi les vingt-trois tra- Richard Wagner
vaillées par le groupe, dont Angry, Get Close, ­Depending on You
LOHENGRIN
ou Bite My Head Off…
« Avec Keith, nous avons pensé que le thème général de l’al-
bum pourrait correspondre au titre de la première chanson
du disque, Angry [“en colère”] », a évoqué Mick Jagger, ajou-
tant que l’idée était que la musique soit assez éclectique. Fal-
lon a aussi demandé au cours de l’émission si Jagger et Ri-
Mise en scène de Kirill Serebrennikov
chards se souvenaient de leur première conférence de presse.
« Oui, il y avait deux journalistes », a répondu le chanteur. Au
même moment le compteur de YouTube affichait près de
40 000 visionnages.
Au bout de vingt-cinq minutes, les trois musiciens ont quitté
la salle et, après un temps d’attente, le vidéoclip de la chanson RÉSERVEZ DÈS MAINTENANT
Angry a été diffusé. Un montage de vues tournées dans des rues SUR OPERADEPARIS.FR
0 892 899 090 (0,35€ TTC/min + prix appel)
de Los Angeles et d’images d’archives du groupe à diverses épo- MÉCÈNE PRINCIPAL DE MÉCÈNE PRINCIPAL DU BALLET GRAND MÉCÈNE MÉCÈNE DU RAYONNEMENT
L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS DE L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS DE L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS DE L’OPÉRA MONTRE DE L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS
ques animées sur de grands panneaux publicitaires. Musicale-
ment, le titre s’inscrit dans une tradition rock, avec riffs de gui- Bronx. – Licence ES : L-R-21-010246, L-R-21-010247 L-R-21-010542, L-R-21-010543
tares et voix de Jagger en avant. p
Sylvain Siclier
26 | Télévision
La Coupe du monde de rugby en direct de son canapé
TF1 diffuse la première rencontre du groupe A, l’affrontement entre le XV de France et les All Blacks au Stade de France
TF1
Vendredi 8 - 21 h 05
Rugby
I
l est à peine 10 heures en ce
dimanche matin et, pour-
tant, ils sont 15 millions et
demi de téléspectateurs
branchés sur TF1. Ce 23 octo-
bre 2011, à Auckland, en Nouvelle-
Zélande, les All Blacks affrontent
le XV de France, en finale de
Coupe du monde. Une affiche de
rêve aboutissant à une audience
record, en dépit du décalage ho-
raire. En fin de rencontre, vers
11 h 45, ils seront même près de
18 millions de téléspectateurs.
Combien seront-ils devant TF1,
vendredi 8 septembre en début de
soirée, à l’occasion de ce France -
Nouvelle-Zélande en ouverture de
la Coupe du monde organisée en
France ? Autour de 15 millions ?
Possible, car, s’il reste un atout
majeur à la télévision classique,
« en linéaire » – celle dont on an-
nonce la fin –, c’est bien celui du
sport de haut niveau en direct.
Intégralement visible en clair
Et lorsqu’il s’agit d’une Coupe du
monde de rugby, autrement dit du
troisième événement sportif télé-
visuel le plus populaire en France
(derrière les Jeux olympiques d’été
et le Mondial de football), il est lo-
gique que les diffuseurs attendent
des audiences élevées. D’autant
Mystères de la sorcellerie et traumas familiaux autour d’un bébé disparu
Kelly Marcel signe une minisérie mêlant drame familial et conte fantastique, chargée d’un symbolisme parfois confus
Apple TV+
À la demande
Série
P our ceux dont les connais-
sances en sorcellerie sont
rudimentaires, rappelons
qu’un changelin est un leurre dé-
posé par un être maléfique en lieu
et place du bébé qu’il vient d’enle-
ver. La précision n’est pas inutile,
car elle permet d’entrevoir, dès les
premiers épisodes, sur quels che-
mins la minisérie adaptée du li-
vre éponyme de Victor LaValle,
paru en 2017, nous emmène.
GRILLE N° 23 - 208
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I mir. Démonstratif. Loup de mer.
II
III
IV
V rique. Particule fondamentale.
VI
VII
VIII
IX
X Mettent les paysans russes à l’abri.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 207
HORIZONTALEMENT I. Impécunieuse. II. Marx. Non. Ter. III. Propriétaire.
IV. AG. Lu. Sellai. V. Tâtonnerai. VI. Irisée. Liszt. VII. Eire. Buse. VIII. Nn.
Rasade. RN. IX. Cep. Rôle. Out. X. Esthétisante.
VERTICALEMENT 1. Impatience. 2. Margarines. 3. Pro. Tir. Pt. 4. Exploser.
5. Rune. Are. 6. Uni. Ne. Sot. 7. Noèse. Bali. 8. Interludes. 9. Alaise.
10. Utilise. On. 11. Sera. Rut. 12. Ereintante.
L’équipe du XV de France, à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), mardi 5 septembre. Michel Euler/AP
que la compétition (48 rencontres
entre le 8 septembre et le 28 octo-
bre) est organisée à domicile, donc
sans décalage horaire, et surtout
intégralement visible en clair.
Le groupe TF1, détenteur des
droits, a sous-licencié vingt-
huit des quarante-huit matchs :
10 à France Télévisions, 18 à M6.
Comme d’habitude, TF1, dont les
20 rencontres sont program-
Il faudra toutefois du temps
pour (vaguement) comprendre ce
qui s’est joué autour de la dispari-
tion du bébé Brian, tant la série
s’amuse à semer de petits cailloux,
à multiplier les références et les
sous-entendus, à poser des ques-
tions auxquelles elle ne répondra
pas toujours. Dans ses premiers
moments, The Changeling alterne
les retours en arrière et les scènes
au présent pour faire se rencon-
trer les destinées d’Emma et
Apollo. Tous deux enfants d’un
couple mixte, ils ont trouvé dans
leur amour des livres (il achète
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
mées à 21 heures, se réserve les
affiches les plus prestigieuses et
les matchs de l’équipe nationale
– hormis France-Namibie, dif-
fusé sur France 2).
Paradoxalement, Canal+, habi-
tuelle chaîne du rugby avec le
Top 14, est absente, alors que la
chaîne payante faisait partie des
diffuseurs lors des précédentes
éditions. En 2007, lors d’une
et revend des ouvrages rares, elle
est bibliothécaire) la consolation
nécessaire à une enfance tour-
mentée. Tous les deux sont égale-
ment perméables au surnaturel.
Forces du mal
Emma revient transformée d’un
long séjour au Brésil, au cours du-
quel une sorcière lui a promis
de réaliser trois vœux. Apollo se
surnomme « le dieu » – moins par
mégalomanie que pour tenir
à distance un sentiment d’insé-
curité lié à l’absence de son père.
Quand Emma accepte de l’épou-
HORIZONTALEMENT
I. Ses recommandations ne sont pas
toujours bonne à suivre. II. Permet au
gouvernement d’engager de longues
dépenses. III. Renforcés à coups de
pompes. Grande de Serbie. Petite an-
12
glaise nerveuse. IV. Refus chez Vladi-
V. Dirigé par Moulin au départ. Inter-
jection. Réfléchit d’abord. VI. Perte
de temps ou temps de réflexion.
VII. Conjonction. Valent souvent
le détour. Le nucléaire nouvelle géné-
ration. VIII. D’égale pression. Encrasse
les conduits. IX. Mouvement colé-
X. Rapprochèrent avec encore plus
de force.
VERTICALEMENT
1. Aménager comme dans un chalet.
2. C’est quand ils coulent qu’ ils
posent des problèmes. 3. Finissent
dans les doudounes. Précieux orne-
ments. 4. Message publicitaire.
5. Gens de compagnies. Le cours au
plus bas. 6. En rogne. Rendre im-
propre à la reproduction. 7. En feu.
Basse de lancement. 8. Appréciais
au plus près. En berne. 9. Petite
enclume. Pour les amateurs de toiles
venues d’ailleurs. Musicien espagnol.
10. Sorties d’embarras. Arrache en
surface. 11. Regroupent l’ensemble
des croyants musulmans. Dame en
puissance. 12. Equipèrent de nou-
veau le bâtiment.
Coupe du monde organisée en
France, au Pays de Galles et en
Ecosse, la demi-finale France-An-
gleterre, à Saint-Denis (Seine-
Saint-Denis), avait réuni, sur TF1,
18,3 millions de téléspectateurs.
Au tour précédent, le choc France -
Nouvelle-Zélande avait été re-
gardé par 16,6 millions de fans.
En 2011, lors du tournoi en Nou-
velle-Zélande, les six matchs du
ser, Apollo tranche, par défi, le
bracelet noué autour du poignet
par la vieille femme. Et déchaîne,
sans le vouloir, les forces du mal.
Tout se détraque à la naissance
de leur enfant, Brian. Tandis
qu’Apollo fait de son mieux pour
compenser l’absence de son père
en couvant son tout-petit, Emma
s’enfonce dans la paranoïa et une
dépression postpartum qui n’est
pas sans rappeler celle de Rosema-
ry’s Baby (1968). La disparition tra-
gique et mystérieuse de l’enfant
ouvre alors la voie à un récit pétri
de fantastique, chargé d’un sym-
sudoku
n°23-208
4 3 2
1 2
9 8 6
2 3 9 5
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Cahier numéro un de l’édition n°  3075 du 7 au 13 septembre 2023
AFRIQUE LEDESRETOUR
THOMAS PIKETTY – JULIA CAGÉ
“POURQUOI LA GAUCHE
PEUT REVENIR”
L’analyse choc des deux chercheurs
JEAN-FRANÇOIS ROBERT
XV de France avaient réuni en
moyenne 8,9 millions de fidèles,
en dépit du décalage horaire.
En 2015, la Coupe du monde en An-
gleterre avait aussi fait le bonheur
des diffuseurs avec, notamment,
un quart de finale France - Nouvel-
le-Zélande à 12,2 millions de télés-
pectateurs. Lors de la Coupe du
monde 2019 au Japon, en raison
d’un décalage horaire défavorable
(matchs à 9 h 15 ou 9 h 45), les
audiences étaient moins élevées.
Les Bleus avaient toutefois réuni
4,2 millions de personnes pour
le choc contre l’Angleterre et jus-
qu’à 6,7 millions pour le quart de
finale face aux Gallois.
Cette édition 2023 devrait être
celle des records d’audience. Jus-
qu’à présent, le record à la télévi-
sion française pour un événe-
ment sportif reste la finale Argen-
tine-France, lors du Mondial 2022
de football, avec 24 millions de té-
léspectateurs. A noter que, pour
sa première participation à un tel
événement, M6 se distingue en
faisant commenter certaines ren-
contres à une consultante, Marie
Sempéré, ancienne internatio-
nale. Une première à la télévision
française en Coupe du monde. p
Alain Constant
Coupe du monde de rugby,
cérémonie d’ouverture à
20 heures et avant-match
à 20 h 40 sur TF1.
bolisme parfois confus. Brian naît
dans un wagon du « “A” Train », ce-
lui qu’a célébré Duke Ellington et
qui relie Harlem au sud de Man-
hattan ; le père d’Apollo lui appa-
raît en rêve, le visage masqué de
bleu, comme les Watchmen (2019)
de la série de Damon Lindelof ; le
scénario entrecroise le souvenir
de la ségrégation et des éléments
du folklore nordique à travers
un inquiétant harceleur d’origine
norvégienne…
En puisant dans l’imaginaire
de l’immigration, The Changeling
rappelle que les migrants empor-
5 9 8 1 7 2
7 1 3 8 4 6
4 6 2 5 9 3
7 4 2 4 6 3 8 7
1 7 5 9 2 4
7 8 9 3 8 9 6 1 5 2
8 3 4 2 6 1
9 2 1 7 5 8
1 6 5 7 4 3 9 8
8 4 3 Difficile
6 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
3 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
1 seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
PUTSCHS NUMÉRIQUE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
L’AMOUR AU TEMPS DE
EN VENTE
CHEZ VOTRE
MARCHAND
DE JOURNAUX
­
0123
­Vendredi 8­ septembre 2023
Notre
sélection
Ve ndr e di 8 se pte mbre
Canal+ Cinéma(s)
Bones and All
21.00 Luca Guadagnino signait,
en 2022, son premier film américain,
à équidistance de ses remakes ratés
et de son meilleur film, Call Me by
Your Name (2017), traversé d’un beau
romantisme adolescent et d’un goût
amer de fin de vacances.
Paris Première
French Connection
22.40 L’accusation portée par
William Friedkin, disparu en août,
dans ce film sorti en 1971 est claire
et précise : un des plus gros
trafiquants internationaux
de la drogue est (ou a été) français.
Une traque mythique, filmée avec
une nervosité proche du reportage.
France 5
Godard par Godard
22.45 Le documentaire inédit
de Florence Platarets raconte
le réalisateur à travers des extraits
de ses films et de ses interventions
dans diverses émissions
de télévision. Le dispositif est fécond
mais forcément limité par sa durée.
Disney+
The Bear
A la demande Le plus célèbre,
quoique fictif, des restaurants
de Chicago poursuit sa mue
dans une deuxième saison aussi
brillante qu’émouvante.
tent avec eux leurs traumas, et
que ceux-ci se perpétuent de gé-
nération en génération. C’est l’un
des nombreux sous-textes de la
série, qui, malgré son incarnation
très forte par Lakeith Stanfield
(Atlanta) et Clark Backo, croule
parfois sous son propre poids. p
Audrey Fournier
The Changeling, série créée
par Kelly Marcel (EU, 2023,
8 × 52 min). Avec Lakeith
Stanfield, Clark Backo.
Trois épisodes le 8 septembre,
puis un épisode chaque vendredi.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
4 6 3
Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
9 2 5
1 8 7 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
5 9 1 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
6 3 8 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
7 4
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
7 5 9
3 4 6 Courrier des lecteurs
1 2 Par courrier électronique :
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Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
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paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
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L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
­
­Vendredi 8­ septembre 2023 Carnet | 27
Paris 15e. Lanvallay, Dinan (Côtes-d’Armor). Mme Marie France Viallefont,
Paris. Montréal. son épouse, Conférences
Yvette Dattée, Jean
Nous avons l’immense tristesse et son épouse, Catherine,
son épouse,
en vente Ses enfants
de faire part du décès, survenu à l’âge Michel
actuellement Le Carnet Et ses petits-enfants,
de soixante-douze ans, de et son épouse, Cecile,
ses enfants,
M. Alain HASLÉ. Ses petits-enfants, Les Mardis de la Philo
ont la profonde tristesse d’annoncer Catherine Joffre, Dès le 19 septembre à 9 h 30,
K En kiosque Vous pouvez nous faire le décès de Après sa longue bataille contre la sa sœur,
maladie, il s’est éteint paisiblement chaque mardi,
Geneviève et Michel Benoit-Cattin,
parvenir vos textes Daniel DATTÉE,
dans son sommeil, le matin du mardi Brigitte Carles, venez penser le monde
5 septembre 2023. sa belle-famille, contemporain à la lumière
HORS-SÉRIE
ingénieur agronome,
Rencontre avec Jean
soit par e-mail : Ses neveux et nièces, de grands philosophes :
VAN HAMME chevalier La famille se recueillera sans
cérémonie, conformément à ses • Réguler internet, Charles Girard
L’aventurier de la bande dessinée
carnet@mpublicite.fr de l’ordre national du Mérite,
derniers souhaits.
ont la profonde tristesse d’annoncer le
• Questions d’éthique, Éric Fiat
officier décès, survenu dans sa quatre-vingt-
(en précisant impérativement de l’ordre du Mérite agricole, neuvième année, de • Les philosophes et le temps,
En avant-première :
À la douce mémoire d’Alain.
votre numéro de téléphone Francis Wolff
un récit inédit
du prochain album
MISÉRICORDE membre de l’Académie
et votre éventuel numéro d’agriculture de France, De la part de Philippe VIALLEFONT, • L’expérience esthétique,
J. VAN HAMME
HISTOIRE SANS HÉROS

V A N H A M M E
J E A N
F R A N C Q
JEAN VAN

HISTOIRE
P H I L I P P E
EDGAR P. JACOBSd’
D’après les personnages

JEAN VAN
LES AVENTURES
HAMME
DE BLAKE ET MORTIMER

professeur des Universités

W. VANCE

d’après les personnages

d’ EDGAR P. JACOBS

SANS HÉROS
HAMME

BAZIN • BERTAIL
DJIEF • DURIEUX • DE JONGH
• EFA • MUNUERA

Chantal, Charles Pépin

L’HÉRITIER

d’abonné ou de membre
JEAN VAN HAMME

DU SOLEIL NOIR

DJIEF • DURIEUX
BAZIN • BERTAIL

ancien secrétaire perpétuel

• TEUN BERSERIK

DANY - VAN HAMME

XIII — LE JOUR

• EFA
FRANCQ • VAN HAMME

• DE JONGH

sa conjointe,
• PETER VAN

survenu le 1er septembre 2023, à Paris.

1
DONGEN

• Entre la vie et la mort, Delphine

D
LE LOMBARD

de l’Académie des Sciences

de la SDL) Hugo, Sébastien, Matthieu, Antoine,
Largo Winch, Blake & Mortimer, Histoire sans héros, Thorgal, XIII...

En partenariat avec :

ses enfants, et Lettres de Montpellier. Horvilleur et Marion Muller-Colard

La cérémonie religieuse sera • Démocratie et écologie,
Hors-série Tom,
soit sur le site : célébrée le 11 septembre, à 10 h 30, son petit-fils. Une cérémonie religieuse sera Céline Spector
en l’église Notre-Dame-de-Nazareth, célébrée en l’église Saint-Antoine
https://carnet.lemonde.fr 349, rue Lecourbe, Paris 15e, suivie, à de Clapiers (Hérault), le vendredi • Faire Renaissance, Karine Safa
14 h 30, de l’inhumation au cimetière Xavier Darcos, 8 septembre, à 10 heures. • JS Mill et Nietzsche,
chancelier de l’Institut de France
L’équipe du Carnet
HORS-SÉRIE

parisien de Bagneux. Camille Dejardin

Et les membres de l’Institut,
Condoléances • Les clés de la pensée,
reviendra vers vous Heinz Wismann
34, rue du Hameau, ont la tristesse de faire part de la
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des dessins
dans les meilleurs délais 75015 Paris. disparition de leur confrère, Le président, • Le temps et ses avatars,
Le vice-président,
rares et inédits

pour vous confirmer yvette.dattee@gmail.com

Les secrétaires perpétuels
Etienne Klein
Olivier PICARD, • La valeur des personnes,
la parution. Et les membres
Nathalie Heinich
BLUEBERRY Anne-Marie
président de l’Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres,
président de l’Institut.
de l’Académie des sciences,
• Pourquoi se raconte-t-on
UNE LÉGENDE DE LA BANDE DESSINÉE
NUMÉRO SPÉCIAL 60 ANS En partenariat avec

carnet@mpublicite.fr FILLIOZAT-COSSON, ont la tristesse de faire part de la des histoires ? Michel Eltchaninoff
psychothérapeute, disparition de leur confrère,
https://carnet.lemonde.fr • L’art de la dispute,
Hors-série psychosomaticienne, Ils adressent à sa famille leurs plus Christian BORDÉ, Pierre-Henri Tavoillot
pionnière sincères condoléances. directeur de recherche émérite • Stoïcisme et épicurisme,
AU CARNET DU «MONDE» de la parentalité non-violente,
au CNRS, Pierre Descotes
Hors-série L’Académie des Inscriptions et chevalier de la Légion d’honneur, • La psychologie de l’individu

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est décédée le 2 septembre 2023.
Août-septembre 2023

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Climat, guerre, travail, études...
Toute la planète migre.
Vers quels pays? Par quels de l’ordre national du Mérite, contemporain, Marcel Gauchet
• Spinoza, Chantal Jaquet
moyens? Les réponses en cartes

des migrations
et en infographies.

Paris. Ses funérailles auront lieu le a le très profond regret de faire part officier
mardi 12 septembre, à 14 h 30, au du décès, survenu à Thasos, en Grèce, de l’ordre des Palmes académiques, • La vie divine, Bertrand Vergely
crématorium du cimetière du Père- le 1er septembre 2023, de • Sur l’islam, Rémi Brague
Les familles Bergougnoux et Lachaise, Paris 20e. survenue le 30 août 2023,
M. Olivier PICARD, à l’âge de quatre-vingts ans. • Le lien social,
Deloux, Jean-Michel Le Lannou
président de l’Académie,
hommageanma@filliozat.net président de l’Institut, Ils adressent à sa famille leurs plus • La Chine contemporaine,
ont la douleur de faire part du décès chevalier de la Légion d’honneur, sincères condoléances. Marie Holzman
En partenariat
avec

Le Fonds de dotation Claude et commandeur

de de l’ordre national du Mérite, Les conférences ont lieu
Hors-série Hélène Garache Anniversaire de décès
commandeur au Centre Sèvres,
Et tous les amis et amies du de l’ordre des Palmes académiques,
M. Jean BERGOUGNOUX, peintre,
35 bis, rue de Sèvres, Paris 6e.
ancien élève Le 8 septembre 2003,
président d’honneur Pour en savoir plus : 06 77 66 09 55.
HORS-SÉRIE de l’École normale supérieure,
de la SNCF, Claude GARACHE, ancien membre Jacques LEHOUX www.lesmardisdelaphilo.com
directeur général honoraire de l’École française d’Athènes, Podcasts www.mercisocrate.com
L’ATLAS d’EDF, ont la grande tristesse de faire part
de sa disparition, survenue à Paris, le
agrégé d’histoire, docteur d’État,
ancien directeur
nous a quittés.
Journées du patrimoine
6000 ANS
D’HISTOIRE DES 200
CARTES
ancien élève de l’École française d’Athènes, Il reste dans le cœur de ceux et
29 août 2023, à l’âge de quatre-vingt-
AFRIQUES de l’École Polytechnique, quatorze ans.
professeur émérite à la Sorbonne. celles qui l’ont aimé.
commandeur
Claude-Monique Rousseau, Hommage
de la Légion d’honneur, Outre l’affection qu’ils lui son épouse,
officier portaient, ils le tenaient pour l’un
ÉDITION 2023 Paris.
des artistes les plus éminents de son fait part du décès de
dans l’ordre national du Mérite,
Hors-série temps. Picasso Administration,
officier Jean-Claude ROUSSEAU, Thierry Spitzer,
dans l’ordre du Mérite agricole, ancien interne Journées européennes
La crémation aura lieu dans la des Hôpitaux de Paris, son gérant
stricte intimité. Et toute son équipe, du patrimoine 2023.
Collection survenu le 3 septembre 2023,
Antoine Gallimard,
survenu à Reims, à l’âge de quatre-
vingt-onze ans.
Jean-Jacques Neuer,
son avocat,
Visitez la Maison de la recherche
de l’Inalco.
à Chambray-lès-Tours,
à l’âge de quatre-vingt-trois ans. président, ont la tristesse de faire part du décès Ancien hôtel particulier
Le conseil d’administration, Genève. de construit en 1716,
L’équipe de l’Adelc, Association
La cérémonie religieuse sera Sylvie Vautier, Claude RUIZ-PICASSO,
pour le développement de la librairie le samedi 16 septembre,
célébrée le 13 septembre, à 10 h 30, en son épouse, chevalier de la Légion d’honneur,
de création,
ancien président du CIAGP, 13 heures - 17 h 30.
l’église Saint-Honoré-d’Eylau, 66 bis, Jasmin Ruiz-Picasso, ancien président de la Spadem, Institut national
avenue Raymond-Poincarré, Paris 16e. ont la tristesse de faire part de la Solal Ruiz-Picasso, administrateur judiciaire
disparition, survenue le 28 août 2023, ses enfants, des langues et civilisations
de l’indivision Picasso,
de orientales,
Ni fleurs ni couronnes. Paloma Ruiz-Picasso, survenu le 24 août 2023, à Genève, Maison de la recherche,
Aurélia
François GÈZE, et son époux, Colas Engel,
à l’âge de soixante-seize ans. 2, rue de Lille, Paris 7e.
Cet avis tient lieu de faire-part. éditeur, ses sœurs,
trésorier et fondateur de l’Adelc. Ils souhaitent lui rendre hommage
et s’associent à la peine de sa famille Entrée et visite libres.
Françoise Bergougnoux, Marina Ruiz-Picasso,
Bernard et Almine Ruiz-Picasso, et de ses proches. Programme détaillé : www.inalco.fr
François Gèze a toujours été
20 lieu-dit « La Basse Pointe », Olivier Widmaier-Picasso,
Actuellement en vente, soucieux de la recherche de la bonne
72340 Marçon. Richard et Ulli Widmaier-Picasso,
le volume n° 2 évolution du secteur du livre et des Diana Widmaier-Picasso,
LOUIS XIV équilibres à tenir. Cécilia Provvedini,
Agnès Gérentes, Lorenzo Provvedini
sa compagne, (Le Monde du 2 septembre). et leurs enfants,
Lison et Thibault Collignon, ses neveux et nièces,
ses enfants, Toulouse. Xavier et Lina Vilato
João et Salvador, et leurs enfants,
Monique, Adela Vilato,
ses petits-enfants,
DYSTOPIES · HORREUR · MONDES IMAGINAIRES
son épouse, ses cousins,
Véronique, Bertrand, Xavier et
ont la tristesse de faire part du décès Nathalie, ont la tristesse de faire part du décès
de
de ses enfants,
Cécile, Claude RUIZ-PICASSO,
Yves COLLIGNON, sa belle-fille,
Jean-Claude, Emmanuel, survenu le 24 août 2023, à Genève,
comédien, à l’âge de soixante-seize ans.
ses gendres,
Ses onze petits-enfants,
le 4 septembre 2023, à Paris. La famille tient à remercier
Ses dix arrière-petits-enfants, l’équipe de soins à domicile pour
Yves, Thierry et Éveline, leur bienveillance, leur dévouement
Il reposera au cimetière du Père- ses frères et sœur, et leur disponibilité.
Lachaise, Paris 20e. Ses belles-sœurs et beaux-frères,
Actuellement en vente, Ses neveux et nièces, Ses sœurs, ses frères
le volume n° 4 et leurs conjoints,
DRACULA Société éditrice du « Monde » SA ont la tristesse de faire part du décès Ses nièces et neveux,
Président du directoire, directeur de la publication de Stéphanie, Olivier, Thomas et Julie
Louis Dreyfus Ainsi que ses amis proches,
Directeur du « Monde », directeur délégué de la

Nos services publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio

Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction
Didier GODECHOT,
ancien cadre à l’Aérospatiale,
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
Lecteurs Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre
Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
survenu le mardi 29 août 2023,
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
Marie Thérèse TISSERAND,
veuve
K Abonnements Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann DORIDANT,
Directrice déléguée au développement des services
Sur abo.lemonde.fr abonnés Françoise Tovo La cérémonie religieuse aura lieu
survenu le 2 septembre 2023,
le samedi 9 septembre, à 15 heures,

!Lelllonde
Par tél. au 03 28 25 71 71 Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Gilles van Kote à soixante-quinze ans.
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
en l’église Notre-Dame d’Arreau
Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel (Hautes-Pyrénées). Une cérémonie aura lieu le lundi
K Le Carnet du Monde Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
(cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
11 septembre, à 16 heures, au Le Carnet
carnet@mpublicite.fr Directrice du design Mélina Zerbib Ni fleurs ni couronnes, dons crématorium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e.
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Infographie Delphine Papin
bienvenus en faveur des Apprentis Pour toute i11for111atio11:
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Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, Cet avis tient lieu de faire-part et
présidente, Gilles Paris, vice-président de remerciements. famille.tisserand@gymnea.fr
 Idées
0123
28 | ­
­Vendredi 8­ septembre 2023

Le débat sur la fin de vie

Le gouvernement devrait prochainement présenter un projet de loi sur l’aide
active à mourir, alors que les soignants sont divisés sur la question

Jean-Marc Sauvé Légaliser l’euthanasie, n’est-ce pas

renoncer à la construction d’un projet collectif ?
Le haut fonctionnaire estime que la principale réel. Dans un rapport sur l’application
de la loi sur l’aide active à mourir, le Par-
question que doit se poser le gouvernement lement canadien a fait état d’un gain net
concernant le projet de loi sur la fin de vie est celle de 87 millions de dollars canadiens [soit
59 millions d’euros] en 2021. La dernière
des impacts sur la société et sur la médecine ruse de notre société matérialiste ne
­serait-elle pas de s’abriter derrière la
­noble cause de l’autodétermination in-
c­ onsulté et 30 % des euthanasies ne sont
pas déclarées à l’instance de contrôle.
L’encadrement légal s’est révélé illusoire :
faute de garde-fous robustes, la loi favo-
rise une dynamique non maîtrisée. Avec
le temps, son champ d’application a été,
selon les pays, élargi aux mineurs, aux
« fatigués de la vie » ou aux malades
drait que l’euthanasie soit simple pour le
médecin à qui il est demandé de prêter
son ­concours. » Parce que cette injonc-
tion serait contradictoire avec leur voca-
tion, parce que le geste létal n’est ni un
traitement ni un soin, mais dénature
leur métier, 13 organisations profession-
nelles de soignants ont récusé toute évo-

A
la suite de la convention ci-
toyenne sur la fin de vie, le gou-
vernement a décidé de présenter
un projet de loi sur l’aide active à
mourir. Indépendamment des questions
juridiques que pose cette réforme, elle a
des implications sociales, éthiques et
médicales qu’il faut savoir regarder.
La société ne peut être considérée
comme la seule coexistence de libertés
individuelles, qui n’imposeraient à cha-
cun aucune obligation vis-à-vis des
autres. Le dérèglement climatique, les
épidémies, les questions migratoires le
rappellent chaque jour. Le courant en fa-
veur d’une légalisation de l’euthanasie et
du suicide assisté qui se réclame du droit
à l’autonomie de l’individu, mis en exer-
gue en 2020 par la Cour constitution-
nelle fédérale allemande, méconnaît
cette dimension essentielle. Il revendi-
que la maîtrise de la mort par l’individu,
présentée comme l’ultime liberté. La vul-
nérabilité, le handicap, la maladie, la
vieillesse, la dépendance, qui font partie
de l’existence, sont refoulés de cette vi-
sion du monde. Le soin et la sollicitude
n’y trouvent pas leur place.
Ce prisme individualiste feint d’ignorer
les effets du signal envoyé par une légali-
sation de la mort provoquée sur des per-
sonnes âgées ou souffrant de trou-
bles psychiques. Comme si celles-ci ne
seraient pas conduites à intérioriser da-
vantage encore leur rejet par la société.
Ce risque n’est pas une vue de l’esprit.
Déjà en 2012, le professeur Didier Sicard
faisait valoir que « les contraintes écono-
miques qui vont dans tous les cas aug-
menter peuvent susciter un sentiment de
culpabilité chez les personnes en perte
d’autonomie pouvant les conduire à for-
muler une demande d’euthanasie ». La
perception d’être une charge pour les
proches explique 53 % des cas de recours
au suicide assisté en Oregon en 2021 et
36 % des cas d’euthanasie au Canada.
L’alibi d’une détresse
Dans une tribune au « Monde », un mé-
decin démissionnaire d’une commis-
sion régionale néerlandaise de contrôle
d’application de la législation relative à
l’euthanasie faisait part de son expé-
rience : « Ce qui est perçu comme une oc-
casion bienvenue par ceux qui sont atta-
chés à leur autodétermination devient ra-
pidement une incitation au désespoir
pour les autres. » L’euthanasie devient
ainsi l’alibi d’une détresse que l’on n’a
pas voulu ou su prévenir. Elle n’a par
ailleurs aucun impact sur le nombre des
suicides, qui augmente là où elle est léga-
lisée. Il faudrait aussi expliquer
­comment la légalisation du suicide as-
sisté peut se concilier avec une politique
de prévention du suicide. Le Bundestag
ne s’y est pas trompé, privilégiant, le
6 juillet, la prévention du suicide par
­rapport à un élargissement du champ du
suicide assisté.
La satisfaction de la revendication
d’autonomie présente également un
­intérêt économique peu avouable, mais
dividuelle pour masquer une offre insuf-
fisante de soins, notamment palliatifs,
et alléger le fardeau de la solidarité en-
vers les plus âgés et les plus fragiles de
ses membres ?
L’exercice de la médecine serait par
ailleurs conduit à effectuer un grand
bond en arrière sur le plan éthique. En
imposant collégialité et transparence
aux arrêts de traitement et aux séda-
tions profondes et continues jusqu’au
décès, les lois Leonetti et Claeys-Leonetti
ont eu le mérite de mettre fin à des déci-
sions médicales solitaires. A l’inverse, il
est démontré qu’en Belgique, où l’eutha-
nasie fut légalisée en 2002, le second mé-
decin n’est pas systématiquement
Faut-il regarder
la mort
provoquée comme
la réponse au
« mal mourir »
dans notre pays
et le remède à la
souffrance des
plus vulnérables ?
mentaux. Il a même été fait droit à la de-
mande de suicide assisté d’un détenu
condamné à une lourde peine.
Injonction contradictoire
En Belgique, la zone grise des polypatho-
logies représente déjà 17,5 % des euthana-
sies et progresse régulièrement. Elle
­confère une large marge d’appréciation
au médecin. L’instance de contrôle de ce
pays reconnaît que le critère légal de la
« souffrance insupportable » est large-
ment subjectif. L’interprétation de
l’échéance prévisible du décès est tout
aussi incertaine. Ces dérives expliquent
la multiplication par 2,8 et 2,4 en douze
ans des euthanasies en Belgique et aux
Pays-Bas et par 10 en six ans au Canada.
Devant l’emballement des euthanasies
au Québec, la Commission sur les soins
de fin de vie vient de rappeler que « l’âge
avancé et les problèmes liés au vieillisse-
ment ne constituent pas une maladie
grave et incurable et ne justifient pas
l’aide médicale à mourir ».
Enfin, le médecin ne remplirait plus
son rôle d’accompagnement du patient
en fin de vie. Il deviendrait un simple
prestataire, auquel la société confierait
un acte qu’elle tiendrait pour anodin et
sans conséquence pour celui qui l’effec-
tue. Or on ne peut nier sa violence et sa
symbolique, qui va à l’encontre du ser-
ment d’Hippocrate, consacré dans le
code de la santé publique. Le Comité
­consultatif national d’éthique ne souli-
gnait-il pas, en 2013, dans son avis 121 :
« Il faut désamorcer l’illusion qui vou-
lution de la législation.
Notre société souffre de multiples
­fragilités individuelles et peine à élabo-
rer un projet collectif. Or, légaliser
l’euthanasie et le suicide assisté, n’est-ce
pas renoncer un peu plus à la construc-
tion de ce projet collectif ? Faut-il réduire
notre sollicitude envers les personnes
qui demandent à mourir à l’administra-
tion d’une dose létale et, ce faisant,
­tourner le dos à la solidarité qui est au
cœur de notre contrat social ? Faut-il
­regarder la mort provoquée comme la
réponse au « mal mourir » dans notre
pays et le remède à la souffrance des
plus vulnérables ?
Peut-on croire que, dans l’immense
majorité des cas, elle sera l’exercice d’un
droit nouveau et non l’expression d’un
désespoir personnel et d’une impuis-
sance collective ? On ne peut légiférer
sans poser ces questions essentielles. Au
fond, quelle est notre vision de la per-
sonne humaine et quelle société vou-
lons-nous bâtir ensemble ? C’est de cela
qu’il faut débattre. p
Jean-Marc Sauvé a été président de
la Commission indépendante sur les
abus sexuels dans l’Eglise. Il était vice-
président du Conseil d’Etat quand il a
mené les auditions concernant la déci-
sion médicale d’arrêt des traitements
de Vincent Lambert

Jean-René Lecerf La « malemort » chez soi, l’isolement et l’insécu-

rité en moins, et où l’on vive dans
la dignité et la citoyenneté. C’est
prise en charge médico-sociale ;
s’assurer que cette information a
été comprise ; encourager dans
sommes très en retard sur ce
point, d’où l’urgence d’accroître
et de diversifier ces solutions. Il

se nourrit de l’inégalité
assurément en améliorant les
conditions de vie de l’ensemble
des personnes âgées et handica-
pées dans notre pays que nous
tous les établissements l’instau- est important de permettre aux
ration d’initiatives innovantes, proches d’être systématiquement
comme on peut le voir dans cer- informés lorsque le pronostic vi-
tains Ehpad – certains ont, par tal est engagé, afin qu’ils puissent

d’accès aux soins palliatifs

parviendrons à mieux accompa-
gner les fins de vie.
Cela implique de renforcer le
nombre de professionnels au
chevet des personnes, de mieux
Le président du conseil de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie les coordonner et les former.
Pour dépasser une vision encore
rappelle la nécessité d’améliorer les conditions de vie des personnes âgées trop sanitaire de la fin de vie, la
et handicapées et de dépasser une vision trop sanitaire de la fin de vie formation devra s’ouvrir aux
sciences humaines et sociales, et
concerner l’ensemble des profes-
exemple, instauré des groupes de
parole sur la mort, ce qui amène
à ne plus la cacher.
Des solutions pour les aidants
Aux antipodes des défunts dont
le cercueil est masqué à la vue de
tous, qui partent dans l’isole-
ment, laissant leurs voisins de
chambre et leurs amis dans le dé-
sarroi, le départ se fait en pleine
être présents dans ce moment
s’ils le souhaitent.
Enfin, il est primordial de garan-
tir la liberté de choix des person-
nes en fin de vie. Je pense en parti-
culier au bénéfice d’un accompa-
gnement dans leur lieu actuel de
vie et non à l’hôpital, lorsque cela
est possible, et qui corresponde à
leurs convictions religieuses, phi-
losophiques ou morales. Il s’agit là

A
ccompagner la vie jusqu’à
sa fin naturelle est une
responsabilité essentielle
de notre société. Si nous
avons tous une expérience singu-
lière de la mort et des ­convictions
personnelles, il existe des princi-
pes fondamentaux qui nous ras-
semblent et qu’il nous faut discu-
ter pour garantir aux Français, en
toute ­hypothèse, une fin de vie
digne et apaisée.
Cette dernière n’est pas pleine-
ment assurée aujourd’hui et la
« malemort » se nourrit de la pé-
nurie des personnels de l’accom-
pagnement et du soin, de l’inéga-
lité d’accès aux soins palliatifs, de
l’insuffisante prise en compte des
aidants, du regard trop souvent
exclusivement sanitaire des mé-
decins, de la difficulté à entendre
les personnes et à recueillir leur
consentement, et du tabou qui
existe encore autour de la mort. Il
nous faut également combattre
avec vigueur les discriminations
qui frappent quotidiennement les
personnes âgées et en situation
de handicap. Elles conduisent à
leur effacement ou à les réduire
au silence, avec d’autant plus de
facilité que ces personnes se re-
trouvent, en fin de vie, dans une
situation de grande vulnérabilité.
Le débat national sur la fin de
vie nous offre la possibilité de
questionner les choix collectifs
que nous envisageons pour l’hô-
pital, les Ehpad et le domicile. Il
est temps pour nous de réappri-
voiser la mort et d’accepter
qu’elle fasse partie de nos vies et
de nos politiques.
Logique domiciliaire
Au sein du conseil de la Caisse na-
tionale de solidarité pour l’auto-
nomie, nous portons une ambi-
tion forte, que nous avons formu-
lée en 26 propositions : celle de
développer les politiques d’ac-
compagnement à domicile et de
proposer des solutions intermé-
diaires entre domicile et Ehpad,
garantes de la logique domici-
liaire, c’est-à-dire où l’on se sente
sionnels du soin et de l’accompa-
gnement. Nous proposons égale-
ment que le décès des personnes
ne mette pas tout de suite fin aux
prestations et au statut d’aidant,
afin de permettre aux personnels
des services à domicile d’accom-
pagner les familles jusqu’au bout,
et de faire eux-mêmes leur deuil
de la personne aidée.
La participation des personnes
aux choix concernant leur fin de
vie doit se trouver également au
cœur des préoccupations. Elle
doit être non seulement recon-
nue, mais aussi encouragée et or-
ganisée. Pour cela, il est néces-
saire de mieux informer sur les
directives anticipées et la per-
sonne de confiance lors de toute
lumière, en présence de tous les
proches – familles, résidents, soi-
gnants, personnels –, avant de
partager, quelques jours plus
tard, un moment de convivialité
où l’on échangera sur ses rela-
tions avec le défunt et la place
qu’il occupera toujours dans les
mémoires et les cœurs. Ce sont
ces initiatives qu’il faut encoura-
ger, sans attendre une loi.
Le rôle des aidants et des pro-
ches ne doit pas être négligé non
plus. La fin de vie est particulière-
ment éprouvante pour eux. Ils
ont besoin d’être informés des
étapes qu’ils auront à vivre et du
soutien qu’ils pourront recevoir,
et, surtout, de bénéficier de solu-
tions concrètes de répit. Nous
d’une condition essentielle pour
permettre aux personnes de par-
tir sereinement et aux proches de
faire leur deuil. p
Jean-René Lecerf est
président du conseil de
la Caisse nationale de solida-
rité pour l’autonomie, ancien
sénateur (UMP), ancien prési-
dent du conseil départemental
du Nord, ancien maire de
Marcq-en-Barœul et ancien
président de la commission des
finances de l’association d’élus
Départements de France
0123
­
­Vendredi 8­ septembre 2023 Idées | 29

Nous devons accompagner

U
n projet de loi autorisant l’aide
­active à mourir sera remis pro-
chainement au président de la
République. Ce texte devra en
préciser les modalités : euthanasie (le
médecin administre la substance létale)
et/ou suicide assisté (le patient se l’admi-
nistre lui-même), ainsi que les critères
d’accès (pronostic vital engagé à moyen
terme, accès possible sur directives
­anticipées pour exprimer ses souhaits
concernant sa fin de vie…).
Dans les pays qui autorisent le suicide
assisté ou l’euthanasie, les médecins ont
l’entière responsabilité de la prescription
d’une substance létale, après évaluation
de la demande. Seule la réalisation de
l’acte varie, effectuée par un médecin
pour l’euthanasie, par la personne ma-
lade pour le suicide assisté. Dans tous
les cas, l’aide active à mourir répond à la
volonté libre et éclairée d’une personne
atteinte d’une maladie grave et incura-
ble, face à des souffrances inapaisables.
C’est le prérequis commun à l’ensemble
des pays ayant légiféré en faveur d’une
aide active à mourir, reconnaissant ainsi
un droit à l’autodétermination des per-
sonnes malades et un manque dans
­l’accompagnement de fin de vie.
Le choix opéré par des Etats (Autriche,
Suisse, Oregon) d’opter pour le suicide
assisté plutôt que pour l’euthanasie
peut s’expliquer par un certain nombre
de facteurs, notamment culturels, mais
aussi par la réticence de certains profes-
sionnels de santé. Ainsi, dans les pays
autorisant seulement le suicide assisté,
le rôle du médecin s’arrête à la prescrip-
tion du produit létal. Aucune assistance
médicale secondaire n’est proposée, ni
pour la personne malade, ni pour ses
proches.
En Suisse, l’accès au suicide assisté né-
cessite une adhésion préalable auprès
d’associations de bénévoles. L’examen
de la demande et la prescription du pro-
duit létal sont effectués par un médecin
les malades
sans espoir de guérison
Un collectif rassemblant plus de 90 professionnels de santé réclame de pouvoir
accéder à la demande des patients qui souhaitent bénéficier d’une aide active à mourir,
et formule une liste de mesures à mettre en place pour cet accompagnement
bénévole de l’association. Après le décès,
une enquête judiciaire est systématique-
ment réalisée auprès des personnes pré-
sentes, destinée à vérifier que la per-
sonne malade se soit bien auto-adminis-
tré la substance létale, indépendamment
de toute pression extérieure.
Une responsabilité médicale partagée
Alors que la France s’apprête à légiférer,
le gouvernement semble s’orienter vers
un accès unique au suicide assisté, limi-
tant ainsi l’implication des profession-
nels de santé, en accord avec la position
de ceux qui se sont exprimés contre
toute forme de participation à une aide
active à mourir. Cependant, nous, pro-
fessionnels de santé de terrain égale-
ment engagés auprès de personnes at-
teintes de pathologies très diverses,
souhaitons exprimer ici une position
différente.
Nous qui soignons des personnes ma-
lades sans espoir de guérison et dont les
souffrances ne peuvent être apaisées
dans le cadre législatif actuel estimons
qu’il est de notre responsabilité de les
­accompagner dans leur demande d’aide
active à mourir, qu’il s’agisse d’une de-
mande de suicide assisté ou d’euthana-
sie. Dès lors que la demande d’aide active
à mourir nous apparaît comme étant
le reflet d’une volonté libre et éclairée,
nous estimons de notre responsabilité
de leur garantir une assistance médicale
jusqu’à l’acte final afin de leur permettre
une mort digne et apaisée.
Nous, professionnels de santé, esti-
mons que l’aide active à mourir doit
s’inscrire dans le champ du soin, seul ga-
rant d’un accompagnement de fin de vie
solidaire destiné tant à la personne ma-
lade qu’à ses proches. Nous, profession-
nels de santé, à qui il n’appartient pas
d’écrire la loi mais qui aurons à l’appli-
quer demain, souhaitons par ailleurs
énoncer des recommandations qui nous
apparaissent nécessaires pour engager
notre responsabilité.
Une responsabilité médicale partagée
est nécessaire. L’accès à l’aide active à
mourir sur demande de la personne
malade devrait être validé par deux mé-
decins indépendants dont l’un spécia-
liste de la pathologie concernée, l’autre
étant idéalement le médecin référent
dans un parcours de soins donné. Cette
Nous,
professionnels
de santé, estimons
que l’aide active
à mourir doit
s’inscrire dans
le champ du soin
L’accès à l’aide active à mourir devrait
être garanti en ville comme à l’hôpital,
ce qui nécessite une coordination entre
les différents acteurs du territoire (mé-
decins traitants, infirmiers libéraux,
­référents hospitaliers, pharmaciens…).
Une clause de conscience spécifique,
pour tout professionnel de santé ne sou-
haitant pas être impliqué, devrait être
prévue par la loi.
Une formation à la fin de vie incluant
double évaluation devrait être effectuée l’aide active à mourir devrait être préala-
dans une certaine temporalité destinée ble à l’entrée en vigueur de la loi et
à s’assurer de la persistance de la de- adressée à tous les professionnels de
mande mais aussi adaptée à une situa- santé, dans ses aspects législatifs, éthi-
tion clinique pouvant être rapidement ques et pratiques. Des moyens humains
évolutive. Un avis consultatif collégial et financiers spécifiques devraient lui
préalable serait souhaitable, établi par être alloués.
l’équipe soignante élargie (médecins, in- Enfin, un enregistrement de toutes les
firmiers, psychologues…), mais aussi par demandes devrait être effectué sur un
des représentants des sciences humai- ­registre national ou régional, incluant la
nes et sociales, de la société civile… notification de tous les éléments clini-
ques pertinents, les personnes impli-
En ville comme à l’hôpital quées, les décisions prises et la traçabilité
L’évaluation de la volonté libre et éclai- des actes effectués. Une commission
rée de la personne malade implique ad hoc devrait examiner de façon tri-
qu’elle reçoive une information loyale mestrielle ce registre et publier annuelle-
sur sa situation médicale et sur toutes ment des données de suivi. p
les ressources thérapeutiques disponi-
bles, dont les soins de support et les
soins palliatifs. Elle nécessite d’être
­réinterrogée tout au long du parcours.
Un accès sur directives anticipées pour
les personnes atteintes de maladies Parmi les signataires :
neurodégénératives et personnes en François Blot, réanimateur ;
état de conscience minimal devrait Benedetta Bodini, neurologue ;
être considéré. Eric Dansin, pneumo-oncologue ;
Une assistance médicale continue est François Gueyffier, cardiologue ;
également requise. La présence et l’as- ­Michèle Levy-Soussan, médecin
sistance des professionnels de santé de- de soins palliatifs ;
vraient être prévues dans toutes les pha- Valérie Mesnage, neurologue ;
ses de l’aide active à mourir : de l’évalua- ­Christine Raynaud-Donzel,
tion de la demande à l’acte final, quelle ­pneumo-oncologue ;
que soit la modalité d’administration Jean Reignier, réanimateur ;
choisie, afin de prévenir et pallier tout Lionel Rostaing, néphrologue ;
événement indésirable durant et après Alexandra Samier-Foubert,
le geste, et afin d’assurer un accompa- neurologue. Retrouvez la liste complète
gnement des proches. des signataires sur Lemonde.fr

Denis Labayle Obliger un malade à vivre malgré die ­devenue intraitable. Ces deux
conceptions du soin doivent-el-
les s’opposer, ou devenir une

son désir d’en finir, cela relève-t-il du soin ?

­offre complémentaire ? Au ma-
lade de choisir.
Et, si certains médecins, au nom
de leurs convictions, ont une vi-
sion restrictive du soin pour la fin
Le soin est souvent défini sans que l’on ait pris le temps de s’intéresser au point de vue du patient. C’est donc à lui de vie de leurs malades, qu’ils
­laissent les autres libres d’ac­-
de choisir si les différentes conceptions doivent s’opposer ou devenir des offres complémentaires, estime le médecin compagner leurs malades jusqu’à
la mort, car beaucoup de méde-

L
e débat sur l’aide active
à mourir bute souvent sur
la question : s’agit-il d’un
soin ? Quand on relit les dé-
finitions de « soins » dans les dif-
férents dictionnaires (Larousse
et Le Robert, pour ne citer
qu’eux), on trouve une multitude
de termes, qui vont d’« actions
par lesquelles on conserve et on
rétablit la santé » à « attention,
prévenance, sollicitude », avec
même, dans Le Robert, le mot
« guérir » apparaissant dans la
­définition de « soigner ». Si l’on
ne devait parler de soin qu’en cas
de guérison, l’association des
mots « soins » et « palliatifs » se-
rait un oxymore. Or personne
ne remet en cause la valeur des
soins proposés par les médecins
qui se sont spécialisés dans cette
pratique médicale. Alors, qui dé-
finit ce qui est ou n’est pas un
« soin » ? Le législateur ? La méde-
cine ? Le malade ?
Le législateur est intervenu à
plusieurs reprises pour préciser
ce qui n’est pas un soin. En 2005,
avec la loi Leonetti, et en 2016,
avec la loi Claeys-Leonetti, il a
rappelé aux médecins qu’au-delà
d’une certaine limite leurs actes
médicaux, même réalisés avec
les meilleures intentions du
monde, ne relèvent plus du do-
maine du soin mais de l’« achar-
nement ­thérapeutique ». Le légis-
lateur est également intervenu
en 2002, avec la loi Kouchner,
pour affirmer que le malade a le
droit, dans certaines circonstan-
ces, de refuser les « soins » que le
médecin lui propose quand
ceux-ci s’avèrent trop coûteux en
souffrances. Avec le temps, ces
prétendus « soins » sont devenus
de « faux soins ».
Notion terriblement trouble
Et l’interruption volontaire de
grossesse, maintenant légalisée
et médicalisée, est-elle un soin ?
La réponse est évidente pour cel-
les et ceux qui estiment que ce
geste permet aux femmes d’évi-
ter les conséquences d’une inter-
ruption clandestine capable de
mettre en péril leur santé, et
même leur vie. Mais d’autres
maintiennent un avis contraire.
Ainsi, pour le législateur, la no-
tion de soin peut évoluer avec
le temps : ce qu’il a criminalisé
hier peut devenir un soin légal.
Alors est-ce au médecin de défi-
nir ce qu’est un soin ? Dans de
nombreuses circonstances, en re-
donnant la santé à un malade
­atteint d’une affection curable, le
médecin apporte ce qu’on pour-
rait appeler « l’idéal du soin ».
­Simultanément, il supprime les
souffrances et allonge la durée de
vie. Mais, même dans de telles
circonstances, il peut se tromper.
Après que le docteur Fernand
­Lamaze a introduit en France
­l’accouchement sans douleur,
en 1951, il a été traduit à deux re-
prises devant le conseil de l’ordre
des médecins pour cette mé-
thode. Pourtant celle-ci a été re-
connue comme un soin et rem-
Pour le
législateur, la
notion de soin
peut évoluer
avec le temps :
ce qu’il a
criminalisé hier
peut devenir
un soin légal
boursée par la Sécurité sociale
cinq ans plus tard.
De même, le monde médical a
été longtemps réticent à prescrire
de la morphine pour soulager la
douleur, même en cas de maladie
grave. Il a fallu attendre la loi de
2001 pour que ce soin évident
­devienne légalement obligatoire.
Récemment encore, la recherche
médicale ne retenait que la durée
de vie comme seul critère pour
évaluer la qualité d’un soin théra-
peutique, jusqu’au jour où fut
­introduite la notion de « qualité
de vie » pour juger du progrès
d’un traitement.
Alors, quand le médecin est
confronté à la maladie incurable,
la notion de soin devient terrible-
ment trouble. Pour l’instant, la
seule définition retenue officielle-
ment en France est celle des soins
palliatifs, y compris pour le traite-
ment de l’agonie. Or peut-on véri-
tablement considérer comme des
« soins » certaines attitudes prô-
nées par la loi actuelle ? Obliger
un malade atteint d’un cancer
évolué à vivre malgré son désir
d’en finir, et attendre qu’il souffre
de douleurs intraitables pour ré-
pondre à sa demande, cela relève-
t-il du soin ou d’une nouvelle
forme d’acharnement médical ?
De même pour le traitement de
l’agonie : les propositions faites
par la Haute Autorité de santé,
en application de la loi de 2016,
­répondent-elles véritablement à
une notion de « soins » ? Imposer
un traitement de l’agonie basé
sur la déshydratation du corps
et sur une sédation fluctuante
prolongeant la vie d’un corps qui
n’a plus de conscience, est-ce le
meilleur des soins à proposer au
mourant ? Pour de nombreux
médecins, prolonger une telle
agonie inutile et douloureuse
ne peut pas être considéré
comme un soin.
Partir en douceur
Et si l’on demandait au malade
sa définition du soin ? Car, après
tout, il est le premier concerné.
Sa réponse n’est pas univoque.
Ce que certains considéreront
comme un soin essentiel pour
eux-mêmes ne sera pas partagé
par d’autres. Ainsi, certains
­définiront comme « soin » tout ce
qui les maintient en vie dans les
meilleures conditions, suivant
en cela leur conviction philoso-
phique ou religieuse. D’autres,
à l’inverse, attendent du soin
qu’il mette définitivement fin à
leurs souffrances et à une mala-
cins silencieux estiment que c’est
de leur responsabilité d’aider
leurs concitoyens à partir en dou-
ceur, comme ils le désirent, l’ob-
jectif étant de leur épargner d’inu-
tiles souffrances. Pourquoi les uns
seraient-ils plus « soignants » que
les autres ? Dans de nombreux
pays, la pratique des uns respecte
la pratique des autres. Sans ana-
thème. Parce que la notion de
soin dépend du regard de la so-
ciété sur elle-même, des influen-
ces philosophiques et religieuses
du moment, du regard du méde-
cin sur sa pratique et du pays où
il exerce. Aussi, pour une fois, ne
pourrait-on pas laisser au malade
atteint d’une affection grave et
­incurable le soin de définir ce que
signifie ce mot pour lui ? p
Denis Labayle est médecin
et ancien chef de service au
centre hospitalier Sud-Franci-
lien. Il est l’auteur, entre
autres, de « Le médecin, la li-
berté et la mort. Pour le droit
de choisir sa fin de vie » (Plon,
2022). Il est le président d’hon-
neur de l’association Le Choix.
Citoyens pour une mort choisie
 0123
30 | Idées ­
­Vendredi 8­ septembre 2023

Aux JO de Paris, Russes et Biélorusses à l’épreuve de la neutralité

Analyse s’y refusent toujours – au premier rang des-
quelles l’athlétisme, le sport roi des JO.
lité de boycotter le rendez-vous, Kiev a
­assoupli sa position. Fin juillet, le ministre
agence de sécurité. En outre, les sportifs ne
pourront pas concourir sous leurs couleurs

U
ne annonce était initialement at-
tendue à l’été. Or, en ce début sep-
tembre, personne ne peut dire si
des athlètes russes et biélorusses
participeront – sous un régime strict de neu-
tralité – aux Jeux olympiques (JO) de Paris,
du 26 juillet au 11 août 2024. Ni la Russie ni la
­Biélorussie, impliquées dans l’agression de
l’Ukraine, ne figurent parmi les 203 nations
Les Ukrainiens officiellement invitées par le Comité interna-
craignent que les tional olympique (CIO). Cela ne préjuge pas
de l’absence de leurs ressortissants dans la
Jeux de Paris et capitale française l’an prochain. Le CIO sta-
tuera sur ce dossier « à sa seule discrétion et
les performances sans être lié par les résultats des épreuves de
qualification olympique ». La date butoir ?
des sportifs « Avant les Jeux », a seulement répondu son
russes servent président, Thomas Bach, le 18 juillet.
Ce flou persistant charrie nombre d’hypo-
la propagande thèses. Si l’instance installée à Lausanne
(Suisse) renonçait à une exclusion totale des
de Moscou sportifs « détenteurs d’un passeport russe ou
biélorusse », la présence de ces derniers serait
tout de même limitée. Les équipes sont
d’ores et déjà bannies. Quant aux individus,
leur participation dépend in fine du bon
vouloir des fédérations internationales, seu-
les habilitées à se prononcer sur les critères
d’éligibilité à leurs épreuves. Or, depuis que
le CIO a recommandé, fin mars, de réintégrer
Russes et Biélorusses en compétition, c’est la
­cacophonie : tandis que plusieurs fédéra-
tions ont répondu favorablement, d’autres
Cette situation n’est pas inédite : en 2016,
les fédérations internationales avaient déjà
dû statuer sur la présence de sportifs russes
aux Jeux de Rio de Janeiro, au Brésil. A quel-
ques semaines de la cérémonie d’ouverture,
le juriste canadien Richard McLaren, man-
daté par l’Agence mondiale antidopage, avait
publié un rapport accablant, montrant
l’existence d’un système de dopage organisé
par l’Etat russe, avec le soutien actif des
­services secrets, dans la « grande majorité »
des disciplines olympiques.
Le CIO n’avait pas prononcé une exclusion
totale de la Russie, en dépit des préconisa-
tions de l’Agence mondiale antidopage, pour
laquelle une telle ­mesure « aurait assuré une
approche claire, forte et harmonisée ». A la
place, il avait laissé le soin aux fédérations in-
ternationales de ­repêcher, au cas par cas, les
athlètes jugés « propres » au regard d’une sé-
rie de critères. Aucun participant n’avait été
écarté en judo, escrime, boxe ou gymnasti-
que, terrains d’influence de la Russie dans le
sport mondial. A l’inverse, parmi les 68 spor-
tifs retenus en athlétisme, seule la sauteuse
en longueur Darya Klishina avait été autori-
sée à prendre part à la compétition, mais sous
bannière neutre. Au total, 279 Russes, sur les
389 initialement prévus, avaient concouru.
La décision à prendre aujourd’hui est dif-
férente, car elle pourrait avoir des répercus-
sions sur la présence des Ukrainiens aux
Jeux de Paris. Après avoir évoqué la possibi-
des sports, Vadym Guttsait, a autorisé les
athlètes des délégations officielles à
­concourir dans des compétitions sportives
internationales aux côtés des Russes et des
Biélorusses, à condition que ces derniers
y participent sous un statut neutre. Le
25 août, des représentants ukrainiens se
sont rendus en France pour visiter des ins-
tallations sportives, ce qu’ils n’avaient pas
fait auparavant. Un nouveau pas, mais pas
une « confirmation finale » de leur parti­-
cipation, ont-ils tenu à préciser.
Ni drapeau ni hymne
Les JO de 2024 ne seront pas les premiers de
l’histoire récente de l’olympisme à se tenir
pendant une guerre. Thomas Bach aime
d’ailleurs le rappeler : il y a aujourd’hui près
de 70 conflits armés et crises dans le monde.
Reste qu’il s’agit pour la plupart de guerres
­civiles et frontalières larvées. Le 24 fé-
vrier 2022, les troupes du Kremlin, aidées de
l’allié biélorusse, ont envahi l’Ukraine, un
Etat souverain. Sept mois plus tard, Vladimir
Poutine prononçait l’annexion de quatre ter-
ritoires du sud-est du pays.
Les Ukrainiens craignent surtout que les
Jeux de Paris et les performances des sportifs
russes servent la propagande de Moscou.
Pour y répondre, le CIO a demandé que ne
soient réintégrés que les athlètes n’ayant pas
préalablement soutenu le conflit en Ukraine,
n’ayant aucun lien avec l’armée ou une
nationales, et les remises de médailles se fe-
ront sans leur drapeau ni leur hymne.
Cette question est au cœur des préoccupa-
tions de la France, pays hôte. « Evidemment,
il ne peut y avoir de drapeau russe au Jeux de
Paris, je crois que ça fait consensus, estime
Emmanuel Macron dans L’Equipe jeudi
7 septembre. Parce que la Russie comme pays
n’a pas sa place à un moment où elle a com-
mis des crimes des guerre, où elle déporte des
enfants. » Avant de trancher – ou non –, le
CIO attend d’avoir constaté l’application de
ses recommandations par les fédérations
internationales et la bonne tenue des com-
pétitions auxquelles prennent part Russes,
Biélorusses et Ukrainiens.
Le combat entre l’Ukrainienne Olga Khar-
lan et la Russe Anna Smirnova, sous statut
neutre, lors des Mondiaux d’escrime de Mi-
lan (Italie), le 27 juillet, montre que rien n’est
garanti. Fidèle à la ligne politique de son
pays, Olga Kharlan avait refusé de serrer la
main de son adversaire, lui présentant à la
place son sabre. Elle avait été disqualifiée en
vertu du règlement de la fédération inter­-
nationale, qui a été changé depuis. Mais c’est
surtout la réaction d’Anna Smirnova qui a
suscité des interrogations : pour protester
contre l’attitude de sa rivale, celle-ci avait
­refusé de quitter la piste pendant près d’une
heure après la fin du match. Ce qui laisse
­songeur sur son degré de neutralité. p
Aude Lasjaunias (service Sports)

Chronique | par Marie de Vergès Au secours de La Déconstruction

Au Niger, la pertinence Livre servatoire du décolonialisme,
Jean-Michel Blanquer, alors mi-
en affirmant que « toute culture
est originairement coloniale », ce-

des sanctions en question L a déconstruction est un

outil critique forgé par le
philosophe Jacques Derrida
(1930-2004) afin de mettre au jour
l’impensé des discours et d’ébran-
nistre de l’éducation, avait déclaré
que la French Theory, pensée fran-
çaise des sixties en vogue sur les
campus américains marquée par
la déconstruction derridienne,
lui-ci « outrepasse son cap ».
Mais d’autres, comme l’astro-
physicien Aurélien Barrau, consi-
dèrent que son seul tort « serait de
n’être pas allé plus loin ». Ainsi,

D u riz ou des céréales dont le

prix monte en flèche. Des
coupures d’électricité qui
s’aggravent. Des conteneurs de pro-
duits nutritionnels d’urgence blo-
qués à la frontière béninoise. Les lour-
des sanctions économiques impo-
sées au Niger par la Communauté des
Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) en
réponse au putsch de la fin juillet ne
sont pas sans conséquences, tant s’en
faut. Mais leur efficacité et leur perti-
nence posent question dans l’un des
pays les plus pauvres du monde.
Le débat sur le bien-fondé des sanc-
tions est presque aussi vieux que cette
arme dont l’histoire remonte à
­l’Antiquité. Au XXe siècle, blocus et em-
bargos ont été intégrés à l’arsenal des
pays occidentaux pour tenter d’empê-
cher des conflits. Avec des résultats
souvent mitigés, comme le rappelle
The Economic Weapon. The Rise of
Sanctions as a Tool of Modern War
(Yale Press University, 2022, non
­traduit), de l’économiste américain
­Nicholas Mulder.
Dans les années 1930, les mesures
économiques punitives visant à ré-
fréner l’Allemagne nazie et le Japon
impérialiste ont accéléré la radicalisa-
tion de ces Etats. Plus proche de nous,
l’endiguement de la Russie, fragilisé
par de nombreux contournements, a
jusqu’ici échoué à arrêter la guerre
contre l’Ukraine et à mettre l’écono-
mie russe à genoux. Dans d’autres
cas, comme en Haïti ou en Irak, les
blocus ont suscité les critiques pour
avoir frappé bien plus durement les
populations civiles que les dirigeants.
A priori, les sanctions apparaissent
pourtant comme l’outil intermé-
diaire le plus adapté, entre les tracta-
tions diplomatiques inopérantes et le
recours à la force, potentiellement
très déstabilisant. En Afrique de
l’Ouest, la Cedeao s’en est largement
servi depuis trois ans pour faire pres-
sion sur les militaires ayant pris le
pouvoir au Mali comme au Burkina
Dans les années 1930,
les mesures de rétorsion
visant l’Allemagne nazie
et le Japon impérialiste
ont accéléré
leur radicalisation
Faso et en Guinée. Outre les mesures
ciblant des individus (gel des avoirs,
interdiction de voyager), elle a dé-
crété au Mali un blocus commercial
et financier de janvier à juillet 2022.
ler les présupposés hérités de la
métaphysique occidentale. Pour
les conservateurs, le terme est de-
venu synonyme de la destruction
des savoirs, des valeurs et même
était un « virus » auquel il fallait
trouver le « vaccin » (Après la dé-
construction, sous la direction
d’Emmanuelle Hénin, Xavier-Lau-
rent Salvatore et Pierre-Henri Ta-
puisque « nous sommes la civilisa-
tion la plus meurtrière qui a ja-
mais habité ce monde » et que « la
vie est en train de mourir » sous la
dévastation écologique, Aurélien
L’organisation ouest-africaine a de la civilisation. Le colloque « Qui voillot, Odile Jacob, 2023). Une Barrau se demande s’il n’est pas
poursuivi dans cette voie au Niger, a peur de la déconstruction ? », qui métaphore médicale issue du temps de « devenir traître à son
mais avec encore plus de sévérité. QUI A PEUR DE LA s’est tenu à l’Ecole normale supé- « lexique traditionnel de l’extrême genre, traître à sa race, traître à sa
Alors qu’elle avait négocié de longs DéCONSTRUCTION ? rieure (ENS), à Paris, du 19 au droite fascisante », selon les orga- caste, traître à sa classe, traître à
mois avec Bamako avant d’édicter Sous la direction 21 janvier, se voulait une réponse nisateurs du colloque de l’ENS. sa patrie, traître à son époque ».
l’embargo, la Cedeao a sorti l’artillerie d’Isabelle Alfandary, à une « offensive réactionnaire » Il ne s’agit pas de renier la pa-
lourde moins d’une semaine après le Anne-Emmanuelle qui n’est pas nouvelle. Ses actes Un terme ardu role donnée ni de trahir amis,
coup d’Etat perpétré à Niamey. Cette Berger et Jacob paraissent aux éditions des Pres- Les contributions du volume amours et fraternités, tient-il à
fois, les produits de première néces- Rogozinski, PUF, ses universitaires de France sous qu’ils publient sont autant de ré- préciser, mais de rompre avec
sité n’ont pas été exemptés de la sus- 336 pages, 22 euros la direction des universitaires Isa- pliques à ce que Derrida appelait « les valeurs nécrosées qui mènent
pension des transactions, ni la fourni- belle Alfandary, Anne-Emma- les « clichés du ressentiment » et au désastre ». Qu’elle soit contes-
ture d’électricité, que le Niger importe nuelle Berger et Jacob Rogozinski. proposent une tentative d’explici- tée pour avoir introduit le cheval
essentiellement du Nigeria voisin. Ainsi, dans Le Suicide français tation d’un terme ardu mais posi- de Troie du wokisme ou convo-
(Albin Michel, 2014), le polémiste tif, qui n’induit aucun nihilisme quée pour penser l’hospitalité et
« Arme automatique » d’extrême droite Eric Zemmour ni relativisme, selon les auteurs. la paix (Marc Crépon) ou le tact
Cette fermeté vis-à-vis d’un pays con- annonçait-il le programme : « Dé- Une défense et une illustration en psychanalyse (Fabrice Bour-
fronté à un faisceau de crises – écono- construire les déconstructeurs. » qui ne sont pas non plus aveugles. lez), la ­déconstruction apparaît
mique, climatique, sécuritaire – a de Lors d’un autre colloque organisé S’il invite à explorer le « phéno- ainsi comme un concept encore
quoi impressionner. Plus de 3 millions à la Sorbonne, en janvier 2022, par mène » Derrida, le philosophe De- bien vivant. p
de personnes, soit 13 % de la popula- le Collège de philosophie et l’Ob- nis Kambouchner explique que, Nicolas Truong
tion, souffrent d’insécurité alimen-
taire aiguë dans cet Etat qui affiche le
troisième plus faible indice de déve-
loppement humain au monde. Sou-
cieuses de voir empirer une situation
déjà critique, les organisations huma-
Chine-Inde, litige territorial | par serguei
nitaires réclament l’instauration d’un
régime d’exception pour leurs livrai-
sons. Et exhortent les bailleurs de
fonds à ne pas suspendre leur aide,
comme certains l’ont déjà annoncé.
Les partenaires internationaux du
Niger pensent sans doute que le jeu en
vaut la chandelle s’il peut permettre, à
moyen terme, le retour à l’ordre cons-
titutionnel. Mais le précédent du Mali
n’incite guère à l’optimisme. Loin de
rentrer dans leurs casernes, les militai-
res ont resserré les rangs et trouvé de
quoi nourrir leur rhétorique souverai-
niste. Au Niger, les putschistes ont
aussi dénoncé des mesures « illégales,
inhumaines et humiliantes », privant la
population de produits pharmaceuti-
ques et de denrées alimentaires.
Dans un article publié sur le site
Afrique XXI, le chercheur en droit des
conflits armés Julien Antouly invite à
la prudence face à cette nouvelle
« arme automatique » : les sanctions
doivent « rester ciblées, justifiées juri-
diquement et proportionnées, sans
quoi elles pourraient se transformer
en une “arme de la faim” ». Un effet
très éloigné de celui recherché. p
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0123
­
­Vendredi 8­ septembre 2023
International | chronique
par Al ai n F rachon
Etats-Unis :
fallait-il inculper Trump ?
A Au lendemain de
qui revient-il de déli-
vrer les Etats-Unis du
virus trumpiste – aux
électeurs ou aux ma-
gistrats ? Deux calendriers se che-
vauchent, celui de la justice et ce-
lui de la politique, pour faire du
scrutin présidentiel de novem-
bre 2024 une élection sans précé-
dent dans l’histoire de l’Union
américaine. Jamais les institu-
tions de la plus puissante des
­démocraties n’ont été soumises à
pareil test : une campagne électo-
rale dont l’un des principaux
­acteurs fait l’objet de quatre in­-
culpations criminelles.
Inculpé le plus célèbre du pays,
l’ex-président Donald Trump est
en pole position pour empocher
l’investiture du Parti républicain.
Les sondages le créditent de quel-
que 60 % des électeurs du Grand
Old Party (le GOP). A l’exception
du gouverneur de Floride, Ron
DeSantis, les autres candidats
font de la figuration. Le noyau dur
républicain veut Trump. Les fidè-
les sont indifférents au gros ca-
sier judiciaire qui pourrait vite
lester le chef du culte. Tant que
l’on n’est pas reconnu coupable,
on peut concourir – et peut-être
même, bizarrerie du droit améri-
cain, si l’on est déclaré coupable.
Nommé par Merrick Garland, le
ministre de la justice du prési-
dent démocrate Joe Biden, un
procureur indépendant, l’impa-
vide Jack Smith, au visage aussi
sévère qu’une porte de prison, a
retenu plusieurs chefs d’inculpa-
tion contre Trump. Ils viennent
s’ajouter à ceux qui ont été éta-
blis non plus au niveau fédéral
mais dans deux Etats, New York
et la Géorgie.
Territoire inconnu
En gros, Trump est accusé de
« complot à l’encontre de l’Etat
américain » pour neutraliser le
­résultat du scrutin de novem-
bre 2020 – qu’il a perdu face à Bi-
den. Le golfeur de Mar-a-Lago
aurait agi par la force, le men-
songe et la manipulation pour
renverser le choix de la majorité
des électeurs, en somme pour tor-
piller ce pilier de la démocratie
américaine qu’est le transfert paci-
fique du pouvoir d’un parti à
l’autre. Au total, 91 chefs d’inculpa-
tion dans quatre procès. Potentiel-
lement, six cents ans de prison.
Le calendrier judiciaire recoupe
celui de la période électorale.
­Rendus par des jurys populaires,
les verdicts peuvent être connus
avant comme après le mardi 5 no-
vembre 2024, jour du scrutin.
Mais les audiences vont, dès le
mois de mars, ponctuer les
grands moments de la campagne
des primaires républicaines. La
justice avancera parallèlement à
la bataille pour la désignation du
candidat du GOP.
Quel impact sur l’électorat répu-
blicain ? Reconnu coupable ici ou
là, Trump, qui s’égosille, de mee-
ting en meeting, sur le « martyre
judiciaire » qu’il subit et se com-
pare parfois à Jésus, n’en mobili-
sera que davantage ses fidèles –
jusqu’à un certain point. Acquitté
sur tel ou tel chef d’inculpation,
il triomphera de ces procureurs
« fous » au service d’une justice
« politisée » par les démocrates.
Juges et jurys
peuvent-ils
totalement
s’abstraire des
« circonstances »
électorales et
ne se prononcer
qu’en droit ?
0123 | 31
Logement :
une crise manque criant d’offres et un secteur social population, la décohabitation des ména-
qui n’arrive plus à remplir sa mission. ges, l’explosion du nombre d’étudiants ou
prévisible
Si la situation n’a rien de surprenant, le
manque d’anticipation est en revanche
frappant. Qui croyait sérieusement que la
encore la concentration de la demande
dans les zones les plus attractives ont ag-
gravé le mal-logement. Par manque de vo-
période de l’argent quasi gratuit puisse se
prolonger indéfiniment ? Le retour au réel
est d’autant plus brutal que planait l’illu-
lontarisme politique, la France, quelles que
soient les majorités au pouvoir, s’est ac-
commodée de ne pas construire suffisam-
sion d’une remontée des taux d’intérêt ment pour accompagner ces transforma-
progressive. Le surgissement de l’inflation tions. Comme dans l’éducation ou la santé,
dans la foulée de la crise pandémique en a la procrastination se paye aujourd’hui.
décidé autrement. Faute d’avoir préparé les Il s’agit d’un échec collectif. Les maires
l’insurrection esprits à cette normalisation accélérée, sont les mieux placés pour répondre aux
­celle-ci ne peut se faire que dans la douleur. besoins, mais ils font primer la quiétude de
contre Le logement illustre jusqu’à la caricature leurs administrés sur l’intérêt général, qui
les contradictions auxquelles nous som- réclamerait de construire davantage pour
le Congrès,
les sénateurs
républicains
L a crise du logement est tout sauf une
surprise. Annoncée par les profes-
sionnels du secteur depuis des mois,
elle semble désormais inéluctable. La re-
montée des taux d’intérêt entraîne une res-
mes confrontés. Il faudrait ainsi calmer
l’inflation, qui rogne le pouvoir d’achat,
sans pénaliser le crédit, qui facilite l’acces-
sion à la propriété. Il serait urgent d’aug-
menter l’offre de logements au moment où
accueillir de nouvelles populations. La ra-
reté du foncier devrait inciter à construire
en hauteur pour faire baisser les coûts du
logement, mais la France continue à privi-
légier l’étalement urbain au détriment de la
ont manqué triction des crédits immobiliers et une ré- la transition écologique encadre stricte- densification. Quant au gouvernement, on
de courage duction du nombre d’acheteurs potentiels. ment la construction et oblige à retirer du peut se demander si c’était le meilleur mo-
La faiblesse de la demande commence à pe- marché de la location les biens mal isolés. ment pour limiter l’accès au prêt à taux
ser sur les prix et la fluidité des transac- Les promoteurs réclament enfin de perpé- zéro, sans parler des atermoiements in-
Aucune des inculpations contre tions. Le marché de la construction neuve tuer des dispositifs coûteux d’aide à l’inves- compréhensibles pour aligner la fiscalité
l’ancien président n’a significati- est en chute libre, avec pour corollaire un tissement, alors que leur efficacité reste des meublés touristiques sur celle de la
vement entamé son avance chez impact à venir sur le secteur du BTP. médiocre et que la dépense publique est ­location classique.
les électeurs républicains. En re- Cet effet domino intervient alors qu’il sous contrainte. L’un des objectifs fixé par le Conseil natio-
vanche, si l’on se place dans l’hy- existait déjà une pénurie importante de lo- Mais la crise ne peut se résumer à ces nal de la refondation consacré au logement
pothèse la plus probable, celle gements. Toute la chaîne menace désor- ­contradictions. Les politiques du logement a l’ambition de « redonner aux Français le
d’un duel Biden-Trump le 5 no- mais de se gripper, entre des ménages qui peinent à anticiper les mouvements de pouvoir d’habiter ». La crise qui s’annonce
vembre 2024, les déboires de sont dans l’incapacité d’accéder à la pro- fond que la société française connaît de- risque plutôt de leur laisser le goût amer
Trump avec la justice commen- priété, des locataires qui se heurtent à un puis des décennies. L’augmentation de la d’une certaine impuissance. p
cent à peser : ils ébranlent ses sou-
tiens chez les « indépendants » – et
ceux-là, gros bataillons du corps
électoral, font souvent la décision.
Biden, 80 ans, et Trump, 77 ans,
avancent au coude-à-coude, di-
sent encore les sondages. Tous
deux ont de faibles taux de popu-
larité : les Américains veulent de
nouvelles têtes. Le scrutin s’an-
nonce serré entre un candidat au
très solide bilan, mais que même
ses sympathisants jugent trop âgé
pour solliciter un deuxième
­mandat, et un autre qui, le jour
du vote, sera déjà condamné ou
en ­attente de verdict.
Juges et jurys peuvent-ils totale-
ment s’abstraire des « circonstan-
ces » électorales et ne se pronon-
cer qu’en droit ? L’ancien prési-
dent est un justiciable qui a reçu
75 millions de votes en novem-
bre 2020… La politique améri-
caine est en territoire inconnu.
La justice aussi qui, comme les
autres institutions de l’Etat fédé-
ral, connaît un discrédit majeur
dans l’opinion.
Peut-être fallait-il éviter cette
collision entre le judiciaire et le
politique, écrit Jack Goldsmith,
professeur de droit à Harvard,
dans le New York Times du 18 août.
Autrement dit, fallait-il nommer
un procureur indépendant et in-
culper Trump ? On aurait pu lais-
ser aux seuls électeurs le soin de
décider du sort d’un ancien prési-
dent devenu le candidat plébiscité
de son parti pour le scrutin de
2024. Affaire politique, la décision
revient au peuple.
Impossible, les charges et soup-
çons contre Trump sont trop gra-
ves – notamment depuis l’assaut
contre le Capitole – pour ne pas
désigner un procureur indépen-
dant. C’eût été ajouter au trauma-
tisme du 6 janvier 2021 celui con-
sistant à ne pas traiter le citoyen
Donald Trump comme un autre.
On sacrifierait l’application de
l’Etat de droit – et d’une justice
forcément lente – aux aléas du
­calendrier électoral.
Le GOP aurait pu éviter le chaos
politico-judiciaire qui s’annonce.
Au lendemain de l’insurrection
contre le Congrès, les sénateurs
­républicains ont manqué de cou-
rage. Ils auraient pu voter la desti-
tution de Trump pour avoir incité
ses partisans à marcher sur le
Congrès. La destitution venait
d’être proposée, le 13 janvier, par la
majorité démocrate à la Chambre.
Si le Sénat l’avait adoptée dans la
foulée, ou même après que le
45e président avait quitté la Mai-
son Blanche, elle entraînait l’inéli-
gibilité de Trump. Mais à de rares
exceptions près, les sénateurs ré-
publicains s’y sont refusés. L’esprit
partisan l’a emporté sur le sens de
l’Etat, la soumission lâche aux
électeurs sur les devoirs de la
chambre haute, la peur sur la
vertu. Le Parti républicain est res-
ponsable de l’épreuve que traverse
la démocratie en Amérique. p
 2

C’est
d’actualité
v rencontre
Avec Neige Sinno,
­lauréate du
Prix ­littéraire
« Le Monde » 2023
pour « Triste tigre »

Agnès Desarthe
se souvient de tout – et du reste
Dans « Le Château 3
Mots de passe
des Rentiers », v Antoine Wauters ­
de part en part
l’écrivaine évoque
les vieux jours de
ses grands-parents 4|5
Littérature
et envisage (déjà ?) v Pierric Bailly,
Nicolas Chemla,
les siens. Un récit Joyce ­Maynard,
­Matias Faldbakken
de souvenirs et
d’avenirs, empli du
mystère d’être vivant 6|7
Dossier
v Il y a 50 ans,
le coup d’Etat
au Chili et la mort
de Pablo Neruda

8
Histoire
Raphaëlle Leyris d’un livre
v « Perspective(s) »,

L
es portes restaient ouvertes.
C’était plus pratique pour pas-
ser chez les voisins discuter
dix minutes ou deux heures,
emprunter la farine man-
quant à une pâte brisée, ou
permettre aux petits-enfants en visite
de jouer à cache-cache entre les étages.
C’était plus pratique et, surtout, plus
joyeux. Car ainsi s’envisageait l’existence
dans cet immeuble parisien, rue du Châ-
teau-des-Rentiers (13e arrondissement) :
gaiement.
Boris et Tsila Jampolski, les grands­-
parents maternels d’Agnès Desarthe, s’y
sont installés au mitan de la soixantaine,
avec des amis, la plupart rescapés,
comme eux, de l’extermination des juifs.
L’idée de vieillir ensemble les avait telle-
ment séduits qu’ils avaient acheté ces
­appartements « sur plan », et participé à
la création d’un phalanstère improvisé.
Enfant, elle le raconte dans son nouveau
livre, l’enchanteur et bouleversant Châ-
teau des Rentiers, Agnès Desarthe avait
plaisir à se rendre là-bas et à regarder
­parler, s’amuser ou se chamailler ces
« sur-vivants » qui, pour s’être connus du
temps de leur vigueur, continuaient de
voir, sous les têtes chenues et les mains
arthritiques, les garçons et les filles en
maillots de bain qu’ils avaient été, autre-
fois, au bord de la mer Noire.
Née en 1966, Agnès Desarthe atteindra
dans moins de dix ans l’âge qu’avaient
Boris, Tsila et leurs amis quand ils acqui-
rent ces logements. Il y a trois décennies
(déjà ? comment est-ce possible ?), avec sa
propre « bande », autrement épargnée
par l’histoire que celle de ses grands-pa-
rents, elle rêvait de la maison de retraite
qui abriterait l’hiver de leurs vies. N’est-il
pas temps de réfléchir au moyen de
­mettre à exécution ce projet ? De penser
« plans » – celui de l’architecte et celui
pour la banque ? Et de consigner ce
­processus dans un livre, ce Château des
Rentiers qui résonne de rires et de
­conversations, d’où s’échappe, si l’on y
prête attention, une délicieuse odeur de
gâteau aux noix ?
Sur cette photo des ­années 1930, Haïm Sudac, le grand-père d’Agnès ­Desarthe (en bas à droite), assassiné à Auschwitz ; Boris Jampolski, second époux de Tsila
(en haut à gauche) ; Tsila Sudac-Jampolski (entre les deux autres femmes). ARCHIVES PERSONNELLES
Car les portes du récit sont comme
c­ elles de la rue du Château-des-Rentiers :
toutes ouvertes. Ainsi peuvent circuler
les vivants et les fantômes, les chansons
et les recettes de cuisine, les souvenirs
réels et imaginaires – elle note : « En écri-
vant, je me souviens de tout. Je fais sem-
blant de me souvenir de tout. Peut-être
est-ce la même chose. Exactement la
même chose. » Ainsi l’espace du texte ne
cesse-t-il de s’agrandir, comme dans ces
rêves où l’on distingue soudain dans une
pièce pourtant familière une ouverture
inconnue qui donne sur une autre, et
­encore une autre…
Aux chapitres consacrés à l’enfance
(courts : la nostalgie n’est pas le genre de
De ce livre qui résonne de rires
et de conversations s’échappe,
si l’on y prête attention,
une délicieuse odeur de gâteau
aux noix
la maison), et à ceux retraçant les ré-
flexions et les démarches de l’autrice
dans son projet de géronto-utopie, s’ad-
joignent avec naturel des passages sur un
incident avec une lectrice à Edimbourg,
des pages où un « chœur » d’individus
­disent ce que la vieillesse leur a fait,
d’autres où la narratrice se dispute avec
une certaine « Alterego » aux allures de
surmoi, qui la rabroue et moque ses châ-
teaux (des rentiers) en Espagne, d’autres
sections encore où Agnès ­Desarthe relate
le témoignage de sa mère, ­ancienne
de Laurent Binet
10
Rencontre
v Louise Erdrich,
à l’écoute de l’invisible
­ nfant cachée, filmée par la fondation
e
Spielberg en 1996, et que l’autrice a mis
du temps à se décider à regarder, après le
décès de celle-ci, en 2012. Elle se remé-
more aussi l’exaltation ressentie à la lec-
ture du roman Les Papiers de Puttermes-
ser, de Cynthia Ozick – elle signe la tra-
duction parue à L’Olivier en 2007 –, et
singulièrement des pages où l’héroïne
mourait et découvrait le paradis. De cel-
les-ci il était déjà question dans Com-
ment j’ai appris à lire (Stock, 2013), rare
ouvrage autobiographique de l’autrice,
qui constitue une sorte de trilogie avec Le
Château des Rentiers et Le Remplaçant
(L’Olivier, 2009)… Lequel était consacré à
la vie de Boris Jampolski.
Car, entre les livres aussi, les portes
sont ouvertes. Fiction, récit, livre pour
la jeunesse ou les adultes, ouvrages tra-
duits ou de sa main… Peu importe. Il
s’agit toujours, pour Agnès Desarthe, de
chercher à élucider cette étrange suite de
mystères qu’est l’existence, d’en célébrer
la beauté, l’incertitude et la bizarrerie
avec une fantaisie qui n’ôte rien à sa luci-
dité, une légèreté qui sait le poids du tra­-
gique. Une allégresse consciente de la
somme de joies et de douleurs qui nous
constituent, comme nous constituent
les personnes que nous avons été à tous
les âges, et qui restent là, à portée de
main, à mesure qu’on vieillit. L’essentiel
est de ne pas leur fermer la porte. p
Le Château des Rentiers,
d’Agnès Desarthe,
L’Olivier, 224 p., 19,50 €, numérique 14 €.
Signalons, de la même autrice, la parution
en poche du Remplaçant, L’Olivier,
« Bibliothèque », 128 p., 8,90 €.

Cahier du « Monde » No 24472 daté ­­Vendredi 8­ septembre 2023 - Ne peut être vendu séparément
2 | C’est d’actualité
Fin de partie pour ActuSF
Les éditions ActuSF ne passeront pas le cap des 20 ans.
Après avoir publié près de 400 titres depuis sa création,
en 2003, la petite maison indépendante de science­-
fiction a été placée en liquidation judiciaire le 4 septem-
bre par le tribunal de commerce de Chambéry. Ses
­dirigeants ont annoncé dans la foulée mettre « un point
­final » à l’aventure, sans exclure l’arrivée d’un repreneur
tardif. Spécialisée dans les littératures de l’imaginaire,
ActuSF avait à son catalogue des auteurs français et
étrangers comme Laurent Genefort, Jean-Marc Ligny,
Estelle Faye, Jack Vance, George R. R. Martin ou encore
Ursula K. Le Guin.
L’écrivaine remporte le prix littéraire « Le Monde » pour « Triste tigre », récit puissant
sur les violences sexuelles imposées par son beau-père pendant son enfance
Neige Sinno : « Une petite brèche
dans la chape de silence »
rencontre
Raphaëlle Leyris
P
ourquoi le cacher ? Au moment
de voter pour le prix littéraire Le
Monde 2023, nombre de jurés
ont confessé avoir été saisis de
crainte en découvrant que Triste tigre,
l’un des dix livres en lice, portait sur un
inceste. Certains ont repoussé au maxi-
mum le moment de le lire, d’autres ont
fait le choix de commencer par lui pour
se délester du poids d’une pareille pers-
pective. Mais aux uns et aux autres, il a
suffi de quelques pages pour compren-
dre qu’ils tenaient un texte important. Et
qu’ils n’allaient pas lâcher ce livre qui
­oscille entre le récit et l’essai, malgré la
dureté de ce qu’ils y liraient : son intelli-
gence, sa puissance, son honnêteté radi-
cale qui parvient, bravache, à ménager
une place à l’humour, les porteraient.
Triste tigre, de Neige Sinno (P.O.L,
286 pages, 20 euros, numérique 15 euros),
s’est ainsi vu attribuer, mercredi 6 sep-
tembre, le prix remis par le jury présidé
par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde,
et composé de journalistes du « Monde
des livres » (Jean Birnbaum, Denis Cos-
nard, Juliette Einhorn, Florent Georgesco,
Raphaëlle Leyris et Nicolas Weill) et des
quatre « coins » du Monde : Emmanuel
Davidenkoff (développement éditorial),
Zineb Dryef (« M Le magazine du
Monde »), Gaëlle Dupont (Planète), Clara
Georges (« L’Epoque »), Raphaëlle Rérolle
(Grands Reporters), Solenn de Royer (Po-
litique) et Alain Salles (Débats et Idées). Il
succède à Attaquer la terre et le soleil, de
Mathieu Belezi (Le Tripode).
Vivant au Mexique, dans l’Etat du
­Michoacan, à l’ouest de Mexico, Neige
Sinno n’a pu recevoir son prix en per-
sonne. C’est depuis son village de campa-
gne que l’écrivaine, qui fut vacataire à
l’université et travaille comme traduc-
trice, se tient au courant de l’actualité lit-
téraire en ­lisant, notamment, « Le Monde
des livres » : « J’adore ce contraste entre
les mondes, et pouvoir accéder à ce qui
se passe dans la vie intellectuelle en France
sans quitter ma colline », nous écrit
l’autrice, que la réception de son livre, lar-
gement reconnu comme un événement
de cette rentrée, émeut autant qu’elle
étonne et impressionne.
Un livre longtemps
impossible à écrire
Cet ouvrage autour des violences
sexuelles imposées par son beau-père
dans son enfance, il lui a longtemps été
impossible de l’écrire, jusqu’à ce qu’il lui
devienne impossible de ne pas le faire.
Pendant de longues années, Neige Sinno,
née en 1977 dans les Hautes-Alpes, ne
s’est pas imaginé « faire autre chose que
de la fiction ». En France, elle a publié un
recueil de nouvelles, La Vie des rats (La
Tangente, 2007), et un roman, Le Camion
(Christophe Lucquin, 2018), dans lesquels
elle ne s’est « pas interdit de faire entrer
du matériau autobiographique, ou d’évo-
L’idée de ne pas
­pouvoir écrire sur un autre
que moi me semble absurde,
(…) c’est le plus intéressant.”
Ananda Devi
L’écrivaine née à Maurice raconte, dans L’Obs du
31 août, avoir notamment créé, dans Le Rire des
déesses (Grasset, 2021), un personnage transgenre
qui s’est imposé à elle. Dans Le Jour des caméléons
(Grasset), qui vient de paraître, elle met en scène
une femme qui vient de quitter son mari, non
sans faire parler l’île Maurice elle-même.
Neige Sinno, à Paris, en juin. Hélène Bamberger/opale.photo
quer la maltraitance », nous disait-elle
lors d’un passage à Paris, au mois de juin.
Celle qui « écrit depuis toujours », et le
fait en français, en anglais (elle a soutenu
son doctorat à l’université d’Ann Harbor,
dans le Michigan) et en espagnol (elle vit
au Mexique depuis 2006), avait des pré-
ventions contre l’usage de la première
personne. Celui-ci lui a été rendu possi-
ble petit à petit, par la composition
d’autres textes, notamment d’un essai
sur la lecture, Lectores entre lineas : Ro-
berto Bolaño, ­Ricardo Piglia y Sergio Pitol
(« lire entre les lignes », 2011, non traduit),
où elle est « très présente, en tant que lec-
trice ». Il y eut ensuite la découverte de
L’Adversaire, d’Emmanuel Carrère (P.O.L,
2000). Ce qui est d’autant moins éton-
nant que, comme celui-ci, le texte de
Neige Sinno porte, au-delà des viols, sur
le mal, ainsi que le soulignait ­Tiphaine
Samoyault dans le feuilleton qu’elle lui a
consacré (« Le Monde des livres » du
25 août). Dans Triste tigre, on lit : « C’est le
centre secret de notre monde ce mal im-
pensable qui nous constitue. » Et cette in-
terrogation obsédante : « Est-ce que nous
avons été créés, mon violeur et moi, dans
la même glaise ? »
C’est quand elle a trouvé un « je » qui ne
soit pas « un double de la petite fille »
qu’elle fut mais, dit-elle, « un hybride en-
tre [elle] qui raconte [son] histoire et [elle]
qui [se] parle dans [sa] tête, un “je” qui per-
mette d’être à la frontière entre les autres
et [elle-même] » qu’elle a vu la porte d’en-
trée du livre. A quoi s’est ajouté un mo-
ment « déterminant », vécu au Chiapas,
en 2018 : « Des rencontres zapatistes au
sujet des violences contre les femmes, qui
ont réuni cinq mille personnes du monde
entier. » De ces trois jours de discussions,
« La NRF »,
nouvelle tête
Ancienne journaliste de radio, Olivia Gesbert a été
nommée rédactrice en chef de La Nouvelle Revue
française, la prestigieuse revue littéraire détenue
par Gallimard, a annoncé le groupe mardi 5 sep-
tembre. Après avoir débuté sur France Inter, Olivia
Gesbert avait animé pendant sept ans des émis-
sions littéraires et culturelles sur France Culture. Elle
avait été écartée en juin, notamment à cause de
tensions avec ses équipes. Elle remplace à la tête de
La NRF Maud Simonnot, partie chez Seuil. Fondée
en 1908, La NRF est devenue semestrielle en 2022.
Neige Sinno est repartie avec « des choses
militantes à accomplir », mais aussi avec
l’idée qu’elle devait s’atteler pour de bon
au récit de sa propre histoire. Elle l’a com-
mencée en espagnol, avant de passer au
français, qui était une partie importante
de son expérience – Triste tigre rapporte
aussi la domination par le langage qu’a
voulu lui imposer son beau-père.
Elle a travaillé à son manuscrit tandis
que d’autres paraissaient et produisaient
de puissantes déflagrations : Le Consente-
ment, de Vanessa Springora (Grasset,
2020), sur une emprise vécue avec Ga-
briel Matzneff à 14 ans, et La Familia
grande, de Camille Kouchner (Seuil,
2021), sur l’inceste imposé par son beau-
« Grâce aux livres
de Vanessa Springora
et de Camille Kouchner,
mais aussi grâce
à Christine Angot,
notamment, il y a
des choses que je n’ai
pas besoin d’expliquer
dans mon texte »
père, Olivier Duhamel, à son frère ju-
meau ; a compté aussi le podcast « fabu-
leux » « Ou peut-être une nuit », de Char-
lotte Pudlowski (2020). « Grâce à eux,
mais aussi grâce à Christine Angot, no-
tamment, il y a des choses que je n’ai pas
besoin d’expliquer dans mon texte », dit
Neige Sinno, consciente d’arriver
après que « les autres se sont pris telle-
0123
­Vendredi 8­ septembre 2023
Paul Auster
en Cancerland
En décembre 2022, un cancer a été diagnostiqué à Paul
Auster. Après avoir rendu la nouvelle publique au prin-
temps, son épouse, l’écrivaine Siri Hustvedt, a envoyé, sur
son compte Instagram, « des nouvelles de Cancerland ».
« C’est un grand pays, plus grand que je ne l’avais cru »,
écrit-elle, avant de rapporter une rencontre avec une
jeune malade, qui lui a fait comprendre que le temps de
la maladie, « c’est la vie, aussi, pas une vie suspendue,
mais la vie elle-même. Il est possible que je n’aie jamais
vécu autant dans le présent que je le fais aujourd’hui avec
Paul (…). Il y a de la terreur et il y a de l’espoir ».
Agenda
a Du 8 au 10 septembre :
Le Livre sur la place,
à Nancy
Pour sa 45e édition, le grand
­salon littéraire de Nancy se
veut « voyageur, explorateur,
défricheur », et mettra à l’hon-
neur la littérature germano-
phone, qu’elle soit allemande,
autrichienne ou suisse. Parmi
les centaines d’auteurs annon-
cés figurent Maxim Leo, Ingo
Schulze, Robert Seethaler, Peter
Stamm, mais aussi des figures
francophones comme Sorj
­Chalandon, Alice Ferney,
Franck Thilliez ou Antoine
Wauters. Sans oublier Wole
Soyinka, premier écrivain
­africain à avoir reçu le prix
­Nobel de littérature en 1986.
Lelivresurlaplace.nancy.fr
a Du 14 au 17 septembre :
Les Rencontres de
­Chaminadour, à Guéret
Dante sera au centre de la
18e édition de ces Rencontres,
qui se tiennent chaque mois de
septembre à Guéret. « Par-delà
les sept siècles qui se sont écou-
lés depuis son écriture, La Di-
vine Comédie continue à agir et
à nous faire signe », plaident les
organisateurs. Au programme,
une conférence inaugurale
confiée à Mathieu Larnaudie,
des débats et rencontres,
­notamment avec René de
­Ceccatty, Danièle ­Robert,
Sarah Chiche, Pierre Michon
et Bertrand Schefer.
Chaminadour.com
a Jusqu’au 17 septembre :
Extra !, à Paris
Faire sortir la littérature des
­livres, c’est l’ambition du festi-
val Extra ! qu’accueille le Centre
Pompidou, à Paris, entre per-
formances, arts graphiques,
poésie sonore et bal littéraire.
Cette édition sera centrée sur le
« trouble », et comptera parmi
ses invités Chloé Delaume, Dea
Liane, Kevin Lambert, Antoine
Wauters…
ment de claques » – elle songe aussi à Centrepompidou.fr.
Margo Fragoso, autrice de Tigre, tigre !
(Flammarion, 2011), auquel son propre a Du 20 au 24 septembre :
­titre fait signe… L’un des aspects les plus Les Correspondances
fascinants de Triste tigre est au reste le de Manosque (Alpes-de-
dialogue qu’il noue avec d’autres ­livres, Haute-Provence)
qu’ils aient directement trait ou non aux La ville de Jean Giono abrite
violences sexuelles. Tous lui permettent la 25e édition du festival où la
de réfléchir à ce qu’elle a vécu. ­littérature monte sur scène et
dialogue avec la musique et le
Une forme « collective » de catharsis théâtre. Nathacha Appanah,
Dans son livre et dans la conversation, Justine Augier, Marie-Hélène
elle manie les références et les idées avec Lafon, Maria Pourchet, Sylvain
autant d’acuité que de scrupules, atten- Prudhomme, Léonor de
tive à ne pas « tout mélanger » comme ­Récondo, Eric Reinhardt ou
elle l’est à « ne pas parler pour les autres » ­encore Alice Renard feront
et à ne pas sembler se « donner en exem- ­partie des écrivains présents.
ple » – raison pour laquelle elle insiste dès Correspondances-manosque.org
la quatrième de couverture : « La littéra-
ture ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sau- a Du 29 septembre au
vée. » Si l’idée d’une thérapie individuelle 1er octobre : Festival
de l’auteur par l’écriture la « dégoûte », ­international de
elle nous précisait en revanche, au prin- ­géographie, à Saint-Dié-
temps, espérer en la possibilité d’une des-Vosges (Vosges)
forme « collective » de catharsis, qui ferait Comment la géographie peut-
de la littérature « un espace privilégié, une elle aborder les « urgences » ?
table sur laquelle on peut poser des choses Cette question sera au cœur de
conscientes et inconscientes qu’on essaie nombreuses tables rondes et
de régler en tant que groupe social ». conférences que propose, cette
Quelques semaines plus tard, alors que année encore, le Festival inter-
son livre est, à raison, plus que remarqué national de géographie, qui se
par la critique, elle nous écrit : « Je sais que tiendra du 29 septembre au
mon expérience ne peut représenter tou- 1er octobre à Saint-Dié-des-Vos-
tes celles et ceux qui sont passés par l’enfer ges (Vosges). Présidée par Rony
des abus, mais je vais essayer de faire mon Brauman, cette 34e édition aura
possible pour porter la parole, pour faire le Chili pour pays invité. Parmi
en sorte qu’elle circule, pour faire justice à les 300 invités, géographes,
ce “nous” que j’ose employer à la fin du li- écrivains, philosophes, artistes :
vre au lieu du “je” du début. Et ça, cette pe- Philippe Descola, Camille
tite brèche dans la chape de silence, où on Etienne, Eric Fottorino, Leo-
me propose de m’engouffrer en faisant nardo Padura, Irène Frachon.
exister mon livre, ça me remplit de joie. » p Fig.sddv.fr
0123
­Vendredi 8­ septembre 2023
Mots de passe | 3
Antoine Wauters de part en part
L’auteur, Mourir
Sans doute y a-t-il autre chose, une douleur plus en-
fouie, difficile à cerner. Dans Le Plus Court Chemin, le
en 2021, de quadragénaire livre un souvenir décisif. A 10 ans, chez
« Mahmoud ses grands-parents, l’envie lui prend soudain de
« s’écrabouiller » sur le mur contre lequel il joue d’ha-
ou la montée bitude au foot. Il accélère, puis freine des quatre fers.
Non, finalement, il refuse de mourir. « Je ne me suis ja-
des eaux » puise mais remis de ce jour, confie Antoine Wauters. Je crois
que tout ce que j’écris vient de là, de ce questionnement
sa volonté existentiel : qu’est-ce qui fait qu’on ne peut pas se sup-
primer ? Pourquoi est-on tenu à soi-même comme un
d’écrire dans chien à sa laisse ? C’est l’énigme de ma vie, que je cher-
che à comprendre. J’écris pour me traverser de part en
la sensibilité, part, et me glisser parfois dans d’autres peaux que
la mienne. »
les espoirs et Aujourd’hui encore, cette double volonté de vivre et
de mourir rythme ses jours. « Un matin sur deux, je me
les peurs de réveille en me disant que c’est le dernier, que j’en ai vu
assez, qu’il est inutile d’ajouter des pages à toutes celles
l’enfance. Dans qui ont déjà été publiées, avoue l’auteur. Et, le lende-
son nouveau main, je me dis au contraire : continue, écris, témoigne
jusqu’au bout ! Epinglons nos contradictions, nos erre-
livre, « Le Plus ments ! Cherchons, si ce n’est la joie, du moins un peu de
lumière. » Pour le moment, les jours lumineux l’em-
Court Chemin », portent : « Tant qu’il reste des mots, il reste de l’espoir. »

il remonte le fil Injustice

de la sienne. De ses parents, chrétiens charismatiques, l’écrivain a
hérité une intense sensibilité à ce qui paraît injuste.
On l’y suit « Le mot a quelque chose d’enfantin, de Calimero,
mais ce sentiment se trouve en effet à l’origine d’une
grande part de ce que j’écris », constate-t-il. Et de citer
son Musée des contradictions (Le sous-sol, 2022), re-
cueil de discours emplis de fougue et de rage. La
­recherche d’une société plus juste marquait aussi
­Mahmoud…, de même que Pense aux pierres sous tes
pas, situé dans un pays frappé par une succession de
coups d’Etat, ou encore Moi, Marthe et les autres (Ver-
dier, 2018), où des jeunes tentaient de survivre diffé-
Denis Cosnard remment dans un Paris ravagé par une catastrophe.
« Et même ce texte sur mon enfance a quelque

V
ingt ans, dit-il d’abord.
Puis il calcule, et cor-
rige : vingt-cinq ans.
Dans le café parisien
où il s’est posé devant une bière,
Antoine Wauters est le premier
étonné. Voilà un quart de siècle
qu’il écrit ! « Vingt-cinq ans que je
suis réveillé chaque jour par l’en-
vie d’écrire, qu’elle me prend par la
main et m’amène à mon bureau,
raconte-t-il. Et que je suis à la
fois ravi et éreinté, parce que c’est
épuisant de chercher en perma-
nence comment finir sa phrase,
son paragraphe, comment aller
au bout de sa propre pensée. Dieu
sait si c’est compliqué de faire le
tour de soi-même ! »
Né en 1981 à Fraiture, un minus-
cule village belge, Antoine Wau-
ters a enseigné quelques années
le français et la philosophie,
avant de se consacrer à la littéra-
ture. Une dizaine de livres ont vu
le jour, poétiques et politiques à
la fois, dont Mahmoud ou la
montée des eaux (Verdier, 2021),
puissant roman en vers libres sur
le chaos syrien, couronné par le
prix du livre Inter.
Après s’être intéressé à l’en-
fance des autres, l’auteur re-
monte à présent le fil de la sienne
dans un texte magnifique, Le
Plus Court Chemin. Simultané-
ment, il peaufine deux projets :
une mystérieuse fiction qui sera
sans doute publiée sous pseudo-
nyme, et un récit sur le moine et
musicien arménien Komitas,
dans la veine de Mahmoud… L’oc-
casion de tenter un « tour de lui-
même » en quatre mots.
Antoine Wauters, en avril.
Lorraine Wauters
Purin
« Toute ma joie se trouve là, (…) près des silos, contre
le flanc des bêtes, dans le purin » : voici la formule
inattendue choisie par Antoine Wauters dans Le
Plus Court Chemin pour décrire son enfance. Des
années passées dans les Ardennes belges, à la cam-
pagne, dans un foyer bourgeois mais près d’une
ferme. « Comme j’étais asthmatique, allergique à la
paille, au foin, ce lieu m’était interdit, décrypte
l’auteur. Evidemment, je n’avais qu’une envie : y
­aller. J’étais fasciné par l’odeur de la traite, du purin,
de nos pas dans la boue. La saleté m’attirait et me re-
butait en même temps. Cette ferme est mon grenier
à sensations premières, celui où je vais chercher des
mots, des couleurs. »
De fait, l’enfance est un sujet omniprésent chez
Wauters. Dans son premier roman, Nos mères (Ver-
dier, 2014), le petit Jean, orphelin de père, traversait
la violence d’une guerre au Proche-Orient en s’in-
ventant des frères et une amie. Le livre suivant,
Pense aux pierres sous tes pas (Verdier, 2018),
s’ouvrait sur des jumeaux de 11 ans, un garçon et
une fille, échangeant leurs rôles et découvrant
la danse des corps amoureux. Les enfants partis au
combat habitaient aussi les ruminations du vieux
Mahmoud, ce poète passé par les geôles d’Al-Assad.
Voir des enfants souffrir bouleverse Antoine
Wauters. Serait-ce un écho de sa propre histoire ?
« Mon enfance me remplit et de peine et de joie », ré-
pond, tout en nuances, l’écrivain dans Le Plus Court
Chemin. Joie de la ferme au purin si mémorable.
Bonheur d’avoir été entouré par des parents
aimants, une mère professeure d’anglais et de néer-
landais assez artiste, un père banquier souvent ab-
sent, aux côtés d’un grand frère « presque jumeau »
et d’une petite sœur, dans une ambiance chré-
tienne marquée par des valeurs fortes : austérité, si-
lence, attention à autrui. « Ma mère nous répétait de
ne pas parler fort pour ne pas déranger les autres, se
souvient Wauters. J’ai ainsi développé une sensibilité
exacerbée au bruit. Aujourd’hui, un psy parlerait
sans doute de troubles autistiques, ou me qualifie-
rait d’enfant à haut potentiel, hypersensible. »
La peine, elle, tient à la disparition de ce monde
ancien incarné par ses grands-parents. A l’époque,
« le capitalisme n’avait pas encore tout conquis »,
s’attriste-t-il.
chose de politique, ajoute l’auteur. Moins de mots,
moins d’intrigue, moins de personnages : c’est un
­livre ­décroissant ! Je souhaiterais surtout qu’il nous
donne un regain d’amour pour le réel, le monde qui
nous entoure. »
Chez Wauters, le refus de la toute-puissance de
­l’argent se lit aussi dans sa ­décision de rester chez
Verdier, une petite maison indépendante, malgré les
offres de grands éditeurs. « Mes grands-parents sont
morts, mais, quand j’écris, ils me regardent, assure-
t-il. Alors, si je faisais un choix de ce type, ma
­conscience ne s’en ­remettrait pas. »
Nettoyage
Au début du Plus Court Chemin, une page sur les potagers qu’Antoine
Wauters et son frère entretenaient, enfants, se termine par : « Les fanes du
céleri nous reliaient à Dieu. » La suivante débute par : « Maman était une
fan absolue d’Elvis Presley et des Beatles. » Une drôle de rime bien dans
l’esprit de l’écrivain-poète. Il travaille le rythme des phrases, privilégie les
fragments courts qu’il agence avec soin, et cultive le goût des mots sim-
ples. Le fruit, en partie, du bain linguistique dans lequel il a été immergé.
Si ses parents lui parlaient français, son grand-père paternel usait d’un
mélange d’allemand, de néerlandais et de patois local. L’écrivain enten-
dait aussi les « voix lentes et spongieuses » des Wallons. « Je me nourrissais
de sons, d’accents, d’expressions extraordinaires et mystérieuses, se remé-
more-t-il. Tout cela m’est resté dans l’oreille. »
Cette attention extrême aux voix l’a conduit à lâcher certains manus-
crits : « J’en ai plusieurs dans mes tiroirs qui manquent de rythme, de musi-
calité, et que je ne publierai pas. » Elle le pousse, surtout, à s’interroger
sans cesse sur le choix des mots. Une fois ses textes écrits sur des carnets
puis à l’ordinateur, il imprime les pages, les colle aux murs de son petit
bureau, et retire ce qui lui semble de trop. « Je nettoie la page pour mettre
en relief chaque mot », résume-t-il. Une dernière gorgée de bière, et il sou-
rit : « On a commencé par le purin, on finit par nettoyer. C’est bien, non ? » p

Vérités brûlantes
Le plus court chemin
c­ onsiste peut-être à filer direc-
tement à la page 131. « My »,
« Ny », « Sy », « Soy », « Ozo »,
« Izier », « Adzeux », « Paradis »,
« Bru »… A mi-parcours de son
livre, Antoine Wauters glisse
une page entière de noms de
lieux rauques, étranges, émou-
vants : ceux qui marquent les
frontières de son enfance, dans
les Ardennes belges. « Je vivais
là, dans une joie toponymique,
au milieu d’un poème toujours
le même et toujours différent »,
écrit-il.
Le Plus Court Chemin consti-
tue un récit d’enfance assez
exceptionnel. Par la beauté de
ses phrases, d’abord, le dé-
pouillement de ses mots, en
phase avec les « gens de peu »
qui y sont décrits. La poésie y
­vibre partout, même sans vers
ni rimes. Par l’originalité, en-
suite, de sa construction. Ici, pas
de longs discours attendris sur
les balbutiements d’un futur
­artiste. En marchant autour de
sa maison, Wauters a simple-
ment fait remonter des souve-
nirs, de courts fragments qu’il
livre dans l’ordre où ils sont
­venus – une première version,
beaucoup plus courte, était pa-
rue en 2019 sous le titre L’Enfant
des ravines (Maelstrom).
Cela donne un puzzle dont
c­ ertaines pièces s’emboîtent,
d’autres non. Au lecteur de s’en
saisir. Mais toutes les pièces sont
d’une vérité brûlante. A chaque
ligne, Wauters s’approche au
plus près de celui qu’il a été, colé-
reux, casseur, différent, pour
tenter de comprendre l’homme
qu’il est devenu. Cette acuité
donne au livre une force
­impressionnante. p De. C.
Le Plus Court Chemin,
d’Antoine Wauters,
Verdier, 256 p., 19,50 €,
numérique 17 €.
Signalons, du même auteur, la
parution en poche du Musée des
contradictions, Folio, 106 p., 6,90 €.
4 | Littérature | Critiques
Pierric Bailly réinvente
le triangle amoureux dans
un roman riche en paradoxes
et retournements, « La Foudre »
L’amour
dans un ciel
sans nuages
Florence Bouchy
A
vec son héros berger
dans le Haut-Jura, féru
d’observation anima-
lière, qui aime plus que
tout les orages, le bruit du ton-
nerre et les éclairs, La Foudre
­semble s’inscrire dans la veine
­contemporaine du « nature wri-
ting », genre littéraire qui fait des
grands espaces et du monde sau-
vage les personnages principaux.
C’est pourtant dans la réactiva-
tion d’un thème indémodable – le
triangle amoureux – que le nou-
veau roman de Pierric Bailly puise
son énergie. Plutôt que la vie de la
faune et de la flore, c’est celle des
émotions qui est la source vive
du mouvement narratif, court-
circuitant au passage les discours
attendus sur la grandeur des sen-
timents que provoque la beauté
de la nature : c’est, ici, parce qu’il
est amoureux de Nadia, compa-
gne d’Alexandre, un ancien ami
de lycée, que Julien se hisse à une
hauteur de sentiments inconnue.
Electrisant le style de ce grand
roman d’amour, le coup de foudre
entre Julien et la femme d’Alexan-
dre, son ancien mentor, est aussi
inéluctable que bouleversant. Le
narrateur a-t-il eu tort à l’adoles-
cence, se demande-t-il, de pren-
dre Alexandre comme modèle, au
point de lui « emprunter » son rire,
qu’il jugeait plus communicatif
que le sien ? Aurait-il dû mettre en
doute l’image cultivée par son
­camarade, qui se présentait
comme un « mec doux, sensible,
intel­ligent », militant de la cause
­environnementale ? Car le « mec
doux » vient d’être incarcéré pour
meurtre après avoir, sous l’effet
de la colère, frappé d’un coup de
planche un jeune chasseur…
Insondables mystères de Paris
Journal d’une irrémédiable descente aux enfers charnelle et mystique, « L’Abîme », de Nicolas Chemla, fascine
François Angelier
S
i trop longtemps tu fixes l’abîme,
l’abîme alors regarde en toi. » On
imagine sans peine Nicolas
Chemla cogitant, au fil de l’écri-
ture de ce nouveau roman, méditant
sans trêve sur la célèbre mise en garde
nietzschéenne, aphorisme 146 de Par-
delà bien et mal (1886). La couverture de
L’Abîme, d’une stricte et insondable noir-
ceur, dit assez qu’on nous entraîne dans
un voyage sans retour, une épopée fa-
tale. Toi qui ouvres ce livre, « abandonne
toute espérance ».
Car les abîmes ouverts de main
d’homme lui sont familiers : dans Luxi-
fer. Pourquoi le luxe nous possède (Sé-
guier, 2014), il s’interrogeait sur la pré-
gnance de l’imaginaire satanique au
S’il y a une part d’ironie tragi-
que dans le destin de ce végéta-
rien qui n’aurait, dans sa jeu-
nesse, pas fait de mal à une mou-
che, l’écriture de Pierric Bailly
n’est jamais railleuse. Le roman
se garde aussi de juger le choix de
Nadia de vivre dans le men-
songe : pour leur épargner la
honte d’avouer que leur père est
en prison, elle demande en effet
à ses enfants de dire à leurs cama-
rades qu’il est mort, les éduquant
ainsi en « menteurs patentés ».
Elle prête à Julien, avec tout
autant de facilité, une vie fictive,
afin de détourner les soupçons
que pourrait avoir Alexandre
quant à la place de son ancien ca-
marade auprès des siens. Com-
ment, au fond, distinguer les fic-
tions qui aident à vivre des men-
songes qui gâchent la vie ?
Effets de connivence
Narrées à travers la voix de Ju-
lien, les tribulations de ce trio – le
mari est en prison, et l’amant joue
les soutiens de famille en l’ab- La Foudre,
sence du père – laissent les deux de Pierric Bailly,
amoureux, et le lecteur avec eux, P.O.L, 464 p., 24 €,
croire à la fiction de ce couple illé- numérique 13 €.
gitime. Riche en paradoxes et re-
tournements, la narration de
Pierric Bailly, dans ce septième et
ample roman, se tient au plus
près des circonvolutions des per-
sonnages. La nature sauvage élar-
git leur psyché : se coulant dans
les micro-événements de leur
quotidien ou les revirements
brusques de leur pensée, l’oralité
de la phrase donne à l’ensemble
beaucoup de force, créant des ef-
fets de connivence pleins d’empa-
thie. Sans surplomber les événe-
ments, Pierric Bailly fait partager
au lecteur l’expérience de son nar-
rateur en se glissant dans son flux
de conscience. Etape par étape, de
l’attente à l’inquiétude en passant
par l’euphorie amoureuse, la
phrase de l’écrivain se ­déploie vo-
luptueusement – Julien parvient
à s’« abandonner vraiment à ce
cœur du monde de la mode et de l’uni-
vers publicitaire. Avec Monsieur Améri-
que (Séguier, 2019), il offrait un fastueux
tombeau romanesque à Mike Mentzer,
dieu vivant du culturisme américain
mort à 49 ans. Murnau des ténèbres
(Le Cherche Midi, 2021), son récit précé-
dent, livrait, lui, une vision fantastique
de l’ultime tournage du cinéaste de Faust
et de Nosferatu. L’imperium secret de Lu-
cifer, l’idolâtrie suicidaire et l’apothéose
de la pulsion de mort, trois fleuves
­infernaux que ce roman engloutit avec
délectation.
Rien de tel que le journal intime d’un
mort mystérieux pour sismographier
telle dramaturgie, camper la montée
méandreuse de la folie et les hantises
érotiques. Journal d’un héros américain
installé à Paris, au 6 ter, rue de Paradis
(ne cherchez cette adresse que dans
l’imagination baroque de l’auteur), au
faîte d’un immeuble qui fait penser à
­celui des films Le Locataire, de Roman
Polanski (1976), ou Inferno, de Dario
qu’[il] vit avec Nadia » et à se
« laisser porter par la seule joie
d’être ­ensemble ».
La Foudre réussit avec délice
à nous faire ressentir les âges
que ­Julien traverse : de nou-
veau, il a « 8 ans », « 12 ans » – il « re-
tombe en adolescence », nous fai-
sant éprouver stylistiquement la
ferveur, le désir. Analysant ses
réactions, doutant de ses interpré-
tations, le narrateur se redécouvre
inexpérimenté et spontané
comme s’il était encore à l’âge des
possibles. L’évidence avec laquelle
le romancier présente cet état,
cette candeur pleine de fougue,
comme dési­rable et précieuse em-
pêche de la dévaluer – il faut avoir
quitté depuis longtemps l’adoles-
cence pour en apprécier rétrospec-
tivement la valeur… En interro-
geant ce qu’il reste de jeunesse
chez ses personnages, Pierric
Bailly s’affranchit de tous ses mo-
dèles pour écrire un roman maî-
trisé sur le désordre amoureux. Un
roman de la maturité. p
­ rgento (1980) : un immeuble d’appa-
A du merveilleux, de Lucien Chamuel
rence bourgeoise et cossue, mais dont la
façade, à qui capte le bon angle, révèle
un festoiement décoratif monstrueux,
ouvrant des « perspectives dépravées ».
Six mois durant, du printemps à Hal-
loween, dans un Paris livré aux émeutes,
le narrateur, qu’électrise la présence
fluide et magnétique de Mouche, un chat
noir, et qu’inquiètent des trépas de rési-
dents, ira à la rencon-
L’Abîme, tre des mys­tères du
de Nicolas lieu et du quartier,
Chemla, incarnés par l’énig-
Le Cherche Midi, matique « Monsieur
304 p., 21 €, Dousset », ex-diva de
numérique 15 €. la nuit gay épris de
gardes du corps
musculeux et de banquets orgiaques.
A l’ébriété érotique du diariste enquê-
teur viennent s’ajouter un faisceau de
coïncidences et des références érudites
délivrées par un proche libraire, installé
rue de Trévise, dans un ancien haut lieu
de l’ésotérisme parisien (La Librairie
Alamy Stock Photo
Extrait
« Je me demande parfois si je me
suis déjà senti aussi vivant que ces
deux dernières semaines. J’en ai
conscience, je me le répète sans
cesse : là, mon gars, tu vis un truc de
dingue. Mais surtout tu y penses
tout le temps, tu penses au fait que
tu es en train de vivre un truc très
spécial, alors que le reste du temps,
tu ne te dis jamais ça. Tu vis des
choses et tu n’y penses pas. Avec
­Nadia c’est si fort que je suis obligé
d’y penser. Je cherche à comparer
avec d’autres expériences de ce type,
la seule qui me vienne à l’esprit est
cette ­parenthèse au lycée, quand je
traînais avec ce groupe de filles dé-
lurées, je me rends compte que je
n’ai plus rien vécu d’aussi important
depuis cette époque, en tout cas
d’aussi stimulant, d’aussi passion-
nel, voilà, c’est le mot, la passion, je
suis dedans jusqu’au cou. »
La Foudre, page 317
– 18 ??-1936), érudit intemporel dont la
verve mêle le médecin occultiste Papus
(1865-1916) au théosophe allemand
Jakob Böhme (1575-1624). Cette montée en
puissance et en jouissance aboutit à l’ap-
parition, d’abord numérique puis authen-
tique, de « Persian Wolf », maître des abys-
ses mentales et pontife du BDSM, régnant
sur une cour de soumis et d’asservis.
Mené avec fièvre sous l’invocation du
Joris-Karl Huysmans de Là-bas (1891), de
l’esthétique queer, des chaînes du réali-
sateur underground récemment décédé
Kenneth Anger, et des vertiges formels
du Horla (1886-1887), de Maupassant,
L’Abîme jette toutes ses forces dans la ba-
taille charnelle et mystique pour tenter
d’atteindre ce mythique « au-delà du
mal » indéfiniment reculé et dérobé. La
grande leçon de ce « trou noir » littéraire
étant de nous faire percevoir que, à
l’image de la désespérance des damnés,
l’abîme, celui de l’âme, est irrévocable-
ment sans fin ni fond. p
0123
­Vendredi 8­ septembre 2023
Une émancipation
Tarek a-t-il jamais fait ses propres
choix ? Héritier d’une dynastie levan-
tine venue en 1860 de la Syrie chré-
tienne s’établir au Caire, fils de méde-
cin, il a repris en 1974 le cabinet de
son père. Son devoir filial, son rang
social, le respect des conventions agis-
sent à sa place. Il épouse Mira, un an-
cien flirt. Dilué dans le lent déclin des
siens, dans une Egypte qui poursuit
d’autres rêves depuis Nasser, il n’ose
dévier d’une voie toute tracée… Jus-
qu’au jour où il s’investit dans un dis-
pensaire au Moqattam, un quartier
défavorisé. Son art – sa vie – prend
alors tout son sens. Le jeune homme
qu’il y rencontre, Ali, l’affranchira des
conventions, bouleversant sa sagesse.
Ali donnera à Tarek l’audace de
l’émancipation, et bientôt la force de
s’exiler à Montréal, sa communauté
désormais suspecte, et sa relation ho-
mosexuelle l’exposant à la médisance.
Rien ne le ramènera vers les siens, pas
même la mort de sa mère. D’où vient
alors le récit de ce parcours ardent
dont la pudeur tait les fulgurances ?
D’un témoin inattendu – un fils dont
Tarek ignore l’existence, qui patiem-
ment conjure l’absence pour permet-
tre la réconciliation : « La somme de
mes déductions avait fini par raconter
une histoire : la tienne. Ou pour être
exact, mon histoire de toi. » D’une
plume sensible et sensuelle aux sa-
veurs capiteuses, Eric Chacour, dans
ce premier roman, peint un monde
en mutation, la faillite d’un clan dont
les femmes incarnent vaillamment la
­dignité qui n’abdique pas, le mystère,
enfin, des blessures tapies dans un
­recoin, « emplacement oublié des
­cartes ». p Philippe-Jean Catinchi
a Ce que je sais de toi, d’Eric Chacour,
Philippe Rey, 304 p., 22 €, numérique 14 €.
Psilocybe, roman
C’est un petit champignon de rien du
tout, avec un joli chapeau pointu.
Mais, sous ses airs graciles, il cache de
puissants pouvoirs qui ont révolu-
tionné le XXe siècle. Dans Petites cho-
ses, Benoît Coquil raconte la mer-
veilleuse aventure d’un champignon
hallucinogène nommé « psilocybe ».
Entre le documentaire et le conte
pour enfants, ce deuxième roman est
porté par une plume pétillante, légère
comme une bulle de champagne, qui
n’altère en rien sa profondeur didacti-
que. L’auteur embarque le lecteur
dans un univers magique, peuplé de
chercheurs exaltés, de « gringos multi-
colores », de mycophiles et de myco-
phobes, le tout saupoudré des incan-
tations de la chamane Maria Sabina et
de motifs disneyens. Il retrace ainsi le
périple de ces « petites choses », débus-
quées dans les sols mazatèques de
Huautla (Mexique) par le banquier
américain Gordon Wasson (1898-
1986), puis synthétisées par le chi-
miste suisse Albert Hofmann (1906-
2008), pour finir consommées par les
hippies et les célébrités des sixties. Car
l’histoire du psilocybe n’est pas qu’un
conte féerique ; c’est aussi le tableau
d’un monde désillusionné qui trouve
une échappatoire dans l’argent et
dans « d’autres mondes, des mondes
invisibles ». Et qui, en s’appropriant
« la chair des dieux », colonise et désa-
cralise ce qui fut autrefois une prati-
que spirituelle – « Les petites choses ne
parlent plus mazatèque, elles parlent
anglais ». p Manon Thouvard
a Petites choses, de Benoît Coquil,
Rivages, 224 p., 19,50 €, numérique 15 €.
0123
­Vendredi 8­ septembre 2023
Critiques | Littérature | 5
La nature est fantastique, Réalités féminines
presque consciente, dans Ce sont trois femmes. « Trois âmes
sœurs », si l’on peut ici parler
« L’Hôtel des Oiseaux », d’âmes. La première, Iris, vit dans
un penthouse new-yorkais et ra-
au cœur de l’Amérique conte des histoires – les raconte
un peu trop bien, peut-être ? La
centrale rêvée deuxième, Ling, travaille en Chine
pour une entreprise d’intelligence
par Joyce Maynard artificielle fabriquant des poupées
si perfectionnées qu’elles savent
inventer et mentir. La troisième
n’est autre que la mathémati-
cienne Ada Lovelace (1815-1852), qui

Dans le rappelle – par le biais du souvenir

d’une fillette automate aux yeux
de verre – que, de tout temps, on a

foisonnement
cherché à recréer la réalité fémi-
nine. Brouillant les frontières entre
le faux et le vrai, l’écrivaine suisse
Martina Clavadetscher construit

de la vie une intrigue perturbante autour de

la filiation. Une quête nourrie de
références cinématographiques, où
la bataille entre naturel et artificiel
est déjà périmée : ce qui compte,
c’est la capacité de toutes ces fem-
mes à s’unir pour
­désobéir. p
Florence Noiville
Virginie François a Trois âmes sœurs
Clément Thoby (Die Erfindung des

D
ans son autobiographie, Et
­devant moi le monde (1998 ;
Philippe Rey, 2011), Joyce
­Maynard racontait sa relation
avec l’écrivain J. D. Salinger (1919-2010).
Connue ensuite pour ses fresques amé­-
ricaines classiques, l’écrivaine plonge
aujourd’hui, avec L’Hôtel des Oiseaux,
son onzième roman, dans l’univers fan-
tasmagorique des croyances latino-amé-
ricaines. Ce récit luxuriant en forme de
conte, foisonnant de thèmes et d’histoi-
res, s’ouvre en 1969 dans l’Amérique des
manifestations ­contre la guerre du Viet-
nam, des hippies et de Woodstock.
Amelia, 7 ans, perd sa mère, qui vivait
avec des membres du Weather Under-
ground, un collectif d’extrême gauche,
dans l’explosion d’un immeuble. Deve-
nue une jeune femme, elle surmontera
ce traumatisme grâce à l’amour d’un
homme qui « march[e] côté soleil », avec
qui elle a un enfant, jusqu’à ce que tous
deux, époux et fils, meurent dans un
­accident. Un drame qui pousse Amelia
dans un bus, direction l’Amérique cen-
trale, où elle se reconstruit en même
temps qu’elle rénove un vieil hôtel.
Mais le récit de ­résilience que l’on
croyait lire dans un premier temps est
un trompe-l’œil. Car, si la fuite facilite
l’oubli et la rupture avec le passé, « tout
paradis a aussi ses serpents » et le che-
min de l’héroïne connaîtra ­encore bien
des vicissitudes.
L’Hôtel A ­l’arrivée d’Amelia à l’Espe-
des Oiseaux ranza, un village planté au bord
(The Bird Hotel), d’un lac, surplombé d’un volcan,
de Joyce Maynard, le roman prend une dimension
traduit de merveilleuse. Une géographie
l’anglais (Etats- imaginaire qui se déploie dans
Unis) par Florence un univers onirique enivrant.
Lévy-Paoloni, Ainsi quand Amelia découvre
Philippe Rey, son lieu de résidence : « L’hôtel
528 p., 25 €, ressemblait à la maison d’un
numérique 16 €. conte de fées. Partout où je posais
Signalons, de la
même autrice,
le regard, je découvrais un détail
extraordinaire (…), pas seulement
traduit par les pierres transformées en singes,
Françoise jaguars ou œufs, mais les plantes
Adelstain, la grimpantes qui formaient des ton-
parution en poche nelles ruisselaient de fleurs épa-
de L’Homme nouies, évoquant les visions les
de la montagne, plus folles d’un trip sous LSD. »
Philippe Rey,
« Fugues », 320 p., Signes et coïncidences
12,90 €. S’inscrivant dans la lignée de
Gabriel Garcia Marquez (1927-
2014) – L’Amour au temps du choléra
(Grasset, 1987) est d’ailleurs le livre de
chevet d’un client de l’hôtel –, Joyce May-
nard s’appuie, pour débrider le destin de
sa ­protagoniste, sur une nature fantasti-
que habitée, presque consciente :
oiseaux chimériques qui « chantent
comme dans un Walt Disney » ; lucioles
clignotant à chaque événement impor-
tant ; explosions hallucinatoires de bou-
gainvilliers ; herbes aux propriétés sur-
naturelles ; animaux doués de raison
comme « le roi et la reine perche », des
poissons ancestraux, gardiens de la mé-
moire, qui vivent dans une cité maya en-
gloutie, au fond du lac. Un monde foison-
nant de signes, de coïncidences heureu-
ses ou malheureuses, d’irrationnel et de
miracles, comme ce bébé sorti indemne
de l’éruption du volcan, qui arrive de ma-
nière toute biblique sur une barque près
du ponton de l’hôtel.
Amelia relate sa vie sur quatre décen-
nies, dans cette région aussi magnétique
que déroutante. On découvre également
des dizaines d’autres existences, natifs du
village, expatriés et résidents de ­l’hôtel,
essentiellement nord-américains, qui
composent en creux un ­portrait de
l’Amérique contemporaine : « hippies
vieillissants », créatrices de mode qui
pillent le vestiaire local, gringos illuminés
qui font du business en exploitant les
propriétés psychotropes du cacao, pro-
moteurs agressifs en quête de lieux im-
maculés à l’heure du tourisme de masse,
adeptes du new age… Une Amérique du
Nord nourrissant les fantasmes de la jeu-
nesse de la région, qui ne pense qu’à émi-
grer, à l’instar d’un employé de l’hôtel rê-
vant devant la série Miami Vice. Des his-
toires en cascade, racontées avec une
grande fraîcheur, dans un style simple,
direct et peu psychologisant – saisissan-
tes vignettes, réunies en un grand torrent
de vie dans ce roman qui, à chaque page,
compose une ode à l’inattendu. p
Ungehorsams),
de Martina
Clavadetscher,
traduit de l’allemand
par Raphaëlle Lacord,
Zoé, 268 p., 22 €,
numérique 14 €.
La scène est
à Stockholm
Comme dans un drame classique,
on retrouve ici les trois unités – de
temps, de lieu et d’action. Tout se
passe en une journée sur une place
de Stockholm, Odenplan, et dans
ses alentours. Tôt le matin, un père
décide de retourner à l’école où il
vient de laisser son fils pour lui
rapporter une paire de gants
oubliée – il n’y parviendra qu’après
des errances quasi ulysséennes,
aussi bien réelles que fantasmées,
qui le feront replonger dans le
passé. Ce premier roman de
l’auteur suédois Daniel Gustafsson
surprend par sa maturité, l’habileté
de sa construction et la justesse de
son ton, tantôt drôle, tantôt pathé-
tique. S’il soulève des problèmes
relativement ordinaires – les rela-
tions d’un parent avec son enfant
après un divorce –, un certain
nombre de trouvailles – celle, par
exemple, qui consiste à transfor-

Le parfait petit golem norvégien mer la place Odenplan en un véri-

Un doux dingue insuffle la vie à un pantin d’argile. « Nous sommes cinq », de Matias Faldbakken, réjouissant
personnages, attachants en rai-
son même de leurs faiblesses. Ou
de leurs failles, dans le cas de
­Tormod Blystad. A jeun, ce gar-
çon doux et scrupuleux est un
Denis Cosnard travailleur acharné, époux mo-
dèle, père attentionné de deux
table personnage
– font du récit de
ce débutant un
coup de maître. p
Elena Balzamo
a Père éperdu
« Poupée », « monstre », « gnome », source » ou « heavy metal », et Nous sommes cinq (Odenplanet), de
« troll », « vieux nain », « pâton modèle ses phrases jusqu’à don- (Vi er fem), Daniel Gustafsson,
­pensant », « soft robot », « scrofule », ner vie à ses personnages, puis de Matias Faldbakken, traduit du suédois par
« métamorphe »… Le romancier ri- les mener bon train sur des che- traduit du norvégien Jean-Baptiste Bardin,
valise d’imagination pour dessi- mins étranges. Et les lecteurs, par Marie-Pierre Fiquet, Rivages, 226 p., 21 €,
ner les contours de cette « ombre ­ravis, avec eux. p Fayard, 250 p., 20 €. numérique 16 €.
trapue, rougeaude et clopinante en

L’
auteur garde la recette
exacte confidentielle.
Prenez quelques kilos
d’argile rouge de Nor-
vège. Ajoutez la « quantité adé-
quate » d’engrais, un peu de
­limaille de fer, de limon, de vase-
line, une pincée de bicarbonate
de soude. Peut-être même un
soupçon de cocaïne. Pétrissez.
Bombardez votre boule d’ondes
Wi-Fi. Placez-la sur un lit de ter-
reau. Patientez le temps néces-
saire en écoutant à plein tube un
disque de Metallica. Avec un peu
de chance – mais en est-ce vrai-
ment ? –, la pâte brune lèvera
­assez pour se transformer en un
curieux pantin animé. Vivant
ou presque.
Telle est l’improbable expé-
rience au cœur de Nous sommes
cinq, sixième roman de l’artiste
et écrivain nor­végien Matias
­Faldbakken, deuxième traduit
en français après Le Serveur
(Fayard, 2020). Un réjouissant
­récit, plein de malice, qui oscille
entre comédie rurale et science-
fiction, et dont plusieurs lectures
sont ­possibles.
Sa réussite tient d’abord à ses
enfants, doublé d’un bricoleur in-
ventif. Ivre ou drogué, il se mue
en dingo sans limites. Surtout
quand il croise son copain de ly-
cée et de beuverie Espen, le mau-
vais génie qui lui fournit sa pou-
dre blanche, et qu’ils nagent
­ensemble « dans un mélange par-
fait de concentration aiguë et de
­purée de pois ».
Une effrayante pagaille
Qui est le vrai Tormod, le sage
ou le cinglé ? Aucun n’arrive à
comprendre le double inversé qui
loge en lui. « Chacun des deux Tor-
mod était le monstre de l’autre »,
résume Faldbakken. Seule certi-
tude, c’est en joignant la méti­-
culosité de l’un à la créativité allu-
mée de l’autre que, par hasard, ils
créent leur incroyable pâte à mo-
deler. Quand la chienne qui ser-
vait de ciment familial disparaît,
le nouveau venu prend le relais. Il
devient le compagnon de jeu des
enfants et le tâcheron des parents.
Jusqu’à ce qu’il échappe à son
créateur, et sème une effrayante
pagaille dans sa famille comme
dans le village où se déroule l’in-
trigue, loin au nord d’Oslo.
3D ». Un seul mot n’apparaît pas :
« golem ». C’est bien cette légende
issue de la kabbale, pourtant, que
revisite ici Matias Faldbakken. Il en
conserve la trame, l’idée d’un être
artificiel né d’une masse d’argile
inerte, et en offre une facétieuse
interprétation nordique et agreste.
Moderne, aussi : tandis que le
souffle divin de la version initiale
a disparu, ce nouveau golem, qui
apprend « de manière exponen-
tielle » et progresse dans les tâches
routinières qu’il exécute, pose
les mêmes questions que l’intelli-
gence artificielle. Utile aujour­d’hui,
risque-t-il, demain, de conquérir
son indépendance et de se retour-
ner contre ses maîtres ?
Le roman peut aussi se lire
comme une métaphore de la
création. Fils d’un écrivain et
d’une céramiste, Faldbakken est
lui-même un plasticien reconnu.
Il part de carcasses de voitures
brûlées, de bouteilles ou de
douilles de revolver pour inven-
ter des œuvres en trois dimen-
sions. De même, il utilise un style
souple et simple comme la glaise,
y incorpore quelques matériaux
de réemploi, des mots tels « open
6 | Dossier | 11 septembre 1973, cinquante ans après 0123
­Vendredi 8­ septembre 2023

Lors du coup d’Etat

du 11 septembre 1973,
à Santiago, au Chili.
TopFoto/Roger-Viollet

Chili, 1973 : la révolution

marge du monde, cette rupture n’en est
pas une, comme le rappelle justement
Stéphanie Decante dans sa préface.

Réconciliation
En 1950 paraît Chant général. Cet en-
semble très célèbre de quinze mille vers,

et la poésie assassinées
Le 11 septembre Cette conception d’un acte poétique
ancré dans la terre, avec l’humanité et
1973, un coup d’Etat pour l’humanité, tient évidemment à
sa trajectoire particulière d’homme et
militaire renverse le d’écrivain, né aux premières années du
Nils C. Ahl XXe siècle, témoin de la guerre d’Espa-
président de gauche gne, militant et sénateur communiste,
qui occupe plus de 400 pages sur les
1 600 de Résider sur la terre, est tout
d’abord une plongée dans l’histoire na-
turelle et humaine sud-américaine, ins-
pirée par les travaux des historiens du
continent. Porté par une puissance
d’évocation peu commune, où le poète
s’incarne résolument, Chant général
­détisse et réarrange de manière monu-
souligne la constance d’un engagement
et d’une inspiration.
mentale des thématiques, des images,
des élans présents depuis longtemps
A l’image de certains de ses contempo-
rains français, tels Paul Eluard (1885-1952)
dans la poésie de l’auteur chilien, jusqu’à
ses ­errements idéologiques, manifestes,
ou Aragon (1897-1982), il semble vain de en particulier, dans l’éloge qu’il y fait de
vouloir séparer le poète amoureux du Staline. Ce texte représente une synthèse
poète engagé : l’acte – « l’action » – est de de deux engagements qui n’en sont

D
ans son célèbre discours
Salvador Allende. prononcé en décembre
1971, à Stockholm, à l’oc-
Quelques jours plus casion de la réception de
tard, le Chilien son prix Nobel de littéra-
ture, Pablo Neruda (1904-
Pablo Neruda, Prix 1973) invite son auditoire à un « voyage
(…) aux antipodes », à la « pointe aus-
Nobel de littérature trale » du Chili, dont il compare les « pay-
sages » et les « solitudes » à ceux de
et communiste ­l’extrême Nord scandinave.
L’écrivain est au faîte de sa gloire : lu et
engagé, meurt dans célébré d’un pôle à l’autre, grand voya-
geur par nécessité et par inclination, il est
des circonstances ambassadeur du Chili en France, nommé
par Salvador Allende (1908-1973), à qui il
obscures. s’est rallié aux élections présidentielles
de 1970, remportées par l’homme poli­-
Un « Quarto » et tique socialiste avec le soutien des partis
de gauche, unis sous la bannière de
plusieurs autres l’Unité populaire. Un peu plus loin dans
parutions ce même discours, il s’enorgueillit
d’avoir « participé à la transformation ac-
marquent ce double tuelle » de son pays et définit la poésie
comme une « action (…) dans laquelle
anniversaire ­entrent en parts égales la solitude et la
­solidarité, (…) l’intimité de l’homme et la
révélation secrète de la nature ».
en exil pendant la présidence de Gabriel
Gonzalez Videla (1946-1952). Deux ans à
peine après son prix Nobel, cependant,
cette histoire et ce combat politique,
dont il a fait le cœur de plusieurs de
ses œuvres, le rattrapent. Le 23 septem-
bre 1973, il meurt à Santiago dans des cir-
constances troubles, alors qu’il semblait
prêt à repartir en exil avec son épouse, la
chanteuse Matilde Urrutia (1912-1985). La
junte dirigée par le général Augusto Pi-
nochet (1915-2006) est arrivée au pouvoir
douze jours plus tôt.
Un engagement et une inspiration
Cette extraordinaire traversée du siè-
cle, où l’histoire, l’homme et l’œuvre
sont intimement mêlés, est le fil conduc-
teur de la très belle anthologie poétique
(agrémentée de quelques récits et essais)
qui paraît sous la direction de Stéphanie
Decante, Résider sur la terre. En présen-
tant d’un seul trait toutes les variantes et
tous les thèmes de la poésie de Pablo Ne-
ruda, ce volume donne une saisissante
impression de cohérence – en dépit
d’une recherche formelle qui évolue et
des époques qui se succèdent. En cela, il
même nature, porté par une incarnation,
une ouverture au monde, un élan vers la
nature, la communauté humaine, la ma-
tière, qui lui sont propres depuis les pre-
miers textes. « Un homme est né/ parmi
tant d’autres/ qui sont nés,/ il a vécu
parmi bien des hommes/ qui ont vécu »,
résume le poème inaugural du Mémorial
d’Isla Negra (1964), une œuvre-clé d’un
point de vue poétique et biographique.
C’est cependant de son arrivée en Espa-
gne en 1935, en tant que consul, que l’on
date communément l’enracinement de
l’œuvre de Neruda dans l’histoire, ainsi
que ses premiers pas à proprement par-
ler politiques. Il prend en effet rapide-
ment fait et cause pour les républicains
après le putsch de Franco en 1936, ce qui
lui coûte son poste. Ainsi qu’il l’écrit dans
une note liminaire aux poèmes de la
deuxième partie de Troisième Résidence
(1947), « le monde a changé et ma poésie a
changé ». Et de poursuivre : « Une goutte
de sang versée sur ces lignes restera vi-
vante en elles, qui sont indélébiles comme
l’amour », soulignant l’entrée du monde
dans ses poèmes, l’entrée de ses poèmes
dans l’histoire. Le poète n’est pas en
qu’un : la poésie et l’homme. Ou encore :
l’action et le sentiment, la nature et
­l’histoire. Tout Pablo Neruda semble se
­concentrer là, dans cette réconciliation,
très opportunément remise en contexte
par cette édition – qui fait par ailleurs la
part belle au dialogue du poète avec les
artistes qui l’ont souvent accompagné.
Ce double engagement, politique et
poétique, se concrétise historiquement
une vingtaine d’années plus tard. Dési-
gné candidat à l’élection présidentielle
de 1970 par le Parti communiste chilien,
Pablo Neruda ­finit par se rallier, avec les
autres forces de gauche, à la candidature
de Salvador Allende, son « obstiné com-
pagnon ». Cette ultime « transforma-
tion » pourrait bien être un chant de plus,
une annexe à Chant général.
Cependant, malade d’un cancer de la
prostate, le poète renonce bientôt à son
poste d’ambassadeur en France et rentre
au Chili. « Il est tard déjà » (Une maison
sur le sable, 1966), mais lorsque, le 11 sep-
tembre 1973, Augusto Pinochet prend le
pouvoir, et que Salvador Allende se sui-
cide dans le palais de la Moneda assiégé,
la maladie est loin d’avoir vaincu Pablo

Les trois années d’Allende Histoire-fiction

On commence souvent par la fin : le suicide de Salvador ­Allende
assailli par les troupes putschistes, et les seize ans de dictature
militaire qui s’ouvrent ce jour-là, dans le ­palais présidentiel
en flammes. Revenir à 1970, à l’arrivée au pouvoir de l’Unité
populaire et aux espoirs qu’a suscités la révolution pacifique
menée par Allende, reste pourtant la meilleure manière de me-
surer l’ampleur de la tragédie. C’est ce que démontre Franck
Gaudichaud dans la synthèse qu’il consacre à ces trois années
de construction d’un « chemin stratégique (…) original, à la fois
électoral, institutionnel, non armé, mais aussi anticapitaliste,
anti-impérialiste et socialiste », dont il résume les conquêtes
en matière de justice ­sociale et d’accroissement des capacités
d’auto-organisation de la société, mais aussi les impasses,
les failles et au bout du compte l’« impuissance ». Auteur d’une somme qui fait auto-
rité, Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde (PUR, 2013), l’universitaire,
en accordant une place importante aux archives – tel le discours prononcé par ­Allende
quelques heures avant sa mort –, ajoute une dimension intime à cet exercice pédago-
gique, qui propose ainsi à la fois des clés pour comprendre une expérience historique
unique et quelques points d’accès à ce qu’ont vécu ses acteurs, de l’élan originel
à la destruction finale. p Florent Georgesco
Découvrir la révolution chilienne (1970-1973), de Franck Gaudichaud, documents traduits de
l’espagnol (Chili) par Mila Ivanovic, Les Editions sociales, « Les propédeutiques », 184 p., 10 €.
Certains livres cultivent avec une étonnante obstination l’art de
manquer leurs lecteurs. En tentant de raconter, « sous une forme
vivante et personnalisée », les étapes qui menèrent au coup
d’Etat de 1973, puis, heure par heure, le coup d’Etat lui-même,
Olivier Besancenot et Michael Löwy fabriquent un hybride dé-
concertant, dans lequel ils assument de mêler des faits et pro-
pos issus de « documents historiques recoupés » à des éléments
de fiction qu’ils jugent « probables », sans marquer de différence
entre ces strates. De même s’accordent-ils le droit de modifier
des dates pour les besoins du récit. Moyennant quoi, les lecteurs
désireux d’acquérir des connaissances historiques prendront
pour réel ce qui n’est que fantaisie et pour fantaisie les faits les
mieux avérés ; ceux qui voudraient honorer la mémoire des hé-
ros de la démocratie chilienne, auxquels le livre rend, pour le coup, un bel hommage,
devront se demander si tel défi verbal lancé aux militaires chiliens n’a pas été plutôt
conçu dans la quiétude d’un salon parisien. Restent, peut-être, les lecteurs de romans,
mais y trouveront-ils leur compte ? L’ancien candidat trotskiste à la présidentielle et le
philosophe et sociologue marxiste ont d’autres talents que celui de conteur. Et d’autres
objectifs sans doute, dont on ne comprend pas bien comment ils espèrent les atteindre
ni, à vrai dire, quelle est leur nature exacte. p Fl. Go
Septembre rouge. Le coup d’Etat du 11 septembre 1973 au Chili, d’Olivier Besancenot et Michael
Löwy, Textuel, « Petite encyclopédie critique », 150 p., 18,90 €, numérique 14 €.
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­Vendredi 8­ septembre 2023
11septembre 1973, cinquante ans après | Dossier | 7

« Au Chili, notre travail de mémoire

est encore très insuffisant »
Oui, c’est ainsi que je l’ai vécu et
L’héritage de la dictature est qu’eux-mêmes ont reçu mon li-
au centre de « Survivre à la survie », vre. Dans les familles de victimes,
il y a des impératifs de silence,
récit de Veronica Estay Stange, marqués par la douleur. Je les
fille de victimes et nièce ­respecte, mais raconter, c’était
ma manière de « survivre à la sur-
d’un tortionnaire vie », c’est-à-dire de surmonter les
fractures psychiques et affectives
entraînées par le traumatisme de
nos parents, pour que la survie ne
entretien soit pas une vie diminuée ou am-
putée, mais une vie pleine. Dans
mon cas, le recours à la parole a
été indispensable. Dans le cas de
mes parents, la stratégie a été le
Propos recueillis par silence. Leur silence me fait mal ;
Ariane Singer ma parole leur fait mal. Nos
­chemins divergent.
sous la présidence de Sebastian
Pinera [président du Chili de
2010 à 2014, puis de 2018 à 2022, à
la tête de coalitions de droite], il a
été décidé de remplacer, dans les
manuels d’histoire, le terme « dic-
tature » par « gouvernement mili-
taire ». Cela n’a pas duré. Le gou-
vernement a dû faire machine
­arrière face aux protestations.
Mais c’est significatif. L’euphé­-
misation est une stratégie habi-
tuelle chez les révisionnistes et
les négationnistes.
La justice chilienne
vient de condamner
­définitivement sept anciens
militaires pour l’enlèvement

N
ée au Mexique en 1980, Quant à mon oncle, c’était pour et l’assassinat, au lendemain
Pablo Neruda (au Veronica Estay Stange, moi une question différente. Je du coup d’Etat, de Victor Jara
premier plan) et qui vit aujour­d’hui en ressentais le besoin de compren- (1932-1973), célèbre chanteur
Augusto Pinochet France, n’a connu du dre ce qui amène certains indivi- chilien proche de Salvador
(lunettes noires, Chili que ce qu’en racontaient ses dus à commettre de tels crimes. Il ­Allende, dont vous parlez dans
à gauche), le parents, des militants communis- me paraît important de chercher le livre. Que vous inspire ce
5 décembre 1971, tes torturés et emprisonnés sous les racines du mal chez les bour- verdict ?
dans le stade la dictature d’Augusto Pinochet reaux, de mettre au jour, comme Je m’en réjouis, même s’il arrive
­national de avant d’être contraints à l’exil. l’écrit Adorno, « les mécanismes un peu tard. Jara était l’emblème
­Santiago, au Chili, Mais de vives émotions la traver- qui produisent les hommes capa- de la chanson chilienne engagée.
lors d’une sent dès qu’elle est replongée dans bles de telles actions ». Il était proche des gens. Aujour­-
Neruda – et pourtant, il meurt au bout de ­cérémonie ­ ce passé. C’est à partir de cette d’hui encore, ses chansons sont
deux semaines. De nombreux témoi- Repères en l’honneur du « post-mémoire » que cette cher- Contrairement à d’autres reprises lors des révoltes sociales.
gnages réunis par Laurie Fachaux-Cygan Prix Nobel. Photo cheuse en sémiotique et en littéra- pays, comme l’Argentine, la Mais je suis étonnée par le
dans l’enquête qu’elle consacre à sa mort, ­extraite de « Rési- ture a décidé de retracer, en fran- ­société chilienne a mis du ­contraste entre ce jugement et le
Chambre 406, s’interrogent sur cette 4 septembre 1970 Salvador der sur la terre ». çais, son histoire familiale. Une temps à tourner la page de la haut degré de négationnisme au
soudaineté, doutent de l’aggravation na- Allende, candidat de l’Unité Archives Fundacion histoire complexe, puisqu’elle est dictature. Votre livre est-il Chili : beaucoup de gens reven­-
turelle de son état. L’hypothèse d’un em- ­populaire – coalition de gauche ­Pablo Neruda/ aussi la nièce de Miguel Estay, dit une façon de lui demander diquent de nouveau le principe
poisonnement par le nouveau régime regroupant, en particulier, le Gallimard « El Fanta », l’un des tortionnaires des comptes ? de la dictature. Cinquante ans
est sur beaucoup de lèvres depuis un Parti socialiste, dont il est les plus connus de cette époque. J’espère qu’il sera perçu ainsi. après le coup d’Etat, le pays est
­demi-siècle. membre, et le Parti commu- A la fois récit autobiographique Notre travail de mémoire est en- très ­divisé à ce sujet. J’entendais
niste –, ­arrive en tête de l’élec- – parfois romancé – et essai, ce core très insuffisant, en compa- l’autre jour à la radio un inter­-
L’affaire n’est pas close tion ­présidentielle chilienne, premier livre creuse habilement raison à ce qui se fait en Argen- venant appeler à amnistier des
Mais qui croire ? Chambre 406 ras­- qui ne comprend qu’un tour, l’héritage laissé par la dictature tine, parce que l’Etat ne l’effectue responsables de crimes contre
semble méthodiquement toutes les ver- avec 36,6 % des voix. chez les jeunes générations. pas. Peu de responsables d’exac- l’humanité. Si l’on peut défendre
sions, expose toutes les interprétations tions ont été condamnés et, publiquement de telles positions,
– contradictoires dès les premiers jours En l’absence de majorité abso- Pourquoi avez-vous décidé parmi ceux qui l’ont été, beau- c’est que, jusqu’ici, il n’y a pas eu
et jusqu’à aujourd’hui : l’affaire n’est pas lue, c’est au Congrès de désigner de consacrer un livre à votre coup se sont vu attribuer des une véritable politique d’Etat
officiellement close. En 2017, des scienti- le vainqueur, ce qu’il fait le histoire ? aménagements de peine. L’ensei- pour mener à bien un travail
fiques ont identifié dans une dent du 24 octobre. Le 3 novembre, Je voulais comprendre pour- gnement va dans ce sens. En 2012, de mémoire. p
poète une bactérie suspecte, Clostridium Allende prend ses fonctions de quoi j’avais l’impression d’avoir
botulinum, responsable du botulisme, président de la République. Son tout vu, tout éprouvé. Comme
qui a probablement été utilisée dans mandat est censé courir jus- avec ces photos de militaires bru-

Clara
­certains assassinats politiques commis qu’au 3 novembre 1976. Survivre talisant des civils, qui m’ont telle-
durant la dictature de Pinochet. à la survie. ment marquée qu’il m’était par-
A la toute fin de sa préface à Résider 11 septembre 1973 Les Chili, une fois difficile de les distinguer de

Arnaud
sur la terre, rythmée par des portraits commandants en chef des ar- mémoire ma propre expérience. Même
­photographiques du poète issus des mées et celui de la police lan- déchirée, chose pour ce qu’ont subi mes
­archives de la Fondation Pablo Neruda, cent une insurrection, sous la de Veronica ­parents : je ne l’ai pas vécu, mais
­Stéphanie Decante propose un dernier direction du général Augusto Estay Stange, je le ressens profondément. J’ai
cliché, « glaçant » et prémonitoire. On y Pinochet. Le ­palais présidentiel Calmann-Lévy, eu besoin de trouver ma propre
voit le tout récent Prix Nobel de litté­- de la Moneda est encerclé et 254 p., 19,90 €, voix. Avant d’écrire, mon « je »
rature saluant la foule rassemblée au bombardé. Vers 13 h 30, Salva- numérique 15 €. était fragmenté entre fille de vic-
stade national de Santiago. Derrière lui, dor Allende se ­suicide. times et nièce de bourreau. Il me
sous ses lunettes de soleil, le général fallait rassembler ces fragments
­Pinochet l’applaudit. p Le jour même, les putschis- pour donner une consistance à
tes proclament l’établissement ma propre identité.
Résider sur la terre. d’une « junte militaire de gou- Cette démarche intime a pris
Œuvres choisies, vernement », présidée par le une dimension politique le jour
de Pablo Neruda, ­général Pinochet. Celui-ci reste où j’ai commencé à raconter pu-
multiples traducteurs de l’espagnol (Chili), au pouvoir jusqu’en 1990. bliquement ce qu’avait vécu ma
édité par Stéphanie Decante, famille, à vouloir faire commu-
Gallimard, « Quarto », 1 604 p., 37 €. Dans Comprendre la révolution nauté avec ceux qui avaient des CLARA ARNAUD
chilienne, Franck Gaudichaud parcours similaires. C’est alors
Chambre 406. écrit : « Durant ces seize années que j’ai commencé à militer au
ET VOUS
L’affaire Pablo Neruda, de dictature, les forces armées sein du collectif Escritos Desobe- PA S S E R E Z
de Laurie Fachaux-Cygan, et la police politique torturent dientes (« Histoires désobéis­- COMME
L’Atelier, 200 p., 20 €, numérique 14 €. des dizaines de milliers de per- santes. Récits de filles, fils et fa- DES VENTS
sonnes, en assassinent plus de milles de tortionnaires pour la FOUS
roman
Signalons, de Pablo Neruda, la parution en 3 200 (…). Des centaines de mémoire, la vérité et la justice »),
poche de La Solitude lumineuse, traduit ­milliers de personnes sont un mouvement né en Argentine
par Claude Couffon, Folio, « 3 € », 96 p., 3 €. ­contraintes à l’exil. » en 2017, qui permet aux enfants
de bourreaux de témoigner des
crimes d’un proche. Je suis
aujourd’hui présidente de sa
branche chilienne.
Nous vaincrons ! En fait, j’ai essayé d’inclure dans
Parue pour la première fois il y a dix ans, cette antho­- mon livre l’histoire de toute une
logie de textes publiés au Chili durant la présidence génération d’enfants d’exilés
­Allende demeure, pour le lecteur francophone, l’un des ­politiques et de disparus. Nous “Un beau texte sur la réalité
rares moyens disponibles de se plonger dans les débats avons beaucoup de similitudes : pastorale et montagnarde. Un
ardents qui ont accompagné l’exercice du pouvoir de la la nostalgie du pays de nos pa-
gauche chilienne. Quelle place laisser aux mouvements rents, la conscience du potentiel
univers grandiose…”
spontanés de la société dans le processus politique en catastrophique de chaque situa- Fabrice Drouzy, Libération
cours ? Comment articuler respect de la légalité – prin- tion, la volonté d’être dignes des
cipe constant d’Allende, malgré sa volonté de rupture actes héroïques de nos parents, “Une écrivaine du dehors, qui
avec l’ordre ancien – et développement d’un « pouvoir et, dans le cas des descendants de creuse le sillon du sauvage.”
populaire » ? Il est passionnant de lire, sur ces questions, bourreaux, le sentiment de honte
ceux pour qui elles revêtent une importance vitale, au ou de culpabilité.
Léonard Desbrières,
moment même où se décide l’avenir d’un pays. Comme Lire Magazine littéraire
de percevoir certaines des contradictions qui ont affaibli le pouvoir, contribuant La voix de votre oncle,
à la réussite du coup d’Etat sinon autant que l’intervention avérée de la CIA, du que vous racontez être allée “Dépaysement et poésie garan-
© Spacefrog Designs

moins, souligne Franck Gaudichaud, d’une manière non négligeable. Un texte voir dans la prison où il est tis. Un bijou.”
du militant chilien Pablo Abufom Silva, ajouté pour cette nouvelle édition, com- ­incarcéré pour crimes contre
plète et actualise l’ensemble, en analysant la double trace de la dictature et de l’humanité, apparaît dans le
Anne-Marie Revol, France 3
l’héritage révolutionnaire dans le Chili contemporain. p Fl. Go ­livre. Pas celle de vos parents,
Venceremos ! Expériences chiliennes du pouvoir populaire, anthologie de Franck qui n’approuvent pas votre
Gaudichaud, multiples traducteurs de l’espagnol (Chili), prologue de Pablo Abufom Silva, ­démarche. Raconter, est-ce
Syllepse, 198 p., 18 €. ­forcément trahir ?
8 | Histoire d’un livre
S’insérer dans les blancs de l’Histoire
Laurent Binet songeait à écrire « un bon vieux roman policier ». Il a abouti à
« Perspective(s) », une étourdissante enquête dans la Florence de la Renaissance
Denis Cosnard
R
ien ne se passe comme
prévu. En 2012, Laurent
Binet en avait fait le titre
d’un récit sur la campa-
gne victorieuse de François Hol-
lande (Grasset, comme tous ses li-
vres). Rien non plus ne s’est passé
comme prévu pour son roman
Perspective(s). Après trois projets
ambitieux, autour du nazi Rein-
hard Heydrich (HHhH, 2010), d’un
improbable assassinat de Roland
Barthes (La Septième Fonction
du langage, 2015) puis d’une
­conquête de l’Europe par les Incas
(Civilizations, 2019), le quinquagé-
naire avait pensé revenir à « quel-
que chose de plus simple », confie-
t-il au « Monde des livres » : « Un
bon vieux roman policier », antici-
pait-il. Raté ! Son goût pour l’his-
toire et les défis littéraires l’a en-
traîné dans une aventure de plus
de trois ans, pour aboutir à un
texte peu banal : peut-être le
­premier roman policier histori-
que épistolaire jamais écrit. « Du
moins, je n’en connais pas
d’autre », nuance l’auteur.
Tout est parti d’une envie : pour-
suivre l’exploration du XVIe siècle
amorcée avec Civilizations. L’un
des chapitres se déroulait à Flo-
rence. En repérage sur place, le
­romancier avait été frappé par
le rôle majeur de Giorgio Vasari
(1511-1574), peintre, architecte,
mais surtout historien de l’art et
inventeur du concept de Renais-
sance. « J’ai pensé qu’il ferait un
bon enquêteur pour une affaire cri-
minelle », raconte-t-il. Il se met à
la recherche d’une victime. Pour-
quoi pas la jeune Maria Strozzi,
née Médicis, morte en 1557 dans
des conditions obscures ? L’auteur
« J’adore jouer avec le lecteur,
et j’aime les récits piégés.
La forme épistolaire se prête
parfaitement au jeu du chat
et de la souris. On ne peut faire
confiance à aucun locuteur »
lui préfère finalement Jacopo da
Pontormo, un maniériste décédé
la même année, alors qu’il ache-
vait pour les Médicis la décora-
tion du chœur de l’église San Lo-
renzo – des fresques mystérieuse-
ment détruites.
Un enquêteur, une victime, une
énigme, un contexte excitant,
l’Italie se situant au cœur de
­l’affrontement d’alors entre la
France et l’Espagne… Ces élé-
ments en main, le détective Binet
fait le tour des voisins, amis, en-
nemis de ses premiers personna-
ges. Pontormo le mène à son dis-
ciple Bronzino, Bronzino à son
­assistant (et peut-être plus) Allori,
Vasari à leur idole commune Mi-
chel-Ange… Une vingtaine de pro-
tagonistes, tous historiques, en-
trent ainsi dans le fichier « cas-
ting » de l’ordinateur. Avec pour
chacun un nom, un statut social,
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0123
­Vendredi 8­ septembre 2023
Le jeune expatrié
Pira, 6 ans, grandit au Mexique entre
une mère américaine musicienne et
un beau-père allemand – un écrivain
qui a fui les persécutions nazies. En
cette année 1946, le garçon partage
la vie des expatriés, réfugiés com-
munistes pour beaucoup, évoluant
dans les cercles intellectuels et artis-
tiques. Ecrit à hauteur d’enfant par le
fils de l’auteur américain James Agee
(1909-1955), ce roman d’apprentis-
sage largement autobiographique
émeut par sa description intimiste
des découvertes qui émaillent le
quotidien du garçon. Amitiés pro-
fondes avec les petits Mexicains, dé-
chirure des séparations – un éventail
d’émotions finement reconstituées
se déploie par le biais d’une écriture
simple et élégante. Celle-ci permet
de tenir à distance, sans l’occulter, la
violence du pays, qui surgit face au
regard curieux de Pira, faisant de ce
récit une touchante histoire d’éveil
au monde tel
qu’il est. p
Ariane Singer
a Le Monde de Pira
(The Stone World), de
Joel Agee, traduit de
l’anglais (Etats-Unis)
par Marie-Pierre Bay et
Nicolas Castelnau-Bay,
Mercure de France,
272 p., 23,80 €,
numérique 17 €.
Portraits en pieds
A 44 ans, lassée d’être éconduite par
les éditeurs, la narratrice – qui rap-
pelle par bien des aspects l’autrice –
Dans la chapelle Médicis de l’église San Lorenzo, à Florence. Alamy Stock Photo décide de passer de la tête aux pieds :
abandonnant l’écriture, elle se lance
des caractéristiques, un rôle dans dans une formation pour devenir
l’intrigue à venir. Les fiches sont pédicure. Installée à Marzahn, cité
jaunes pour les peintres, rouges Extrait populaire de la banlieue est de
pour les ouvriers et artisans qui ­Berlin, elle soigne donc les pieds
travaillent pour eux, orange pour « Maria de Médicis à Catherine de Médicis, reine de France. meurtris, écoutant les confidences
Catherine de Médicis et ses alliés, Florence, le 7 janvier 1557. de clients aux âmes tout aussi cabos-
violettes pour le duc et la du- Ma tante, je suis au désespoir et j’ose à peine vous faire part de ma honte, sées. Une suite de portraits qui sai-
chesse de Florence. L’architecture mais à qui d’autre me confier ? Figurez-vous qu’on a retrouvé dans l’atelier sissent avec beaucoup d’empathie
du roman prend forme. de ce Pontormo un tableau représentant Vénus (soi-disant la déesse de l’humanité d’individus souvent
Arrive le choix le plus crucial, ce- l’amour), offerte, nue, les cuisses ouvertes, entre lesquelles glisse la jambe ­déclassés, mais animés d’une fierté
lui de la forme. « J’ai d’abord ima- d’un petit Cupidon replet, et – je voudrais être morte moi aussi plutôt que simple et saine, qu’ils soient fonc-
giné une chronique italienne à la d’écrire ces lignes – cette espèce de catin romaine avait mon visage ! Pou- tionnaires, retraités, artisans ou
Stendhal, mélange d’allégresse et vez-vous imaginer une humiliation plus grande ? Pourquoi ce maudit pein- ­boutiquiers. C’est parfois drôle, par-
d’arrogance, se souvient Laurent tre m’a-t-il prise pour modèle de son dessin obscène ? Je jure que je ne lui fois triste et mélancolique. L’écriture
Binet. Mais tout un livre sur ce avais jamais fait aucun tort ni ne l’avais offensé en aucune manière. » précise et familière de Katja Oskamp,
ton-là, j’ai eu des doutes. » De cette finement mise en valeur par la tra-
idée ne subsiste qu’une trace : la Perspective(s), page 38 duction, fait de ces miniatures un
préface, qui inclut d’ailleurs des plaisir de lecture
citations cachées de Stendhal. ­réjouissant. p
Pour le corps du livre, l’auteur Pierre Deshusses
tente plutôt un récit épistolaire. de se perdre parmi les tive(s) regorge. Le premier cour- a Marzahn, mon
« Cela me semblait une bonne mé- ­personnages, lui donner une rier est une réécriture de celui des amour (Geschichten
thode afin de creuser mes person- chance de trouver le coupable, et Liaisons…, et le morceau de bra- einer Fusspflegerin),
nages, en me plaçant dans la tête respecter la réalité historique. voure de Catherine de Médicis sur de Katja Oskamp,
de chaque correspondant, argu- « Ici, je n’ai rien changé aux événe- la place des femmes s’inspire di- traduit de l’allemand
mente-t-il. Et puis quel défi de ments authentiques, je me suis rectement de la lettre autobiogra- par Valentin René-Jean,
créer du suspense avec des échan- juste inséré dans les blancs de l’His- phique de la marquise de Mer- Zulma, 208 p., 19,50 €,
ges de ­lettres ! » toire, comme Dumas avec les fer- teuil. Binet avoue des emprunts numérique 13 €.
A l’usage, le dispositif se révèle rets de la reine », précise l’auteur. plus ou moins maquillés à Vasari,
très efficace. Les courriers, fort di- Pour parvenir à ses fins, il im- à Boccace, à Machiavel, à Dona-
vers, permettent à Binet de mon- prime la correspondance de ses tello, à Michel-Ange, mais aussi à
trer le même événement sous des personnages, chacune dans son l’historien de l’art Erwin Panofsky La petite moustachue
angles différents, d’imiter en par- code couleur et les organise de (1892-1968) et à Michel Foucault
fait faussaire le style de chacun, de ­façon à obtenir une narration (1926-1984), au Manifeste du Parti Il n’est jamais trop tôt pour porter
faire mentir l’un, avouer l’autre, fluide, aux fils savamment entre- communiste, et même à L’Interna- une moustache. Surtout celle de
de glisser des indices, des fausses mêlés. Pas question d’enchaîner tionale ! « L’intertextualité est par- Jean Rochefort (1930-2017), tout en
pistes… « J’adore jouer avec le lec- trente pages jaunes, orange ou tout, reconnaît l’auteur de La Sep- douceur et en délicatesse. Un matin,
teur, et j’aime les récits piégés, sou- rouges. En même temps, impossi- tième Fonction du langage. C’est Rosalie, 8 ans, se regarde dans la
rit-il. Cette forme se prête parfaite- ble de laisser trop d’écart entre mon héritage littéraire moderne. » glace et sourit : elle arbore la mous-
ment au jeu du chat et de la souris. une missive de Michel-Ange et la Pour la suite, « je fantasme sur tache du fameux acteur. Mieux, elle
On ne peut faire confiance à aucun réponse de Vasari. un livre qui ne me demanderait est Jean Rochefort. Elle partage son
locuteur. Tous ont quelque chose à Au bout du compte, le roman aucune documentation », glisse élégance, sa drôlerie, le regard dis-
cacher, et l’un d’eux est l’assassin. » propose 176 lettres, une de plus Laurent Binet. « Mais, en fait, tancié qu’il pose sur le monde. Mira-
Il reste à agencer le puzzle. Tra- que Les Liaisons dangereuses, de j’adore la doc », corrige-t-il aussi- culeuse métamorphose. A l’abri der-
vail d’orfèvre. Il faut tendre la Choderlos de Laclos (1782), une tôt. Rien ne se passera comme rière ces moustaches, elle qui jouait
trame policière, éviter au ­lecteur forme de clin d’œil dont Perspec- prévu, c’est écrit d’avance. p les rigolotes tout en broyant des
idées sombres lâche enfin ce qu’elle
a sur le cœur, et se sent moins ban-
cale. Premier roman d’Adèle Fugère,
Au-delà des apparences ce texte court se savoure avec amu-
sement, en particulier quand surgit
Laurent Binet comme du lecteur de roman policier. variées : lettres d’amour, d’affaires, de une Rachida Dati très inattendue. Il
raffole des titres Le mot, enfin, évoque l’univers des délation, tract anonyme, confession constitue un fort joli hommage au
en forme peintres florentins du XVIe siècle au poignante, message secret pour ourdir héros d’Un éléphant ça trompe énor-
d’énigme – Pers­- cœur du récit et leurs interrogations un complot… mément (Yves Robert, 1976), doublé
pective(s) offre un après l’invention de la perspective : L’ensemble constitue en même d’un conte décalé sur les enfants qui
modèle du genre. A maintenant qu’il semble possible temps un polar épatant, avec son se cherchent et finissent parfois par
l’image du livre en- d’imiter parfaitement le réel, que faire ­content de suspects et de rebondisse- se trouver, pour peu
tier, excellent, ce ti- de plus ? ments. En prime, le livre propose une qu’ils réveillent le
tre renvoie d’abord à la coexistence Conformément à son titre, Perspec- réflexion sur la politique et le travail Jean Rochefort qui
de points de vue différents, parfois tive(s) permet plusieurs lectures. C’est des artistes. Les lecteurs les plus pers- dort en eux. p
contradictoires, avec ici une ving- avant tout un roman épistolaire déli- picaces pourront y déceler une forme Denis Cosnard
taine de personnages qui s’échan- cieux, drôle, brillant, d’une lecture fa- d’art poétique. Joli assemblage pour a J’ai 8 ans et je
gent des lettres – dont un meurtrier. cile, même quand on ne connaît pas un seul roman… p De. C. m’appelle Jean
Mais son étymologie mène aussi à l’histoire des Médicis et la peinture ita- Rochefort, d’Adèle
l’idée de regarder au travers, de per- lienne. Les missives, que Binet est Perspective(s), Fugère, Buchet-Chastel,
cer les apparences, ce qui correspond censé avoir découvertes et traduites, de Laurent Binet, 144 p., 13,50 €,
bien au travail de l’enquêteur… composent un petit régal aux saveurs Grasset, 288 p., 21,50 €, numérique 15 €. numérique 9,50 €.
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­Vendredi 8­ septembre 2023
Critiques | Essais | 9
Benoît Vaillot ressuscite la démarcation entre France et Alsace-Lorraine (1871-1914)

Sur la nouvelle frontière

Quand le numérique
tue la démocratie
Le texte est bref, son acuité est grande.
Pierre Karila-Cohen A chaque nouvel essai, le philosophe
­allemand d’origine sud-coréenne

A
près la défaite de 1871, la France
est contrainte de céder à l’Alle-
magne plus de 14 000 kilomè-
tres carrés de son territoire et
1,5 million de ses habitants, d’Alsace et de
Moselle. Une nouvelle frontière est éta-
blie qui, du Luxembourg à la Suisse, tra-
verse le plateau lorrain et suit la ligne de
crête des Vosges pour terminer sa course
au cœur de la trouée de Belfort. Elle est
­cependant effacée au lendemain de la
première guerre mondiale, la victoire
permettant à la France de repousser de
nouveau ses limites jusqu’au Rhin. La
brièveté de l’existence de cette frontière
et l’oubli des fortes tensions auxquelles
elle a donné lieu en font aujourd’hui un
« fantôme », auquel Benoît Vaillot rend
vie dans un passionnant ouvrage, L’In-
vention d’une frontière.
L’historien s’inscrit dans un mouve-
ment général des sciences sociales qui
s’est développé ces dernières années, au
point de constituer un champ et de por-
ter désormais le nom, un peu ronflant, de
« border studies ». Il s’agit de comprendre
comment les « espaces frontières » fa-
çonnent des usages sociaux non pas im-
muables, mais continus et changeants.
Fort de ces prémisses, Benoît Vaillot s’at-
tache à restituer la façon dont cette fron-
tière, soudainement née d’une confron-
tation militaire, a été d’une part produite
et signifiée par des autorités, d’autre part
vécue par les populations locales entre
1871 et 1914.
L’approche est celle d’une histoire du
quotidien, tant du côté des fonction­-
naires, qui surveillent ce passage et lui
­confèrent sa réalité au jour le jour, que de
celui des populations, qui se l’appro-
prient ou le rejettent de diverses maniè-
res. Cette histoire par le bas s’appuie sur
de ­riches sources dans les deux langues,
des échanges diplomatiques aux traités
de sylviculture, en passant par les rap-
ports de police et les guides de randon-
née dans les Vosges.
Benoît Vaillot observe, en ethnologue
exigeant, « l’exercice routinier de la
­souveraineté », la manière dont les deux
Etats font respecter, chacun sur son terri-
toire, non seulement des législations
­différentes, par exemple sur la chasse,
mais aussi les conditions de traversée
d’une limite étatique nouvelle, qui sé-
pare des familles comme des activités
agricoles et ­industrielles.
La frontière franco-allemande à Foussemagne, près de Belfort (carte postale, fin XIXe-début XXe siècle). Alamy Stock Photo
Tout commence par le tracé même de la
nouvelle séparation, dont l’auteur resti-
tue les modalités au plus près du travail
de la commission de délimitation, qui a
œuvré de mai 1871 à avril 1877. Bien au-
delà des premières opérations de carto-
graphie, il s’est agi de matérialiser la fron-
tière par des poteaux, répartis au long de
son tracé. La volonté, principalement al-
lemande, de rendre cette coupure tan­-
gible a pris des formes de plus en plus
tranchantes. Benoît Vaillot montre ainsi
comment cette frontière a constitué un
laboratoire du contrôle des circulations
lorsque l’Allemagne a imposé, entre 1887
et 1891, l’obligation d’un visa pour entrer
sur son territoire, pratique alors presque
inexistante en Europe, où elle ne s’est gé-
néralisée que dans l’entre-deux-guerres.
Contournements
Par cette attention constante au carac-
tère concret des pratiques qui entourent
la frontière, il contribue à une histoire
­renouvelée de l’Etat, en s’arrêtant sur les
figures qui incarnent son autorité, com-
missaires spéciaux et gardes forestiers
en particulier, et en détaillant les multi-
ples contournements imaginés pour
échapper à l’ordre né de la nouvelle situa-
tion, ou la manière dont certains, tels les
déserteurs, en profitent pour échapper
aux injonctions de leur propre Etat. Pro-
ductrice de souveraineté, la frontière sti-
mule également diverses formes de sen-
timent national : on connaît le cas des
« optants », qui ont alors quitté l’Alsace-
Lorraine pour la France.
Cette nationalisation des populations
touche l’ensemble du vivant, objet d’un
chapitre particulièrement novateur
dans lequel Benoît Vaillot montre com-
ment, au gré des décisions de la France et
de l’Allemagne, la forêt acquiert une phy-
sionomie sensiblement différente sur
les deux versants des Vosges, et com-
ment les animaux perturbent, par leurs
divagations, les choix éphémères des
hommes. Ainsi, parmi les nombreux ap-
ports retirés de cette lecture, le plus sur-
prenant consiste sans doute à se rendre
compte que, en définitive, l’un des ga-
gnants oubliés de la guerre de 1870 fut le
grand tétras, un coq de bruyère connu
pour affectionner les espaces ouverts :
dans les Vosges, il profita grandement
du dégagement des arbres, souches et
broussailles sur 2 mètres de large que né-
cessita la matérialisation de cette fron-
tière de moins de cinquante ans. p
Byung-Chul Han cisèle une facette de sa
critique radicale de notre temps. Avec
ces petits livres denses, ce penseur sin-
gulier rencontre une réelle audience
­internationale. Infocratie soutient que
notre siècle voit s’installer un régime
de pouvoir inédit. Depuis le XIXe siècle,
la société disciplinaire, décrite par Mi-
chel Foucault, dressait les corps à pro-
duire en imposant contraintes et règle-
ments. A l’inverse, le nouveau régime
d’information contrôle les individus
par les données qu’il recueille, tout en
leur donnant l’impression d’être libres.
« Ce sentiment de liberté garantit la do-
mination. » Le constat de Byung-Chul
Han est sans ­appel : la communication
forcenée annule les échanges, désintè-
gre le lien ­humain. Plus encore, elle dé-
sactive la distinction du vrai et du faux,
empêche la pensée, anéantit le temps
long et le débat. Ce sont en fait les fon-
dements de la démocratie qui se trou-
vent minés. Ce « nouveau nihilisme »
ébranle également la confiance dans les
faits, donc l’idée même de réalité. Le
tout conduit à une désagrégation de la
société elle-même, remplacée par des
tribus éphémères. Si la lecture de cet es-
sai est recommandée, il faut quand
L’Invention même se demander si sa noirceur n’est
d’une frontière. pas excessive. La situation est-elle effec-
Entre France tivement sans issue, sans espoir ? p
et Allemagne, Roger-Pol Droit
1871-1914, a Infocratie. Numérique et crise de la
de Benoît Vaillot, démocratie (Infokratie. Digitalisierung und die
CNRS Editions, Krise der Demokratie), de Byung-Chul Han,
320 p., 27 €, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
numérique 20 €. PUF, 106 p., 12 €, numérique 9,50 €.
Mathias
Enard
MATHIAS ENARD
Déserter roman

Ce que peut vraiment la littérature

Dans un essai lucide, Justine Huppe analyse les limites de la portée politique des lettres

au risque qu’il n’y ait là que de
bonnes intentions. La chercheuse
à l’université de Liège, en Belgi-
que, rappelle que l’imaginaire
d’une littérature subversive re-
Jean-Louis Jeannelle monte aux avant-gardes nées de
la Grande Guerre, dada en parti-
paroles, mais rarement en ac-
tions ? C’est à cette question que
Justine Huppe tente de répon-
dre, en empruntant à Blaise
­Pascal l’idée que nous n’avons
pas le choix de ne pas choisir,
puisque nous sommes « embar-
nationales dans la catastrophe
écologique ?
Peut-être, alors, la littérature
est-elle sans portée concrète, si ce
n’est symbolique (ce qui n’a rien
de négligeable). En proposant la
notion de « littérature embar-

L
ittérature « située », « im-
pliquée », « en contexte »…
Tous ces concepts, en dé-
pit de certaines nuances,
traduisent une même tendance
de fond de la littérature contem-
poraine : le désir affiché d’agir
sur le monde. Ce grand retour au
réel prend de multiples formes,
l’enquête, le témoignage ou en-
core la chronique, qui ont en
culier. Toutefois les déconvenues
politiques des surréalistes, som-
més de choisir – créer librement
ou militer sérieusement –, ont
montré les ambiguïtés de toute
prétention à intervenir comme
individu sans se trahir comme
­artiste.
Des années 1930 aux années
1970, la figure de l’intellectuel en-
gagé a prospéré dans un contexte
qués », inévitablement pris dans
des rapports de pouvoir et des
­contradictions.
Situation inconfortable
Ce n’est que de cette situation
inconfortable qu’un écrivain
peut interpeller ses contempo-
rains sans se payer de mots. Ne
rien ajouter, par exemple, aux
paroles de « gilets jaunes » ampu-
quée », Justine Huppe milite pour
une conception plus modeste et
plus autocritique des pouvoirs
accordés aux textes. A ses yeux,
Nathalie Quintane ou Hugues
­Jallon, dans La Conquête des “Mathias Enard, créateur puis-
cœurs et des esprits (Verticales,
2015), en offrent l’exemple. Mal- sant et sans doute le plus doué
heureusement, sa remise en de sa génération.”
cause des illusions ou des non-
dits qui obèrent toute littérature
Antoine Perraud, La Croix
© Alessandra Sanguinetti / Magnum Photos

commun de vouloir « entrer de-
hors », ainsi que le formulait
l’écrivaine Olivia Rosenthal dans
un collectif, Devenirs du roman
(Inculte, 2014).
Les synthèses sur ce tournant
éthique et politique, où l’art en-
tend sortir de sa tour d’ivoire
pour interpeller, dénoncer ou ré-
parer, ne manquent pas. Celle
que propose Justine Huppe dans
La Littérature embarquée retient
par sa très grande lucidité quant
à l’alternative nette et tranchée :
progressisme contre fascisme.
Mais ce temps n’est plus, et le ca-
pitalisme tardif sait se rendre in-
saisissable en prenant les atours
séduisants de politiques cultu­-
relles. Reste que les appels à repo-
litiser l’art et la littérature n’ont
jamais été si nombreux.
Comment, alors, éviter de se
donner bonne conscience en
convoquant les dominés ou les
sans voix afin de les sauver – en
tés, à l’exemple de Sophie Divry
dans Cinq mains coupées (Seuil,
2020), ou exposer ses doutes,
comme Nathalie Quintane, dans
Tomates (P.O.L, 2010), face aux
­jugements catégoriques de son
père : « En réalité, que tu parles de
poésie ou d’autre chose, je dois
te dire que ça n’a aucune impor-
tance. » Et, de fait, à quoi bon des
poètes face aux politiques de
­rigueur économique ou à la
­complicité des Etats et des multi-
de l’intervention et de la répara-
tion s’est révélée si convaincante “Son nouvel ouvrage est écla-
que cette solution finit par appa- tant.”
raître comme une position de Gilles Heuré, Télérama
­repli. Du moins Justine Huppe
aura-t-elle mis au jour notre puis- “Un livre magistral.”
sant désir qu’écrire soit aussi une
manière d’intervenir. p Emmanuel Kherad, France Inter
La Littérature embarquée,
de Justine Huppe,
préface de Jean-François Hamel,
Amsterdam, 208 p., 19 €.
10 | Chroniques 0123
­Vendredi 8­ septembre 2023

Le feuilleton
Tiphaine Samoyault de « crise » sur laquelle le livre ne cesse de
revenir – jusqu’au passé que la crise, pré- Les yeux
cisément, fait remonter. dans les poches

Cavalier polygraphe
Pas un jour… sans jeu, telle pourrait
être la devise littéraire de Jean-Philippe
Toussaint. Scrabble, Monopoly, football,
fléchettes, ping-pong, bowling, et sur-
tout échecs : tous ses livres, parus chez
Minuit, sont rythmés par des parties
bien réglées. Plus ses narrateurs sont à
distance du réel, plus ils s’acharnent
dans des jeux qui combinent la rassu-
rante distribution de la règle et la fiction
d’un espace-temps décalé. Alors qu’il
s’apprête à lancer sa boule dans le cou-
loir qui le sépare des quilles, le narrateur
de Fuir (2005) prend conscience du
L’échiquier, caractère libérateur du jeu : « Depuis
de Jean-Philippe que je jouais, j’étais transporté dans
Toussaint, un autre monde, un monde ­abstrait,
Minuit, 250 p., 20 €, intérieur et mental, où les arêtes du
numérique 14 €. monde extérieur semblaient émous-
sées, les souffrances évanouies. »
échecs Dans L’Appareil photo (1989), le per-
(Schachnovelle), sonnage compare sa manière de vi-
de Stefan Zweig, vre avec le jeu d’échecs, comme si
traduit de l’allemand c’était une façon rassurante de régler
(Autriche) par Jean- sa relation au monde.
Philippe Toussaint, L’Echiquier accentue encore ce lien
Minuit, 126 p., 14 €, en se présentant comme une auto-
numérique 10 €. biographie placée sous le signe des
échecs, avec 64 chapitres, qui corres-
pondent au nombre de cases sur un échi-
quier. Toussaint dit reprendre à Georges
Perec (1936-1982) l’idée d’appliquer à son
livre un problème connu des amateurs
d’échecs, la « polygraphie du cavalier »,
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
Tom Haugomat
où il s’agit de faire parcourir au cavalier
les 64 cases de l’échiquier sans jamais
qu’il s’arrête plus d’une fois sur la même.
L’auteur relève ce défi de façon métapho-
rique, mais le soumet à la souplesse de la
négligence, au refus de l’exhaustivité.
Le déplacement du cavalier, par sauts et
gambades, permet d’arpenter spatiale-
ment la mémoire et de proposer un récit
de vie non linéaire, une autobiographie
obéissant à une autre logique que celle
de la chronologie. Dans Bruxelles vidée
par le confinement, ce sont des lieux qui
président à la remontée du souvenir : le
dallage blanc et noir de l’ancienne école
élémentaire, la chambre de la rue Jules-
Lejeune, la véranda où le narrateur s’est
retrouvé pour la première fois seul de-
vant un échiquier et où il a découvert
avec un « pincement d’admiration » que
le cavalier pouvait sauter les obstacles,
avançant de deux cases avant de bifur-
quer d’une ; puis, de lieu en lieu, vers la
grande terrasse de la maison au Portugal,
où il disputait des parties avec son père,
l’appartement de Berlin, où il tourne un
film avec le grand maître d’échecs Arthur
Youssoupov en 1994, la bibliothèque de
Beaubourg, où il rencontre le champion
d’échecs Gilles Andruet (1958-1995), qui
devient son ami. L’espace mental de
l’écriture du livre relie tous ces lieux et
permet de se déplacer de la situation pré-
sente – pandémie et confinement, temps
médicaux. Elle est en effet spécia-
liste du médecin et philosophe
Galien (129-201), dont elle a tra-
duit plusieurs traités, et dont elle
supervise l’édition française dans
la « Collection des universités de
France », dite « Budé », aux Belles
Quand l’épidémie de Covid-19 s’est dé-
clenchée, Jean-Philippe Toussaint venait François Angelier
de publier Les Emotions (2020), et son
emploi du temps était réglé par les évé-
nements liés à la promotion du livre. De même, comme le confiait Pierre
Comment remplir le vide laissé par la ­Reverdy, cité par Cocteau, qu’« il n’y a
suspension de tout ? Il décide de retra- pas d’amour », mais que des « preuves
duire Le Joueur d’échecs (1943), de Stefan d’amour », il semble qu’il y ait moins un
Zweig (1881-1942), et d’accompagner son « romantisme » que des œuvres et des figu-
travail de traduction d’une sorte de jour- res dites « romantiques ». Un mouvement
nal de l’écrivain-traducteur, qui devint qui, rompant avec les rigueurs gourmées du
progressivement L’Echiquier. Du moins néo­classicisme, reste une onde véloce, un
est-ce ainsi que Toussaint nous raconte émoi tragique, pas un corpus légal ni un
l’histoire, dont il faut deviner les proba- faisceau de règles. La notion, qui prend sous
bles doubles-fonds. Son premier livre sa cape, de Lamartine à Nick Cave, deux siè-
s’appelait Echecs : écrit entre 1979 et 1983, cles de créations, d’art de penser et de vivre,
il n’a pas été publié – mais il a fait l’objet se révèle d’une énigmatique complexité.
d’une édition électronique commentée
par Laurent Demoulin, dont on peut C’est ce qui ressort du Dictionnaire
lire des extraits sur le site de l’écrivain du romantisme, magistralement architec-
(Jptoussaint.com). turé par Alain Vaillant et les 31 braves de sa
D’une certaine manière, depuis, il ne cohorte érudite internationale. On passe
cesse d’en produire des variations, sous l’arche d’une introduction qui détaille
comme le narrateur de Paludes (1895), l’histoire du mot (né au XVIIe siècle, en Angle-
d’André Gide, ne cesse d’écrire Paludes : terre), une histoire chronologique (de la fin
chacun de ses livres a trait à l’échec ou aux XVIIIe aux épigones néoro­-
échecs. Or, le livre enfin publié qui s’inti- mantiques du XXe), géo-
tule Echecs n’est pas de lui, mais de Stefan graphique (de l’épicentre
Zweig : l’autorité se déplace dans la traduc- anglo-germanique à la
tion, tout comme les problèmes d’échecs mondialisation), politique
deviennent des problèmes de traduction. (du monarchisme médié-
J’ai trouvé cette version de la nouvelle de valisant à l’avant-garde
Zweig magnifique, peut-être grâce à ce ­démocratique), religieux
que son auteur en dit dans L’Echiquier : (l’absolu). Sans oublier le
pour la traduire, il faut ­connaître encore tonitruant rire romanti-
mieux la langue des échecs que la langue que. Les 650 articles per-
allemande, ce qui lui donne une précision mettent, c’est une nou-
et un souffle nouveaux. veauté, une approche planétaire d’un
Contrairement à ses maîtres, Perec et romantisme trop longtemps confiné à
surtout Nabokov (1899-1977), Toussaint l’Ouest de Europe. On découvre un roman-
ne pousse pas jusqu’au bout la logique tisme finlandais (avec le Kalevala, d’Elias
des problèmes d’échecs ou de mathéma- Lönn­rot, poème inspiré des poésies populai-
tiques. Mais, comme eux, il n’est jamais res), suédois, grec, hongrois, nord-américain,
si bon que lorsqu’il relâche les règles ou exporté dans les régions coloniales. Pour
pour laisser passer l’émotion. Les souf- chacun joue la question de la langue natio-
nale, du patrimoine folklorique, du choix
­politique et surtout de l’assimilation locale
Une autobiographie d’une donnée européenne. Comme dans
toute somme encyclopédique, certains arti-
de Jean-Philippe cles apportent une exquise dose de mystère :
Toussaint placée sous « Arabesque », « Homme de trop », « Gauches-
que ». Un monument d’érudition joyeuse.
le signe des échecs
L’article « Flaubert » du Dictionnaire du
romantisme définit bien la difficulté que
frances ne s’évanouissent plus dans le pose l’auteur de L’Education sentimentale.
jeu, et l’écriture a le pouvoir de rendre Perçu comme un liquidateur nihiliste et
présents les êtres disparus : son père, grinçant de l’idéalisme romantique, il porte
d’abord, à l’origine de sa vocation d’écri- néanmoins en lui sa
vain comme de sa passion pour les marque nostalgique :
échecs – Toussaint donne dans L’Echi- « Telle est sans doute la
quier une autre version de son texte Le vraie singularité de l’écri-
jour où j’ai commencé à écrire (publié ture flaubertienne, écrit
dans la revue en ligne Bon à tirer.com). Alain Vaillant, d’avoir su,
On croise ainsi son ami de pensionnat, du sein même d’un uni-
qui n’est pas revenu après les vacances vers marqué par le nihi-
de Noël et dont le narrateur apprend lisme et la dérision la plus
la mort par un bruit de couloir ; son absolus, concevoir et réa-
ami Gilles Andruet enfin, champion de liser les conditions d’un
France d’échecs dont l’assassinat lui est nouveau lyrisme. » Un ly-
révélé par la presse. Le corps aussi se risme que l’on trouve dans des Récits de jeu-
­relâche – arthrite, dégénérescence macu- nesse posthumes, dans une édition rénovée
laire, fatigue – et les pages sur le vieillis- grâce à des manuscrits indisponibles jus-
sement répondent au mémorable incipit qu’à présent. Du romantisme, on en trou-
du livre : « J’attendais la vieillesse, j’ai eu le vera à foison dans le dépit du narrateur
confinement. » Les deux, camarade ! p blasé de Mémoires d’un fou (1838), l’angoisse
sexuelle de Novembre (1842) ; romantisme
aussi dans ses voyages en Pyrénées et Corse
comme condition séparée. Au (1840) puis en Italie (1845) où se mêlent inté-
contraire, Galien met l’accent rêt, désenchantement et ironie distanciée
sur la « santé sénile », la « belle pour la pratique touristique.
vieillesse » que rend possible un
ensemble de règles qui, somme Au fil d’un récit du voyage vers
toute, n’a pas pris une ride : ali- ­Constantinople, effectué en 1852 à la de-
mentation raisonnable, exercice mande de La Presse, d’Emile de Girardin,

Vieillir, en Grèce antique Lettres.

L’intérêt de cet essai n’est pas
simplement d’explorer de ma-
adapté, sommeil régulier et – last
but not least – sexualité conti-
nuée, pour les femmes comme
Théophile Gautier (1811-
1872) emploie cinq fois
le terme « romantique »,

ou au XXIe siècle nière magistrale un aspect de la

Quand bascule-t-on dans la
vieillesse ? A 60 ans, à 70, à 90 ?
Comme nous, les Grecs n’avaient
pas de réponse univoque, mais
pour de tout autres motifs que les
eux des gens âgés, « les vieux »
n’existaient pas – ni comme com-
munauté particulière ni comme
objets de gériatrie. C’est ce
Vieux, que montre brillamment
culture antique encore peu étu-
dié. Il est aussi de rendre frap-
pants les contrastes entre ces
­conceptions grecques et celles
qui affleurent dans nos débats
liés au vieillissement massif de la
population et à ses conséquences.
Alors que nous avons une ten-
pour les hommes. Il ne s’agit pas
de gériatrie : rien n’est à soigner.
Certaines pathologies sont favori-
sées par l’âge – bien sûr, cela se sa-
avec une distance humo-
ristique, comme d’un dé-
corum passéiste : la « mé-
lancolie si romantique »
vait déjà –, mais l’âge, lui, n’est pas des églises de France, un
une pathologie. C’est pourquoi ravin « accidenté de la fa-
on parlait de « gérocomie », mot çon la plus romantique »,
rare désignant le soin à prendre une promenade « cadavé-
de l’âge, l’hygiène de vie adaptée. reusement romantique »
photos Bénédicte ROSCOT/Seuil, Annie Civard, BRUNO LEVY

nôtres. Nous tergiversons, parce
que des critères disparates déter-
minent à nos yeux l’entrée dans
ce prétendu stade ultime de l’exis-
tence. Les Anciens, eux, ne se po-
saient même pas la question. Elle
n’avait ni sens ni place dans leur
représentation de la vie. Ils igno-
raient purement et simplement
que l’on dût, un jour, appartenir
à une population spéciale, diffé-
rente, définie par le nombre
­d’années vécues, ou par des
­critères médicaux spécifiques.
Autrement dit, s’il existait pour
un Grec ne peut l’helléniste Véronique Bou-
pas l’être, don-Millot dans Vieux, un
de Véronique Grec ne peut pas l’être. Cette
Boudon-Millot, enquête minutieuse et com-
suivi de « Sur la plète éclaire les représenta-
santé, livre V », tions du grand âge depuis
de Galien, traduit Homère jusqu’aux premiers
du grec ancien siècles de notre ère. Direc-
par l’autrice, trice de recherche au CNRS,
Les Belles Lettres, l’érudite explique, d’une
374 p., 19 €. plume limpide, quelles
étaient les conceptions de
l’avancée en âge, en scrutant le
vocabulaire courant ou savant,
les œuvres littéraires, les traités
dance fâcheuse à globaliser et à
uniformiser, les Anciens souli-
gnaient combien chacun avance
en âge différemment. D’Hippo-
crate à Galien, les médecins
­rappelaient qu’on ne vieillit pas
­identiquement dans les régions
chaudes et dans les pays froids,
dans les campagnes ou dans les
villes. Le devenir-vieux des sol-
dats, soulignent-ils, n’est pas celui
des intellectuels, lequel diffère
de celui des paysans, etc.
Surtout, aucun n’envisageait le
grand âge comme maladie, ni
Du point de vue antique, vieillir au Père-Lachaise, et minuit, « l’heure roman-
était donc inéluctable, mais pas tique, l’heure des apparitions ». Poignantes
inéluctablement catastrophique. mentions, désenchantées, de la part de
C’était universel, mais jamais uni- l’homme au gilet rouge de la bataille d’Her-
forme. Le chemin était parcouru, nani, devenu un voyageur peintre au ly-
par chacune ou chacun, selon son risme minutieux, marchant dans la foulée
tempérament, son passé, son de Nerval et annonçant Pierre Loti. p
­métier. Les gens âgés étaient in-
clus dans la cité, partageant la a Dictionnaire du romantisme, sous la
vie de tous, plutôt qu’exilés dans direction d’Alain Vaillant, Biblis, 852 p., 19 €.
les ghettos et l’oubli. Croire que a Récits de jeunesse, de Gustave Flaubert,
c’était l’âge d’or et que nous vi- édité par Claudine Gothot-Mersch, révisé par Yvan
vons un âge de fer serait excessif. Leclerc, Folio, « Classique », 560 p., 9,70 €.
Mais il est judicieux de se remé- a Constantinople, de Théophile Gautier,
morer ces évidences passées. p Omnia, 420 p., 14 €.
0123
­Vendredi 8­ septembre 2023
Mélange des genres | 11
fantastique
Le flic de Michael Connelly reprend du service et arpente le désert
de Mojave pour élucider une affaire en souffrance – son sacerdoce

Harry Bosch, au nom des morts On tire

d’abord…
polar Au début du roman, un garde du
corps du président des Etats-Unis re-
père un homme invisible en fuite et
s’interroge : « C’est quoi, ce délire ? » La
question peut être posée à chaque
Denis Cosnard page de Kill the Rich !, dixième tome
des aventures du Bourbon Kid, dont le créateur, britannique, est

O
n ne s’en lasse pas ! L’Etoile
du désert a beau être le 27e vo-
lume des enquêtes d’Harry
Bosch, le policier râleur, in-
transigeant et obsessionnel inventé par
Michael Connelly en 1992 reste une
­valeur sûre. Un personnage complexe,
attachant, dont les investigations cap-
tent l’attention jusqu’à la dernière page.
Même quand, comme ici, le vieil homme
a quitté la police de Los Angeles depuis
des années, et que la première ligne le
saisit sur le point de verser des pilules
dans son verre d’eau. Comment un re-
traité grincheux peut-il passionner des
millions de lecteurs ? Trois détails, parmi
ceux auxquels Bosch s’agrippe pour ré-
soudre ses énigmes, mettent sur la voie.
Une demi-cloison, d’abord. Connelly
sait se renouveler, et place Bosch dans
un environnement inédit. Alors que
l’ancien flic a rangé son arme et renoncé
à créer une agence privée, son ancienne
collègue Renée Ballard le sort de sa
­tanière. Elle a été autorisée à recréer
l’unité des affaires non résolues, fermée
faute de moyens, mais avec des contrac-
tuels, des réservistes, des bénévoles.
Dans l’open space, Bosch voisine donc
avec Ballard, désormais sa cheffe, après
avoir été sa coéquipière dans quatre ro-
mans. En jetant un œil par-delà la demi-
cloison qui le sépare de ses collègues, il
peut voir les crânes d’une experte en
­généalogie, qui se revendique aussi mé-
dium, et de quelques autres acolytes
plus ou moins doués. L’occasion de sa-
voureuses descriptions de la vie de bu-
reau. Au-dessus de la porte ont été ins-
crits ces mots : « Tout le monde compte,
ou personne. » La devise de Bosch
comme celle de Connelly, qui soigne
tous ses personnages, mêmes secondai-
res à première vue.
Mais aussi des rangées de classeurs.
Dans ce bureau, chacun a sa priorité. Re-
née Ballard tient avant tout à régler
­l’affaire Pearlman : le meurtre de la sœur
Abécédaire
Humains
Dans le désert de Mojave (Californie). FREDERIC J. BROWN/AFP
L’étoile du désert
d’un conseiller municipal,
un homme influent, qui a
(Desert Star), permis de remonter l’équipe
de Michael Connelly, des affaires non résolues.
traduit de l’anglais Trouver le coupable ne pour-
(Etats-Unis) par Robert rait que satisfaire l’élu, donc
Pépin, Calmann-Lévy, assurer la pérennité du ser-
« Noir », 400 p., 22,60 €, vice. Bosch, lui, déteste les in-
numérique 16 €. terférences politiques. Il pré-
Signalons, du même fère s’attaquer à l’assassinat
auteur, par le même des quatre membres d’une
traducteur, la parution même famille, les Gallagher,
en poche des Ténèbres une affaire qu’il s’en veut de
et la nuit, Le Livre de ne pas avoir démêlée avant sa
poche, 528 p., 9,70 €. retraite. A ses yeux, les six
mille dossiers de meurtres ja-
mais résolus qui dorment dans les
rayonnages forment une « bibliothèque
des âmes perdues ». Au-delà des deux en-
quêtes soigneusement entrecroisées, la
force du livre tient à cette mission dont
Harry Bosch se sent investi, et qui justifie
Toute l’énergie
tous ses actes, même lorsqu’il s’affran-
chit des règles : parler, agir au nom
des morts.
Un détail, encore. Saviez-vous que Mo-
noptilon bellioides était le nom savant
d’une plante, l’étoile du désert ? Connelly
le précise dans une note en bas de page.
Cœur jaune, pétales blancs, elle fleurit en
terre mojave, là où ont été enterrés les
Gallagher. Ses racines plongent très loin
à travers le sable et la roche pour trouver
de l’eau. « Je connais un type pour qui c’est
le signe que Dieu existe dans ce monde
foutu », lâche Bosch. Jolie métaphore du
travail de l’enquêteur, qui doit se frayer
un long chemin dans de sombres histoi-
res de famille, faire parler les ADN autant
que les témoins. La réussite persistante
de Michael Connelly tient aussi à cela :
des bas-fonds de Los Angeles, il fait sur-
gir des livres pleins d’images inatten-
dues, d’humour et, parfois, de grâce. p
bande dessinée
toujours… anonyme. Trois intrigues s’enchevêtrent autour des
Dead Hunters, une équipe de tueurs psychopathes : Sanchez et
Flake sont invités par le président américain, qu’ils ne verront ja-
mais – il est assassiné en même temps qu’une dizaine d’autres ri-
ches et puissants ; Rex et le Bourbon Kid n’arrivent pas à empêcher
l’enlèvement de la fille d’un milliardaire ; Elvis et Jasmine, enfin,
doivent éliminer Zero, un complotiste soupçonné d’avoir filmé le
président dans une situation compromettante. Manteau d’invisibi-
lité, téléportations par les toilettes, tueurs au sang christique ou
lançant des éclairs, vampires, conversations avec Dieu, troisième
guerre mondiale et Atlantes aux pieds palmés : heureusement que,
comme l’écrit l’auteur, Dieu a « créé le sarcasme » pour traverser ce
capharnaüm. Derrière la farce, les antihéros font cependant preuve
d’un sentimentalisme et d’un sens de la morale bien à eux. Pas si
brutes que ça, les barbares ! p Manon Thouvard
a Kill the Rich ! (Killing the Elite), d’Anonyme, traduit de l’anglais par Cindy
Colin-Kapen, Sonatine, 552 p., 23,90 €, numérique 16 €.
poésie
Bleus et coquards
Germain Tramier a le goût des
mots simples, agencés de façon un
peu moins simple. Prenez les escar-
gots. Ceux avec lesquels jouaient, en-
fants, le garçon au centre du Cahier
d’eau et sa voisine : « Ils ont des escar-
gots partout/ dans leur pelouse, dans
leurs déluges/ ça mâche la vitre/ à celui
qui collera le soir/ ils ont beaucoup d’en-
fants. » Qui mâche la vitre ? Qui a tant
d’enfants ? Plus loin, la vision du grand-
père agonisant suscite des questions
du même ordre : « Il a le souffle ras déjà
desséché/ du tracteur, les phares noirs/
la tête enflée comme une couture, une
alvéole. » L’arrivée inopinée du tracteur en cours de strophe re-
donne de la vigueur au souffle du vieillard, durcit son regard, et
rend le portrait d’autant plus saisissant. Poète, critique et profes-
seur de français, Germain Tramier, né en 1992, signe avec Le Cahier
d’eau un recueil touchant, dont l’apparente simplicité masque une
vraie habileté à bousculer les phrases. Le texte, en vers libres, évo-
que l’insouciance des étés d’enfance, un camping en Ardèche, la
pêche à la truite, la piscine, l’heure du feuilleton et celle des pizzas.
Mais le bleu de l’eau fraîche est également la couleur des pesticides
pulvérisés par le grand-père, des cachets qu’il doit avaler, des
­coquards et des ecchymoses. Deux décennies plus tard, c’est
ce mélange de rose, d’azur et de violet que recrée Tramier dans
ce cahier de vacances tout en nuances. p De. C.
a Le Cahier d’eau, de Germain Tramier, Cheyne, 80 p., 18 €.

en vert de la banlieue thriller

Pour les enfants de mère nature,
le jour de gloire est arrivé. Celui où
Michéa Jacobi s’empare d’une poignée
d’entre eux nommés Bombard, Parmen-
tier ou Madame de Warens, et célèbre
leurs destins chahutés, tel un aède moderne. Depuis des années,
l’écrivain, passionné par les abécédaires autant que par la vie des
autres, s’est lancé dans un projet inouï : décrire la condition humaine
en vingt-six livres thématiques, réunissant eux-mêmes chacun vingt-
six courtes biographies correspondant aux vingt-six lettres de
­l’alphabet. Après des volumes consacrés aux frères et sœurs, aux
« walking class heroes » (remarquables pour leur rapport particulier à
la marche) ou encore aux xénophiles, le dixième volume dépeint
vingt-six « Mother Nature’s children », un clin d’œil à Paul McCartney
et à sa chanson Mother Nature’s Son.
Voici donc, réunis par la grâce de l’alphabet, vingt-six personnages
qui ont entretenu une relation particulière avec la nature, du poète
arabe Abu Al-Ala Al-Maari (973-1057), privé de la vue par « Mère Nature
(ou plutôt la variole) », jusqu’à l’« anarchiste crudivégétalienne » Sophia
Zaïkowska (1874-1939), en passant par Isaac Newton (1643-1727) et sa
pomme. Sans oublier la mère de l’écrivain Albert Cohen, Louise
­Judith (1866-1943), à qui Jacobi voue une tendresse particulière, en
raison notamment de son « rapport étrange avec l’alphabet » : elle
­rangeait « les quittances de loyer à Y et les factures de gaz à Z (elles
­reçoivent si peu de documents, ces deux pauvres lettres) ».
L’ensemble compose une galerie de portraits inattendus, tour à tour
drôles et bucoliques, tragiques parfois, mais toujours érudits et fon-
çant droit à l’essentiel : chaque texte tient en quatre à cinq pages, avec
une chute souvent tranchante. Comme pour l’essayiste américain
Ralph Waldo Emerson (1803-1882) : « C’était toujours à travers la voix
de sa Mère Nature qu’il prétendait parler. Cette dernière n’hésita pas
­cependant à le laisser devenir gâteux sur ses vieux jours. Les meilleures
femmes se lassent de leurs enfants. » p De. C.
a Mother Nature’s Children. 26 façons d’être sur Terre, de Michéa Jacobi,
La Bibliothèque, « Les billets », 160 p., 16 €.
Céder au noir et blanc pour raconter la banlieue en bande dessi-
née n’est pas une fatalité. Chloé Wary en fait la preuve lumineuse
grâce à l’emploi de feutres aux couleurs chatoyantes. A l’œuvre dans
son premier album, Saison des roses (FLBLB, 2019), une histoire de
football féminin multiprimée, la technique permet d’exalter les va-
leurs positives de solidarité et d’amitié qui agissent « aussi » au pied
des grands ensembles, comme dans cette ville imaginaire appelée
­Rosigny-sur-Seine. L’autrice y suit, cette fois, un groupe de jeunes
gens, désorientés par la destruction d’un ancien patronage devenu
MJC, où ils avaient leurs habitudes. De l’amiante dormait sous le toit
du bâtiment, prétexte tout trouvé pour remplacer celui-ci par des im-
meubles de grand standing, à l’approche d’une manifestation d’en-
vergure au nom évoca-
teur, les Olympiades
2K24. Tableau des désillu-
sions contemporaines de
la jeunesse, cette ode à la
vie associative sonne
juste dans sa critique des
politiques de rénovation
urbaine, synonymes de
gentrification. Et si tout
n’est pas rose à Rosigny,
un simple morceau de
lino posé au milieu d’un
chantier suffit pour dan-
ser le hip-hop avec joie et
énergie, planches
­éclatantes à l’appui. p
Frédéric Potet
a Rosigny zoo,
de Chloé Wary,
FLBLB, 288 p., 25 €.
FLBLB
Braconner
le braconnier
Le fleuve Okavango naît en Angola,
passe par la Namibie pour se déverser
au Botswana. Autour de lui s’étend la
grande réserve naturelle transfronta-
lière du Kavango-Zambèze. Mais, si elle
protège lions, éléphants ou rhinocéros, la réserve attise aussi les
appétits des braconniers. Et, un jour, c’est un cadavre humain qui
est retrouvé dans une réserve privée, juste à côté. Le mystérieux
propriétaire de celle-ci, un Afrikaner vétéran des guerres africaines,
entend traquer les responsables de cet assassinat. D’autant que ses
animaux sont pourchassés, empoisonnés et mutilés. Les deux af-
faires sont-elles liées ? Comme souvent avec Caryl Férey, le thriller
efficace laisse vite la place à une réflexion politique. Enfant,
l’auteur souhaitait devenir « tueur de braconniers », confie-t-il dans
une note de fin d’ouvrage. Mais le livre constitue surtout un vi-
brant plaidoyer pour la défense des animaux, adoptant, avec une
certaine subtilité, un discours antispéciste. Animaux et humains
finissent par se confondre, abolissant les frontières entre espèces :
les lions sont victimes « d’assassinat », quand les hommes sont des
« proies ». Derrière la traque captivante du Scorpion, braconnier in-
ternational, se trouve un bel hommage à la philosophie des Khoï
et des San, peuples autochtones de la région. Contrairement aux
colons européens, ils ont toujours été en harmonie avec la faune et
la flore. Ce sont eux, les véritables héros du roman. p Abel Mestre
a Okavango, de Caryl Férey,
Gallimard, « Série noire », 544 p., 21 €, numérique 15 €.
12 | Rencontre 0123
­Vendredi 8­ septembre 2023

Louise Erdrich

A l’écoute
de l’invisible
L’écrivaine, après quarante ans d’écriture et une
vingtaine de livres, bénéficie d’une reconnaissance
impressionnante. Mais elle tient toujours une librairie
spécialisée dans les cultures amérindiennes
à Minneapolis, dans laquelle se passe son nouveau
roman, « La Sentence »

Florence Noiville s­ urtout, il dansait la gigue, la Red River Jig.

Il la dansait vraiment très bien… »
envoyée spéciale à Minneapolis Née à Little Falls (Minnesota), l’écri-
(Minnesota) vaine a passé son enfance dans le Dakota

E
ntrez ! Entrez donc dans la du Nord. Ses parents travaillaient au Bu-
­librairie de Louise Erdrich. reau des affaires indiennes. « Ce n’était
Dès le seuil, on vous y invite. pas une réserve – les terres avaient été
En anglais (« Come on in ! »). vendues pendant la révolte des Dakota »,
Et en anishinaabemowin un épisode sanglant qui opposa les In-
(« Biindigen ! »), la langue des diens Dakota aux Etats-Unis en 1862. Elle
Indiens Ojibwe. Nous sommes à Minnea- évoque avec admiration son grand-père
polis, dans le Minnesota, l’un des Etats maternel, chef de la tribu de Turtle
où ce peuple « natif » – le troisième Mountain, cet autre Gourneau « monté »
groupe autochtone nord-américain un jour à Washington pour s’opposer à
­derrière les Cherokee et les Navajo – est une loi scélérate prévoyant l’« assimila-
aujourd’hui le plus représenté. L’écri- tion » et la « relocalisation » des siens – le
vaine nous accueille avec cette douceur sujet du magnifique Celui qui veille
mystérieuse qui fait son charme. ­(Albin Michel, 2022).
Cette librairie chère à son cœur, elle l’a Et elle ? « J’étais l’aînée de sept enfants et Louise Erdrich, dans sa librairie, Birchbark Books, à Minneapolis (Minnesota), en 2016. JENN ACKERMAN/NYT-REDUX-REA
créée, en 2001, pour célébrer la mémoire j’ai toujours adoré raconter des histoires. »
de ses ancêtres indiens. Un lieu spécia- Son père, d’origine ­allemande, l’y encou-
lisé dans les ouvrages autochtones. Un rageait. « Il me donnait 1 nickel [5 cents]
lieu à son image, simple, calme, habité. pour chaque histoire. J’avais l’impression inertes, l’écrivaine la développe dans son
Comme la « cabine » qu’elle possède sur d’être une vraie autrice, une autrice rétri- Parcours livre. Elle parle des rayonnages comme
Extrait
le lac Supérieur, où elle disparaît souvent buée ! C’est à lui que je dois tout ça ! » Tout d’un « rassemblement de consciences
« pour écrire et pour nager ». Birchbark, ça : une vingtaine de romans et une re- ­enfermées dans un assortiment de mots
c’est son nom, signifie « écorce de bou- connaissance impressionnante. En bien- 1954 Louise Erdrich naît entre deux couvertures cartonnées ». Et « Quand j’étais en prison, j’ai
leau ». Et le bouleau, les Ojibwe l’affec- tôt quarante ans d’écriture, Erdrich est à Little Falls (Minnesota). sur ces consciences plane, comme sur reçu un dictionnaire. (…)
tionnaient beaucoup jadis. En rouleaux, devenue, pour les Amérindiens, ce que celles des Afro-Américains, l’ombre des C’est le terme “sentence” que
comme support d’écriture. Ou pour fa- Toni Morrison est aux Afro-Américains : 1984 Love Medicine crimes – extermination, expropriation, j’y ai cherché en premier.
briquer leurs légendaires canoës (Erdrich une voix magistrale, récompensée, si- (­ traduction intégrale esclavage, racisme, tueries, violences J’avais reçu la mienne, une
en a suspendu un au plafond, qui flotte là non par le Nobel, par tous les grands prix Albin Michel, 2008). poli­cières… – qui, depuis l’arrivée des impossible condamnation à
tel un gros poisson hors de l’eau). « C’est littéraires, dont le National Book Award premiers colons jusqu’au meurtre de soixante ans d’emprisonne-
pour Dans le silence du vent (Albin 2001 Dernier rapport sur les George Floyd, en 2020, ont endeuillé ment, de la bouche d’un juge
« Mon grand-père parlait Michel, 2013) et un prix Pulitzer miracles à Little No Horse cette « ville cinglée » qu’est Minneapolis. qui croyait à l’au-delà. Alors
pour Celui qui veille. Une voix qui, ­(Albin Michel). Un chapitre de La Sentence s’intitule ce mot, avec son “c” en forme
un peu français. Mais, sans exotisme ni clichés, aura fait Elle ouvre la librairie « Minnesota Goddam », en hommage à de bâillement, ses petits “e”
surtout, il dansait la gigue, entrer l’imaginaire autochtone dans ­Birchbark, à Minneapolis. la chanson de Nina Simone Mississippi hostiles, ses sifflantes insup-
la Red River Jig. Il la dansait le temple d’une littérature qui ne
s’en souciait guère. 2012 Dans le silence du vent,
Goddam (1964). « Cet Etat a été aussi bru-
tal avec les peuples premiers que le Missis-
portables et son doublon de
“n”, ce mot minable et mono-
vraiment très bien… » Mais n’être « qu’une » écrivaine en- National Book Award sippi avec les Noirs. » Elle évoque de nou- tone fait de lettres sournoise-
gagée ne suffisait pas. Cet imagi- (Albin Michel). veau la révolte des Dakota, qui « pèse en- ment assassines autour d’un
naire, il fallait le déployer jour après core sur les comportements » et dont le “t” humain bien solitaire, ce
par ma mère que je descends des Ojibwe, jour, corps et âme. D’où cette librairie dé- 2020 Celui qui veille, souvenir a ressurgi lors des protestations mot occupait mes pensées
explique-t-elle. L’un de mes ancêtres, un fendue contre vents et marées. Une dame prix ­Pulitzer de la fiction monstres liées à la mort de George Floyd. chaque instant de chaque
Français de Saint-Malo, un certain Gour- vient d’en pousser la porte bleue – « Le (Albin Michel). « Y a qu’à voir le sceau de l’Etat, bordel, jour. Il est évident que, sans
neau, a débarqué en Amérique pour faire bleu, c’est important, glisse l’écrivaine : fait-elle dire à un personnage. Un Indien l’arrivée du dictionnaire, ce
du commerce de fourrures et il a épousé la c’est la couleur qui repousse les mauvais armé d’une lance ridicule s’éloigne à che- mot léger dont le poids
fille d’une riche famille ojibwe. Cela se fai- esprits. » Elle cherche un album pour en- faisait longtemps qu’elle y pensait. val tandis qu’un fermier laboure son m’écrasait aurait eu raison
sait au XVIIIe siècle : c’était pratique pour fants. « Ojib­we, Cri, Lakota, Dakota… ? « Parce que cet endroit si tranquille est en champ, un fusil posé contre une souche. » de moi, ou de ce qu’il en res-
les “tradeurs” d’avoir cette connexion avec Vous trouverez tout ça là-bas, au rayon des réalité hanté. J’ai toujours senti ici une Comme si les symboles ne suffisaient tait après l’étrangeté de ce
les autochtones. » Prochainement, Louise livres en langues indiennes », montre Er- multitude de présences invisibles. Auteurs, pas, Erdrich fait tourner son roman que j’avais fait. »
Erdrich voudrait emmener sa vieille ma- drich en tendant un bras où s’enroulent personnages, toutes ces voix s’emmêlent, autour d’un fantôme supplémentaire,
man ojibwe voir Saint-Malo. La France les bracelets colorés de cinq ou six tribus. ça crie, ça s’invective, ça fait un bruit pas celui de Flora, une ancienne cliente de la La Sentence, page 13
aurait-elle laissé des traces ? « Mon grand- De Birchbark, l’écrivaine a fait le décor possible… » Cette vision magique des librairie. En le créant, elle assure qu’elle
père parlait un peu français. Mais, de son nouveau roman, La Sentence. Cela ­livres comme des objets vivants, jamais s’est « bien amusée ». On le sent. Flora est
l’archétype de l’« indigénophilopathe ».
« Ou, si vous préférez, une “wannabe s­ épare les mondes est fine comme du pa-
­Indian” » : quelqu’un qui veut maladive- pier de soie et se déchire facilement » –
Les fantômes de la librairie ment être indien alors qu’il ne l’est pas.
« Il y a des clients comme ça… qui répè-
cette morte refuse de « rester morte ». On
dit que c’est une phrase lue dans un livre
Un réalisme magique à l’amé- obstinée au passé plus complexe mage à la librairie indépendante. tent : “Quand j’étais petit, je voulais être in- qui l’aurait tuée. Depuis, dans la vie de
rindienne, léger et profond à la qu’il n’y paraît ? Quelle est donc Un lieu rare (surtout à Minneapo- dien.” » Ce type de lecteur « tient à ce que Louise Erdrich comme dans le roman,
fois : c’est ce que propose Louise cette phrase (sentence, en anglais), lis), « un noyau, une mission, une vous sachiez qu’il dormait dans un tipi en elle revient chaque jour rôder à
E ­ rdrich dans La Sentence. A Min- lue avant de mourir, qui semble œuvre d’art, une vocation, une folie couvertures, se battait contre les cow-boys ­Birchbark.
neapolis, Tookie, quadragénaire l’avoir tuée ? sacrée ». Seule Louise Erdrich, et ligotait sa sœur à un arbre », écrit-elle. Vraiment ? Et où est-elle aujourd’hui ?
de la nation Ojibwe, purge une On retrouve ici le savoureux talent ­écrivaine et libraire, pouvait signer « Fier de s’identifier à un peuple opprimé, « Flora ? Un peu partout, en général dans
l­ ongue peine de prison (la fa- de conteuse, l’humour tout en fi- un éloge d’une pareille il cherche une approbation. » Que fait ce coin-là. » Toujours avec le même sou-
meuse « sentence ») pour une nesse de Louise Erdrich – qui joue ici ­éloquence. p Fl. N. ­Erdrich dans ces cas-là ? « Comme Tookie rire, Erdrich désigne le rayon de littéra-
abracadabrante histoire de vol de son propre rôle. L’écrivaine innove [son héroïne, son double], j’écoute en si- ture générale, où sont sélectionnés quel-
cadavre lorsque, surprise, elle toutefois en inscrivant cette fable La Sentence lence puis je leur mets en main l’ouvrage ques « romans courts et parfaits » de la
b ­ énéficie d’une libération sur fond d’actualité récente (pandé- (The Sentence), de Paul Chaat Smith Everything You ­littérature anglophone. « Un ouvrage qui
c­ onditionnelle inattendue. mie, Black Lives Matter…), suggérant de Louise Erdrich, Know About Indians Is Wrong [“tout ce s’ouvre tout seul, une pile qui s’écroule
Embauchée dans une librairie qu’aux Etats-Unis une (faussement traduit de l’anglais (Etats-Unis) que vous savez à propos des Indiens est sans raison… L’autre jour, je disais à quel-
spécialisée en ouvrages autoch­- loufoque) histoire de fantôme peut par Sarah Gurcel, faux”, 2009, non traduit]. » qu’un : “Vous devriez lire ça”, quand le
tones, cette lectrice passionnée en cacher bien d’autres, qui remon- Albin Michel, 404 p., 23,90 €, « Sangsue de l’univers amérindien », ­livre est tombé tout seul de l’étagère. »
se réinvente… jusqu’à ce que le tent aux Pères fondateurs et se numérique 16 €. persuadée qu’elle lui appartenait dans Une nouvelle cliente est en train de
f­ antôme d’une ancienne cliente ­ramifient jusqu’à nous. Signalons, de la même autrice, une vie antérieure, Flora tournicote dans pousser la porte. Longue tresse, sanda-
récemment disparue décide de Fourmillant d’excellents conseils par la même traductrice, la parution la librairie, agace tout le monde et… finit les, casquette et chien en laisse. « Come
venir chaque jour hanter la bouti- de lecture, ce livre s’impose aussi, en poche de Celui qui veille, Le Livre par mourir. Sauf qu’après son décès – un on in… » Oui, entrez madame, mais…
que. Qui était donc cette femme in fine, comme un vibrant hom- de poche, 576 p., 9,70 €. jour de Toussaint, « quand l’étoffe qui ­faites quand même attention. p