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Marioupol, ville martyre Dès le 3 mars, pourtant, le Kremlin avait confirmé
PAR LAURENT GESLIN l’encerclement, et aucune aide ne pouvait venir du
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 25 MAI 2022
large, la mer d’Azov étant sous contrôle russe depuis
l’annexion de la Crimée, le 18mars 2014. Au fil des
ans, il était devenu de plus en plus compliqué de
charger l’acier et les céréales de la plaine ukrainienne,
alors que 20% des exportations du pays passaient
théoriquement par le détroit de Kertch, au-dessus
duquel le président Vladimir Poutine avait inauguré
un immense pont le 15mai 2018, afin de relier la
Un soldat russe marche dans une rue dévastée du côté est de Marioupol, le péninsule à la Russie.
15 avril 2022. © Photo Maximilian Clarke / SOPA Images via ZUMA / REA
Après trois mois de résistance, le port de Marioupol est Les navires qui se rendaient à Marioupol ou dans
tombé le 20mai aux mains des forces russes, marquant le port voisin de Berdiansk étaient soumis à des
une victoire symbolique pour le président Vladimir contrôles incessants, parfois bloqués des jours durant
Poutine. Plus de 2 400 soldats ukrainiens ont été faits par la marine russe, mais l’homme le plus riche
prisonniers, alors que la ville est largement détruite. d’Ukraine, l’oligarque Rinat Akhmetov, semblait
toujours réussir à faire tourner ses usines, et le
Sauf à prendre la mer, ce qui semble finalement
charbon, dont l’importation depuis les territoires
logique quand on parle d’un port, il n’y a que trois
séparatistes était parfois bloquée par des « patriotes »
routes pour sortir de Marioupol : celle qui suit la
ukrainiens, continuait malgré tout d’alimenter les
côte à l’est en direction de la Russie, mais où les
fours des aciéries géantes. Au vrai, ces dernières
séparatistes soutenus par Moscou avaient dès 2014
s’étaient seulement arrêtées durant la Seconde Guerre
construit des check-points ; celle qui file vers le nord
mondiale, lors de l’occupation allemande.
et d’où arrivait le charbon du Donbass, mais sur
laquelle les déplacements étaient devenus difficiles
depuis la proclamation de la «République populaire
de Donetsk» (DNR) ; et celle de l’ouest enfin, qui
longe les stations balnéaires de l’époque soviétique,
où s’entraînaient les bataillons ukrainiens qui se
relayaient dans les tranchées.
Au matin du 24février, quand les chars russes se Un soldat russe marche dans une rue dévastée du côté est de Marioupol, le
mirent en marche, Marioupol comptait 500 000 âmes, 15 avril 2022. © Photo Maximilian Clarke / SOPA Images via ZUMA / REA

des marins et des dockers, des dizaines de milliers Une ville multiculturelle
d’ouvriers qui pointaient dans les aciéries géantes Nichée sur une colline dominant la mer, Marioupol
Azovstal et Ilitch, ou dans l’usine d’Azovmash, qui avait toujours été une ville multiculturelle, depuis sa
produisait des wagons-citernes et des machines-outils.
fondation à la fin du XVIIIe siècle par des Grecs
On trouvait aussi des réfugiés venus des territoires
de Crimée, installés par l’impératrice CatherineII sur
déjà perdus par Kyiv (Kiev en russe), mais qui avaient
ces terres vides d’hommes, où l’on ne rencontrait
fait éclore une nouvelle vie artistique et culturelle,
que quelques cosaques errants. Depuis des siècles, les
dans cette ville où il faisait finalement bon vivre. Tous
armées étaient passées et repassées, mais les Russes
avaient l’expérience de la guerre et du front, qui passait
avaient fini en 1774 par établir leur domination face au
à dix kilomètres de l’agglomération, et beaucoup se
khanat de Crimée et il fallait des bras pour contrôler
disaient que Marioupol allait encore une fois tenir.

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«cette plaine sauvage», comme on aimait à décrire contenir mille corps a été identifié le 22 avril dans
la région. Des Arméniens et des Géorgiens arrivèrent le village de Vynohradneet une troisième tranchée
également, des Allemands et des Juifs, des négociants aurait été ouverte dans celui de Staryï Krym, à
français et anglais qui commencèrent à investir dans quelques kilomètres au nord de la ville.
les mines du Donbass à partir de la fin du XIXe siècle, Il sera impossible de collecter toutes les mémoires
et quelques Italiens qui tentaient d’écrire de nouveau de ces semaines tragiques, quand l’eau, la nourriture
l’histoire perdue des comptoirs génois de la mer Noire. et les médicaments manquaient, quand toutes les
Après la chute de l’Union soviétique, en 1991, le communications avec le monde extérieur étaient
drapeau bleu et jaune remplaça finalement l’étoile coupées. Plus de 600 personnes trouvèrent la mort le
rouge. Dans les barres communistes et les bâtisses 16mars, lors du bombardement par les forces russes
élégantes construites au début du siècle dernier, on du théâtre où un millier de femmes et enfants avaient
parlait russe et de plus en plus ukrainien, on affichait trouvé refuge.
sa fidélité au gouvernement de Kyiv, ou bien l’on Quelques jours plus tôt, le 9 mars, c’était l’hôpital
espérait discrètement le retour du Kremlin. Mais toutes pédiatrique de la ville qui avait été entièrement
et tous se disaient fiers d’être de ce port industriel détruit par un bombardement qualifié par Moscou de
qui faisait vivre l’Ukraine, ignorant les plaisanteries « mise en scène »des « nationalistes »ukrainiens. Des
des gens de l’ouest du pays, souvent prêts à railler dizaines de milliers d’habitant·es de la ville réussirent
les prolétaires du Donbass. Malgré les guerres, les cependant à fuir vers les territoires contrôlés par
exils et les déportations du XXesiècle, Marioupol Kiev, lorsque de fragiles corridors humanitaires furent
avait conservé sa singularité, notamment la présence ouverts en direction de la ville de Zaporijjia.
d’une forte communauté grecque, dont les derniers D’autres personnes ont été évacuées vers la Russie,
représentants et représentantes ont été rapatriés en en passant par des « camps de filtration » montés
mars vers une «mèrepatrie» où beaucoup n’avaient dans les villages de Bezimenne, Kozats’ke, Nikolske,
jamais mis les pieds. Novoazovsk et Sjedove, où les soldats russes vérifient
Fosses communes et «camps de filtration» les identités et les téléphones, et les corps des
C’est cette société qui a été broyée par les bombes. réfugié·es, à la recherche de tatouages « suspects ».
Selon le maire de Marioupol, Vadym Boïtchenko, Depuis fin février, les autorités de Kyiv estiment
seul·es 100 000habitant·es vivraient aujourd’hui dans que 1,2 million de citoyennes et citoyens ukrainiens
les décombres de l’agglomération, alors que 90% auraient été déportés contre leur gré par les troupes
des logements de la ville auraient été touchés par russes, y compris 200 000 enfants.
les combats. Plus de 20 000personnes auraient trouvé Des statistiques étonnamment proches de celles
la mort durant le siège, sans qu’il soit pour l’heure fournies par le ministère russe de la défense,
possible de confirmer ce bilan humain. Des centaines qui expliquait début mai que plus d’un million
de corps sont certainement encore ensevelis sous les d’Ukrainien·nes avaient étéévacués des « régions
gravats, d’autres ont été enterrés à la hâte dans les dangereuses », durant les deux premiers mois de
cours des immeubles, d’autres encore sont restés des l’invasion russe, «sans la participation des autorités
jours dans les rues, recouverts de chaux pour éviter ukrainiennes». Une soixantaine de camps accueillant
qu’ils ne soient dévorés par les chiens. des Ukrainiens et des Ukrainiennes ont déjà été
Dès le 30mars dernier, des images satellitaires ont identifiés sur le territoire de la Fédération de Russie,
révélé l’ouverture par les troupes russes d’une fosse en Sibérie ou dans le Caucase, dans la ville de
commune dans le cimetière du village de Manhush, à Mourmansk ou la péninsule du Kamtchatka.
l’est de Marioupol, où plusieurs milliers de cadavres
pourraient avoir été enterrés. Un second site pouvant

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Le pouvoir russe espérait certainement prendre pour Volodymyr Zelensky, alors que les familles des
rapidement la côte de la mer d’Azov, afin d’assurer militaires manifestent à Kyiv, et que ces derniers sont
la continuité territoriale entre la Crimée et les zones devenus le symbole de la résistance ukrainienne.
contrôlées par les séparatistes soutenus par Moscou, Pour l’heure et en attendant un hypothétique échange
première étape à la réunification des terres de la de prisonniers, certains blessés auraient été transférés
« Nouvelle Russie », cette division administrative dans des hôpitaux situés en territoire ukrainien, mais
de la Russie tsariste qui allait jusqu’à Odessa et à contrôlés par les forces russes, d’autres en Russie, et
l’entité sécessionniste de Transnistrie.Las, les soldats des bus seraient aussi partis en direction de la colonie
ukrainiens opposèrent une résistance acharnée aux pénitentiaire 52, située dans la localité d’Olenivka,
troupes du Kremlin, fixant durant sept semaines 12 à proximité de la ville de Ienakiieve, sous contrôle
bataillons tactiques de l’armée russe, de la Garde séparatiste depuis 2014. Dans un message en date
nationale tchétchène et des miliciens de la DNR. du 12 mai, Lyudmila Denisova, la Commissaire
Ce n’est que le 20 mai que le porte-parole du ministère aux droits de l’homme du Parlement ukrainien, qui
russe de la défense finit par confirmer que le complexe reprenait des informations publiées sur Telegram
sidérurgique d’Azovstal, où s’étaient réfugiées les par le conseiller du maire de Marioupol Petro
dernières troupes de Kyiv, était «passé sous le contrôle Andriushchenko, soulignait que la prison d’Olenivka
complet des forces armées russes», marquant la accueillait déjà 3000 personnes avant les redditions
première victoire de Vladimir Poutine depuis le retrait des derniers jours, pour une capacité théorique de
de ses soldats des faubourgs de la capitale ukrainienne, 850 personnes.
à la fin du mois de mars. Les médias russes ne Selon les autorités ukrainiennes, sont détenues à
manquèrent d’ailleurs pas de diffuser des images des Olenivka des personnes n’ayant pas passé le processus
militaires ukrainiens sortant des souterrains de l’usine, de «filtration» mis en place par les forces russes, des
les traits tirés, quelques baluchons à la main, certains proches de militaires ukrainiens, d’anciens membres
avec des bandages et des béquilles. des forces de l’ordre, des journalistes ou des civils
Le sort des prisonniers ukrainiens ayant éveillé les soupçons. Les prisonniers « seraient
Que vont devenir les 2439 soldats ukrainiens que les forcés de se tenir debout », la nourriture manquerait,
Russes assurent avoir capturés ? Les défenseurs de l’eau serait rationnée, et de longs interrogatoires
Marioupol appartenaient au régiment Azov, intégré ponctués de tortures seraient menés par les militaires
à la Garde nationale ukrainienne mais considéré par russes.
le Kremlin comme une formation «néonazie», à la L’armée russe a donc pris Marioupol, mais elle
36ebrigade d’infanterie navale et à la 12ebrigade de règne sur un champ de ruines. Le 9mai dernier, à
la Garde nationale. Ces unités étaient complétées par l’occasion des célébrations de la victoire de 1945
des gardes-frontières, par des officiers de police et par sur l’Allemagne nazie, un ruban de Saint-Georges
des volontaires engagés dans la défense territoriale peu orange et noir de 300 mètres de long a été conduit
avant l’invasion du 24février. dans la ville par des séparatistes prorusses. Le cortège
était conduit par Denis Pouchiline, le président de
«Ces prisonniersseront traités en conformité avec le
l’autoproclamée «République populaire de Donetsk».
droit international», a souligné Dmitri Peskov, le
Ce dernier affirmait le 18 mai dernier avoir un projet
porte-parole du président russe, alors que certains
d’avenir pour l’agglomération : « L’écologie de la ville
officiels et médias russes exigent que ces soldats soient
et de ses environs a été abîmée par le travail de
jugés pour «crimes de guerre». Le sort des défenseurs
l’aciérie Azovstal,c’est pourquoi nous voulons faire de
d’Azovstal est en tout cas un enjeu politique majeur
Marioupol une station balnéaire. »

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