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19/9/22, 21:27 Vers un texte européen pour protéger l’indépendance des médias | Mediapart

MÉDIAS
ANALYSE

Vers un texte européen pour protéger l’indépendance des médias

La Commission européenne a dévoilé un projet de règlement visant à protéger le pluralisme et


l’indépendance des médias, freinant notamment l’intrusion des actionnaires dans la vie éditoriale. Les
associations regroupant les éditeurs de presse, souvent à la tête de médias tombés dans les mains de
milliardaires, s’insurgent.

Laurent Mauduit
18 septembre 2022 à 18h27

« L es médias indépendants jouent un rôle d’observateur critique, constituent une des clefs de voûte de la
démocratie et sont un élément important et dynamique de notre économie. [...] L’Union européenne reste un
bastion de la liberté et de l’indépendance des médias dans le monde. Cependant, des tendances de plus en plus
inquiétantes se font jour dans l’Union européenne. »

C’est en ces termes que la Commission européenne justifie la proposition de législation qu’elle vient de dévoiler,
vendredi, visant à mieux protéger le pluralisme et l’indépendance des médias. Le projet de texte est accessible ici
sous forme de synthèse en français, le détail n’étant pour l’instant disponible qu’en anglais, dans deux textes que
l’on peut consulter ici et là.

Le projet sera soumis au Parlement européen et aux États membres. S'il est approuvé par le Parlement européen, il
s'appliquera automatiquement dans tous les pays, puisqu'il s'agit d'un règlement et non d'une directive. Autrement
dit, il entrera en vigueur sans que les parlements nationaux aient à se prononcer sur le sujet.

Věra Jourová et Thierry Breton présentant le Media Freedom Act. © Kenzo Tribouillard / AFP

Le texte a été élaboré par le commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, et la vice-présidente de la
Commission, Věra Jourová. Il prend la forme d’un « Media Freedom Act » – faisant suite à deux autres législations

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importantes, celle renforçant la régulation des grandes plateformes numériques, baptisée « Digital Services Act »
(DSA), et celle renforçant la régulation des marchés numériques, connue sous l’appellation de « Digital Markets
Act » (DMA).

À sa lecture, on pourrait penser qu’il est de portée limitée, et vise seulement à endiguer les plus fortes dérives, celles
de quelques régimes autoritaires ou de droite radicale. Tel le régime de Viktor Orbán, en Hongrie, qui a piétiné la
liberté de la presse à coups de rachats, d’intimidations ou de censures, ou encore le pouvoir polonais qui, lui aussi, a
méthodiquement muselé des médias, aussi bien publics que privés.

Et pourtant, l’ambition de la proposition de législation est plus large que cela. Il s’agit aussi d’endiguer d’autres
dérives, celles de la « presse des milliardaires », que l’on connaît par exemple en France. Le texte n’use certes pas de
cette formule, mais dans les échanges qu’il peut avoir autour de ce texte, le commissaire européen ne répugne pas à
jouer de cette image.

C’est en cela que ce texte est important : c’est la première fois depuis longtemps qu’une autorité publique invite à
réfléchir à une nouvelle régulation du secteur. Et ce, alors que la liberté de la presse a été gravement malmenée en
France tout au long des trois derniers quinquennats, avec une accélération depuis le premier quinquennat
d’Emmanuel Macron de pratiques inquiétantes : convocation de journalistes par la DCRI (Direction centrale du
renseignement intérieur), tentative de perquisition de Mediapart, mais aussi renforcement de la mainmise des
milliardaires français sur la presse, instrumentalisation de CNews par Vincent Bolloré au service de la campagne
d’extrême droite d’Éric Zemmour, etc.

Renforcement de l’indépendance des rédactions

Dans le détail, certaines des propositions de Thierry Breton pour défendre le pluralisme et l’indépendance des
médias, sont sans doute timorées. Mais elles vont au moins dans le bon sens. L’article 6 (consultable en anglais dans
ce document, à la page 33) est, à lui seul,  révélateur de la démarche. Il préconise une transparence totale de
l’identité des actionnaires directs ou indirects des médias.

En France, à la Libération, ce principe avait eu force de loi pour tourner le dos aux scandales de l’entre-deux-guerres
mais, au fil des ans, l’opacité a regagné du terrain. Par exemple, le pacte d’actionnaires conclu par le trio
d’actionnaires milliardaires qui a pris d’assaut Le Monde en 2010 est toujours resté secret. De la même façon, de son
vivant, Bernard Tapie avait passé avec Xavier Niel un pacte d’actionnaires pour le journal La Provence, qui n’a jamais
été rendu public. Rouvrir le débat sur la propriété des médias et sur les liens d’intérêts est donc de salubrité
publique.

Le même article 6 propose de « garantir que les dirigeants de rédaction sont libres de prendre des décisions
éditoriales individuelles dans l’exercice de leur activité professionnelle ». Dit autrement, ils devraient avoir toute
liberté de s’opposer aux desiderata de leurs actionnaires, si ceux-ci tentent de s’immiscer dans la vie éditoriale de
leur média.

La formulation du texte, peut-être imprécise, soulève une question absolument majeure, celle de la muraille de
Chine qui devrait exister entre les milliardaires qui contrôlent la presse et les rédactions des médias qu’ils ont
croqués. Or, on sait bien qu’en France, la question est d’une brulante actualité. Comme le magazine Challenges l’a
révélé, on sait ainsi que la direction de Prisma (propriété de Vivendi) a établi une nouvelle règle pour ses magazines,
dont Capital, suivant laquelle les sommaires en préparation doivent être soumis préalablement à leur actionnaire.
Autrement dit à Vincent Bolloré.

Le texte de la Commission ne va pas jusqu’à proposer, comme le demandent de nombreux syndicats de journalistes,
que les directeurs de rédaction soient adoubés par un vote de leur équipe, et puissent être révoqués par elle, mais il
s’inscrit dans la même logique.
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L’article 4 complète le dispositif puisqu’il édicte, en outre, que les États membres et les autorités publiques « ne
doivent pas s’immiscer ou tenter d’influencer de quelque manière que ce soit, directement ou indirectement, politiques
et décisions » des médias. Or, quand on sait, pour ne parler que de cela, comment l’Élysée interfère avec les
décisions éditoriales des médias audiovisuels publics, la règle ne paraît guère superflue, même si elle mériterait,
elle aussi, d’être précisée.

Une ribambelle d’autres dispositions sont proposées. Cela va de l’interdiction des logiciels espions utilisés contre
les médias jusqu’à l’obligation de transparence des États dans l’octroi de budgets publicitaires. « Dans le
prolongement de la législation sur les services numériques », le texte prévoit aussi « des garde-fous contre le retrait
injustifié [par les grandes plateformes numériques – ndlr] de contenus médiatiques produits conformément aux
normes professionnelles ».

Enfin, le texte propose la création d’un « gendarme européen pour la liberté des médias ». L’idée est expliquée en ces
termes : « La Commission propose de créer un nouveau comité européen pour les services de médias, instance
indépendante composée d’autorités nationales chargées des médias. Le comité encouragera l’application efficace et
cohérente du cadre législatif de l’UE sur les médias, notamment en assistant la Commission dans l’élaboration de lignes
directrices concernant la réglementation des médias. Il pourra également émettre des avis à propos des mesures et
décisions nationales et des concentrations sur les marchés des médias qui influencent ces marchés. »

Les éditeurs de presse vent debout

Aussi flou qu’il soit en certains passages, le texte met le doigt sur quelques-unes des plus spectaculaires dérives de
la presse passée sous le contrôle des milliardaires. La réaction commune de l’Association européenne des éditeurs
de journaux (qui regroupe notamment tous les médias des milliardaires français) et de l’Association européenne
des magazines y est en tout cas pour le moins hostile.

Dans un communiqué, ces deux instances dénoncent ce qu’ils qualifient de « Media Unfreedom Act », et ne voient
en lui rien de moins qu’un « affront aux valeurs fondamentales de la démocratie », notamment en raison de la

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proposition de création du « gendarme européen ».

Sans grande surprise, c’est la disposition de la Commission visant à interdire les intrusions des actionnaires dans la
vie éditoriale des médias que ces mêmes actionnaires jugent insupportable : « Il n’est pas acceptable et très
problématique que [...] la Commission européenne révèle son intention de passer outre de facto le principe de la liberté
éditoriale des éditeurs, élément essentiel de la liberté de la presse ancrée en Europe depuis des siècles, ainsi que la
liberté pour investir et faire des affaires. » Dit autrement, il faut que Vincent Bolloré, Xavier Niel, Bernard Arnault ou
leurs semblables fassent des médias ce que bon leur semble. Qui paie commande !

Le fondé de pouvoir de Bernard Arnault pour son pôle presse (Les Échos et Le Parisien), Pierre Louette, par ailleurs
porte-voix de l’Alliance pour la presse d’information générale, regroupant toute la presse des milliardaires français,
est, selon Le Monde, sur la même longueur d’onde : « Même [si le texte] relève d’une volonté générique et généreuse, je
ne suis pas très enthousiaste », a-t-il confié, par euphémisme, au quotidien.

Les milieux d’affaires vont tenter de détricoter le texte de la Commission. Cela souligne la ligne de fracture qui va
s’ouvrir. Car tous ceux qui sont attachés à la liberté de la presse et au droit de savoir des citoyens auront au
contraire à cœur de le muscler.

Laurent Mauduit

Boîte noire

Mediapart fait partie des médias qui ont été consultés lors de la préparation de ce texte de la Commission européenne.

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