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Les « oubliés » de la Constitution européenne —

Que les vingt-cinq pays membres de la future Union européenne élargie ne


soient pas parvenus à un accord sur la Constitution ne changera pas grand-
chose pour les éternels oubliés de la construction européenne : les quelque
vingt millions de personnes qui n’ont pas plus leur place dans l’« autre Eu-
rope pour une autre mondialisation » défendue par Daniel Cohn-Bendit et
Alain Lipietz (Le Monde, 19 septembre 2003) qu’ils ne sont pris en compte
dans la critique du « projet inacceptable » dénoncé par Y. Salesse (Le
Monde, 26 septembre 2003). On veut parler des « ressortissants d’États
tiers » selon la formule en usage dans les textes européens, femmes et
hommes installés parfois de très longue date dans les États membres de
l’Union européenne dont ils contribuent à la prospérité.

De même que la France, malgré des promesses datant de plus de vingt ans,
a exclu les immigrés de toute participation à la vie politique, de même l’Eu-
rope les a-t-elle délibérément tenus à l’écart des avancées qui, pour ceux qui
ont la nationalité d’un des États membres, ont jalonné sa construction. On
pourrait même dire qu’à chaque étape, ces avancées ont creusé le fossé
entre les premiers et les seconds. Ainsi, l’Acte unique, qui a révisé le traité
de Rome en 1986, en prévoyant la libre circulation des « personnes » – au
lieu des travailleurs jusqu’alors seuls pris en considération – sous-entendait-
il que n’étaient pas vraiment des « personnes » les résidents étrangers, obli-
gés de montrer patte blanche et papiers à chaque passage de frontière. Ain-
si, le traité de Maastricht de 1992, en instaurant la citoyenneté européenne
réservée aux nationaux des pays membres de l’Union, a-t-il souligné par
l’absurde la discrimination institutionnalisée, à l’échelon d’une commune,
entre le Marocain ou le Sénégalais insérés depuis quinze ans dans le tissu
associatif sans pouvoir voter, et l’Allemand ou le Grec qui, à peine installés,
ont accès aux urnes. Ainsi encore, la Charte des droits fondamentaux, adop-
tée en 2000 à Nice, en énonçant que « l’Union place la personne au cœur
de son action en instituant la citoyenneté européenne », est-elle venue rap-
peler, en creux, que la place des non citoyens est à sa périphérie… Certes,
quelques mois après l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam en 1999, les
chefs d’État et de gouvernement des Quinze se sont prononcés en faveur
d’« un traitement équitable pour les ressortissants de pays tiers » fondé sur

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la libre circulation et l’intégration de ceux qui résident légalement dans
l’Union. Mais aucun effort concret n’est venu donner de contenu à ce vœu
pieux, bien au contraire.

Car alors qu’une avalanche de mesures ont été prises par l’Union pour lutter
contre l’immigration clandestine (fichier Eurodac, corps de garde frontières
européens, sanctions pour les transporteurs, accords de réadmission…), qui
ont en général pour principal effet d’entraver l’accès aux pays européens
des réfugiés en quête de protection, presque rien n’a été fait dans le do-
maine de l’intégration des résidents étrangers. A ce jour, le seul texte adopté
est une directive relative au regroupement familial des étrangers, censée ga-
rantir l’exercice de ce droit qualifié par la Commission européenne de
« moyen d’intégration incontournable ». Mais, après trois ans de négocia-
tions entre les Quinze, le résultat, patchwork de compromis et d’égoïsmes
nationaux, est aux antipodes de l’objectif initial : en multipliant conditions
et obstacles à la venue des familles, la directive concourra probablement…
à encourager l’immigration illégale de celles et ceux qui ne pourront légale-
ment rejoindre leurs proches. Au point que le Parlement européen envi-
sage – ce serait une première – d’en demander l’annulation devant la Cour
de Justice de Luxembourg pour violation de plusieurs droits fondamentaux.

Dans les exemples illustrant le « bricolage institutionnel » qui, selon lui, ca-
ractérise le projet de Constitution dont il est un des opposants, Jean-Pierre
Chevènement (Libération, 22 octobre 2003) oublie de citer – est-ce un ha-
sard ? – le mode d’élaboration des lois de l’Union sur l’asile et l’immigra-
tion. Le traité d’Amsterdam, supposé, en transférant ces matières dans le
« pilier » communautaire, faciliter la définition d’une politique concertée
sur la base de normes contraignantes, avait, par une série de dérogations,
pérennisé le statut d’exception traditionnellement assigné aux étrangers,
instaurant ainsi une communautarisation « au rabais ».

Le projet proposé par la Convention de Valéry Giscard d’Estaing, s’il ren-


force le rôle de la Cour de Luxembourg et du Parlement européen, est loin
de lever tous les écueils d’Amsterdam. Dépassant largement le cadre dans
lequel devrait s’inscrire une loi fondamentale, il constitutionnalise, sans que
personne n’y trouve rien à redire, ce qui relève plus de la méthode – non
éprouvée – de gestion des flux migratoires. C’est ainsi qu’il ouvre la porte à

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la fixation, par les États membres, de quotas d’immigration, alors que, dans
une toute récente communication (juin 2003), la Commission européenne
estimait « illusoire de croire que l’on pourra (it) pronostiquer avec préci-
sion les futurs besoins du marché de l’emploi par secteur et par profes-
sion ».

De même, alors que le projet de Constitution prévoit que l’Union peut


conclure avec des pays tiers des accords visant à la réadmission des étran-
gers en situation irrégulière, plusieurs ministres de l’intérieur, rassemblés à
La Baule dans un auto-proclamé « groupe des cinq » consacré à la lutte
contre l’immigration clandestine et le terrorisme, contestent l’efficacité des
négociations menées jusqu’à présent et se proposent de jouer cavaliers seuls
dans le domaine (Le Monde, 22 octobre 2003).

Ces regroupements conjoncturels de quelques États, destinés à alléger les


processus décisionnels, mettent à mal la solidarité communautaire en privi-
légiant les stratégies d’alliance au détriment de la concertation. C’est ainsi
que Tony Blair, voyant rejeté par le sommet européen de Thessalonique de
juin son projet de « camps externalisés » pour le traitement des procédures
d’asile, a annoncé son intention de mener quand même son expérience, avec
quelques partenaires seulement. Mais ces regroupements sont en outre
lourds de conséquences sur la transparence et le respect des droits fonda-
mentaux. Car lorsque, dans la plus grande opacité, des patrouilles maritimes
communes de quatre pays de l’Union sillonnent la Méditerranée, sous le
poétique nom d’« opération Ulysse », afin d’arraisonner les embarcations
susceptibles de transporter des migrants illégaux et de les reconduire sous
escorte à leur port de départ, comme cela a été le cas au début de l’année,
aucune procédure n’est prévue pour garantir l’application de la protection
due aux réfugiés à l’égard de ceux des boat people qui pourraient y pré-
tendre. Cette méthode dite de « coopération opérationnelle », qui permet
d’échapper en grande partie aux règles du contrôle démocratique, le projet
de Constitution la consacre pourtant.

Apparemment, il n’y a pas là de quoi émouvoir partisans ni adversaires de


la Constitution : les premiers ne disent mot de ce grave déficit démocra-
tique, à l’image d’Elisabeth Guigou qui, analysant le contenu du texte, le
juge « très insuffisant sur l’économie et le social » mais estime que « c’est

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bon pour la défense et l’intérieur » (Le Monde, 11 octobre 2003). Quant à
ceux qui, à l’instar de J-P. Chevènement, contestent le projet constitutionnel
dans son ensemble, ils sont en général favorables aux systèmes de coopéra-
tion renforcée qui associent de façon privilégiée deux ou trois États
membres.

Faut-il regretter l’échec des négociations au sommet de Bruxelles, qui ren-


voie sine die la discussion sur la Constitution ? Certes, D. Cohn-Bendit et
A. Lipietz nous invitaient à applaudir la possibilité qu’elle offrait aux « ci-
toyens d’Europe, sur pétition d’un million de signatures, [de] proposer une
loi ». Mais le dispositif ne relève-t-il pas du leurre, lorsque c’est en dehors
du processus législatif qu’est décidée une bonne partie des mesures qui
touchent, à travers le traitement de l’immigration par l’Union, aux droits
fondamentaux. Et sa légitimité n’est-elle pas à l’avance contestable tant que
la citoyenneté ne sera pas reconnue, toutes nationalités confondues, à celles
et ceux qui en y vivant, en y travaillant, en y ayant des enfants, en y vieillis-
sant, sont européens parce qu’ils font l’Europe ?

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Sangatte, un symbole d'impuissance — Violaine
Carrère
De septembre 1999 à novembre 2002 : trois ans. Telle aura été la durée de
l’existence du camp de Sangatte. Une vie qui, pour avoir été brève, est loin
d’être passée inaperçue. L’histoire du camp de Sangatte laisse après sa fin
des traces multiples, au premier chef bien sûr pour les quelque 63 000 per-
sonnes qui y ont séjourné, mais pour bien d’autres également.

Si le « Centre d’accueil de réfugiés » créé par l’Etat de manière assez dis-


crète dans cette petite commune près de Calais est resté relativement incon-
nu durant sa première année d’existence au moins, le nom de « Sangatte »,
par la suite, a pris valeur d’emblème, avec des contenus très divers. Em-
blème de la façon dont les malheurs de la planète poussent vers l’Europe
des milliers de déshérités, emblème pour les uns d’une France terre d’asile
abritant des milliers d’exilés, emblème pour d’autres d’un lamentable
laxisme des autorités françaises, ou inversement d’une politique scandaleu-
sement inhospitalière à l’égard des migrants, emblème des impasses des po-
litiques européennes en matière d’immigration et d’asile.

Ce statut d’emblème est bien entendu lié au caractère inédit du camp : ja-
mais encore on n’avait ouvert pour une durée aussi longue (le « provisoire »
du début ayant d’emblée, de toute évidence, toutes les raisons de durer…)
un lieu, de cette taille qui plus est, pour recevoir des personnes n’ayant, au
regard de la réglementation en vigueur, aucun droit à séjourner sur le sol na-
tional. Il ne s’agissait, en effet, ni de réfugiés en titre, ni de demandeurs
d’asile (on reviendra plus loin sur ce point), et aucun n’était titulaire d’une
carte de séjour. Le strict respect du droit aurait voulu qu’on procède à leur
refoulement du territoire, en les renvoyant, soit dans leur pays d’origine,
soit, en application des accords de Dublin, dans le pays de l’espace Schen-
gen qu’ils avaient – nécessairement – traversé avant de pénétrer en France.

Or, la préfecture du Pas-de-Calais a longtemps fait un tri par nationalités ; si


elle a bien délivré, pendant les trois années d’existence du camp, nombre
d’arrêtés de reconduite à la frontière à des migrants considérés comme ex-
pulsables, c’est seulement après la décision de fermeture, le 5 no-

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vembre 2002, qu’elle en a notifiés indifféremment des appartenances natio-
nales, et donc même à des exilés qui avaient été admis dans le camp ou au-
raient pu y être admis. Plus encore, les forces de police signalaient à des
exilés l’existence du camp, et en ont même régulièrement conduits ou re-
conduits au camp, lorsqu’ils les trouvaient errant dans Calais ou dans les
installations portuaires. Il est également arrivé, même loin de la région, que
des policiers conseillent à des exilés d’aller à Calais. Cela se produit tou-
jours, d’ailleurs… Avec cette différence que les policiers de Calais s’ef-
forcent aujourd’hui de chasser de la région ceux que leurs collègues de
Lyon ou Paris leur ont ainsi envoyés !

Le statut d’emblème de Sangatte a également pris racine dans le choc qu’in-


évitablement on ressentait au spectacle de cet immense hangar de tôle grise,
planté en pleins champs dans « le dos » du petit bourg de Sangatte, à la vue
de ces alignements de baraques de chantier et de tentes couleur kaki à l’in-
térieur, dans l’ambiance de ce lieu trop haut, trop vaste, où les bruits et les
voix résonnaient, et où se tenaient, désœuvrés, attendant leur tour pour la
douche ou pour des soins infirmiers, dessinant une longue file aux heures
des repas, 800 à 1500 jeunes hommes, les « réfugiés » de Sangatte.

De ce spectacle naissait forcément une question : mais que veulent-ils ?


Pourquoi acceptent-ils, durant des semaines, des mois dans les derniers
temps, de telles conditions de vie ? La question est à la fois bien naturelle,
et à la fois n’est justifiée que par l’inhabituelle concentration d’exilés en un
même lieu. Certes, nombreux sont les étrangers qui « acceptent » des condi-
tions de vie aussi misérables dans l’espoir de jours meilleurs : plus de cin-
quante millions d’humains dans le monde vivent dans des camps de réfu-
giés. Mais la riche Europe n’accueille que bien peu de ces exilés en quête
d’asile et le fait dans des conditions le plus souvent précaires : les grandes
villes du continent ont toutes leurs contingents d’exilés à la rue, s’abritant
comme ils peuvent, dans les jardins publics, sous les ponts, dans des lieux
désaffectés, des chantiers, des parkings…

Sangatte a révélé une réalité qui peut d’ordinaire rester parfaitement insoup-
çonnée, une réalité qui, depuis la fermeture du camp, est largement retom-
bée dans l’indifférence, beaucoup préférant croire que la fin de Sangatte a
signifié la fin de ce qui l’avait fait naître.

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Face à une question finalement angoissante, il fallait des réponses faciles.
Elles ont été fournies en abondance, aussi bien par le gouvernement – de
gauche – qui avait créé Sangatte que par celui – de droite – qui a ordonné sa
fermeture, mais également par une foule d’acteurs, plus ou moins impliqués
dans l’affaire, et par de simples observateurs, visiblement prompts à s’em-
parer de clefs qui avaient tous les attraits d’évidences simples. Ces explica-
tions, pourtant, n’ont rien d’innocent. Elles sont venues à point nommé cor-
roborer des postulats qu’une Europe frileuse tient à ériger en dogmes.

Première explication, répétée à satiété : « ils » veulent aller en Angleterre,


ils ne veulent pas demander l’asile en France, l’Angleterre offre aux deman-
deurs d’asile des conditions d’accueil très (trop) favorables, cela crée un ap-
pel d’air dans le monde entier. Avantage de la mise en avant de ce thème : il
conduit à conclure que l’accueil fait aux demandeurs d’asile doit surtout ne
rien avoir d’attractif. Un hébergement systématique, l’allocation de sub-
sides, un accès trop facile à des droits seraient autant d’incitations à s’exiler
pour venir jouir de ces largesses. Dans le camp de Sangatte, d’ailleurs, une
grande parcimonie a régné dans l’attribution des secours dits d’urgence :
couchage sans intimité possible, une seule couverture par personne, lavabos
et douches en nombre insuffisant, pénurie d’eau chaude, d’infirmiers, obli-
gation de faire la queue une à deux heures pour les repas, etc. Autant de ca-
ractéristiques qui justifient à elles seules l’emploi du mot « camp » pour
parler de Sangatte. Il s’agit d’un camp parce qu’on y est accueilli de ma-
nière volontairement précaire, parce qu’on n’est pas censé s’y installer véri-
tablement, parce qu’on s’y trouve, sinon enfermé, du moins bloqué, et en-
tièrement dépendant du bon vouloir des autorités gestionnaires du camp.

Sangatte n’était pas un lieu de privation de liberté. En principe, on y était


libre d’aller et venir. Chaque soir, de petites grappes d’exilés se mettaient en
route vers Calais-Frethun ou vers le port pour tenter de traverser la Manche.
Cette liberté de mouvement était cependant relative : les exilés qui s’attar-
daient en ville, ceux qui empruntaient d’autres chemins que le plus court
vers Calais, ou qui avaient échoué dans leur tentative de passage la veille,
étaient raccompagnés par les policiers au camp : mesure à moitié humani-
taire, à moitié de police. Pas une prison, donc, mais une sorte d’assignation
à résidence. De l’aveu même du directeur, en tout cas, il ne fallait pas ris-
quer, en offrant de meilleurs standards de vie, de « créer un appel d’air ».

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Le camp lui-même a d’ailleurs largement été décrit surtout à mesure que
l’on a approché de sa fin, comme générant des « flux » qui, sans lui, n’au-
raient pas existé.

Un autre avantage de ce présupposé est qu’il permet de négliger d’informer


sur le droit d’asile en France : cette information n’était donnée qu’« à la de-
mande ». Autrement dit, il fallait déjà savoir qu’on pourrait avoir droit à
l’asile en France pour obtenir de l’information sur la marche à suivre. L’Or-
ganisation internationale des migrations (OIM) a tenu une permanence dans
le camp pendant plusieurs mois, et s’attachait à convaincre les personnes
hébergées que passer en Angleterre était risqué, que l’accueil outre-Manche
n’était pas ce que l’on pouvait croire, etc... L’information sur l’obtention du
statut de réfugié en Grande-Bretagne était cependant fournie, tandis que
consigne avait été donnée par le ministère de l’intérieur de ne pas la donner
pour la France.

« Aller jusqu’au bout »

Tout reposait sur l’idée que, dès leur départ, les migrants arrivant à Calais
avaient eu pour destination l’Angleterre. Rien, ni les témoignages contredi-
sant cette thèse, ni les travaux de chercheurs, n’ont pu entamer véritable-
ment l’adhésion à cette idée. Smaïn Laacher écrit dans son rapport d’en-
quête auprès de « réfugiés » de Sangatte : « seulement 30 personnes
(sur 284) avaient entendu parler de Sangatte dans le pays d’origine. Par
ailleurs, ce ne sont pas les moyens d’informations « traditionnels » (radio,
télé, journaux) qui sont la première source indiquant l’existence (ou non)
du Centre d’accueil de la Croix-Rouge. Loin de là. La première source de
connaissance de l’existence du centre de Sangatte reste « le bouche à
oreille » et pas à n’importe quel moment ni dans n’importe quelles circons-
tances : 96 personnes avaient entendu parler de Sangatte au cours du
voyage ; mais surtout, et c’est le chiffre le plus intéressant, 149 personnes
(soit plus de la moitié des interviewés) avaient entendu parler de Sangatte
pour la première fois en... France. (…) C’est au cours du voyage que l’on
découvre l’existence de Sangatte ». S. Laacher propose une interprétation :
« Il y a une expression qui très souvent revient dans la bouche de quasiment
toutes les personnes que nous avons rencontrées : aller jusqu’au bout. (…)
Le chemin généralement parcouru est le suivant : Afghanistan-Irak (pour

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les nationalités les plus importantes), Turquie, Grèce, Italie, France, Angle-
terre. Au-dessus de la Turquie, il y a la Grèce, au-dessus de la Grèce il y a
l’Italie, au-dessus de l’Italie, il y a la France, au-dessus de la France, il y a
l’Angleterre, et au-dessus de l’Angleterre, il y a rien. Plus exactement, il n’y
a plus rien. Comme par hasard, dans chaque pays traversé et jusqu’à la
France, terre de transit, l’accueil est à peu près le même : le refus violent
ou « poli » de leur présence. (…) Nous sommes loin, dans cette perspective,
de tous les discours à la fois un peu mous et très naïfs sur la recherche de
l’Eldorado. Aller jusqu’au bout, c’est tout simplement ne pas rester au bord
(du chemin, de la route, de la société qui nous soupçonne de mauvaises in-
tentions, de l’Etat qui refuse sa reconnaissance, etc.) ». [1]

Le camp de Sangatte apparaît là sous un tout autre jour que celui qui en a
été largement proposé. Les « réfugiés » du camp sont avant tout des per-
sonnes qui… cherchent refuge. Si un meilleur accueil (un toit, le droit de
travailler) leur avait été réservé ailleurs sur leur route, tout laisse à penser
qu’elles se seraient « posées » là.

Le thème de l’appel d’air, d’ailleurs, ne trompe que ceux qui le veulent


bien. Nicolas Sarkozy lui-même a fait l’aveu du peu de sérieux de ce thème
en déclarant, le 6 décembre 2002 à TF1, à propos de la décision de suppri-
mer le camp : « nous mettons fin à un symbole d’appel d’air de l’immigra-
tion clandestine dans le monde ». Non pas un appel d’air effectif, donc,
mais un symbole d’appel d’air… La décision d’en finir avec le camp de
Sangatte est tout aussi symbolique : il s’agit de faire mine de maîtriser la
circulation des humains au travers d’une frontière, symbole d’une maîtrise
illusoire des « flux migratoires »…

La rhétorique du « faux demandeur d’asile »

Pour matérialiser cette pseudo-maîtrise, divers signes sont venus marquer,


petit à petit au cours de l’année 2002, le glissement d’un camp ouvert à un
camp de plus en plus fermé : la gendarmerie s’est faite davantage présente,
un car stationnait en permanence à l’entrée du terrain où se trouvait le han-
gar, une clôture de barbelés a été installée, puis les agents de la Croix-
Rouge se sont mis à vérifier chaque entrant au détecteur à métaux. Dans les
tout derniers mois, il fallait un badge pour accéder au camp, et les entrées

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comme les sorties ont été contrôlées. Une société de gardiennage s’est ins-
tallée dans l’enceinte du camp. Nulle justification légale à ces entraves à la
liberté, aucune notification d’un arrêté quelconque : de toutes façons, le
camp, pas plus que les personnes hébergées, n’a jamais eu de statut juri-
dique.

Second thème présent dans les explications données à propos de Sangatte :


ces étrangers en transit ne sont pas de « vrais » demandeurs d’asile mais des
migrants « ordinaires », simplement en quête d’un mieux-vivre. La rhéto-
rique du « faux demandeur d’asile », qui connaît un succès croissant ces
dernières années dans toute l’Union européenne, permet de jeter la suspi-
cion sur l’ensemble des demandeurs d’asile. Au lieu de devoir considérer
ceux-ci a priori , jusqu’à la fin de l’instruction de leur dossier, comme des
réfugiés statutaires potentiels, et donc de leur accorder des droits conformé-
ment à la Convention de Genève, les pouvoirs publics nationaux utilisent
cette rhétorique des faux demandeurs pour négliger leurs obligations, voire
agir en contradiction flagrante avec les principes posés par la Convention
sur les réfugiés : impossibilité de refouler, de maintenir en détention, etc.
Les institutions européennes, après avoir échafaudé toute une réglementa-
tion reposant sur les mêmes présupposés et visant à rendre de plus en plus
difficile l’entrée des migrants – parmi lesquels d’éventuels demandeurs
d’asile – s’apprêtent à revoir à la baisse les règles de droit jusqu’ici liées à
l’asile, jusqu’à envisager, notamment, de priver de liberté des demandeurs
et de les retenir dans des camps à l’extérieur de l’Europe.

Le thème du « faux demandeur d’asile » a bien entendu été mis à profit à


Sangatte, en particulier dans les derniers mois de la vie du camp et au cours
des négociations entre la France et la Grande-Bretagne pour sa fermeture.
On a pu en voir les effets, non seulement dans les discours des deux gouver-
nements à l’adresse de l’opinion, mais dans les termes mêmes des accords
tripartites qui ont été passés alors (France-Afghanistan-HCR, et Grande-
Bretagne-Afghanistan-HCR). Le quota de résidents de Sangatte qu’accepte-
ra l’Angleterre sera composé de personnes renonçant à demander l’asile,
qui seront reçues en tant que travailleurs migrants, tandis que ceux que la
France acceptera de garder devront s’engager, au contraire, à demander
l’asile. Où l’on voit que les mêmes personnes peuvent, au gré de considéra-
tions politiques, de questions de communication, être soit l’un, soit l’autre :

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ou potentiellement de vrais réfugiés, ou des migrants ne sollicitant pas une
protection, mais du travail…

« Dignité ou exploitation, à vous de choisir »

Le seul document d’information qui ait été mis – et encore le fut-il tar-
divement – à la disposition des exilés de Sangatte s’intitule, dans sa ver-
sion anglaise « Dignity or exploitation : the Choise is in your hands ». Il
existait aussi en albanais, en arabe et en russe.
Ce petit livret de huit pages illustrées, publié en juillet 2001 avec les lo-
gos de l’Office des migrations internationale (OMI) et de l’Organisa-
tion internationale des migrations (OIM), ne dit pas un mot du droit re-
latif à l’asile. Il vise à convaincre les « réfugiés » de retourner chez eux.
Dans cet objectif, le document se contente de montrer que la France et
le Royaume-Uni ne sont pas des pays où les droits de l’homme sont res-
pectés.
On y apprend que « gagner illégalement le Royaume-Uni est difficile et
dangereux », qu’en Angleterre, la vie est dure (beaucoup d’interpella-
tions d’irréguliers, un regroupement familial aléatoire, le risque d’être
surexploité par des employeurs sans scrupule...). Sur la France, juste
une image de « réfugiés » dormant sur des lits de camp à Sangatte, ac-
compagnée de ce commentaire : « Vous êtes résident au centre de San-
gatte qui est géré par la Croix-Rouge française. Ce centre a été créé par le
gouvernement français dans le but de fournir une assistance humanitaire
de courte durée aux migrants en situation irrégulière comme vous. Cette
situation n’est et ne peut être que temporaire et précaire ».
Jean-Pierre Alaux

Un troisième et dernier motif invoqué pour parler des facteurs à l’origine de


Sangatte a fait l’objet, lui aussi, d’un large consensus, de plus en plus fort
au cours des trois années de vie du camp. Le procédé, venant nourrir
l’image de personnes abusées, leurrées, bref, des réfugiés-victimes a été le
suivant : faire observer que les étrangers arrivant à Calais y avaient été
conduits par des passeurs, que ces passeurs promettaient monts et mer-
veilles à leurs victimes incapables de faire la part du vrai et du faux, que la
traversée de la Manche était l’occasion de profits juteux, sur lesquels ta-
blaient des réseaux très organisés, véritables mafias.

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Certes, dans leur majorité les résidents de Sangatte sont arrivés en France
grâce aux services de passeurs. Certes, quasiment tous ceux qui sont passés
outre-Manche, et ceux qui y parviennent aujourd’hui encore – car des pas-
sages ont bien lieu, régulièrement – ne peuvent réussir qu’avec l’aide d’un
passeur.

Mais, en insistant sur la dénonciation de trafiquants d’êtres humains, on


omet de dire que les passeurs ne sont devenus incontournables qu’avec le
renforcement des contrôles tout le long de la côte (dans le tunnel, l’Euros-
tar, sur le port, à l’embarquement des ferries, à bord des camions) ; et que
leurs tarifs ont grimpé à mesure que les difficultés de la traversée augmen-
taient. En outre, on donne à ceux que, pendant toutes les années 80 et 90 on
appelait des « réfugiés », l’image de personnes ayant partie liée avec des
délinquants, des groupes au sein desquels sévissent des trafiquants prêts à
tout : peu à peu, le mot « clandestin » a d’ailleurs refait son apparition dans
la presse locale… Et l’hostilité de la population environnante s’est expri-
mée de plus en plus fortement.

Mettre l’accent sur le rôle des passeurs est ainsi fort commode pour empê-
cher de voir que Sangatte s’est créé à partir d’une situation dont les passeurs
ne sont pas responsables, même s’ils la mettent à profit : celle d’un goulet
d’étranglement, une nasse. Les premiers migrants qui ont voulu franchir la
Manche à partir de Calais sont apparus au début des années quatre-vingt
dix. Pendant dix ans, leur nombre et leurs nationalités ont varié en fonction
des crises et des violences dans le monde. Les pouvoirs publics n’ont rien
fait, tant que le phénomène est resté invisible – les gens passaient, en
quelques jours – et si des dizaines de personnes se sont mises à errer dans
Calais, ce « désordre » aboutissant à la création du camp de Sangatte, c’est
bien parce que continuer sa route vers l’Angleterre était devenu, à la fin de
la décennie, très hasardeux.

Le thème des passeurs a été l’un des grands thèmes de N. Sarkozy à propos
de Sangatte : le ministre a beaucoup parlé des instructions données aux
forces de l’ordre pour « démanteler les filières mafieuses » dans le camp et
ses alentours, et du succès de ces opérations. Après la fermeture du camp, le
ton a été donné : ceux qui sympathisaient avec les exilés, qui les aidaient,
ont été accusés de « faire le jeu des passeurs ». Aujourd’hui, alors que

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d’évidence des passeurs continuent d’opérer dans la région, et bien sûr très
en amont, le silence est fait sur eux.

Le simulacre d’une politique ferme mais humaine

Car si la création du camp de Sangatte, à l’automne 1999, correspond à un


aveu d’impuissance – on ne peut ni ne veut entraver vraiment les passages
vers l’Angleterre, trop heureux que ces migrants-là, au moins, ne nous de-
mandent rien, et on apporte une réponse (à peine) humanitaire – la ferme-
ture du camp correspond, elle, à un déni d’impuissance. Simulacre de maî-
trise des flux, de capacité à étanchéifier les frontières, simulacre de réussite
dans la répression (des passeurs, des passés, des amis de ceux qui cherchent
à passer), simulacre d’une politique ferme mais humaine, avec les accords
tripartites, le plan de « retours aidés », et la caution du HCR.

La réalité de la fin de Sangatte et de l’après-Sangatte est bien sûr tout autre.


D’abord parce qu’au moment de la fermeture, les mesures prises (le volant
« humanitaire » du programme), n’ont concerné que 2000 personnes envi-
ron, laissant de côté les centaines d’autres qui ont continué d’arriver. Seule-
ment treize personnes ont demandé à bénéficier du plan de retour aidé an-
noncé à grand bruit médiatique. Le volant répressif, lui, est tel que les arri-
vées dans la région sont moins nombreuses aujourd’hui, mais à Calais on
compte en permanence depuis un an entre cent cinquante et deux cents « ré-
fugiés », démunis et à la rue. Dans l’après-Sangatte, toutes les villes sur la
côte de la Manche ont vu arriver des exilés cherchant à se rendre en Angle-
terre, et à Paris, à Lyon, ou ailleurs, sont apparus plusieurs regroupements
d’exilés irakiens, afghans, iraniens (les nationalités les plus fortement repré-
sentées à Sangatte les derniers mois).

Si un camp, conçu au départ avec une fonction de mise à l’écart plus qu’une
véritable fonction humanitaire, a été fermé, un processus qu’on peut tout
autant appeler « camp » reste bien vivace, au travers de l’enfermement dans
la clandestinité, des entraves à la liberté de circulation, et dans la tentative,
pour l’instant assez réussie, de déni. Déni de l’existence de quelques cen-
taines de personnes qui ont fui des pays en guerre, ou plongés pour long-
temps dans le chaos. Déni de l’évidence : on ne peut à la fois proclamer le

13
respect du droit d’asile et délaisser, ou réprimer, ceux qui sont en quête de
refuge. ?

Notes

[1]
Smaïn Laacher, Après Sangatte... nouvelles immigrations, nouveaux
enjeux, La Dispute, 2002.

14
Des camps en France (1944-1963) — Marc Ber-
nardot
Plusieurs historiens ont montré les fréquentes utilisations du camp en
France durant la première moitié du XXesiècle pour mettre à l’écart des
« indésirables » ou des « bouches inutiles ». Un camp est un regroupement
imposé et arbitraire de civils en dehors du système pénitentiaire pour une
durée indéterminée, visant à les enfermer, les rééduquer ou les faire tra-
vailler ; il est pratiqué sur un site ad hoc ou existant, le plus souvent en de-
hors des villes, à des fins militaires, policières, économiques et sociales.

A l’état de projet, à partir des années 1850, la formule du camp moderne se


développe vraiment durant la Première Guerre mondiale pour retenir des ci-
vils étrangers et des Alsaciens-Lorrains. Dans le même temps se mettent en
place des casernements séparés de « coloniaux » employés au front ou à
l’arrière dans l’effort de guerre. La généralisation du camp (d’internement,
de réfugiés, de travail) en France se fait durant l’entre-deux-guerres, pour
des populations de toutes nationalités perçues comme une menace et qui ne
doivent pas se disperser dans le territoire. Très largement constitué par la
IIIeRépublique, un réseau de camps, d’Espagnols et de juifs principalement,
va servir, en se développant, la politique d’exclusion du régime de Vichy.

Après la guerre, les camps ne disparaissent pas. Entre les centres de séjour
surveillé (CSS) de 1944 et les centres d’assignation à résidence surveillée
(CARS) de 1957, gérés par le ministère de l’intérieur, le modèle de l’inter-
nement politique semble même arriver à son apogée. S’il a semblé dispa-
raître pendant un temps, cet espace singulier n’appartient pas au passé. Des
modes de gestion et de regroupement forcés de populations, notamment
étrangères, les zones d’attente et les centres de rétention, d’accueil ou d’hé-
bergement, existent en France et en Europe. Le camp, d’accueil ou de réten-
tion, semble être ainsi redevenu une solution routinière de traitement de si-
tuations d’urgence ou présentées comme telles. Cette persistance conduit à
s’interroger sur la généalogie des techniques de l’internement.

15
Historiquement, les camps ne sont pas des lieux prévus à cet effet ; ils sont
envisagés comme des lieux provisoires qui ne justifient pas la construction
de bâtiments spécifiques autres que des baraquements temporaires. Les sites
les plus souvent utilisés sont les casernes, les châteaux, les terrains indus-
triels laissés en friche ou encore les bâtiments ayant des fonctions d’accueil
collectif (hôtels, établissements éducatifs et sanitaires).

Répression politique et gestion coloniale

Au-delà de la précarité des espaces de rétention et du dénuement que cela


entretient pour les populations internées, c’est la permanence de leur emploi
dans le temps qui apparaît le plus marquant à propos de ces camps français.
Certains sites sont emblématiques de cette utilisation constante de certains
lieux. L’exemple de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) permet, par exemple,
de suivre en raccourci cette continuité entre les années trente et nos jours.
Mais, malgré tout, la « piste » des camps n’est pas facile à suivre. Les déno-
minations des espaces de rétention euphémisent plus ou moins leur fonction
principale rendant plus complexe leur identification. Les sites utilisés
comme camps peuvent connaître des utilisations changeantes en fonction
des besoins. Et, lorsqu’ils sont détruits, ils ne laissent pas plus de traces
qu’un bidonville rasé malgré quelques plaques commémoratives qui
existent ici ou là.

Un tableau succinct des modes d’internement et de placement en camps en


France de la fin de la Deuxième Guerre mondiale aux années 1960 montre
une double fonction, à la fois de répression politique et de gestion coloniale.
Il ne porte pourtant que sur la « métropole » et non sur les déplacements et
localisations forcés dans les territoires coloniaux qui, par leur ampleur et les
multiples formes qu’ils prennent, dépassent le cadre de cet article.

Il existe une tradition de centres explicitement disciplinaires en France ins-


tallés pour l’essentiel dans des forteresses militaires. Ils sont relativement
rares jusqu’en 1939. Ils se développent durant la Seconde Guerre mondiale
et se généralisent entre 1944 et 1963 sous la forme de centres de séjour sur-
veillé. Les CSS fonctionnent en métropole sous le contrôle du ministère de
l’intérieur entre 1944 pour les premiers et 1946 pour les derniers [1]. Plus
de 170 centres de séjour surveillé accueillent jusqu’à 50 000 personnes si-

16
multanément. Il s’agit d’individus suspectés de collaboration avec l’ennemi
et non des victimes innocentes comme dans les camps de Vichy.

La réalité est en fait plus complexe : ces centres accueillent des populations
très hétérogènes, parmi lesquelles on compte un fort contingent d’étrangers,
considérés comme des « civils ennemis ». Par leur diversité de statut, de
motif et de durée d’internement, ces populations constituent une mosaïque
modifiée au gré des libérations et des internements (collaborateurs, mili-
ciens, délinquants économiques, civils allemands et étrangers « indési-
rables », nomades). Il s’agit d’interner rapidement, et sans le concours d’un
juge, des individus estimés dangereux pour la défense nationale ou la sécu-
rité publique. Les internés administratifs sont dirigés vers des centres spé-
cialisés, dont la plupart ont déjà servi de camp dans les années précédentes.

Compte tenu des difficultés de la vie quotidienne et de la désorganisation


des premiers temps de la Libération, les responsables doivent composer
avec les pénuries de matériel et de nourriture, réclamer des moyens à di-
verses administrations et négocier des prêts de fournitures. Le personnel va-
cataire des camps est indiscipliné et difficile à recruter. Les conditions de
rétention sont très rudes, notamment dans les premiers mois avant que l’or-
ganisation se mette en place. De plus, les « indésirables » deviennent rapi-
dement, du fait de leur internement, des « bouches inutiles ». Le camp se
transforme peu à peu en asile dont les occupants doivent être secourus par
des organisations caritatives. Les internés sont employés dans divers tra-
vaux, extraction, construction, coupes de bois, etc.

Le camp semble alors appartenir à une forme extrême du modèle d’hygié-


nisme coercitif évoqué plus tard à propos du logement en foyer des tra-
vailleurs migrants [2]. A partir de juillet 1945, le nombre de détenus va être
progressivement réduit. En 1946, un seul camp d’internement est censé
exister par région où seuls quelques ressortissants étrangers restent internés.

Les paradoxes d’une « colonie algérienne »

Mis en sommeil durant quelques années en France métropolitaine avec la


fermeture de la plupart des centres de séjour surveillé, l’internement admi-
nistratif collectif va retrouver une application de grande ampleur avec la

17
guerre d’indépendance en Algérie. La politique de lutte contre la rébellion
algérienne en métropole est véritablement mise en place à partir
de 1957 lorsque les services de police se plaignent du décalage entre les
moyens de répression dont ils peuvent user et ceux dont disposent les auto-
rités en Algérie.

En effet, la politique dite des « pouvoirs spéciaux » de 1956 n’est effective


que dans les départements algériens, dans lesquels plusieurs camps de ré-
pression sont déjà en fonctionnement. Le ministère de l’intérieur obtient fi-
nalement, avec la loi du 26 juillet 1957 puis l’ordonnance du 8 oc-
tobre 1958 la possibilité de recourir à l’internement administratif [3]. Plu-
sieurs centres d’assignation à résidence surveillée sont créés pour des Algé-
riens suspectés d’être membres du FLN. Leurs modalités de fonctionnement
présentent de nombreux points communs avec les centres de l’Épuration.
Mais certaines caractéristiques diffèrent profondément, notamment l’aspect
de guerre politique et psychologique menée dans le camp.

Les camps sont installés par le ministère de l’intérieur dans des sites mili-
taires à Larzac (Aveyron), Vadenay (Marne), Thol (Ain), Saint-Maurice
l’Ardoise (Gard) et Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) qui forment un dispo-
sitif qui concernera près de 14 000 Algériens au total. Des prisons centrales
(Tulle, Lyon, Marseille, Remiremont, Annecy, Rion) et un centre d’identifi-
cation (Vincennes) complètent le système répressif qui se traduit par plus de
44 000 arrestations. Contrairement aux périodes précédentes, ces camps
sont créés en petit nombre et sont exclusivement installés dans des sites mi-
litaires. Le plus important est le camp de Larzac dans l’Aveyron, à la fois
par sa taille (plus de 3000 hectares, près de 4 000 assignés et plusieurs cen-
taines de membres du personnel, garde comprise) et par sa place dans l’or-
ganisation centrale de l’internement au plan national.

Si cette organisation apparaît plus opérationnelle qu’auparavant, les problé-


matiques logistiques auxquelles sont confrontées les autorités gestionnaires
des camps sont les mêmes que pour les CSS. Les moyens financiers et de
fonctionnement sont insuffisants et, comme ses prédécesseurs gestionnaires
de camp, le directeur de celui du Larzac ne cesse de se plaindre des difficul-
tés de recrutement et du manque de compétence du personnel.

18
Les fortes rivalités entre services de police, CRS et armée, compliquent la
gestion. Les contraintes pour faire vivre des milliers de militants politiques
dans un espace réduit et peu adapté sont considérables. Il est en effet indis-
pensable de veiller à l’alimentation et à la santé des assignés. Une épidémie
de grippe à Larzac durant l’hiver 1959- 1960 touche plus de 600 internés
mais aussi plus de 30 % du personnel. L’antenne sanitaire qui y est implan-
tée assure environ 40 000 consultations par an. Il faut surveiller le camp et
ses abords, et cela mobilise plusieurs compagnies de CRS. Il est surtout in-
dispensable d’éviter la reconstitution trop rapide d’une organisation FLN au
sein de la population du camp.

Car, à l’instar des camps de miliciens espagnols des années 1939- 1940, ces
espaces d’assignation visent des militants politiques en lutte ouverte contre
l’administration. Les assignés refusent de se plier à la discipline militaire et
multiplient les actions de contestation, les refus de soin, les grèves de la
faim, les revendications politiques et les plaintes contre les gardes, etc. Pour
faire face à cette mobilisation permanente et structurée des assignés, les au-
torités mènent une guerre psychologique et matérielle intense, fouilles sys-
tématiques, interrogatoires poussés par les antennes des renseignements gé-
néraux, « retournement » des internés, cloisonnements stricts du camp entre
différentes factions, transfèrements d’assignés vers d’autres camps ou vers
l’Algérie. A la différence d’autres camps, ceux de la période algérienne
constituent une réponse politique et stratégique à une guerre. Ils servent
concrètement à mettre hors d’état de nuire des « rebelles » traités comme
des criminels de droit commun.

L’instrument central de gestion du centre est le règlement intérieur qui pré-


cise l’organisation et la discipline. Il s’inspire largement du caractère mili-
taire de ceux établis pour les périodes précédentes. Une nouveauté d’impor-
tance doit néanmoins être relevée. « Les internés ne sont pas astreints au
travail, ils doivent observer les règles élémentaires d’hygiène et de décence,
nettoyer les locaux qu’ils occupent », précise le règlement intérieur. L’hy-
giénisme reste présent dans le règlement mais le travail forcé en disparaît.
C’est un changement radical par rapport à la tradition de l’assignation à ré-
sidence et de l’internement administratif qui ont longtemps été liés avec
l’idée d’une réparation par le travail d’un prétendu préjudice causé à la col-
lectivité par les « indésirables » ou les « bouches inutiles ».

19
Autre particularité significative due à la force collective que représentent
les assignés, l’administration du camp se voit contrainte, faute de moyens
en personnel suffisant, de « déléguer » une part considérable de la gestion
quotidienne du camp à l’organisation FLN des centres. C’est le cas pour la
« cantine » et pour le courrier comme traditionnellement dans les camps de
militants politiques. Mais, et c’est plus surprenant, cette « orga » parallèle
se voit confier officieusement une part de la discipline et de la justice in-
ternes assurées par un corps de près de 200 « vigilants » issus des rangs des
internés chapeautés par un « tribunal suprême ».

Le camp devient ainsi un espace original dans lequel se développent luttes,


contestations et collaborations entre les internés et les autorités du camp. Le
directeur du camp de Larzac évoque, en 1959, « un monstre à petite tête et à
grand corps, un diplodocus lourd à conduire » et, en 1961, peu avant la li-
bération des internés, il considère qu’en voulant « éliminer des individus
suspects, on a institué un séminaire FLN, une colonie de l’Algérie libre ».

A partir de 1961, des militants OAS prennent la place des militants FLN
dans ces mêmes camps et cela jusqu’en 1963. La discipline est légèrement
adoucie. Enfin, ces camps perdront leur caractère strictement disciplinaire
pour accueillir des « réfugiés » en particulier des Harkis. Une partie du per-
sonnel de gestion sociale des CARS sera par ailleurs embauchée par des
opérateurs de logement social spécialisés dans l’accueil des migrants.

Camps de transit humanitaire

Dès l’été 1945, les pouvoirs publics utilisent des formes de camps de transit
pour gérer certains mouvements de populations. Il ne s’agit plus seulement
de faire face, dans l’urgence, à un problème d’ordre public mais bien aussi
d’un moyen efficace et reconnu de planifier et d’organiser le contrôle des
flux de populations « à risque ». C’est le cas avec le rapatriement des réfu-
giés civils nord-africains depuis la métropole, « sujets sensibles » après les
révoltes du mois de mai en Algérie.

Le camp de transit dit du Grand Arénas, dans le quartier de Mazargues à


Marseille [4], en activité depuis les années 1930, est très représentatif des
camps de cette époque. Il est affecté dans les années 1950 à l’accueil de dé-

20
portés « apatrides » qui veulent gagner Israël puis de juifs d’Afrique du
Nord quittant le Maroc et la Tunisie pour se rendre aussi en Israël. Si le
camp est officiellement placé sous la responsabilité du commissaire princi-
pal du secteur portuaire, les réfugiés sont concrètement « accueillis par
l’Agence juive en attendant leur départ pour Israël ».

Le Gouvernement provisoire hérite aussi de camps bien « encombrants ».


Certains des camps de travail qui accueillent, depuis 1939, envi-
ron 20 000 Vietnamiens et Chinois, travailleurs « requis » pour des travaux
en métropole, existent encore au moment de la Libération. A Marseille (dé-
jà à Mazargues en 1939), Agde, Bergerac, Montauban, Oissel, Roanne, St
Florentin dans l’Yonne, Sorgue dans le Vaucluse, Toulouse et Vénissieux
sont placées dans des casernements fermés ces Compagnies de la main-
d’œuvre indochinoise ; les derniers fermeront près de dix ans après leur ou-
verture comme par exemple dans la région de Toulouse. Beaucoup de tra-
vailleurs ont été employés par la Société des poudres (SNPE) à des travaux
harassants et dangereux. Leur gestion est si autonome, leur mise à l’écart si
implacable, la discipline si militaire, que ces travailleurs « non spécialisés »
sont quelquefois oubliés sur place après la guerre sans que les autorités du
ministère du travail ne veuillent prendre de décision pour leur rapatriement.
Cette situation durera, pour certains, jusqu’en 1948, le retour prenant une
forme de « déportation politique ».

Dans le même ordre d’idée, on peut évoquer les camps de nomades ouverts
en 1940 par la IIIe République, et dans certains desquels restent encore des
familles en décembre 1945 (Jargeau dans le Loiret notamment). En effet, ni
la loi de 1912 ni les décrets de novembre 1939 et d’avril 1940 interdisant la
circulation des nomades ne sont abrogés après la guerre (ce dernier le sera
en mai 1946). Et, les préfets restant très méfiants à leur encontre, des no-
mades continuent d’être arrêtés. Ces différents centres ont en commun les
conditions de vie misérables et la dépendance presque totale envers les au-
torités gestionnaires, qu’elles soient publiques ou associatives, en raison de
la coupure instaurée avec le monde extérieur.

Progressivement, les centres d’accueil vont se structurer et perdre en partie


leur caractère répressif. Les centres d’accueil des Français d’Indochine
(CAFI) vont être créés à partir de 1954 et annoncent les centres d’accueil

21
des rapatriés d’Algérie (CARA) pour les Harkis et leur famille de 1962. Le
cas de ces 42 500 Harkis est significatif. Les lieux choisis pour installer ces
familles algériennes et françaises à la fois reflètent bien le sentiment de ma-
laise qu’elles provoquent. Le Larzac, vide des militants internés, accueille
plus de 12 000 d’entre eux dans des tentes.

Tentes dans le camp de Sangatte

Tentes dans le camp de Sangatte

D’autres anciens camps de Juifs et d’Espagnols, comme Rivesaltes, Bias et


Sainte-Livrade-sur-Lot, vont aussi servir de lieux d’accueil. Les conditions
de vie y sont très difficiles et la gestion est désastreuse. Pourtant, la prise en
charge de cette population va peu à peu se structurer. Une partie des fa-
milles est transférée dans des « cités familiales » gérées par la Sonacotra
dont certaines existent encore. D’autres sont affectées dans des « hameaux
forestiers » et sont employées par l’ONF à des travaux de sylviculture no-
tamment. Les jeunes gens qui refusent ces conditions de vie sont malgré
tout envoyés dans des camps disciplinaires dont celui de Saint-Maurice
l’Ardoise.

Il faut également signaler les centres d’accueil de réfugiés hongrois


entre 1957 et 1958 qui sont accueillis dans des conditions bien meilleures.
Environ 9 000 personnes fuyant la Hongrie sont hébergées dans une quin-
zaine de centres en France, au Havre, à Montluçon, à Nancy ou encore à
Strasbourg. Des organisations comme la Croix-Rouge et la Cimade en as-
surent la gestion alors qu’elles ne pouvaient intervenir que par des visites et
des actions ponctuelles dans les camps précédents. Cette amélioration de la
qualité de l’accueil ne tient pas qu’à un processus de « civilisation ». Les
circonstances sont spécifiques parce que ces réfugiés sont perçus comme
des victimes « légitimes ». L’émotion suscitée par l’invasion soviétique et
l’employabilité des jeunes hongrois facilitent leur intégration.

On peut constater, au cours du XXe siècle une certaine humanisation des


camps de réfugiés, jusqu’à l’institutionnalisation des centres provisoires
d’hébergement et des centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA).
Ils marquent néanmoins une distinction entre ceux qu’il faut insérer et ceux

22
qu’il faut éloigner. L’épisode de l’accueil, dans le camp militaire de Fréjus,
des Kurdes de l’East Sea [5], mais aussi les solutions de logement d’ur-
gence dans des CHRS et les foyers de travailleurs migrants pour les réfu-
giés Kosovars montrent que les circonstances exceptionnelles peuvent re-
mettre en cause cette institutionnalisation.

Une solution considérée comme légitime

On peut ensuite repérer une tendance au perfectionnement des techniques et


des techniciens de l’internement administratif, avant une courte disparition
dans les années 1960 et sa réapparition discrète sous la forme « miniature »
des centres de rétention administrative (Arenc en 1975 et encore quelques
cas de militants politiques espagnols assignés à résidence avant 1981). Mais
cette solution globale est toujours restée disponible dans les répertoires
d’action du ministère de l’intérieur. Des centres sécurisés aux statuts variés
sont d’ailleurs réapparus depuis quelques années en France et plus générale-
ment dans l’Europe de Schengen ou à ses frontières. Les pouvoirs publics
semblent considérer à nouveau que le camp, en l’occurrence de rétention ou
d’éloignement, offre une solution avantageuse même si encore « amélio-
rable », et surtout légitime dans le cadre du durcissement de la politique
d’asile et d’immigration.

Dans la première moitié du XXe siècle, le modèle français du camp, caracté-


risé par l’influence coloniale, s’est institutionnalisé. Depuis lors, il a peu à
peu perdu ses spécificités, entraîné dans un mouvement mondial de globali-
sation des techniques d’identification, de sécurisation et de mise à l’écart.
Ce changement semble s’appliquer de deux manières. Quelques lieux de
concentration spécifiques et spectaculaires (le centre de Sangatte, par
exemple) médiatisent l’inhospitalité occidentale à destination notamment
des pays des candidats au voyage.

Pour les autres, les plus nombreux, ils se « miniaturisent » et s’invisibilisent


ou sont déplacés à la périphérie des « forteresses continentales ». Ce faisant,
ils réduisent les contraintes et les coûts de gestion des populations indési-
rables et minimisent les risques de réaction des opinions publiques. Sur
l’ensemble de la période contemporaine, il apparaît alors qu’on puisse par-
ler de l’apparition d’un nouveau modèle de contrôle social. Le « Grand éloi-

23
gnement » objective une figure moderne de l’Etranger, celle du migrant du
Sud, du réfugié économique non désiré et du déviant. ?

Notes

[1]
Cette politique est basée sur un arrêté de mars 1944 largement inspiré
des textes qui régissaient préalablement l’internement administratif.
[2]
Alain Jeantet, « Les foyers en question », in Le logement des immigrés
en France, G. ABOU-SADA et J.-P. TRICART (dir.), Lille, Ominor,
1982, pp. 179 à 204.
[3]
Benjamin Stora, « La politique des camps d’internements », in L’Algé-
rie des Français, prés. par C.-R. AGERON, Paris, Seuil, 1993,
pp. 295 à 299.
[4]
Emile Temime et Nathalie Deguine, Le camp du Grand Arénas, Mar-
seille, 1944-1966, Paris, Autrement, 2001.
[5]
Dans la nuit du 17 au 18 février 2001, un cargo transportant plus
de 9000 Kurdes fuyant leur province s’est échoué à Saint-Raphaël
(Var). Les réfugiés ont été hébergés dans une caserne désaffectée de
Fréjus.

24
L'Europe des camps — Claire Rodier, Emmanuel
Blanchard
Dès son premier rapport de mission à Sangatte en 2000, le Gisti a utilisé le
terme de « camp » pour désigner ce « non lieu pour des gens de non droit »,
selon la formule du directeur, Michel Derr. Le mot a choqué la Croix-Rouge
française, qui s’en était vu confier la gestion, ainsi que les pouvoirs publics.
Les deux ont préféré parler de « centre ». Pourquoi, à la neutralité du centre,
opposer le camp lourd de son cortège de symboles ? Parce que Sangatte,
quoique atypique, a été le révélateur d’un phénomène qui, depuis quelques
années, tend à se répandre à l’échelle de l’Europe : la mise à l’écart d’étran-
gers, par leur regroupement, qu’il soit forcé, induit ou même volontaire.
Parce qu’en se généralisant, ces regroupements perdent leur statut de ré-
ponse exceptionnelle à une situation exceptionnelle (ainsi a-t-il pu en être
dans le sud de l’Italie à la fin des années quatre-vingt, lorsqu’il fallait im-
proviser des solutions de fortune pour faire face aux premiers débarque-
ments massifs de boat people albanais) mais se transforment en instru-
ments, à part entière, d’une gestion – sinon d’une politique – de l’immigra-
tion et de l’asile par les Etats d’arrivée. Parce qu’en s’inscrivant, à ce titre,
dans une logique dont la légitimité n’est pas démontrée de « maîtrise des
flux » – autrement dit de contrôle du déplacement des indésirables – ces re-
groupements menacent la démocratie, comme à chaque fois que l’excep-
tionnel devient la règle [1].

Quelques caractéristiques, rarement toutes réunies en un seul lieu, servent


d’indices pour tenter de recenser les différents types de « camps d’étran-
gers » que l’Europe sème sur son sol ou à ses frontières : l’absence de délit
à l’origine de la mise à l’écart, si ce n’est le fait de se déplacer « indû-
ment », c’est-à-dire d’avoir franchi ou tenté de franchir une frontière sans
respecter les règles imposées par les Etats ; l’indétermination juridique,
lorsque la décision de placement, les modalités du maintien, les garanties
procédurales ne sont pas encadrées juridiquement ; corrélée à cette indéter-
mination juridique, l’indétermination temporelle, lorsque les personnes ne
connaissent pas la durée prévue pour leur maintien ; la dépersonnalisation,
quand les détenus, pour des raisons pratiques (difficultés de prononciation

25
et de rédaction des patronymes, trop grand nombre de maintenus…) ne sont
plus désignés par leurs noms mais par des numéros, voire par des mar-
quages sur la peau [2], ou lorsqu’ils ne sont identifiés qu’en fonction d’un
groupe d’appartenance, (la nationalité, la langue, la classe d’âge…) ; les
violences physiques, entre les gestionnaires/gardiens/policiers [3] et les dé-
tenus, ou entre les détenus eux-mêmes ; les violences morales, avec des bri-
mades ou des humiliations – par exemple les appels individuels ou collec-
tifs lancés par haut-parleur, de jour comme de nuit, la privation de nourri-
ture, la confiscation de biens personnels indispensables, la promiscuité im-
posée entre hommes et femmes, les injures racistes…

Autant de circonstances qui permettent de cerner une réalité toujours plus


complexe, dont le point commun est la violation régulière et fonctionnelle,
sinon délibérée, des droits fondamentaux que les Etats prétendent pourtant
défendre.

La première image qu’évoque le terme de « camp », c’est celle d’un lieu


fermé, géographiquement identifié, et dévolu au placement d’étrangers. Ce-
la va de la prison, comme en Allemagne et au Royaume-Uni, aux insulaires
centres de rétention grecs improvisés dans des bâtiments de fortune au gré
des naufrages et des arraisonnements d’embarcations convoyant des mi-
grants dans l’Adriatique, des Centri di permanenza temporanea e assistenza
italiens aux « zones d’attente » françaises, des centres fermés pour deman-
deurs d’asile en Belgique aux camps-tampons entre l’Union européenne et
les régions d’origine des migrants qu’on trouve au Maroc, en Algérie, en
Ukraine, ou encore à Malte.

Mais s’en tenir à cette définition du camp aurait pour effet d’occulter une
large part de la réalité. Sur la base des critères qu’on a recensés, la diversité
des dispositifs administratifs et des contraintes technico-humanitaires visant
à regrouper des migrants invite, en écartant les discours humanitaires eu-
phémisants et en choisissant d’accorder toute leur importance aux objectifs
de l’UE en matière de politique migratoire et de contrôle des frontières, à
dépasser la seule référence à l’enfermement et à considérer comme des
camps [4] l’ensemble des lieux de mise à distance des étrangers.

La démarche implique de prendre en compte toutes les formes que celle-ci


peut prendre, y compris les centres « ouverts » d’accueil, de transit ou d’hé-

26
bergement dont la vocation apparente – apporter une assistance et un toit –
masque mal le fait que leurs occupants, migrants et demandeurs d’asile, ne
disposent en général d’autre choix que de s’y retrouver. N’est-ce pas le cas
lorsque, s’inspirant des modèles allemands et belges, le gouvernement fran-
çais songe à subordonner le versement d’une allocation de survie aux de-
mandeurs d’asile et l’instruction de leur requête à la condition qu’ils ac-
ceptent d’être placés dans des centres d’accueil non choisis ?

Sangatte, centre d’hébergement ouvert – ô combien, puisque près de


100 000 personnes l’ont librement quitté pour franchir la Manche – trouve
bien sa place dans cette typologie : le camp, autour et à l’intérieur duquel
régnait, sauf dans les semaines précédant sa fermeture, une relative libre
circulation, a fonctionné sans aucune base légale pendant trois ans. Une des
fonctions de Sangatte était bien la mise à l’écart, pour les rendre invisibles,
de ces étrangers. Mise à l’écart physique, mise à l’écart juridique aussi
puisque aucun d’entre eux, bien qu’ils soient tous, et notoirement, en situa-
tion irrégulière, n’a été poursuivi sur ce fondement alors que la loi le pré-
voit. C’est lorsque cette invisibilité est devenue impossible, sous l’effet
conjugué de la pression des Britanniques et de l’intérêt des médias, que les
pouvoirs publics français ont décidé de mettre fin à Sangatte.

Le raisonnement qui guide notre analyse des facteurs d’émergence des lieux
où l’Europe isole certains étrangers invite, à la lumière de la période « post-
Sangatte », à une acception encore plus large de la notion de camp. L’er-
rance des exilés chassés du Pas-de-Calais et dispersés pour éviter la création
de nouveaux abcès de fixation [5] ne symbolise-t-elle pas le caractère multi-
forme que peut prendre le concept de mise à l’écart des étrangers par les so-
ciétés européennes, sans qu’il soit besoin de barreaux ni de murs pour entra-
ver leur circulation et leur légitime recherche d’une terre d’accueil ? Ne
peut-on assimiler à une informelle « assignation à résidence » l’obligation,
pour des étrangers, de n’être pas à un endroit où ils sont considérés comme
gênants ?

Quels que soient leurs contours physiques, les camps d’étrangers sont le
dernier chaînon en date d’une tradition séculaire de mise à l’écart des indé-
sirables, figure qui, depuis plus d’un siècle, a souvent pris les traits de l’exi-
lé. Mais ce ne sont pas seulement des hommes ou les pratiques contestables

27
des autorités que sont destinés à cacher les camps. Ce que révèlent les bar-
belés, réels ou virtuels, c’est l’échec de plusieurs décennies de politique eu-
ropéenne de contrôle des frontières qui, sans qu’aient jamais été remis en
cause les présupposés sur lesquels elle est fondée, est lancée dans une
course folle vers une répression toujours plus forte.

Les camps sont un des dispositifs destinés à masquer l’impensé de cette po-
litique, qui s’appuie sur des raisonnements non seulement liberticides mais
erronés. Le refus d’admettre la liberté de circuler comme un droit fonda-
mental et de reconnaître que, dans un monde inégalitaire et déchiré par les
conflits, les motivations au départ seront toujours supérieures aux freins à
l’arrivée, conduit l’ensemble des pays d’Europe dans une impasse dont les
camps sont la paradoxale issue.

Car, alors que le respect des règles démocratiques et des droits fondamen-
taux des individus continue de sceller officiellement le pacte politique de
ces sociétés, la politique de l’« Europe forteresse » conduit à les bafouer
quotidiennement. Les camps permettent de résoudre cette contradiction et
de développer des pratiques liberticides, voire extralégales, loin du regard
d’une opinion publique démocratique censée ne pas pouvoir les admettre
mais disposée à détourner le regard.

Les camps révèlent encore une autre aporie : ces lieux de relégation contrô-
lée traduisent la dialectique entre la nécessité de cacher et la volonté de
communiquer. Bien que l’impuissance des Etats à atteindre leurs objectifs
de régulation des flux migratoires soit patente, ils s’emploient à la déguiser
et à donner l’apparence d’une action, en réalité moins efficace qu’ostenta-
toire. Les camps participent de cette logique de spectacularisation du poli-
tique et, sur les questions migratoires, ils sont même en train d’en devenir
un élément fondamental. La pierre angulaire du dispositif étant le refoule-
ment des étrangers non admis au séjour [6], les camps, parce qu’ils sont
censés être le préalable à l’expulsion, peuvent donner l’illusion que les pou-
voirs publics atteignent leurs objectifs.

Le centre de rétention d'Abschiebehaft (Allemagne) était une


prison du temps de la RDA...

28
Le centre de rétention d'Abschiebehaft (Allemagne) était une
prison du temps de la RDA... ... La durée de détention peut y
atteindre 15 mois.

Les camps sont surtout un support de communication idéal pour les gouver-
nements, dans le sens où l’opacité et l’absence de regard extérieur sur les
réalités internes de ces lieux de mise à l’écart leur permet de construire un
discours non soumis aux aléas de la contradiction. Interdire l’entrée des
camps aux militants et aux associations constitue même une des activités
principales de ceux qui en assurent la gestion tout en s’employant à travestir
la réalité. Alors que les fonctions manifestes de certains camps (les centres
de rétention ont ainsi pour objectif officiel de rendre en pratique possibles
les décisions judiciaires et administratives d’expulsion) sont parfois loin de
donner satisfaction [7], les fondements de ces dispositifs ne sont jamais re-
mis en cause. Il apparaît ainsi que les fonctions latentes du camp (objet
communicationnel pour gouvernement dépourvu de pensée et d’action poli-
tique) sont bien plus importantes que leur fonction officielle.

Toujours partie prenante d’une logique où les gouvernants ne peuvent, ni ne


veulent vraiment, atteindre les objectifs qu’ils proclament, les camps n’ont
pas pour véritable but d’empêcher les projets et les trajectoires migratoires
des candidats au séjour en Europe mais plutôt de les freiner, voire de les ré-
orienter. L’immense majorité des migrants passés à un moment ou à un
autre dans un camp réussit, sinon toujours à s’implanter durablement en Eu-
rope, du moins à contrecarrer les projets (les refouler, les expulser…) des
administrations qui organisent leur rétention. L’influence du transit par le
camp porte ainsi moins sur la finalité que sur les modalités des parcours.
Les camps jouent alors le rôle de sas pour marquer officiellement les condi-
tions de domination et de négation des droits qui seront la caractéristique
principale de l’existence de ces migrants en Europe.

La comparaison avec le sas (c’est par exemple ainsi qu’on peut définir les
zones d’attente françaises, ou encore Ceuta et Melilla, ces enclaves espa-
gnoles au Maroc ou viennent s’embouteiller des migrants maghrébins et
sub-sahariens) permet de relativement bien cerner la fonction de ces camps.
Ce sont des lieux d’organisation du passage entre deux pays, un temps de
latence où vont être remodelés les désirs, les attentes, les dispositions des

29
candidats au séjour. Il s’agit aussi d’un moment privilégié de socialisation
aux pratiques policières et administratives autour desquelles devra s’organi-
ser la vie des migrants.

Le fait qu’il est impossible de prouver que les zones d’attente découragent
les supposés « faux demandeurs d’asile », ou que les centres de rétention
n’améliorent pas sensiblement l’effectivité des décisions de reconduite à la
frontière, ne doit pas conduire à conclure que ces dispositifs sont inutiles.
Ils remplissent une fonction latente non négligeable : celle de préparer leurs
occupants à la vie de clandestin. Pour la plupart des individus retenus, le
camp est ainsi le lieu de passage d’une existence administrative reconnue,
une « existence de papier » à une existence de « sans-papiers ».

Des destins de « sans-papiers »

La condition de sans-papiers est avant tout marquée par la négation des


droits fondamentaux. L’énergie mise à entraver l’accès des migrants à l’in-
formation juridique la plus élémentaire révèle l’intention de les nier comme
individus porteurs de droits. L’analyse des situations vécues dans certains
camps de réfugiés en Afrique [8] où se multiplient exactions et abus à l’en-
contre des réfugiés [9] les plus démunis illustre bien, même si les situations
sont différentes, l’entreprise quasi systématique de déshumanisation des mi-
grants que constitue le passage forcé par le camp.

Certes, elle ne s’appuie pas prioritairement sur l’utilisation de la violence et


ne vise pas toujours à l’élimination physique des personnes [10]. Ce sont
souvent des logiques administratives de négation de l’identité et des droits
qui sont à l’œuvre, dans le but de rappeler aux candidats à l’exil leur destin
de sans-papiers soumis aux aléas et au caractère arbitraire des décisions de
la police, de l’administration, de l’employeur…

Dénoncer l’Europe des camps

L’existence avérée d’une Europe des camps et le déni des droits fondamen-
taux des étrangers ne doit pas conduire à penser que l’histoire se répète, non
plus qu’à surestimer la puissance des pouvoirs administratifs et politiques à
l’origine de cette entreprise protéiforme d’enfermement. Plus que de la ré-

30
surgence d’un pouvoir politique autoritaire, les camps sont le symptôme de
l’impuissance des Etats à réguler les flux migratoires et de leur soumission
à la logique de la politique spectacle et communicationnelle. En ce sens, la
dénonciation de l’Europe des camps est un combat qu’il faut mener non
seulement sur le terrain de la défense des droits mais aussi sur le terrain du
discours, avec ses images et son vocabulaire.

Lutter contre l’euphémisation et faire connaître la réalité des camps d’étran-


gers en Europe, c’est se donner le pouvoir de faire évoluer des systèmes qui
ne pourront plus se cacher derrière le rideau de fumée du devoir humani-
taire, notamment invoqué lors de l’ouverture du camp de Sangatte ou de
l’introduction de la Croix-Rouge française dans la zone d’attente de Roissy-
Charles de Gaulle [11]. Il faut imposer la pluralité des discours sur une réa-
lité dont les représentations sont pour l’instant dictées par ceux-là seuls qui
ont pensé et mis en place ces lieux d’enfermement. C’est aussi une façon de
réinscrire les politiques migratoires, dont les camps font partie intégrante,
dans le cadre d’un débat démocratique et raisonné auquel, pour l’instant,
elles échappent. ?

Notes

[1]
Giorgio Agamben, L’Etat d’exception, Paris, Seuil, 2003.
[2]
Au début des années 90, la police de l’air et des frontières avait « ta-
toué » à l’encre indélébile un groupe de Chinois maintenus à la zone
d’attente de Roissy-Charles de Gaulle, alléguant que ces étrangers
cherchaient à échapper aux poursuites en échangeant volontairement
leurs identités.
[3]
ANAFE, violences policières en zones d’attente, mars 2003 :
http://www.anafe.org/download/ rapports/violences.pdf.
[4]
La définition du camp qu’on trouve dans Le petit Robert ne fait
d’ailleurs pas référence à l’enfermement : « Zone d’habitations som-
maires édifiées pour une population qui fait l’objet d’une ségréga-
tion ».

31
[5]
Voir dans ce numéro, l’article p. 33.
[6]
C’est notamment une affirmation récurrente de Nicolas Sarkozy pour
qui la crédibilité d’une politique d’immigration se joue avant tout sur
la possibilité de refouler les non-admis. Au niveau européen, cet impé-
ratif d’augmentation des reconduites à la frontière est aussi une obses-
sion (cf. négociations d’accords de réadmission avec les pays tiers,
proposition de décision sur les charters...).
[7]
Les taux effectifs de reconduite sont faibles (moins de 20 % selon le
ministère de l’intérieur) et n’augmentent pas avec l’allongement de la
durée de rétention. L’immense majorité des expulsions a en effet lieu
pendant les six premiers jours de rétention (Source : CIMADE, http://
www.cimade.org/dossiers/document-projetloi/ doc35bis.pdf).
[8]
Michel Agier, Aux bords du monde, les réfugiés, Flammarion, 2002.
[9]
Suite au scandale causé par la dénonciation des abus sexuels commis
par des salariés d’associations humanitaires dans les camps de réfugiés
de Tanzanie notamment, le HCR dans ses nouveaux Principes direc-
teurs pour la prévention et l’intervention, présenté ce 19 septembre,
accorde ainsi une grande place à la prévention de la violence sexuelle
contre les réfugiés.
[10]
Même si, en décembre 2002 et janvier 2003, deux étrangers sont morts
à Roissy au cours de tentatives d’expulsions forcées (http://
www.anafe.org/doc/communiques/com-7.html), qu’en Italie le ministre
Bossi n’a pas hésité à affirmer qu’il fallait faire couler les bateaux
transportant des candidats à l’immigration illégale (v. notamment ,
« L’application de la loi Bossi au canon », l’Humanité, 17 juin 2003),
et que le réseau UNITED évalue à quatre mille le nombre de personnes
ayant trouvé la mort depuis dix ans en essayant de traverser les fron-
tières menant vers l’Europe.
[11]
Depuis le 6 octobre 2003.

32
L'internement républicain — Nicolas Fisher
Qu’est-ce qu’un camp ? La question se trouve posée avec insistance depuis
quelques années, à la faveur d’un regain d’intérêt des sciences sociales pour
la question de l’internement. L’analyse se heurte alors nécessairement à
l’extraordinaire diversité du phénomène : entre Sangatte, Gurs ou Woome-
ra, il peut sembler impossible, ou choquant, de prétendre élaborer un rap-
prochement. Sans réellement les définir, on a cependant isolé les « camps »
autour d’une caractéristique essentielle, leur statut d’exception, sans que ce
terme soit limité aux contextes politiques extraordinaires : résultat d’une
guerre civile ou de la politique d’immigration des Etats de droit contempo-
rains, le « camp » ouvre alors toujours une marge par rapport à l’ordre juri-
dique. Camps pour suspects, centres de rétention et zones d’attente ont ainsi
pour point commun d’enfermer non pas des condamnés, mais des individus
au statut juridique ambigu, dégradé, voire totalement nié.

Globalement convaincante, cette approche par l’exceptionnel s’est égale-


ment avérée fructueuse. Mais la question n’est pas réglée pour autant : com-
ment rendre compte de la diversité des formes que prend cette exception-
nelle mise à l’écart ? Si l’exception devenue règle peut être retrouvée au
cœur des dispositifs contemporains, l’approche comporte toutefois un
risque : celui de radicaliser cette vision en réduisant tout camp à une lo-
gique de totale suspension du droit, dans laquelle la mise à mort du retenu
serait finalement « autorisée » par l’absence radicale de toute garantie juri-
dique [1].

Le propos ne sera donc pas ici de remettre en cause l’approche par l’excep-
tion, mais plutôt de chercher à compléter et affiner l’analyse par l’étude
d’un camp construit en « temps de paix » par une démocratie : celui de
Rieucros, édifié en Lozère sous la IIIe République. On tentera de montrer
combien la « définition » du camp ne saurait être univoque : le pouvoir ne
s’y donne pas nécessairement sous une forme directement répressive ; ni
surtout sous une forme unique.

Chaque camp doit alors être pensé comme un entrelacs complexe de diffé-
rentes modulations du pouvoir, dont l’exercice vient chaque fois modifier et

33
compléter les effets potentiels d’une pure et simple négation du statut juri-
dique. Cet entrelacs, c’est à partir de la réalité concrète du camp qu’il faut
chercher à le saisir. Le camp, en ce sens, c’est un ensemble de locaux, de
documents, brefs d’objets qui induisent en eux-mêmes une contrainte, et
dont l’agencement nous est présenté au fil des archives.

Avant même l’éclatement de la guerre, on sait que la IIIe République finis-


sante ouvrit des camps destinés à l’accueil d’urgence des réfugiés espa-
gnols. La création de Rieucros en janvier 1939 vise cependant un autre ob-
jectif [2]. Premier camp français « officiel », il constitue aussi à l’époque la
première tentative pour instaurer en France l’enfermement des étrangers ex-
pulsés ne pouvant quitter immédiatement le territoire. Rieucros n’est donc
pas dépourvu de base légale. Au contraire : aux termes des deux décret-lois
des 2 mai et 12 novembre 1938 qui l’instituent, il s’insère explicitement
dans la police des étrangers [3]. Bien que le camp ait traversé les régimes et
perduré jusqu’en 1942, c’est ce Rieucros d’avant guerre qui nous intéresse
ici, et particulièrement les quelques mois – cruciaux – de sa mise en place
entre fin 1938 et septembre 1939.

D’après les décrets-lois de 1938, le camp de Rieucros est le premier d’une


longue série de remèdes au problème de l’éloignement effectif des étrangers
expulsés. Ce problème, nouveau à l’époque, concerne alors essentiellement
les populations de réfugiés et apatrides (Heimatlos) plongés dans une situa-
tion proprement kafkaïenne : un heimatlos expulsé est tenu de quitter le ter-
ritoire de son pays d’accueil, alors qu’il n’est lui-même reconnu par aucun
Etat. Dépourvu de passeport et de visa, il n’a pas plus « le droit » de partir
qu’il n’a le droit de rester. La législation française restant muette sur ce type
de situation, il sera en outre condamné et emprisonné aussi longtemps qu’il
se trouvera encore en France, quitte à partager sa vie entre clandestinité et
prison.

L’objectif des décrets-lois de 1938 est d’adapter la législation française à ce


nouveau problème. Dans un premier temps, c’est l’assignation à résidence
qui est prévue par le décret-loi du 2 mai 1938 pour les Heimatlosen expul-
sés. Le 12 novembre, un nouveau texte dispose que l’étranger qui « dans
l’intérêt de l’ordre ou la sécurité publique, devra être soumis à des mesures

34
de surveillance plus étroites […] pourra être astreint à résider dans un des
centres dont la désignation sera faite par décret […] » [4].

Rieucros sera l’unique « Centre spécial de rassemblement » effectivement


construit avant guerre, dans le but « de former les convois pouvant être re-
flués sur des destinations extérieures, dès que les circonstances le permet-
tront » [5]. Comme les dispositifs contemporains, il a donc pour objet la
gestion d’un expulsé inexpulsable, en excès au sein de l’Etat, et dont l’exis-
tence doit être provisoirement fixée, assignée à un espace puisqu’il s’agit de
regrouper, et pour une durée indéterminée, puisqu’il s’agit d’organiser l’at-
tente. Comme on va le voir, cette double dimension spatio-temporelle de la
saisie du corps de l’étranger est capitale dans le déploiement complexe du
pouvoir au sein du camp. C’est sur cette base que se matérialisera la sur-
veillance dont il doit faire l’objet.

Le camp de Rieucros – quatorze bâtiments placés sous l’autorité du préfet


de la Lozère et surveillés par la gendarmerie locale – est donc moins le
théâtre d’une violence extrême qu’un espace de gestion de l’attente et de la
vie des détenus. La dégradation de la personne y est réelle, mais exercée par
la configuration même des lieux de manière impersonnelle et insidieuse.
Elle tient d’abord dans la rigueur de cette existence même que l’on s’at-
tache à entretenir – altitude, dureté du climat, problèmes de ravitaillement.
Maintenus hors de l’espace public, sur un flanc de montagne nettement sé-
paré de la ville de Mende en contrebas, les internés sont également dépossé-
dés de leurs rôles sociaux, arrachés à leurs activités et aux familles qu’ils
ont laissées quelque part en France.

Ce mélange de mise au ban, de mortification et d’entretien « humanitaire »


de l’existence n’est pas sans rappeler, là encore, les modes contemporains
de mise à l’écart des étrangers indésirables. Il s’agit bien d’en purger la so-
ciété, mais en même temps de les faire vivre dans la marge même où ils
sont consignés. Cette prise en charge factuelle de la vie de l’interné dans sa
double dimension spatio-temporelle ne se matérialise pas seulement par la
mise à l’écart. Elle s’incarne également dans leur surveillance quotidienne,
à travers un agencement de pouvoir particulièrement mouvant et complexe.
Le travail de surveillance y est chaque fois confié à une série d’objets, de
locaux et de procédures qui déclinent le « regard policier » en plusieurs

35
formes de contrôle s’ajoutant les unes aux autres. Rieucros devient un lieu
idéal d’observation des différentes modulations du pouvoir que permettent
les techniques de surveillance de l’époque.

Ce que les archives de Rieucros laissent apparaître, c’est un camp para-


doxalement peu propice à la surveillance. On n’y trouve ni mirador, ni
contrôle policier immédiat. De même, le camp paraît singulièrement ouvert
sur cet espace public dont il est en même temps retranché. Isolé sur une
crête, Rieucros n’en est pas moins proche de Mende ; et son fonctionnement
ordinaire doit se comprendre en relation avec la ville, avec laquelle les
échanges sont quotidiens. Les déplacements des internés en ville pour vi-
sites, et dans les villages et villes moyennes alentours pour le travail, trans-
paraissent ainsi chaque semaine à travers les rapports du directeur du camp.

Une mise à l’écart sans réclusion

La mise à l’écart n’est donc pas synonyme de réclusion et admet les permis-
sions de sortie quotidiennes. Bien plus, on ne trouve pas à cette époque
d’enceinte barbelée à Rieucros : le règlement interne évoque seulement
l’existence d’une « zone d’évolution » délimitée par des « balises », à ne
pas franchir sous peine de sanctions pénales. Le camp même est évoqué
comme un « domaine ». Comment une telle extension dans l’espace peut-
elle s’accommoder de la logique première du camp, celle de la sur-
veillance ?

On s’en doute, la mobilité réelle des internés est en même temps condition-
née. La coercition ne disparaît donc pas avec l’ouverture du camp ; mais
passe par d’autres réceptacles et objets qui assurent le travail de sur-
veillance sous d’autres formes, dont aucune n’est équivalente aux autres.
Toutes déclinent cependant le même rapport complexe à la durée et à la spa-
tialisation des corps.

Le premier de ces « opérateurs » de la surveillance est le « carnet de visas »


distribué aux internés. Il faut rappeler ici que Rieucros n’est, à l’origine,
rien d’autre qu’une version de l’assignation à résidence prévue par le dé-
cret-loi du 2 mai 1938, sur la base de laquelle l’internement est institué par
le décret du 12 novembre. Chaque nouvel interné est donc muni d’un carnet

36
anthropométrique (également appelé carnet de visas) identique à celui qui
est remis aux assignés, avec le domaine du camp pour lieu d’assignation.
Ce « lieu » demeurant vague dans sa délimitation géographique, le carnet
contribue précisément à lui donner une réalité tangible et contraignante. A
travers la logique de l’assignation à résidence, l’usage dynamique de l’ob-
jet- « papier » donne une traduction matérielle à la saisie étroite de l’admi-
nistration sur les déplacements et finalement sur la vie même de l’assigné,
fournissant une première clé de la singulière ouverture de Rieucros.

Le carnet est un outil particulièrement adapté à la fixation durable de


l’étranger sur un territoire par la multiplicité d’événements dont il conserve
la trace et dont il matérialise l’effet. Il reproduit ainsi la teneur de la déci-
sion juridique prescrivant l’assignation dans ce qu’elle emporte de plus im-
médiatement concret et spatialement coercitif, définissant la limite géogra-
phique autorisée pour les déplacements, et imposant à l’étranger de se pré-
senter chaque semaine aux autorités qui constateront sa présence par le visa
apposé sur le document.

Procès-verbal permanent, le carnet enregistre donc les effets de la condam-


nation à mesure même qu’il les produit dans la durée, et sanctionne chaque
semaine non pas des actes, mais le simple fait de vivre en un temps et en un
lieu. En « repliant » ces données spatio-temporelles, le document « léga-
lise » en continu l’espace et le temps d’assignation passés.

L’attribution du carnet à l’étranger a donc pour effet une « saisie » intégrale,


avant même qu’il agisse, de la simple extension spatiale et temporelle de
son existence. La contrainte induite par ce constant va et vient de la réalité
de la vie à la sphère « administrative » n’est qu’intensifiée par la possibilité
permanente d’un simple contrôle d’identité sur la voie publique. D’un bout
à l’autre pourtant, la contrainte agit à distance. Pour citer Deleuze, c’est un
« pouvoir-contrôle » qui se déploie alors, dont la logique se soucie de la
seule position spatiale de l’individu.

Assignation à résidence ou contrainte à distance

Les gardiens de Rieucros utilisent largement cette « technologie » de l’assi-


gnation à résidence. Le camp introduit pourtant dans cette surveillance à

37
géométrie, à formes et à opérateurs variables une nuance supplémentaire.
L’isolement du camp et son ouverture paradoxale se combinent alors à la lo-
gique du carnet de visas pour produire un agencement propre du pouvoir, ir-
réductible aux précédents, et qui doit être une fois de plus envisagé dans
son déploiement dynamique.

La délimitation de la « zone d’évolution » limite du camp n’équivaut appa-


remment qu’à un resserrement géographique du quadrillage territorial. Ce
faisant, le camp concentre et intensifie pourtant la contrainte. Il autorise une
surveillance directe et physique de la situation spatiale des internés, au sens
où le surveillant et le surveillé sont placés ici dans un contact potentielle-
ment immédiat et permanent. La pratique de cette relation de surveillance
directe demeure pourtant facultative, et modulable : elle permet avant tout
de jouer sur le caractère plus ou moins distancié du contrôle. C’est ce jeu
qui constitue la spécificité du camp, et qui trace en dynamique ses véri-
tables limites géographiques.

Il y a ainsi deux grandes manières d’articuler la surveillance à Rieucros. En


temps normal, nous avons déjà indiqué que les internés bénéficient d’une
paradoxale mobilité, qui correspond moins à une disparition qu’à une « dis-
sémination » de la surveillance. Mais ce qui distingue l’internement de l’as-
signation à résidence, c’est que le mouvement inverse est possible. Dans les
périodes « sensibles », la crainte de troubles dans la ville de Mende pro-
voque ainsi la consignation des détenus dans l’enceinte du camp, et le
contrôle direct de leur présence par de fréquents appels. La surveillance ha-
bituellement étendue du camp semble alors se rétracter sur elle-même ; et
deux arènes distinctes se mettent à exister : d’une part, l’intérieur de la zone
d’évolution, dans lequel s’exerce une surveillance directe, d’autre part, l’ex-
térieur ici résumé à la ville.

Le jeu d’extension/rétraction du camp permet à ses gardiens d’organiser un


rapport souple entre ces deux espaces (les internés se déplaçant habituelle-
ment de l’un à l’autre), tout en les cloisonnant en cas de nécessité. Et c’est
également à travers le déploiement dynamique de ce « jeu » que le camp se
met à exister réellement comme « lieu d’enfermement ». La spécificité du
dispositif « camp », c’est alors d’offrir le lieu-pivot à partir duquel le pou-

38
voir du regard policier peut au gré des événements s’étirer ou au contraire
se restreindre.

Rieucros, c’est donc un usage : celui du lien entre le carnet de visas, les per-
missions de sortie, les balises délimitant la zone d’évolution, les appels no-
minaux – c’est à dire entre des instruments et des procédures dont l’interac-
tion explique la souplesse et l’efficacité de l’internement.

Ceci ne signifie pas pour autant que d’autres modulations du pouvoir ne


soient pas également présentes dans la logique de fonctionnement du camp.
Ainsi, dans l’exemple précédent, la volonté d’éviter les troubles de la part
des retenus, relève d’un impératif nettement disciplinaire. Mais pour éviter
le désordre ou le comportement non docile, il n’est nul besoin du carcéral
ou du dressage des corps : le camp fournit un espace de confinement idéal,
et le contrôle des déplacements suffit à s’assurer que les détenus sont bien
mis à l’écart.

Une impossible définition

La spécificité de ce contrôle souple est réaffirmée par l’échec de la direc-


tion du camp à substituer aux opérateurs de cette surveillance à distance et à
géométrie variable, des instruments de coercition et un type de pouvoir rele-
vant au contraire de l’arène carcérale. Ainsi, lorsqu’en mai 1939, le préfet
de Lozère prend une série de mesures répressives à l’encontre des détenus,
le recours à la surveillance directe et permanente et surtout aux menottes est
stigmatisé dans une lettre de protestation adressée par un groupe d’internés
au préfet [6]. Dans ce cas, en effet, la souplesse du contrôle à distance se
trouve déjouée, et ses opérateurs habituels supplantés par ceux de la logique
carcérale [7].

La protestation des détenus souligne, en négatif, l’unique manière « accep-


table » de maintenir la discipline au camp : la retraduire dans les termes du
contrôle à distance et du jeu d’extension/rétraction de la surveillance. Le
camp apparaît donc plus que jamais comme un champ de forces enchevê-
trées, qu’aucune définition ne semble pouvoir fixer. Comme pôle et comme
foyer policier, il est une sorte « d’échangeur », disponible pour la retraduc-

39
tion et la redistribution des différentes modulations du pouvoir les unes
dans les autres.

Dans l’ensemble des « camps », on trouvera donc le motif de la mise au


ban – mise à l’écart de sujets au statut juridique dégradé. Mais, au-delà de
ce fond commun, leur diversité historique paraît cependant irréductible à
une essence, un paradigme, ou une définition univoque. En tant que disposi-
tif de pouvoir, chaque camp est le carrefour de différentes modulations et de
différentes manières d’articuler le rapport surveillant/surveillé. Carnets,
tampons et menottes sont autant d’objets qui se font alors les catalyseurs de
ce rapport de forces et mettent chaque fois en forme, en dynamique, une
nouvelle configuration du pouvoir.

Pas plus que ces éléments, le camp n’est donc fixé irrémédiablement dans
un mode d’exercice de la contrainte. Pour chaque agencement particulier, il
faut en effet préciser la manière dont le pouvoir est organisé. L’analyse des
dispositifs contemporains – du centre de rétention au camp de réfugiés –
n’en apparaît que plus riche, et plus urgente. ?

Migreurop : un réseau contre l’« Europe des camps »

De nombreux militants pour le droit des étrangers ont vu dans la mé-


diatisation du camp de Sangatte, au cours de l’année 2000, une magis-
trale illustration de l’absurdité des politiques migratoires européennes.
Les effets des entraves à la circulation des personnes et du refus d’ac-
cueillir les migrants et les réfugiés éclataient au grand jour. D’ordinaire
invisibles car dispersés tout le long des frontières ou cantonnés dans des
lieux tenus cachés, ils devenaient soudain visibles de par leur concen-
tration dans ce seul (non)-lieu où ils étaient tolérés.
Très vite, il est apparu que le camp de Sangatte, loin d’être une excep-
tion, n’était qu’un rouage dans les mécanismes d’une Europe prati-
quant à grande échelle la mise à l’écart des étrangers. Le besoin de par-
tager réflexions et expériences a conduit à l’organisation, en no-
vembre 2000, d’un séminaire sur l’« Europe des camps » au Forum so-
cial européen (FSE) de Florence. C’est alors qu’est né Migreurop, ré-
seau européen de militants et chercheurs dont l’objectif est de faire
connaître la généralisation de l’enfermement des étrangers dépourvus

40
de titre de séjour et la multiplication des camps, dispositif au cœur de
la politique migratoire de l’Union européenne.
Le travail du réseau s’articule autour de quatre axes :

1. Rassembler des informations sur une réalité difficile à saisir, du


fait d’une certaine volonté de dissimulation, mais aussi de l’échelle
géographique du phénomène (les camps au sud du Maroc sont ain-
si un effet collatéral des politiques de partenariat privilégié de ce
pays avec l’Union européenne).
2. Nommer une réalité multiforme qui ne saurait se réduire à l’image
classique du camp entouré de barbelés. Un camp, au sens où l’en-
tend Migreurop, peut éventuellement être un processus et non un
espace physique : la mise à l’écart et le regroupement des étran-
gers ne se traduit pas simplement par la création de centres fer-
més. L’« Europe des camps » c’est l’ensemble des dispositifs qui
constituent des points d’interruption forcée dans des itinéraires
migratoires. Empêcher des personnes de passer une frontière,
d’entrer sur un territoire, les assigner à « résidence », soit légale-
ment, soit par harcèlement policier, les enfermer pour s’assurer de
la possibilité de les renvoyer, les emprisonner pour les punir d’être
passées, telles peuvent être, parmi d’autres, les multiples formes de
cette « Europe des camps ». Aujourd’hui, le camp policier peut
aussi apparaître déguisé sous les habits de la nécessité humani-
taire : malgré un discours officiel compassionnel et euphémisant ,
il ne s’agit pourtant que de l’envers d’une même politique euro-
péenne de mise à l’écart des étrangers.
3. Faire connaître l’« Europe des camps » et les mobilisations qui s’y
opposent en utilisant tous les moyens de diffusion à notre disposi-
tion. Du séminaire scientifique aux photos d’artistes, de l’article au
site internet, l’ensemble des medias doit être utilisé afin que per-
sonne n’ignore que le « grand enfermement » et le « grand éloigne-
ment » des étrangers sont une réalité dans l’Union européenne ac-
tuelle.
4. Agir à l’échelle européenne pour mobiliser contre l’« Europe des
camps » en favorisant les échanges entre des groupes aux pra-
tiques et objectifs multiples, mais qui peuvent ponctuellement agir
ensemble ou côte à côte.

41
Contacts :
Pierre-Arnaud Perrouty (MRAX, Bel
gique) : 00 32- (0) 2-209 62 59
pa.perrouty@mrax.be
Caroline Intrand (Cimade, France) :
00 33- (0) 1 44 18 72 65
caroline.intrand@cimade.org
Site Migreurop hébergé sur :
http://pajol.eu.org
Adresse :
Migreurop, c/o GISTI, 3 villa Marcès,
75011 PARIS- France.

Notes

[1]
Problème posé notamment par l’analyse de G. Agamben, malgré sa
profondeur indéniable.
[2]
Décret du 21 janvier 1939, J.O. du 4 février 1939.
[3]
Décret-loi du 2 mai 1938 J.O. du 3 mai 1938 ; décret-loi du 12 no-
vembre 1938, J.O. du 13 novembre 1938.
[4]
Décret-loi du 12 novembre 1938, article 25.
[5]
Instruction du 10 novembre 1938, Le ministre de l’intérieur à mes-
sieurs les préfets des Basses Alpes, Corse, Gers, Haute-Marne, Orne,
AD Lozère, 2 W 2805.
[6]
Lettre du 16 mai 1939. AD Lozère, 2 W 2805.
[7]
Trait qui rappelle, là encore, la dérive carcérale de la gestion contem-
poraine des centres de rétention.

42
Cohabiter à Sangatte — Marc Bernardot, Isabelle
Deguines
Le centre d’accueil de Sangatte a fait l’objet de nombreuses polémiques
entre son ouverture en 1999 et sa fermeture en 2003. Il a été au centre des
débats sur les différentes politiques d’asile en Europe et les nouveaux cir-
cuits migratoires des réfugiés. L’implication d’associations et d’ONG dans
sa gestion a suscité de multiples analyses et prises de position. Une produc-
tion considérable d’articles, d’émissions de télévision et de radio s’est déve-
loppée pendant toute cette période.

Néanmoins un aspect a été moins abordé que les autres. Il s’agit des réac-
tions provoquées par la présence du centre et son hyper médiatisation dans
la population locale. Il semble que, par certains aspects, l’attitude des habi-
tants s’apparente au dorénavant classique « phénomène Nimby » (Not in my
backyard – Pas dans ma cour) qui caractérise bien souvent les refus, de la
part de riverains, de l’implantation de structures industrielles ou sociales
susceptibles de générer des nuisances. Mais elle apparaît aussi originale par
l’ampleur et la nature des réactions socioculturelles engendrées par le fonc-
tionnement du centre. A partir d’entretiens réalisés avec des habitants de
Sangatte, il est possible de chercher à mettre à jour l’évolution et les élé-
ments structurants de cette réaction.

Nous pouvons d’abord faire l’hypothèse que ces bouleversements ont « ré-
veillé » un passé de Sangatte largement oublié mais réactivé par l’irruption
événementielle du centre d’accueil. Ensuite, la combinaison de l’interven-
tion de l’État (la Direction de la population et des migrations, en particu-
lier), des organisations impliquées dans le fonctionnement du centre (HCR,
Croix-Rouge, Eurotunnel, SNCF, etc.) et des médias a sans doute créé un
contexte favorable à l’apparition de rumeurs et de fausses informations gé-
nérant, à leur tour, un phénomène de rejet du centre de la part des habitants.
Enfin, leurs réactions, notamment avec le collectif villageois opposé au
centre, témoignent du refus d’une identification locale stigmatisante.

Sangatte est une station balnéaire peuplée d’environ huit cents habitants. Le
village fut longtemps habité essentiellement par des agriculteurs aisés et, à

43
certaines périodes de l’année, par des propriétaires de résidences secon-
daires. C’est un village cossu, riche de sa plage de plusieurs kilomètres qui
en fait un lieu de villégiature réputé. Les habitants sont fiers de leur Tunnel.
Mais, depuis les années 1870, Sangatte a été réuni administrativement avec
la commune voisine de Blériot, plus peuplée et longtemps dénigrée parce
que composée de baraques d’ouvriers et de bars à marins. Et, progressive-
ment, la seconde a pris le pas sur la première. Cette réunion a été vécue
comme une dépréciation, et laisse des souvenirs amers du prestige local
passé de Sangatte. Même si la mairie principale y est restée implantée, le
véritable centre administratif de la commune réunie est Blériot.

Un passé oublié ?

Au delà de cette fusion avec une commune populaire, c’est toute la mé-
moire collective du village de Sangatte qui paraît remise en question. Les
archives communales ont été laissées à l’abandon et sont incomplètes. Les
habitants de Sangatte auraient-ils quelque chose à oublier ? On peut se le
demander car, même s’il n’y a pas été fait mention dans les entretiens avec
les habitants ni dans les très nombreux articles portant sur son centre main-
tenant célèbre, Sangatte a déjà accueilli un camp, nazi celui-là, en 1942. La
mémoire des riverains est particulièrement gommeuse pour ce type d’évé-
nements.

Car le cas de Sangatte n’est pas exceptionnel. Les communes des côtes pi-
cardes et du nord, comme d’autres, ont accueilli de nombreux camps de tra-
vail forcé pour les besoins de l’organisation Todt chargée, à partir de
mai 1942, d’ériger le mur de l’Atlantique. Des Juifs, belges et français no-
tamment, seront traqués, envoyés dans des camps d’internement et utilisés
comme main-d’œuvre forcée. Une douzaine de camps internant plus
de 3 000 personnes au total existèrent durant l’année 1942 entre Calais et
Abbeville, à Sangatte, Ferques, Samer, Boulogne-sur-Mer et à Dannes. Ce
dernier camp paraît avoir été le plus important de tous. En effet, il avait
sous son autorité de nombreux camps secondaires situés à Condette, Harde-
lot, Camiers, Etaples, Le Touquet, Fort-Mahon et Merlimont. La plupart de
ces internés seront déportés à Auschwitz [1].

44
Ce rappel ne vise en rien à incriminer les habitants de la région pour leur
comportement pendant la seconde guerre mondiale. Les témoignages d’aide
aux internés de la part des riverains existent. L’implantation de ces camps
allemands a été imposée et, contrairement à ceux gérés par les autorités
françaises, seules des entreprises allemandes (entreprise Rosetzky de Stutt-
gart pour Sangatte) employaient les internés à des travaux de construction
de routes et de blockhaus (ces derniers ont servi encore récemment d’abris
aux réfugiés).

Mais à Sangatte comme à Fort Mahon ou ailleurs, où nous avons interrogé


des habitants, rien ni personne ne rappelle ces événements. A notre connais-
sance, seule la mairie du village de Dannes est en mesure de diffuser
quelques informations à ce sujet. On ne peut néanmoins s’empêcher de pen-
ser que l’implantation du centre de la Croix-Rouge sur le même front de
mer, en face de la ferme qui a servi de camp nazi, a contribué à faire resur-
gir fantômes et blessures. Car c’est bien de blessures narcissiques qu’ont es-
sentiellement souffert les Sangattois durant la période d’ouverture et d’hy-
permédiatisation du centre.

Il semble que, lorsque le centre a été ouvert, peu d’habitants en aient eu


réellement connaissance. La nouvelle n’a été connue que lentement en rai-
son de l’absence d’information préalable des habitants et du peu de visibili-
té du centre, situé à l’extérieur du village dans un hangar préexistant. Les
habitants rencontrés expliquent le sentiment compassionnel éprouvé dans
les premiers temps par rapport aux premiers usagers kosovars du centre à
l’instar du reste de la population française. Il faut se rappeler le mouvement
de générosité exprimé en France à l’époque par les propositions d’accueil
dans des familles. Le peu d’informations disponibles, l’absence de contact
direct avec les réfugiés et surtout le sentiment d’une occupation éphémère
du centre (équipé de tentes et de préfabriqués) le temps de répondre à la
« tristesse et la misère de ces familles », tout concourt à donner aux Sangat-
tois l’impression que cette solution est provisoire.

Cette perception va se transformer sous l’influence de deux phénomènes, la


sécurisation progressive et l’hypermédiatisation du centre, configuration qui
va s’avérer particulièrement favorable à l’apparition de rumeurs entrelacées.
En effet, la sécurisation du centre a fonctionné à la fois comme un révéla-

45
teur brutal et un déformateur de l’existence des réfugiés dans l’environne-
ment immédiat du village.

Une hyper-médiatisation

Dans les premiers temps de son existence, le centre est très peu surveillé.
Mais les intrusions fréquentes de réfugiés dans les sites d’Eurotunnel, de la
SNCF et du port de Calais ont entraîné, de la part de ces opérateurs, des tra-
vaux rendant de plus en plus périlleux et difficile le passage vers l’Angle-
terre.

S’enclenche alors un cercle vicieux. Une des conséquences directes de la


sécurisation est l’augmentation de la durée de séjour des réfugiés dans le
centre d’hébergement et d’accueil d’urgence humanitaire (CHAUH), ce qui
y accroît la population et la tension. Les pouvoirs publics en concluent qu’il
est nécessaire de sécuriser le centre lui-même, et que cette intervention soit
visible pour rassurer les riverains. C’est en fait le contraire qui se produit.
Ce processus de fermeture fait apparaître le centre aux yeux des riverains et
renforce les rumeurs et les représentations négatives des habitants. Pire, ce-
la accrédite l’idée que quelque chose leur est caché.

L’autre aspect du phénomène Sangatte tient à l’ampleur de la médiatisation.


L’impact des médias est connu dans les processus de construction de la ru-
meur et des rejets par les riverains, notamment dans le cas de l’implantation
d’un établissement « à risque ». Lorsqu’un centre surveillé pour adolescents
est prévu dans une commune rurale, seuls quelques articles de la presse na-
tionale évoquent cette situation. Le nom de la commune n’est pas mémorisé
par l’opinion et il ne se transforme pas en symbole de la politique judiciaire
nationale.

Sangatte, en revanche, est devenu éponyme de l’existence de « camps » en


Europe et de la transformation des politiques d’asile et d’immigration à
l’échelle de la planète. Même si le théâtre des événements, en particulier le
tunnel sous la Manche, peut avoir contribué à la célébrité du site, le traite-
ment médiatique, tant presse que radio et télévision, a été exceptionnel. Des
centaines d’articles de presse locale, régionale et nationale ont été publiés
entre 1999 et 2002. Le journal local Nord-Littoral a mis plusieurs journa-

46
listes sur ce thème, répercutant et analysant les moindres faits divers relayés
ensuite dans les médias nationaux.

Nous ne cherchons pas ici à expliquer les causes de cette surmédiatisation,


mais plutôt à interpréter son impact sur la conscience collective des Sangat-
tois. Car le fait que le nom de leur village soit associé, à cette échelle, à
l’idée scandaleuse de « camp » a été déterminant dans la perception et le re-
jet du centre de la Croix-Rouge. Chaque conversation et chaque information
sont venues amplifier l’importance conférée au centre et accréditer les ru-
meurs. Chaque fait divers a donné corps aux fantasmes et aux stéréotypes
les plus éculés concernant les étrangers.

Les entretiens conduits avec les habitants de Sangatte se caractérisent


presque tous par leurs imprécisions et des contradictions. Les témoins ren-
contrés peinent à dater les événements, même récents, qu’ils mobilisent
dans leurs raisonnements, et ils font régulièrement des confusions dans la
chronologie. Lorsqu’ils donnent néanmoins des exemples, c’est à la troi-
sième personne, car eux-mêmes en ont été rarement témoins directs et ils
reconnaissent se faire l’écho d’anecdotes colportées dans les conversations
entre voisins et membres de la famille. Les dénominations globalisantes et
changeantes prêtées aux réfugiés, (familles de réfugiés ou immigrants clan-
destins) favorisent aussi ces clichés. Même lorsque l’interlocuteur apporte
des démentis précis aux allégations des enquêtés, ces derniers doutent, per-
suadés que quelque chose leur a été caché.

Si, dans les entretiens, les premiers temps du centre sont associés aux no-
tions de migration et d’asile, les termes se modifient, dénotant une percep-
tion de plus en plus négative des réfugiés (mafia et clandestinité). Les
« bons Kosovars » en famille laissent place à des « Afghans voyous » avec
un effet de masse de jeunes hommes.

A la méconnaissance s’est substituée l’idée d’une cohabitation dérangeante


et d’un sentiment d’insécurité croissant. Les Sangattois commencent à se
sentir « envahis » et dépossédés de leur village. Les registres de l’attroupe-
ment et de la déprédation supplantent ceux de la compassion et du secours.
Plusieurs témoins rapportent le mouvement de repli et d’enfermement des
habitants sur leur sphère privée. Les anecdotes les plus fantaisistes viennent

47
renchérir sur les réflexes de protection. « Les enfants ne sortent plus seuls
dans la rue », « les marcheurs prennent leur voiture ».

Rumeurs

Il faut dire qu’il se raconte que des réfugiés se baignent nus sur la plage,
que l’un d’entre eux y aurait importuné une femme enceinte, rendant im-
possible les promenades familiales. Les étrangers attentent au joyau de San-
gatte, sa plage. Puis les rumeurs se font plus lourdes. « Il y aurait un réseau
de prostitution autour du centre ». Des réfugiés seraient porteurs de mala-
dies contagieuses et des Sangattoises auraient donné naissance à des enfants
« métis ». A ces élucubrations sexuelles s’ajoute une politisation des dis-
cours contre l’action de l’État. Les pouvoirs publics favoriseraient la créa-
tion d’autres centres à proximité…

Le rejet du centre se concrétise avec la création d’un collectif villageois de-


mandant sa fermeture. Il fait suite à des demandes identiques de la part
d’organismes comme Eurotunnel. Ce collectif va connaître un vrai succès
régional, intervenant directement dans l’actualité, par des déclarations, des
distributions de tracts. Il pèse dans la vie politique locale et appelle effica-
cement au boycott du référendum du 25 septembre 2000. Mais c’est surtout
les comportements isolés qui apparaissent originaux. Nous avons évoqué
les rumeurs et cette attitude des villageois qui désertent l’espace public.
D’autres attitudes sont encore plus paradoxales.

Si, dans les premiers temps de l’ouverture du CHAUH, la circulation des


réfugiés avait été limitée, l’accroissement de sa taille génère à nouveau des
allées et venues fréquentes dans les champs cultivés jouxtant l’entrée du
tunnel. Les réfugiés se retrouvent dans certains endroits particuliers de San-
gatte, notamment sur la place du village. La boulangerie devient un lieu très
fréquenté. Cet afflux de consommateurs est jalousé et décrié à la fois. Il en
est de même pour les chauffeurs de taxi. Les cabines téléphoniques sont très
utilisées par les réfugiés. Ces dernières vont donner lieu à un étrange retour-
nement d’attitude. Elles sont en effet dégradées mais non pas par leurs nou-
veaux utilisateurs privilégiés mais, de notoriété publique, par des Sangat-
tois, ulcérés de voir ce mobilier urbain « occupé par des étrangers ». Il en va
de même de l’arrêt de bus. Le collectif réclame que cet arrêt et les cabines

48
soient déplacés pour ne pas provoquer d’attroupement et installés à toute
proximité du Centre, militant ainsi pour son équipement ! Finalement le
collectif a gain de cause puisque sa revendication principale de fermeture
du CHAUH sera satisfaite après les accords Sarkozy-Blunkett. Mais, si les
personnes rencontrées ont confié leur soulagement à l’annonce de cette dé-
cision, c’est en usant d’arguments humanitaires pour en expliquer la moti-
vation.

Le petit village paisible du bord de plage a-t-il retrouvé sa quiétude ? Cela


n’est pas si certain. Les dissensions dans la population sur l’attitude vis-à-
vis du centre et des réfugiés, révélées par l’activité du collectif, n’ont pas
été aplanies. D’autant plus que les réfugiés sont toujours présents et visibles
dans le Calaisis et le Boulonnais aux endroits occupés avant l’ouverture du
centre. Certains élus dénoncent parfois le risque, pour leur commune, de de-
venir un « Sangatte-bis ». En termes d’identification locale, Sangatte restera
encore un temps associé au drame des réfugiés avant de retrouver l’anony-
mat.

Comme en témoignent les nombreuses photographies de réfugiés prises ces


dernières années aux alentours du centre, les fantômes risquent de hanter les
dunes encore longtemps. ?

Notes

[1]
Delmaire, D., Les camps des juifs dans le nord de la France (1942-
1944), dans Memor, n° 8, oct. 1989, Bruxelles).

49
Bricolages administratifs — Marie Hénocq
Le Pas-de-Calais n’est assurément pas le département français où le droit
des étrangers est le mieux appliqué. Certes, dans un premier temps, cette
non application de la loi a été favorable aux migrants qui traversaient l’Eu-
rope, du Sud vers le Nord, pour venir tenter de franchir la Manche aux alen-
tours de Calais. Étant donné l’ampleur des désordres dans leurs pays d’ori-
gine, les autorités françaises se sont longtemps refusées à sanctionner le sé-
jour irrégulier par des arrêtés de reconduite à la frontière, ces actes devant
nécessairement fixer un pays de destination de retour. C’est ainsi que, alors
même qu’ils n’entamaient aucune démarche pour tenter de régulariser leur
situation sur le sol français, les exilés transitant par le Pas-de-Calais ont
joui, pendant plusieurs années, d’une « immunité administrative ».

Dès son arrivée au gouvernement, l’actuel ministre de l’intérieur, Nicolas


Sarkozy, a voulu mettre fin à cette situation de non droit : les lois de la Ré-
publique devaient s’appliquer à Sangatte. « Les ressortissants concernés
sont en situation irrégulière sur le territoire français dès lors qu’ils refusent
de demander l’asile » [1]. Faut-il rappeler que le gouvernement précédent
avait soigneusement entretenu les fausses idées sur le caractère plus attractif
du statut du demandeur d’asile en Grande-Bretagne en bloquant toute infor-
mation sur l’accès au statut en France ?

Dès lors qu’il était déclaré que le droit devait revenir dans le Pas-de-Calais,
des procédures pour le moins surprenantes sont apparues. Dans Calais et
tout autour du centre de Sangatte, le déploiement de forces de police est de-
venu impressionnant. Chaque jour, des étrangers se faisaient interpeller en
nombre, l’issue de ces interpellations étant totalement aléatoire. Invariable-
ment, les personnes interpellées étaient emmenées en garde à vue au com-
missariat de police de Coquelles. Les locaux du commissariat étant com-
muns avec ceux du centre de rétention administrative de l’époque, la confu-
sion était grande dans les rues de Calais où l’on disait : « ils ont été emme-
nés en rétention ». En réalité, les étrangers interpellés autour de Sangatte
après la fermeture du centre n’ont jamais été placés dans le centre de réten-
tion. À la sortie de leur garde à vue, ils se sont vu remettre soit un arrêté de
reconduite à la frontière, soit un « sauf-conduit », soit encore une invitation

50
à quitter le territoire. Or, aucun de ces trois actes n’aurait dû s’appliquer à la
situation.

L’arrêté de reconduite à la frontière, comme son nom l’indique, est une me-
sure d’éloignement forcé du territoire français. Mais la préfecture du Pas-
de-Calais n’ayant pas l’intention de renvoyer hors de France les étrangers
interpellés, la notification de tels arrêtés n’a généralement pas été suivie
d’un placement en rétention administrative.

Un sauf-conduit illégal

Le sauf-conduit, quant à lui, est en principe remis aux étrangers qui, à l’en-
trée sur le territoire, sont placés en zone d’attente et dont le maintien n’est
pas prolongé. Certains de ceux délivrés jusqu’à ces derniers mois dans le
Pas-de-Calais comportent la mention : « ne doit pas se trouver à 60 km du
littoral dans les 48 heures suivant la notification ». Cette interdiction par-
tielle du territoire renforce le caractère illégal de ces documents. La men-
tion n’est pas anodine car certains étrangers interpellés à nouveau dans la
zone « interdite » se voient par la suite retirer le fameux document en garde
à vue et notifier en lieu et place un arrêté de reconduite à la frontière. L’ar-
rêté précise, dans ses motifs, que l’étranger démontre, par sa présence dans
la zone indiquée, sa volonté de se rendre en Grande-Bretagne et renonce
ainsi à sa demande de protection par l’État français. On peut dès lors se de-
mander si cette zone (les 60 km du littoral) appartient toujours au territoire
français ou si elle est considérée de fait comme faisant partie de l’Angle-
terre. Le juge administratif a annulé à plusieurs reprises des arrêtés de re-
conduite à la frontière ainsi motivés.

L’invitation à quitter le territoire, enfin, est prévue par la législation comme


une mesure accompagnant une décision préfectorale de refus de séjour suite
à une demande de titre. Elle a une durée d’un mois. Or, les invitations à
quitter le territoire délivrées autour de Sangatte à l’issue de la garde à vue
ne font suite à aucune procédure de demande d’admission au séjour, et leur
durée, variable, ne dépasse parfois pas quarante-huit heures.

Outre le caractère inadapté de ces différentes mesures, le choix fait par l’ad-
ministration de notifier l’une plus que l’autre manque pour le moins de clar-

51
té. Interrogé l’an passé sur ces pratiques lors d’une rencontre informelle sur
la place de la mairie [2], le sous-préfet de Calais avait apporté quelques élé-
ments d’explication. Il a tout d’abord confirmé que toutes ces notifications
avaient un seul et unique objectif : « signifier officiellement » aux migrants
« non éloignables » qu’ils étaient en situation irrégulière. La désinformation
qui régnait à l’époque autour du centre de Sangatte et qui était soigneuse-
ment entretenue par les passeurs, les avait en effet empêchés de s’en rendre
compte.

Quant au choix entre les différentes mesures, le sous-préfet l’a justifié par le
fait que « seule la procédure de notification d’arrêtés de reconduite à la
frontière garantit la présence d’un interprète ». Il précisait cependant que
l’administration n’avait « jamais eu l’intention d’exécuter ces APRF ».
Mais alors pourquoi ne pas notifier uniquement des invitations à quitter le
territoire qui présentent l’avantage de ne pas être contraignantes ? « [La
sous-préfecture] le fait parfois, quand il n’y a pas de traducteur dispo-
nible »… Le souci d’une information officielle des étrangers sur leur situa-
tion montrait donc vite ses limites, et seule est évidente la dimension dis-
suasive de ces mesures.

A l’issue des gardes à vue, dans les mois qui ont suivi la fermeture du
centre, nombre d’étrangers ont raconté qu’ils avaient été remis en liberté à
plusieurs kilomètres du commissariat, hors de Calais, à Saint-Omer ou
ailleurs. Mais ils revenaient à Sangatte à pied et, sur le chemin, déchiraient
indistinctement arrêté de reconduite à la frontière, sauf-conduit ou invita-
tion à quitter le territoire…

Décisions administratives déchirées, absence de documents d’identité, iden-


tités déclarées multiples, retour à pied après un éloignement forcé de la
zone trop proche du littoral… les services de police ont cherché comment
« identifier » les migrants autour de Sangatte, une fois le centre fermé, pour
savoir combien ils étaient, et éviter les interpellations répétitives.

Marquage indélébile

Une pratique pour le moins choquante est alors apparue durant plusieurs
mois : au cours de la garde à vue, les étrangers étaient « marqués » d’un nu-

52
méro à même la peau au moyen d’un feutre indélébile, ou encore il leur
était remis un bracelet portant le numéro de la mesure notifiée. Si, par la
suite, ils étaient à nouveau interpellés, ils montraient à la police leur avant-
bras ou leur bracelet pour éviter une nouvelle garde à vue… Ces
« marques » ne les protégeaient pas, en revanche, contre les interventions
policières pour « disperser » les groupes de personnes aux abords de Ca-
lais : plusieurs étrangers témoignent qu’alors qu’ils étaient en train de se ré-
chauffer, ils ont été « embarqués » et emmenés hors de la ville.

L’accès à la procédure de demande d’asile restant quasiment lettre morte


dans le département [3], un dispositif artisanal a vu le jour le 15 no-
vembre 2002 : suite à la fermeture du centre de Sangatte, un « comité de pi-
lotage » s’est réuni à la mairie de Calais, composé du sous-préfet de Bou-
logne (le sous-préfet de Calais qui suit la question était excusé), du maire de
Calais et de quelques représentants d’associations membres du collectif
Csur choisis par la sous-préfecture. Les associations ont rappelé la nécessité
de rendre possible le dépôt des demandes d’asile à la sous-préfecture de Ca-
lais. C’est pourtant un tout autre dispositif qui leur a été présenté. Un auto-
car mis à disposition par l’État se trouverait sur la place de la mairie de Ca-
lais tous les jours entre 14 et 18 heures. Il aurait vocation à emmener en fin
de journée les étrangers décidés à déposer une demande d’asile en France,
ainsi que ceux qui désiraient être hébergés sans demander l’asile, dans des
centres d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) quelque part sur le terri-
toire français. Les agents de la police aux frontières, pour leur part, inter-
viendraient pour établir des « documents de type sauf-conduit » et abroger
les anciens arrêtés de reconduite à la frontière hébergement à des personnes
qui dorment le plus souvent dehors ressemble à un chantage à la demande
d’asile. Les intéressés ne savent d’ailleurs pas où se trouve ce fameux hé-
bergement qu’on leur propose. Bien entendu, la préfecture compétente pour
enregistrer la demande d’asile est celle du département du lieu d’héberge-
ment. Violant le principe selon lequel une demande d’asile doit être déposée
auprès de la préfecture la plus proche du lieu où l’étranger manifeste sa vo-
lonté, ce dispositif organise la délocalisation des demandes d’asile. Il a sur-
tout permis de contribuer à prendre, en cas d’interpellation, « un arrêté pré-
fectoral de reconduite à la frontière et une décision de maintien en rétention
administrative » (une nouveauté puisque, comme on l’a vu, autour de San-
gatte ces étrangers « non éloignables » ne passaient jamais en rétention).

53
Les personnes retenues devaient ensuite être « réparties » par la police aux
frontières dans les centres de rétention de la « totalité du territoire métropo-
litain ». Enfin, il appartenait à ce même préfet de veiller « à ce que la pré-
fecture dont relève le centre de rétention dans lequel l’étranger [était] rete-
nu » soit en mesure d’assigner de ces candidats. À côté de l’autocar, les as-
sociations seraient en charge d’informer les étrangers sur ce système. Elles
seraient destinataires chaque jour de la liste des endroits où avaient été em-
menés les étrangers. Parallèlement serait (enfin ?) distribué un document of-
ficiel informatif sur les procédures légales d’asile en France.

L’administration était donc prête à faire beaucoup mais pas à faciliter le dé-
pôt des demandes d’asile dans le département. Proposer un l’éparpillement
des migrants que l’on ne veut plus voir dans le Pas-de-Calais.

Il est intéressant de noter au passage que la police, à Paris et sans doute


ailleurs, dit à certains exilés que s’ils veulent être hébergés, ils n’ont qu’à
aller à Calais, d’où on les enverra dans un foyer quelque part en France !

Tous ces « signaux forts » n’ont pas suffi à inciter les candidats au passage
en Angleterre à quitter la région. Le ministère a pris, le 13 décembre 2002,
deux télégrammes : l’un adressé au préfet du Pas-de-Calais, l’autre à l’en-
semble des préfets et au préfet de police, tous deux intitulés « Eloignement
des étrangers en séjour irrégulier non éloignables (sic) présents aux abords
de Sangatte » (voir ci-dessus).

Au préfet du Pas-de-Calais, le ministre de l’intérieur demandait de ces der-


niers à résidence dans leur département « dans les plus brefs délais et de
toute façon avant l’expiration des 48 premières heures ».

Aux préfets du reste du territoire, le ministre précisait que les arrêtés d’assi-
gnation à résidence devaient donner « l’adresse d’un lieu d’accueil adapté
(CHRS notamment) afin que puisse être pris en charge chacun des aspects
de la situation de l’étranger (sanitaire, social, juridique) ». Il terminait ain-
si : « le but de ces assignations à résidence étant de différer l’organisation
matérielle de la reconduite jusqu’à ce qu’elle soit formellement possible ».

Des assignations à résidence qui ont parfois eu un caractère curieux : on a


ainsi vu des étrangers assignés à résider au foyer « la Mie de Pain » à Paris

54
à une date postérieure à la fermeture de ce lieu, qui n’ouvre que l’hiver !

En dernier recours, donc, la rétention administrative, mesure de privation de


liberté légalement prévue pour le temps strictement nécessaire à l’éloigne-
ment d’un étranger, a été utilisée pour vider le Pas-de-Calais des étrangers
indésirables. Il s’agit d’un véritable détournement de procédure [4] orches-
tré depuis le ministère de l’intérieur puisque les arrêtés de placement en ré-
tention pris par le préfet d’Arras n’ont pas pour but d’organiser le départ
d’étrangers « non éloignables ».

D’une manière générale, les personnes placées en rétention le sont générale-


ment à proximité de la préfecture qui a prononcé la mesure d’éloignement.
Mais, aucun texte ne fixant de règle pour la répartition géographique des
étrangers dans les lieux de rétention, on a pu voir, entre le 13 et le 19 dé-
cembre 2002 par exemple, une cinquantaine de Kurdes irakiens interpellés
dans le Pas-de-Calais transiter dans cinq centres de rétention de la région
parisienne avant d’être envoyés dans des foyers à Paris, Nanterre, Carrières-
sous-Poissy, Saint-Germain en Laye, Mantes-la-Jolie, Le Bourget, la Ro-
chette où des places avaient miraculeusement été trouvées.

Tous ont été assignés à résidence par les préfectures de Versailles, Nanterre,
Bobigny, Melun et la préfecture de police de Paris dans ces communes
moins de 48 heures après la notification de la décision de placement en ré-
tention, conformément à la lettre du télégramme ministériel. Certains ne
sont même pas restés une heure au centre de rétention de Vincennes. A la
mi-janvier 2003, ce sont environ 150 « étrangers en séjour irrégulier non
éloignables » qui ont été ainsi assignés à résidence.

Pourquoi un tel empressement ? Si les quarante-huit premières heures de ré-


tention administrative sont prononcées par le préfet, le juge des libertés et
de la détention, garant des libertés individuelles, intervient à l’issue de cette
période pour vérifier le bien-fondé de la privation de liberté. La ficelle étant
un peu grosse, le ministère craignait l’annulation de la procédure par le juge
judiciaire ou, à tout le moins, le refus de prolongation de la rétention et
donc le retour dans la nature de ces migrants si soigneusement éloignés de
Calais. Alors qu’assignés à résidence par l’administration avant cette au-
dience, ils risquaient une peine de prison en cas de non respect de l’interdic-
tion qui leur était faite de sortir de leur nouveau département d’accueil.

55
Pour deux d’entre eux, d’ailleurs, cette menace n’est pas restée virtuelle :
revenus à Calais et à nouveau interpellés, ils ont été condamnés à trois mois
de prison ferme [5].

Le dispositif, qui a mobilisé l’ensemble des préfectures du territoire, n’en a


pas pour autant réglé le sort des intéressés : assignés à résidence pour une
durée illimitée, ils ne se sont pas vu accorder d’autorisation de travailler.

Le centre de Sangatte fermé, les procédures de dissuasion n’ont pas toutes


cessé, et des réfugiés continuent de traverser l’Europe entière pour passer
cette frontière « infranchissable ». ?

L’attente quotidienne dans le camp de Sangatte

L’attente quotidienne dans le camp de Sangatte

Notes

[1]
Réponse du ministre de l’intérieur à la présidente du Gisti en date
du 27 novembre 2002
[2]
Visite à Calais les 15 et 16 novembre 2002 dans le cadre de perma-
nences inter-associatives d’information des migrants qui se tenaient
dans un camion installé sur la place de la mairie.
[3]
Des témoignages de résidents du centre de Sangatte concordent : ils
ont formulé une demande d’asile auprès des autorités françaises lors
d’interpellations et n’ont jamais eu de nouvelles par la suite ; leurs de-
mandes n’ont simplement pas été enregistrées. Pour les demandes
spontanées à la préfecture, un problème de taille n’a jamais été réglé :
la préfecture territorialement compétente est celle d’Arras, à plus de
cent kilomètres de Calais ; les étrangers n’ont pas de moyen de trans-
port pour s’y rendre ; les autorités ont toujours refusé de reconnaître
cette compétence à la sous-préfecture de Calais alors que rien ne s’y
opposait légalement.
[4]

56
Voir Le Monde du 21 décembre 2002
[5]
Voir Libération du 14 janvier 2003

57
De Sangatte à Satragne — Violaine Carrère
« Les trottoirs sont-ils l’avenir des demandeurs d’asile ? ». La question est
arborée sur la banderole, les tracts, les affiches du Collectif d’Afghans, de
Kurdes irakiens et d’Iraniens vivant à la rue aux abords du square Alban-
Satragne, dans le Xe arrondissement de Paris.

Plusieurs milliers d’autres demandeurs d’asile en France pourraient formu-


ler la même question, tant est profonde la crise de l’accueil des demandeurs
d’asile en France. Il manque environ 15 000 places d’hébergement dans le
dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile, et cette pénurie
concerne tout particulièrement les places dans les centres spécialisés (CA-
DA) [1]. De plus en plus de demandeurs d’asile se retrouvent de fait héber-
gés dans des hôtels (8 500 en 2002, dont 4 500 à Paris), où ils sont privés de
tout accompagnement social et juridique. Malgré cela, peut-être devraient-
ils s’estimer chanceux par comparaison avec ceux qui, comme les exilés de
Satragne, à Lyon, à Bordeaux ou ailleurs encore, dorment à la belle étoile.

Cette pénurie ne relève nullement d’un accident de parcours [2]. Ce que les
entraves à la liberté de circulation des persécutés ne parviennent pas à réus-
sir autant qu’on le voudrait, la misère matérielle l’accomplit. Il est possible
de l’imaginer au seul regard des chiffres de l’hébergement des demandeurs
d’asile ; l’histoire du « Collectif de soutien aux exilés du Xe arrondissement
de Paris » l’illustre de façon éclatante, et montre comment fonctionnent ces
mécanismes d’exclusion.

Les quelque 100 à 200 exilés du square Alban-Satragne qui vivent à la rue
non loin de la gare du Nord à Paris, dormant dans ce parc ou dans d’autres
du quartier, dans des impasses ou des parkings, sont les « descendants di-
rects » des réfugiés qui transitaient par Sangatte : ils sont apparus là au mo-
ment où le camp venait de disparaître. À l’époque où le groupe s’est consti-
tué, beaucoup d’entre eux avaient été refoulés de Calais et, aujourd’hui en-
core, arrivent régulièrement dans ce quartier de Paris des exilés chassés du
Calaisis ou ayant échoué dans une énième tentative de se rendre en Angle-
terre.

58
La fermeture du camp de Sangatte n’a rien résolu parce que ce n’est évi-
demment pas son ouverture qui avait attiré les dizaines de milliers d’étran-
gers qui ont transité à Calais, mouvement qui d’ailleurs avait commencé
bien avant que ne soit décidée la création du camp [3]. En rayant de la carte
le camp de Sangatte, devenu un monument de visibilité pour ce qu’on vou-
lait cacher, le gouvernement a mécaniquement renvoyé les exilés à la situa-
tion antérieure au camp. Mais, pour que ce retour à la case de départ ne
saute pas immédiatement aux yeux, il s’est efforcé et s’efforce aujourd’hui
encore – avec un succès relatif [4] – de les disperser hors du Calaisis, d’une
part par un quadrillage policier extrêmement dense [5], d’autre part en obli-
geant ceux qui désirent demander l’asile à accepter un hébergement hors du
Pas-de-Calais.

Même si, au fur et à mesure que le temps passe, les nouveaux arrivants
perdent progressivement la mémoire de Sangatte, ils s’inscrivent néanmoins
dans la même « filiation ». Car le camp n’a pas seulement hébergé des
étrangers qui entendaient y faire une étape volontaire avant d’aller en An-
gleterre. Il a aussi servi d’exutoire à toutes les polices d’Europe – à com-
mencer par la française – qui ne savaient comment se débarrasser d’étran-
gers issus de pays en crise et à la recherche du premier havre de paix venu.
Les passeurs professionnels ne sont pas seuls à organiser des « filières » de
migration ; la police aiguillait des exilés vers Sangatte lorsque Sangatte
existait, elle les aiguille vers le quartier de la gare du Nord aujourd’hui.

En mars 2003, les premiers contacts se sont établis entre des militants fran-
çais [6] et les exilés qui avaient commencé à se regrouper là vers le mois de
janvier. Et, très vite, les effets de la même conjonction d’informations et de
désinformation qu’à Sangatte sont apparus. Dans les premiers temps de
l’histoire du collectif, tous ou presque disaient vouloir se rendre en Angle-
terre. C’est ce que proclament le plus souvent les nouveaux qui, chaque se-
maine, arrivent dans le Xe. Comment, disent-ils, solliciter l’asile dans un
pays qui nous impose de vivre à la rue ? Et de raconter qu’en Grande-Bre-
tagne – ou en Suède, en Norvège – les conditions d’accueil de leurs compa-
triotes sont bien meilleures. Difficile de savoir s’ils le croient vraiment ou
non ; ils ne traitent pas de menteurs les soutiens du Collectif quand ils leur
parlent des réalités de l’accueil Outre-Manche. On dirait bien plutôt qu’ils

59
ne peuvent se résoudre à croire qu’il n’y a pas, plus loin, un pays qui les ac-
cueille vraiment, enfin…

Comme au Kurdistan

Parmi les exilés du square Alban-Satragne avec lesquels prennent


contact, en mars 2003, des militants parisiens, il y a un jeune Kurde
d’Irak que l’on remarque parce qu’il se débrouille assez bien en fran-
çais. Comme les autres, il vit à la rue par un temps froid et pluvieux. A
la différence de ses compagnons d’infortune, il a déjà sollicité l’asile. De
façon à être plus efficacement assisté par le Collectif de soutien qui se
met en place, le jeune homme permet d’établir un contact avec ses amis
français qui l’ont initialement aidé en province.
Un beau jour de juin, le jeune kurde profite du déplacement d’un mili-
tant de ce Collectif pour rendre une brève visite à ces amis. Ils habitent
en pleine campagne à quelques centaines de kilomètres de Paris dans
une vieille demeure merveilleusement restaurée. Le jeune kurde y re-
çoit un véritable accueil familial. On évoque les cours de français qui
lui ont été payés, la mobylette et le téléphone portable qu’on lui avait
achetés, les ruches installées pour lui à proximité du parc parce qu’il
aime les abeilles. Il s’est remémoré ce passé récent avec une authen-
tique reconnaissance.
De toute évidence, ses bienfaiteurs voudraient, pour leur part, com-
prendre pourquoi, un soir, il n’est pas rentré de ses cours de français,
pourquoi plusieurs semaines après ils l’ont entendu, penaud, leur an-
noncer par téléphone qu’il se trouvait à Paris et qu’il y resterait contre
vents et marées malgré les conditions de vie difficiles d’un sans-domi-
cile fixe.
A l’heure d’un verre sur la pelouse du parc, la question l’a fait réfléchir
un instant. Puis il a tendu le bras, montré le paysage où se pavanaient
des paons, et finit par dire : « Mais il n’y a rien ici. C’est comme au Kur-
distan ». Deux jours plus tard, il rentrait à Paris.
J-P.A.

En tout cas, l’expérience du Collectif a, sur cet aspect, la force d’une dé-
monstration magistrale : dès lors que certains d’entre eux ont pu être conve-
nablement hébergés et que tous ont bénéficié d’informations sur les procé-

60
dures et sur les taux de reconnaissance – pourtant maigres – de la qualité de
réfugié en France, beaucoup d’entre eux ont demandé l’asile et chaque se-
maine d’autres continuent à le faire. On se prend à songer à ce qui se serait
produit s’il en avait été de même à Sangatte – où il y a eu moins de 200 de-
mandes d’asile pour 63 000 exilés ! – si les pouvoirs publics et la Croix-
Rouge n’avaient, par leur silence, constamment abandonné aux passeurs le
soin de renseigner à leur manière les étrangers hébergés.

À Satragne comme à Sangatte, l’affichage de l’indifférence et de l’hostilité


de la France amplifié par l’absence de tout effort d’information, qui laisse
libre cours à l’influence des « mafias » tant vilipendées par les pouvoirs pu-
blics, constitue une véritable politique de dissuasion à demeurer sur place,
et d’incitation à poursuivre la route en direction des voisins européens.
D’un côté, on prétend harmoniser l’asile dans l’Union ; de l’autre, on se re-
file entre partenaires les demandeurs d’asile potentiels, tout en plaçant par-
fois des policiers sur leur chemin quand l’hypocrisie devient si manifeste
que les voisins s’en aperçoivent.

Du coup, on aboutit à faire sortir ces exilés du champ du droit d’asile, et


donc des obligations qui sont celles des États signataires de la Convention
de Genève. Soit par le jeu des accords de Dublin, qui rendent responsables
du traitement de la demande d’asile le premier pays par lequel le deman-
deur est entré dans l’espace Schengen, soit simplement parce qu’on décou-
rage les postulants en ne leur manifestant aucun signe d’accueil.

En France, privés d’hébergement, qu’ils aient ou non demandé l’asile, pri-


vés de droit au travail, ces exilés, qui sont encore indécis sur leur destina-
tion finale, sont également de fait privés de toute aide, en dehors des ré-
seaux caritatifs (soupes populaires, hébergement d’urgence pour SDF, accès
aux soins grâce à Médecins du Monde, etc.). Ils le sont d’autant que l’accès
au statut de demandeur d’asile est lui-même rendu plus qu’hasardeux du fait
de la situation déplorable dans les services des étrangers de la plupart des
préfectures, là où doit se faire normalement la première démarche adminis-
trative pour demander l’asile. À Paris, on ne laisse arriver jusqu’aux gui-
chets que 30 à 40 personnes par jour, pour 150 ou 200 personnes qui at-
tendent chaque matin, dont une bonne part a dormi là depuis la veille.

61
La relégation à l’indigence est particulièrement efficace sur des exilés issus
des classes moyennes. Comme c’était le cas à Sangatte, les exilés de Sa-
tragne – pour l’essentiel des hommes seuls âgés de 20 à 30 ans – appar-
tiennent majoritairement à des couches sociales économiquement plutôt fa-
vorisées. Ils ne supportent pas de vivre comme des sans-domicile fixe ni
d’être assimilés à eux. Beaucoup ont bénéficié d’études au moins secon-
daires. Certains profitent, par exemple, spontanément des équipements in-
formatiques ou linguistiques du Centre Pompidou. D’autres disposent de-
puis longtemps d’une adresse électronique. Tous veulent apprendre d’ur-
gence la langue française. Ils courent avec gourmandise à toute manifesta-
tion spectaculaire dans Paris, sont émerveillés par le quartier de La Défense,
par la Cité des sciences, et même par les libertés individuelles quand elles
ne sont encore qu’un rêve (voir l’encadré « Comme au Kurdistan »).

Leur condamnation à la dégradation sociale explique largement leur errance


indéfinie et l’attractivité, pour certains d’entre eux, d’une Angleterre ou
d’une Europe du Nord mythifiées en dépit de la réalité. Le concours de mal-
traitance à l’encontre des persécutés auquel jouent les pays d’Europe consti-
tue une politique manifestement efficace, à l’échelle de chaque nation, de
dissuasion. Il s’agit là du même processus que celui qui génère, partout en
Europe, des camps. Mais cette mise en camp qui ne dit pas son nom fait
l’économie des murs, des barbelés, et des personnels de surveillance qui
d’ordinaire vont avec les camps.

Le camp dans lequel se trouvent enfermés les exilés du Xe, et « avec » eux
des milliers d’autres, est un camp invisible, sauf pour celui qui le vit. Où
l’on est simplement privé de tout, et l’objet d’un incessant harcèlement po-
licier. Un camp invisible et aussi qui rend invisible, sauf quand le regroupe-
ment d’un peu trop d’exilés, voire l’intérêt de « voisins », oblige à remar-
quer le phénomène…

Cette mise en camps-là a une efficacité limitée. Si elle réussit souvent à en-
voyer les exilés toujours plus loin, elle n’a que peu de chances d’atteindre
l’objectif que d’aucuns, sans doute, lui assignent : freiner les velléités de
départ des pays d’origine. Car, aux persécutions plus ou moins grandes qui
expliquent ou justifient les demandes d’asile des exilés en provenance de
pays de ce type, s’ajoute une fréquente fascination pour la modernité, dont

62
l’importance paraît assez nouvelle. Les jeunes du square Alban-Satragne
veulent vivre selon le modèle occidental dont les télévisions du monde en-
tier vantent les vertus : ils ne veulent plus des mariages arrangés par leurs
familles, plus du pouvoir arbitraire d’autorités locales héréditaires, plus de
la fixité sociale garantie par la tradition.

Ni les ouvertures ni les fermetures de tous les Sangatte du monde, pas plus
que le durcissement des politiques de l’asile ne risquent de tarir l’envie de
vivre des exilés de demain. ?

Notes

[1]
CADA : Centre d’accueil pour demandeurs d’asile. Le dispositif natio-
nal d’accueil (DNA) prévoit, outre les places en CADA, d’autres
formes d’hébergement : AUDA (accueil d’urgence pour demandeurs
d’asile), CPH (centre provisoire d’hébergement), hôtels.
[2]
« Un rapport de l’inspection des affaires sociales (IGAS) préconise
une réforme complète de la politique d’asile en France », Le Monde,
28 février 2002.
[3]
Voir, dans ce numéro, l’article p. 4.
[4]
Le Collectif de soutien d1urgence aux réfugiés (CSUR) de Calais lan-
çait encore, le 13 septembre 2003, un appel à l’aide en faveur de plus
de 200 migrants – dont des femmes et des enfants – irakiens, afghans,
soudanais, roumains, algériens, en errance dans le Calaisis. Pour tout
contacts, l’association La belle étoile, 18, rue Dampierre, 62100, Ca-
lais, et csur62@free.fr.
[5]
Voir, danscenuméro, l’articlep.29.
[6]
Le « Collectif de soutien des exilés du Xe arrondissement de Paris » a
été créé en mars 2003. Il rassemble, aux côtés des exilés eux-mêmes,
des habitants du quartier, des militants politiques – élus ou non élus –,
et des militants associatifs. Pour tout contact : exiles10@rezo.net.

63
La criminalisation des réfugiés en Austra-
lie — Eva Le Pallec
Historiquement, en Australie, l’immigration a toujours été considérée
comme une immigration de peuplement, faite pour durer. Sauf exceptions,
les migrants n’ont pas été vus comme des migrants temporaires, mais
comme des futurs résidents et des futurs citoyens. L’idée étant que le nou-
veau migrant va faire partie de la communauté et qu’il faut l’aider à s’éta-
blir pour renforcer celle-ci. La conscience et l’affirmation que l’immigra-
tion est nécessaire et qu’elle répond à un besoin de construction de la com-
munauté, de protection du groupe et de sa perpétuation, s’est aiguisée après
la Seconde guerre mondiale. Il est ainsi impensable, même à l’heure ac-
tuelle, de revendiquer une immigration zéro ou une politique de fermeture
des frontières.

L’histoire de l’immigration australienne est spécifique. Commencée avec


une colonisation et la non reconnaissance des premiers habitants abori-
gènes, elle s’est poursuivie avec la White Australia Policy, politique instau-
rée en 1901 par The Immigration Restriction Act qui visait à éliminer les
migrants non Européens, voire non anglophones, notamment à travers un
test de langue. Dès lors, si l’immigration est la base de la construction de la
société, elle est aussi la source d’un conflit majeur, de l’affirmation qu’il
faut tracer une frontière entre soi (Britanniques et Irlandais) et les autres,
mais qu’il faut, dans le même temps, s’ouvrir, accueillir d’autres migrants
(d’abord les Européens du sud, puis ceux d’Asie centrale et de l’Asie dans
son ensemble) pour croître et diminuer son isolement. Ainsi, si La White
Australia Policy s’est effritée progressivement face à cette nécessité, elle
n’a été officiellement abolie qu’en 1973.

Si l’on regarde de plus près l’évolution de la société australienne, on


constate que le nombre de personnes nées à l’étranger résidant en Australie
aujourd’hui équivaut à celui de 1901 soit 20 à 22 % de la population totale
(selon le recensement de 1996). Cependant, la composition de la société et
de ses nouveaux membres s’est diversifiée au cours du siècle. Si le premier
pays d’émigration est toujours le Royaume-Uni, ses émigrés ne représen-

64
taient plus, en 1996, que 27 % du total des migrants alors qu’ils
étaient 58 % en 1901. Après la Seconde guerre mondiale, la part des mi-
grants originaires d’Europe du sud et de l’est n’a cessé d’augmenter, de
même que, à partir du début des années 80, celle des migrants originaires
d’Asie.

Si l’immigration apparaît donc comme stable et régulière comparée à l’aug-


mentation démographique globale de la population, elle a été, ces dernières
années, désignée comme une menace. Cette menace s’est incarnée dans les
demandeurs d’asile, ces migrants qui seraient illégaux, qui refuseraient de
respecter la procédure, et qui arriveraient en masse par bateaux.

Qui accepte-t-on ?

Qu’en est-il de cette arrivée en masse ? [1] Même si, comparativement à


d’autres pays, l’Australie est loin d’accueillir un nombre significatif de ré-
fugiés, une augmentation sensible des arrivées « irrégulières » s’est effecti-
vement produite de 1999 à 2001 [2]. L’Australie pourrait donc considérer
que, comme les autres pays, elle prend sa part de réfugiés et que leur
nombre varie suivant la situation politique internationale. Mais, malgré la
situation géopolitique, la suspicion contre ces individus accusés d’être de
« faux réfugiés » est forte. Au-delà de la question de leur nombre (combien
sont-ils ? combien peut-on en accueillir ?), considérée comme politique-
ment correcte et somme toute d’apparence rationnelle, c’est la question du
« qui » qui se cache (qui veut-on ? qui accepte-t-on parmi nous ?). L’Aus-
tralie multiculturelle, libérale et sociale des années 70-80 et dont le dernier
premier ministre travailliste Paul Keating avait affirmé l’ancrage en Asie,
cède alors la place à une vision conservatrice, voire raciste, d’une Australie
blanche telle que la définissait la White Australia Policy. En effet, en no-
vembre 2001, John Howard, chef du Liberal Party a obtenu un troisième
mandat de premier ministre. Exploitant les événements du 11 septembre, il
a orienté toute sa campagne électorale sur la question de la sécurité en en
faisant une question identitaire qui ne pouvait se résoudre que par le
contrôle des frontières. Lors de la crise du Tampa [3] et de ses réfugiés, ce
programme politique s’est traduit par une phrase : « Nous déciderons qui
entrera en Australie et dans quelles circonstances ». L’amalgame est deve-
nu courant entre terroristes et demandeurs d’asile, désignés comme des

65
hors-la-loi, des menteurs, accusés notamment de jeter leurs enfants par-des-
sus bord [4].

L’argument électoral a porté mais, au-delà, John Howard proposait une


adhésion à une idéologie, à une vision de la société fondée sur l’exclusion
d’une certaine catégorie de personnes et mise en pratique dans la politique
d’immigration du gouvernement. Cette campagne, qui accusait des réfugiés
principalement en provenance du Moyen-Orient, a développé progressive-
ment, dans une partie de la société, un sentiment de peur envers l’Islam et le
Moyen-Orient, sentiment qui s’est renforcé après la retransmission de l’at-
tentat de Bali et la justification par le gouvernement de l’intervention armée
en Irak.

La réalité pratique du discours de John Howard, appliqué avec zèle par le


ministre de l’immigration Philip Ruddock, ce sont des camps d’interne-
ment, appelés officiellement Immigration Reception and processing centre.
Hommes, femmes, enfants arrivés par mer ou par air, sans visa préalable, et
qui justement désirent faire une demande de permis de séjour (pour la majo-
rité une demande d’asile) sont directement placés en centre de détention
pour une durée illimitée jusqu’au traitement de leur demande de visa (pro-
cédures d’appel comprises). En novembre 2001, 2 098 personnes, dont
400 enfants, étaient détenues dans des centres éloignés et 486, dont 153 en-
fants, en centres urbains. La durée de détention varie de six mois à plus de
deux ans.

En plein désert

Ce système de détention provisoire mis en place par le gouvernement tra-


vailliste en 1994 et géré alors par des fonctionnaires délégués du ministère
s’est radicalement renforcé sous le gouvernement libéral. Depuis fin 1997,
les centres sont gérés par une compagnie de services pénitentiaires privée,
l’Australasian Correctional Management (ACM), filiale de la compagnie
américaine Wackenhut, et sont désormais situés à l’écart de toute vie ur-
baine. Le tristement célèbre centre de Woomera, construit en 1999, est situé
en plein désert, à 595 km au nord d’Adelaïde. Une politique nommée Paci-
fic Solution a permis de conclure des accords avec les gouvernements de ré-
publiques appauvries du Pacifique, l’île de Nauru et la Papouasie Nouvelle-

66
Guinée. En échange de rétributions financières, des centres de détention ont
été ouverts sur leur territoire de telle sorte que les bateaux approchant le
continent australien ne puissent pas atteindre ses côtes et soient systémati-
quement détournés sur d’autres îles [5].

L’accès des média aux centres est on ne peut plus restreint mais de nom-
breux rapports nationaux et internationaux émanant d’organismes habilités,
d’associations et dernièrement d’une commission d’enquête sur la détention
des enfants ont détaillé les conditions de vie dans les divers centres et les
conséquences de l’enfermement pour les personnes. Les centres de déten-
tion, des baraques au toit de tôle, sont entourés de barbelés. Les personnes y
sont logées dans des dortoirs. Ce sont la plupart du temps des constructions
de type temporaire qui n’ont pas été prévues pour un long séjour. La capaci-
té d’accueil était au départ très insuffisante, et certains centres n’avaient pas
d’accès à l’eau chaude.

Depuis 1997, le gouvernement a amélioré les conditions d’accueil mais la


surpopulation est courante. Les centres sont divisés en zones relatives à la
progression de la situation administrative de la personne. Il existe une zone
dite de « séparation » (separation detention) dans laquelle les personnes
sans papiers qui viennent d’arriver doivent séjourner pour subir un contrôle
médical et attendre que leur identité soit vérifiée. Selon les organisations
des droits de l’homme, cette zone de séparation empêche les nouveaux arri-
vants d’apprendre des autres détenus leur droit à faire une demande d’asile
(protection visa) et à demander une assistance juridique. Une zone d’isole-
ment ou des cellules isolées d’observation sont prévues en cas de problèmes
de comportement. Le dernier rapport de la commission australienne des
droits de l’homme critiquait l’absence de procédure rigoureuse concernant
cette pratique.

Certains centres permettent des sorties temporaires pour les adultes ou pour
les enfants. Des cours d’anglais sont en général proposés, bien qu’en
nombre insuffisant, et les enfants peuvent parfois suivre un enseignement
primaire. Certains enfants peuvent se rendre à une école locale s’il y a eu un
accord avec celle-ci. Des enfants victimes de violence ont aussi été placés
dans des structures d’accueil extérieures. Ces améliorations sont souvent

67
dues aux pressions des opposants et aux critiques des organisations des
droits de l’homme, mais ne constituent pas une politique générale.

La durée de détention, l’absence d’informations concernant la progression


de leur dossier, l’insuffisance d’interprètes, la coupure avec le monde exté-
rieur, la restriction des communications téléphoniques avec leur famille ou
leurs amis sont les plaintes le plus régulièrement enregistrées. De nom-
breuses réclamations concernent aussi le manque de respect du personnel
d’ACM envers les détenus. L’accès aux soins, particulièrement aux soins
dentaires et psychiques apparaît comme très insuffisant. Une des clauses du
contrat du personnel médical employé par ACM est la non divulgation d’in-
formations sur les centres. Actuellement, un groupe de médecins a entamé
une procédure légale pour lever cette clause.

Des témoignages et des rapports récents dénoncent des dégâts psycholo-


giques importants chez les enfants. Par ailleurs, à la souffrance occasionnée
par l’enfermement s’ajoutent souvent chez les réfugiés des symptômes post-
traumatiques qui ne sont pas pris en charge. L’équilibre psychique futur des
personnes est ainsi mis en danger. L’auto-mutilation, les tentatives de sui-
cide, les dépressions, les troubles du comportement, la somatisation, les pa-
roles et actes de désespoir sont le lot commun des demandeurs d’asile dans
ces centres. Plusieurs grèves de la faim se sont succédé et une tentative de
libération des prisonniers par des militants hostiles à cette politique a eu
lieu en juin 2002 à Woomera. Récemment, en avril 2003, Woomera a été
fermé et les détenus qui restaient ont été transférés dans un autre centre. Le
centre de Woomera reste cependant disponible si besoin était.

Le 19 mai 2003, la chaîne publique ABC a diffusé des images inédites fil-
mées par le personnel d’ACM dans le centre de Woomera, images terribles
montrant des corps automutilés, des personnes sans connaissance, des gré-
vistes de la faim aux lèvres cousues, des personnes se suspendant aux bar-
belés et poussant des hurlements. Le documentaire montrait le service de
soins infirmiers où les gens sont allongés sur des matelas par terre et dans
les couloirs ainsi que la répression de l’émeute qui a fait de nombreux bles-
sés (des centaines selon certains rapports transmis au ministère de l’immi-
gration).

68
Selon d’anciens membres du personnel de ACM, peu de choses sont
connues car le personnel avait ordre de contrôler l’information montrée aux
organisations des droits de l’homme lors de leurs visites. Ils racontent les
conditions d’accueil dramatiques à l’ouverture de Woomera et au moins jus-
qu’en 2000 où la population a atteint 1 500 personnes (plus de deux fois la
capacité d’accueil). Ils relatent comment la compagnie ACM aurait fait du
profit en minimisant tous les coûts, notamment de personnel, en nombre to-
talement insuffisant. Des rapports médicaux mettant en cause la négligence
grave de la direction du centre auraient disparu. Selon les personnes inter-
viewées, la direction générale d’ACM et le ministre de l’immigration
étaient au courant de ce qui se passait. L’une d’entre elles a demandé la no-
mination d’une commission d’enquête impartiale.

Quelque temps plus tard, en juillet 2003, la cour de justice relative au droit
de la famille (the Family Court) a été saisie par des associations et a décrété
illégale la détention illimitée d’enfants dans les centres de détention. Le
gouvernement a fait appel.

Le centre de Woomera est donc vide depuis avril dernier, et la compagnie


ACM en voie de perdre le contrat de management des centres de détention
mis en place par le ministre de l’immigration.

Accusés d’être de faux réfugiés

Pour légitimer l’enfermement de ces personnes et de ces enfants qui de-


mandent l’asile, il a fallu les criminaliser par un discours sans cesse repris.
Selon le ministère de l’immigration, ce sont des gens qui sont liés à des pas-
seurs criminels, qui détournent et abusent du système d’asile pour leurs fins
propres, et enfin qui « prennent des places rares de réinstallation qui, au-
trement, seraient disponibles pour des réfugiés identifiés à l’extérieur
comme étant en grand besoin et pour lesquels cette réinstallation est la
seule solution viable » [6]. En fait, ils sont accusés de n’être pas de vrais ré-
fugiés mais des profiteurs.

Il a fallu d’autre part faire en sorte, par un changement continu de législa-


tion, qu’ils ne soient pas de vrais réfugiés. Entre autres, le 1er octobre 2001,
le Migration Act a été amendé pour « clarifier l’application en Australie de

69
la convention des Nations-Unies relative aux réfugiés » et un cas de juris-
prudence a précisé dans un sens très restrictif cet amendement. De nou-
veaux permis de séjour ont été introduits pour ceux arrivés sans visa dont la
demande d’asile a cependant été acceptée. Ce sont des permis de séjour
temporaire de trois ans (Temporary protection visa, TPV) alors que les réfu-
giés arrivés par le programme du HCR ou légalement sur le territoire aus-
tralien se voient presque automatiquement accorder un permis de séjour
permanent. Les personnes ayant obtenu un TPV voient leurs droits sociaux
considérablement réduits et ne peuvent avoir accès à aucun programme
d’aide à l’installation des migrants financé par le gouvernement (Settlement
Scheme). Les demandeurs d’asile pour lesquels le gouvernement apporte la
preuve que, depuis le départ de leur pays d’origine, ils sont restés au moins
sept jours dans un pays où ils auraient pu demander et obtenir protection ne
pourront jamais faire la demande d’un visa permanent. Enfin, ceux qui ac-
costent sur des îles australiennes mais pas sur le continent se voient refuser
le droit de demander d’asile.

Cette politique laisse planer le doute et la suspicion sur l’identité et le statut


de ces personnes et les stigmatise. Elle permet de respecter en apparence la
règle fondamentale de la convention des Nations-Unies, à savoir le non re-
foulement des réfugiés, tout en la contournant. Donner un visa temporaire,
c’est se donner la possibilité d’une expulsion reportée. Ainsi, 80 % des per-
sonnes secourues en 2001 par le Tampa et déportées sur l’ile de Nauru
avaient été reconnues à l’époque par le HCR comme de vrais réfugiés mais
la procédure ayant tardé, ceux-ci, pour la plupart venus d’Afghanistan ne se
voient plus à présent reconnaître le statut de réfugié, le HCR estimant la si-
tuation de ce pays suffisamment sûre.

La reconnaissance du droit d’asile, du droit à la protection, posé au départ


comme un droit humain fondamental par la communauté internationale et
qui a permis à nombre de personnes depuis 1951 de survivre et de se re-
construire, et sa remise en cause par les pays occidentaux nous invite plus
généralement à réfléchir sur le droit à l’immigration. ?

Notes

[1]

70
En 2001, le continent asiatique compte près de 8,5 millions de réfugiés
ou déplacés. Il est suivi par l’Afrique avec 6,1 millions et l’Europe
avec 5 , 6 millions. Le Pakistan, a lui seul, abrite 2 millions de per-
sonnes, l’Iran 1,9 million et l’Allemagne 976000 alors que l’Australie,
qui a fait face à 19 400 demandes en 2000, a accordé l’asile (perma-
nent et temporaire confondus) à 13 750 personnes en 2000-2001. Voir
UNHCR : Number of asylum applications submitted in 30 industriali-
zed countries 1992-2001
[2]
En juin 1998, 1715 personnes sont arrivées sans visa, en juin 1999,
3027, en juin 2000, 5870. (source : Refugee Council of Australia).
[3]
Le 26 août 2001, un cargo norvégien, le MV Tampa porte secours au
naufrage de 433 personnes, la plupart originaires d’Afghanistan, et se
dirige vers l’île de Christmas Island. Le gouvernement lui refuse la
permission de naviguer dans les eaux australiennes. Il décide aussi que
les personnes à bord et les futurs bateaux non autorisés à accoster, ne
seront pas autorisés à atteindre le continent australien. Malgré cela le
MV Tampa traverse les eaux australiennes jusqu’à l’île Christmas. Le
gouvernement envoie alors un navire militaire pour empêcher le Tam-
pa d’accoster. La situation dégénère rapidement sur le Tampa mais il
faudra attendre le 3 septembre 2001 pour qu’un transfert des personnes
secourues s’effectue du Tampa vers le navire de la Navy australienne.
Ces personnes ont ensuite été dirigées vers l’île de Nauru pour y être
détenues en attendant le traitement de leur demande d’asile. En octobre
de la même année, un bateau transportant 353 demandeurs d’asile, le
Siev-X, a coulé officiellement sans avoir été détecté à temps.
[4]
Le premier ministre a déclaré, de source sûre, photos à l’appui, que les
naufragés jetaient leurs enfants par dessus-bord pour faire pression sur
le gouvernement. La Navy démentira plus tard, les photos ayant été
prises après le naufrage. Dans le même temps, le ministre de la défense
de l’époque, Peter Reith, suggérait qu’il était possible que des terro-
ristes se cachent parmi les passagers.
[5]
Les demandes d’asile sont alors examinées par le HCR et les réfugiés
reconnus comme tels sont répartis sur différents pays : Australie, Nou-

71
velle-Zélande, Canada etc.
[6]
DIMIA, Fact sheet 71 : New measures to Strengthen Border Control.
Le ministère fait ici référence au programme de réinstallation des réfu-
gies du HCR auquel l’Australie participe avec neuf autres pays. Le
gouvernement impose un quota pour la délivrance des visas de protec-
tion (statut de réfugié). Ainsi en 2001-2002, 12 000 personnes maxi-
mum pourront se voir attribuer le statut de réfugié en Australie. Selon
cette logique, si 4000 personnes arrivent directement sur le continent
australien pour demander l’asile, le gouvernement offrira 4000 places
de moins au programme du HCR attribuant des visas aux personnes en
attente dans les camps de réfugiés.

72
Cahier de jurisprudence —
Reconduite à la frontière Pdt du contentieux du C.E.
26/09/2001 ABDERREHIM c/préfet d’Indre-et-Loire

APRF contre une Algérienne et décision fixant l’Algérie comme pays de


destination, confirmée par le conseiller délégué du TA – Annulation du ju-
gement du TA et de la décision préfectorale fixant le pays de destination.

Cet arrêt illustre parfaitement les pratiques habituelles des juridictions ad-
ministratives à l’égard des étrangers frappés d’un arrêté de reconduite à la
frontière dont il apparaît clairement qu’il n’est pas possible de les renvoyer
dans leur pays d’origine sans violer l’article 3 de la CEDH. Dans la plupart
des cas, l’annulation des décisions préfectorales ne porte que sur le volet
concernant le pays de destination, laissant en vigueur l’arrêté de reconduite
et invitant hypocritement l’étranger à se trouver un autre pays d’accueil, ce
qui est pratiquement impossible. En conséquence, l’intéressé risque de ne
pas pouvoir régulariser sa situation et ira rejoindre la cohorte des « sans pa-
piers » fabriqués par l’administration ! A moins d’avoir affaire, comme
dans le cas présent, à un responsable préfectoral intelligent dont la décision
compense heureusement la faiblesse de la décision juridictionnelle :

« Considérant que le moyen tiré de ce que Mlle ABDERREHIM courrait


des risques importants si elle devait retourner en Algérie ne saurait être uti-
lement invoqué à l’appui d’un recours contre l’arrêté attaqué qui n’indique
pas le pays vers lequel l’intéressée devra être reconduite ;... ». Mais
« Considérant qu’il résulte des éléments précis et concordants produits par
Mlle ABDERREHIM devant le juge administratif, dont le préfet n’a pas
contesté la valeur probante, et notamment des documents établissant l’as-
sassinat de son frère le 29 mars 1993 lors d’un attentat terroriste, que Mlle
ABDERREHIM serait personnellement exposée, en cas de retour en Algé-
rie, à des risques graves ; que cette circonstance est de nature à faire léga-
lement obstacle à la reconduite de l’intéressée à destination de son pays
d’origine ;

73
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que Mlle ABDERREHIM
est fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le
conseiller délégué par le président du tribunal administratif d’Orléans a re-
jeté sa demande dirigée contre la décision du 6 septembre 2000 fixant le
pays de destination ;... ». Annulation du jugement du conseiller délégué par
le président du tribunal administratif d’Orléans en tant qu’il rejette les
conclusions de la requête tendant à l’annulation de la décision du préfet
fixant le pays de destination de la reconduite , et annulation de ladite déci-
sion préfectorale.

A la suite de quoi, le préfet d’Indre-et-Loire, en réponse à une demande de


régularisation, a adressé à Mlle ABDERREHIM le courrier suivant :

« Par courrier du 19 octobre 2001, parvenu dans mes services le 23 oc-


tobre 2001, vous avez sollicité la délivrance d’un titre de séjour suite à la
décision en date du 26 septembre 2001 par laquelle le Conseiller d’Etat dé-
légué par le Président de la section du contentieux, a annulé ma décision
du 6 septembre 2000 fixant votre renvoi à destination du pays dont vous
avez la nationalité, à savoir l’Algérie.

Je crois utile de vous préciser que l’exécution de ce jugement qui, par


ailleurs, valide l’arrêté de reconduite pris à votre encontre sur le fondement
de l’article 22-I-3° de l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 modi-
fiée, n’implique pas la délivrance d’un titre de séjour.

Toutefois, conscient des difficultés auxquelles vous pourriez être confron-


tée pour trouver un Etat d’accueil tiers dans lequel vous seriez légalement
admissible, je suis disposé à examiner favorablement une demande d’ad-
mission dérogatoire au séjour dès lors que vous justifierez d’une perspec-
tive d’insertion effective par l’emploi sur le territoire français.

Un récépissé de trois mois vous autorisant à travailler, renouvelable une


fois, vous sera délivré pour vous permettre de rechercher activement un em-
ploi. Sur présentation d’une promesse d’embauche ou d’une proposition de
contrat de travail dont la réalité sera vérifiée par les services de la Direc-
tion départementale du Travail, de l’Emploi et de la Formation Profession-
nelle, un certificat de résidence d’un an comportant la mention « salarié »
pourra vous être délivré... »

74
Référence à rappeler pour avoir copie de l’arrêt :

Plein droit, jurisprudence n° 481

Mariage Président du TGI d’Evry 21/01/2003 Consorts GRA-


CIA-BOULSANE c/maire de Corbeil-Essonnes

Refus de mariage – Absence d’opposition du procureur de la République


après sursis – Assignation en référé contre le maire restée sans effet – In-
jonction au maire de fixer la date du mariage dans la huitaine – Condamna-
tion du maire à payer aux consorts la somme de 400 euros et à supporter les
dépens.

Mlle Martine GRACIA GUILLEN, de nationalité française et M. Dhaou


BOULSANE, ressortissant tunisien, déposent, début septembre 2002, à la
mairie de Corbeil-Essonnes, un dossier de mariage qui est accepté, le ma-
riage étant fixé au 5 octobre 2002. Par courrier, daté du 1er octobre, le maire
de Corbeil indique aux demandeurs qu’il a transmis le dossier au procureur
de la République, qui a le pouvoir soit d’ordonner la célébration du ma-
riage, soit d’y faire opposition, soit d’en ordonner le sursis. En l’espèce, le
procureur décide de surseoir à la célébration jusqu’au 7 novembre 2002 et
précise que passé ce délai et en l’absence d’une décision d’opposition de sa
part, l’officier d’état-civil devra procéder à la célébration du mariage. Aus-
si, par télécopie du 2 décembre 2002, adressée au maire, les consorts solli-
citent-ils la célébration de leur mariage. Demande restée sans suite...

« Attendu que si la télécopie en date du 2 décembre 2002 ne peut être assi-


milée à une mise en demeure ou à une sommation interpellative, il n’en
reste pas moins que l’assignation en référé délivrée le 19 décembre
2002 n’a été suivie d’aucun effet de la part de Monsieur le Maire de COR-
BEIL-ESSONNES, qu’elle mettait pourtant régulièrement l’Officier d’Etat-
Civil en demeure de procéder à la célébration du mariage entre Monsieur
BOULSANE et Mademoiselle GRACIA GUILLEN.

Attendu qu’il est incontestable que le comportement de l’Officier d’Etat-Ci-


vil de CORBEIL-ESSONNES a porté atteinte à une liberté fondamentale, à

75
savoir le droit de contracter mariage garanti par les articles 12 et 14 de la
Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme.

Attendu qu’un tel comportement est manifestement insusceptible de se rat-


tacher à l’exercice d’un pouvoir appartenant à l’Administration et constitue
une voie de fait relevant de l’appréciation du juge des Référés de l’Ordre
judiciaire... »

Injonction au maire de fixer la date de la cérémonie du mariage au plus tard


dans la huitaine qui suivra la signification de l’ordonnance (Etant donné les
déclarations du conseil de la partie défenderesse, il n’apparaît pas néces-
saire de prévoir d’astreinte). Le maire devra payer à chacun des demandeurs
une indemnité provisionnelle de 150 euros à valoir sur la réparation de leur
préjudice moral. En outre, il est condamné à leur verser à l’un et à l’autre la
somme de 400 euros en application de l’article 700 du nouveau code de
procédure civile. C’est également lui qui supportera les dépens.

Référence à rappeler pour avoir copie de l’ordonnance :

Plein droit, jurisprudence n° 482

Refus de titre de commerçant T.A. de Lyon 09/05/2001 BEN-


ZADA c/préfet du Rhône

Refus de délivrance d’un certificat de résidence en qualité de commerçant à


un étudiant algérien, confirmé par le rejet du recours gracieux – Erreur de
droit – Annulation.

O. BENZADA, ressortissant algérien, titulaire d’un titre de séjour « étu-


diant » valable jusqu’au 23 décembre 1999, demande, le 20 juillet 1999, la
délivrance d’un certificat de résidence d’un an portant la mention « com-
merçant », en tant que gérant de la société Trans Trading. Par décision
du 23 août, le préfet du Rhône lui oppose un refus. Refus confirmé par une
seconde décision, en date du 23 février 2000, en réponse à un recours gra-
cieux déposé le 15 octobre 1999.

Dans son jugement du 9 mai 2001, le tribunal administratif de Lyon, saisi


d’une requête en annulation en date du 21 avril 2000, n’annule pas la pre-

76
mière décision du préfet, du fait qu’à l’époque M. BENZADA ne possédait
pas encore son inscription au registre du commerce et des sociétés. Ce qui
n’était plus le cas à la date du refus du recours. Aussi « considérant qu’à la
date de la décision attaquée, le 23 février 2000, il est constant que M. Oth-
mane BENZADA justifiait d’une inscription au registre du commerce et des
sociétés en tant que gérant de la société TRANS TRADING, seule formalité
à laquelle est soumise l’activité commerciale qu’il exerçait ; que, par suite,
en application des stipulations précitées de l’accord franco-algérien du 27
décembre 1968 modifié, le préfet du Rhône ne pouvait légalement refuser à
M. BENZADA la délivrance d’un certificat de résidence en qualité de com-
merçant en se fondant sur sa qualité précédente d’étudiant et l’absence de
relation entre les études qu’il avait accomplies et la profession qu’il souhai-
tait occuper ;... »

Annulation et condamnation de l’Etat à verser à M. BENZADA la somme


de 5 000 F au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein droit, jurisprudence n° 483

Algériens Président du TA de Grenoble 23/12/1999 ABBOU


c/préfet de l’Isère

APRF contre un Algérien, demandeur d’asile débouté, et arrêté complémen-


taire fixant l’Algérie comme pays de destination – Violation de l’article 3 de
la CEDH – Annulation de l’arrêté fixant le pays de destination.

Considérant que « la demande de M. ABBOU tendant à ce que lui soit re-


connue la qualité de réfugié a été rejetée au motif qu’il n’était pas établi
que les menaces et les persécutions alléguées aient été encouragées ou tolé-
rées volontairement par les autorités algériennes ; que ce refus ne fait tou-
tefois pas obstacle à ce que les craintes invoquées par le requérant soient à
nouveau évoquées au tribunal pour être appréciées au regard non de la
convention de Genève mais de l’article 3 de la convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; qu’à cet
égard, le requérant fait valoir qu’exerçant une activité de commerçant de-

77
puis 1988, il a été contraint d’acquitter une somme de 70.000 dinars à un
groupe armé au mois d’août 1998 et a été menacé afin d’effectuer de nou-
veaux versements et que deux de ses employés ont été assassinés au mois
d’août 1998 ; que si aucune des pièces versées au dossier ne permet de cor-
roborer formellement ces allégations, il en ressort toutefois que de nom-
breux assassinats ont été perpétrés dans la région de Chlef où résidait M.
ABBOU et que ceux-ci visaient notamment des commerçants ; que, dans ces
conditions où la sécurité de l’intéressé ne paraît pas pouvoir être assurée,
son retour dans son pays d’origine présente des risques sérieux pour son
intégrité physique et le préfet de l’Isère a entaché sa décision d’une erreur
manifeste d’appréciation en fixant l’Algérie comme pays de destination... »

Annulation de l’arrêté du préfet fixant l’Algérie comme pays de destination.

Plein droit , jurisprudence n° 484

Algériens Président du TA de Besançon 25/05/2000 DAHMANI


c/préfet du Doubs

APRF contre une Algérienne revenue en France, où elle a ses attaches


réelles, avec un simple visa de touriste – Violation de l’article 8 de la
CEDH – Annulation.

Considérant « que Mlle DAHMANI est née en France en 1961 et y a vécu


pendant 24 ans, y effectuant notamment la totalité de ses études ;
qu’en 1985, ses parents ont, eu égard à l’état de santé de sa mère, regagné
l’Algérie, l’emmenant avec eux, en sa qualité de fille aînée, pour qu’elle y
soigne sa mère ; qu’il résulte des observations orales présentées par Mlle
DAHMANI à l’audience du 25 mai 2000 qu’il doit être tenu pour probable
que, jusqu’au décès de sa mère, elle a vécu en Algérie en se consacrant es-
sentiellement aux soins que requérait l’état de santé de celle-ci, sans qu’elle
ait pu, tant en raison de sa culture que des exigences qu’appelaient ces
soins, développer un réseau de liens personnels ; qu’elle ne dispose plus en
Algérie d’aucune famille, à l’exception de son père qui s’est remarié ;
qu’ainsi, Mlle DAHMANI doit être regardée comme établissant que le dé-
cès de sa mère l’a privée de l’essentiel des liens qu’elle avait avec le pays
dont elle a la nationalité, et que sa seule famille est constituée de ses trois

78
frères, restés en France, dont ils ont acquis la nationalité, et avec lesquels
elle est restée en constante relation ;

Considérant qu’il résulte de l’ensemble de ces circonstances que, nonobs-


tant la qualité de célibataire de Mlle DAHMANI et la durée de son séjour
en Algérie, le préfet, en ordonnant, par l’arrêté attaqué, sa reconduite à la
frontière, a porté au droit de l’intéressée au respect de sa vie familiale une
atteinte disproportionnée aux buts en vue desquels le dit arrêté a été pris ;
qu’il a ainsi méconnu les stipulations de l’article 8 de la convention euro-
péenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
qu’il y a donc lieu de l’annuler... »

Plein droit, jurisprudence n° 485

Algériens Président du TA de Grenoble 29/04/1999 DAMECHE


c/préfet de la Drôme

APRF contre une jeune Algérienne qui s’est maintenue sur le territoire
après un refus de séjour et une IQF – Erreur manifeste d’appréciation – An-
nulation.

Considérant que « Mademoiselle Djamila DAMECHE, qui vit en France


depuis 1993, fait état de craintes précises quant aux risques qu’elle cour-
rait en cas de retour en Algérie, où elle a subi des violences et redoute de
faire l’objet de représailles de la part d’un groupe islamiste ; qu’au surplus,
il ressort des pièces du dossier que l’intéressée réside chez son frère, lequel
constitue, avec sa sœur qui habite également en France, sa seule famille,
depuis la séparation de ses parents puis le décès de son père ; qu’ainsi, le
Préfet a commis une erreur manifeste d’appréciation quant aux consé-
quences de cette mesure sur la situation personnelle de Mademoiselle Dja-
mila DAMECHE ; qu’il y a donc lieu d’annuler la décision de reconduite à
la frontière susmentionnée ;... »

Plein droit , jurisprudence n° 486

Reconduite à la frontière Président du TA de Paris 18/12/2002


H. CAMARA c/préfet de police de Paris

79
Arrêté de reconduite à la frontière contre un Mauritanien, demandeur
d’asile débouté, résidant habituellement en France depuis plus de dix
ans - Erreur de droit - Annulation.

« Considérant qu’indépendamment de l’énumération donnée par l’ar-


ticle 25 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 des catégories d’étrangers
qui ne peuvent faire l’objet d’une mesure d’éloignement, qu’il s’agisse d’un
arrêté d’expulsion pris selon la procédure normale ou d’un arrêté de recon-
duite à la frontière, l’autorité administrative ne saurait légalement prendre
une mesure de reconduite à l’encontre d’un étranger que si ce dernier se
trouve en situation irrégulière au regard des règles relatives à l’entrée et au
séjour ; que lorsque la loi prescrit que l’intéressé doit se voir attribuer de
plein droit un titre de séjour, cette circonstance fait obstacle à ce qu’il
puisse légalement être l’objet d’une mesure de reconduite à la frontière ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction que M. Hademou CAMARA est


entré en France en octobre 1989, qu’il a obtenu en décembre 1989 de la
préfecture du Haut-Rhin un récépissé de demandeur d’asile lui permettant
de travailler et a été immatriculé à la sécurité sociale ; qu’en complément
des pièces fournies à la préfecture de police dans le cadre de sa régularisa-
tion, M. CAMARA produit pour les années 1993, 94 et 96 critiquées par
l’administration plusieurs documents, dont un certificat de travail, des ré-
ponses à des demandes d’embauche, des factures ainsi que des relevés sur
son “livret A” postal, qui établissent de façon suffisamment probante sa ré-
sidence habituelle en France depuis plus de 10 ans à la date de la décision
du refus de séjour du 11 septembre 2001 ; que dès lors, le préfet de police
n’a pu légalement prendre à l’encontre de M. CAMARA l’arrêté de recon-
duite à la frontière attaqué sans méconnaître les dispositions susrappelées
du 3° de l’article 12 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée ;
qu’il y a lieu, par suite, d’annuler l’arrêté attaqué du 19 août 2002... »

Plein droit , jurisprudence n° 487

Reconduite à la frontière Président du TA de Paris 19/12/2002


Ramdane T. c/préfet des Hauts-de-Seine

80
Arrêté de reconduite à la frontière contre un Algérien dont l’état de santé
nécessite une prise en charge médicale en France - Erreur de droit - Annula-
tion.

En vertu des dispositions du 8° de l’article 25 de l’ordonnance du 2 no-


vembre 1945 modifiée, ne peut faire l’objet d’une mesure de reconduite à la
frontière l’étranger résidant habituellement en France dont l’état de santé
nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour
lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il ne
puisse effectivement bénéficier d’un traitement approprié dans le pays de
renvoi. Or, « Considérant qu’il résulte des certificats médicaux versés au
dossier que M. Ramdane T... souffrait, à la date de la décision attaquée, de
diverses pathologies : ulcère bulbaire présentant de l’hélicobacter pilori, et
d’une rupture méniscale externe devant être opérée, que l’affirmation du
médecin agréé selon laquelle ces affections ne pouvaient être soignées en
Algérie n’ont pas été sérieusement contredites à l’audience pendant la-
quelle M. Ramdane T... a fait état d’un prochain rendez-vous au service
d’hépato-gastro-entérologie de l’hôpital Saint-Louis ; que, dès lors, M.
Ramdane T... est fondé à soutenir, alors même que le préfet des Hauts-de-
Seine n’avait pas connaissance de la gravité de son état de santé à la date à
laquelle il a pris sa décision, que l’arrêté ordonnant sa reconduite à la
frontière a été pris en méconnaissance des dispositions précitées du 8° de
l’article 25 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ;...

L’arrêté du 2 août 2002 du préfet des Hauts-de-Seine est annulé. »

Plein droit , jurisprudence n° 488

Reconduite à la frontière Président du TA de Paris 24/11/1999


PLOJOVIC c/préfet de police de Paris

APRF contre un Yougoslave, demandeur d’asile débouté, et arrêté complé-


mentaire fixant la Serbie comme pays de destination – Violation de l’ar-
ticle 3 de la CEDH – Annulation de l’arrêté fixant le pays de destination et
condamnation de l’Etat à verser 2 000 F au requérant au titre de l’article L.
8-1 du code des TA et des CAA.

81
Considérant « qu’il n’est pas contesté que M. PLOJOVIC, de confession
musulmane, originaire de Serbie, n’a pas répondu à un ordre de réquisition
des autorités militaires de son pays et a été condamné par un tribunal you-
goslave à 19 mois d’emprisonnement pour activités séparatistes ; que, dans
les circonstances de l’espèce, et alors même que l’Ofpra et la commission
de recours des réfugiés ne lui ont pas reconnu le statut de réfugié politique,
il doit être regardé comme établissant être exposé en cas de retour en Ser-
bie à des risques réels pour sa liberté et sa sécurité personnelle ; que, dès
lors, la décision litigieuse doit être annulée en tant qu’elle fixe la Serbie
comme pays de renvoi de M. PLOJOVIC... »

Annulation de la décision du préfet de police en date du 4 jan-


vier 1999 fixant la Serbie comme pays de renvoi et condamnation de l’Etat
à verser au requérant la somme de 2.000 F au titre des frais exposés par lui
et non compris dans les dépens.

Plein droit , jurisprudence n° 489

Refus de visa C.E. 06/12/2002 AMOUCHE c/commission de re-


cours contre les refus de visa

Rejet implicite de demande de visa long séjour présentée par un conjoint de


Française ; confirmé par un non-lieu à statuer prononcé par la commission
de recours contre les refus de visa – Violation de l’article 8 de la CEDH –
Annulation et condamnation de l’Etat à des dommages et intérêts.

M. AMOUCHE, ressortissant algérien, est régulièrement entré en France en


octobre 1999, muni d’un visa de 30 jours. Il épouse alors à Limoges sa fian-
cée, de nationalité française, qu’il connaît depuis des années par l’intermé-
diaire de leurs familles, originaires de la même région. Il sollicite auprès de
la préfecture de la Haute-Vienne son admission au séjour, qui lui est refusée
par décision du préfet, en date du 7 septembre 2000, aux motifs tirés du dé-
faut de visa long séjour et du caractère récent du mariage. Se conformant à
la légalité et aux indications qui lui étaient données, il retourne en Algérie
pour demander un visa long-séjour. Mais, face aux extrêmes difficultés pour
accéder au consulat et à l’impossibilité d’obtenir un récépissé de la de-
mande, il confirme celle-ci par écrit le 12 novembre 2000. Comme d’usage,

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aucune réponse ne lui est apportée. Une demande d’énonciation des motifs
du rejet implicite, datée du 25 janvier 2001, restait pareillement sans ré-
ponse, ainsi que la demande préalable d’indemnisation, adressée le
28 mars 2001. En conséquence, M. AMOUCHE saisit la commission de re-
cours contre les décisions de refus de visa d’entrée en France, laquelle pro-
nonce, le 17 mai 2001, un non lieu à statuer, considérant, comme les consu-
lats, que les demandes faites par lettres recommandées (ce qui est pourtant,
dans bien des cas, le seul moyen de pouvoir faire une demande de visa !) ne
sont pas valables. M. AMOUCHE en est réduit à déposer, le 18 sep-
tembre 2001, une requête auprès du Conseil d’Etat, qui, dans son arrêt
du 6 décembre 2002, lui donnera enfin raison :

« Considérant qu’il résulte de l’instruction que M. AMOUCHE a présenté


auprès du consul général de France à Alger, le 12 novembre 2000 et
le 25 janvier 2001, des demandes de visas de long séjour sur le territoire
français afin de s’établir auprès de son épouse de nationalité française
avec laquelle il s’était marié en France le 22 février 2000 ; que le consul
général a indiqué à l’intéressé, le 20 avril 2001, qu’il ne trouvait pas trace
de ces demandes ; que, par une décision du 17 mai 2001, la commission de
recours contre les décisions de refus de visa d’entrée en France a prononcé
un non-lieu sur le recours dont M. AMOUCHE l’avait saisie en se fondant
sur les affirmations du consul général ; que si un visa de long séjour a été
délivré à l’intéressé le 5 novembre 2001, postérieurement à l’introduction
de la requête en cours, cette circonstance n’est pas de nature, en l’espèce, à
rendre le pourvoi sans objet ; que, dès lors, les conclusions du ministre des
affaires étrangères tendant à ce que le Conseil d’Etat décide qu’il n’y a pas
lieu de statuer sur ladite requête doivent être rejetées ;

Considérant qu’en refusant la délivrance du visa sollicité, la commission de


recours contre les décisions de refus de visa d’entrée en France a porté une
atteinte disproportionnée au droit de M. AMOUCHE, marié à un ressortis-
sante française, au respect de sa vie privée et familiale ; que, par suite, et
sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens invoqués, les requé-
rants sont fondés à demander l’annulation de la décision du
17 mai 2001 ;... »

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Annulation de la décision de la commission de recours du 17 mai 2001. En
raison du préjudice subi par le refus illégal, l’Etat est condamné à verser
une indemnité de 2000 euros à chacun (sommes qui porteront intérêts à
compter du 28 mars 2001 et les intérêts échus le 4 octobre 2002 seront capi-
talisés pour produire eux-mêmes intérêts). En outre, l’Etat est condamné à
verser à M. et Mme AMOUCHE la somme de 2200 euros en application
des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Référence à rappeler pour avoir copie de l’arrêt :

Plein Droit, jurisprudence n° 490

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