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ISBN : 978-2-13-082668-2

Dépôt légal – 1re édition : 2020, novembre

© Presses Universitaires de France / Humensis, 2020


170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Préface
Dominique Monneron 1

Le présent ouvrage vient clôturer un premier cycle de réflexion éthique


que la fondation Partage & Vie a mené depuis l’automne 2019.
Il est la manifestation du rôle que souhaite jouer notre fondation
d’utilité publique pour nourrir le débat autour des questions du grand âge,
de ce qu’il implique parfois de fragilité, voire de dépendance.
Nous espérons de ce travail collectif qu’il nous permette de mieux faire
face aux défis qui sont ainsi lancés à la face d’une civilisation qui voudrait
ne mettre en valeur que la force, la primauté de l’individu, la jeunesse
éternelle sur papier glacé. Qu’il nous permette de réfléchir ensemble à la
façon d’aborder ces défis avec humanité, souci de l’autre, attention portée
aux risques d’abus de bienveillance ou de domination.
Jeter les pistes d’une amélioration permanente de nos attitudes, de nos
actions, de nos réponses pratiques pour rendre meilleure la vie des plus
fragiles d’entre nous, telle est l’ambition des différentes contributions que
vous trouverez réunies ici.
Le thème de cet premier ouvrage – d’une collection dont la diversité des
situations rencontrées appelle de nouvelles publications à l’avenir – fait le
lien entre la situation de crise sanitaire que nous venons de connaître
pendant trois mois (très précisément pour Partage & Vie du 3 mars, date de
notre première cellule de crise, au 11 mai, jour du début du déconfinement)
et une démarche éthique engagée depuis plusieurs mois au sein de notre
institution.
Il nous est en effet apparu, au moment de rédiger notre projet
stratégique à l’automne de l’année dernière, que nous ne pouvions nous
contenter de nous concentrer sur notre efficacité opérationnelle, sur les
voies et moyens de notre développement ou sur nos ambitions de croissance
ou d’innovation – même si toutes ces préoccupations sont parfaitement
légitimes pour une entreprise d’intérêt général qui accompagne et soigne
tous les jours plus de 10 000 résidents et bénéficiaires de ses services. Car
notre activité implique avant tout des personnes soignées et accompagnées
par des personnes soignantes et accompagnantes.
Et ce lien personnel qui s’établit dès lors a nécessairement une
dimension éthique à laquelle il est indispensable de faire toute sa place pour
que la mécanique des opérations s’anime de l’élan vital sans lequel notre
mission n’a pas de sens.
Pour donner toute sa place à cette réflexion éthique, nous avons
souhaité croiser la contribution d’un cercle d’experts éminents, dont la
plupart ont contribué à la rédaction de cet ouvrage, avec la perception
réfléchie des directeurs d’établissements de Partage & Vie qui ont fait part,
avec une humanité et une sagesse que tous ont reconnues, de leur
expérience quotidienne de ces questions éthiques.
Il en est résulté une Déclaration de la fondation Partage & Vie qui sert
désormais de base à nos réflexions. Elle est destinée, dans une version
accessible à tous, à être partagée entre résidents, soignants, accompagnants.
Elle constituera un guide pour le travail des cellules éthiques que nous
souhaitons désormais installer sur l’ensemble de notre réseau
d’établissements.
Si je devais la résumer d’un mot, ce serait celui de « climat ». Vous
verrez que nous sommes nombreux à reprendre ce terme dans la suite de
nos contributions. Car nous savons bien que la prétention à prévoir toutes
les situations et anticiper toutes les réponses est vouée à l’échec. Parce que
nous sommes convaincus que l’éthique n’est pas un dogme rigide et
détaillé, mais plutôt un état d’esprit, de cœur et de discernement permanent.
Elle ne se prescrit pas comme un décret ou un règlement (il en existe bien
assez dans notre univers !), mais elle s’invente à plusieurs, au jour le jour.
En se parlant, en assumant collectivement des choix, parfois en tâtonnant,
parfois en se trompant, mais toujours en donnant priorité à l’attention aux
autres, tout en se guidant sur des choix et des critères explicites.
Puisse donc cet ouvrage concourir au débat commun. S’il ouvre des
pistes pour l’action, s’il appelle des débats ou des précisions, s’il permet
que s’engagent des discussions au long cours, il aura rempli son rôle. Je
tiens à remercier particulièrement tous ceux qui ont concouru à
l’aboutissement de cette publication : Roger-Pol Droit qui a accepté d’en
assurer la direction, tous nos experts contributeurs qui nous ont fait partager
à la fois leur grand savoir et leur profonde humanité, les directeurs
d’établissements de Partage & Vie qui y ont apporté leur pierre en prenant
le temps de la distance avec une vie quotidienne déjà très occupée pour
mener une réflexion précieuse, inspirée d’une réalité exigeante. Que soient
aussi remerciées les équipes de la direction de la communication de
Partage & Vie qui ont organisé, le 24 juin 2020, la première édition de ses
Estivales dont cet ouvrage constitue en quelque sorte les actes.
Bonne lecture à vous.
Crise et discernement
Roger-Pol Droit

Tout le monde le sait : la population vieillit. Mais bien peu y


réfléchissent. L’allongement de la vie humaine et ses conséquences
multiples semblent encore se situer dans une sorte d’angle mort des
préoccupations contemporaines. Et pourtant, il devient de plus en plus
difficile de continuer à regarder ailleurs, de faire comme si les centaines de
millions de personnes âgées qui peuplent le monde n’existaient pas. Et ne
posaient aucun problème spécifique.
En fait, parce que la vie humaine voit sa durée augmenter dans des
proportions considérables, parce que les individus de grand âge sont de plus
en plus nombreux, cette situation soulève quantité de questions – médicales,
certes, mais aussi économiques, sociales, culturelles, psychologiques,
anthropologiques… Des questions souvent difficiles, à saisir comme à
résoudre. Les spécialistes en sont conscients. L’opinion, dans son ensemble,
beaucoup moins.
Car la tendance la plus forte, ces dernières décennies, a consisté à
rendre « invisibles » les individus les plus âgés, les singularités de leurs
situations et les problèmes qu’elles suscitent. Bien au-delà des produits de
beauté, une cosmétique anti-âge s’est emparée des discours et de l’ensemble
des représentations sociales. Tout a conspiré à mettre de côté les « vieux » –
terme lui-même désuet, devenu politiquement incorrect, remplacés par
« seniors ».
Comme si leurs vies, sans importance, sans éclat, étaient devenues
finalement sans consistance.
Ni vues ni considérées, ces existences supposées ternes se sont trouvées
non seulement délaissées, mais parfois parquées, comme par prudence, dans
des établissements spécialisés. L’environnement familial, jadis suffisant,
désormais déstructuré, a laissé place aux solitudes, pour certains aux
détresses, aux dépendances et aux Ehpad. Beaucoup y ont vu une
commodité, d’autres une sorte de scandale politique et social à dénoncer.
La réalité est à la fois plus simple à exprimer, et plus difficile à
affronter. Mécaniquement, l’accroissement du nombre de personnes âgées
entraîne l’accroissement du nombre de personnes dépendantes. Même si la
plupart des personnes de grand âge – contrairement à une idée fausse mais
répandue – sont valides, robustes, globalement en bonne santé, il est
inéluctable que le nombre de personnes dépendantes, bien que minoritaires,
s’accroisse d’année en année.
Le maintien à domicile de toutes les personnes âgées dépendantes – à
supposer que ce soit leur souhait – se trouve être absolument impossible –
que ce soit pour des raisons sociales, économiques ou médicales. Même si
l’on favorise et soutient activement ce maintien dans toute la mesure du
possible, l’existence des Ehpad demeurera une nécessité impérieuse et leur
nombre devrait aller en croissant. Et ces établissements jouent un rôle
crucial.
La question n’est donc pas d’être « pour » ou « contre », ce qui n’a pas
grand sens, mais plutôt de savoir comment les rendre vivables, plus
humains, comment imaginer en faire vraiment les lieux d’une vie pleine et
heureuse – même si ces termes peuvent sembler, au premier regard,
incongrus. Bien à tort. Car, c’est là, exactement, que le défi existe. Et que
les difficultés commencent. En effet, pour esquisser des solutions, il ne
suffira pas de données statistiques ou de prévisions budgétaires. Elles sont
évidemment nécessaires, mais sûrement pas suffisantes.

Une réflexion interdisciplinaire et collective


Pour commencer à concevoir d’éventuelles solutions, il faut en effet
redonner d’abord une forme de visibilité à tout ce qui avait été écarté de nos
représentations communes : le déclin des capacités physiques, le
vieillissement du cerveau, les troubles de la mémoire, de la parole, du
comportement, les polypathologies, l’horizon de la mort… Il faut aussi
convoquer les témoignages de ceux qui vivent, au jour le jour, les réalités
quotidiennes des Ehpad, faire dialoguer leurs constats et questions avec les
compétences de médecins, psychiatres, psychologues, neurologues, avec les
analyses des sociologues et les points de vue des philosophes. Entre
autres…
Parce que l’intendance est une chose, l’éthique en est une autre. Les
deux sont indispensables, bien entendu, et l’une ne peut ignorer l’autre.
Mais il faut toutefois les faire se rencontrer, leur permettre d’échanger, de
cheminer ensemble et de s’élaborer réciproquement. C’est cette tâche
singulière que la mission que je conduis pour Partage & Vie s’est efforcée
d’entamer depuis juillet 2019.
On en trouve dans ce volume les premiers résultats, d’abord sous la
forme d’une Déclaration relative à l’éthique quotidienne et pratique 1, qu’il
s’agit de mettre en œuvre, geste par geste, heure par heure, et non pas de
seulement déclarer. Achevée en février 2020, cette déclaration est issue de
plusieurs mois de travail – rencontres, débats, échanges, consultations
multiples – entre le groupe de réflexion que nous avons constitué et les
membres de Partage & Vie.
Parmi toutes les réflexions et analyses qu’on va lire, quelques-unes
(celles de Frédéric Worms, d’Axel Kahn et de Boris Cyrulnik) proviennent
des travaux conduits pendant cette première période, antérieure à la
pandémie et à la crise qu’elle a ouverte.
Toutes les autres contributions ont été élaborées pour la première
édition des Estivales de Partage & Vie, le 24 juin 2020. Elles sont pour la
plupart plus centrées sur les conséquences de la Covid-19 sur la vie dans les
Ehpad, sur les politiques de santé relatives aux personnes âgées et/ou
dépendantes, sur les discriminations que cette crise a révélées ou
accentuées.
Les débats de ces premières Estivales, qui se sont déroulés à distance,
sur écran, pour des raisons sanitaires, ont été conduits par Claire Chartier,
responsable du secteur idées à L’Express, dans le cadre d’un partenariat
avec ce journal 2.
Ces Estivales se tiendront chaque année, au mois de juin, avec un thème
de réflexion différent. Elles ambitionnent de devenir un rendez-vous
d’échanges et de débats sur les questions vives de l’éthique du grand âge.
Avant qu’on ne lise ces contributions, je souhaite souligner qu’au cours
de mon travail avec les membres de Partage & Vie, j’ai découvert des
femmes et hommes d’une lucidité et d’une conscience professionnelle que
beaucoup ne soupçonnent pas.
Je veux insister sur ce point, même si leur modestie devait en souffrir un
instant.
Regardez la plupart des médias, écoutez les conversations, lisez des
témoignages et même certaines analyses qui se veulent élaborées…
Qu’apprenez-vous ? Principalement que les Ehpad sont des mouroirs, des
ghettos, des lieux de maltraitance, des machines à fric qui exploitent et
déshumanisent… Vous ne saurez pas que ce sont aussi – même si tout n’est
pas rose partout, je ne suis pas naïf – des lieux de vie, d’attention, de
dévouement, d’émotion, de soins constants et de souci éthique…
Or, comme tout le monde, j’avais d’abord en tête ces dénonciations et
critiques.
En rencontrant celles et ceux qui travaillent à Partage & Vie, et qui ne
sont évidemment pas les seuls, j’ai découvert des professionnels qui
s’interrogent sur leur pratique, avec une vraie lucidité, une réelle exigence,
animés par le souci d’une éthique qui ne soit pas « décorative », mais
concrète, humaine, et qui tienne compte, au cas par cas, de toutes les
spécificités individuelles.
Un autre motif de satisfaction, relative mais réelle, est que nous avons
déjà bien avancé – même s’il reste beaucoup à faire, même si nous n’en
aurons jamais fini, par définition. Nous avons assez cheminé, en effet, pour
constater que la route existe, qu’elle permet de faire travailler ensemble des
praticiens et des experts, et de dialoguer pour proposer des solutions.
Pour ma part, j’ai depuis longtemps cette conviction : le travail d’un
philosophe n’est pas de disserter dans les nuages en cherchant à contempler
le monde depuis le point de vue de l’éternité. Au contraire, il lui incombe
de tenter d’élucider la singularité du présent, à partir des expériences réelles
de chacun.
Les experts ne peuvent pas se passer des questions concrètes posées par
celles et ceux qui vivent dans les établissements, et inversement ceux qui
s’interrogent ont besoin des outils, des analyses, des instruments
intellectuels que peuvent fournir les philosophes, mais aussi les
psychologues, les sociologues, et bien sûr l’ensemble des médecins
spécialistes.

L’éthique est un climat


L’intention qui anime ce travail est de faire de l’éthique un climat, une
atmosphère, concrétisée dans les gestes multiples du quotidien. Au lieu
d’un simple discours sur les principes, une réalité qui s’invente, jour par
jour, cas par cas, en tenant compte des dépendances, des capacités
cognitives de chacun, des possibilités de consentement réel.
Cette éthique doit encore s’inventer autrement, aujourd’hui, en raison
de la pandémie qui s’est abattue sur la planète et qui a déjà provoqué, rien
qu’en France, des ravages multiples et des situations spécifiques qui sont
évoqués dans les chapitres qui suivent.
Au cours de cette pandémie, les personnes vivant dans les Ehpad,
isolées dans leur chambre, sans possibilité de déplacements, de visites, de
rencontres, ont d’abord eu à subir les conditions de vie particulières de ce
qu’on peut appeler un « confinement au sein du confinement ». Elles ont
vécu dans la solitude et l’angoisse, souvent accentuée par la multiplication
des décès dans les chambres avoisinantes. À des deuils traumatisants pour
les familles se sont ajoutées les souffrances liées à l’absence de visites, la
restriction, quelques fois affolante, des contacts physiques, et dans l’opinion
publique les résurgences de discriminations par l’âge…
Cette crise fut sans précédent. Elle a marqué une rupture. Mais elle
souligne aussi, vue autrement, une forme de continuité des problèmes. C’est
un cataclysme, certes, mais qui intensifie des situations qui préexistaient, en
les portant à un paroxysme inédit. Le paroxysme est inédit, pas les
questions.
Parce que la vulnérabilité, les difficultés des relations aux autres, la
solitude et la mort ne sont pas arrivées chez les personnes de grand âge en
même temps que la Covid-19…
Ce qui était là, et qui demeure, c’est l’exigence permanente de leur
assurer, dans tous les domaines, la vie la plus pleine possible, la vie la plus
digne possible, compte tenu évidemment de toutes les situations concrètes.
Cette crise nous impose donc de voir les mêmes questions sous une
lumière plus crue, plus dure. Cette crise aiguise le discernement. Voilà ce
que je voudrais mettre en lumière en quelques mots.
Crise et discernement sont une seule et même chose. L’affirmation peut
surprendre, et paraître étrange. Parce que la crise aveugle, provoque de la
confusion. Pourquoi affirmer qu’elle est synonyme de discernement ?
Pour l’expliquer, un très bref détour par le grec ancien peut être utile –
pas pour le plaisir de l’érudition, pas non plus parce que les Grecs
jouiraient d’un quelconque privilège des Grecs… mais, tout simplement,
parce que c’est éclairant.

Le verbe « krinô »
Il existe, en grec ancien, le verbe « krinô » qui a donné naissance à
plusieurs mots, notamment l’adjectif « kritikos », « critique », et le
substantif « krisis », la « crise ».
Or, krinô est un verbe très curieux, et aussi très intéressant, pour nous,
aujourd’hui. Parce qu’il veut dire à la fois « séparer », « distinguer »,
« décider », « juger », ou encore « trancher », « expliquer ». On peut être
surpris d’une telle série de sens, et la trouver au premier regard hétéroclite.
Jusqu’au moment où l’on comprend que l’ensemble est cohérent.
Car ce verbe dit finalement que la pensée commence par séparer, par
écarter les uns des autres des éléments agglutinés pour pouvoir comprendre.
Il faut trancher dans ce qui est collé, compact, et donc confus. Il faut défaire
les plis, mettre à plat, pour faire le tri, choisir, décider, réorganiser.
C’est en ce sens-là que crise et discernement sont liés. La crise n’est pas
un chaos, même si elle commence par semer la confusion, par perturber les
habitudes. La crise est un révélateur, la possibilité d’un remaniement.
C’est un temps de bifurcation, un moment de décision. D’ailleurs, le
terme « krisis », en grec ancien, figure constamment dans le vocabulaire
médical, d’abord chez Hippocrate, bien plus tard chez Galien, le médecin
de Marc Aurèle, pour désigner ce moment de l’évolution d’une maladie où
le sort du patient « se décide », allant soit vers la guérison soit vers la mort.
Cette brève excursion dans l’étymologie peut nous servir.
Si nous appliquons sa leçon à ce que nous sommes en train de vivre,
nous voyons que la crise ouverte par le virus, en séparant des éléments
habituellement reliés, nous permet de les discerner autrement, et peut-être
de décider différemment.
On découvre autrement des éléments que l’on connaissait, par exemple :
que les personnes de grand âge sont plus vulnérables que les autres, qu’elles
doivent recevoir plus de protection que les autres, qu’elles ont besoin d’être
touchées, caressées, plus que les autres, qu’elles ne peuvent pas être
entièrement isolées pour être entièrement protégées, et qu’entre ces deux
impératifs, une tension existe qui demande de trouver, cas par cas, la
balance entre des éléments contraires.
Ces questions constituent les fils directeurs de ce volume.
Ce ne sont pas les seuls. Crise et discernement exigent de décider aussi
quels sont les moindres maux, les compromis acceptables, les options à
exclure. Voilà qui revient donc à séparer, à distinguer et à trancher, sans être
jamais absolument certain d’être dans le vrai, parce que l’éthique n’est pas
une science exacte,
Finalement, la question des limites est toujours au cœur de l’éthique, et
sur une multiplicité de registres : où sont les limites de nos possibilités
d’action ? Les limites de nos compromis ? Celles de nos consensus ? Celles
de notre clairvoyance et de notre aveuglement ?
Poser ces questions n’est pas une manière de restreindre notre champ de
réflexion et d’action, mais plutôt de trouver des points d’appui, des leviers
pour poursuivre dans de plus efficaces conditions. Même si les sujets sont
graves, parfois douloureux, même si cette crise a été marquée par plus de
10 000 décès en quelques mois dans les Ehpad et les établissements
médico-sociaux, même si culpabilités et désarrois furent aussi au rendez-
vous, et bien que les conséquences soient loin d’être derrière nous,
j’aimerais souligner que nous accompagne, malgré tout, une forme
particulière d’allant, une volonté d’avancer, de trouver des issues, de
réfléchir pour ne pas se résigner.
Cet allant permet d’être résolu, plus combatif que dépressif, pour
répondre au temps de crise et nous efforcer d’inventer ensemble des
solutions à ce qui ne va pas, à ce qui n’a pas été, au fil de cette épreuve.
Cette réflexion étant de part en part collective, je tiens à exprimer ma
vive gratitude à celles et ceux qui y ont participé, par leurs réponses aux
questionnaires préparatoires, leurs témoignages sur le site dédié, leur
présence à nos rencontres, réelles ou virtuelles, sans oublier, évidemment,
les auteurs, experts, collègues et amis qui ont accepté de mettre leurs
compétences respectives au service de cette réflexion éthique, qui ne fait
que commencer.
I

TÉMOIGNAGES
SUR LA VIE EN EHPAD AU TEMPS
DE LA COVID-19
Première tâche : écouter ceux qui vivent, chaque jour, sur place. Parce
qu’ils voient, éprouvent et savent, d’expérience, ce qui arrive. Parce qu’ils
peuvent en parler, dire tout ce qu’ignorent, bien souvent, ceux qui mènent
d’autres existences.
Mais leurs textes ne sont pas et ne peuvent pas être de purs et simples
témoignages. Ils ne se bornent pas à décrire, au contraire. Leurs
interventions questionnent nos responsabilités. Elles protestent contre les
manquements, les incohérences et les précipitations, interpellent les
pouvoirs publics et les institutions. Elles en appellent à la conscience et à
l’entendement de chacune et chacun d’entre nous.
La première de ces interventions est un dialogue qui s’est poursuivi à
distance, par échanges électroniques, entre Denise Maréchal, résidente dans
un Ehpad, et son cousin, le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, qui a
participé de manière active, depuis leur début, aux travaux du groupe de
réflexion de Partage & Vie. On y découvrira notamment que l’intelligence
la plus aiguë, la plus lucide, sur les droits des résidents, leurs libertés et
leurs relations aux autres n’est pas forcément celle qu’on pourrait croire.
C’est sous la forme d’une lettre, mais adressée à tous, que Lynda
Gaillard-Tersin, directrice d’un Établissement d’hébergement pour
personnes âgées dépendantes (Ehpad) du groupe Partage & Vie, a choisi de
s’exprimer. Elle y exprime le paradoxe central du confinement : pour
protéger les personnes les plus vulnérables, les directives officielles les ont,
en fait, mises en danger. Isolées drastiquement, elles n’échappent au virus
que pour sombrer dans le désespoir. La directrice s’interroge donc sur cette
contradiction majeure de la sauvegarde qui s’inverse en nuisance et sur son
propre rôle dans cette situation ambiguë.
Dans l’établissement dirigé par Hakim Belkacem, ce ne sont pas des
personnes âgées qui résident, mais des enfants et des adultes en situation de
handicap. Et son constat va à contre-courant : contre toute attente, les effets
du confinement se sont révélés globalement bénéfiques. Les résidents se
sont montrés plus calmes, se sont alimentés de meilleur appétit, ont présenté
moins de pathologies qu’en temps normal, les équipes ont été plus soudées
et les familles plus confiantes… à tel point qu’il est envisagé d’en tirer les
leçons et de remanier les règles de vie.
Avec l’analyse que propose Marie-Odile Vincent, directrice d’Ehpad, se
font entendre de nouveau perplexité et déception. Car elle avait mis au point
une action collective sur la mort et la fin de vie rassemblant résidents,
personnels soignants et administration dont les effets bénéfiques, qui
commençaient à être visibles, ont été contrecarrés par l’application des
directives sanitaires. Elle plaide pour une concertation dans l’élaboration
des mesures sanitaires et pour une part d’autonomie laissée dans leur
application.
La sœur résidente et le cousin philosophe
1
Denise Maréchal et Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot – Très chère Denise, tu es religieuse, tu as été


directrice pendant de nombreuses années d’un important centre
pédopsychiatrique à Toulouse et tu es aujourd’hui résidente dans un Ehpad.
Il me semble que tu peux, mieux que quiconque, non seulement apporter ton
témoignage, mais aussi ton analyse sur la période que nous venons de
vivre. En quoi a-t-elle été, selon toi, un révélateur de la vie en Ehpad, pour
le meilleur ou pour le pire ?
Denise Maréchal – Ce dont j’ai le plus souffert (en dehors des
conditions de confinement spécifique à mon lieu de vie et à ses
particularités), c’est de cette stigmatisation ! Nous ne sommes pas des
citoyens comme les autres, mais des personnes vulnérables et, qui plus est,
vivants en Ehpad. Tous les soirs, au cours du sinistre bilan des grands
malades et des morts, on annonçait les décès survenus dans cette catégorie
de gens âgés et dépendants, qu’il fallait protéger sans eux ou malgré eux,
car incapables de se prendre en charge, de s’assumer comme responsables.
Je me suis sentie profondément atteinte dans ma dignité, mon autonomie,
ma capacité de prise en charge de moi-même, de ma liberté de choix… et je
le ressens encore face à la nouvelle appellation donnée par les conseils
quotidiens et répétés du ministère de la Santé : « les personnes à risque » !
Risque pour qui ? Pour leur vie ou celle des autres ? J’ai eu l’impression
d’être à la fois en danger et dangereuse ; et cela parce que je suis résidente
en Ehpad… Le problème vient d’une matérialisation technique : on ne
pense plus les lieux de vie comme des services eux-mêmes vivants et au
service de la vie, mais comme des structures à définir et à classer en termes
de besoins, voire de rentabilité, entrant dans des normes définies d’ailleurs,
d’en haut : l’âme n’est plus là, il n’y a plus que des lois…
P.-H. T. – Ce que tu dis là est fort : c’est, à travers ce traitement
médiatique et officiel, le sentiment de ne plus être considérée comme un
adulte, si je reprends ma terminologie ; voire, pire, de n’être plus vue
comme un humain ? En fait, tout se passe comme si le résident n’avait plus
de « point de vue » possible et audible sur sa propre existence. Au nom de
l’exigence de protection et de santé, et puisqu’il est dépendant, « on » parle
à sa place.
D. M. – Tout à fait. Je m’explique en analysant les mots utilisés pour
définir le cadre de vie dont nous parlons. Aucun habitant de mon petit
village, malgré les inscriptions des poteaux indicateurs, ne te parlera
d’Ehpad, mais on te parlera de la « maison de retraite ». Les mots sont
importants. Dans « maison de retraite », il y a « maison » : c’est un toit qui
abrite et rassemble, où l’on vit et échange en toute liberté, avec et au milieu
des autres citoyens. Ensuite, il y a « de », qui désigne une appartenance, un
lieu que l’on fait sien. Enfin, « retraite » : oh ! le joli mot, qui marque le
repos, mais aussi la rupture, l’agitation du travail et le temps de la
maturation, la réflexion, le don du sens. C’est, pour moi, le temps de
reprendre en mains tout mon passé et d’en faire oblation à l’Amour qui
m’habite ; c’est le temps, enfin ! d’une vie toute contemplative.
Face à ce mot usuel du passé, il y a celui, officiel, d’aujourd’hui,
d’« Ehpad ». « Établissement » : désigne une entité, non une demeure.
« Hébergement » : ce n’est plus un lieu du village, c’est une structure du
ministère de la santé. Finie l’appartenance personnalisée, on sait que les lois
d’organisation viendront d’un lointain et anonyme ailleurs. Pour : c’est une
catégorie de population bien définie, une classe par d’autres. Laquelle ?
« Personnes âgées dépendantes » : là commence l’étiquette marginalisante.
Pour entrer là, il faut vivre une dépendance dans son corps ou son esprit.
Dans cette définition, au travers de ces quelques lettres, la vie, l’esprit s’en
sont allés, ce n’est plus la maison des anciens au milieu du village, mais un
sigle déchiffrable pour les seuls initiés. Y a-t-il là un progrès pour un
mieux-être ensemble ?
Voilà une première réflexion que m’a suggérée cette période de
confinement en Ehpad. Je souhaiterais que tant de gens intelligents
réfléchissent sur un changement dans la manière d’organiser la vie du pays,
non pas seulement avec les définitions et cadres rigides de la loi, mais avec
cette souplesse de la vie qui tienne compte de l’individualité des personnes
concernées, des exigences de liberté, des besoins d’expression, et –
pourquoi pas ? – de tendresse.
P.-H. T. – Je trouve frappant que ce que tu exprimes ici se retrouve au
cœur de toutes les réflexions « éthiques » sur le grand âge aujourd’hui. Il y
a d’innombrables colloques, conférences, comités de réflexions, comme
celui qui nous réunit ici, de « Partage & Vie ». Ces réunions mobilisent des
savants, des praticiens, des directeurs, des soignants, des représentants des
services de l’État qui, pour beaucoup, partagent, à titre individuel, le
diagnostic d’un immense défi d’humanité à relever. Mais la pesanteur
bureaucratique, associée sans doute à des angoisses très profondes à
l’égard du grand âge et de la fin de vie – ceci expliquant cela –, empêche
manifestement de le relever dans les faits. Toi qui as été, durant de
nombreuses années, responsable d’un centre de pédopsychiatrie – je n’ai
pas dit « établissement » –, comment décrirais-tu la maison idéale de la
grande vieillesse ? La question, je le sais, est très difficile, car il y a le rêve
et il y a les réalités, mais, peut-être qu’entre les deux – et parce que tu as
été toi-même responsable –, on peut toute de même envisager ce qui serait
possible. J’ai entendu une fois une expression qui m’a marquée pour la
désigner : « l’ultime famille ». Qu’en penses-tu ?
D. M. – Je m’arrête sur ce mot ! La famille est un lieu de vie, mais plus
encore, en rassemblant des vivants, et en tissant entre eux, dans la simplicité
du quotidien, des relations riches de tendresse, des échanges de toute
nature, elle sollicite l’existant en chacun de ses membres… elle est la vie !
P.-H. T. – Ce peut être aussi des conflits, des querelles et des disputes !
D. M. – Eh oui, petit-cousin, c’est la vie ! Mais là, tu m’as demandé de
parler de l’idéal… Donc, dans l’idéal, c’est cette ambiance de complicité,
de mutuelle sollicitude, de confiance et de sécurité qu’il faut essayer de
créer en Ehpad, dans les rapports entre les résidents et l’équipe des
professionnels qui les entoure, ou plutôt qui vit avec et auprès d’eux un
moment très important de leur existence personnelle. Il s’agit, en effet, pour
les deux parties, de trouver dans leur relation un surcroît de plénitude, de
construction de l’être, par une intensité donnée à ce moment précis de leur
vécu.
Les résidents ont besoin de se sentir vivants malgré leur âge, leur
dépendance physique ! Il leur faut échapper à la solitude qui les guette, au
repli sur soi, au désintérêt de la vie ambiante, toutes attitudes qui conduisent
inévitablement à la dépression et accélèrent le processus de dégradation
physique et mentale de la personne. Quoi de mieux alors que de s’investir
dans la mesure de leur possibilité dans la vie de la maison, dans ses
structures, son organisation, grâce aux sollicitations du personnel, pour
suggérer des changements, des idées neuves, par exemple, dans le choix
d’un menu, un projet d’animation ou de sortie collective, de décoration
d’une salle, d’une fête à souhaiter, d’un changement de mobilier, de fleurs à
planter au jardin, etc. Les possibilités sont nombreuses et très diverses et
sollicitent leur intérêt, le sentiment d’être utiles et de s’approprier quelque
peu cette maison comme « leur maison » où l’on se sent chez soi et non de
passage avant un inéluctable départ.
Toutes ces initiatives ne peuvent être prises en compte que si l’équipe,
au-delà de ses engagements stricts de soins, trouve dans son travail et sa
présence, une dimension supplémentaire, une possibilité d’écoute, de
sollicitation et de prise en charge des initiatives ! Pour vivre cette dimension
qui dépasse le contrat de travail, mais lui donne un supplément de sens, il
faut entre les membres du personnel, un respect des différences entre les
emplois, l’abolition de tout sentiment de hiérarchie interne entre soignants
et autres agents, une solidarité et une complémentarité des rôles, la fierté de
se sentir utile, voire indispensable au poste que l’on occupe ! Dans cette
maison, celui qui balaie, celui qui cuisine, celui qui fait les toilettes ou les
lits, a la même utilité que l’infirmière, l’employé de bureau à son
ordinateur, le technicien des relations humaines et le médecin traitant.
Au fond, il faut se sentir bien au travail, bien dans sa peau, bien dans sa
relation avec les collègues, avoir une certaine aisance dans l’exécution de sa
tâche propre, un supplément d’âme, et des échanges permanents, souvent
informels entre les professionnels et avec les résidents, une liberté dans
l’action, une chaleur affective rayonnante autour de soi.
Se sentir complémentaire mais indispensable, ne pas venir au travail
seulement par obligation, pour gagner sa vie, mais pour s’accomplir et
s’enrichir de tous ces échanges avec les personnes âgées, la sagesse de leur
expérience, et leur donner en retour, la sécurité et l’amour dont elles ont
besoin : c’est un don à double sens !
À ce propos, je voudrais dire un petit mot sur les communications
internes. D’abord, au sein de l’équipe. On a beau laisser sa vie familiale au
vestiaire en entrant au travail, il n’en demeure pas moins, que nos soucis
s’agitent en notre inconscient et se trahissent sur notre visage et notre
comportement ! Une équipe soudée le pressent ! Il faut alors, avec
délicatesse, aider d’un sourire, d’une parole le collègue en difficulté et ainsi
en alléger le poids… et l’aider à garder confiance en soi et en l’avenir.
Et avec les résidents ! Quand un incident se produit, les personnes
directement concernées le signalent sur ce que l’on nomme les
« transmissions », dans un cahier ou à l’ordinateur : c’est là l’obligation
légale, mais cela ne saurait suffire. Il faut au sein de l’équipe un échange
avec le résident concerné qui permette une prise en charge plus humaine –
plus incarnée !
Je terminerai l’échange de ce jour par un exemple personnel que je
viens de vivre. La semaine dernière, je suis tombée deux fois dans ma
chambre. Les aides-soignants de service m’ont relevée et, comme il se doit,
ont transmis l’incident à l’infirmière, qui est venue tout de suite voir où j’en
étais des conséquences éventuelles de ces chutes. Le soir, j’ai entendu deux
personnes échanger à mon propos : « Madame Maréchal est tombée deux
fois cette semaine, elle doit être fatiguée, il faut faire attention à elle ! » Et,
en outre, le soir, au repas, le chef m’a apporté un double dessert « pour me
remonter » ! J’ai été très émue de cette sollicitude et, si j’avais de gros
hématomes dans le dos, je n’avais pas de « bleus » à l’âme.
Ma prise en charge était si pleine de soin, d’attention et de tendresse ! Il
est bien évident que je parle un peu d’une équipe idéale dans un Ehpad
idéal ! Mais c’est un idéal dont il faut se rapprocher pour une VIE plus
harmonieuse, pour le bonheur de tous, n’est-ce pas ?
P.-H. T. – En t’écoutant, je me dis que l’Ehpad idéal, que tu décris, a
quelque chose de la vie monastique. Bien sûr, tu es religieuse, et tu vis
actuellement un « exercice spirituel », c’est-à-dire à la fois une épreuve – ô
combien dure – et une occasion de recueillement et d’accomplissement.
Pour ma part, je suis agnostique, mais j’aimerais, si tu le veux bien, parler
avec toi de cette comparaison parce qu’elle me semble féconde pour
comprendre peut-être « un impensé des Ehpad ». Le principe du
monachisme, c’est que, pour cultiver le lien à Dieu – le seul qui sauve –, il
faut mettre à distance les autres liens humains et mortels. Mais
contrairement à l’ermite, qui se coupe de tout et s’isole dans le désert, le
moine préfère être seul « à plusieurs ». Il y a donc une forme d’émulation et
d’encouragement mutuel dans ce cheminement collectif sur la voie du salut.
Cela n’empêche pas les conflits et les doutes. C’est d’ailleurs pour les
atténuer que les règles monastiques, comme celle de saint Benoît, ont été
conçues. Le travail manuel, le temps du loisir studieux, celui de la prière,
de l’échange et du silence, les exigences de la vie collective. On a oublié
tout ce que nous devons aux moines – et je ne parle pas seulement du
champagne, du whisky ou de la chartreuse. Leur organisation politique fut
le vrai laboratoire des institutions démocratiques ; leur mode de vie fit
émerger l’intériorité (et la lecture silencieuse) ; leur charité amorce la
sécurité sociale ; et leur souci du soin (hospice, asile) inaugure notre
système de santé. C’est peut-être là le point clé. Avec les moines, la santé
était au service du salut. En tout cas, elle n’était pas une fin en soi. Elle
l’est devenue et le deviendra toujours davantage, ainsi qu’on l’a vu. Le
sanitaire, si je puis dire, déborde de toute part ! Mais, si la santé est la clé
de voûte de l’édifice des Ehpad, la qualité des liens n’est-elle pas vouée à
être « secondaire » ? Pour le dire autrement, on croit aujourd’hui que
« bien vieillir », c’est rester jeune et rester en bonne santé – tâche
littéralement impossible. Ne faudrait-il pas plutôt tout faire pour qu’on
puisse « rester adulte et rester en lien » ? Si on cherche tant à soigner,
n’est-ce pas parce qu’on ne sait pas aimer ?
D. M. – « La vie est absente, la vraie vie est ailleurs ! », c’est là, le sens
profond de l’engagement monastique. C’est cette dimension qui n’est pas
prise en compte dans le projet de soins des Ehpad. J’y reviendrai…
Mais puisque tu me parles des moines, permets-moi une digression à ce
sujet qui, tu l’imagines bien, me tient à cœur. Il y a une parole du Christ qui
bouleverse notre notion d’origine : « N’appelez personne père, vous n’avez
qu’un seul Père celui qui est dans les cieux ! » Très juste ; notre père
charnel n’est pas père par essence : il est lui-même fils d’un autre père et
ainsi de suite, en remontant dans le temps ! Seul est Père par essence et en
plénitude celui qui, dans l’éblouissement et la majesté du buisson ardent, se
présente à Moïse comme l’être, le « je suis », l’origine absolue, la VIE, en
perpétuel engendrement d’un Fils, dans l’amour fondateur et réciproque de
l’Esprit. C’est cet amour unique et vital qui se manifeste dans l’incarnation
dans la chair humaine, pour faire de nous des fils d’adoption, fondés dès
leur origine en Dieu lui-même : là est notre vraie vie qui, s’originant dans
l’Absolu, trouve en Dieu son sens et sa fin d’éternité !
Fondant son existence terrestre sur cette invisible réalité, dans un désir
brûlant d’unité avec cette Présence qui le fonde et demeure en lui, le moine
s’engage sur le chemin d’une rencontre intérieure dès ici-bas, et comme le
dit Kierkegaard : « C’est un chemin difficile, ou plutôt c’est le difficile qui
est le chemin ! »
Pour le soutenir, il y a le cadre monastique, la régularité d’une vie qui
unit le travail manuel et la recherche intellectuelle, le silence et la prière, et
surtout la présence des frères, qui portent le même idéal et se soutiennent
dans le partage du même mode d’existence…
Et ne crois pas, cher P.-H., qu’ils se sentent hors de ce monde-ci. Dans
la règle des moines chartreux, il y a cette phrase très belle : « Séparés de
tous, nous sommes unis à tous, car c’est au nom de tous que nous nous
tenons en présence du Dieu vivant. » Seuls, mais au cœur du monde
présent.
Personnellement, je voulais entrer dans le monastère du Carmel, mais
les circonstances m’ont amenée à rencontrer dans ma ville natale un
couvent appartenant à l’ordre franciscain. J’y ai trouvé avec la spiritualité
de saint François, son exigence de pauvreté et de détachement, des valeurs
d’émerveillement, de louange, d’action de grâces, et de JOIE, qui m’ont
attirée, pour ne pas dire enthousiasmée (j’étais encore adolescente à
20 ans !) et je me suis engagée là.
Ayant fait vœu d’obéissance, je suis allée là où on me le demandait,
consciente que mon chemin était celui que le Seigneur voulait pour moi :
les études (imagine que j’ai passé mon épreuve de français à la Sorbonne !),
l’enseignement, une retraite au Carmel du reposoir en Savoie, où j’ai reçu la
visite de tes parents – peut-être étais-tu avec eux ? ; et une orientation à
Toulouse, où j’allais vivre vingt-sept ans d’une expérience formidable, un
travail, en équipe psycho-éducative, de renaissance, au contact, à la parole,
d’enfants et préadolescents murés dans leurs problèmes « psycho », en mal
de vie et de relations.
Cela m’a permis un travail d’analyse sur moi-même, et l’acceptation de
cet engagement si actif et si loin de mon idéal premier de silence
contemplatif.
Puis vint la retraite ! À la demande de l’évêque et avec l’accord de mes
supérieures, j’ai dû animer la catéchèse, les célébrations, etc. d’une paroisse
rurale de sept clochers. Là encore, même si c’était une activité d’église, il
s’agissait encore d’animation très active.
Alors vint la grâce attendue : le 5 juillet 2005, ma vie a basculé en une
seconde par un accident violent qui me laissait sérieusement handicapée,
incapable de suffire à mes besoins élémentaires, « une adulte âgée
dépendante ! ».
P.-H. T. – Une grâce, dis-tu ? Moi, j’aurais dit la poisse ! En plus, tu
as été victime d’un abject chauffard qui n’avait rien d’un ange !
D. M. – Eh eh ! Il est difficile de faire comprendre à bien de mes amis
que ce fut la grâce des grâces, le rendez-vous avec le silence, les
retrouvailles avec mon désir toujours aussi vif de vivre cet « ailleurs »
espéré, une vie plus érémitique que monastique, mais qui, peut-être,
secrètement, apporte à mon milieu actuel, si loin de ces valeurs, une onde
spirituelle, une action illimitée, où chaque battement de mon cœur consacre
ce lieu de soins, cet établissement hospitalier (on y voit parfois le H de
Ehpad), où, comme tu le dis si bien, le sanitaire déborde et où la santé est la
clef de voûte d’une institution au service d’un salut purement humain et
provisoire.
Aussi, tout en vivant l’intériorité à laquelle j’aspire, je suis très heureuse
de ce que des circonstances imprévues m’aient amenée à des échanges avec
les cadres de l’établissement, afin d’orienter leurs diverses interventions
dans un sens de maintien, d’éveil, d’intérêt, des résidents et de leurs facultés
de penser, hors des problèmes purement sanitaires, vers une participation la
plus active possible aux événements de notre monde actuel : ne pas se sentir
marginalisé par l’âge, ne pas vivre la vieillesse comme le « naufrage »
évoqué par de Gaulle !
P.-H. T. – Il parlait de Pétain, en l’occurrence !
D. M. – Sans doute, mais chez les peuples primitifs, les anciens,
vénérés avec respect, sont le socle de base de la civilisation, et leur
expérience une sagesse qui aide à construire l’avenir. En suggérant très
discrètement (car je suis résidente, et non employée et surtout pas
directrice) auprès de l’équipe, un style plus dynamique d’animation, on peut
diriger le projet institutionnel au-delà du soin, du maintien de la santé
physique, du recul de la dépendance, vers le sentiment de vivre dans ce
monde présent, d’exister, de participer, de se sentir encore concerné… et,
qui plus est, les membres de l’équipe, dépassant leur strict engagement de
soins, s’enrichiront des avis, des opinions exprimées par ces adultes encore
in-dépendants. J’insiste, toujours avec la même prudence, dans cet
établissement très respectueux d’une stricte laïcité, qu’il faudrait en fin de
vie, ajouter à l’accompagnement palliatif, en accord avec les familles, une
présence spirituelle, le murmure d’une espérance, celui d’une prière. En dix
ans de présence ici, on m’a appelé trois fois seulement pour une présence
auprès d’un mourant, mais aussi des proches qui ont besoin d’une parole
libératrice d’angoisse et consolatrice du deuil. Je ne saurais m’imposer,
mais je suis disponible et je suggère. Il y a là aussi une dimension de salut
importante, un nécessaire accompagnement, un fraternel soutien.
P.-H. T. – Je partage ton constat sur le déficit de spiritualité dans la
conception des Ehpad, alors qu’ils touchent une période de la vie où la
question du sens surgit à fleur de peau et d’âme. Nous avons une forme de
pudeur, voire de honte, sur ces sujets, mais aussi une réelle difficulté, car
contrairement aux sociétés du passé qui étaient spirituellement homogènes,
nous sommes confrontés à une totale diversité. Il manque donc un langage
commun, alors que rien n’est plus universel que l’expérience de la fin de
vie. Je te le disais : je ne suis pas croyant. Mais je suis bien obligé de
constater en moi des formes de religiosité « dégradée » quand, par
exemple, l’injustice du monde me scandalise (pourquoi devrait-il être
juste ?), lorsque certains événements me semblent incompréhensibles
(pourquoi tout devrait-il être rationnel ?), quand bien des choses me
paraissent laides (pourquoi la beauté devrait-elle régner ?). Au fond, je
trouve qu’il est tout aussi difficile d’être croyant que d’être incroyant, en
toute cohérence. Le défi du croyant, c’est le mal qui existe dans un monde
créé par un Dieu bienveillant et tout puissant. Le défi de l’incroyant, c’est
son incapacité d’abandonner l’idéal ou l’espoir d’un monde bon, vrai, juste
et beau. Le vrai croyant est celui qui espère toujours (que le monde se
révélera conforme au dessein divin). Le vrai athée, comme dit si bien André
Comte-Sponville, est celui qui dés-espère : qui se départit de l’espoir, car
« espérer, c’est vivre sans savoir, sans pouvoir, sans jouir ». Je ne parviens,
pour ma part, ni à espérer toujours ni à dés-espérer constamment. Manque
de travail sur moi ? Peut-être, mais aussi l’idée qu’on peut vivre et penser
(bien) avec ces deux tentations sans jamais céder ni tout à fait à l’une ni
tout à fait à l’autre. Dans cette spiritualité de l’entre-deux, quelle peut être
la planche de salut ? Je n’en vois qu’une : c’est le lien avec les autres.
C’est l’échange, c’est la transmission, c’est le respect, c’est l’amitié,
l’affection, l’amour. C’est là in fine que toutes les spiritualités se
réunissent, après plus ou moins de détours et de subtilités, qui ne sont
d’ailleurs pas inutiles, car elles en cultivent la teneur et en condensent la
saveur. Ce pourquoi il me semble qu’il faut mettre le lien plutôt que le soin
au cœur d’un système qui, sinon, n’en a pas.
Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?
Tu l’exprimes parfaitement : penser à écouter les « résidents » ; veiller
à les solliciter pour qu’ils soient acteurs et non seulement patients ;
recueillir leur histoire et leur individualité ; tisser des moments d’échange ;
résister à la froideur des process, afin qu’ils restent des guides, mais ne
soient jamais des buts… Rien de cela, bien sûr, n’est absent dans les
établissements actuels, mais ce n’est jamais l’axe directeur et prioritaire :
c’est souvent le supplément d’âme, reposant sur la seule qualité humaine
des personnels et des directeurs. Bref, pourrait-on (re)penser les Ehpad
comme des monastères laïcs, avec la religion en option, où l’individu
contemporain s’autoriserait à vivre la fin de sa vie plus longue ? Pourrait-
on imaginer d’autres règles que celles de saint Augustin ou de saint Benoît,
pour en organiser l’existence collective ? Et pourrait-on aussi en concevoir
l’architecture comme ces chefs-d’œuvre du passé que nous visitons toujours
avec autant d’admiration sans penser à en réactiver la sereine splendeur ?
D. M. – Cher cousin ami, que de sujets passionnants tu évoques dans ta
dernière réponse ! Mais je n’en retiendrai aujourd’hui que celui qui
concerne les Ehpad. Alors que les instances gouvernementales se
préoccupent de la gestion de la dépendance, il serait bien, comme tu l’écris,
« de mettre du lien plutôt que du soin au cœur du système et d’en faire un
axe prioritaire » Il faut les deux ! Personnellement, je veux mourir
VIVANTE ! Et pour cela j’ai besoin de communiquer, d’être saisie dans un
réseau de paroles, parole verbale, mais aussi ; parole-signe, par intérêt,
gestes, sourires, toutes formes de communication qui font de la personne
dépendante un sujet unique dans son identité, et avec laquelle on entretient
une relation normale, affective, qui donne du sens à ce temps de vie restant
et fragile, et aux soins donnés pour le prolonger.
Cette motivation de l’équipe professionnelle doit être en permanence
soutenue par celle du directeur ! Ce sujet me tient à cœur ! Représentant du
ministère de tutelle, le directeur doit être au service d’un projet
d’établissement dynamique, jamais atteint, mais toujours en acte. Il doit être
à l’écoute de la parole et éveilleur de désir.
ÉCOUTER avant de décider et d’agir ! Entendre ce qui s’exprime de
façon formelle au cours des réunions de travail, mais aussi ce qui s’exprime
au-delà des mots, ces non-dits des attitudes, des relâchements, des
fatigues… Cette écoute exige une connaissance du travail de chacun :
comme un chef d’orchestre qui connaît toutes les partitions sans les jouer
lui-même, mais qui assure l’harmonie de l’ensemble, pour être au plus près
de la sensibilité artistique de l’œuvre initiale… En ce cas le directeur doit
connaître et les attentes des résidents et les rôles de chaque agent dans son
service propre et les faire se rejoindre au service harmonieux de la structure
dont il a la charge.
Il lui faut donc, à la base, avoir des qualités de gestion financière et de
management des personnes ! Il doit veiller à l’équilibre du budget qui
soutient le projet et permet l’ouverture de postes supplémentaires, un bon
entretien des bâtiments et une adaptation du mobilier aux besoins en cours.
Mais se cantonner à cette impeccable gestion, c’est prendre le risque fatal et
confortable de s’isoler dans son bureau entre l’ordinateur et les archives,
considérer le personnel comme des échelons de salaires, et n’être en
relation qu’avec le conseil d’administration.
Il faut savoir choisir son personnel ! Donc connaître personnellement le
profil des postes à pourvoir, circuler dans la maison, voir les gens au travail,
et les résidents aussi, se faire proche, ouvert à toute interpellation même
inattendue. Cette attitude demande une disponibilité qui souvent dépasse le
cadre du strict emploi du temps.
Éveilleur de désir… En réunions, et dans les contacts informels,
jaillissent souvent des souhaits et des idées neuves et inattendues ! C’est
d’ailleurs un signe de vitalité, et la preuve d’un intéressement au travail et
le signe évident du dynamisme interne. Il faut que le directeur, lui aussi, ait
des propositions à suggérer, mais ce n’est pas à lui d’en demander et en
imposer la réalisation.
Cette façon de travailler demande une certaine humilité ! N’ayons pas
peur de ce mot au parfum d’ancienne vertu. Oui, il faut savoir se mettre en
retrait et donner à l’équipe l’impression réconfortante de créer du neuf.
Même si, de par son expérience, le directeur voit et sait ce qu’il faut faire
pour améliorer l’existant, il ne doit jamais revendiquer un projet comme
sien, et s’en appliquer l’originalité, mais laisser le facteur temps mûrir une
suggestion, afin qu’elle puisse être appliquée comme venant de la base et
non d’une autorité toute puissante qui joint le savoir au pouvoir. Une
décision autoritaire risquerait de bloquer des initiatives qui doivent être
revendiquées par l’ensemble ! C’est difficile et parfois frustrant, mais c’est
le secret d’une réussite de tous et non de l’initiative d’un seul !
Le directeur est donc une personne de synthèse promoteur d’un projet
facteur de VIE, au service de l’ensemble : résidents et personnels, ensemble
lié par ce projet commun de réussite d’une fin de vie et de réussite d’un
engagement professionnel, dans l’unité et l’harmonie de la « maison »
commune !
Pour maîtriser autorité et service, dans le souci d’un bien-être commun
et l’oubli de soi, pour réussir cette ambivalence d’un pouvoir réel, mais
jamais dominateur, il faut que le directeur exerce sur lui un travail
permanent d’analyse de son comportement, de son ressenti, de connaissance
de ses transferts inconscients. Il doit donc s’astreindre à une formation
continue sur sa personne et pas seulement sur sa gestion administrative !
C’est une nécessité pour son équilibre et la réussite de sa fonction… Ce qui
le rendra sensible aussi à la formation technique et humaine du personnel si
impliqué dans des relations de vie et de mort, et dont le travail impose une
analyse, en vérité, de ses gestes soignants.
Alors circulera une parole de VIE, qui rendra leur humanité aux
protocoles de soin, et une joyeuse aisance dans les relations quotidiennes au
sein d’une maison harmonieuse.
Cette parole libérée rejoindra la PAROLE créatrice de la Genèse, le
VERBE incarné en notre chair, et en ce qui me concerne, cette PRÉSENCE
qui me fait vivre au fond de mon âme… « Elle est près de toi, cette Parole,
elle est dans ta bouche et dans ton cœur, écoute la voix du Seigneur » (Dt
30, 14).
P.-H. T. – Chère Denise, je te remercie chaleureusement de t’être
prêtée à cet échange. Ta conclusion sur le métier de directeur ressemble à
ce qu’on appelait jadis, au Moyen Âge, les « miroirs du prince », ces traités
subtils sur le difficile et nécessaire art de gouverner. C’est dire l’importance
de cette fonction, parfois ingrate, souvent complexe, toujours exposée, mais
qui est d’abord une mission humaniste. Elle est la clé de voûte de tout
l’édifice.
Prat, Paris & Cabourg, juillet 2020
Je protège, donc je nuis ? Lettre d’une
directrice d’Ehpad
1
Lynda Gaillard-Tersain

À toutes les personnes âgées, fragiles ou dépendantes,


À tous les établissements qui les accueillent,
À tous les personnels qui les accompagnent,
À tous les proches qui les aiment,

Chers résidents, chers familles et proches, et chers collègues,

À la suite de la phase aiguë de la crise Covid-19, quand il m’a


été proposé d’en dire quelque chose, j’ai tout de suite pensé que cela
me permettrait de prendre un peu de distance. Pas sociale, pas
physique – déjà (trop) fait –, mais de la distance qui fait du bien, de
la distance qui permet de relativiser les choses pour trouver de
nouvelles perspectives et prendre une nouvelle impulsion.
Je vous propose donc de vous parler de mon expérience de
directrice d’Ehpad durant cette période singulière et complexe ayant
entraîné la mise en œuvre de mesures particulièrement
contraignantes pour les résidents, au sein des établissements comme
celui que je dirige. Peut-être que ce partage d’expérience permettra
d’avancer sur l’épineuse question : je protège, donc je nuis ?
Les mesures ? Vous ne les connaissez que trop bien : interdiction
des visites, confinement en chambre, distanciation physique et
sociale, port du masque selon les situations, impossibilité de sortir
en dehors du jardin de l’établissement… Ces mesures ont marqué
un changement radical de vie pour les résidents, les familles et leurs
proches, et les équipes au sein des Ehpad. Ces restrictions nous ont
rapidement amenés à craindre des effets délétères pour les résidents.
Ainsi, directeurs, médecins coordonnateurs, infirmiers,
personnels soignants et accompagnants, nous avons tous observé
attentivement l’évolution des résidents, leur comportement, leur
humeur, leur poids… Nous avons comptabilisé les chutes – plus
nombreuses –, les moments de découragement, les larmes… Bien
sûr, nous avons tous parfaitement compris qu’étant donné le taux de
létalité très important du virus chez les personnes âgées fragiles, il
convenait de protéger les résidents. Nous devions par tout moyen
empêcher l’entrée du virus. Par tout moyen ? Vraiment ?
La dégradation des conditions d’existence, surtout quand ces
conditions sont déjà limitées par les fragilités liées à l’âge, au
handicap, aux déficiences ou à la maladie, nous est apparue
contraire aux valeurs qui guident habituellement nos actions. Nous
avons très vite pris des initiatives originales et innovantes.
Ainsi, dès l’interdiction des visites, nous avons mis en œuvre des
rendez-vous avec les proches grâce à des tablettes et des outils
permettant des rencontres virtuelles. Nous avons proposé des
activités individuelles en chambre. Tous les professionnels ont cessé
leur activité habituelle pour se rendre disponibles auprès des
résidents confinés en chambre.
Nous avons fait circuler chaque semaine, parfois plus, des
chariots gourmands déambulant dans les couloirs pour servir à
chaque résident sur le pas de sa porte des cocktails, des yaourts, des
crêpes… Nous avons organisé des mini-concerts autour de
l’établissement afin que les résidents puissent en profiter depuis
leurs fenêtres. Nous avons même fait des représentations dansées de
cette même façon. Les résidents ont vraiment beaucoup ri des
soignants transformés pour l’occasion en danseurs !
Mais, malgré cette créativité de la part des établissements et des
professionnels, nous avons observé les effets délétères de la
restriction des visites, des mouvements, des sorties… Nous avons
souvent cherché à nous rassurer sur le bien-fondé de ces démarches
en nous référant à la « balance bénéfice/risque » bien connue de nos
milieux de soin et de la réflexion médicale. Toutefois, l’équilibre de
cette balance est resté bien précaire au regard de nos constats auprès
des résidents : syndromes psychiques, perte musculaire, perte
d’appétit, refus de nutrition, perte d’envie, glissement…
Une fois passé le choc de cette situation inédite est venu le temps
de la culpabilité des équipes : « Nous, on rentre chez nous »,
« Nous, on peut voir notre famille à la maison tous les soirs »,
« C’est nous et nous seuls qui pouvons faire entrer le virus ». Nous
avons alors pris le temps de nous parler, de réfléchir en équipe à la
meilleure façon de mettre en œuvre les consignes.
Nous avons peu à peu compris que les mesures de restriction
allaient durer. Non, ces mesures n’étaient pas l’affaire de quelques
jours, ni de quelques semaines. Ces mesures devaient durer et les
résidents les endurer. Combien de temps ? À quel prix ?
En rencontrant les résidents, l’un d’eux m’a dit, après quelques
semaines : « Pff, on ressortira plus jamais, c’est foutu maintenant »,
un autre : « Je m’en fous, de ce virus. Il m’emmerde, ce virus. Moi,
je veux aller au restaurant ». L’isolement a aussi entraîné des
décompensations inattendues. Une résidente, qui n’avait jusque-là
jamais présenté ce type de trouble, nous a dit en regardant la photo
de ses parents en Algérie qu’ils l’avaient abandonnée ici. Il fallait
absolument qu’elle parte pour les retrouver. Or, ses parents sont
décédés depuis plusieurs années. D’autres, enfin, le confinement les
a privés de revoir un père et une mère dans la maison familiale.
Pour vous permettre de comprendre la suite, il est important que je
vous précise que l’établissement que je dirige accueille des
personnes en situation de handicap vieillissantes. Dans cet exemple,
il s’agit d’une dame qui à 68 ans rentrait tous les week-ends au
domicile parental. Elle a dû suivre à distance l’AVC de son père, son
hospitalisation dans un état critique en réanimation, sa
convalescence en soins intensifs et finalement son entrée en Ehpad
avec sa mère, elle-même atteinte d’une démence de type Alzheimer
depuis plusieurs années.
Au-delà donc des pertes physiques, cognitives, des troubles
induits par l’isolement, ce sont des moments précieux de vie que le
confinement a enlevés aux résidents. Ce sont des sourires, des rires
partagés avec leurs familles et leurs proches. Il est probable que,
pour la majorité des résidents, la balance bénéfice/risque a été du
côté risque.
Notre pratique en Ehpad, en période de pandémie ou non, s’est
toujours appuyée sur l’art de concilier nécessaire protection des
résidents et liberté de choix. Or, durant cette crise de la Covid, les
établissements ont vu se superposer consignes, protocoles et autres
mémentos, etc., chacun limitant, annulant peu à peu les libertés des
résidents.
Et quelle difficulté pour les directeurs et les équipes de s’y
retrouver au milieu d’ordres et contre-ordres ! En effet, à plusieurs
reprises, les annonces télévisées du ministère ont été restreintes
voire annulées par l’Agence régionale de santé locale ou par la
Direction générale de la santé. Les consignes ont même été parfois
différentes entre les ARS.
Nous avons donc dû nous adapter quasiment quotidiennement
aux contradictions et superpositions de consignes, avec parfois
l’impression d’un vrai désordre, probablement difficilement lisible
pour les familles et les proches. Dans ce contexte, jamais il n’a été
proposé aux établissements ou organismes gestionnaires de
construire librement, dans une réflexion pluriprofessionnelle centrée
sur le résident, les mesures de protections adaptées à leur situation
et au contexte.
Pourtant, élaborer et proposer des mesures d’assouplissement
des contraintes sont des actes du prendre soin que nous mettons
quotidiennement en œuvre. Ainsi, plutôt que de standardiser les
approches, niant la singularité et les besoins spécifiques de chaque
résident, l’intelligence collective des établissements aurait pu
permettre de trouver les mesures et organisations les plus adaptées
aux résidents, au contexte local et aux ressources disponibles.
Enfin, avant de conclure, il est, me semble-t-il, important de
vous parler du confinement dans le cas des résidents déambulants.
En effet, que dire du confinement en chambre à imposer à ces
résidents, habitués à une circulation incessante dans les couloirs et
étages de l’établissement ? Doit-on les contenir alors même que le
projet de l’établissement s’y oppose ? Alors même que le travail
institutionnel se construit pour élaborer des stratégies d’évitement
de la contention ? Où est le sens ? Comment rester porteurs d’une
vision, d’un projet que l’on semble piétiner pour « rester en bonne
santé à tout prix » ?
Si « la santé » devient l’objectif ultime, toutes les démarches
pour y arriver, même les plus contraignantes, deviennent justifiées et
par conséquent acceptables. En revanche, si « rester en bonne
santé » est le moyen d’accomplir des choses, de réaliser des projets
et des rêves, alors « la santé » n’est plus une fin en soi. Ce qui
devient non négociable, ce qui devient prioritaire, c’est de permettre
– quel que soit l’âge ou la situation de santé – de réaliser les projets
et les actions qui tiennent à cœur.
Pour finir, donc, est-ce qu’en Ehpad, durant cette crise,
l’équilibre entre qualité de vie et mesures de protection a été
satisfaisant ? Vous aurez compris que je réponds non. Aurait-il pu
être meilleur ? Difficile à dire, car l’impréparation et la soudaineté
de la situation ont certainement empêché la concertation nécessaire
et l’évaluation des risques de façon partagée. Après ces retours
d’expérience, devrons-nous à nouveau, demain, protéger à tout prix
ou accepter les risques ?
Dès lors que l’on est en charge de l’hébergement ou de l’accueil
de personnes, il nous faut revenir à l’essentiel, quelles que soient
nos fonctions ou nos responsabilités : « Qu’est-ce qui est important,
pour cette personne que j’accompagne, à ce moment-là ? » Cela
nécessite, bien sûr, de trouver, là encore, un équilibre entre intérêt
individuel et intérêt collectif. Mais ce n’est qu’en laissant cet espace
d’expression et de concertation que nous pourrons collectivement
éviter des mesures qui ont pu accentuer les vulnérabilités des
résidents. Les équipes pourront ainsi construire une démarche
proportionnée et adaptée à chaque personne et à son environnement
pour protéger les plus vulnérables tout en restant fidèles aux
principes de respect et de dignité qui donnent sens à notre pratique.
Je protège, donc il vit.

Prenez soin de vous.


Les gestes et le toucher
1
Hakim Belkacem

Je travaille dans un foyer de vie, un foyer d’accueil médicalisé. La


population est très hétérogène. On y accueille des adultes en situation de
handicap mental. Nous avons des personnes âgées handicapées,
dépendantes, d’autres qui sont plus ou moins autonomes, certaines qui sont
dans le maintien des acquis. Et, dans le cadre d’un autre foyer d’accueil
médicalisé dans un établissement, nous accueillons des adultes qui ont des
troubles envahissants du développement, des troubles du comportement et
des traits autistiques. Nous avons une population assez particulière et, du
coup, un parcours interne intéressant pour la réflexion sur la régression et la
perte d’autonomie des résidents que nous accueillons ici.
Les résidents vivent dans des foyers distincts les uns des autres, au
nombre de six. Deux sont des foyers d’accueil médicalisé et les autres sont
destinés aux résidents des foyers de vie. Cette particularité nous a permis de
penser l’accompagnement en fonction des niveaux de potentialités des
résidents et de constituer ainsi des groupes avec des besoins qui sont assez
proches et un projet de foyer commun pour ces résidents.
Ce mode de prise en charge, en dehors de la période Covid, permet de
proposer des actions collectives autour du groupe et d’axer les objectifs de
travail sur des thèmes tels que la cohésion de groupe, le respect, le partage
et le soutien.
Bien évidemment, les résidents profitent de temps partagés avec les
résidents des autres foyers, comme des activités culturelles, de loisirs, à
dominante sportive, activités manuelles, sorties extérieures et bien d’autres
choses encore. La résidence est un lieu de vie et, comme l’indique ce terme,
« il y a de la vie »… et beaucoup de mouvements et de chaleur humaine.
C’est d’ailleurs un point fort qui est systématiquement mis en avant par
toutes les personnes extérieures qui le manifestent ainsi : « Chez vous, on
sent que c’est vivant, chaleureux, tout le monde sourit. »
Lors de la période de confinement, la force de l’établissement a été de
pouvoir confiner les résidents par secteur, par foyer. Bien évidemment, ce
fut un vrai bouleversement dans le quotidien des résidents. Malgré tout, cet
« enfermement » spécifique à cette période de pandémie a été plutôt bien
vécu, car les espaces sont grands et l’établissement, malgré ses foyers
distants, est ouvert avec de longs couloirs, de grandes baies vitrées, des
terrasses… Il n’y a pas véritablement de mur entre les espaces de vie.
L’architecture est très importante, nous avons pu en mesurer l’impact.
Nous avons également constaté que les résidents ont des ressources
qu’ils ont mises à profit, notamment pour garder le lien entre les foyers. Par
exemple, ils ont mis en place un système de communications, en se donnant
rendez-vous devant leurs foyers, distants d’une centaine de mètres, pour
échanger dans le couloir par des gestes et par la parole également. Ils se
sont porté de l’intérêt les uns aux autres, ce qui ne semblait pas évident
initialement. C’est dans les moments difficiles que des ressources nouvelles
naissent.
Il faut souligner que, contrairement à un Ehpad, nous accueillons les
enfants, et non pas les parents. La question des visites se pose
différemment, puisqu’il y a uniquement des retours en famille, qui se font le
week-end, ou pendant les vacances. Pour le reste, il y a beaucoup de points
communs, parce que nous avons tous un métier de contact, de relations
humaines. Nous assistons et accompagnons les résidents dans le cadre des
actes de la vie quotidienne. Le contact, dans le métier que nous exerçons,
est omniprésent et indispensable. Le toucher est affectif. Toutefois, je
souhaite témoigner des conditions particulières qui sont très prégnantes au
sein de notre établissement. Nous avons vécu la pandémie assez
différemment que ce que l’on a pu voir un peu partout.
L’émotion est montée progressivement. Au mois de février, on a
commencé par minimiser la problématique du virus. Puis, dès le 6 mars,
Partage & Vie a décidé de fermer ses établissements, soit dix jours avant la
décision du gouvernement. Je pense que ce fut un élément important dans la
limitation de la circulation du virus dont nous pouvons tous nous féliciter.
Ensuite, le confinement a été décidé par le gouvernement le 16 mars, et des
questions ont commencé à se poser. La situation a généré de la psychose,
des inquiétudes, des peurs, des craintes de la part des équipes et des
familles. Du coup, on a dû adapter les choses, adapter le fonctionnement et
l’organisation, de façon à poursuivre notre activité, à poursuivre
l’intervention et l’accompagnement de nos résidents.
Je voudrais donner une image de l’accompagnement plutôt qu’une
définition psychosociologique de la manière dont on aborde
l’accompagnement. Prendre quelqu’un par la main. On est dans cette
image-là, autant au sens figuré qu’au sens propre. Du coup, la question du
contact, la question du toucher est indispensable. De fait, on en retiendra un
certain nombre de conséquences positives.
Cela peut paraître dissonant avec ce qui a pu être vécu par ailleurs. À
l’image des villes européennes, c’était très calme dans l’établissement, alors
qu’habituellement c’est très agité, avec beaucoup de bruit, beaucoup
d’allées et venues. Là, en l’occurrence, c’était très calme. Ce constat est
partagé par d’autres collègues qui dirigent des établissements comme le
nôtre.
Le confinement en chambre était pratiquement impossible à appliquer
dans notre établissement. Du coup, on a opté pour un confinement par
groupe. On dispose de quatre groupes au sein de l’établissement. Et le fait
d’avoir confiné par groupe et de limiter les contacts, et en même temps de
mettre en place une équipe consacrée à chaque groupe, nous a permis de
prendre en charge et d’accompagner les résidents de la façon la plus adaptée
possible.
Cela nous a obligés à repenser le quotidien, notamment la question de
l’intimité et de la prise en charge de la toilette des résidents, de leur
restauration, de leurs activités. Du coup, nous avons défini des zones
permettant de contenir chacun des différents groupes au sein de
l’établissement. Ainsi la vie s’est-elle orientée davantage sur le groupe du
foyer que sur le collectif institutionnel, cette approche permettant d’être
plus attentif au besoin du groupe et des résidents de ce même groupe. Cela
donne un sentiment d’appartenance plus prononcé pour les professionnels
qui encadrent ; cela favorise les observations et oriente mieux les besoins
du moment.
De manière frappante, on a noté pendant ce confinement une
atténuation des troubles du comportement. C’est ce que l’on constate, mais
on ne se l’explique pas bien. Je pense que cette situation mérite une étude.
Car on a également constaté une diminution des problèmes de santé de nos
résidents, qui habituellement ont souvent des soucis, minimes ou plus
importants, mais en tout cas on a constaté qu’il y avait moins de problèmes.
Une meilleure restauration de nos résidents était aussi visible : ils
mangeaient mieux, ils dormaient mieux, les nuits étaient moins agitées.
Autant d’éléments qui nous interrogent, et même nous interpellent. À se
demander si effectivement le confinement ne fut pas une opportunité pour
nous réinterroger et nous réinventer dans ce que l’on peut proposer
aujourd’hui.
Nous avons aussi remarqué un mieux au niveau des équipes, étant
donné qu’il y a eu un rassemblement de toutes les équipes pour la lutte
commune contre le virus, une nouvelle cohésion médicale, éducative,
logistique, etc. Le fait d’être tous unis contre un seul objectif – lutter contre
l’intrusion et la circulation du virus dans notre établissement – est un point
positif et très intéressant que j’ai constaté.
Nous avons également constaté l’importance du rôle joué par certains
agents, qui travaillent à l’entretien des locaux, à l’hygiène, nous avons
mesuré l’importance de leur métier, puisque nettoyer les digicodes, les
poignées de porte ou les boutons d’ascenseur, devenait vital. Tout le monde
s’est rendu compte que la question de l’hygiène est très importante, autant
que le social, le médical ou encore l’éducatif.
Dans les actions que nous avons pu mettre en place et que l’on a
pensées avec les équipes, on a également travaillé davantage sur la question
de l’individu au sein du collectif. Du coup, on a mieux pris en compte les
besoins et les attentes de chaque résident, parce qu’en général, la prise en
charge est globale, de façon assez limitée en individuel. Le fait de confiner
par groupes nous a obligés à nous interroger plus précisément sur la
situation de chaque personne, avec sa problématique et ses risques.
Pour expliquer la meilleure santé des résidents que l’on a constatée, on
peut évoquer la limitation des déplacements vers l’extérieur et le fait d’être
entouré d’une équipe dédiée. Parce que l’environnement est un facteur
fondamental influant sur la santé des résidents. Le fait d’être confinés dans
un lieu de vie qu’ils connaissent bien, avec des équipes qui les connaissent
bien et qui appliquent des règles d’hygiène rigoureuses a très largement
contribué à leur bonne santé mentale et physique.
Voilà ce que je peux dire aujourd’hui à propos de ce que l’on a constaté
sur le terrain. Il faut ajouter que les familles nous ont fait entièrement
confiance. Aucun retour de résident au sein de sa famille. C’est un
indicateur important, qui montre une confiance absolue. Nous n’avons pas
eu de problèmes majeurs avec les gestes barrière, en communiquant
régulièrement avec les familles, à travers des bulletins, des entretiens
téléphoniques, etc. Et je remercie les familles de cette confiance, sans
laquelle se serait ajoutée une pression supplémentaire à celle que nous
avons vécue.
Les points négatifs que l’on peut relever, ce sont par exemple des
difficultés pour les résidents pour réapprendre à sortir, des éléments tout
bêtes, par exemple avoir une tenue adaptée en fonction du temps qu’il fait
dehors, ou simplement mettre ses chaussures pour sortir. C’est assez
minime, mais on le constate. En ce qui concerne les masques, s’il en existait
de transparents, ce serait une bonne chose. À cause de l’importance de
l’expression du visage. On partage les sourires, et pas seulement du contact.
Certains résidents ont des difficultés à comprendre le monde, à
conceptualiser. Le comportement est très important pour les accompagner
au quotidien. La leçon de cette période nous conduit d’ailleurs à
réinterroger le projet d’établissement et la façon dont on accompagne les
résidents qui ont des problématiques de troubles envahissants du
développement.
Parmi les éléments positifs que nous avons retenus de cette période de
confinement, il y a la question des repas. Nous avons constaté que faire
manger les résidents par secteur, par foyer, était bien plus bénéfique que de
les réunir en salle de restauration pour le déjeuner. Plus de temps pour
manger, échanger, discuter, accompagner. Et ils étaient surtout beaucoup
plus calmes. Des résidents moins stressés et des professionnels qui prennent
le temps d’accompagner de manière plus individuelle les résidents.
À l’avenir, les masques seront systématiques pour tous les
professionnels et résidents suspectés d’être contagieux afin d’éviter toute
propagation de maladie quelle qu’elle soit, notamment durant la période des
gastro-entérites. Le nettoyage plus fréquent des espaces de contacts sera
aussi instauré dorénavant dans la fiche de tâches des agents de service
logistique, afin d’en faire une habitude de vie.
Pour la suite, je pense qu’il sera intéressant de proposer davantage de
temps par groupe, par foyer, afin justement de travailler sur des thèmes
précis tels que la prévention (hygiène, sexualité, déplacement, etc.).
Auparavant les actions étaient plutôt à dominante collective, mais cette
approche plus spécifique par foyer, du fait du confinement, a permis de
créer du lien, fédérer les équipes auprès de leurs résidents, d’accentuer la
question du référent et de faire vivre pleinement cette notion et in fine
d’avoir une approche plus individualisée.
Quand notre peur de la mort nous fait oublier
leur vie…
1
Marie-Odile Vincent

Notre société porte les valeurs du jeunisme et de la rentabilité. Les


vieux, leurs maladies et la mort gênent. On ne veut pas les voir, on ne veut
pas y penser. Après les hospices et les maisons de retraite, l’Ehpad devient
alors le réceptacle de ce grand déni social.
Ces résidences étant médicalisées, la maladie ne pose pas problème bien
longtemps dans le sens où sa prise en charge est facilement assurée.
Il en va tout autrement de la question de la mort.
Pour les médecins (serment d’Hippocrate oblige), les infirmières, et les
aides-soignantes, la mort est l’ennemi à combattre. Ils ont été formés
comme cela.
La logique est simple. Guérir, c’est réussir. Voir mourir, c’est avoir
échoué.
En Ehpad, parce que la mort est inéluctable, elle oblige les
professionnels à un lourd travail d’acceptation. Il ne s’agit plus de savoir si
les résidents vont guérir ou non, mais comment l’équipe va être capable de
les accompagner, pendant des années pour certains, quelques mois ou
quelques jours, pour d’autres, jusqu’à leur mort.
Cela paraît évident quand on l’écrit, mais reste bien plus compliqué sur
le terrain. Pour exemple, cette excellente aide-soignante qui avait fait un
accompagnement de fin de vie irréprochable et qui voit arriver la famille
après le décès. Elle aurait voulu se soustraire, mais ils s’étaient déjà avancés
vers elle, il était trop tard. Elle s’approcha et leur dit : « Je m’excuse. » Et
ce, alors même qu’elle avait toutes les raisons d’être vraiment fière du
travail accompli…
De mars 2019 à février 2020, l’établissement de quatre-vingt-quatre
résidents et d’une cinquantaine de salariés que je dirige s’est lancé dans une
démarche « fin de vie » ambitieuse dont l’objectif principal était de
permettre à tous les acteurs de l’Ehpad d’aborder la mort collectivement et
non plus individuellement. L’originalité de la démarche résidait dans ses
intervenants, notamment un anthropologue et deux marionnettistes ainsi que
dans sa méthode : résidents et salariés intervenaient ensemble dans des
groupes de parole nommés « Et si ensemble on parlait de la mort ? », puis
partageaient certains groupes de travail.
De fait, les échanges ont eu lieu et l’Ehpad s’est petit à petit transformé,
chassant le tabou hors les murs, choisissant collectivement ses rituels. Les
équipes se sont rapprochées dans cet accompagnement où chacun trouve sa
place, quelle que soit sa mission. Les agents de services logistiques qui
assurent le nettoyage de l’établissement, notamment, ont compris toute la
place qui leur était réservée, en tant qu’humains, dans cet accompagnement.
La frontière entre résidents et salariés a bougé. Sur le thème de la mort, elle
n’est pas pertinente.
Pour illustrer la place que se sont autorisés à prendre les agents de
service logistique, je vais partager avec vous un bout de cette soirée où je
quittais l’établissement. Dans le hall, je croise une résidente, que je n’avais
jamais vue au rez-de-chaussée si tard. Je m’approche, lui demande si elle va
bien et elle me fait comprendre qu’elle est venue s’asseoir là, espérant
rencontrer quelqu’un pour faire un brin de causette. Je pose mes sacs et me
rends disponible. En quelques phrases, cette femme qui ne parle jamais de
son fils m’explique comment il est tombé malade, comment il a été mal
soigné au séminaire où il étudiait et comment, au bout de quelques mois, il
en est venu à mettre fin à ses jours parce que son foie était détruit et son
avenir hypothéqué. Tandis qu’elle parlait, l’agente qui nettoyait le sol
autour de nous, une femme extrêmement timide, avait posé son balai et
s’était approchée discrètement de nous, attentive, sans rien dire. La densité
du moment était formidable et la salariée, comprenant qu’on ne pouvait pas
recevoir un tel témoignage en passant un coup de balai s’était autorisée à
sortir de son rôle de « faire » pour « être » tout simplement. Être là, avec
nous, à l’écoute et accueillir les souvenirs tristes de la résidente qui avait, ce
soir-là, à cet endroit-là, besoin de les partager.
Cela peut sembler anodin, mais c’était pour moi un signe de réussite
fort. Quelques mois plus tôt, elle aurait continué son nettoyage et se serait
éloignée progressivement de nous, mal à l’aise. La démarche n’avait pas
seulement amélioré les pratiques, elle avait aussi changé les gens.
Ça, c’était avant.
Avant la crise de la Covid-19.
Et puis la maladie s’est déclarée en Chine, elle a passé les frontières, et
elle est entrée dans des établissements alsaciens, parisiens…
Et très vite, la peur de la mort a envahi les médias, la société, nos
établissements et s’est mise à prévaloir sur tout.
Nous avions travaillé sur la mort, que nous connaissons bien en Ehpad,
j’ai envie de dire une mort « naturelle », perçue collectivement comme
dernière étape de la vie, qui autorise encore des échanges, un partage
d’émotions, une place pour la spiritualité.
Mais cette peur de la maladie, cette peur de la mort, nous ne la
connaissions pas.
De certains établissements, la Covid-19, ennemie invisible et redoutée,
ne s’est pas approchée ; du mien, elle a pénétré la forteresse et a commencé
à toucher les résidents (vingt-deux en tout). À partir du moment où la
maladie est entrée, tout s’est passé très vite.
La gestion de la Covid-19 est venue percuter nos représentations et nos
pratiques.
Les pratiques sanitaires se sont imposées, impérieuses, sans que nous
ayons le temps de nous interroger sur la pertinence de les adopter dans nos
structures. Il ne s’agissait plus de bien vivre ni de bien mourir, accompagné
des équipes et de ses proches. Au nom de la protection des plus fragiles,
tout ce qui pouvait empêcher la mort devait être mis en place dans les plus
brefs délais.
2
Nous avions déjà confiné en chambres de 20 m des résidents plus ou
moins en capacité de comprendre l’avancée de la pandémie et ce qui
motivait nos décisions. Nous en avons déménagé d’une chambre à l’autre,
pour séparer les zones Covid des zones non-Covid, sans avoir le temps de
les y préparer ni même de faire suivre leurs meubles, leurs cadres.
La peur sociétale de la mort, portée par les médias et les plus hautes
institutions de l’État, devenant notre peur institutionnelle, leur a enlevé en
quelques jours : la possibilité de voir leurs familles, le plaisir de se
retrouver à plusieurs, de jouer, de parler ensemble, le plaisir de se tenir
debout, de marcher, faisant perdre à certains la fonction motrice, le plaisir
de manger ensemble, entraînant pour certains un état de dénutrition, le
plaisir de prendre l’air dans le jardin ou à l’extérieur, la stimulation
sensorielle et cognitive dont ils ont besoin, leurs repères spatiaux, à cause
des changements de chambres, les temps de loisirs…
Le rire aussi a disparu. Je ne l’entends plus au détour d’un couloir, ni
dans le jardin ni dans les chambres.
En d’autres termes, pour sauver de la mort les personnes âgées de nos
établissements, nous leur avons ôté tout ce qui leur apportait l’envie de
vivre.
Ce paradoxe, plus que la mort elle-même (trois résidents sont décédés
de la Covid), nous a tous beaucoup affectés, résidents et salariés. Notre
métier est sous-tendu par la bientraitance, et, dans ces circonstances
inédites, quoi que nous fassions, nous n’étions pas les professionnels
bientraitants que nous voulons être. Nous n’avions le choix qu’entre
plusieurs mauvaises options. L’urgence à laquelle nous étions confrontés ne
nous a pas donné le temps de réfléchir, de mettre à distance, de faire des
choix concertés et éclairés, avec l’aide de philosophes, de sociologues,
d’épidémiologistes, d’anthropologues, par exemple…
Alors bien sûr, nous avons fait de notre mieux, nous avons développé
les moyens de communication pour les relier à leurs familles, nous avons
cherché à donner du sens, à expliquer, nous avons multiplié les heures de
présence pour guérir les malades et apporter du réconfort à tous. Notre
implication a été indéniable et nous a permis de « traverser ». Mais
j’aimerais m’attarder sur deux notions : l’espace et le temps.
Le confinement s’est appliqué à chaque citoyen. Une personne âgée en
Ehpad est un citoyen et, en tant que tel, a dû être confinée. C’est un
syllogisme. Sauf que notre « chez nous » était un appartement, une maison,
un jardin pour les plus chanceux ; nous avions même le droit d’en sortir une
heure par jour. Autre élément qui a son importance : nous vivons le plus
souvent en couple, en famille. Les plus solitaires d’entre nous ont accès à de
multiples moyens de communiquer.
Or, notre peur de la mort nous a fait décider que le « chez eux » des
résidents serait leur chambre de 20 m2 et non l’établissement ou l’un de ses
étages. Les sorties, quant à elles, étaient tout simplement proscrites. Cela
fait une sacrée différence ! Sans oublier que les déficiences visuelles et
auditives de nombre de résidents les coupent déjà partiellement du monde
dans des circonstances habituelles…
Qu’en est-il du temps ?
Pouvons-nous comparer une attente de trois mois pour une personne de
20 ou 50 ans, et cette même quantité de jours pour une personne de 90 ou
100 ans ? Le compte à rebours n’est pas le même. Vous souvenez-vous dans
Charlie et la chocolaterie de la question de Charlie devant sa plaquette de
chocolat : « Je devrais peut-être attendre demain ? » Et l’un des grands-
pères de répondre « Foutre non ! À nous quatre, on a 381 ans. On n’attend
pas. »
Nous nous y sommes pris différemment de Charlie. Nous n’avons tout
simplement pas consulté les résidents. Nous organisons des commissions
« restauration » pour savoir ce qu’ils veulent manger, nous organisons des
commissions « animation » pour savoir comment ils veulent se distraire,
mais dans le feu de l’action, nous nous sommes abstenus de leur demander
comment ils voulaient vivre ce confinement. Cela s’est imposé à nous. À
eux. Fin de la discussion.
Au nom de la légitimité à les protéger…
À moins que nous n’ayons eu d’autres choses à protéger que leur vie ?
Dans la tourmente, nous n’avons pas pu nous raccrocher aux rituels que
nous nous étions choisis, lors de notre démarche « fin de vie », leur quasi-
totalité étant devenue inopérante. Par exemple, le confinement et la
sectorisation interdisaient les temps d’hommages collectifs qui permettent à
chacun de dire « au revoir », réunissant résidents, familles et salariés.
Or, si le confinement est voué à disparaître, la sectorisation au long
cours comme moyen de prévention mérite d’être vraiment réfléchie avant
d’être appliquée. Elle appauvrirait considérablement l’animation au sein des
établissements.
Alors, sans juger ce qui a été fait, sans juger les consignes du ministère
de la Santé, de Partage & Vie et des équipes hospitalières qui nous ont
largement soutenus, consignes que j’ai relayées auprès de mes équipes et
dont j’assume la pleine responsabilité, je me pose aujourd’hui beaucoup de
questions.
Nous rencontrons une première crise, qui n’est d’ailleurs pas terminée.
Nous pouvons imaginer que nous en connaîtrons d’autres. Quelles leçons
allons-nous tirer de ces derniers mois pour affronter la suite ?
Saurons-nous résister à la vision sanitaire de la mort qui est, je le
rappelle, une forme d’échec, pour affirmer nos spécificités et faire de nos
établissements des lieux pleins de vie encore, des lieux de rencontres, des
lieux où l’on rit, des lieux où la mort inéluctable, n’est pas redoutée mais
accompagnée ?
Cette crise sanitaire passée, comment construirons-nous l’Ehpad de
demain ?
Avons-nous le courage et la volonté de laisser vraiment les résidents
choisir et agir pour eux-mêmes, autant qu’ils le peuvent ?
Sommes-nous capables d’accepter la vulnérabilité des êtres humains ?
II

FIN DE VIE DANS LA PANDÉMIE


Entrer dans un Ehpad revient presque toujours à rejoindre sa dernière
demeure. Il est rarissime qu’on quitte cette résidence pour aller ailleurs
qu’au cimetière. Et la durée moyenne de séjour, à peine supérieure à deux
ans, montre à quel point le sentiment peut être vif que le temps qui reste est
bref et compté.
Ces faits, bien connus, ne sont pas nécessairement des motifs de
lamentations ni des causes de désespérance. Au contraire, ils peuvent
soutenir l’exigence de vivre pleinement, dignement, et même heureusement
les jours et années qui sont à vivre. Dans toute la mesure de ce qui demeure
possible, la fin de vie est encore et toujours la vie, et non une sous-
existence.
Il en est ainsi en temps « normal », pas en temps de pandémie.
Destinées à préserver des vies, les mesures de confinement ont provoqué
souvent, dans les Ehpad, sur des effets inverses. Elles ont engendré des
syndromes de glissement, provoqué des dépressions, gâché des instants
uniques. Ces méfaits se sont ajoutés à ceux de la contagion – agonies sans
hospitalisation, trépas sans la présence des siens.
Il y a là, comme le souligne avec force le professeur Didier Sicard, une
indignité qui fait offense à l’humanité. Médecin humaniste, proche du
philosophe Paul Ricœur, celui qui présida le Comité consultatif national
d’éthique et fut aussi le responsable d’un rapport sur la fin de vie pour le
président François Hollande fait part de son indignation avec la netteté et
l’indépendance d’esprit qui le caractérisent.
Il convient d’être d’autant plus attentif à l’organisation des soins
médicaux et à la vigilance éthique qui doit les accompagner qu’il est arrivé
que des hospitalisations, qui auraient pu sauver certaines vies, n’aient pas
même été tentées ou envisagées. C’est ce que rappelle Claude Jeandel,
professeur de médecine interne et de gériatrie à l’université de Montpellier,
grand expert en gérontologie et conseiller médical de Partage & Vie, en
insistant sur les principes éthiques à respecter, qui ne l’ont pas été partout et
toujours durant cette crise.
Parmi les protections dommageables qui caractérisent les mesures
sanitaires entrées en vigueur du jour au lendemain, l’interdiction du toucher
occupe une place singulière. La philosophe Claudine Tiercelin l’a placé au
centre de son analyse. Professeur au Collège de France, membre de
l’Institut, ancien membre du Comité consultatif national d’éthique, elle
rappelle que la dimension tactile de l’existence, déjà très singulière par elle-
même, est plus essentielle encore pour les personnes dépendantes que pour
tout autre. Dès lors, pour elles, se voir contraint brutalement de vivre « sans
contact », est-ce encore vivre ?
Fin de vie confinée en Ehpad
Didier Sicard

Cette réflexion concerne la situation de fin de vie en Ehpad en général,


car j’ignore si la culture réelle adoptée par Partage & Vie durant cette
pandémie Covid-19 pour les Ehpad dont elle a la charge, en particulier lors
de la mort, a été différente de celle des autres établissements. Mais, la
réflexion fondamentale partagée par un certain nombre d’entre nous depuis
décembre 2019 sur les difficultés éthiques spécifiques soulevées par
l’accompagnement des personnes en situation de dépendance a permis de
réfléchir à l’avance et d’anticiper les conditions même du confinement lié à
la Covid-19. Cette réflexion critique libre portée par des personnes dénuées
de tout intérêt potentiellement lié à Partage & Vie est un gage de sa
responsabilité sociale.
La situation d’une personne qui entre dans un Ehpad n’est jamais
simple. Elle exprime tout à la fois un renoncement définitif à son domicile
familial, son univers familier, et l’annonce de son dernier destin. Si les
circonstances sont très différentes selon chacun/chacune, le désir spontané
de la personne âgée pour s’y rendre est la plus rare des conditions. La
plupart du temps, ce sont les enfants qui ne peuvent plus assurer une
présence sinon permanente du moins attentive. D’autant plus, il ne faut pas
se le cacher, que c’est le plus souvent l’état de délitement cognitif qui
justifie ce transfert. La résignation de la personne plus ou moins consciente
et le sentiment de culpabilité éprouvé par les proches sont sources de
malentendus sur la solution jugée toujours insatisfaisante.
L’autre malentendu réside dans ce transfert de l’accompagnement
familial à un accompagnement soignant. Plus la culpabilité existe envers ce
transfert, plus l’accusation facile de maltraitance surgit avec son cortège de
propos malveillants ou d’exigences déraisonnables. Au premier rang, le
conflit entre l’exigence de sécurité demandée et le respect de la liberté
conforme aux habitudes de chacun, tout en adoptant une standardisation
minimale des tâches à accomplir. Un/e résident/e théoriquement libre, un
usager contraint.
Le moment de la fin de vie exacerbe légitimement les tensions. Car,
quel que soit l’âge, il est éprouvé avec le sentiment d’une solitude absolue.
On meurt toujours seul. Malgré tous les accompagnements, toutes les
préparations.
Ce seul et unique moment, pour nous tous, est totalement
incommunicable. La seule liberté qui demeure est celle de la plus ou moins
grande capacité à accepter et à aider autant les mourants que les vivants.
Toute société humaine en effet éprouve à ce moment ou découvre même la
proximité des vivants et des mourants. Comme me le disait une personne de
Grenoble lors des réunions organisées dans le cadre du rapport concernant
la fin de vie en 2012 : « Ce ne sont pas les vivants qui ferment les yeux des
mourants, ce sont les mourants qui ouvrent les yeux des vivants. »
En Ephad, la mort est plus présente que jamais, même de façon plus ou
moins inconsciente, souvent marquée par des rituels de célébration de la
disparition des autres résidents pour maintenir l’extrême singularité de
chaque mort.
Cacher la mort, en effet, renforce paradoxalement son angoisse. La
mettre en scène confère à chacun et chacune l’importance de sa vie, et donc
de sa mort. Soudain, ce cérémonial intime et public a cessé durant
l’épidémie de Covid-19. Pour des raisons sécuritaires, la solitude absolue,
sans un dernier adieu, un dernier échange avec la personne mourante
devient d’une violence particulièrement traumatisante pour cette personne
et son entourage. D’autant plus qu’il n’y aura plus de possibilité de
rattrapage.
Cette rupture, cette césure brutale, n’a pas été pensée avec la lucidité et
l’ouverture d’esprit nécessaires. Les mesures sécuritaires ont privilégié la
vie au sens seulement biologique, physique du terme, reléguant la vie
relationnelle dans les limbes marginaux de l’existence. Le concept de
bénéfice/risque prend ici toute sa valeur et aurait mérité qu’une concertation
avec chaque direction d’Ephad, au cas par cas, soit organisée, plutôt qu’une
interdiction générale dont la portée symbolique considérable a été
totalement écartée.
Mille scénarios auraient pu être envisagés, comme une disponibilité
téléphonique 24 heures sur 24 avec le visage sur écran qu’offre les réseaux
contemporains. Des initiatives telles qu’une pièce isolée aurait pu être
proposée aux familles pour y rencontrer leur parent à distance avec une
vitre de protection.
Lorsque les manifestations de la maladie Covid-19 commencèrent à
susciter l’inquiétude, la question de la conduite à tenir a été
particulièrement angoissante. En l’absence d’avis familial, de directives
anticipées trop rares, prendre ou non la décision d’un appel au service
d’urgence, au médecin coordonnateur, au médecin traitant paraissait un peu
vain, car en période d’afflux de malades graves, les personnes vivant en
Ephad n’ont pas été considérées comme prioritaires.
Ce tri choquant a trouvé sa justification dans le fait qu’un séjour en
réanimation qui durerait plusieurs semaines serait suivi, en cas de survie,
d’un état d’atteinte corporelle incompatible avec une vie en Ehpad.
Autrement dit, mettre en situation de coma prolongé une personne âgée
pour maintenir sa seule vie biologique pouvait sembler déraisonnable.
La Covid-19 n’est pas responsable de ce tri qui a toujours existé. Elle
l’a simplement mis en exergue. Accueillir en réanimation une personne
âgée avec de nombreuses pathologies suscite toujours un questionnement
légitime. Mais, il est aussi vrai que décider de ne pas envoyer un/e
résident/e d’Ephad en réanimation au prétexte de son inutilité doit toujours
être discuté avec la personne, sa famille et l’équipe médicale. Cette
discussion doit même toujours être anticipée avant que les symptômes
n’arrivent. Or, durant la crise sanitaire, la décision a été prise sans
concertation aucune, sauf celle de l’équipe soignante souvent réduite. Il est
même vraisemblable que des décisions d’injections à visée de sédation
terminale, midazolam ou rivotril, aient pu être administrées en urgence
devant des situations d’étouffement source d’angoisse si légitime pour les
personnes et les soignants/es.
Ne pas pouvoir échanger à ce moment ultime est donc d’une cruauté
difficile à accepter.
Cette fin, doublement douloureuse pour celle ou celui qui quitte ce
monde, concerne aussi les proches qui garderont toute leur vie restante,
avant leur propre mort, ce sentiment tragique d’un manque qu’éprouvent
toujours ceux qui ignorent les circonstances des derniers moments de leurs
proches. Qu’ont-ils/elles pensé à ce moment ultime ? Ne pas avoir pu leur
exprimer une dernière parole d’amour accroît la souffrance.
Après le décès, la vision du corps mort est un moment essentiel du
deuil. Interdire ce dernier regard redouble l’inquiétude d’un corps
abandonné dans un cercueil fermé qui supprime douloureusement ce lien
entre les vivants et les morts. La rapidité des actions entre l’annonce de la
mort et celle d’un cercueil prêt pour les obsèques qui n’ont d’existence que
leur nom, suscite un effroi inhabituel.
Les raisons sécuritaires, qui s’imposent, bien sûr, devraient être
appréciées à l’aune de ce qui fait société. Il fallait avant tout mobiliser les
moyens pour que les soignants soient dépistés et protégés par des masques
et des surblouses, car ce sont eux qui ont été contaminés beaucoup plus que
les visiteurs (température à l’entrée, test PCR renouvelé, appel au
bénévolat, voire confinement sur place des soignants, comme cela a pu être
le cas, courageusement, ici ou là). Ces soignants admirables, subissant le
choc psychique des morts nombreuses, n’ont pas eu le prestige des
soignants hospitaliers et ont pu subir injustement le reproche de mesures
qu’ils étaient contraints d’appliquer. L’héroïsme était souvent de leur côté,
sans la reconnaissance des familles qui leur attribuaient des décisions qui
leur étaient bien étrangères.
Au lieu de cela, une interdiction administrative, dirigée vers les seules
familles, peu efficace et traumatisante, de toute visite et même de
recueillement auprès du corps mort est d’une violence relationnelle
inattendue. La question n’était pas tant de sauver des vies biologiques que
de sauver le respect des personnes. Ces situations confirment
malheureusement que la médecine est bien embarrassée par la mort, qu’elle
juge comme un échec et non comme une fin naturelle. On ne meurt pas
toujours de maladie, mais on meurt d’être vivant !
L’avis du CCNE du 30 mars 2020 rappelait que « le respect de la
dignité humaine, qui inclut aussi le droit au maintien d’un lien social pour
les personnes dépendantes », est un repère qui doit guider toute décision. Le
confinement autoritaire a fini par bafouer ce respect, au nom d’une sécurité
bien illusoire !
Osons espérer que ces morts, ou plutôt que les conditions de ces morts,
n’auront pas été inutiles, mais nous enseigneront que la mort reste un
moment solennel de notre humanité ou de notre inhumanité.
Enjeux éthiques et accès aux soins
à la lumière de la Covid-19
Claude Jeandel

Un constat s’est rapidement imposé à tous : la fulgurance de la crise


sanitaire sans précédent due à l’épidémie de coronavirus Sars-CoV-2
(Covid-19) a révélé l’inadéquation entre les besoins et les ressources en
termes de personnel, de produits et matériels disponibles et d’accès aux
réponses sanitaires appropriées, notamment dans les structures
d’hébergement qui accueillent les personnes les plus fragiles en raison de
leur âge. Les données dont nous disposons désormais, à six mois du début
de cette crise, permettent de mieux appréhender les enjeux éthiques relatifs
à l’accès aux soins de ces personnes vulnérables dans ce contexte
épidémique.
Le sujet de l’accès aux soins conduit à considérer les quatre champs de
la santé concernés lors de la période de confinement : la prévention du
risque viral (mesures barrières, équipements de protection individuelle)
mais aussi des effets induits par le confinement ; l’accès au diagnostic (tests
biologiques) ; l’accès à un traitement approprié des cas suspects ou
confirmés de la Covid ; et l’accès à des soins palliatifs de qualité. Mais il ne
saurait se limiter à cette période de confinement et doit également permettre
de prendre en compte le suivi des maladies chroniques et l’accès à
l’ensemble des moyens de prise en charge, notamment rééducative, des
conséquences résultant de la distanciation sanitaire induite par le
confinement. Ces dernières ont sans doute, pour un grand nombre des
personnes âgées fragiles et des résidents d’Ehpad, affecté fortement l’état
de santé et les fonctions motrices, cognitives, thymiques et sensorielles.
Un certain nombre de mesures ont pu être mises en œuvre auprès des
résidents des établissements médico-sociaux dans les premières semaines
suivant l’épidémie. Parmi ces mesures, il convient notamment de
mentionner l’accès aux tests diagnostiques par RT-PCR, le renforcement de
l’encadrement médical et soignant, l’astreinte gériatrique, au sein de chaque
territoire, joignable 24 heures sur 24 par les Ehpad pour appui à la mise en
œuvre de la réflexion éthique et de la réalisation technique des soins, la
mise à disposition de molécules jusque-là réservées à l’usage hospitalier
(paracétamol et clonazépam injectables) indispensables pour assurer une
prise en soin digne de la détresse respiratoire asphyxique dès lors que la
situation ne relève pas d’une hospitalisation ou encore l’élargissement des
autorisations de prescriptions du médecin coordonnateur. En revanche,
l’accès aux réponses hospitalières pour les résidents ou patients les plus
âgés a constitué une des questions centrales, du moins au cours de la
première phase de l’épidémie, et doit nous interroger sur le plan de
l’éthique.
Ce sujet crucial est reconsidéré aujourd’hui à la lumière des données
er
statistiques actualisées. Selon les données de l’Insee, entre le 1 mars et le
20 juillet 2020, 252 969 décès ont été dénombrés en France, soit 10 % de
plus qu’en 2019 (+ 23 900 décès) et 8 % de plus qu’en 2018 (+ 18 200
er
décès). Entre le 1 mars et le 30 avril 2020, le nombre total de décès de
personnes âgées de 75 à 84 ans était en hausse de 29,8 % par rapport à la
même période de 2019. Les décès survenus en établissement pour
personnes âgées au cours de cette période augmentent très fortement entre
2019 et 2020 : + 54 % du 1er mars au 30 avril 2020 par rapport aux mêmes
dates en 2019, contre + 32 % à domicile et + 17 % en hôpital ou clinique
(figure 1).
La très forte augmentation de la mortalité en Établissement
d’hébergement pour personnes âgées dépendantes à ces dates a davantage
concerné les hommes (+ 68 %) que les femmes (+ 48 %), et les 65-74 ans
(+ 68 %) ou 75-84 ans (+ 64 %) plus que les 85 ans et plus (+ 52 %). Ces
décès concernent dans près de 8 cas sur 10 des personnes âgées de 85 ans et
plus et dans près des deux tiers des cas des femmes. Le nombre de décès en
Ehpad est ainsi multiplié par un peu plus de trois en Île-de-France et par
deux dans le Grand-Est sur l’ensemble de la période.
Contrastant avec ces données de mortalité, le taux de recours à SOS
médecins (nombre d’actes) et le nombre de passages aux services
d’urgences ne semblent pas proportionnés à l’indicateur âge, les plus de
65 ans étant très significativement sous-représentés au sein de ces effectifs
(figures 2 et 3). Ces données pourraient traduire un sous-recours ou un
moindre accès aux soins primaires et aux structures hospitalières des
patients de cette tranche d’âge et donc des résidents d’Ehpad.
er
Figure 1. Évolution des décès cumulés du 1 mars au 30 avril 2020
er
rapportés aux décès cumulés du 1 mars au 30 avril 2019 par lieu
de décès

Source : Insee, « Évolution du nombre de décès entre le 1er mars et le 30 avril 2020 », 26 juin 2020.
Figure 2. Nombre d’actes SOS Médecins et part d’activité pour
suspicion de Covid-19,
er
par jour et par classe d’âge depuis le 1 mars 2020 (France)

Source : « Covid-19. Point épidémiologique hebdomadaire du 11 juin 2020 », Santé publique France
(données issues de SOS médecins).
Figure 3. Nombre de passages aux urgences et part d’activité pour
er
suspicion de Covid-19, par jour et classe d’âge, depuis le 1 mars 2020

Source : « Covid-19. Point épidémiologique hebdomadaire du 11 juin 2020 », Santé publique France,
données issues de Oscour.

Un certain nombre de témoignages sont venus éclairer et corroborer ce


constat, tels que les propos rapportés le 16 mars, la veille du confinement,
par un médecin coordonnateur d’Ehpad : « La situation est tellement grave
dans le Grand-Est que l’établissement de santé nous informe que les
personnes les plus dépendantes (classées dans les groupes Iso-Ressources
GIR 1, 2 et peut-être 3) ne seraient plus admis aux urgences 1. » Ce « peut-
être » évoqué pour les patients GIR 3 s’est d’ailleurs confirmé, et certains
malades ont rapidement été exclus de l’hospitalisation, par manque de
place. Or, un patient « refusé » d’un service de réanimation peut relever
d’un autre département de l’hôpital s’il ne nécessite pas d’assistance
respiratoire. « Face à ces refus itératifs, on ne prenait plus la peine d’appeler
le Samu », ajoute-t-il. Puis, la situation s’est aggravée : « Le dernier samedi
de mars, on m’a refusé une patiente de 52 ans, sans comorbidité, en détresse
respiratoire », révèle-t-il.
Dans ce contexte, le 26 mars, la communauté gériatrique saisissait les
pouvoirs publics en exprimant son inquiétude quant aux risques persistants
de décès évitables dans l’hypothèse où l’accès aux établissements sanitaires
ne serait pas amélioré pour les résidents en Ehpad ou les personnes âgées à
domicile suspectes d’infection Covid-19 dès lors que ces derniers disposent
des réserves physiologiques susceptibles de leur permettre de surmonter une
telle épreuve.
En effet, il apparaît essentiel, tant en Ehpad qu’à domicile, de distinguer
trois situations relevant de réponses différenciées. La première de ces
situations concerne une personne âgée ou un résident suspect d’infection
Covid-19 ne mettant pas en jeu le pronostic vital : selon les conditions
d’encadrement et de suivi médical et soignant pouvant être mis en œuvre au
sein de l’établissement, cette situation peut être compatible avec le maintien
du résident au sein de l’Ehpad ou peut justifier une hospitalisation, au
même titre que toute autre infection ou affection aiguë potentiellement
réversible.
La deuxième situation concerne la suspicion d’infection Covid-19 chez
un résident en fin de vie ou dont le pronostic vital est jugé de toute façon
péjoratif après évaluation médicale : cette situation doit privilégier une prise
en soin du résident au sein de l’Ehpad.
La troisième situation concerne une personne âgée ou un résident
suspect d’infection Covid-19 mettant en jeu le pronostic vital mais pour
lequel l’hospitalisation, après évaluation du bénéfice/risque, peut
représenter un bénéfice réel. Les résidents victimes des formes les plus
graves de Covid-19 ne peuvent en effet être pris en soins en Ehpad sans leur
faire courir un réel risque vital. Ces structures sont en effet dans l’incapacité
logistique et matérielle d’assurer une prise en soins appropriée et conforme
aux grands principes de l’éthique.
À partir de ces considérations, il convient donc de pouvoir garantir
l’accès à l’hospitalisation des résidents d’Ehpad et des personnes âgées
vivant au domicile, dès lors qu’une infection à Sars-Cov-2 engageant le
pronostic vital est suspectée ou confirmée.
En fonction du degré de sévérité et du pronostic, cet accès doit pouvoir
s’appuyer sur l’ensemble de l’offre de soins graduée du territoire : soins
continus, unités de soins Covid, unité de médecine gériatrique, hôpitaux de
proximité, soins de suite et rééducation…
Il convient en second lieu de permettre le recours à l’expertise
gériatrique et en soins palliatifs par le renforcement des moyens dédiés aux
équipes mobiles de gériatrie, aux plateformes gériatriques de télémédecine
et aux équipes mobiles de soins palliatifs. Cette mesure a vocation à valider
la pertinence de l’hospitalisation du résident et à garantir l’application des
bonnes pratiques de soins palliatifs et de fin de vie pour les résidents ne
relevant pas d’une hospitalisation. Elle doit s’appuyer sur une procédure
d’aide à la prise de décision de recourir ou non à l’hospitalisation, intégrant
l’instruction des limitation ou arrêt de thérapeutiques actives (LATA). Cette
prise de décision doit être partagée en collégialité.
Ainsi, pour l’Académie de médecine belge, seuls des critères objectifs
et strictement médicaux peuvent être utilisés pour les décisions d’admission
et de maintien en soins intensifs en période de saturation de la capacité
hospitalière. Pour les patients les plus âgés, outre le critère des soins
proportionnés, le recours au score de fragilité clinique est primordial pour
déterminer leurs chances de survie. L’âge, à lui seul, n’est pas un critère
éthiquement acceptable. Il est préconisé que trois médecins expérimentés
dans le traitement de l’insuffisance respiratoire en médecine intensive
puissent se consulter lorsqu’une décision de refus ou d’accès prioritaire aux
soins doit être prise.
Tandis que l’accès à la réanimation des patients âgés atteints de Covid-
19 en France fait l’objet de débats, des chiffres provisoires ayant été
interprétés comme pouvant traduire une restriction de l’accès aux soins de
ces patients, les travaux issus d’une étude allemande récemment publiée
apportent un éclairage important 2. Cette étude a porté sur une large cohorte
de patients non sélectionnés, dans un contexte exempt de restrictions liées
au nombre de lits disponibles. Elle révèle qu’avec des ressources non
restreintes un nombre faible mais notable de patients âgés et de patients
avec des comorbidités peut survivre aux formes sévères de Covid-19. Les
auteurs ont étudié l’ensemble des patients ayant présenté une Covid-19
confirmée, hospitalisés entre le 26 février et le 19 avril en Allemagne et
dont les données d’hospitalisation sont complètes (jusqu’à la sortie ou au
décès). Sur 10 021 patients hospitalisés dans 920 hôpitaux, dont l’âge
médian était de 72 ans, 17 % ont reçu une ventilation mécanique. Les 18-
59 ans représentaient 24 % des patients sous ventilation mécanique, les 60-
69 ans 22 %, les 70-79 ans 31 % et les 80 ans et plus 23 %. La mortalité
intra-hospitalière a été de 22 % chez l’ensemble des patients, similaire à
celle rapportée en France. Elle atteignait 16 % parmi les patients non
ventilés contre 53 % parmi les patients ventilés, en particulier ceux recevant
une ventilation invasive. Avec la ventilation non invasive, la mortalité était
de 45 %. La mortalité augmentait avec l’âge, aussi bien chez les patients
non ventilés que ventilés. Chez les ventilés, elle allait de 27,7 % chez les
18-59 ans à 62,6 % chez les 70-79 ans et 72,2 % chez les patients de 80 ans
et plus. La mortalité des patients non ventilés de 80 ans et plus était de
33,8 %. D’un point de vue européen, cette étude montre que la mortalité
intra-hospitalière dans l’ensemble est similaire à celles d’autres pays
comme la France. Cependant, la distribution par âge des patients sous
ventilation mécanique diffère entre pays. Le recours à la ventilation
mécanique était relativement élevé en Allemagne, en particulier parmi les
personnes âgées.
L’âge doit-il intervenir dans le choix des patients à sauver si nos
capacités hospitalières sont dépassées ? Cette question s’est également
posée très rapidement dans des hôpitaux italiens en manque de respirateurs
artificiels conduisant la Société italienne d’anesthésie, analgésie,
réanimation et soins intensifs à formuler à cet égard des considérations
3
explicites . Il peut s’avérer nécessaire de fixer une limite d’âge à l’accès à
l’unité de soins intensifs. Il ne s’agit pas ici d’effectuer des choix
simplement de valeur, mais de réserver des ressources qui peuvent être très
rares à ceux qui présentent avant tout une plus grande probabilité de survie
et, ensuite, à ceux dont on pourra sauver plus d’années de vie, et cela en vue
de la maximisation des bénéfices pour le plus grand nombre de personnes.
Une telle limite d’âge, 80 ans, par exemple, est-elle compatible avec
l’égale dignité ? Considérons qu’il est possible de sauver un pourcentage
significatif des plus de 80 ans admis en soins intensifs et confrontons deux
raisonnements possibles justifiant le recours à une limite d’âge pour les
80 ans dans une situation de pénurie. Le premier raisonnement s’appuie sur
le fait qu’un âge avancé peut être vu comme un bon prédicteur d’une
espérance de vie additionnelle réduite, et ainsi du nombre d’années
épargnées par une intervention médicale. Dans ce raisonnement, sauver une
personne de 80 ans qui peut espérer encore vivre dix ans serait moins
efficace que sauver une personne de 30 ans dont l’espérance de vie
additionnelle serait de soixante ans. Le second raisonnement s’appuie sur le
principe d’une logique d’égalisation des longévités. Cette dernière postule
que les personnes qui ont déjà eu la possibilité d’atteindre un âge avancé
sont moins défavorisées que des jeunes qui décéderaient en l’absence de
soins intensifs. Dans ce raisonnement, il ne s’agit pas de dire qu’il est
préférable de permettre soixante plutôt que dix années supplémentaires de
vie, mais de donner priorité à la personne de 30 ans, même si son espérance
de vie additionnelle après intervention était plus faible que celle du patient
plus âgé. L’objectif est cette fois de veiller à ce que cette intervention
contribue à réduire les inégalités de longévité entre des patients d’âges
différents.
Cependant, ces deux logiques, celle de maximiser le nombre d’années
supplémentaires (efficacité) et celle de veiller à une distribution plus juste
du nombre d’années effectivement vécues (égalisation), ne considèrent que
le critère de l’âge et se différencient dès lors que l’on introduit d’autres
facteurs de vulnérabilité telle que la présence de comorbidités. Ainsi, par
exemple, dans la décision qui préside au choix d’admettre un patient
diabétique de 70 ans et un patient de plus de 80 ans dénué d’antécédents
médicaux, la logique d’efficacité n’est plus nécessairement en mesure de
justifier la limite d’âge à la différence de la logique d’égalisation.
Deux bioéthiciens américains, âgés de 75 ans, se sont quant à eux
interrogés sur la question de savoir si, en période de tension, il ne convenait
pas de limiter l’accès à la ventilation au-dessus d’un certain âge,
considérant cette approche comme un devoir éthique des plus âgés au nom
4
de la solidarité intergénérationnelle . Pour conclure, les deux auteurs
soulignent, avec insistance, l’un comme l’autre, que « s’il peut être admis
que le droit de tous les patients de recevoir les traitements les plus indiqués
selon la science ainsi que le devoir des médecins de les leur fournir soient
limités en situation exceptionnelle de pandémie, prodiguer à tous des soins
palliatifs adéquats, y compris à domicile, devient en contrepartie un
impératif moral incontournable ».
Dans ce contexte où de nombreuses questions ne trouvent pas à ce jour
de réponses rationnelles, il est nécessaire de réaffirmer la permanence de
l’humain en toutes circonstances et de créer un « espace relationnel »
éclairé par une réflexion éthique et ses principes fondamentaux : les
principes d’humanité et de dignité, le principe de solidarité, le principe
d’équité et de justice, le principe de non-malfaisance, le principe de
bienfaisance et le principe d’autonomie.
Le principe d’équité et de justice énonce pour chaque homme la
reconnaissance et le respect de ses droits. Dans le cas particulier de la
maladie, cela requiert un accès au soin et au traitement requis, quelle que
soit sa situation physique, psychique ou économique et sans discrimination
sur l’âge. Il faut certes éviter l’obstination thérapeutique au grand âge, mais
les situations d’abandon et d’exclusion thérapeutique s’avèrent en réalité
plus fréquentes que les situations d’obstination thérapeutique. L’important
est de bien poser le problème, de prendre les décisions réfléchies et
concertées. Il est important de reconnaître les situations où « ne rien faire »
constitue une perte de chance et les situations où au contraire « vouloir
faire » se rapprocherait de l’obstination thérapeutique.
Ces décisions doivent donc être éclairées par des éléments objectifs ou
objectivables et l’âge ne peut en aucun cas constituer un paramètre suffisant
pour prendre une telle décision. Il s’avère nécessaire de considérer la forme
clinique de l’affection, son évolutivité, sa gravité, son pronostic, l’état
antérieur de santé et d’autonomie, les capacités restantes de la personne, son
histoire de vie recueillie lors de l’instruction du projet personnalisé, sa
volonté et ses attentes exprimées à travers les directives anticipées.
Cependant, recueillir un consentement et s’assurer que ce dernier soit valide
implique que l’individu soit capable de consentir. L’altération des fonctions
psychiques et/ou cognitives impacte les facultés de prise de décision et rend
souvent aléatoire l’obtention d’un consentement éclairé. Chez le résident
âgé présentant des troubles cognitifs, cette aptitude est altérée mais à des
degrés divers en fonction de leur sévérité, de l’étiologie et de l’évolutivité
de la maladie causale.
Face à ces situations de prise de décision difficile, il convient de
proposer une démarche éthique afin de créer les conditions garantissant le
respect et de la dignité du résident. Cette démarche repose sur trois
principes de base : – rendre au résident sa place de sujet à part entière avec
son identité et son histoire propres en tenant compte de l’importance de la
qualité de l’écoute en aidant le sujet à s’exprimer, en cherchant le sens de
ses comportements non verbaux – donner du temps au temps. Les urgences
qui engagent le pronostic vital sont rares. Ce temps permet de prendre la
distance indispensable pour comprendre ce qui se passe, dénouer et apaiser
les crises – créer une triangulation. Il est nécessaire d’introduire un tiers, de
ne pas s’enfermer dans une relation à deux, où le malade est en position de
faiblesse.
Cette démarche éthique peut être standardisée en quatre temps :
l’analyse de la situation, la recherche de solutions, la prise de décision(s) et
la réévaluation. Le temps de l’analyse de la situation implique de
rechercher auprès du résident ses souhaits, ses choix, ses désirs, par ce qu’il
exprime verbalement et par son comportement non verbal, de chercher plus
d’informations sur le résident à travers son histoire de vie, ses
comportements antérieurs, les valeurs qu’il a manifestées. Le temps de la
recherche de solutions conduit à prendre du recul, à trouver un moment et
un lieu pour une discussion, à plusieurs, avec la famille, avec les soignants.
Le temps de la prise de décision est un moment majeur. Après concertation
au sein de l’équipe soignante, la décision relève de la responsabilité et du
rôle du médecin lorsqu’elle concerne la santé au sens large. Lorsque la
décision est lourde et le résultat incertain, il n’est ni juste ni éthique de faire
prendre cette décision par la famille car en cas d’échec elle devrait en porter
ensuite la culpabilité. Il convient de faire connaître et d’expliquer la
proposition retenue au résident et de rechercher son accord par une
vérification verbale ou non verbale. Dans tous les cas, il est nécessaire de
tracer la décision prise dans le dossier médical et le dossier de soins. Le
temps de la réévaluation est essentiel. La décision prise est un choix qui
engage et auquel on doit se tenir mais il est toujours temporaire et doit être
régulièrement revu et réadapté. La date et le moment où la situation sera
réévaluée, et où les décisions seront réexaminées, doivent être précisés et
également notifiés par écrit. Les algorithmes, s’ils sont utiles pour
harmoniser l’évaluation des situations, ne constituent qu’une aide à la prise
de décision qui doit le plus souvent se faire en collégialité. Le recours à une
cellule d’aide à la décision est à promouvoir pour conforter les équipes dans
les décisions prises. En effet, dans le doute sur le questionnement éthique,
les professionnels, notamment dans les petites équipes, doivent pouvoir
recourir au soutien d’une cellule éthique accessible.
Survivre sans contact ?
Claudine Tiercelin

Les mois qui viennent de s’écouler nous auront fait mesurer à quel point
notre rapport au monde et aux autres ne passe pas seulement par le langage
mais aussi par les sens et par la perception, à l’image de ce duo que
formaient le directeur de la santé et son interprète, que nous retrouvions
rituellement chaque soir à la télévision, lors de ce désespérant comptage des
victimes de la Covid-19 : d’un côté, l’aisance professionnelle mais, il faut
l’avouer, un peu glaciale, autorisée par le langage naturel ou par ce que
Condillac eût appelé les « signes d’institution », de l’autre, ces gestes
infiniment complexes et touchants, mais de toute évidence aussi, épuisants,
rendus possibles par ce langage des signes de l’interprète, s’apparentant
davantage à un « langage d’action ». Le recours forcé au masque, les gestes
barrière imposés, le port conseillé de gants, l’attention à porter aux poignées
de porte ou d’ascenseur, le paiement sans contact, l’obligation de compter
davantage pour nos activités sur le virtuel que sur le présentiel nous auront
mis face à l’ampleur des nouvelles contraintes et des possibles
empiétements de notre espace perceptif intrapersonnel et social. Nous
sommes tous devenus des experts en proxémique, et les textes de Edward
T. Hall ou de Erving Goffman sont revenus faire un tour sur nos tables de
chevet.
De là à soutenir, comme certains, que ces intrusions auraient fait de
notre espace vital, que nous avons certes dû, pour mieux nous protéger,
réguler quitte à accepter, temporairement, d’être suivis à la trace par telle ou
telle application, un espace de « biopouvoir », de contrôle et de surveillance
intolérable… J’ai pour ma part du mal à accorder crédit aussi bien au
concept qu’à la chose. Il suffit du reste de voir avec quelle rapidité, à peine
lancé le signal du déconfinement, nombre de « Gaulois réfractaires » – ce
que nous sommes tous, pour la plupart – se sont empressés de s’égailler
dans la nature, de mettre bas le masque et de se regrouper sans beaucoup se
soucier des gestes barrière pourtant toujours en vigueur, pour être rassuré
sur ce point : non, notre espace social est loin d’être devenu un espace de
surveillance et de punition des corps, encore moins des esprits.
En revanche, et c’est, je crois, le sens de ce qui nous réunit aujourd’hui
et qui donne tellement raison aux travaux que nous avions menés avant la
pandémie dans le cadre de la fondation Partage & Vie, l’expérience que
nous venons de vivre – et qui n’est sans doute pas derrière nous – aura
permis de mesurer à quel point des consignes qui, pour tout un chacun, ne
relèvent guère au fond que d’une gêne relative, et souhaitons-le, provisoire,
peuvent devenir problématiques, voire vitales, dès lors qu’elles touchent des
personnes souffrant d’un handicap, ainsi que, naturellement, les personnes
âgées et, parmi elles, les résidents d’Ehpad qui paient, depuis le début, un si
lourd tribut à la maladie, et sur lesquelles, à l’initiative de Roger-Pol Droit,
certains d’entre nous avions attiré l’attention des pouvoirs publics, avant
même que nous ayons à comptabiliser autant de victimes 1. Ainsi, j’ai
encore en mémoire la réaction d’un sourd faisant observer que le port du
masque allait considérablement aggraver son quotidien, habitué qu’il était à
lire sur les lèvres. Mais que dire, bien sûr, des patients et soignants en
Ehpad, pour qui la pratique quotidienne des soins à donner et à recevoir
implique un contact tactile immédiat : comment se redresser dans son lit, se
lever, se laver, tenir son verre, sans s’appuyer sur les gestes d’une personne
aidante ? Comment dès lors se protéger et protéger l’autre ? Foin de
proxémique subtile ici et de « niveaux » de distanciation (intime,
personnelle, sociale, publique, pour reprendre les quatre niveaux distingués
par Hall). La notion même de distance physique plus ou moins bonne,
bientôt mesurée au centimètre près, n’a plus de sens. Quant au noli me
tangere, il fait un peu figure d’exhortation à la délicatesse réservée pour
l’essentiel aux bien-portants. Comment encore continuer à vivre, ou
simplement survivre – puisque cela, on ne le sait que trop, aura duré un
certain temps – sans qu’il soit possible d’avoir un contact autre que virtuel
avec l’entourage intime et familial, sans voir sourire ses proches, sans
éprouver la chaleur de leurs baisers ou de leurs caresses ?
Sans doute est-ce cette accumulation de pertes de contact, du toucher
physique aux contacts humains en tout genre, rendus désormais impossibles
du fait des mesures sanitaires, y compris jusqu’à leur dernier « souffle »,
pour les personnes qui, bien trop nombreuses, auront dû, seules, affronter la
mort, c’est cela, qui, je crois, rend ce moment particulièrement
insupportable et sur lequel il nous faut réfléchir et tenter d’apporter
quelques réponses, a fortiori, si la situation devait se prolonger.
Or s’agissant du toucher, on sait toute l’importance, pour la constitution
de soi 2, mais pas seulement, de celui-ci parmi les autres sens. Platon,
Aristote n’ont eu de cesse de le rappeler, et à leur suite, Pierre de Jean Olivi,
Thomas d’Aquin, Descartes, Berkeley, et tant d’autres. En effet, de tous les
sens, le toucher est, semble-t-il, le seul qui fasse connaître et l’objet
extérieur à l’origine de la sensation et l’impression sensible qui y
correspond : quand on touche la pointe d’une aiguille, on découvre dans le
même temps qu’elle est pointue (propriété objective) et que l’aiguille pique
(sous le coup de la douleur subjective que l’on ressent). Le toucher ne
donne sans doute pas une connaissance pleine de l’âme, mais il donne à
chacun, par un sentiment réflexif immédiat ou intime, la certitude de son
existence 3. Il donne aussi la certitude de la réalité environnante. C’est cette
bipolarité subjective et objective du toucher qui semble le distinguer de tous
les autres sens. D’où la confiance aveugle, d’ailleurs, que nous lui
accordons. Ne sont réels que les objets palpables, ceux que nous tenons en
main. On exige des preuves « tangibles », on demande à être pincé pour être
sûr de ne pas rêver. Se cogner contre un réverbère ôte tout doute à
l’idéaliste, comme le notait Berkeley si attentif à souligner, dans sa
Nouvelle Théorie de la vision, la prééminence des idées tactiles (plus
stables, plus directement liées aussi à nos sensations de plaisir et de peine,
et plus informatives) sur les idées visuelles. Le toucher, dira à sa suite
Condillac, dans son Traité des sensations est « le seul sens qui juge par lui-
même des objets extérieurs ». De même Buffon dans son Histoire naturelle,
ou Kant qui rappellera dans son Anthropologie d’un point de vue
pragmatique que « ce sens est le seul qui contribue à la perception externe
immédiate », ce pourquoi « il est aussi le plus important et celui qui nous
apporte les enseignements les plus sûrs. » Dans la même veine, Maine de
Biran verra dans le toucher « les signes de la langue mère ou primitive, au
moyen de laquelle une nature extérieure s’annonce ou se fait entendre ». On
trouverait dans la philosophie contemporaine maintes traces de cette
croyance en une plus grande objectivité du toucher. La vue est peut-être
plus détaillée et précise, mais elle échoue à se saisir des choses. C’est le
toucher, et non la vue, qui apparaît comme le critère naturel de la réalité
physique. Le plus fiable de tous, il exerce cette pression nécessaire à notre
connaissance de l’indépendance existentielle du monde par rapport à nous 4.
Ce diagnostic étant posé, que suggérer pour améliorer, dès que possible,
les choses ?
D’abord, comme on l’a dit, le contact, c’est le lien : Dieu merci, le droit
de visite est désormais rétabli, et sur ce plan, même si cela se passe derrière
une vitre, ou en respectant les gestes barrière, l’essentiel est sauf : après
tout, le langage reste possible, avec les richesses inépuisables qu’il autorise
non seulement pour la conversation et la communication, mais aussi pour
les infinies navigations à travers tout le spectre symbolique. Auxquelles il
convient d’ajouter celles que permettent les variations de l’espace plus
largement sémiotique, avec toute sa gamme de signes et d’interprétants,
affectifs, dynamiques, énergétiques, cette « sémiotique perceptive », si
subtilement déclinée chez les Anciens, au Moyen Âge, à l’époque moderne,
et encore aujourd’hui, sous l’impulsion des analyses aussi originales que
fécondes menées par un Charles Sanders Peirce. Il serait urgent d’explorer
plus avant cette sémiotique, pour mieux ancrer notre rapport au monde, ce
rapport dont les récents tournants (linguistique, puis cognitif notamment)
ont contribué à faire oublier que s’il passe certes par notre esprit, c’est par
un esprit qui perçoit et qui agit au moins autant qu’il ne représente 5.
Toutefois, sur ce plan, la personne âgée se trouve, ni plus ni moins sans
doute que tout un chacun, confrontée à l’apprentissage d’une nouvelle
socialité, sinon sans corps, du moins à distance, protégée par des écrans,
mais dont il est trop tôt pour dire si elle imposera vraiment de nouvelles
règles de civilité ou se traduira simplement par la redécouverte d’usages
anciens dont on a peut-être un peu vite oublié qu’ils pouvaient être
vertueux. Il n’empêche : on sait, notamment depuis les travaux de John
Bowlby, l’importance de la sécurité affective, de la tendresse et des
caresses, et plus particulièrement à certains âges de la vie ; ce pourquoi il
est fondamental d’exiger à tout le moins, pour les personnes âgées, les
visites, si nécessaires pour le respect des « attachements ».
Mais il importe aussi de rappeler à quel point, dans l’espace sensible
lui-même, on doit veiller à maintenir la qualité du toucher. Pour les raisons
que j’ai évoquées, et que la tradition spiritualiste et phénoménologique
française, comme l’avait rappelé Jacques Derrida dans son livre sur Le
Toucher consacré à Jean-Luc Nancy 6, de Condillac à Bergson, en passant
par Maine de Biran, Ravaisson, Husserl, Merleau-Ponty, ou Levinas a
élégamment magnifiées, mais aussi pour d’autres raisons, moins
métaphoriques, sur lesquelles les travaux récents menés notamment sur la
neurophysiologie de l’action, sur le mouvement, sur la proprioception,
comme ceux du regretté Marc Jeannerod (relisons Le Cerveau volontaire 7)
ont permis d’apporter un éclairage encore insuffisamment exploité. Sans
doute le toucher se définit-il par la relation privilégiée qu’il entretient avec
notre corps, soit en vertu d’une conscience préalable de ce corps qui nous
fait percevoir tactilement le monde extérieur, soit en vertu d’une heureuse
congruence spatiale entre les objets de notre conscience corporelle et notre
perception tactile. Mais l’on ne saurait trop sous-estimer la valeur
également sensori-motrice, active et intentionnelle (avec ses sensibles
propres et primaires) et donc proprement cognitive de cette modalité à bien
des égards « impalpable » qu’est le toucher, laquelle ne se résume
certainement pas au contact physique avec tel ou tel organe ni avec une
peau nue 8.
Enfin, je voudrais terminer en rappelant deux choses que notait déjà
Aristote dans le Traité de l’âme. La première est que, à la différence de la
vue, de l’ouïe, ou de l’odorat (également malmené par la Covid-19), « le
goût, lui aussi, se présente comme une sorte de toucher, parce qu’il porte
sur la nourriture ». Or « la nourriture, c’est le corps qu’on peut toucher. Le
son, en revanche, la couleur et l’odeur ne servent pas de nourriture et ne
produisent ni croissance ni dépérissement. Par conséquent, le goût constitue
nécessairement une sorte de toucher, parce qu’il est la sensation du tangible
qui peut faire office d’aliment » (434a). Tandis que les autres sens ont pour
but « le bien être », sans le respect du toucher, il sera impossible à l’animal
9
d’assurer sa conservation . Ce pourquoi, apporter tout son soin aux aliments
servis est nécessaire et non superflu. En second lieu, « sans le toucher, il est
exclu que l’animal possède aucun autre sens, puisque tout corps a la faculté
de tact, s’il est animé » (435a). À quoi il faut ajouter qu’il représente
comme « un équilibre de toutes les qualités tactiles », ce pourquoi – et cela
vaut tout particulièrement en situation de fragilité et de vulnérabilité,
comme l’est, sur tant de plans, le grand âge – « l’excès de tout sensible »
supprimant l’organe sensoriel, « l’excès d’intensité des tangibles ne détruit
pas seulement l’organe sensoriel, mais aussi l’animal, parce que c’est
l’unique sens qu’il soit nécessaire aux animaux de posséder », et que c’est
donc par lui que « se trouve définie la vie ».
Nous devons en permanence nous en souvenir.
III

À LA RECHERCHE DE SOLUTIONS
Dresser le constat des problèmes n’est qu’un point de départ.
Indispensable, mais insuffisant. Car le diagnostic n’est rien sans le remède.
Aux questions multiples que soulèvent les témoignages et analyses qui
précèdent, il est temps de chercher des réponses. Elles ne seront
évidemment ni intégrales ni définitives. Mais il s’agit d’ouvrir des pistes, de
frayer des voies pour agir autrement après avoir pensé différemment.
C’est ainsi que la philosophe Corine Pelluchon, qui a particulièrement
élaboré ces questions au cours de ses premiers ouvrages, propose de
réexaminer la notion d’autonomie pour permettre, en la comprenant plus
finement, de mieux l’adapter aux situations réelles de vulnérabilité et de
dépendance. Elle préconise alors d’« aller chercher » en chaque personne
les capacités disponibles selon les circonstances pour améliorer les
échanges et communications, au lieu de les considérer comme impossibles
ou rompus, comme on le croit souvent trop vite.
C’est sur un autre aspect, celui de l’angoisse spécifique engendrée par le
« compte à rebours » de la mort annoncée, que se penche le philosophe
Frédéric Worms. Cette souffrance temporelle n’est pourtant pas
irrémédiable, car il arrive, pour peu que l’environnement s’y prête, que l’on
accède encore à certains de ces moments « hors du temps » où l’approche
de la fin, bien qu’elle ne soit pas oubliée, est mise de côté et cesse de faire
souffrir. Encore faut-il que les institutions et établissements offrent la
possibilité de laisser éclore ces instants précieux.
Grande spécialiste des relations avec les personnes atteintes la maladie
d’Alzheimer, la psychiatre Véronique Lefebvre des Noëttes insiste pour sa
part sur les manières les plus favorables d’écouter, de dialoguer, de faire rire
aussi et de rétablir ainsi, malgré les masques et la Covid-19, une
communication que l’on jugeait perdue et qui se révèle finalement présente,
et peut-être plus facile qu’on ne se l’imagine, à condition de ne pas négliger
les petits faits, les moindres gestes, ni l’humour et la poésie.
Les solutions sont aussi juridiques, sociales et politiques, à condition
que ce soit l’éthique qui les inspire. Ce n’est donc pas uniquement du côté
des philosophes et des médecins qu’il convient de se tourner pour en
esquisser. C’est pourquoi Alain Cordier, ancien directeur de l’Assistance
publique, ancien vice-président du Comité consultatif national d’éthique et
membre du Collège de la Haute autorité de santé, préconise-t-il une série de
réflexions et de mesure pour tenir ensemble les différentes dimensions de
l’autonomie et de la dépendance.
Médecine, éthique et réflexion personnelle sont également au cœur des
paroles prononcées par Axel Kahn, actuellement président de la Ligue
contre le cancer, au cours des travaux conduits par Partage & Vie. Il insiste,
à juste titre, sur l’objectif crucial de préserver la vie dans sa plénitude au
sein même des restrictions imposées par l’âge et la vie en Ehpad. Bien qu’il
ait été rédigé avant la crise de la Covid, ce texte conserve une pleine
actualité.
Enfermement et vulnérabilité
Corine Pelluchon

Tout en reconnaissant le bien-fondé des mesures visant à protéger


contre la Covid-19, qui est souvent mortelle chez les personnes âgées, il
importe de prendre en compte leur impact sur la vie psychique et
émotionnelle de résidents déjà coupés de la société et parfois enfermés en
eux-mêmes en raison des déficits cognitifs dont ils souffrent. Comment
protéger une personne sans lui imposer une vie privée de sens et de saveur ?
C’est à cette question que je tâcherai de répondre en montrant qu’une
démarche thérapeutique centrée sur la vulnérabilité des personnes vivant en
Ehpad exige paradoxalement de reconfigurer l’autonomie afin que cette
notion ait un sens dans ce contexte lié à la prise en charge et à
l’accompagnement de vieillards en situation de dépendance.
Il s’agira également de proposer quelques pistes montrant comment il
est possible de s’appuyer sur les capacités restantes de ces personnes dont
l’identité émerge par intermittence. J’insisterai surtout sur ce que cette
approche thérapeutique requiert de la part du personnel soignant en termes
de compétences morales et d’aptitudes, y compris de l’aptitude à prendre
des risques calculés afin de respecter deux impératifs contraires, à savoir la
sécurité et la liberté.
La reconfiguration de l’autonomie à la lumière
de la vulnérabilité

L’AUTONOMIE COMME DOUBLE CAPACITÉ


À la fin des années 1990, une philosophe américaine a écrit un article
dans lequel elle cherche à donner un contenu à la notion d’autonomie qui
puisse convenir aux malades souffrant d’affections dégénératives du
système nerveux : « Respecter les marges de l’agentivité, les patients
d’Alzheimer et leur capacité à valoriser 1. » La clef pour relever ce défi est
de rompre avec le concept traditionnel de l’autonomie, que l’on assimile à
l’autodétermination, et de comprendre qu’elle désigne une double capacité.
Il s’agit d’abord de la capacité à avoir des désirs et des valeurs, ces
dernières étant, à la différence des simples pulsions, accompagnées d’un
sentiment d’estime de soi. Cette capacité n’est pas affectée par l’ensemble
des déficits dont souffrent les personnes, surtout au début et au stade
intermédiaire de la maladie d’Alzheimer. Bien sûr, il est souvent nécessaire
de les aider à prioriser leurs désirs qui peuvent être contradictoires, ce qui
arrive quand un résident, par exemple, éprouve de la joie à recevoir des
visites, mais refuse les soins hygiéniques. De même, il importe, pour
déchiffrer la volonté d’une personne qui ne parle pas, d’établir une relation
de confiance avec elle et d’être attentive à ses réactions afin de comprendre
quels sont ses valeurs et ses désirs et de lui proposer des activités
susceptibles de lui correspondre. On arrive ici à la deuxième capacité
constitutive de l’autonomie : la capacité à traduire dans les actes ses désirs
et ses valeurs. Cette capacité est compromise par les déficits associés aux
maladies dégénératives du système nerveux, et les soignants doivent la
soutenir.
Reconfigurer ainsi l’autonomie revient à considérer que les individus
déclarés incompétents sont eux aussi des agents moraux, et que
l’accompagnement consiste à aller les chercher là où ils sont afin de trouver
des activités répondant à leur volonté et leur procurant de la joie ou un
certain apaisement. Au contraire, la réduction de l’autonomie à
l’autodétermination qui exige des capacités cognitives et langagières les
exclut et rend cette notion inutilisable dans les Ehpad accueillant des grands
vieillards. L’enjeu est considérable, car si l’on refuse aux résidents la
capacité à valoriser et à désirer, on nie leur droit à exister et on autorise les
aidants et les soignants à décider systématiquement à leur place. Ils sont
alors définitivement enfermés dans la maladie.
L’autonomie qu’il importe de soutenir n’est pas définie de manière
simplement fonctionnelle, comme s’il fallait surtout faire en sorte que les
malades parviennent à marcher tous seuls, à remplir telle ou telle tâche sans
l’aide d’un tiers. Il ne s’agit pas non plus de l’autonomie morale qui est
définie par l’attestation, c’est-à-dire par l’ensemble des valeurs dont je me
porte garant et qui confèrent une unité à ma vie 2. La maladie d’Alzheimer
et les maladies apparentées qui touchent la mémoire et sont accompagnées
de changements dans les goûts et la personnalité sont des maladies de
l’ipséité ; elles affectent l’identité narrative qui conditionne la capacité
d’une personne à faire le récit de sa vie, mais aussi l’ipséité qui explique le
maintien de soi au fil du temps et l’aptitude à tenir ses promesses.
Cependant, ces malades ont une identité. Bien qu’ils aient du mal à
mettre de l’ordre dans leur vie, à faire le lien entre le passé, le présent et
l’avenir en raison de la perte des repères temporels et spatiaux dont ils
souffrent, ils sont, comme nous, le centre de leur vie ; il y a toujours un être
individué, quelqu’un, derrière un vieillard atteint de démence. La
particularité des affections dégénératives du système nerveux est que, si
l’identité n’est pas supprimée, elle est altérée et surtout elle émerge par
intermittences et par bribes. C’est pourquoi il convient de partir du sensoriel
et du présent. En effet, si la maladie d’Alzheimer ôte ce que l’éducation a
apporté, le cœur remonte pour ainsi dire à la surface sous la forme de petites
perceptions. Ces dernières peuvent permettre au soignant de guider le sujet
ébranlé par la démence afin qu’il puisse s’orienter et avoir une assise, fût-ce
de manière temporaire 3. Des souvenirs lointains peuvent aussi les envahir,
si bien qu’il n’est pas inutile de s’appuyer sur son histoire pour comprendre
comment l’apaiser.

LES CAPABILITÉS

La notion de capabilité est la deuxième catégorie morale pouvant aider


les soignants à accompagner les résidents des Ehpad. Après Amarya Sen,
Martha Nussbaum nomme « capability » ce qu’une personne peut faire
concrètement à un moment donné 4. Il ne s’agit donc pas de simples
capacités physiques ou mentales pensées indépendamment d’un contexte
particulier, car les capabilités désignent tout ce qui permet à une personne
d’utiliser un service ou un droit, qui n’est donc plus un droit abstrait, une
liberté formelle, mais une liberté réelle. Dans certaines circonstances, liées
à l’âge, à la précarité, à la maladie, un individu, bien qu’il soit titulaire de
droits, ne peut les exercer. Cela arrive, par exemple, quand une personne
paralysée, qui a comme les autres citoyens le droit de se déplacer, ne peut
utiliser les transports en commun parce qu’ils ne sont pas accessibles à
celles et ceux qui sont en fauteuil roulant. Or cette situation ne révèle pas un
malheur personnel, mais une injustice.
Celle-ci n’implique pas d’égaliser les résultats, mais les capabilités. Nul
ne doit être privé de l’accès à des dimensions de l’existence qui font que
l’on peut s’épanouir et mener une vie digne d’être vécue. Ainsi, même si
une personne en situation de handicap ou très âgée n’a pas vocation à
devenir danseur étoile, le fait de la priver de tout accès à l’art et de toute vie
sociale est une injustice. Cette approche des capabilités qui évite de penser
les inégalités en termes de ressources ou de biens premiers à distribuer de
manière homogène conduit à mettre l’accent sur les structures sociales et
éducatives ainsi que sur l’organisation des soins.
À côté du droit à la vie, à l’intégrité du corps et au soin, la sexualité, le
rapport à l’environnement et aux animaux, la vie sociale, la raison pratique,
le jeu et la citoyenneté figurent parmi les dix capabilités centrales.
Concrètement, cela signifie que le rôle des établissements accueillant des
patients vulnérables est de pouvoir leur permettre d’exprimer ces
dimensions de l’existence à un certain niveau. Car en dessous d’un certain
seuil, les résidents n’existent pas ; ils survivent et mènent une vie diminuée.
Loin d’enfermer les personnes dans la passivité, cette approche fait de
l’épanouissement de l’humain la finalité de la prise en charge. Bien
entendu, il est impératif de prévenir les facteurs vulnérants pouvant
aggraver l’état des personnes en situation de dépendance et être
préjudiciables à leur sécurité comme à celle des autres. Toutefois, le soin ne
vise pas la sécurité, mais la dignité de la personne et il n’est qu’un moment.
Si l’autonomie n’est pas un point de départ, elle est assurément un horizon.
En se donnant pour tâche de soutenir l’autonomie et le sentiment
d’exister des résidents, les soignants travaillant dans les Ehpad articulent
trois notions cardinales de l’éthique médicale, à savoir l’autonomie, la
vulnérabilité et la responsabilité. Comme on l’a vu, l’autonomie,
reconfigurée à la lumière de la vulnérabilité, ne se confond pas avec la
compétence juridique et elle a un sens pour les personnes en situation de
dépendance. Quant à la vulnérabilité, qui désigne la condition d’un être qui
peut facilement être blessé et ne peut se défendre tout seul, on ne peut la
réduire à la fragilité. Non seulement la conscience par les soignants de leur
vulnérabilité les dispose aussi à être responsables des autres, à se sentir
concernés par eux et donc à s’impliquer personnellement dans la réponse
qu’ils apportent aux besoins des résidents – ce qui signifie que la
vulnérabilité est une force. Mais, de plus la vulnérabilité des résidents ne
doit pas être un prétexte pour nier leur droit de s’exprimer. Le personnel
soignant doit s’appuyer sur leurs capacités restantes et même sur les
promesses de vie demeurées intactes malgré l’ensemble des déficits. Il doit
aussi reconnaître que le soin ne décrit pas la totalité du rapport au monde
d’une personne, fût-elle atteinte de troubles cognitifs sévères et
irréversibles.
Enfin, si la dignité du malade n’est pas relative à mon point de vue, le
sentiment qu’il a de sa dignité est étroitement lié à la manière dont il est
accueilli. Tel est le paradoxe éthique dont la situation clinique est le
paradigme et qui souligne la centralité de la responsabilité. Rappelons aussi
que les personnes qui n’ont pas la capacité linguistique de se mettre en récit
sont particulièrement sensibles au langage infraverbal et aux signes
manifestant l’intérêt ou l’affection qu’on leur porte – ou pas. Quand elles
ont l’impression d’être de trop, elles le décèlent tout de suite car elles
appréhendent les choses au niveau du sentir considéré dans sa dimension
pathique. N’ayant pas les moyens d’exprimer par le verbe leur colère ou
leur tristesse, elles répondent par des cris, en se mutilant ou en se laissant
mourir. Ainsi, la condition pour que les soignants accompagnent des
personnes atteintes de déficits cognitifs sans les faire disparaître est qu’ils
aient conscience de cette responsabilité toujours incessible.

Comment accompagner une personne en situation


de dépendance ?

IMAGINATION, HUMOUR ET SOLLICITUDE

Quels traits moraux faut-il développer afin de trouver un équilibre entre


deux principes également importants, à savoir la sécurité et la liberté, sans
surprotéger ni étouffer les résidents ?
Quelques réponses concrètes peuvent être apportées qui témoignent de
l’importance de l’imagination dans le soin. Lorsque l’on porte un masque
pour se protéger et pour protéger autrui, il faut faire preuve d’ingéniosité
pour éviter que le soin ne soit impersonnel. C’est ainsi que, dans les
années 1990, durant l’épidémie provoquée en Afrique par le virus Ebola,
certains soignants portant un masque ont décidé de mettre une photographie
les représentant sur leur blouse, afin que les malades sachent qui s’occupait
d’eux et que la continuité des soins, qui est essentielle à leur bien-être, soit
préservée.
S’agissant de l’accompagnement des malades d’Alzheimer, le défi est
d’éviter que le résident ne soit enfermé en lui-même. Il faut, pour se sentir
exister et désirer vivre, avoir le sens du possible, respirer, sentir que demain
peut être nouveau, qu’il peut y avoir des surprises, des rencontres. Ce sens
du possible fait souvent défaut aux résidents. C’est pourquoi il est si
important de recourir à l’humour qui repose sur des fonctions cérébrales
associatives et émotionnelles et qui demeure, comme le sens esthétique,
chez les malades d’Alzheimer : l’humour abat les barrières entre le résident
et les autres et il leur permet de s’évader.
Une perte de capacité n’est jamais globale ; elle concerne toujours une
fonction. Un malade d’Alzheimer ne perd pas toutes ses capacités
cognitives, verbales et physiques tout le temps ni dans le même temps. Il
peut « perdre ses moyens » et être en incapacité de passer des tests avec un
neuropsychologue peu empathique et pressé et, au contraire, montrer des
aptitudes insoupçonnées dès lors que l’interlocuteur le met à l’aise et établit
un rapport de confiance avec lui. La tâche du personnel est donc de réveiller
ces capacités parfois dormantes, parfois inactives, souvent inactivées, en
tenant compte du rythme propre du résident et du fait que les capacités qui
peuvent être mobilisées ne sont pas activables au même moment.
Si l’accompagnement des malades requiert de la part des soignants des
traits moraux importants, c’est parce qu’il relève de l’éthique et que celle-ci
ne consiste pas seulement à appliquer des principes ni des normes. Il
importe d’avoir du discernement pour évaluer une situation unique et
souvent imprévisible et pour y répondre de manière proportionnée. Le
discernement suppose l’attention, qui exige d’avoir fait le vide en soi, afin
d’écouter autrui au lieu de projeter sur lui ses propres désirs. La sollicitude
implique également de restituer une sorte d’échange ou de mutualité dans
un échange au départ asymétrique, en autorisant, par exemple, le résident à
dire merci au soignant 5. Cette disponibilité et cette sollicitude supposent
que les besoins de soin du personnel soient comblés et que ce dernier ne
soit pas constamment sous pression, ce qui souligne le lien entre le souci de
soi et le souci des autres. Au contraire, quand les Ehpad sont des lieux où
les vulnérabilités sont cumulées, la négligence et la maltraitance
apparaissent.
La capacité à répondre de manière adaptée à un cas particulier relève de
la prudence, qui est la saisie de la vérité dans la praxis. Cet art de viser le
juste milieu permet de choisir un traitement proportionné, et de savoir agir
au bon moment, sans se précipiter ni trop tarder. Il renvoie à la manière
d’être d’une personne, à sa capacité à bien juger en s’appuyant sur son
expérience, qui l’aide à estimer avec justesse une situation, et à anticiper les
conséquences de ses actes. La prudence est une vertu, une disposition
acquise qui relève du jugement et suppose aussi une certaine stabilité
6
émotionnelle . Enfin, il faut avoir suffisamment confiance en soi-même
pour oser proposer au résident une activité lui correspondant. Cette
confiance en soi n’est pas seulement psychologique ; elle est l’expression
d’un jugement sûr qui s’appuie à la fois sur la raison laquelle détermine les
moyens proportionnés à une fin et sur l’intuition. Répondre aux besoins des
résidents en tenant compte de leur désir de liberté et des exigences liées à la
sécurité suppose d’être libre. Car il faudra parfois faire un écart par rapport
à la norme de sécurité, mais en se gardant de mettre en péril la vie du
patient et celle des autres. Appliquer simplement le protocole ou, au
contraire, croire en son génie en transgressant toutes les règles, représente
deux écueils. Ainsi, pour accompagner des personnes en situation de
dépendance et soutenir leur sentiment d’exister, les soignants doivent avoir,
en plus des traits moraux décrits plus haut et qui découlent de leur savoir-
être-avec-autrui, une certaine liberté intérieure qui passe aussi par la
7
connaissance de soi .

L’ATTESTATION OU L’AUTONOMIE MORALE

Les soignants peuvent difficilement prodiguer des soins de qualité,


surtout en période de crise où des conflits de devoirs ou des dilemmes
surgissent, quand ils ne cultivent pas leur autonomie morale. Car le seul
recours, lorsqu’on est confronté à un dilemme moral et à des situations plus
ou moins chaotiques, est la visée de la vie bonne, c’est-à-dire la résolution à
défendre les valeurs dont on se porte garant.
Tel est le sens de la notion d’attestation. Soulignant le lien en allemand
entre attestation (Bezeugung), témoignage (Zeugnis) et conviction
(Überzeugung), Ricœur ne dit pas que l’autonomie morale, qui définit
l’ipséité, s’exprime de manière dogmatique. Au contraire, la certitude
correspondant à l’attestation n’est pas celle des connaissances objectives,
mais celle des jugements moraux, qui sont plus fragiles. Non seulement la
sagesse pratique, qui est l’autre nom de la prudence, doit être éclairée par la
sagesse tragique 8, par la reconnaissance des impasses auxquelles mène la
défense unilatérale d’un principe, mais, de plus, il est indispensable, en
particulier dans l’accompagnement des malades souffrant de déficits
cognitifs, de reconnaître que son savoir est fragmentaire.
Il est assurément nécessaire de s’appuyer sur des diagnostics précis afin
de ne pas se tromper dans l’évaluation d’un trouble et de choisir le
traitement adéquat. Mais il est tout aussi important d’admettre que nul ne
saurait être omniscient. On évite ainsi la toute-puissance, qui est toujours
une tentation dans les métiers à risque que sont les métiers de soin, où il
existe une asymétrie entre celui qui parle et celui qui ne parle pas, entre
celui qui souffre et celui qui agit. Par ailleurs, il n’est guère souhaitable,
dans le domaine moral, de viser le bien en soi. Mieux vaut chercher la
solution la meilleure ou la moins mauvaise et surtout éviter le mal, que l’on
doit identifier à l’avance afin de le prévenir. Le rôle des normes est
précisément d’encadrer les pratiques pour empêcher les abus et les punir.
Elles ne peuvent pas fournir de repères infaillibles à ce qu’il convient de
faire dans une situation particulière. C’est pourquoi l’éthique, qui est la
réponse aux besoins d’une personne à un moment donné, relève du
jugement prudentiel. Reposant sur les épaules de chacun, elle est également
favorisée par les échanges que les membres du personnel ont entre eux, ce
qui suppose qu’il y ait des lieux dédiés à ces échanges et que la confiance
entre les soignants et entre les soignants et la direction ne soit pas érodée.
À ce sujet, il peut être utile de se poser un certain nombre de questions
afin de parvenir à faire au mieux, sachant que le respect de la dignité des
personnes est la finalité de l’accompagnement, et qu’elle est non
négociable. On peut, par exemple, se demander pour quoi et pour qui on
confine un résident : est-ce pour pouvoir travailler plus efficacement, donc
pour son confort, ou pour le bien du résident ? Cette décision a-t-elle été
prise librement ou a-t-elle été imposée ? Est-elle est contraire à son
attestation, aux valeurs qui donnent un sens à son travail ? Est-ce que,
collectivement, les soignants ont pris le temps de la décision ? Ont-ils
considéré qu’elle pouvait être ajustée et limitée dans le temps ?
Cet examen permet aux soignants d’apprécier l’adéquation entre leurs
valeurs et les fins en vue desquelles ils ont choisi ce métier, d’une part, et
les moyens mis à leur disposition, d’autre part. Il peut les aider à voir s’ils
ont une marge de manœuvre et à réfléchir à ce qu’ils pourraient faire dans le
respect du malade et d’eux-mêmes. Dans le cas où l’application homogène
des normes les contraindrait à trahir leur sens moral, ils doivent s’en ouvrir
à leur hiérarchie et demander s’il ne serait pas légitime d’interpréter les
normes, qui sont toujours générales, et de les appliquer de manière
contextualisée.
Ainsi, il est d’autant plus important de développer des ressources
intérieures et de fortifier son jugement que la situation est complexe et le
risque d’aliénation et de perte de sens élevé. Sans une culture de
l’autonomie, il est vain de parler d’éthique car tout le monde se soumet à
une rationalité objectivante qui déshumanise le soin comme l’ensemble des
activités.
La fin de vie, la souffrance temporelle,
1
et comment y répondre
Frédéric Worms

Il y a dans la situation, et même dans l’expression, de « fin de vie » une


dimension bien particulière que chacun ressent comme fondamentale, mais
dont on persiste, à tort, à faire en théorie et surtout en pratique un aspect
secondaire ou dérivé : c’est la dimension temporelle. Or, si l’on hésite
encore à en faire une dimension première, y compris et d’abord dans le soin
lui-même, c’est parce qu’elle semble concerner un aspect que l’on dira trop
vite « subjectif ».
De fait, elle concerne moins le temps « lui-même » que le rapport au
temps (et pas seulement celui du patient ou du mourant). Mais comment ce
rapport au temps serait-il « seulement » subjectif si l’on veut dire par là
« relatif » puisqu’il se caractérise au contraire par un trait bien réel et vital :
une souffrance, et même sans doute une des souffrances les plus vives de la
situation et de l’expérience de la fin de vie ? Une souffrance intense, qui
appartient irréductiblement à cette situation, et qu’on ne pourra donc jamais
entièrement abolir, mais contre laquelle, cependant, on peut et on doit
d’autant plus lutter, en commençant par la reconnaître, l’admettre et la
méditer.
Tel sera donc notre propos. Car, pour comprendre et affronter la
souffrance temporelle en fin de vie, il faut comprendre à la fois l’une et
l’autre, je veux dire la nature de la souffrance temporelle et celle de la « fin
de vie », qui comporte certes d’autres dimensions déjà bien reconnues dans
le soin. On fera donc de rapides rappels sur l’un et l’autre de ces aspects,
avant de les approfondir brièvement pour esquisser ensuite la manière d’y
répondre.

La souffrance temporelle dans la mort annoncée


L’hypothèse très simple de ce propos est donc la suivante : dans la
situation qu’on appelle la fin de vie, il y a beaucoup de souffrance, mais il y
a une souffrance principale qui est le rapport à la mort annoncée, dans un
temps fini, un temps qui ne peut plus se vivre comme indéterminé, comme
dans la vie, où on sait que la mort est certaine mais où son heure demeure
incertaine, comme il est inscrit sur les cadrans solaires : « Mors certa hora
incerta ».
L’heure de la mort n’est pas certaine, il n’y a pas une guillotine qui va
s’abattre à l’instant où le bourreau aura relâché le fil, mais il est vrai de dire
que le temps n’est plus indéfini, et que c’est là, quand même, une des
choses qui caractérisent la fin de vie. L’hypothèse principale que je vais
développer brièvement, c’est que ce rapport à la mort annoncée constitue la
souffrance principale de la situation de fin de vie. Et même quand ce
rapport à la mort annoncée, ce changement radical dans le rapport au temps
de la vie, n’est pas consciemment vécu par la personne qui va mourir elle-
même, cette souffrance est éprouvée par d’autres.
Il y a en effet certains cas de fin de vie où la personne n’a pas elle-
même un rapport conscient à ce verdict, à ce qui semble un couperet, même
s’il n’est pas programmé par une autorité, comme dans cette institution
atroce qu’est la peine de mort. La peine de mort est atroce aussi pour cette
raison : on programme la mort à un instant T, et elle tombe à l’instant T.
Mais, même dans les autres cas, existe cette souffrance très particulière qui
est le rapport au temps dans la situation de la mort annoncée.
Sur le fond de cette hypothèse, il y a donc un défi principal, si on veut
lutter contre les souffrances en fin de vie, qui est de lutter contre cette
souffrance-là, c’est-à-dire cette souffrance engendrée par le rapport au
temps dans la mort annoncée et la capacité à vivre dans ce rapport
transformé à la vie, cet élément très particulier qu’est le rapport explicite au
temps de l’interruption de la vie.
Le problème qui se pose, philosophiquement, mais aussi pratiquement
pour les soignants, pour les institutions, est de savoir comment lutter contre
cette souffrance, en sachant qu’on ne peut pas lutter contre sa cause,
puisque la cause de la mort annoncée n’est pas évitable, puisqu’on est dans
des situations où l’incurable fait partie des données de base du problème.
Comment lutter contre cette souffrance, en sachant qu’on ne peut lutter
contre sa cause, mais qu’on peut lutter contre certains des effets de cette
cause ?
C’est ici que l’on rejoint le problème plus général de la fin de vie et de
ces soins que l’on dit de manière partiellement trompeuse « palliatifs ».
Nous disons plutôt, pour notre part, « ultimes » 2. On ne peut plus lutter
contre l’effet principal de cette cause, on ne peut pas lutter contre le devenir
ou l’advenir de la mort elle-même, mais, on le sait bien, on peut lutter
contre certains des effets de cette cause, et certaines des souffrances qu’elle
engendre. C’est dans ce cadre général qu’il faut replacer la souffrance
temporelle, qu’on oublie encore trop souvent comme une de ses dimensions
principales, même si elle n’est pas la seule.

LA FIN DE VIE ET LE SOIN


Il faut donc revenir sur la situation de fin de vie et le soin d’une façon
plus large et, en me permettant de rejoindre des hypothèses de travaux
antérieurs, et ce que j’appelle de mon côté un « vitalisme critique », je
voudrais rappeler comment la « fin de vie » se situe dans « la vie », définie
avec précision dans sa lutte contre la mort, et comment cette vie s’y
continue, même lorsqu’on ne peut plus empêcher la mort, par des luttes
précises contre la souffrance, contre trois types de souffrance, dont la
souffrance temporelle sera la troisième.
Ainsi, la lutte contre les effets d’une cause qu’on ne peut plus
entièrement empêcher (la maladie mortelle et incurable) prolonge ce par
quoi il faut définir le travail de la vie 3, c’est-à-dire la lutte contre la
négativité dans la vie, la mort, mais aussi la souffrance, la maladie. Le
vivant est ce qui lutte contre ce qui est négatif pour le vivant. Définition
classique, pas seulement chez Georges Canguilhem, mais dans une tradition
qui remonte beaucoup plus loin, et c’est la seule définition, pour moi, qu’on
peut donner du vivant.
Donc, il reste de la vie dans la mesure où on peut lutter contre du
négatif, même quand on ne peut pas lutter contre le négatif premier qui
menace la vie, c’est-à-dire la mort. Et on va retrouver toutes les dimensions
du vivant, même dans cette situation où cette négativité radicale est
devenue inévitable dans un temps qui n’est plus indéfini. Nous sommes
tous mortels, c’est entendu, mais ce qui distingue le mortel du mourant,
c’est que le mourant est justement dans une situation où la mort n’est plus
un horizon indéterminé mais un événement à venir dans un temps fini, pas
forcément immédiat, comme justement le mot « mourant » l’a toujours
désigné dans les expériences humaines. La fin de vie c’est, en un certain
sens, l’invention du mourant, avec cette dimension temporelle élargie
comme dit un beau texte de Robert Higgins 4.
Donc la question qui résume un propos de longue haleine est la
suivante : comment lutter contre cette souffrance en sachant qu’on ne peut
lutter contre sa cause mais qu’on peut lutter contre certains des effets de
cette cause ? Un des principales difficultés est que certains effets de cette
cause peuvent interférer entre eux, voire entrainer des contradictions dans le
soin humain, qui sont aussi les déchirements de la fin de vie.
De fait, l’un des signes du négatif dans la vie humaine, c’est que le
négatif fait éclater son unité. La vie humaine (et son bien) se définit par
l’unité de toutes ses dimensions vitales, mais le malheur se définit toujours
par l’éclatement des dimensions de la vie, et parfois les contradictions entre
ces dimensions (par exemple médicale et morale ou relationnelle). Ces
effets multiples peuvent être éclatés et contradictoires. J’en distingue trois,
et c’est le troisième qui nous fera rejoindre la souffrance temporelle.
Le premier est évidemment un effet médical. On le sait bien, mais il faut
toujours le rappeler, car trop de gens en France l’oublient encore, avec
l’incurable la médecine ne s’arrête pas. Avec le verdict de l’incurable, le
médical ne s’arrête pas et c’est ce qu’on appelle le palliatif. Le palliatif,
c’est encore du médical. On ne peut plus guérir la cause qui va entraîner la
mort, mais on peut encore agir. Il y a même un développement encore plus
grand, paradoxalement, du médical. On a raison de parler de soins palliatifs,
à cause de la distinction fondamentale entre traitement et soin, le traitement
qui soigne la cause objective de la maladie, et le soin qui soigne le sujet.
Mais quand on parle de soins palliatifs, on a l’impression qu’il n’y a
plus de traitement, ce qui en un sens est faux. Il n’y a plus de traitement qui
puisse guérir la cause qui va entraîner la mort, mais il y a encore des
traitements de cause objective, de souffrance objective. Donc, il y a encore
de la médecine, au sens objectif du terme.
Autant je défends, comme d’autres, l’idée qu’il y a plusieurs aspects du
soin et qu’il ne faut pas se limiter au traitement, autant il n’y a pas de soin
sans traitement. Donc il n’y a pas de soins sans médecine et sans savoirs
médicaux, sans soulagement objectif de la cause objective d’une souffrance
objective. Donc quand la maladie mortelle devient intraitable, il y a malgré
tout encore du médical, parce que la cause objective de telle souffrance de
telle partie du corps est traitable.
Les soins palliatifs comportent donc, comme me l’avait enseigné à Lille
le gériatre Daniel Dreuil, non seulement encore du médical, et de la
pathologie, mais du multimédical, et de la polypathologie. Le médical se
démultiplie, bizarrement, sous le signe de l’incurable. C’est ce qu’on
appelle les soins palliatifs dans leur partie proprement technique de
traitement de la souffrance.
L’objectif principal est de lutter contre la souffrance, et on peut le faire
dans la fin de vie, et la loi le prévoit, puisque la sédation continue est un
traitement de quelque chose de concret qui est la souffrance. La sédation est
donc paradoxalement un traitement actif, contrairement à ce que son nom
peut laisser croire. Tel est le premier type d’effet que je tiens à rappeler
parce qu’en France le débat est parfois si caricatural que les gens qui parlent
du soin, comme cela m’est arrivé, d’autres parlent du care, donnent
l’impression de ne parler que de l’autre du médical, de l’amour, de la
bienveillance, etc. Or le « care », justement, qu’on oppose parfois à tort au
« cure », comporte aussi du soin médical. D’ailleurs, dans un service de
soins intensifs ou palliatifs, personne ne s’attend à trouver uniquement de la
bienveillance amoureuse, mais aussi des machines, et c’est très bien comme
ça.
Le traitement constitue donc la première grande catégorie de choses
qu’on doit faire, mais il y a une deuxième série de choses que l’annonce de
la mort va imposer, et aussi évidemment certaines situations propres à la
maladie ou aux soins en général.
Cette deuxième série, je l’appellerai relationnelle, au sens très large.
Comme Simone Weil l’a dit dans un texte définitif par certains aspects
(même si je fais partie de ceux qui lui font une objection importante 5), Le
Malheur et l’Amour de Dieu, tout malheur humain est indissociablement
toujours physique, psychique et social. De fait, il y a du relationnel dans
tout malheur humain. C’est toujours une double et même une triple peine :
le malade est à la fois souffrant physiquement, souffrant psychiquement et
souffrant socialement, c’est-à-dire en un sens toujours déchu socialement, et
c’est structurel en un certain sens.
Il y a même, dit-elle, en reprenant l’un des grands textes de Rousseau,
dans la pitié pas seulement de compassion, mais aussi un sentiment non
moins naturel d’horreur. Rousseau souligne d’ailleurs que les chevaux qui
rencontrent un cadavre commencent par s’en détourner. Il y a une horreur
dans la souffrance qui fait que celui qui souffre est déchu. Certains disent
que la marche est toujours une chute évitée, la compassion est toujours une
horreur surmontée finalement, sauf peut-être chez les saints et chez les
professionnels du soin justement. Ce n’est pas pareil d’être un saint et un
professionnel, mais cela fait partie du même défi.
Il y a donc des enjeux relationnels, et la question de l’approche de la
mort les fait surgir. Il y a des possibilités pour lutter contre ces effets
relationnels de la maladie et les effets relationnels bien particuliers de la
maladie mortelle et de la fin de vie. Je vais être là aussi très réducteur, mais
on peut dire que ça éclate, parce que le propre du bonheur, c’est l’unité, et
le propre du malheur l’éclatement. Il m’est arrivé de comparer cette
situation à celle de la naissance, quand tout va bien, quand tout le monde est
en harmonie, le médecin, les parents, tout le monde s’aime, tout le monde
est content. Dès que ça va mal, il peut y avoir la double peine du conflit
entre les médecins et les parents, entre les parents, etc.
Il y a une dimension relationnelle qui éclate, extrême et partagée par les
proches. Il faut donc prendre soin du psychique dans l’approche de la mort,
celui du patient bien sûr, mais aussi celui des proches, qui peut d’ailleurs
être aussi conflictuel, qui n’est pas une souffrance amoureuse ou amicale.
Le conflit est aussi une dimension elle aussi caractéristique et centrale des
vivants humains.
Il faut aussi ajouter la dimension technique, professionnelle, sociale et
politique. C’est là qu’on trouve l’essence même de l’éthique médicale, qui
ne consiste pas seulement à traiter les souffrances dites vitales en un sens
étroit, c’est-à-dire physiques et psychiques, mais aussi ce, qui est encore
vital, à envisager le soin de la personne d’un côté et le respect de sa liberté
de l’autre.
Il y a des relations émotionnelles qui sont d’ordre moral et politique, et
on sait très bien que, dans la situation de fin de vie, on arrive à des
contradictions. Parfois, le traitement de la souffrance devient contradictoire
avec le respect de la personne. Et il faut lutter, malgré tout, contre tous ces
maux à la fois, et contre leurs contradictions. Donc, il faut trancher et, d’une
certaine façon pour moi c’est la question même du vital.
Évidemment, le traitement médical est vital, mais il ne faut pas oublier
que la relation est vitale aussi, ainsi que la liberté et la justice. C’est ce que
je propose dans Pour un humanisme vital, qui prolonge un exposé qui
s’intitulait « Qu’est-ce qui est vital ? ». Le vital ne s’arrête pas au corporel,
et pour les êtres humains sont vitales aussi les relations.
On peut mourir de ne pas être respecté, comme on peut mourir de ne
pas être nourri ou soigné. Donc, ce n’est pas comme s’il y avait le vital d’un
côté et le moral de l’autre, et d’une certaine façon, s’il fallait trancher, je
crois qu’ultimement j’opterais pour la dimension morale du vital, quand il
faut trancher, dans le tragique, contre sa dimension physique ou psychique.
Cela se traduirait concrètement et juridiquement par le fait de répondre au
« qui » plus qu’au « quoi » de la décision tragique en fin de vie : qui doit
décider ? À mes yeux, cela doit toujours être le patient, ou son représentant,
même dans les situations extrêmes – sauf une peut-être (celle des nouveau-
nés, mais ce n’est pas le lieu d’en parler ici). Chacun, dans son for intérieur,
sait que dans des situations tragiques, on doit faire des choix eux-mêmes
vitaux. Et la société procure des cadres pour ces arbitrages, c’est le rôle de
la loi et de la justice.
Mais il y a un troisième type de souffrance, que l’on oublie souvent, au-
delà du médical et du relationnel, et qui n’est pas moins vital, c’est le
temps. Revenons-y donc, dans ce cadre ainsi précisé.

La souffrance temporelle en fin de vie et comment


y répondre
Revenons donc à ce qui demeure, malgré l’importance des précédents,
le point le plus vif, celui qui viserait à répondre à la souffrance temporelle
du rapport à la mort annoncée. Pour y répondre, il faut en reprendre
l’analyse, qui conduira à des moyens précis pour l’affronter, moralement,
politiquement, et médicalement.
Une thèse est ici absolument centrale. C’est que le rapport explicite au
temps est une souffrance dans la vie humaine, presque toujours. C’est
certain, de façon claire, dans le rapport à la mort annoncée. Cela vaut pour
la fin de vie, mais pas seulement. Cela vaut dans toute urgence vitale. Avec
l’urgence vitale, par exemple, on n’est pas forcément en fin de vie, on peut
même aller très bien, quand survient un accident de voiture et, d’un coup,
l’horloge se met à faire son tic-tac. Cette urgence temporelle est une
souffrance, celle de se dire « c’est maintenant, si les secours n’arrivent pas
maintenant, c’est fini ». Donc le rapport au temps devient lui-même source
de souffrance, constituant une double peine.
Il en découle ce que je propose comme hypothèse, c’est qu’on ne peut
pas lutter contre cette souffrance temporelle par une autre souffrance
temporelle. En particulier dans le cas de la fin de vie, une promesse du type
« ça va aller mieux », forcément trompeuse, redouble la souffrance ne
serait-ce que par son rapport explicite au temps. L’hypothèse centrale ici est
que le rapport explicite au temps est toujours une souffrance, ce que les
sages Grecs savaient très bien, puisque pour eux l’espoir était tout autant
une souffrance que la crainte. On ne peut pas répondre ainsi à la souffrance
temporelle en fin de vie. Dans cette situation, le « ça va aller mieux » peut
même (selon le ton, la circonstance) devenir une indignité. Pourtant c’est
« humain », c’est une aspiration à répondre à la souffrance. Mais cette
réponse redouble la souffrance puisque, justement, on ne peut pas dire que
ça va aller mieux et que cela révèle cette souffrance typique, très
particulière du moment. Donc, comment faire ?
C’est ici que l’on retrouve le point réel du soin. On peut et on doit
construire, même dans la mort annoncée, des moments où l’on peut vivre
un rapport au temps inconscient et heureux où se réunifie, même
provisoirement, le respect de la vie humaine. On peut réunifier, à condition
de tout réunifier, même l’absence de souffrance corporelle, l’absence de
souffrance psychique, l’absence de souffrance sociale. Contrairement à ce
que dit Simone Weil, il peut y avoir des moments de bonheur même dans
certains malheurs. Peut-être pas dans tous, certes.
Mais, dans tous les cas, cela suppose que la société et l’institution
permettent ces moments de bonheur et soient entièrement tournées vers leur
protection, vers la construction, y compris institutionnelle, des moments de
bonheur forcément partagés du sujet, même mourant. Et cette construction
institutionnelle suppose toute une politique, une énorme politique.
Il faut des institutions incroyablement pensées pour que, dans les
moments les plus difficiles de la vie, il puisse encore y avoir des moments
comme ceux qu’on connaît tous, de conversations où l’on oublie le temps,
où il y a une dimension d’émotion qu’il faut revendiquer même, et où, en
plus, il y a un certain plaisir physique parce que le contraire de la souffrance
reste le plaisir (Épicure l’avait d’ailleurs défini de cette façon). Empêcher la
souffrance est déjà du plaisir. Mais ça ne suffit pas, il faut aussi la
reconnaissance sociale et une relation psychique. Il faut donc reconstituer
l’unité, mais cela ne suffit pas encore. Il faut prendre en compte la
dimension temporelle.
Car, même si ça ne va pas durer très longtemps, même si tout le monde
sait que c’est une parenthèse, il faut oublier que c’est une parenthèse. Si on
se souvient que c’est une parenthèse, il n’y a plus de parenthèse. Cela est
tout le temps vrai, parce que même dans un moment de bonheur on sait que
ça va s’arrêter à un moment donné, on sait que c’est éphémère. Mais si on
pense à « l’éphémère » comme tel, c’est fini, tout disparaît.
Le soin et les institutions de soin doivent donc traiter les trois effets
d’une cause qui elle-même n’est pas traitable, mais qui peut être compensée
dans ses effets.
La mort aura lieu, mais on peut suspendre, non pas « le temps », certes
mais le rapport au temps entraîné par la mort, non pas suspendre « le vol »
mais suspendre l’effet de la mort annoncée sur notre rapport à la vie. Voilà
ce que signifie « la vie dans la fin de vie », des moments où on lutte contre
toutes les causes mortelles, dans un geste critique contre le négatif, mais où
cette lutte produit aussi du bien et un sentiment de vie complète,
précisément parce qu’il redevient temporel sans le savoir, et ainsi vivant. Le
rapport explicite à la mort annoncée suffit pour que, comme on dit, ce ne
soit « plus une vie ».
Telle est l’une des plaintes en fin de vie c’est que « ce n’est plus une
vie ». En un sens, ce n’est pas faux. Mais, si on met en œuvre tous les
moyens concrets pour lutter contre ce rapport au temps, alors ce sera
encore, justement, pour elle ou pour lui, et avec les autres, et dans la
société, et dans le monde, une vie.
Comment écouter autrement les malades
d’Alzheimer au temps de la Covid-19
Dr. Véronique Lefebvre des Noëttes

Tais-toi : ce que tu allais dire


en couvrirait le bruit.
Écoute seulement : l’huis s’est ouvert 1.

La pandémie virale actuelle est venue lourdement et brutalement


s’abattre sur les personnes âgées institutionnalisées et en particulier celles
atteintes de la maladie Alzheimer : d’une part du fait de l’impossibilité
d’empêcher les malades de déambuler et de leur faire accepter de porter un
masque, et d’autre part du fait de ne plus voir leurs proches ou de se
retrouver confinés loin de leurs lieux de vie habituels. Cette situation
inédite a ajouté du tragique au tragique. Tragique de la maladie
d’Alzheimer qu’on ne sait toujours pas diagnostiquer de manière certaine,
ni guérir, maladie des mémoires, qui engage et altère l’être, le langage, la
communication. Tragique du silence sociétal des sujets âgés morts de la
Covid-19 qui ne comptaient pour rien puisqu’il a fallu attendre au moins
quinze jours pour en connaître l’ampleur. Tragique de ces morts dans la
solitude, privées des leurs et de rituels.
Pour penser le monde d’après il faut se pencher sur le monde d’avant en
donnant la parole aux plus vulnérables d’entre nous.
« Tu sais que tu es ridicule avec ce masque… je t’ai reconnu… pas la
peine de te cacher… je suis née en 1887… alors tu vois… » Isberte 2,
89 ans, est arrivée la veille en Unité cognitivo-comportementale (UCC)
pour une décompensation liée à sa maladie d’Alzheimer évoluée. Elle est
Covid positive à la PCR (polymerase chain reaction), confuse, agressive et
agitée. Je lui réplique : « Mais non vous n’êtes pas si âgée, c’est rare de se
vieillir à ce point », la réponse fuse : « Enlève ton masque que je
t’entende. »
Évidemment, comment entendre quand on ne voit pas l’expression d’un
visage, un sourire, une humaine connivence ?
Elle veut bien m’entendre et moi je cherche à l’écouter… d’une passive
tolérance de sa part : m’entendre, j’essaie un mouvement vers une écoute
afin que l’on puisse s’entendre.
« N’être plus écouté, c’est cela qui est terrible lorsqu’on est vieux »
disait Albert Camus 3.
Alors comment écouter, en temps de Covid, ce que nos patients ont
encore à dire ? La désafférentation sensorielle est fréquente chez les
personnes âgées avec une baisse de l’audition, de la vue, du goût, de
l’odorat induisant un moins bon encodage du message mémoriel, source de
repli sur soi, d’incompréhensions, d’interprétations erronées du monde
environnant et aussi de troubles du comportement chez les malades
d’Alzheimer… Comment redonner du sens quand la mémoire se délite et
que l’identité narrative s’effrite ?
Cette maladie est un défi à la fois ontologique et éthique à relever, car,
derrière le masque des déficits, derrière persona 4 il y a bien une personne.
Je vais m’attacher à déplier cette figure du néant, ce visage du dément, à en
révéler les pleins et les déliés, dans cette approche de l’autre qui me mène,
du regard au visage, du toucher au réveil de l’esprit.
L’être à l’autre devient difficile, car cet autre est aussi potentiellement
dangereux quand il est porteur du virus, et dans un même mouvement, je
peux moi aussi, soignante, être porteuse asymptomatique, et donc être
dangereuse pour ce malade âgé quand on sait que neuf décès sur dix
surviennent chez les plus de 65 ans. Il a fallu apprendre à sourire avec les
yeux, à toucher avec des gants, à dire ses émotions au lieu de les laisser
deviner, à parler et écouter masquée. Alors que le masque vient signifier
une parole barrée, censurée, inaudible.
Mais écouter est un acte de silence qui permet de féconder la parole de
l’autre.
Dans le monde d’avant, la première approche était multisensorielle :
verbale, le ton de la voix, sa prosodie douce et ferme à la fois ;
comportementale avec une recherche d’une position basse d’une
approachability (un abord facile) possible ; tactile, et c’est cette main
tendue vers l’autre ou posée sur l’avant-bras qui permettait un regard
5
partagé, une écoute attentive des petites perceptions , qui les ramenaient à
la vie… La vie d’avant, leurs vies en lambeaux, trouées des blancs de la
maladie d’Alzheimer mais, indéniablement il y avait une présence, et
l’humanité se murmurait encore à deux voix.
Bien que psychiatre et donc « en principe » dans une certaine distance,
entre respect et attention flottante, la pratique gériatrique modifie l’entrée
en « matière » avec les patients Alzheimer et nous oblige à « mettre les
mains dans la pâte », à toucher ce corps défaillant, qui s’agrippe pourtant
encore à la vie, à provoquer le contact pour entrer en communication et, à la
recherche du moment opportun, de l’instant où tout devient possible :
accrocher un regard, illuminer un visage et se donner les conditions de
possibilité d’une parole, d’un langage, d’une communauté de sens.
La caresse était un outil thérapeutique essentiel pour aborder mes
patients Alzheimer, et je veux continuer à la pratiquer… même avec la
distanciation sensorielle liée au port des gants.
« La caresse comme le contact est sensibilité. Mais la caresse
transcende le sensible 6 », nous dit Levinas. Caresser ne signifie pas saisir,
main-tenir, s’approprier quelque chose ou quelqu’un qui jusque-là était
inaccessible. Elle se réfère à la pudeur, mais aussi au mystère d’une
présence humaine partagée. Quand on ne peut plus toucher que ganté,
comment faire ? Écouter dans une juste présence et une distance ajustée
permettant une chambre d’écho à la parole.
« Non ce n’est pas une simple grippette », me dit Hélyette, 92 ans, le
6 mars dernier dans sa chambre d’hôpital gériatrique. J’étais montée la voir
dans les étages pour des propos suicidaires. Elle voulait rentrer chez elle…
ou se passer par la fenêtre, mais ce n’était pas possible : la fenêtre était
sécurisée et elle avait une fracture de la cheville droite, pas de famille
présente et des troubles cognitifs qui atténuaient son discernement… Et sa
main cherche la mienne… « Attention elle est très tactile », me prévient
l’infirmière.
« Je ne peux pas vous prendre la main comme d’habitude ni vous laisser
vous cramponner à mon bras… Vous savez il y a un mauvais virus », lui
dis-je. « Non ce n’est pas une simple grippette, il y a déjà 19 morts », me
dit-elle en me montrant le mot Covid-19 qui passait en boucle à la
télévision hurlant dans sa chambre.
Près d’un mois et demi plus tard, Hélyette a attrapé le mauvais virus et
elle a passé la vague de l’infestation virale, franchi le cap. Mais n’ayant pas
été levée, puisque confinée dans sa chambre, surconfinée au lit, elle n’a
même plus ni la force ni l’envie d’ouvrir la bouche. Elle ne me reconnaît
plus… Comment pourrait-elle le faire, les seules visites qu’elle reçoit sont
furtives, masquées, anonymes ? Pourtant Hélyette avait vu juste malgré sa
démence, malgré les dénégations des grands professeurs, des savants, des
stars du petit écran qui nous parlaient de simple grippette…
Alors qui sont ces personnes que personne ne saurait voir, ni entendre ?
« Les vieillards sont-ils des hommes ? » se demandait Simone de
7
Beauvoir il y a cinquante ans, en 1970 dans son essai, La Vieillesse , qui n’a
malheureusement pas pris une ride, où elle constatait déjà « qu’à voir la
manière dont notre société les traitait, il était permis d’en douter ! ».
Cet autre, le vieux, nous ne voulons pas lui ressembler, puisque la valeur
des valeurs est aujourd’hui l’autonomie, et que nous ne voulons pas vieillir
« avec dépendances » et pourtant nous ne pouvons pas ne pas dépendre de
l’autre.
Fallait-il au nom d’un principe de précaution priver les vieux de tous
leurs droits fondamentaux ? Le triple confinement des malades d’Alzheimer
en chambre, dans une unité sécurisée et sans les visites des proches a
malheureusement eu un effet inverse de celui recherché : pour les protéger
du virus, ils ont été privés de toutes stimulations et ont perdu le goût du sel
de la vie, s’éteignant les uns après les autres, soit du syndrome de
glissement en refusant de s’alimenter, soit des ravages de la Covid-19, les
décimant en quelques heures. Pourtant, loin d’être des héros en blouse
blanche, nous avons été là, parce qu’un homme allongé oblige, parce que
soignante, je suis responsable de l’autre qui m’appelle, parce que, dit
Ricœur 8 : « Quelque chose est dû à l’être humain du fait qu’il est humain. »
C’est donc masquée, gantée, charlottée, en pyjama, surblouse et tablier
enfin disponibles, que je vous propose de partir à la recherche des petites
perceptions au sens de Leibniz. Pour ce philosophe, l’âme est peuplée d’une
infinité de petites perceptions logées dans les recoins et plis de l’âme. Le
corps humain est continuellement affecté par des objets, des images, des
choses dans le monde qu’il rencontre sous un mode purement perceptif et
sensible, et, si l’âme est le lieu des impressions des petites perceptions,
c’est avant tout par le biais du corps et de l’importance de la sensibilité dans
le rapport d’un sujet au monde.
Lorsqu’un homme perçoit, ses sens sont mis en mouvement, ils sont
excités par une chose, par une sensation. Pour l’illustrer de manière simple,
Leibniz 9 prend l’exemple du « bruit de la mer » : lorsque nous entendons le
bruit de la mer, des vagues et des ressacs, nous percevons ce qui nous
permet de reconnaître à l’avenir ce bruit comme celui de la mer. Pour le
reconnaître, nous percevons confusément chacune des plus petites parties,
le nombre infini des gouttelettes qui constituent une vague. Nous percevons
tout, mais nous n’apercevons pas tout, ni ne remarquons chaque élément de
cette multiplicité dans l’unité, ni leur rapport entre eux.
Par sa théorie, on pourrait en déduire que Leibniz accorde à l’humain
même déficient, « la potentialité de la raison, une certaine raison par
intermittence, une raison à éclipse », que l’on peut retrouver chez les
malades d’Alzheimer.
En m’appuyant sur ce que je perçois mais aussi sur ce que « j’aperçois »
de mes malades d’Alzheimer, j’ai proposé un nouveau concept fondé sur
une éthique des petites perceptions. Redonner une harmonie sensorielle,
faire du lien et tisser du sens à partir de ces petites perceptions, n’est-ce pas
ce qui peut permettre de faire apparaître l’esprit des personnes atteintes de
la maladie d’Alzheimer ?
C’est ce que nous voyons chez les déments qui ne pensent plus, du fait
de la maladie, de façon holistique, mais parcellaire, fragmentée, par bribes.
C’est notre écoute attentive « des petites perceptions » qui permet une
cohésion, une possibilité d’être un sujet, unique, qui se dit et s’écoute en
première personne. C’est notre regard enveloppant qui redonnera, en
appelant ce patient, en l’accompagnant de gestes et de propos rassurants,
une cohésion, une union, une cohérence.
L’écoute est un premier mouvement vers l’autre, une ouverture, une
intentionnalité loin du bruit de fond institutionnel et des cris ou des soupirs
des autres malades. Il faut donc s’en donner les conditions de possibilités
quel qu’en soit le contexte…

Albertine est folle de rage ! Elle poursuit les deux aides-soignantes


venues faire sa toilette en leur lançant ses chaussures et en hurlant dans le
couloir : « Vous êtes virées ! J’ai travaillé toute la nuit, moi, et vous me
virez de chez moi ! Vous êtes virées ! » Tout le monde se cache derrière les
portes du poste de soin. On m’appelle en urgence dans l’unité Covid, pas le
temps de m’habiller en cosmonaute, j’ai juste un masque… Je m’approche,
j’évalue si je peux lui parler sans prendre un jet de chaussures ou de
crachats. Je l’appelle par son nom et lui dis : « Qu’est-ce qui vous met en
colère comme ça ? Venez, on va s’asseoir un peu, mais vos chaussures on
va les ranger d’abord, elles ont déjà bien travaillé comme vous… »
« Racontez-moi »…
Partir d’une présomption de compétence a priori m’aide à écouter et à
redonner un sens à ce qui n’en a plus :
« J’ai travaillé toute la nuit moi… »
— Mais oui, je vois ça, vous devez être bien fatiguée.
— Moi on ne me vire pas d’ici, ici c’est moi qui commande !
— Vous faisiez quoi avant ?
— J’étais surveillante de nuit… »
Alors, en conscience, au cas par cas, essayons d’écouter nos vieux
malades d’Alzheimer, malgré les mesures barrière, en ce moment encore
nécessaires à la non-propagation du virus… Surtout quand le temps leur est
compté, car comme l’écrivait Christian Bobin : « Ceux qui ont très peu de
jours et ceux qui sont très vieux sont dans un autre monde que le nôtre. En
10
se liant à nous ils nous font un présent inestimable . »
Soutien à l’autonomie des personnes âgées
ou en situation de handicap : quelques
éléments de réflexion
Alain Cordier

La crise sanitaire et la crise économique conduisent les pouvoirs publics


à vouloir mettre en œuvre, selon les termes d’une loi organique, « un
nouveau risque et une nouvelle branche de la sécurité sociale relatifs au
soutien à l’autonomie des personnes âgées et des personnes en situation de
handicap ».
La revendication est ancienne et les rapports se sont multipliés dans
cette perspective. Les difficultés à se déplacer, à se vêtir, à s’alimenter sans
aides, mais aussi la nécessité d’une surveillance continue, en raison des
risques de chute, d’errance ou de mise en danger de soi-même, et encore le
besoin d’ustensiles adaptés, d’aménagements de l’espace de vie, de moyens
de communication spécifiques, d’aides visuelles ou auditives forment autant
de défis personnels et collectifs.
Les politiques publiques ne peuvent faire l’économie d’un droit
universel d’aide à l’autonomie par des aides humaines et techniques, en
mobilisant une palette de réponses possibles. L’inscription d’une solidarité
pour l’autonomie dans le cadre d’un financement public est une option
décisive.
Deux marqueurs sont majeurs : d’une part développer l’emploi de
professionnels aussi bien en établissement qu’à domicile et mieux valoriser
les métiers du soin et du prendre soin, d’autre part réduire significativement
le reste à charge pour les personnes dont l’autonomie est altérée et pour leur
entourage.
Il s’agit aussi d’aider les aidants familiaux comme de réussir le lien
entre eux et les aidants professionnels. Vouloir recourir aux aidants
familiaux sans prendre appui sur un ensemble d’aidants professionnels
serait tout aussi réducteur que de prétendre répondre professionnellement
aux situations rencontrées sans bénéficier de l’expertise de l’entourage.
Le programme législatif et réglementaire est donc chargé, avec la
définition du champ de cette solidarité collective et la réflexion sur sa
gouvernance, avec la question d’un financement durable qui soit
supportable pour les générations les plus jeunes, même si temporairement il
semble que beaucoup de digues aient sauté en matière de finances
publiques. L’attention portée à la vulnérabilité des plus âgés ne peut pas
ignorer la vulnérabilité de notre jeunesse dont nous ne cessons d’alourdir le
fardeau.

Adopter une perspective large


L’objectif ne peut pas être de créer une branche de la Sécurité sociale
englobant l’ensemble des dépenses concernant les personnes dont
l’autonomie est altérée. Ce serait contraire à la dignité de ces personnes, qui
ont droit comme toutes les autres aux différents dispositifs de la protection
sociale.
La revendication heureusement affirmée de la citoyenneté de toute
personne quelle que soit sa situation de handicap souligne des exigences
radicales quant à l’accessibilité, au sens large du terme, de nos lieux de vie
et de travail. La question posée est celle de l’organisation d’une vision de la
protection sociale autour de la personne en partant du fait générateur
premier : son état de vie.
Il ne s’agit pas de mettre en œuvre une aide à l’autonomie seulement
pour les gestes de la vie quotidienne, même si c’est un préalable
déterminant. La perte d’autonomie est une situation, c’est-à-dire la
confrontation d’une déficience donnée à un environnement de vie inadapté.
Il s’agit donc de veiller à ce que différentes formes de solidarité collective
interviennent durablement et de façon coordonnée.
Pour donner corps à cette exigence, commençons par bien mesurer
combien la Covid-19 illustre, de manière cette fois-ci encore plus
dramatique que d’habitude, la frontière trop étanche entre le secteur
sanitaire et le secteur médico-social et social.
Dans la phase la plus tendue de l’épidémie au premier semestre 2020
beaucoup d’établissements médico-sociaux ont été bien trop coupés du
monde hospitalier. Certes sans injonction formelle, mais dont l’implicite fut
suffisamment fort pour que des drames qui auraient pu être évités soient
survenus. La politique publique nécessairement très volontariste en faveur
de services hospitaliers a comme voilé l’engagement des professionnels du
soin et du prendre soin en dehors de l’hôpital.
Et nous avons en conséquence observé une insuffisance de
discernement collégial, à l’écoute des personnes malades et réunissant
réanimateurs, gériatres, cliniciens, professionnels de l’accompagnement et
proches, pour le recours aux soins critiques ou autres. Insuffisance
également de déploiement de soins de support et palliatifs appropriés, en
présence des proches.
Tout cela laisse une blessure profonde. Et pourtant depuis quelques
années le diagnostic est clairement posé et admis.
Si bien sûr la bonne gestion du « panier de soins » reste un objectif, par
exemple en veillant à l’efficience des produits de santé et en consolidant les
bonnes pratiques, nous savons que le fait majeur n’est pas là. Plus des trois
quarts de la croissance des dépenses d’assurance maladie s’expliquent par
les situations de chronicité, de polypathologies et de perte d’autonomie.
Ce qui caractérise ces situations de vie, c’est le recours nécessaire et
durable à de nombreux professionnels de santé et de l’accompagnement. Or,
la littérature médicale nous a appris que mieux soigner et mieux prendre
soin sont directement liés à la capacité de chacune des compétences à
intervenir en coordination avec les autres et au bon moment. En clair, nous
avons compris combien le soin et le prendre soin sont un seul et même soin.
Et nous l’avons bien perçu, l’impact financier d’une telle approche est
très supérieur aux économies attendues de la gestion du panier de soins. Les
moyens supplémentaires auxquels nous aspirons se trouvent ici même.
C’est donc sur ce socle solide de conviction, soulignant l’impérieux
décloisonnement entre les professionnels et le nécessaire franchissement
des frontières entre politiques publiques et décideurs de ces politiques, qu’il
faut chercher à nous appuyer.

L’accès au plein exercice de la citoyenneté


Les recherches en sciences humaines soulignent les relations croisées
entre les différentes situations de vulnérabilité ou de fragilité. Il est utile de
le rappeler au moment où la Covid-19 met au jour l’impact premier des
déterminants sociaux de la santé.
Dans la réflexion qui nous occupe ici, nous savons que bien soigner ou
prendre des mesures de santé publique, c’est contribuer à prévenir ou à
retarder l’altération de l’autonomie. Ou encore que garantir un niveau
minimal de revenus, c’est contribuer à prévenir certains accidents
domestiques et certains risques de santé.
Nous entrevoyons ainsi l’impératif d’une bonne articulation entre trois
« champs » de la protection sociale, celui correspondant à un état de santé
altéré (par exemple l’assurance maladie ou invalidité), celui répondant à
une situation problématique des revenus (par exemple la retraite ou les
aides sociales), celui accompagnant l’épreuve d’une perte d’autonomie dans
les gestes de la vie quotidienne et dans l’accessibilité à la vie sociale et
économique.
Il s’agit d’aller au bout du geste initié par le législateur. En 2005, la loi a
posé que « toute personne handicapée a droit à l’accès aux droits
fondamentaux reconnus à tous les citoyens ainsi que le plein exercice de sa
citoyenneté ».
L’ambition est donc que chaque personne, qu’elle soit autonome ou
qu’elle connaisse une altération de ses capacités, puisse avoir accès de la
même manière aux réponses possibles et adaptées à sa singularité. Et cela
aussi bien au regard de ses difficultés de santé ou d’insertion dans la vie
sociale et économique que d’une autonomie altérée.
Nous pourrions même ajouter que le vrai de notre engagement c’est
d’aller jusqu’à considérer le droit de la personne fragile et démunie comme
l’éclaireur et l’éveilleur du droit commun.
La réflexion se doit donc d’être très innovatrice. Il en va par exemple de
la perspective non pas de fermer les établissements mais de les ouvrir, pour
s’appuyer sur la compétence des professionnels pour le soin et le prendre
soin à domicile, répondant ainsi à une forte attente.
L’une des pistes majeures, de loin la plus importante, est de chercher,
pour certaines situations, une solvabilisation des personnes plutôt que des
établissements.
C’est par exemple la perspective tracée autour des notions d’habitat
inclusif, c’est-à-dire accompagné, partagé et inséré dans une vie locale 1.
À la différence d’un établissement, les personnes n’y sont pas accueillies,
ce sont les professionnels qui le sont. Dans cet exemple de l’habitation
inclusive, il s’agit de savoir mobiliser les politiques sociales mais aussi les
politiques du logement, en cherchant la participation de tous à un projet de
vie sociale et partagée. Ceci engage la volonté d’un urbanisme ouvert à ces
réalités-là, à l’inverse des localisations excentrées, souvent proches des
cimetières, de trop d’établissements médico-sociaux.

Reconnaître la personne et non remplir une case


administrative
L’exigence de notre engagement, c’est d’aider les blessés de la vie à
réaliser leur propre projet de vie, exprimé par eux ou formulé par leurs
proches. Ceci renvoie à une pleine reconnaissance du pouvoir choisir et agir
des personnes directement concernées par l’autonomie altérée, comme cela
est désormais mieux affirmé pour les personnes malades. Ceci renvoie
également à la difficile – mais pourtant vitale – conciliation entre l’exercice
de l’autonomie et le principe de précaution, sachant qu’il n’est pas de vie
sans prise de risques.
Dès lors, nous pressentons, par exemple, l’urgence de donner corps à
une architecture administrative fondée sur l’écoute et la confiance a priori.
Le regard porté sur une personne n’est pas d’abord de prendre en compte
administrativement son âge ou son handicap selon des grilles préétablies. Il
est de la rencontrer précisément comme une personne. Les industriels des
aides techniques l’ont, eux, bien compris. La baignoire à porte, la prothèse
ou l’orthèse, l’équipement domotique tentent de répondre à une situation de
vie, peu importe l’âge ou l’origine du handicap de la personne.
Un tel engagement dans l’écoute de la personne est en réalité très
exigeant. La parole est à entendre non pas seulement dans le plein des mots
mais aussi dans leur délié, dans la pudeur des gestes, dans le respect des
rythmes de vie. Il s’agit en quelque sorte d’écouter comme on lit parfois
entre les lignes.
Il s’agit d’être comme un explorateur des confins. Peut-être est-ce dans
la déambulation sans bon sens ou dans le regard vers un ailleurs que se
trouve aussi, parfois, ténue mais si réelle, une part de vérité intime ? Ou
dans l’expression artistique qui dévoile ce que les mots ne révèlent plus ?
Ou dans un cri, une main qui se serre, une larme qui coule ? La relation
humaine sans le toucher, situation à laquelle peut parfois conduire la Covid-
19, peut nous inciter à aller plus loin dans l’analyse des relations pour
comprendre pourquoi certaines produisent de la dépendance et d’autres de
l’autonomie.
Si l’autonomie décisionnelle se voit diminuée, si les gestes de la vie
quotidienne et l’accès aux liens sociaux se voient remis en cause, le
questionnement éthique conduira toujours à tenir pour encore plus forte la
nécessité de considérer à titre premier la place de sujet de la personne
affaiblie, fragile et vulnérable.
C’est pourquoi il est sage de prendre le temps d’une confrontation des
différentes compétences professionnelles et familiales avec, avant tout,
l’impératif de l’écoute de la parole des personnes malades ou dont
l’autonomie est altérée. C’est pour cela accepter de se défaire d’un primat
de la rentabilité, de questionner nos modes de tarification et nos contraintes
réglementaires.

Questionnement éthique
L’in-quiétude éthique laisse entrevoir que la vulnérabilité est ce qui
2
constitue l’autonomie en autonomie humaine .
Bien sûr, il ne s’agit pas, jamais, de pâtir sans agir. La souffrance et
l’autonomie réduite, qui enferment dans l’être-là du corps, appellent une
lutte sans merci avec l’espérance de vivre ou de vivre mieux. Il n’y a pas de
vie plus farouchement attachée à la vie que celle qui doit vaincre les
postures douloureuses, les gênes respiratoires, le quotidien compliqué…
L’autonomie altérée et la souffrance sont une rupture existentielle qui
subvertit absolument tout ordre établi. L’audace est d’essayer de percevoir
aussi dans l’im-maîtrisable que sont toutes formes de blessures
scandaleuses et béantes, dans cet impossible du possible, un sens qui ne se
réduit pas au néant. Car une vie humaine ne saurait se limiter à ce qui est
performant, à ce qui se veut supérieur, à ce qui est possible. Il s’agit de
chercher à découvrir aussi le sens de l’humain en comprenant que le faible
s’impose au fort. Tout engagement dans le soin et le prendre soin est le lieu
d’humanité par excellence parce que l’homme couché y oblige l’homme
debout.
Notre réflexion ne peut pas faire l’impasse de l’exigence de fraternité.
L’avenir de l’humanité ne se résume pas à l’affirmation sans limite d’une
liberté individuelle, en oubliant que la personne humaine ne vit et ne
s’invente que reliée à autrui et dépendante d’autrui.
L’ambition n’est pas de faire de l’autonomie une norme valorisée qui
peut se transformer, par moments, en une injonction normative
potentiellement violente pour les personnes. Il est aussi d’autres manières
de faire citoyenneté ensemble que nous avons à faire exister et valoriser.
C’est dans la responsabilité d’autrui que s’assume le subjectif énonce
Emmanuel Levinas. Autre manière de signifier le caractère décisif de notre
réponse au défi posé parce qu’elle dira le visage de notre société.
Il s’agit peut-être moins d’inclusion, qui réduit l’altérité, que de non-
exclusion. Nous ne ferons société que si nous savons recevoir tout ce
qu’une personne en situation d’autonomie altérée nous apporte.
Comme une invitation à chercher le sens de l’humain dans
l’impossibilité de passer son chemin en détournant son regard lorsqu’il
s’agit de solitude, de souffrance, de fragilité extrême. Une invitation à
détourner son pas vers celui qui appelle et qui nous oblige. C’est l’intuition
lévinassienne décisive qui veut que seul un moi vulnérable est capable
d’aimer.
J’aime à penser qu’il est possible d’entrevoir la merveille d’une telle
promesse lorsqu’une main s’offre en réponse à l’appel le plus mystérieux
d’un corps déchiré, ou lorsque le cri qui monte d’un handicap toujours
scandaleux bouleverse les certitudes suffisantes au point de faire surgir
l’impératif de la fraternité. Je me dis que c’est assurément là que doit se
chercher le visage de notre humanité toujours à construire. Et je sais, pour
l’avoir rencontré, que ce visage se trouve déjà en chaque professionnel et en
chaque aidant familial engagés dans l’accompagnement d’une personne en
rupture d’autonomie. C’est dans cette réalité d’humanité que se rencontre, à
mes yeux, le plus vrai signe d’espérance.
Éthique de la vie en Ehpad
Axel Kahn

Les « Établissements d’hébergement pour personnes âgées


dépendantes » sont mal nommés. Ils sont en réalité des « lieux de vie » pour
personnes âgées dépendantes. En général, leur ultime lieu de vie. La
dimension éthique de cette période de l’existence en ces lieux peut être
approchée en considérant tous les termes de l’énoncé.
Vivre, d’abord. Non pas survivre, mais vivre, et y trouver du sens. Or,
marginalisées en regard du stéréotype d’existence positive et glorieuse que
véhicule notre temps, dépourvues de toute utilité économique et de toute
place reconnue dans la cité comme au sein du foyer, stigmatisées parfois
comme parasites menaçant la prospérité des nations, privées souvent de
toute chaleur humaine, oubliées et délaissées des leurs, trop nombreuses
sont les personnes âgées qui doutent du sens de la poursuite de leur vie et
désirent en finir, voire tentent de se donner la mort ou demandent qu’on la
leur donne.
Le troisième âge est, avec la période allant de l’adolescence à la période
des premières passions amoureuses, celui durant lequel la fréquence des
tentatives de suicide est la plus élevée. Ces personnes, lasses de la vie,
ressentent que leur position, l’image dégradée d’elles-mêmes que leur
renvoie la société entière et, en particulier, leurs proches, l’indifférence
apparente à leur égard de ces derniers et des autres, la monotonie des jours
sans tendresse, affection ni même convivialité, ne justifient en rien qu’ils
continuent à être.
Je m’imagine confronté bien vieux à ces pensées. J’ai 93 ans, je vis
dans un Ehpad de qualité. Les soignants sont serviables, aimables, ils
m’aident à faire ma toilette le matin, m’installent au fauteuil, au soleil
lorsqu’il peut caresser ma peau sèche, froide et craquelée. Puis me
conduisent à la table du déjeuner. L’après-midi se déroule selon le même
rythme, immuable, le salon de télévision remplaçant le jardin lorsque le jour
décline, que le temps n’est pas clément. Demain, tous les jours, ce sera
pareil. À quoi bon en empiler tant, ne vaut-il pas mieux s’éclipser sur la
pointe des pieds ?
Mais surprise, aujourd’hui, la plus jeune de mes petites-filles vient me
voir, seule. Elle a 25 ans. Je me doute qu’elle a une raison. Après les
préliminaires futilités d’usage, elle en vient au sujet qu’elle souhaitait
aborder avec moi. « Dis Papy, on raconte dans la famille que tu as une
solide expérience des histoires de couples. Alors, aide-moi ! Je suis avec un
garçon depuis près de deux ans, ce n’est pas le premier. Mais là, tu vois,
c’est bizarre, on est vraiment bien. Il nous arrive de nous tromper, de dire
“nous” à la place de “je” ou de “tu”. Je me sens triste quand il s’en va, lui
aussi, je crois. Joyeuse quand nous devons nous retrouver, je le découvre
enthousiaste. Mais ce sont des bêtises, sans doute, je suis bien jeune. Je dois
aller deux ans au moins aux États-Unis après avoir soutenu ma thèse, ma
recherche marche bien, je n’ai guère la possibilité de penser à autre chose.
Pourtant, Papy, je ne peux y résister. Je pense à… nous. Qu’est-ce que je
dois faire, d’après toi ? » Alors je me vois plonger dans tant d’épisodes de
ma vie, les sélectionner, les arranger en un énoncé dont puisse bénéficier
ma petite-fille. Elle me quitte, après plus d’une heure passée ensemble. Le
lendemain, je ne me pose plus la question du sens de ma vie. Si je reste
dépositaire de ces trésors d’existence, de cet univers de pensées dans
lesquels d’autres gagnent à picorer, s’enrichissent à m’accompagner, surtout
ceux que j’aime mais je suis disposé à aimer quiconque prospecte mes
richesses enfouies, s’émerveille de mes trésors.
Tous les pensionnaires d’Ehpad n’ont pas la chance de recevoir leur
petite-fille curieuse d’eux. Pourtant, sans cette curiosité d’autrui, sans cet
intérêt non seulement pour la manière dont on va mais aussi pour ce que
l’on est, il est bien difficile de désirer être. La tâche de conforter les
personnes dans leur valeur revient parfois surtout aux personnels des
établissements, elle est essentielle.
Donner aux personnes âgées de quoi assouvir l’appétit de vie qu’on les
a aidées à conserver est la seconde tâche des Ehpad et de leurs personnels.
Le séjour des pensionnaires ne saurait en effet être une préparation à la
mort, il est l’ultime occasion d’une vie aussi belle et intense que les
circonstances, leur état physique et psychique le permettent. L’organisation
de la participation réelle des résidents à toutes les décisions qui les
concernent, l’aide à une authentique pratique démocratique en leur sein y
concourent. Toutes les formes de recueil de mémoire chez les anciens les
touchent et les dignifient. La sensibilité à l’émotion esthétique, aux marques
de tendresse, aux sensations tactiles persiste lorsque le niveau
d’entendement décline, il reste un chemin conduisant à l’humanité des
personnes. En bref, il n’y a pas de temps à perdre pour contribuer à la
richesse et aux plaisirs de vivre, dans les Ehpad, demain sera trop tard.
« Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en dignité et
en droits », devrait être l’article 1 rénové de la Déclaration universelle des
droits de l’homme et de la Constitution française, combinant la précision
« demeurent » du texte de 1789, et l’introduction de la dignité dans celui
de 1948. En étant bien clair sur le sens ici de dignité. Une qualité autonome
inhérente à la personne, en tant que telle inviolable. En vertu d’un tel
énoncé, nul ne pourrait être distingué d’un autre au plan de sa dignité, quels
que soient son âge et son état.
La compréhension profonde – et le respect – de ce principe dans les
Ehpad est indispensable mais ne suffit pas. En effet, puisqu’elle est un
attribut autonome des personnes, ces dernières peuvent elles-mêmes être
amenées à douter de leur dignité. Et alors ne plus percevoir de signification
à leur persistance. Or, rien ne menace plus l’estime de soi, et par conséquent
le sentiment de sa dignité, que l’indifférence, le mépris, voire le dégoût
présent dans le regard d’autrui. Dans les établissements, celui des
intervenants. Les yeux portés sur les résidents doivent jouer le rôle de
pinceaux qui les rendent beaux, d’abord à leurs propres yeux.
Nous sommes déjà là dans une des manifestations de cette
« réciprocité » dont je fais le fondement de ma pensée morale. Les êtres
doivent s’humaniser les uns les autres pour accéder à toutes les capacités
d’un psychisme humain, ils sont donc conduits à pouvoir admettre une
réciprocité fondamentale entre soi et l’autre. S’il m’a permis, par cet
échange, à penser ma liberté, à désirer consciemment qu’il m’aide en cas de
besoin, qu’il ne me maltraite pas, à appréhender l’injustice, alors il est
fondé à revendiquer les mêmes droits. Les principes classiques de l’éthique
– autonomie, bienveillance, non-malveillance, justice – découlent de la
réciprocité fondatrice de l’humanité, ontologique, en somme. Et, pour cette
raison, selon moi, de valeur potentiellement universelle, en particulier à
tous les âges de la vie humaine et en tous lieux où vivent des personnes. En
Ehpad comme ailleurs. Les impératifs déjà évoqués de la participation des
pensionnaires à l’organisation de leur vie, l’offre maximale de tout ce qui
lui permet d’être bonne, la chasse à la maltraitance, physique aussi bien que
psychologique induite par l’indifférence, sont des applications concrètes de
ces principes. L’exigence de justice exige aussi que les handicaps liés à
l’âge n’entravent pas l’accès aux meilleurs soins médicaux et autres que le
bien-être des personnes requiert.

Des croix sans nom corps du mystère


La terre éteinte et l’homme disparu…

Deux vers du poème Le Cimetière des fous, écris par Paul Éluard
en 1943 à l’« asile d’aliénés » de Saint-Alban-de-Limagnole, en Lozère.
L’anonymat de la mort des personnes internées, mises en terre sans nom,
achevait pour le poète l’entreprise de déshumanisation en laquelle consistait
alors l’internement. Cette pensée essentielle, l’un des préludes à la
révolution historique à Saint-Alban de la « psychothérapie institutionnelle »
et de la réhabilitation de l’humanité des personnes souffrant de désordres
psychiatriques, vaut pour les Ehpad.
Ne pas organiser le deuil des personnes défuntes, priver ceux qui les ont
côtoyées de la manifestation de leur peine, c’est signifier le peu de valeur
qu’elles avaient de leur vivant. Le peu de valeur des autres pensionnaires
encore présents que l’on escamotera de la même manière, en catimini,
lorsqu’elles ne seront plus. C’est là une violence extrême, la ritualisation de
la mort est toujours un hymne à la valeur de la vie, à l’importance de l’être
dont la disparition est un événement toujours considérable et triste.
La plus essentielle des visions éthiques d’un Ehpad est au total celle
d’un « lieu de vie » ardente où, malgré le poids du temps et de ses stigmates
sur les corps et dans les esprits, tout est mis en œuvre pour magnifier la
grandeur de l’être.
15 décembre 2019
IV

DU VIEILLISSEMENT
ET DE LA RÉSILIENCE
Aucune des interrogations qui nous occupent n’existerait, cela va de soi,
si nous ne vieillissions pas. Le vieillissement est la seule cause, à la fois
unique et multiforme, des questions que l’on voit se succéder. Encore faut-il
savoir de quoi il s’agit. Ce n’est pas si simple qu’on pourrait le penser. En
effet, dès qu’on demande en quoi consiste exactement le vieillissement, il
semble qu’on se retrouve dans la situation que décrit Augustin par rapport
au temps : quand on ne nous demande pas ce que c’est, nous le savons, et
dès qu’on nous le demande, nous ne le savons plus.
Heureusement, Yves Agid n’en reste pas là et parvient en peu de mots à
dire de manière claire et précise beaucoup de choses qui valent d’être
retenues et méditées. Sur le rôle central du cerveau dans le vieillissement,
sur les pathologies qui l’affectent, mais aussi sur son déclin naturel comme
sur les moyens de le retarder, il expose, en huit questions, ce que lui a
enseigné son itinéraire. Chef de service à la Salpêtrière, spécialiste de la
maladie de Parkinson, ancien membre du Comité consultatif national
d’éthique, Yves Agid est également cofondateur de l’Institut du cerveau et
de la moelle épinière (ICM), qui est actuellement l’un des tout premiers
centres mondiaux de recherche.
Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, écrivain, auteur de nombreux ouvrages
et de plusieurs titres à grand succès, est connu pour avoir approfondi et
appliqué la notion de résilience, en l’adaptant à de multiples situations
concrètes. La question de la résilience au temps de la vieillesse est toutefois
particulière et relativement peu étudiée, car elle soulève des problèmes
particulièrement délicats de rapport à la mémoire comme à la perception du
temps. C’est pourquoi l’éclairage inédit qu’apporte ici Boris Cyrulnik se
révèle particulièrement précieux.
Qu’est-ce que vieillir ? Huit questions
importantes pour comprendre
le vieillissement
Yves Agid

La plupart des gens croient savoir ce que c’est que vieillir, chacun a son
idée. Pourtant comment connaître son propre vécu de la vieillesse puisqu’on
n’a jamais essayé ? Comme on vit beaucoup plus âgé aujourd’hui qu’hier,
comment savoir ce que sera le vieillissement de demain ?
Le vieillissement, c’est un « embouteillage de déficits » comme disait
Régis Debray. C’est la « diminution des fonctions de l’organisme avec le
passage du temps qui se traduit par une modification des organes du
corps ». Le vieillissement fait donc peur, raison de plus pour ne pas y
penser, d’autant que l’idée de vieillir est associée à la possibilité
d’affections « liées » au vieillissement, dont les maladies
neurodégénératives, et à la mort.
Ces quelques lignes ont pour but de démythifier les poncifs du type
« vieillir, c’est un naufrage » et d’aller contre quelques idées reçues en se
fondant sur ce qu’on sait de la science du vieillissement.
On prend de l’âge, est-ce à dire qu’on devient
vieux ?
Avant notre ère, l’espérance de vie ne dépassait guère 40 ans.
Aujourd’hui, l’espérance de vie d’un homme est d’environ 80 ans, celle
d’une femme de 85 ans. La raison en est, non pas que la longévité humaine
a augmenté mais que les progrès de la médecine font que les maladies sont
éradiquées aux âges extrêmes de la vie. Contrairement aux idées reçues, la
longévité humaine ne dépassera pas 110 ans, sauf rares exceptions. C’est,
du reste, le cas de tous les animaux dont la longévité va de quelques
minutes (les bactéries) à plusieurs siècles (le mollusque bivalve de l’espèce
Artica Islandica qui aurait vécu 507 ans).
D’où la proportion croissante de personnes très âgées, qui pose
aujourd’hui, et surtout pour l’avenir, des questions majeures de santé
publique. Il s’agit de tous les individus qui ont échappé aux maladies « liées
à l’âge », les unes non neurologiques (arthrose, hypertension artérielle,
diabète, insuffisance coronarienne, traumatismes, etc.), qui bénéficient de
traitement de plus en plus efficaces, les autres neurologiques (accidents
vasculaires cérébraux, maladies neurodégénératives, troubles de la marche
et chutes, dépression, perte d’acuité des organes des sens, incontinence
urinaire) avec des prises en charge qui restent, malheureusement,
essentiellement palliatives.

Qu’est-ce qui fait qu’on a l’air vieux ?


Est-ce qu’on a l’air vieux parce que les cheveux ont blanchi, qu’on a
des rides, qu’on est trop gros, qu’on est essoufflé en montant les escaliers,
qu’on est constipé ? Il est vrai que la somme hachée de ces petits handicaps
contribue à l’apparence du vieillissement, mais ce qui donne vraiment l’air
vieux, c’est surtout ce qu’on voit de la personne, c’est-à-dire son
comportement. Or, l’altération du comportement résulte du
dysfonctionnement du système nerveux, et surtout du cerveau. Par
conséquent, l’apparence du vieillissement dépend pour l’essentiel du
vieillissement cérébral.
Il suffit de regarder et d’écouter une personne âgée : rétrécissement du
champ de conscience (l’individu perçoit de moins en moins le reste du
monde jusqu’à ne s’occuper que de lui-même) ; ralentissement de la
gestualité, mais aussi de la pensée, comme s’il y avait un allongement du
temps ; oublis bénins, voire difficultés de mémoire, la mémoire verbale
souffrant moins que la mémoire non verbale ; diminution de l’intelligence
« fluide », en présence d’une situation nouvelle complexe (non
automatique), alors que l’intelligence « cristallisée », celle qui est fondée
sur l’expérience et les routines (automatique), est relativement préservée ;
réduction des aptitudes émotionnelles, parfois dépression ; besoins urinaires
urgents, libido défaillante ; chutes et troubles de la marche, observés chez
près de 60 % des sujets de 85 ans et plus… Par conséquent, en l’absence de
maladies sévères, ce n’est pas l’aspect extérieur de soi qui fait qu’on a l’air
vieux, c’est surtout le vieillissement de son cerveau.
La plupart des gens vivent mal leur propre vieillissement, sans toujours
savoir pourquoi. Le mot « vieillissement » est presque tabou. Les gens ne se
rendent pas compte qu’ils vieillissent, comme s’il y avait une difficulté à
admettre sa condition de « vieux ». Sans s’en apercevoir, on s’isole, on a du
mal à s’adapter : absence de but, regard désapprobateur des autres, refuge
dans les routines, retour sur le passé, le temps qui se rétrécit… C’est tout
cela qui fait qu’on se sent vieux. Heureusement, tout ne vieillit pas en
même temps.
Le vieillissement s’effectue en pièces détachées
Le vieillissement est « différentiel ». Il n’y a pas un, mais des
vieillissements, différents d’un individu à l’autre, différents d’un organe à
l’autre chez un même individu. On peut avoir perdu ses cheveux et avoir
bonne allure, on peut n’avoir aucune ride et paraître très âgé.
L’accumulation de petits déclins qui assaillent l’individu à partir d’un
certain âge (douleurs d’arthrose…) entraîne des incapacités, d’autant plus
désagréables qu’une fonction physiologique qui s’estompe retentit en
chaîne sur les autres.
Ce qui est vrai pour l’ensemble de l’organisme prend une importance
particulière pour le cerveau, constitué d’une énorme quantité de circuits de
cellules nerveuses (de l’ordre de 200 milliards) qui vieillissent à des
vitesses différentes. C’est ce qui explique qu’une personne âgée peut avoir
des difficultés d’équilibre et des fonctions intellectuelles intactes, ou vice
versa. C’est que la réduction du fonctionnement d’un contingent de
neurones peut déterminer le dysfonctionnement restreint d’une fonction
donnée (par exemple, troubles isolés de l’attention). L’inconvénient est que
les déficits s’enchaînent : si j’entends moins, je reste chez moi, je m’isole,
je déprime et je perds des forces. L’injustice est que les aptitudes mentales
diminuent de façon variable selon la géographie, le milieu social, la
situation professionnelle. C’est ainsi que le déclin cognitif est moindre au
grand âge chez les personnes qui ont bénéficié d’une bonne éducation par
rapport à ceux qui n’en ont pas eu. L’interprétation habituelle est que
l’accumulation des connaissances renforce la connectivité des neurones au
sein du cerveau (comme suggéré par plusieurs expériences effectuées chez
les rongeurs), ce qui est indiscutable. Serait-ce que les plus instruits ont un
meilleur vieillissement cognitif parce que, ayant au départ des aptitudes
intellectuelles supérieures (qui les ont amenés à faire des études), celles-ci
masquent le déficit cognitif du vieillissement ? Dans tous les cas, mieux
vaut être instruit…

Est-ce qu’on perd des neurones lorsqu’on vieillit ?


Dès l’âge de 40-50 ans, le poids du cerveau diminue d’environ 2 % tous
les dix ans, la perte devenant plus significative après 70 ans. En même
temps, il est courant d’entendre dire qu’on perd des dizaines voire des
centaines de milliers de neurones par jour. Or, c’est faux. À l’heure actuelle,
il n’est pas déraisonnable de conclure que, dans un cerveau vieillissant
normal : 1) la perte neuronale est absente, et si elle existe, elle est réduite ou
localisée dans une région restreinte du système nerveux (en revanche, on
admet qu’une perte neuronale est observée dans 5 % des cas en raison d’une
maladie neurodégénérative débutante qui ne s’est pas encore traduite par
des symptômes) ; 2) cette perte neuronale limitée est variable selon les
individus, et chez un même individu selon les structures cérébrales
impliquées ; 3) elle n’apparaît qu’au-delà d’un certain âge, surtout à partir
de 80 ans ; 4) l’espérance de vie théorique d’un neurone n’excède
probablement pas 150 ans, sachant que ce sont parmi les cellules de
l’organisme celles qui sont les plus résistantes (sans oublier que, à la
différence des autres cellules de l’organisme, les neurones ne se multiplient
pas, et qu’ils ont 100 ans chez un centenaire…).
D’où viennent donc les symptômes de vieillissement cérébral ? Les
neurones n’existent pas selon la loi du tout ou rien, et leur activité devient
moindre, avec l’âge, en raison de la perte progressive des connexions
nerveuses et de la diminution de leur métabolisme. Les réseaux de neurones
ne sont donc pas indemnes, certains sont déficients, d’autres pas. La raison
tient à l’extraordinaire capacité de compensation des neurones affaiblis. Les
neurones vieillissants ont des ressources propres qui leur permettent de
retrouver un fonctionnement normal en augmentant leur métabolisme et en
créant de nouvelles connexions. Lorsqu’ils sont trop âgés, et donc trop
déficients, les neurones voisins, intacts, peuvent compenser la transmission
nerveuse mal ou non effectuée. En un mot, les neurones âgés ont des
réserves qui leur permettent de compenser leur propre vieillissement…
jusqu’à un certain point. Il arrive donc que le dysfonctionnement de certains
neurones vieillissants soit suffisant pour produire un ou plusieurs
symptômes, même si ce n’est pas le cas chez le vieillard « supra normal ».

Le vieillissement est-il inné ou acquis ?


Certains traits de notre comportement sont plus « héritables » que
d’autres (par exemple la taille). Le poids spécifique du statut génétique se
ferait surtout sentir après 65 ans. De bon sens, il en est de notre
comportement, donc du fonctionnement cérébral, ce qu’il en est pour la
forme de nos oreilles ou de notre nez, en partie hérités. Il y a aussi de
nombreux arguments biochimiques ; par exemple, les personnes âgées dont
l’allèle d’une certaine protéine (Apo-E4+) est présent ont des capacités de
mémoire plus faibles avec la prise d’âge que d’autres personnes qui ne
possèdent pas cet allèle (Apo-E4-). Le problème est qu’on ne peut rien
contre ce qui est inné.
Le déclin mental lié à l’âge dépend aussi de l’environnement.
Heureusement… car on peut agir. Quels sont donc les mécanismes
moléculaires connus qui contribuent au vieillissement ? Le
raccourcissement du télomère, le défaut de réparation de l’ADN, la
production excessive de radicaux libres, la précipitation des protéines au
sein des cellules nerveuses, l’inflammation ? Probablement tout à la fois et
bien d’autres mécanismes encore inconnus. Mais, corrélation n’est pas
relation. Quel est le phénomène primaire ? Qu’est-ce qui est cause ou
conséquence ? Et s’il y a plusieurs moyens pour lutter contre les
conséquences cliniques du vieillissement cérébral, il n’y en a encore pas de
connu pour stopper le processus de vieillissement cellulaire. La situation est
d’autant plus complexe pour le vieillissement cérébral qu’il existe
probablement plusieurs types de vieillissement neuronal. Ce qu’on sait,
toutefois, c’est que la mort des neurones est programmée (apoptose),
comme une sorte de suicide, inévitable après une certaine période
d’existence.

Quelle différence y a-t-il entre le vieillissement


cérébral normal et le vieillissement cérébral
pathologique ?
Lorsqu’une personne âgée commence à percevoir quelques difficultés
de l’équilibre ou des oublis inattendus ou tout autre symptôme de ce genre
qui ne régressent pas comme d’habitude, la question pressante est : ces
symptômes sont-ils la conséquence de la prise d’âge normal du système
nerveux ou sont-ce les prémices d’une maladie neurodégénérative ?
Une maladie neurodégénérative est caractérisée par la dégradation
progressive, pathologique, du tissu nerveux. Les symptômes sont la
conséquence directe de la localisation des pertes neuronales (par exemple,
les troubles de la mémoire dans la maladie d’Alzheimer, la lenteur et la
raideur dans la maladie de Parkinson). Le diagnostic repose avant tout sur la
clinique, en particulier la nature du premier symptôme et l’évolution
lentement progressive. L’imagerie cérébrale confirme plus tard en montrant
une atrophie localisée du tissu cérébral, relativement spécifique de chaque
affection. À la différence du vieillissement neuronal normal, il y a une perte
neuronale, mais elle est lente – plus rapide que dans le vieillissement
normal – et sélective (par exemple le haut du tronc cérébral dans la maladie
de Parkinson ou le cortex cérébral temporal dans la maladie d’Alzheimer).
Les signes histologiques sont caractéristiques de chaque maladie sous forme
de dépôts visibles sous le microscope (par exemple les plaques séniles et la
dégénérescence neurofibrillaire dans la maladie d’Alzheimer et les corps de
Lewy dans la maladie de Parkinson).
Les mécanismes moléculaires de ces affections commencent à être
connus, mais les discussions sont incessantes pour savoir si c’est la perte
neuronale qui entraîne l’apparition des stigmates histologiques (par
exemple la cascade beta-amyloïde dans la maladie d’Alzheimer) ou si c’est
l’inverse (la théorie actuellement la plus populaire). Les régions cérébrales
affectées sont variables, qu’il s’agisse d’une atteinte du cortex cérébral
(Alzheimer), des noyaux gris centraux (Parkinson, Huntington), du cervelet
(ataxie), de la moelle épinière (sclérose latérale amyotrophique) ou des
nerfs périphériques (maladie de Charcot-Marie-Tooth).
La plupart de ces maladies sont sporadiques, impliquant l’existence de
facteurs issus de l’environnement pour initier le processus pathologique.
Cependant, les recherches menées depuis près de cinquante ans n’ont pas
permis d’isoler le toxique, ou le virus, ou la bactérie, ou la protéine
pathologique, responsables. Un petit nombre de ces affections sont
héréditaires (dominante : un des parents est porteur de la mutation, un
enfant sur deux atteint ; récessive : l’affections n’apparaît que si les deux
parents sont porteurs de la mutation, un enfant sur quatre atteint). C’est
ainsi que, dans la maladie d’Alzheimer, les formes héréditaires sont rares
(moins de 2 %). Pourtant, c’est dans ces affections qu’il est possible
d’envisager à l’avenir un diagnostic prédictif, et donc de disposer d’un
traitement curatif dès qu’on en aura compris complètement les fondements
moléculaires.
Est-ce qu’on meurt de vieillesse ?
Non, on ne meurt pas de vieillissement, on meurt de maladie, sauf
quelques cas rares de personnes très âgées, démunies, isolées, qui meurent
de faim et de soif. On ne meurt que si le cœur s’arrête définitivement, ce qui
pose problème lorsque le cœur continue de battre alors que le reste de
l’organisme est « mort ». C’est particulièrement vrai pour le cerveau qui
supporte mal l’arrêt cardiaque car, en l’absence d’oxygène, le cerveau
commence à souffrir au bout de trois minutes, les cellules cérébrales sont
lésées définitivement au bout de dix minutes et se nécrosent rapidement
après. Cette fragilité tient au fait qu’il consomme dix fois plus d’énergie
que les autres organes. D’où la difficulté, lorsque le cœur continue à battre,
à distinguer la mort d’un coma profond (éventuellement régressif) ou d’un
coma végétatif (toujours définitif). Or, ce qui fait qu’on est vraiment mort,
n’est-ce pas l’interruption de toute fonction mentale par destruction du
cerveau ?
Les événements pathologiques qui abrègent l’existence sont
habituellement distingués en trois types. Les affections favorisantes qui, par
leur chronicité, rendent la personne vulnérable (hypertension artérielle,
athérosclérose, diabète, ostéoporose, emphysème, etc.), d’où l’importance
de les traiter, ce qui est possible aujourd’hui. Certaines maladies sont
déclenchantes, qui ne sont autres que les complications des précédentes
(infarctus du myocarde, accident vasculaire cérébral, embolie pulmonaire,
trouble de déglutition avec fausses routes, etc.) : ces événements
pathologiques graves doivent conduire immédiatement à l’hôpital. Les
causes immédiates de la mort sont les complications aiguës de ces
événements, l’urgence absolue afin d’éviter l’arrêt cardiaque.
Cette mort, on n’en parle peu, c’est un sujet tabou (on dit de quelqu’un
qu’il est décédé, non pas qu’il est mort). Crainte ou non, imaginée ou non,
la mort ne se passe jamais comme on l’avait prévue. Pourtant, on y pense
(seuls 10 % des citoyens n’y penseraient jamais), que l’on soit croyant
(30 %) ou non (40 %). On ne sait même pas où on va mourir… Chez soi
(27 %), dans un Ehpad (13 %), à l’hôpital (plus de 50 % !) ? N’est-ce pas
une question qu’il faut aborder ? La mort est rarement brutale, un « malheur
sans raison » inacceptable. Le plus souvent, c’est le déclin final d’une
personne âgée en bonne santé, habituellement en grande souffrance,
rarement comme une fin qui justifie l’existence. Combien d’entre elles
veulent en finir avec la vie ? Au-delà des bienfaits de la médecine
palliative, la question de l’interruption volontaire de vie dans certaines
situations exceptionnelles ne peut pas ne pas se poser un jour.

Des recettes pour vieillir bien ?


Hélas non, sauf à se créer des illusions. Mais, il reste le bon sens et la
science.
Le bon sens. Il n’y a aujourd’hui aucune thérapeutique permettant de
ralentir la souffrance cellulaire, en particulier celle des cellules nerveuses,
qui accompagne inexorablement la prise d’âge. Et pourtant, les régimes et
les perlimpinpins abondent, constituant en même temps un business
lucratif : les uns innocents (pommades anti-âge, compléments alimentaires,
antiradicaux libres, vitamines inutiles, transmission de pensée…), et,
comme pour les placebos, on dira « si ça fait plaisir… ça ne fait pas de
mal » ; les autres éventuellement dangereux (transfusions, injections de
cellules fraîches, régimes cétogènes, chirurgie esthétique intempestive…),
souvent proposés de bonne foi mais pas toujours ; d’autres enfin délirants
comme la promesse d’immortalité, la greffe de cerveau, la congélation post-
mortem…
Pour le moment, c’est trivial de le dire, le secret d’un vieillissement
réussi repose tout simplement sur le plaisir raisonné de l’activité physique,
intellectuelle et émotionnelle. Encore faut-il avoir conscience de ce que doit
être un vieillissement bien conduit, et, que l’on soit croyant ou pas, se
forger au plus tôt une philosophie de l’existence qui prend son sens en
raison de l’irruption inexorable de la mort.
L’espoir repose sur les progrès de la science, depuis la biologie
jusqu’aux technologies les plus sophistiquées, dont l’intelligence
artificielle. Aujourd’hui, on sait déjà guérir (infections), réparer (prothèses),
changer des organes (greffe), prévenir (complications de l’hypertension
artérielle, du diabète…). Demain, la mise au point de nouveaux
médicaments, la thérapie génique, la prévention des maladies grâce à la
mise au point de biomarqueurs spécifiques, etc. permettront de retarder, de
limiter l’évolution, voire d’éradiquer les principales affections chroniques,
en particulier les maladies neurodégénératives. Il reste à anticiper ce que
fera la société pour assurer une existence acceptable aux millions de
personnes très âgées, indemnes de toute maladie mais nécessairement
affaiblies.

Références
Y. Agid, Je m’amuse à vieillir. Le cerveau maître du temps, Paris, Odile
Jacob, 2020.
S. de Beauvoir, La Vieillesse, Paris, Gallimard, 1998.
S. N. Burke, C. A. Barnes, « Neural Plasticity in the Ageing Brain »,
Nature Reviews. Neuroscience, 2006, vol. 7, no 1, p. 30-40.
Ch. Hei-man, K. Herrup, « Genomic Integrity and the Ageing Brain »,
Nature Reviews. Neuroscience, 2015, vol. 16, no 11, p. 672-684.
R. Debray, Le Plan vermeil : Modeste proposition, Paris, Gallimard, 2004.
Ch. Duyckaerts, B. Delatour, M.-Cl. Potier, « Classification and Basic
Pathology of Alzheimer Disease », Acta Neuropathologica, 2009,
o
vol. 118, n 1, p. 5-36.
D. H. Powell, D. K. Whitla, Profiles in Cognitive Aging, Cambridge,
Harvard University Press, 2014.
L. Robert, Les Secrets de la longévité, Paris, Louis Audibert Éditions, 2006.
M. Yeoman, Gr. Scutt, R. Faragher, « Insights into CNS Ageing from
Animal Models of Senescence », Nature Reviews. Neuroscience, 2012,
vol. 13, no 6, p. 435-445.
La résilience au cours de la vieillesse
Boris Cyrulnik

La majorité des travaux sur l’attachement portent sur la petite enfance,


quelques-uns sur la formation des couples, et très peu sur la vieillesse.
Pourtant, John Bowlby, avait bien souligné que l’attachement dure tant que
dure la vie, mais qu’il a des impacts différents selon l’âge et le contexte
affectif 1.

L’attachement âgé
Ce qui caractérise l’attachement âgé, c’est qu’il est associé à la perte et
à l’optimisation. La perte des capacités physiques est un deuil qui est
compensé par un modèle opératoire interne, enrichi par une longue histoire
de vie. Quand cette représentation de soi peut être partagée avec des
proches et quand les stéréotypes culturels ne font pas taire les âgés, le récit
prend l’effet d’un puissant facteur de protection 2). Quand le malheur arrive,
on peut mieux l’affronter. Ce coping est synchronique puisqu’il s’agit
d’affronter le malheur dans le temps présent, avec ce qui est en nous et ce
qui est autour de nous. Alors que la résilience sera diachronique quand il
faudra, après le coup, faire quelque chose de sa blessure, utiliser la mémoire
du malheur pour en faire une réflexion, une œuvre d’art, un partage
d’expérience ou un récit offert à ceux qu’on aime. Encore faudra-t-il que
notre entourage ne nous fasse pas taire et que la culture crée des lieux de
paroles. Les fêtes familiales, les rituels sociaux ou religieux, les romans, les
films ou les comédiens sont nos porte-parole. Ils offrent aux âgés des
occasions de s’exprimer et de remanier la représentation de leur passé (« …
de mon temps, c’était difficile, comme ce que vous avez vu dans ce beau
film qui vous a tant ému… »).
L’élaboration de la mémoire, même quand elle est encore douloureuse,
est un facteur de résilience, à condition que le récit parvienne à remanier la
représentation du passé en l’adressant à un proche 3. Quand le sujet n’y
parvient pas, la rumination, la répétition mentale, l’absence d’évolution de
la mémoire aggravent la douleur du retour intrusif des images et mènent au
syndrome psychotraumatique. Cette manière de poser le problème distingue
le coping où le sujet se cogne au réel contextuel alors que, la résilience,
c’est le remaniement de la représentation du réel passé.

Souffrance contextuelle, souffrance passée


Avec l’âge, l’attachement change de forme mais il reste pertinent. Il
fonctionne encore, mais le sujet âgé doit affronter trois types d’épreuves :
1. Les deuils, dont la fréquence augmente avec l’âge.
2. L’éventuelle réactivation du trauma passé, imprégné dans la mémoire
traumatique qui fait retour quand il n’a pas été résolu.
3. Les traumas contextuels sont :
Une maladie physique qui annonce que la mort approche et
provoque la mélancolie de bientôt perdre la vie.
Les deuils de proches produisent des traumas en cascade qui ne
donnent plus le temps de faire un travail de deuil. Le défunt, en
mourant, arrache une partie de l’âme de l’endeuillé. Pour se remettre
à vivre, il a besoin d’être soutenu par des rituels qui le sécurisent, le
soutiennent et donnent sens à la vie du défunt 4. Chaque famille,
chaque culture structure l’entourage de l’endeuillé. Certaines
familles, hébétées par le malheur, ou auparavant dysfonctionnelles à
cause d’un attachement insécurisant, entourent mal l’endeuillé.
Depuis que la culture occidentale est devenue trop technique, elle
n’entoure plus le départ du défunt et ne donne pas sens à la mort,
comme on l’a vu lors du confinement.
Toutes les cultures ont inventé des rituels de deuil différents mais qui
apportent les deux mots-clés de la résilience : le soutien et le sens.
Le soutien peut se faire par une présence muette, mais sécurisante. Un
petit mot, un simple geste, une tasse de café indiquent préverbalement une
intention affective qui suffit souvent à sécuriser l’endeuillé. Mais quand il
n’y a personne, l’endeuillé reste seul face à la mort d’un être aimé. Il sait
intellectuellement que le défunt n’est plus là, alors qu’il le sent encore vivre
dans sa mémoire et dans son affectivité. Il aime encore, dans son réel
intime, un être qui n’est plus vivant. Il pense encore à lui et le sent vivre en
lui, alors qu’il sait qu’il n’est plus là. C’est une véritable déchirure entre le
monde intérieur des représentations et le monde extérieur des choses. Un
soutien affectif même préverbal est nécessaire pour étayer les parties du
moi déchiré par le départ du défunt.
Quand l’âgé endeuillé est laissé seul, les hallucinations de deuil sont
fréquentes. Comme pour un membre fantôme, le sujet souffre réellement
d’une trace laissée dans sa mémoire par un membre qui n’est plus là, dans
le réel 5. La souffrance est réelle, elle peut s’atténuer avec l’aide d’un
médicament qui engourdit l’affect et la mémoire, mais le traitement naturel
est plus efficace, c’est une présence sécurisante qui remplit le vide laissé
par le départ du mort.
Les rituels culturels donnent sens à ce scandale affectif qu’on appelle la
mort. Une mort insensée laisse un vide béant qui provoque une
représentation incohérente. Comment faire quand il n’est plus là ?
Comment vivre sans elle ? Pourquoi ce vide insensé qui abasourdit l’esprit
et empêche tout désir, tout projet, tout rêve d’avenir ? Depuis l’époque de
Néandertal, on traite cette hébétude grâce à la sépulture. On ne jette pas le
corps d’un homme qu’on aime encore et qui pourtant n’est plus là. Alors on
dépose son corps dans un creux du sol, on lui donne une posture qui signifie
un message métaphysique, on dépose des objets qu’il aimait, on colorie des
cailloux, on chante, on pleure. Ayant effectué ce rituel, tout le monde est
d’accord pour dire qu’il est bien mort, et qu’on n’a pas laissé pourrir son
cadavre par terre. On l’a respecté en lui rendant sa dignité et on a préservé
la nôtre 6).
Chaque culture invente un rituel. En Occident, on chante ses louanges,
on se congratule. En Afrique, on pleure en le menant en terre, on fait la fête
en revenant. En Chine, les lointains honorent le défunt tandis que les
proches le critiquent.
Tous ces rituels ont une même fonction : ne pas laisser seul l’endeuillé.
Il faut recoudre la déchirure et donner sens au phénomène insensé de la
mort. Quand les âgés sont laissés seuls face à la mort d’un proche, c’est le
membre fantôme, l’hallucination de deuil, qui auront à faire ce travail.
Les placements en institutions dans notre Occident moderne fournissent
la preuve matérielle que l’âgé va trépasser. Il va perdre progressivement la
vie mentale avant que son corps ne meure à son tour. Il n’est pourtant pas
rare que le placement ait un effet sécurisant quand l’âgé était isolé à son
domicile 7). L’institution offre la possibilité d’un moment de nouvelle vie en
attendant la mort. La même institution peut donc prendre deux
significations opposées selon le contexte : mourir à petit feu quand on est
abandonné, ou se remettre à vivre quand on est sécurisé.
L’isolement affectif, si fréquent dans notre culture, provoque des dégâts
neurologiques quand le cerveau non stimulé assèche les sécrétions neuro-
endocriniennes et atrophie l’arborisation synaptique. Contrairement à ce
que l’on avait pensé, la résilience neuronale est la plus facile à déclencher.
Dès que l’âgé est sécurisé et dynamisé, la synaptisation se remet en marche.
Les neurones se reconnectent et les sécrétions neuro-immuno-
endocriniennes sont à nouveau synthétisées 8
Même lorsque l’accès à la mémoire des mots devient difficile, l’âgé
parvient encore à comprendre ceux qui l’entourent, à condition qu’ils
renforcent leur théâtre de mimiques et de gestes. Quand l’âgé peut exprimer
les émotions qu’il ressent, la relation est conservée bien plus longtemps que
ce que l’on croyait. Elle remplit encore leur monde intime et
interpersonnel 9.
Mais quand il est affectivement isolé, l’âgé ne se sent plus en vie. Le
psychisme s’éteint et le sens disparaît. Quand il n’y a ni récit, ni partage, ni
projet, l’idée de suicide apparaît alors comme une solution presque logique,
dernière liberté de celui qui a perdu toutes ses libertés 10.

Facteurs de protection et facteurs de résilience


Il faut donc distinguer les facteurs de protection que le milieu imprègne
dans la mémoire du sujet au cours de son développement, avant l’épreuve
délabrante. Lorsque, au cours de sa petite enfance, le sujet a acquis une
maîtrise émotionnelle parce qu’il a été sécurisé par sa niche affective, il
affrontera mieux l’épreuve, il tiendra mieux le coup. Lorsque le sujet a
acquis une aptitude à la mentalisation, il saura se re-présenter le malheur
qui l’a frappé. Il en fera une mémoire épisodique, (une sorte de film sans
paroles), mais il saura aussi remanier ce scénario grâce à son aptitude à la
verbalisation qu’il aura pu exercer plus ou moins aisément dans sa famille
et dans son milieu socioculturel. La mémoire sémantique est une
connaissance sans image (« j’ai toujours été nul en mathématiques »). La
mémoire autobiographique, composée de scénario d’images et de
représentations verbales, offre une possibilité de remanier la représentation
d’un malheur 11.
Cette aptitude acquise très précocement est un facteur de protection au
moment du coup. L’âgé garde en lui l’espoir de retrouver la sécurité
affective puisqu’il se sent aimé et pense qu’on va l’aider à comprendre
l’épreuve pour mieux la maîtriser. Pour un tel sujet, l’adversité est une
souffrance mais n’est pas un trauma puisque l’âgé n’est pas en agonie
psychique. Il reste lui-même, il affronte.
Les facteurs de protection imprégnés dans sa mémoire au cours des
interactions précoces, rendent compréhensibles pourquoi, dans une
situation, certaines personnes surmontent l’épreuve, tandis que d’autres
restent traumatisés toute leur vie. L’acquisition très précoce de ces facteurs
de protection attribue au même phénomène des significations et un impact
différents.
Après l’événement blessant, les facteurs de protection peuvent devenir
facteurs de résilience quand l’entourage du blessé le soutient affectivement.
L’attachement déchiré peut alors s’apaiser et lentement se restaurer. La
relation affective et verbale utilise les capacités de mentalisation du blessé
pour donner sens au fracas. Avant le trauma, le milieu imprègne les facteurs
de protection dans la mémoire biologique de l’enfant. Après le trauma, c’est
une transaction entre le sujet blessé et son milieu qui permet d’entreprendre
un travail de résilience 12.
Quand ce travail est fait, le trauma est suffisamment résolu, ce qui ne
veut pas dire oublié. Le blessé de l’âme cesse de souffrir, se calme et
parvient à faire un récit cohérent de ce qui lui est arrivé. Ce travail intime et
relationnel remanie la représentation du trauma. Le blessé n’est plus
prisonnier de sa mémoire et ne transmet plus l’horreur du fracas ou
l’impossibilité d’en parler. Quand il arrive au grand âge, c’est cette
représentation du fracas maîtrisé qui demeure dans sa mémoire et facilite
les relations.
10 % à 20 % des traumatisés ne parviennent pas à faire un travail de
résilience. les principales causes de cet échec se trouvent dans une
défaillance du milieu avant et après le trauma.
Avant le trauma, quand la niche affective des premiers mois après la
naissance a été appauvrie par un malheur parental (mère morte, malade
ou dépressive à cause de son histoire, à cause de son mari ou de la
précarité sociale), l’enfant a acquis une vulnérabilité neuro-émotionelle.
Son lobe préfrontal peu réactif n’inhibe plus l’amygdale
rhinencéphalique qui se déchaîne à la moindre stimulation. Pour un
13
sujet ainsi fragilisé le moindre événement devient un trauma .
Après le trauma, quand le blessé n’est pas soutenu affectivement et
quand son environnement verbal ne l’aide pas à donner sens, il reste
soumis à la mémoire du fracas. Alors que la mémoire saine évolue sans
cesse au gré des rencontres et des élaborations, la mémoire traumatique
reste figée : hypermémoire précise, imprégnée durablement dans la
mémoire biologique. Quand le sujet est terrorisé, fasciné par l’agresseur,
le scénario du trauma est grave, presque indélébile. Les informations
d’alentour sont floues car elles n’ont aucun intérêt adaptatif. À peine
14
perçues elles s’effacent rapidement .

Résilience impossible
L’adaptation fréquente après un trauma, c’est le déni (« c’est fini tout
ça, parlons d’autres choses »). Ce mécanisme de défense protège de la
souffrance mais empêche le travail de résilience. C’est pourquoi quand chez
l’âgé, la mémoire de travail s’altère (« où ai-je mis mes lunettes ? »), la
mémoire traumatique imprégnée par l’effroi resurgit « comme si ça venait
d’arriver ». La mémoire du syndrome psychotraumatique est trop rigide
pour aider à la symbolisation du malheur. Un travail de résilience aurait
utilisé la mémoire du malheur pour en faire une réflexion philosophique,
artistique ou sociale. Quand un événement tragique est « mis là pour »
représenter quelque chose qui n’est pas là (définition du symbole), la
connotation affective de l’événement malheureux se transforme et la
représentation évolue vers le plaisir de comprendre.
Quand le travail de résilience n’a pas pu se faire et quand la mémoire
âgée efface les souvenirs récents, ce processus libère la mémoire implicite.
On voit alors resurgir le trauma passé qui a été enfoui mais non résolu. Cet
effet palimpseste, où le premier texte écrit sur un parchemin persiste, alors
que s’effacent les textes suivants, caractérise la mémoire des âgés que l’on
n’a pas aidés à résoudre leur trauma.
Le trauma devient une nouvelle source de mémoire comme « le jour où
j’ai écrit ma première poésie sur le malheur d’être à Auschwitz », disait
Charlotte Delbo. Quand le trauma non résolu demeure enfoui grâce au déni,
l’effacement de la mémoire de travail de l’âgé, libère cette mémoire
15
implicite qui fait retour, à la surprise de tout le monde .
C’est ainsi qu’un nombre d’âgés retrouvent l’attachement au Dieu de
leur enfance. Quand ils avaient aimé Dieu de manière intense, ils croyaient
s’en être détachés pendant leur vie adulte, et cette empreinte affective
resurgit quand meurent leurs amis et quand ils pensent qu’ils vont à leur
16
tour affronter le réel de la mort . Mais quand leur attachement à Dieu était
sécure, souple et variable, cette manière de se sécuriser à Dieu resurgit dans
leur vieillesse. Primo Levi écrit : « Depuis lors, à une heure incertaine, cette
souffrance leur revient. Et si, pour l’écouter, il ne trouve personne, dans sa
poitrine le cœur lui brûle. Il revoit le visage de ses compagnons livides au
point du jour. » Cet effet palimpseste de la mémoire a donc une composante
biologique (l’empreinte) et une composante relationnelle (un malheur à
élaborer, un récit à partager, un souvenir à remanier).
La composante biologique s’observe aisément lors de l’aphasie des
polyglottes. La première langue, la plus facilement acquise entre le 20e et le
e
30 mois, est celle qui, lors des démences, persiste le plus longtemps. Il
n’est pas rare de voir un malade oublier la langue dans laquelle il a passé
toute sa vie, alors qu’il maîtrise encore sa langue maternelle qu’il croyait
avoir oubliée. Elle resurgit quand s’efface sa langue d’immigration.
La composante relationnelle de cet effet palimpseste s’observe quand,
en psychothérapie, un patient s’étonne de réveiller le souvenir de son
trauma dans ses cauchemars lorsqu’il est isolé, alors que lorsque sa famille
est réunie, le souvenir du trauma ne revient pas dans son monde mental.
La convergence de ces différentes sources de mémoire s’observe quand
il y a une cascade de traumas. Les survivants de la Shoah qui se sont
réfugiés en Israël supportent très mal les guerres répétées, alors que les
Sabras, nés dans ce pays n’ont que des souvenirs de victoires et ne sont pas
17
angoissés par ces conflits incessants .
Lors des éruptions répétées du Vésuve, les habitants qui ont été
soutenus lors des écoulements de lave précédents font très peu de
syndromes psychotraumatiques lors des nouvelles explosions, alors que
ceux qui ont été abandonnés ou rendus passifs par une aide administrative
dépersonnalisante fournissent un grand nombre de traumatisés.
Finalement, les travaux sur la résilience des âgés confirment que
l’attachement dure tant que dure la vie. Il prend des formes différentes selon
l’âge du sujet, son contexte familial et culturel, mais son effet tranquillisant
reste nécessaire.

Anticipation du passé
Chez les âgés le travail de résilience porte essentiellement sur l’avenir
du passé. Cette expression n’est pas une figure de rhétorique puisque l’âgé
va chercher dans son passé (il anticipe) une mémoire épisodique et
sémantique qu’il agence pour l’adresser à quelqu’un (il anticipe encore une
fois). Tant que ces facteurs de résilience, de remaniement de la mémoire et
de partage affectif peuvent fonctionner, l’âgé est protégé de la souffrance de
vivre (coping) et de la reviviscence du malheur passé (effet palimpseste).
Mais quand il a acquis préverbalement, un facteur de vulnérabilité
neuro-émotionnelle, et quand l’isolement affectif contextuel déchaîne cette
mémoire, l’âgé est à nouveau soumis au malheur passé, enfoui, non
maîtrisé. Le palimpseste de la mémoire resurgit et le fait souffrir comme si
ça venait d’arriver.

Conclusion
Un savoir morcelé ne peut pas rendre compte d’un tel processus. C’est
une équipe pluridisciplinaire qui peut tenter de comprendre, de prévenir et
de soigner la souffrance psychique des âgés.
Les travaux sur la résilience âgée sont encore peu nombreux mais,
quand une relation affective et sensée est possible, les praticiens constatent
18
une nette amélioration du confort mental de l’âgé .
V

AU RISQUE DES DISCRIMINATIONS


Le mépris des vieux n’est pas une nouveauté. Même si les sociétés
traditionnelles étaient plutôt marquées par le respect des anciens, voire le
culte des ancêtres, ce n’est pas d’aujourd’hui que date le « jeunisme » qui
s’est emparé des représentations quotidiennes, reléguant dans les coulisses
les peaux ridées et les gestes hésitants. Toutefois, la crise de la Covid-19 a
suscité un regain d’intensité et de franchise dans les discours de
discrimination.
Le coronavirus ayant cette particularité statistique de se révéler
globalement inoffensif chez les jeunes et les adultes, et d’autant plus
mortifère qu’on est plus âgé, la justification des mesures sanitaires, de leurs
obligations et de leurs conséquences a donné libre cours à des arguments
pour le moins étranges. Comme si avoir un âge avancé donnait
définitivement moins de droit à vivre qu’un jeune âge. Comme si le nombre
estimé d’années restant à parcourir devait justifier – cliniquement ?
budgétairement ? – qu’on soignât les uns et pas les autres. Comme si la
maxime de la nouvelle morale devenait « si tu es vieux, tu peux crever ».
Qu’il faille parfois choisir qui vivra et qui mourra, dans des situations
de guerre, face à un afflux massif et soudain de blessés qu’on ne peut tous
soigner, est une situation bien connue mais exceptionnelle. Elle est sans
commune mesure avec ce que nous avons connu avec le coronavirus, où
l’on a pourtant vu commencer à se développer des argumentations barbares
sur le caractère exorbitant du coût – financier, économique, social – de la
protection des personnes les plus âgées, qui « de toute façon » allaient
mourir bientôt et avaient déjà bien assez vécu comme cela…
La philosophe Monique Canto-Sperber souligne les curieuses
hypothèses sur lesquelles se fondent ces dérives et les impasses auxquelles
elles conduisent. Spécialiste de philosophie morale, ancienne directrice de
l’École normale supérieure, ancienne vice-présidente du Comité consultatif
national d’éthique, elle montre combien l’idée même qu’il y ait « un âge
pour mourir », qui à lui seul justifierait l’abandon des soins et la résignation
aux hécatombes, est une offense à la dignité.
De son côté, la psychiatre Marie de Hennezel explique pourquoi et
comment elle a protesté contre l’abus d’autorité et le déni des droits qui
consistaient à prévoir une obligation de confinement prolongé pour les
seules personnes de plus de 65 ans, comme il en a été question un moment
en France. Si ce projet a été retiré, en raison précisément des critiques et
oppositions qu’il a suscitées, il n’en est pas moins révélateur d’une
tendance profonde de notre société à la discrimination par l’âge, dont la
crise n’est pas la cause, mais bien le révélateur.
Enfin, l’écrivain et essayiste Pascal Bruckner met en lumière la question
qui habite, comme un filigrane, l’ensemble de ces prises de position : celle
du prix de la vie. Il semble acquis que celles des personnes âgées valent de
moins en moins, et que tant dépenser pour les sauver soit faire offense à
d’autres priorités, plus légitimes, plus pressantes. Dans ces dispositifs,
Pascal Bruckner discerne, avec le brio incisif qu’on lui connaît, des signes
de barbarie.
L’âge pour mourir au temps de la Covid-19
Monique Canto-Sperber

L’idée qu’il y aurait un âge pour mourir est paradoxale. La mort est un
fait, tandis que l’âge où l’on pourrait mourir est aussi un sentiment de soi
qui résulte de l’appréciation complexe que chacun fait de son état physique
et psychique. Il existe à l’évidence un lien entre les deux, mais qui est établi
de façon statistique – par exemple : l’âge moyen auquel on meurt ou la
probabilité qu’on a de mourir quand on a dépassé 80 ans –, tandis que
chaque individu reste libre de définir ce lien pour lui-même.
Au cours du dramatique printemps de 2020, j’ai entendu à maintes
reprises suggérer qu’il y aurait un âge pour mourir ou, dit plus crûment,
qu’il n’était ni surprenant ni tragique de voir mourir une personne âgée. Or,
constater que les vieilles personnes sont, en temps ordinaires, beaucoup
plus nombreuses à mourir est une chose. Mais faire de l’âge un élément
décisif, voire l’unique élément, à prendre en compte lorsqu’en temps
d’épidémie et de rareté des ressources médicales on est contraint de décider
qui doit vivre et qui peut mourir en est une autre, bien différente.
Dans le récit de l’épidémie qui ravagea à Athènes à la fin du Ve siècle
avant l’ère chrétienne, au terme de la première année de la guerre du
Péloponnèse, l’historien grec Thucydide s’attachait à décrire non seulement
le cours de la maladie mais aussi ses conséquences morales : la confusion
des valeurs, la poursuite haletante des jouissances rapides, l’affaiblissement
progressif des normes humaines et l’incapacité de se soucier des
conséquences de ses actes alors qu’on se croit condamné à court terme.
Il arrive souvent dans des circonstances de crise que l’on observe un
affolement moral comparable à celui que décrit Thucydide. Ce fut le cas
lors de la phase aiguë de la crise sanitaire, économique, sociale et aussi
culturelle, provoquée par l’épidémie de la Covid-19. Comme si nous avions
été étourdis par la gravité des dilemmes auxquels nous faisions face :
dilemme entre des privations de liberté d’une ampleur rarement vue en
France (plus de liberté d’aller et de venir de façon anonyme, plus de liberté
d’exercer son activité) et la nécessité de se protéger de la maladie ; dilemme
entre l’injonction faite à la plupart de se confiner et les pressions adressées
à certains pour qu’ils continuent à travailler ; dilemme entre la
recommandation de se protéger et l’obligation d’une prise de risque
maximale pour ceux qui devaient assurer la poursuite des « activités
indispensables » (les soignants, les responsables de l’approvisionnement) et
qui n’avaient pas toujours les moyens de se protéger ; enfin dilemme de
décider qui doit vivre et qui laisser mourir et à quel âge. C’est de ce dernier
point que je voudrais parler.

Moralité des temps de crise et moralité ordinaire


Une des raisons qui amena le gouvernement à opter pour le confinement
strict et uniforme de l’ensemble de la population fut la crainte que les
services d’urgence des hôpitaux ne soient pas en mesure d’accueillir les cas
les plus graves : le nombre de lits disponibles en soins intensifs et en
réanimation ne paraissait pas suffisant. À l’encontre de l’engagement
implicite qui est au fondement du système de soins français d’offrir à
chaque malade le meilleur traitement, la possibilité jusque-là théorique
d’être contraint de décider dans l’urgence quel malade pourrait bénéficier
des soins et quel autre devrait en être privé devenait une réalité, une
nécessité malheureuse, caractéristique de ce qu’était, disaient certains,
l’éthique des temps de crise, bien différente de l’éthique ordinaire.
Au cours de cette période si dramatique, j’ai participé à de nombreux
débats sur l’allocation des soins, et j’ai été frappée de constater combien
était répandue la croyance qu’il y aurait au fond deux éthiques, une éthique
pour les temps ordinaires et une éthique pour les temps de crise et de
tragédie. Je crois au contraire que les principes moraux ont une valeur
précisément parce qu’ils sont assez solides et résistants pour être mis à
l’épreuve en temps de crise et se révéler être, surtout en des circonstances
tragiques, des guides pour l’action. C’est pourquoi l’idée qu’une crise nous
imposerait de renoncer aux principes éthiques avec lesquels nous vivons
d’ordinaire serait à mes yeux une erreur intellectuelle autant que morale.
Voici, à titre d’exemple, une remarque souvent entendue lors de ces
échanges : « Un confinement général, qui risque de ruiner l’économie
française et de mettre une partie de la France au chômage ? Mais pour
éviter quoi ? Vous savez combien est faible le taux de létalité de la Covid-
19 ! » (taux de létalité du reste impossible à établir parce qu’il faudrait
savoir aussi quel est le nombre des contaminés). « Allons ! me disait-on,
regardez ! Les personnes âgées sont les principales victimes de ce virus.
Neuf dixièmes des patients décédés avaient plus de 65 ans, et la moyenne
d’âge des morts de la Covid était de 81 ans ! Et la plupart étaient dans des
Ehpad. »
Comment contester chacun de ces énoncés ? Ils forment une succession
de faits, et ceux qui les rappelaient estimaient qu’ils suffisaient à établir la
conclusion : qu’il aurait été préférable de ne pas prendre des mesures aussi
rigoureuses, quitte à laisser mourir ceux qui manifestement étaient les plus
vulnérables, à savoir les plus de 80 ans ; ou bien qu’il aurait fallu les
confiner eux, et eux seulement, et laisser les autres vivre libres, en oubliant
sans doute que ce sont les plus jeunes qui contaminent les plus âgés.
En écoutant ces raisonnements, je songeais à ce qu’ils ne disaient pas, à
ce qui demeurait implicite, à savoir quelque chose comme « Covid ou pas,
ces personnes seraient mortes de toute façon, à brève échéance ». Au fond,
rien d’autre que ce que disait le président du Brésil, Juan Bolsonaro :
« Nous sommes désolés vraiment des ravages que fait le virus chez les
vieilles personnes, mais il fallait bien qu’elles meurent de quelque chose, de
toute façon ! » J’avais alors l’impression que nous étions en proie à
l’affolement moral que décrit Thucydide, que notre perception de la valeur
de la vie était en train de changer et que des pensées dont l’expression était
jusque-là taboue n’hésitaient plus à s’affirmer.

L’absurdité de trier les malades


On s’est ainsi mis à parler de la nécessité de « prioriser » les malades,
de s’occuper de guérir les jeunes au lieu de se soucier de soigner les vieux,
bref de procéder à un tri des patients, en se méprenant du reste sur le sens
qu’a le mot « trier » dans le cadre d’une médecine d’urgence (où les
personnes chargées d’une telle tâche doivent affecter les malades dans les
services qui correspondent le mieux à leur pathologie, et en aucun cas
choisir entre les malades qui bénéficieraient d’un traitement et ceux qui en
seraient privés).
Imaginons un instant que survienne un attentat de grande ampleur, qui
ferait qu’il y aurait des centaines de blessés graves que les hôpitaux ne
pourraient pas tous traiter. Sans doute faudrait-il alors soigner en priorité les
blessés qui ont les plus grandes chances de survivre. Mais ce qui s’est passé
pendant le printemps 2020 était bien différent de ce type de circonstances.
Le nombre de respirateurs était d’abord limité, mais grâce à
l’aménagement des blocs opératoires, au transfert des patients en province
ou à l’étranger et à la mobilisation des chaînes de production des
équipements médicaux, tous ceux ou presque qui avaient des chances de
survivre ont pu être soignés. Au chevet des patients dans un état critique, les
urgentistes et les réanimateurs ont agi comme ils le font d’habitude en
estimant, de façon individualisée, la possibilité qu’ils avaient de se rétablir
et en choisissant le traitement le plus adapté pour chacun. Dans tous les cas,
ils ont pris leur décision en se fondant sur les caractéristiques de l’état
clinique de la personne concernée. Parmi ces caractéristiques, figurait l’âge,
mais c’était loin d’être la seule.
C’est pourquoi j’ai été frappée par le contraste entre les décisions des
praticiens et les considérations abstraites évoquées plus haut, qui firent
appel aux notions de « justice distributive », de « choix utilitariste », de
« justice intergénérationnelle ». Les premières conclusions de la
Commission d’enquête parlementaire conduite par l’Assemblée nationale,
reprises par la presse à la fin du mois de juillet 2020, laissent penser que les
malades les plus âgés ont eu un accès de plus en plus limité aux services
d’hospitalisation à partir du mois d’avril 2020. Mises en cause, les Agences
régionales de santé ont répliqué en rappelant qu’elles avaient décidé dès le
mois d’avril 2020 de différer, pour les personnes âgées comme pour les
autres, toutes les hospitalisations non urgentes qui n’étaient pas liées à la
Covid-19, ce qui expliquait la baisse des hospitalisations. Il est trop tôt pour
savoir ce qui s’est passé exactement, mais l’incertitude sur les faits ne
dispense pas d’une réflexion sur les principes.

Les fondements moraux : autonomie et respect


Quelque temps après la phase aiguë de cette crise, le temps est venu de
tirer des enseignements. Cela est d’autant plus nécessaire que de
nombreuses alertes récentes attestent d’une recrudescence du virus. Quels
principes éthiques devrions-nous faire valoir si nos hôpitaux étaient de
nouveau confrontés à un flux de patients tel qu’on pourrait craindre de ne
pouvoir tous les traiter ?
Un premier principe aurait trait à l’exigence de prendre en charge tous
les malades. Cela signifie que les patients les plus âgés ont le même droit
que tous les autres à bénéficier des meilleurs soins vitaux. Il est possible
que leur condition générale soit mauvaise ou à risque, chose fréquente
quand on avance en âge, et que dans ce cas les traitements les plus lourds
ou invasifs semblent pour eux voués à l’échec ou susceptibles de ne
permettre qu’une survie très diminuée. Dans de tels cas, c’est en fonction
des chances de guérison et de survie dans de bonnes conditions que les
décisions de traitement devront être prises, pour eux comme pour les autres
patients.
Un autre principe serait de ne pas décider à la place des personnes
concernées lorsqu’elles sont en mesure de donner leur avis. On ne peut
présumer du fait que les patients les plus âgés approuvent qu’on renonce à
les transférer dans des services d’urgence. Un article publié le 27 avril 2020
dans le journal Libération (« La réa, jusqu’à quel âge ? ») faisait état de
travaux émanant du Hastings Center et conduits par deux chercheurs, l’un
et l’autre âgés de plus de 72 ans, qui déclaraient qu’ils seraient eux-mêmes
prêts à renoncer aux soins de la dernière chance pour les réserver aux plus
jeunes. Certains patients âgés pourraient vouloir se sacrifier ainsi, mais
d’autres le refuseraient, et dans les deux cas leur avis serait à prendre en
considération. Il n’y a rien de moralement choquant dans le fait qu’une
personne même très âgée veuille à tout prix avoir une chance de rester en
vie.
Un troisième principe rappellerait la prudence extrême dont il faut faire
preuve pour définir ce qu’est une vie digne d’être vécue. L’implicite du
raisonnement que j’évoquais plus haut revenait, pour le dire crûment, à
considérer que si ce sont les vieilles personnes qui meurent, ce n’est au fond
pas si grave. Autrement dit, rien d’autre qu’une façon de suggérer que les
années de vie après 65 ans, et a fortiori après 8 ans, ne valent pas grand-
chose, en tout cas comparées aux années de jeunesse ou de maturité. Là
encore, c’est un sujet dont on peut débattre, mais qui pourra jamais le
trancher ? Qui connaît le critère de la valeur de la vie ? Pour beaucoup de
personnes qui partent en retraite à 65 ans après une vie épuisante, les années
de vie à partir de cet âge sont les plus précieuses, pour peu qu’elles soient
vécues en bonne santé et auprès d’une famille aimante. Qui pourra décider
qu’une telle évaluation subjective est erronée et que leurs dernières années
de vie valent moins que leurs années de jeunesse ?
Enfin, un dernier principe serait un principe de parcimonie, consistant,
par exemple, à éviter lorsqu’on parle d’éthique l’emploi de mots
emphatiques, dont la signification est parfois peu maîtrisée, et à rester au
plus près des données concrètes des problèmes. Ainsi, si l’on s’obstine à
vouloir apprécier ce que vaut la vie et quelle vie doit être sauvée, l’âge est
une donnée importante, incontestablement, mais à côté de plusieurs autres,
comme par exemple, l’activité qu’on exerce ou les talents, les relations
sociales ou l’attachement aux proches. On peut donner un prix à la vie de
façon statistique, mais l’idée qu’on puisse comparer la valeur des vies
humaines est une aberration morale, car il faudrait alors se demander si une
année de vie d’un grand compositeur, d’un historien ou d’un industriel qui
contribue au dynamisme économique serait plus précieuse que l’année de
vie d’un éboueur, quel que soit son âge. Et celui ou celle qui se mettrait en
tête de répartir des ressources de soin trop peu nombreuses en fonction de la
valeur présumée de la vie de ceux qui en seraient bénéficiaires parviendrait
vite à une situation où, en prétendant respecter autant que possible un
principe de juste distribution – à chacun selon ce que vaut sa vie –, des
décisions de vie et de mort seraient prises pour les patients qui ne
tiendraient aucun compte du prix que les personnes elles-mêmes donnent à
leur propre vie. De plus, il est probable qu’une telle manière de faire
secréterait inévitablement privilèges et passe-droits. Peut-on imaginer que
les plus fortunés ne multiplient pas les recours pour échapper à ce type
d’allocation des ressources de soin, voire de survie ? Et qui pourrait leur en
faire grief ? Penser que la répartition des soins doit résulter d’une
évaluation prétendument objective de la valeur de la vie amène en général à
des aberrations morales que nul n’est prêt à assumer. La notion de « justice
intergénérationnelle » maintes fois évoquée dans ce type de contexte est elle
aussi floue et dangereuse. Ceux qui semblent y voir l’obligation pour les
vieux de se sacrifier en faveur des jeunes ne devraient-ils pas en pousser la
logique jusqu’au bout ? Pourquoi alors ne pas priver nos « aînés » de leurs
propriétés. Pourquoi ne pas réduire leurs moyens d’existence et même leur
retraite ?
Rappelons l’artifice que proposait John Rawls dans son ouvrage
Théorie de la justice (1977) pour définir les principes d’une société juste. Il
demandait que chacun fasse comme s’il ne savait rien de sa position sociale
(ressources, patrimoine, éducation et talents), comme s’il était placé
derrière un voile d’ignorance. Dans une telle condition, où nul ne saurait
s’il est riche ou pauvre, quelle est la société à laquelle nous souhaiterions
appartenir ? Non une société inégalitaire, où ceux qui sont en bas de
l’échelle sociale sont très mal lotis, mais une société où les écarts de
richesse sont aussi réduits que c’est possible, tout en préservant le sens de
l’émulation et le dynamisme économique. Cette conclusion peut être
discutée, mais il peut être intéressant de reprendre le dispositif proposé par
Rawls en imaginant ignorer l’âge que nous avons. Sous une telle hypothèse,
quel type de société aurait notre faveur ? Probablement celle qui nous
permettrait de vivre le mieux possible tout en étant vieux et où nul ne
pourrait décider à notre place de l’âge auquel nous devrions mourir, celle
enfin qui s’engagerait à respecter ce à quoi la personne âgée donne le plus
grand prix, y compris, par exemple, la présence des proches et la vie sociale
dont les résidents en Ehpad ont été cruellement privés pendant les deux
mois de la phase aiguë de la crise, quand les pensionnaires sont souvent
restés enfermés dans leur chambre, sans que cela soit toujours justifié, et
privés de la visite de ceux qu’ils aimaient.
Le risque discriminatoire de l’âge
Marie de Hennezel

En cherchant à protéger la population âgée, on a nui.


En protégeant la vie biologique, sans tenir compte de la personne, de sa
qualité de vie, de ce qui nourrit son goût de vivre, de ce qui donne du sens à
sa vie, c’est-à-dire le lien affectif, on a nui.
Les personnes âgées n’ont pas toujours été traitées comme des
personnes, c’est-à-dire des êtres humains responsables et libres.
Et l’âge a été le facteur discriminatoire.

Histoire d’une discrimination par l’âge


Je me propose de revenir ici sur l’historique de ce confinement
exceptionnel imposé à la population pour des raisons sanitaires absolues.
Du jour au lendemain, l’ensemble de la population s’est vu assignée à
résidence. Accepté au début par citoyenneté, le confinement – avec tous ses
aspects discriminatoires – est devenu pour certains une vraie épreuve, puis
une angoisse majeure lorsqu’il a été question de le prolonger pour les
personnes de plus de 65 ans, sous prétexte que l’âge est facteur de fragilité.
Dans son allocution du 13 avril 2020 annonçant un déconfinement à
partir du 11 mai, le président de la République laisse entendre qu’il
serait conseillé aux plus vulnérables de la société – les personnes à
risque – de rester confinés davantage.
Quelques jours plus tard, le 15 avril, Jean-François Delfraissy, président
du Comité scientifique, confirme la liste de ceux dont le confinement
serait prolongé : les personnes « d’un certain âge, dont je suis, au-dessus
de 65 ou de 70 ans », celles ayant des affections de longue durée, ainsi
que « des sujets jeunes ayant une pathologie, mais aussi obèses ».
Lorsque la question lui est posée : « Jusqu’à quand ? » Il répond :
« Peut-être jusqu’à ce que l’on trouve un traitement. »
Les réactions ont été immédiates chez les seniors : abattement,
sentiment d’injustice, colère, impression de subir, d’être infantilisé, de
ne plus être maître de sa vie.
Nous sommes plusieurs à nous être élevés vigoureusement, dans les
médias, contre cette barrière de l’âge, aussi arbitraire qu’injuste,
discriminante et anticonstitutionnelle.
Dans une tribune publiée le 17 avril 2020, dans Le Figaro, je commente
ces réactions de colère et d’angoisse : « Il y a ceux qui depuis des années
veillent à vieillir le mieux possible pour préserver un certain équilibre,
rester autonomes et ne pas alourdir le poids d’une société vieillissante sur la
société. Ils ont adhéré aux messages de prévention que notre ministère de la
Santé n’a cessé de diffuser ces dernières années. Ils ont le sentiment qu’un
confinement long entraînera la perte de tous leurs acquis et les fragilisera
pour longtemps.
Il y a ceux qui souffrent de solitude et de tristesse. Actifs auprès de leurs
enfants et petits-enfants, auprès d’associations qu’ils font vivre, ils se
sentent désormais inutiles. Ils craignent, si le confinement se prolonge, de
sombrer dans la dépression, de perdre le goût de vivre. Et certains même me
confient qu’ils préféreraient mourir que d’être « condamnés à la réclusion
perpétuelle »… Il y a donc dans cette décision de confiner sans limite de
temps les plus de 65-70 ans quelque chose d’éminemment pervers, inique,
non-éthique. Les seniors exigeront sans nul doute qu’un débat éthique ait
lieu.
J’y précise également : « Personne n’a contesté le conseil donné aux
personnes âgées fragiles de continuer à se protéger, d’autant que l’on savait
que 80 % des morts du Covid-19 étaient des personnes de plus de 70 ans. Si
les personnes très âgées, se sachant fragiles, ont été les premières à
souhaiter être protégées, à condition que leur confinement soit humain,
qu’il laisse un espace pour les rencontres et ne les livre pas à une
douloureuse solitude, les âgés moins fragiles, autonomes et robustes, n’ont
pas accepté qu’on leur impose une mesure liberticide, alors que le reste de
la population allait retrouver la liberté d’aller et venir. »
Ce qui a été contesté, c’est bien la barrière arbitraire de l’âge, instituant
une équivalence sans fondement entre âge et fragilité.
Dans cette même tribune, je rappelle les travaux du professeur Claude
Jeandel 1 qui montrent que l’on ne peut pas lier systématiquement la
fragilité à l’âge. Beaucoup de seniors âgés ont un vieillissement robuste,
avec des réserves fonctionnelles, une résilience et des capacités intactes à
faire face. En revanche des personnes de 50 ou 60 ans peuvent être fragiles,
avoir des poumons abîmés par le tabac, de l’hypertension, du diabète et être
en surpoids. Le professeur Jeandel préconise ainsi de privilégier les
trajectoires individuelles plutôt que de catégoriser par tranche d’âge.
Le professeur Philippe Gutton, président de Old’Up 2, réagit lui aussi,
rappelant, en se référant à Claude Lévi-Strauss, que l’âge est le « concept le
plus pervers qui soit ». Pervers, en effet, parce qu’il ne tient pas compte de
la réalité. Une réalité qui montre que le handicap n’est pas
systématiquement lié à l’âge.
Quelques jours plus tard, le gouvernement précise que les personnes
âgées seront déconfinées comme les autres. L’imposition d’un
prolongement du confinement se mute alors en conseil de prudence et appel
à la responsabilité personnelle.
Cependant, alors que l’ensemble de la population, sans distinction d’âge
ou de fragilité, retrouve la liberté de sortir, d’aller et venir comme bon lui
semble, en respectant le port du masque et les gestes barrière, les résidents
des Ehpad se voient encore interdits de sortie et les familles ne peuvent
toujours pas venir librement visiter leur parent âgé.
« Les résidents d’Ehpad savent que tout le monde est sorti sauf eux.
Pour eux qui avaient l’habitude de circuler librement, c’est terrible.
Certaines personnes ont l’impression d’être en prison », alerte la présidente
du conseil d’administration d’une association de familles et amis de
personnes accueillies en Ehpad à Paris. Une situation qui risque de durer
longtemps, puisqu’une circulaire de l’ARS-Île de France n’envisage le
« retour à la normale » qu’après la fin de l’épidémie. Soit à une date
inconnue.
À domicile enfin, on signale le risque de dépression, le sentiment
d’exclusion, comme en témoignent les écoutants des plateformes de soutien
psychologique : « Le moral des personnes âgées en a pris un coup. »
Certaines personnes âgées parlent de « racisme antivieux ». Ce bref
historique du confinement et du déconfinement montre bien la difficulté
qu’ont eue nos dirigeants à trouver un juste équilibre entre protection et
liberté, et le combat qu’il a fallu mener pour lutter contre la discrimination
de l’âge, une atteinte aux libertés fondamentales de la personne 3. Il n’est
sûrement pas inutile de rappeler qu’on ne peut pas considérer qu’une
personne est vulnérable sur le simple critère de l’âge.

La discrimination des plus vulnérables


Imposer, au nom de la protection de la vulnérabilité des personnes, des
décisions qui ne respectent pas leur choix, ni leur capacité
d’autodétermination, relève d’une forme de maltraitance.
Cette discrimination a été largement dénoncée par la philosophe
Cynthia Fleury avec son concept de « bien-sur-veillance » et par Pascal
Champvert, le président de l’AD-PA (Association des directeurs
d’établissements pour personnes âgées dépendantes et des services à
domicile), qui s’exclame : « Pourquoi les résidents d’Ehpad devraient être
les seuls Français qui ne sont pas libres ? Il faut être vigilant mais nous ne
pouvons pas les laisser sombrer dans la dépression. »
Cynthia Fleury n’a cessé de rappeler dans ses nombreuses interventions
le droit à l’autodétermination de chacun, y compris les plus vulnérables, et
le risque de maltraitance lié à la volonté de protéger à tout prix la vie. La
« vérité holistique » de « la vie indivisible » n’est pas seulement biologique,
rappelle-t-elle, mais économique, sociale, affective, démocratique.
Peut-on laisser des personnes vulnérables prendre des risques pour
elles-mêmes ? Oui, répond Cynthia Fleury, car la prise de risques est
« consubstantielle à l’existence », la vie nous demandant « en permanence
de prendre des risques “souhaitables” ».
Pascal Champvert, de son côté, rappelle que les directeurs
d’établissements accueillant les personnes âgées et leurs équipes ont dû
gérer un équilibre entre la sécurité et la liberté de leurs résidents. Certaines
équipes, analyse-t-il, ont été confrontées à des dilemmes face à des
pressions contradictoires. Des familles exigeant le déconfinement de leur
parent, et d’autres menaçant d’attaquer en justice si on ne protégeait pas
assez leur parent. « Un système fou » accuse le président de l’AD-PA, qui
explique le réflexe de surprotection et l’interdiction de sortie faite aux
résidents, alors que nos responsables politiques répètent que la prolongation
du confinement ne peut plus être imposée mais se faire sur la base du
volontariat.
« Tant qu’il y aura des équipes de direction et de soignants responsables
de la vie et de la mort des résidents, il y aura une pression sécuritaire sur ces
personnes âgées » conclut-il.
Cependant, pour sortir de ces dilemmes, l’AD-PA et l’association Vivre
et vieillir ensemble en citoyen (AVVEC), soucieuses depuis le début du
confinement d’un juste équilibre entre santé physique et santé psychique,
songent à engager un recours en référé devant le Conseil d’État, afin de
permettre aux résidents d’être considérés comme tout citoyen,
indépendamment de leur lieu d’habitation, et de retrouver ainsi leur liberté
tout comme le plaisir des moments partagés avec des proches hors de chez
elles.
Cette démarche n’a finalement pas été nécessaire, car le ministère a
diffusé un protocole de déconfinement actualisé, précisant que les sorties
individuelles devaient dès le 22 juin 2020 être à nouveau possibles pour les
personnes âgées vivant en établissement. L’AD-PA et AVVEC se sont
réjouies que l’État ait entendu leur demande, permettant enfin aux résidents
de bénéficier à nouveau des mêmes droits et libertés que tout autre citoyen,
et ce indépendamment de leur lieu d’habitation.
Les deux associations ont exprimé leur détermination à ce que « cette
logique de droit commun » soit l’un des éléments clé, avec l’augmentation
du nombre de professionnels en établissement et à domicile, qui permettront
de garantir la réussite de la prochaine Loi Autonomie.

L’âgisme sociétal
« Dans notre société, le vieillissement est conçu, vu et vécu comme un
processus disqualifiant. Tout se passe comme si l’aîné était méconnu,
invisible ou considéré comme un objet d’assistance, de commisération,
voire comme un parasite, comme s’il devenait un sous-adulte » (Professeur
Philippe Gutton, président de Old’Up).
Si la décision de prolonger le confinement des plus de 65 ans a
finalement été écartée en raison de son caractère discriminatoire, elle a
cependant réactivé toutes les représentations négatives sur la vieillesse et le
grand âge.
Il y a quelques années, j’avais cosigné avec Pascal Champvert une
tribune intitulée « Va t-on enfin s’intéresser aux vieux ? ». C’était au
lendemain d’un vaste mouvement de grève qui avait réuni syndicats de
salariés, retraités, familles, directeurs d’établissements. Une mobilisation
inédite, car il ne s’agissait pas d’un simple débat technique mais d’un
mouvement sociétal, dont l’enjeu était la dignité. Dignité des âgés, dignité
de ceux qui prennent soin d’eux. Il s’agissait plus largement du regard que
notre société porte sur tout ce qui touche au vieillissement.
Ce que nous sommes en train de vivre avec l’épidémie de Covid-19
révèle le regard dévalorisant que notre société a porté jusqu’à maintenant
sur le secteur de la vieillesse. La dévalorisation des métiers du soin et de
l’accompagnement des personnes âgées, portés la plupart du temps par des
femmes, aux valeurs humanistes, mais qui s’épuisent quand les conditions
de leur travail ne leur permettent plus de les incarner. Nous disions, Pascal
Champvert et moi, dans cette tribune, que nous pensions que l’âgisme
ambiant était à la racine de ce désintérêt des pouvoirs publics pour les
Français vieillissants, une population qui se vit comme exclue et qui a honte
de l’être.
Il y a quelques années, l’OMS avait fortement attiré l’attention sur cette
discrimination par l’âge, qui conduit à dévaloriser les vieux et le
phénomène même du vieillissement. A-t-on conscience des stéréotypes
qu’on entretient inconsciemment à l’égard de l’avancée en âge ? L’impératif
est d’être toujours jeune, dynamique, performant. Et ceux qui
expérimentent les contre-valeurs de la société – la lenteur, la disponibilité,
l’inaction – ont le sentiment de n’être plus bons à rien.
Ce regard sur la vieillesse déficitaire a été accentué par le confinement,
et la volonté affichée d’exclure les plus âgés du déconfinement.

Les personnes vieillissantes refusent


la discrimination par l’âge
Plus d’un quart de la population française a plus de 60 ans. Les fameux
« baby-boomers » travaillent à changer l’image du vieillissement. Comme
nous l’avons rappelé dans le Manifeste pour une révolution de la longévité
4
que j’ai cosigné , les « nouveaux vieux », qui en Mai 68 avaient 18 ans,
rappellent que « l’âge n’est pas une identité » et affirment « vous ne ferez
plus contre nous », mieux « vous ferez avec nous ». S’ils acceptent le déclin
inévitable mais contrôlable du corps physique, ils savent que tout ne
diminue pas en prenant de l’âge. Comme le dit si bien Victor Hugo : « Mon
corps décline, ma pensée croît, dans ma vieillesse il y a une éclosion. » Ils
savent aussi que même s’ils deviennent plus vulnérables, ils continuent à
contribuer à la société, et qu’ils y ont leur place. Ils ont adhéré aux
messages de prévention que notre ministère de la Santé ne cesse de diffuser
depuis le fameux Plan Bien vieillir de Philippe Bas, en 2003. Ce dernier
avait identifié trois préconisations pour vieillir en santé et lutter contre un
vieillissement pathologique : bien s’alimenter ; bouger ; rester en lien.
Dans la continuité de ce Plan, et dans le souci de proposer à ses
adhérents des stratégies de prévention de la perte d’autonomie, le groupe
Audiens (protection sociale pour les professionnels de la culture, de la
communication et des médias) me demande depuis plus de dix ans d’animer
des séminaires sur « l’art de bien vieillir et de rester désirant » ainsi qu’une
série de Chroniques du bien vieillir 5. L’objectif de ces séminaires et de ces
chroniques n’est pas d’encourager un jeunisme pathétique mais de soutenir
l’effort des plus de 65 ans, dans leur volonté d’adopter les stratégies qui leur
donnent toutes les chances d’avoir un vieillissement robuste. Cette volonté
de vivre une vieillesse capacitaire caractérise la génération des boomers
(65-75 ans) qui réfléchit à sa marge de manœuvre pour faire de son
vieillissement, un vieillissement actif, fécond, intéressant.
Les boomers ne sont pas les seuls à être persuadés qu’en conservant une
bonne estime de soi et en luttant contre une vision déficitaire de la
vieillesse, ils peuvent prévenir la perte de leur autonomie. La génération qui
les précède, les plus de 75 ans actifs et désireux de contribuer à la société,
les « pas si vieux, encore jeunes », pour reprendre la manière dont ils se
présentent dans l’association Old’Up, refuse elle aussi cette image négative
de la vieillesse. Sa présidente d’honneur, Marie-Françoise Fuchs, l’a
affirmé avec force dans une interview récente au Figaro : « Nous ne
voulons pas être objets de soin. » Elle s’érige contre l’infantilisation dont
les âgés sont victimes, sous prétexte de les protéger : « La protection des
6
personnes fragiles ne doit pas se transformer en surprotection . » Une
surprotection dont elle souligne les effets délétères, choquée que des
personnes de son âge – elle dit qu’à 88 ans, elle sait qu’elle ne va pas vivre
indéfiniment – soient mortes du Covid-19 sans avoir pu être accompagnées
par leurs proches, et que l’on ait décidé à leur place de ce qui était bon pour
elles.
Cette mise en cause de l’« infantilisation » ressentie par les personnes
âgées a été largement partagée par les résidents des résidences service. Je
les rencontre dans le cadre d’un parcours « L’aventure de vieillir » que je
pilote depuis de nombreuses années au sein des résidences Domitys. Ce
sont des personnes conscientes de l’enjeu du bien-vieillir dans une société
où le vieillissement risque de représenter un poids économique et
psychologique non négligeable, si les stratégies de prévention ne sont pas
largement adoptées. Elles sont conscientes de leur responsabilité vis-à-vis
des générations plus jeunes. Elles savent que le refus de vieillir, d’accepter
les changements inéluctables, le repli sur soi, la dépression, ne peuvent
qu’alourdir les comorbidités associées au vieillissement. C’est la raison
pour laquelle elles « travaillent à vieillir le mieux possible », ce qui
implique de prendre soin de son corps et de son esprit, mais aussi
d’identifier ses valeurs et ce qui donne du sens à son âge. La mort vers
laquelle elles vont toutes inéluctablement – comme tout être vivant – est
une réalité qu’elles acceptent, sur laquelle elles méditent, et qui les aide à
mieux sentir où est l’essentiel.
L’un des meilleurs témoignages de cette maturité des personnes âgées
vient de nous être donné par l’enquête que l’association Old’Up vient de
mener auprès de 5 325 personnes de plus de 65 ans, à propos de leur vécu
de la crise sanitaire. Nous découvrons que les personnes vieillissantes ne se
reconnaissent pas dans les représentations que les experts donnent d’elles,
ni dans les mots qui les qualifient de « vulnérables » « déphasées »
« isolées ». Loin d’avoir subi le confinement, elles en ont compris les
raisons, ont pris au sérieux le risque de contagion (66 %), se sont inquiétées
pour les autres, leurs enfants, les amis, les voisins, ont connu la peur d’être
hospitalisées et de ne pas être admises en réanimation, ont souffert de
l’éloignement de leurs enfants et petits-enfants, mais ont trouvé en elles-
mêmes des ressources qui montrent leur maturité, leur sagesse, leur
expérience de la vie. Bien sûr, elles ont souffert comme tout le monde des
restrictions à leur liberté d’aller et venir, mais étant autonomes pour la
plupart (95 %) elles déclarent avoir trouvé des bénéfices au confinement :
un autre rapport au temps, un approfondissement de leur vie intérieure et de
leurs relations avec les autres, l’occasion de mettre de l’ordre dans leurs
affaires, une reprise d’activités culturelles et artistiques.
En lisant leurs témoignages, on se rend compte que toutes ces personnes
âgées autonomes ont montré une capacité d’adaptation bien éloignée de
l’image déficitaire que notre société – et nos experts – donne de la
vieillesse. Impliquées dans la vie sociale, prêtes à toutes sortes
d’apprentissages (notamment des moyens numériques de communication),
organisées, attentives aux autres, engagées, solidaires.
C’est la raison pour laquelle dans le Manifeste pour une révolution de la
longévité, les cosignataires ont appelé de leurs vœux un « pacte social qui
lie les générations » et où soit reconnue l’exigence de citoyenneté et de
participation des âgés et de leurs proches : « des retraités qui sont… des
piliers de la citoyenneté – combien de mairies et d’associations ne tiennent
aujourd’hui que par l’investissement des retraités ? »

Pour une éthique de l’urgence


Il est donc temps que notre société dépasse l’image désastreuse qu’elle
véhicule de la vieillesse. Et qu’elle cesse d’associer systématiquement
fragilité et âge. La question protection / liberté doit être repensée.
On comprend que les personnes de plus de 65 ans, mais robustes,
identifiées à tort comme « fragiles » aient été particulièrement inquiètes de
voir tous leurs efforts réduits à néant avec des mesures sanitaires, censées
les protéger, mais qui étaient en train de les fragiliser. Il y a donc eu, avec le
confinement, un réel risque de diminution de l’« empowerment » de la
personne vieillissante.
D’ailleurs, lors de la mise en place de tables rondes postconfinement au
sein des résidences Domitys, je me suis rendu compte que nombre de
résidents sortent de ce confinement en mauvais état. Celles qui faisaient des
promenades quotidiennes et qui ont dû se limiter à quelques pas dans un
couloir découvrent avec tristesse que leur capacité de marche a diminué et
qu’elles ont besoin d’un déambulateur. D’autres ont peur de reprendre des
activités qu’elles pratiquaient avant le confinement, comme la conduite
d’une voiture par exemple. D’autres ont tendance à rester repliées sur elles-
mêmes, dépriment, n’ont plus envie de s’alimenter et ont parfois des envies
de suicide.
Dans leur rapport paru le 4 juin 2020, les Petits frères des pauvres nous
apprennent que le confinement a généré un impact négatif sur la santé
morale pour 41 % des personnes âgées et sur leur santé physique pour
31 %. La réalité d’une « deuxième vague psychiatrique » est à considérer.
Une éthique de l’urgence – je fais référence à la proposition de loi 3038
déposée à l’Assemblée nationale par Xavier Breton – devra prendre en
compte les effets délétères de toute mesure de protection prise dans un
contexte d’urgence sanitaire.
Que signifient des mesures de protection qui en fait sont nuisibles ? Car
affaiblir la personne vieillissante en lui interdisant de pratiquer ce qu’elle a
mis en place dans un souci de protéger son équilibre et son autonomie, la
condamner à l’isolement, à la tristesse, au désespoir, va à l’encontre du
souci de protéger. « Comment est-ce possible ? » s’interrogent les
dépositaires de ce projet de loi. Citant le philosophe Pierre Manent « ceux
qui nous gouvernent n’ont pas perçu l’énorme, l’inadmissible abus de
pouvoir qui était impliqué dans certaines de leurs décisions », les députés
constatent que les questions éthiques ont été malheureusement reléguées au
second plan et que des lignes rouges ont été franchies au prétexte de
l’urgence et de la gravité de la crise sanitaire. La dignité de la personne
humaine n’a pas été garantie.
Pour empêcher le franchissement de lignes rouges à l’avenir, pour sortir
de la crise de l’éthique qui menace et favoriser une véritable « éthique de
l’urgence » les députés proposent « que les actes pris en période d’état
d’urgence sanitaire fassent l’objet d’une saisine et d’un avis du Comité
consultatif national d’éthique (CCNE) et que le Parlement puisse débattre
de ces sujets ».
En guise de conclusion, la crise du coronavirus doit nous fournir
l’opportunité historique de changer de braquet dans l’accompagnement du
grand âge et de transformer l’image que nous avons collectivement du
vieillissement et des vieux.
Le prix de la vie contre la valeur
de l’existence
Pascal Bruckner

Un homme de 46 ans, accompagné d’une jolie fille, arrête sa voiture


près d’un tabac encore ouvert, à deux heures du matin. Alors qu’il en sort,
des cris féroces résonnent et une meute de jeunes gens se jettent sur lui. Sa
faute ? Il a dépassé 40 ans, il est une insulte à l’humanité. L’âge est un
crime, tel est le slogan de ces justiciers nocturnes. Ce sont surtout les
croulants accompagnés de femmes de moins de 30 ans qu’ils ciblent : la
vision de ces couples désaccordés les hérisse. L’homme fait signe à sa
compagne de démarrer et de fuir, et lui se met à courir, poursuivi par sept
ou huit costauds. Leur chef, un certain Regora, veut lui régler son compte
personnellement. Le quadragénaire, en bonne forme physique, parvient à
les tenir en haleine une partie de la nuit. S’il survit jusqu’à l’aube, il sera
sauvé, la police le protégera. Regora le rattrape in extremis et le précipite
dans un fossé. La chasse est finie. Mais elle a épuisé le lyncheur. Et quand
le soleil se lève, il est devenu à son tour un homme âgé dont tous les
cheveux ont blanchi en une nuit et qui a perdu ses dents. Alors ses troupes
se retournent contre lui et se préparent à le mettre à mort 1.
J’ai souvent pensé à ce merveilleux apologue de Dino Buzatti pendant
la crise de la Covid-19 parce qu’il me semble en être l’illustration
accomplie. Qu’est-ce qu’une catastrophe ? Un révélateur, un catalyseur et
un amplificateur. L’épidémie de coronavirus a dissipé les illusions faciles de
notre optimisme et ressuscité un problème classique de la philosophie : la
valeur de l’existence humaine.
Si l’on en croit les termes de notre Constitution, tous les humains sont
égaux en droit et en dignité ; en réalité, toutes les vies ne se valent pas. Lors
d’un crash aérien, la famille d’un passager américain pourrait recevoir
jusqu’à 4 millions de dollars, celle d’un Européen 500 000, celle d’un
Chinois ou d’un Indien la moitié ou un dixième.
Au milieu du mois d’avril 2020, alors que la polémique faisait rage pour
savoir si le confinement était justifié ou non et ne relevait pas d’un État
maternant qui nous infantilisait pour mieux nous contrôler, un autre débat a
éclaté en France : était-il nécessaire de tout arrêter et de sacrifier
l’économie au profit des personnes âgées, principales victimes de la Covid-
19 ? N’était-on pas en train de mettre le monde à l’arrêt pour préserver la
santé des plus vulnérables, de quelques septuagénaires qui allaient de toutes
façons passer l’arme à gauche ?
Dans l’hebdomadaire Newsweek, un long papier expliquait que
l’immobilisation de la planète était due au racisme blanc qui préférait
sauver ses propres troupes plutôt que de se soucier du bien-être de
l’Afrique 2. Les vilains Blancs privilégiés, non contents d’avoir mis la
planète à feu et à sang pour quatre siècles, jetaient les damnés de la Terre à
genoux par pur égoïsme. Dans cette longue philippique, les auteurs
oubliaient simplement que les premiers à s’être confinés étaient les Chinois,
et pour cause, puisque le virus est apparu en Chine dans l’entremêlement de
cadavres d’animaux et de consommateurs humains sur un marché de
Wuhan !
Qu’importe : la raison n’a plus eu droit de cité durant tous ces mois.
D’ardents humanistes, défenseurs des grands principes, ont soudain
manifesté une étrange allergie pour leurs compatriotes sénescents qui
tombaient comme des mouches. Et ce pour deux raisons : la faible létalité
de l’épidémie, de 1 à 2 %, et l’âge des patients décédés, presque tous de
plus de 70 ans. Comparant le nombre de personnes tuées par la Covid (un
peu plus de 30 000), avec le nombre de décès annuels en France (600 000
dont 150 000 de cancers, et parmi ces derniers plusieurs milliers d’enfants,
d’adolescents), ils se sont demandé pourquoi les premiers méritaient notre
compassion plus que les seconds. Conclusion : la reprise économique
importe plus que cette guerre au virus qui ne sera jamais qu’une autre
maladie comme l’humanité en a connu tant. Passez votre chemin, il n’y a
rien à voir.
Après la sidération du confinement à la mi-mars, d’étranges arguments
sont en effet intervenus dans le débat public : pourquoi vouloir vaincre cette
maladie alors que tant d’autres tuent les hommes ? Pourquoi les vies que
l’on tente de sauver aujourd’hui paraissent-elles plus importantes que celles
qu’on ne sauve pas d’habitude ? disait ainsi un écrivain français. À quoi
rime cette mobilisation qui souligne surtout ce que nous ne faisons pas
d’ordinaire ? Par exemple, la faim tue 25 000 personnes par jour dans le
monde sans susciter la même émotion ni convoquer les mêmes moyens. La
pandémie a ranimé un lieu commun très occidental : la culpabilisation des
riches.
Est-il nécessaire de dépenser autant d’argent pour sauver des vieillards
alors qu’on vend des armes pour tuer des bébés, écrivait un autre esprit
chagrin ? Si l’on ne peut soigner toutes les maladies, il faudrait n’en soigner
aucune. C’est un raisonnement absurde, mais souvent utilisé pour justifier
la passivité : dès que l’on entreprend quelque chose, on égrène
instantanément la liste de ce qu’on n’entreprend pas. Moralité : à défaut de
pouvoir tout faire, de se lancer sur tous les fronts, mieux vaut ne rien faire.
Vous combattez la Covid-19… Comment osez-vous ? Et le réchauffement
climatique, et les sécheresses, et la Syrie, la Libye, et les enfants soldats et
la déforestation et l’éclipse de la biodiversité ? La Covid est un paravent qui
nous détourne des vraies luttes.
Un philosophe humaniste, lui-même pas tout jeune, explique, par
exemple : « Ce sont nos enfants qui paieront la dette pour une maladie dont
il faut rappeler que l’âge moyen des décès qu’elle entraîne est de 81 ans.
Traditionnellement, les parents se sacrifient pour leurs enfants. Nous
sommes en train de faire l’inverse. Moralement, je ne trouve pas cela
satisfaisant » (André Comte-Sponville, Le Temps). « On ne peut pas
sacrifier les jeunes et les actifs pour sauver les vieux », dit Emmanuel Todd
fin avril dans L’Express. D’autres leur ont emboîté le pas, dont Alain Minc
ou Patrick Boucheron. L’amusant, en l’espèce, c’est que toutes ces
personnes ne sont elles-mêmes pas des perdreaux de l’année et avoisinent
pour la plupart les 70 ans. Mais elles ont choisi le camp du jeunisme, elles
regardent fièrement l’avenir et se désolidarisent de leurs compagnons d’âge.
Elles tendent la main à ceux qui viennent, non à ceux qui vont partir. La
posture est noble, mais elle n’est peut-être rien d’autre qu’une posture. Il est
assez cocasse que la haine du vieux soit portée par des vieux qui se
déportent symboliquement du côté des générations montantes et prônent
avec éloquence l’éhpadisation du troisième âge.
Le spectacle de nombreux patients, grisonnants et bedonnants, en
réanimation a suggéré qu’ils coûtaient trop cher et qu’il fallait les laisser
mourir. Appelons cela, pour reprendre une expression célèbre, l’euthanasie
du retraité. Pourquoi pas ? La constitution d’une classe d’âge, née au milieu
du XXe siècle, en bouc émissaire de la nation fait partie de ces réflexes
primitifs que nous développons pour apaiser notre désarroi et essayer d’y
voir clair. La vie des vieux ne vaut rien mais leur survie coûte trop cher !
Appelons ce réflexe mental le théorème de Pierre Dac. Dans l’un de ses
aphorismes célèbres, l’humoriste écrit : « En hiver, lorsqu’on dit : ferme la
porte, il fait froid dehors. Mais une fois que la porte est fermée, fait-il moins
froid dehors ? » On pourrait demander de la même façon : une fois tous les
vieux enfermés dans leurs maisons, est-ce que les jeunes se porteront
mieux ? La Covid-19 disparaîtra-t-elle comme par miracle ? Cela rappelle
les années 1980, où certains voyaient le sida comme la maladie des gays,
sans aucun intérêt pour les hétérosexuels, et refusaient de financer la
recherche. Imaginons qu’on ait confiné jusqu’à Noël 2020 tous les plus de
60 ans : maîtriserait-on mieux cette pathologie ?
On commence à voir des gens jeunes qui souffrent horriblement du
virus et de ses séquelles, certains en meurent, et même des nouveau-nés
sont atteints par cette maladie. Les objections de nos humanistes semblent
ressortir de l’affolement qui saisit le cerveau humain quand il affronte un
phénomène inconnu. On oublie d’abord qu’on a dû décider en toute hâte, au
début de la pandémie, et agir dans une quasi-ignorance, dans la certitude de
notre non-savoir. Les pouvoirs publics, la médecine ont été pris de court, et
l’incapacité où l’on se trouve aujourd’hui encore de juguler la maladie, la
querelle des traitements ont prouvé à quel point nous sommes démunis. La
seule leçon à tirer de cet épisode, qui est loin d’être fini, c’est celle de
l’impuissance humaine à venir à bout de ce qu’un président populiste
appelait une « grippette » avant d’en être lui-même frappé. On a même
craint à un moment que la Covid-19 soit analogue à la grippe espagnole
de 1918 et frappe des millions de personnes. Six mois après, et alors que le
virus, aussi farceur qu’impénitent, rôde toujours et fait tranquillement le
tour de la Terre, décimant des milliers de personnes, indifférent aux
obstacles qu’on lui oppose, on peut juger avec recul les précautions prises
au début et tempérer l’affolement qui a gagné l’opinion publique et les
médias. En ce domaine, on persiste à osciller entre le déni et la panique. Les
matamores s’opposent aux poltrons et les regardent de haut. Les uns se
gaussent de n’avoir pas tremblé et d’avoir su dès le début qu’il s’agissait
d’une « affection bénigne », les autres en tiennent pour la prudence et
préfèrent s’isoler loin des foules et des échanges.
Qu’aurait-on dit si, l’hypothèse du confinement ayant été écartée
comme en Suède, les gens étaient tombés sur leurs lieux de travail, à
l’usine, au bureau, si les hôpitaux avaient été submergés de centaines de
milliers de malades, si des cadavres avaient parsemé les rues comme à
Guayaquil en Équateur, si les morgues avaient débordé en plein air comme
à New York où des camions réfrigérés patientaient devant les hôpitaux en
attendant inhumation ou crémation ? Il est facile de bomber le torse a
posteriori, mais les politiques doivent décider dans l’urgence, sous la
pression des opinions et alors même que le moindre faux pas, en
démocratie, peut être sanctionné juridiquement (près de soixante-cinq
plaintes visent d’ores et déjà le gouvernement de Macron et certains, ne
craignant pas le ridicule, ont même évoqué un Nuremberg de la Covid-19).
La médecine est une science complexe et les milliards investis dans la
recherche auront sans doute des effets positifs pour d’autres maladies ; mais
les esprits chagrins voudraient qu’on ne soigne aucune affection en
particulier si on ne les soigne pas toutes en vrac.
De quoi s’agit-il dans ce décompte macabre qui oppose les aînés aux
plus jeunes ? De la vieille thèse utilitariste qui consiste pour le bien-être
d’une population à sacrifier une partie de ses membres. C’est le fameux
dilemme de la barque pleine dans une mer déchaînée : qui va-t-on jeter par-
dessus bord pour sauver le reste des passagers ? Il fut question en France et
ailleurs, sous couleur de protection, de favoriser la réclusion des seniors
jusqu’aux premiers frimas et peut-être jusqu’à Noël, façon de leur faire
payer les déficiences du système médical. Il fallait les enfermer pour libérer
des lits en réanimation, les rendre invisibles et se concentrer uniquement sur
les générations d’après. Dans le même ordre d’idées, le philosophe Peter
Singer estime que la vie d’un chien en bonne santé est meilleure que celle
d’un handicapé ou d’un nouveau-né infirme dont l’existence n’est pas digne
d’être vécue. Il en déduit à la nécessité morale de l’infanticide et de
l’euthanasie.
Abandonner les personnes âgées ou les reléguer n’aurait pas amélioré le
traitement des patients plus jeunes, à moins de se diriger tout doucement
vers un eugénisme qui n’ose pas dire son nom. La crise a réveillé de façon
spectaculaire le recours au tri : dans une situation de gravité extrême, il faut
préférer certaines vies humaines à d’autres. Le prix de la vie, on le sait,
diminue avec l’âge, puisqu’il est fixé sur les ressources à venir d’une
personne jusqu’à son décès prévisible. Un bébé vaut infiniment plus qu’un
sexagénaire, un enfant d’une famille aisée plus qu’un enfant d’une famille
pauvre et un Américain plus qu’un Africain ou qu’un Asiatique. Il y a une
différence entre le sentiment subjectif de sa propre existence et l’évaluation
économique que peut en faire la société. Que je sois un capital en constante
déperdition à mesure que je vieillis ne diminue en rien l’attachement que je
porte à cette existence. Au contraire, elle est d’autant plus chérie qu’elle
s’abrège et que chaque moment compte double : vieillir, c’est entrer dans le
temps court, déployer des avenirs brefs. Il y a une avidité à profiter de
chaque jour comme s’il était le dernier avec l’espoir fou de renaître encore
une fois à soi-même, d’être bouleversé, émerveillé par ce qui se présente.
Au moment où l’on s’indigne que le marché fixe une valeur statistique à la
vie humaine, on se scandalise également des sommes trop modiques versées
aux ayants droit en cas d’accident. L’indemnisation n’est jamais assez
élevée même si l’on clame que les millions versés ne nous rendront pas
l’être cher. L’argent est l’équivalent symbolique du disparu. À défaut de
ressusciter les morts, il conforte les survivants. Penser le prix de sa vie,
c’est donc penser à ses héritiers, penser la valeur de l’existence, c’est penser
à soi.
Il aurait donc fallu, dès février, sacrifier une partie de la population pour
le bien-être de l’ensemble. L’écologiste Jean-Marc Jancovici ne préconise-t-
il pas, quant à lui, de cesser les soins pour les personnes de plus de 65 ans
afin de les laisser partir et de soulager la planète ?
La même société qui se félicitait quelques mois plus tôt de
l’allongement de l’espérance de vie préconise donc la relégation générale
des seniors qu’on infantilise sous couvert de les protéger. Il est parfaitement
normal que les aînés meurent avant leur progéniture. Mais c’est le génie de
la modernité que d’avoir déplacé le curseur de la mort et d’avoir retardé
l’instant du dénouement. On revendique désormais de vivre plusieurs fois à
sa guise, on ne fait plus son âge car l’âge a cessé de nous faire ou de nous
défaire : il n’est qu’une variable parmi d’autres. On ne veut plus être rivé à
sa date de naissance ni céder à l’intimidation des grands chiffres.
L’âge est une convention à laquelle chacun s’adapte avec plus ou moins
de bonne grâce : il emmure les individus dans des rôles, des postures que le
développement de la médecine et l’allongement de la durée rendent désuets.
De ce carcan, beaucoup souhaitent s’affranchir et profiter de ce moratoire
entre maturité et vieillesse pour réinventer un nouvel art de vivre en
automne. À 60, 70, 80 ans, nous éprouvons la joie absurde d’être encore
vivants et actifs à l’âge où nos grands-parents avaient déjà un pied dans la
tombe. Mais l’irruption du coronavirus a balayé cette belle utopie : il
faudrait pour le bien-être de tous ériger un mur entre parents, grands-
parents et petits-enfants. Et tant pis si la rupture du lien entre les
générations peut faire mourir les gens de chagrin, tout cela au nom du rêve
sordide de voir s’éclipser une classe parasite pour laisser la place aux plus
verts.
Mais ce « mort aux gâteux » pour raisons sanitaires, ce « boomer
mover » comme disent les Anglo-Saxons (la joie mauvaise de se
débarrasser enfin des baby-boomers honnis), est une consolation illusoire :
c’est de la recherche que dépendra in fine l’issue de la crise, non de la
réclusion d’une partie de la société. Quand nous serons tous morts, il y aura
encore des virus, des bacilles meurtriers, des enfants qui mourront de la
faim ou de malnutrition. Tuer ou cacher les inutiles, les superflus, ne rendra
pas meilleure la santé des autres. Il est stupéfiant de constater à quel point
l’archaïsme resurgit dès qu’un péril s’annonce. Qu’il s’exprime en langage
mathématique ou philosophique, même chez des gens de gauche, ne le rend
pas moins barbare.
CONCLUSION

La mise à l’épreuve
Dominique Monneron

Nous avons voulu placer cet ouvrage sous le signe de l’épreuve, pensée
dans ses différentes acceptions.
L’épreuve qui permet de confronter au réel, à l’immaîtrisé, à la relation
à l’Autre, le travail de la pensée, la réflexion éthique dans notre cas. Cette
épreuve des faits, cette épreuve de la résistance et de la solidité des
principes que nous avons énoncés, la crise épidémique de la Covid-19 nous
y a confrontés brutalement, inopinément, mais fort heureusement au
moment même où nous avions achevé un premier cycle de nos travaux
éthiques
L’épreuve également comme moment difficile, comme expérience de la
souffrance, de l’effort qu’exige cette confrontation au réel. Face à la
brutalité de cette crise, nous avons éprouvé notre capacité de résistance au
choc, notre solidité collective, fondée justement sur un esprit commun qui
nous anime et dont l’approche éthique est certainement le principal ciment.
L’épreuve enfin comprise comme une initiation, comme un moment
traversé dont on ressort transformé. Éprouvé par la violence de ce qui a été
vécu, par la difficulté éprouvée à faire face aux multiples exigences de la
vie quotidienne, par les sentiments et les sensations parfois douloureuses
éprouvées à titre personnel ou en équipe. Mais après ces moments difficiles,
la perception également que nous avons progressé en compréhension de
notre action, en savoir-faire et en savoir-être, faisant de chacun d’entre nous
et de nos équipes des professionnels éprouvés, ayant gagné en sagesse, en
compétence et en expérience.

Nos principes éthiques à l’épreuve des faits


Nous l’avions bien compris lors de nos travaux de réflexion éthique,
édicter des normes est d’un faible secours quand il s’agit d’éthique. Elles
sont une base à partir de laquelle travailler, elles ne règlent aucune situation
pratique. Cela étant, face aux enjeux de la crise, nous avons mieux compris
comment s’articulait ce jeu entre normes et mise en œuvre, entre principes
et réalité, entre principe de responsabilité et principe d’humanité.
Durant toute cette période, il nous a été nécessaire à la fois d’assumer
nos responsabilités de personne morale, d’institution qui doit satisfaire à ses
obligations tant vis-à-vis de la puissance publique que de ses parties
prenantes, et de laisser la marge de manœuvre nécessaire à nos équipes pour
trouver les solutions qui permettaient de répondre au mieux aux besoins
spécifiques des personnes dont nous avions la charge.
Dès le 3 mars 2020, première décision, premier questionnement
éthique : notre objectif premier pour garantir la santé des résidents est
d’éviter que le virus ne pénètre dans nos murs. D’où les précautions
d’hygiène et les mesures barrière imposées à nos collaborateurs (malgré les
masques réquisitionnés qui nous font alors cruellement défaut) mais
également la décision de restreindre la liberté de visite. Se mettent alors en
place successivement un contrôle déclaratif des visites puis une interdiction
pure et simple, qui portent atteinte au droit de libre circulation que nous
avons inscrit comme l’un de nos principes éthiques. Au nom de quoi
arbitrer en défaveur de ce principe ? Dès cette première décision, nous
sommes au cœur de ce qui va nous être soumis : dans quelles mesures le fait
d’être en responsabilité de la santé collective d’un groupe de personnes qui
ne peuvent se suffire à elles-mêmes nous oblige-t-il à nous substituer à ce
que serait le libre arbitre de chacun de nos résidents s’il était resté à
domicile ? S’installe alors le cadre de référence qui va devenir le nôtre :
prendre des décisions pour un groupe comme s’il s’agissait d’un individu –
ce à quoi nous conduit naturellement notre activité.
D’abord à cause du caractère nécessairement collectif des questions qui
se posent à nous. Pour des raisons extérieures à notre volonté (état de santé
des personnes que nous accompagnons, nécessité de l’organisation des
soins que nous devons prodiguer, maîtrise du coût de cette prise en charge),
le modèle au sein duquel nous exerçons notre métier est celui de
l’hébergement groupé. Il en résulte beaucoup de bénéfices (maintien d’un
lien social quotidien, qualité des soins et des conditions de vie quotidienne,
veille permanente et attentive sur les besoins de personnes
vulnérables, etc.), mais il en résulte également des contraintes de prise en
compte du lien entre attitude de chacun et conséquence pour son entourage.
Là où, comme on l’a souvent entendu, chacun en tant qu’individu peut
choisir de s’exposer ou pas au risque de la maladie pour maintenir ses liens
sociaux s’il n’encourt pas le risque de la transmettre à son environnement
(encore que cette condition soit au fond très rarement respectée, même à
domicile, sauf à penser un isolement total qui va justement à l’encontre du
but recherché), la vie en collectivité impose nécessairement la prise en
compte des intérêts mutuels et la protection non seulement de chacun mais
également de tous.
D’où, pour revenir à notre situation concrète, le choix
fondamentalement éthique de limiter l’exposition de chacun au risque de
contamination en limitant au mieux les contacts avec l’extérieur pour éviter
l’entrée du virus dans nos murs (la situation des établissements dans
lesquels, malgré nos efforts, le virus aura fait ses effets nous aura confirmés
dans la pertinence de cette première nécessité).
Premier élément de ce cadre de référence donc, la prise en compte des
intérêts de la communauté de vie que nous constituons au sein de nos
établissements.
Deuxième élément, tout aussi important et tout aussi lié au cœur de
notre activité, la nécessité de prendre ces décisions pour le compte de
personnes dont les capacités cognitives sont plus ou moins diminuées mais
très souvent atteintes. Nous sommes là encore au cœur de notre modèle, de
notre raison d’être. La compensation de la perte d’autonomie que nous
proposons aux personnes que nous accueillons porte d’abord sur les gestes
concrets de la vie quotidienne qui ne peuvent plus être accomplis seul : se
laver, s’habiller, se nourrir, entretenir son cadre de vie. Mais très souvent la
perte d’autonomie porte également sur la faculté même de l’individu à
prendre les décisions pour ce qui le concerne (au sens propre du terme
d’autonomie alors, comme capacité à être la source de sa norme de
comportement). Et c’est une autre exigence, à côté de celle de la prise en
compte de l’éthique de responsabilité vis-à-vis de la communauté, que celle
de devoir exercer en partie, en accompagnement, pour le compte des
personnes dont nous avons la responsabilité, un travail de délibération
morale pour décider de ce qui est bon pour chacun en lien avec son
environnement (décisions auxquelles chacun d’entre nous est soumis à
l’occasion de cette crise épidémique avec les contradictions et les difficiles
arbitrages que nous aurons tous expérimentés).
Et là encore, pour revenir à la question très concrète des visites, une
prise de décision, l’exercice d’un « libre arbitre » assisté, qui vise à limiter
le risque face à la maladie.
Comme toute décision de principe, cette décision aura bien sûr connu,
en dépit de ce qui a pu être colporté sans vérification, les exceptions
nécessaires pour les moments où ces visites paraîtront néanmoins
indispensables : personnes en fin de vie, dégradation de l’état
psychosomatique des résidents nous auront conduits, au cas par cas, après
délibération collective, à accepter malgré tout des visites dont la nécessité
vitale ou morale s’imposait.
Elle aura connu aussi et concomitamment la mise en place de toutes les
mesures de compensation qui ont rendu acceptable cette décision. Très vite,
à la fois par décision de l’entreprise mais aussi à l’initiative de tous, se sont
organisées des « visites » en mode adapté. Comme pour tout un chacun
durant la période de confinement, l’usage de la visioconférence et des
tablettes pour maintenir le lien avec les proches s’est développé. Mais aussi
les ruses permanentes avec la frontière entre le dedans et le dehors pour
que, de chaque côté de la distance protectrice, le lien visuel se maintienne à
travers les fenêtres ouvertes. Très symbolique à cet égard m’apparaît une
photographie sélectionnée pour le concours interne que nous organisons
chaque année : on y voit dans l’encadrement d’une fenêtre une centenaire
au sourire lumineux entourée des soignantes qui fêtent son anniversaire
avec ses proches venus assister de l’extérieur à cette célébration. Le
moment est prudent, chacun a appliqué les fameuses mesures barrière, la
distance avec le dehors est respectée, le moment est joyeux aussi. Il illustre
notre réussite, celle d’avoir maintenu de la vie malgré les contraintes
auxquelles nous avons dû nous soumettre.
Si la restriction des visites aura été une décision ardue, combien celle du
confinement de chacun dans sa chambre aura été plus difficile à prendre !
J’en garderai le souvenir d’une application attentive de notre méthode
éthique : délibération collective tout d’abord avec le temps laissé à chacun
au sein de notre cellule de crise d’exprimer son point de vue, d’approfondir
les termes de la décision à prendre. Prise en compte réfléchie des différents
impératifs avec lesquels nous devions composer : le risque, très
concrètement matérialisé par la croissance fulgurante des décès dans les
établissements touchés, que l’épidémie s’emballe et se propage. Les
conséquences certaines d’un isolement des résidents dans une solitude à
laquelle le séjour dans nos établissements leur permet d’échapper.
L’interrogation sur ce qui mérite d’être sacrifié du goût de vivre à la
préservation de sa santé et de son intégrité. L’incertitude enfin qui vient
renforcer la difficulté de l’exercice du libre arbitre (en l’occurrence, au
moment où cette décision de confinement a été prise, l’incertitude de
l’époque sur les modalités de transmission de la maladie).
Décision a été prise alors d’adopter pour tous un confinement
individuel, limité initialement à quatorze jours, à l’issue de cet examen
approfondi des tenants et aboutissants du sujet. Tout le contraire donc d’une
décision bureaucratique, aveugle, arbitraire. Décision appliquée avec
discernement et attention aux situations particulières. Pour prendre
l’exemple le plus évident, la situation des unités protégées, où séjournent
les résidents les plus atteints par la perte des facultés cognitives, a été prise
en compte. Dans ces unités, sauf à prendre des décisions d’enfermement,
voire pire encore de contention physique, il était impossible de mettre en
œuvre ce confinement individuel. Nous avons décidé de ne pas recourir à
cette extrémité au nom du respect moral que nous devons aux personnes
que nous accompagnons. C’est bien la limite que nous nous sommes
imposée entre impératifs de protection mutuelle et limitation de la liberté de
chacun.
Il me semble important à ce stade de souligner combien chacune de ces
décisions a exigé en retour de nos collaborateurs plus de travail et plus
d’attention à chacun. La décision, proprement éthique, de ne pas avoir
recours à la force et à la contention pour faire respecter le confinement dans
nos unités protégées a eu pour conséquence un travail d’accompagnement
beaucoup plus prenant. Il aura fallu des trésors d’imagination et de patience
pour maîtriser en douceur les allées et venues de nos résidents en
s’efforçant de leur faire respecter malgré tout un minimum de mesures de
précaution.
À partir de ce moment, toute la vie dans nos établissements s’est
organisée autour de la volonté de maintenir quoi qu’il en soit, fût-ce sous
des formes dégradées, les droits identifiés dans notre déclaration éthique,
une fois arbitré cet équilibre entre droit à la liberté et droit à la sécurité.
Droit aux repas partagés dans la convivialité, droit aux plaisirs et aux
jeux, droit à une spiritualité que la situation aura rendus encore plus aigus.
Nos couloirs sont alors devenus un nouvel espace de socialisation où se
sont partagées sur le seuil des portes toutes ces activités. Lotos improvisés,
spectacles et animations organisées par nos équipes dans ce cadre bien
particulier, circulation d’un chariot de douceurs pour le goûter, discussions
plus profondes sur le sens de la situation vécue ensemble.
S’est ainsi illustrée la conviction formée au cours de notre réflexion
selon laquelle l’éthique est un climat, une attention portée aux gestes de
tous les jours pour les adapter aux contraintes de l’heure.
Le moment éthique aura aussi été plus grave lorsque la maladie a
malheureusement frappé. Confrontés à la dégradation rapide de l’état de
santé des résidents, nous avons dû prêter une attention particulière à la
façon de les accompagner dans la fin de vie. Prévenir leurs proches et
faciliter leur venue pour vivre ensemble ce partage essentiel, veiller à ne pas
laisser seuls face à la mort ceux que la peur de la maladie, son évolution
rapide, empêchaient d’être entourés au moment critique.
Nos équipes ont vécu ce moment grave où la mort est devenue non plus
une éventualité régulière mais une présence permanente. Voir, au sortir
d’une réunion, un cercueil, qui se trouve dans un couloir en attendant que la
police vienne autoriser sa sortie avec les pompes funèbres vous met tout à
coup face à cette réalité bien humaine. Il est alors impossible de passer son
chemin sans que l’obligation éthique à laquelle nous nous soumettons ne
vous appelle à un instant de silence, un instant d’hommage pour la
personne, quelle qu’elle soit, qui vient de franchir le seuil de la vie. Malgré
l’urgence, trouver le temps de respecter les dépouilles qu’il nous aura fallu
parfois prendre en charge. Trouver le temps aussi pour organiser au mieux
les visites des proches venus rendre un dernier hommage au défunt avant
que les contraintes de lutte contre la maladie ne nous obligent à le soustraire
à leur regard par une mise en bière urgente. Toutes ces actions auront été
menées au nom de nos principes éthiques, éclairées par eux. C’est notre
fierté de savoir qu’aucune des personnes que nous avons accompagnées
n’est morte dans la solitude ou dans l’indifférence. Ce moment particulier
où se manifeste la profonde fraternité humaine aura fait l’objet de toutes
nos préoccupations. Je garderai longtemps à cet égard le souvenir de ce
temps d’échange organisé le 10 mars 2020 entre les directeurs de nos
établissements parisiens les plus touchés et Marie de Hennezel. Toutes et
tous ont pu à cette occasion partager l’expérience de la mort qui avait fait
irruption dans les jours qui avaient précédé dans leurs établissements, ce
qu’elle avait exigé d’eux d’humanité et de partage de la fragilité de la
condition humaine.
Car l’épreuve partagée aura aussi montré combien était juste l’intuition
selon laquelle notre métier avait naturellement une dimension éthique,
impliquant des relations de personnes à personnes, qu’elles soient
accompagnantes et soignantes, ou accompagnées et soignées.
Et la conséquence de cette évidence éthique n’est pas seulement
l’obligation de réflexion et de perpétuelle adaptation pour créer le climat
que nous venons longuement d’évoquer et qui aura été ô combien
particulier durant la phase aigüe de la crise épidémique.
Il est une autre conséquence toute aussi importante. C’est qu’il n’est pas
possible de faire notre métier, d’exercer nos responsabilités sans toucher et
se laisser toucher par l’Autre. Et au-delà de l’évidence qu’aura été la
nécessité de conserver un contact physique avec les personnes dont nous
avons la charge (et au fond, jamais la question ne s’est réellement posée
pour nos professionnels, nous avons continué comme avant à pratiquer les
gestes intimes qui permettent de prendre soin de chacun), cette nécessité de
se laisser toucher aura porté sur le lien qui s’établit également sur le plan
affectif et psychique.
Cette exigence, nous en aurons bien sûr fait l’expérience dans les
périodes critiques qu’auront été les moments de fin de vie. Mais, et les
textes proposés par nos directrices et directeurs d’établissements au début
de cet ouvrage en témoignent, notre quotidien aura été lui-même intense en
échanges, en arrêts sur action (comme il y a des arrêts sur image) pour
s’ouvrir au partage des affects et des sentiments que cette période
particulière nous aura fait vivre.
Car une épreuve est aussi le moment d’apprécier notre capacité
d’empathie, de résistance, de résilience, voire de courage. Et du courage,
nos équipes en auront fait preuve tout d’abord en venant s’exposer jour
après jour au risque de contracter la maladie. De la résistance et de la
résilience pour alléger les inquiétudes et les contraintes qui pesaient sur les
personnes dont nous avons la responsabilité. Garder le sourire, rester
enjoué, prendre le temps d’une attention ou d’un moment partagé, tous ces
gestes du quotidien maintenus ont eu leur part d’éthique, de souci
d’ouverture à l’Autre, de reconnaissance de la personne qui est en face de
nous et qui n’est pas seulement un résident ou un patient mais un prochain à
qui nous portons attention pour reconnaître notre commune condition
humaine.
De l’empathie aussi, quand il faut comprendre les attentes de chacun, la
volonté de retrouver ses amis au sein de l’établissement, la possibilité
d’échanger avec ses proches, la nécessité de se préparer à une visite. Je
garde le souvenir ému de cette discussion au fond très humaine, portant sur
la nécessité de traiter les « racines » des cheveux teints des résidentes de
notre établissement de Dieppe qui devaient recevoir des visites. Tout était là
dans ce moment : la volonté de permettre à chacune de conserver sa dignité
et son image de soi positive ; la contrainte nouvelle que posait l’absence du
coiffeur, empêché d’intervenir pour cause de confinement ; l’implication
naturelle de nos collaboratrices pour remédier à cette situation et aider les
résidentes à se présenter sous leur meilleur jour.
Mais l’empathie n’a pas seulement eu cette face lumineuse, elle a été
aussi partage de la souffrance des malades, partage de l’inquiétude de voir
la maladie se propager, partage des moments de deuil lorsque la mort s’est
faite plus présente. Laisser libre cours à ses émotions, s’accorder le droit à
la fatigue, aux pleurs, cela aussi a fait partie du climat éthique que nous
avons installé. Et l’éthique est alors apparue sous son jour le plus essentiel :
non pas une succession de normes et de protocoles froids et désincarnés
mais un guide pour vivre de façon raisonnée et maîtrisée les relations entre
personnes qui sont le cœur de notre activité.
Ayant mis à l’épreuve nos principes éthiques, ayant été ainsi soumis à
rude épreuve, que pouvons-nous désormais dire de ce que nous sommes
devenus ? Cette épreuve de la crise épidémique nous aura-t-elle changés ?
Incontestablement oui, nous sortons de cette crise éprouvés aux deux
sens du terme. Éprouvés par le stress quotidien de la lutte contre une
menace permanente, éprouvés par les moments difficiles vécus ensemble,
éprouvés par le sentiment que nous n’avons pas pu jusqu’au bout respecter
pleinement les principes éthiques qui nous guident au nom d’une légitime
priorité donnée au combat sanitaire.
Mais éprouvés aussi, au sens où nous avons fait nos preuves. Nous
avons su protéger la plupart des personnes que nous accueillons et limiter
au mieux la propagation de l’épidémie. Notre premier devoir éthique était
de protéger les vies qui nous sont confiées, nous l’avons accompli au mieux
avec les moyens dont nous disposions. Nous avons su nous adapter au
risque sans renoncer à ce qui constitue notre raison d’être. Nous avons en
permanence, et à tous niveaux dans notre entreprise, mené une réflexion
collective, actualisée en permanence sur ce que devait être notre action, en
mettant toujours en balance l’application de normes et de procédures avec
la sauvegarde de notre mission première : donner à chacun, autant que
possible, l’exercice de son libre arbitre pour choisir la vie qui lui convient le
mieux.
Certaines de nos décisions prises durant la crise sont appelées à se
pérenniser. Il en est ainsi de l’organisation de nos établissements en
« hameaux » d’une vingtaine de résidents qui permettra à l’avenir un
fonctionnement plus personnalisé et le maintien d’une vie sociale de
proximité, même si les contraintes sanitaires nous obligent à nouveau à
restreindre la circulation au sein de nos établissements.
Au total, nous aurons donc passé notre réflexion éthique à l’épreuve des
faits. Ceux-ci nous ont montré combien nos principes étaient pertinents. Ils
nous ont aussi montré que les solutions toutes faites ne résistaient pas à la
diversité et à la complexité des situations. Et que seule l’attention
quotidienne portée au questionnement éthique, en partageant en équipe
cette préoccupation, nous permet de maintenir, quelles que soient les
circonstances, le climat éthique dans lequel Partage & Vie doit accomplir sa
mission. Ce travail ne sera donc jamais réellement terminé, nous aurons
certainement l’occasion d’y revenir.
Premiers travaux éthiques de partage & vie
Déclaration
Fondation partage & vie
février 2020

Chez Partage & Vie, nous luttons, au quotidien, pour rendre concret le
droit à une vie pleinement humaine de toute personne qui se trouve dans
une forme de dépendance liée à l’âge, à la maladie et au handicap.
Alors que nous achevons l’élaboration de notre plan stratégique 2020-
2025, les échanges avec les collaborateurs auxquels cette élaboration a
donné lieu nous ont convaincus qu’ils étaient en attente d’un surcroît de
sens à leur vie professionnelle.
Cette Déclaration expose donc les principes éthiques qui guident nos
actions, les moyens que nous mettons en œuvre, et ceux que nous
souhaitons amplifier, ou créer, pour faire vivre cette éthique chaque jour.
Elle constitue un point de départ, un premier cadre, pour le travail
de fond que nous voulons accomplir.

Préambule
Pourquoi cette déclaration ?

Parce que nous sommes fiers de notre mission. Car elle ne consiste
pas simplement à héberger, laver, nourrir, habiller des personnes qui ne
peuvent plus le faire elles-mêmes, ou à organiser et soutenir les aides
qu’elles peuvent recevoir à leur domicile. Notre mission intègre
évidemment ces gestes, mais elle est aussi plus vaste et plus essentielle,
puisqu’elle doit permettre aux personnes dépendantes, par tous les moyens
possibles, de mener une vie pleinement humaine au sein des conditions
physiques et psychologiques qui sont les leurs. Nous sommes fiers de cette
haute responsabilité, et nous souhaitons préciser les choix que nous
endossons pour l’assumer. Cette mission est quotidiennement notre métier.
Parce que nous sommes des professionnels du soin, et de
l’accompagnement. La Fondation Partage & Vie est une institution à but
non lucratif, reconnue d’utilité publique, mais ceux qui y travaillent le font
à titre professionnel. Des aides-soignant(e)s aux directrices et directeurs,
des cuisinier(e)s aux responsables hôteliers, des médecins aux
infirmiers(ères), tous, en remplissant notre mission, exercent leur métier. La
singularité de notre travail est donc de combiner les exigences
professionnelles – leurs normes strictes, leurs critères techniques – avec la
dimension humaine et affective qui est indispensable, car elle seule donne
du sens et permet de réussir.
Parce que le grand âge et les vulnérabilités qui l’accompagnent sont
encore mal connus de l’opinion, et qu’il faut attirer l’attention sur leur
existence au sein d’une société qui a tendance à ne pas les considérer
suffisamment. En effet, les priorités généralement accordées au rendement,
à la productivité, à la suractivité tendent à reléguer trop souvent les
personnes qui ne sont plus jugées pleinement utiles dans une marge
considérée comme négligeable. Globalement, la primauté accordée aux
« jeunes », réputés actifs et créatifs, a placé les « vieux », jugés
improductifs et dépassés, dans des zones d’ombre où ils deviennent
invisibles. Il faut donc faire savoir et faire comprendre que la part de vie du
grand âge existe, avec sa dignité, sa plénitude, avec ses capacités à
continuer d’apprendre et à transmettre, malgré des capacités parfois
altérées.
Parce que le nombre de personnes âgées dépendantes est destiné à
s’accroître dans des proportions conséquentes, au cours des temps à
venir. Le séjour de ces personnes à leur domicile peut et doit être souhaité
et facilité. Mais il est impossible de l’envisager pour la totalité d’entre elles,
pour des motifs à la fois médicaux, sociaux et économiques. Nous
considérons donc que le maintien et le développement des Ehpad et des
autres institutions spécialisées est une nécessité absolue, et qu’intensifier
leur humanisation constitue une tâche de première urgence.
Parce que l’opinion demeure mal informée voire hostile envers ces
institutions. Les scandales liés à des maltraitances, les abus liés à l’appât
du gain, les méfaits provoqués par la standardisation des soins et leur
accélération ont occupé le devant de la scène médiatique, surtout à propos
des Ehpad. Dérives et défauts doivent évidemment être dénoncés et
combattus, mais ils ne doivent pas masquer les vraies réussites, ni les vrais
problèmes, éthiques et pratiques, de la situation actuelle. Nous considérons
qu’une information complète et une réflexion collective sont devenues
aujourd’hui indispensables. Ce n’est qu’à ces conditions que des
améliorations concrètes peuvent s’approfondir et s’intensifier.
Parce que la mort a fini par devenir invisible, écartée de manière
systématique des représentations collectives et des méditations
individuelles, il nous semble important de rappeler que nous l’affrontons
chaque jour. Ce « nous » regroupe évidemment toutes celles et ceux qui
travaillent auprès des personnes de grand âge. Toutefois, si l’on y réfléchit,
rien qu’un instant, ce « nous » regroupe aussi tous les êtres humains.
L’oubli de la mort, en ce sens, est un oubli de l’humanité. Rappeler son
existence et son horizon constitue un devoir éthique.
Parce que nous considérons que l’éthique n’est pas simplement un
discours, un supplément d’âme, une décoration en trompe-l’œil. Notre
action impliquant avant tout une relation personnelle entre personnes
accompagnées et personnes accompagnantes, l’éthique constitue bien, en
permanence, le point de départ et le point d’ancrage de nos actions. Elle
définit le cadre, le climat, l’atmosphère dans lesquels s’inscrivent les gestes
et les décisions du quotidien. Il nous semble donc nécessaire de préciser le
plus clairement possible les principes qui nous guident et les options qui
sont les nôtres, tout en laissant leur place aux solutions diverses à élaborer
en fonction des situations particulières qui surgissent chaque jour.
Parce que nous sommes convaincus que l’éthique n’est pas un
dogme rigide et détaillé, mais plutôt un état d’esprit, de cœur et de
discernement permanent. Elle ne se prescrit pas comme un décret ou un
règlement (il en existe bien assez !), mais elle s’invente à plusieurs, au jour
le jour. En se parlant, en assumant collectivement des choix, parfois en
tâtonnant, parfois en se trompant, mais toujours en donnant priorité à
l’attention aux autres, tout en se guidant sur des choix et des critères
explicites.
Parce que rendre la vie plus éthique est la même chose, en fin de
compte, que la rendre plus humaine, plus pleine et plus vivante.
Pour toutes ces raisons, la Fondation Partage & Vie a élaboré et rédigé
la présente Déclaration.
Le texte s’est nourri des réflexions d’un groupe d’experts, de nombreux
consultations et échanges avec les membres de la Fondation Partage & Vie,
dans le cadre d’une mission conduite par le philosophe et écrivain Roger-
Pol Droit (voir annexe).

1.Difficultés de la situation actuelle


• Le nombre de personnes dépendantes va s’accroître
considérablement, et la réflexion sur les mesures
à prendre, qui s’avère urgente, tarde à se développer
La vie humaine dure de plus en plus longtemps. Cet allongement
constitue une des mutations décisives de l’époque actuelle. Toutefois, les
répercussions, profondes et nombreuses, de ce phénomène sont encore
insuffisamment prises en compte par l’opinion comme par les pouvoirs
publics.
En particulier, parmi les questions majeures qui demeurent trop peu
traitées, malgré quantité de travaux exploratoires, figurent l’accroissement
rapide du nombre de personnes dépendantes, et l’interrogation sur les
moyens à mettre en œuvre pour leur assurer une existence digne,
pleinement humaine et même, autant que possible, réellement heureuse.
Force est de constater la multiplication prévisible du nombre de
personnes dépendantes. Quels que soient les progrès de la médecine et de
l’hygiène de vie, il est inéluctable que le nombre de personnes atteintes de
pathologies diverses liées au grand âge connaisse un fort accroissement
dans les temps qui viennent.
Certes, toutes les personnes âgées ne sont pas destinées à devenir
dépendantes. Mais il est incontestable que va augmenter de plus en plus le
nombre de personnes ayant des difficultés à se déplacer, à se lever, à se
laver, à s’habiller, à se nourrir, etc., en raison de la diminution de leurs
capacités motrices ou cognitives.
Il est actuellement prévisible que les personnes dépendantes deviennent
non seulement plus nombreuses, mais plus âgées et plus dépendantes, au
cours des années qui viennent. Cette situation soulève un vaste ensemble de
questions sociales, économiques et médicales. Mais elle pose également des
questions éthiques spécifiques, parce que la perte de certaines capacités
porte directement atteinte au sentiment de dignité, qui est
habituellement lié au fait qu’une personne est libre de ses choix comme
de ses actions les plus intimes. Or, accompagner des personnes
dépendantes vise justement à leur redonner la plénitude de leur sentiment de
dignité, dans des situations où les conditions habituelles se trouvent
altérées.
Réfléchir à ces questions éthiques spécifiques se révèle donc essentiel
pour le sentiment de dignité, le bien-être et l’existence pleinement
humaine des personnes concernées. Cette réflexion est également de la
plus grande importance pour les personnels responsables de leur
hébergement et de leur vie quotidienne, des aides-soignant(e)s aux
directeurs(trices) d’établissement, ainsi que pour les familles et
l’entourage, qui ne peuvent, ni les uns ni les autres, accomplir leurs
missions ou leurs devoirs sans être impliqués dans cette relation
personnelle.
La Fondation Partage & Vie doit mener cette réflexion indispensable à
la conduite de sa mission en formulant des réponses claires à ces questions
éthiques spécifiques.
Nous savons bien que d’autres ont exploré ces questions avant nous, et
nous ne croyons évidemment pas que toutes les difficultés seront ainsi
résolues. Nous savons que le chemin est long, collectif et ouvert.
Mais nous pensons avoir identifié les principales interrogations, et nous
proposons un chemin pour les surmonter.
Cette déclaration précise dans quel esprit, et selon quelles règles.

• Le respect des droits humains recueille un large


consensus, mais leur application aux situations
de dépendance exige une réflexion éthique appropriée
La source de toutes les questions à résoudre tient à la situation concrète
spécifique des personnes dépendantes.
Car, sur le seul registre des principes, tout le monde semble du
même avis. Le respect intégral des droits humains fait l’unanimité.
En particulier, la nécessité de respecter la dignité des personnes et leur
intimité est approuvée sans exception. Chacun approuve également
l’exigence du consentement éclairé. Chacun défend le respect de
l’autonomie des individus et de ses décisions personnelles. Chacun partage
les valeurs fondamentales d’humanité, de bienveillance, d’attention à la
vulnérabilité des autres, d’écoute de ses volontés.
Les problèmes ne viennent pas de là.
Ils naissent de l’application de ces principes, de ces valeurs et de ces
droits à la situation concrète des personnes dépendantes.
Car cette dépendance, bien souvent, ne produit pas seulement des effets
sur la motricité et la capacité gestuelle.
Quand une personne ne peut plus se lever, se laver, se nourrir ou se
coiffer seule, mais conserve par ailleurs toutes ses facultés de
compréhension, de jugement et de décision, il peut sembler relativement
simple de lui apporter l’aide dont elle a besoin, sans rencontrer de
difficultés éthiques spécifiques.
Cette apparente simplicité risque d’être trompeuse, car l’intrusion d’un
aidant dans les gestes les plus intimes soulève des questions éthiques.
D’autre part, les modalités de l’aide peuvent varier selon les contextes
sociaux, culturels, religieux, et selon le tempérament et l’état psychologique
de la personne.
Mais la plus grande complexité, dans de très nombreux cas,
provient du fait que la situation de dépendance se trouve directement
liée à des troubles, plus ou moins grands, du jugement, de la cohérence,
des capacités à communiquer.
C’est alors que des difficultés plus aiguës se présentent.
Comment maintenir l’exigence d’un consentement éclairé, quand la
personne à qui l’on s’adresse semble ne pas comprendre, ne pas entendre ?
Quand elle ne répond rien, ou bien se comporte de manière apparemment
inappropriée et déconcertante ? Comment respecter une autonomie qui ne
se manifeste plus selon les voies habituelles de la discussion, de la
délibération, des décisions clairement formulées ? Que faire de l’écoute des
volontés, quand elles ne sont ni audibles, ni lisibles ? Par où doit passer
l’attention à l’autre, quand cet autre a l’air absent, inaccessible, tout à fait
ailleurs ? Les propos des proches, qui prétendent interpréter la volonté
supposée de la personne, sont-ils une aide ou un obstacle ?
Ces situations, infiniment variées selon les cas individuels, sont encore
diversifiées et compliquées par le fait que l’état de conscience des
personnes concernées n’est pas stable, le plus souvent. Les troubles du
comportement ou de la cohérence se révèlent fréquemment fluctuants, ils
s’accentuent ou s’atténuent par intermittence. Ceci ne fait que rendre plus
difficile encore la compréhension de ce que veut, ou refuse la personne.
Le risque majeur devient alors que la personne dépendante soit
considérée comme absente même quand elle est là. Elle se trouve exposée à
devenir une sorte de chose vivante qu’il convient de déplacer, de nettoyer,
d’alimenter, plutôt qu’un être humain à part entière – avec sa singularité et
sa trajectoire, son histoire et son caractère, sa volonté et ses choix.

• Nos choix éthiques


La Fondation Partage & Vie est convaincue qu’il est possible d’éviter
cette situation, et qu’il est nécessaire de garantir, par tous les moyens
disponibles et accessibles, une vie pleinement humaine aux personnes
dépendantes.
Nous sommes en effet persuadés que l’être humain n’est pas aboli par la
diminution de ses facultés, qu’il n’est pas anéanti par l’altération de ses
capacités physiques, verbales ou cognitives.
Rien ne disparaît jamais totalement de ce qui fait un individu. Son
passé, son expérience, son tempérament, ses goûts, ses choix de vie, sa
sensibilité sont toujours présents, même quand ils ne sont plus aisément
accessibles ni facilement discernables.
La personne dépendante, même lorsque son évolution cognitive peut
faire croire qu’elle est altérée de manière profonde et irréversible, continue
à ressentir, à vivre des émotions, à éprouver des désirs et des aversions.
Elle persiste à éprouver désagrément ou bien-être, plaisir ou peine, joie
ou tristesse. Elle continue à vivre humainement. Et à avoir droit à ce que
tout soit mis en œuvre pour préserver et pour intensifier son humanité, aussi
atteinte soit-elle en apparence.
Une vie pleinement humaine est en effet composée d’un vaste faisceau
d’émotions, de désirs, de sensations, d’attentes, de jouissances, de
découvertes et de retrouvailles.
Le droit à une vie pleinement humaine est le droit fondamental de
tout être humain à expérimenter tout ce dont il est capable sans porter
préjudice à autrui. Comme telle, cette plénitude est indépendante de la
situation physique et psychique.
Pour la Fondation Partage & Vie, l’éthique consiste donc d’abord à tout
mettre en œuvre, concrètement, dans les moindres gestes quotidiens, pour
que cette vie pleinement humaine soit possible, accompagnée, et soutenue,
jour par jour et heure par heure.
Nous ne croyons pas, il faut le répéter, que l’éthique soit faite
simplement de grands discours.
L’éthique se tient dans les détails.
Elle se manifeste dans les petites choses, les faits minuscules (un mot,
un regard, une attention…), et dans leur succession, leur accumulation, leur
entrecroisement.
En fait, l’éthique est à réinventer constamment, à faire vivre, parfois
en tâtonnant. Et aussi en assumant, avec discernement, de prendre des
risques quand il le faut.

2.Notre conviction fondatrice : toute existence humaine


est dépendante et vulnérable
• Nous sommes tous dépendants les uns des autres
On juge généralement qu’il existe une différence radicale entre
l’existence d’une personne indépendante, autonome, autosuffisante et celle
d’une personne dépendante. La première est capable de subvenir seule à ses
besoins quotidiens, de se déplacer sans aide, de décider en toute conscience
de ce qui la concerne. La seconde a besoin d’être accompagnée dans les
gestes de tous les jours et dans sa mobilité, et ne peut pas toujours assumer
seule ses décisions.
Il ne s’agit pas de nier ces écarts. Mais ils masquent la continuité et la
proximité qui existent aussi, de ce point de vue, et bien plus fortement que
les différences, entre les êtres humains. Car tous les humains, en fait, sont
dépendants !
De la petite enfance à l’âge adulte, nous dépendons constamment des
soins des autres, de leurs travaux, de leur attention, de leur compétence.
Cette interdépendance permanente est souvent occultée, à tort, par la
représentation illusoire d’une totale autonomie des individus et d’une
relation entre les personnes uniquement fondée sur leur utilité respective.
Cette autonomie absolue n’existe nulle part, sauf en imagination, où l’on
croit pouvoir faire abstraction de tout ce qui nous est fourni de vital par les
autres.
Les personnes que l’on dit dépendantes le sont sans doute plus
visiblement, plus vitalement que d’autres, mais cette dépendance n’est
qu’une forme particulière de notre réelle interdépendance généralisée.

• Nous sommes tous fragiles et vulnérables


De même, il appartient à la condition humaine, de manière jusqu’à
présent indépassable, d’être exposée à la fatigue, à la maladie et à la mort. Il
existe sans doute des degrés, et des résistances différentes à cette fragilité
générale, mais aucun être humain n’y échappe entièrement. Nos forces, nos
organismes, nos vies ont des limites. On ne rencontre nulle part des êtres
humains invulnérables et d’autres exposés aux altérations et aux maux de
l’existence. Comme la dépendance, la vulnérabilité est universelle, et
relative.
Il faut en tirer, en ce qui concerne l’accompagnement et les soins, une
conséquence importante. Ce sont des humains vulnérables qui
accompagnent et soignent d’autres humains vulnérables.
Nous sommes convaincus que le fait d’avoir en tête cette double
vulnérabilité peut changer grandement l’attitude des soignant(e)s envers les
soigné(e)s, celle des soigné(e)s envers les soignant(e)s, et celle également
des familles et des proches envers les soignant(e)s et les soigné(e)s.

3.Entre droits humains et situations de dépendance,


nos options éthiques
• Dilemmes éthiques dans le soin quotidien des personnes
dépendantes…
Tout serait simple s’il suffisait d’appliquer un principe unique. Mais ce
n’est jamais le cas. Et des contradictions surgissent constamment entre des
impératifs distincts. Ces tensions sont difficiles à résoudre.
Par exemple, les personnes hébergées dans nos établissements doivent
voir leur liberté respectée, mais nous devons assurer également leur
sécurité.
Doit-on maintenir la liberté d’ouvrir les fenêtres, s’il existe des risques
de chutes, volontaires ou non ?
Doit-on maintenir la liberté de sortir, d’aller et venir, s’il existe des
risques de désorientation et d’errance ?
Doit-on alimenter une personne contre son gré, si son refus met sa vie
en danger ?
Doit-on priver quelqu’un de sa liberté de mouvement pour le protéger
ou protéger les autres ?
Chaque fois, la réponse exige réflexion, débat, concertation.
Parce qu’il n’existe que des cas particuliers, tous différents.
Les situations concrètes sont toujours plus complexes, plus nuancées,
plus diverses que les principes généraux et les règles universelles.
Il faut donc ajuster, trouver où placer le curseur.
Cela peut prendre du temps. Il faut souvent des échanges d’informations
et de points de vue, des réunions, de multiples réflexions pour parvenir à
une décision qui doit être collective.
Une fois prise, cette décision doit être assumée, ainsi que ses risques
éventuels, qui doivent être expliqués et justifiés.

• …Et droit à une vie pleinement humaine


Pour proposer des solutions adaptées à chaque cas, il convient d’abord
de garder à l’esprit les axes fondamentaux qui nous guident.
Ce sont les droits de l’homme, dans leur universalité, mais confrontés
chaque fois aux conditions de vie spécifiques des personnes dépendantes.
Parmi les principaux :
Droit à une vie pleine. De toute évidence le plus fondamental, plus
encore pour ceux dont la survie est directement liée, au jour le jour, à
l’accompagnement des autres. Ce droit premier englobe l’hébergement,
les soins, l’alimentation, l’hygiène, mais il comprend aussi le respect de la
vie psychique, des choix moraux, spirituels ou religieux, le droit aux
plaisirs et à la culture. Il englobe les relations humaines dans leur ensemble,
car aucun être humain ne vit que de pain, d’eau et de soins mécaniques.
L’attention reçue, la reconnaissance éprouvée, les échanges affectifs nous
maintiennent en vie tout autant que les aliments, et parfois de manière plus
décisive.
Droit au respect de sa dignité. Rien n’est plus malaisé à définir que la
dignité humaine, mais chacun sent pourtant de manière immédiate ce
qui la bafoue. Pour les personnes dépendantes, il s’agit d’abord de leur
intimité physique, que leur toilette doit franchir sans la malmener. Il s’agit
aussi, dans toutes les circonstances, de s’efforcer de ne pas faire honte, de
ne pas infantiliser, de traiter autant que possible chaque personne comme un
autre soi-même, même si son comportement semble éventuellement
déconcertant.
Droit à la reconnaissance de son individualité. Contre le risque de
l’anonymat et de la dépersonnalisation, il faut insister constamment sur la
singularité de chaque vie, sur la continuité d’une existence singulière à
travers les métamorphoses de l’âge et de la maladie. Les informations
recueillies – auprès de la personne, de sa famille et de ses amis, auprès des
aidants et des soignants – sur ses goûts, son métier, son histoire, ses
aversions et ses préférences, sont indispensables pour tenir compte aussi de
son affectivité et de son caractère. Parmi les éléments de cette singularité
individuelle peuvent également être prises en compte les croyances
religieuses, les origines culturelles marquantes. Recueillir ces données est
une chose, inventer au cas par cas comment s’en servir pour améliorer
l’accompagnement au quotidien en est une autre, à la fois plus difficile et
plus importante.
Droit à la liberté. Il convient de reconnaître qu’il est facile de le
proclamer mais difficile de le garantir pleinement quand il n’est pas
possible de comprendre clairement ce que veulent ou ne veulent pas les
personnes dont on demande le consentement, parce qu’elles ne sont pas en
mesure de juger ou incapables de communiquer. Il faut alors résister à la
tentation de renoncer, et donc de chercher par tous les moyens à entrevoir
les signes d’un assentiment ou d’un refus. Les limites éventuelles d’un droit
au refus (d’être lavé, de prendre des médicaments, de s’alimenter, etc.) sont
toujours à débattre, au cas par cas, de manière collective, quand la sécurité
est en péril. En règle générale, on s’efforce de privilégier le respect de la
liberté de dire « non » et d’assumer les risques qui en découlent.
Droit à la sécurité. Il est essentiel, mais ne doit s’exercer à l’encontre
du droit à la liberté que de manière exceptionnelle et encadrée. Par
exemple, la prévention d’une chute par des mesures de contention doit faire
l’objet de délibérations collectives, jamais de l’application automatique de
règles prédéfinies. Les rôles distincts du médecin, des soignant(e)s, des
directeurs(trices) sont à respecter et à faire converger le mieux possible.
Dans chaque cas, il s’agit de faire entrer en ligne de compte l’intérêt
supérieur du résident, s’il diffère de l’avis des familles ou des autorités.
L’axe général consiste toujours à faire en sorte que la sécurité soit
préservée mais ne devienne pas emprisonnante.
Droit à l’instruction et à la culture. Parce que personne n’a jamais fini
d’apprendre, il est indispensable que soient préservées, et aménagées selon
les capacités et les préférences de chacun, des possibilités multiples
d’apprentissages, de créations culturelles, de découvertes nouvelles, qui
peuvent combiner ou juxtaposer divertissement et connaissances, ouverture
d’esprit et distractions. Le droit à la vie est aussi un droit à la vie de
l’esprit, lequel n’est pas forcément austère ni scolaire.
Droit aux plaisirs. Tous les plaisirs compatibles avec la condition
physique et psychologique de chaque personne doivent être considérés
comme vitaux et légitimes, et se trouver encouragés. Il s’agit des plaisirs
liés aux nourritures et aux boissons, aux parfums, aux objets, à la musique
et à l’art, etc. mais aussi des plaisirs sexuels, encore trop souvent passés
sous silence ou jugés inconvenants, comme si le grand âge supprimait
forcément tout désir sexuel et toute capacité de jouissance, ce qui est
simplement faux.
Droit à la spiritualité. Il s’agit en ce domaine de ne rien imposer à
personne, évidemment, mais de ne rien refuser systématiquement. Non
seulement celles et ceux qui pratiquent une religion doivent pouvoir le faire,
mais il faudrait également, si un intérêt se manifeste pour la réflexion
spirituelle ou philosophique, que soient organisés des ateliers, rencontres,
causeries etc. D’autre part, les Ehpad étant des lieux où les morts sont
fréquentes, le partage du deuil par les résidents est une manière de
montrer qu’une importance réelle est accordée à la vie de chacun.
Droit de mourir dans la dignité. La question du suicide ne doit pas
être occultée. Elle est difficile, car il est très fréquemment malaisé de
discerner entre un épisode dépressif et une décision réfléchie. Aucune
interrogation ne doit toutefois être écartée et il est légitime d’en parler avec
les personnes qui en manifestent, d’une manière ou d’une autre, le désir ou
le besoin. De manière plus générale, il est nécessaire d’aider les personnes
qui le souhaitent à affronter la présence de la mort dans leur quotidien, et de
concevoir des hommages et des rituels spécifiques pour honorer les
personnes qui décèdent.
L’ensemble des droits que l’on vient d’énumérer, et d’autres qui
pourraient s’y adjoindre, convergent vers le droit à l’humanité, qui les
englobe tous. Il se définit comme l’exigence que chacun puisse continuer
à profiter pleinement de l’existence jusqu’à son dernier souffle, dans la
bienveillance et la bienfaisance, en relation avec ses semblables. C’est à
sa mise en œuvre que nous nous efforçons de travailler.

4. Nos choix : la vie et non la fin de vie, un climat éthique


au lieu de normes contraignantes
• La fin de vie est toujours la vie
Disons-le avec brutalité : toute personne qui entre en Ehpad pense
déjà au cimetière. Elle sait qu’elle arrive à son dernier domicile, qu’elle le
reconnaisse de manière nette ou de façon floue, selon ses capacités
cognitives ou sa faculté de refus et de déni. Et tout le monde, autour, le sait
clairement – famille, amis, personnel, société…
S’agit-il pour autant de ne faire qu’attendre la mort ? De végéter dans
l’ennui, l’angoisse et la morosité jusqu’au constat de décès ? En aucun
cas ! Car ce serait déjà la mort. Tout le sens de notre mission, toute la
volonté qui anime la présente Déclaration est précisément de refuser cette
défaite et cette résignation accablée.
Malgré la transformation, considérable ou même totale, de son
autonomie gestuelle et de sa motricité, malgré les altérations multiples,
parfois profondes, de son comportement, de sa mémoire, de ses facultés de
compréhension et de communication, toute personne en situation de
dépendance continue à éprouver douleurs et plaisirs, peines et joies.
Elle continue donc de vivre humainement.
L’horizon de sa mort se rapproche. La mort n’est pas là.
La fin de vie est encore et toujours la vie.
Cette vie exige d’être pleinement vécue, quelles que soient les
contraintes.
Pareille situation est en fin de compte celle de tous les êtres vivants,
sans exception. Tous se rapprochent chaque jour de leur extinction, et lui
demeurent étrangers tant qu’ils n’y sont pas arrivés.
Les humains sont conscients de cette situation depuis l’émergence de
leur espèce. Les philosophes, de la Grèce antique jusqu’à nos jours, y ont
consacré d’innombrables méditations, au point de pouvoir affirmer que
« philosopher, c’est apprendre à mourir » (phrase attribuée à Socrate par
Platon dans Phèdre, reprise notamment par Montaigne à la Renaissance, par
e
Schopenhauer au XIX siècle).
Reste que la plupart des penseurs qui insistent sur la nécessité de penser
à la mort le font pour intensifier la jouissance de vivre, pour souligner que
chaque instant doit être savouré, en ne laissant pas l’horizon de notre
disparition gâcher le moment de notre présence vivante.
Nous voulons accompagner en permanence ce désir de vivre, et lui
donner les moyens de se réaliser, quels que soient les difficultés ou les
angoisses, les maladies ou les états dépressifs. Parce que nous sommes
persuadés que la vie est toujours la plus forte, à condition qu’on favorise
son expression. Faute de pouvoir organiser son triomphe d’une manière
certaine et prévisible, nous devons nous efforcer de créer les conditions
d’apparition de moments où s’efface la proximité de la mort, où s’oublient
les terreurs et le passage du temps.
Ce que nous voulons favoriser, c’est un climat au sein duquel la
dignité de la personne dépendante sera préservée.
• L’éthique est d’abord un « climat », plutôt qu’un
ensemble de règles
Nous avons déclaré les principes qui nous guident, les droits pour
lesquels nous luttons. Ce n’est pas suffisant. Il faut ajouter que l’éthique
n’est pas seulement une affaire de règles à suivre.
Parce que l’éthique consiste dans le souci des autres. Or les autres, dans
leur réalité, leur diversité, leurs besoins et leurs désirs, sont imprévisibles.
Quelles que soient les règles, les valeurs et les normes que l’on aura
fixées, elles ne suffiront donc jamais.
Il faudra toujours, heure par heure, inventer, créer la bonne réponse, le
bon geste. Ou le moins mauvais.
Ce qui définit une vie pleinement humaine : s’inventer en relation
avec les autres, le moins mal possible, moment par moments, geste par
geste, jour par jour.
C’est donc, avant tout, une affaire de climat, d’atmosphère, d’attention.
Parler de climat peut paraître flou. Ce n’est pas le cas, car il s’agit bien
toujours de conjuguer le soulagement des souffrances physiques, la création
d’une ambiance collective rassurante, la possibilité de voir émerger des
moments imprévus, où sont oubliées les difficultés de la dépendance et la
proximité de la mort.
Malgré tout, le climat ne constitue pas, il est vrai, un concept
précisément délimité. C’est pourtant une réalité clairement ressentie,
presque palpable, dès qu’elle est présente.
Un climat s’éprouve.
En fait, il ne réside en personne en particulier. Il existe uniquement
entre les personnes, dans l’espace de leurs relations.
Le climat ne résulte pas des gestes des uns et des autres, il permet au
contraire aux gestes d’exister.
Nous ne prétendons pas « établir » ce climat mais nous savons qu’il faut
réunir nos efforts pour qu’il advienne. Parce que le climat qui permet une
vie pleinement humaine ne se créé pas à proprement parler. Personne ne le
fabrique, ni ne le décrète. Il éclôt de lui-même, quand on devient attentif à
le laisser s’installer.
En choisissant la vie plutôt que le rendement. La dignité plutôt que les
prescriptions. La tendresse, l’humanité, l’amour, plutôt que les règlements.
Il ne s’agit évidemment, en aucune manière, d’abolir les règles ni de les
transgresser par plaisir. L’important est seulement de savoir quels sont le
socle et le moteur de nos actions envers les personnes dépendantes, le cadre
de nos échanges avec elles. Or ce ne sont pas d’abord les règles.
Même quand on les respecte scrupuleusement, ce ne sont jamais les
règles seules qui mènent le jeu, qui motivent, qui donnent des forces et
permettent des initiatives. Si les règles et les normes sont indispensables,
les sentiments et les émotions sont l’élément le plus essentiel. Il ne s’agit
pas de céder à toutes les impulsions, ni mettre l’affectivité aux postes de
commandes. Il s’agit plutôt de savoir que rien ne se fait sans prendre en
compte cette composante essentielle de nos métiers, et de toute relation
humaine.
C’est pourquoi nous pensons qu’il est primordial, pour favoriser le
développement d’un climat éthique dans nos établissements, d’être attentif
à ce que chacun éprouve, personnes dépendantes tout comme membres
des personnels, familles tout comme amis et voisinage.
Nous sommes également convaincus que ce climat éthique
s’accompagne d’une forme de confiance réciproque qui s’installe
progressivement.

5. Nous agissons concrètement pour faire mieux


Cette éthique au quotidien, faite d’attention aux détails dans un climat
soucieux de la dignité de chacun, Partage & Vie s’efforce de la mettre en
œuvre concrètement, et de plus en plus, malgré les limites parfois
contraignantes des moyens matériels.
Parmi les exemples de situations pratiques :
LA TOILETTE est un moment crucial, où l’intimité de la personne
dépendante est nécessairement mise à l’épreuve. Dans toute la mesure
du possible, il est souhaitable de prendre en compte les préférences de
chaque personne, son rythme, ses habitudes. On évitera de faire vivre un
moment pénible, mécanique et impersonnel. Un geste, un mot peuvent
souvent suffire à tout transformer.
LES REPAS doivent être, autant que possible, des moments de bien-
être, voire de plaisir, plutôt qu’une obligation alimentaire. Faute de
pouvoir prendre en compte intégralement les goûts personnels de
chacun, il est souhaitable de trouver les moyens de respecter des
rythmes différents ou d’éventuels refus, dans la mesure où ils
n’entravent pas le service des repas ni la santé des personnes
concernées.
LA LIBERTÉ D’ALLER ET VENIR est à concilier, au cas par cas,
avec les impératifs de sécurité. Une personne qui sort d’un Ehpad ne
fait pas une « fugue », puisqu’elle n’est pas assignée à résidence ni
incarcérée. Il est évidemment nécessaire d’être très attentif aux allées et
venues de personnes qui peuvent avoir perdu le sens du temps ou de
l’orientation et risquent de se mettre en danger. Il faut toutefois
privilégier les moyens de veiller à distance et savoir écarter, dans toutes
les situations où c’est faisable, les mesures d’enfermement.
L’ATTENTION PORTÉE À L’HISTOIRE PERSONNELLE est
essentielle pour préserver l’individualité de chacun et contrecarrer
l’uniformisation et la dépersonnalisation. Pour améliorer la
connaissance du parcours de chaque personne, on peut envisager de
systématiser l’anamnèse à l’entrée en soins avec le concours d’étudiants
en sciences humaines.
LA SPIRITUALITÉ doit être respectée et préservée. Il n’appartient
évidemment pas à Partage & Vie ni à aucune autre institution d’utilité
publique de promouvoir telle ou telle forme de vie spirituelle ou de
favoriser une croyance plutôt qu’une autre. Mais il est décisif que
chaque personne puisse exprimer et développer ses choix, et que cette
dimension cruciale de l’existence ne soit pas écartée ni occultée.
LES LIENS FAMILIAUX ET LA LUTTE CONTRE L’ISOLEMENT.
Il est nécessaire d’appréhender pour chaque personne la nature de ses
liens avec ses proches, dans la mesure où il existe une multitude de cas
de figure, allant de l’indifférence à la volonté de tout contrôler, en
passant notamment par l’hostilité ou la surprotection. Il est également
essentiel de veiller à l’ouverture des Ehpad sur les relations
intergénérationnelles et sur l’environnement social, notamment par la
venue d’intervenants bénévoles ou étudiants, par la présence éventuelle
de crèches ou de centres médicaux dans les mêmes bâtiments.
LES PLAISIRS ET LES JEUX. Vivre, c’est toujours jouer et jouir,
quels que soient l’âge et les conditions physiques et psychiques. C’est
pourquoi le respect de la vie et de la dignité passe aussi,
quotidiennement, par l’organisation de moments de divertissements, de
découvertes, d’amusements qui ne sont pas des distractions superflues,
mais la manifestation de l’existence.
L’ACCOMPAGNEMENT VERS LA MORT appartient pleinement à
notre mission, et lui donne une part essentielle de son sens. Face au
caractère inéluctable de la mort, à l’angoisse qu’elle peut susciter, au
désir de fin des souffrances qu’elle peut également représenter, le rôle
de tous les professionnels est à la fois modeste et indispensable. Il ne
doit pas favoriser le déni, ni entretenir la peur, mais tenter de rendre à
chaque personne, en fonction de son parcours et de son
individualité, son visage.

Conclusion :
Tout ce qui reste à construire
Partage & Vie, tout en ambitionnant de devenir à sa manière une
référence en matière de grand âge et de dépendance, n’ignore ni l’ampleur
de la tâche ni le fait que les progrès à accomplir dépendent aussi, pour une
grande part, de transformations au long cours qui concernent l’ensemble de
la société.
La principale condition de cette évolution réside dans une modification
des mentalités et des regards sur le grand âge, qui exige de concevoir
une éducation multiforme du grand public.

• Une « éducation au vieillissement » est à mettre en place


Le travail qui est le nôtre montre qu’il est indispensable que se mette en
œuvre une transformation progressive des représentations du grand âge et
de la dépendance par les moyens de l’information, de la réflexion, de
l’éducation.
En effet, pour des raisons historiques et sociologiques complexes, nos
sociétés sont arrivées à rendre en quelque sorte « invisibles » le
vieillissement, le grand âge, la dépendance, la finitude humaine et la
mort.
Ces questions cruciales devraient concerner l’existence de chacun et ses
choix essentiels depuis la première jeunesse jusqu’au terme de la vie, au
lieu d’être occultées ou délaissées.
Car ces mises à l’écart et ces ignorances ont de très lourdes
conséquences sur la situation des personnes dépendantes et sur
l’anticipation des trajectoires de tous les membres de la société.
Ces carences ont également un impact puissant sur la vision d’ensemble
de « la vie humaine », qui se trouve déformée et tronquée si on ne l’imagine
que sous l’aspect d’une existence jeune et en bonne santé, absolument
insoucieuse de son évolution, de son déclin et de son extinction.
C’est pourquoi nous considérons qu’un immense travail est à accomplir,
s’adressant à la jeunesse et au grand public, et d’abord à la génération des
« baby-boomers » qui doivent se préparer au grand âge. Il s’agit de
combiner pédagogie, réflexion et information, dans le cadre d’une
véritable « éducation au vieillissement ».
Cette éducation devra combiner les diverses dimensions (médicales,
psychologiques, sociales, sportives, spirituelles, métaphysiques, etc.) d’une
représentation équilibrée du parcours complet de la vie humaine
aujourd’hui.
Il est urgent de multiplier la diffusion des informations sur le
vieillissement de la population et sur ses multiples conséquences. Des
dossiers dans la presse écrite et numérique, des sites internet dédiés, des
colloques et des forums publics, des séminaires de réflexion et d’échanges
interdisciplinaires sont également nécessaires.
Une faible part de cette tâche est déjà entamée. Un travail immense
reste à accomplir. Il n’appartient certes pas à la Fondation
Partage & Vie de le mener seule, mais elle souhaite y jouer son rôle,
dans toute la mesure de ses moyens, avec tous les partenaires
concernés.

• L’Éthique est à construire avec tous les collaborateurs


Cette déclaration, il faut le rappeler, est un point de départ. Nous
avons voulu enclencher notre démarche éthique, mais ne pas clore le cadre
dans lequel elle s’inscrit. Nous avons tenté d’inciter à de nouvelles actions,
et non de les décrire dans le détail.
Parce que nous croyons que l’éthique est une tâche perpétuellement
à construire. Elle est toujours « à faire », et non donnée une fois pour
toutes, achevée. Elle est l’affaire de tous, partageant les doutes et les
hésitations, non le savoir de quelques-uns, édictant des normes à suivre.
Nous sommes conscients qu’elle repose sur le professionnalisme et la
motivation de tous les collaborateurs de la Fondation, et qu’il est de notre
responsabilité de les accompagner en ce sens.
Chemin faisant, au cours de l’élaboration de la présente Déclaration,
nous avons mieux saisi le sens de notre nom, « Partage & Vie », et sa
relation avec notre mission : lutter contre la dépendance, accompagner les
personnes dépendantes.
« Accompagner » veut dire « partager le pain avec ». Le pain que nous
partageons, c’est la vie elle-même. La vie, qui lutte sans cesse contre la
disparition, la destruction et la mort.
Lutter, accompagner, partager et vivre délimitent un seul et même
monde. Il est toujours à construire.

Annexe. Comment est née cette déclaration ?

Prendre soin des plus fragiles exige de tous un engagement


profondément humain, personnel, et souvent même intime, qui confronte
chacun à des formes très diverses de vulnérabilité (physique, psychique,
cognitive, sociale, etc.), et à la fin de vie.
Partage & Vie a estimé indispensable de donner aux collaborateurs, la
possibilité d’une prise de recul d’ordre éthique voire métaphysique sur leurs
pratiques, leur implication, leurs rapports aux résidents et patients qu’ils
prennent en charge.
Cette démarche a été conduite dans le cadre de l’élaboration du plan
stratégique de Partage & Vie, dont elle détermine les fondements éthiques
et culturels.
Cette ambition a pris la forme d’un groupe de réflexion, conduit par
Roger-Pol Droit, philosophe et journaliste. Ce groupe a réuni onze
personnalités permanentes et trois invités exceptionnels, qui, de septembre à
décembre 2019, ont accompagné Partage & Vie pour :
Éclaircir des notions et engagements éthiques directement liés aux
choix fondamentaux de Partage & Vie
Concevoir une méthode permettant d’avancer dans la discussion et la
décision concernant les cas particuliers éthiques
Ce groupe s’est réuni à trois reprises :
le 2 octobre 2019 ;
le 6 novembre 2019 ;
le 11 décembre 2019.
À chacune de ces séances ont participé toutes les personnalités
permanentes, un invité exceptionnel ainsi que quatre directeurs
d’établissement ou territoriaux de Partage & Vie. Pour ces rencontres, les
personnalités et invités ont chaque fois produit des contributions en réponse
à des sollicitations rédigées par Roger-Pol Droit qui définissait l’ordre du
jour de la séance.
De plus, un espace collaboratif a été ouvert aux directeurs
d’établissement et cadres du siège pour favoriser les échanges virtuels sur
ces questionnements complexes. 43 discussions y ont été lancées ; elles ont
suscité 97 contributions. Ces contributions ont chaque fois nourri les
rencontres du groupe de réflexion au cours desquelles elles étaient
commentées.

• Responsable du groupe de réflexion


Roger-Pol Droit : normalien, agrégé et docteur en philosophie,
chercheur au CNRS, directeur de séminaire à Sciences Po, ancien
membre du CCNE, écrivain et journaliste (Le Monde, Les Échos, Le
Point).

• Membres permanents du groupe de réflexion


Yves Agid : médecin, spécialiste de la maladie de Parkinson et du
cerveau, ancien membre du CCNE, membre de l’Académie des
sciences, fondateur et directeur scientifique de l’Institut du cerveau et
de la moelle épinière.
Pascal Bruckner : essayiste, romancier, auteur notamment d’un essai
sur le vieillissement, Une brève éternité (Grasset, 2019).
Monique Canto-Sperber : ex-directrice de l’ENS Ulm, ancienne vice-
présidente du CCNE, spécialiste de philosophie antique et de
philosophie morale contemporaine.
Alain Cordier : ancien directeur de l’AP-HP, ancien président du
Directoire des Éditions Bayard, ancien vice-président du CCNE.
Marie Garrau : philosophe, normalienne, agrégée, elle a consacré sa
thèse à une analyse des aspects politiques et sociaux de la vulnérabilité.
Claude Jeandel : professeur de médecine interne et de gériatrie, chef
du département de gériatrie du CHU de Montpellier, président du
Conseil national professionnel des gériatres français, membre du
Directoire de la fondation Partage & Vie.
Corine Pelluchon : philosophe, formée à la philosophie médicale et à
la réflexion sur le soin, professeur à l’université Paris-Est Marne-la-
Vallée.
Didier Sicard : professeur de médecine à l’université Paris-Descartes,
ancien chef de service de médecine interne à l’hôpital Cochin, président
du CCNE de 1999 à 2008.
Barbara Stiegler : philosophe à l’université de Bordeaux, membre du
Comité d’éthique du CHU de Bordeaux, elle s’intéresse actuellement à
l’analyse des politiques de santé publique.
Pierre-Henri Tavoillot : philosophe, maître de conférences à Sorbonne
université, président du Collège de philosophie, il a consacré plusieurs
études à la question du vieillissement et des relations
intergénérationnelles
Claudine Tiercelin : professeur de philosophie au Collège de France,
membre de l’Institut, ex-membre du CCNE.

• Participants exceptionnels du groupe de réflexion


Frédéric Worms : philosophe, directeur adjoint de l’École normale
supérieure, membre du CCNE, spécialiste de la philosophie du soin, Le
Moment du soin (Puf, 2010).
Boris Cyrulnik : neuropsychiatre et écrivain, auteur de très nombreux
ouvrages, dont plusieurs consacrés au vieillissement.
Axel Kahn : médecin, généticien et essayiste, ancien directeur de
l’Institut Cochin, ex-membre du CCNE, président de la Ligue contre le
cancer.

• Directeurs de partage & vie ayant participé aux séances


du groupe de réflexion
Paul-Emmanuel Andreu : directeur du Foyer d’accueil médicalisé
(FAM) « Les Quatre Jardins » à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs (Isère).
Oriande Ango : directrice de l’Ehpad « Clodomir Arnaud » à La
Rochenard (Deux-Sèvres).
Marie-Christine Bastide : directrice des résidences autonomie
« Rieucoulon » et « Jacques d’Aragon » à Lattes (Hérault).
Hakim Belkacem : directeur du FAM et du foyer de vie « Les Lacs
d’Orient » à Lusigny-sur-Barse (Aube).
Jean-Yves Dayt : directeur des Ehpad « L’Archipel » à Duclair et
« Les Dames blanches » à Yvetot (Seine-Maritime).
Cécile Delpech : directrice de l’Ehpad « Lanmodez » à Saint-Mandé
(Val-de-Marne).
Nadia Djemaoune : directrice de l’Ehpad « Les Vignes » à Nanterre
(Hauts-de-Seine).
e
Marion Fuhr : directrice de la MAS « Clément Wurtz » à Paris XIII .
Françoise Gauchard-Robin : directrice territoriale Nord-Ouest.
Caroline Guillard : directrice de l’Ehpad et du FAM « L’Oustalet » à
Plan-d’Orgon (Bouches-du-Rhône).
Marie-Odile Vincent : directrice de l’Ehpad « Jacques Bonvoisin » à
Dieppe (Seine-Maritime).

• Contributeurs de l’espace collaboratif


Denis Agret : médecin responsable du département d’Information
médicale.
Éric d’Alançon : directeur territorial des Hauts-de-France et de l’Île-
de-France.
Paul-Emmanuel Andreu : directeur du FAM « Les Quatre Jardins » à
Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs (Isère).
Arnaud Audard : directeur de l’Ehpad « Village de la Croix blanche »
à Autun (Saône-et-Loire).
Marie-Christine Bastide : directrice des résidences autonomie
« Rieucoulon » et « Jacques d’Aragon » à Lattes (Hérault).
Hakim Belkacem : directeur du FAM et du foyer de vie « Les Lacs
d’Orient » à Lusigny-sur-Barse (Aube).
Karima Benkirat : directrice projet et pilotage opérationnel à la
direction de la Santé et de l’Autonomie.
Frédéric Bourcier : directeur des systèmes d’information et de
l’organisation.
Rachel Borel : directrice de l’Ehpad « L’Oustaou de Lure » à Peipin
(Alpes-de-Haute-Provence).
Pascal Cochelin : directeur de l’Ehpad « Les Trois Roix » à Frontenay-
Rohan-Rohan (Deux-Sèvres).
Adeline Cousty : responsable qualité à la direction de la Santé et de
l’Autonomie.
Jean-Yves Dayt : directeur des Ehpad « L’Archipel » à Duclair et
« Les Dames blanches » à Yvetot (Seine-Maritime).
Anne-Laure Dubois : directrice des Ehpad « Bon Rencontre » de
Notre-Dame-de-l’Osier, « Le Moulin » à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs,
« L’Arc-en-Ciel » à Tullins (Isère).
Gaël de Freslon : directeur territorial du Sud-Ouest.
Lynda Gaillard-Tersin : directrice de l’Ehpad « Les Chantournes » au
Versoud (Isère).
Françoise Gauchard-Robin : directrice territoriale Nord-Ouest.
Paul Gayo : directeur de l’établissement « Les Trois Roses » à Epernay
(Marne).
Caroline Guillard : directrice de l’Ehpad et du FAM « L’Oustalet » à
Plan-d’Orgon (Bouches-du-Rhône).
Ravia Jourde : directrice de l’Ehpad « Les Ombrages » à Meylan
(Isère).
Delphine Langlet : responsable des projets stratégiques.
Béatrice Le Guen : directrice de la MAS « La Rose des vents » à
Guéret (Creuse).
Claire Loroue : directrice de l’Ehpad « Leis Eischirou » à Dieulefit et
du FAM « Le Bastidou » à Le Poët-Laval (Drôme).
Carole Marilossian : directrice du risque et du contrôle interne.
Jean-François Monod : directeur du CMA et de la MAS
« L’Argentière », ainsi que du FAM « L’Orgeole » à Aveize (Rhône).
Marie-Odile Vincent : directrice de l’Ehpad « Jacques Bonvoisin » à
Dieppe (Seine-Maritime).
« L’éthique se cache dans les détails, c’est
un climat »
(version dialoguée de la Déclaration)

Alors, chez Partage & Vie, l’éthique est centrale ?


Oui, parce qu’elle nous mobilise et nous fait agir. Ce n’est pas un
supplément à nos actions, ni un souci de plus à résoudre, ou une sorte de
règlement moral qui viendrait s’ajouter à tous les autres. L’éthique nous
aide, concrètement, à mieux accompagner les personnes en situation de
dépendance, à travailler tous ensemble pour leur permettre de vivre
pleinement.

Il va falloir expliquer, parce que ce n’est pas évident ! L’éthique,


d’habitude, c’est avant tout de grands principes et de beaux discours.
Mais ils sont souvent loin de la vie réelle et de ses contraintes…
Justement, nous voulons réduire cet écart ! Et même le supprimer
tout à fait, pour rendre l’éthique partout présente dans le quotidien.
Chez Partage & Vie, nous sommes en effet convaincus que les grands
principes s’incarnent dans les petits gestes. Les beaux discours ne
servent à rien s’ils ne transforment pas la vie de tous les jours.

Et comment faire ?
D’abord, il faut bien voir quelle est notre situation. Nous sommes
des professionnels du soin et de l’accompagnement et nous travaillons
dans une Fondation, Partage & Vie, reconnue d’utilité publique, à but
non lucratif. Que nous soyons aides-soignant(e)s, directrices ou
directeurs, cuisinier(e)s ou responsables hôtelier(e)s, médecins ou
infirmier(e)s, nous exerçons tous notre métier.
Pourtant, nos activités professionnelles ne sont pas comme les
autres. Parce que nous devons, à chaque instant, assumer aussi toute la
dimension humaine de notre mission. Nous devons par exemple tenir
compte du caractère et du parcours de chaque personne que nous
accompagnons, de ses préférences et de ses émotions.

C’est cela que vous appelez l’éthique ?


Pas seulement ! Mais la relation personnelle de respect et de
confiance qui s’instaure entre les accompagnants et les accompagnés est
le point de départ essentiel. Ainsi se construit, peu à peu, un climat, une
atmosphère entre tous. Ce climat éthique ne se décrète pas par un
règlement. Il se met en place au fur et à mesure, entre les personnels, les
personnes accompagnées, les proches. C’est un état d’esprit et de cœur,
une attention collective qui invente pas à pas des solutions sur mesure.
Voilà notre première conviction.

Et dans la pratique, qu’est-ce que cela donne ?


Pour vous répondre, il faut repartir d’une prise de conscience de la
réalité que nous rencontrons. Parler de la dignité des personnes, du
respect de leur intimité, de l’écoute de leurs volontés ne suffit pas. Il
faut se rendre compte de leur situation réelle, et de leurs difficultés. Sur
les grands principes, tout le monde est d’accord, mais la vraie question
réside dans leur application. Là, une réflexion est indispensable.
Car les personnes en situation de dépendance sont toutes dans des
situations concrètes particulières, souvent différentes. Certaines
conservent toutes leurs facultés de compréhension et de jugement,
d’autres rencontrent des obstacles plus ou moins grands pour suivre ce
qui se passe, pour se souvenir, ou pour communiquer. C’est là que
surgissent les problèmes à la fois éthiques et pratiques.
Comment maintenir un consentement éclairé, quand une personne
semble ne pas bien comprendre ce qu’on lui demande ? Quand elle se
comporte de manière apparemment incohérente ? Que faire de l’écoute
des volontés, quand celles-ci ne sont pas vraiment lisibles ? Par où doit
passer l’attention à l’autre ? Les indications données par les proches,
quand ils interprètent le choix supposé de la personne, sont-elles
vraiment une aide ?

Vous avez les réponses ?


L’éthique n’a jamais de réponses toutes faites, toutes prêtes. Elles se
façonnent au cas par cas, en fonction de chaque personne, au sein d’une
réflexion collective et d’une concertation avec tous. Mais il faut des
lignes directrices claires. C’est pourquoi nous avons rassemblé, autour
de Partage & Vie, un comité de personnalités éminentes, réunissant des
médecins, psychiatres, sociologues, philosophes, en dialogue avec des
membres de nos établissements, pour élaborer notre Déclaration. Il ne
s’agit pas d’experts qui posséderaient des solutions qu’il suffirait
d’appliquer mécaniquement. Le travail accompli avec eux nous a plutôt
permis de dégager les principes capables de nous guider pour construire
les réponses adaptées à chaque cas.

Alors, quels sont donc ces principes ?


Pour les mettre en lumière, commençons par mettre en cause nos
préjugés !
Il n’existe pas de personnes absolument autonomes, opposées à
d’autres qui seraient absolument dépendantes. En fait, nous sommes
tous dépendants les uns des autres, à des degrés divers.
De la même manière, il n’existe pas de personnes totalement
invulnérables, opposées à d’autres qui seraient entièrement vulnérables.
Nous sommes tous fragiles, tous vulnérables, à des degrés divers.
Déjà, si l’on garde cela en tête, la perspective change. Les soignants,
les personnes accompagnées, les familles… tout le monde dépend de
tout le monde, chacun est fragile à sa manière. C’est la première chose à
comprendre. Ce n’est pas la seule.

Quoi d’autre ?
Il faut encore que nous ayons tous ceci en tête : un être humain n’est
jamais anéanti par la diminution de ses capacités. Cette personne qui se
déplace difficilement, ou qui a du mal à parler, ou qui semble ne plus se
souvenir a toujours en elle des souvenirs, des émotions, des préférences,
des refus… Elle continue à ressentir, à penser, à éprouver désagrément
ou bien-être, plaisir ou peine, joie ou tristesse. Donc à vivre
humainement. Et elle a droit à ce que nous mettions tout en œuvre pour
faire en sorte que sa vie soit la plus pleine qu’il est possible.

Là, il semble que vous exagérez, en parlant de vie pleine…


Mais non ! Une vie pleine, c’est une vie humaine, faite d’émotions,
de désirs, de sensations, d’attentes, de plaisirs, de découvertes… Tout
cela existe quel que soit l’âge, quelle que soit la condition physique,
quelles que soient les capacités mentales. C’est pourquoi notre éthique,
au quotidien, consiste d’abord à prêter attention à tous les détails. La
toilette met à l’épreuve l’intimité, elle doit respecter autant que possible
le rythme ou les préférences de chacun. Pareil pour les repas, où nous
nous efforçons à proposer des occasions de plaisir.
Dans tous les domaines la vie peut rester pleine et jusqu’à la fin.
C’est pourquoi nous sommes attentifs à personnaliser les relations avec
chaque personne dépendante. L’éthique, pour nous, consiste à tout faire,
en concertation avec toutes les personnes concernées, pour éviter les
situations d’enfermement, de contraintes, d’isolement. Et aussi pour
inventer des activités multiples de jeux, de découvertes ; pour respecter
les spiritualités. Et tous les droits de chaque personne parce que tous ces
droits permettent une existence digne.

Quels sont ces droits ?


Le droit à la dignité, qui interdit de faire honte ou d’infantiliser. Le
droit à l’individualité, qui exclut l’anonymat et la dépersonnalisation.
Le droit à la liberté et le droit à la sécurité… ce sont les plus difficiles à
concilier mais des concertations multiples peuvent aboutir à des
compromis acceptables. Et aussi le droit à l’instruction, à la culture,
parce que personne n’a jamais fini d’apprendre, le droit aux plaisirs et le
droit à la spiritualité, déjà mentionnés. Tous ces droits sont à mettre en
œuvre concrètement, jour après jour.

Jusqu’au moment de la mort ?


Évidemment, parce que la vie est là, présente et pleine, jusqu’au
dernier instant. C’est pourquoi chaque personne doit être accompagnée
entièrement jusqu’à ce moment ultime. Selon les caractères et les
convictions personnelles, les uns voudront parler, d’autres préféreront
faire silence. Mais il est essentiel qu’il leur soit possible de
communiquer avec leurs proches, de trouver une écoute et une parole.
Nous veillons à ce que des instants d’apaisement et de confiance soient
possibles. Cela fait partie intégrante de ce climat éthique que nous
travaillons tous à créer dans les établissements de Partage & Vie.

Pourquoi parlez-vous de climat ?


Parce l’éthique n’est pas une série de règles à suivre. Nous ne
voulons pas ajouter de nouvelles normes, mais inventer collectivement
une vie quotidienne plus humaine et plus confiante. Un climat
s’éprouve. Et il ne réside pas chez quelqu’un en particulier. Il existe
entre les personnes, dans leurs relations. Ce qui définit la vie pleinement
humaine c’est d’inventer ensemble en relation les uns avec les autres, ce
qui sera le mieux ou le moins mal, moment par moments.
Pour fabriquer ce climat personne ne dispose de recette miracle. Il
s’installe, presque de lui-même, quand chacun y devient attentif. Une
confiance réciproque se tisse progressivement entre tous.
Bien sûr, règles et normes demeurent indispensables mais ce sont les
sentiments et les émotions qui sont essentiels pour nos métiers comme
pour toute relation humaine. L’éthique, au jour le jour, c’est simplement
l’attention réelle aux autres.

Cela va sans dire…


Peut-être, mais cela va beaucoup mieux en le disant ! C’est pourquoi
Partage & Vie a rédigé une Déclaration détaillée, en collaboration avec
un comité de grands experts qui ont travaillé avec ses équipes. Nous en
avons résumé l’essentiel dans ce que nous venons de dire. Pour aller
plus loin, vous pouvez lire le texte intégral sur le site de Partage & Vie,
ou dans la brochure à votre disposition.
Combattre cette barbarie insidieuse qui porte
à s’imaginer que les plus vieux seraient
moins à défendre 1

Dans la tourmente de la pandémie, n’oublions pas les personnes âgées !


En France, elles sont plusieurs millions, dépendantes ou non, qui vivent en
Ehpad ou à leur domicile. Ce sont aujourd’hui les plus exposées au risque
de mourir du coronavirus, parce que leur organisme est moins robuste, leur
santé déjà amoindrie par plusieurs pathologies fréquemment combinées. Si
nous n’agissons pas de toute urgence avec cohérence et avec force, une
immense hécatombe menace, en France, en Europe et dans le monde, au
cours des semaines et des mois qui viennent. Se résigner à cette issue est
humainement inacceptable, et les moyens de lutter efficacement existent.
C’est pourquoi nous appelons chacun – notamment les intellectuels, les
dirigeants politiques, les scientifiques, les représentants des autorités
morales et religieuses, les citoyens dans leur ensemble – à se mobiliser aux
côtés des personnels soignants et des responsables d’institutions qui
accompagnent chaque jour les personnes âgées.
D’abord pour rappeler le principe éthique du droit à la vie de toute
personne humaine, et pour combattre cette barbarie insidieuse qui porte à
s’imaginer que les plus vieux seraient moins à défendre, presque à sacrifier.
Que chaque personne âgée, en son for intérieur et en toute liberté, prenne la
décision de donner la priorité aux plus jeunes, libre à elle ! Mais que l’État
ou la société le fasse au nom d’une moindre valeur des années qui restent à
vivre aux aînés est une perspective insupportable.
Ensuite pour mettre en œuvre, concrètement, tous les moyens de
sauvegarder le plus grand nombre de vies et d’humaniser les conséquences
de cette situation d’exception.
Il faut, de toute urgence, se donner les moyens de déployer des
protocoles de protection des Ehpad et des services à domicile pour faire
barrière au virus et en limiter la propagation en cas de contamination.
D’abord en s’assurant de la distribution effective des masques et autres
équipements de protection individuelle aux soignants, car c’est d’abord par
eux, malgré eux, que le virus peut s’introduire. Ensuite en donnant la
priorité aux Ehpad et aux services d’aide et de soin à domicile pour disposer
des tests de dépistage qui permettront de mieux protéger ceux qui sont
épargnés et de mieux soigner les malades, en facilitant leur hospitalisation
lorsque leur pronostic vital est engagé.
Il faut, de toute urgence, imaginer et mettre en pratique tous les moyens
de rompre l’isolement des personnes âgées sans mettre en péril leur
sécurité, par téléphone et par Internet, afin de compenser l’absence de
visites et de liens directs avec leurs familles et leurs proches.
Il faut, de toute urgence, pour les personnes en fin de vie, que les soins
palliatifs soient pleinement assurés, que l’accompagnement des proches soit
possible par communication à distance car la mort va être plus présente
encore dans les Ehpad et les services à domicile. Ne sous-estimons pas la
symbolique douloureuse des restrictions imposées aux célébrations de deuil.
Quel substitut donner à un lit de mort inaccessible ? Quel lien maintenir
avec une famille endeuillée lorsque seuls deux proches pourront être admis
auprès du défunt ? Comment appliquer avec humanité des consignes
sanitaires extrêmement strictes en cas de décès liés au Covid-19 ?
Ce ne sont que des exemples. Ne manquons pas ce moment essentiel de
notre vie commune. Cette mobilisation doit rassembler, sans exclusive,
toutes les compétences et les bonnes volontés. Car la tâche est colossale, et
n’attend pas.

1. Tribune, Le Monde, 25 mars 2020. Ce texte émane du comité de réflexion éthique de


Partage & Vie, fondation d’utilité publique à but non lucratif, auquel participent notamment les
signataires suivants : Yves Agid de l’Académie des sciences ; Pascal Bruckner, écrivain ; Boris
Cyrulnik, neuropsychiatre ; Roger-Pol Droit, philosophe ; Marie Garrau, philosophe, université
Paris I Panthéon-Sorbonne ; Claude Jaendel, président du Conseil national professionnel de
gériatrie ; Axel Kahn, président de la Ligue contre le cancer ; Dominique Monneron, directeur
général de la fondation Partage & Vie ; Corine Pelluchon, philosophe, université Paris-Est-
Marne-la-Vallée ; Didier Sicard, ancien président du Comité consultatif national d’éthique,
université Paris-Descartes ; Pierre-Henri Tavoillot, philosophe, université Paris-IV ; Claudine
Tiercelin, philosophe, Collège de France.
Les auteurs

▪ Yves AGID : professeur émérite de neurologie et de biologie cellulaire,


ancien membre du CCNE, fondateur de l’Institut du cerveau et de la moelle
épinière. Parmi ses publications : L’Homme subconscient. Le cerveau et ses
erreurs (Robert Laffont, 2013) ; Je m’amuse à vieillir. Le cerveau, maître
du temps (Odile Jacob, 2019).
▪ Hakim BELKACEM : animateur socio-éducatif, puis moniteur éducateur et
éducateur spécialisé et titulaire du Certificat de responsable d’unité
d’intervention sociale pour exercer en tant que chef de service, il travaille
auprès de personnes en situation de handicap depuis près de dix-sept ans.
Après avoir suivi un Master d’administration économique et sociale, il
occupe depuis une dizaine d’années la fonction de directeur, qu’il exerce
actuellement au foyer d’accueil médicalisé « Les Lacs d’Orient » (Aube) de
la fondation Partage & Vie.
▪ Pascal BRUCKNER : écrivain et essayiste, membre de l’académie
Goncourt, connu pour ses prises de position souvent polémiques, il est
l’auteur d’une œuvre abondante, récompensée notamment par le prix
Médicis essais en 1995 pour La Tentation de l’innocence (Grasset) et par le
prix Renaudot pour son roman Les Voleurs de beauté (Grasset). Il a publié
récemment Une brève éternité (Grasset, 2019), essai sur le vieillissement et
les questions qu’il soulève aujourd’hui, et participe depuis leur
commencement aux travaux du groupe de réflexion éthique de
Partage & Vie.
▪ Monique CANTO-SPERBER : philosophe, spécialiste de philosophie
antique et de philosophie morale, elle a été chercheuse au CNRS, directrice
de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et vice-présidente du CCNE,
dont elle est membre. Elle a publié une vingtaine d’ouvrages, parmi
lesquels le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (Puf, 1996,
2004), L’Inquiétude morale et la Vie humaine (Puf, 2001) et récemment La
Fin des libertés (Robert Laffont, 2019)
▪ Alain CORDIER : inspecteur général des finances honoraire, membre du
conseil scientifique de l’Assurance maladie, administrateur de France-
Parkinson et de la fondation des Amis de l’Arche, il a été notamment
directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, président du
directoire de Bayard Presse, président de la Caisse nationale de solidarité
pour l’autonomie, président du conseil d’orientation de l’Agence de
biomédecine, membre du collège de la Haute Autorité de santé et vice-
président du CCNE.
▪ Boris CYRULNIK : neuropsychiatre, psychanalyste et écrivain, directeur
d’enseignement à l’université Toulon-Var. Il est connu pour avoir
approfondi et diffusé le concept de résilience, exposé notamment dans
Résiliences. Connaissances de base, livre cosigné avec Gérard Jordland
(Odile Jacob, 2012) ; il est l’auteur d’une quarantaine ouvrages, dont
plusieurs grands succès de librairie, notamment Les Vilains Petits canards
(Odile Jacob, 2001), Autobiographie d’un épouvantail (Odile Jacob, prix
Renaudot de l’essai, 2008).
▪ Lynda GAILLARD-TERSAIN : diplômée en sciences de l’ingénieur domaine
santé puis en management des établissements médico-sociaux, a débuté sa
carrière à la Mutualité française avant d’intégrer Partage & Vie en tant que
directrice d’Ehpad. Après avoir dirigé deux Ehpad, elle a contribué à
l’ouverture en 2013 d’un Ehpad entièrement dédié à l’accueil de personnes
en situation de handicap âgées, dont elle assure actuellement la direction.
▪ Marie DE HENNEZEL : psychologue et psychothérapeute, engagée
notamment dans l’amélioration des conditions de la fin de vie, elle a été
chargée de plusieurs missions officielles sur la fin de vie et les soins
palliatifs. Elle est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, parmi lesquels Le
Souci de l’autre (Robert Laffont, 2004) et Nous voulons tous mourir dans la
dignité (Robert Laffont, 2013).
▪ Claude JEANDEL : professeur de médecine interne et de gériatrie à
l’université de Montpellier, président du Conseil national professionnel des
gériatres français, coordonnateur du département de gériatrie – Centre de
prévention et de traitement des maladies du vieillissement du CHU de
Montpellier –, membre de la commission en charge du social et du médico-
social au sein de la HAS, conseiller auprès du président de la fondation
Partage & Vie. Il a été chargé de plusieurs missions auprès des ministères
dans le domaine des politiques gériatriques et du grand âge. Il est l’auteur
de plus de deux cent cinquante publications internationales et de plusieurs
e
ouvrages parmi lesquels Vieillir au XXI siècle. Une nouvelle donne
(Universalis, 2004).
▪ Axel KAHN : médecin, généticien et essayiste, il a été directeur de
recherche à l’Inserm, directeur de l’Institut Cochin, président de l’université
Paris-Descartes, membre du CCNE et préside actuellement la Ligue contre
le cancer. Il est l’auteur d’une œuvre abondante où s’entrecroisent les
questions scientifiques, éthiques et l’exigence humaniste, pour parvenir à
Être humain, pleinement (Stock, 2017).
▪ Véronique LEFEBVRE DES NOËTTES : spécialiste de la maladie
d’Alzheimer, psychiatre de la personne âgée à l’Assistance publique-
Hôpitaux de Paris, docteure en philosophie pratique et éthique médicale,
chercheure associée LIPHA UPEC EA 7373, codirectrice du département
de recherche Éthique biomédicale au Collège des Bernardins, elle a
notamment publié Que faire face à Alzheimer ? (Éditions du Rocher, 2019).
▪ Denise MARÉCHAL est religieuse de la communauté des franciscaines de
Sainte-Marie-des-Anges d’Angers. Elle a dirigé durant vingt-sept ans un
Institut pour enfants handicapés à Toulouse (I. R. Saint-François). Âgée de
91 ans, elle est actuellement résidente en Ehpad en Ariège.
▪ Corine PELLUCHON : philosophe, auteur de plusieurs ouvrages sur le soin,
la vulnérabilité et le vivant, professeur à l’université Gustave-Eiffel, elle a
particulièrement travaillé, d’un point de vue éthique, sur la perte
d’autonomie. Elle a notamment publié, dans ce registre, L’Autonomie brisée
(Puf, 2009), Éléments pour une éthique de la vulnérabilité (Cerf, 2011),
Éthique de la considération (Seuil, 2018).
▪ Didier SICARD : professeur émérite de médecine à l’université Paris-
Descartes, ancien chef de service de médecine interne à l’hôpital Cochin,
président du CCNE de 1999 à 2008, dont il est président d’honneur, chargé
en 2012 par François Hollande d’un rapport sur la fin de vie, il est l’auteur
d’une dizaine de livres, parmi lesquels L’Alibi éthique (Plon, 2006) et
L’Éthique médicale et la Bioéthique (Puf, « Que sais-je ? », 2009).
▪ Pierre-Henri TAVOILLOT : philosophe, maître de conférences à Sorbonne-
Université, président du Collège de philosophie, il a été membre du Conseil
des programmes et du Conseil d’analyse de la société. Spécialiste de
philosophe politique et de la réflexion sur les âges de la vie, il a consacré,
parmi sa quinzaine de livres, plusieurs études à la question du vieillissement
et des relations intergénérationnelles.
▪ Claudine TIERCELIN : spécialiste du pragmatisme et de la philosophie
analytique, professeur de philosophie au Collège de France, membre de
l’Académie des sciences morales et politiques, elle a été membre du CCNE.
Dans la perspective d’une métaphysique réaliste, elle s’intéresse notamment
à la connaissance sensible et à l’éthique appliquée.
▪ Marie-Odile VINCENT : psychologue diplômée de l’École des
psychologues praticiens et titulaire d’un CAFDES de l’École des hautes
études de la santé publique, elle est actuellement directrice de l’Ehpad
« Jacques Bonvoisin » à Dieppe, où elle a organisé et mis en œuvre un
projet original autour de la fin de vie, question à laquelle elle est très
sensible.
▪ Frédéric WORMS : philosophe, directeur adjoint de l’École normale
supérieure, membre du CCNE, spécialiste de l’œuvre de Bergson, il a
réfléchi notamment à la philosophie du soin, à laquelle il a notamment
consacré Le Moment du soin (Puf, 2010), et plus généralement à
l’élaboration d’un « vitalisme critique », exposé notamment dans Réponses
humaines aux questions vitales. Lettres sur la vie, la mort et le moment
présent (Odile Jacob, 2019).

Ce volume est publié sous la direction de :


▪ Dominique MONNERON : ancien élève de l’ENA, il a mené sa carrière
dans le domaine de l’économie sociale et solidaire, d’abord à la Caisse des
dépôts et consignations (CDC), en y exerçant diverses responsabilités dans
le secteur du développement local, puis au sein du Groupe des Caisses
d’épargne où il a en particulier été en charge des affaires institutionnelles et
de la gouvernance de ce groupe coopératif. Depuis 2011, date à laquelle il
est nommé Directeur général de la fondation Caisses d’épargne pour la
solidarité, il intervient dans le domaine du grand âge. Il a assuré à partir
de 2012 des fonctions de conseiller à la Direction générale de la Caisse des
dépôts et a coordonné à ce titre la stratégie du groupe Caisse des dépôts
pour l’adaptation de ses métiers au vieillissement de la population et présidé
le groupe de travail « Habitat Mobilité » du comité de filière Silver
économie. En 2016, il devient membre du directoire de la fondation
Partage & Vie, président du directoire, puis en est nommé directeur général
en février 2020.
▪ Roger-Pol DROIT : philosophe et écrivain, il a été chercheur au CNRS,
directeur de séminaires à Sciences Po, membre du CCNE. Chroniqueur au
Monde et dans d’autres journaux, il est l’auteur d’une quarantaine de livres,
traduits en trente-deux langues, notamment L’Éthique expliquée à tout le
monde (Seuil, 2009). Il conduit les travaux de réflexion éthique de la
fondation Partage & Vie.
TABLE DES MATIÈRES
Préface

Crise et discernement

I - Témoignages sur la vie en Ehpad au temps de la covid-19


La sœur résidente et le cousin philosophe

Je protège, donc je nuis ? Lettre d'une directrice d'Ehpad

Les gestes et le toucher


Quand notre peur de la mort nous fait oublier leur vie…

II - Fin de vie dans la pandémie

Fin de vie confinée en Ehpad

Enjeux éthiques et accès aux soins à la lumière de la Covid-19


Survivre sans contact ?

III - À la recherche de solutions

Enfermement et vulnérabilité

La fin de vie, la souffrance temporelle, et comment y répondre

Comment écouter autrement les malades d'Alzheimer au temps de la Covid-19


Soutien à l'autonomie des personnes âgées ou en situation de handicap : quelques éléments
de réflexion

Éthique de la vie en Ehpad

IV - Du vieillissement et de la résilience
Qu'est-ce que vieillir ? Huit questions importantes pour comprendre le vieillissement

La résilience au cours de la vieillesse


V - Au risque des discriminations

L'âge pour mourir au temps de la Covid-19

Le risque discriminatoire de l'âge

Le prix de la vie contre la valeur de l'existence

La mise à l'épreuve

Premiers travaux éthiques de partage & vie


www.puf.com
1. Directeur général de la fondation Partage & Vie.
1. Voir p. 313, et la version dialoguée p. 357.
2. L’intégralité des séances est disponible gratuitement en vidéo sur le site de Partage & Vie et
sur YouTube.
1. Échange par courriel entre Denise Maréchal (90 ans), religieuse, résidente en Ehpad, et son
petit-cousin, Pierre-Henri Tavoillot (55 ans), philosophe en Sorbonne.
1. Directrice de l’Ehpad « Les Chantournes » au Versoud (Isère).
1. Directeur de l’établissement Partage & Vie « Les Lacs d’Orient » (Aube).
1. Directrice de l’Ehpad « Jacques Bonvoisin » à Dieppe (Seine-Maritime).
1. P. Meyvaert, « Le refus d’hospitalisation des résidents d’Ehpad, dernier tabou du Covid-19.
Les crises », Journal du médecin coordonnateur, 22 mai 2020.
2. Ch. Karagiannidis, C. Mostert, C. Hentschker et al., « Case Characteristics, Resource Use,
and Outcomes of 10 021 Patients with Covid-19 Admitted to 920 German Hospitals : an
Observational Study », The Lancet Respiratory Medicine, mis en ligne le 28 juillet 2020.
3. Siaarti, « Raccomandazioni di etica clinica per l’ammissione a trattamenti intensive e per la
loro sospensione, in condizioni eccezionali di squilibrio tra necessita e risorce disponibili »,
rapport de travail, 1re version, 6 mars 2020.
4. L. R. Churchill, « On Being an Older in a Pandemic », The Hastings Center, 13 avril 2020.
1. Le texte de cette tribune figure en annexe, p. 367.
2. Sur ce « toucher intérieur » par lequel nous nous sentons nous-mêmes, voir D. Heller-
Roazen, Une archéologie du toucher, trad. P. Chemla, Paris, Seuil, 2011.
3. Voir S. Bobillier, Éthique et personne : la volonté et le choix du mal dans la pensée de Pierre
de Jean Olivi (1248-1298), thèse soutenue le 17 janvier 2017, p. 127-128 [https://tel.archives-
ouvertes.fr/tel-01441709/document]. À paraître en octobre 2020, L’Éthique de la personne.
Liberté, autonomie et conscience dans la pensée de Pierre de Jean Olivi, Paris, Vrin.
4. Je vous renvoie sur tous ces points et pour les références aux textes classiques mais aussi aux
textes les plus contemporains, à l’analyse détaillée menée par Olivier Massin, dans L’objectivité
du toucher, Métaphysique et perception, thèse de doctorat, université d’Aix-Marseille, 2010
[https://www.academia.edu/3010474/Lobjectivit%C3%A9_du_toucher].
5. Voir les cours que j’ai récemment donnés au Collège de France visant à remettre à l’honneur
cette si longue et si riche tradition : https://www.college-de-france.fr/site/claudine-
tiercelin/course-2018-2019.htm
https://www.college-de-france.fr/site/claudine-tiercelin/course-2019-2020.htm
6. Ce que rappelle Jacques Derrida, dans Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000.
7. M. Jeannerod, Le Cerveau volontaire, Paris, Odile Jacob, 2009, ou encore L’Homme sans
visage et autres récits de neurologie quotidienne, Paris, Odile Jacob, 2007.
8. Voir pour un bon résumé des enjeux contemporains que pose le toucher, F. de Vignemont,
O. Massin « Touch », in M. Matthen (éd.), The Oxford Handbook of the Philosophy of
Perception, Oxford University Press, 2015, p 294-311.
9. Voir aussi J. Derrida, Le Toucher, op. cit., p. 61. Je reprends la traduction de R. Bodeus :
Aristote, Œuvres complètes, éd. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 2014, p. 1038-1040.
1. A. Jaworska, « Respecting the Margins of Agency : Alzheimer’s Patients and the Capacity to
Value », Philosophy & Public Affairs, 1999, vol. 28, no 2, p. 105-138.
2. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
3. V. Lefebvre des Noëttes, Alzheimer, l’éthique à l’écoute des petites perceptions, Toulouse,
Érès, 2018.
4. M. Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge,
The Belknap Press of Harvard University Press, 2006.
5. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 221.
6. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1983.
7. C. Pelluchon, Éthique de la considération, Paris, Seuil, 2018, chap. 3.
8. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit. Voir l’étude 9.
1. Je remercie Roger-Pol Droit et le groupe qu’il anime pour l’invitation à prononcer l’exposé
dont la transcription est la source de ce texte, lui-même situé dans un travail en cours.
2. Voir notre article « Le soin ultime », repris dans Le Moment du soin. À quoi tenons-nous ?
[2010], Paris, Puf, « Quadrige », rééd. à paraître 2021.
3. Voir Fr. Worms, Pour un humanisme vital. Lettres sur la vie, la mort et le moment présent,
Paris, Odile Jacob, 2019.
4. Voir « L’invention du mourant », Esprit, janvier 2003, no 291.
5. Voir les études réunies sur ce texte dans M. Dumont et N. Zaccai-Reyners, Penser le soin
avec Simone Weil, Paris, Puf, « Questions de soin », 2018.
1. Ph. Jaccottet, Pensées sous les nuages, Paris, Gallimard, 1983, p. 48.
2. Les prénoms ont tous été changés.
3. A. Camus, L’Envers et l’Endroit [1937], Paris, Gallimard, 1986, p. 43.
4. Le masque dans la tragédie antique.
5. V. Lefebvre des Noëttes, Alzheimer, l’éthique à l’écoute des petites perceptions, op. cit.,
p. 162.
6. E. Levinas, Totalité et Infini, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 235.
7. S. de Beauvoir, La Vieillesse, Paris, Gallimard, 1970.
8. P. Ricœur, in J.-F. de Raymond, Les Enjeux des droits de l’homme, Paris, Larousse, 1988,
p. 236-237.
9. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain [1765], Paris, GF-Flammarion, 1990,
Préface, p. 41-42.
10. Chr. Bobin, La Présence pure, Mazères, Le Temps qu’il fait, 1999, p. 64.
1. D. Piveteau, J. Wolfrom, « Demain je pourrai choisir d’habiter avec vous », rapport remis au
Premier ministre en juin 2020
[https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2020/06/rapport-habitat-
inclusif.pdf].
2. G. Le Blanc, « Penser la fragilité », Esprit, mars-avril 2006.
1. J. Bowlby, Attachement et perte, Paris, Puf, 1980.
2. L. Ploton, B. Cyrulnik, Résilience et personnes âgées, Paris, Odile Jacob, 2014.
3. B. Rimé, « How Individual Emotional Episodes Feed Collective Memory », in J. W.
Pennebaker, D. Paez, B. Rimé (éd.), Collective Memory of Political Events, New York,
Psychology Press, 1997, p. 131-144.
4. M. Hanus, La Résilience. À quel prix ?, Paris, Maloine, 2001.
5. P. Buser, Cerveau de soi, cerveau de l’autre, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 198.
6. E. Trinkauss, P. Shipman, Les Hommes de Néandertal, Paris, Seuil, 1996.
7. L. Ploton, Ce que nous enseignent les maladies d’Alzheimer, Lyon, Chroniques sociales,
2010.
8. P. Bustany, « Neurobiologie de la résilience », in B. Cyrulnik, F. Jorland, Résilience.
Connaissances de base, Paris, Odile Jacob, 2012.
9. J.-P. Polydor, Alzheimer, mode d’emploi, Bordeaux, L’Esprit du temps, 2011.
10. H. Blasco-Fontecilla, D. Travers, « Les stress psychosociaux trouvent-ils un écho dans la
personnalité ? », in Ph. Courtet (dir.), Suicide et environnement social, Paris, Dunod, 2013.
11. R. Jaffard, « Amelioration, effacement, restauration et insertion, manipulations
expérimentales de la mémoire », in Fr. Eustache, J.-G. Ganascia, R. Jaffard, D. Peschanski,
Mémoire et oubli, Paris, Le Pommier/Observatoire B2V des mémoires, 2014.
12. M. Ungar, The Social Ecology of Resilience, New York, Springer, 2012.
13. M. Garralda, J. Raynaud, Brain, Mind and developmental Psychopathology in Childhood,
New York, Jason Bronson, 2012.
14. B. Cyrulnik, D. Peschanski, Mémoire et traumatisme : l’individu et la fabrique des grands
récits, Paris, INA Éditions, 2012.
15. Fr. Shenk, G. Leuba, Chr. Büla, Du vieillissement cérébral à la maladie d’Alzheimer,
Bruxelles, De Boeck, 2004.
16. V. Cicirelli, « God as the Ultimate Attachment Figure for Older Adults, in Attachment and
Human Development », Brunner Routledge, 2004, vol. 6, no 4.
17. G. Horenczyk, O. Ben-Shalom, « Acculturation in Israel », in D. L. Sam, J. W. Berry,
Acculturation Psychology, Cambridge University Press, 2006.
18. A. Lejeune, Vieillissement et résilience, Marseille, Solal, 2004.
1. Pr Claude Jeandel, CHU de Montpellier, « Les différents parcours du vieillissement », Les
Tribunes de la santé, 2005, vol. 2, no 7, Vieillissement et santé, p. 25-35.
2. Réseau d’échanges, d’actions et de recherche qui travaille à faire reconnaître la notion de
« vieillissement créateur » indispensable au « bien vieillir » et à la cohésion sociale entre
générations.
3. « Utiliser ce seul argument pour lui imposer une contrainte que le reste de la population ne
subirait pas serait en droit une atteinte aux libertés fondamentales », affirmait Patrice Spinosi,
avocat au Conseil d’État, dans La Croix, vendredi 17 avril 2020.
4. Le Monde, 27 mai 2020.
5. Audienslemedia.org
6. Le Figaro, 19 mai 2020. Interview d’Agnès Leclair.
1. Dino Buzzati, Le K, Paris, Robert Laffont, 1967.
2. R. Enonchon, F. Marquardt, « Will Racism Color How we Remember Covid-19 ? »,
Newsweek, 23 juin 2020.
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