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Présentation

Pourquoi se met-on en couple et pourquoi désire-t-on avoir un enfant ? La


réponse est moins évidente qu’on le croit, puisque la mise en couple fait
généralement tanguer la relation amoureuse et que le désir et l’arrivée de
l’enfant mettent souvent en péril le couple lui-même. Qu’est-ce donc qui
nous pousse à prendre chaque fois le risque du déséquilibre et de la rupture
? Qu’est-ce qui nous appelle ? Et que nous dit de la société d’aujourd’hui ce
curieux comportement ?
Dans ce nouvel essai pétillant où tout est affaire d’équilibre et
d’anticipation, Robert Neuburger prône la liberté de choisir, la créativité, la
responsabilité person-nelle, l’émancipation par rapport aux normes, et
rappelle que les couples qui durent sont toujours ceux qui ai-ment…
l’aventure.

Robert Neuburger est psychiatre, psychanalyste, théra-peute de couple et de


famille. Il a publié aux Éditions Payot L’Art de culpabiliser, et Exister : le
plus intime et fragile des sentiments.
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
106 boulevard Saint-Germain
75006 Paris
www.payot-rivages.fr

Couverture : © www.atelierrezai.com.com - Illustration : © Tom Tirabosco.

© 2014, Éditions Payot & Rivages

ISBN : 978-2-228-91017-0

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de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales
À Sveti, pour son soutien constant
et ses conseils précieux.
Merci aussi à tous les couples et
les familles rencontrés ; ils ne savent pas
combien je leur suis redevable de ce
qu’ils m’ont appris.
PRÉAMBULE

Pour faciliter la lecture de cet ouvrage, il me paraît nécessaire de


présenter une notion fondamentale. Ce qui donne du sens à notre existence,
ce sont deux piliers. D’une part, les relations que nous créons avec d’autres
êtres, relations réciproques et de différentes natures  : fraternelles,
amoureuses, filiales, parentales. Et d’autre part, des relations
d’appartenance, qui sont des supports d’identité. Celles-ci concernent les
groupes humains auxquels nous décidons d’appartenir. Cela signifie
également un rapport de réciprocité  : nous nous sentons reconnus comme
appartenant à ces groupes qui deviennent des supports d’identité et, en
échange, nous contribuons à les faire exister par notre participation. Ces
groupes peuvent être de différentes natures  : groupes fraternels comme la
bande d’amis, groupes familiaux comme ce qui peut être ressenti dans des
groupes idéologiques tels une famille politique, religieuse ou sportive.
Enfin le couple et la famille qui comportent certes des relations entre les
membres, mais aussi une dimension institutionnelle, support d’identité.
Cette différence majeure a été repérée en premier par Émile Durkheim,
qui opposait l’amour relationnel et l’amour de l’appartenance  : il disait
aimer son épouse car il l’avait choisie, et aimer sa sœur car ils appartenaient
à la même famille. De même, Elias Canetti montrait la différence entre
relation et appartenance après avoir observé le comportement de sa mère :
«  Elle connaissait (ma mère) les mécanismes d’un certain délire
autodestructeur au sein de sa famille ; elle aurait été fort capable d’écrire un
roman là-dessus : elle n’en était pas moins fière de cette famille. Si ç’avait
été de l’amour, je l’aurais peut-être mieux comprise. Mais nombreux étaient
les protagonistes qu’elle n’aimait pas  ; les uns, elle ne pouvait carrément
pas les souffrir  ; les autres, elle les méprisait  ; mais pour la famille
considérée comme un tout, elle n’éprouvait que de la fierté1. »
L’enjeu de ces différents types de relations, relations d’être à être et
relations à des groupes d’appartenance, est d’être nos supports d’existence.
Sans ces derniers, nous sombrons aisément dans ce qu’on appelle
aujourd’hui la dépression. Certains drames familiaux sont des illustrations
de ce qu’il peut advenir lorsque ces supports viennent à manquer.
Le couple a pris une importance considérable parmi les supports
d’existence, peut-être en raison de la défaillance des supports traditionnels
tels la famille d’origine ou le monde professionnel. Mais un investissement
trop centré sur une relation ou une appartenance est dangereux, car les
alternatives manquent si surviennent des difficultés.
Les constats décrits dans cet ouvrage émanent de ma pratique clinique de
thérapeute de couple et de famille. Mon champ de micro-observation se
distingue des analyses basées sur des enquêtes de terrain qui nécessitent
plus de recul et un grand nombre d’observations. Il n’en reste pas moins
que ce que nous pouvons constater en tant que thérapeutes lors des
consultations de couple ou de famille anticipe souvent ce qui sera
ultérieurement démontré par les sociologues et permet parfois même
d’orienter leurs recherches.

1. Elias Canetti, Écrits autobiographiques, Paris, Le Livre de poche, coll. « Pochothèque », 1998, p. 7.
INTRODUCTION

Le grand changement :
la liberté de choisir

Le couple et la famille ne sont pas des données biologiques. L’homme est


un être culturel. Les crises sont donc inévitables et souhaitables, liées à des
changements sociaux. Nous émergeons d’une longue période de crise qui
concerne notamment le couple, la famille et les rapports entre les deux.
Cette crise, qui a débuté pendant la Grande Guerre, a vu la première vague
d’émancipation des femmes, puis, après la Seconde Guerre mondiale, elle a
connu des pics, dans les années 1960 avec les communautés et la liberté
sexuelle, et tout récemment avec les questions soulevées par le mariage
homosexuel et l’homoparentalité.
Le mot « crise » n’est pas négatif, il signifie : « Le passé est mort et le
futur n’est pas encore né » (Antonio Gramsci). Les crises sont engendrées
par des changements qui nécessitent une redéfinition des relations entre les
humains. Un des changements les plus importants qui soit intervenu est, à
mon sens, la liberté de choix considérable dont dispose actuellement chacun
de nous en ce qui concerne ses investissements en matière de couple et de
famille. Quels sont les changements qui permettent d’affirmer ce point ? Ils
sont nombreux. En quelques décennies, notons la moindre dépendance de
chacun à sa famille d’origine qui, de ce fait, autorise des choix plus
personnels de sa ou son partenaire, également celui de se marier ou non, de
créer une famille ou non. La pression sociale a diminué, le divorce s’est
banalisé, donnant la possibilité de rester ou non dans un couple, et ce, sans
risquer l’opprobre du contexte social dans lequel chacun vit. Une tolérance
à l’égard de l’homosexualité rend acceptable le choix d’un partenaire du
même sexe, voire de la constitution d’une famille homoparentale. La
maîtrise de la fertilité essentiellement par les femmes permet l’exercice de
la sexualité sans préoccupation de procréation, donc d’engagement. De
même pour la possibilité, certes encadrée, d’obtenir une interruption de
grossesse. Le concept de l’égalité homme/femme autorise des prises
d’initiative dans ses choix quel que soit le sexe de la personne, choix
également des techniques d’engendrement, la plupart légales dans de
nombreux pays, choix majeur également de la formule de vie : couple sans
famille, couple avec famille, famille sans couple… Tous ces changements
se sont opérés dans le cadre d’une idéologie dominante valorisant
l’individu, son autonomie, ses libres choix.
Mais la liberté n’est pas toujours vécue comme un cadeau, car elle
signifie aussi la responsabilité personnelle. Dans Caligula, Albert Camus
parlait de «  l’effrayante liberté  ». Chacun de nous doit assumer ses
décisions en matière de couple et de famille sans pouvoir, comme dans le
passé, en reporter la responsabilité sur l’entourage familial ou social.
Ce livre est destiné à faciliter les choix de chacun en matière
d’engagement dans un couple ou dans une famille. J’en dégage ce qui les
rend désirables, mais je montre aussi en quoi ils peuvent être périlleux, tout
en reconnaissant que la rationalité n’est pas un ingrédient nécessairement
favorable à l’établissement d’un couple ou d’une famille. On verra que les
paradoxes en la matière ne manquent pas. C’est peut-être d’ailleurs ce qui
fait que le sujet est si passionnant.
Je tenterai de montrer que le maintien d’un couple ne repose pas sur le
respect de normes psychologiques, pratiques ou sociales. Son existence
tient à la gestion d’une série d’équilibres entre plusieurs éléments : entre la
relation amoureuse et ce que suppose de solidarité le fait d’appartenir à une
même micro-institution appelée couple  ; entre les conceptions éducatives
des deux partenaires du couple s’ils décident de procréer  ; entre la
préservation d’une intimité de couple et la nécessaire implication familiale.
Mais ces équilibres peuvent devenir périlleux et l’édifice, fragile. Peut-on
anticiper certaines difficultés  ? Et que faire lorsque des déséquilibres
s’installent durablement ?
CHAPITRE PREMIER

Le désirable dans le couple

Qu’est-ce qu’un couple aujourd’hui ?


Il n’y a pas si longtemps, on se mariait certes pour pouvoir vivre en
couple, mais c’était surtout un projet familial. Dans un certain milieu, le
mariage était d’ailleurs conçu pour établir une alliance entre deux familles.
Le couple reposait essentiellement sur sa fonction parentale, sur les
responsabilités de chacun pour créer et maintenir une famille. L’expression
même de « couple parental » en dit long sur ce qui unissait ces deux êtres.
Le lien de couple, du fait du mariage, était en quelque sorte familialisé. J’ai
encore le souvenir (pénible) d’un séminaire sur le couple qu’on m’avait
demandé d’animer en Sicile, il y a une trentaine d’années, avec des
professionnels. Le problème, c’est que les participants ne comprenaient pas
le sujet. Pour eux, le couple faisait partie de la famille et n’avait aucune
existence autonome, la femme étant essentiellement une mère de famille.
Le temps a passé et de la crise ont émergé des changements importants.
Divers facteurs ont provoqué cette nécessité de changer  : l’apparition des
femmes sur le marché du travail, la maîtrise de la fécondité (essentiellement
par les femmes), une diminution du pouvoir de la religion avec une chute
vertigineuse de la croyance en l’enfer, le succès de l’idéologie de
l’autonomie et de la réalisation de soi comme idéal pour chaque individu,
une perte de croyance dans des valeurs traditionnelles comme la famille et
le travail, sans parler de la mère patrie. Durant ces périodes troublées, nous
avons assisté à diverses expériences comme celle des communautés
familiales dans l’après-1968, à des avancées, à des régressions.
Aujourd’hui, de nouvelles normes sont définies légalement, qui fixent de
nouveaux modèles. On peut être critique à leur égard, ou enthousiaste, il
n’en demeure pas moins que ces changements se sont imposés. Chaque
corpus de normes d’une époque comprend des avantages et des
inconvénients. N’oublions pas que, récemment encore, les violences
conjugales étaient banalisées, voire tolérées, l’avortement criminalisé, le
viol conjugal non pénalisé, les abus sexuels niés ou attribués aux attitudes
provocatrices des enfants.
Ces changements ont engendré autre chose qu’une nécessaire adaptation.
C’est à l’invention de nouveaux modèles, de nouvelles normes que nous
sommes confrontés. Quelles sont donc les nouvelles donnes, outre la liberté
de choix ? Le changement le plus important en ce qui concerne le couple est
qu’auparavant il n’existait qu’une seule institution, la famille, dont faisait
partie le couple parental, et qu’aujourd’hui cette structure traditionnelle a
éclaté en deux parties séparables : le couple et la famille. Il est désormais
irréaliste de parler de couple parental : on est couple et parent.
Cela veut dire que l’enfant n’est plus un projet de couple. Un projet de
couple, c’est par exemple partir un week-end à Madrid, à Amsterdam, au
bord de la mer. L’enfant, lui, est un projet parental individuel. Certes, la
décision est souvent prise en commun, mais l’engagement des futurs
parents est d’assurer une tâche éducative, que le couple survive ou non à
cette épreuve. Une étude réalisée auprès de jeunes étudiantes en droit
montrait que le choix d’un partenaire pour la vie reposait pour elles, entre
autres, sur ce qu’elles pouvaient supposer que serait son comportement
parental si intervenait une séparation.
Deux nouvelles institutions sont donc nées, qui s’appellent, d’une part,
« le couple » et, de l’autre, « la famille ». Le couple, aujourd’hui, n’est plus
un élément de la famille, il a quitté celle-ci pour devenir une institution à
part entière. Ce constat, que j’avais fait dans ma pratique il y a de
nombreuses années, a été confirmé par les sociologues. Il est clair qu’en cas
d’insatisfaction dans le couple, qu’il y ait mariage ou non, enfant ou pas, la
séparation n’est plus un tabou. Chacun semble se souhaiter un couple, voire
une famille, mais sans que les deux institutions soient vécues comme
indissociables. La séparation de ces deux institutions est intervenue
légalement en France grâce à l’institution du pacs. C’est désormais une
réalité. Le mariage institue une famille  ; cela se matérialise par la remise
d’un livret de famille. Le pacs, lui, institue un couple. Il est d’ailleurs
fréquent que les couples se marient seulement lorsqu’un enfant est attendu.
Ce changement sociologique a des conséquences importantes, en
particulier celle de lester le couple d’attentes qui, auparavant, étaient plus
du ressort de la dimension familiale, notamment ce qui relevait d’une
sécurité de base pour chacun. La famille devient une institution limitée à
l’exercice d’une parenté moins centrée sur la transmission de valeurs
familiales que sur le désir de voir les enfants s’intégrer à une vie sociale.
Nous devons donc réviser nos modèles. Il ne s’agit pas d’avoir des regrets,
mais de prendre en compte cette nouvelle donne. Le temps ne connaît pas la
marche arrière !
Le couple et la famille ont en commun avec toutes les institutions de
reposer sur des bases mythiques qui sont les valeurs qu’on leur attribue, les
attentes qu’ils suscitent l’un et l’autre. Mais ces piliers mythiques ont
changé. On est passé de l’idée que fonder une famille était le ciment du
couple à une situation où l’enfant est ce qui met en péril le couple. Le
nombre de ruptures intervenant en particulier après la naissance du
deuxième enfant est éloquent. La famille que les enfants créent en naissant
est devenue une institution rivale qui mord sur l’intime du couple.
Mais si l’enfant est désormais le contraire d’un ciment pour les couples,
sur quoi ces derniers vont-ils s’appuyer pour exister ? La première tentative
pour établir un nouveau couple a été faite juste après Mai 68. Le pilier
mythique valorisé à l’époque était « la liberté » : liberté sexuelle de chacun,
autonomie, réalisation des désirs individuels. Aujourd’hui, ce modèle a peu
d’adeptes, il est remplacé par un autre qui repose essentiellement sur «  la
confiance » et « la fidélité ». On peut s’étonner que ces deux valeurs soient
mises en avant par les jeunes couples, mais c’est méconnaître les
conséquences sur les couples de cette séparation du couple et de la famille.
Ce qui suscite la création d’un couple n’est donc plus du tout – ou rarement
– le projet de fonder une famille. Celle-ci émerge seulement dans un
deuxième temps, lorsque le couple a fait preuve d’une certaine solidité.
Mais alors, si ce n’est d’abord pour fonder une famille, pourquoi désire-t-
on se mettre en couple ?

Pourquoi un couple ?
Le célibat, aujourd’hui, n’est pas synonyme d’abstinence sexuelle ou
d’un manque de relations amoureuses. Il signifie simplement que l’on n’a
pas le goût ou l’occasion de s’investir dans un couple particulier.
Ce parti pris de préserver sa liberté est celui de ceux que d’autres
investissements comblent ou à quoi ils suffisent pour se sentir exister  :
investissements professionnels, confessionnels, politiques, sociaux,
artistiques, ou bien de ceux qui se trouvent, après une séparation, en charge
d’enfants et n’ont pas le désir de créer une famille recomposée avec toutes
les complications que cela représente. À ce propos, il faut dénoncer les
attitudes culpabilisantes de certains aux yeux de qui une famille sans
homme n’est pas une famille et pour qui la présence d’un porteur de
testicules est nécessaire à l’épanouissement des enfants ! Ceux-là oublient
un autre changement important dont nous reparlerons, qui est la disparition
de la puissance paternelle et son remplacement par l’autorité parentale
partagée. Bien des femmes aujourd’hui, après une séparation, ne prennent
pas le risque de partager leur foyer avec un compagnon. Elles préfèrent
gérer elles-mêmes leurs enfants et avoir par ailleurs une relation de couple.
Le premier choix à opérer repose sur l’évaluation des avantages et
inconvénients respectifs du célibat et ceux qui découlent d’un
investissement dans un couple. Ce qui peut pousser un être à quitter l’état
de célibat doit être soigneusement pesé. Les raisons classiques ne sont plus
forcément raisonnables. La peur de la solitude doit être mise en rapport
avec le risque d’abandon puisque l’on sait que de nombreux couples ont
une vie brève. Être en couple, aujourd’hui, ne comporte aucune garantie, ne
correspond pas à ce que l’on en disait dans le passé avec l’expression
«  faire une fin  » pour signifier le mariage. L’on connaît ce que ces
constructions comportent de périlleux  : les statistiques sont là pour nous
rappeler la fragilité du couple, la complexité des problèmes éducatifs, la
grande difficulté à concilier vie de couple, vie de famille, vie
professionnelle et vie personnelle. Par ailleurs, l’égalité entre les hommes et
les femmes n’est pas une évidence dans ces contextes d’insécurité, les
femmes étant souvent lésées du fait de la difficulté pour elles de cumuler
vie professionnelle et vie familiale. Tout abandon est douloureux et
fréquemment à l’origine de sentiments dépressifs pour la personne
abandonnée et de soucis matériels pour les deux.
S’engager comporte donc un risque important, je dirai même que c’est
une conduite à risque comme nombre d’entre nous aiment les susciter pour
se sentir exister. C’est un défi, un pari qui comporte statistiquement autant
de perdants que de gagnants, sans compter les victimes collatérales que sont
souvent les enfants. Les questions à se poser sont donc légitimes et
concernent le rapport entre le fait de préserver sa liberté et s’engager dans
une relation, entre conserver la maîtrise de son intimité, ou la partager avec
un ou une autre. Cela dit, il existe des situations intermédiaires  : certains
couples décident de ne partager que des moments privilégiés comme les
vacances ou les week-ends sans qu’il y ait cohabitation constante ou autre
engagement. C’est plutôt le cas des couples recomposés après des
déconvenues concernant leurs couples précédents. Mais peut-on à leur
propos parler encore de couples  ? Il s’agit plutôt d’une autre formule qui
n’a pas encore reçu de nom où deux êtres tentent le pari de cumuler les
avantages du célibat et ceux de vivre une relation de couple.
À quoi tient donc la décision de quitter le célibat  ? Bien sûr, cela peut
être lié à une relation amoureuse que l’on souhaite voir se poursuivre sous
une forme plus institutionnalisée dans l’espoir de la protéger, bien que, une
fois encore, les liens du mariage aient actuellement la propriété de se
dénouer sans trop d’efforts, du point de vue de la loi tout du moins. Un
constat  : le besoin d’une relation amoureuse ne se confond pas avec celui
d’entrer dans une relation de couple. Ainsi, j’ai pu observer que mes
étudiants à l’université ont tendance à se mettre en couple vers la fin de
leurs études. Or c’est une université où la vie de campus est intense, où
l’identité d’étudiant est, dans ce contexte, valorisée et structurante. La
dimension d’appartenance, nécessaire à chacun pour se sentir exister1, est
comblée en partie par le statut d’étudiant. Cela ne signifie pas que des
idylles ne se créent pas tout au long des études, mais elles sont labiles,
changeantes, parfois romantiques, parfois même passionnelles, mais
n’impliquent pas un quelconque engagement. La plupart sont des relations
amoureuses sans lendemain. Pourquoi des couples se constituent-ils plutôt
vers la fin des études  ? Il est aisé de penser que l’appartenance à
l’institution couple va se substituer à l’appartenance au groupe d’étudiants.
Il semble que ces étudiants aient compris que leur relation amoureuse ne
pourrait se poursuivre s’ils n’y rajoutent pas une dimension d’appartenance
en créant un couple pour la contenir. Cette relation d’appartenance devient
importante pour eux, autant au moins que la relation amoureuse du fait de
l’annonce de la disparition prochaine d’une autre appartenance investie et
structurante, celle d’appartenir au monde étudiant. Il est également connu
que dans une bande de copains ou de copines, quand plusieurs font défaut
du fait de leur mise en couple, cela provoque souvent, par une réaction en
chaîne, la constitution d’autres couples. Ceci est à mettre en rapport avec la
dissolution progressive du groupe d’amis et ce que cela représente en
termes de perte d’un groupe d’appartenance investi.
Est-ce à dire qu’un manque – ou le risque d’un manque – d’appartenance
préside à la décision de créer un couple, voire une famille ? Il me semble
que pour se lancer dans un couple, les deux facteurs sont réunis : d’une part
une relation amoureuse que l’on veut poursuivre, d’autre part un besoin
d’appartenance, de créer une petite institution avec l’autre du fait d’un
sentiment de désappartenance, d’un manque lié à la perte d’un autre groupe,
amis, famille… Un autre facteur rend le couple attractif  : le fait que les
autres appartenances – milieu professionnel ou famille d’origine – ne sont
guère rassurantes aujourd’hui.
Deux piliers, deux « désirables » rendent donc le couple attirant : l’amour
relationnel, le fait d’une relation amoureuse, mais aussi le besoin d’un autre
amour, celui de l’institution couple, la maison-couple2. Le couple est censé
combler deux attentes, deux désirs, la relation amoureuse, celle qui nous
constitue en tant qu’homme ou femme chacun dans le regard de l’autre, et
la relation d’appartenance qui concerne l’ensemble qui réunit deux êtres
face au monde extérieur, ce petit monde à deux, cette intimité protégée.

Comment un couple ?
À partir du moment où l’on participe à un groupe quelconque, la question
n’est pas l’absence d’irrationalité, mais la quantité d’irrationalité nécessaire
à son fonctionnement. Il est aisé de le démontrer en ce qui concerne le plus
petit groupe humain, le couple, dans sa version contemporaine, où il ne naît
plus d’un accord entre familles mais s’autoconstitue du fait de rencontres le
plus souvent liées au hasard. Mais le hasard semble bien faire les choses !
Rien ne m’émeut plus que d’entendre des couples parfois en grand conflit
me confier leur mythe fondateur, dont l’irrationalité semble à chaque fois
leur échapper. Ils se reconnaissent comme si une prédestination avait joué
en leur faveur, comme si un destin bienveillant leur avait ouvert les portes
de la félicité.
On trouve un exemple de ce mythe du destin dans un curieux texte de
Kierkegaard, Le Journal du séducteur (1843), où il s’adresse à sa promise :
«  Nous deux, nous sommes prédestinés l’un à l’autre  ; pas de doute je
découvre que mon amour pour toi est aussi vieux que moi-même… » Cette
irrationalité, on peut l’appeler croyance ou mythe, mais il faut savoir que
les membres d’un couple ne la vivent pas comme une croyance : pour eux,
elle est une vérité. La croyance n’existe pas plus que l’illusion : si l’on sait
qu’une « vérité » n’est qu’une croyance, alors on n’y croit plus ; de même,
l’illusion n’est plus une illusion quand on sait qu’elle est une illusion. Ce
mythe fondateur est nécessaire à la création de la dimension institutionnelle
du couple.
La démonstration inverse est facile  : des couples en difficulté m’ont
souvent confié que leur couple dysfonctionnait depuis le début, car la
décision de le fonder ne reposait pas sur un élément irrationnel mais sur une
nécessité, par exemple celle de se marier parce qu’un enfant était attendu.
Une patiente a résumé admirablement cela en s’exclamant  : «  Je sais
exactement pourquoi mon couple n’a jamais marché : c’est la seule décision
rationnelle que j’ai prise dans ma vie  !  » Cette recherche d’un Éros
extérieur qui crée le couple par un sentiment de prédestination est parfois
touchante : « Nous avons immédiatement su que nous étions faits l’un pour
l’autre, car nous n’avions strictement rien en commun  », me confiait un
couple… Hannah Arendt écrit dans une lettre à Martin Heidegger : « Entre
deux êtres humains se constitue parfois, rarement, un monde. Ce monde est
alors sa patrie, il a été en tout cas la seule patrie que nous étions prêts à
reconnaître. »

Ce qu’apporte la relation amoureuse :


couple et identité sexuée
Il y a deux amours dans un couple  : l’amour qui unit deux êtres et
l’amour de la maison-couple, la petite institution que ces deux êtres ont
créée et qui les contient tous deux face au monde. Ces deux amours ne
correspondent pas au même projet. En ce qui concerne la relation, l’amour
réciproque que chacun attend de l’autre, celui qui dit : « J’existe dans ton
regard et tu existes dans le mien  », il répond à une attente fondamentale.
Quand on s’engage dans un couple, la relation amoureuse subit une
profonde modification. Il n’est pas simplement question des gratifications
sexuelles que peut apporter une relation, mais d’un « plus » structurant. Se
mettre en couple permet de se sentir renforcé dans un besoin qu’on a
longtemps sous-estimé : le besoin de conforter son identité sexuée, le fait de
se sentir reconnu(e) comme homme ou comme femme par et dans la vie du
couple. Ce n’est certes pas un hasard si tant de demandes d’aide pour des
difficultés de couple s’expriment sous la forme  : «  Je ne me sens plus
exister… comme homme, comme femme », c’est-à-dire plus reconnu(e) en
tant que tel(le).
La construction de notre identité sexuée correspond à une nécessité, car
elle structure notre personnalité. C’est un processus qui débute dans la
petite enfance, voire à la naissance, et qui se poursuit toute la vie. Le couple
intervient à la fin d’un processus qui a été engagé bien longtemps
auparavant. Le premier regard de la mère est pour connaître le sexe de son
enfant. On naît mâle ou femelle, on devient garçon ou fille dans le regard
parental, puis on se sent reconnu(e) comme copain ou copine dans le groupe
de pairs, puis comme homme ou femme dans et par le couple ou les couples
successifs. Ce processus n’est jamais totalement terminé, qui nous
permettrait de nous passer du regard d’un ou d’une autre. Effectivement, le
désir d’une relation sexuelle ne suffit pas pour nous sentir exister comme
homme ou comme femme, sinon les prostitué(e)s seraient les êtres qui se
sentiraient les plus renforcés dans leur identité sexuée, ce qui est loin d’être
le cas du fait qu’elles et ils sont bien évidemment réduit(e)s à l’état d’objets
sexuels et non d’êtres sexués.
Ce besoin de reconnaissance dans une identité sexuée est central dans ce
qui nous confère un sentiment d’exister. Nombre de souhaits suicidaires
sont énoncés, voire agis, parce que le sujet a ressenti le désamour de son ou
sa partenaire, son indifférence à l’autre, le fait de n’être plus qu’un ami ou
une amie. L’un des changements actuels est l’importance de la place qu’a
prise le couple dans ce processus d’acquisition d’une identité sexuée. Il
semble que le groupe d’hommes ou de femmes auquel chacun appartenait
remplissait ce rôle de façon plus importante dans le passé, en particulier du
fait de la sexualisation des professions. On pouvait se sentir exister en tant
qu’homme parce que l’on était médecin ou plombier et en tant que femme
parce que l’on était infirmière ou institutrice. En raison de l’introduction
d’une égalité dans le choix des professions, cet élément ne joue plus un rôle
majeur, il est même de moins en moins important. De ce fait, il revient
essentiellement au couple de nous soutenir dans ce processus qui peut
s’avérer vital.
Le support de ce que chacun attend de son ou sa partenaire ne se résume
donc pas à l’expression d’un désir sexuel. Non pas que l’exercice d’une
sexualité plaisante pour les deux partenaires soit négligeable, mais ce n’est
pas suffisant. Chacun attend un ensemble de comportements qui signifient
que l’autre nous reconnaît dans notre identité sexuée. On peut appeler cela
la séduction. Cette séduction n’est pas l’équivalent d’un comportement de
prédateur ou de prédatrice. Séduire, du latin seducere, c’est conduire à soi.
Mais il y a plusieurs façons de conduire à soi. Ici, il s’agit de montrer du
respect, de la considération, des attentions, une valorisation, bref de
témoigner dans ses comportements que l’on reconnaît l’autre et le renforce
dans son identité sexuée.
Que le couple soit homosexuel ou hétérosexuel, c’est bien de la
reconnaissance d’une différence qu’il s’agit. En effet, dans les couples
homosexuels, on peut constater qu’une différence soutient l’existence de la
relation qui n’est plus celle d’homme ou de femme mais s’exprime en
termes de dominant/dominé ou de passif/actif. Le corollaire de cette attente
est que la fidélité se doit d’être au rendez-vous. Pour être structurante dans
ce qu’elle apporte de renfort de l’identité sexuée de chacun, la relation doit
comporter de l’exceptionnel, donc de l’unique.

Couple et appartenance :
la maison-couple
L’autre attente du couple est du ressort de la maison-couple.
L’appartenance à cette micro-institution, le couple, devrait procurer un
sentiment de sécurité, une protection. On espère qu’on pourra s’appuyer sur
l’autre en cas de difficulté, se sentir en confiance dans la relation, être
protégé(e) contre les agressions du monde extérieur. L’appartenance
fraternise la relation. Là encore, on voit la contradiction entre le besoin de
sécurité qui, dans le passé, était lié à l’appartenance à une famille et la
dimension de séduction qui nécessite une certaine distance, une certaine
incertitude, une attente jamais totalement satisfaite. L’attente précédente
était de renforcer une identité sexuée par le biais d’une relation basée
essentiellement sur la séduction ; ici, il s’agit d’obtenir de l’appartenance au
couple un renforcement identitaire du fait de cette appartenance.
Être reconnu(e) comme appartenant à un couple est un «  plus  » social.
C’est ainsi que l’on voit les intervenants sociaux se comporter très
différemment face à une famille monoparentale et face à un couple. Dans le
cas de la monoparentalité, ils se montrent nettement plus intrusifs et
directifs. Les banques réagissent de cette façon, et bien d’autres institutions
également. De même, encore, les familles d’origine. Une patiente m’a
rapporté que lorsqu’elle était encore en couple, il lui arrivait régulièrement
d’être invitée, ainsi que son mari, par ses parents à déjeuner le dimanche. Ils
arrivaient, la table était mise, le repas prêt et plutôt festif. Depuis que le
couple s’est séparé, dans les mêmes circonstances, ses parents demandent à
ma patiente de faire les courses et de participer à la confection d’un repas
plutôt frugal…
Dans le passé, cette attente de solidarité était moins liée au couple parce
que la mise en couple signifiait essentiellement l’entrée dans une famille.
C’était plutôt l’appartenance à une famille qui apportait la sécurité de base,
la protection et l’identité. Aujourd’hui, l’attente de solidarité repose
essentiellement sur le couple. On attend qu’elle joue face au monde
extérieur  : en cas de conflit avec les familles d’origine ou si la situation
professionnelle se dégrade  ; mais l’attente concerne aussi la vie intérieure
du couple : égalité dans la répartition des tâches et des responsabilités. Ce
dernier point va dans le sens d’une dédifférenciation des rôles sexués tels
qu’ils étaient conçus traditionnellement. Il est clair que lorsque les deux
êtres qui constituent le couple sont engagés professionnellement et plus
souvent à temps plein, on est loin du couple où Madame se devait d’être la
fée du logis et Monsieur celui qui rapportait la paye… Le corollaire de cette
solidarité attendue est qu’on puisse compter sur son ou sa partenaire. Un
climat de confiance est donc indispensable.
À gauche, l’amour de la relation (le couple-relation) ;
à droite, l’amour de l’appartenance (la « maison-couple »).

Le couple est soutenu par la fidélité et la confiance, qui font écho à ce


que le couple attend  : la séduction et la solidarité. L’exigence de fidélité
répond au besoin de se sentir valorisé, reconnu dans son identité sexuée, et
la confiance que l’on ressent d’appartenir à un petit monde rassurant  : la
maison-couple. Les deux piliers « mythiques » qui structurent aujourd’hui
les couples – la séduction d’une part et la solidarité de l’autre – apparaissent
clairement dans les attentes des couples. Prenons l’exemple des réponses
assez typiques à mes demandes, lors des thérapies de couple, sur ce que
chacun pense être les attentes de l’autre. Dans tel couple, Madame exprime
à propos de son mari qu’elle lui suppose les attentes suivantes  :
«  indépendance, respect, confiance, complémentarité, fidélité  »  ; et son
conjoint pense que les valeurs importantes pour elle sont «  la solidarité,
l’amour, le respect, la fidélité ».
On voit que ce choix introduit de la complexité. Certaines valeurs sont du
côté de la reconnaissance de l’identité sexuée, de la séduction nécessaire,
tandis que d’autres sont du côté de la solidarité, d’un compagnonnage, voire
d’une fraternisation. Tout le talent des couples consiste à gérer ce rapport
séduction/solidarité, à être capables de maintenir un équilibre entre ces deux
composants. On peut concevoir que cette gestion induit parfois des
difficultés quand la balance penche trop d’un côté ou de l’autre.
Ce qui rend cette gestion compliquée, c’est que, dans la société actuelle,
on a tendance à gommer les différences entre les destins masculins et
féminins. Cela retentit évidemment sur la vie des couples qui veulent avec
raison supprimer ou atténuer les différences liées au sexe. Il n’en reste pas
moins que l’identité sexuée reste un support important pour chacun. Les
couples contemporains ont donc un paradoxe à résoudre : tenter de gommer
les différences tout en les préservant sur le plan de l’identité sexuée de
chacun. Ce qui pose la question de la place respective de l’entraide et de la
séduction dans le couple, de l’équilibre à trouver et à maintenir.

1. Voir Robert Neuburger, Exister. Le plus intime et fragile des sentiments, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2014.

2. Voir Robert Neuburger, Nouveaux couples, Paris, Odile Jacob, 1997.


CHAPITRE II

Le périlleux dans le couple

Un mot, tout d’abord, sur ce que j’entends par « périlleux » : non pas un
jugement de valeur, mais le fait que certains fonctionnements, certaines
solutions, qui peuvent convenir parfaitement à telle ou telle situation de
couple, comportent aussi plus de risques que d’autres. C’est en fonction de
mon expérience professionnelle et des situations qui me sont présentées
dans ce cadre que je me suis autorisé à définir certains équilibres comme
étant périlleux. Il y a divers équilibres propres à chaque couple, mais il y a
aussi des ruptures d’équilibre qui engendrent des moments périlleux où la
créativité des couples est mise à l’épreuve : un couple qui va bien n’est pas
un couple qui n’a pas de problèmes, mais un couple qui sait résoudre ses
propres difficultés. C’est pourquoi j’ai symbolisé ces fonctionnements par
une balance. J’ai pu également reconstituer des scénarios catastrophes,
c’est-à-dire des enchaînements de comportements dans des couples qui
conduisent de façon souvent prévisible à des situations inextricables. Cela
m’a permis d’élaborer des propositions préventives afin que les couples
puissent repérer les risques d’impasses.
Entre les deux pôles qui composent les deux désirables  : le couple
supportant l’identité sexuée et le couple apportant une sécurité
d’appartenance, il s’établit en général un équilibre. Ce n’est pas un équilibre
statique : parfois domine l’intérêt pour la relation amoureuse, et à d’autres
moments l’intérêt pour la solidarité, l’entraide, la complicité fraternelle
unissant deux êtres. Mais il peut advenir que la balance penche de façon
prolongée d’un même côté. Il peut aussi advenir que chacun puisse se situer
d’un seul côté de la balance, l’un en tenant pour la relation, l’autre pour
l’appartenance. Toutes ces situations peuvent évoluer défavorablement.
Le couple-passion
Les plus rares : les couples où les partenaires ont un intérêt quasi exclusif
dans ce que l’être élu peut leur apporter comme renfort de leur identité
d’homme ou de femme. Ce n’est pas que je considère cette passion comme
pathologique, mais l’expérience montre que ces situations extrêmes sont
rarement durables. C’est essentiellement dû à la difficulté de préserver ce
type de relation tout en maintenant ou créant des relations avec d’autres,
qu’il s’agisse des enfants, de la famille, des collègues… De plus, la société
n’est pas très tolérante à l’égard de ces couples qui sont vécus comme
asociaux, ce qui n’est pas entièrement faux. Le fait de constituer une dyade
fermée sur elle-même dans ce rapport de fascination réciproque va à
l’encontre des mythes contemporains où chacun se doit d’être
«  autonome  ». Les réactions sociales peuvent être destructrices, en
particulier dans l’intervention des régulateurs sociaux que sont devenus
certains psychothérapeutes, voire certains psychanalystes.

Le couple-passion : le primat de la séduction.

Voici l’histoire d’un couple qui a vécu ce type de rencontre. Monsieur et


Madame ont quarante-cinq ans. Ils sont tous deux médecins. Elle est
pédiatre, lui a créé un important cabinet de radiologie. Ils se sont connus à
la faculté et cela a été l’amour total. Ils ont voyagé ensemble dans le monde
entier, dans un climat de passion réciproque, de fascination qui n’avait de
cesse, au point que, lorsqu’à leur retour ils ont décidé de se marier,
Monsieur a choisi de prendre son nom à elle tout en regrettant qu’elle ne
puisse en faire autant avec le sien. Puis la vie est devenue compliquée. Trois
enfants, le cabinet de Monsieur qu’il appelait «  mon bébé  » alors qu’elle
venait d’avoir un enfant, plus beaucoup d’activités communes, et, point
d’orgue, un jour Madame découvre qu’il a une liaison et pas avec n’importe
qui, avec sa coiffeuse à elle  ! Ils manquent se séparer, et leur relation
devient très tendue.
Madame entreprend une psychanalyse, sans que la relation s’en trouve
améliorée, bien au contraire. Ils ont des conflits violents et c’est au décours
d’une scène où ils se sont frappés qu’ils viennent me rencontrer. Chacun
déverse alors son amertume et ses regrets. Leur nostalgie de la relation
passée est évidente. Ils sont à nouveau au bord de la séparation.
Depuis le début, Madame m’explique que leurs difficultés sont dues au
fait qu’ils avaient une relation « fusionnelle ». Il me semble entendre là un
discours banalisant tenu par certains thérapeutes qui analysent toute
difficulté de couple comme étant liée à une relation de dépendance affective
et qui pensent qu’une fois le lien coupé, tout ira pour le mieux – ce qu’elle
me confirme. Le raisonnement fallacieux est de transformer un lien
passionnel entre adultes en un équivalent d’une relation primaire, vitale,
fusionnelle de la mère avec son enfant et qui, effectivement, pour permettre
le développement de ce dernier, doit être limitée dans le temps. On peut
aussi y entendre un discours moralisant qui critique ce type de relation en la
qualifiant de fusionnelle, niant ce qu’elle peut avoir de passionnel, donc
d’asocial.
Mon sentiment, dis-je à ce couple, est un peu différent du discours qui
leur a été tenu précédemment. Il me semble, leur dis-je, que s’ils sont en
grande difficulté, c’est peut-être que la vie, le travail, les enfants, voire les
thérapies, les ont éloignés l’un de l’autre. Je remarque chez chacun d’eux
une forte nostalgie de cette existence passionnelle (et non fusionnelle), une
grande rage de l’un à l’égard de l’autre comme si chacun était persuadé que
la responsabilité de cet éloignement revenait à l’autre. En conclusion, le
problème me paraît moins être dans le fait que leur relation de départ était
non pas fusionnelle mais passionnelle que dans le fait qu’elle ne l’est plus !
Quinze jours plus tard, c’est un couple amoureux qui se présente à moi. Ils
se tiennent par la main et ne se lâcheront pas de toute l’heure. Ils ont arrêté
les démarches chez les avocats et envisagent pour la première fois depuis
des années de partir seuls en bateau pour quelques jours.
Un couple ne peut jamais être fusionnel : la seule relation fusionnelle que
l’on puisse connaître est celle que nous avons eue avec notre mère durant
les premières phases de notre enfance. Et celle-ci est vitale  : si nous
n’avions pas connu cette phase, notre développement se serait arrêté et nous
serions devenus des légumes. Malheureusement, cette phase n’est que
transitoire et nous ne la vivrons plus jamais. Il est normal que nous ayons
tous en nous la nostalgie de cette période. Mais il est ridicule d’utiliser ce
terme pour désigner tout autre chose : simplement le fait que deux êtres se
fascinent l’un l’autre, se contentent de cette relation qui devient facilement
exclusive.
La passion de couple est distincte de la relation fusionnelle, c’est une
opportunité offerte à l’être humain, un rêve de relation où chacun n’existera
que par l’autre. Cet état, bien évidemment, ne peut qu’être critiqué par la
société et ses représentants, dont certains intervenants, du fait qu’elle serait
aliénante et asociale. De plus, la passion est souvent brève. Mais une
relation plus distante, moins passionnelle ou passionnante garantit-elle au
couple qu’il durera ?

Le couple ne s’use que si l’on


ne s’en sert pas
Une deuxième situation périlleuse, la plus fréquente, est inverse. C’est ici
une désérotisation du couple qui produit le déséquilibre. Ce déséquilibre est
dû à une valorisation excessive de la dimension de solidarité. J’appelle ce
scénario  : «  Trop de confiance tue le couple  », ou bien  : «  Un couple ne
s’use que si l’on ne s’en sert pas. »
Le problème est souvent révélé par un passage à l’acte. Nombre de
jeunes couples explosent du fait que l’un ou l’autre a eu des relations
sexuelles avec une autre personne, ce que l’on nomme communément une
relation extraconjugale, un adultère (s’il y a eu mariage) ou une tromperie,
voire une trahison. Ce dernier terme n’est pas anodin, car il implique l’idée
de la rupture d’un contrat. Or les conséquences de ces passages à l’acte sont
graves s’ils aboutissent à une séparation  : perte économique, désarroi des
enfants, déstabilisation individuelle pouvant conduire à des dépressions
sévères, etc.
La maison-couple : le primat de la confiance.

Quelle est l’origine du problème  ? Elle est clairement dans les


insatisfactions, les frustrations, les manques qui se sont installés
progressivement. Il serait simple de penser qu’il s’agit d’un manque au
niveau sexuel, bien que cela y participe. En réalité, ce n’est que la suite
logique de ce que les deux partenaires du couple sont devenus les
gestionnaires d’une famille, d’une maison, de différentes contraintes
administratives et financières. Il est difficile dans un tel contexte de se
sentir reconnu comme homme ou comme femme. La séduction se raréfie,
même si la sexualité est parfois encore là. L’affection ne manque pas ; en
revanche, sont absents le regard amoureux, les attentions. Il y a familiarité,
empathie, soutien réciproque, toutes qualités qui relèvent d’un rapport plus
amical que sexué. Chez l’autre, la découverte de la tromperie est souvent
vécue comme un drame. Parfois, néanmoins, cela réveille le désir et
fonctionne comme une piqûre de rappel pour le couple qui se redécouvre
dans un rapport amoureux. Mais le plus souvent, ce n’est pas le cas. Ainsi
que le disait une patiente, « j’aime mon mari, mais je ne peux rester dans un
couple où il n’y a pas la confiance ».
Le grand mot est lâché : la confiance ! Elle semble être le corollaire de la
solidarité. Il n’est pas difficile de démêler le problème à l’origine de ces
drames : confiance signifie, dans le cadre du couple, confiance réciproque.
Mais que contient le mot « confiance » ? Que veut dire « faire confiance à
l’autre  »  ? C’est une attente  : «  Je te donne ma confiance et en échange
j’attends de toi une loyauté. » Quel est le contenu de cette confiance ? En
général, la réponse est : communication et, surtout, fidélité. C’est là que le
bât blesse. Qu’entend-on par fidélité ? Certes, fidélité exclusive, au sens où
il n’est pas pensable que l’autre préfère une tierce personne, que ce soit sa
mère ou un être quelconque étranger au couple. Mais aujourd’hui il s’agit
surtout d’une fidélité sexuelle confondue avec l’exercice d’une sorte de
droit d’exclusivité.
Au nom de quoi peut-on exiger cela de l’autre ? Qui peut se dire à l’abri
d’une tentation ? Ce qui entraîne la rupture, c’est souvent la découverte, par
celui ou celle qui se considère trompé(e), qu’il ou elle s’est sacrifié(e),
frustré(e) pour rien  ! Et que le sacrifice de ses désirs n’a pas empêché
l’autre de sortir du contrat. Mais ce contrat, quel est-il ? Nous entrons dans
un couple dont la règle est que nous consentons à nous frustrer de toute
activité sexuelle non prodiguée à l’intérieur du couple.
Sur de telles bases, il n’est pas étonnant que les catastrophes soient si
fréquentes. Tout d’abord parce que si l’un ou l’autre satisfait certains désirs
hors du couple, il ne peut en faire état, connaissant la nature du contrat qui
le lie à son partenaire. Résultat, il ou elle se met à mentir. Le couple risque
alors de se dissoudre. En effet, à la tromperie sexuelle se superposera la
découverte du mensonge, avec ce que cela suppose de perte de confiance.
Pire que le mensonge, qui n’est souvent, après tout, qu’un mensonge par
omission, il y a la désinformation. Qu’est-ce à dire ? Il arrive fréquemment
que l’un des partenaires du couple pense que l’autre a probablement une
relation extraconjugale, soit qu’il ait des indices, soit qu’il ressente un
éloignement, une négligence. S’il exprime ses doutes, il peut s’entendre
dire : « Comment peux-tu imaginer que je te trompe, tu ne vois pas que je
suis épuisé(e) par le travail (ou que je fais une dépression)  ? Tu es
obsédé(e). » Dès ce moment, un problème se pose à celui qui a des doutes
sur la fidélité de l’autre. Ou bien il accepte les explications que l’autre lui
donne et il se sent mal parce que ses doutes ne le quittent pas ; ou bien il ne
le croit pas, se sent obligé de le confronter et s’expose à provoquer une
rupture du couple. Dans tous les cas, la situation devient obscure, indécise
et peut engendrer des troubles qui vont des sentiments d’auto-dévaluation,
de dépression, jusqu’à des délires de persécution. Ainsi, une jeune femme
prise de doutes sur la fidélité de son mari et confrontée à ses dénégations a
commencé à se montrer harcelante, à se persuader que son mari, médecin
de son état, la trompait avec sa secrétaire. Elle exigeait qu’il s’en sépare,
faisait des incursions dans son cabinet en plein milieu des consultations.
Son mari la qualifiait de délirante, ce qui ne faisait qu’aiguiser sa méfiance.
La vérité a éclaté peu après  : le mari entretenait bien une relation
extraconjugale, mais pas avec sa propre secrétaire, non, avec une autre
femme, à laquelle il avait trouvé un emploi de… secrétaire chez un
confrère !
Ce scénario fréquent semble lié à une évolution sociologique importante :
dans les années 1970, ce qui réunissait les jeunes couples était l’idée que
chacun pouvait garder une part de liberté, en particulier sexuelle. Cela dit,
curieusement, à l’époque l’adultère était un délit, ce qui n’est plus le cas
aujourd’hui où chacun, homme ou femme, a droit à sa vie sexuelle sans
interdit légal. Comment en sommes-nous arrivés à ce parti pris d’une
fidélité sexuelle confondue avec la confiance que l’on peut mettre dans la
relation de couple ? On peut en être d’autant plus surpris qu’actuellement la
prostitution est plus florissante que jamais, les rencontres facilitées par
Internet, l’accès à la pornographie banalisé, etc. Certes, l’irruption de
maladies sexuellement transmissibles tel le sida y serait pour quelque chose,
mais l’explication est un peu courte. Mon hypothèse est que c’est justement
cette facilité d’accès à une sexualité hors du couple qui pose problème. Cela
tue l’exceptionnalité à la base de chaque couple. La phrase qui revient
souvent lors des consultations est  : «  Bien sûr que je comprends que l’on
puisse être tenté, mais comment as-tu pu faire cela à notre couple ? » (sous-
entendu  : qui est si différent des autres). La banalisation du couple est la
conséquence de cet acte et du mensonge qui le tuent. Encore une fois,
même si l’infidélité est avouée, cela n’annule pas le fait qu’il y a eu
mensonge. Comme l’écrit Paul Auster, « un mensonge ne peut jamais être
effacé. Même la vérité n’y suffit pas ».
Il est clair que plus personne n’a de droit sur le corps de l’autre. La
notion de dette sexuelle conjugale introduite par l’Église ne semble pas être
une norme respectée. Décider que la base d’un couple est  : nous serons
éternellement fidèles l’un à l’autre, c’est courir un risque considérable. En
fait, marié ou non, chacun est libre de son corps. Il est beaucoup plus sain
de penser que chacun est responsable de ses actes : si je suis fidèle, c’est de
ma propre volonté, c’est parce que j’aime ma ou mon partenaire, c’est que
je souhaite par mes actes faire en sorte que lui ou elle me soit également
fidèle. Cette attitude plus pragmatique impose à chacun du couple d’être
vigilant quant à la relation dans le couple !
En ce sens, je proposerais de modifier l’article 212 du code civil qui est
énoncé lors des cérémonies de mariage par le maire ou un adjoint. Le texte
est le suivant  : «  Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité,
secours et assistance.  » Ne serait-il pas préférable de créer deux articles
distincts  ? L’un dirait  : «  Les époux se doivent mutuellement respect,
secours et assistance  », pour rendre compte de ce que la dimension
d’appartenance peut apporter. L’autre dirait  : «  Chaque époux s’engage à
tenter de rester fidèle et loyal, et à faire son possible pour que son conjoint
ait le désir de répondre à ce même engagement  », pour répondre à l’autre
attente, celle de se sentir reconnu comme homme ou comme femme.
Dans les contextes où la fidélité est au contraire un prérequis, l’infidélité
est un passage à l’acte dont les conséquences peuvent être graves. Qu’est-ce
qui peut conduire un membre d’un couple à prendre un tel risque  ? Il me
paraît inapproprié de parler d’usure du couple, ce qui est pourtant
fréquemment avancé pour expliquer la situation. La question est plutôt celle
d’une accumulation de négligence de la dimension de séduction, l’abandon
progressif de l’entretien de la dimension amoureuse du fait d’un
investissement grandissant dans des préoccupations familiales et/ou
professionnelles. À des questions du genre  : «  Quand avez-vous passé un
week-end à deux seuls  ?  » ou «  Quand êtes-vous sortis seuls le soir  ?  »,
répond la perplexité. Les sorties se font en famille ou avec des amis et les
week-ends sont rarissimes, et ce n’est pas toujours en raison de
contingences économiques ou de problèmes de garde d’enfant. Certains
couples mettent en avant comme explication à leurs difficultés une usure du
couple. Mais il s’agit moins d’une usure que d’une négligence. Un couple
ne peut longtemps rester virtuel et l’une des nécessités primordiales pour le
faire exister est de lui consacrer régulièrement du temps. Comme je l’ai dit
plus haut, un couple ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Les relations
sexuelles ne suffisent pas à faire exister un couple, néanmoins elles y
contribuent. La fraternisation peut entraîner une perte de libido qui va
jusqu’à l’arrêt total des relations sexuelles : on ne fait pas l’amour avec son
frère ou avec sa sœur. Une frustration s’installe sournoisement qui se révèle
brutalement par un passage à l’acte, la tromperie, d’autant plus douloureux
pour l’autre qu’il est inattendu.
«  La confiance n’exclut pas le contrôle  », disait Lénine. En matière de
couple, rien n’est jamais acquis et mieux vaut une saine vigilance qu’une
confiance aveugle.
Les rétorsions :
complémentarité ou symétrie ?
Un troisième scénario périlleux est celui où l’un en tient pour la relation
amoureuse tandis que l’autre est attaché aux valeurs de solidarité, à ce qui
justifie la confiance que l’on peut mettre en l’autre. Cela peut créer un lien
solide, fait de la complémentarité des investissements. Mais à plus ou moins
long terme, il peut advenir que l’un ou l’autre ne se sente pas respecté dans
ses attentes et donc que se mette en place un mécanisme destructeur avec
une escalade symétrique où les reproches vont succéder aux reproches. L’un
dit : « Pour moi, il faut d’abord un espace de couple rassurant et après, la
relation sexuelle  », ce à quoi l’autre répond  : «  Puisque tu me rejettes
sexuellement, je ne peux que prendre des distances avec toi.  » La guerre,
c’est quand les adversaires ont tous les deux raison…

La question des normes :


communiquer, ce n’est pas que parler
Rappelons qu’un couple n’existe que si ses membres préservent une
différence entre l’intime du couple et le monde extérieur 1. Il y a là aussi un
équilibre à trouver entre une trop grande perméabilité aux normes externes
qui peuvent faire intrusion dans l’intime du couple et une trop grande
opacité qui peut autoriser des comportements déviants.
Parmi les normes externes problématiques, j’ai déjà évoqué la
réprobation des relations « fusionnelles » – qui sont en réalité passionnelles
– et ce que le mythe d’autonomie porté par des intervenants extérieurs peut
engendrer comme difficultés. Une autre norme est particulièrement
pernicieuse, car soutenue par de nombreux professionnels et souvent non
perçue comme étant la norme d’une époque, c’est l’idée qu’une «  bonne
communication  » doit primer dans le couple, ce qui est interprété le plus
souvent comme le fait d’établir une bonne communication verbale dans le
couple. Ce n’est pas en soi une mauvaise proposition, mais elle méconnaît
que la communication humaine est complexe et que le verbal n’est pas
toujours le meilleur canal de communication. Dans Vie secrète, Pascal
Quignard dit que « le langage n’est pas le contemporain de la différence des
sexes. Il n’est pas approprié à l’amour… Le langage éloigne de l’amour
comme la sexualité embarrasse le langage et s’y cache sans cesse  ». Des
phrases reviennent souvent lors des consultations : « Il ne parle pas, ou pas
suffisamment  », «  Il refuse le dialogue  », etc. Mais cela correspond plus
chez certains à une lassitude d’entrer dans des dialogues qui deviennent
répétitifs, prédictibles dans leur contenu. Parfois, la situation empire à cause
de l’idée que, dans un couple, il faut tout se dire  ! Les conséquences
peuvent être fâcheuses, surtout si « tout se dire » signifie également évoquer
le passé, en particulier sexuel, de chacun. Cela peut provoquer des
difficultés sexuelles dans le couple actuel, soit du fait de blocages quand
reviennent des images provoquées par le récit de prouesses passées, soit, ce
qui m’a été confié à plusieurs reprises, lorsque le et surtout la partenaire
actuelle refuse à son compagnon des actes qu’elle dit avoir acceptés dans le
passé.
Les échanges verbaux, notamment lorsqu’il y a des désaccords, tournent
souvent en dialogues de sourds. Il me semble que si quelque chose s’use
effectivement vite dans un couple, c’est le langage. Souvent les échanges
deviennent prédictibles, chacun sait ce que l’autre va répondre à telle ou
telle demande et le résultat est frustrant pour les deux partenaires. Ce qui est
méconnu, c’est que la communication humaine utilise deux canaux
distincts  : le langage analogique et le langage digital. Le langage digital
correspond plus ou moins au langage parlé, aux mots, mais il comporte
aussi un volet analogique  : les intonations, les attitudes corporelles. Le
langage analogique est transmis par le corps, par les actions, et comprend
l’habillement, l’hygiène, les odeurs même, qu’il s’agisse de parfums
raffinés ou d’une négligence volontaire. L’analogique contient souvent une
part de digital : les commentaires verbaux.
Voici un exemple où domine la communication analogique. Dans une
situation qui m’a été rapportée, Madame se plaignait que Monsieur ne
souhaitait avoir des rapports sexuels que le matin au réveil. Elle était plutôt
du soir. Après quelques essais ou tentatives de dialogue sur ce sujet n’ayant
entraîné aucun changement, elle décida de s’y prendre sur un mode
analogique. Un matin, alors que son mari commençait des manœuvres
d’approche, elle l’interrompit en lui expliquant qu’elle s’était procuré un
godemiché et s’en étant servie la veille au soir à plusieurs reprises, elle était
épuisée et ne pouvait accepter ses avances… Le résultat ne s’est pas fait
attendre : le mari se montra plus souvent passionné le soir par son épouse !
Ce préjugé du primat d’une bonne communication confondue avec les
échanges langagiers laisse souvent au deuxième plan d’autres priorités qui,
à être négligées, peuvent mettre le couple en péril. Je citerai en particulier la
nécessité de maintenir un rapport de séduction réciproque, ce qui est parfois
interprété comme étant un rapport servile par certains médias alors que l’on
ne voit pas pourquoi quelqu’un resterait dans un couple où viendrait à
manquer cette dimension sur laquelle repose aujourd’hui la spécificité du
couple. Mais ceci est un autre préjugé…
Une situation peut se montrer particulièrement périlleuse, voire
dangereuse. Certains groupes ethniques importent des normes qui ne sont
pas celles du pays d’accueil et qui sont soutenues par le groupe de pairs et
la famille auxquels appartient l’homme. L’origine des violences conjugales
peut résider dans le fait que le comportement de l’épouse n’importune pas
particulièrement le mari, mais c’est la crainte du jugement de son groupe
d’appartenance, de ses amis, de sa famille qui pourra sembler au mari
justifier des réactions violentes. Ce n’est pas à proprement parler un
problème de couple, mais celui de l’intrusion de normes extérieures qui
vont provoquer ce dysfonctionnement majeur. Si les violences conjugales
sont essentiellement le fait des hommes, de plus en plus nombreuses sont
les femmes qui y recourent. En témoigne la multiplication des associations
qui prennent en charge les violences exercées par les femmes sur leur
conjoint. Ces réflexions permettent d’aborder d’autres normes qui sont
souvent l’objet de conflits et qui concernent essentiellement la répartition
des rôles et tâches en fonction des sexes. Cet aspect est particulièrement
sujet à difficultés lorsque le couple devient parent et sera abordé au chapitre
suivant.
Une trop grande opacité du couple aux normes externes peut aussi
engendrer des situations périlleuses. Certains couples sont isolés, ou se sont
isolés, ou se sont parfois coupés de leur contexte amical, familial. Si
surgissent des doutes sur la «  normalité  » de ce qui se passe – et cela, à
différents niveaux  : affectif, sexuel, financier, relationnel –, comment
réagir ? Nombreux sont ceux et celles qui ne sont pas très fixés sur ce qui
est normal ou non, acceptable ou non, en matière de couple. Doit-on
privilégier des critères personnels ou bien ceux qui semblent correspondre à
l’opinion la plus répandue, que ce soit par les médias ou par des proches ?
Comment peut-on acquérir ce sens de ce qu’il est juste ou non d’accepter ?
Comment défendre ses limites, sa propre subjectivité face à ce qui peut
nous être présenté comme étant normal par le conjoint ? Vers qui ou quoi se
tourner  ? Si c’est vers le conjoint, le problème est que celui-ci va
probablement nier le problème et/ou son importance. Si c’est vers un
spécialiste, thérapeute ou autre, des ami(e)s, des membres de sa famille,
leur neutralité est aussi infiltrée de normes qui ne sont pas nécessairement
adaptées à tous les couples et par ailleurs ils n’ont comme information que
votre point de vue. C’est une des situations les plus complexes à gérer, car
elle dépend essentiellement de la capacité de chacun à se croire, à croire ses
propres perceptions. La norme est celle qui nous convient, celle qui
préserve notre dignité, notre corps, nos opinions. C’est à notre capacité de
choisir qu’il est fait appel. Le recours à une aide ou un professionnel devrait
se faire dans ce sens : non pas déléguer à d’autres le fait de décider ce qui
est normal ou non dans notre couple, mais nous aider à trouver ou retrouver
cette confiance en nous qui permet de faire les choix sur ce qui nous
convient ou non.

Quelques questions à se poser


Le rapport entre la relation et l’appartenance définit des profils humains.
Pour certains, les appartenances – au couple, à la famille, au groupe d’amis,
aux différents agroupements, politiques, religieux, syndicaux, sportifs ou
autres – sont essentielles et la relation d’être à être est d’une importance
relative. Pour d’autres, les relations interpersonnelles – amoureuses,
amicales, parentales, fraternelles – sont une priorité, l’importance des
appartenances étant relativisée. Pour mieux se comprendre dans un couple,
il est souhaitable de connaître ce que l’autre privilégie  : la dimension
relationnelle ou l’appartenance. Il n’est pas indifférent de vivre avec un être
dont les loyautés s’exercent en priorité à l’égard des groupes ou à l’égard
des relations. À l’extrême, on voit des couples où chacun privilégie des
dimensions qui peuvent tout aussi bien se montrer complémentaires que
créer des oppositions. Et vous, de quel côté de la balance vous situez-vous
et où se situe votre partenaire ? Ce petit questionnaire pourra vous aider à
répondre à ces interrogations.

•  Qu’est-ce qui a motivé la mise en couple  ? Selon vous, qu’est-ce qui


dominait dans votre décision et celle de votre partenaire  : le besoin de
préserver une relation amoureuse, voire passionnelle, ou celui d’une
sécurité, d’une solidarité, d’une épaule sur laquelle s’appuyer en cas de
difficultés ?

• Comment ce rapport entre besoin de ressentir un « plus » sur le plan de


l’identité sexuée et celui de vivre une relation basée sur la solidarité a-t-il
évolué ?

• Quelles sont les trois relations les plus importantes pour vous et votre
partenaire ?

•  Quelles sont les trois appartenances les plus importantes pour vous et
votre partenaire ?

• Qu’est-ce qui est actuellement le plus important pour vous et pour lui
ou elle : les relations ou les appartenances ?

• Qu’est-ce qui, dans les comportements qui vous posent problème chez
votre partenaire, homme ou femme, relève de ce qu’il décide pour lui-
même ? Est-il influencé dans la persistance de ses comportements par des
préjugés correspondant à sa loyauté à l’égard de son appartenance au
groupe d’hommes ou au groupe de femmes, à son machisme, à son
féminisme ?

• Comment a-t-il (elle) été aimé(e) ? Autrement dit, comment a-t-il (elle)
apprit à aimer ?

• Que pensez-vous de sa façon de vous aimer ?

• Avec lui (elle), vous sentez-vous reconnu(e) comme homme ou comme


femme ?

•  Quels sont les comportements de votre compagnon ou de votre


compagne qui, pour vous, signifient que vous êtes reconnu(e) par lui ou par
elle comme homme ou comme femme ?

• Comment chacun, en fonction de son trajet culturel et familial, conçoit-


il ce que devrait être une identité d’homme, une identité de femme pour soi
et pour l’autre ?

•  Qu’est-ce qui, dans le comportement de l’autre, vous donne le


sentiment d’appartenir à un couple  ? Comportements privés,
comportements publics face aux groupes de pairs, face aux familles
d’origine ?

Que peut-on attendre d’une thérapie de couple ?


Le recours à un thérapeute de couple est de plus en plus fréquent en cas
de difficulté. Que peut-on, que doit-on en attendre ?
La première question est celle de l’adéquation de la demande. En cas de
difficulté de couple, il est préférable de consulter un thérapeute spécialisé
dans l’aide aux couples plutôt qu’un thérapeute individuel. En effet, le
scénario trop fréquent est celui d’un couple où l’un ou l’autre a entrepris
une psychothérapie individuelle pour son souci concernant son couple et se
trouve convaincu par son thérapeute que la source de ses problèmes est une
trop grande proximité avec son conjoint, voire qu’il serait un(e) pervers(e)
narcissique. Si le cas existe, il n’en est pas moins exceptionnel et, de toute
façon, comment un thérapeute peut-il se faire une opinion sur une personne
d’après la description évidemment partiale ou/et partielle que peut en
donner un des membres d’un couple  ? Cela paraît pour le moins relever
d’une faute éthique. Ainsi ce couple qui vient me consulter ; ils sont dans
un processus de séparation et vivent actuellement éloignés l’un de l’autre.
Monsieur a engagé depuis deux ans une psychothérapie, ce qui lui a permis
d’apprendre que la cause de tous ses maux était, comme nous l’avons vu
plus haut, la « relation fusionnelle » qu’il entretenait avec son épouse. Il a
donc décidé de se séparer. À ma question qui concernait la différence de son
vécu après et avant sa séparation, il me répondit : « Avant, je n’étais pas très
heureux.  » «  Et maintenant  ?  », demandai-je. «  Maintenant, je suis
désespéré…  » Remarquons que ce type d’interprétation simpliste où le
manque d’autonomie d’un sujet serait lié à une relation trop proche avec
son conjoint duquel il faut se déprendre en se séparant, en coupant, ne tient
aucun compte du besoin qu’a tout un chacun de dépendances affectives.
L’autonomie n’est pas la solitude ! Le thérapeute individuel peut y trouver
son compte en créant une dépendance entre le patient et lui… Dans une
autre situation, Madame a découvert dans l’ordinateur de son mari des
mails émanant de la thérapeute de Monsieur, thérapeute qu’elle n’avait
jamais rencontrée. Le texte commençait ainsi  : «  Je ne comprends pas
comment vous pouvez rester avec une femme qui manifestement ne vous
aime pas… »
Cela dit, un thérapeute de couple n’est pas un démiurge : il ne peut pas
faire de miracles. Si l’un ou l’autre a déjà décidé que son destin est de
quitter son couple, ce n’est pas la fonction ni le pouvoir du thérapeute que
d’empêcher ce qui semble une décision bien ancrée. Une bonne indication
de thérapie de couple est celle où les deux partenaires, conscients de leurs
problèmes, de leurs difficultés et du risque de rupture, vont de concert
demander une aide pour donner une chance à leur couple de dépasser une
situation qui risque de se détériorer.
Il est tout aussi important de pouvoir percevoir le modèle de travail du
thérapeute rencontré. Le moins que l’on puisse en attendre est qu’il
témoigne d’une certaine neutralité. Par neutralité, j’entends qu’il ou elle soit
dégagé(e) de certains préjugés majeurs, telle une idéologie machiste ou
féministe, bref qu’il lui soit évident que ce que l’on peut appeler les normes
en matière de couple ne sont faites que de la somme des préjugés d’une
époque. C’est à ce prix qu’il pourra s’appliquer à ce qui devrait être sa
tâche : s’intéresser à ce qui rend le couple incapable de trouver ses propres
solutions.
On observera que les couples que nous rencontrons ont souvent dans le
passé affronté et dépassé des difficultés plus graves que celles qui les
conduisent en thérapie. Cette incapacité actuelle est le plus souvent liée à
une attaque de ce qui fait le cœur du couple, de ce sur quoi se fonde sa
différence : son mythe. Ainsi, comme je l’ai signalé plus haut, une banale
tromperie est dangereuse justement parce que banale et banalisant le couple,
mettant en doute sa différence, son identité.
L’état de désarroi des couples rencontrés est provoqué par le sentiment,
souvent partagé, que leur couple n’a plus beaucoup d’existence, qu’il est en
quelque sorte dévalorisé. Cela entraîne comme conséquence une baisse
importante de ce que peut être la normalité d’un couple, à savoir ses
capacités créatives. Le cœur de la question que doit se poser le thérapeute
n’est pas lié directement au problème que les couples présentent, mais à une
question : d’où provient le fait qu’ils n’arrivent pas à trouver de solution ?
Qu’est-ce qui a pu tuer leur créativité  ? Il s’agit le plus souvent de
l’irruption de comportements tels que des tromperies qui mettent en doute
la croyance au couple ou bien de la carence ou du défaut d’autres
comportements qui précédemment valorisaient le couple.
L’idée thérapeutique est de leur permettre de retrouver une dignité
d’appartenance, donc leurs capacités créatives. Il s’agit moins de mettre en
exergue les défauts trop visibles dans leur fonctionnement que de
s’intéresser à leurs qualités précédentes. Qu’est-ce qui soutenait et
entretenait leur croyance en ce couple  ? On trouve souvent que ce sont
curieusement les qualités que chacun a reconnues à l’autre qui, à terme,
posent problème. Reste à repérer ces qualités, ce qui est plus difficile et
moins habituel que de mettre en évidence les défauts visibles du couple.
Donnons un exemple. Ils ont la trentaine, sont sympathiques, tous deux fins
et sensibles. Ils n’ont pas d’enfant et pour cause : leurs rapports sexuels sont
devenus très rares. C’est même là l’objet de leur plainte, surtout de la part
d’Anne. Elle a déjà provoqué une première rupture en alléguant la raison de
la rareté et de la difficulté à réaliser la conjonction sexuelle. Ce n’est pas
que le désir soit absent, mais un rapport de force se joue dès qu’un
rapprochement est envisagé. Ils sont tous deux d’accord sur la description
d’un scénario répétitif où c’est en général Anne qui montre des signes de
désir, que Simon vit comme une exigence. Elle perçoit qu’il se ferme à son
désir bien qu’il n’en convienne pas, voire qu’il nie ce qu’elle perçoit. Elle
se ferme à son tour, car elle ne supporte pas que lui puisse nier ce qu’elle
perçoit comme un manque d’intérêt de sa part. C’est en général à ce
moment qu’il décide d’une approche maladroite qu’elle refuse, refroidie,
dit-elle, par son manque d’enthousiasme alors que lui a été refroidi par ce
qu’il a vécu comme une exigence de service sexuel  ! À ce point, le plus
souvent, un conflit éclate et chacun se retire dans son coin, outragé,
blessé… Ils sont prisonniers de ce scénario répétitif qui les fait d’autant
plus souffrir qu’ils sont tous deux sincèrement amoureux.
Je décide de leur proposer une autre lecture de leur problème, mais en les
réintroduisant dans le monde qui paraît aujourd’hui bien lointain de leur
mythique constitutrice. «  Il me semble, leur dis-je, que l’enjeu dépasse la
question sexuelle : pour vous, Anne, il paraît inacceptable que Simon vous
mente et nie qu’il ne ressent pas de désir à votre égard quand bien même
vous le désireriez ! Vous supportez difficilement qu’il refuse de reconnaître
ce que vous ressentez, cela vous rend folle  ; à la limite vous supporteriez
mieux qu’il avoue son manque de désir, même si cela devait vous chagriner.
Et vous, Simon, vous ne comprenez pas qu’Anne ne comprenne pas que
vous essayez de la protéger en niant que son attitude vous a refroidi, et qu’il
est primordial dans un couple d’éviter les conflits et les peines. Vous êtes
donc très surpris et peiné d’aboutir à un résultat inverse de celui que vous
recherchez !
« Vous êtes là tous deux confrontés à un problème d’idéal, idéal différent
chez l’un et l’autre et qui hors les temps de rapprochement sexuel crée une
complémentarité dans votre couple : Anne, vous êtes attachée avant tout à
la vérité, vérité des sentiments, et considérez que dans un couple on doit se
témoigner suffisamment de confiance pour se confronter à la vérité des
sentiments de l’autre. D’un autre côté, vous, Simon, introduisez une autre
valeur : le respect de l’autre, le souci de ne pas lui faire de peine, qu’il ne se
sente pas critiqué ou jugé. Ces mêmes qualités qui fondent votre couple et
qui vous ont probablement rapprochés sont, dans le cas d’un rapprochement
sexuel, des obstacles à sa réalisation, et ce, d’autant plus que chacun se sent
justifié dans son attitude non seulement par ses convictions mais aussi du
fait que l’autre montre habituellement du respect pour ce que chacun défend
hors des joutes sexuelles  ! On comprend alors pourquoi vous vivez ces
séquences comme un désaveu, une injustice de la part de l’autre. »
Cette reformulation de leur difficulté les renvoie à la constitution
mythique de leur couple. Par cela, ils peuvent se sentir reconnus dans leur
identité de couple, retrouver un sens de leur dignité d’appartenance, donc
une certaine créativité. Mais la formulation montre aussi que ce sont
précisément les qualités de leur couple qui le mettent en difficulté. Ils sont
désormais dans une crise que l’on qualifie de « mythique ». Rappelons que
le terme de « crise » n’a pas de sens péjoratif. Il leur revient alors de trouver
une solution qui ne soit pas simplement un réaménagement.
Un thérapeute devrait s’intéresser plus, une fois la problématique
explorée, aux qualités restantes qui spécifient le couple qu’à ses défauts,
manques et difficultés. L’objet de la thérapie est de comprendre ce qui peut
les rendre impuissants face à leur problème, puis de tenter de leur permettre
de retrouver leur créativité ou du moins une créativité suffisante afin qu’ils
puissent, ou bien décider de la poursuite de leur relation et, dans ce cas,
trouver des solutions de vie correspondant à leurs attentes et à la phase de
vie dans laquelle ils se trouvent, ou bien décider que leur couple est arrivé
au terme de ce qu’il pouvait donner.
Et en cas de rupture ?
Nombre de couples se défont pour des raisons alléguées variées mais qui
le plus souvent ont à voir avec un désamour. Il ne faut pas oublier que ce
que l’on aime chez l’autre, c’est surtout le fait qu’il ou elle nous aime et que
cet amour nous constitue comme homme ou comme femme. Si cela vient à
manquer, alors intervient le désamour. Il est souvent question de
séparations, mais ce terme me paraît trop faible, il s’agit bien plutôt de
ruptures et souvent de ruptures douloureuses, voire traumatisantes. Comme
le dit Pascal Quignard, « rien n’abaisse et n’avilit que de n’être plus aimé2 ».
Ces situations sont aujourd’hui banalisées, pour ne pas dire
programmées, puisque c’est ce qui adviendra, selon les dernières
statistiques, à environ un couple sur deux. Mais le problème de la
banalisation est que le désespoir et la rage n’ont plus le droit de s’exprimer,
la banalisation impose le silence. Et de ce fait, bien des rages contenues se
retournent contre celui ou celle qui est abandonné(e) et se transforment en
un sentiment d’autodévaluation souvent requalifié de « dépression » par les
praticiens. Je plaide pour le droit d’exprimer son désespoir de se voir
abandonné, de perdre non seulement une relation amoureuse, mais aussi la
protection que donne le fait d’appartenir à une maison-couple.
Un autre avatar, moins connu, est lié à ce qui pourrait apparaître comme
étant une qualité. Curieusement, lors d’un divorce, l’affection peut créer
une situation périlleuse pour celui ou celle qui se trouve être abandonné(e).
Si l’amour est relationnel, l’affection est un sentiment plus souvent lié à une
appartenance commune au couple, aux épreuves petites ou grandes
auxquelles le couple a pu être confronté en faisant front commun, au fait
qu’il s’agit du père ou de la mère de nos enfants, etc. Or, s’il y a divorce,
c’est le plus souvent parce que la dimension amoureuse s’est dissoute. Mais
l’affection peut perdurer. Cela peut engendrer des scénarios simplement
problématiques  : ainsi le fait que le partenaire abandonné, se sentant
toujours soutenu et entouré par son ex-conjoint, ne puisse refaire une vie de
couple. L’ex-conjoint peut ainsi se trouver en porte à faux avec la personne
avec laquelle il souhaite poursuivre son existence.
Dans des cas plus graves, peut s’installer un cercle vicieux : l’annonce de
la séparation engendre une réaction de tristesse extrême que des praticiens
vont interpréter comme un état dépressif. Celui des conjoints qui souhaite la
séparation peut alors remettre son projet de départ à plus tard par affection
pour son époux ou son épouse. Dès lors, ce dernier ou cette dernière n’aura
plus d’autre choix que de continuer à se montrer déprimé(e), car chaque fois
qu’il ou elle semblera aller mieux se profilera immédiatement le risque de
séparation. Ainsi, j’ai reçu, de la part de conjoints, des demandes d’aide qui
peuvent se résumer à  : «  Faites en sorte qu’elle aille mieux  » – sous-
entendu : « Comme cela, je pourrai la quitter. » Il est évident que, dans un
tel contexte, la tâche se révèle impossible.

1. Voir Robert Neuburger, Les Territoires de l’intime. L’individu, le couple, la famille, Paris, Odile Jacob, 2000.

2. Pascal Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999.


CHAPITRE III

Pourquoi un enfant ?
Pourquoi une famille ?

Les enfants « décidés »


Pourquoi un enfant ? Cette question se pose depuis seulement quelques
décennies. Dans le passé, en effet, les méthodes contraceptives étaient peu
fiables et aléatoires. On ne pouvait guère compter sur la fameuse méthode
Ogino et sa courbe de température, et la plus efficace n’était guère plaisante
puisqu’il s’agissait essentiellement de se passer de relations sexuelles
pendant des périodes prolongées – et encore, sans garantie. La maîtrise –
essentiellement féminine – de la fécondation telle qu’elle existe
actuellement, doublée de moyens annexes devenus légaux comme
l’interruption volontaire de grossesse ou la pilule du lendemain, ont
transformé l’aléatoire en décision. Les enfants, aujourd’hui, «  n’arrivent »
pas, ils sont «  décidés  ». Et si la décision ne suffit pas, les méthodes de
procréation assistée, de plus en plus sophistiquées, sont là pour aider à la
réalisation du projet d’enfant. Comme pour la décision d’entrer dans un
couple, ces changements vont dans le sens d’une responsabilité accrue des
personnes, en particulier des femmes, qui ont la liberté de choisir de
concevoir ou non. Cette liberté est une conquête importante, mais nous
verrons qu’elle comporte aussi des aléas.
Qu’est-ce qui rend aujourd’hui l’enfant désirable pour un couple ? Cette
question se pose dans le sens où un enfant n’apporte plus d’avantages sur le
plan d’un renfort économique, d’une paire de mains supplémentaires à la
ferme ou, sauf à de rares exceptions, de successeur dans une entreprise
familiale. Au contraire, c’est un projet onéreux et finalement sans retour.
Chacun sait qu’il devra assurer ses vieux jours sans trop compter ni sur la
présence des enfants devenus adultes, ni sur leur assistance, ni sur leur
support financier, ou alors de façon très marginale. Alors, pourquoi avoir
des enfants  ? La réponse diffère selon qu’il s’agit des femmes ou des
hommes.
J’ai participé à un groupe de recherche avec des femmes gynécologues à
propos des conséquences psychologiques des procréations assistées. Les
discussions m’ont permis de mieux saisir la question du désir d’enfant chez
les femmes. Il est plus complexe qu’on veut bien le croire. On a pu
distinguer des désirs très différents. Par exemple, celui d’être fécondée
comme support de jouissance. Ainsi, une patiente ne pouvait jouir
sexuellement que si elle se savait dans une période fertile. Un autre désir est
celui de porter un enfant. Il se manifeste particulièrement lors de grossesses
très tardives ayant nécessité un implant d’ovocite. Assez souvent,
l’accouchement est alors suivi d’une désillusion liée au fait de devoir
s’occuper d’un petit être dont les besoins sont exigeants. Enfin, certaines se
voient pouponner un bébé, mais n’ont pas imaginé ce que peuvent être les
petits et grands maux de la grossesse ! Donc, désir d’être fécondée, désir de
grossesse, désir de pouponner, désir d’enfant sont distincts et ne sont pas
toujours reliés.
Chez les hommes, là aussi, les réponses sont très variées. J’ai effectué
auprès de jeunes hommes adultes un sondage en posant la question
suivante  : «  Pourquoi souhaiteriez-vous avoir un ou des enfants  ?  » Les
réponses ont été très contrastées. D’une part, elles témoignaient d’un intérêt
pour la relation à un enfant, le fait de donner de l’amour à un petit être, de
partager, d’échanger avec lui, d’aimer et d’être aimé. Les autres réponses,
qui étaient les plus nombreuses, concernaient un souci de transmission qui
devait se concrétiser par la fondation d’une famille, donc de créer ou
fortifier une appartenance, d’où le distinguo dans l’exposé entre de désir
d’enfant et le désir de famille.
Déjà, un contraste apparaît entre les femmes et les hommes. Les femmes
considèrent que la relation avec l’enfant est le plus désirable, les hommes
semblent plus préoccupés par l’idée de transmettre des valeurs, de faire
perdurer le nom, toutes préoccupations qui relèvent plus de la dimension
d’appartenance familiale. On peut parler à ce niveau du sentiment d’une
dette transgénérationnelle. Enfin, des réponses d’hommes et de femmes
révèlent un désir de renforcer leur couple par ce projet d’enfant.

Le désir de renforcer le couple


Nombre de réponses indiquent que la décision de procréer est
essentiellement liée au désir de faire plaisir à son partenaire femme ou
homme. C’est l’enfant-cadeau qui signifie à l’autre que l’on est disposé à
s’investir dans le couple. On ne peut à ce niveau parler de désir d’enfant,
c’est plutôt le désir d’un projet commun comme d’autres, tel le désir de
construire une maison, donc de concrétiser le couple. Quelques réponses
sont éloquentes : « Un enfant pour conforter le lien du couple », « Un projet
commun avec ma femme », « Construire à deux », « Pour renforcer le lien
avec ma partenaire  », «  Envie de nous investir, de construire dans le
couple  ». C’est comme si l’on attendait de l’enfant qu’il valide le couple.
C’est souvent, selon ce que j’ai pu observer, le cas dans les familles
recomposées, que je préfère appeler des familles pluricomposées, car il
s’agit de l’assemblage de deux familles, de donner ce rôle aux enfants des
deux partenaires. C’est comme si l’entente entre les enfants était nécessaire
pour que le nouveau couple se sente le droit d’exister. Le témoin de la
réussite de cette recomposition semble être pour eux l’entente entre les
enfants de deux lits différents. C’est aussi pour cette même raison qu’ils
s’empressent d’engendrer un enfant commun qui est supposé sceller leur
union.

Le désir d’une relation avec l’enfant


À la question pourquoi un enfant  ? il est souvent répondu  : «  Pour
expérimenter et vivre une relation unique.  » Cette phrase reflète l’amour
narcissique pour cet être qui n’est pas que de nous, qui est nous, car il nous
prolonge. Bien sûr, l’enfant qui est cet être va nous faire comprendre assez
vite qu’il n’en est rien, qu’il est un autre et un autre avec sa propre volonté.
Mais dans les premières phases de maternité qui marquent éternellement
une relation, ce fantasme reste sous-jacent  : cet enfant, c’est moi  ! Les
soins, l’amour, nous sont autant destinés qu’à lui. Un exemple est le réflexe
qui fait ouvrir la bouche aux parents quand c’est de l’enfant que l’on attend
ce geste, lorsque l’on tend la cuiller. Plus tard, il s’agira de le nourrir de
connaissances, de l’assister dans sa scolarité. La relation nourricière perdure
parfois fort longtemps  ! On pourrait croire que ces sentiments ne sont
ressentis que par les femmes. Il n’en est rien. Nombre d’hommes tiennent
au fond d’eux, bien refoulés, des désirs de maternité. Ce qui caractérise les
couples actuels est le fait que les deux parents, quel que soit leur sexe,
peuvent expérimenter cette relation unique.

Pourquoi une famille ?


Le désir de fonder une famille ne peut se confondre avec le désir
d’enfants. S’il faut un enfant pour créer une famille, ce n’est pas en soi
suffisant. Une famille, c’est avant tout un projet, celui de fonder une
nouvelle institution qui contienne des parents et un ou des enfants. Cette
nouvelle institution ne saurait se confondre avec le couple. Il s’agit d’un
nouvel engagement, celui de relier des êtres et leurs ancêtres, entre eux. On
ne peut qu’être frappé par la variété actuelle des formules qui agroupent les
hommes et les femmes dans des structures baptisées familles. Il est difficile
de repérer une norme, un modèle de famille. Nous rencontrons de
nombreuses familles de type différent : pluricomposées, monoparentales ou
parfois matrifocales, c’est-à-dire organisées autour d’un axe mère-grand-
mère, mais également familles adoptantes, familles dont les enfants sont
issus de techniques médicales de plus en plus complexes, familles
homoparentales, etc. Les familles traditionnelles, conjugales, monogames,
biologiques, deviennent minoritaires, au point que j’ai proposé de les
appeler des familles non recomposées. Mais qu’est-ce qui définit un groupe
humain comme étant une famille  ? Quel est l’élément essentiel qui, s’il
venait à manquer, ferait que l’on pourrait avancer qu’il ne s’agit pas d’une
famille ?
Ce qui distingue la famille de tous les autres groupes humains ne peut pas
être sa composition, vu sa variété. Il me semble que le trait spécifique se
situe du côté de la transmission. Comme nous l’enseigne le grand
anthropologue Maurice Godelier, « un homme, une femme ne suffisent pas
à faire un enfant  ». «  Partout, écrit-il, quels que soient les systèmes de
parenté ou les structures politico-religieuses, ce que font un homme et une
femme c’est de fabriquer un fœtus mais qui nécessitera pour devenir un
enfant humain complet l’intervention d’agents plus puissants que les
humains, c’est-à-dire des ancêtres ou des dieux 1. » Ce qui est spécifique de
la famille humaine, c’est qu’elle est essentiellement un outil de
transmission, et pas de n’importe quelle transmission : la transmission dans
les familles est la transmission de la capacité de transmettre. La famille est
par définition un groupe dans lequel des enfants pourront trouver des
ressources pour se structurer suffisamment afin de pouvoir plus tard, s’ils le
souhaitent, concevoir leur propre projet qui peut être de créer une autre
famille, soit dans le prolongement de la famille d’origine, soit, par réaction,
selon un modèle différent. À partir de cette définition, on peut concevoir
des formules différentes quant à la composition du groupe qui pourront
s’appeler des familles. Les définir par leur fonction essentielle permet de
concevoir que des groupes de composition variée pourront exercer cette
capacité de transmission et cette capacité de transmettre la capacité de
transmettre alors que certains groupes de composition dite traditionnelle en
seront parfois incapables.
Qu’est-ce que transmettre la capacité de transmettre ? C’est transmettre à
l’enfant qu’il n’est pas seulement relié à deux parents, voire à des grands-
parents, mais qu’il appartient à une famille et qu’une famille comporte deux
dimensions : la famille actuelle, qui est un groupe humain organisé autour
de valeurs et de rituels auxquels l’enfant est prié de participer, que cet
agroupement nécessite la participation de tous y compris des enfants, qu’il
y a une fierté à appartenir à ce groupe et qu’il doit s’en montrer solidaire.
Mais c’est aussi, dans une dimension transgénérationnelle, le fait que
l’enfant puisse percevoir qu’il représente un relais, une mémoire vivante de
l’histoire de la famille, de ses aléas comme de ses conquêtes  : «  D’où
venons-nous  ?  » crée un «  Où allons-nous  ?  ». Un enfant a besoin d’une
histoire pour se construire. Il deviendra alors un mémorial du futur.
Mais une question se pose : pourquoi plusieurs enfants ? Effectivement,
si certains conçoivent qu’une famille puisse ne contenir qu’un seul enfant,
d’autres ne peuvent imaginer une famille si elle ne comporte pas une fratrie.
Pourquoi une fratrie  ? Certaines motivations des parents sont purement
narcissiques. Elles ne recourent pas à la notion de fratrie. Ainsi du souhait
d’un deuxième enfant « roue de secours », ou d’une deuxième procréation
afin d’éviter une relation « fusionnelle » avec le premier ou pour avoir un
enfant de sexe différent. D’autres motivations font apparaître un désir
spécifique  : que l’enfant puisse acquérir un sens social, un sentiment de
fraternité qui se développerait au sein d’une fratrie.
Pourtant, la relation fraternelle ne paraît guère être le lieu où l’on observe
le plus de fraternité, où elle est le plus évidente. Si la fraternité ne semble
pas exclue des relations fraternelles, on observe bien plus souvent une
gamme de sentiments qui vont de l’indifférence feinte ou vraie à la jalousie,
à l’envie, au désir d’exclure, voire de faire disparaître, de tuer l’autre. Ou,
inversement, des liens d’amour qui n’ont rien de «  fraternel  » dans leur
nature, où le sexuel le dispute au passionnel. Les enfants nous témoignent
quotidiennement que le sens de la fraternité s’acquiert plus souvent avec les
camarades d’école plutôt qu’en famille, avec les frères et sœurs.
L’étude étymologique des termes de parenté signifiant frère et sœur peut
nous éclairer. Chez les Grecs anciens, la phratrie est un groupe d’hommes
reliés par un ancêtre commun, un père mythique. C’est une «  confrérie  »,
dont l’objet est de créer un sentiment de fraternité entre ses membres.
Pour désigner les frères et sœurs de mêmes parents, les Grecs ont dû
trouver un autre terme  : adelphos, qui a donné adelphé pour la sœur. Ce
terme adelphos signifie «  co-utérin, issu du même utérus ». Soulignons le
primat du maternel dans les fratries biologiques, opposé au père mythique
de la phratrie.
Le latin, pour distinguer fraternité et fratitude, a créé frater d’un côté, et
frater germanus, frère de sang, de l’autre, qui a donné en espagnol
Hermano.
L’italien distingue les suore, les religieuses, et les sorelle, les sœurs co-
utérines. Seul le français contemporain confond les termes signifiant
« fratitude » et « liens de fraternité », faisant de la famille l’équivalent d’un
corps social, comme l’Église ou la Nation, où devrait régner un sentiment
de fraternité.
Les fantasmes de fraternité qui motivent les parents quand ils se mettent
en tête de concevoir le projet d’une fratrie sont souvent marqués de naïveté.
Cela se produit parfois chez des parents qui ont été des enfants uniques, et
quant à ceux qui ont été élevés dans une fratrie, on peut avoir parfois le
sentiment qu’ils sont frappés d’amnésie, tant leurs souvenirs semblent
sélectifs dans le sens d’une vision idyllique du passé.
Dans tous les cas, les parents seront confrontés au fait qu’ils doivent se
préoccuper, à partir du deuxième enfant, non seulement de leurs relations
avec les enfants, mais aussi, et parfois surtout, des relations entre leurs
enfants.
Ces préoccupations sont de deux ordres.
Le premier souci que les parents vont découvrir est qu’ils doivent
empêcher les enfants de s’entre-tuer. Jacques Lacan a élaboré, pour rendre
compte de cette phase, le « complexe d’intrusion », qui représente pour lui
la réaction structurante et parfois déstructurante de l’enfant confronté à
l’irruption d’un intrus, d’un autre lui-même, un autre enfant. Il situe ce
complexe entre le complexe de sevrage et le complexe d’Œdipe. Il en fait
une expérience primaire déterminante où le désir de mort à l’égard de
l’autre semble être une constante. C’est souvent la découverte, douloureuse
pour les jeunes parents, de conduites chez leurs enfants qui heurtent le
mythe de fraternité. Ainsi, il arrive que le premier enfant soit trouvé avec
des ciseaux à la main, montrant clairement son intention de crever les yeux
du petit dernier, ou bien indiquant dans son langage que ce nouveau venu
n’est qu’un excrément tout juste bon à être mis à la poubelle…
Le deuxième souci que vont rencontrer les auteurs de la fratrie – ceux qui
se sont risqués dans cette aventure – est qu’ils doivent obtenir de leurs
enfants qu’ils ne soient pas trop proches. Une relation de gémellité
fusionnelle peut apparaître, qui n’est pas exclusivement réservée aux
jumeaux monozygotes, création d’une dyade fermée avec parfois un
langage propre au petit couple  ; cette dyade est repérée par les parents
comme étant anti-familiale et antisociale. Ou bien des comportements de
proxémie sexuelle allant jusqu’à l’inceste sont redoutés, voire mis au jour. Il
ne faut pas oublier que la majorité des abus sexuels intrafamiliaux ne sont
pas exercés par les ascendants, mais par les frères et même par les sœurs sur
les plus jeunes. Une différence d’âge parfois réduite peut dissimuler une
différence de maturité sexuelle importante, donc un risque non négligeable.
Le mythe de fraternité dans les fratries portées par des parents persuadés
que frères et sœurs ne peuvent que s’aimer peut les aveugler et ne pas les
mettre en position de protéger les plus jeunes.
Un autre point non négligeable est la réalisation que le fait de construire
une famille est instaurer une compétition avec l’autre institution déjà
existante  : le couple. Comme il a été dit plus haut, le couple a quitté la
famille. C’est une institution autonome, avec ses particularismes, et ses
attentes.
Ce n’est pas seulement l’enfant qui va poser problème du fait de
l’attention dont il doit être l’objet, c’est aussi ce que l’existence d’une
famille suppose avec, d’une part, le problème des différences de conception
de l’éducation entre les géniteurs et d’autre part, surtout, l’impact sur le
couple de la nécessité de prendre en compte l’existence des grands parents
qui ont, et la loi le confirme, un droit de visite de leurs petits-enfants. Un
nouvel équilibre doit être inventé entre le couple qui doit préserver ses
espaces d’intimité et la famille qui est également gourmande d’intimité.

La famille-relation
et la famille-appartenance
Quels sont actuellement les principes éducatifs dominants  ? Un
changement est intervenu à ce niveau. Il est moins perceptible que les
autres, car il fait partie de la mythique contemporaine, mais il a modifié les
comportements intrafamiliaux de façon importante. C’est le passage du
primat de l’appartenance au primat de la relation. Je m’explique  :
imaginons le fonctionnement d’une famille bourgeoise au temps de Freud.
La norme consistait essentiellement à transmettre aux enfants qu’ils
faisaient partie d’une famille respectable, ce qui devait se traduire par leur
conduite, leur attitude face à la société, une solidarité familiale, le souci de
l’image de la famille, bref leur inculquer la fierté du nom, de leur
appartenance. Cette appartenance à leur famille conditionnait leur carrière,
le choix d’un métier, leur choix conjugal, etc.
En revanche, les relations affectives parents-enfants étaient moins
valorisées. Le plus souvent, le relationnel était délégué à du personnel
adéquat. Les communications entre parents et enfants étaient réduites et, de
toute façon, marquées par la nécessité de préserver une distance bienséante
qui représentait une marque de respect de la part des enfants à l’égard des
parents. C’était la norme. On en voit une trace dans la facilité avec laquelle
certains parents considéraient comme normal de confier leurs enfants à des
internats à des âges parfois précoces ou de leur organiser des séjours dans
des colonies de vacances durant toute la période estivale, ce qui aujourd’hui
serait considéré comme anormal. Parents et enfants menaient une vie
parallèle, chacun dans son monde. Par contre, les enfants étaient insérés
dans un réseau d’appartenance familiale et sociale qui influençait fortement
leur destin et leurs choix de vie. Quand ce modèle était trop poussé, cela
engendrait des souffrances dues au fait, pour les enfants, de se sentir pris
dans un étau de contraintes liées à la nécessité de se conformer aux normes
bourgeoises. Le romancier Fritz Zorn en donne une description très
éloquente dans Mars (1977).

À gauche, la famille relationnelle ; à droite,


la famille appartenance.

Aujourd’hui, les normes ont changé radicalement. Il est en général peu


demandé aux enfants en termes d’appartenance. L’éducation est devenue le
plus souvent relationnelle. Cela se traduit par la place congrue laissée à la
transmission, aux grands parents et autres proches, du moins dans les tâches
éducatives. Celles-ci reviennent essentiellement à la mère et au père, voire à
la mère seule dans les nombreux cas de divorce et de séparation. La
question de l’équilibre entre les deux tendances se pose. Boris Cyrulnik en a
signalé l’importance : « Pour “exister” il nous faut “appartenir”… Quand on
ne s’inscrit pas dans un circuit d’appartenance, le sentiment d’être soi
devient flou car le monde n’est pas structuré2. » Autrement dit, pour sentir
qu’on existe, chacun a besoin d’appartenir à des groupes et la famille est à
cet égard un support essentiel. Actuellement, cette dimension s’est
nettement affaiblie  : l’enfant est plus le produit d’un couple que d’une
famille. S’il est « nourri » sur le plan relationnel et affectif, il est beaucoup
moins structuré par son appartenance familiale. Nous avons affaire à des
structures où la notion de famille, au sens d’un projet organisateur commun
pour un groupe, passe au second plan. Le projet, pour la famille, que les
membres de la famille doivent par leur conduite apporter quelque chose qui
sera bénéfique à l’évolution du groupe familial dans son ensemble et dans
le temps est une idée clairement dévalorisée. Le projet parental se réduit à
une volonté de donner à l’enfant des outils par sa scolarité pour qu’il se
débrouille plus tard, mais il n’est pas attendu de retour pour les sacrifices
consentis.
Donc, pour chaque famille se pose la question des places respectives
accordées dans l’éducation à la relation établie avec l’enfant et à
l’importance donnée à la transmission d’un sentiment d’appartenance. Les
questions qui éclairent ce rapport ont souvent trait à la distribution des rôles
qui traditionnellement étaient marqués par une complémentarité  : la mère
relationnelle, le père de l’appartenance. Aujourd’hui, les rôles deviennent
flous à cause de l’implication des pères dans le quotidien des enfants,
essentiellement sur le plan des relations. Les pères ont souvent désinvesti ce
rôle qui était d’être les garants du respect de l’appartenance à la famille, et
c’est souvent aux mères que revient ce rôle, non qu’elles le fassent mal,
mais c’est bien à une surcharge de travail qu’elles doivent faire face et
surtout elles risquent d’apparaître comme ayant le mauvais rôle, celui de
sanctionner et de limiter.
Comment évaluer ces deux axes éducatifs et leur répartition chez les
parents ? Quelle est la différence entre les deux approches ?
C’est essentiellement dans la façon dont chaque parent se situe par
rapport à l’autorité qu’il devrait avoir sur l’enfant. S’il s’agit d’un enfant
«  relationnel  », l’autorité s’exerce au nom de l’amour que l’on porte à
l’enfant  : il obéit parce que je l’aime de façon inconditionnelle, son
obéissance est le signe qu’il reconnaît l’amour que je lui porte. L’enfant de
l’appartenance obéit, lui, parce que dans une famille on se doit de respecter
les parents et leurs décisions.
L’exercice de la responsabilité éducative dépend étroitement de ce qui
domine dans la relation à l’enfant : le fait de le considérer essentiellement
comme relié à ses parents ou le fait qu’il appartient à une famille avec ses
règles, ses rituels. La différence se perçoit à propos des domaines dans
lesquels l’éducatif doit intervenir et dans la façon dont il est tenté de faire
passer le message.
On peut donc distinguer le modèle éducatif de chacun, plutôt relationnel
ou marqué par le désir de transmettre l’importance de l’appartenance à la
famille, et les domaines dans lesquels ils s’appliquent.
Les questions qui se posent
• Comment percevez-vous le modèle éducatif de votre partenaire dans le
couple éducatif (parent biologique ou pas) ? Qu’en pensez-vous ?

• Comment pensez-vous que votre partenaire perçoit votre propre modèle


éducatif ? Qu’est ce qu’il (elle) en pense ?

•  Résumez les priorités éducatives du couple éducatif, les valeurs que


chacun privilégie, en matière d’éducation, transmission, croyances, mythes,
etc. Que pensez-vous que chacun essaie de transmettre au travers de
l’éducation ?

• Comment se prennent les décisions éducatives ? De façon unilatérale ?


Au petit bonheur, par l’un ou l’autre  ? Par accord tacite  ? Par accord
explicite ? De façon conflictuelle et avec quels effets ?

•  Avez-vous été confronté(e) à des difficultés au niveau décisionnel  ?


Lesquelles ? Comment ont-elles été résolues, si elles l’ont été ? Dans le cas
contraire, quels effets cela a-t-il pu avoir sur le couple, sur l’enfant ?

• Les techniques avec lesquelles chacun exerce l’autorité : Quels sont les
outils, stratégies qu’utilise votre partenaire et que vous utilisez de façon
privilégiée en cas de difficulté avec l’enfant ? Ainsi, l’utilisation privilégiée
de la culpabilisation relève du domaine du relationnel, car il s’agit de tester
l’amour que l’enfant nous porte  ; faire honte relève plus du domaine de
l’appartenance, car il s’agit du rapport du sujet avec des tiers.

Dans le modèle relationnel fondé sur la valorisation et les attentes liées à


l’amour de l’enfant pour ses parents et des parents pour l’enfant, les
techniques pédagogiques utilisées :
• La culpabilisation
• Le chantage
• L’apitoiement
• La supplication
• La séduction
• La négociation
Dans le modèle de l’appartenance fondé sur ce que doit être et faire un
enfant qui appartient à une famille donnée, les techniques pédagogiques
utilisées :
• La honte
• La fermeté
• L’insistance
• La menace
• La violence
• La récompense

Les domaines où s’exerce l’autorité :


•  Le corps  : l’hygiène, la propreté, l’habillement, l’alimentation, le
sommeil, les maladies, la sexualité, le sport. Dans chacun de ces domaines,
trouvez un exemple où vous avez dû exercer votre autorité, la technique
pédagogique utilisée et le résultat que vous avez obtenu.
•  Le monde psychique  : les opinions que vous souhaitez transmettre à
l’enfant, les croyances (religieuses, politiques, éthiques). Trouvez un
exemple sur la façon dont vous vous y prenez pour transmettre ces valeurs
et le résultat.
• La gestion des relations familiales et fraternelles : toutes les décisions
éducatives qui concernent la façon dont on conçoit les relations entre
enfants et parents, et la façon dont les frères et sœurs doivent se comporter
entre eux. Comment concevez-vous la gestion des relations avec l’enfant ?
comment concevez-vous la relation fraternelle ? Exemple pratique à l’appui
de ce que vous avez essayé de transmettre et résultats.
• Les apprentissages divers : comment vous situez-vous par rapport à la
scolarité  ? Contrôle ou non  ? Comment sanctionnez-vous le cas échéant ?
Et la participation aux tâches ménagères ? Et la gestion de l’argent ?
•  Comment exercez-vous votre compétence parentale dans les relations
que vous pensez que l’enfant doit développer avec le monde extérieur  ?
Contrôle de ses fréquentations de son réseau Internet  ? Comment vous
manifestez-vous et avec quels résultats ?
•  La relation aux différents toxiques (le cannabis, l’alcool, la télé,
l’ordinateur, le téléphone portable, le tabac, les jeux vidéos). Tout ce qui
peut créer une assuétude.
•  Les transgressions  : comment vous situez-vous quand l’enfant
transgresse ? Trouvez un exemple. Comment avez-vous réagi et avec quels
effets ?
• Place des projets et perspectives.

Les deux approches cohabitent souvent, mais dans des proportions


variables. Au total, quel est le poids respectif de ces deux approches
éducatives, primat accordé aux relations avec l’enfant ou primat de
l’appartenance à la famille ? De quel côté de la balance penche le rapport
éducatif à l’enfant pour chacun des parents ? Et comment se résolvent les
différences de conception éducative, s’il en existe, entre les deux ?
Dans le cas d’un parent isolé, souvent le couple éducatif est complété par
un partenaire qui peut être la mère d’une mère célibataire ou un
compagnon, voire une figure d’autorité tel un médecin, un
psychothérapeute ou toute autre personne investie d’une compétence
éducative.

« Faire la mère », « faire le père » :


les familles sont-elles toutes devenues
homoparentales ?
Ce qui précède entraîne les questions suivantes  : comment se partagent
les responsabilités éducatives chez les parents  ? Y a-t-il des rôles
spécifiques pour les hommes et les femmes  ? Dans le passé, il existait un
clivage entre les fonctions  : d’une part, un couple désirait et engendrait,
chérissait un enfant, mais la dimension d’appartenance était apportée par la
famille dans son ensemble qui contribuait à faire en sorte que l’enfant soit
digne de son groupe d’appartenance, groupe élargi comportant les grands-
parents, les oncles, les tantes, etc. Aujourd’hui, les deux rôles sont
supportés par les deux parents, parfois par un seul, qui doivent être à la fois
des parents relationnels, donner de l’affection, et des parents transmetteurs
des valeurs familiales. On entend souvent les mères célibataires ou
divorcées se plaindre qu’elles doivent faire à la fois la mère et le père. C’est
plutôt ce dernier rôle qui semble leur peser, alors que les hommes, dans la
même situation, se plaignent rarement de devoir faire aussi la mère. En fait,
la situation est plus complexe qu’il n’y paraît. Les femmes devraient plutôt
se plaindre de devoir faire « les » mères et « les » pères, car à l’origine de la
famille il y a deux pères et deux mères. En effet, la mythologie et la
linguistique en témoignent, il a de tout temps existé deux mères et deux
pères, correspondant à quatre fonctions distinctes.

Il y avait originellement, selon le linguiste Émile Benveniste3, du moins à


ce que peuvent révéler les racines du langage indo-européen, deux mères :
Mater et Anna. Mater est la mère universelle, celle qui était honorée par des
cultes vulvaires ; Anna est la mère familière, la maman. Chaque mère est à
la fois Mater et Anna dans le sens où chaque mère est «  Mater  »,
traditionnellement garante de l’ordre intrafamilial, celle du «  Range ta
chambre  !  » ou du «  Ça, tu peux le faire dehors si tu veux, mais pas à la
maison ! », la gardienne du foyer, la mère de l’appartenance, là où le rôle du
Pater était plus de représenter l’ordre social dans son foyer. Mais chaque
mère doit être aussi « Anna », la tendre, la maternelle, celle qui pardonne,
qui choie ses petits, qui nourrit, la mère relationnelle.
En ce qui concerne les pères, nous trouverons ce même clivage, mais
avec des facteurs de complexité différents dans la mesure où le rôle du père
est aujourd’hui débattu. Qu’est-ce qu’un père ? Qu’est devenue la notion de
père et quel semble être son futur ? Pour certains, le père est indispensable.
Sans père, pas de salut  ! Pour d’autres, la position du père est relative. Je
cite ce qu’en disait l’anthropologue Margaret Mead  : «  Fathers are
biological necessities but social accidents 4. » Et faut-il être un homme pour
faire le père  ? Il faut rappeler que l’on ne saurait en aucun cas confondre
père et géniteur. On ne peut pas appeler père un amant passager de la mère,
pas plus que le médecin inséminateur qui a engendré plus de deux cents
enfants avec son propre sperme. De même, les dons anonymes de sperme
relativisent encore plus la confusion entre géniteur et père. C’est du père en
tant qu’instance culturelle dont il sera question ici. On sait que la notion de
père a varié d’une période à l’autre, d’un lieu à l’autre. Il existe un écart
énorme entre ce qu’a pu être le pater familias du temps des Romains qui,
disposant de la patria potestas, avait droit de vie et de mort sur ses enfants
et, par exemple, ce que les Nordiques ont appelé les « pères de velours »,
tout d’attention maternelle pour leurs enfants.
Si certains pensent le père indispensable et d’autres relatif, c’est pour une
raison importante éclairée par Benveniste, qui a démontré qu’il y avait deux
racines pour désigner le père, donc deux pères. La racine Fader, en indo-
européen, a donné Pater, mais il y a un autre père  : Atta. Cette deuxième
désinence a donné le « papa ». Il y a donc, d’une part, un « Pater », le père
de la loi, le père universel, et d’autre part le « papa », c’est-à-dire le père
familier, nourricier. D’une part, le père de famille, Pater, le père de la Loi,
qui représente la voix sociale, chargé d’inculquer à l’enfant le respect des
lois sociales. Un exemple, au Moyen Âge : si une femme trompait son mari,
on punissait le mari en le promenant dans la ville assis à l’envers sur un âne
pour être moqué par le peuple. Pourquoi était-il puni  ? Parce qu’il avait
laissé le désordre s’installer dans sa maison, ce qui risquait d’entraîner un
désordre social. Il y a des restes de cette délégation dans le fait que si nos
enfants mineurs commettent des délits, détruisent une propriété publique
par exemple, nous, en tant que parents, serons amenés à devoir réparer. Et
d’autre part, Atta, le père familier qui a également existé de tout temps.
C’est le papa nourricier, celui qui apporte la sécurité matérielle dans la
famille. Chaque père est donc deux pères, Atta et Pater, le père relationnel
et le père de l’appartenance.
La situation actuelle est rendue plus complexe par la disparition de la
notion de puissance paternelle, remplacée par l’autorité parentale conjointe.
De ce fait, ce qui a été dit précédemment des fonctions maternelles et
paternelles indique qu’elles peuvent être exercées indifféremment par un
homme ou par une femme. Il n’empêche que toutes les fonctions parentales
doivent être assurées pour permettre à un enfant de se développer, de
s’insérer dans la société et de fonder plus tard, s’il le désire, un couple et
une famille.
Il s’agit donc d’assurer les tâches suivantes :
– Être une maman tendre et attentive.
– Être une mère garante de l’ordre intrafamilial.
– Être un papa nourricier assurant aux enfants une sécurité matérielle et
affective.
– Être un père garant de l’ordre familial face au monde social.
De plus, l’un et l’autre des parents devront jouer un rôle important dans
la transmission des mythes et valeurs familiaux du fait de la carence
fréquente de soutien dans cette fonction de la part de la famille élargie.
Cette situation où les rôles parentaux ne sont plus déterminés par le sexe
de celui qui les exerce permet à chacun d’exercer des fonctions qui
précédemment lui étaient barrées. On rencontre ainsi des pères que leurs
enfants appellent «  Mapa  » parce qu’ils ont adopté des comportements
maternels, et des femmes portant allègrement des fonctions d’autorité qui
étaient précédemment plutôt réservées aux hommes. On ne désire que ce
que l’on n’a pas. On a beaucoup parlé du désir de pénis chez la fille, mais
on a beaucoup moins parlé de son pendant masculin, le désir de maternité.
Nous rencontrons des pères de velours, pères-mères, papas-poules, dont on
a parfois le sentiment que leur mise en couple n’avait pas d’autres fonctions
que d’utiliser des mères porteuses pour pouvoir eux-mêmes faire la mère.
Un spectacle aurait paru inimaginable il y a seulement quelques dizaines
d’années, celui de pères portant contre leur sein des bébés, poussant des
landaus, changeant des couches, etc. Parfois l’on voit dans les parcs des
pères qui se sont approprié leur bébé, qu’ils promènent fièrement en le
tenant serré dans leurs bras, les mères restant bras ballants quelques pas en
arrière.
On se dirige vers un modèle où les hommes et les femmes seront, en cas
de naissance, des co-éducateurs indifférenciés. Les rôles éducatifs
traditionnels ne sont plus liés à l’identité sexuelle des partenaires. On peut
avancer qu’en ce sens toutes les familles deviennent des familles
homoparentales. Il est vrai, quand nous rencontrons des parents homme et
femme, que nous avons parfois l’impression de rencontrer deux mères ou
deux pères, tant les fonctions sont confondues. La norme actuelle est donc
celle de la coparentalité, où les deux parents sont supposés s’investir à
égalité dans les fonctions éducatives. Cela ne va pas sans poser des
problèmes spécifiques, ce qui ne signifie pas que le modèle précédent, où
les rôles étaient mieux définis, soit exempt de difficultés.

1. Maurice Godelier, « Un homme et une femme ne suffisent pas à faire un enfant. Analyse comparative de quelques théories culturelles de la procréation et de la conception »,
Ethnologies comparées, no 6, printemps 2003.

2. Boris Cyrulnik, Les Nourritures affectives, Paris, Odile Jacob, 1993.

3. Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes. 1 : Économie, parenté, société, Paris, Minuit, 1969.

4. Les pères sont des nécessités biologiques et des accidents sociaux.


CHAPITRE IV

Le couple face à l’enfant et à la famille :


le périlleux

La manière dont un couple conçoit le projet enfant et le projet famille


entraîne parfois des situations périlleuses pour l’enfant. De même, la
présence d’enfants et d’une implication familiale peut être périlleuse pour
les couples. Ces scénarios sont répétitifs, donc identifiables.

Le couple périlleux pour l’enfant :


les enfants sont-ils tous devenus des adoptés
et les familles adoptantes ?
Premier scénario, conséquence périlleuse de la maîtrise de la fertilité  :
pédiatres, pédopsychiatres, psychologues sont aujourd’hui de plus en plus
sollicités par des parents débordés par certains comportements de leurs
enfants adolescents  : prise de toxiques, alcoolisation massive, conduite en
état d’ivresse, vagabondage sexuel, déscolarisation, transgressions diverses
par rapport à la loi… Tous ces comportements entraînent des risques, que ce
soit pour la santé ou pour la vie même. Curieusement, il s’agit le plus
souvent d’adolescents élevés dans des familles unies, de parents aimants,
qui ont été attentifs à leur égard. Ces parents sont d’autant plus déstabilisés
par le comportement de leurs enfants. Ils ont dû souvent intervenir pour les
sortir de situations périlleuses dans lesquelles ils s’étaient mis. Les
changements d’établissement scolaire sont fréquents, qui viennent tenter de
sauver des situations faites d’échecs et d’absentéisme.
L’attitude de ces jeunes frappe par une absence de sentiment de
culpabilité lié à leurs comportements déviants. Ils se montrent le plus
souvent, en consultation, arrogants, méprisants, revendicateurs à l’égard de
leurs parents. Il est fréquent que les parents aient déjà frappé à plusieurs
portes avant de nous consulter. Des psychothérapies mises en place n’ont
guère changé la situation, pour autant que le ou la jeune ait accepté de s’y
soumettre. Un adolescent vu récemment avait tenté de soudoyer son
thérapeute en lui proposant de partager les honoraires payés par les parents
en échange du fait que lui ne se rendrait pas à ses rendez-vous, ce qui
laisserait le thérapeute libre de voir un autre patient à sa place ! Le contraste
est impressionnant entre des parents qui semblent être des éducateurs de
bonne qualité dans un climat de bonne entente conjugale et la gravité des
transgressions de l’adolescent(e).
Comment comprendre ce phénomène de plus en plus répandu et qui pose
des problèmes de prise en charge ardus ?
Aujourd’hui, les grossesses sont le plus souvent programmées. On choisit
le moment favorable, lorsque le couple est établi professionnellement et que
les conditions de logement s’y prêtent. Ce sont donc des enfants en principe
désirés, mais surtout rationnellement décidés. Cela entraîne comme
conséquence logique une responsabilité parentale plus importante que dans
le passé, où les enfants en quelque sorte s’imposaient du fait du caractère
aléatoire des mesures prophylactiques. Avoir un enfant aujourd’hui
ressemble beaucoup à un processus d’adoption en ce sens qu’il s’agit dans
les deux cas d’enfants dont on a décidé de l’arrivée. Cela n’est pas un mal
en soi. Mais parfois l’on observe des difficultés qui auparavant étaient
constatées dans certaines familles adoptantes, quand l’adoption se passait
mal. Le fait de décider d’une grossesse peut avoir comme effet, comme
dans certains cas d’adoption, une hyperresponsabilité des parents vis-à-vis
de l’enfant du fait qu’ils ont décidé de sa venue au monde. Cela peut
engendrer jusqu’à des sentiments de culpabilité : « Nous avons décidé de sa
venue, donc nous sommes totalement responsables du bonheur de cet
enfant. »
L’enfant n’est plus un être qui intègre naturellement une famille avec des
droits et des devoirs, mais quelqu’un dont on doit prendre soin, dont on est
entièrement responsable, qui est là du fait de notre volonté. Il n’est pas alors
considéré comme un membre d’une famille, mais plutôt comme un hôte que
l’on se doit de prendre en charge. Ce type de relation ressemble plus à ce
que l’on peut attendre d’une famille d’accueil que d’une famille. Parmi les
conséquences de cette façon d’envisager la relation à l’enfant, l’une est
particulièrement dommageable. Traditionnellement, il existe dans les
familles quelque chose qui s’appelle la dette transgénérationnelle, c’est
celle qui est due aux parents qui ont consacré du temps, de l’argent, de
l’attention et de l’amour. Dans ces situations où les familles se comportent
comme des familles d’accueil, l’enfant semble un éternel invité, quelqu’un
dont on doit prendre soin sans rien attendre en retour. On assiste à une
véritable inversion de la dette trangénérationnelle : ce n’est plus l’enfant qui
est redevable, mais les parents qui se sentent en dette vis-à-vis de l’enfant
du fait qu’ils ont décidé de sa naissance. L’enfant ainsi traité peut avoir
compris que ses parents sont à son service et que la dette à son égard sera
éternelle.
Il est vrai que tant que l’enfant est petit, le fait que ses désirs soient
comblés et ses demandes toujours satisfaites ne pose pas trop de problèmes.
Par contre à l’adolescence, lorsque les demandes sont plus importantes, il
arrive nécessairement un moment où les parents ne pourront ou ne voudront
plus suivre. C’est alors que l’enfant ne comprendra pas ou n’acceptera pas
ce changement d’attitude et augmentera ses exigences quitte à manifester de
la violence à l’égard de ses parents. Il peut aussi de façon complémentaire
se mettre dans des situations périlleuses, persuadé que ses parents pourront
et surtout devront l’en sortir. Et ce n’est pas faux que nombre de ces parents
se mettent parfois dans des situations extrêmes pour accompagner ou aider
l’enfant, ce qui, bien sûr, l’incite à aller encore plus loin dans la déviance.
J’ai ainsi connu une situation de ce type où la fille majeure avait réussi à se
retrouver en prison. Et le père de commenter que grâce à sa position (il était
juge), sa fille avait pu bénéficier d’une cellule confortable…

Les enfants-cerises
Une autre situation dont les conséquences sont analogues pour les enfants
et pour les parents est liée à un déséquilibre dans le rapport entre
appartenance et relation, dans le sens où, manifestement, seule la dimension
relationnelle est valorisée. Ce sont ceux que j’appelle les «  enfants-
cerises  ». Pourquoi cerises  ? Pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’ils
sont souvent «  la cerise sur le gâteau  »  : ils représentent la réussite d’un
couple. Et d’autre part, comme ils sont le signe d’un couple accompli, ils ne
sont reliés qu’à ces deux êtres que sont leurs parents. On a le sentiment
qu’ils sont appendus à un couple comme une cerise à sa branche, et qu’il ne
s’agit pas de familles au sens propre, car la dimension transgénérationnelle
n’est pas incluse dans le projet parental. Il n’y a pas de projet de
transmission. Tout ce qu’on demande à l’enfant, c’est de valoriser le couple.
J’ai le souvenir d’une rencontre présentant une situation de ce type où, alors
que je m’enquérais auprès des parents des liens qui reliaient leur enfant à
ses grands-parents, ils me répondirent en chœur  : «  Mais en quoi cela les
regarde-t-il  ?  » Les conséquences, là aussi, sont des révoltes à
l’adolescence, des comportements à risque et surtout une absence de
sentiment de culpabilité par rapport à des conduites transgressives. Le fait
de ne pas disposer de racines familiales explique que l’enfant va adopter un
comportement lié exclusivement à son groupe de pairs, la bande, et n’aura
aucune loyauté à l’égard de son groupe d’origine dans lequel d’ailleurs il
n’a jamais été inclus. Un enfant sans ancêtres est un enfant qui aura des
difficultés à se projeter dans l’avenir.

L’enfant-cerise.

Que proposer dans le cas des «  enfants décidés  » ou des «  enfants-


cerises » ? Les mesures doivent être surtout prophylactiques : une meilleure
information sur les besoins de l’enfant et, en particulier, ses besoins
d’appartenance. Le fait de considérer un enfant comme un membre d’une
famille au sens plein du mot est très distinct de l’idée d’un enfant qui
dépend du couple qui l’accueille. L’appartenance a comme conséquence de
lui constituer un sentiment d’identité familiale et de le rendre co-
responsable de ce qui advient au sein du groupe. Cela signifie aussi qu’il est
souhaitable à cette fin de lui déléguer certaines responsabilités adaptées à
son âge. Ainsi dans un cas, l’adolescent se devait de préparer un repas par
semaine pour toute la famille, repas où il pouvait bien sûr imposer ses goûts
et improviser à sa guise.
Par contre, une fois la situation conflictuelle installée, l’issue est plus
complexe. L’axe qui guide une intervention de thérapeutes familiaux peut
être de questionner les parents sur leur projet quant à l’enfant  : que
souhaitent-ils lui transmettre, comme valeurs, comme croyances, comment
pensent-ils s’y prendre, etc., toutes manœuvres destinées à introduire
l’enfant dans son appartenance familiale, du fait d’un projet de transmission
qui puisse l’inscrire dans une filiation.

Les trop-appartenants
Plus rares aujourd’hui, mais visibles, en particulier dans les milieux
intégristes, sont les situations où l’appartenance est, au contraire, étouffante.
Les relations entre parents et enfants sont appauvries. Seules comptent la
fidélité et la soumission aux mythes familiaux. Dans ces milieux, le couple
n’a pas plus d’existence autonome que les enfants. Ce qui est demandé à
l’enfant comme à l’épouse, c’est de poursuivre un projet établi une fois
pour toutes, de ne pas dévier comme on dit, de la ligne du parti… Il n’y a
pas transmission au sens de transmission de la capacité de transmettre, mais
transmission tout court. Le processus se réduit à un passage de témoin. Il
n’est attendu aucune manifestation d’autonomie, aucune originalité, aucune
création. L’enfant se doit d’être et rester un prolongement de sa famille
d’origine. Les transgressions sont particulièrement mal vécues et peuvent
engendrer des comportements de violence nécessitant des interventions
psychosociales.
Les trop-appartenants.

L’enfant périlleux pour le couple :


les conséquences des procréations assistées
La décision de concevoir un enfant de façon rationnelle et programmée
entraîne parfois une hâte excessive. Le recours de plus en plus fréquent et
précoce (parfois après moins de six mois de tentatives de conception
naturelle) à des techniques de procréation assistée en est la conséquence. Or
ces techniques ne sont pas sans danger pour le couple. Elles supposent des
intrusions dans leur intimité sexuelle. Rapports à des moments programmés,
modifications corporelles liées à la prise de traitements hormonaux, etc.,
entraînent une baisse de libido, une désérotisation du couple par la
fonctionnalisation des rapports sexuels dont nombre de couples ont du mal
à se remettre.

Conséquences périlleuses de la coparentalité :


la famille, une usine avec deux patrons ?
Deux principes éducatifs actuels peuvent entraîner des scénarios
périlleux pour le couple  : l’un concerne le fait qu’en principe les deux
parents doivent s’investir dans les tâches éducatives, de préférence à
égalité, ce qui est souvent valorisé par le terme de coparentalité. D’autre
part, les deux parents sont censés montrer un front uni, un accord sur les
principes qui guident l’éducation de leurs enfants et sur les modes
d’application de ces principes. Avec le mythe actuel de co-éducation, si les
deux partenaires du couple s’investissent vraiment dans les tâches
éducatives, la famille devient l’équivalent d’une entreprise dirigée par deux
patrons.
C’est une approche qui semble logique du fait de la dédifférenciation des
rôles dévolus précédemment au père et à la mère. Pourtant, de nombreux
couples butent sur cette question du partage des tâches et sur les
conceptions de ce que devraient être les principes éducatifs concernant leurs
enfants. Cela conduit parfois les couples à solliciter une thérapie alors qu’ils
n’ont pas réellement de problème de couple, mais surtout des problèmes de
parents, problèmes qui ont envahi le couple. Les différences de conception
au niveau éducatif engendrent des situations conflictuelles. On peut s’aimer
et ne pas avoir le même point de vue sur l’éducation des enfants. Les bases
du couple ou ce qui a déterminé deux êtres à faire couple sont rarement le
partage du même point de vue sur la question de l’éducation…
La découverte des différences concernant les attitudes éducatives se
produit au moment de l’apparition de l’enfant. Elles sont liées au fait que,
même dans des couples issus de milieux proches, les conceptions à ce
niveau peuvent être différentes. Les parents sont supposés se montrer
toujours en accord dans les décisions éducatives. On leur demande donc de
renoncer chacun à ses convictions pour trouver un moyen terme sur lequel
ils pourraient s’accorder. Qu’est-ce que cela signifie ? Le modèle éducatif
ainsi conçu ne peut satisfaire totalement ni l’un ni l’autre. Ce sera donc un
modèle «  eau tiède  » qui sera proposé aux enfants qui sauront bien vite
dépister le manque d’enthousiasme des parents.
Il se peut alors que l’un ou l’autre renonce à soutenir sa position et se
mette en disponibilité parentale, tout en gardant un regard critique sur les
agir de l’autre. Il se peut aussi que les différences éducatives soient l’objet
de discussions parfois orageuses, voire de conflits ouverts. Si chacun campe
sur ses positions, celles-ci ne peuvent que se rigidifier. Le risque est qu’une
relation symétrique s’établisse entre les deux parents, chacun tentant
d’imposer son modèle  : plus l’un se montre rigide, plus l’autre va se
montrer tolérant voire laxiste. Au bout d’un certain temps, les attitudes de
l’un et de l’autre deviennent caricaturales puisque chacun va agir non pas
en fonction de ses propres critères mais afin de corriger ce qu’il perçoit
comme des défauts chez l’autre. À terme, il peut advenir que les discussions
à ce niveau soient répétitives, épuisantes, sans issue, envahissant les espaces
d’intimité du couple. Si, le soir, au lit, elles tournent autour des reproches
sur ce que les positions éducatives de chacun entraînent chez les enfants, il
est clair que la sexualité ne sera pas au rendez-vous, d’autant que des
rancunes peuvent déteindre sur le désir de satisfaire l’autre sur le plan
sexuel.
Que proposer face à ces situations ?
Sur le plan de la prévention d’abord. Comment éviter qu’une telle
situation ne vienne s’installer ? Il ne s’agit pas, comme on l’a dit plus haut,
de demander à chacun de renoncer à une part de ses convictions. La
meilleure approche semble de tenter d’établir une complémentarité dans la
répartition des tâches afin que chacun ait un champ réservé et de préférence
là où il se montre le plus compétent. Une complémentarité dans la
distribution des responsabilités paraît moins périlleuse, pour le couple
comme pour les enfants, que le fait d’être toujours à deux sur les mêmes
créneaux.
Lorsque la situation conflictuelle est déjà installée, une issue possible est
une proposition que j’ai souvent préconisée et qui semble donner des
résultats satisfaisants  : l’alternance. En effet, ce qui m’a frappé est le
bonheur que peuvent ressentir des hommes et des femmes après le divorce.
Tout à coup, chacun peut jouir d’une position parentale sans avoir à se
soucier de ce que l’autre peut en penser. Il m’a semblé injuste que des
couples non divorcés ne puissent bénéficier des mêmes avantages. Je me
suis rappelé un principe républicain : la démocratie, ce n’est pas exercer le
pouvoir tous en même temps, mais chacun à son tour. Selon ce principe, je
conseille qu’une responsabilité alternée remplace une coparentalité
simultanée. Je préconise l’alternance, c’est-à-dire que par semaine ou par
quinzaine, chaque parent devient responsable à son tour de toutes les
décisions concernant le ou les enfants. Il est convenu avec les parents
qu’aucune décision petite ou grande n’échappe à celui qui est dans sa
semaine ou quinzaine parentale, que ce soit l’heure du coucher, le fait de
terminer son assiette ou non, les sorties, etc.
La réaction du parent qui est le plus souvent à la maison, en général la
mère, est de dire : « Oui, mais mon mari est souvent absent, au travail. Il ne
peut être partout  !  » Il est possible de repousser cette objection qui est
d’ailleurs souvent un signe de la réticence des mères à abandonner les rênes
dont par ailleurs elles se plaignent. En effet, il est toujours possible de
joindre le père par téléphone, SMS ou autres moyens que la technologie met
à notre disposition, ou bien la décision peut attendre son retour le soir.
L’autre parent pendant cette période est en vacances de décisions. Toute
demande des enfants est adressée au responsable de la période considérée.
Les enfants sont bien sûr informés de ce changement de fonctionnement
familial. On accroche un panneau dans la cuisine où est indiqué : semaine
de papa, semaine de maman. Pendant une semaine, les demandes des
enfants seront automatiquement dirigées ou redirigées vers celui ou celle
qui est en charge de cette période. Au début, les enfants sont souvent
mécontents car ils n’ont plus la possibilité de manipuler leurs parents en
exploitant leurs différences. À terme, ils y trouvent leur compte du fait
d’une ambiance qui devient plus sereine, moins conflictuelle, d’autant qu’il
est interdit aux parents de critiquer les actions de l’autre. Tout au plus
chacun devra noter ce qui lui a paru le plus sujet à caution dans les
décisions éducatives de l’autre, ou là où il s’est montré au contraire
compétent. Les échanges à ce niveau se font de préférence chez le
thérapeute.
Cette alternance n’est pas facile à mettre en place au début, des anciens
réflexes restent présents. Mais à terme les résultats sont impressionnants.
Chacun retrouvant sa liberté d’action peut exercer sa créativité et être en
accord avec lui-même. Il est surprenant de voir un père qui était soi-disant
peu intéressé par ce qui se passait à la maison réinvestir un rôle parental. Et,
à l’étonnement de la mère, ne pas s’en sortir trop mal. Le plus curieux est
de voir les différences éducatives diminuer. Effectivement, si l’un était
auparavant qualifié de laxiste, il ne peut l’être de façon constante. De
même, celui réputé être plus rigide dans ses principes ne peut plus l’être à
plein temps. Quand chacun doit à son tour assumer l’ensemble des
responsabilités, cela crée plus de cohérence éducative que la codirection, où
chacun tendant à « corriger » le comportement ou trop rigide ou trop laxiste
de l’autre, les différences ne peuvent que s’accroître.

Couple contre famille : la fraternisation


dans les couples
Un autre scénario périlleux pour les couples concerne le risque de
fraternisation lorsque se crée une famille. Il s’agit d’une rupture d’équilibre
entre les deux attentes liées à un couple  : un renforcement de l’identité
sexuée d’une part et une solidarité, une entraide d’autre part. Dans ces
situations, on voit la dimension homme/femme disparaître au bénéfice de ce
qui unit deux partenaires confrontés à des situations où une solidarité est
requise. Mais celle-ci se fait au détriment de ce qui unit un couple, de ce qui
le distingue de toute autre institution, le fait de vivre une relation confortant
chacun dans son identité sexuée. Plusieurs situations peuvent engendrer des
effets analogues. Précédemment, j’ai évoqué l’envahissement de l’intimité
du couple par les conflits éducatifs, mais il y en a d’autres.
L’un des scénarios les plus fréquents est particulièrement pernicieux, car
aconflictuel pendant longtemps. Il s’agit le plus souvent d’un jeune couple
qui, après avoir eu une vie assez ouverte, beaucoup d’amis, de sorties, de
fêtes, de distractions, décide de procréer un enfant, puis un deuxième. Leur
mode de vie change radicalement, mais ils sont longtemps heureux autour
de leur nid dans un cocooning chaleureux. Les soins apportés aux enfants
sont partagés, une vie familiale harmonieuse s’installe. Bien sûr, les sorties
se font rares. Les week-ends à deux encore plus. Les grands-parents ne sont
pas toujours disponibles pour assurer des relais ou ne sont pas sollicités, car
le mythe actuel tend à insister sur la nécessité pour des parents d’assurer
eux-mêmes les tâches éducatives, de les déléguer le moins possible. Il ne
faut pas oublier qu’il s’agit d’enfants «  décidés  », donc de parents qui se
sentent des obligations vis-à-vis d’eux. Les sorties ou les voyages se font
avec les enfants. Le couple se transforme progressivement en équipe
éducative. Les moments d’intimité se raréfient. Et, souvent brutalement,
arrive un drame qui est une tromperie. Le fait est que l’un des deux s’éveille
un jour sur ce constat : « Où est ma vie d’homme, où est ma vie de femme ?
J’ai l’impression de vivre avec mon frère ou ma sœur. Qu’en est-il de mes
besoins amoureux ? Je ne me sens plus exister comme homme ou comme
femme. » Il est rare que ce constat soit communiqué à l’autre. C’est plutôt
la découverte d’une tromperie qui ouvre une crise. Certains couples arrivent
à franchir ce pas, d’autres se déchirent et se séparent. Enfin, certains font
appel à des thérapeutes spécialisés pour obtenir une aide qui est bien
complexe à ce moment, car souvent le problème a viré à la tromperie, avec
ce que cela suppose de trahison, de mensonge, donc d’attaques, des mythes
du couple, alors que le véritable problème est très antérieur.
Couple contre famille.

La solution réside bien sûr dans la prévention. Un constat : ce n’est pas


que les couples n’aient pas eu l’idée de prendre du temps pour eux, mais il
y a toujours des imprévus qui viennent faire obstacle et empêchent les
projets de se réaliser. Or un couple ne peut rester longtemps virtuel.
Ce que je préconise dans ces situations est de réserver une soirée couple
par semaine, toujours la même, chaque soirée étant organisée
alternativement par chacun. Cela ne nécessite pas des projets somptueux ou
trop onéreux. Le simple fait de pouvoir sortir, grignoter quelque chose à
deux, voir un bon film ou autre permet au couple de retrouver une intimité
envahie par les tâches parentales. L’idée est d’établir une forme de rituel
intime au couple, la règle étant que la sortie se fait, que le couple soit en
conflit ou non. Un rituel doit être distingué de la vie quotidienne et respecté
en tant que tel. Un temps pour le couple, un temps pour les tâches
éducatives : cette distinction paraît aujourd’hui vitale pour autant que l’on
veuille que le couple survive à la famille et la famille au couple.
Un autre envahissement de la vie du couple peut avoir des effets
similaires lorsque existe une relation conflictuelle avec certains conjoints
précédents, par exemple une situation de divorce mal ou non résolue. Le
couple peut s’ériger en machine de guerre contre l’agresseur. Cette situation
peut perdurer tant que la relation avec le ou les ex-partenaires de vie reste
conflictuelle. Curieusement, c’est plutôt lorsque la situation s’apaise, quand
l’ancien conjoint a trouvé un nouveau partenaire, que ces couples
consultent. En effet, tant que le conflit était ouvert, une solidarité dans le
couple s’imposait. Mais cette solidarité imposait des sacrifices en termes de
revendication personnelle. Il était difficile dans cette ambiance orageuse de
demander de l’attention, du temps pour le couple. C’est l’accumulation de
frustrations petites ou grandes qui provoque une crise au sein du couple
lorsqu’il se retrouve sans ennemi pour le souder.

Couples « familialisés » en thérapie


Pourquoi un couple devrait-il s’engager dans une thérapie de famille  ?
Que peuvent-ils en attendre  ? Quelle est la problématique en cause  ? La
question se pose lorsque les problèmes engendrés par la famille, les enfants,
parfois les ascendants font effraction dans l’intimité du couple. On peut
alors proposer de nommer ces interventions des thérapies de couples
« familialisés ».
Donnons un exemple  : la raison de la demande de thérapie est que
Madame est « déprimée » depuis Noël. Elle a de gros troubles du sommeil,
mange très peu et est constamment triste. Nous sommes en février de
l’année suivante. Monsieur a cinquante-huit ans, d’origine espagnole, est au
chômage depuis que sa société a fait faillite. Sa situation financière n’est
guère brillante. Son épouse a une dizaine d’années de moins, elle fait des
ménages. Elle a douze frères et sœurs. Elle est également d’origine
espagnole mais d’une région différente. Ils sont venus en Suisse il y a vingt-
deux ans, lorsqu’ils se sont mariés. Monsieur parle encore mal le français,
Madame beaucoup mieux. Elle a été mariée précédemment, a été veuve très
jeune et avait déjà une fille quand ils se sont connus. Celle-ci a maintenant
vingt-huit ans, est mariée et a un fils dont Madame s’est beaucoup occupée
jusqu’à son entrée en maternelle l’année dernière. Le fait de ne plus avoir
cette tâche dans la journée semble attrister Madame. Mais, sa fille étant à
nouveau enceinte, elle se prépare à se trouver à nouveau utile.
Le couple a ensemble un fils de vingt et un ans, qui est toujours à la
maison et fait des études assez vagues, semble-t-il, sans enthousiasme.
Pourquoi viennent-ils maintenant ? C’est qu’ils sont dans une impasse. Leur
préoccupation majeure ne semble pas être leur couple mais un conflit de
loyauté. Monsieur est fils unique. Sa mère est veuve et vit seule dans un
petit village d’Espagne. Elle se plaint de sa solitude auprès de son fils. Elle
le presse de venir s’installer près d’elle puisque, d’après elle, rien ne le
retient en Suisse du fait qu’il est maintenant sans activité professionnelle.
Le couple avait envisagé de faire venir la grand-mère afin qu’elle réside
près d’eux, mais ils ont réalisé qu’ils n’en ont pas les moyens financiers.
Madame craint que son mari ne veuille s’installer auprès de sa mère.
Rappelons qu’il est fils unique et qu’il lui est resté très attaché. Madame n’a
aucune racine dans cette région et n’a aucune envie de s’installer auprès de
sa belle-mère. Leur fils, à l’évidence, veut rester en Suisse. Madame ne peut
envisager d’abandonner son fils bien qu’il soit déjà largement majeur, ni sa
fille du premier lit qui est enceinte et aura besoin d’elle pour s’occuper de
l’enfant à naître. Les choses se précipitent à Noël, car Monsieur est parti
passer les fêtes chez sa mère. Son fils était censé être de la partie, mais s’est
arrêté à Madrid, manifestement pour faire la fête avec des amis.
Madame a refusé de les accompagner, mettant en avant sa « dépression »,
et espérant jusqu’au dernier moment que son mari et son fils renonceraient
à leurs projets.
La situation est d’autant plus inextricable que le couple semble se
manifester beaucoup d’affection et qu’ils n’envisagent pas une séparation.
On voit le rôle clé que joue la « dépression » de Madame. Monsieur dit :
«  Faites quelque chose pour sa dépression, de sorte qu’elle puisse venir
avec moi auprès de ma mère, que je puisse m’occuper d’elle. » Et Madame
dit : « Surtout ne vous occupez pas de ma dépression de façon que je puisse
rester ici et m’occuper de mes enfants… »
Il y a manifestement un conflit de loyauté entre leur appartenance au
couple et ce qui est, pour Monsieur, son attachement aux devoirs filiaux, et
pour Madame, son attachement à ses enfants, à la famille actuelle. La
balance penche dangereusement du côté des appartenances familiales, le
couple étant mis en arrière-plan.
Face à ce couple effondré tel qu’il s’est présenté, il m’a semblé
nécessaire de valoriser leurs compétences sans pour autant nier leurs
difficultés. Je leur ai proposé le recadrement suivant  : «  Le problème de
Monsieur est d’être trop bon fils, le problème de Madame est d’être trop
bonne mère. Et quand je dis trop, c’est que vous êtes tous les deux prêts à
sacrifier votre couple et vos désirs personnels à la famille, que ce soit la
famille d’origine en ce qui vous concerne, Monsieur, et la famille actuelle
en ce qui vous concerne, Madame. Le problème que nous rencontrons avec
vous, c’est que si parfois nous pouvons parer à des défauts, à des
dysfonctionnements, nous ne pouvons en revanche améliorer les qualités
qui par ailleurs vous paralysent.  » C’est donc une qualité commune aux
deux membres du couple que je relève  : ils ont tous deux le sens du
sacrifice et ce, au bénéfice de leur entourage. Mais cela va à l’encontre de
leur vie de couple.
Cette formulation semble avoir provoqué une réflexion importante chez
eux, car ils ont pu se mettre d’accord pour convenir qu’il était bien qu’ils se
donnent à leur famille, mais qu’il était aussi nécessaire de préserver leur vie
de couple. Cela s’est concrétisé par un projet commun, celui de partir en
vacances ensemble dans un pays autre que l’Espagne. Il est toujours
préférable que des solutions, même modestes, soient le produit d’une
certaine créativité dans le couple plutôt qu’une suggestion de la part du
thérapeute.
CHAPITRE V

Couples et familles face au divorce

Il faudrait certainement tout un livre pour traiter du désirable et du


périlleux en matière de divorce. Je me contenterai donc ici d’évoquer deux
aspects qui me semblent particulièrement périlleux pour l’enfant et pour les
membres du couple.

Détruire le passé
Un moment difficile est celui où les membres du couple annoncent à leur
enfant qu’ils ont pris la décision de se séparer. Pour ce dernier, c’est parfois
un soulagement, tant la situation était tendue et conflictuelle, mais il arrive
aussi que la nouvelle le surprenne totalement, les parents ayant pris soin de
protéger l’enfant en ne lui montrant pas leur désaccord. Comment lui
annoncer cette séparation qu’il n’a pas pressentie ?
Le plus périlleux – donc à éviter – est que les parents se référent, pour
expliquer la décision de se séparer, à un passé que l’enfant n’a pas perçu.
J’ai ainsi été confronté à une situation où une fillette d’une dizaine d’années
avait tenté de se pendre après l’annonce par ses parents de leur projet de
divorce. Il s’agissait de parents qui avaient une vitrine sociale étendue, une
maison toujours pleine d’amis. Eux-mêmes étaient deux personnes connues,
actives, solidaires. La fillette n’avait pas saisi que cette apparence de couple
idéal et de famille idéale masquait des divergences importantes entre ses
parents. Le plus destructeur a été leur réponse face à son étonnement  :
«  Cela fait très longtemps que cela ne va plus entre nous, mais tu ne t’en
étais pas aperçue.  » En disant cela, les parents n’ont pas compris qu’ils
détruisaient le passé de leur fille, son vécu, et qu’ainsi elle ne pouvait plus
faire confiance à ses propres perceptions, ni à ses parents. Son désespoir a
provoqué un passage à l’acte que ses parents ont trouvé…
incompréhensible  ! Une formule plus acceptable pour leur fille eût été de
lui dire  : «  Tes parents se sont beaucoup aimés, mais aujourd’hui il en va
autrement, et c’est pour cela que nous avons décidé de nous séparer. »
Comme base de réflexion, si vous vous trouvez dans la situation où votre
couple est fragilisé, voire détruit, je suggère de lire ces quelques lignes
écrites par un pédopsychiatre remarquable, aujourd’hui disparu, Pierre
Bourdier : « Quand la famille nucléaire naturelle, encore la plus nombreuse,
où le social et le biologique, le nom et le sang habituellement coïncident,
pour quelque raison ne marche plus, il n’est pas évident qu’il faille
impérativement la consolider et encore moins l’imiter. Peut-être vaut-il
mieux laisser passer les passions et les occasions, susciter des formules de
vie qui nous paraissent bancales et compliquées, inhabituelles, exotiques.
L’enfant certes pourra en souffrir, y perdre beaucoup d’illusions, comme
d’ailleurs dans certaines familles “unies” encore plus destructrices, mais il
pourra aussi progressivement s’y adapter, même en tirer profit, sur le plan
de ses activités mentales, de symbolisation, mais à la condition d’avoir un
quelconque accès aux embrouilles, aux secrets, aux énigmes, et à leurs
acteurs. »

Des divorces « heureux »


On connaît les conséquences désastreuses des divorces conflictuels, en
particulier lorsqu’ils s’éternisent, mais on sait moins que certains divorces
qui s’annoncent favorables peuvent aussi se révéler très périlleux.
Dans le but de préserver la famille qu’ils ont créée, des couples décident,
après une séparation, de constituer une communauté. On achète ensemble
ou on loue une maison que l’on scinde en deux parties, ou bien deux
appartements situés sur un même palier, favorisant ainsi la circulation des
enfants entre les deux parents. Tout se passe bien pendant un temps,
jusqu’au moment où l’un des parents décide d’introduire un compagnon ou
une compagne dans la communauté. L’arrivée de ce troisième adulte – voire
d’un quatrième, si l’autre parent fait de même – peut alors brouiller le jeu,
que ce soit entre les parents ou entre les enfants. Ce qui semblait une bonne
solution pour préserver la vie de la famille telle qu’elle existait auparavant
devient ici un obstacle, pour chacun des parents, à la reconstruction d’un
couple et surtout d’une nouvelle famille…
CONCLUSION

Vivre une nouvelle aventure

Le couple existe autour de la gestion de plusieurs équilibres  : équilibre


entre la dimension affective, amoureuse et la maison-couple, cette
institution qui nécessite un investissement important en termes de don
d’intimité, d’attention portée à l’autre, d’entraide, mais également équilibre
dans la distribution des rôles de père et de mère, équilibre entre le temps
pour le couple et le temps pour la famille. Cette gestion peut facilement
devenir acrobatique lorsque surviennent des changements.
Force est de constater que, malgré la fragilité des couples actuels, la
difficulté à préserver ces divers équilibres, les informations largement
diffusées n’ont pas plus d’influence sur les désirs de mise en couple que les
campagnes antitabac sur les fumeurs. Aux questions  : «  Pourquoi un
couple  ? Pourquoi un enfant  ?  », une réponse émerge parfois qui rend
compte de cette résistance et relie le désirable et le périlleux : « Pour vivre
une nouvelle aventure ! » On reconnaît dans cette réponse la marque d’une
conduite à risque dont on sait que, de façon générale, elle est destinée à
revigorer le sentiment d’exister, que ce soit celui d’un individu, d’un couple
ou d’une famille.
Le couple, l’enfant, la famille sont des paris sur l’avenir. Nul ne connaît
par avance le destin de ces aventures, sinon qu’elles sont risquées. Et c’est
ce risque qui donne du goût à la vie, qui fait oublier que nous sommes
mortels.
Passer de la relation au couple est un défi, car cela risque de mettre en
danger la relation, mais c’est souvent au moment où la relation s’est
stabilisée que l’on va mettre en place cet obstacle à franchir. De même,
c’est souvent au moment où les choses sont en place dans le couple que l’on
décide d’introduire un autre défi : l’enfant.
C’est la nécessité d’un défi vital qui impose ces changements. D’où ma
question : le couple est-il désirable parce qu’il est périlleux ? L’enfant est-il
désirable car il est réputé déstabiliser les couples ?
Le défi est ce qu’il y a de plus humain, ce qui fait reculer l’idée que notre
existence est limitée. Que serait la vie sans défis ?

Je ne voudrais pas terminer sans donner quelques « conseils de survie » :


En matière de couple, mieux vaut une vigilance mesurée qu’une
confiance aveugle.
N’oubliez pas le temps pour le couple.
Faites le point sur les frustrations, les insatisfactions, les désirs inassouvis
tous les deux ou trois ans  : le temps passe vite et les attentes quant au
couple peuvent changer pour chacun.
Veillez à ce qu’un équilibre soit maintenu entre la relation et
l’appartenance, entre l’amour de la relation et l’amour du couple.
Ne faites pas nécessairement à l’autre ce que vous voudriez qu’il ou elle
vous fasse  : l’autre n’a pas forcément les mêmes attentes ni les mêmes
goûts que vous.
Un enfant a certes besoin d’amour, mais il a aussi besoin d’une histoire.
Et enfin, n’oubliez pas qu’un couple, pour vivre, doit laisser une place au
rêve…
REMERCIEMENTS

Ma gratitude va à ceux qui m’ont aidé à avancer ces quelques idées et à


les coucher sur papier : avant tout, Christophe Guias, mon éditeur et ami ;
Anne-Catherine Pernot-Masson, pour sa patiente relecture de mes
balbutiements ; Zarina Qayoom-Boulvain, qui m’a introduit dans le cercle
de recherche sur les suites des procréations assistées  ; et tous ceux qui
m’ont donné l’occasion de mettre mes idées à l’épreuve en m’invitant à
m’exprimer dans des colloques, des congrès, des formations, entre autres,
Katharina Auberjonois, Loraine Roth, Suzanne Deblue, Philippe Jayet,
Michel Maestre, Norma Mollot, Benoît Reverdin, Annig Segers, Isabelle
Duret.
ROBERT NEUBURGER AUX ÉDITIONS PAYOT

Le Couple : le désirable et le périlleux


« On arrête ?… on continue ? » Faire son bilan de couple
L’Art de culpabiliser
Les Rituels familiaux
L’Autre Demande. Psychanalyse et thérapie familiale systémique
Première séance. Vingt raisons d’entreprendre (ou non) une psychothérapie
À propos de cette édition 

Cette édition électronique du livre Le couple de Robert Neuburger a été


réalisée le 10 décembre 2013 par les Éditions Payot & Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-228-
91016-3).
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.

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