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ISBN : 978-2-228-91017-0
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de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales
À Sveti, pour son soutien constant
et ses conseils précieux.
Merci aussi à tous les couples et
les familles rencontrés ; ils ne savent pas
combien je leur suis redevable de ce
qu’ils m’ont appris.
PRÉAMBULE
1. Elias Canetti, Écrits autobiographiques, Paris, Le Livre de poche, coll. « Pochothèque », 1998, p. 7.
INTRODUCTION
Le grand changement :
la liberté de choisir
Pourquoi un couple ?
Le célibat, aujourd’hui, n’est pas synonyme d’abstinence sexuelle ou
d’un manque de relations amoureuses. Il signifie simplement que l’on n’a
pas le goût ou l’occasion de s’investir dans un couple particulier.
Ce parti pris de préserver sa liberté est celui de ceux que d’autres
investissements comblent ou à quoi ils suffisent pour se sentir exister :
investissements professionnels, confessionnels, politiques, sociaux,
artistiques, ou bien de ceux qui se trouvent, après une séparation, en charge
d’enfants et n’ont pas le désir de créer une famille recomposée avec toutes
les complications que cela représente. À ce propos, il faut dénoncer les
attitudes culpabilisantes de certains aux yeux de qui une famille sans
homme n’est pas une famille et pour qui la présence d’un porteur de
testicules est nécessaire à l’épanouissement des enfants ! Ceux-là oublient
un autre changement important dont nous reparlerons, qui est la disparition
de la puissance paternelle et son remplacement par l’autorité parentale
partagée. Bien des femmes aujourd’hui, après une séparation, ne prennent
pas le risque de partager leur foyer avec un compagnon. Elles préfèrent
gérer elles-mêmes leurs enfants et avoir par ailleurs une relation de couple.
Le premier choix à opérer repose sur l’évaluation des avantages et
inconvénients respectifs du célibat et ceux qui découlent d’un
investissement dans un couple. Ce qui peut pousser un être à quitter l’état
de célibat doit être soigneusement pesé. Les raisons classiques ne sont plus
forcément raisonnables. La peur de la solitude doit être mise en rapport
avec le risque d’abandon puisque l’on sait que de nombreux couples ont
une vie brève. Être en couple, aujourd’hui, ne comporte aucune garantie, ne
correspond pas à ce que l’on en disait dans le passé avec l’expression
« faire une fin » pour signifier le mariage. L’on connaît ce que ces
constructions comportent de périlleux : les statistiques sont là pour nous
rappeler la fragilité du couple, la complexité des problèmes éducatifs, la
grande difficulté à concilier vie de couple, vie de famille, vie
professionnelle et vie personnelle. Par ailleurs, l’égalité entre les hommes et
les femmes n’est pas une évidence dans ces contextes d’insécurité, les
femmes étant souvent lésées du fait de la difficulté pour elles de cumuler
vie professionnelle et vie familiale. Tout abandon est douloureux et
fréquemment à l’origine de sentiments dépressifs pour la personne
abandonnée et de soucis matériels pour les deux.
S’engager comporte donc un risque important, je dirai même que c’est
une conduite à risque comme nombre d’entre nous aiment les susciter pour
se sentir exister. C’est un défi, un pari qui comporte statistiquement autant
de perdants que de gagnants, sans compter les victimes collatérales que sont
souvent les enfants. Les questions à se poser sont donc légitimes et
concernent le rapport entre le fait de préserver sa liberté et s’engager dans
une relation, entre conserver la maîtrise de son intimité, ou la partager avec
un ou une autre. Cela dit, il existe des situations intermédiaires : certains
couples décident de ne partager que des moments privilégiés comme les
vacances ou les week-ends sans qu’il y ait cohabitation constante ou autre
engagement. C’est plutôt le cas des couples recomposés après des
déconvenues concernant leurs couples précédents. Mais peut-on à leur
propos parler encore de couples ? Il s’agit plutôt d’une autre formule qui
n’a pas encore reçu de nom où deux êtres tentent le pari de cumuler les
avantages du célibat et ceux de vivre une relation de couple.
À quoi tient donc la décision de quitter le célibat ? Bien sûr, cela peut
être lié à une relation amoureuse que l’on souhaite voir se poursuivre sous
une forme plus institutionnalisée dans l’espoir de la protéger, bien que, une
fois encore, les liens du mariage aient actuellement la propriété de se
dénouer sans trop d’efforts, du point de vue de la loi tout du moins. Un
constat : le besoin d’une relation amoureuse ne se confond pas avec celui
d’entrer dans une relation de couple. Ainsi, j’ai pu observer que mes
étudiants à l’université ont tendance à se mettre en couple vers la fin de
leurs études. Or c’est une université où la vie de campus est intense, où
l’identité d’étudiant est, dans ce contexte, valorisée et structurante. La
dimension d’appartenance, nécessaire à chacun pour se sentir exister1, est
comblée en partie par le statut d’étudiant. Cela ne signifie pas que des
idylles ne se créent pas tout au long des études, mais elles sont labiles,
changeantes, parfois romantiques, parfois même passionnelles, mais
n’impliquent pas un quelconque engagement. La plupart sont des relations
amoureuses sans lendemain. Pourquoi des couples se constituent-ils plutôt
vers la fin des études ? Il est aisé de penser que l’appartenance à
l’institution couple va se substituer à l’appartenance au groupe d’étudiants.
Il semble que ces étudiants aient compris que leur relation amoureuse ne
pourrait se poursuivre s’ils n’y rajoutent pas une dimension d’appartenance
en créant un couple pour la contenir. Cette relation d’appartenance devient
importante pour eux, autant au moins que la relation amoureuse du fait de
l’annonce de la disparition prochaine d’une autre appartenance investie et
structurante, celle d’appartenir au monde étudiant. Il est également connu
que dans une bande de copains ou de copines, quand plusieurs font défaut
du fait de leur mise en couple, cela provoque souvent, par une réaction en
chaîne, la constitution d’autres couples. Ceci est à mettre en rapport avec la
dissolution progressive du groupe d’amis et ce que cela représente en
termes de perte d’un groupe d’appartenance investi.
Est-ce à dire qu’un manque – ou le risque d’un manque – d’appartenance
préside à la décision de créer un couple, voire une famille ? Il me semble
que pour se lancer dans un couple, les deux facteurs sont réunis : d’une part
une relation amoureuse que l’on veut poursuivre, d’autre part un besoin
d’appartenance, de créer une petite institution avec l’autre du fait d’un
sentiment de désappartenance, d’un manque lié à la perte d’un autre groupe,
amis, famille… Un autre facteur rend le couple attractif : le fait que les
autres appartenances – milieu professionnel ou famille d’origine – ne sont
guère rassurantes aujourd’hui.
Deux piliers, deux « désirables » rendent donc le couple attirant : l’amour
relationnel, le fait d’une relation amoureuse, mais aussi le besoin d’un autre
amour, celui de l’institution couple, la maison-couple2. Le couple est censé
combler deux attentes, deux désirs, la relation amoureuse, celle qui nous
constitue en tant qu’homme ou femme chacun dans le regard de l’autre, et
la relation d’appartenance qui concerne l’ensemble qui réunit deux êtres
face au monde extérieur, ce petit monde à deux, cette intimité protégée.
Comment un couple ?
À partir du moment où l’on participe à un groupe quelconque, la question
n’est pas l’absence d’irrationalité, mais la quantité d’irrationalité nécessaire
à son fonctionnement. Il est aisé de le démontrer en ce qui concerne le plus
petit groupe humain, le couple, dans sa version contemporaine, où il ne naît
plus d’un accord entre familles mais s’autoconstitue du fait de rencontres le
plus souvent liées au hasard. Mais le hasard semble bien faire les choses !
Rien ne m’émeut plus que d’entendre des couples parfois en grand conflit
me confier leur mythe fondateur, dont l’irrationalité semble à chaque fois
leur échapper. Ils se reconnaissent comme si une prédestination avait joué
en leur faveur, comme si un destin bienveillant leur avait ouvert les portes
de la félicité.
On trouve un exemple de ce mythe du destin dans un curieux texte de
Kierkegaard, Le Journal du séducteur (1843), où il s’adresse à sa promise :
« Nous deux, nous sommes prédestinés l’un à l’autre ; pas de doute je
découvre que mon amour pour toi est aussi vieux que moi-même… » Cette
irrationalité, on peut l’appeler croyance ou mythe, mais il faut savoir que
les membres d’un couple ne la vivent pas comme une croyance : pour eux,
elle est une vérité. La croyance n’existe pas plus que l’illusion : si l’on sait
qu’une « vérité » n’est qu’une croyance, alors on n’y croit plus ; de même,
l’illusion n’est plus une illusion quand on sait qu’elle est une illusion. Ce
mythe fondateur est nécessaire à la création de la dimension institutionnelle
du couple.
La démonstration inverse est facile : des couples en difficulté m’ont
souvent confié que leur couple dysfonctionnait depuis le début, car la
décision de le fonder ne reposait pas sur un élément irrationnel mais sur une
nécessité, par exemple celle de se marier parce qu’un enfant était attendu.
Une patiente a résumé admirablement cela en s’exclamant : « Je sais
exactement pourquoi mon couple n’a jamais marché : c’est la seule décision
rationnelle que j’ai prise dans ma vie ! » Cette recherche d’un Éros
extérieur qui crée le couple par un sentiment de prédestination est parfois
touchante : « Nous avons immédiatement su que nous étions faits l’un pour
l’autre, car nous n’avions strictement rien en commun », me confiait un
couple… Hannah Arendt écrit dans une lettre à Martin Heidegger : « Entre
deux êtres humains se constitue parfois, rarement, un monde. Ce monde est
alors sa patrie, il a été en tout cas la seule patrie que nous étions prêts à
reconnaître. »
Couple et appartenance :
la maison-couple
L’autre attente du couple est du ressort de la maison-couple.
L’appartenance à cette micro-institution, le couple, devrait procurer un
sentiment de sécurité, une protection. On espère qu’on pourra s’appuyer sur
l’autre en cas de difficulté, se sentir en confiance dans la relation, être
protégé(e) contre les agressions du monde extérieur. L’appartenance
fraternise la relation. Là encore, on voit la contradiction entre le besoin de
sécurité qui, dans le passé, était lié à l’appartenance à une famille et la
dimension de séduction qui nécessite une certaine distance, une certaine
incertitude, une attente jamais totalement satisfaite. L’attente précédente
était de renforcer une identité sexuée par le biais d’une relation basée
essentiellement sur la séduction ; ici, il s’agit d’obtenir de l’appartenance au
couple un renforcement identitaire du fait de cette appartenance.
Être reconnu(e) comme appartenant à un couple est un « plus » social.
C’est ainsi que l’on voit les intervenants sociaux se comporter très
différemment face à une famille monoparentale et face à un couple. Dans le
cas de la monoparentalité, ils se montrent nettement plus intrusifs et
directifs. Les banques réagissent de cette façon, et bien d’autres institutions
également. De même, encore, les familles d’origine. Une patiente m’a
rapporté que lorsqu’elle était encore en couple, il lui arrivait régulièrement
d’être invitée, ainsi que son mari, par ses parents à déjeuner le dimanche. Ils
arrivaient, la table était mise, le repas prêt et plutôt festif. Depuis que le
couple s’est séparé, dans les mêmes circonstances, ses parents demandent à
ma patiente de faire les courses et de participer à la confection d’un repas
plutôt frugal…
Dans le passé, cette attente de solidarité était moins liée au couple parce
que la mise en couple signifiait essentiellement l’entrée dans une famille.
C’était plutôt l’appartenance à une famille qui apportait la sécurité de base,
la protection et l’identité. Aujourd’hui, l’attente de solidarité repose
essentiellement sur le couple. On attend qu’elle joue face au monde
extérieur : en cas de conflit avec les familles d’origine ou si la situation
professionnelle se dégrade ; mais l’attente concerne aussi la vie intérieure
du couple : égalité dans la répartition des tâches et des responsabilités. Ce
dernier point va dans le sens d’une dédifférenciation des rôles sexués tels
qu’ils étaient conçus traditionnellement. Il est clair que lorsque les deux
êtres qui constituent le couple sont engagés professionnellement et plus
souvent à temps plein, on est loin du couple où Madame se devait d’être la
fée du logis et Monsieur celui qui rapportait la paye… Le corollaire de cette
solidarité attendue est qu’on puisse compter sur son ou sa partenaire. Un
climat de confiance est donc indispensable.
À gauche, l’amour de la relation (le couple-relation) ;
à droite, l’amour de l’appartenance (la « maison-couple »).
1. Voir Robert Neuburger, Exister. Le plus intime et fragile des sentiments, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2014.
Un mot, tout d’abord, sur ce que j’entends par « périlleux » : non pas un
jugement de valeur, mais le fait que certains fonctionnements, certaines
solutions, qui peuvent convenir parfaitement à telle ou telle situation de
couple, comportent aussi plus de risques que d’autres. C’est en fonction de
mon expérience professionnelle et des situations qui me sont présentées
dans ce cadre que je me suis autorisé à définir certains équilibres comme
étant périlleux. Il y a divers équilibres propres à chaque couple, mais il y a
aussi des ruptures d’équilibre qui engendrent des moments périlleux où la
créativité des couples est mise à l’épreuve : un couple qui va bien n’est pas
un couple qui n’a pas de problèmes, mais un couple qui sait résoudre ses
propres difficultés. C’est pourquoi j’ai symbolisé ces fonctionnements par
une balance. J’ai pu également reconstituer des scénarios catastrophes,
c’est-à-dire des enchaînements de comportements dans des couples qui
conduisent de façon souvent prévisible à des situations inextricables. Cela
m’a permis d’élaborer des propositions préventives afin que les couples
puissent repérer les risques d’impasses.
Entre les deux pôles qui composent les deux désirables : le couple
supportant l’identité sexuée et le couple apportant une sécurité
d’appartenance, il s’établit en général un équilibre. Ce n’est pas un équilibre
statique : parfois domine l’intérêt pour la relation amoureuse, et à d’autres
moments l’intérêt pour la solidarité, l’entraide, la complicité fraternelle
unissant deux êtres. Mais il peut advenir que la balance penche de façon
prolongée d’un même côté. Il peut aussi advenir que chacun puisse se situer
d’un seul côté de la balance, l’un en tenant pour la relation, l’autre pour
l’appartenance. Toutes ces situations peuvent évoluer défavorablement.
Le couple-passion
Les plus rares : les couples où les partenaires ont un intérêt quasi exclusif
dans ce que l’être élu peut leur apporter comme renfort de leur identité
d’homme ou de femme. Ce n’est pas que je considère cette passion comme
pathologique, mais l’expérience montre que ces situations extrêmes sont
rarement durables. C’est essentiellement dû à la difficulté de préserver ce
type de relation tout en maintenant ou créant des relations avec d’autres,
qu’il s’agisse des enfants, de la famille, des collègues… De plus, la société
n’est pas très tolérante à l’égard de ces couples qui sont vécus comme
asociaux, ce qui n’est pas entièrement faux. Le fait de constituer une dyade
fermée sur elle-même dans ce rapport de fascination réciproque va à
l’encontre des mythes contemporains où chacun se doit d’être
« autonome ». Les réactions sociales peuvent être destructrices, en
particulier dans l’intervention des régulateurs sociaux que sont devenus
certains psychothérapeutes, voire certains psychanalystes.
• Quelles sont les trois relations les plus importantes pour vous et votre
partenaire ?
• Quelles sont les trois appartenances les plus importantes pour vous et
votre partenaire ?
• Qu’est-ce qui est actuellement le plus important pour vous et pour lui
ou elle : les relations ou les appartenances ?
• Qu’est-ce qui, dans les comportements qui vous posent problème chez
votre partenaire, homme ou femme, relève de ce qu’il décide pour lui-
même ? Est-il influencé dans la persistance de ses comportements par des
préjugés correspondant à sa loyauté à l’égard de son appartenance au
groupe d’hommes ou au groupe de femmes, à son machisme, à son
féminisme ?
• Comment a-t-il (elle) été aimé(e) ? Autrement dit, comment a-t-il (elle)
apprit à aimer ?
1. Voir Robert Neuburger, Les Territoires de l’intime. L’individu, le couple, la famille, Paris, Odile Jacob, 2000.
Pourquoi un enfant ?
Pourquoi une famille ?
La famille-relation
et la famille-appartenance
Quels sont actuellement les principes éducatifs dominants ? Un
changement est intervenu à ce niveau. Il est moins perceptible que les
autres, car il fait partie de la mythique contemporaine, mais il a modifié les
comportements intrafamiliaux de façon importante. C’est le passage du
primat de l’appartenance au primat de la relation. Je m’explique :
imaginons le fonctionnement d’une famille bourgeoise au temps de Freud.
La norme consistait essentiellement à transmettre aux enfants qu’ils
faisaient partie d’une famille respectable, ce qui devait se traduire par leur
conduite, leur attitude face à la société, une solidarité familiale, le souci de
l’image de la famille, bref leur inculquer la fierté du nom, de leur
appartenance. Cette appartenance à leur famille conditionnait leur carrière,
le choix d’un métier, leur choix conjugal, etc.
En revanche, les relations affectives parents-enfants étaient moins
valorisées. Le plus souvent, le relationnel était délégué à du personnel
adéquat. Les communications entre parents et enfants étaient réduites et, de
toute façon, marquées par la nécessité de préserver une distance bienséante
qui représentait une marque de respect de la part des enfants à l’égard des
parents. C’était la norme. On en voit une trace dans la facilité avec laquelle
certains parents considéraient comme normal de confier leurs enfants à des
internats à des âges parfois précoces ou de leur organiser des séjours dans
des colonies de vacances durant toute la période estivale, ce qui aujourd’hui
serait considéré comme anormal. Parents et enfants menaient une vie
parallèle, chacun dans son monde. Par contre, les enfants étaient insérés
dans un réseau d’appartenance familiale et sociale qui influençait fortement
leur destin et leurs choix de vie. Quand ce modèle était trop poussé, cela
engendrait des souffrances dues au fait, pour les enfants, de se sentir pris
dans un étau de contraintes liées à la nécessité de se conformer aux normes
bourgeoises. Le romancier Fritz Zorn en donne une description très
éloquente dans Mars (1977).
• Les techniques avec lesquelles chacun exerce l’autorité : Quels sont les
outils, stratégies qu’utilise votre partenaire et que vous utilisez de façon
privilégiée en cas de difficulté avec l’enfant ? Ainsi, l’utilisation privilégiée
de la culpabilisation relève du domaine du relationnel, car il s’agit de tester
l’amour que l’enfant nous porte ; faire honte relève plus du domaine de
l’appartenance, car il s’agit du rapport du sujet avec des tiers.
1. Maurice Godelier, « Un homme et une femme ne suffisent pas à faire un enfant. Analyse comparative de quelques théories culturelles de la procréation et de la conception »,
Ethnologies comparées, no 6, printemps 2003.
3. Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes. 1 : Économie, parenté, société, Paris, Minuit, 1969.
Les enfants-cerises
Une autre situation dont les conséquences sont analogues pour les enfants
et pour les parents est liée à un déséquilibre dans le rapport entre
appartenance et relation, dans le sens où, manifestement, seule la dimension
relationnelle est valorisée. Ce sont ceux que j’appelle les « enfants-
cerises ». Pourquoi cerises ? Pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’ils
sont souvent « la cerise sur le gâteau » : ils représentent la réussite d’un
couple. Et d’autre part, comme ils sont le signe d’un couple accompli, ils ne
sont reliés qu’à ces deux êtres que sont leurs parents. On a le sentiment
qu’ils sont appendus à un couple comme une cerise à sa branche, et qu’il ne
s’agit pas de familles au sens propre, car la dimension transgénérationnelle
n’est pas incluse dans le projet parental. Il n’y a pas de projet de
transmission. Tout ce qu’on demande à l’enfant, c’est de valoriser le couple.
J’ai le souvenir d’une rencontre présentant une situation de ce type où, alors
que je m’enquérais auprès des parents des liens qui reliaient leur enfant à
ses grands-parents, ils me répondirent en chœur : « Mais en quoi cela les
regarde-t-il ? » Les conséquences, là aussi, sont des révoltes à
l’adolescence, des comportements à risque et surtout une absence de
sentiment de culpabilité par rapport à des conduites transgressives. Le fait
de ne pas disposer de racines familiales explique que l’enfant va adopter un
comportement lié exclusivement à son groupe de pairs, la bande, et n’aura
aucune loyauté à l’égard de son groupe d’origine dans lequel d’ailleurs il
n’a jamais été inclus. Un enfant sans ancêtres est un enfant qui aura des
difficultés à se projeter dans l’avenir.
L’enfant-cerise.
Les trop-appartenants
Plus rares aujourd’hui, mais visibles, en particulier dans les milieux
intégristes, sont les situations où l’appartenance est, au contraire, étouffante.
Les relations entre parents et enfants sont appauvries. Seules comptent la
fidélité et la soumission aux mythes familiaux. Dans ces milieux, le couple
n’a pas plus d’existence autonome que les enfants. Ce qui est demandé à
l’enfant comme à l’épouse, c’est de poursuivre un projet établi une fois
pour toutes, de ne pas dévier comme on dit, de la ligne du parti… Il n’y a
pas transmission au sens de transmission de la capacité de transmettre, mais
transmission tout court. Le processus se réduit à un passage de témoin. Il
n’est attendu aucune manifestation d’autonomie, aucune originalité, aucune
création. L’enfant se doit d’être et rester un prolongement de sa famille
d’origine. Les transgressions sont particulièrement mal vécues et peuvent
engendrer des comportements de violence nécessitant des interventions
psychosociales.
Les trop-appartenants.
Détruire le passé
Un moment difficile est celui où les membres du couple annoncent à leur
enfant qu’ils ont pris la décision de se séparer. Pour ce dernier, c’est parfois
un soulagement, tant la situation était tendue et conflictuelle, mais il arrive
aussi que la nouvelle le surprenne totalement, les parents ayant pris soin de
protéger l’enfant en ne lui montrant pas leur désaccord. Comment lui
annoncer cette séparation qu’il n’a pas pressentie ?
Le plus périlleux – donc à éviter – est que les parents se référent, pour
expliquer la décision de se séparer, à un passé que l’enfant n’a pas perçu.
J’ai ainsi été confronté à une situation où une fillette d’une dizaine d’années
avait tenté de se pendre après l’annonce par ses parents de leur projet de
divorce. Il s’agissait de parents qui avaient une vitrine sociale étendue, une
maison toujours pleine d’amis. Eux-mêmes étaient deux personnes connues,
actives, solidaires. La fillette n’avait pas saisi que cette apparence de couple
idéal et de famille idéale masquait des divergences importantes entre ses
parents. Le plus destructeur a été leur réponse face à son étonnement :
« Cela fait très longtemps que cela ne va plus entre nous, mais tu ne t’en
étais pas aperçue. » En disant cela, les parents n’ont pas compris qu’ils
détruisaient le passé de leur fille, son vécu, et qu’ainsi elle ne pouvait plus
faire confiance à ses propres perceptions, ni à ses parents. Son désespoir a
provoqué un passage à l’acte que ses parents ont trouvé…
incompréhensible ! Une formule plus acceptable pour leur fille eût été de
lui dire : « Tes parents se sont beaucoup aimés, mais aujourd’hui il en va
autrement, et c’est pour cela que nous avons décidé de nous séparer. »
Comme base de réflexion, si vous vous trouvez dans la situation où votre
couple est fragilisé, voire détruit, je suggère de lire ces quelques lignes
écrites par un pédopsychiatre remarquable, aujourd’hui disparu, Pierre
Bourdier : « Quand la famille nucléaire naturelle, encore la plus nombreuse,
où le social et le biologique, le nom et le sang habituellement coïncident,
pour quelque raison ne marche plus, il n’est pas évident qu’il faille
impérativement la consolider et encore moins l’imiter. Peut-être vaut-il
mieux laisser passer les passions et les occasions, susciter des formules de
vie qui nous paraissent bancales et compliquées, inhabituelles, exotiques.
L’enfant certes pourra en souffrir, y perdre beaucoup d’illusions, comme
d’ailleurs dans certaines familles “unies” encore plus destructrices, mais il
pourra aussi progressivement s’y adapter, même en tirer profit, sur le plan
de ses activités mentales, de symbolisation, mais à la condition d’avoir un
quelconque accès aux embrouilles, aux secrets, aux énigmes, et à leurs
acteurs. »