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Direction de la publication : Isabelle Jeuge-Maynart

et Ghislaine Stora
Direction éditoriale : Élodie Bourdon
Édition : Mélissa Lagrange
Conception de la couverture : François Lamidon
Conception de la maquette intérieure et mise en pages :
Nord Compo
Préparation de copie : Isabelle Chave
Relecture : Céline Haimé
Fabrication : Émilie Mortier

© Larousse 2020

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ISBN : 978-2-03-597647-5

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Introduction

« Les familles… Tant de variables, de parenthèses,


de multiplications par des puissances, toutes ces complications,
ce besoin constant d’être en relation avec tous les autres
membres de cette famille, à n’importe quel moment, de jour
comme de nuit, même en rêve. C’est comme recevoir
en permanence des décharges électriques, ou vivre dans
un éternel orage. »
David GROSSMAN

« Je reviens de quelques jours chez mes parents, après de longs mois


sans les voir. J’étais heureuse d’aller les retrouver. Oui, je peux même dire
que j’avais le cœur en fête, plein de tendresse aussi pour eux qui
vieillissent, contente de passer du bon temps avec eux. À peine arrivée,
j’ai senti à quel point il est difficile de leur témoigner mon affection. Ils se
dérobent devant moi, ne supportent pas que je les touche, même très
légèrement. Ils fuient mes sourires, mes questions personnelles, mon désir
de communication profonde avec eux. Ils ne se dévoilent presque pas. Au-
delà de la pudeur et de la retenue, ils sont comme fermés à la possibilité
de dire vraiment qui ils sont, d’échanger de l’affection. Ils m’ont
seulement posé quelques questions rapides, sans vraiment écouter mes
réponses, sans prêter attention à ce que je leur disais, puis ils ont repris
leurs occupations comme si je n’étais pas là. Je me suis sentie invisible,
douloureusement invisible et inexistante. Ils étaient même pressés de me
dire au revoir. Lorsque je leur ai parlé de se retrouver une prochaine fois,
ils ont détourné le regard sans me répondre… Chaque fois que je suis avec
eux, j’ai le sentiment d’un rendez-vous manqué, éternellement manqué.
Cela me rend triste, de plus en plus triste. Et même si j’ai plus de quarante
ans, je n’arrive pas à me résoudre à faire comme si ça n’avait pas
d’importance et ne me touchait pas. Comme une enfant, j’attends encore,
désespérément, l’amour de mes parents ! » confie Agnès, les larmes aux
yeux.
Surprotectrice, intrusive, conflictuelle, paradoxale, toxique… la famille
est un lieu qui cristallise attentes et tensions. Elle peut même être
pathologique. Pour certains, faire la paix avec sa famille nécessite de s’en
séparer ou de garder de bonnes distances ; pour d’autres, il s’agit de
pacifier ses relations ; pour d’autres encore, comme pour Agnès, il est
nécessaire d’apprendre à accepter une réalité décevante, voire
douloureuse.
Tensions, bouderies, conflits, malentendus, rancœurs et rancunes, envies
et jalousies, haines plus ou moins larvées caractérisent la plupart de nos
familles, autant que les joies des retrouvailles ou les fêtes sur lesquelles
pèsent de lourds nuages de colères rentrées, des secrets bien gardés ou des
ressentiments jamais vraiment exprimés. Les naissances, les célébrations
mais aussi les décès, avec les complications liées aux héritages, sont
autant d’évènements réactivant d’anciennes blessures qui semblent ne pas
pouvoir cicatriser.
De profonds sentiments de rejet et d’abandon, irraisonnables,
irraisonnés, nous traversent périodiquement ou nous habitent durablement.
Pourquoi avons-nous tellement mal à nos familles ? Pourquoi attendons-
nous autant de nos parents, de nos sœurs et frères, de nos enfants même,
alors que nous savons bien, au fond de nous, que beaucoup de nos attentes
sont dépassées ou déplacées, qu’elles ne pourront jamais être
complètement comblées ?
Si certaines familles réussissent à préserver une sorte d’harmonie, au
moins de façade, d’autres s’entre-déchirent inexorablement, sans oublier
celles où l’on s’ignore et d’autres encore où les relations, même
ardemment souhaitées, semblent tout bonnement impossibles. Est-il donc
si difficile de vivre ensemble lorsque l’on est du même sang ? Pourquoi
nos familles sont-elles le creuset de conflits plus ou moins vifs et
explicites, si ce n’est de guerres plus ou moins déclarées ? Comment
comprendre ce qui nous hante, nous ronge, nous laisse perplexe ou nous
désespère dans nos relations avec les membres de notre tribu ? Surtout,
comment réussir, peu à peu, à vivre en paix avec notre famille ? Telles
sont les questions auxquelles nous chercherons à répondre tout au long de
ce livre.
Nous essaierons de vous donner des clés pour mieux appréhender la
configuration de la famille dans laquelle vous avez grandi (votre rôle et
celui des autres, les préférences, les rivalités…) et ce qui se joue, souvent
à votre insu, et vous fait souffrir, que ce soit du fait de non-dits, de secrets,
de querelles, du poids de l’héritage généalogique, de loyautés qui aliènent,
de culpabilités tenaces, de croyances inamovibles ou de traumatismes
invalidants… Notre objectif est de permettre à chacun, à travers des cas
concrets, des pistes de réflexion et des outils pour une meilleure
communication, de se libérer de ce qui l’entrave pour trouver sa juste
place, d’accepter l’imperfection des autres autant que la sienne, de
s’autoriser à être décevant, de dépasser les conflits périmés…
Trois grands axes nous permettront d’approfondir notre réflexion :
• l’approche systémique qui considère la famille comme un ensemble
de personnes reliées entre elles ;
• l’inconscient du groupe familial autant que l’inconscient qui circule
dans ce groupe ;
• la charge affective de chaque membre et de leur réunion, que l’on
peut appeler « charge affective familiale1 ».
Nous expliciterons ces réalités complexes au fur et à mesure de nos
découvertes.
En attendant, commençons par l’essentiel. Il était une fois, ma
famille…
Partie I

Ma famille,
mon amour ?
« Pourquoi nous ne partons pas ? Pourquoi nous ne quittons
pas nos foyers rassurants où l’ennui nous fixe plus sûrement
qu’aucun élan nous transcende ? Pourquoi nous ne filons
pas un soir avec trois chemises dans une valise ? Parce
que nous avons peur, parce qu’il nous a été enseigné qu’il
n’y a point de salut hors du foyer, de la famille, de la société,
d’un emploi stable, et pourtant il n’y a rien de plus faux. »

Lorette NOBÉCOURT
Qu’est-ce qu’une famille ?
Le dictionnaire Larousse propose sept définitions complémentaires.
• Un ensemble formé par le ou les parents avec leurs enfants. On parle
alors de « fonder une famille ».
• Les enfants d’un couple constituent une famille.
• La famille désigne également un ensemble de personnes unies par un
lien de parenté ou d’alliance.
• Une famille peut correspondre à une lignée, à travers la succession
des générations descendant des mêmes ancêtres.
• Elle peut aussi être caractérisée par un métier qui se perpétue de
génération en génération : une famille de jardiniers ou de
pharmaciens.
• Une famille idéologique ou un courant de pensée correspondent à un
ensemble de personnes ayant des caractères semblables, comme une
famille littéraire ou politique.
• Plus largement, il peut s’agir de catégories homogènes, regroupant
des choses ou des êtres vivants ayant des caractéristiques communes,
comme des arbres ou des insectes.
En plus de ces diverses définitions, de très nombreuses expressions du
langage courant sont forgées autour de l’idée de famille ; par exemple,
« avoir l’esprit de famille », lorsque les membres d’une tribu se
privilégient entre eux, au détriment des personnes n’appartenant pas à leur
famille. « Grande famille » ou « bonne famille » sont des dénominations
qui insistent sur le prestige social, la fortune ou l’éducation, laissant
entendre aussi l’importance que certains accordent à leur réputation plutôt
qu’à leur liberté ou leur bonheur. Il existe aussi des familles
mythologiques comme la « sainte famille », les familles royales, les
familles de vedettes, qui fascinent, dégoûtent ou laissent indifférent, selon
l’histoire et les croyances de chacun. Enfin, les sectes et les mafias se
définissent elles-mêmes comme des « familles », aussi sinistres,
contraignantes, violentes ou terrifiantes soient-elles. N’oublions pas les
familles de cœur, souvent les plus joyeuses, les plus légères et les plus
douces, qui regroupent des amis avec lesquels nous pouvons partager la
chaleur de la convivialité confiante.
Bien entendu, au-delà des définitions, chaque famille est unique. Certaines
familles ont l’habitude de se réunir, d’autres pas. Se réunir ne signifie pas
forcément faire la fête, s’entendre bien ou réussir à communiquer… Pour
certaines, la communication est facile ; pour d’autres, elle est pénible, si
ce n’est chaotique, voire inexistante. Quand certaines familles paraissent
assez tranquilles, d’autres se révèlent explosives. Etc.

Comment voyez-vous votre famille ?


Quelles sont ses caractéristiques principales ?
Votre famille est-elle importante pour vous ?
Si oui, en quoi ?
Si non, pour quelles raisons ?

Nous vous invitons à vous poser ces questions dès maintenant pour
bénéficier au mieux de la lecture de ce livre.
1. Toute famille est un système

La famille parfaite est un fantasme, de même qu’une famille équilibrée et


heureuse en permanence reste un idéal. Explorons plutôt les conflictualités
qui, inévitablement, constituent le fonds même de chaque foyer. Comme
nous allons le découvrir, ouvertes ou larvées, les dissensions ou les luttes
dans les familles sont essentiellement des guerres intestines, au sens
propre, puisqu’elles restent « intérieures » : elles se déroulent
principalement au sein du clan et peuvent même ne jamais transparaître à
l’extérieur de celui-ci.
Une notion particulièrement intéressante va nous aider à saisir plus
clairement ce qui se trame dans une famille et pourquoi il peut sembler si
difficile de pacifier les relations entre ses membres : il s’agit de la notion
de système.

Mieux comprendre les fonctionnements familiaux


La démarche systémique est venue bouleverser tous les modèles
psychologiques antérieurs, même les plus reconnus comme la
psychanalyse et le comportementalisme. Cette approche est née au début
des années 1950, avec les anthropologues Gregory Bateson et Margaret
Mead, qui ont orienté leurs recherches vers la communication entre
individus. Au cours des décennies suivantes, de nombreux chercheurs
venant d’horizons différents se sont regroupés autour d’eux à Palo Alto en
Californie, rejoints par Paul Watzlawick et Milton Erickson, entre autres.
En se référant aux propriétés des systèmes complexes, ils ont élaboré une
théorie de la communication interindividuelle, correspondant à un système
d’interactions mutuelles, un peu comme un orchestre où chacun joue une
partition invisible, influencée par les autres et les influençant en retour.
Cette approche est particulièrement adaptée à l’étude des relations dans
une famille. Elle a même donné naissance aux thérapies familiales, qui
révolutionnent la conception des maladies mentales en les considérant
comme des résultantes d’un système familial pathologique.
L’approche systémique s’appuie sur trois hypothèses fondamentales :
• Tout comportement est une façon de communiquer à l’intérieur du
système.
• La communication dans une famille reflète les relations et
l’interdépendance entre ses membres.
• Les souffrances d’un individu découlent des perturbations
relationnelles entre les membres du système (la famille) et de leur
communication défectueuse.
Cette conception est révolutionnaire, car elle permet de sortir de la morale
ou des jugements hâtifs qui, très facilement, souvent sans prendre le temps
de réfléchir, accusent telle ou telle personne de ne pas être comme il faut,
de ne pas faire ce qu’elle devrait, d’être trop ceci ou pas assez cela…

À quoi correspond un système ?


Un système humain désigne un ensemble interdépendant de personnes en
relation tel que tout changement de l’une d’entre elles entraîne un
changement de tous les autres.
• La généalogie et les liens de sang définissent le système familial, ce
qui le rend dualiste et exclusif par nature : on est d’une famille ou on
n’en est pas ; on ne peut pas y appartenir partiellement. Cela peut
expliquer pourquoi les réactions dans une famille sont si entières, si
vives et si peu nuancées.
• Un système est caractérisé par un certain fonctionnement, qui repose
sur des échanges d’informations, des habitudes, des croyances, des
rituels. En observant sa propre famille, chacun peut se rendre compte
de la force et de la permanence de certaines coutumes, de certaines
manières de considérer la vie ou de se comporter.
• Le système communique sur un certain mode en interne et sur un
autre mode avec l’extérieur. Les décalages, voire les contradictions,
entre ces deux formes de communication peuvent également être
sources de tensions pour l’ensemble de ses membres ou certains
d’entre eux.
Ainsi, la famille représente une institution, un cadre symbolique qui
s’appuie sur un certain nombre de normes culturelles et sociales, induisant
des règles de comportements, des codes vestimentaires, des usages
particuliers du langage, etc.

La rencontre de plusieurs systèmes


La situation est déjà complexe, donc peu évidente à vivre, dans une seule
famille. Avec les compagnonnages et les alliances (Pacs ou mariages), elle
se complique encore plus. Chaque nouveau couple (hétérosexuel ou
homosexuel) constitue un nouveau système croisant deux référentiels,
c’est-à-dire deux systèmes de valeurs, de croyances et d’habitudes
(cognitives, langagières, comportementales), à travers certaines façons de
penser, de parler, de se comporter…
« Lorsque je me suis fiancée, j’ai été très surprise de découvrir à quel
point la famille de mon chéri était différente de la mienne. Jusque-là, dans
l’euphorie des premiers temps, centrés l’un sur l’autre, je n’avais pas pris
conscience de ce qui nous séparait. En fait, nous appartenons à deux
mondes différents. Pas seulement parce que sa famille est très
traditionnelle et religieuse alors que la mienne ne l’est pas, mais dans
toutes sortes de menus détails. Ils vivent fermés et repliés sur eux-mêmes ;
nous sommes très ouverts sur les autres, tout le temps à recevoir ou à être
reçus chez des amis. Ils sont extrêmement sérieux et susceptibles ; nous
nous amusons beaucoup et rions facilement de nous-mêmes. Ils s’habillent
de façon très conventionnelle ; nous sommes de grands fantaisistes,
accordant peu d’importance aux apparences. Ils parlent en surveillant
leur langage ; nous sommes très libres dans notre parole. Ils sont obsédés
par le rangement et la propreté, ce qui n’est pas du tout notre cas. Ainsi de
suite… Du coup, je me sens très mal à l’aise lorsque je vais chez ses
parents et je n’ai qu’une envie, partir le plus vite possible ! » explique
Sarah en riant de bon cœur.
Les relations avec la famille du conjoint, appelée « belle-famille », ne sont
pas évidentes. Elles créent inévitablement des tensions plus ou moins
fortes, volontaires et conscientes. Ces différentes sources de tension
existent aussi au sein du couple. Elles sont plus ou moins répercutées sur
les enfants, certains d’entre eux étant d’ailleurs plus réceptifs aux valeurs
d’un des parents que de l’autre. Ils sont donc aussi porteurs des
contradictions entre leurs deux systèmes d’origine, alors que c’est déjà
également le cas pour leurs propres parents, eux-mêmes issus de deux
systèmes.
À ces référentiels d’origine s’ajoutent les expériences que chacun vit, avec
plus ou moins de bonheur. Certains évènements nous marquent
durablement. Les interprétations que nous donnons à ces évènements clés
ne font souvent que renforcer les souffrances qui en découlent pour nous.
N’oublions pas les préférences réelles ou supposées qui rendent les fratries
si explosives, les inévitables rivalités entre les uns et les autres, les
malentendus qui pèsent sur chacun et grèvent la spontanéité, les rancunes
qui s’installent, etc.
En fin de compte, la vie familiale devient un écheveau affectif
extrêmement emmêlé, intriquant une multitude de ressentis, de souvenirs
et d’aspirations. Tout ce tissu d’expériences rend forcément les relations
familiales particulièrement difficiles à vivre, malgré la bonne volonté que
chacun peut y consacrer, dans le meilleur des cas.
Cette description un peu abstraite mérite que l’on prenne d’abord le temps
d’observer concrètement les différents types de familles contemporaines,
avant de plonger plus profondément dans ce qui peut peser ou blesser dans
chacune d’elles. D’autant plus que les familles d’aujourd’hui sont
différentes de celles d’hier.
Les enjeux ont-ils changé ? Les tensions sont-elles plus fortes ? Il est
possible que les valeurs fondamentales ne soient plus les mêmes, déjà
parce que la culture a beaucoup évolué, entraînant avec elle des
changements importants dans nos sociétés. Ainsi, nous voyons émerger de
nouveaux types de familles, telles les familles recomposées,
monoparentales, homoparentales, etc. Les rôles de chacun sont redéfinis,
les attentes et les dissensions aussi, comme nous allons le voir.
2. À chaque famille ses difficultés

Ces dernières décennies, les repères de la famille ont été profondément


bousculés. La famille d’antan constituée d’un père qui travaille dur, d’une
mère qui reste à la maison, de frères et sœurs qui jouent à la poupée ou aux
billes, de grands-mères qui font des gâteaux et de grands-pères qui vont à
la pêche, fait presque partie des images du passé, même s’il en existe
encore.
La famille a changé. Cette mutation peut aller de sa composition à ses
valeurs, des relations entre les membres qui la constituent aux styles de
vies des uns et des autres. Elle concerne aussi les expériences
professionnelles, religieuses, culturelles, affectives ou sexuelles que
chacun de ses membres peut vivre.
La temporalité des relations a également évolué. Autrefois, il y avait une
sorte de longévité dans les relations familiales. Que ce soit dans les
relations familiales rapprochées avec les parents, les frères et sœurs, les
grands-parents, mais également dans les relations familiales élargies avec
les cousins et cousines, les oncles et tantes. Aujourd’hui, il n’est pas rare
de ne plus être en contact avec ses cousins et cousines dès le plus jeune
âge et de voir ses oncles et tantes comme des étrangers.

La famille nucléaire est-elle plus facile à vivre ?


Une famille nucléaire est composée d’un couple, marié ou non, et
d’enfants nés de leur union ou adoptés ensemble, vivant sous le même toit.
Elle représente le schéma familial le plus traditionnel, le plus courant et
encore le plus répandu.
Blandine et Mathias sont mariés depuis douze ans. Ils vivent ensemble
dans une maison du sud de la France. Ils sont les parents d’Arthur, neuf
ans, un garçon énergique, et de Solenne, cinq ans, une petite fille sensible.
Blandine a cessé de travailler à la naissance d’Arthur pour s’occuper de
son fils, puis s’est ensuite occupée de Solenne. Elle est une merveilleuse
maman, très à l’écoute, attentionnée, présente pour ses enfants. Mathias
est chirurgien-dentiste, il travaille beaucoup, mais il est aussi présent
pour sa famille. C’est une famille unie où chacun des membres a une place
précise et joue un rôle bien défini.
La vie de Blandine et de Mathias semble simple et couler de source. Ils
ont presque le même âge, sont mariés, ont une résidence principale
commune qu’ils partagent. Ils offrent une vie confortable et privilégiée à
leurs enfants, qui ne rencontrent pas de difficultés apparentes.
Pour autant, même s’il s’agit du schéma familial le plus simple et le plus
évident, en apparence au moins, cela ne veut pas dire que la vie de famille
y est plus facile, comme nous le verrons. L’équilibre, le bonheur ou la
tranquillité ne dépendent pas du type de famille en elle-même, mais de ses
croyances, de son histoire et des interrelations entre ses membres.
Quoi qu’il en soit, avec la longévité qui augmente de génération en
génération, les séparations, les divorces, les simplifications
administratives, les changements de mentalités et de mœurs, il existe de
plus en plus d’autres schémas de vie et d’autres modèles relationnels.

L’émergence des familles homoparentales


Une famille homoparentale est une famille dont l’enfant ou les enfants,
biologiques ou adoptés, vivent avec leur père ou leur mère et un conjoint
du même sexe.
Paul et Richard, la quarantaine, sont en couple depuis plus de sept ans et
mariés depuis cinq ans. Ils vivent au centre de Paris. Paul est
restaurateur. Il cuisine des plats gastronomiques dans son propre
restaurant. Il est reconnu pour la finesse de sa cuisine, la fraîcheur et la
qualité de ses produits. Richard est architecte d’intérieur et travaille à
son compte principalement pour des particuliers. Leur plus grand désir
commun était de fonder une famille. Ils sont les pères d’Antoine, un petit
garçon de 18 mois. Antoine ne va pas encore à l’école, mais il est gardé
par une nounou dans son quartier. Paul a perdu ses parents dans un
accident de voiture. Il lui reste uniquement une sœur qui vit en Bretagne et
qu’il voit très peu. Les parents très âgés de Richard habitent dans un
village du Gers. Il va les voir régulièrement. Son père agriculteur a eu
beaucoup de difficultés à accepter l’homosexualité de son fils unique, mais
il a fini par y consentir pour satisfaire sa femme.
La difficulté de se faire accepter par des personnes attachées au modèle
familial traditionnel n’est pas la seule que rencontrent les familles
homoparentales : comme tout groupe humain, elles ont aussi leurs propres
tensions, leurs propres conflits, découlant de la rencontre des histoires des
parents et de leurs inconscients, sans oublier les héritages généalogiques
de chacun.
Dans notre exemple, la vie de ce petit Antoine est à la fois atypique et
ordinaire. Ce petit garçon qui a deux papas, qui voit occasionnellement ses
grands-parents, n’a ni cousin ni cousine et une tante qu’il a vue peu de
fois. Sa vie est atypique à la fois par la structure familiale – ce n’est pas
habituel d’avoir deux papas – et ordinaire par son fonctionnement, le
déroulement des journées, le temps passé ensemble, l’affection partagée.
Il reçoit beaucoup d’amour de la part de ses papas et ne manque de rien
matériellement. Il construit sa vie quotidiennement avec les personnes qui
l’entourent. Pour Antoine, la famille correspond à ses deux papas et ses
grands-parents, même lointains. Elle n’est pas beaucoup plus large que
cela. Il va grandir avec cette référence-là et se construire à partir d’elle.
La quantité des membres ne fait pas le bonheur d’une famille. Parfois,
certaines familles peuvent être encore plus restreintes.

La famille monoparentale ou la quadrature du cercle


Une famille monoparentale est une famille dont l’enfant ou les enfants,
biologiques ou adoptés, vivent avec leur père ou leur mère célibataire.
Christine, la cinquantaine, est maman d’une petite fille de onze ans :
Fatou. Elles vivent toutes les deux dans une ville moyenne du sud-est de la
France. Depuis sept ans, Christine est ce qu’elle appelle une « maman
solo ». Lorsqu’elle a adopté Fatou – alors qu’elle était âgée d’à peine
quelques semaines –, Christine était en couple avec Pascal, mais celui-ci a
ensuite quitté le domicile familial. Christine s’occupe donc seule de Fatou.
Brouillée avec ses parents et sa sœur, Christine assume seule à la fois
matériellement et physiquement la charge de sa fille. Elles forment à elles
deux la structure familiale la plus restreinte qui soit et construisent ainsi
une vie à deux.
L’existence de Fatou est doublement compliquée, car elle a été adoptée et
abandonnée deux fois. Une première fois par ses parents biologiques et
une deuxième fois par son père adoptif. Certes, elle continue à le voir
ponctuellement, mais il a tout de même quitté la cellule familiale, ce qui
la déstabilise beaucoup. Un lien très fort l’attache néanmoins à son père
adoptif : il a la même couleur de peau qu’elle. Il a les mêmes origines
qu’elle, et cela les unit d’une manière forte. À l’école, elle a toujours
refusé de parler de ses liens de filiation avec sa mère à ses camarades de
classe. Lorsqu’elle est interrogée, Fatou dit qu’elle a la même couleur de
peau que son père pour ne pas dire qu’elle est une enfant adoptée.
Parfois, un ou plusieurs enfants vivent dans une famille dont un seul des
conjoints est son parent biologique.

De plus en plus de familles recomposées


Virginie, la quarantaine, divorcée, trois enfants, s’est remise en ménage
avec Étienne, la quarantaine, divorcé, trois enfants. Ils vivent dans les
Pyrénées et forment ce que l’on appelle une famille recomposée. Virginie
et Étienne ont tous les deux la garde alternée de leurs enfants respectifs.
Ce qui, par conséquent, fait qu’une semaine sur deux, soit ils sont à deux
en amoureux, soit ils ont six enfants à la maison. Ils ont à eux deux trois
filles et trois garçons : Marie, Clothilde, Angèle, Jules, Oscar et Félix.
Pour le plus grand bonheur des parents, les enfants s’entendent à
merveille. Il y a bien des petites disputes de temps en temps, mais d’une
manière générale cela se passe plutôt bien, ils ont une belle complicité et
s’entraident beaucoup.
Une famille recomposée est une famille dont l’enfant ou les enfants,
biologiques ou adoptés, vivent avec leur père ou leur mère et une belle-
mère ou un beau-père. De plus en plus nombreuses, les familles
recomposées existent selon plusieurs combinaisons possibles.
• Les deux conjoints ont un ou plusieurs enfants, biologiques ou
adoptés lors d’une ou de plusieurs unions précédentes, et se
réunissent.
• Les deux conjoints ont un ou plusieurs enfants, biologiques ou
adoptés lors d’une ou plusieurs unions précédentes. Ils conçoivent ou
adoptent ensuite un ou plusieurs enfants ensemble.
• Un seul des conjoints a un ou plusieurs enfants, issus d’une ou
plusieurs unions précédentes, et se réunit avec l’autre conjoint sans
enfant.
• Un seul des conjoints a un ou plusieurs enfants, issus d’une ou de
plusieurs unions précédentes, puis ils conçoivent ou adoptent
ensemble un ou plusieurs enfants.
La vie d’une famille recomposée comporte de nombreuses difficultés, qui
peuvent devenir de véritables défis à relever pour chacun des membres de
la famille. Lorsque les deux partenaires, qui sont aussi parents, choisissent
d’habiter ensemble, les conséquences peuvent être désagréables ou
perturbantes pour les enfants. Par exemple, les rivalités sont souvent
exacerbées entre les enfants de parents différents. La problématique est
donc d’abord de réussir à bien vivre ensemble.

Ces familles dites « adoptives »


Une famille adoptive est une famille dont au moins un enfant vit avec des
parents non biologiques. L’adoption et ses enjeux très spécifiques viennent
souvent complexifier les relations familiales. Il est important d’en tenir
compte pour comprendre les attentes et les éventuelles déceptions de
chacun.
Michel et Françoise, la cinquantaine, vivent en Normandie. Tous les deux
sont enseignants. Ils ont adopté deux enfants : Magali venue d’Inde à
quatre mois, âgée de seize ans aujourd’hui, et Alice arrivée d’Inde
également à six mois, qui a quatorze ans. Les deux jeunes ont grandi
ensemble. Elles sont dans le même lycée. La vie n’est pas toujours facile
pour elles. Bien qu’originaires du même pays et presque du même âge, les
deux jeunes filles sont très différentes. Magali est une jeune fille réservée
et timide, tandis qu’Alice est plutôt audacieuse et expansive.
La vie d’une famille adoptive comporte son lot de difficultés ; les
occasions de se quereller sont nombreuses. Dans une famille comportant à
la fois des enfants biologiques et des enfants adoptés, les motifs de dispute
peuvent être plus nombreux encore. Michel et Françoise ont un tel amour
pour chacune de leurs filles, ils essaient de se comporter de la manière la
plus équitable possible, que ce qui se dégage en priorité de cette famille
lorsque nous les rencontrons, c’est l’amour. Il est le socle de leur bonne
entente au-delà des conflits.

Les familles atypiques


Elles sont moins nombreuses, moins visibles et ne correspondent à aucun
modèle largement répandu. Cela ne les empêche pas d’exister et d’être
également le creuset de relations plus ou moins faciles à vivre. Parmi
elles, on peut citer le modèle matriarcal. Il désigne une famille où la mère
est au centre de la famille. Elle a plusieurs enfants, souvent de pères
différents. Ce genre de familles se trouve généralement en dehors de
l’Europe, bien que cette appellation soit utilisée pour désigner la vie
familiale sur certaines îles de Méditerranée, organisée autour du pouvoir
de la mère à la maison.
Sandro a grandi en Corse, deuxième enfant de parents peu aimants. Son
père n’était jamais à la maison. Il a été assassiné dans un règlement de
compte lorsque Sandro avait trois ans. Sa mère a eu une autre fille avec un
homme de passage. Sandro a toujours vu sa mère et sa grand-mère
maternelle prendre les décisions sans demander l’avis de quiconque. Elles
mènent à la baguette la famille élargie. Les hommes filent doux devant
elles. Devenu adulte, Sandro est parti dès qu’il a pu pour faire ses études
à Montpellier. Il a été attiré inconsciemment par des femmes autoritaires,
parfois dominatrices, sans pouvoir être heureux en amour avec elles.
Découragé, il se retrouve seul à plus de quarante ans. Maintenant qu’il a
compris que ce modèle familial ne lui convient pas, il se prépare à
rencontrer une femme douce et compréhensive avec laquelle il pourra
fonder une famille qu’il souhaite plus équilibrée.
Afin de mieux comprendre la nature des relations avec nos proches, nous
allons maintenant prendre le temps de repérer ce qui nous entrave dans
notre famille.
Partie II

L’inconscient comme
héritage familial
« Le nous est une résistance du sujet. »

Jacques LACAN
Certaines complications relationnelles dans la famille peuvent sembler
inextricables. En dehors de l’approche systémique, un éclairage
complémentaire grâce à l’écoute de l’inconscient peut s’avérer nécessaire
pour essayer de mieux comprendre les enjeux masqués et les forces
aveugles qui sont à l’œuvre dans un groupe.
L’inconscient désigne, en chacun de nous, le trésor que sont les
informations sensibles porteuses d’énergie, comme les sensations et les
images, qui peuvent devenir des idées puis des paroles. Le plus souvent,
nos rêves, nos intuitions, les étrangetés qui surgissent de façon surprenante
au cours de nos journées et le déroulement spontané de l’association libre
nous aident à découvrir progressivement les processus inconscients sous-
jacents à nos relations familiales, nos sentiments, nos croyances, etc.
Néanmoins, certaines questions appropriées à la situation du moment, à
l’expérience sensible que nous en faisons, permettent de mieux repérer ce
qui émerge en soi, de le laisser surgir et de l’exprimer, à partir de ses
sensations et images intérieures, avec ses propres mots.
• Pour repérer les sensations qui me traversent : qu’est-ce que je
ressens, là maintenant ? Est-ce une sensation dans mon corps ? À quel
endroit précisément ? Quelle image, quelle couleur ou quel son
peuvent exprimer cette sensation ?
• Pour faire le tri dans mes émotions : est-ce que l’émotion qui monte
en moi correspond à ce que je vis moi, là, maintenant ? Est-ce qu’elle
émane de mon histoire ? Est-ce qu’elle vient d’un proche pour lequel
je ressens de l’empathie ?
• Pour mieux préciser ma pensée, lorsqu’une intuition ou une idée
nouvelle commencent à poindre : comment pourrais-je la formuler
concrètement ? Sur quoi est-ce que je m’appuie pour étayer ce que
j’affirme ? Est-ce un souvenir qui remonte de ma mémoire ou est-ce
un évènement que racontait un membre de mon entourage ?
Ces questions, et bien d’autres, peuvent favoriser un meilleur
discernement sur nos relations familiales.
3. L’inconscient dans les groupes

Pour chacun, il est difficile d’accueillir les manifestations de


l’inconscient, du fait de l’ampleur de nos refoulements et de nos adhésions
aux croyances partagées dans notre culture. Nous avons même nettement
tendance à oublier que l’inconscient existe. Cette difficulté est accentuée
dans un groupe : la rencontre des inconscients individuels ne crée pas
forcément un inconscient groupal, même si l’on peut le supposer, mais
elle complexifie la compréhension des places, des rôles et des discours de
chaque membre.
Selon le psychanalyste britannique Wilfred R. Bion1, l’appartenance d’un
individu à un groupe influence son expression personnelle : elle passe à
travers le filtre de ce qu’il est possible de dire dans le groupe. Ainsi,
l’expression individuelle devient l’affaire du groupe. Le paradoxe réside
dans la croyance tenace que chaque membre, quand il parle, le fait en son
nom propre, alors qu’en tant que participant, c’est aussi et surtout au nom
du groupe qu’il s’exprime. La conséquence première de ce phénomène, qui
touche chacun à son insu, concerne :
• la difficulté du groupe à accepter les différences personnelles entre
ses membres ;
• la propension pour chaque membre à ressentir ces différences comme
une menace potentielle contre sa propre intégrité.

Les croyances du groupe


Chaque groupe serait ainsi régi par une « mentalité » propre. La mentalité
du groupe correspond à l’ensemble des représentations peu ou pas
conscientes qui s’imposent à ses participants, comme autant de règles à
respecter pour être un membre légitime. Plus profondément, elle
correspond à l’agrégation des défenses psychiques de chacun des
participants face aux angoisses qui naissent de toute tentative d’évolution,
vécue comme un danger.
« Chaque fois que je proposais un petit changement à l’ordre immuable de
ma famille, ma mère s’énervait et devenait très menaçante. Chaque fois,
elle refusait catégoriquement. En grandissant, j’ai compris que la
nouveauté l’angoissait terriblement. Cela m’a tellement marqué que je
suis longtemps resté incapable d’imaginer qu’une innovation soit possible.
Je n’ai compris que très récemment que le monde n’est pas identique à ma
famille et que je peux proposer des nouveautés, sans risquer d’être mal
vu », explique Sandro.
D’après Bion, l’organisation inconsciente du groupe autour d’un système
de représentations est proposée par un binôme2, posant une « hypothèse de
base » à partir de laquelle s’organise le fonctionnement grégaire. Bion
propose trois hypothèses de base génériques.
• La dépendance : l’objectif premier est la réalisation, l’affirmation et
la pérennisation de l’appartenance au groupe.
• L’attaque-fuite : l’organisation se construit sur la base de l’exclusion
de tout élément étranger au groupe.
• Le couplage : le rassemblement se fait autour d’un couple constitué
sur la base d’une attirance sexuelle réciproque, considéré comme
l’incarnation d’un modèle parental ou familial idéal.

Tensions dans le groupe


Le modèle de fonctionnement du groupe, ressenti comme volonté
unanime, est la première source de souffrance individuelle, du fait qu’il
entre en conflit avec les désirs personnels de chacun. Souvent sans le
vouloir, parfois délibérément, les participants cherchent à mettre mal à
l’aise toute personne qui propose une nouveauté. Du coup, se sentant en
danger face aux désirs de transformation, le groupe est mû par « le rejet de
tout apprentissage par l’expérience ».
Une autre source de tension réside dans l’harmonisation difficile entre la
vie affective du groupe (émotions et sentiments) et sa capacité de
discernement (prises de conscience, réflexion). L’une et l’autre se
manifestent avec un décalage dans le temps : l’élaboration (la mise en
mots des affects) ne se réalise qu’après coup. Une situation de souffrance
ou de doute peut alors survenir dans cet entre-temps (laps de temps qui
sépare le vécu de sa symbolisation), ou dans la fixation à un mode exclusif
de fonctionnement (uniquement rationnel ou uniquement affectif), plutôt
que d’accepter un va-et-vient naturel entre les deux pôles.
Agnès se souvient que, lorsqu’elle était enfant, son père avait imposé à
toute la famille un mode de communication uniquement centré sur la
rationalité, la logique intellectuelle et les faits avérés. Il se méfiait de la
sensibilité et ne supportait aucune forme de sentiment ou d’émotion. Cette
pensée totalitaire était source de beaucoup de souffrances pour elle qui
appréciait tellement le rêve, la poésie, la fantaisie…
L’apport original de Bion se situe dans la comparaison entre la relation de
l’individu au groupe et celle du nourrisson à sa mère. La vie au sein d’un
groupe provoque des mécanismes de défense archaïques, et inconscients,
comme les angoisses d’abandon ou de persécution, et l’idéalisation. Ainsi,
le nouveau membre d’un groupe déjà constitué fait face à « une perte
momentanée de perspicacité », accompagnée de « sentiments violents
incompréhensibles ». L’inconfort qui résulte de son arrivée au sein du
système engendre de part et d’autre des phénomènes de rejet. Ceux-ci sont
soulagés, ponctuellement et seulement de façon provisoire, par le recours
à la plaisanterie, à la dépréciation, ou en sens inverse à la survalorisation,
par exemple par des éloges factices.

Les modes d’équilibrage


Face aux conflits internes nés de la proposition d’évoluer émise par l’un
des membres du groupe, une des façons courantes de réagir de la part du
système est de favoriser un schisme donnant naissance à deux sous-
systèmes : l’un, majoritaire, défend le statu quo, l’autre, minoritaire,
promeut l’innovation. Par ailleurs, le passage du savoir préformé à
l’apprentissage par l’expérience n’est possible que si le groupe accepte la
dépression. Un groupe qui n’autorise pas la déprime tend à se fossiliser.
La famille de Nadège était tout entière tournée vers la réussite. L’échec y
était interdit. La tristesse, la fatigue ou le découragement étaient
considérés comme des fautes inacceptables, bien pires que des faiblesses.
Il fallait se montrer héroïque et victorieux, être stoïque en toutes
circonstances.
Seule l’acceptation des moments dépressifs de l’ensemble ou de chacun
des participants permet d’explorer les limites des croyances du groupe et,
individuellement, de se situer face à son désir et aux frustrations
qu’implique la présence des autres avec leurs propres désirs.
L’apprentissage par l’expérience, au plus près de ce qui est vécu, et donc la
transformation du groupe, son évolution, deviennent possibles lorsque le
groupe a confiance dans les réussites et les échecs, les moments de
confiance et de découragement de chacun de ses membres.
Pour autant, l’équilibre d’un groupe est nécessairement précaire. Serge
Tisseron a exprimé dans plusieurs de ses ouvrages que le groupe se forme
à partir de ce que ses membres peinent à accepter : une honte, un délit ou
un crime, un traumatisme, voire un délire… Les groupes se constituent
alors autour de ce qu’ils taisent, comme un secret fondateur, souvent
inconscient. Ils trouvent leur force du fait de ce soutien indéfectible qu’ils
exigent autour du secret qui les lie, et rend les membres complices du
système. Un groupe serait comparable à un corps vivant qui n’en finit pas
de se construire tout en se détruisant. Comme Jacques Derrida l’a
souligné, il reste alors à interroger quelle part de cruauté est
immanquablement à l’œuvre au sein de tout groupe3.
4. La famille est le groupe de référence

La famille est le premier ensemble humain que connaît un enfant. À ce


titre, elle représente le groupe prototypique, c’est-à-dire le modèle de
groupe pour chacun d’entre nous. Les découvertes des psychanalystes sur
les groupes ont permis de mieux cerner les particularités, parfois
déroutantes, des relations familiales1.

Une famille bien sous tous rapports


Les affirmations officielles ont souvent pour but de masquer les faiblesses
d’un système.
Voici trois exemples parmi tant d’autres, qui montrent que ce qui est
refoulé ou tenu loin de la conscience n’est pas forcément compliqué, mais
plutôt gênant, douloureux, honteux ou peut sembler trop risqué.

Rester en surface
Les familles les plus dramatiques ne sont pas forcément celles dont la
problématique inconsciente agit le plus puissamment à leur insu. Au
contraire, il arrive que certaines familles légères et apparemment lisses
soient celles qui évitent le plus la confrontation avec leur inconscient.
Dans ces familles, les moqueries et les jeux de mots sont une façon de
refuser d’écouter vraiment les autres, de tout mettre à distance pour ne pas
être touchés.
Agnès déplore le manque d’authenticité de ses proches. « Dans ma famille,
j’ai l’impression que personne ne me prend au sérieux. Dès que je
commence à parler de façon un peu plus profonde, il y a toujours
quelqu’un pour changer de conversation. Cela se fait automatiquement,
presque aussitôt. J’ai beau y être habituée, à chaque fois, cela me
désespère. Si ce n’est pas pour parler de la pluie et du beau temps ou de
politique, ce qui revient au même pour eux, ils se lancent dans un concours
de jeux de mots ou de moqueries, en déformant mes propos et en les
tournant en dérision. Lorsque je rentre chez moi, je suis complètement
déprimée. »
Après quelque temps d’exploration, Agnès découvre que, dans sa famille,
tout ce qui ne correspond pas à leurs habitudes et à leur mode de vie est
désigné comme mauvais, sans intérêt, ridicule ou même dangereux.
Lorsqu’elle parle de façon trop personnelle à leurs yeux, elle perturbe leur
équilibre. Ses proches font tout pour éviter de se remettre en question.
Leur mépris n’est qu’un mécanisme de défense mis en place par le groupe
pour se protéger de tout ce qui pourrait venir interroger leurs habitudes.
Visiblement différente de ses frères et sœurs, et ne sachant comment être
acceptée, Agnès s’est efforcée de se rendre aimable à leurs yeux.
« Depuis que je suis toute petite, je croyais avoir trouvé la parade.
Puisque je ne pouvais pas m’exprimer vraiment, je m’étais mise à les
aider, à rendre service le plus possible. C’était ma façon à moi d’exprimer
mon affection et ma tendresse envers eux. Une façon invisible qui était
acceptée. Pourtant, aujourd’hui, je crois qu’ils ne s’en rendent pas
compte. Ils y sont tellement habitués depuis toutes ces années que mes
efforts pour les aimer passent inaperçus. Je me demande maintenant si je
ne suis pas trop différente d’eux. Ils me tolèrent tant bien que mal car je
suis du même sang qu’eux, mais ils ne s’intéressent pas à moi et ne
m’acceptent pas. Quand je suis avec eux, j’ai l’impression d’être l’ombre
de moi-même, une petite chose qui a peur de tout. »
Poussant son observation, Agnès remarque que ses parents essaient
principalement de ne pas être confrontés aux émotions, les leurs autant
que celles des autres. En parlant avec une des sœurs de son père, elle
comprend qu’exprimer ses sentiments est considéré comme une faiblesse
dans leur clan. Ils croient que si elle n’est pas ignorée, une émotion
pourrait leur faire perdre la face. Plaisanter, passer d’un sujet à un autre,
parler pour ne rien dire est devenu leur sport favori : une forme
d’acrobatie pour ne surtout pas vivre d’émotions. Ils préfèrent entretenir
des relations superficielles, plutôt que de courir le risque de vaciller, s’ils
prenaient la mesure de leur fragilité.
Qui de nous brille le plus ?

L’ego – ou le moi social – est d’autant plus actif et plus fort qu’il y a
beaucoup de personnes en présence. Chacun cherche alors à se mettre en
valeur. Certaines réunions familiales peuvent tourner aux concours de bons
mots, ou aux joutes oratoires, avec une sorte de compétition permanente
pour briller plus que les autres.
Dans une très large mesure, la famille de Nadège évite aussi la
communication authentique et profonde. À cet art de l’esquive s’ajoute
une contrainte supplémentaire qui est l’obligation de réussite. Sa mère
prononce très régulièrement une phrase emblématique qui glace le sang de
Nadège : « Dans notre famille, personne n’a le droit à l’erreur. »
La jeune femme aurait, au contraire, tellement besoin d’être acceptée avec
ses imperfections, ses échecs aussi et ses maladresses, mais son système
familial ne cède sur rien. Chacun de ses membres doit se montrer vaillant,
volontaire et, surtout, irréprochable.
« Le maître mot dans la bouche de ma mère est d’être digne. La dignité
revient sous de nombreuses formes, parfois inattendues : être propre,
rangé, bien s’habiller, parler de façon châtiée, être tout le temps poli, ne
pas parler fort, ne surtout jamais parler d’argent et de sexualité, manger
la bouche fermée… C’est très étonnant, car nous sommes une famille
populaire très modeste, qui lutte depuis toujours contre la pauvreté, mais
ma mère a voulu faire de nous une famille bourgeoise comme il faut et cela
nous empoisonne l’existence. »
La croyance d’être supérieur engendre des mythologies familiales en
décalage flagrant avec la réalité et beaucoup de rigidité dans les relations.
Nadège étouffe littéralement quand elle assiste à une réunion familiale.
Qui plus est, les disputes sont d’autant plus violentes que tout le monde
cherche à imposer ses idées ou son point de vue. Nadège se réfugie alors
aux toilettes ou à la cuisine. Elle n’a qu’une hâte : partir, se retrouver
seule, échapper aux pesanteurs du système. Elle a l’impression d’une
fatalité car elle craint que rien ne puisse changer tant sa famille est rigide,
comme figée dans le marbre ou gelée dans la glace.

Une question de vie et de mort


Les couples aussi sont des systèmes familiaux. Ils constituent le premier
degré de la communauté familiale. Les enjeux inconscients peuvent s’y
révéler de façon très puissante, comme ce fut le cas entre Felipe et Isabel.
Ils ont rencontré des difficultés apparemment insolubles dans leur relation
amoureuse, comme tant d’autres couples, jusqu’au jour où ils ont compris
à quel point certaines forces inconscientes participaient à leur discorde.
Alors qu’il se sent mal, au point de perdre le goût de vivre, Felipe fait tout
pour convaincre sa compagne Isabel de consulter un thérapeute de couple.
Après quelques semaines, elle finit par accepter, sans trop savoir ce que
cette aventure pourra lui apporter… Durant les premiers entretiens,
Felipe s’exprime avec passion. Il a l’impression de s’être perdu, parce
qu’il s’est sacrifié. « Je me plie en quatre pour Isabel. Je fais tout ce
qu’elle veut, j’essaie même d’anticiper ses moindres besoins. Dès qu’elle
est malade, je cherche ce qu’il y a de mieux pour qu’elle guérisse. On fait
l’amour comme elle veut, elle ; quand elle veut aussi. Je m’occupe au
maximum des tâches ménagères. Je ne sais pas ce que je pourrais faire de
plus. Pourtant, j’ai l’impression qu’Isabel ne m’aime plus, qu’elle ne tient
plus à moi, et peut-être même qu’elle me méprise. » Interrogée par le
thérapeute, Isabel confirme froidement qu’elle méprise effectivement
Felipe car c’est un vrai toutou. Elle le trouve trop docile. Il ne l’intéresse
plus… Les mois passent. Les positions de chacun évoluent
progressivement, leurs discours aussi. Leur relation commence à
s’apaiser. Felipe retrouve le plaisir de vivre ; Isabel n’est plus sur la
défensive, elle se détend et s’adoucit. Felipe prend conscience que les
propos de sa mère, qui était très féministe, l’ont poussé à vouloir en faire
trop pour sa compagne, comme s’il devait effacer tous les excès des
hommes qui l’ont précédé et montrer dans toutes les situations qu’un
homme n’est pas forcément machiste. En écoutant son compagnon parler
sincèrement de lui-même, Isabel ose une parole plus personnelle. Un jour,
elle arrive même à dire, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle voulait tuer
Felipe, le faire disparaître parce qu’il est un homme. Son père avait abusé
d’elle quand elle était petite fille et elle s’était juré de ne jamais plus se
laisser forcer et dominer par un homme… Son compagnon était devenu la
cible de sa révolte contre son père.
Isabel et Felipe sont sortis grandis de leur thérapie de couple. Ils ont pu
comprendre que ce qui les divisait et les éloignait l’un de l’autre ne les
concernait pas eux, directement, aujourd’hui, mais provenait de leurs
histoires passées et, plus encore, de leurs propres relations avec leurs
parents. Ces relations avaient façonné leur mode relationnel particulier,
leur manière d’être ensemble et de communiquer entre eux.
Pour celles et ceux qui en ont le désir, et qui ne sont pas trop pressés,
partir à la découverte de ce que recèle leur inconscient peut s’avérer un
voyage aussi intéressant que fructueux. Leurs relations amoureuses et
familiales s’en trouveront éclairées d’une lumière nouvelle, ainsi que
toutes leurs relations.
À présent, essayons de mieux identifier ce qui nous fait souffrir dans notre
famille…
Partie III

Identifier
ce qui nous fait souffrir
« À quoi ça sert d’avoir une famille si elle n’a pas le temps
de s’occuper de vous et de vous aimer ? »

Gilles PARIS
Savoir que l’inconscient circule aussi dans un groupe, donc dans une
famille et entre ses membres, est une information fondamentale qui
permet de mieux percevoir la complexité des relations. Pour autant, le plus
important est de réussir à repérer peu à peu ce qui nous fait vraiment
souffrir. Ce sera le point de départ d’un regard plus clair et plus précis sur
nos relations avec notre famille. Alors nous pourrons inventer de
nouvelles façons d’être, de parler ou de nous comporter avec nos proches.
De très nombreux paramètres personnels ou collectifs peuvent agir sur le
membre d’une famille et le faire souffrir. Par exemple :
• la différence entre notre génération et celles des autres membres de
la famille ;
• le flou, la rigidité ou l’instabilité de notre propre identité ;
• la manière dont nous communiquons ou dont notre famille
communique ;
• les valeurs de notre tribu, ses rituels, ses secrets, ses mensonges, ses
peurs, ses habitudes ;
• son incapacité à rebondir après une crise ou un conflit, sa manière
d’agir ou de non agir ;
• la nature des liens entre les membres, trop fusionnels, trop distants,
voire indifférents ;
• l’histoire de notre famille ou celle que l’on se raconte (les idées
implicites, les attentes tues, les croyances et les mythes familiaux) ;
• les conjoints avec leur propre famille, leur culture, leur histoire, leurs
valeurs, etc.
Nous pouvons ressentir de la souffrance dans notre famille d’origine, mais
aussi dans la famille que nous avons créée.
Avant d’aborder cette partie, nous vous invitons à répondre à quelques
questions préliminaires.

Comment est-ce que je souffre au sein de ma famille ?


Ma souffrance provient-elle de ma famille d’origine ou de celle que j’ai créée ?
Avec quel(s) membre(s) de la famille la relation est-elle difficile ?
Depuis combien de temps la relation est-elle compliquée ?
Est-ce lié au fonctionnement de ma famille ?
Est-ce en lien avec mon identité ou l’identité du membre qui me fait souffrir ?
Cela découle-t-il de la communication dans la famille ?
5. Ces conflits entre les générations

Certains affirment que, ces dernières décennies, les repères de la famille


ont été profondément bousculés. On peut donc facilement imaginer
combien les conflits entre les générations se sont démultipliés. Avant
d’aller plus loin, regardons ce que signifie le mot « génération », dans le
dictionnaire : « Fonction par laquelle les êtres se reproduisent, action de se
former. Suite d’individus provenant les uns des autres ; postérité.
Ensemble de personnes qui descendent d’un individu à chaque degré de
filiation. Espace de temps qui sépare chacun des degrés de filiation.
Ensemble de personnes vivant dans le même temps et étant à peu près du
même âge. »
Au regard de cette définition, nous expliquerons pour quelles raisons les
conflits entre générations ont toujours existé.
Nous développerons également en quoi ce phénomène ne fait que
s’accentuer avec le temps, surtout depuis les deux dernières décennies.
Nous verrons aussi que, dans chaque génération, on retrouve des individus
qui traversent les époques comme si chaque époque était la leur, comme si
chaque étape de la vie ressemblait à celle de leur jeunesse. Ils la traversent
avec le même entrain, le même appétit de vivre. Cela leur permet de
s’adapter assez facilement à chaque nouvelle génération.
Auparavant, pour mieux saisir ce qui se joue lors de ces conflits entre
générations, nous vous invitons à retrouver notre famille homoparentale
composée de Paul, Richard et Antoine.
Paul et Richard vivent à Paris avec Antoine, leur petit garçon de 18 mois.
Paul a perdu ses parents, et les parents de Richard sont encore en vie. Ils
se voient très peu, bien que Richard soit leur unique enfant. Ce n’est pas
la distance qui fait que Richard voie très rarement ses parents. Ceux-ci
sont retraités et en bonne santé, ils pourraient tout à fait se rendre chez
leur fils fréquemment. Sa mère Marie était très enthousiaste de l’arrivée
du petit Antoine. Elle se faisait une joie, un bonheur immense d’être
grand-mère et d’avoir de nouveau à s’occuper d’un petit. Elle aurait
tellement aimé avoir plusieurs enfants, mais cela n’avait pas été possible
avec le travail de la ferme. Maintenant à la retraite, elle aurait le temps.
Seulement, Bernard, son mari, n’a pas les mêmes sentiments. La
découverte de l’homosexualité de Richard a été un choc pour lui. Lorsque
son épouse a voulu lui faire comprendre, alors que Richard n’avait que
douze ans, Bernard a tout d’abord tapé du poing sur la table pour
exprimer sa colère et son opposition. Puis il est entré dans une forme de
mutisme et n’a plus adressé la parole à son fils pendant des semaines.
C’est son épouse qui l’a mis au pied du mur en lui disant : « Si tu
continues à faire ta tête, je pars avec lui et tu te débrouilles avec ta ferme
et tes bêtes. » Contraint, Bernard a finalement progressivement reparlé à
son fils, mais tel un gamin qui boude à qui il fallait arracher les mots de la
bouche. Il lui disait seulement des mots du quotidien, comme « bonjour »,
« au revoir », « à demain » et des injonctions telles que : « Tiens-toi
comme un homme », mais ils n’ont jamais plus eu de conversation, ni
aucune complicité. Aujourd’hui encore, même s’il reparle à son fils,
Bernard n’a pas encore accepté que Richard, son propre fils, soit
homosexuel : il est réfractaire à voir plus régulièrement la nouvelle
famille. Ce qui attriste très profondément Marie.
Bernard est un agriculteur à la retraite de soixante-douze ans. Il a toujours
travaillé à la ferme avec les bêtes. Ses parents étaient aussi agriculteurs. Il
était l’aîné de quatre enfants. Il aidait régulièrement son père et a repris la
ferme quand ses parents étaient trop fatigués pour continuer, et que ses
frères et sœurs étaient tous partis pour travailler ailleurs après avoir
terminé leurs études. Il a toujours habité là et n’a été que très peu à
l’école. Ayant un seul fils avec Marie, il espérait que celui-ci ferait de
même. Il pensait, sans jamais en avoir parlé, que son fils reprendrait la
suite de la même manière qu’il l’avait fait. Seulement, cela ne s’est pas
passé comme il l’avait imaginé. Richard a préféré poursuivre ses études. Il
se sentait mieux à l’école qu’à la ferme. Il est entré au pensionnat dès le
collège parce qu’il n’y avait pas tellement d’autres possibilités avec le
rythme et l’éloignement de la ferme, mais surtout pour éviter la colère de
son père. Sa seule présence pouvait mettre son père dans des états
explosifs d’énervement et d’irritation.

Les origines des conflits entre générations


Puisqu’une génération est un ensemble de personnes vivant dans le même
temps et étant à peu près du même âge, les différences de styles de vie et
de valeurs entre différentes générations créent inévitablement des
oppositions. Même si, dans une famille, parents et enfants vivent en même
temps dans le foyer, il existe un décalage d’années plus ou moins grand
entre les parents et les enfants. C’est précisément cet écart qui entraîne des
différences. Durant les premières années de l’enfance et de l’adolescence,
tout se passe généralement très bien. Les enfants, quels que soient leurs
âges, ont les mêmes idées, les mêmes représentations du monde que leurs
parents, issues du modèle existentiel et de l’éducation qu’ils leur ont
dispensés. Il est naturel que les enfants aient les mêmes références que
leurs parents dans la petite enfance puisqu’ils vivent avec eux presque
exclusivement. Un peu plus tard, à partir du milieu de l’adolescence,
l’écart se creuse entre les parents et les enfants, des divergences peuvent
apparaître. Du fait de leurs relations, par l’intermédiaire de l’école, des
activités ou des amitiés, les enfants découvrent ce qu’il se passe ailleurs et
parfois comment cela peut se passer autrement que chez eux. C’est alors
que des anicroches et des tensions peuvent se produire. Quoi de plus
légitime que chacun défende son époque.
Enfant, Richard aimait beaucoup être à la ferme, courir dans les prés,
s’occuper des animaux, traire les vaches avec son père, donner à manger
aux poules avec sa mère. Quand il a commencé à aller à l’école, ses
centres d’intérêt ont changé. L’apprentissage de la lecture, la découverte
de la littérature, les leçons d’histoire et de géographie, les conversations
avec les copains de la ville le stimulaient davantage. Petit à petit, il a pris
goût à des activités différentes, il appréciait beaucoup la vie avec ses
camarades de classe et la collectivité.

Ce qui fait que l’écart s’accentue


Même si les conflits entre générations ont toujours existé, il est utile de
mieux comprendre pourquoi nous avons l’impression qu’ils se sont
accentués depuis vingt ans. Les époques, les unes après les autres,
apportent chacune leurs lots d’évolutions, de progrès, de transformations,
de renouveau et de déclins. À chaque génération, on a l’impression que
l’écart se creuse un peu plus.
Nous pouvons avancer plusieurs raisons pour expliquer ce phénomène.
• L’émergence des nouvelles technologies avec les téléphones
portables, les ordinateurs et les réseaux sociaux. Aujourd’hui, les
enfants et les petits-enfants ont tendance à rester connectés avec leurs
« ami(e)s » extérieurs à la famille, ce qui fait que les relations avec
les membres de celle-ci n’arrivent plus aussi bien à se créer. Ils se
parlent moins, partagent moins d’activités et de temps. Dans
certaines familles, cela permet au contraire de garder le contact, mais
tous ne sont pas des parents ou grands-parents « connectés ».
• Les séparations, divorces et recompositions des familles. La
définition de « génération » parle d’un « ensemble de personnes qui
descendent d’un individu à chaque degré de filiation » ; or il est de
plus en plus fréquent que, dans une même famille, tous les individus
ne descendent pas de la même filiation, que les filiations soient
multiples, ce qui peut provoquer une distance entre les êtres. Dans
certaines familles, cela permet au contraire d’enrichir et de multiplier
les contacts et les liens, mais toutes ne sont pas curieuses, ouvertes et
accessibles.
Les parents de Richard n’étant pas particulièrement connectés,
l’éloignement géographique a accentué l’écart qui s’était déjà créé avec
leur fils depuis longtemps. En outre, Bernard, le père de Richard, n’a pas
véritablement accepté l’arrivée d’Antoine dans la famille. Pour lui,
Antoine n’est pas le fils biologique de Richard. À ses yeux, il ne sera
jamais son vrai petit-fils. Il est encore parfois très difficile pour certaines
personnes d’accueillir des enfants issus de parents biologiques différents.

Ces individus qui traversent les âges


Nous pouvons aussi rencontrer des personnes qui se sentent à l’aise avec
plusieurs générations de façon simple et évidente. Elles s’approprient les
modes, les styles, les pratiques, s’y fondent et s’accordent
harmonieusement en traversant les âges. Soit elles gardent l’âme d’un
enfant jusqu’à la fin de leur vie ; soit elles paraissent déjà plus âgées
lorsqu’elles sont petites et les années confirment leur sérieux. Elles vivent
moins de conflits générationnels puisqu’elles s’adaptent facilement et ont
une ouverture d’esprit d’une grande flexibilité.
Les évolutions culturelles peuvent contribuer autrement aux conflits dans
les familles, particulièrement du fait du vacillement de plus en plus fort de
nos identités.
6. Des identités vacillantes

Être en paix avec ses proches ou trouver la paix dans sa famille peut
sembler une tâche incessante, nécessitant de s’y consacrer encore et
encore, dans une tension sans fin. Les malentendus entre les personnes
d’une même famille sont augmentés par de nombreuses
incompréhensions, petites ou grandes, qui naissent de la complexité de nos
personnalités, de plus en plus mouvantes, pouvant même nous sembler
être devenues de vrais mystères ou des énigmes sans réponses ; ce qui
laisse chacun perplexe.

Plusieurs identités à la fois


De nombreux psychanalystes observent que l’identité est une réalité
multiple, mouvante, souvent floue et sans cesse en évolution. Parmi eux,
Serge Tisseron rappelle que la notion d’identité « unifiée » est une fiction
liée à la littérature romanesque avec son héros en quête de lui-même1. Il
existe des exceptions notables à cette « personnalité unifiée », par exemple
Jean Valjean dans Les Misérables de Victor Hugo (1862), ainsi que le Dr
Jekyll, qui devient de plus en plus Mr Hyde, dans le célèbre roman de
Robert Louis Stevenson (1886).
Depuis l’arrivée de la télévision, l’idée d’une « identité unique » est battue
de plus en plus en brèche. Comme l’a remarqué le sociologue canadien
Erving Goffman, la télévision offre à l’enfant la possibilité
d’identifications multiples, au-delà des seuls parents ou des proches. La
personnalité se compose donc de morceaux juxtaposés. La révolution
apportée par Internet confirme et complexifie encore ce phénomène. De
nombreux jeux permettent de se glisser dans des identités d’emprunt très
variées (femme, homme, enfant, vieillard, animal, sorcière, magicien,
personnage fantastique, robot, etc.).
Pour S. Tisseron, nous vivons désormais dans une culture du théâtre
généralisé, où chacun joue des rôles différents. Par exemple, à l’avenir,
beaucoup de jeunes connaîtront plusieurs métiers, avec plusieurs
employeurs, dans plusieurs pays. Ces évolutions induisent des mutations
psychiques importantes, aussi bien pour les individus que pour les
relations, notamment familiales, où les repères sont de plus en plus
bousculés.

Les conséquences de l’irruption de la violence

Du temps de Freud, le processus psychique le plus commun était le


refoulement, éloignant vigoureusement de la conscience ce qui dérange ou
gêne l’individu. À la même époque, le psychanalyste hongrois Sándor
Ferenczi introduit et développe la notion de clivage, il s’agit alors d’un
mécanisme de défense rare concernant des situations exceptionnelles, soit
du domaine de la perversion ou de la psychose (de la folie), soit de l’ordre
du traumatisme. S’appuyant sur le déni de la réalité, le clivage correspond
à une scission interne du sujet, séparant nettement la partie visible de soi
qui nie la réalité d’une autre partie, occulte et encryptée, et qui le garde
secrètement en mémoire.
Aujourd’hui, les jeunes vivent des microtraumatismes fréquents et répétés
en étant confrontés quotidiennement aux accidents, aux catastrophes, aux
massacres, aux guerres, au terrorisme, mais aussi aux jeux violents, aux
films d’horreur et à la pornographie. Dans ce contexte, le clivage se
développe de plus en plus. Il devient banal ; or la culture du clivage est
très différente de la culture du refoulement. Elle favorise la perversion,
ainsi que les sociopathies et les psychopathies, donc le cynisme, la
cruauté, les incivilités, l’irrespect, les violences en tout genre, et au bas
mot de nombreuses formes d’indifférence.

Une réalité et des identités changeantes


Cette évolution a trois conséquences :
• Les individus, surtout les jeunes, sont devenus des acteurs qui jouent
leur vie et changent d’identité d’une situation à l’autre, laissant leurs
parents ou leurs éducateurs démunis.
• La capacité grandissante de se dissocier complètement favorise une
culture de la simulation, du faire semblant, de la violence, voire de la
mauvaise foi.
• Pendant des générations, la politesse, la courtoisie et l’amabilité
représentaient un socle commun et l’horizon d’un idéal vers lequel
tendre. Désormais, ce sont les valeurs de la compétition, de la
domination et de la rivalité qui priment et rendent les relations
tendues, houleuses, crispées, donc tellement plus difficiles,
notamment à l’intérieur des familles.
La personnalité de nos contemporains existe de plus en plus de façon
kaléidoscopique. Chacun endosse des identités successives, ce qui peut
provoquer un fort sentiment d’étrangeté vis-à-vis de soi-même, mais aussi
des autres et encore plus des autres vis-à-vis de soi, car ils n’ont pas
forcément toutes les clés pour nous comprendre. Cette réalité peut devenir
vertigineuse pour ceux qui la vivent.
Elle a deux conséquences importantes, l’une pour l’éducation, l’autre pour
la thérapie. L’éducation pourrait favoriser l’empathie, cette capacité à
percevoir ce que vit autrui, à comprendre de l’intérieur le point de vue de
l’autre, mais aussi à changer de rôle. La thérapie peut inviter les patients à
se faire le narrateur de tous ces rôles : en racontant leurs différentes
identités successives, les patients peuvent progressivement affirmer leur
personnalité de narrateur, ce qui pourrait les réunifier et lever les clivages
qui les morcellent…

Ressentir : l’enjeu de l’empathie


En attendant ces évolutions de l’éducation et des thérapies, ainsi que leurs
mises en pratique, certaines familles ne connaissent pas de véritable
harmonie, principalement du fait de l’indifférence ou de l’âpreté des
postures respectives de chacun de leurs membres.
À cinquante ans passés, Marine se rend compte que cette rudesse
désespérante caractérise sa famille. Lorsque sa tante, qu’elle admire
beaucoup parce qu’elle est une féministe de la première heure, se plaint
que sa sœur (la mère de Marine) manque d’empathie, Marine se pose
honnêtement la question pour elle-même. Déconcertée, elle ne sait que
répondre. Il est vrai que sa mère est très dure, impitoyable même. Pour la
première fois dans sa thérapie, Marine s’interroge honnêtement sans
esquiver ses questionnements. Est-elle comme sa mère ? Est-elle
réellement capable d’empathie ? Progressivement, cela lui permet de
conscientiser que, dans sa famille, les individus sont isolés, atomisés : il
n’y a pas de relation entre eux… Au-delà de cette désolation généralisée,
Marine constate que chacun s’est désensibilisé. Lorsqu’elle découvre que
son mari la trompe de façon répétée, elle est étonnée elle-même de ne rien
ressentir : ni jalousie, ni révolte, ni tristesse, ni colère, « comme si tout
cela était absolument normal ». Non seulement, de ne rien ressentir,
précise-t-elle, mais aussi que les individus restent isolés, sans relations
entre eux et que son mari ne la respecte pas. Rien ne semble l’affecter…
En effet, plus généralement, Marine n’est pas sûre de ce qu’elle ressent.
Elle se demande même si elle sent quelque chose. Elle vit machinalement,
comme si elle n’était pas là.
« Cette histoire avec mon mari est hallucinante et lorsque je tente de la
restituer dans toute sa réalité, j’ai l’impression qu’il s’agit d’une autre
que moi. C’est ce qui me fait en parler avec tant de distance et une
certaine dureté, je crois. »
Ce qui empêche Marine de se rendre compte de ce qui lui arrive vient de
cette anesthésie quasi complète de sa sensibilité. Elle comprend mieux sa
naïveté, son ingénuité, ce qu’elle appelle son « angélisme ».
« Depuis nos dernières séances, je prends conscience que je ne peux pas
me relier à mes sensations et à mes émotions. Je ne peux pas pleurer sur
ce qui m’arrive depuis des années. Je comprends pourquoi je ne sais pas
ce que je ressens. En fait, je ne ressens plus rien. C’est un peu comme si je
m’étais laissé mourir. Pourtant, je suis sûre qu’il doit y avoir une énorme
angoisse en moi puisque lorsque je pense à ce qui m’arrive ou pourrait
encore arriver, je suffoque, j’ai un mal fou à respirer. Je ne ressens rien
sauf une espèce d’armure autour de moi, que j’ai probablement construite
pour me protéger. »
Que peut-il se passer pour en arriver là ?

Et vous, où en êtes-vous ? Êtes-vous à l’aise avec vos sensations, vos émotions, vos
sentiments ? La sensibilité est-elle valorisée dans votre famille ? Votre sensibilité personnelle a-
t-elle été bien accueillie ? Pouvez-vous exprimer librement et facilement ce que vous
ressentez ?

Une armure à défaut d’un cocon protecteur


Au fil des séances, Marine comprend une réalité fondamentale : pour être
en paix, se déployer et s’épanouir, l’âme a besoin d’une enveloppe subtile,
comme une sorte de cocon de soie, de bulle de lumière ou d’énergie. Les
situations ou les personnes qui nous perturbent sont celles qui envahissent
cet espace intime, réservé, ou qui s’acharnent à l’éventrer, à l’empiéter, à
en fragiliser la membrane, ou encore qui parviennent à nous en faire sortir.
Voici, par exemple, ce qu’en dit Virginia Woolf, qui était très sensible à
cette question et particulièrement attentive à l’enveloppe qui aide à être
soi : « Les enfants n’oublient jamais. Pour cette raison, ce que l’on dit et
ce que l’on fait est si important pour eux, et c’est un soulagement d’aller
au lit. À cette heure, elle [Mrs Ramsay] avait besoin de ne penser à
personne. Elle pouvait être elle-même, par elle-même. C’était maintenant
ce dont, souvent, elle sentait le besoin – penser ; ou ne même pas penser.
Être silencieuse ; être seule. Tout l’être et le faire évaporé, pouvoir être
soi-même, n’être que soi-même, comme dans un lieu sombre et protégé en
forme de cale, quelque chose d’invisible pour les autres… c’était ainsi
qu’elle se sentait elle-même2. »
Cet espace protégé de calme et de tranquillité est une nécessité vitale pour
chacun. Il est d’ailleurs très difficile de le préserver en famille. Lorsque
nous ne disposons plus des conditions nécessaires à notre équilibre,
lorsque les contours de notre personne se délitent, lorsque cette enveloppe
subtile fait défaut, nous ne pouvons plus être suffisamment en paix avec
nous-mêmes, suffisamment bien avec nous-mêmes. Nous allons alors
chercher une compensation en construisant une protection artificielle, en
mettant en place un système de défense : une cuirasse, une carapace ou
une armure. C’est ce qu’avait fait Marine en se coupant de sa sensibilité et
en se durcissant.
Souvent, dans ces cas d’insensibilité, les crises et les violences surgissent
dans les relations familiales, laissant chacun épuisé, longtemps amer et
désemparé.
7. Crises, violences et ruptures dans le couple

Existe-t-il plus intime et plus secret qu’une cellule familiale dans le


domaine relationnel ? Une fois fermée la porte d’une maison, il est très
difficile de savoir ce qui se passe réellement entre ses murs. Il faut faire
partie de cette famille pour en connaître toutes les habitudes, les
caractères, les défauts, les tics, les humeurs, les rituels de chacune et
chacun.

Une violence à bas bruits


Il arrive même qu’au sein d’une famille, des événements, des situations ou
des conflits se produisent sans que les autres membres de la famille s’en
rendent compte. L’intérieur d’une maison possède des pièces différentes
qui peuvent être des nids douillets de réassurance pour certains ou qui
séparent et isolent les individus pour d’autres.
Vu de l’extérieur, rien ne semble transparaître. On entend régulièrement
parler des accidents ou des crises qui secouent une famille, alors que
personne autour, voisins, collègues, amis, n’a rien entendu, rien vu.
C’est un peu ce qui s’est passé pour Virginie, la maman de notre famille
recomposée.
Avant de se mettre en ménage avec Étienne, Virginie était mariée avec
Frédéric. Ils vivaient dans les Pyrénées avec leurs trois enfants. Frédéric
et Virginie se sont rencontrés sur leur lieu de travail. Ils étaient dans la
même entreprise. Frédéric a toujours été jaloux. Au début, cela amusait un
peu Virginie, qui se disait que cela prouvait qu’il l’aimait « vraiment ».
Alors, pour lui montrer son amour en retour, elle a accepté de se marier.
Mais la jalousie de Frédéric n’a pas diminué pour autant. Elle s’est même
plutôt aggravée. Ensuite, Virginie est tombée enceinte de leur premier
enfant. Ce qui a momentanément arrêté les suspicions de Frédéric. Mais
lorsque Virginie a repris le travail, les scènes de jalousie ont recommencé.
Virginie commençait à trouver ça beaucoup moins drôle, mais elle était
très occupée et ne s’y attardait pas trop. Puis sont arrivés le deuxième et
le troisième enfant, à un an d’intervalle. Virginie a alors pris un congé
parental pour s’occuper d’eux.
Tout le temps où Virginie est enceinte ou à la maison, Frédéric est plutôt
calme. Il ne montre pas de signe de jalousie. Les scènes se produisent
surtout lorsque Virginie travaille. Comme ils sont dans la même
entreprise, Frédéric voit Virginie plusieurs fois par jour et imagine qu’elle
a des relations extraconjugales avec des collègues de bureau. Il ne dit rien
durant le travail, mais les disputes explosent une fois rentrés à la maison.
Ce qui, au départ, ne semblait pas très grave, voire presque amusant, est
devenu progressivement pesant pour Virginie. Avec le temps, un simple
petit trait de caractère peut prendre des proportions de plus en plus
encombrantes dans la relation. Ce qui donnait au départ une sorte de
charme à l’être aimé peut devenir source de désenchantement, puis de
disputes aussi stériles que répétitives.
Virginie n’a pas tellement eu le temps de repenser à tout cela durant son
congé parental. Elle l’a mis de côté, alors que les enfants, le ménage, les
courses et les repas l’occupaient à plein temps. Elle savait qu’elle allait
devoir reprendre le travail bientôt, mais préférait ne pas y penser.
Jusqu’au moment où elle a dû retourner travailler. Elle a repris son poste
dans l’entreprise après une longue coupure. Contente de sortir un peu de
la maison et de retrouver les collègues, les premiers mois se sont bien
passés. Virginie profitait à la fois de ses enfants, de sa vie de famille et de
sa vie professionnelle. Jusqu’au jour où un nouveau manager est arrivé
dans son service. Frédéric a commencé à poser des questions, faire des
insinuations : « Il est beau, hein ? » « Il est célibataire en plus ! »
« Qu’est-ce qu’il te raconte ? » Les disputes ont repris le soir à la maison,
après le travail. Cette fois, Virginie ne voulait plus ni répondre à ce genre
de questions, ni essayer de faire comprendre à son mari qu’il se faisait un
film. Elle essayait de le faire taire en lui disant que les enfants étaient
présents et que les disputes n’étaient pas bonnes pour eux. Mais plus elle
lui demandait d’arrêter, plus les disputes s’amplifiaient. Attendant des
réponses plus claires, et plus rassurantes, Frédéric s’énervait de plus en
plus tout seul, puis finissait par faire de véritables crises de colère.
Virginie n’aurait jamais imaginé que ces disputes recommenceraient. Tout
se passait si bien durant son congé. Les semaines passaient et les crises de
Frédéric étaient de plus en plus fréquentes. Virginie n’avait plus le goût
pour sortir durant les week-ends ; alors ils restaient tous à la maison. Elle
avait tellement peur qu’il fasse une crise en public. Souvent, les enfants
pleuraient en entendant leur père hurler. Virginie avait beau lui demander
d’arrêter, rien n’y faisait. Elle n’essayait même plus de le convaincre que
tout cela était le fruit de son imagination.
Les crises de colère peuvent être fréquentes dans certaines familles, même
si elles éclatent à huis clos. Chacun fait bonne figure en public, au travail,
en société, mais une fois de retour à la maison, certains êtres se
transforment. Dans cet espace protégé et familier, les passions se
déchaînent. Tout est permis, les chiens sont lâchés. Il n’y a plus de
retenue…

La guerre est déclarée


Frédéric arrivait de moins en moins à se contrôler. Sa mauvaise humeur à
la maison allait croissant, de même que sa colère et son acharnement. Les
idées noires tournaient en boucle dans sa tête. Les enfants, encore petits,
avaient peur de leur père avec lequel ils ne jouaient plus. Virginie
appréhendait les week-ends avec son mari et retardait le moment de
rentrer le soir à la maison. Elle en arrivait à prétexter une réunion tardive
ou un dossier à terminer pour écourter la soirée. Un soir où elle est
rentrée plus tard qu’à l’ordinaire, Frédéric l’attendait assis dans la
cuisine. Rien n’était prêt pour le dîner et il avait faim. La personne qui
s’occupait des enfants le soir venait de partir. Ils avaient pris leur bain et
avaient mangé. Ils regardaient un dessin animé avant d’aller se coucher.
Lorsque Virginie est entrée dans la cuisine, elle a regardé Frédéric et lui a
demandé : « Ben, tu n’as rien préparé ? » Sans un mot, Frédéric s’est levé
et l’a giflée. Tombée à terre, Virginie a éclaté en sanglots. C’est au
moment où Jules, l’aîné des enfants, a ouvert la porte de la cuisine après
avoir entendu du bruit, que son père a hurlé : « Allez vous coucher ! »
Jules a couru alors chercher ses sœurs. Ils se sont blottis tous les trois
dans une chambre, terrifiés, en se serrant très fort les uns contre les
autres.
La violence au sein d’une famille n’est pas souvent visible à l’extérieur de
la maison. Le lendemain, Virginie est retournée au travail sans que les
collègues se rendent compte de quoi que ce soit. La honte l’a
progressivement envahie. Elle a tenté de consoler les enfants comme elle a
pu le soir, sans réussir à les rassurer véritablement. Le lendemain, ils sont
allés à l’école sans savoir ce qui s’était passé, avec la peur au ventre.
Depuis, Jules n’arrive pas à retirer cette image de sa tête, sa maman à
terre, qui se tient la joue, en larmes, et son papa les yeux emplis d’une
rage à faire fuir.
Une limite a été franchie dans la jalousie de Frédéric. Perdue entre la
culpabilité, le dégoût et la honte, Virginie est terrorisée. Elle ne pensait
jamais devoir en arriver là, mais le retour en arrière ne semble pas
envisageable.

Des ruptures nécessaires


À partir de ce jour, les enfants n’ont plus été les mêmes. Ils vivaient dans
la terreur d’entendre de nouveau leur père hurler. Ils n’osaient plus rien
dire ou faire. Ils obéissaient au doigt et à l’œil lorsque leur père leur
demandait quelque chose. Pour Virginie, c’était terminé. L’amour pour
Frédéric était arrivé au niveau zéro. Elle en avait véritablement assez de
sa jalousie. Elle avait très peur de rentrer le soir, mais l’idée qu’il s’en
prenne aux enfants la ramenait chez elle très rapidement. La force lui
manquait encore. Cependant, dans sa tête la décision était claire : elle
devait partir. Elle ne savait pas encore comment ni où, mais elle ne voulait
plus rester avec celui qui n’était plus l’homme qu’elle avait rencontré.
Elle ne voulait surtout pas cela pour ses enfants. Ils en avaient déjà trop
entendu. C’est ce qui l’a poussée à téléphoner à une amie en qui elle avait
confiance afin de lui demander de l’aide.
Il n’a pas été facile pour Virginie de dépasser la honte et la peur du regard
de l’autre pour appeler son amie, mais elle avait vraiment besoin d’aide.
Sa décision était prise, elle voulait maintenant passer à l’action. Ce n’est
pas forcément évident de réussir à partir. Les moyens financiers sont un
critère important, ils peuvent même être un frein. Mais, le plus souvent, ce
qui empêche le passage à l’action, c’est l’espoir que les choses puissent
redevenir comme avant. C’est ce sentiment d’attachement à l’autre qui
mobilise encore et finit par immobiliser l’être. La peur de l’inconnu, la
crainte de se retrouver seul et d’être abandonné peuvent aussi retenir.
La décision n’est pas facile à prendre lorsque l’on est mère de famille et la
mise en acte l’est encore moins. Pourtant, parfois, c’est la seule solution
lorsque l’on a tout essayé et que les choses ne s’arrangent pas.
Voyons maintenant l’une des origines des crises ou des ruptures, en
explorant les phénomènes très complexes des dépendances affectives et
des addictions.
8. Ma famille est-elle trop fusionnelle ?

Nous avons beau tenir à ce fantasme, la famille idéale n’existe pas. Entre
autres, même dans une famille saine, où tout le monde s’entend
relativement bien, existe une certaine dose de fusion. Être fusionnel avec
ses proches n’est pas un problème en soi. La dépendance affective fait
partie de toute relation humaine. C’est l’excès de fusion et de dépendance
qui peut devenir angoissant ou fragilisant pour les uns et envahissant ou
étouffant pour les autres. Pareillement, on entend souvent dire que la
famille est une « convention sociale » contraignante, ce qui est
probablement vrai d’un certain point de vue, mais cette idée n’a encore
libéré personne de ses difficultés relationnelles avec les membres de sa
famille.
• Nous sommes en attente d’amour, de reconnaissance, de soutien et de
tendresse de la part de nos proches.
• Nos problématiques avec nos sœurs, nos frères ou nos parents ne sont
pas résolues définitivement, même après des années de thérapie.
• Les retrouvailles familiales nous confrontent précisément à cet écart
entre notre famille réelle et la famille idéale que nous fantasmons,
car nous aspirons réellement, au fond de nous, à connaître
durablement de bonnes relations.
Ces trois réalités fondamentales des relations familiales entretiennent une
histoire complexe qui se répète à chaque rencontre avec notre clan, même
lorsque nous en sommes conscients et que nous nous efforçons de changer
la donne avec bienveillance. Dans les familles, quelque chose résiste.
L’inconscient familial n’est ni aussi accessible ni aussi malléable que nous
le souhaiterions, et nettement moins familier et flexible que le nôtre,
lorsque nous sommes habitués à le fréquenter. Que se passe-t-il donc pour
que l’interdépendance naturelle dans une tribu puisse virer à la fusion
intrusive, à la dépendance vampirique ou à l’emprise toxique ?

Quel est mon degré de dépendance ?


La première chose à faire est d’évaluer notre niveau de fusion avec chaque
membre de notre famille et avec la famille elle-même, car nous pouvons
nous sentir moins connectés à telle ou telle personne et, néanmoins, très
liés à notre famille dans son ensemble.

En lisant les propositions que vous trouverez dans le tableau ci-dessous, essayez de définir
spontanément dans quelle mesure elles vous correspondent, en utilisant la grille suivante : A
(jamais), B (rarement), C (parfois), D (souvent), E (toujours). N’hésitez pas à ajouter vos
observations personnelles dans le tableau et à les évaluer également.

Observation A B C D E

Je ne supporte pas d’être seul

Je cherche la sécurité avant tout

Je ne sais pas vraiment ce que je veux

Je préfère éviter les confrontations et


les conflits

Je me sens très concerné par ce qui


arrive à mes proches

Je donne ou demande beaucoup de


conseils à mes proches

Je ne prends aucune décision sans


avoir l’accord de ma famille

Je prends les autres en charge

J’ai besoin d’être rassuré


Je vis à travers mes proches

Je demande facilement de l’aide

Je ne supporte pas les préférences et


les inégalités

Je fais passer les autres avant moi, je


me sacrifie

J’ai besoin de me sentir compris

Je me laisse facilement convaincre

Je fais tout pour préserver la bonne


entente

J’éprouve souvent des sentiments


d’abandon ou de jalousie

J’ai tout le temps besoin de savoir ce


que font mes proches

Totaux

Si vous avez répondu honnêtement et que vous obtenez une majorité de A ou de B, vous avez
probablement un tempérament très indépendant, à moins que vous ne vous protégiez pour ne
pas trop souffrir de votre famille ? Avec une majorité de C, vous êtes relativement fusionnel
avec vos proches, mais vous avez trouvé un équilibre, peut-être en mettant en place la distance
qui vous convient le mieux, pour l’instant. Vous avez une majorité de D ou de E ? Vous vous
connaissez bien : vous êtes habitué à votre forte dépendance à l’égard de vos proches. Êtes-
vous sûr que vous ne pesez pas trop sur eux ? Votre besoin de fusion est-il plus fort avec une
personne en particulier ?
Enfin, vous pouvez vous demander si votre proximité avec les membres de votre famille est
source de félicité, d’allégresse, de légèreté et d’épanouissement, ou bien dans quelle mesure
elle génère plutôt stress, anxiété, doutes, tensions, malaises, incompréhensions et frustrations.

Se détester et ne pas pouvoir se lâcher


Après tout, être fusionnel avec un ou des individus qui le sont aussi donne
une coloration particulière aux relations et une ambiance spéciale au
groupe, mais ne pose pas de gros problèmes en soi. Il existe des familles
fusionnelles qui sont aussi très heureuses. Les difficultés réelles surgissent
lorsqu’au moins une des personnes prise dans les filets de la dépendance,
affective autant que mentale, suffoque et cherche à se libérer de liens trop
serrés, qui l’empêchent d’exister ou d’évoluer selon ses propres desseins.
Le réalisateur canadien Xavier Dolan est un spécialiste des relations de
dépendance hautement explosives, qui peuvent virer au cauchemar.
Par exemple, dans son film J’ai tué ma mère (2009), un jeune homme de
dix-sept ans, Hubert Minel, rejette continuellement sa mère, bien qu’il soit
très proche d’elle. Il la méprise, se moque de ses pulls démodés, déteste la
décoration sans goût de la maison et même sa façon de manger. Il ne
supporte plus ses manies et encore moins sa tendance au chantage affectif
et à la culpabilisation. Il enregistre ses questionnements d’adolescent
dans un journal vidéo et se confie à Julie, une professeure du lycée, à qui
il fait croire que sa mère est morte. Pour échapper à leur relation nocive,
Hubert se réfugie chez son petit copain, Antonin. Curieusement, Hubert est
dépendant de la hargne qu’il éprouve à l’égard d’une femme qu’il a
pourtant aimée jusqu’alors de façon très fusionnelle.
Comme pour une addiction à une drogue dure, certaines personnes
semblent ne pas pouvoir se passer de ce qui leur fait du mal, les rend
malheureux, voire les détruit. Elles sont convaincues, à un niveau très
profond, qu’elles ne peuvent pas vivre sans l’autre, même si le rapport de
force entre elles est un enfer. Cette croyance fondamentale est une réponse
à la peur de mourir ou de ne pas pouvoir survivre seul. Elle induit une
conception erronée de la relation, par laquelle il serait nécessaire de tout
supporter, même les conflits les plus âpres ou les violences les plus
sourdes, sous peine de ne plus pouvoir survivre.
À cette caractéristique présente dans les dépendances les plus prononcées
s’ajoute la jouissance de la destruction, du malheur, de la déchéance. Cette
volupté soutirée de la tension générée par les affrontements, et par les
décharges d’adrénaline qu’ils provoquent, devient une véritable drogue.
Dans les familles pathologiques, dès qu’une personne est en manque, elle
déclenche automatiquement une nouvelle guerre pour se recharger
ponctuellement en énergie, de façon contre-productive pour son équilibre
et à un coût très élevé de désagrément comme de mal-être. Dans ces
familles-là, la paix semble impossible !

Ne pas confondre dépendance et interdépendance !


Pour les personnes qui ont pris leurs distances avec leur famille, certains
processus profonds se réveillent pourtant dès qu’ils se retrouvent en
présence des membres de la tribu. Que se passe-t-il donc lorsqu’une
famille se réunit ?
Nous perdons le contrôle de nos émotions, de nos pensées et même de
notre parole. D’anciens réflexes conditionnés sont réactivés
indépendamment de notre volonté. De façon très surprenante, nous
ressentons de la défiance ou de la jalousie, nous éprouvons du
ressentiment. Nous pouvons nous croire rejetés. Malgré nous, nous
réagissons excessivement et nous ne comprenons pas pourquoi. Alors
surgissent les disputes, les vexations et les bouderies. Chacun en fait une
affaire personnelle, oubliant la complexité des enjeux qui émanent du
passé familial et circulent dans le groupe.
Comme nous l’avons déjà évoqué, il existe une vie inconsciente dans tout
groupe. Une grande partie de ce qui se trame, s’active et s’exprime dans le
groupe nous échappe. Ce phénomène est d’autant plus vrai dans une
famille, car l’inconscient y plonge ses racines sur plusieurs générations
d’êtres humains, blessés par les épreuves de la vie, les incompréhensions,
l’indifférence, et les accusations dont ils ont souffert. Nous sommes
rarement acceptés et accueillis tels que nous sommes. Chacun de nous
aurait eu besoin de beaucoup plus de bienveillance, d’écoute, de respect et
de soutien. Ce manque fondamental n’a pas disparu, il a laissé des traces
actives.
Notre moi familial, cette identité vacillante qui est la nôtre en famille, est
un petit moi social perpétuellement éraflé, égratigné, écorché. Forcément,
cela nous rend vulnérables. Alors, bien sûr, nous avons mis en place toutes
les adaptations possibles pour nous faire reconnaître comme un membre
du clan, et, si possible, nous faire aimer. Aujourd’hui encore, nous avons
beau faire des efforts, donner le meilleur de nous-mêmes, cela ne marche
pas autant ou aussi longtemps que nous le voudrions. Nous avons besoin
de comprendre que, même devenus adultes et indépendants, nous ne
pourrons pas nous dégager complètement de l’interdépendance naturelle
qui existe entre tous les individus qui composent la famille. Nous
dépendons les uns des autres, c’est un fait biologique et social indéniable.
De surcroît, cette interdépendance est extrêmement puissante dans une
famille.
Alors, assurément, il est grand temps de ne plus nous accrocher à nos
idéaux de famille unie, respectueuse, bienfaisante et aimante. La réalité,
plus simple et plus prosaïque, beaucoup plus complexe aussi, risque de
nous décevoir à chaque nouvelle occasion. C’est ainsi. Le mieux est, tout
de même, quelles que soient les qualités de notre famille, de créer la
distance juste pour nous, la bonne durée et le bon rythme des rencontres,
ceux qui nous conviennent et respectent nos fragilités. Surtout si, d’une
façon ou d’une autre, le système familial, du fait de ses
dysfonctionnements, nous tourmente, au risque de nous faire voir tout en
noir…
9. Quand la famille tourmente : angoisses et désespoir

Se sentir triste, anxieux ou déprimé au sein de son propre cocon familial


est très courant. L’absence d’attention, d’écoute, de considération, les
déceptions, les traumatismes de l’enfance, les attentes déçues, les rêves
inassouvis sont les nombreuses causes de tristesse ou d’anxiété. Elles
peuvent être d’origine environnementale ou contextuelle. On trouve
régulièrement des personnes qui vivent ces maux sans pouvoir les
identifier et sans vouloir les exprimer. Les répercussions sur le quotidien
de l’individu et sur son entourage familial sont souvent difficiles à vivre.
Elles génèrent des incompréhensions, des tensions ou des difficultés au
sein d’un couple ou dans les familles, et brisent parfois des ménages. Ce
qui au départ est une tristesse anodine ou une simple angoisse peut ensuite
se transformer en dépression.

Ces angoisses que l’on doit taire


Même si elle est peu perceptible, l’angoisse est souvent présente dans les
relations familiales. Elle peut découler de diverses formes
d’insatisfaction, de doutes sur soi ou sur la vie, mais aussi de la crainte de
déplaire, de mal faire, de ne pas être à la hauteur. Les angoisses peuvent
révéler des appréhensions plus profondes, comme la peur d’être
abandonné, rejeté, trahi, ainsi que les inquiétudes face à la maladie, le
vieillissement ou encore la mort. Certaines angoisses sont également la
manifestation de frayeurs anciennes, survenues lors de traumatismes
enfouis dans notre mémoire profonde.
Dans l’exemple ci-dessous, l’angoisse que ressent Blandine au sein de son
foyer est un sentiment qui vient de loin. Elle combat seule depuis de
nombreuses années contre cette difficulté de vivre qui va et vient.
Blandine et Mathias sont mariés depuis douze ans. Ils se sont rencontrés
au lycée, alors qu’ils étaient en terminale. Blandine a entrepris des études
pour devenir pharmacienne d’officine et Mathias un cursus de chirurgien-
dentiste. Blandine a rapidement trouvé du travail à l’issue de ses études
dans une pharmacie centrale de la ville où ils habitent. Tandis que de son
côté, Mathias s’est installé en libéral. Puis ils se sont mariés. Lorsque
Arthur est arrivé, Blandine a préféré s’arrêter de travailler pour
s’occuper de son fils. Blandine est une femme sensible, droite et honnête.
Elle a toujours rêvé de fonder une famille. Cependant, depuis aussi
longtemps que sa mémoire lui permet de se souvenir, elle ressent des
angoisses. Rien dans sa vie actuelle ne laisse penser qu’elle devrait se
faire du souci. Tout se passe pour le mieux. Ils sont unis. Son mari est
présent et aimant. Ses enfants sont en bonne santé. Alors, ce n’est pas
facile de parler de ses angoisses.
Beaucoup de personnes soulignent la difficulté à exprimer leurs angoisses
dans le cadre de leurs familles, comme si elles ne pouvaient pas parler
d’elles de façon profonde, surtout pour faire part de leurs difficultés. Il est
possible que les membres de leurs familles n’arrivent pas à supporter de
parler de ce qui inquiète, car cela pourrait réveiller leurs propres
angoisses, qu’elles ont tant de mal à contenir, voire à refouler le plus loin
possible pour ne surtout pas y penser. Parfois, plus simplement, comme
pour Blandine, cela vient aussi de leur désir de ne pas se plaindre et de
paraître fortes, en prenant sur elles et en se focalisant sur toutes les tâches
à accomplir au quotidien.
Lorsqu’elle se retrouve seule à la maison, c’est encore plus difficile pour
Blandine. Son mari est à son cabinet et les enfants sont à l’école. Chaque
matin, elle va les déposer à l’école, puis elle rentre chez elle, et c’est une
fois de retour à la maison que cela se produit. Là, seule dans cette grande
maison, elle s’assoit dans le canapé et s’effondre en sanglots. Elle ne sait
pas vraiment pourquoi, mais c’est très régulier. Elle n’a jamais osé en
parler à Mathias. Elle se dit à chaque fois que ce n’est rien, que cela va
passer, qu’elle n’a pas le droit de se plaindre, qu’elle est privilégiée,
qu’elle a tout pour être heureuse. Alors, elle prend sur elle et retourne à
ses tâches ménagères. Autour d’elle, personne n’est au courant de ses
moments de déprime. Ni ses parents, ni ses amis, ni son mari. Même à
Mathias, qui est si gentil et si disponible, elle ne s’est jamais réellement
confiée sur ces moments d’angoisse. Elle a toujours fait beaucoup
d’efforts pour ne rien laisser paraître, pour être parfaite, pour faire tout
ce qu’il y a à faire et pour être l’épouse idéale. Lorsqu’elle était toute
petite, Blandine était une petite fille joyeuse, extravertie et ouverte. Elle
aimait danser, rire et raconter des histoires de princes et de princesses.
Seulement, quand ses parents ont commencé à ne plus être d’accord entre
eux, à se disputer et à crier à la maison, Blandine s’est éteinte à petit feu
et s’est fait une promesse. Elle s’est juré d’avoir une famille unie, d’être
présente pour ses enfants, d’être à leur écoute et de leur donner beaucoup
d’amour. Elle voulait donner à ses enfants ce qu’elle n’avait pas reçu.
Mathias était ce prince charmant dont elle rêvait tant.
De nombreux adultes tristes, anxieux ou déprimés sont des enfants déçus,
désillusionnés, lésés, maltraités, révoltés ou traumatisés. Lorsqu’en
surface tout paraît si parfait, il n’est pas facile de dire que ça ne va pas.
L’entourage a tendance à banaliser, voire à rejeter, nier ou même rire ;
mais il comprend rarement la réalité intérieure vécue par celle ou celui qui
souffre. Alors, plus on attend, plus le malaise grandit. Plus il grandit, plus
il s’aggrave. À trop attendre, le terreau de la dépression se met en place et
le pire – parfois – arrive.

Des dépressions souvent anciennes


La dépression touche près d’une personne sur cinq en France. Elle frappe
tous les âges, de l’enfance jusqu’à la fin de vie. D’après l’Organisation
mondiale de la santé (OMS), chaque année, 25 % de la population souffre
de dépression ou d’anxiété. Environ 50 % des dépressions majeures ne
sont pas traitées. Personne ne vit cette phase de la même manière. Parfois
très visible et expressive, la dépression peut aussi être imperceptible et
muette. Chacun traverse cette étape sous différentes formes. Souvent, si la
déprime dure, l’incompréhension au sein d’une relation ou d’un ensemble
de relations provoque une dépression qui peut s’installer, s’aggraver et se
muer en mélancolie plus ou moins apparente. Les disputes récurrentes
entre les parents ainsi que les séparations ou les divorces sont également
sources de déprimes passagères, voire de dépressions plus profondes, chez
les enfants et les adolescents.
Il n’est pas facile de repérer qu’un jeune est déprimé… Alors qu’elle ou il
devrait être en plein dans « la vie », ils font partie de ceux qui pensent à la
mort. Les parents, fréquemment accaparés par leurs problèmes de travail,
de couple, ou par leur propre histoire pas encore suffisamment mise en
lumière, passent parfois à côté de l’état dépressif de leur enfant. C’est ce
qui s’est passé lorsque Blandine était petite. Alors qu’elle était anéantie
par le conflit entre ses parents, ils n’ont pas remarqué les signes
d’angoisse chez leur fille, puis le malaise qui s’est installé jusqu’à l’étape
dépressive.
Blandine se souvient d’avoir fait une dépression avant de rencontrer
Mathias. Alors qu’elle était encore au lycée, pendant plus d’un an, elle
n’avait plus goût à rien. Elle était dans l’adolescence et le divorce de ses
parents l’avait beaucoup affectée. Elle se souvient des disputes, des va-et-
vient de son père et des violences verbales entre ses parents. Ce n’était
pas facile d’avoir la tête au travail dans une telle ambiance familiale.
Blandine était une jeune fille déjà très sensible avant leur séparation. Elle
n’a jamais eu la sensation d’être comprise par ses parents. Petite, elle
devait toujours faire vite, vite, vite. Il fallait aller à droite, à gauche, voir
la famille, faire des anniversaires. Tout cela ne lui faisait pas plaisir, elle
qui aimait tellement rester dans sa chambre, à la maison et s’inventer des
histoires avec ses poupées. Mais le divorce de ses parents l’a
complètement détruite. D’un coup, son monde s’écroulait.
Même si la communication n’a pas été facile avec ses parents, Blandine a
fait tout ce qu’il fallait pour qu’ils soient fiers d’elle. Elle travaillait bien
à l’école, elle se tenait droite à table, elle ne disait aucun mot plus haut
que l’autre. Elle faisait tout pour ne pas être responsable de disputes entre
ses parents. Elle avait peur d’être à l’origine des querelles, alors elle
répondait le plus possible à leurs attentes sans contester, voire elle les
anticipait. Elle se sentait très seule. Elle n’osait pas inviter de copines par
peur que cela dérange ses parents. Alors, lorsqu’ils ont annoncé leur
divorce, Blandine a pris cela comme un échec. Elle a imaginé avoir échoué
à ce que ses parents restent ensemble. Elle a commencé une période où
elle refusait de s’alimenter. Elle a dû être hospitalisée. Fille unique, elle
n’avait personne avec qui partager sa souffrance.
Il arrive que les souffrances de l’enfance resurgissent durant la vie adulte,
de façon plus ou moins nette, du fait de la répétition de malentendus ou
d’incompréhensions qui ressemblent à ceux dont nous avons déjà souffert
lorsque nous étions enfants. Cela peut même résonner en nous comme une
forme de malédiction ou de fatalité, renforçant nos croyances défavorables
sur la vie ou sur les relations avec nos proches.
Comme nous avons pu l’observer maintes fois, la charge existentielle
individuelle est liée autant à l’individu lui-même qu’à son environnement,
à travers des échanges explicites ou implicites, qui peuvent alourdir,
compliquer ou intensifier la « charge affective personnelle ». La
construction de la « charge affective familiale » correspond à une
accumulation, lente ou brutale, pour l’ensemble du groupe, de vécus
affectifs et d’idées concernant ces vécus, telles des strates qui s’ajoutent
graduellement, produisant une boucle de renforcement à chaque strate
supplémentaire, venant encore nourrir et enrichir cette charge
d’expériences familiales problématiques qui nous affectent d’une façon ou
d’une autre, souvent plus profondément et plus durablement que nous le
voudrions.
10. Ma famille, mon modèle

Aucune famille ne se ressemble. Chacune est unique. À partir de son


histoire singulière, chaque famille construit une façon d’être ensemble et
une vision du monde qui produisent un mode relationnel spécifique. La
structure qui s’échafaude ainsi influence, pour chacun de ses membres, les
représentations, les croyances, les idées, les discours et les comportements
qui en découlent. Selon les demandes explicites ou implicites des parents,
certains des enfants peuvent être plus particulièrement chargés d’une
mission de sauvegarde ou de rédemption de la famille. Ces enfants-là sont
souvent contraints de sacrifier leurs propres aspirations pour servir le bien
commun. Les malentendus et les dissensions qui en résultent sont aussi
indéchiffrables en apparence que douloureuses pour tout un chacun.

Réussir à tout prix


Diego est le troisième d’une fratrie de cinq enfants. Ses parents, simples
paysans portugais, se sont installés en France peu avant sa naissance. Dans
sa famille, la pauvreté a joué le rôle de moteur mais aussi de pivot, une
réalité centrale à partir de laquelle l’organisation de l’existence a été
définie et décidée. Il fallait échapper à cette pauvreté dès que possible et
tous ensemble, puis obtenir la considération qui leur a tant manqué.
« Mes parents luttaient au quotidien pour survivre. Nous étions entassés
dans une loge, au rez-de-chaussée d’un immeuble cossu du XVIe
arrondissement, à Paris. Je ne sais pas si j’ai plus souffert de la misère ou
du mépris. À l’école, les enfants étaient condescendants avec nous, mais le
plus souvent leurs parents étaient bien pires. Nous étions tenus à l’écart
car nous étions pauvres et étrangers. Mon père travaillait la nuit dans une
usine Renault à Billancourt. Ma mère était concierge. À l’époque, on
disait plutôt gardienne, ou logeuse… Très énergique, battante, elle était
aussi orgueilleuse que mon père était modeste et effacé. Comme j’étais le
premier garçon, elle a misé sur moi pour faire sortir toute la famille de la
misère. Je devais réussir. Il fallait que je ramène les meilleures notes de
l’école. Au fil des années, je suis devenu une tête. Je passais mes journées
et mes soirées à bûcher, sans relâche… »
Après une classe préparatoire au lycée Janson-de-Sailly, Diego fait la
fierté de ses parents en intégrant une école d’ingénieur, puis un grand
groupe industriel, à l’époque nationalisé. Sa carrière est toute tracée. Il a
réussi, reçoit un salaire mensuel important et aide ses sœurs puis son plus
jeune frère à payer leurs études. Devenu père de famille, protégé de la
crise économique et du chômage, rien ne peut remettre en cause ses
certitudes. Il met en place un système hérité de sa propre histoire. Croyant
bien faire, il impose à ses enfants de travailler nuit et jour, comme il l’a
fait lui-même. Contrairement à ses parents, il ne les félicite pas et leur en
demande toujours plus. Durant sa thérapie, au fur et à mesure de ses
découvertes, il comprend ce qui s’est joué pour lui.
« La raison officielle que j’avais infligée à mon épouse était d’éviter que
mes enfants ne se prennent trop au sérieux. Je ne voulais pas qu’ils
deviennent arrogants ou vaniteux et qu’ils finissent par nous mépriser, ma
famille et moi, comme nous avions été méprisés par les bourgeois qui nous
regardaient de haut… C’était peine perdue, car en fréquentant des jeunes
d’un autre milieu social que le mien, ils sont devenus des enfants de
quartier favorisé, avec certaines façons de parler et de se comporter qui
me faisaient mal, alors que ce n’était pas leur intention. Je m’en suis pris
violemment à eux, sans qu’ils puissent comprendre pourquoi. Dans la
réalité, je n’avais aucune raison de le faire. J’ai mis beaucoup de temps à
le reconnaître et à l’accepter… Mais aujourd’hui, j’ai compris que ma
motivation principale était beaucoup plus égoïste. Je ne voulais pas que
mes enfants puissent me dépasser. Voilà tout. D’ailleurs, j’ai tout fait pour
qu’ils ne me dépassent pas. Aucun d’eux n’est allé en classe préparatoire.
Aucun ne sera ingénieur. Mon plan secret a fonctionné. Je voulais rester le
meilleur, le meilleur de la famille, être indépassable, et j’ai réussi. J’ai été
soulagé un temps, mais maintenant je m’en veux. Je crois pouvoir dire que
j’ai été un tyran surtout à cause de ça, pas seulement parce que ma mère
avait fait de moi le héros1 de la famille, l’homme admirable que tout le
monde doit révérer. Je peux le dire parce que j’ai pris du recul, mais avant
j’y croyais dur comme fer. Je voulais être reconnu comme l’enfant
magnifique. Le prodige absolu. C’est terrible ce que les mères peuvent
faire de leurs fils ! »
Dans la famille créée par Diego et son épouse, l’organisation est
hiérarchique et patriarcale : le père dirige l’ensemble de la communauté.
En dehors d’une tradition héritée de cultures favorisant le fils aîné,
considéré comme supérieur aux autres enfants, les spécificités de cette
organisation découlent de ce que Diego a vécu, lui, de ce que sa mère lui a
demandé aussi, et de ce qu’il a exigé de lui-même pour y parvenir. Les
conflits que Diego a longtemps écartés concernaient non seulement sa
femme et ses enfants, mais aussi ses sœurs et son frère, qui contestaient
son abus de pouvoir et la mainmise, d’apparence aimable, mais
impitoyable, qu’il exerçait sur « les siens ». Pour éviter le départ de sa
femme, qui menaçait de divorcer, Diego a fini par accepter de s’engager
dans une thérapie de couple. D’abord réticent et sûr de lui, il s’est petit à
petit laissé bousculer par le thérapeute. Comprenant alors la portée de son
mode relationnel, dont les effets étaient nocifs pour ses proches autant que
pour lui-même, Diego a commencé à transformer sa façon d’être en
relation avec les autres. Puis, il a souhaité lui-même faire une thérapie
pour explorer sa propre histoire et se libérer du carcan de réussite sociale
qui lui avait été imposé. Ses prises de conscience lui ont alors permis
d’établir des relations authentiques pacifiées avec son épouse et chacun de
ses enfants.

Nos modèles se heurtent à la réalité


Le risque du modèle familial dont nous héritons est qu’il vienne faire
écran à la réalité. Il s’impose à nous comme une obligation non dite ou
une forme de « normalité » à laquelle nous ne pourrions pas échapper.
Nous construisons donc nos relations selon ces modalités, au travail, dans
nos amitiés, mais surtout en amour et en famille. Les difficultés qui
surgissent alors, parce que ce modèle est inadapté à la réalité actuelle, et
les échecs qui en découlent, nous poussent à nous interroger sur notre
façon particulière d’être en relation, puis à interroger ce modèle pour le
connaître et le mettre en cause.
Dans les faits, cependant, cette remise en question est très rare. Elle ne
concerne le plus souvent que les personnes qui, d’une façon ou d’une
autre, suivent une thérapie ou un cheminement de développement humain.
Beaucoup d’autres individus restent aveuglés, englués dans leurs
souffrances relationnelles, invoquant les astres ou un destin pour tenter
d’expliquer leurs échecs. Pour éviter les conflits stériles, voire les guerres
intestines, qui abîment tant de relations familiales, le mieux est néanmoins
de prendre le temps d’observer le modèle relationnel qui a façonné nos
conceptions de l’existence.
Voici un schéma qui synthétise les diverses façons dont une famille peut
considérer l’autre, c’est-à-dire tout individu qui ne fait pas partie du clan.

Et chez vous ? Comment les autres étaient-ils considérés dans votre famille ?

Quand l’autre est regardé comme bon et fiable, les relations sont saines, la
communication est fluide et les échanges sincères sont autant valorisés
que facilités. Le seul écueil pourrait résider dans un excès de crédulité,
puisque tous les êtres que nous croisons dans nos vies ne sont pas
forcément bienveillants et bienfaisants.
Dans tous les autres cas de figure, les relations sont biaisées par un
présupposé négatif à l’égard d’autrui, soit pour en profiter, s’en servir ou
le dominer, soit pour l’ignorer ou l’éviter. La tendance, lorsque l’autre
n’existe pas, est de chercher à le happer dans son propre monde pour le
rendre conforme à ce que nous sommes, à notre façon de vivre.
Diego prend conscience que sa famille était très fermée sur l’extérieur.
Personne ne venait chez eux, même pour parler un moment. Il n’y avait ni
dîner ni fête. Aucune copine, aucun copain n’était invité, même pour les
anniversaires. Les parents ne semblaient pas avoir d’amis. Les vacances
d’été dans la famille d’origine au Portugal étaient la seule occasion de
fréquenter d’autres personnes, mais avec la même fermeture et la même
suspicion envers les autres. Conditionné à être méfiant, Diego n’accordait
pas sa confiance aux autres. Il fallait qu’ils la méritent et elle n’était
jamais tout à fait gagnée. Heureusement, son épouse n’avait pas hérité du
même modèle relationnel. Sa famille étant plus ouverte et confiante, elle a
pu inciter leurs enfants à développer des amitiés. Elle était heureuse
d’inviter leurs amis à la maison. Elle a su accueillir les relations
amoureuses de ses enfants avec douceur et délicatesse…
Les familles qui rejettent tout ce qui leur est étranger sont fréquemment
convaincues de leur supériorité. On retrouve cette croyance dans certaines
sectes ou communautés, convaincues d’être une élite. Elles imaginent que
leur mission est soit de dominer le reste de la population soit de s’en
protéger, en prenant des distances très marquées, en ne se mélangeant pas
ou en se repliant dans un espace interdit d’accès.
Au fond, nous comprenons que le modèle relationnel d’une famille résulte
essentiellement de ses croyances ou de la mythologie qu’elle a inventée
pour raconter son histoire. C’est ce que nous allons approfondir à présent.
11. Croyances et mythes familiaux

Comme nous l’avons évoqué dans la deuxième partie, la part de


l’inconscient dans les familles recouvre entre autres les croyances. Aussi,
l’équilibre ou le déséquilibre des familles se fonde principalement sur
trois piliers : les croyances, les religions et les mythes. Ce socle peut être
l’origine d’une famille unie, ou la source de bagarres fratricides.

L’impact des croyances familiales


Ce que l’on croit se construit parfois de génération en génération. Les
croyances familiales peuvent être très anciennes ou au contraire issues
d’évènements récents. Souterraines ou affichées, elles se révèlent plus ou
moins saines et propices, pouvant aussi se révéler toxiques ou
destructrices.
Un enfant se construit en prenant ses proches comme modèles, notamment
ses parents ou ceux qui s’occupent de lui. Entouré de ses grands-parents,
frères, sœurs et amis, il grandit et se forme à l’image de ceux qui
l’environnent. Dans les premières années de notre vie, notre vision du
monde est donc imprégnée par nos proches. Puis, nous découvrons petit à
petit la vie et nous élaborons notre propre vision du monde. Seulement, il
arrive que certaines croyances conscientes ou inconscientes, très ancrées
dans notre esprit, dirigent notre vie sans même que nous nous en rendions
compte. Ces croyances peuvent être, par exemple : « Quand on veut, on
peut », « Les hommes sont tous les mêmes », « L’argent ne fait pas le
bonheur », « La vie, c’est dur », « Chez nous, on est… de père en fils »,
« Un garçon, ça ne pleure pas », « T’es trop sensible », etc. Ces croyances
deviennent des conditionnements.
On constate aussi, dans certaines familles, la croyance d’être supérieurs
aux autres du fait d’un statut social, d’un nom, d’une notoriété, d’une
fonction ou d’un fait notable. Ces croyances engendrent des
comportements associés à des sentiments d’arrogance, de mépris,
d’égocentrisme et d’égoïsme. Pour d’autres, la croyance véhiculée est
d’être une famille maudite, comme si la pauvreté, la malchance,
l’anonymat, la déchéance étaient une fatalité, un héritage. Les
comportements associés seront alors de ne même pas essayer d’agir ou de
s’en sortir, en partant du principe que ce n’est pas pour eux, que cela ne
sert à rien, qu’ils n’y arriveront pas, parce que personne n’y est arrivé dans
leurs familles.
Les croyances peuvent porter sur soi, sur les autres, sur la vie, sur le
monde et ont des origines hétéroclites : éducation, culture, contexte,
expériences. Elles se construisent sans que l’on s’en aperçoive et nous
guident parfois très longtemps.
Voici l’histoire de Gaëlle, qui a eu un parcours scolaire exemplaire.
Gaëlle est une jeune femme d’une trentaine d’années. Elle vit dans le sud
de la France dans une belle maison avec son petit ami. Elle est la fille
unique d’un couple d’ingénieurs. Son père et sa mère sont deux ingénieurs
avec des carrières très satisfaisantes et épanouissantes. Lorsque Gaëlle a
dû choisir son orientation professionnelle, sans véritablement se poser de
questions, elle a choisi de suivre des études d’ingénieur. Suite à un
parcours scolaire effectué avec facilité, cela lui a été accordé tout de
suite. Elle a suivi ses études supérieures à l’école d’ingénieurs et a obtenu
son diplôme sans aucune difficulté. Tout paraissait facile, tracé, linéaire et
simple. Elle a trouvé un emploi dans une entreprise. Jusque-là tout allait
bien. Une fois à son poste, son existence commence à se compliquer. Elle
ne se plaît pas dans cet environnement de travail. Elle cherche alors un
autre emploi dans une autre société. Elle se sent de nouveau très mal dans
ce nouveau travail. Au bout de quelques mois, elle se rend compte qu’elle
ne s’y plaît pas. Elle se dit alors que ce n’est pas lié à l’entreprise, mais
au travail lui-même. Elle s’ennuie. Alors, elle commence à chercher une
formation qui lui permettrait de faire une autre activité, sans trop
s’éloigner de sa formation initiale. Elle trouve une formation dans ce sens
et la suit. Puis elle cherche un nouveau poste, qu’elle trouve sans trop de
difficultés. Après deux mois à peine, le malaise recommence. Elle s’ennuie.
Elle ne s’y plaît pas non plus. L’angoisse commence à pointer son nez.
« Que vais-je faire ? Ce n’est pas possible, je ne vais pas pouvoir tenir
toute une vie comme ça ! » Les larmes lui montent aux yeux. Elle se sent
complètement perdue. Elle se demande ce qu’elle va bien pouvoir faire…
Dans le cas de Gaëlle, la croyance qui l’a construite était liée au schéma
familial et à son éducation : puisque ses parents étaient ingénieurs et
qu’ils étaient heureux, elle serait heureuse en étant ingénieur. Elle s’en
était rapidement convaincue.
Gaëlle a donc commencé à se poser des questions, à faire une sorte
d’introspection. Elle s’est petit à petit rendu compte que travailler dans un
bureau à longueur de journée ne lui correspondait pas. Elle a commencé à
réfléchir à ce qu’elle aimait. Elle s’est alors souvenue de sa passion pour
les animaux lorsqu’elle était toute petite. Elle se rappelle vaguement
qu’elle s’était imaginée être vétérinaire.
Sa croyance était que ce qui est bon pour ses parents est bon pour elle, et
que le métier d’ingénieur serait une garantie du bonheur. Il s’agissait
d’une pure construction imaginaire, uniquement fondée sur l’expérience
existentielle de ses parents.

Éviter les guerres de religion


Un processus de sécularisation et de désaffection religieuse s’est amorcé
depuis plusieurs décennies. Il se poursuit à différents rythmes selon les
familles, les héritages et les pratiques. Même si la baisse de pratique et de
croyance religieuse s’intensifie dans les foyers catholiques, notamment, la
religion demeure encore dans certaines familles un pilier qui cimente les
liens.
La pratique d’une religion débute et s’accomplit généralement dans
l’enfance et l’adolescence, prioritairement par l’éducation familiale, mais
aussi à travers la vie scolaire et le milieu fréquenté. Là encore, les
croyances se mettent en place majoritairement durant l’enfance et
l’adolescence. Pour autant, certains adolescents ou jeunes adultes se
sentent coincés dans des valeurs qu’ils respectent, mais dans lesquelles ils
ne se reconnaissent plus au fur et à mesure qu’ils avancent en âge.
L’exemple ci-dessous nous montre qu’il n’est parfois pas nécessaire d’être
très avancé en âge pour exprimer une objection à l’égard de la religion
pratiquée dans la famille1.
Noé est un petit garçon de onze ans, né dans une famille catholique, peu
pratiquante. Il a été baptisé étant petit, puis a fait sa première communion.
C’est à table, au moment d’un déjeuner ordinaire qu’il demande :
« Maman, qu’est-ce que tu vas dire si je te dis que je n’ai plus envie d’être
catholique ? » Sa maman, surprise de cette question inattendue,
l’interroge pour en savoir un peu plus sur ce qui l’a mené à cette question.
Il lui répond : « J’aime bien la religion catholique, mais il y a des choses
avec lesquelles je ne suis pas d’accord. » Sa maman lui demande de lui en
dire un peu plus. Noé précise : « Dans ce qu’on nous explique en cours
d’éducation religieuse à l’école, je trouve que dans la religion catholique
il n’y a pas de plaisir et je n’aime pas ça. Hein, maman, on a le droit
d’avoir des plaisirs dans la vie ? »
Dans le cas de Noé, sa maman lui a répondu qu’il avait le droit d’avoir son
avis et de ne pas être d’accord. Elle lui a dit aussi qu’il avait le droit de ne
plus vouloir être catholique ou même chrétien. Elle lui a expliqué qu’avec
son papa, ils avaient choisi sa religion pour lui quand il était petit, parce
qu’il était justement trop petit pour choisir lui-même, mais en pensant que
plus tard, il pourrait décider pour lui comme il le voudrait.
Les religions sont l’objet de guerres à l’intérieur des pays ou entre eux,
depuis des millénaires. On retrouve parfois ces guerres au sein des
familles ou entre deux familles qui doivent unir leurs enfants. Les
religions sont à l’origine de nombreuses discordes. Elles peuvent générer
des ravages irréversibles. Ce qui devrait être un soutien, un
rassemblement, une unité, une invitation à communier, dans l’amour,
divise, attise des jalousies, voire des haines, en commençant à l’intérieur
des familles elles-mêmes.

Être ou ne pas être à la hauteur du mythe familial


Les mythes sont des récits imaginaires mettant en scène des personnages
non inscrits dans l’histoire, transmis par la tradition et symbolisant des
qualités physiques et psychologiques extraordinaires, généralement
d’ordre philosophique, métaphysique ou social. Dans les mythes, on
retrouve Ulysse, Pénélope, Gilgamesh, Samson, Dalila, Jonas, des déesses,
des dieux, des sorcières, des magiciens, et tant d’autres femmes et
hommes. L’ensemble de ces mythes forme la mythologie. Ils peuvent être,
comme les croyances, structurants ou angoissants. Ils peuvent porter,
motiver ou mettre au défi certaines personnes. Certains voyages ou récits
peuvent faire rêver.
On retrouve également des mythes plus contemporains, tels que des
actrices ou des acteurs, des révolutionnaires, des artistes, femmes ou
hommes politiques, dirigeants, ou écrivains. Que ce soient les mythes
grecs, mésopotamiens, palestiniens, du Moyen Âge ou contemporains, ils
peuvent favoriser la clairvoyance ou, au contraire, maintenir l’ignorance.
Certains de ces mythes peuvent donner à ceux qui s’y confrontent
l’impression de ne pas être à la hauteur. Des enfants ou des petits enfants
se sentent parfois écrasés par un parent, un grand-parent ou l’un de ces
personnages tellement parfaits en apparence.
C’est ce qui arrive à la petite Sonia.
Sonia est une petite fille de douze ans, en totale admiration devant sa
maman, qui est actrice. Sonia voit peu sa mère, car elle est toujours très
occupée. Même lorsqu’elle est à la maison, sa maman n’a pas beaucoup de
temps à lui accorder. Elle s’occupe très bien de sa fille, mais elle est peu
disponible. Lorsqu’on demande à Sonia ce qu’elle aimerait faire plus tard,
elle baisse la tête sans donner de réponse. Si l’on patiente un peu, on peut
s’apercevoir que Sonia a très peur de cette question. Elle a très peur de ne
pas être à la hauteur. Elle a peur de ne pas y arriver, peur de ce que sa
maman va dire d’elle, peur de ne pas réussir sa vie aussi bien que sa
maman. Elle voit sa maman comme une légende vivante, un mythe à
atteindre, comme un destin à accomplir. Elle a le sentiment qu’elle
n’arrivera pas à la satisfaire, mais surtout à ne pas être satisfaite elle-
même si elle n’est pas aussi bien que sa maman.
Cette croyance de devoir être parfait ou à la hauteur d’un idéal peut limiter
l’accomplissement d’un enfant. Elle peut même être à l’origine de
troubles sérieux, bien que très peu perceptibles quand les enfants sont
petits.

Les croyances, les religions et les mythes ont chacun leurs propres limites. Quelles sont vos
croyances ? Sont-elles motrices ou limitantes ? Comment est vécue la religion dans votre
famille ? Est-elle l’objet de discorde, de discussions enrichissantes ou de réunions
chaleureuses ? Quels sont les mythes auxquels vous faites référence ? Sont-ils accessibles,
favorables ?
Voyons maintenant quelles peuvent être les nombreuses répercussions de
nos croyances sur notre vie intime, relationnelle, professionnelle, etc.
12. Les ravages de l’altruisme

Les répercussions des croyances familiales sur nos existences peuvent être
lourdes, pénibles ou perturbantes. Lorsqu’elles sont sournoises, elles se
révèlent même parfois profondément désastreuses.
Dans Just a Kiss, un film très réussi sur ce thème1, le réalisateur Ken
Loach montre patiemment comment le choc des cultures entre Pakistanais
et Britanniques, autant que le poids des religions, ici musulmanes et
chrétiennes, rendent impossibles l’émancipation des jeunes autant que
leurs libres choix existentiels, jusqu’à leur vie amoureuse. La majorité
d’entre eux se soumettent à la tradition, par peur de décevoir leurs
parents ou d’être rejetés par leurs communautés. Certains font semblant
en mentant à leurs familles et se contentent de vivre une double vie. Plus
rares sont ceux, comme Casim et Roisin, qui tiennent bon face à
l’adversité, malgré la rudesse des obstacles et des tempêtes, grâce à la
force de leur amour…
En dehors de l’intégrisme et du fanatisme, qui provoquent des ravages
partout dans le monde, et de façon plus simple ou moins visible,
l’altruisme prôné par beaucoup de religions et d’idéologies peut mener
insidieusement à la débâcle, s’il est mal compris.

Une famille exemplaire…


Même non-croyants ou non-pratiquants, nous recevons beaucoup de
patients de tous les âges qui interprètent mal certaines notions morales,
qu’elles soient philosophiques ou religieuses. L’altruisme en fait partie. Il
représente d’ailleurs une pierre d’achoppement très fréquente dans les
familles, source de malentendus, de frustrations et de conflits.
Andrew a grandi dans une famille exemplaire, reconnue comme telle par
son entourage élargi. « Mes parents sont des chrétiens pratiquants très
fervents. Leur engagement religieux passe de loin avant tout le reste. Ils
sont extrêmement engagés dans la communauté de leur quartier, mais
aussi dans différents mouvements de leur ville et de leur région, que ce
soient des groupes de prières, des réunions de réflexion, des
rassemblements œcuméniques, des associations caritatives, et j’en oublie.
Lorsque mes frères et moi étions enfants et adolescents, nous animions
chaque semaine les célébrations. En plus de leur pratique religieuse, mes
parents étaient très engagés politiquement en faveur du renouveau
politique, de l’égalité des chances, de la justice sociale, du féminisme, etc.
Notre famille était présentée tout le temps comme un modèle, d’autant que
chacun de nous réussissait très bien ses études. »
Andrew ne peut s’empêcher d’admirer ses parents, ce qui inscrit encore
plus fortement ce modèle en lui.
« J’étais impressionné par la considération dont bénéficiaient mes
parents. Surtout, j’admirais leur générosité réelle, leur façon de parler
aux clochards, de s’arrêter en voiture chaque fois qu’ils voyaient un auto-
stoppeur, d’accueillir à la maison des enfants orphelins pour les
vacances, etc. »
La description de ce contexte favorable, presque héroïque et glorieux, est
très importante pour comprendre le drame qui va suivre.
« Bien sûr, la vie n’était pas rose pour nous. Cet engagement modèle sur
tous les fronts nous épuisait. Mes parents exigeaient de nous la perfection,
les meilleures notes en classe et, en plus, une modestie à toute épreuve. Il
ne fallait jamais être fiers de nos réussites, mais toujours se montrer
humbles et discrets. Les roustes et les engueulades monumentales
pleuvaient chaque fois que nous dérogions à cet idéal impossible à
atteindre. Parallèlement, mes parents ne s’entendaient pas bien. Ils se
disputaient continuellement. Le plus surprenant était leur capacité à
arrêter leurs conflits dès que nous sortions de la maison, ou de la voiture,
dès que nous recevions du monde aussi, car la plupart de nos repas étaient
partagés avec des pasteurs, des religieux, des personnes impliquées dans
la vie religieuse ou politique de notre région. Cela n’arrêtait pas… »
Le plus difficile pour Andrew et ses frères était de se conformer à l’idéal
moral très élevé imposé à la fois par leurs parents et par la communauté.
Pour répondre à la noblesse de cet idéal sublime, il fallait « être sans
péché », mais aussi « rendre service, être serviable » : le service était la
clé de voûte de tout cet édifice remarquable. Plutôt timides, ternes et
renfermés, ces enfants modèles avaient l’impression de vivre par devoir,
oubliant le jeu, la légèreté et l’insouciance de l’enfance.

… avant la descente aux enfers


Derrière la façade remarquable de cette famille, au quotidien l’atmosphère
réelle était très sombre et terrorisante pour de jeunes enfants. L’altruisme,
l’humilité et le service aux autres se situaient au cœur du système familial,
qui s’est mis immanquablement à produire du malheur. Comment exister
autrement, quand chaque journée est faite de devoirs, d’obligations, de
contraintes à respecter ?
« Mon père avait un frère différent des autres. Il s’appelait Quentin,
habitait encore chez ses parents à trente ans largement passés. Même s’il
était très simple, il paraissait alors assez heureux de vivre. Pour soulager
ses parents et aider son frère, mon père a invité Quentin à habiter chez
nous. Il lui a trouvé un travail dans une usine. Au quotidien, mon oncle
s’est révélé très difficile à vivre, impossible à supporter même. Il ne disait
rien. Il était complètement mutique. Il ne parlait pas à table, même pour
demander du pain ou du sel. Il ne participait à aucune activité domestique.
Par exemple, il ne nous aidait pas à dresser le couvert ou à débarrasser la
table. Son regard était fuyant. Je le trouvais sournois. Il me terrorisait. Sa
présence trouble se mit à peser de plus en plus sur notre famille. Mes
frères et moi, nous nous sommes encore plus renfermés, nous étiolant
progressivement, retrouvant quelques sursauts de vie quand nous étions
seuls chez des amis ou en colonie de vacances. Parallèlement, les disputes
entre mes parents se multipliaient et s’intensifiaient. Ma mère s’enfermait
régulièrement dans la salle de bains pour pleurer. C’était très
impressionnant, angoissant même… »
Devant la dégradation progressive de la situation, les parents d’Andrew
décident de louer un appartement en ville pour Quentin. Un soulagement
ponctuel s’ensuit, masquant pour un temps des épreuves plus âpres à venir.
Livré à lui-même, Quentin se néglige complètement, ne se fait pas
vraiment à manger et, surtout, ne lave ni son appartement ni son linge.
« Je me souviens du travail redoublé pour ma mère, qui devait aller
chercher le linge sale chez Quentin, le laver chez nous, le repasser et le lui
rapporter. En même temps, elle lui préparait des plats qu’elle emballait
dans des boîtes hermétiques pour qu’il puisse manger de façon plus
équilibrée… Chaque dimanche, Quentin venait déjeuner avec nous. Je me
rappelle que je craignais sa venue et attendais fébrilement qu’il reparte en
fin d’après-midi. Cet oncle n’était pas méchant, mais il était habité par
une force sombre, compacte, incompréhensible, qui m’effrayait. »
Après plusieurs crises, de plus en plus graves, et d’importants problèmes
financiers dus à des dépenses inconsidérées puis à un surendettement,
Quentin fait un séjour en hôpital psychiatrique, puis un autre lors d’une
seconde crise d’une ampleur phénoménale. Diagnostiqué schizophrène par
les médecins de l’hôpital, il finira par retourner vivre chez ses parents
jusqu’à leur mort, puis sera admis en appartement thérapeutique. Depuis
lors, grâce à cet appartement partagé et aux activités de l’hôpital de jour, il
va beaucoup mieux…
« Le diagnostic des psychiatres a permis de nous rendre compte qu’il
s’agissait d’une maladie, que nous n’étions pas responsables de son mal-
être, encore moins responsables de la gêne, voire des mauvais sentiments
que nous éprouvions à l’égard d’un pauvre homme mutique, perdu,
souvent tourmenté. Cette tragédie familiale a duré plus de dix ans. J’avais
neuf ans quand il est arrivé, dix-neuf ans quand il est parti. La fin de mon
enfance et toute mon adolescence ont été complètement sacrifiées sur
l’autel de l’altruisme et du service ! »
Les croyances familiales sont tellement puissantes qu’elles nous agissent
aveuglément, comme si nous en étions les marionnettes involontaires.
Souvent, ce n’est que bien plus tard que nous sommes en mesure de
percevoir clairement ce qui nous est arrivé.
« Les années ont passé. Chacun de nous semblait avoir tout oublié, mais
les problèmes de fond demeuraient… Après une longue thérapie de couple,
mes parents nous ont révélé que Quentin était devenu leur enfant, leur seul
enfant, qu’ils s’en étaient occupés comme d’un petit enfant, et qu’ils nous
avaient oubliés, nous, leurs véritables fils… Tout cela est tellement triste.
Même si j’ai pu regretter ces années noires, je n’en veux pas à mes
parents, car je sais qu’ils ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour tenter
de sauver cet oncle qui n’était pas dans la vie. Pour autant, ce drame a
complètement abîmé nos relations familiales, déjà complexes et tendues. Il
nous a éloignés de nos parents, comme si nous devions absolument
prendre nos distances avec cette folie partagée pour sauver notre peau et
pouvoir enfin vivre nos vies… »
Au-delà de ces années sombres, Andrew repère que la croyance familiale
en faveur du dévouement l’avait rendu naïf, car elle allait de pair avec une
représentation idyllique de la société dans laquelle tout le monde serait
forcément bon, gentil, fiable, poli, etc. De surcroît, elle l’avait poussé à
rendre service aux autres sans compter, sans respecter ses limites, donc à
s’y épuiser, de même qu’il l’avait fait lorsqu’il était enfant. Enfin, son
éducation l’avait également porté à se croire responsable de tous les
problèmes qu’il rencontrait, comme s’il devait sauver les autres, trouver
des solutions pour eux, soutenir les personnes défaillantes, encourager les
désespérés, accueillir les réfugiés et nourrir les affamés. Ce rôle de
chevalier blanc lui collait à la peau. Ce n’est qu’après de nombreux échecs
relationnels au travail, en amour et en amitié, qu’il a pu mettre en lumière
la façon dont les croyances de ses parents avaient très nettement orienté
ses choix, donc son existence, sans qu’il s’en rende compte.
Ainsi, identifier ce qui nous fait souffrir et nous entrave dans notre famille
est loin d’être superflu. Cela se révèle même particulièrement nécessaire
pour pouvoir mieux connaître les ressorts conscients et inconscients de
nos relations, pacifier ce qui peut l’être et se sentir capable, finalement, de
cheminer vers ce qui nous convient le mieux personnellement.
13. Le poids des belles-familles

Un adage affirme : se marier, c’est épouser la famille de son conjoint.


Chacun sait aujourd’hui que le mariage est une tradition qui se perd
d’année en année. En 2017, en France, 228 000 mariages ont été célébrés,
dont 221 000 entre personnes de sexe différent et 7 000 entre personnes de
même sexe. Le nombre de mariages entre personnes de sexe différent
continue de baisser : 5 000 en moins par an environ1. Quelles pourraient
être les raisons de cette chute ? Est-ce l’absence de foi en l’amour ? Est-ce
la perte de confiance en l’autre ? Est-ce un besoin de liberté ? Est-ce
l’allongement de la durée de vie ? Le mariage peut représenter pour
certains une forteresse dans laquelle ils se sentent plus forts et pour
d’autres une forteresse dans laquelle ils craignent d’être emprisonnés.
En 2017, parmi les mariages homosexuels, il y avait autant de mariages de
couples de femmes que de mariages de couples d’hommes. La part des
mariages de femmes n’a cessé de progresser depuis 2013, année de la
promulgation de la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe ;
les femmes représentaient alors 42 % des mariages de couples de même
sexe2.
Former un couple de sexe différent ou non, former une famille unie et
aimante avec ses propres enfants est déjà un travail de tous les jours, qui
se révèle difficile. Alors, si on inclut les familles d’origine de chacun des
membres du couple, cela peut devenir vraiment très complexe, et parfois
un véritable casse-tête. En cherchant à concilier famille et belle-famille, il
n’est pas facile de faire sa place et de trouver la bonne distance.

Ces belles-familles intrusives ou envahissantes


Devoir déjeuner chez les beaux-parents tous les dimanches, avoir des
visites imprévues plusieurs fois par semaine, être tenu de passer une partie
de ses vacances dans la maison de campagne avec la belle-famille,
recevoir des appels quotidiens de la belle-mère, tous ces petits riens, au
départ, peuvent être pleins de bonnes intentions, mais mis bout à bout, ils
peuvent rapidement devenir invivables. Le plus souvent, un jeune couple a
tendance à laisser ses familles d’origine prendre du terrain au sein du
foyer, mais il arrive que les habitudes perdurent durant des années. Or cela
devient très difficile de changer la donne une fois que les habitudes sont
prises.
Dans l’exemple ci-dessous, nous retrouvons la famille adoptive de
Françoise et Michel. Lorsqu’ils se sont rencontrés, ils ont laissé faire la
famille de Michel, qui est devenue de plus en plus intrusive.
Françoise et Michel sont enseignants. Michel a toujours été très proche et
fusionnel avec sa mère. Sa mère s’est beaucoup occupée de lui quand il
était petit. Lorsqu’il a rencontré Françoise, elle a rapidement « fait partie
de la famille ». Elle dormait chez eux régulièrement, partait en vacances
avec eux et discutait beaucoup avec la maman de Michel. Lorsqu’ils ont
emménagé ensemble, puis se sont mariés, ils ont continué à aller manger
le poulet rôti avec ses pommes de terre dominical et à passer une grande
partie de leurs vacances dans la maison en bord de mer des parents de
Michel. Ils avaient tous les deux un bon travail, ils étaient mariés,
habitaient ensemble, s’entendaient bien… Tout se passait dans le meilleur
des mondes. Quand Françoise a eu des difficultés pour avoir des enfants,
les parents de Michel ont été très présents. Ils étaient même très
rassurants et encourageants. Avec la première grossesse, leurs relations se
sont compliquées. À l’arrivée de Magali, la maman de Michel a commencé
à venir quotidiennement chez Michel et Françoise. Ce qu’elle ne faisait
pas auparavant. Sans prévenir, sans y être invitée, elle débarquait en fin
de matinée et passait sa journée avec Françoise et Magali. Elle ne se
posait pas de questions : pour elle c’était « normal », elle venait aider la
jeune maman à s’occuper de son bébé. Elle apportait toujours quelque
chose, un petit habit, un truc à manger, un cadeau. Elle voulait bien faire
et profiter de sa petite-fille.
Trouver la bonne distance avec ses parents ou ses beaux-parents n’est pas
simple. Lorsqu’on est un jeune couple, il est appréciable d’avoir de l’aide,
du soutien ou l’approbation des aînés. Mais avec le temps, lorsque la
présence des parents ou des beaux-parents devient permanente ou que
certains repas deviennent systématiques, un sentiment d’envahissement
peut apparaître… Lorsqu’on crée son propre couple, sa propre famille, il
est essentiel de couper le cordon. On ne peut pas être pleinement dans sa
nouvelle relation si l’on reste attaché à sa famille d’origine. Même si cela
se passe bien, et même surtout si cela se passe bien, il est nécessaire, pour
conserver ces bonnes relations, de mettre une distance pour concilier
famille et belle-famille, et encore plus pour préserver son couple.
Le sentiment d’envahissement peut également se faire sentir avec les
frères et sœurs du conjoint. Cela se produit lorsqu’il ou elle ne peut se
passer de les appeler chaque jour, voire plusieurs fois par jour, quand rien
ne peut être décidé sans en parler aux membres de la famille d’origine ou
que les frères et sœurs d’origine ont une grande influence sur les choix ou
les prises de décision du conjoint. Un peu comme s’il s’agissait d’un clan
interdépendant.
Dans notre exemple ci-dessus, Françoise aimerait pouvoir passer des
journées entières seule avec sa fille qui vient de naître. Elle souhaiterait
pouvoir faire la connaissance de son bébé dans l’intimité. Seulement, les
parents de Michel ont pris l’habitude de faire partie du couple de leur fils
dès les premières années.
Au fur et à mesure qu’elle avançait en âge, Françoise ressentait de plus en
plus le besoin de prendre de la distance avec les parents de Michel. Elle
voulait élever sa fille à sa manière. Même si elle savait que son désir était
complètement légitime, elle avait du mal à s’affirmer. Elle avait beaucoup
apprécié le soutien et l’aide des parents de Michel, mais l’intrusion
quotidienne chez eux pour s’occuper de leur petite-fille créait chez
Françoise une tension de plus en plus insupportable.
Le risque est de ne pas se rendre compte, au départ, de cette possibilité
d’envahissement par les parents de l’autre. On se dit qu’ils ont de bonnes
intentions, mais l’abus nuit en toute chose, même dans les relations. Il
faudrait « divorcer » de ses parents, de sa famille d’origine avant de
fonder sa tribu. Le couple devrait pouvoir trouver son autonomie, son
équilibre et son fonctionnement de manière indépendante, dès les
commencements.
Parfois, c’est l’inverse qui se produit et les parents ou les beaux-parents
s’inscrivent aux abonnés absents.

Ces belles-familles lointaines ou retirées


Ne pas pouvoir compter sur une belle-mère, un beau-père, rester des jours,
des mois, des années sans nouvelles, avoir la sensation de ne pas être aimé
par eux ou même de ne pas exister pour eux, c’est ce qui arrive parfois
après une incompréhension, un avis divergent, un manque de
communication, un conflit ou une différence de culture, de religion.
Dans l’exemple ci-dessous, Christine – de notre famille monoparentale –
ne connaît pratiquement pas les parents d’Alioune, le père adoptif de
Fatou.
Christine est une femme très débrouillarde, particulièrement autonome et
indépendante. Elle a rencontré les parents d’Alioune seulement deux ou
trois fois au début de leur relation ; ils n’y étaient d’ailleurs pas très
favorables. Alors, Christine et Alioune se sont mariés simplement à la
mairie dans l’intimité. Puis, lorsqu’ils ont décidé d’adopter Fatou, les
parents d’Alioune n’ont pas compris ce choix. Christine, quant à elle,
avait très envie d’avoir un enfant, mais ne pouvait pas le faire
naturellement. Dans une précédente relation, elle avait essayé plusieurs
fois et cela avait brisé son couple à force d’acharnement. Petit à petit, les
relations sont devenues compliquées avec Alioune parce que sa famille
n’acceptait pas sa relation avec Christine et refusait catégoriquement
l’adoption. Influencé par sa famille, Alioune s’est progressivement éloigné
de son foyer pour le quitter quand la petite fille avait à peine cinq mois.
Christine s’occupe donc seule de Fatou. Les parents d’Alioune n’ont
jamais voulu rencontrer la petite Fatou. Ils ne prenaient pas de ses
nouvelles et ne se sont jamais intéressés à elle. Elle n’était pas la
bienvenue dans leur maison, aux anniversaires et pour les fêtes. Christine
a été mise à l’écart, davantage encore depuis que Fatou est là. Cette
exclusion n’a pas été exprimée clairement. La petite Fatou aurait pu avoir
une grande famille. Elle se trouve comme estropiée de plusieurs de ses
membres. Elle se rend bien compte que sa présence ne fait pas l’unanimité.
L’éloignement, la prise de distance ou la séparation d’une belle-famille
peut venir soit des parents, soit de l’enfant. Il peut être nécessaire avec
certains parents ou certaines belles-familles de prendre volontairement du
recul. Parfois, des relations familiales ont besoin d’être rompues pour
notre santé psychique et émotionnelle, simplement pour préserver le
couple. Ce n’est pas facile à vivre, à expliquer, mais seule la personne
concernée peut le décider. Bien souvent, elle aura tout essayé avant de se
rendre compte qu’il n’y a pas d’autre solution et que c’est mieux pour elle,
sinon elle risque de se faire aspirer et de perdre sa nouvelle famille.
Dans l’exemple de la famille d’Alioune, celle-ci a brisé leur couple. On
voit très souvent des parents avoir encore un pouvoir démesuré sur leur
enfant, même lorsqu’il est devenu adulte. Pour des raisons culturelles,
sociales, religieuses, des croyances ou simplement des affinités, à cause
d’un reste de dépendance profonde aussi, la famille d’origine prend le
dessus sur la nouvelle famille et l’empêche de perdurer.

Chaque personne a des relations particulières avec sa belle-famille. Vous, quelles sont vos
relations avec votre belle-famille ? Sont-elles envahissantes ou retirées ?
Comment est la communication ? Est-elle assez franche et claire ? Votre parole est-elle
respectée ?
La distance entre vous est-elle la bonne ? Les relations sont-elles saines et agréables ?
Votre belle-famille est-elle un soutien ou un poids ?

Une fois que vous aurez répondu à ces questions, nous vous invitons à
aller plus loin en partant à la recherche des nombreuses sources de nos
souffrances en famille.
Partie IV

Remonter aux sources :


pourquoi souffrons-nous ?
« Les secrets de famille sont de noires araignées qui tissent
autour de nous une toile collante. Plus le temps passe, plus
on est ligoté, serré dans une gangue. Incapable de bouger,
de parler. D’exister. »
Marie-Sabine ROGER
Pourquoi souffrons-nous ?
Les raisons de nos souffrances sont variables et plus ou moins nombreuses
selon les personnes. Dans la plupart des situations, il est très difficile
d’imaginer ce que vivent les autres. La souffrance revêt différentes formes
selon les êtres. Elle peut être physique, psychique ou les deux à la fois.
Certaines fractures ou maladies physiques trouvent leur source dans des
souffrances psychologiques non résolues. Même si les recherches ne
permettent pas encore de déterminer les fondements de chaque maladie
mentale, on sait cependant que les souffrances psychiques peuvent être
générées par des événements douloureux.
Les origines de la souffrance dans un contexte familial sont nombreuses.
Elles sont souvent multifactorielles (elles découlent de plusieurs facteurs à
la fois) : la perte d’un être cher, la perte d’un emploi, un divorce, une
maladie grave, un accident, un inceste, des maltraitances physiques ou
psychologiques, la cruauté, l’indifférence, la destructivité, des non-dits,
des mensonges, la place dans la fratrie, la projection des parents, un rôle à
jouer, le moment de la naissance, être désiré ou non, des déménagements,
des changements importants, etc.
Beaucoup de souffrances ne sont pas répertoriées dans cette liste. Nous
allons en détailler un certain nombre ici. Avant de poursuivre, surtout si
cette partie vous concerne, vous pouvez déjà vous interroger avec les
questions qui suivent.

Comment puis-je définir précisément ce dont je souffre ?


Ma souffrance est-elle en lien avec mon contexte familial ?
Ma souffrance concerne-t-elle ma famille d’origine ou ma nouvelle famille ?
Ai-je déjà pu identifier l’origine de ma souffrance ?
L’ai-je déjà explorée en thérapie ?
Ma souffrance est-elle connue de mon contexte familial ou est-ce que je la dissimule ?
Depuis combien de temps suis-je en souffrance ?
Cette souffrance me concerne-t-elle directement ?

Ces questions vont vous permettre d’établir un premier état des lieux de
votre situation familiale et de votre niveau de souffrance.
14. Quelle était ma place d’enfant ?

La place dans une fratrie a toute son importance. Que l’on soit arrivé en
première, deuxième ou troisième position n’a pas des conséquences
identiques sur notre existence. Même si, à première vue, tous les enfants
d’une même famille sont éduqués de la même manière, il y a des
exigences implicites selon la place que, peut-être, seul le membre de cette
famille perçoit.
En concevant un ou plusieurs enfants, nos parents ont un souhait ou un
projet pour chacun. Ne serait-ce que celui qu’il soit heureux ou en bonne
santé. C’est déjà un projet. Quels sont les effets de ces projets sur les
enfants ? Nous verrons en détail un peu plus loin certaines de ces
conséquences.

L’importance du rang dans une fratrie


La place d’un enfant dans une famille va conditionner l’évolution de
l’enfant dès le départ. Quelle est donc la meilleure place ? Si tant est qu’il
y ait une place meilleure qu’une autre.
Serait-ce la première place, celle de l’aîné ?
Bien souvent, les parents ont envers leur premier enfant une attente très
grande, de grands espoirs et, souvent, les exigences sont les plus fortes.
Les aînés devraient pouvoir réaliser « tout » ce que les parents n’ont pas
pu faire, parce qu’ils n’en ont pas eu l’autorisation, le temps, le courage ou
les moyens. Cela génère chez certains aînés une grande pression, qui n’est
pas fréquemment identifiée tant elle paraît « normale ». Ils peuvent
devenir des adultes trop rapidement lorsqu’ils endossent la responsabilité
de la fratrie, en secondant les parents lorsqu’ils sont absents ou occupés,
se montrent des modèles pour leurs frères et sœurs et laissent les bonnes
choses aux plus petits. Ce premier-né a aussi été le centre de toute
l’attention, il a mobilisé l’amour, les soins, les sourires, l’appareil photo et
la caméra des parents. Cela lui a donné la place de privilégié qu’il va
chercher à défendre parfois tout au long de sa vie. Cette place de privilégié
correspond véritablement à une chasse gardée pour certains premiers-nés.
Ils vont alors lutter pour conserver leurs acquis matériels, sociaux et
sentimentaux.
C’est un peu ce qui s’est passé pour Bernard, le père de Richard dans notre
famille homoparentale.
Bernard est l’aîné d’une famille de quatre enfants. Il n’a pour ainsi dire
jamais quitté la ferme. Il a grandi sur les terres familiales et a repris la
ferme de ses parents. Ces derniers ont continuellement compté sur lui. Il
était l’aîné, il assurait la relève. Bernard était très fier de cette continuité,
d’être le fils de son père et d’être le repreneur de l’exploitation… Son
père était un homme connu au village. Il était respecté, admiré, honoré. La
ferme était un gros domaine. Tout le monde le savait au village. Alors, en
reprenant la ferme, Richard avait le sentiment de bénéficier également des
honneurs, du respect et de l’admiration. Il se sentait quelqu’un
d’important au village. Il a cherché en permanence à être le meilleur aux
yeux de ses parents et de ceux qui l’entourent. Il supportait difficilement
lorsque ses parents félicitaient ou encensaient l’un de ses frères. Il vivait
douloureusement le retour d’un de ses frères à la ferme avec un succès
professionnel. Il avait le sentiment de se faire doubler et de perdre sa
place.
Dans la vision du monde de Bernard, la ferme est son univers. Il n’a rien
vu d’autre, rien connu d’autre. Son monde se limite à son environnement
géographique. Il est comme prisonnier de sa manière de percevoir le
monde. De la même manière que les parents de Bernard s’étaient appuyés
sur lui pour la reprise de leur affaire, Bernard comptait sur son fils
Richard. Mais la vie en a décidé autrement et Bernard ne le supporte pas.
L’univers de nombreuses familles est une sorte de continuité, qui est un
peu comme un héritage à maintenir. Le premier-né est souvent un ennemi
acharné du changement. Aujourd’hui encore, certaines familles vivent
enfermées dans leur vision étroite et figée du monde. Le moindre
changement ou le plus petit grain de sable les fait entrer dans une colère
noire et les fait immédiatement se bloquer, se fermer, se rigidifier par peur
de perdre leur place. Du fait de leur première place, les aînés d’une fratrie
ont parfois une croyance que tout leur est dû ou qu’ils sont supérieurs aux
autres. Ils voudraient prospérer ainsi sur des acquis de leur enfance tout au
long de leur vie.
La première place d’une famille est un rang de premier ordre. D’ailleurs,
du temps du droit d’aînesse, ils étaient les seuls héritiers du patrimoine.
Désormais, ce n’est plus le cas, mais les aînés ont inscrit en eux cette lutte
pour conserver leur place de favori au sein de la famille et sont souvent
prêts à tout pour la garder. Qu’en est-il de la deuxième place ?
Serait-ce celle du cadet ?
La deuxième place est généralement une place plus confortable vis-à-vis
des parents. La pression est moins forte. Les parents sont généralement
beaucoup plus flexibles et plus ouverts sur les choix professionnels ou
relationnels du deuxième. Ils sont très souvent des parents moins
interventionnistes. Ils laissent faire, choisir, expérimenter les désirs des
cadets. Pour autant, entre l’aîné et le benjamin, le cadet peut se sentir
délaissé, voire oublié. Il a une place difficile lorsqu’il souhaite s’exprimer,
s’affirmer et se sentir exister à part entière. Cela lui permet notamment de
développer des capacités de négociateur ou de pacifiste. Les cadets
apprennent beaucoup à être sociables et sont volontiers conciliants.
Dans notre famille recomposée, Clotilde est la cadette entre Angèle et
Étienne. Elle a appris à jouer le rôle de médiatrice entre son frère aîné et
sa petite sœur.
Depuis que ses parents sont séparés, Étienne n’est plus tout à fait le même.
Il est beaucoup plus nerveux et parfois violent. Il lui arrive régulièrement
de ne pas être patient avec sa petite sœur Angèle. Cela se passe
généralement au moment du goûter. Ils sont tous les trois attablés avec des
biscuits, un lait chaud et du chocolat. La petite Angèle adore faire le
clown avec le chocolat. Elle s’en met plein les dents et fait un large
sourire pour montrer ses dents toutes noires. Seulement, Étienne déteste
cela. Il s’emporte à tous les coups. À chaque fois, Clotilde intervient pour
stopper Étienne dans son élan. Clotilde a ce talent d’apaiser la situation
et de trouver les mots pour qu’Étienne se calme, afin d’éviter une dispute
interminable avec sa petite sœur.
Clotilde s’est longtemps sentie ballottée entre son grand frère et sa petite
sœur. Elle aime bien jouer avec son grand frère, alors que ses jeux à elle ne
lui plaisent pas forcément à lui. Elle apprécie aussi de jouer avec sa petite
sœur, alors que les jeux d’Angèle ne sont plus de son âge ; mais au bout du
compte, elle s’ennuie un peu. Elle se sent souvent tiraillée de l’un à
l’autre. Elle ne sait pas quelle attitude adopter : soit obéir à son grand frère
qui se prend souvent pour le substitut paternel, soit s’occuper de sa petite
sœur, comme une petite maman. Sa place n’est pas souvent très
confortable. Elle a donc appris à être flexible, surtout pour éviter les
conflits.
La deuxième place d’une famille n’est pas véritablement la plus
commode. Le cadet peut même se sentir invisible. Parfois, cette place
présente l’avantage de pouvoir faire un peu ce que l’on veut sans être
inquiété. La deuxième place apprend donc au cadet le compromis, et
surtout à combattre pour exister et se faire respecter dans les relations
sociales. Qu’en est-il donc pour les puînés ?
Serait-ce celle du benjamin ?
La place du benjamin ou dernier-né est réputée pour être la plus tranquille
de toutes. Il peut aussi bien être le troisième que le quatrième ou le
cinquième… d’une fratrie, il restera le dernier-né. Cette place lui donne
certes une relation et une attention différentes avec ses parents. Les règles
ont souvent été allégées dans la famille. On exige donc beaucoup moins de
lui. L’indulgence, la flexibilité et la grande liberté que ses parents lui
octroient lui donnent à la fois des ailes et une volonté à toute épreuve.
L’ouverture d’esprit d’un benjamin et la plus grande souplesse des parents
permettent d’envisager plus facilement des carrières artistiques, originales
ou à la marge.
Alexandre a cinquante ans. Il est le dernier-né d’une famille de trois
garçons. Il est resté très proche de sa maman. Celle-ci est décédée depuis
deux ans, mais il se souvient de leur complicité. Ils avaient créé une
relation fusionnelle tous les deux. Il aimait partager avec elle ses
expériences artistiques, ses histoires d’acteur. Devenu comédien tout
naturellement, il lui racontait chacune de ses aventures avec passion et
humour. Elle était en admiration devant lui et allait voir ses spectacles, à
chaque fois que cela lui était possible.
Le plus difficile à vivre à cette place de benjamin n’est pas spécifiquement
la relation avec les parents, mais d’oser réussir quelles que soient ses
ambitions. Les derniers-nés ont souvent tendance à laisser passer les
autres devant eux, par habitude de cette dernière place. Même si la relation
avec les parents est nettement plus décontractée, certains aînés la
supportent difficilement et se chargent souvent de lui rappeler qu’il est le
dernier, ou le petit, celui qui ne peut pas ou ne sait pas. Il arrive donc
souvent au benjamin de se freiner, car il sait, sans qu’on le lui dise, qu’il
lui est « interdit de passer devant ». On se charge de lui faire comprendre
de manière implicite que c’est à ses risques et périls. Aussi, effectivement,
tant qu’il reste bien à l’arrière et en retrait, sa place est assez tranquille.
Cela n’est plus le cas lorsque le benjamin se révèle un être rebelle tenace.
Ainsi, pour répondre à la question de la meilleure place dans la fratrie,
nous répondrons qu’en fait, bien sûr, il n’y a pas de meilleure place. Nous
avons pu constater que le rang dans la fratrie influence notre destinée
beaucoup plus qu’il n’y paraît, mais qu’aucun n’est réellement plus
favorable qu’un autre. Chaque rang a son lot de difficultés. Heureusement,
dans certaines familles, l’amour étant le lien qui unit, chacun se soutient
sincèrement et tout se passe au mieux. Dans d’autres familles, surtout
celles où les valeurs dominantes sont l’avidité, la convoitise, la cupidité,
l’appât du gain ou la rivalité, règnent alors durablement la compétition, le
conflit et l’opposition.
Cette étude permet une mise en perspective. En effet, lorsque l’on évoque
les difficultés de l’enfance, on parle très souvent des accrocs, des
complications ou des malentendus avec un père ou une mère, mais elles
peuvent aussi venir de mauvaises relations avec une sœur ou un frère, sans
que l’on s’en soit réellement rendu compte durant des années.
Notre souffrance peut donc venir de notre place dans la fratrie sans que
cela soit évident pour les autres membres de la famille, puisqu’ils n’ont
pas la même place et n’ont donc ni adopté notre point de vue, ni connu les
mêmes obstacles que nous. De là où ils se situent, ils ne peuvent pas
percevoir, reconnaître et comprendre les difficultés que nous avons
vécues.
Voyons maintenant les rôles qui se créent au sein d’une famille, selon la
place de chacun, bien entendu, mais aussi en tenant compte d’autres
facteurs fondamentaux, comme le fait d’avoir ou non été désiré par ses
parents et attendu dans de bonnes dispositions…
15. Quel est mon rôle dans ma famille ?

Que nous en soyons conscients ou pas, notre famille nous a confié un rôle,
voire une mission, qui influence le cours de nos existences.
Un patient d’une trentaine d’années, né dans une famille pauvre d’Europe
de l’Est, confie comment sa mère lui répétait très souvent quand il était
enfant : « Tu deviendras riche, tu auras un château, tu seras servi par des
domestiques. » Même s’il n’habite pas de château et n’a pas de
domestiques, il a commencé à remplir sa mission aux yeux de sa mère, car
il a fait fortune, habite une grande maison, passe de belles vacances, etc.
Pour autant, en lui, la part infantile soumise aux vœux et aux fantasmes de
sa mère n’est pas en paix. Pour cet enfant obéissant, il n’a pas encore
suffisamment réussi à tenir son rôle. Il se sent donc fréquemment en échec.
Il imagine des stratégies pour honorer la demande de sa mère, ce qui lui
fait perdre beaucoup de temps, d’énergie et même de confiance en lui.
De très nombreux enfants sont poussés, plus ou moins ouvertement, à
réaliser les fantasmes et les ambitions de leurs parents. Pendant
longtemps, la tradition dans les familles fortunées était que l’aîné des
garçons reprenne les affaires du père, les autres fils devenant militaires ou
religieux. Les filles, surtout les premières, devaient se marier
avantageusement pour maintenir le statut social de la famille. Les
dernières restant célibataires ou se repliant dans des institutions
religieuses. D’énormes contraintes pesaient donc sur les enfants devenant
adultes.
De nos jours, ce schéma traditionnel perd de sa force, mais la puissance
des légendes familiales, des croyances des parents, ou leur volonté
d’ascension sociale, impactent encore lourdement les enfants dès leur plus
jeune âge. Les parents attendent de certains enfants qu’ils accomplissent
des études brillantes dès leurs premières années d’école ; ils peuvent aussi
leur demander de les faire rire, de les distraire ou encore de les protéger,
de les défendre, etc. Certains enfants peuvent également devenir les boucs
émissaires de leur famille1. Malgré les apparences, aucun rôle n’est facile
à jouer, aucune charge agréable à porter, car ces impératifs exigent des
enfants (même lorsqu’ils sont adultes) de sacrifier leur personne, leur
désir et, parfois, leur vie pour satisfaire leurs parents et rester dignes
d’eux.

Avant d’aller plus loin dans votre lecture, nous vous conseillons de prendre un petit temps de
recul pour répondre à quelques questions. Vous pouvez le faire par écrit ou simplement en y
pensant pour vous-même.
Cette démarche vous aidera à activer vos capacités de compréhension personnelle profonde, de
prise d’initiative aussi, donc vos possibilités d’évolution dans votre existence en général autant
que dans vos relations avec votre clan.
— Comment s’est passée ma naissance ?
— Suis-je né à un moment particulier pour mes parents ?
— Ai-je été désiré, attendu dans la confiance et la joie ?
— Ma venue au monde a-t-elle été bien accueillie ? Par tout le monde ?
— Qui était la ou le préféré(e) dans ma famille ?
— En ai-je souffert ?
— De quelle façon ?
— Une sœur ou un frère a-t-elle/il bénéficié de privilèges plutôt que moi ?
— Comment cela m’a-t-il affecté ou impacté ?
— Ai-je un rôle particulier dans ma famille ?
— Ai-je toujours eu ce rôle ou a-t-il évolué ?
— Est-ce que je l’ai joué volontiers ? Facilement ?
— Au contraire, a-t-il été pesant voire étouffant pour moi ?
— Comment ce rôle sert-il les autres membres de ma famille ?
— Comment me sert-il aussi ?
Que constatez-vous ? Étiez-vous conscient de ce rôle ? de son importance dans le déroulement
de votre existence ? de son influence sur vos relations ?

Porter le poids d’une mission qui n’est pas la sienne


« Notre histoire est l’histoire des missions qu’on nous a données », déclare
la psychologue Michèle Bromet-Camou2, qui parle de « guérir de sa
famille », ce qui sous-entend que notre famille nous rend – forcément –
malades, du fait des attentes énormes qu’elle a envers nous et des
exigences qu’elle nous impose. Les missions sont de toutes sortes : « Sois
gentil. Sois parfaite. Ne ressemble pas à ta grand-mère. Répare la honte de
la famille à cause de ton grand-père. Console tes parents de ne pas avoir eu
de fille ou de garçon… » Ces missions imposées façonnent même notre
identité, car nous croyons que nous devons y répondre à la lettre et nous y
conformer, donc y consacrer notre existence. Lorsque nous nous sentons
trop malheureux, dans l’impasse ou que nous constatons que nous passons
à côté de notre vie, vient le temps d’interroger la mission qui nous a été
imposée – de façon implicite le plus souvent, – pour ensuite faire le tri
entre ce qui nous correspond vraiment, que nous pouvons garder, et ce qui
nous asphyxie ou nous empoisonne, et que nous devons absolument rejeter
afin de vivre notre existence en déployant nos capacités personnelles.
« J’ai été conçue après un accident de voiture qui aurait pu emporter mes
parents. Pour eux, je représente la vie, la joie retrouvée après une très
longue convalescence, raconte Tess. Cela m’a donné une place
particulière dans ma fratrie. Je suis celle qui distrait, qui amuse, qui fait
rire. Celle qui doit divertir et chasser les nuages. Celle qui doit être
toujours de bonne humeur, capable d’humour et surtout de ces pirouettes
qui dédramatisent les situations les plus tendues ou les plus angoissantes.
Ma mission est d’être le clown de la famille. Je l’ai vécu comme un
honneur pendant longtemps, une sorte de distinction. Je me disais que
j’avais le rôle facile par rapport à mes sœurs qui devaient être sérieuses et
réussir à l’école. Puis, en grandissant, je me suis rendu compte que cela
m’imposait un rôle impossible à tenir. J’avais besoin, moi aussi, de
pouvoir vivre mes chagrins, mes révoltes, mes bouderies, mes moments de
blues ou de ras-le-bol. Pour une raison que je ne m’explique pas, j’ai
pourtant continué à tenir ce rôle intenable jusqu’à ce que je devienne
maman. Et là, patatras, je me suis effondrée. Après la naissance de ma
fille, j’ai sombré dans une sorte de déprime profonde, aussi tenace que
floue. J’étais inconsolable. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Ma
meilleure amie m’a conseillé de commencer une thérapie. J’ai enfin
compris la mission que mes parents m’avaient donnée en me concevant.
Depuis, je me sens libre de rire ou de faire rire si ça me chante et
seulement quand ça me chante. Et ça change tout ! »
Dans des circonstances similaires, certains enfants peuvent devenir les
thérapeutes de leurs parents ou les porte-parole de leur famille, devant
exprimer les injustices dont leurs parents ont souffert. Cela peut donner
des vocations de médecin, infirmier, psychologue, inciter à des carrières
politiques ou favoriser des engagements humanitaires. Passé le temps des
premières évidences, où l’on ne cherche pas à connaître précisément les
motivations de tels projets professionnels, vient le temps des désillusions
ou de la perte de sens, qui met en lumière la mission proposée ou imposée
par la famille, comme les fées au-dessus du berceau dans le conte de La
Belle au bois dormant.

Le piège des privilèges et des préférences


Certains enfants semblent bénéficier de plus d’attention ou de valorisation
de la part du clan familial, d’autres sont les chouchous de tel parent,
adorés ou portés aux nues par tel grand-parent. Les autres enfants
souffrent sincèrement et durablement de ces prérogatives. Ils voudraient,
eux aussi, pouvoir bénéficier des mêmes avantages ou de la même qualité
de relation, l’idéalisant autant qu’ils la jalousent, et éprouvant un fort
ressentiment envers celle ou celui qu’ils considèrent, à raison ou à tort,
comme privilégié.
Pour autant, s’il est extrêmement rude et douloureux d’être l’enfant
poubelle, de servir d’exutoire ou de repoussoir à la tribu, il n’est pas
beaucoup plus enviable d’être l’idole de ses parents. Le rôle de privilégié
peut s’avérer être un fardeau.
Caroline consacre entièrement ses journées au travail. « Je suis une
bûcheuse. Je n’arrête pas. Même éreintée, je continue à travailler. J’ai
l’impression que je ne sais faire que ça ! » Dans la famille paternelle de
Caroline, l’aîné est considéré comme le plus intelligent. Supérieur aux
autres, il doit se dédier entièrement au travail et à sa carrière. En retour,
il bénéficie d’une admiration et d’une dévotion presque religieuse de la
part du reste de la famille. Exemplaire, il se doit d’être irréprochable, de
se poser en modèle pour les autres. Dans les générations précédentes,
l’aîné était un garçon, ce qui collait plutôt bien à la mentalité patriarcale
de la famille, bien camouflée derrière une façade de convivialité et de
discours égalitaire. Étant l’aînée de sa fratrie et de la nouvelle
génération, bien que n’étant pas un garçon, Caroline a hérité de cette
croyance en une intelligence supérieure et de sa mission d’exemplarité. À
la tête d’un service dans une administration, elle s’autorise timidement à
relire son parcours. « Je me suis habillée comme un garçon. Je faisais du
sport comme un garçon. J’essayais de penser et de parler comme un
garçon. J’ai même longtemps été autoritaire comme mon père et mon
grand-père. J’avais endossé ce rôle sans réserve. Je m’étais glissée dans
le costume en adoptant cette horrible coutume. Tout cela me révolte
aujourd’hui ! Et dire que cela me flattait de croire que j’étais la surdouée
de la tribu… J’en ai honte aujourd’hui tellement c’est ridicule, outrancier
même, et violent envers les autres. »
On ne peut idolâtrer l’un sans mépriser les autres : en fixant le rôle d’un
enfant, on fige aussi les rôles de ses sœurs, frères, cousines et cousins, soit
dans une hiérarchie complètement imaginaire, soit dans des justifications
farfelues des préférences, voire dans des rancunes tout aussi chimériques
envers les enfants qui ne se résolvent pas à se laisser enfermer dans un
rôle qui ne leur convient pas. Au fil des ans, ces enfants réfractaires seront
fréquemment ceux que le groupe familial désignera comme infidèles,
quitte à les bannir si nécessaire…
16. Que se passe-t-il si je change ?

Comme nous l’avons vu précédemment, la place de chacun dans une


famille est capitale pour l’évolution et le devenir de l’individu. Chacun
des membres d’une famille possède une place attitrée qui forme un
équilibre familial, fonctionnel ou dysfonctionnel. Cet équilibre tient du
fait que chacun reste à sa place. Certains sont confortablement installés
dans le rôle qu’ils occupent et n’envisagent même pas de bouger. Tandis
que d’autres, soit parce que leur place est moins confortable, soit parce
qu’ils sont curieux de ce qui les entoure, ont besoin d’aller voir comment
cela se passe ailleurs et de tester d’autres rôles dans leur clan.

Ma place n’est pas confortable


Une place est inconfortable lorsqu’une personne ne se sent pas respectée
ou lorsque cette place la positionne de façon désavantageuse, ou
dévalorisante, parfois parce qu’elle subit une forme d’infériorisation,
voire d’asservissement, par rapport aux autres membres de la famille.
Pour certains, leur place n’est pas suffisamment inconfortable pour qu’ils
cherchent à échapper à cet équilibre dysfonctionnel, donc à sortir du cadre.
Certaines personnes trop fragiles, trop dépendantes, dans une situation
précaire ou par peur d’être rejetées préféreront ne pas bouger même si leur
place n’est pas commode. Pour elles, la sensation de danger est plus
grande à l’idée de partir et de se dégager que de rester. Les liens familiaux
sont des liens difficiles à distendre, et encore plus à rompre pour la plus
grande partie des personnes. La peur d’être seul, écarté ou banni empêche
les individus de se libérer.
L’exemple ci-dessous présente une situation difficile vécue par un
adolescent, différent de ses parents et de sa sœur.
Luc est un garçon de seize ans. Il vit avec ses parents et sa sœur dans un
pavillon de banlieue parisienne. Il est en classe de première. Il est l’aîné
des deux enfants. Ses parents envisagent pour lui de hautes études et le
poussent à beaucoup travailler pour se préparer aux différents concours.
Luc ne se sent pas bien dans sa peau. Il a des facilités pour le travail
scolaire, mais aucune envie de passer des concours. Seulement, ses
parents sont tous les deux dans la fonction publique à de hauts postes. Sa
petite sœur a d’excellents résultats, s’intéresse à tout et a beaucoup
d’amies. Luc aime la musique et le cinéma. Il aime rester dans sa chambre
à écouter de la musique et regarder des films. Sa sœur et sa mère adorent
faire du shopping les samedis après-midi et voir du monde les dimanches.
Son père aime aller au rugby et voir du monde le week-end. Luc, lui, aime
rester tranquille dans sa chambre. Il n’apprécie rien comme les autres
membres de sa famille. Cela lui fait croire qu’il n’est pas adapté à la vie.
C’est très difficile pour lui, parce que les autres le poussent à faire comme
eux et quand il refuse, son père, sa mère ou sa sœur se moquent de lui et le
tournent en ridicule. Ils lui font comprendre qu’il a un problème et qu’il
devrait aller consulter un psy. Le sentiment d’isolement que ressent Luc
dans sa famille est profond. Il augmente au fil des mois. Luc se sent
désemparé.
Nous pouvons constater que les parents et la sœur de Luc pensent qu’il a
un problème parce qu’il ne prend pas plaisir à faire les mêmes choses
qu’eux. Pour l’instant, Luc sent juste un mal-être lorsqu’il est entouré des
siens. Il ne dit rien. Il laisse faire et dire ses parents ainsi que sa sœur. Il
préfère écouter de la musique au casque pendant des heures…
Il ne sait pas comment sortir de cette situation pénible.

Ma place n’est pas confortable, et je ne dis rien


On voit beaucoup d’adolescents en souffrance dans leur propre cercle
familial. La souffrance liée à l’entourage est très fréquente. La difficulté
augmente lorsque l’adolescent ne dit rien. Il ressent un mal-être qu’il
dissimule ou minimise, mais loin de se dissiper, il s’accentue, au
contraire. Il risque même de s’ancrer puis de proliférer au fil du temps.
Plus l’adolescent continue à évoluer dans l’idée qu’il a un problème ou
qu’il est le problème, plus la distance s’agrandit et le malaise se renforce.
Ne pouvant pas bénéficier de l’accueil, du soutien, de la protection et de
l’écoute propres à un environnement familial sain, l’adolescent grandit
avec angoisse.
Plus tard, ce sentiment peut rester présent dans sa vie d’adulte. Il
deviendra un individu qui rencontrera des difficultés à connaître une
relation amoureuse stable, à créer des relations sociales durables. Évitant
ou dissimulant sa véritable personnalité, il pourra avoir des difficultés à se
montrer tel qu’il est véritablement, ne le sachant pas vraiment lui-même.
Voyons comment les choses peuvent évoluer.

Ma place n’est pas confortable, et je bouge


A contrario, on voit également des adolescents ou de jeunes adultes qui, au
lycée, à la fac ou dans leur environnement font une rencontre qui leur
permet d’ouvrir leur esprit et de changer leur vision du monde. Voir les
choses différemment leur permet de reprendre confiance. Cela peut être
grâce à un camarade, un groupe d’ami(e)s, un(e) petit(e) ami(e) ou une
activité. Du fait de circonstances favorables ou face à un autre mode de
vie, l’adolescent découvre alors un autre monde et sent un vent de liberté.
Cela peut modifier sa façon de percevoir, penser et agir. Sa conception de
la vie va pouvoir, peu à peu, s’écarter de la vision du monde du cercle
familial. Il découvre d’autres valeurs, d’autres centres d’intérêt, d’autres
passions, ce qui lui permet de changer petit à petit profondément et lui
redonne confiance en la vie. Il peut arriver que l’environnement familial
flexible et ouvert accepte ce changement et laisse l’adolescent évoluer à sa
manière, parce que l’affection et l’amour permettent l’accueil de cette
évolution, même si cela remet en cause le fonctionnement familial, qui
évolue avec lui. Chacun se remet en question et un nouvel équilibre se
crée. En revanche, quelquefois, l’évolution de l’adolescent en opposition
avec les valeurs et le fonctionnement de la famille n’est pas accueillie
favorablement par l’entourage. Remise en cause dans ses fondements,
dans son fonctionnement, la famille perd son équilibre et sa stabilité.
Lorsqu’un individu change de place ou se retire, son changement
déséquilibre automatiquement l’ensemble. Des résistances, liées aux
peurs, apparaissent alors de la part des autres membres de la famille. Par
absence d’ouverture d’esprit et de compréhension, ils mettent tout en
œuvre pour retenir l’autre dans sa condition initiale et ne pas toucher à
l’ordre du système. Peu importe si cet ordre est confortable ou non, si
l’individu est heureux ou non. Ils protègent leurs propres fonctionnements,
leurs positions dans cet « équilibre » défaillant. Ils préfèrent sacrifier un
membre, qu’ils choisissent de penser malade, plutôt que de se remettre en
question ou de remettre en cause le fonctionnement du cercle familial.
C’est ce qui se passe pour Luc. Il a rencontré une jeune fille au lycée, avec
qui il partage des conversations intéressantes.
Luc est en première. Bien que très bon élève, il ne sait pas encore ce qu’il
veut faire plus tard. Il attend de voir ce qui pourrait lui plaire. De toute
façon, il est obligé d’obéir aux injonctions de ses parents qui lui disent de
passer des concours. Déjà plus petit, il devait faire toutes les activités que
sa mère lui imposait : judo dès l’âge de cinq ans, puis rugby, et
conservatoire. Il avait commencé la guitare. Il aime bien la musique, mais
il n’aime pas la guitare. Il aurait préféré les percussions ou la batterie. Sa
maman a cru bien faire, en lui proposant de prendre en charge beaucoup
de choses. Elle ne lui demandait que très rarement si cela lui plaisait ou
pas. Lorsqu’il a rencontré Manon, nouvelle dans sa classe, son cœur s’est
mis à chahuter. Il n’avait jamais ressenti cela. Comme lui, Manon a seize
ans. Elle est jolie, douce et un peu timide. L’approche de Manon s’est faite
naturellement puisqu’elle s’est placée à côté de lui dès le premier jour. Au
début, il était intimidé, mais certains contextes de travail de classe les ont
incités à échanger et communiquer. Plus tard, ils ont fait des travaux de
groupe à deux. Petit à petit ils se sont rapprochés. Luc était en admiration
devant la liberté de Manon. Elle avait beaucoup voyagé avec ses parents.
Elle avait déjà vu et vécu dans plusieurs pays. Elle était végétarienne,
défendait la cause animale auprès d’associations et voulait s’engager
dans cette cause. Elle parlait couramment plusieurs langues. Pour Luc,
c’était une révolution, tant elle était aux antipodes des femmes avec qui il
vivait, sa mère et sa sœur.
À ce moment-là, l’univers de Luc s’est ouvert. Il a progressivement bougé
en remettant en cause le système dans lequel il a grandi. Il a changé de
façon d’être. Pour cela, il devait sortir du cadre de référence familial, ne
plus tout accepter, ne plus se laisser faire, ne plus laisser les autres choisir
à sa place et se moquer de ses choix, de ses activités. Il a commencé à
affirmer sa personnalité.
Malheureusement, on voit encore aujourd’hui des huis clos familiaux
sclérosés dans leur fonctionnement de cachotteries, petits mensonges,
prétention, orgueil et peur, dans lesquels il n’est pas bien vu de penser et
de vivre autrement. Tant que chacun des membres reste à sa place, tout
semble aller bien, mais dès qu’un d’entre eux va goûter à l’herbe du pré
d’à côté, rien ne va plus. Pour eux, faire différemment de l’ensemble des
membres d’une fratrie peut véritablement les excéder et revient à une
trahison ou à une transgression. C’est alors que, se sentant en danger à
l’idée qu’un des membres fasse autrement, ils sont prêts à l’exclure plutôt
que de l’accueillir tel qu’il est devenu. Ils ne sont pas prêts à s’ouvrir à ce
qui s’offre à eux, un nouveau monde, une nouvelle façon d’exister et
d’être en relation. Au lieu de cela, ils l’écartent progressivement pour,
ensuite, s’il ne revient pas docilement, le rejeter et l’exclure
définitivement ; probablement par incapacité d’ouverture et d’évolution de
leur vision du monde. Dans certaines familles, celui qui transgresse
l’omerta sera assassiné à petit feu, sans que rien ne transparaisse…
Cela soulève de nombreuses questions, en particulier celles qui concernent
la loyauté, le poids des héritages, les non-dits et les secrets dans les
familles.
17. Trahir ou ne pas trahir ?

Trahir ou ne pas trahir ? Telle est la question… Quelles sont nos loyautés
envers nos parents, ou l’un d’eux plus que l’autre ? envers nos sœurs et
nos frères aussi ? nos grands-parents, nos tantes et oncles ? le clan familial
en entier ou une partie de ce clan ?
La pression de nos efforts pour être ou sembler loyaux à l’égard de telle
personne ou telle autre nous place forcément en porte à faux, et plus nous
ignorons cette tension, plus les conflits de loyauté se font aussi puissants
que dévastateurs en nous et autour de nous. D’autant que nos loyautés sont
particulièrement compliquées et alourdies par le poids des héritages, la
virulence des suppositions que nous faisons rapidement sur telles
situations ou telles personnes, les idées toutes faites que nous avons sur les
uns ou les autres, les rivalités qui déchirent les fratries, les guerres
intestines, les non-dits qui étouffent, les secrets qui suintent…
Comment faire alors pour ne pas trahir ? Que nous le voulions ou non,
nous trahirons forcément l’un si nous sommes loyaux à l’autre, et
réciproquement. Il ne peut pas en être autrement, et les tribus qui se
prétendent indéfectiblement unies ou parfaitement harmonieuses se
révèlent capables des pires trahisons.

« Nous ne faisons qu’un »


Dans de nombreuses familles, l’esprit de clan se manifeste par une façon
de faire corps, de faire bloc, tous ensemble entraînés automatiquement et
aveuglément pour défendre les mêmes causes. Cette tendance à parler à
l’unisson, et à réagir de même, machinalement, sans prendre le temps de
réfléchir, est particulièrement visible lors des démarches liées aux
héritages.
Omar se souvient d’un épisode marquant de sa jeunesse. « J’avais vingt
ans à peine. J’étais en vacances chez un oncle. Un soir, lors du dîner,
visiblement ennuyé, il nous explique les difficultés que rencontre sa mère,
ma grand-mère, avec l’aîné de ses frères, dans un héritage qui se révèle
houleux en pratique, alors qu’il pourrait être extrêmement simple. Sans
savoir de quoi il en retourne, sans connaître le frère de ma grand-mère, je
prends immédiatement fait et cause contre lui et la défends sans réfléchir.
Quelques jours plus tard, ce grand-oncle téléphone à mon oncle, alors
absent. Je réponds au téléphone et, sans prendre le temps de l’écouter, je
lui réponds de façon très désagréable, puis coupe court à la
conversation… J’en ai encore honte rien que d’y penser. Non seulement
j’ai été arrogant et impoli, mais surtout, j’ai foncé tête baissée sans même
chercher à penser par moi-même à la situation. Avec le recul, j’ai
l’impression d’avoir été comme une marionnette, actionné par des forces
inconscientes beaucoup plus puissantes que moi. »
Bien entendu, sur le coup, Omar explique qu’il a justifié son attitude par
des arguments rationnels qu’il croyait être tout à fait valables et
absolument indiscutables. Il avait même été ovationné par sa famille
comme le héros qui avait su tenir tête au traître, cet infâme ennemi de la
tribu. Pour autant, avec le recul, il mesure la puissance aveugle de sa
loyauté envers son clan et ce phénomène qui l’a dépassé l’impressionne
énormément. Depuis, cette regrettable erreur de discernement lui a permis
de comprendre bien des comportements irrationnels autour de lui, et de les
accueillir avec beaucoup plus de souplesse et d’indulgence.

« C’est pour ton bien »


Cette phrase si souvent proférée par les parents est le titre d’un des livres
les plus bouleversants d’Alice Miller1. La psychanalyste y dénonce très
clairement, avec un grand courage, les méfaits de l’éducation
traditionnelle, cherchant à briser la volonté de l’enfant pour le rendre
docile et obéissant. Elle montre comment les enfants violentés et
maltraités deviendront des parents violents et maltraitants, dans cette
répétition sans fin d’une « pédagogie noire », punitive et déshumanisante,
forçant l’enfant à une loyauté désastreuse envers ses éducateurs, malgré
les mauvais traitements qu’il subit.
En effet, l’enfant est d’une tolérance infinie vis-à-vis de ses
parents. L’amour qu’il leur porte l’empêche de percevoir leur cruauté,
qu’elle soit consciente ou inconsciente, et quelle que soit sa forme.
L’évolution des mœurs a probablement permis la diminution des
châtiments corporels et des sévices physiques, mais ils ont été remplacés
par une cruauté psychique ou des pressions morales peu perceptibles,
parfois même cachées derrière des appellations flatteuses comme
« la pédagogie positive » ou « l’éducation bienveillante ».
N’oublions pas non plus que le besoin d’amour, autant le besoin de
l’enfant que celui aussi de ses parents, empêche l’enfant de reconnaître les
traumatismes et les blessures de son enfance, afin de préserver l’idéal de
bons parents qu’il s’est construit, à la fois pour se protéger de la douleur
de se sentir abandonné et accepter les justifications, même bancales,
avancées par ses parents. Voici la racine la plus profonde de toutes les
formes de loyautés à venir, se nichant dans la dépendance fondamentale du
nourrisson et du tout-petit envers ses parents nourriciers, dont il a besoin
de façon vitale et qu’il souhaite aimer plus que tout.
« Si la conviction que les parents ont tous les droits sur lui et que toute
cruauté – consciente ou inconsciente – est l’expression de leur amour
reste si profondément enracinée dans l’être humain, c’est qu’elle se fonde
sur l’intériorisation des premiers mois de la vie 2. »
Le petit enfant est tellement malléable, assoiffé d’amour, que les adultes
peuvent abuser de sa confiance pour le dresser, le corriger et le punir, sans
que celui-ci en veuille à ses parents ou cherche à se défendre ou se venger.

Gare à celui qui ne s’acquitte pas de la dette familiale


Aussi, le plus souvent, les loyautés sont imposées par les adultes dans la
généalogie : arrière-grands-parents, grands-parents, tantes et oncles,
parents notamment. Elles sont posées à la fois sous forme d’injonctions à
obéir, d’impossibilités à interroger les croyances et les légendes de la
famille, mais aussi par une menace d’exclure du clan ceux qui ne se
soumettront pas ou, pire, qui trahiraient la cause du groupe familial.
Pourtant, la réalité n’est pas si simple… Dans bien des familles où tout se
passe plutôt bien, où les enfants sont chéris, choyés, chouchoutés, voire
gâtés, les phénomènes de loyauté existent tout autant, ou presque. Comme
si l’être humain avait ce besoin – ou cet instinct – de se rattacher
viscéralement et irrationnellement à ceux qui l’ont précédé dans la famille
et dans le cours de la vie, par une révérence à l’égard de ceux à qui il
« doit » la vie. Oui, la dette ou, plus précisément, l’impression d’être en
dette envers ses parents, est le moteur profond de cette obligation de ne
pas trahir les siens, de se dévouer à sa famille, voire de s’inféoder au clan,
quitte à se sacrifier.
Lors de l’enterrement de sa grand-mère, quelques années plus tard, Omar
a été interloqué de voir une de ses tantes prête à se jeter dans la fosse sur
le cercueil de sa mère, déclamant de façon très théâtrale qu’il fallait se
sacrifier pour la défunte, car elle avait passé son existence à se sacrifier
héroïquement, elle, pour son mari et ses enfants. En dehors de la
véhémence affolée et douloureuse de sa tante, Omar avait été très
impressionné par cet idéal familial du sacrifice, proféré explicitement et
officiellement devant tout le monde, comme la seule façon d’être digne
d’appartenir au clan. Alors âgé d’une vingtaine d’années, il s’était senti
pris de vertige, secoué par une violente envie de vomir, puis de détaler à
toutes jambes, tant le fardeau de cette loyauté sacrificielle lui paraissait
aussi insupportable que désolante et morbide.

« Tu me dois tout »
Le sentiment désagréable d’être éternellement redevable peut être
engendré puis entretenu par des parents ou des grands-parents qui se
montrent aux petits soins, attentifs et généreux. Ils espèrent plus ou moins
consciemment que tous les cadeaux qu’ils ont offerts, tous les bienfaits
qu’ils ont prodigués leur vaudront une reconnaissance infaillible de la part
de leurs descendants.
Est-il si difficile de se faire aimer, de se savoir aimé et de maintenir cette
garantie d’amour une vie durant pour que tant d’efforts soient consacrés à
nous assurer l’affection de nos proches ? Nos demandes de loyautés sont-
elles des demandes d’amour déguisées, en priant l’autre de nous savoir gré
de tout ce que nous faisons pour elle ou pour lui ?
Nous ferions ainsi très fréquemment pression sur nos proches sous la
forme de chantages affectifs aussi peu visibles que peu reluisants.
Effectivement, il est si facile d’enchaîner quelqu’un que l’on a aidé en lui
laissant entendre, même très indirectement et implicitement : « Avec tout
ce que j’ai fait pour toi » ou « N’oublie pas tout ce que tu me dois »…
Lors de ses études universitaires, Omar a connu une professeure de
management qui expliquait clairement aux étudiants les bénéfices de ce
principe de gouvernement : en rendant service à quelqu’un, on le rend
redevable, il nous est lié sans pouvoir se dégager, et nous pouvons exiger
de lui un service lorsque nous en avons besoin !

« Tu es coupable »
Se sentir débiteur envers ses parents ou sa fratrie, se croire redevable, peut
facilement devenir une croyance sourde qui nous ronge : craindre d’être
coupable, d’être en faute, et ne connaître ni la faute réelle ni le remède qui
permettrait de se libérer d’un tel poids.
Extrêmement scrupuleuse et méticuleuse, attentive au moindre de ses faux
pas ou de ses petites maladresses, Mathilde a passé toute son existence à
se croire coupable. D’abord sans même s’en rendre compte, puis au fur et
à mesure de sa psychanalyse, en mesurant le poids de ce fardeau qu’elle
porte au quotidien depuis qu’elle est toute petite. Quoi qu’il arrive, elle
croit que c’est elle la coupable et qu’elle doit se faire pardonner, voire
expier : en s’excusant pour les autres, en rendant service, en trouvant des
solutions à tous les problèmes qui se présentent, etc.
Parfois, il s’agit aussi de ne pas faire d’ombre à un parent qui veut briller
plus que les autres pour rester le meilleur quoi qu’il arrive, ou de se
montrer fidèle à une sœur, un frère dans le malheur, en étant aussi malade,
dépressif ou misérable qu’eux : « Si l’autre ne va pas bien, je ne peux pas
aller bien non plus. Si elle ne réussit pas, comment pourrais-je réussir sans
lui faire de peine ? » Ainsi de suite…
Enfin, certains enfants se sont vus obligés de protéger leur mère qui avait
un amant ou leur père qui fréquentait une maîtresse, en devant garder leur
secret, dans une sorte de double loyauté envers chaque parent, du fait de la
honte de celui qui « trahit » et de la peine de celui qui est « trahi », comme
si leur prétendue trahison pouvait être la pire, dans l’histoire, celle d’avoir
fait voler en éclats la façade trop parfaite du couple idéal de leurs parents.
Cette question des loyautés dans les familles mériterait un livre à elle
seule. Retenons que nos loyautés nous enchaînent autant qu’elles nous font
souffrir, qu’elles sont sources de très nombreux malentendus ou conflits
en nous et avec nos proches, et que nous avons tout intérêt à les observer
de très près pour nous en libérer, autant et dès que possible !
Parfois, cette libération n’est réellement possible qu’en prenant ses
distances…
Partie V

Prendre de la distance :
l’issue de secours
« La grâce, c’est peut-être de voir ce qu’il faut choisir
et ce à quoi il faut renoncer. »

Jacques DE BOURBON BUSSET


Décider de prendre de la distance avec sa famille d’origine prouve le
plus souvent que nous avons déjà essayé tout ou presque pour améliorer
nos relations avec elle. Il est extrêmement rare que les personnes qui
choisissent d’en arriver là le fassent de manière impulsive. En fait, une
personne décide de s’éloigner de sa famille parce qu’elle a énormément
souffert ou souffre encore durablement des relations avec son clan.
Au fond, nous le savons bien, ce n’est pas de gaieté de cœur que nous
prenons le large pour créer un espace de sûreté qui nous protège de notre
famille. Nous préférerions, au contraire, trouver enfin dans notre tribu le
cocon protecteur que nous avons parfois ou partiellement connu lorsque
nous étions enfants, ou encore que nous aurions tant souhaité connaître,
lorsque nous admirions les familles de cousins ou d’amis qui nous
invitaient chez eux.
Cela signifie qu’il y a bien, en chacune et chacun de nous, un espoir
sincère d’amour partagé qui se focalise sur notre famille, qui se cristallise
même dans nos relations avec elle. Alors, si cet espoir est trop souvent ou
trop douloureusement déçu, nous nous éloignons de notre clan, à
contrecœur…

À partir de votre expérience, comment voyez-vous les choses ?


Est-ce le cas pour vous ?
La situation a-t-elle évolué ces dernières années ?
18. Sauve qui peut !

Dans la citation de Jacques de Bourbon Busset en exergue de cette partie,


l’auteur propose de concevoir le choix et le renoncement comme une
grâce. Généralement, ce n’est pas ainsi que le choix est perçu, lorsqu’un
individu décide de s’éloigner des siens. La famille proche ou éloignée,
l’entourage et même de nombreuses personnes extérieures à la situation
jugent très mal cette position. L’indépendance arrachée, la liberté saisie, le
détachement des liens qui asphyxient sont perçus comme une déloyauté.
Pourtant, réussir à s’écarter de sa famille d’origine lorsqu’elle nous fait
souffrir constitue plutôt un acte de courage ; un acte d’une grande force.
Pour celui qui prend de la distance, il s’agit d’une décision
« écologique1 », voire d’un instinct de survie.
En effet, dans la réalité, il existe de nombreuses situations dans lesquelles
il est impossible de se réconcilier. Nous allons en explorer quelques-unes.

Les enfants maltraités


La maltraitance faite aux enfants recouvre différentes formes :
négligences, chantages et manipulations, violences physiques,
psychologiques, sexuelles… Toutes entraînent de lourdes répercussions
pour les enfants qui les subissent.
Selon l’Organisation mondiale de la santé, « La maltraitance de l’enfant
désigne les violences et la négligence envers toute personne de moins de
18 ans. Elle concerne toutes les formes de mauvais traitements physiques
ou affectifs, de sévices sexuels, de négligence ou de traitement négligent,
d’exploitation commerciale ou autres, entraînant un préjudice réel ou
potentiel pour la santé de l’enfant, sa survie, son développement ou sa
dignité, dans le contexte d’une relation de responsabilité, de confiance ou
de pouvoir. Parfois, on considère aussi comme une forme de maltraitance
le fait d’exposer l’enfant au spectacle de violences entre partenaires
intimes ».
On distingue trois types principaux de violences : les violences physiques,
psychologiques et sexuelles.

Les violences physiques


La violence physique se manifeste par l’usage de la force corporelle de
telle sorte que l’enfant est blessé ou risque de l’être. Les moyens sont
nombreux et variés pour commettre de tels actes : frapper, battre, mordre,
brûler, empoisonner, secouer, étrangler, couper, enfermer, attacher, etc.
La négligence physique désigne l’absence de réponses aux besoins
naturels de l’enfant et de protections envers lui. Elle correspond par
exemple aux manquements de soins physiques comme la nourriture, le
sommeil, les soins affectifs et corporels, le manque d’attention nécessaire
au bien-être de l’enfant ou à son éducation.
Certains parents, notamment des mères, peuvent développer le syndrome
de Münchhausen par procuration. Ce syndrome est une forme particulière
de maltraitance envers l’enfant : une mère invente des symptômes ou
blesse volontairement son enfant pour le rendre artificiellement malade et
lui fait subir un nombre incalculable de traitements. Elle cherche ainsi à
attirer l’attention et à obtenir de la compassion pour elle-même.
Le prétexte de la maladie peut aussi être une excuse pour disposer de
l’enfant et lui faire vivre un calvaire. Le téléfilm La Maladroite, réalisé
par Éléonore Faucher, est inspiré de l’histoire vraie de la petite Marina
Sabatier décédée à l’issue d’une ultime scène de violence à l’âge de
huit ans. Il montre les horreurs et les mensonges dont sont capables des
parents maltraitants.
Le film commence par la disparition de la petite Stella sur le parking
d’une pizzeria. Un flash-back permet de comprendre, quelques années
auparavant, que Stella est entrée à l’école tardivement par rapport aux
autres enfants. Ses parents prétextent une maladie auto-immune
l’empêchant d’avoir une scolarité régulière. Lorsque Stella fait tomber ses
crayons, en l’aidant à les ramasser, la maîtresse découvre des marques sur
ses poignets. Stella lui dit : « Je suis tombée, je suis maladroite. » Lorsque
la petite fille va à la piscine avec la classe, elle refuse catégoriquement de
se baigner, en prétendant qu’elle n’a pas de maillot de bain. La maîtresse,
directrice de la petite école, fait un signalement après de nombreuses
observations quotidiennes. Alors que la fillette doit passer des examens
médicaux, les parents déménagent précipitamment sans prévenir. On les
retrouve plus tard, dans une nouvelle commune. Stella est inscrite dans
une nouvelle école. Tout recommence. Retour à la case départ pour les
services sociaux. Pendant ce temps, la petite Stella continue à subir
l’enfer dans la nouvelle maison. Elle n’a pas de chambre, ses parents la
font dormir dans la cave, ils continuent de faire croire qu’elle est malade
et qu’elle ne peut pas aller à l’école comme tous les autres enfants.
Lorsque l’assistante sociale va visiter la maison à la suite d’un nouveau
signalement effectué par la deuxième école, les parents jouent à la
perfection l’étonnement, la bienveillance, l’exemplarité. Ils inventent une
place pour Stella dans une chambre d’enfant et réussissent à lever tout
soupçon.
Dans ces cas-là, on souhaiterait qu’il existe une autorisation pour élever
des enfants…

Les violences psychologiques


La maltraitance psychologique est moins perceptible. Elle est également
moins connue. En effet, elle est beaucoup plus difficile à identifier.
Appelées parfois violences morales, mentales ou émotionnelles, les
violences psychologiques se traduisent généralement par des paroles, des
actes ou des demandes qui visent à rabaisser, dévaloriser, déstabiliser,
dénigrer, rejeter, humilier, intimider, menacer ou isoler l’enfant. Ce type
de maltraitance se manifeste par des moqueries, des brimades, de
l’indifférence, du sarcasme, du chantage affectif, des humiliations, des
mises à l’écart, des dévalorisations, des injures. Souvent installée dans la
durée, elle relève du harcèlement moral.
La maltraitance psychique prend place dans un contexte aux apparences
trompeuses, parce que la violence familiale n’a pas de visage et qu’elle se
retrouve dans toutes les catégories sociales. Plus le niveau social est élevé,
plus elle est étouffée, plus le déni est grand et plus l’enfant est seul. Ces
maltraitances sont tellement banalisées que parfois ces violences morales
peuvent pousser les individus au suicide, même lorsqu’ils sont devenus
adultes.
L’Observatoire de la violence éducative ordinaire (OVEO) a lancé une
première campagne de sensibilisation contre les violences verbales au sein
de la famille avec un film conçu et réalisé bénévolement par l’agence
Publicis Conseil et la réalisatrice Camille Fontaine de Carnibird.
De courtes scènes présentent des adultes se remémorant des paroles qui
font mal. Des phrases qu’ils ont entendues durant leur enfance de la
bouche de leurs propres parents.
« Tu ne devrais pas mettre ce T-shirt, il te fait de gros bras. »
« Laisse tomber, tu n’y arriveras jamais. »
« Mais qu’est-ce que j’ai fait pour avoir un fils comme toi ! »
« Si j’avais su, j’aurais pas eu d’enfant. »
« De toute façon, tu as toujours été plus lent que ton frère. »
« T’es une moins que rien ! »
Ces phrases entendues dans l’enfance peuvent blesser toute une vie. Les
paroles qui font mal restent inscrites profondément dans la mémoire,
comme un tatouage sur la peau. Ces mots laissent des traces ineffaçables.
L’impact psychologique est considérable. Les visages de ces adultes qui
témoignent ne trompent pas. Ils traduisent l’impact psychique
particulièrement déshumanisant des violences verbales. Comment pouvoir
être en paix avec sa famille après de tels traitements ?

Les violences sexuelles

Pour l’Organisation mondiale de la santé, la maltraitance sexuelle


« implique un rapport sexuel non consenti, tenté ou mené à terme, et les
actes de nature sexuelle n’impliquant pas un contact, comme le
voyeurisme ou le harcèlement, les actes liés au trafic sexuel commis
contre une personne incapable de donner son consentement ou de refuser,
ainsi que l’exploitation en ligne ». Les violences sexuelles concernent tous
les actes à connotation sexuelle imposés à l’enfant, caresses,
attouchements des parties intimes de l’enfant, jusqu’au viol avec
pénétration. Selon les études, deux tiers à trois quarts de ces violences sont
commis par un familier de l’enfant.
L’histoire de Laurent de Villiers illustre parfaitement ce thème.
Dans son livre Tais-toi et pardonne ! (Flammarion, 2011), Laurent de
Villiers raconte les abus sexuels que lui a fait subir son frère aîné. Laurent
est alors âgé de dix ans et son frère Guillaume a seize ans. Dans son
témoignage, il explique sobrement les faits et la terrible souffrance qui en
résulte. Il relate aussi comment sa famille l’a laissé seul, lui a demandé de
retirer sa plainte et même de dire qu’il avait menti. La loi du silence
demeure la règle des familles incestueuses. Alors qu’il était « le préféré de
sa mère », aujourd’hui la stratégie de sa famille est de l’accuser de folie.
Abandonné de son clan, il écrit : « Je n’ai plus de relation avec cette
famille, qui n’est plus ma famille. Aujourd’hui, je ne suis plus le fils de
personne. Je suis papa et je sais ce que c’est que la paternité. La
paternité, ça se mérite ! » Il se reconstruit aux États-Unis, dans le
Nebraska, où il a trouvé une nouvelle famille.
Ces trois catégories de violences ont souvent lieu dans l’entourage proche.
L’entourage, les voisins, les amis, les relations extérieures, les
connaissances et les établissements scolaires peuvent ne rien percevoir et
passer complètement à côté. Ces maltraitances sont sourdes et invisibles.
Les personnes qui les pratiquent sont généralement très sociables,
charmantes et sympathiques avec les autres. Personne ne se doute une
seconde de ce qui se passe dans le huis clos familial. Et très souvent,
même si quelqu’un sait, dans la famille proche ou ailleurs, il se tait.
19. L’impossible apaisement

Il arrive que les relations avec notre famille nous perturbent


systématiquement, que nous nous sentions mal après chaque réunion, que
le contact avec nos proches provoque en nous des souffrances dont nous ne
voulons plus. Au fil des ans, nous n’en pouvons plus de vivre tant de
conflits, de douleurs, de blessures, de drames… Ainsi, certaines familles
abîmées, chaotiques ou violentes, ne permettent pas l’apaisement. Les
conflits s’enlisent et perdurent quoi que l’on fasse, même avec la
meilleure volonté et la plus grande gentillesse.

Des blessures toujours vives


Certaines vieilles blessures n’ont pas cicatrisé avec le temps et restent
purulentes. Du reste, il arrive fréquemment que les mêmes attaques ou les
mêmes coups se répètent chaque fois qu’une occasion se présente,
engendrant de nouvelles blessures qui s’ajoutent aux plus anciennes, les
ravivent et les aggravent.
« Au tout début de l’épisode du coronavirus, bien avant que l’on
commence à parler de confinement, je devais aller à l’étranger pour mener
à bien un projet professionnel très important pour moi. Dans ce pays du
nord de l’Europe, l’épidémie ne s’était pas développée. Je me sentais très
en forme et ne craignais pas pour ma santé. Je devais y aller deux jours
seulement, avec un gel désinfectant, un peu d’homéopathie bien ciblée et
quelques bonnes huiles essentielles qui m’avaient été recommandées.
J’avais le feu vert de mon médecin. J’étais tranquille. J’étais même
heureux et confiant. Quelques jours avant mon départ, mon père, que je
vois très rarement et qui ne m’écrit presque jamais, m’a envoyé un texto
pour me déconseiller vivement de m’y rendre en brandissant la menace de
mort. Il insistait sur le risque fort que j’avais de contracter le virus et d’en
mourir ! Malgré tous les efforts que j’ai pu faire pour éloigner cette
menace, j’ai commencé à être hanté par l’idée que j’allais mourir. Alors
que j’allais vraiment très bien avant son message, je me suis senti mal, j’ai
cru avoir mal à la tête, aux poumons, avoir de la fièvre… L’angoisse est
montée, puis je me suis mis à paniquer. Je n’ai pas pu dormir la nuit qui a
suivi. J’ai donc annulé mon voyage. » Quelques jours plus tard, Antoine
regrette sa décision impulsive. Il se rend compte que les angoisses de son
père demeurent encore très contagieuses pour lui, qu’il n’arrive pas à les
neutraliser. Surtout, il prend conscience qu’à chaque moment important de
son orientation et de sa carrière, son père s’est débrouillé pour trouver un
moyen de le décourager et de le faire renoncer à ce qui aurait pu lui
permettre de réussir ou de progresser. « Je me doute bien qu’il ne le fait
pas exprès, c’est probablement inconscient, enfin je l’espère, mais cela
rend ma relation avec mes parents très difficile, ou même impossible. Du
coup, je ne peux pas faire autrement que de me protéger. Je suis obligé de
me tenir à distance. »
Comme l’explique Antoine, il existe des parents qui ont exagérément peur
pour toutes sortes de choses, des peurs imaginaires récurrentes qui
envahissent leurs proches et plus particulièrement leurs enfants. Ces peurs
fantasmatiques sont contagieuses, elles paralysent les autres, les
empêchent de vivre et de se déployer. Elles finissent par asphyxier les
relations, en les parasitant et en décourageant les élans du cœur les plus
sincères.

Quand ce n’est jamais assez bien


Quoi que fasse leur enfant, même devenu adulte, ce ne sera jamais
suffisant pour rassurer ou satisfaire certains parents ou grands-parents.
C’est le cas pour Edna, qui est comédienne. Depuis qu’elle a choisi ce
« métier de saltimbanque » qui déplaît fortement à sa famille, elle constate
qu’elle doit sans cesse se justifier pour prouver la validité de son choix et
l’intérêt de son activité professionnelle.
« “Comment ça va ton travail ?” Voilà comment commencent la majorité
des discussions avec mes parents ou ma famille. J’ai beau expliquer tout
ce que je fais et mettre en avant mes engagements, mes réussites, pour
tenter de les convaincre, ils m’écoutent d’une oreille distraite, font la
moue, puis passent à autre chose. Je me rends compte que je ne les
intéresse pas vraiment… Sinon, le reste du temps, c’est encore pire. Dès
que j’arrive, ma mère me glisse, apparemment très inquiète pour moi : “Tu
n’as vraiment pas bonne mine. Tu es sûre que tu vas bien ?” Alors là,
forcément, je commence à me faire du souci pour ma santé et je reste
silencieuse pendant tout le repas. Et, immanquablement, ma mère conclut
la journée par un “Tu fais la tête ?” qui me met encore plus mal à l’aise.
Si j’ai le malheur de pleurer sans aller me réfugier dans les toilettes, elle
en rajoute : “Mais enfin, pourquoi tu pleures encore. À ton âge, tout de
même !” Alors, à plus de quarante ans, j’ai dit stop. J’en ai ras le bol. Je
ne veux plus les voir. C’est beaucoup trop pénible. Je ne viens plus qu’une
fois par an. J’évite même les fêtes familiales parce que c’est encore pire. »
Les parents de ce type se montrent systématiquement insatisfaits de leurs
enfants, ou de l’un d’entre eux, surtout s’il est original et prend une voie
qui ne correspond pas aux valeurs de la famille. Il existe encore des
métiers qui sont mal vus, particulièrement les métiers artistiques qui sont
réputés « instables », peu prestigieux et, surtout, peu rémunérateurs.
Lorsque les parents ou la fratrie restent dans une posture de refus vis-à-vis
d’un des membres de la famille, il s’agit en réalité d’une exclusion qui ne
dit pas son nom. L’apaisement demeure impraticable, malgré la bonne
volonté de la personne évincée et tous les efforts qu’elle déploie à chaque
rencontre pour se faire accepter.

Le poids des habitudes


Nos familles sont-elles sourdes ? Dans certains cas, nous pouvons
légitimement le croire ! Pour beaucoup de personnes qui se sont confiées à
nous, il semble réellement impossible de se faire entendre. Nous le
constatons fréquemment, chacun croit ce qui l’arrange, campe sur ses
positions, ne veut pas se remettre en question, refuse le changement. Que
de pesanteurs et d’inertie ! Nous y reviendrons…
Il existe aussi des familles formalistes, qui font passer les procédures, les
rituels, les habitudes, la tradition, les idéaux avant l’expression
individuelle de l’expérience vécue. L’arbitraire écrase alors la subjectivité,
qui est niée, engendrant des souffrances qui peuvent se révéler
dévastatrices.
Prenons un exemple bien connu entre tous, les fêtes de fin d’année.
Yaël se souvient d’un fiasco monumental. « Après des années de froid,
surtout dues à l’éloignement, peut-être aussi au vieillissement de mes
parents et à un manque d’affinités entre nous, j’étais dans une période où
je souhaitais réchauffer nos relations. Je faisais tout pour leur témoigner
sincèrement mon attention, mon intérêt, mon affection aussi. J’essayais
d’être plus présent, plus à l’écoute. Je les aidais, je les encourageais. Je
suis venu chez eux la veille de Noël pour participer aux préparatifs. Pour
la première fois depuis longtemps, nous avons passé un bon moment et j’en
étais très heureux. Le lendemain, pour fêter Noël avec toute la famille,
j’étais donc enjoué, regonflé par ce temps privilégié. Et là, patatras, tout
s’est effondré en quelques secondes… Au début du repas, croyant bien
faire, j’ai voulu reprendre une discussion importante que j’avais eue avec
mes parents la veille. Mon père s’est tout de suite fermé. Il s’est braqué,
m’a coupé la parole et a affirmé exactement l’inverse de ce qu’il avait dit
le jour d’avant. Je n’ai rien compris. J’ai cru devenir fou. Je me suis mis
en colère contre lui. J’avais l’impression d’être un volcan en éruption.
Puis, mes sœurs et mon frère m’ont reproché de lui manquer de respect.
C’était le comble ! Je me retrouvais coincé. Comme d’habitude, j’étais le
méchant. Penaud, je n’ai plus su quoi dire. Des impulsions de suicide
m’ont secoué tout le reste du repas… Les jours suivants, j’étais tellement
déprimé que je me suis fait peur. J’avais honte de moi, de cette colère
soudaine qui m’avait dépassé, de m’être ridiculisé devant toute ma
famille. J’avais mal. Je sentais une douleur vive dans le ventre, dans la
poitrine. J’étais hanté par ce qui s’était passé et je n’en dormais plus.
J’avais besoin de pleurer mais je n’y arrivais pas. J’avais envie de hurler
mais je ne pouvais pas. Depuis, j’ai compris que je devais me protéger de
ma famille et que l’apaisement que j’avais souhaité de toutes mes forces
n’était pas possible. Je devais accepter cette réalité pour sauver ma
peau. »
Combien de patientes et de patients ont, un jour, osé confier en séance ces
douleurs trop fortes causées par les conflits ou les malentendus dans leur
famille ? Ces douleurs désespérées, lancinantes, faites d’injustice et de
rejet, qui leur sont infligées par un système qui les nie, les broie, les
rabaisse ou les rejette ; car oui, certainement, le mépris désespère, tout
comme le mensonge ou le déni.
Les relations familiales sont-elles celles qui, en définitive, nous font le
plus souffrir ?
Il semblerait que ce soit le cas, du fait de nos attaches profondes avec nos
parents et notre fratrie ; et encore plus à cause des aveuglements et des
surdités de nos proches. Nous ne pouvons pas les forcer à voir et à
entendre notre réalité, et nous restons seuls, inconsolables, avec notre
peine indicible, nos chagrins restés durablement sans réconfort, nos
brûlantes douleurs d’exister.
20. Se réconcilier n’est pas se soumettre

Lorsque l’on parle de réconciliation, cela peut signifier plusieurs types de


dénouement. Après un différend familial, les comportements varient en
fonction de la nature des gens, de leur mode de communication habituel,
de leur vision du monde, de leur relation, de leur sentiment pour l’autre,
de l’historique de la relation, des antécédents, de leur désir profond et
d’autres facteurs encore. Dans une communication avec quelqu’un, il y a
les deux personnes et il y a la relation. Une relation est une passerelle sur
laquelle circulent deux types de message : propice ou toxique. Chacun a la
responsabilité de sa manière de communiquer. La possibilité de
réconciliation varie en fonction de notre vision du monde, nos valeurs, nos
croyances. En voici quelques illustrations.

Une bonne volonté partagée


Lorsque chacun prend sa part de responsabilité quant à sa manière d’agir
ou de réagir dans un conflit, la réconciliation devient envisageable.
L’intelligence l’emporte sur la volonté d’avoir raison.

La réconciliation mutuelle
Chaque personne accueille l’autre, reconnaît ses propres erreurs et accepte
que l’autre aussi ait pu faire une erreur. Humilité, écoute et bienveillance
sont les capacités nécessaires pour réussir la réconciliation. Cela ne veut
pas dire que l’on s’écrase ou que l’on se soumet face à l’autre, mais qu’un
terrain d’intelligence et d’entente est trouvé, où chacun peut s’affirmer. Ce
qui s’est joué pour chacun est reconnu, voire compris.
Dans notre famille adoptive, Magali et Alice sont deux jeunes filles très
différentes. Magali est timide et réservée, tandis qu’Alice est expansive et
audacieuse. Il leur arrive très souvent de ne pas être d’accord et de se
disputer pour toutes sortes de raisons qui les séparent. Pourtant, à chaque
fois, après un temps de réflexion, il y en a une qui revient vers l’autre en
s’excusant de ne pas avoir été plus ouverte et à l’écoute, reconnaissant
que son point de vue est valable aussi. Chacune accueille le point de vue
de l’autre sans renoncer au sien. Aucune des deux ne se sent écrasée par
l’autre, mais au contraire grandie dans sa compréhension du monde et des
autres.
Dans cette situation, les deux personnes se réconcilient, sans qu’aucune ait
le sentiment de renoncer à ce qui est important pour elle. La capacité de se
remettre en question, d’accepter que l’autre puisse avoir une opinion
différente, la flexibilité et la bienveillance permettent à chacune de
dépasser leurs mésententes.

Certaines réconciliations restent unilatérales

Les réconciliations dans les familles sont rarement aussi idéales. Il arrive
qu’une personne souhaite se rapprocher des siens, enterrer la hache de
guerre et favoriser de meilleures relations. Pour autant, son désir peut ne
pas éveiller chez ses proches le même vœu de pacification.
Dans les premiers temps de sa psychanalyse, Édouard a sincèrement cru
que sa franchise permettrait aux membres de sa famille d’aller mieux et,
surtout, de s’entendre mieux. « Je leur ai dit certaines vérités sur notre
histoire et sur notre façon conflictuelle, et parfois violente, de
communiquer entre nous. Au lieu de me remercier, ils se sont
complètement braqués. Ils se sont serré les coudes et regroupés contre
moi. J’ai osé désigner des problèmes intouchables. Cela les pousse à me
rejeter. Depuis, ils se voient sans moi. Lorsque je suis là, c’est-à-dire très
rarement, je sens clairement qu’ils m’en veulent. Ils me font payer ma
franchise. » Les années passent. Édouard continue sa thérapie.
Progressivement, il comprend que ses parents n’étaient pas prêts à
l’entendre, probablement pour se protéger, ne pas voir leurs erreurs et,
surtout, ne pas rouvrir leurs blessures. Édouard s’apaise, puis il se dit
qu’il souhaite se rapprocher de ses parents, de ses frères et sœurs. Il fait
de nombreux efforts, change sa façon de communiquer avec eux, ne leur
parle que de ce qui les intéresse, etc. Il exprime un vrai désir de
réconciliation, s’exprime dans ce sens, calme sincèrement le jeu et pose
des actes qui manifestent clairement sa bonne volonté. Cependant, ni sa
fratrie ni ses parents ne changent fondamentalement d’attitude à son
égard. « Les réunions de famille sont plus calmes, c’est tout, reconnaît
Édouard philosophe, et c’est déjà beaucoup ! »
Pour des raisons obscures, majoritairement inconscientes, les souhaits de
réconciliation ne sont pas si faciles à partager, et encore moins aisés à
mettre en œuvre…

Vouloir prouver que l’on a raison


Lorsque chacun campe sur ses positions, il est beaucoup plus difficile,
voire impossible, de cheminer vers une réconciliation. L’historique
tumultueux de la relation ou l’orgueil des individus sont souvent à
l’origine de leur rigidité d’esprit, donc de leur incapacité à entendre les
arguments de l’autre puis à transiger. Ils ont peur de perdre quelque
chose : honneur, prestige, pouvoir, puissance, autorité, ascendant, etc. L’un
attend que le temps fasse son travail pour que l’autre s’assouplisse.
L’autre, trop en colère, ne veut pas perdre la face. Chacun campe sur ses
positions et attend que l’autre fasse le premier pas.
Le conflit s’enlise. L’amertume grandit. Les clans se forment. Certains
proches prennent parti de façon plus ou moins judicieuse, souvent à
l’aveugle, n’écoutant que leurs émotions ou se rangeant par loyauté du
côté des plus nombreux. D’autres choisissent de ne pas prendre position,
par peur de déplaire, par respect ou désir de pacification. Quoi qu’il en
soit, la situation dégénère en sourdine et c’est parti pour des jours, des
mois, voire des années, d’évitement et d’absence de communication. Il
s’agit de tout petits riens au départ : un mot, une phrase, une absence à un
événement. Si l’on peut tirer un trait du jour au lendemain sur une relation
avec une copine ou un collègue, c’est beaucoup plus long et laborieux avec
un membre de sa famille. Très souvent, ces petits riens cachent en réalité
de gros dossiers. Ils sont seulement les gouttes d’eau qui font déborder le
vase. Ils sont les détonateurs d’une situation sous-jacente explosive. Les
gros dossiers, eux, étaient des contentieux accumulés non réglés, bien
cachés sous le tapis. Ainsi, même s’ils doivent se couper d’une partie de
leur famille, certains préfèrent l’éloignement à la continuation d’une
situation délétère.
Dans notre famille homoparentale, Bernard, le père de Richard, ne déroge
pas à ses principes. Bernard n’a jamais accepté et n’accepte toujours pas
l’homosexualité de son fils. Il ne supporte pas sa sexualité, ni
l’homosexualité en général. Richard, lui, est profondément meurtri
intérieurement. Il souffre d’être rejeté par son père depuis qu’il est
adolescent. Il souffre aussi de son absence d’affection, de son regard
méprisant, de ses silences durs, de ses critiques acerbes. Richard a
compris qu’il ne pourrait pas changer son père et s’est fait une raison.
Pour lui, l’éloignement répond à son instinct de survie. Plus rien auprès
de son père n’est agréable, joyeux ou constructif. Il ne peut contenter son
père en modifiant son orientation sexuelle. Richard s’est donc résigné. Il a
progressivement pris ses distances avec sa famille d’origine pour créer sa
propre famille, dans laquelle il est accepté tel qu’il est.
Dans cette situation, le moment de crise est passé. Il a eu lieu lorsque
Bernard a appris l’homosexualité de son fils. Avec le temps, la colère de
Bernard s’est apaisée, mais son aversion demeure et la communication
reste difficile. Richard n’est pas en colère contre son père, mais il ne peut
se soumettre à sa volonté. Cela reviendrait à se nier lui-même. Richard et
Bernard campent tous les deux sur leurs positions. Pourtant, ils sont sur le
chemin de la réconciliation. Elle est très lente et difficile pour les deux
hommes, mais Richard ne peut et ne pourra pas être un autre. Il le
comprend, l’accepte avec son caractère, mais ne peut changer sa nature.

Et si un seul se braque
Un enfant (ou un parent) peut décider de ne pas se réconcilier parce que
ses parents ou l’un d’eux (ou son enfant) a commis un acte irréparable ou
est coupable d’une dérive inacceptable à ses yeux, comme nous l’avons
déjà mentionné.
Dans de nombreuses familles, des disputes se produisent fréquemment
sans que cela atteigne les liens qui unissent les êtres. Dans d’autres
familles, le même conflit de fond semble interminable. La rupture cache
quelque chose de plus profond, de plus personnel. Même si certains
membres de la famille sont capables d’écouter et de dialoguer, d’autres
restent bloqués en refusant toute confrontation ou, pire, toute évolution.
Peut-être parce que, même tendue, la situation semble plus confortable
ainsi. L’orgueil ou la peur peuvent aussi empêcher de faire le premier pas,
de prononcer les paroles qui permettraient la réconciliation, en
commençant déjà par se rapprocher et se faire de nouveau confiance.
Bien souvent, l’entourage contribue à entretenir cette cassure, par exemple
en évitant que deux personnes fâchées puissent se rencontrer de nouveau…
Avec le temps, l’absence de relation entre elles devient une nouvelle
« norme » dans les relations familiales, présentée comme une « fatalité ».
Chacun poursuit son chemin et l’entourage ne s’en mêle pas.
Nicolas et Georges sont deux frères d’une famille de trois enfants. Ils
travaillent tous les deux comme agents immobiliers dans deux agences
différentes en Bretagne depuis plus de dix ans. Ils se voient habituellement
pour fêter Noël chaque année ou certains anniversaires. Pour la réussite
au bac de sa fille, Nicolas décide d’organiser une grande fête où sont
invitées de très nombreuses personnes. Georges s’excuse auprès de son
frère de ne pouvoir être présent à sa fête et lui explique qu’avec sa femme,
ils ont déjà tout réservé pour aller rendre visite à leur fils qui est en stage
à Toulon. Cette absence, Nicolas ne l’encaissera pas. Elle sera le point de
départ de difficultés relationnelles ostensibles entre les deux frères.
Nicolas n’aura de cesse de la faire payer à son frère. Il l’exclut petit à
petit des réunions familiales pour progressivement l’en bannir. Toutefois,
le comportement de Nicolas n’est pas la conséquence directe de l’absence
de son frère à la fête. Cette absence n’est que la partie émergée d’un
iceberg, qui représente une douleur bien plus profonde pour lui, faite de
rivalités de la part de son frère, de mépris aussi. Elle permet de révéler les
véritables sentiments de chacun des frères vis-à-vis de l’autre.
Dans cette situation, les relations sociales vont progressivement s’éteindre
puis mourir. Cela peut faire penser au conflit meurtrier entre Caïn et Abel,
avec une mort sociale des liens familiaux. Certains événements réactivent
des sentiments de jalousie ou d’animosité provenant de l’enfance.
Lorsqu’une seule personne décide de ne pas se réconcilier, c’est rarement
la conséquence d’une seule absence à une fête, mais bien de sentiments
plus anciens, plus profonds et plus personnels.
Dans de nombreuses familles, les disputes sont saines, voire souhaitables.
Elles permettent à chacun de s’affirmer, de poser des limites, d’expliquer
son point de vue et de mettre en lumière ses besoins. Toutes les relations
humaines passent par des moments de conflit ; les relations familiales
encore plus que les autres. C’est le dépassement des désaccords qui permet
de tisser des liens solides plus authentiques avec l’entourage et d’acquérir
des compétences relationnelles. Le véritable risque se produit quand les
frères et sœurs s’ignorent. Ils subissent moins de heurts sur le moment,
mais devenus adultes, leurs rapports sont froids et distants, ils n’ont plus
rien à partager qui soit vraiment personnel.
Être capable de se réconcilier ne signifie pas se résigner ou se soumettre.
Accepter de se réconcilier est un acte qui s’apprend dès les premières
relations de l’enfance. Après une dispute, chacun peut continuer à
apprécier l’autre, communiquer avec lui sans pour autant se plier à son
avis ou exiger que l’autre se plie au sien. Néanmoins, dans certaines
familles, il n’est pas permis d’avoir un avis propre ou d’avoir un avis
différent : seule l’obéissance est autorisée, ce qui favorise l’accumulation
des sentiments néfastes, créant une rancune croissante. Aussi certains
individus se trouvent-ils exclus de leur propre clan et finissent par
comprendre que la réconciliation n’est pas souhaitable ou est tout
bonnement impossible.
21. Trouver la bonne distance

Même avec des parents ouverts et sympathiques, ou une fratrie proche et


compréhensive, il est nécessaire de trouver la bonne distance, qu’elle soit
géographique ou relationnelle. Il s’agit souvent de repérer le juste tempo
pour soi, les bonnes modalités de rencontres, qu’elles soient fréquentes ou
rares, et de poser des limites claires.

Ces parents trop fusionnels


Les conflits intergénérationnels liés aux idées politiques sont fréquents,
car beaucoup d’enfants devenus adultes se démarquent de la vision du
monde et de la façon de voter de leurs parents. L’évolution des goûts ou
des mœurs peut également être une source de désaccords, tout comme la
pratique religieuse. D’autant que la conquête de l’autonomie pousse
légitimement à penser différemment de ses parents, à vivre autrement.
Certaines difficultés relationnelles naissent d’éléments encore plus
concrets, comme la façon de se nourrir ou de se soigner.

La nourriture comme enjeu d’amour


Il existe des tribus particulièrement accueillantes et chaleureuses, des
familles qui ont le don de la bonne humeur. Pour autant, elles peuvent
devenir étouffantes, et peu réceptives aux souhaits de chacun, pris
individuellement.
Même si cela peut paraître surprenant, l’alimentation est fréquemment
l’objet d’attentions particulières et d’enjeux considérables ; déjà parce que
nous y consacrons plusieurs repas chaque jour ; ensuite parce qu’elle a un
impact sur notre santé et notre moral. L’alimentation peut se trouver au
centre de crispations lorsque les régimes des uns ou des autres remettent
trop en question la tradition du clan.
Toute en rondeur, merveilleusement pétulante, Kamila raconte comment
elle se protège de sa famille. « Nous sommes une famille de gros
mangeurs. “On est foutus, on mange trop”, lançait mon grand-père à la fin
de chaque repas. Ça ne l’empêchait pas de continuer à manger autant, par
gourmandise et pour faire honneur à la cuisine de ma grand-mère. Ce
n’est qu’après la mort de sa femme qu’il s’est mis à s’alimenter plus
raisonnablement. Ma mère a hérité de cette habitude de cuisiner en trop
grandes quantités. Plus que tout, elle ne supporte pas qu’il y ait des restes
et nous force à la fin de chaque repas à finir les plats ! Ça allait quand
j’étais jeune, pas pour la ligne bien sûr, mais pour la santé. J’ai toujours
été ronde, donc je ne sais pas ce que c’est que d’être mince… Mon attitude
a commencé à changer quand j’ai compris l’impact de l’alimentation sur
la santé. J’avais des gros problèmes digestifs, puis une inflammation
chronique de l’intestin, puis des cystites, sans parler d’un très mauvais
sommeil. Mon médecin m’a convaincue de changer de régime alimentaire,
de limiter les quantités et de manger tôt le soir. Ce que j’ai fait et continue
de faire, pour mon plus grand bonheur. Je digère sans problème, je dors
nettement mieux. »
Kamila est heureuse d’avoir adopté ces nouvelles habitudes, qui lui
conviennent très bien. Elle se sent beaucoup mieux. Elle essaie donc de les
respecter aussi lorsqu’elle est invitée.
« Mon seul problème concerne maintenant les réunions familiales. Je ne
supporte plus ces quantités exagérées, ces repas tardifs qui n’en finissent
plus. Je n’arrive plus à voir tout le monde se goinfrer sans conscience.
Cela m’exaspère ! En plus, ma mère se vexe parce que, selon elle, je ne
fais pas honneur à sa cuisine. Ce qui est faux, car je l’apprécie autant,
mais en petite quantité. Elle me fait du chantage affectif en m’assurant
que, pour elle, la nourriture est une façon d’exprimer son affection. Je lui
réponds que rien ne l’empêche de me dire qu’elle m’aime ! (Rires.)
Maintenant, j’évite les grands regroupements de famille. Je viens
principalement voir mes parents en dehors des repas. Cela nous permet
d’ailleurs de parler plus librement, plus profondément. Mon père en est
ravi… et ma mère commence à s’y habituer, tout doucement. »
La grande sympathie de parents fusionnels peut rendre plus délicate ou
plus longue la mise en place de la distance juste pour soi. Pour autant, il
est fondamental de ne pas y renoncer, de trouver ce dont nous avons
besoin et comment le faire respecter.

Quand nos choix ne sont pas ceux de nos parents

Les méthodes pour prendre soin de sa santé et les remèdes pour se soigner
sont nombreux. Des divergences entre les membres d’une même famille
peuvent générer des confrontations, d’autant plus pénibles que chacun
cherche à prouver aux autres la plus grande validité des méthodes qu’il
met en pratique.
Loïc explique le combat qui l’oppose à son père dans ce domaine : « Je
m’entends très bien avec mes parents. Nos seuls orages concernent la
politique et encore plus la santé. Mes parents sont des gauchistes
convaincus, toujours prêts à descendre dans la rue et à faire la révolution,
peu importe le prétexte, participant dès le début au mouvement des gilets
jaunes. Je n’ai rien contre les mouvements sociaux, au contraire même,
mais lors des épisodes de grèves qui s’installent et bloquent le pays, nous
sommes très rapidement en désaccord. Ils ne peuvent rien entendre d’autre
que leur discours idéologique tout fait, avec les mêmes revendications
stéréotypées qui reviennent en boucle. En tout cas, ce qui me surprend le
plus, c’est la passion farouche avec laquelle mon père défend la médecine
et les médicaments classiques. Pour lui, c’est la seule méthode rationnelle,
scientifique, la seule qui – selon lui – serait efficace. Tout le reste ne
serait que du placebo, un truc de riches… De mon côté, depuis
l’adolescence, je suis écologiste dans l’âme. Je me soigne avec les plantes,
les huiles essentielles, l’homéopathie et l’acupuncture, et ça fonctionne
vraiment très bien. Tout cela fait rugir mon père et le rend dingue. Il
prétend que ces remèdes naturels n’ont aucune efficacité et ne sont que
des placebos. »
Loïc a construit sa propre famille, à partir des valeurs et des pratiques
auxquelles il croit. Il se sent en harmonie avec ses choix, « heureux de
vivre d’une façon naturelle et citoyenne ». C’est seulement avec ses
parents qu’il éprouve encore des difficultés à faire respecter son mode de
vie.
« Depuis que je vis avec Jila, ma femme, et que nous avons des enfants, je
trouve l’acharnement de mon père déplacé. Je suis grand, je veux dire je
suis un adulte, je fais mes choix, je soigne mes enfants et je me soigne
comme je veux. Jila partage complètement mon point de vue, ce qui facilite
les choses entre nous. Elle ne comprend pas que mes parents interviennent
tant dans notre vie. Je regrette quelquefois notre décision, mais nous
avons préféré changer de région et partir habiter suffisamment loin pour
ne pas devoir sans cesse faire face aux emportements de mon père en ce
qui concerne l’écologie et la santé. »
De l’extérieur, nous ne pouvons pas tout comprendre. Les préférences de
chacun découlent de leurs valeurs, de leurs croyances et de leurs
expériences. Nous n’avons donc pas à juger les décisions des uns et des
autres pour trouver la bonne distance avec leur famille d’origine. Dans de
nombreux cas, il vaut d’ailleurs mieux trop de distance que pas assez pour
assurer son autonomie et l’indépendance de sa propre famille, celle que
l’on a créée.
Dans d’autres situations, plus rares, il arrive que la relation soit également
perturbée par les pressions volontaires ou involontaires que peuvent
exercer les enfants sur leurs parents.

Ces enfants qui ne coupent pas le cordon


La fusion entre parents et enfants peut, un jour, se retourner contre eux.
Tellement habitués à se reposer sur leurs parents, le passage à l’autonomie
de l’âge adulte peut sembler trop rude, rebutant, ou inconfortable à
certains jeunes, qui préfèrent continuer à faire appel à leurs géniteurs,
voire à les « utiliser », chaque fois qu’ils en ont besoin, quitte à les
repousser ou les rejeter après.
Malgré la rudesse de cette prise de conscience, Esther commence à
comprendre qu’elle est prisonnière des paniques de Liora, sa fille. Cette
année, Liora fait ses études en Espagne. L’organisation de son école n’est
pas bonne, les cours ne l’intéressent pas, elle n’a pas réussi à se faire des
amis. Après une période de déprime, elle est maintenant très angoissée.
Esther décrit le mécanisme de ces moments de crise qui l’affectent autant
que sa fille :
« C’est plus ou moins tout le temps pareil. Liora m’appelle dans un état de
détresse avancé. Elle vit une impressionnante chute émotionnelle. Sa
panique est tellement forte qu’elle me gagne moi aussi. J’ai alors
l’impression de vivre une tempête terrible, une sorte d’ouragan qui
dévaste tout sur son passage. J’arrête tout sur-le-champ, même mon
travail, et je me mets en quête de solutions concrètes pour l’aider. Je vis
un stress insoutenable, mais je n’en dis rien à personne et je réussis plus
ou moins à rassurer Liora, à la calmer et à lui faire entendre raison. Puis,
lorsqu’elle va mieux, le lendemain ou le surlendemain, et que je
m’enquiers de son état, elle devient froide avec moi ou me repousse
brutalement, en me faisant incessamment les mêmes reproches. Elle ne
veut plus me parler… jusqu’à la prochaine crise. Et ça recommence
chaque fois de la même façon. »
Les crises sont effectivement de plus en plus violentes…
Après avoir pris conscience de cette répétition, et parce qu’elle ne veut
plus ni être la solution immédiate pour sa fille de vingt-quatre ans, ni être
durement maltraitée par elle lorsque tout va mieux, Esther prend la
décision de ne plus se laisser contaminer par l’urgence émotionnelle, de
ne plus tout arrêter pour sa fille, en se mettant au garde-à-vous ou « en se
pliant en quatre pour elle ». Avec beaucoup de courage, elle propose à
Liora de développer ses propres ressources, de cultiver des relations avec
des personnes fiables qui peuvent la soutenir, de chercher par elle-même
ce qui peut l’aider lorsqu’elle traverse ces phases critiques. Cette décision
est très difficile à prendre pour Esther, elle lui coûte beaucoup, mais elle
comprend que c’est la seule façon pour sa fille de « couper le cordon »,
c’est-à-dire de quitter le confort du cocon fusionnel entretenu beaucoup
trop longtemps, pour qu’elle développe son indépendance de jeune adulte
qui se lance dans la vie. Quelques mois plus tard, elle découvre qu’en fait
Liora n’attendait que cela. N’osant pas prendre ses distances avec sa mère,
elle espérait que ce soit elle qui le fasse…
Après ce long panorama sur les conflits dans les familles et les difficultés
au sein des relations familiales, il nous reste à explorer le plus crucial :
lorsque c’est possible, comment se réconcilier avec les siens ?
Partie VI

Comment faire la paix


avec sa famille ?
« La paix ne peut être imposée ou maintenue par la force. Elle
peut seulement être obtenue par la compréhension. »

Albert EINSTEIN
Dans toutes les familles, les relations sont complexes. Elles peuvent
devenir ardues, voire tendues ou carrément incompréhensibles. Nous
avons constaté qu’il existe des situations douloureuses qui empêchent de
faire la paix avec son clan ou avec l’un de ses proches. Il s’agit donc
d’envisager, lorsque c’est réellement possible, différentes façons d’apaiser
ces relations. En effet, il existe de nombreux scénarios d’apaisement et de
nombreuses formes de paix. Aucune n’est plus valable qu’une autre.
Comme nous allons le découvrir, la paix est d’abord et surtout en soi. Il
s’agit d’être soi-même en paix avec la situation telle qu’elle est.
Certaines personnes ont réussi à trouver un compromis viable. Elles
affirment, par exemple : « Je ne m’accorde pas bien avec ma sœur, ou mes
frères ne s’entendent pas avec moi, mais on reste liés. En fait, ça va, je
suis tranquille, ça ne m’empêche pas de vivre ma vie »…
Et vous, où en êtes-vous dans vos relations avec votre famille ?

Avec qui est-ce que je m’entends vraiment bien ?


Est-ce un accord durable et profond ?
Dans ma famille, est-ce que je me sens accueilli, écouté, soutenu ?
Et avec cette personne, plus précisément ?
Est-ce que je me sens capable d’écoute profonde et de compréhension ?
Avec quels proches suis-je en conflit ?
Depuis combien de temps ?
Qu’ai-je fait concrètement pour résoudre ces différends ?
Est-ce que je ressens de l’amertume ? de la rancune ?
Est-ce que je prévois de me venger un jour ?
Est-ce que j’attends que l’autre fasse le premier pas ?
Si oui, pourquoi est-ce que je n’arrive pas à le faire moi-même ?
Est-ce que je préfère rester le plus possible à distance ?
Avant d’aller plus loin, prenez le temps de répondre honnêtement à ces
questions. Cela vous aidera à transformer votre lecture en possibilités
concrètes d’évolution.
22. Faire la paix avec soi-même et son histoire

Bouddha, repris par Gandhi puis par le Dalaï-Lama, affirme que la paix
n’est possible avec les autres que si nous la mettons déjà en œuvre avec
nous-mêmes. Il semble donc illusoire de chercher à se réconcilier avec sa
famille si nous ne nous réconcilions pas d’abord avec nous-mêmes.
D’autant que, encore pour Bouddha, cette paix, avec soi puis avec les
autres, n’est possible que si nous nous libérons de nos ressentiments, donc
aussi de nos revendications…
Peut-être faites-vous partie de ces personnes qui préfèrent prendre en
considération ce qui va bien en chacun ? Vous tenez à cette façon de vivre
avec les autres, car elle est tellement plus sereine, même si cela peut vous
empêcher de résoudre les problèmes qui se posent à vous ou qui perturbent
vos relations.
En pensant et en affirmant par exemple : « Oui, je comprends, mais tout de
même ils sont gentils », les personnes accommodantes tentent d’éviter les
conflits. Leur compagnie est très agréable, mais en procédant ainsi, les
choses n’avancent pas forcément ou très peu. L’affectif prend chaque fois
le pas sur la raison, ce qui peut limiter l’observation factuelle des réalités
familiales. Néanmoins, d’une certaine façon, cette insouciance leur permet
d’être en paix avec elles-mêmes et avec leur famille, puisqu’elles
choisissent de ne prendre en compte que le bon côté des personnes, même
pénibles, et des situations, même conflictuelles.

Voir le réel tel qu’il est


Cependant, dans la plupart des cas, il n’est possible de sortir des ornières
familiales qu’en considérant la réalité telle qu’elle est. C’est d’ailleurs par
manque de discernement et en niant les évidences que tant de conflits
s’enlisent…
Constater ce qui existe réellement requiert de quitter ses idéaux, car si
nous tenons plus à une existence idéale, à une famille idéale et à un moi
idéal qu’à la réalité vraie, nous ne pouvons pas accepter le décalage entre
nos idéaux et ce que nous vivons. Alors nous restons confortablement
installés dans nos certitudes et nous ne pourrons pas transformer la donne
familiale pour aller vers un mieux-vivre ensemble.

Quels sont mes idéaux ?


Comment décrirais-je une relation idéale ?
Pour moi, qu’est-ce qu’une famille idéale ?
Quelle place aurais-je dans cette famille ?
Comment y serais-je considéré ?
Comment pourrais-je m’y épanouir ?
Quelles sont les autres questions que je peux me poser ?

Faire la paix avec soi puis avec sa famille demande donc de laisser nos
visions idéales et de nous intéresser au réel de chaque situation. Ce n’est
pas facile, nous vous l’accordons !
D’autant que plus nous restons accrochés à nos idéaux, plus nous fuyons le
corps et les sensations qui nous informent sur les réalités que nous vivons
– et plus nous risquons de rester sourds aux propositions d’évolution qui
nous sont faites par nos proches.
En effet, une personne qui habite vraiment son corps, qui part de sa réalité
vécue à partir de ses sensations corporelles, recueille des informations sur
les expériences qu’elle fait. Elle peut alors rencontrer de grandes
difficultés à se faire comprendre par des personnes qui ne sont pas dans
leur corps, car celles-ci restent dans le mental, en privilégiant le virtuel,
les fantasmes, les suppositions, les jugements, les concepts, les idéaux, les
dogmes, les idéologies, etc.
Il s’agit d’une clé essentielle pour mieux comprendre les malentendus et
les dialogues de sourds qui empoisonnent tant de familles. Traduisons-la
autrement : tant que je reste persuadé que j’ai raison en continuant à
croire en mes certitudes au détriment de la réalité, je ne peux pas entendre
ce que me dit un proche sur la réalité de ce qu’il vit avec moi !
Cette loi relationnelle est à prendre au sérieux. Observer qu’elle existe et
repérer comment elle empêche de comprendre ses proches, ou de se faire
comprendre d’eux, permet de mieux appréhender les disputes, les crises et
les conflits en famille. Dans certaines circonstances, cela peut faciliter une
meilleure communication. Dans les autres cas, cela aide au moins à ne pas
s’acharner inutilement en acceptant que les autres ne peuvent pas nous
entendre, et trouver la paix au moins en soi, pour soi-même. Ce n’est pas
si facile de trouver cet apaisement, car nous voudrions avoir été plus
aimés et surtout mieux aimés, de façon plus juste, plus en accord avec ce
que nous ressentions, nous.

Accepter de n’avoir pas été bien aimés


Plus souvent que nous le voudrions, et malgré nous, nous nous sentons mal
aimés. Est-ce forcément le cas de chaque relation d’un enfant envers ses
parents ? Probablement… Il existe des exceptions, bien entendu, mais
d’innombrables personnes témoignent de leurs attentes d’amour déçues.
Quand on est enfant, on peut encore espérer que cet amour viendra, un
jour, mais devenu adulte, on n’arrive plus vraiment à y croire et on tente
de se résigner à vivre sans cet amour-là.
Antoine reconnaît : « Quand on est jeune, on bataille pour s’affirmer. On
croit que notre révolte nous donne raison et que nos parents nous
entendent puisqu’on a osé les contredire et leur tenir tête. Puis en
mûrissant, on déchante… Je me suis rendu compte que mes révoltes ne
servaient à rien. Mes parents ne m’entendaient pas. Ils ne m’entendent
toujours pas. C’est comme si je leur parlais d’une réalité qui n’existe pas
pour eux. Ils vivent dans un autre monde, étanche, incompatible avec le
mien. La communication réelle est impossible. On ne parle que de choses
sans intérêt. »
De fait, comme nous l’avons déjà explicité, certains parents restent sourds
aux critiques de leurs enfants, petits ou grands. Qu’il s’agisse des propos
dévalorisants qu’ils leur ont tenus, de gestes déplacés à leur égard, de
décisions défavorables qu’ils ont prises ou de moments où ils sont
intervenus contre le désir de leurs enfants, par exemple dans leur
orientation, ces parents refusent, volontairement ou pas, d’accueillir ce
que leurs enfants leur confient, de le reconnaître et d’en tenir compte à
l’avenir. La déception des enfants perdure et se renforce à chaque tentative
de communication, qui vire à l’échec. Alors, imparablement, la plupart du
temps, l’enfant imagine qu’il est la cause du désamour de ses parents. Il en
arrive à croire qu’il mérite leur peu d’attention ou qu’il provoque leur
incompréhension. Il développe malgré lui un conflit avec lui-même, un
conflit qui s’infiltre dans ses croyances fondamentales, ses idées sur la
vie, donc impacte ses comportements pour longtemps… Peu à peu, faire la
paix avec lui-même ne lui semble même plus envisageable.
Certes, en tant que parents, nous savons bien qu’il n’est pas si facile
d’accepter et d’entendre les critiques de nos enfants, mais nous pouvons
sincèrement nous y essayer, puisque c’est possible et que cette démarche
les aide véritablement à vivre mieux.

Se respecter soi-même
Si nous nous heurtons répétitivement aux surdités des membres de notre
tribu, si nous ne réussissons pas à faire comprendre notre point de vue, il
vaut mieux réviser nos attentes à la baisse pour retrouver, au moins pour
nous-mêmes dans notre quotidien, une vie plus paisible. Il ne s’agit pas ici
de simple confort, ou de frilosité, mais bien de respect de soi, de ses
limites et d’un choix de vie sans stress inutile. Pourquoi devrions-nous
nous infliger des moments de stress toxique, si nous pouvons les éviter ?
Marina sait maintenant prendre les décisions qui la protègent. « Ma
famille est à la fois très sympathique et très orgueilleuse. Elle peut se
montrer envahissante pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est la
bonne humeur, la rigolade, ou cette impression, illusoire bien sûr, que rien
ne peut nous résister ! Le pire concerne les moments de disputes pour des
petits riens, car chacun est très susceptible, ou l’angoisse de mes parents
qui finit par gagner tout le monde… Déjà en temps de grippe, ils ont très
peur de mourir, et se barricadent chez eux, alors avec le coronavirus, je ne
vous dis même pas ! Au début de la période de confinement pour enrayer
la pandémie, ma mère a voulu créer un groupe WhatsApp pour toute la
famille. Je sais bien que l’intention était bonne, mais toutes ces
discussions croisées et ces blagues plus ou moins plaisantes m’ont très
vite fatiguée. Leur agitation m’a débordée. Je me sentais troublée, mon
sommeil devenait moins bon. Et ça n’a pas loupé : un jour, une de mes
sœurs a cru bien faire en donnant à tout le monde une information
alarmante, non vérifiée, et la panique nous a tous submergés. Après mûre
réflexion, je me suis retirée du groupe. Je me suis sentie vraiment désolée,
mais je devais me protéger, et je l’ai fait. C’est vital pour moi. Je ne le
regrette pas. »
L’exemple que donne Marina est particulièrement instructif, car il illustre
une surcharge affective générée par un fonctionnement familial fusionnel,
donc sans limite et potentiellement intrusif. Tout le monde baigne dans le
même bain et participe à tout, de façon indifférenciée, ce qui provoque ces
moments de trop-plein déstabilisants, de plus en plus difficiles à
supporter1.
Intuitivement, Marina et Antoine, comme beaucoup d’autres, ont senti
qu’ils n’arrivaient pas à se faire comprendre par leurs proches. Cette prise
de conscience et son acceptation les aident à mieux communiquer avec
leur famille, en repérant ce qui est bon pour eux, tout en se préservant de
ce qui les fait souffrir.
Réussir à s’écouter pour décider de ce qui est le mieux pour soi, donc faire
les bons choix pour poser des limites saines qui nous protègent, est déjà
une très bonne façon de calmer le jeu… Ainsi, faire la paix avec soi-même
pour être en mesure de faire la paix avec sa famille requiert d’être en paix
avec ses idéaux, ses attentes et ses désirs. Cela demande également
d’accepter les conflits féconds, ceux qui résolvent les problèmes, et de se
dégager réellement des conflits stériles, ceux qui nous enlisent dans nos
problèmes.
23. Déceler et désamorcer les scénarios relationnels répétitifs

Très souvent, les mêmes scénarios relationnels se jouent régulièrement, à


quelques différences près. Comme Antoine1, nous pouvons attendre des
années avant de nous rendre compte que nos relations se déploient sans
cesse de la même manière. Que ce soit dans les échanges désagréables, les
querelles, les disputes, les non-dits, les attentes, les mêmes choses se
répètent inlassablement. Pour en sortir, la première chose est d’en prendre
conscience.

Où en suis-je ?
Nous vous invitons à répondre aux questions suivantes afin de mieux
évaluer votre situation relationnelle familiale.

Questions Oui Non

Quelle est la personne avec laquelle je suis en conflit ?

Est-ce qu’elle aussi a un souci avec moi ?

Lui en ai-je déjà parlé ?

De quelle manière : lettre, en public, seul à seul ?

Est-ce que cela a changé quelque chose ?

La relation s’est-elle améliorée depuis cette conversation ?


La situation est-elle avantageuse pour quelqu’un ?

Si oui, qui en bénéficie le plus ? Comment ?

Je partage des goûts, des centres d’intérêt avec cette personne ?

J’en parle avec d’autres membres de la famille ?

J’essaie de les rallier à ma cause ?

Je les laisse libres d’avoir leur point de vue ?

Je les mêle à mes histoires ?

J’en discute avec eux en l’absence de l’autre ?

Si oui, est-ce que cela me permet d’aller mieux ?

Quel est l’impact sur les autres de ce que je leur raconte ?

J’ai une majorité de « oui ».


La situation conflictuelle est bien avancée. Elle me prend beaucoup d’énergie et mange
beaucoup de mon temps. Je n’ai pas véritablement l’esprit libre. La personne avec laquelle je
suis en conflit me donne beaucoup de fil à retordre. Je ne suis pas très sûr de moi. J’ai besoin
de rallier les autres à ma cause, d’être rassuré dans mes choix et mes décisions. Je sens que cela
vaudrait la peine que je fasse la paix en moi et autour de moi.

J’ai une majorité de « non ».


La situation conflictuelle est présente. J’arrive à la vivre sans en parler aux autres membres de
la famille pour les rassembler derrière moi. J’arrive relativement bien à me détacher de ce
conflit.

Qu’en pensez-vous ?
Qu’est-ce que vous ressentez en lisant vos réponses ?
Avez-vous une possibilité d’action pour améliorer cette situation ?
Que décidez-vous pour trouver plus de paix (au moins pour vous-même) ?

Comme nous l’avons évoqué dans notre premier livre commun sur la
charge affective, nous pouvons observer qu’il se passe la même chose dans
nos relations sociales que dans nos familles. Très souvent, tout l’entourage
est au courant de ce qu’une personne reproche à une autre, sans qu’elle en
parle directement à la personne intéressée.
La toute première règle en communication est de s’adresser à la personne
directement concernée en priorité. On communique de quelque manière
que ce soit, par téléphone, par courriel, par lettre, par conversation en tête
à tête, mais on s’adresse à la personne directement concernée par la
situation sans passer par un intermédiaire.
Déjà par respect pour cette personne, mais aussi pour éviter :
• d’amplifier le problème ;
• de se laisser influencer par les projections et peurs des autres ;
• d’installer le problème en l’aggravant,
enfin parce que seules les personnes concernées sont à même de trouver
une solution selon leurs ressentis et leurs ressources…

Un conflit, qu’est-ce que c’est ?


Pour certaines personnes, parler de conflit dans les familles signifie
principalement évoquer des désaccords, des fâcheries, des bouderies dont
personne n’a vraiment parlé, que personne n’a même mis au jour et que
tout le monde tait, le plus souvent volontairement, parfois
inconsciemment, ou simplement par habitude.
Pour d’autres, parler de conflit dans les familles évoque immédiatement
des engueulades sévères, des cris ou des crises, parfois des coups. En tout
cas, c’est quelque chose de clairement exprimé.
Il existe deux types de conflit :
• les différends isolés ;
• les disputes répétitives.

Les conflits isolés


Un conflit isolé se produit de manière exceptionnelle sur un sujet précis.
Ce n’est pas habituel de se disputer avec cette personne. Cela peut être dû
à ce que la personne ou soi-même étions fatigués, mal en point ou que ce
n’était tout simplement pas le bon moment ou le bon lieu pour parler de
cela.
Les conflits répétitifs

Dans ce cas, il s’agit d’un scénario conflictuel répétitif, qui se produit et


se reproduit régulièrement. Il peut y avoir plusieurs nuances dans un
conflit répétitif :
• Il démarre chaque fois de façon similaire, mais pas forcément pour
des raisons identiques.
• Il commence chaque fois pour les mêmes raisons, mais pas
forcément de la même façon.
• Il se termine de la même manière, mais ne démarre pas forcément de
façon identique ou pour des raisons similaires.
Leur point commun concerne une similitude dans le processus même de la
dispute. En voici un exemple typique.
• « À chaque fois que l’on est à table avec toute la famille, mon frère
(père) ou ma sœur (mère) me critique, me fait des reproches, me dit
des choses blessantes ou m’humilie : “Ne mange pas tout ce pain, tu
vas encore grossir…” ou “Tu ferais mieux de te taire si c’est pour
dire des inepties comme d’habitude” ».
• « À chaque fois que l’on se retrouve en famille, je suis relégué en
bout de table et ça m’agace. »
• « À chaque fois que je parle de mon travail (de mes enfants), mon
père s’énerve et ça part en cacahouète. »
• « À chaque Noël, ma sœur se moque de ma mère et ça me met hors
de moi. »
• « À chaque fois que je vais bien, ma tante me fait une remarque
désagréable et après je suis profondément blessé. »
• « Dès que je suis heureuse ou que je vais bien, ma sœur devient triste,
alors je culpabilise d’être heureuse. »
• « Mon père ne se réjouit jamais de mes succès et ça me rend triste. »
• « À chaque fois que je fais une proposition, mon frère me coupe la
parole pour en faire une différente. »
• « Malgré tous les efforts que je peux faire, à chaque fois que l’on se
voit, ça se termine mal… Cela me décourage de plus en plus. »
Il peut y avoir des milliers d’exemples de ce type. Nous cherchons à vous
montrer que les conflits répétitifs peuvent être liés à un contexte, une
situation, une personne ou un thème récurrent. Voici quelques questions
qui peuvent vous aider à y voir plus clair. Essayez d’y répondre le plus
honnêtement possible, en évitant les discours déclaratifs ou les
justifications.

Quels sont les thèmes récurrents dans ma famille ?


Dans quel contexte les conflits ou les crises se déroulent-ils habituellement ?
En dehors de ce contexte, ma relation avec cette personne se passe-t-elle différemment ?
Qu’est-ce que cette situation provoque chez moi ?
Comment est-ce que j’y réagis ?
Quelles sont les conséquences de ce scénario répétitif ? Pour moi ? Dans la relation ?
Quels sont les enjeux réels pour l’un et pour l’autre ?
Qu’est-ce qui vient de moi ? Qu’est-ce qui vient de l’autre ?
Que pourrais-je faire pour que cela se passe différemment ?

La plus grande difficulté en famille concerne les conflits souterrains. Cela


veut dire que l’on essaie de taire les choses, de ne rien dire, de masquer un
désaccord ou de camoufler un préjudice. Dans ces familles, tout le monde
fait comme si de rien n’était. Est-ce pour fuir l’inconfort ou les tensions
lorsque les conflits sont exprimés ? Pour fuir ces émotions qui envahissent
tout un chacun, certains plus que d’autres ? Est-ce aussi pour éviter cette
perte de maîtrise de la situation ou de contrôle sur les autres ? Est-ce pour
ne pas reconnaître ses torts ? Cacher ce qui nous fait honte ?
Que les conflits soient souterrains ou exprimés, comme tout système, les
familles sont caractérisées par ce que l’on appelle « l’homéostasie ».

La tendance naturelle à chercher le statu quo

L’homéostasie est un processus qui permet de maintenir la stabilité d’un


état interne ou d’un système stable malgré les changements extérieurs ou
intérieurs. Il s’agit donc d’une forme de statu quo.
La majorité des familles ont cette tendance à rechercher l’homéostasie
même si leur état de stabilité est dysfonctionnel. Leur homéostasie
consiste à maintenir cet état de stabilité dysfonctionnelle, donc à
conserver les problèmes relationnels à l’intérieur de la famille. Le
changement est exigeant parce qu’il implique un dépassement de soi et de
ses habitudes. La peur du changement est grande. Elle peut sembler une
menace pour de nombreuses familles. Par conséquent, le penchant à
l’homéostasie vise à conserver cet état dysfonctionnel connu,
paradoxalement sécurisant dans son insécurité.
C’est la raison pour laquelle, même s’ils arrivent à prendre conscience de
certains scénarios répétitifs, beaucoup préfèrent conserver la mauvaise
qualité de leurs relations, parce qu’elle correspond à une situation connue,
et qu’ils préfèrent ne pas prendre le risque de passer par un moment de
déséquilibre, qui leur paraîtrait trop inconfortable.
Un changement de processus est, à chaque fois, une prise de risque qui
compromet la sensation de confort ou l’impression de sécurité dans
lesquelles on se trouve. Pour bon nombre de personnes, ce risque engendre
une peur qui leur semble plus grande que les sensations désagréables ou
les émotions perturbantes qu’engendrent les conflits répétés dans leurs
familles.
En effet, toute quête d’amélioration comporte des risques de
déstabilisation et il est nécessaire de connaître puis d’accepter ces risques
avant d’entamer ce changement.

Les risques du changement


Selon les familles, les croyances concernant la transformation des
habitudes sont variées. En voici quelques exemples :
• « Si je dis quelque chose, il va s’énerver et c’est difficile à vivre pour
moi. »
• « Si je fais autrement, elle va se mettre en colère et je n’aime pas
cela. »
• « Si je lui fais remarquer, il ne le supportera pas et se vengera. »
• « Si je change mon comportement, je peux être rejeté, exclu ou
banni. »
• « Si je dis ce que j’ai à dire, elles ou ils ne me le pardonneront jamais
et je serai seule. »
• « Si je fais cela, je serai déshérité », etc.
La liste peut être très longue.
Réfléchissez maintenant à votre situation personnelle.
Quels sont les risques du changement pour moi ?
Est-ce que cela me convient ?
Est-ce que les conséquences sont plus supportables pour moi que ce que je supporte du fait de
ce conflit répété ?
Suis-je prêt à accepter un désagrément passager pour aller mieux après ?
Quels sont les risques du changement pour l’autre ou les autres ?
Ces risques sont-ils réels ou seulement des craintes imaginaires ?

Les risques du changement sont souvent très effrayants au premier abord,


mais qu’en est-il à long terme ? Les bénéfices à venir méritent vraiment
que l’on se pose la question et que l’on se pose véritablement la question
de ses conséquences à moyen ou long terme. Puisque ces scénarios
relationnels répétitifs durent depuis tant de temps, est-ce que je suis prêt à
continuer comme cela encore longtemps ?
Les risques que comporte le changement peuvent ne pas durer très
longtemps. Il n’est pas rare d’être agréablement surpris par le
comportement ou la réaction de l’autre, ou des autres, soit dans
l’immédiat, soit à long terme. Chacun avance, réfléchit, actualise les
informations et, souvent, de belles surprises voient le jour. Tout le monde
ne reste pas campé sur ses positions de manière immuable. En fait, le
changement profite à toutes et tous.
Après avoir envisagé les risques les plus vraisemblables vous concernant,
si vous proposez certains changements, vous pouvez décider ce qui est le
plus juste pour vous, puis agir en respectant vos besoins réels, vos souhaits
profonds ou vos valeurs essentielles.
Cela fait le plus grand bien. Être actrice, acteur de sa vie, faire ses choix et
agir pour un développement émotionnel et relationnel plus harmonieux est
source d’un nouveau départ.
Bien entendu, il est possible de se faire aider par un professionnel si l’on
trouve trop difficile de résoudre seul un conflit trop ancré ou violent, si
l’on se sent impuissant, si les peurs sont trop grandes, les blessures trop
douloureuses, etc.
24. L’art de décevoir ses proches

Dans un très beau livre, le philosophe allemand Michael Bordt nous invite
à nous libérer durablement en acceptant de décevoir nos parents1. D’après
nos observations, nous pouvons ajouter qu’il s’agit aussi d’être capable de
décevoir nos proches, notamment nos sœurs et frères, ainsi que d’autres
membres de notre famille.
Dans les faits, beaucoup d’entre nous accordons une grande importance au
regard que nos parents et notre fratrie peuvent porter sur notre vie et sur
nous, même si en apparence nous prétendons ne pas en tenir compte et tout
faire pour ne pas leur ressembler. Parallèlement, même devenus adultes,
nos parents continuent à exercer des pressions plus ou moins fortes sur
nous, concernant notre santé, notre alimentation, notre travail, nos
voyages, l’éducation de nos enfants, nos idées politiques et, même, nos
pratiques ou non-pratiques religieuses ! Nous avons donc très souvent peur
de les décevoir.
Cependant, en cherchant à répondre aux demandes ou aux souhaits de nos
proches, nous prenons le risque de nous abandonner nous-mêmes : nous
délaissons nos désirs profonds, nos aspirations personnelles, et nous avons
de plus en plus le sentiment de passer à côté de notre vie.
Il est donc vital de prendre un autre risque, certes moins confortable mais
beaucoup moins coûteux à terme : celui de décevoir notre famille.

Suivre son chemin


Immanquablement, en choisissant de suivre votre propre voie, en partant
en quête d’une vie qui vous ressemble, vous ne répondez pas aux attentes
de vos parents, donc vous les décevez. Sont-ils prêts à cela ? En retour,
vous allez probablement perdre une partie de leurs témoignages
d’affection, ou cette approbation venant d’eux que vous traduisiez comme
une preuve d’amour de leur part. Vous allez donc être déçu à votre tour.
Ainsi, dans une famille, décevoir ses proches implique d’avoir le courage
d’accepter qu’ils nous déçoivent aussi… Pourquoi pas, puisqu’ils sont
aussi libres que nous d’exprimer leurs sentiments et de vivre leur propre
vie ? On l’aura bien compris, l’enjeu de cette capacité à décevoir et à être
déçu n’est rien moins que la liberté !
Pour Michael Bordt, accueillir les déceptions que nous faisons vivre aux
autres ou que nous ressentons à leur égard nous éclaire sur nos attentes et
nos espoirs. Ces attentes sont-elles vraiment justifiées ? Concernent-elles
l’adulte que je suis devenu ou l’enfant que j’étais ? Quant à mes espoirs,
ne sont-ils pas plutôt de l’ordre de l’idéal ou de l’illusion ? Ainsi, nos
déceptions affinent notre discernement, cette capacité que nous avons à
percevoir la réalité telle qu’elle est, en nous-mêmes et dans nos relations
avec les autres.

Accueillir ses déceptions

Le plus souvent à l’adolescence, mais parfois beaucoup plus tôt ou plus


tard, nous sommes déçus par nos parents, ainsi que nos sœurs et frères, en
découvrant leurs limites et leurs défauts. Non, ils ne sont ni parfaits ni
tout-puissants ! Horreur… Comment faire alors ? En acceptant que nous
sommes tous, et nous au premier chef, des êtres complexes, limités,
imparfaits. Or, c’est seulement en l’acceptant que nous pouvons
progressivement mieux nous connaître et nous aimer. Comme nous l’avons
déjà mentionné, se réconcilier avec soi-même est le meilleur moyen de se
réconcilier avec sa famille et avec la vie. Ne voit-on pas tant de personnes
– y compris et peut-être surtout parmi les politiques, les stars et les
médecins (ou les psys !) très médiatisés –, qui cherchent à se faire passer
pour plus puissantes et moins imparfaites qu’elles ne le sont en vérité ?
Nous découvrons donc que la paix dans les familles a également une autre
vertu : favoriser la paix sociale…
Ainsi, il vaut mieux que nous trouvions notre propre voie, quitte à
décevoir notre famille, et que nous gardions le cap sur ce qui nous tient à
cœur.
Prenez le temps de faire le point.
Quelles sont les exigences de ma famille ?
Plus précisément, quelles sont les attentes de mes parents à mon égard ?
Est-ce que mes sœurs et frères relaient ces exigences ? Ces attentes ?
Certains plus que d’autres ?
Comment s’y prennent-ils ?
De mon côté, est-ce que j’accepte de décevoir mes proches ?
Si oui, de quelle manière ?
Si non, pour quelles raisons ? De quoi ai-je peur ?
De quelle façon je peux aussi me décevoir moi-même ?
Quelles sont les attentes auxquelles je ne veux ou ne peux pas répondre ?
Est-ce que je vis vraiment une vie qui me ressemble ?

Exprimer ses désaccords


Ne nous leurrons pas, nous sommes nous aussi en attente envers les
membres de notre famille. Nous avons même énormément d’attentes, et
parmi celles-ci, il en est une, envers nous-mêmes, que personne ne nous
impose, celle d’être l’enfant modèle, l’enfant qui ne déçoit pas. Eh oui,
nous voilà pris au piège de la course à l’enfant préféré ou qui sera le
meilleur… Même si cela reste très inconscient, nous pouvons consacrer
des années, des décennies, voire toute une vie, à vouloir gagner ce
concours : dépasser nos sœurs et frères dans cette compétition infernale
pour être celle ou celui qui ne trahira pas, qui ne décevra pas ses parents,
ou qui les décevra le moins possible, en répondant au maximum à leurs
attentes !

Vous imaginez le temps et l’énergie que vous demande la course à l’enfant parfait ?
Si c’est le cas pour vous, pourriez-vous envisager d’arrêter cette compétition inutile ?
Si vous n’y êtes pas prêt, en quoi cela vous arrange-t-il de jouer ce jeu-là ?

Nous avons vu comment, à chaque rencontre, Edna tente de prouver la


valeur de son travail2. En fait, elle cherche surtout à prouver sa valeur à
elle. Elle est en quête de reconnaissance. À moins d’avoir une confiance
en soi qui confine à l’arrogance, nous pouvons avoir tendance, plus ou
moins fréquemment, nous aussi, à partir en quête de la reconnaissance de
notre tribu, et nous pouvons y consacrer énormément de temps avec des
résultats pour le moins mitigés. Tout compte fait, il n’y a aucune raison de
s’acharner. Nous pouvons arrêter dès aujourd’hui…

Halte aux manipulations !


Comme partout ailleurs, les tentatives de manipulation sont nombreuses
dans les familles, même si elles ne sont pas forcément très visibles ou si
nous y sommes trop habitués depuis notre plus tendre enfance pour y
prêter attention.
Voici les dix principales formes de manipulation, que nous pouvons
apprendre à repérer pour réussir à les déjouer :
• L’intimidation : elle peut correspondre à la menace d’être banni du
clan, ou plus simplement d’être tenu à l’écart de certains moments
privilégiés, de ne pas avoir accès à certaines informations, d’être
l’objet de moqueries, etc.
• La culpabilisation : la culpabilisation est fréquemment utilisée pour
nous faire croire que nous sommes en faute alors que ce n’est pas le
cas. Par exemple, elle peut être activée lorsque nos proches désignent
notre franc-parler comme la cause des conflits en famille.
• La dette : il s’agit aussi d’un moyen de pression très usité pour
obtenir une forme d’obéissance ou de soumission. Parmi les phrases
les plus employées, on trouve : « Après tout ce que nous avons fait
pour toi, tu pourrais être plus conciliant » ou : « Tu nous dois tout ! »
• La fausse surprise : « Ah bon, tu souhaites que les relations
s’apaisent entre nous ? » Elle peut facilement virer au sarcasme et,
surtout, rendre caduques toutes les démarches de bonne volonté que
nous déployons pour améliorer la vie familiale.
• La mise en doute : « Comment peux-tu être si sûr de ce que tu dis »
ou : « Si tu commences la discussion en pleurant, on ne va pas aller
bien loin. » Etc. Semer le doute est une arme redoutable, qui nous fait
rapidement perdre nos moyens.
• La dérision : par une petite phrase qui paraît sans conséquence, et
peut même se faire passer pour de l’affection, un membre (ou
plusieurs membres) de notre famille banalise(nt) nos propos. Ce
faisant, ils réussissent à changer le cours de la conversation ou à tuer
dans l’œuf nos aspirations à un dialogue constructif. « Tu nous
saoules avec tes idées de communication non violente, mais ne t’en
fais pas, on t’aime bien. »
• La dévalorisation : déprécier l’autre, ses actions ou ses paroles, est
une terrible arme trop souvent activée dans les familles – et ailleurs –
pour dénigrer ceux qui dérangent. « Tu ne te rends pas compte à quel
point tu es ridicule quand tu parles de faire la paix avec ta famille… »
ou : « Arrête de faire ta chochotte, tu plombes l’ambiance avec ta
sensibilité ! »
• Le déni : il est multiforme et vise chaque fois à nier la réalité au
profit de la façade sociale, d’une fausse perfection ou d’une
prétendue normalité. Ainsi, comme le prouvent l’écrasante majorité
des procédures pénales, les parents incestueux (ou les adultes
abuseurs) savent se faire passer pour des parents (citoyens)
irréprochables, des modèles édifiants.
• La loyauté : « Tu dois respecter les règles du clan » est la traduction
explicite de la plupart des demandes de loyauté, pour faire rentrer
dans le rang un membre de la famille trop libre d’esprit ou dont les
revendications dérangent l’ordre établi. Que ce soit la tradition, le
respect des anciens ou toute autre valeur, l’injonction de loyauté est
couplée à une condamnation pour « trahison ».
• L’accusation psychopathologique : de plus en plus à la mode, elle
consiste à taxer quelqu’un de « dépressif », « hystérique »,
« narcissique », « mythomane » ou « parano » pour l’empêcher
d’exprimer ce qu’il souhaite dire, invalider sa parole, le dévaloriser
aux yeux des autres, ou même le faire passer pour un insensé.
À ces manipulations s’ajoutent de nombreuses formes de chantage
affectif, auxquelles nous devons être très attentifs, si nous ne souhaitons
plus nous laisser piéger en cédant aux pressions – ou aux caprices – de nos
proches.
Les personnes qui ont une mauvaise conception d’elles-mêmes, donc une
faible estime d’elles, et qui ne s’aiment pas sont très facilement la cible
privilégiée des manipulateurs et harceleurs en tout genre. Si c’est votre
cas, l’aventure de la thérapie vous tend les bras. Elle vous aidera à vous
libérer durablement de cette propension à vous laisser abuser.
En bref, se libérer des contraintes familiales passe par de nombreuses
phases, parmi lesquelles le fait de décevoir ses parents et sa fratrie tient
une place de choix. Cela demande nécessairement d’accueillir ses propres
déceptions, d’arrêter de jouer aux enfants modèles, de s’exercer à
exprimer ses désaccords et de ne plus se laisser manipuler. Tout un
programme !
25. Accepter les imperfections !

Lorsque l’on désire que les situations s’apaisent ou changent, il est


nécessaire de considérer attentivement le processus, mais il est tout aussi
important de considérer l’autre et soi-même. En effet, comment un
changement pourrait-il s’opérer sans que l’on modifie quelque chose à
l’intérieur de soi ? La tendance la plus fréquente est d’attendre que l’autre
change, fasse un pas, dise quelque chose ou, encore mieux, s’excuse, mais
bien souvent nous avons une grande difficulté à questionner notre propre
responsabilité dans un conflit.

Comment je vis
Nous vous invitons à répondre aux questions suivantes afin de mieux
comprendre votre situation relationnelle familiale et vos difficultés
présentes avec une personne en particulier.

Mes
Questions
réponses

Est-ce que je fais régulièrement des remarques, des reproches, des critiques ?

Est-ce que j’ai la sensation de ne pas être écouté ?

Est-ce que j’ai l’impression que l’autre ne tient pas compte de moi ?

Est-ce que nous sommes en froid sans n’avoir jamais parlé de rien ?

Est-ce que j’aimerais qu’elle (il) me comprenne ?


Est-ce que je ressens de la colère pour l’autre ?

Est-ce que je me dis que je ne lui pardonnerai jamais ?

Est-ce que je ressens de la jalousie ?

Est-ce que j’éprouve de la honte pour l’autre ?

Cette personne me dégoûte-t-elle ?

Est-ce que je sens du plaisir si elle ne va pas bien ?

Est-ce que je suis satisfait lorsque l’autre est en mauvaise posture ?

Est-ce que je ressens de la culpabilité par rapport à la situation ?

Cette personne me fait-elle peur ?

Cette situation me fait-elle souffrir réellement ?

Quelle est l’émotion qui me traverse le plus souvent quand je pense à cette
personne ?

Qu’est-ce que je pense de ce questionnement et de mes réponses ?


Suis-je d’accord avec cela ?
Ai-je envie de changer quelque chose à la situation ?

Ce que j’attends de l’autre


Continuez à répondre aux questions suivantes pour affiner votre
perception de la situation relationnelle dans votre famille.

Questions Mes
réponses

Est-ce que j’aimerais que l’autre agisse différemment ?

Est-ce que j’attends que l’autre pense autrement ?


Est-ce que j’espère que l’autre change ?

Est-ce que je souhaiterais être accepté comme je suis ?

Est-ce que je me dis des choses négatives sur elle (lui) ?

Qu’est-ce que je me dis précisément ?

Ce que je me dis évolue-t-il, reste-t-il constant ou s’aggrave-t-il avec le


temps ?

Est-ce que je commence à parler de l’autre lorsqu’elle ou il s’en va ?

Qu’est-ce qui fait que la situation ne bouge pas ou s’aggrave ?

Est-ce que j’en veux à cette personne pour quelque chose de précis ?

Est-elle au courant de ce que je lui reproche ?

Ai-je pu en parler directement avec elle ?

Si oui, comment se fait-il que cela n’ait pas désamorcé le conflit ?

Suis-je rigide dans mon positionnement ?

Ai-je des avantages à rester sur mes positions ? Si oui, lesquels ?

Est-ce que je souhaite une réconciliation ?

Comment je l’envisage ?

Honnêtement, qu’est-ce que je pense de ce questionnement et de mes réponses ?


Je prends le temps de préciser mes attentes réelles :
Cette personne avec laquelle je suis brouillé est-elle en capacité de me donner ce que
j’attends ?
Sans même nous en rendre compte, nous attendons souvent beaucoup des
autres, peut-être encore plus lorsque nous sommes en froid ou en
désaccord. Nous attendons d’être reconnus, aimés, appréciés, accueillis,
protégés, valorisés, voire encensés, mais avons-nous vérifié que cette autre
personne est réellement en mesure de nous apporter ce que nous attendons
d’elle ?
En fait, il arrive très souvent, si l’on y réfléchit véritablement, que cette
personne n’a tout simplement pas la capacité de nous offrir ce que nous
aimerions tellement qu’elle nous apporte. Cela revient à espérer qu’elle
nous donne ce dont elle ne dispose même pas pour elle-même : la
compassion, l’amour, la douceur, le réconfort, la patience, la
reconnaissance. C’est comme si nous attendions d’un SDF qu’il nous
donne un toit. Il ne sert à rien d’attendre une chose de quelqu’un qui ne la
possède pas. Une fois que l’on a compris ce que l’on attend de l’autre et
que cet autre n’est peut-être pas en mesure de nous le donner, on peut se
positionner différemment.
Partant de ce constat, que pouvons-nous faire maintenant ?
Si l’autre ne possède pas ce que nous attendons d’elle ou de lui, est-ce
judicieux ou utile d’attendre encore ?

Être moins exigeant vis-à-vis de sa famille


Et si nous étions moins exigeants vis-à-vis des membres de notre famille ?
Certains ont beaucoup moins de difficultés à être indulgents avec les
personnes extérieures au contexte familial. Le jeu est plus léger. Il y en a
qui passent beaucoup plus de choses à de simples amis ou connaissances.
Il en est même qui, pour se donner une belle image d’eux-mêmes, sont
capables de faire beaucoup plus pour ceux qu’ils connaissent à peine ou
pas du tout, et d’en faire des tonnes pour se donner bonne conscience,
comme réaliser une action humanitaire, faire des maraudes ou travailler
dans une association, mais lorsqu’il s’agit d’un membre de leur famille,
rien ne va plus. Immédiatement, le visage se crispe, le corps se tend,
l’humeur change, cette même personne méprise, dénigre, ignore, joue
l’indifférence ou le détachement. Lorsqu’elle daigne dire bonjour, c’est
pour ajouter une phrase assassine en même temps. Est-ce dû à la
cristallisation des commérages, croyances, pensées et certitudes
accumulés ? De situations conflictuelles non résolues que l’on feint
d’ignorer ?
N’avez-vous pas constaté que nous nous racontons toutes sortes de choses
pour que le passé ait du sens ? À tel point que nos affabulations, si nous
nous les racontons souvent, deviennent la vérité dans nos esprits, puis dans
celui des autres.
Très souvent, ces émotions, ces sensations, ces pensées que l’on ressasse
sont liées à des idées poussiéreuses dont on finit par se convaincre. On
peut fréquemment trouver deux sœurs ou deux frères qui ne se parlent plus
depuis des décennies, simplement parce qu’ils ont continué à se raconter à
eux-mêmes et aux autres leurs affabulations délétères !
Comment toutes ces choses peuvent-elles agir encore sur vous
aujourd’hui ? Comment faites-vous pour les entretenir aussi longtemps ?
Parfois toute une vie ? Qu’est-ce que vous vous dites régulièrement pour
que cela soit encore présent ? Est-ce que vous êtes à l’aise avec cela ? Ou
est-ce que vous gagneriez à actualiser la situation, donc à laisser votre état
émotionnel évoluer ? Ce qui vous a fâché existe-t-il encore aujourd’hui ?

En répondant précisément à ces questions, explorez en vous comment la situation pourrait


évoluer.

Questions Mes
réponses

Depuis combien de temps dure cette situation ?

Ai-je vraiment envie que cette situation cesse ?

Qu’est-ce que je suis prêt à accepter de l’autre ?

Si j’étais moins exigeant, qu’est-ce que j’accepterais ?

Si j’étais moins exigeant, qu’est-ce que je ferais d’autre ?

Si j’étais moins exigeant, comment évoluerait la situation ?


Si j’étais moins exigeant, qu’est-ce que je me dirais ?

Si j’étais moins exigeant, que dirais-je à mes proches ?

Alors, qu’est-ce que j’en pense réellement ?


Si je ne discerne rien que je puisse changer après m’être posé toutes ces questions, n’est-ce pas
que, probablement, je trouve un certain avantage à rester en conflit ?

Accepter les imperfections des autres


Il est déjà très compliqué d’accepter ses propres imperfections, alors
accepter celles des autres peut sembler l’être encore davantage.
Seulement, nous ne changeons pas les autres. Chacun est libre de changer
ou de rester tel qu’il est. Par conséquent, lorsqu’il s’agit des membres
d’une famille, il est nécessaire de cheminer vers plus d’acceptation si vous
souhaitez développer des relations bienveillantes.
Il est évident que cet effort ne doit pas être à sens unique. Dans nos
recherches et nos accompagnements, nous avons pu observer que ce sont
très souvent les mêmes personnes qui font ce travail d’acceptation,
d’ouverture, de compréhension.
On pourrait dire qu’il y a deux types de personnes : celles qui donnent et
celles qui prennent. Ce sont généralement les mêmes personnes qui font la
même action, alors celles qui donnent finissent un jour par se lasser !
Celles qui donnent sont celles qui vont vers les autres, accomplissent les
efforts de compréhension, d’ouverture, font le premier pas vers l’autre,
prennent le temps d’expliquer, posent des demandes claires, proposent,
invitent à discuter, échanger, partager.
Celles qui prennent sont celles qui restent à leur place, ne veulent fournir
aucun effort de compréhension, sont fermées, butées, refusent toute
discussion, ne veulent pas « se prendre la tête », pour elles, « c’est comme
ça », elles ont l’habitude que ce soient les autres qui bougent.
Vient un moment où celles qui donnent n’ont plus de jus et cessent de
donner, car elles sont épuisées. Lorsqu’elles cessent ce qu’elles ont
toujours fait, plus rien n’avance. Les autres restent à leur place, enlisées
dans leurs attitudes attentistes ou critiques, en prétendant que le problème,
« c’est l’autre », sans jamais se remettre en question. Ces personnes-là
préfèrent l’inertie, quitte à s’en plaindre aussi, mais sans rien changer pour
autant.

De quelle façon suis-je disposé à changer et suffisamment disponible pour le faire ?

Questions Mes
réponses

Est-ce que je suis à l’écoute des besoins de l’autre ?

Suis-je allé vers elle (lui) ?

Je me dis qu’elle (il) n’est pas comme je voudrais qu’elle (il) soit ?

Je voudrais changer cette personne ?

Je voudrais qu’elle (il) agisse ou se comporte autrement ?

Est-ce que je m’intéresse réellement à elle (lui) ?

En fait, qu’est-ce que je constate ?


Honnêtement, que serais-je prêt à lâcher ?

Accepter ses imperfections


Accepter ses propres imperfections est loin d’être aisé. En même temps,
nous sommes tous des livres ouverts, nous sommes très souvent la
dernière personne à prendre conscience de nos propres imperfections. Tout
le monde le sait, les connaît, sauf nous-mêmes ! Alors dites-vous bien que
si vous pensez avoir une imperfection, tout le monde la connaît déjà…
Certains sont peut-être déjà venus vous en parler ou ont essayé, mais peut-
être avez-vous rejeté leurs commentaires. Seriez-vous prêt à les entendre
aujourd’hui ?

Mes
Questions
réponses
Que m’a-t-on déjà dit que j’ai évité d’entendre ?

Quels sont ces défauts que j’ai toujours refusé de changer ?

Que pourrais-je mieux accepter en moi ?

Lesquelles de mes qualités pourraient être développées ou mieux reconnues ?

Quelle fausse idée me concernant serais-je prêt à laisser tomber ?

Sincèrement, quel est mon constat ?


Vais-je pouvoir tenir compte des réponses à ces questions pour amorcer une transformation ?

Parmi ces multiples transformations possibles, il est souvent utile aussi de


changer de perspective, donc de considérer les choses autrement…
26. Adopter une autre perspective

Nous venons de voir qu’il est possible de sortir d’un conflit et d’apaiser
une relation difficile, au moins pour un certain temps. Notre souhait est
maintenant de vous aider à changer la donne à plus long terme, en
améliorant en profondeur vos relations avec votre famille.

Une demande peut en cacher une autre


Amorcer, puis effectuer une transformation de fond qui s’inscrive dans la
durée requiert de quitter la logique habituelle et les opinions communes.
Suis-je vraiment prêt à vivre cette mutation ?
La clé principale dans les relations humaines, surtout celles dont la charge
affective est forte, comme les relations familiales, est de considérer que
toute demande est une non-demande.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Trois choses au moins, qui vont me demander de changer de regard sur
mes relations et de changer de posture dans ma communication.
• Au fond, la véritable demande des relations affectives concerne
l’amour, le profond besoin d’être aimé, donc accueilli, accepté,
reconnu, apprécié et chéri. Cette demande fondamentale concerne
mes proches autant que moi.
• Cette demande d’amour (de mes proches) ne s’adresse pas forcément
à moi, aujourd’hui, mais peut-être à d’autres dans le passé,
notamment les parents de cette personne.
• Sachant cela, je ne suis pas obligé de répondre aux demandes que
l’on me fait. Je les écoute, je les entends, puis je formule clairement
que je les ai comprises.

Faire un tri émotionnel

Dans une famille, certains fuient les émotions, en banalisant la portée de


leurs propos ou en minimisant l’impact de telle situation. À l’inverse,
d’autres semblent avoir besoin d’entretenir leurs émotions et celles de leur
entourage : ils ressassent, dramatisent, exagèrent, en rajoutent, jouent les
victimes, etc.
Que nous le voulions ou non, nous sommes donc soumis à la contagion des
émotions, ce qui augmente non seulement notre charge affective
individuelle, mais aussi la charge affective familiale. Ne dit-on pas que
certaines atmosphères sont irrespirables ou, à l’inverse, que d’autres sont
accueillantes, joviales, voire apaisantes ?
Alors trions !

Dans une situation bien précise, surtout si elle est chargée émotionnellement, demandez-vous :
— « Quelles sont mes émotions ? »
— « Quelles sont les émotions de mes proches ? »
— « Comment m’affectent-elles ? »
Prenez le temps d’accueillir ce que vous ressentez vraiment et laissez les autres faire de même
avec leurs propres ressentis. Encore une fois, nous ne sommes pas obligés de porter les
émotions les autres. Nous les constatons, nous éprouvons de l’empathie, mais ce ne sont pas
nos sentiments.

Les compensations émotionnelles


Ainsi, lorsque c’est possible, nous pouvons compenser chaque sentiment
douloureux, chaque émotion difficile que nous venons d’exprimer, ou
qu’un proche vient d’exprimer, par une émotion plus favorable, plus
agréable, pour trouver une sorte de balance, et ne pas envahir le groupe
familial durablement avec des sentiments trop lourds.
• N’hésitons pas à faire de l’humour, ou à sortir nos albums photos
pour cultiver les bons souvenirs et en parler ensemble.
• Nous pouvons aussi profiter de certaines réunions familiales pour
imaginer ensemble un projet qui nous tient à cœur. Il ne s’agit pas de
se mettre en valeur, mais d’apporter des innovations qui soient
bonnes pour tous, qui profitent à tous.
• Nous pouvons encore nous délester en écrivant dans un journal
intime tout ce qui nous angoisse, nous pèse, nous agace dans notre
famille, ou créer une « boîte à colère », pour y déverser nos
énervements, nos irritations ou nos révoltes, en les écrivant sur un
bout de papier, puis en les mettant dans cette boîte.
Décharger régulièrement le trop-plein émotionnel favorise le retour à
l’équilibre1.

Pour un développement familial


On parle de développement personnel. C’est très intéressant et
particulièrement utile pour œuvrer dans le sens du déploiement de notre
être profond2. Il est tout aussi nécessaire d’envisager le « développement
relationnel » et le « développement familial » ! Dans l’un et l’autre cas, il
s’agit de favoriser l’amélioration des relations interpersonnelles et
familiales, en prenant conscience de notre interdépendance, puis en
mettant les qualités et les ressources de chacun au service de l’ensemble.
L’idée d’« empuissancement » va nous aider à mieux comprendre
comment le pratiquer.

« Empuissancer » nos relations


Empowerment signifie renforcer ou acquérir du pouvoir sur la réalité, et
non du pouvoir sur les autres. Il concerne la liberté d’agir, grâce à un
processus permettant de gagner en liberté et en possibilité d’action, pour
réaliser ce qui nous semble juste et mieux maîtriser ce qui nous arrive.
Dans le monde francophone, cette notion a été traduite de diverses
manières. Par exemple, on trouve « capacitation », « empouvoirisation »,
« autonomisation » ou « pouvoir d’agir ». Pour notre part, comme nous
l’avons déjà précisé, nous préférons la traduction « empuissancement ».
Fondamentalement, l’empuissancement repose sur la constitution d’une
communauté qui reconnaît le même pouvoir d’expression et d’action à
chacun de ses membres3, et aide un individu ou un groupe à s’émanciper,
en développant sa capacité d’action4. Cette libre capacité d’agir permet
d’être reconnu et surtout de se reconnaître soi-même comme un acteur
dans le monde, pouvant réaliser des choses, et pas seulement comme un
spectateur à qui il arrive des choses5.
En famille, l’enjeu est de donner la même valeur à la parole de chacun et
de lui laisser sa liberté d’initiative. Il s’agit donc de passer d’une famille
qui juge, qui critique ou qui détruit, à un groupe familial plus vivant et
plus sain, qui fait vraiment confiance, incite à construire ensemble un
nouvel équilibre, donc invite à créer de nouvelles relations.
Comment est-ce réalisable, concrètement ? Voici une méthode très simple
que nous vous proposons de mettre en pratique dès aujourd’hui, à chaque
réunion familiale et dans chacune de vos relations.

Passer des 3E…

Dans les systèmes familiaux dysfonctionnels ou problématiques, les


échanges reposent sur trois modalités peu favorables.
• L’évaluation : nous passons beaucoup de temps à évaluer les
situations que nous vivons et les personnes que nous rencontrons ou
que nous côtoyons. Pour le meilleur, cette évaluation peut être le
point de départ d’un bon discernement, d’une force de clairvoyance
sur la réalité. Pour le pire, elle vire au jugement systématique, à la
critique acerbe, au dénigrement ou au mépris. Elle empêche l’accueil
de l’autre et le dialogue. Elle fabrique des étiquettes et enferme les
autres dans des catégories prédéfinies.
• L’exigence : l’exigence est une attente qui se mue en contrainte, en
obligation. Certaines familles se révèlent très sévères, tyranniques,
voire délirantes dans leurs exigences. Les membres de ces systèmes
féroces se sentent poussés à aller sans cesse plus loin, à donner
toujours plus et ne peuvent pas être satisfaits ou satisfaire leurs
proches, car ils savent qu’ils ne seront jamais à la hauteur. Sans aller
forcément jusque-là, les exigences des parents peuvent peser
lourdement sur les enfants, les décourager ou engendrer en eux un
pénible sentiment d’indignité.
• L’éviction : certaines familles, très fusionnelles ou très fermées,
fonctionnent sur le mode du rejet. Il peut d’abord s’agir d’évitement :
certains thèmes sont soigneusement écartés, certaines émotions (ou
toutes les émotions) sont malvenues, certaines idées sont
prohibées, etc. Puis, il devient souvent question d’éloigner ou de
bannir du clan un membre qui serait considéré comme dangereux
parce que trop différent ou trop libre.
Pour la personne qui les subit, ces pressions de l’entourage poussent à se
décentrer de soi pour se centrer sur le système, par exemple en se
préoccupant principalement de ce que pensent, déclarent ou font les autres
membres de la famille.
Nous risquons alors d’être mus par notre peur de ne pas correspondre aux
critères du référentiel familial, donc – plus profondément – par notre
crainte de ne pas être digne de faire partie de la tribu. Cette préoccupation
peut nous obnubiler, nous privant de notre disponibilité pour nous
consacrer à ce qui nous importe vraiment. À cela, deux réponses extrêmes
sont possibles : soit se soumettre aveuglément au clan, soit se rebeller,
voire se retirer ; avec toute une gamme de compromis possibles entre ces
deux pôles.
Quoi qu’il en soit, faire les choses pour les autres plutôt que pour soi, en
fonction de leurs attentes, critères, exigences ou prohibitions, risque de
nous détourner de notre chemin et, à terme, de nous faire passer à côté de
notre vie.

… aux 3F
Des relations plus respectueuses, plus libres sont souhaitables, et sont
possibles. En effet, les familles qui sont suffisamment saines, donc aussi
plus faciles et plus agréables à vivre, procèdent tout autrement. Leurs
membres développent des relations qui privilégient la bienveillance, les
approbations, les encouragements, la sollicitude, etc.
Voici donc les attitudes fondamentales à développer :
• Féliciter : se réjouir des réalisations de ses proches permet de les
féliciter. Prendre l’habitude de faire des compliments valorise l’autre,
le stimule, tout en le motivant et en le rendant plus heureux.
• Faciliter : lorsque chacun est libre d’exprimer ses idées et de prendre
des initiatives, le groupe en bénéficie et la bonne humeur est au
rendez-vous. Nous avons donc intérêt à encourager les autres le plus
possible. Nous recevons leur gratitude en retour.
• Favoriser : la bienveillance et la bonne volonté sont présentes chez
la plupart d’entre nous. Il suffit donc de les réveiller, les entretenir,
les mettre en pratique. Elles deviennent contagieuses. Il est alors
possible de soutenir les projets des uns et des autres.
Ces attitudes bénéfiques permettent un réel empuissancement familial.
L’augmentation des capacités d’action est valable individuellement, puis
collectivement. Ce type de système relationnel génère moins de conflit,
accepte plus facilement les discussions et les améliorations. Bref, il y fait
bon vivre : le bonheur des uns fait le bonheur des autres !
La communication y devient plus fluide, plus légère, plus facile aussi ; à la
fois plus respectueuse et plus authentique.
27. Communiquer autrement

Et si, pour créer un lien plus sain avec notre famille, nous prêtions
réellement attention à l’autre ? Dans une intervention télévisée1, Zineb El
Rhazoui, survivante de l’attentat de Charlie Hebdo, parle de la relation
qu’elle a nouée avec ses gardes du corps.
« C’est la présence bienveillante, professionnelle de mes officiers de
sécurité qui m’a contrainte de me rattacher à la vie, qui m’a contrainte à
respecter des horaires. Parfois, ils se sont souciés de savoir si j’avais
mangé ou pas, et grâce à cette présence saine, j’ai pu surmonter les
premières semaines. C’est une relation assez atypique parce que ce sont
fondamentalement des inconnus, des gens que l’on vouvoie, et qui sont là
éventuellement pour mourir pour vous. Et ça crée un lien de sang. Les
attentats de Charlie m’ont fait découvrir que les liens de sang, que les
liens des personnes pouvaient se faire autrement qu’en étant issus de la
même fratrie. Par exemple, avec mes collègues de Charlie Hebdo, nous
avons entre nous aujourd’hui un lien de sang qui nous lie de façon
indéfectible. »
Ce témoignage bouleversant nous apprend beaucoup. Tandis que, dans de
nombreuses familles naturelles, on se déchire sans réussir à prendre soin
de l’autre, Zineb El Rhazoui nous explique comment d’autres liens
profonds peuvent nous lier aux êtres. Elle nous montre comment, par une
présence bienveillante et saine, des personnes nous relient à la vie.

Ouvrir le dialogue
Tout au long de notre exploration, nous avons observé que c’est
majoritairement dans notre propre tribu, dans ce huis clos d’individus liés
par la naissance, que la communication est plus fréquemment
malheureuse, pernicieuse et parfois cruelle.
De notre naissance à notre maturité, qu’est-ce qui fait que nous devenons
nous-mêmes ? Non plus un nourrisson parmi tant d’autres, mais nous,
uniques et particuliers ? La famille a certainement un rôle crucial dans
notre développement et notre épanouissement. Si certains d’entre nous
font face à des pensées suicidaires, à des temps de dépression, si certains
sont rejetés, n’est-ce pas en partie à cause d’une famille qui n’arrivait pas
à nous entendre ou à nous écouter ?
Si des individus sont mis au ban de leur famille à cause de leur orientation
sexuelle, si d’autres sont raillés ou vus comme des ovnis, c’est en partie
parce que, quelque part, le dialogue s’est refermé, desséché.
Lorsqu’il s’agit des gens de notre tribu, nous devrions être plus aimants,
plus protecteurs, plus bienveillants et plus humains. Oui, les familles ont
besoin d’évoluer vers plus d’ouverture, plus de communication, plus de
dialogue, d’intelligence et d’humanité.

Une présence bienveillante


Qu’est-ce alors qu’une présence bienveillante, lorsque l’on parle de
communiquer autrement ? Nous savons aujourd’hui, grâce aux études
d’Albert Mehrabian sur la communication orale et la « règle des 3 V » que
seulement 7 % de la communication est verbale (signification et sens
donnés aux mots), que 38 % de la communication est vocale (intonation et
son de la voix), tandis que 55 % de la communication est visuelle
(attitude, expressions du visage et langage corporel) ! Comme lui, de
nombreux professionnels estiment que moins de 10 % de notre
communication est verbale. Par conséquent, même si parler n’est pas la
chose la plus facile, nous pouvons prêter attention à d’autres façons de
nous exprimer.
Pour vous expliquer comment vous pouvez vous exprimer autrement, nous
vous proposons de revenir à notre famille homoparentale avec Paul et
Richard2.
Rappelez-vous lorsque Bernard, le père de Richard, a appris
l’homosexualité de son fils. Il a tapé du poing sur la table puis s’est
enfermé dans une forme de mutisme et n’a plus adressé la parole à son fils
pendant des semaines. La seule présence de son fils pouvait le mettre dans
un état explosif d’énervement ou d’irritation.
Dans ce cas, nous pouvons observer que tout le corps de Bernard exprime
de la colère, de l’opposition, du rejet, voire du dégoût envers son propre
fils.
Sans que ce soit pour ces mêmes raisons, de nombreuses personnes
montrent, par leurs corps et leurs comportements, une fermeture, une
résistance et une incapacité profonde à accepter une partie de l’autre.

Je prends le temps de faire le point


Nous vous proposons de répondre aux questions suivantes pour tenter de
comprendre votre communication non verbale en famille.

Questions Mes
réponses

Comment est mon comportement en présence de l’autre ?

Est-ce que mon attitude est ouverte ou fermée ?

Mes expressions du visage sont-elles accueillantes ?

Je regarde l’autre quand je lui parle ?

Je lui fais face ou je l’évite ?

Je tiens compte de sa présence ou je montre un désintérêt en faisant autre


chose alors qu’il (elle) est là ?

J’adopte une position haute (de savoir, d’autorité, de domination), basse (de
soumission) ou égale (d’équité) par rapport à l’autre ?

Que pensez-vous de vos réponses ? Avez-vous découvert quelque chose d’important pour vous
dans votre communication avec les autres ?
Comme nous l’avons vu dans la première partie, il n’est pas simple de
communiquer avec des personnes d’une autre génération. Il se peut aussi
que cela soit une personne de notre génération avec laquelle nous ayons
des divergences. Le temps passe très vite et les années ne se rattrapent pas.
Il vaut mieux chercher à communiquer dès aujourd’hui…
Il existe des méthodes pour réussir à assouplir et transformer le regard que
nous avons sur un membre de notre famille avec lequel nous sommes en
désaccord. Changer notre regard, c’est changer nos ressentis. Même si
nous ne le faisons pas pour l’autre, faisons-le pour nous, parce qu’il est
meilleur pour soi de ressentir des émotions agréables.
Voici différentes méthodes thérapeutiques pour vous accompagner dans
l’amélioration de votre communication et vous aider à choisir un
accompagnement qui vous convient :
• La psychanalyse : pour découvrir notre manière d’être au monde, nos
croyances et nos limitations, accepter nos spécificités, chercher
l’enfant que l’on a été, affirmer et mettre en œuvre notre désir.
• La TCC (thérapie comportementale et cognitive) : pour mieux
comprendre les schémas de pensées négatives à l’origine de
comportements inadaptés.
• La thérapie brève systémique et stratégique : pour résoudre les
problèmes et mettre fin à la souffrance par des changements apportés
au sein de la famille.
• La thérapie familiale : pour favoriser les échanges entre les membres
d’une famille.

Une présence saine


Qu’est-ce qu’une attitude saine lorsque l’on parle de communiquer
autrement ?
Nous avons pu remarquer durant les séances avec nos patients que certains
membres de la famille déversent consciemment ou inconsciemment des
informations anxiogènes, toxiques, polluées ou malsaines. En pensant
« communiquer », ils répandent des informations nocives et diffusent des
énergies désagréables qui deviennent des poisons.
Or la famille pourrait s’apparenter à une grande corbeille de fruits, belle et
colorée. Il suffit qu’un fruit pourrisse pour que le reste des fruits soit
attaqué par les moisissures. Cette pourriture est contagieuse. Si, dans le
cas de la corbeille, le fruit abîmé est facile à retirer pour préserver
l’ensemble, c’est plus difficile dans une famille. La première solution
semble alors de se retirer, de partir vite et loin pour rester en bonne santé.
Certains membres d’une famille pourraient être appelés les « porteurs de
mauvaises nouvelles ». Ce sont eux qui paraissent avoir quelque chose de
terrible ou d’épouvantable à annoncer, une nouvelle catastrophique à vous
transmettre. Comme si c’était leur moyen d’attirer l’attention sur eux et de
rassembler les autres autour de leur cause. Il leur arrive sans cesse des
malheurs qu’ils ont besoin de raconter, mais surtout de partager pour se
sentir plus légers. Le reste des membres d’une famille entend, assimile et
absorbe toutes ces informations sans toujours se rendre compte de
l’impact que cela peut avoir sur eux-mêmes.
Pour illustrer ces propos, je vous invite à vous souvenir d’Antoine3.
Antoine devait se rendre à l’étranger pour un projet professionnel. Il a reçu
un texto de son père pour lui déconseiller vivement de s’y rendre. Il a donc
annulé son voyage et a regretté sa décision quelques jours plus tard.
Nous pouvons observer dans ce cas que la diffusion d’informations
anxiogènes a brisé l’élan d’Antoine, lui a coupé les ailes. Elle l’a paralysé
dans son action.
Lorsque nous nous adressons à nos proches, il est important de faire
attention à ce qu’on leur offre et leur envoie. Les personnes de notre
famille sont les seules avec lesquelles nous sommes liés par des liens
invisibles mais permanents, ou presque, dont on ne pourra pas totalement
se défaire. Par conséquent, plus qu’avec les amis, les connaissances, les
collègues ou les relations, il est essentiel de faire attention aux messages
que nous leur transmettons. Notre famille n’est pas notre « décharge
émotionnelle », un temps et un lieu où nous pourrions déverser toutes nos
inquiétudes, toutes nos peurs, nos angoisses ou nos préoccupations, sans
tenir compte de l’impact que cela a sur eux.
Vous pouvez répondre aux questions suivantes pour tenter d’observer votre
communication verbale en famille.

Questions Mes
réponses
Qu’est-ce que je dis le plus souvent à mes parents ?

Est-ce que j’ai tendance à déverser mes problèmes, mes soucis, mes
difficultés, mes plaintes ?

Est-ce que j’apporte ou je cherche à apporter joie, plaisir, gaieté ?

Je fais attention à ce que je partage avec mes proches ?

J’accueille mes proches aussi bien que mes amis lorsque je les reçois chez
moi ?

Je les ménage et je réfléchis à ce qui est bon à dire ou non lorsque je les
retrouve ?

Est-ce que je peux progresser sur un ou plusieurs de ces points ?

Que découvrez-vous sur vous-même et votre façon de communiquer ?

Il n’est pas si simple d’avoir une certaine retenue en famille. Alors


pourquoi les nommons-nous des « êtres chers » et faisons-nous moins
attention à ce qu’on leur donne ? Ne serait-il pas plus logique de donner à
nos proches le meilleur de nous-mêmes ? Pourrions-nous leur réserver une
communication choisie, une communication fine, une communication
digne d’un être cher ?
Nous vous proposons ici différentes idées de communication verbale
saine.
• J’essaie de sentir ce qu’éprouve l’autre et j’imagine comment il
pourrait recevoir ce que je lui dis ou souhaite lui dire.
• Je réfléchis à ce que je dois éviter de dire pour préserver la charge
affective d’un proche.
• Je cherche mes propres solutions avant d’en parler aux membres de
ma famille.
• Je teste mes propres solutions avant d’aller me plaindre.
• J’accueille mes propres émotions avant de les exprimer à mes
proches.
• Je ne partage pas de scénarios catastrophes dans l’urgence, sans
m’être assuré que ce qui arrive est véritablement grave pour la
famille.
Une présence bienveillante et une attitude saine sont deux postures à
adopter pour entretenir une communication ouverte et paisible. Il est
évident que lorsqu’on a une difficulté sérieuse et que l’on a protégé nos
proches dans un premier temps, nous pouvons ensuite leur en parler.
L’essentiel est de commencer par essayer de résoudre le problème soi-
même avant de les solliciter.
Créons des tribus où les membres se respectent et se mobilisent les uns
pour les autres, en veillant aux sensibilités de chacun ! Pensons à notre
famille comme un trésor transmis de génération en génération, et rendons-
le plus sain, plus fort et plus humain.
Conclusion

« On aime ses amis sans intérêt, on les aime pour en être aimé. Ils font partie de notre
famille : un ami est un frère que nous avons choisi. »
Joseph DROZ,
Essai sur l’art d’être heureux

L’idée que l’on choisit ses parents, donc sa famille, avant de venir
s’incarner circule de plus en plus. Alors que rien ne prouve que ce soit
vrai, ou faux, les adeptes des vies antérieures en sont persuadés, opposant
cette croyance avec beaucoup d’autorité, voire de virulence, aux personnes
qui se plaignent de leurs parents ou regrettent d’appartenir à une famille
pénible. Selon cette optique, nous serions donc responsables de ce choix
originaire et de tout ce que nous avons vécu depuis.
D’autres, très nombreux aussi, expliquent que, chacun créant sa réalité,
celles et ceux qui rencontrent des problèmes avec leur famille ont bien dû
le chercher d’une façon ou d’une autre. Ils devraient donc se
« programmer » ou « reprogrammer » pour ne plus se confronter aux
mêmes problèmes et les résoudre.
Quelles que soient nos croyances, la vie affective et relationnelle dans une
communauté, un groupe, et à plus forte raison dans une famille, est
difficile à équilibrer, à comprendre aussi, à transformer, malgré les bons
moments, qui peuvent être nombreux pour les plus chanceux. D’ailleurs, la
psychogénéalogie prouve que l’histoire de notre famille au fil des
générations pèse sur nous, que nous le voulions ou non, autant qu’il est
ardu et long d’en démêler l’écheveau. Il vaut donc mieux être humble, là
encore…
Dans le très beau film Love Is All You Need, réalisé par la Danoise
Susanne Bier, l’humour continu permet de faire passer les vérités
déplaisantes avec délicatesse. « C’est ça la famille, déclare Astrid, la
jeune fille sur le point de se marier, il y a toujours des cinglés ! » Quant à
sa mère Ida, pour justifier le mariage raté, elle s’excuse platement : « On
est une famille de fous. » Philip, l’homme qui l’aime, lui répond
enthousiaste : « C’est super, c’est super ! » De même, nos familles n’ont
rien d’idéal, elles sont bien réelles, et c’est ainsi : inutile de nous raconter
des histoires pour les embellir ou s’aveugler sur ce qui ne tourne pas
rond.
Nous avons présenté différents témoignages de personnes appartenant à
des familles très variées, des plus agréables ou sereines aux plus
douloureuses, qu’elles soient mutiques ou explosives. S’il est important de
comprendre comment fonctionne notre système familial, il est nécessaire
de faire d’abord la paix avec nous-mêmes, donc de soigner nos blessures,
avant de nous engager dans un processus de pacification avec notre
famille, en commençant par communiquer de façon plus consciente, donc
plus juste. Il arrive que ce processus soit long, plus compliqué à mettre en
œuvre que nous le pensions ou souhaiterions, voire impossible à réaliser.
Quoi qu’il en soit, chercher à se libérer des fardeaux familiaux requiert
d’apprendre autant à trouver la bonne distance avec les siens que
d’accepter les imperfections, les nôtres comme les leurs, donc de décevoir,
d’être déçu et de prendre le risque de se décevoir soi-même. Oui, en nous
confrontant au réel et à l’inattendu, la vie nous pousse inlassablement à
abandonner nos idéaux. Notamment celui de l’amour « inconditionnel »,
qui n’existe pas en réalité. Nous aimons imparfaitement, comme nous
pouvons, et c’est déjà beaucoup !
L’exploration de nos relations familiales se fait dans trois directions, au
moins :
• une meilleure connaissance du système que constitue notre famille,
avec ses coutumes, ses tabous et ses règles de fonctionnement ;
• une attention portée aux manifestations de l’inconscient au sein de ce
groupe si particulier ;
• l’observation fine de notre charge affective personnelle et de celle de
notre famille lorsque nous sommes réunis, car les enjeux y sont
particulièrement puissants.
Cette recherche globale nous permettra d’éclairer la plupart des
évènements, surtout les conflits, d’un jour nouveau porteur d’allègement
et de transformations possibles.
En chemin, nous avons découvert une loi que nous pourrions appeler la loi
de l’entente relationnelle, selon laquelle nous ne pouvons entendre l’autre
que si nous accueillons la réalité dont il nous parle, même si elle diffère de
la nôtre et, surtout, en l’écoutant à partir de nos sensations actuelles, donc
de notre corps, et pas en référence à nos conceptions abstraites, mentales :
nos croyances, nos principes, nos valeurs, ou même nos interprétations et
nos projections. Pratiquer cette écoute libre est bien plus difficile qu’il n’y
paraît. Il s’agit de l’horizon de notre évolution personnelle et relationnelle,
un but vers lequel nous approcher de plus en plus.
Enfin, que vous vous entendiez bien, moyennement ou pas vraiment avec
votre famille d’origine, nous ne pouvons que vous inviter à vous créer une
famille de cœur : quelques amis intimes, vraiment sincères, proches et
aimants, autour de vous, qui vous rendront la vie douce, avec lesquels être
en paix ne sera pas un vain mot ou une folle illusion, et qui vous
apporteront la félicité à laquelle vous aspirez tant, à travers ces bonheurs
et ces joies que vous méritez de savourer ensemble !
Index

abandon 11, 42, 84


accusation psychopathologique 234
addiction 85
adolescent 93, 151
adulte 92
aîné 134
alimentation 198
altruisme 114
angoisse 89
attaque-fuite 41
Bateson G. 20
beaux-parents 123, 125
belle-famille 23, 122, 124, 127
benjamin 138
bienveillance 252
Bion W. R. 39, 41-42
Bordt M. 227-228
Bromet-Camou M. 144
cadet 136
changement 224-225
chantage affectif 85, 175, 199, 234
charge affective 12, 95, 219, 245-246, 263, 268
charge existentielle 95
clivage 67
communication 125, 212-213, 256-257, 263
communication non verbale 258
communication verbale 262
confiance 193
conflit 61, 212, 220
conflit intergénérationnel 197
conflits souterrains 223
construction imaginaire 108
corps 211
couplage 41
couple 22-23, 26, 49, 73, 100, 124, 127
croyances familiales 105, 113, 118
cruauté psychique 160
culpabilisation 232
déceptions 32, 89, 228-229, 234
décharge émotionnelle 262
déni 67, 233
dénigrement 250
dépendance 41, 82, 127
dépression 43, 92, 256
dérision 232
dette 161, 232
dévalorisation 233
dialogue de sourds 211
discernement 210
disputes 30, 49, 74-76, 87, 93-94, 117, 192, 194, 212, 214, 217, 220-221
divorce 93
Dolan X. 85
éducation traditionnelle 159
El Rhazoui Z. 255-256
émotion 246-247, 263
empowerment 253
Voir empuissancement
empuissancement 248-249, 253
enfant 92-93, 127, 145, 160, 172
enfant adopté 31
enfant biologique 31
enfant modèle 116, 230, 234
équilibre dysfonctionnel 150
Erickson M. 20
état de stabilité dysfonctionnelle 223
évaluation 250
éviction 251
exigence 250
famille 22
famille adoptive 32, 122, 188
famille fusionnelle 84
famille homoparentale 27, 58, 134, 191, 257
famille idéale 81-82, 210
famille incestueuse 177
famille monoparentale 29, 126
famille nucléaire 26
famille pathologique 86
famille recomposée 30-31, 74, 137
Ferenczi S. 67
fratrie 97, 131, 133-134, 136, 138-140, 144, 147, 155, 163, 182, 185, 190,
197, 227, 234, 255
Freud S. 66
fusion 81-82, 84, 202
généalogie 21
génération 58, 60-61
Goffman E. 66
groupe 39, 41, 43-44, 87
groupe familial 161
habitudes 122
harcèlement moral 175
héritage 12, 35, 106, 135, 157-158
homéostasie 223
Hugo V. 65
idéal de bons parents 160
idéalisation 42
idéal moral 115
inconscient 46, 87
inconscient familial 82, 105
indépendance 171, 202, 204
infériorisation 149
insatisfaction 90
instinct de survie 171, 191
interdépendance 20, 82, 86, 88, 248
intimidation 232
jalousie 194
liens de sang 21, 255
loyauté 157, 159-161, 163-164, 233
malentendus 10, 24, 65, 94, 97, 114, 140, 165, 184, 211
maltraitance 172-176
manipulation 231
mariage 121
Mead M. 20
mécanisme de défense 47, 67
Mehrabian A. 257
méthodes thérapeutiques 259
Miller A. 159
mise en doute 232
modèle familial 101
modèle matriarcal 33
modèle patriarcal 100
modèle relationnel 104
moi social 48, 87
Palo Alto (école) 20
parent 51, 124, 127, 145, 160, 182, 227
persécution 42
peurs imaginaires 181
pressions morales 160
rancune 195, 208
réconciliation 187-188
reconnaissance 162, 231
refoulement 66
règle des 3 V 257
relations bienveillantes 241
renforcement (boucle de) 95
répétition 94, 203
ressentiments 10, 209
retrouvailles 10, 82
rituels 21, 55, 73, 183
sacrifice 142, 162
scénario conflictuel répétitif 220
scénario répétitif 224
secret 44
souffrance 42
Stevenson R. L. 66
surcharge affective 215
syndrome de Münchhausen par procuration 173
système 21-22, 43-44, 49, 153
système de défense 72
thérapeute 145
thérapies familiales 20
Tisseron S. 44, 65-66
tradition 100, 110, 113, 121, 142, 183, 198, 233
traumatisme 44, 67, 90
valeur 24, 152, 182, 201
violence 77
violences verbales 176
Watzlawick P. 20
Woolf V. 71
Bibliographie

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1. S. Tomasella, C. Wils, La Charge affective, Larousse, 2020.
1. W. R. Bion, Recherches sur les petits groupes, PUF, 2002.
2. Dans une famille, ce binôme peut être le couple parental, mais pas
forcément.
3. Lors des états généraux de la psychanalyse à Paris en juillet 2000.
1. Parmi eux, Didier Anzieu, René Kaës, Claude Nachin, Serge Tisseron,
Pierre Benghozi.
1. Colloque « L’identité et la différence », 2 avril 2015, à Hyères.
2. Virginia Woolf (1927), La Promenade au phare, Le Livre de poche,
1983..
1. Le héraut, aussi, puisque Diego était implicitement désigné comme le
porte-parole de la famille, celui qui sait et peut parler à la place de tous et
du groupe.
1. Certaines familles pratiquent plusieurs religions.
1. K. Loach, Grande-Bretagne, 2004.
1. Insee, Statistiques et Études, Mariages, Pacs, Divorces, 2018.
2. Ibid.
1. Se reporter aux passages sur les abus et les maltraitances, plus
particulièrement partie V, chapitre 18.
2. Interrogée par Tifaine Cicéron, dans Psychologie positive, janvier 2020,
no 29, p. 92-97.
1. Alice Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans
l’éducation de l’enfant, Flammarion, 2015.
2. Ibid., p. 24.
1. Nous parlons d’une écologie personnelle et relationnelle pour définir
un équilibre d’entretien et de protection de l’être humain, entendu dans sa
globalité corporelle, sensible, affective, cognitive et spirituelle.
1. S. Tomasella, C. Wils, La Charge affective, op. cit.
1. Voir partie V, chapitre 19.
1. M. Bordt, L’Art de décevoir ses parents, First, 2018.
2. Partie V, chapitre 19.
1. Pour plus de détails, lire La Charge affective, op. cit.
2. Le « développement personnel » est beaucoup moins intéressant
lorsqu’il consiste en une série de recettes superficielles qui flattent l’ego
et renforcent l’individualisme.
3. B. Jouve, « Politiques publiques et empowerment : l’exception
française », Économie & humanisme, no 379, décembre 2006, p. 99-101.
4. M.-H. Bacqué, C. Biewener, L’Empowerment, une pratique
émancipatrice ?, La Découverte, 2015.
5. A. Bandura, Auto-efficacité : le sentiment d’efficacité personnelle, De
Boeck, 2007.
1. Interview de Zineb El Rhazoui dans l’émission « Salut les Terriens », le
11 mai 2019.
2. Voir partie III, chapitre 5.
3. Partie V, chapitre 19.

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