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La Collection sur la table

est une collection dirigée par Victoire Tuaillon.

© Binge Audio Éditions, 2022


Édition : Karine Lanini
Correction : Sophie Hofnung
Conception graphique et maquette : Studio Blick

Binge Audio Éditions


6, villa Marcel Lods
75019 Paris
www.binge.audio
ISBN : 978-2-4912-6012-5
ISSN La Collection sur la table : 2804-0864
À propos de l’auteur

Activiste féministe trans et journaliste indépendant, Tal Madesta a milité


au sein du mouvement des collages contre les violences sexistes. Il
collabore avec plusieurs grandes rédactions et est membre de XY Média,
premier média transféministe audiovisuel en France.
Sur son compte Instagram @tal.madesta, qui réunit près de 30 000
abonné·es, il écrit régulièrement sur le féminisme, les parcours trans et la
judéité.
Sommaire

Avant-propos : la révolution sexuelle n’a pas eu lieu

Première partie - Investir le désir : le prix à payer


Les corps désirants, et les autres
Les corps fonctionnels, et les autres
Créer le corps-machine
Le sexe conjugal comme arme de l’hétérosexualité

Deuxième partie - Désinvestir le désir : la puissance des autres liens


Faire l’histoire de l’amour sans sexe
Intimités alternatives : le foyer plutôt que la famille nucléaire
Intimités alternatives : l’amitié plutôt que le couple
Le plaisir est déjà pris : désirer autrement

Épilogue : aller au cinéma, c’est bien aussi

Lexique

Pour aller plus loin

Remerciements
La révolution
sexuelle n’a pas
eu lieu
Comme beaucoup d’auteurices, si j’écris ce livre aujourd’hui, c’est parce
qu’il est celui que j’aurais eu besoin de lire durant toutes ces années
d’errance sexuelle, moi qui ai toujours entretenu une relation ambivalente
au sexe, entre fascination et désintérêt total.
Ma courte existence a été pavée de violences diverses : celles de mon
père d’abord, et son rapport tyrannique au corps des femmes, tour à tour
objet de désir ultime, réifié, sexualisé à outrance, désincarné, mais aussi
terrain de brutalités, punching-ball, réceptacle de tout le mépris, toute la
colère qu’il pouvait ressentir à l’égard des femmes. J’ai senti très tôt que
mon corps ne m’appartenait pas et que, pour me protéger de cette
dépossession, il fallait que je l’oublie et que j’en sorte. Que ma vie se fasse
ailleurs. Je n’appelais pas encore cela de la dissociation*, mais il est certain
que j’ai senti depuis les premiers moments intimes avec des hommes que
mon corps ne produisait pas ce qu’il était censé produire. Je me souviens
de ces embrassades passionnées mais pourtant vides, de tous ces moments
durant lesquels je regardais la scène de haut, où je me disais que c’était
curieux de se mettre nu·e à côté de quelqu’un afin d’accomplir cette série
de gestes formalisés pour un objectif (la jouissance) qui me semblait bien
pauvre et bien superficiel. Pourtant, j’y retournais inlassablement, sans
savoir pourquoi.
Comme ça ne marchait pas, j’en suis venu à chercher comment réparer
mon corps. Comme s’il était malade. Comme si le fait de ne pas réussir à
obéir à l’injonction de désirer et de jouir à tout prix faisait de moi une
personne cassée. Pathologisation* du corps bien servie, et même nourrie,
par la logique capitaliste de nos sociétés : je me suis vite rendu compte
qu’il existait un véritable marché autour de l’angoisse de ne pas avoir une
sexualité épanouie. Livres, thérapies, médicaments, jouets… : la libération
coûte cher, autant en temps et en énergie qu’en argent. Une sorte de
charge mentale de l’épanouissement sexuel que je n’ai jamais vu aucun
homme habiter de façon obsessionnelle.
À l’évidence, je n’étais pas le seul à souffrir de cette injonction. Lorsque
j’ai commencé à exprimer ce malaise auprès de mes proches ami·es, j’ai
vite constaté que, à quelques rares exceptions près, nous étions toustes
dans le même cas : la sexualité que l’on vivait ne semblait pas aussi
enthousiasmante que ce qu’on aurait bien voulu laisser entendre. Plus
précisément, je me suis trouvé face à un nombre significatif de récits
décrivant un décalage face à une vision collective fantasmée du sexe :
peur de l’intimité, angoisses de performance, ennui pur et simple,
douleurs chroniques, difficultés à ressentir de l’excitation lorsque la
sexualité est partagée, désintérêt après quelques mois de vie conjugale…
Mais pourquoi nous imposons-nous une telle pression ? Qui me force à
emprunter ces chemins “d’exploration” du désir et de la sexualité, qui ne
sont en fait que des chemins d’arrachement à moi-même ? Bien sûr, il ne
s’agit pas que de nous. Il existe une coercition sociale forçant l’obsession à
la sexualité. Je n’aurais pas pu simplement m’en émanciper et décider que
mon attrait était ailleurs. Pourtant, je suis trans, et avant de comprendre
où j’en étais par rapport à mon identité de genre, j’étais déjà lesbienne :
une bizarrerie de plus ou de moins aurait pu ne pas m’inquiéter. Je fais
déjà partie d’univers souterrains où, pour survivre, l’existence se déploie
autrement, en s’appuyant sur d’autres visions, d’autres pratiques, d’autres
valeurs. Pourtant, dans le cas de la sexualité, cela m’est bien plus difficile :
je désespère de rejoindre la norme supposée, d’avoir une vie sexuelle
riche et épanouissante, régulière et pleine de désirs. J’ai l’impression
d’être un assoiffé perdu dans le désert et de continuellement deviner au
loin, derrière les vagues de chaleur qui s’écrasent sur le sable, une oasis.
Qui ne cesse pourtant de se tenir à distance malgré ma course effrénée.
J’en viens à me demander si ce n’est pas exactement cela qui se trouve à
l’horizon : un mirage, une cause perdue. Qui sont-elles, ces rares
personnes qui ont l’air de s’abreuver continuellement quand nous
sommes tant à ramper sur le bas-côté ? Cette terre promise dont parlent
les livres, les thérapeutes et les expert·es en tous genres, existe-t-elle
réellement ? Et si cette contrée fertile n’existe pas, vers quoi courons-
nous et que cherchons-nous réellement à rejoindre ? Peut-on encore
parler de norme quand c’est plus compliqué que prévu pour la majorité
d’entre nous ? La norme est-elle réellement le propre de la majorité, ou
simplement le désir d’appartenir à une majorité supposée ?
En réalité, il me semble que ce vers quoi j’essaie désespérément
d’avancer depuis toutes ces années, ce n’est pas la sexualité en elle-même,
car si elle était vraiment si importante et fondamentale dans ma vie, elle
me serait nécessairement plus facile et plus douce. Cette oasis que je
poursuis, ce n’est pas la sexualité, mais la conformation à une norme que
personne ne parvient à suivre facilement. Car je crois que ce qui nous
terrifie vraiment, c’est le stigmate dont peuvent être victimes celles et
ceux qui ne baisent pas ou peu, qui ne désirent pas ou peu, qui ne
jouissent pas ou peu. Elles ne sont pas bien vues, les amours “infertiles”.

Alors que doivent-iels faire, celles et ceux qui doivent fermer les yeux et
penser à autre chose pour lâcher prise, qui se passeraient volontiers d’une
sexualité régulière, qui désirent énormément au début puis très peu
rapidement, ou jamais quel que soit le moment, qui fonctionnent par pics
et par chutes brutales, qui se sentent soulagé·es et apaisé·es uniquement
une fois que le sexe prend fin, qui calculent depuis combien de temps iels
n’ont pas fait l’amour pour ne pas dépasser une date limite fixée par on ne
sait qui ? Que faire pour tous ces individus que le sexe angoisse, met
en colère, plonge dans un véritable désespoir, laisse indifférents ou
las, et pour qui le sexe donne un goût amer aux baisers ?
Peut-être peut-on commencer par essayer de comprendre ce qui se joue
derrière cette pathologisation des individus et des corps non désirants.
Dévoiler le coût de cette injonction au désir, mettre en évidence le prix à
payer. Démonter les mécanismes qui classent les corps en bons et mauvais
élèves : d’un côté, les corps fonctionnels ; de l’autre, les corps à réparer.
Comme si nous étions toustes réduit·es à des corps-machine, pensés dans
une logique de consommation implacable, pièces majeures d’un système
capitaliste fondé sur une classification sociale des personnes en êtres
désirants et en sujets dysfonctionnels, et d’un système hétérosexuel fondé
sur la division entre hommes actifs et femmes passives.
Et puis, peut-être peut-on dessiner d’autres possibles, qui
appréhenderaient la sexualité pour ce qu’elle est : un moyen et non une
fin en soi de se connecter aux autres et à soi-même, de regarder son corps
avec amour, de se l’approprier de la manière qu’il nous sied. Non pas dans
une perspective individuelle, car cela n’a rien à voir avec du
développement personnel : il ne s’agit pas ici de s’élever soi, de se
déconstruire, mot que j’exècre de plus en plus. Il ne s’agit pas de blocages
individuels et je ne veux pas remettre la charge sur des personnes qui
vivent déjà avec des kilos de culpabilité et de honte sur le dos. Notre
angoisse existentielle sexuelle, notamment dans le cadre du couple cis-
hétérosexuel, est le résultat des violences que nous avons vécues, et de
structures qui permettent d’en faire un terrain privilégié des dominations,
peu importe à quel point nous sommes “libéré·es” ou non. Je ne crois pas
qu’on puisse s’extirper seul·e à la force de ses bras et de ses lectures des
intrications sinueuses et fourbes entre sexualité et violence. C’est pour
cela que je n’ai pas envie de perpétuer ce qu’on a pu me dire à moi
pendant des années, car je comprends aujourd’hui que ce n’est pas ça que
j’aurais dû entendre pour avancer. Ni les “pratiques alternatives”, ni la
communication, ni les partenaires bienveillants, ni l’apprentissage du
fonctionnement de mon corps ne m’ont aidé à résoudre ma crise de la
sexualité. Au contraire, me trouver de nouveau en échec malgré le suivi
scrupuleux des nombreuses recommandations de chacun·e n’a fait que
renforcer mon sentiment de décalage.
En revanche, loin de l’approche purement individualiste et prescriptive
de l’épanouissement personnel, nous pouvons collectivement imaginer
des pistes en adoptant un autre prisme. Nous penser en dehors du cadre
sexuel, décentrer la sexualité et son importance dans nos vies. Parce que
l’intimité n’est pas la sexualité, parce que le plaisir peut être “déjà pris”.
Comment faire ? En racontant les histoires qu’on ne nous raconte jamais
puisque fictions, médias et représentations collectives au sens large
prétendent que les personnes qui ne sont pas intéressées par le sexe n’ont
pas d’histoire. Raconter des tranches de vie à la marge, de sous-cultures,
d’amitiés intenses, et de donner à entendre toutes ces personnes qui
participent sans le savoir à cette réflexion collective indispensable qui
nous manque tant. Il est temps de faire le récit de ces intimités, de ces
désirs et de ces plaisirs sans sexe obligatoire.
Voilà. Il serait bien audacieux et ambitieux de ma part de faire semblant
d’avoir trouvé la solution à ma crise sexuelle, et à celle que traversent
d’autres : ce livre, qui se veut court et non exhaustif, ne le prétend
évidemment pas. Je ne peux venir qu’avec des pistes, nourries de sources
universitaires, historiques, et de récits intimes, en espérant que mes mots
permettront d’apaiser certaines personnes qui souffrent de l’écart entre
leur sexualité réelle et la supposée sexualité “normale”.

Une dernière précision avant d’entrer dans le vif du sujet. Je n’emploierai


pas – ou très rarement – le terme d’“asexualité*”, parce que je ne souhaite
pas nommer ce désintérêt pour la sexualité par le prisme de l’identité. Ce
n’est pas une critique à l’encontre des mouvements « ace* », qui
permettent concrètement de mettre au jour l’obsession collective pour la
question de la sexualité. Toutefois, je ne me réfère pas ici aux personnes
asexuelles au sens strict, mais à tous les individus parfois ou souvent
traversés par cette espèce de “crise du sens” sexuelle. Je ne crois pas que
ce groupe social existe, tant ses frontières sont poreuses, ambivalentes et
variables selon les individus. Ce sentiment de décalage peut toutes et tous
nous concerner, à différents moments de nos existences. C’est pour cette
raison que je n’utiliserai pas le terme de “communauté asexuelle” ou,
pour parler des individus, d’“asexuel·les”, à moins que ce soit le terme
retenu par les sources que je citerai.
De la même manière, mon propos dans ce livre n’est pas de rejeter
l’ensemble des mouvements féministes dits “sex-positifs*”. Sous cette
bannière, des thèmes importants sont abordés et défendus, tels que la
santé sexuelle, la prévention des maladies sexuellement transmissibles, la
contraception, la démystification de la variété des formes que peut
prendre la sexualité. Il serait absurde d’adopter une posture dogmatique
et de rejeter par principe ce mouvement dans son ensemble. Mais penser
le sexe uniquement par la grille de lecture sex-positive conduit à ne
pouvoir embrasser le sujet que sous l’angle des pratiques individuelles, et
donc de l’épanouissement personnel. Or, je suis convaincu que la question
du rapport à la sexualité doit être pensée dans une perspective politique :
un véritable projet d’émancipation et d’inclusivité ne consiste pas
tellement à parler de « personnes à vulve » ou de « propriétaires de
pénis ». Il s’agit plutôt de prendre en compte urgemment les victimes de
violences, les pauvres, les freaks. Celles pour qui la sexualité n’est pas un
jeu, mais un terrain de résurgence traumatique, de dysphorie et
d’effondrement continuel sous le poids des normes. Il s’agit de
comprendre les rapports sociaux qui régissent l’intime, la nature des
transactions qui s’opèrent dans les relations sexuelles, et donc d’envisager
le sujet au-delà d’une approche relevant du développement personnel et
des solutions “à la carte”.

* Les astérisques renvoient au lexique en fin d’ouvrage.


Investir le désir :
le prix à payer
Les corps désirants, et les autres
Ma vie sexuelle a commencé autour de mes 15 ans. Déjà, la sexualité me
passionnait, mais d’une manière étrange. Tout le monde en parlait comme
d’un point culminant de la vie adolescente : d’abord il y a l’ennui, puis il y
a la découverte de la sexualité, et tout bascule. On touche du doigt ce
qu’est être un adulte, puisque connaître l’intimité avec quelqu’un n’est
censé ressembler à nulle autre chose.
Si elle me passionnait tant, cette bête curieuse, ce n’est pas parce que j’y
avais trouvé ce qu’on m’avait promis, mais au contraire parce que je
cherchais désespérément ce point de bascule, tout en m’ennuyant
fermement. Et cela a continué longtemps : jusqu’à mes 25 ans, j’ai
expérimenté ce qui me semble être une vie intime très riche. J’avalais la
sexualité crue, je me remplissais de pratiques diverses mais sans saveur,
de multiples partenaires qui en avaient tout aussi peu, comme pour
combler une nécessité vitale d’intensité que rien ne satisfaisait jamais. Je
me contraignais à croire que tout allait parfaitement bien, et que ma vie
sexuelle ne pouvait être que satisfaisante puisqu’elle était extrêmement
riche de pratiques et de partenaires. Tout tester, ne pas réfléchir, pousser
mes limites toujours plus loin. Pourtant, sans que je ne puisse rien y faire,
je m’ennuyais terriblement.
Le déclic n’arrivait pas, et c’était comme si mon corps ne sortait pas de sa
longue et profonde hibernation de l’enfance, en dépit de toutes les
expériences sexuelles que je lui donnais à vivre. Dans les coulisses de cette
sexualité soi-disant libre, j’étais stigmatisée à l’instar de toutes les jeunes
filles qui disposent de leur corps comme bon leur semble : j’étais la
traînée, celle qui ne se respecte pas. Pour autant, je n’avais aucune idée de
la manière de faire autrement que de passer par une hypersexualisation*,
puisqu’il s’agissait du seul langage que je connaissais. Je participais avec
fureur à ce jeu, je me grimais au quotidien dans ce rôle, taillé sur mesure,
de la féminité totale et débridée. Chaque instant de mon existence à tenir
la bonne posture, à penser à mon port de tête, à me maquiller
soigneusement la bouche et les yeux, à marcher avec des talons
ridiculement hauts. On m’avait bien appris qu’il s’agissait d’un prérequis
incontournable si je désirais de l’attention, de l’amour et du désir. Je
venais donc chercher le réveil, ce déclic, dans un espace qui m’attirait
irrésistiblement mais me faisait violence en même temps. Un espace dans
lequel je me sentais décalée et que je ne pouvais malgré tout jamais
quitter. La personne que je suis aujourd’hui regarde cette jeune fille
d’alors avec beaucoup de peine, mais aussi avec une sorte de ressentiment
à la vue d’une telle aliénation.
Je n’ai pas été en couple avec des femmes tout de suite. Adolescente, je
tombais mille fois amoureuse de garçons, mais l’amour n’y changeait rien.
Le sexe me faisait mal, me faisait bailler, me faisait horreur, ou tout à la
fois. Parfois, on ne me demandait pas mon consentement, et d’autres fois
c’était moi qui exprimais un oui faussement enthousiaste. Autrement dit,
la sexualité me faisait du mal et pourtant j’y revenais sans cesse,
multipliant les expériences. Je me souviens avec effroi de tous ces garçons
qui ont croisé ma route quand j’étais plus jeune. Ils ne comprenaient pas
mon intensité, ils ne pouvaient pas entendre ce que je cherchais à
absorber en m’allongeant nue à côté d’eux. J’y retournais indéfiniment
comme pour conjurer le sort, dans l’attente que l’un d’eux comprenne ce
que j’espérais, et pour produire ce que mon corps n’arrivait pas à générer :
du plaisir, de la jouissance, du désir.
Il arrivait que je touche du doigt une forme de lâcher- prise et de plaisir,
mais cet instant fugace laissait toujours la place, irrémédiablement,
comme une prophétie en béton armé qui encerclait mon corps, à l’ennui
et à l’insensibilité. L’autre qui dort à côté, repu et satisfait, quand moi je
reste assise, les yeux grands ouverts, la faim au ventre. Pour moi, la
pratique sexuelle constituait donc (et constitue encore aujourd’hui) un
terrain miné, entre jeu et violences, amusement et arrachement à moi-
même. Toute ma courte vie, j’ai vécu cet écart comme une forme avancée
de dissonance cognitive.

J’en parle comme je pourrais parler d’un sentiment continu de


sidération, parce qu’en réalité ma sexualité me renvoyait alors, sans que
j’en aie conscience, à un souvenir d’enfant, une après-midi contre la baie
vitrée. C’était la première fois que j’ai vu mon père frapper ma mère. Je
jouais dans le petit jardin de notre maison à Biot, dans le sud de la France.
Tout était très carré et droit dans cette demeure étrange. Le jardin à la
pelouse bien taillée et verdoyante. Les murs en crépis tout juste refaits,
qui oscillaient entre le jaune pâle et le saumon selon la luminosité. Les
volets élégamment peints de ce bleu pastel caractéristique des maisons
neuves du sud. Ou bien étaient-ils vert d’eau ? Ma mémoire me joue des
tours lorsque je pense à cet endroit. Les arbres infertiles ne donnaient
aucun fruit mais ils donnaient le change, bien taillés eux aussi, rien qui
dépassait. L’intérieur répondait au jardin, en miroir. Les lits toujours
soigneusement faits le matin. Pas une miette de pain sur le sol. Pas une
trace de doigts sur les vitres. La maison – qui, ironie du sort, était située
dans une impasse – avait l’air de chuchoter « je garde un secret que
personne ne m’arrachera ». Et elle a brillamment accompli sa mission.
J’ai 5 ans, donc, la première fois que je vois mon père frapper ma mère. Je
joue sur ce terre-plein qu’on aurait dit taillé aux ciseaux, quand je sens
que tout s’agite à l’intérieur. J’imagine que cela a dû attiser ma curiosité,
car je m’élance vers la baie vitrée pour y plaquer ma tête, afin de mieux y
voir. À ce jour, je ne me rappelle plus bien ce que j’ai longuement
contemplé sans qu’on me remarque. Je crois me souvenir de ma mère en
boule par terre, en train de protéger sa tête et son ventre, et de mon père
et ses grosses godasses en daim qui lui balance des coups de pied en rafale.
Je flotte, je comprends parfaitement ce qui se passe mais je reste sidérée
par la vision apocalyptique de ce salon où plus rien n’est ni lisse ni droit.
Je ne saurais dire combien de temps je reste plantée là, à genoux, le regard
vissé qui alterne entre ma mère terrifiée et mon père dont toutes les
veines des tempes semblent sur le point d’éclater s’il ne s’arrête pas de
frapper. Au bout d’un moment – une minute ou trois heures, cela restera
un énième secret dont seule la maison détient la clé –, mon père
m’aperçoit. Il s’arrête immédiatement de frapper, et je crois voir ma mère
ramper vers une autre pièce.
J’imagine avoir été témoin d’autres violences auparavant, mais je ne
saurais le dire, car cette première vision d’horreur constitue aussi le
premier souvenir de ma vie familiale. Peut-être que ma mère ne se
souvient pas de cette journée, ou qu’elle en ferait un autre récit, qu’elle
me dirait que ce n’était pas le salon mais la salle de bains, qu’elle n’était
pas en boule mais debout, que ce n’étaient pas des coups de pied mais des
baffes. Peut-être qu’elle a tellement vécu cette scène encore des années
après que toutes se mélangent en une bouillie informe et graisseuse de
violence. C’est toute la délicatesse et la cruauté de la mémoire
traumatique : pressentir, mais ne jamais savoir exactement. Douter
continuellement des choses que l’on a pourtant vues, et modeler à l’envi
celles dont le souvenir n’est pas net, pour combler les trous. Une chose
cependant m’apparaît encore à ce jour aussi clairement que si j’avais vécu
la scène avant-hier : mon père qui ouvre la baie vitrée, m’assoit sur ses
genoux, me caresse les cheveux et me dit doucement : « Maman est très
méchante avec Papa. Papa est très triste parce que Maman fait beaucoup
de mal à Papa. Ce que tu as vu, c’est Maman qui a été méchante avec Papa.
Maman qui a été méchante avec Papa. C’est ce que tu as vu. » C’est à cet
instant précis que j’ai quitté mon corps sans savoir que je n’y retournerai
pas avant des années. Je pense à 300 décibels dans ma tête : « Il ment ! J’ai
vu. Papa a mis des coups à Maman, c’est Papa qui a été méchant, souviens-
toi, n’oublie jamais. » J’étais terrifiée à l’idée qu’on me vole mon souvenir,
alors moi aussi j’ai joué, j’ai fait semblant. Ma tête est devenue la tour de
contrôle de ma vie entière. Je n’avais plus besoin de corps. J’ai acquiescé,
les yeux cloués au sol. Et j’ai dit : « D’accord Papa, Maman a été méchante
avec toi. »
Les années qui ont suivi n’ont été qu’une escalade vers toujours plus de
violences. Ça a dû être une bonne affaire pour mon père de m’avoir
aperçue auprès de la vitre ce jour-là, et il a dû se dire que, puisque j’avais
vu une fois, je pourrais voir toutes les autres, et aussi en être la cible. De
fait, très vite, j’ai moi aussi été victime de ce diable bien propre sur lui, qui
prenait des formes retorses et incompréhensibles, rivière sinueuse dont
rien n’arrêtait le flot : un jour il me frappait, le lendemain il me couvrait
d’amour. Parfois il prévenait, il me disait « tu files un mauvais coton » (ça
voulait dire qu’il allait frapper), et parfois il n’y avait pas d’avertissement.
Un jour je rentrais du collège et j’écoutais de la musique sur mon lit, le
lendemain je voyais le Pastis sur la table du salon et je savais que j’allais
devoir rester éveillée tard dans la nuit pour m’interposer entre ma mère
et le poing du monstre, au moment voulu.
Cela a continué pendant dix ans environ, jusqu’à ce que l’on s’enfuie en
voiture avec ma mère, mon petit frère, le chat et toutes nos affaires
empaquetées à la va-vite. Pendant longtemps, j’ai cru et raconté qu’on
avait profité d’un quart d’heure où mon père prenait sa douche pour
sauter dans le véhicule et rouler loin. Je vois encore ma mère survoltée de
terreur qui nous pousse dans la voiture à pas silencieux. Pourtant, elle m’a
raconté il y a quelques mois seulement que mon souvenir n’était pas réel.
Nous nous sommes en fait saisi·es de la mince fenêtre qui s’était ouverte à
nous un soir lorsque, après d’énièmes violences, mon père a été embarqué
au poste par la police du coin. Aucune réminiscence de ce moment, peut-
être parce que les seuls souvenirs de flics que j’ai sont ceux où ils nous
renvoyaient vers lui, en disant à ma mère de régler ses problèmes de
couple et d’arrêter de les appeler.

Comme on peut s’en douter, la violence de mon père et ce qu’il m’a fait
vivre durant toute mon enfance n’est pas restée sans conséquences.
Forcément, mon rapport au corps s’est détraqué. À l’adolescence, il ne me
restait déjà plus grand-chose de ma relation à lui, à part cette tension
musculaire permanente, cette crispation provoquée par la peur. Ce n’est
que plus tard que j’ai compris ce qui se passait : quand le corps se trouve
en situation de stress, il génère de fortes doses de cortisol et d’adrénaline,
les hormones permettant notamment de le préparer à la fuite. Des études
ont montré qu’une exposition répétée aux hormones du stress entraîne
des dysfonctionnements dans l’hippocampe, le siège de la mémoire, mais
également une dégradation de l’ADN1. Les personnes exposées à la
violence présentent ainsi moins de neurones que les autres dans cette
région du cerveau. Le flux sanguin initie une forme de repli sur lui-même
afin d’alimenter en priorité les organes vitaux du corps, le cerveau en
premier lieu. En parallèle, il cesse d’irriguer aussi massivement les
membres jugés non essentiels. C’est probablement ce système ingénieux
qui m’a permis de survivre, enfant, face aux chocs des coups que ma mère
ou moi prenions, et c’est sans doute le même qui m’a empêché de prendre
réellement possession de mon corps, de l’habiter, pendant mes
expériences sexuelles, me conduisant à associer la vulnérabilité au danger
et me poussant de ce fait à une dissociation constante. Mon corps
disparaissait derrière la tour de contrôle qu’est mon cerveau, cette bâtisse
haut perchée cerclée d’allées neuronales en ruines, véritable bouclier. Le
sexe, c’est l’intimité, la mise à nu. Dans mon cas, il n’était plus que
ça : une exposition potentielle au danger, parce que dans mon
monde, être vulnérable face à l’autre, c’est prendre le risque de
mourir. Face à la terreur d’être proie, mon corps sexuel alternait ainsi
entre douleurs et insensibilité totale. Je crois que c’est pour cela que je
continuais, que je tentais vainement de taper toujours plus loin,
autrement dit d’utiliser le sexe comme outil de destruction, de multiplier
encore plus les partenaires, la quantité, toujours la quantité : pour
provoquer quelque chose, le réveil, enfin ! Quelle ironie, aujourd’hui, de
penser que je ne parlais alors pas de « réponse traumatique » mais de
« réappropriation de ma sexualité ». Je me jetais au contraire, à corps
perdu (très littéralement), dans cette fuite en avant, m’éloignant chaque
jour plus de moi-même.
Tout cela pour dire qu’à 17 ans déjà, je ne comprenais pas ce que je faisais
là. Dans ces lits, dans ces bras, dans mon corps. Jusqu’à récemment, je me
sentais seul dans cette impossibilité à m’habiter. Je me demandais toujours
par quel miracle insondable le sexe paraissait si facile pour les autres,
pourquoi il semblait revêtir une importance si fondamentale dans leur vie
affective. Mais pour quels autres, en réalité ? En commençant à en parler
autour de moi, je me suis en effet rapidement rendu compte que nous
étions nombreu·ses à vivre cet écart insupportable, qui pouvait se traduire
concrètement d’autant de manières qu’il existe d’individus : aimer faire
l’amour les premiers mois puis se crisper irrémédiablement à la force du
quotidien ; ressentir des douleurs physiques à chaque rapport ou presque ;
se trouver au contraire anesthésié·e et insensible à la douleur comme au
plaisir ; se sentir secrètement soulagé·e lorsque l’autre a “fini” ; mettre un
temps infiniment long à faire naître une quelconque excitation sexuelle et
s’en fatiguer d’avance ; angoisser lorsque l’autre initie un contact
érotique ; voir le sexe comme un exercice comptable où les rapports ne
doivent pas souffrir plus de dix jours d’écart maximum…
Ce qui m’a le plus frappé, c’est que parmi toutes les personnes qui,
comme moi, ressentaient ce décalage d’une manière plus ou moins
douloureuse (allant du désintérêt global pour le sexe à une indifférence
vécue avec culpabilité et sentiment d’isolement, en passant par
l’impression de devoir accomplir une corvée), de très nombreuses avaient
été victimes de violences : sexuelles, intrafamiliales, inceste et
pédocriminalité, pour n’en citer que quelques-unes… Tout au long de ma
quête étrange, j’ai en effet rencontré beaucoup de femmes et/ou de
personnes LGBTI ayant été victimes de violences (de fait, elles sont bien
plus sujettes aux violences de tous types que les autres, notamment
lorsqu’elles se trouvent à l’intersection d’autres violences, par exemple
racistes et validistes*), qui étaient affligées du même mal : pour elles,
comme pour moi, les violences vécues fonctionnaient comme des grillages
de barbelés infranchissables les séparant d’un possible horizon de plaisir
et de lâcher-prise tant convoité.
Autant d’exemples, ça ne peut pas être une coïncidence. Et c’est bien
pour cela que je parle de ma propre expérience : pour tenter de rendre
compte de manière concrète des effets de ces violences sur la sexualité. Le
sujet de ce livre, ce n’est pas moi, c’est l’ambivalence folle contenue dans
la notion de sexualité partagée, ce qui passe aussi par le lien que la
sexualité peut entretenir avec la violence. Bien évidemment, je ne dis pas
que toutes les personnes que la chambre à coucher ennuie ou terrifie sont
nécessairement des victimes de traumatismes ; pour autant, comment ne
pas interroger le rapport que la sexualité peut entretenir avec la violence,
a fortiori quand on sait à quel point cette dernière marque durablement le
lien que l’on entretient avec son corps, avec la vulnérabilité et avec le
lâcher-prise ?
On le sait, les violences sexuelles – inceste, violences conjugales, viols,
harcèlement de rue – ne constituent pas des événements isolés ou des
faits divers, et c’est pourquoi je m’interroge sur l’articulation potentielle
entre violences et sexualité : non pas que cette dernière constituerait un
terrain inhérent aux violences, mais plutôt un espace de réminiscence de
celles-ci. Comment parvenir à une sexualité épanouie lorsque le lâcher-
prise signifie le danger ? Comment être nu·e face à l’autre lorsque son
propre corps a été un lieu d’humiliations et de souffrances ? Et je ne peux
m’empêcher de me demander aussi – pardonnez mon sarcasme – dans
quel monde vivent les gens qui parviennent à baiser de façon
satisfaisante, lorsqu’un·e Français·e sur dix a vécu l’inceste2, lorsque plus
de 200 000 femmes sont victimes de violences conjugales chaque année3,
lorsque 67 viols sont commis en moyenne chaque jour en France4 ?
Comment faire d’un lieu de violences présentes ou passées un espace
où l’horizon du plaisir et du lâcher-prise est rendu possible5 ? Et si
j’en reviens à ma propre expérience, qu’est-ce que moi, victime à
répétition, ayant vécu la misogynie jusque dans ses formes les plus
violentes, pouvais bien venir chercher et souhaitais résoudre dans la
sexualité ?
Durant plusieurs années, j’ai accepté la mort dans l’âme d’être
condamnée à rester dans cette espèce de salle d’attente interminable, sans
jamais pouvoir accéder à la sexualité épanouie tant promise. Là où notre
corps n’est plus ni sujet de lui-même ni sa propre finalité, il me semblait
impossible de me reconnecter au mien. Un corps désirant est un corps qui
s’écoute et se replace au centre. Certains corps, s’ils étaient écoutés,
avoueraient peut-être que la sexualité ne constitue tout simplement pas
un espace qu’ils ont plaisir à investir. Qu’ils n’ont pas le désir d’être à cet
endroit. Que lutter contre cela, refuser d’accepter cet état de fait, ne les
amène qu’à errer dans un no man’s land sans issue.
Bien évidemment, mon histoire personnelle pourrait être considérée
comme anecdotique, tout le monde ne vivant heureusement pas ce niveau
de violence, et ne subissant donc pas toutes les conséquences qu’une telle
souffrance produit sur le corps. Mais il me semble que beaucoup peuvent
en être des victimes indirectes, à différents degrés : nous savons à quel
point les violences sexistes et/ou intrafamiliales sont répandues – il ne
s’agit pas de faits divers isolés – et elles peuvent ainsi nous toucher
personnellement à tout moment. Cette menace permanente et plus ou
moins diffuse implique donc sans doute, pour toutes les personnes
victimes de violence, une hyper vigilance incompatible avec le lâcher-
prise nécessaire à une sexualité épanouie. D’autant que, dans le même
temps, les représentations patriarcales valorisent et érotisent une
forme de vulnérabilité sexuelle chez les personnes qu’il soumet. Cela
va de l’hypersexualisation des femmes jeunes (pour ne pas dire des petites
filles) au male gaze – ou regard masculin – qui construit le corps dit
“féminin” comme un vase creux sans agentivité et n’ayant aucune
possibilité de se transformer en sujet6. Tout cela forme en partie la culture
du viol qui érotise la passivité, cherche à faire dire oui à des non, ou à
forcer l’expression d’un oui qui n’a en réalité rien d’enthousiaste…
Cet océan d’injonctions contradictoires et de violences structure
nécessairement le rapport qu’on entretient à l’intimité et à la sexualité.
Celles-ci ne constituent pas des socles neutres, mais « un terrain
d’appropriation physique du corps des femmes par la classe des
hommes », pour reprendre la formule consacrée de la sociologue et mili-
tante Colette Guillaumin7. Pour le dire autrement, la sexualité est moins
une activité qu’un outil, et, comme n’importe quel outil, elle peut être
utilisée comme une arme8. Mais pour que la main de fer puisse avancer
masquée, il faut la cacher sous un gant de velours. L’objectif : rendre cette
aliénation et cette contrainte désirables. Convaincre que quelque chose
est à guérir…
C’est tout le génie de cette méthode : faire croire que la guérison doit
s’opérer non pas dans l’intérêt des hommes, mais dans celui des victimes
elles-mêmes.

1 Voir le DSM-5 manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (éd. Elsevier
Masson, 2015). C’est le manuel de référence en la matière établi par l’Association
américaine de psychiatrie. Lire notamment les parties qui traitent du trouble du stress post-
traumatique, des troubles de la dissociation et des notions de
dépersonnalisation/déréalisation).
2 Voir Les Français face à l’inceste, un sondage IPSOS pour l’association Face à l’inceste,
2020.
3 Voir la Lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, n° 17 (MIPROF,
2021).
4 Insécurité et délinquance en 2020 : une première photographie – Interstats Analyse
(ministère de l’Intérieur, 2021).
5 Sur ce sujet, voir la brochure collective Contre l’amour, au nom volontairement
provocateur (disponible sur infokiosques.net, 2003) : « On dira que j’exagère, que les gens
comprennent vite que tous ces mythes [de l’amour romantique] sont des mythes. Moi je dis
que ces mythes sont dangereux. Ils trifouillent allègrement des émotions très profondes, ils
remuent ce qu’il y a de plus douloureux, de plus intime, de plus sensible en nous : l’ego, les
affects, les besoins de reconnaissance, les peurs de l’abandon… Ils suscitent des
dépendances, des haines, des crampes, des dépressions. Ils inspirent des harcèlements,
des suicides, des crimes. »
6 Voir Plaisir visuel et cinéma narratif, de Laura Mulvey (revue Screen, 1975), ainsi que Le
Regard féminin : une révolution à l’écran, d’Iris Brey (éd. de l’Olivier, 2020) sur les notions de
male gaze et de female gaze.
7 Pratique du pouvoir et idée de Nature, de Colette Guillaumin (revue Questions féministes,
n° 2, 1978).
8 Dans l’ouvrage collectif Matérialismes trans, Pauline Clochec écrit : « [du]
conditionnement patriarcal, il dérive que l’expérience de son propre corps n’est pas une
expérience immédiate faite par un soi ou un sujet qui existerait spontanément et
préalablement en dehors de tout contexte socio-historique et de toute détermination de
sexe, de race et de classe. Au contraire, cette expérience de notre propre corps est
conditionnée socialement. Or, ce conditionnement social contient la possibilité d’un
décalage de soi à soi, ou de soi-même à son propre corps, du fait d’une privation de
l’accès à notre corps, dans la détermination de sa matérialité, de ses désirs et de son
usage. »
Les corps fonctionnels, et les autres
Il y a donc les corps désirants, et les autres. Clairement, le mien
appartenait à la seconde catégorie, et plus je m’en suis rendu compte, plus
j’ai désiré faire partie de la première.
Je ne voulais pas être le corps dysfonctionnel. Je ne voulais pas me laisser
définir par ce passé traumatique et tout ce qu’il avait engendré dans mon
rapport à moi-même, aux autres et à l’intimité. Avec du recul, je ne suis
pas certain que l’objet réel de cette recherche était la sexualité en soi. Elle
ne constituait qu’un avatar, un écran de fumée, un symptôme de mon
envie déchirante de ressentir quelque chose. Je crois que je cherchais par
ce moyen à résoudre la dissociation dont j’étais victime et qui m’amenait à
être enfermée dans une forme de léthargie. À guérir ce corps anesthésié,
que je n’écoutais ni ne regardais plus, tant il avait été la cible de
souffrances répétées. Pour une raison que j’arrive facilement à expliquer
aujourd’hui, j’ai donc tout misé sur la guérison de mon corps sexuel. Parce
que le sexe se trouvait à l’intersection de cet ensemble de lieux
mystérieux qui m’attiraient : le lâcher-prise, l’intimité, la rencontre avec
l’autre et avec soi-même, le corps comme outil et terrain de plaisir. Autant
de choses que je n’arrivais pas à atteindre et à manier. Et puis, j’étais
obsédée par les autres, ce qui ne m’a jamais quitté à ce jour. Je me suis
toujours nourri passionnément des autres, et je souffrais que ce potentiel
de lien humain – celui de la sexualité – me soit inaccessible.
Je n’utilise pas le terme de guérison à la légère : je voyais mon corps
comme un corps malade, sauf que la maladie à soigner m’était
inconnue et je ne savais pas comment m’y prendre pour entrer en
rémission. Je voulais guérir, simplement parce qu’on me présentait la
sexualité et le désir mutuel comme un prérequis à la possibilité d’un lien
affectif et profond à l’autre. Je voulais moi aussi goûter l’extase de cette
intimité si particulière.
J’ai vite compris que la réponse ne se trouverait pas dans l’acharnement
quantitatif : j’avais beau multiplier les partenaires, ça ne changeait
absolument rien à ce que je ressentais – et en l’occurrence à ce que je ne
ressentais pas. Sur ce point, des études montrent que je n’étais sans doute
pas un cas isolé : si on en croit une enquête IFOP réalisé à l’occasion de la
Journée mondiale de l’orgasme en 20189, la France se situe en tête des
pays européens où les femmes sont les plus insatisfaites de leur sexualité
actuelle, soit 31 % des répondantes. Ramenées à une échelle nationale, les
données statistiques montreraient ainsi que près de 11 millions de
Françaises vivent une sexualité qui ne les rend pas heureuses. 20 % des
interrogées indiquent par ailleurs avoir régulièrement des rapports
sexuels dont elles n’ont pas envie. Pourtant, le déficit de satisfaction
sexuelle des Françaises ne semble pas lié à un manque d’activité sexuelle :
les habitant·es de l’Hexagone se situent plutôt au-dessus de la moyenne si
on s’en tient à la proportion de femmes ayant plus de trois rapports par
semaine (10 %, contre une moyenne européenne de 6 %). Je n’étais donc
pas une victime isolée de cette aliénation collective qui consiste à répéter
des gestes en automate plusieurs fois par semaine, sans qu’ils aient été
nécessairement désirés avec enthousiasme, et à y retourner
inlassablement.
Mais cela, je n’en avais pas conscience. Moi, je croyais que j’étais malade.
Que mon corps ne fonctionnait pas comme il aurait dû. La pathologisation
survient lorsqu’on semble constater un écart à la norme : mais de quelle
norme parle-t-on ? À titre personnel, il s’agissait d’un conditionnement
flou et impalpable, que l’on s’impose sans y penser lors de conversations
entre ami·es, qui vantent toustes leur vie sexuelle effrénée et épanouie, ou
bien simplement qui parlent de leur sexualité dès qu’iels en ont l’occasion.
Qui en font un sujet central, en somme. Des pressions que l’on intègre au
gré de nos lectures aussi, de visionnages de films et de séries, qui mettent
en scène une sexualité théâtrale et grandiose, sans jamais – ou si peu
souvent – représenter le dépit, le décalage, le dégoût, la peur, les blocages,
l’ennui ou le désintérêt pour la question. Des récits qui en font par ailleurs
un véritable ciment humain, notamment dans le couple. Le problème n’est
même pas que ces récits soient majoritaires : c’est qu’il n’en existe pas
d’autres.
Ces discours univoques concourent donc à cette injonc-tion à la
sexualité, ce qui est d’autant plus signifiant que la norme sexuelle qu’ils
véhiculent est, sans surprise, pensée dans une perspective hétérosexuelle.
D’où un violent paradoxe pour les personnes non cis et/ou non hétéros,
car les rares fois où des œuvres audiovisuelles mettent en scène la
sexualité de personnages LGBTI, c’est avec l’œil du dégoût, du désir
fétichiste ou de la moquerie. À cet égard, l’analyse de la représentation
des lesbiennes dans la pop culture est significative : d’abord invisibles,
elles finissent par être hypersexualisées. Aux États-Unis, les études de la
Gay & Lesbian Alliance Against Defamation10 menées en 2020 ont ainsi
montré que l’année précédente, sur les 118 plus gros films produits, seuls
18,6 % d’entre eux mettaient en scène un ou plusieurs personnages LGBTI
(dont 66 % sont par ailleurs blancs). Parmi ces films, seuls 36 %
représentaient des lesbiennes. On pourrait penser que cette
invisibilisation est incompatible avec la notion d’hypersexualisation, mais
invisibilisation et hypersexualisation sont en réalité les deux faces d’une
même médaille, celle du male gaze. Je pense par exemple au film connu
pour être globalement détesté par la communauté LGBTI, La Vie d’Adèle,
réalisé en 2013 par Abdellatif Kechiche. Le film montre de longues scènes
explicites de sexe lesbien, composées par et pour le regard masculin
hétérosexuel. Le lesbianisme n’y existe pas en soi, et n’est qu’un moyen au
service du désir fétichisant des hommes hétéros : le réalisateur montre
avec frénésie leurs ébats, multiplie les plans serrés sur leurs sexes…
Même certaines œuvres populaires créées par des personnes LGBTI
véhiculent cette vision, comme c’est le cas de The L Word, série TV réalisée
par la lesbienne Ilene Chaiken en 2004. La série dépeint le quotidien et les
amours de femmes lesbiennes, d’hommes gays et de personnes trans dans
le quartier de West Hollywood, à Los Angeles. On recense tout au long des
70 épisodes composant les 6 saisons pas moins de 111 scènes de sexe, la
série faisant ainsi de la sexualité un pivot central du lien entre les
personnages.
On notera par ailleurs qu’aucun des films recensés dans la liste de la
GLAAD ne représente de personnages trans, lesquels sont des cas d’école
de cette double sanction entre intimité invisible ou hypersexualisée. C’est
tout particulièrement le cas pour les femmes trans, comme le dénonce le
documentaire Disclosure: Trans Lives on Screen, réalisé en 2020 par Sam
Feder et coproduit par l’actrice trans Laverne Cox. Le film analyse
notamment le stigmate pesant sur les corps et la sexualité des femmes
trans à travers cent ans de cinéma et de télévision états-unienne, souvent
mises en scène sous l’angle du “traps” (piège) ou de l’expérimentation
sexuelle “hors du commun” (fétichisation). Ce n’est hélas pas propre au
cinéma états-unien, tant cette focalisation déshumanisante sur les corps
des femmes trans se retrouve au cœur des fantasmes hétérosexuels, ainsi
que le rappelle Constance Lefebvre, dans l’ouvrage collectif Matérialismes
trans11 :
« Les femmes trans sont déjà l’objet des désirs hétérosexuels comme le montre
bien la pornographie et son influence sur les représentations. Shemale, tranny,
ladyboy : le vocabulaire et les représentations de la pornographie se sont
imposées dans les représentations les plus répandues des femmes trans, ce qui
n’est pas sans rappeler la situation des femmes touchées par d’autres formes de
marginalisation : noires, arabes, lesbiennes… »
Comment peut-on naturellement envisager et explorer une sexualité
différente lorsque les seules représentations disponibles ne sont pas
pensées par et pour nous-mêmes ? Lorsqu’elles ne collent pas à nos
manières effectives de désirer, de faire l’amour, de jouir, ou de ne
rien faire de tout cela ? Lorsqu’elles participent au renforcement des
discriminations subies ? Lorsqu’elles réaffirment le stigmate social apposé
sur nos corps et notre intimité ? Ces images matraquées participent selon
moi au décalage décrit plus tôt. Celui qu’on ressent lorsqu’on a
l’impression que personne ne nous ressemble, ou que les personnes qui
nous ressemblent n’existent jamais pour elles-mêmes, mais simplement
pour servir un regard hétérosexuel masturbatoire ou un récit horrifiant
de violence.
Mais d’une certaine manière, peu importe que la sexualité soit présentée
dans ces représentations de manière émancipatrice ou aliénante, qu’elle
prenne forme dans le regard d’hommes cis-hétéros ou de personnes
LGBTI : ce qui compte, c’est qu’elle est absolument partout et sous-tend
une grande partie de ce qu’on se figure être des liens humains dignes
d’intérêt, dignes de représentation. En conséquence, ne pas se sentir
conforme, ne pas se situer dans le cœur d’une norme socialement
construite, peut conduire à se sentir cassé·e. Comme il n’existe pas
d’espaces parlant autrement du corps que comme objet violenté, comme
adepte de “paraphilies déviantes”, ou comme sujet désiré/désirant de
manière “saine et respectable”, si l’on n’est pas de cette dernière
catégorie, c’est que notre corps a forcément quelque chose à nous dire.
C’est que l’on a forcément quelque chose à régler. À titre personnel, je
crois que c’est précisément cette vision manichéenne d’une sexualité soit
“normale”, soit “cassée”, qui a créé et renforcé la posture ambivalente que
j’entretenais avec mon propre corps. Je devais réparer cette machine
dysfonctionnelle pour pouvoir atteindre l’épanouissement sexuel
promis dans toutes les images culturelles à ma disposition. Il ne s’agit
d’ailleurs pas seulement d’images culturelles, mais aussi de croyances
sociales ancrées dans nos esprits : de fait, reprendre le pouvoir sur sa
sexualité est, depuis Mai 68, souvent présenté comme une expérience
émancipatrice12.

Nous sommes donc cerné·es de toutes parts par une image émancipatrice
et libératrice de la sexualité, forcément désirable. Et, en écho, par l’idée
que la non-conformité à cette norme est pathologique, ce qui suscite un
certain nombre de conséquences délétères dans notre rapport à nous-
mêmes, aux autres et à l’intimité. En premier lieu, la dissociation dont je
parlais plus tôt, et qui en constitue selon moi l’un des effets les plus
pervers. Le décalage entre sexualité perçue et sexualité vécue entraîne
une forme de réification de son corps, qu’on ne perçoit plus que comme
une machine à réparer. Et comme il ne constitue plus qu’une machine, il
devient un objet vide, sans passé, sans histoire, sans émotions, une
enveloppe en carton que l’on écoute de moins en moins. Il est perçu au fil
du temps comme un ensemble de rouages à huiler et de boulons à
resserrer. C’est ainsi qu’à chaque nouvelle expérience sexuelle, on peut se
trouver bloqué·e dans son corps dans une double temporalité étrange : à la
fois dans un moment présent étouffant puisqu’il n’apporte aucun
soulagement, mais aussi dans un futur projeté qui demeure éternellement
inaccessible. C’est de cette manière que je vivais : je n’étais pas vraiment là
où je devais être, c’est-à-dire toujours pas dans mon corps. Et en même
temps, je continuais à imaginer que je trouverais un jour la solution pour
vivre ma sexualité de façon épanouie, sans cesse tournée vers cet horizon
à atteindre. C’était sans issue.
C’est pour cela qu’à 21 ans, j’ai entamé une sexothérapie : j’ai commencé
à parler, à dire que je m’ennuyais, que je ne ressentais rien. J’ai raconté à
la thérapeute mon enfance et les traumatismes qu’elle avait engendrés.
J’ai tenté de détailler la complexité du rapport que j’entretenais avec mon
corps et avec celui des autres. À quel point l’intimité sexuelle répétitive,
dans le cadre du couple surtout, m’ennuyait terriblement, quand elle ne
m’effrayait pas. Malgré toute sa bienveillance, la thérapeute s’est mise à
me parler de mon corps exactement comme je le faisais sans son aide
(c’est-à-dire sans débourser des sommes astronomiques) : un objet un peu
fracassé que de multiples pistes de solutions pourraient aider à remettre
sur les rails : vous pouvez tenter ceci, essayer cela, parler de cette manière,
proposer X, demander Y… Comme si le cœur du sujet, c’était la
communication. Mais j’avais l’impression de ne faire que cela,
communiquer !
En réalité, ma quête n’était pas celle de la jouissance, que je finissais par
atteindre à force de concentration, de dissociation, d’oubli du moment
présent. C’était plutôt celle de la vulnérabilité et du lâcher-prise, et je
pensais que la seule façon d’y arriver était de m’adonner avec ferveur à
une sexualité colérique et effrénée, assommante, puisque, partout, on me
présentait le sexe comme la forme ultime de l’intimité. Je souhaitais sortir
du jeu, de la posture, de la consommation brute, de la performance, pour
sentir mon corps. Pour l’éprouver dans une situation de vulnérabilité. Je
dirais même que ma quête était plutôt celle de la simplicité. J’aurais aimé
que ma sexualité soit évidente et naturelle, qu’elle arrête de m’obséder et
qu’elle vienne à moi comme elle avait l’air de venir aux autres : sans y
penser. Mais paradoxalement, en voulant raccourcir la distance immense
que je mettais entre mon corps et moi-même, je renforçais ce mécanisme
de dissociation en ne l’appréhendant que sous le prisme d’une bête
curieuse et dysfonctionnelle à soigner.

Consulter une sexologue ne m’a donc été d’aucune aide. Pire : cela n’a fait
que renforcer mon sentiment que je ne fonctionnais pas « comme il
fallait », puisque les solutions qu’elle me proposait relevaient toutes de la
guérison d’un dysfonctionnement. Or, il faut bien comprendre que
l’attitude de cette thérapeute ne tient pas à son approche personnelle,
mais qu’elle s’inscrit dans une tradition scientifique et médicale
occidentale de pathologisation de ce que la médecine appelle des
« dysfonctionnements » ou « troubles » sexuels. C’est en effet la seule
manière qu’a la sexologie moderne d’envisager le rapport à la sexualité.
Pourtant, cette doxa s’appuie en réalité sur des travaux qui ont plus à voir
avec la morale qu’avec la science : la sexologie moderne se développe en
effet dans la lignée d’un ouvrage fondateur paru en 1886, Psychopathia
Sexualis, du psychiatre Richard Von Krafft-Ebing. Sous-titré Encyclopédie
des perversions sexuelles, cet ouvrage destiné à servir de manuel de
référence aux médecins et aux magistrats détaille la liste de ce que Von
Krafft-Ebing considère être des déviances sexuelles. Il y classe les
pathologies sexuelles à sanctionner en quatre catégories. Parmi elles,
l’anesthésie (l’absence de libido) et les paresthésies (les libidos dévoyées),
comprenant l’homosexualité, mais aussi le fétichisme, le sadisme ou
encore le masochisme (toujours cette sanction des sexualités et des
cultures rattachées qui échappent au prisme de la « sexualité saine et
bonne »). Son étude rencontrera un franc succès et sera rééditée à de
multiples reprises, jusqu’en 1999 : c’est donc sur ces fondements que naît
la sexologie moderne13.
Assez logiquement, en parallèle de ces tentatives de théorisation des
sexualités considérées comme hors normes, les clinicien·nes se sont
attaché·es à trouver des méthodes thérapeutiques pour soigner les
« déviances » associées. Dès le début du xxe siècle, l’émergence de la
psychanalyse conduit à les envisager comme des troubles d’origine
psychologique qui doivent – naturellement – être traités par la thérapie.
Cette approche est mise en concurrence dès le milieu du siècle avec
l’arrivée progressive des thérapies comportementales et cognitives,
lesquelles utilisent des méthodes expérimentales de remplacement d’un
comportement (sexuel, dans notre cas) par un autre, via des techniques
d’exposition variées, de relaxation, de désensibilisation aux peurs et
blocages… Quelle que soit la méthode choisie, il s’agit toujours de
guérir une pathologie, parce que c’est l’unique horizon d’analyse de
la sexualité dans nos sociétés, et un horizon aliénant. C’est cette
dimension aliénante que met en évidence la sociologue britannique Jo
Woodiwiss, lorsqu’elle écrit :
« La femme adulte en bonne santé est construite comme devant être sexuellement
active, désirante et informée sur la question. Cela participe à forger l’idée selon
laquelle les femmes qui ne s’y retrouvent pas présentent un problème qui doit
être traité, afin de trouver à la fois la cause et la solution à leur psyché
endommagée14. »
Cette notion de « bonne santé » est essentielle, et on peut l’étendre à la
manière dont les discours validistes ont pathologisé la sexualité des
personnes handicapées. C’est ce que décrit par exemple Eunjung Kim dans
son article L’asexualité dans les récits handicapés15, où elle montre qu’il
existe un lien fort entre asexualité et handicap, puisque dans les deux cas,
la pathologisation se définit en miroir à une norme (la norme sexuelle et
la norme valide). Elle met en lumière le fait que les personnes handicapées
sont assignées par défaut à l’asexualité, puisqu’elles ne sont pas
considérées comme des êtres sexuels : « Tout comme les enfants ne sont
pas supposés avoir de sexualité, les personnes handicapées se voient
également refuser la capacité d’être portées sur le sexe. » Elle l’explique
de la manière suivante : « La désexualisation fait référence au processus
continu d’une mise à distance entre la sexualité et les personnes
handicapées par la crainte de la reproduction et de la contamination du
handicap. » Or, d’après l’autrice, cette asexualité présumée n’est pas une
suite naturelle du handicap :
« Elle est plutôt le résultat d’un processus de désexualisation appliqué et
maintenu en permanence. La désexualisation produit une forme d’objectivation
et de déshumanisation qui nie l’humanité des personnes handicapées, car on
considère qu’il est acquis que tout corps normal – et donc “tous” les êtres
humains – a des “pulsions” sexuelles. »
Ainsi, les normes autour de la sexualité visant à empêcher de reconnaître
l’agentivité des personnes handicapées constituent une source historique
de violences validistes et patriarcales à leur égard. Cela entraîne une
méfiance de la part des militant·es anti-validisme, autant à l’égard des
mouvements asexuels que sex-positifs, puisque dans l’un ou l’autre des
cas, la façon dont le validisme structure l’accès (ou le refus d’accès) à la
sexualité n’est pas questionnée. Les liens que l’on peut faire entre
sexualité et pathologisation sont ainsi profondément ancrés dans une
histoire du validisme, qui prescrit non seulement ce qu’est la sexualité
bonne et fonctionnelle, mais aussi qui a le droit d’en bénéficier.
On pourrait finir ce tour d’horizon théorique en ajoutant que jusqu’en
2015, le DSM-4, manuel clinique de référence de l’Association américaine
de psychiatrie, présentait l’asexualité et tous les “troubles” associés
(trouble du désir sexuel hypoactif, trouble de l’aversion sexuelle, trouble
de l’excitation sexuelle, trouble orgasmique) comme des pathologies
médicales16. Comment imaginer, dès lors, d’autres manières de penser le
non-désir, ou la non-sexualité, dans notre société ?
Évidemment, il ne s’agit pas ici de dire que les thérapies ne peuvent pas
aider un·e patient·e en souffrance par rapport à sa vie sexuelle, ou qu’elles
sont à rejeter en bloc. Je m’interroge simplement sur cette longue histoire
de la pathologisation des sexualités perçues comme “anormales” et ses
conséquences sur l’appréhension de nos corps, considérés dans ce
contexte comme des objets à réparer. Ma sexologue était une femme on
ne peut plus compétente, qui a su poser sur mon parcours et mes
difficultés un regard bienveillant. Pour autant, dans la lignée de la longue
histoire des théories et pratiques thérapeutiques psycho-sexuelles, elle
s’attachait à parler de mes difficultés comme de symptômes d’un trouble.
Elle sanctionnait sans le vouloir une sortie de la norme, en
m’encourageant via de multiples moyens à y revenir. Alors que peut-être,
au contraire, la seule parole dont j’avais désespérément besoin à ce
moment-là était la suivante : « Si la sexualité vous est si fastidieuse… faites
autre chose ! »

9 Observatoire européen de la sexualité féminine (IFOP, 2018).


10 La GLAAD est une association de veille médiatique qui dénonce les discriminations à
l’encontre des personnes LGBTI dans les médias et les œuvres culturelles. Elle publie
chaque année les résultats de son Indice de responsabilité des studios, lequel analyse la
représentation des personnes LGBTI dans tous les films à gros budget sortis l’année
précédente.
11 Matérialismes trans, ouvrage collectif sous la direction de Pauline Clochec et Noémie
Grunenwald (éd. Hystériques et AssociéEs, 2021).
12 Cette idée est notamment développée par l’un des philosophes qui a le plus réfléchi à la
question, Michel Foucault. Il décrit dès 1976, dans l’un de ses ouvrages majeurs, Histoire de
la sexualité, comment la sexualité peut constituer un puissant vecteur d’interprétation à
partir duquel nous pouvons penser nos existences sociales (éd. Gallimard, 1976- 1984).
13 On notera d’ailleurs que, sans surprise, cette notion de pathologisation des groupes
minorisés et de sanction sociale qui en découle s’applique aussi dans le cadre de
dynamiques racistes. Dans son Histoire de la sexualité, Foucault revient par exemple sur le
discours de la différence sexuelle, que la médecine a permis de voir émerger dès le
e
xviii siècle. Selon lui, on a récupéré cette rhétorique de la différence (et donc de la
hiérarchie) sexuelle pour la décalquer sur celle de la différence raciale, afin de justifier le
colonialisme et le racisme.
14 Negotiating Intimate and (A)sexual Stories, article de Jo Woodiwiss (revue Sociological
Research Online, 2015).
15 L’asexualité dans les récits handicapés, de Kim Eunjung, disponible sur le blog L’espace
des Potates (2011).
16 DSM-4-TR, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (éd. Masson, 2000).
La mise à jour, le DSM-5, a été publiée en 2015.
Créer le corps-machine
J’aurais donc aimé que l’on retire la charge maladive de mon rapport à la
sexualité, et qu’on me présente ce dernier comme un comportement
parmi d’autres. Mais comment cela aurait-il pu être possible, dans notre
société si normée ?
D’un côté, les corps désirants, les fonctionnels. De l’autre, ceux à réparer,
dans une logique prescriptive à laquelle on ne peut échapper, puisqu’elle
nous est rappelée partout : elle touche les individus et structure les liens
qu’ils entretiennent, elle infuse les représentations culturelles dans
lesquelles ils baignent, et elle sous-tend les discours et activités des
autorités médicales et institutionnelles de nos sociétés. Où que l’on
regarde, la sexualité est obligatoire, et c’est pour cela qu’on ne peut
absolument pas s’en tenir à une analyse individuelle : les conséquences de
cette obligation sont nécessairement collectives, sociales, politiques. D’où
ma question : à qui profite cette injonction ? Qui a intérêt à ce qu’on se
précipite dans les cabinets des sexologues, et dans les boutiques
érotiques ?
Arrêtons-nous un instant sur le marché du sextoy, qui a connu une vraie
révolution depuis le début des années 2000, tant ces objets autrefois
cantonnés à la sphère intime et vaguement honteux semblent devenus
banals dans notre société. En vente dans tous les magasins, spécialisés ou
non, ils sont promus dans des publicités qui ne se cachent plus. En 2020, le
chiffre d’affaires mondial du marché du sextoy était estimé à 31 milliards
de dollars par an, et d’ici 2026, les projections prévoient une explosion
considérable de ce secteur, le portant à 52,7 milliards de dollars par an17.
Loin de moi l’idée de poser un regard moralisateur sur l’utilisation des
sextoys. Ils peuvent constituer un vecteur indéniable d’accès à son corps
et à son plaisir, et je ne souhaite pas ratifier l’ordre moral puritain en
condamnant l’usage des jouets, ou défendre qu’une sexualité sans
“technologies” serait de fait “meilleure” et “plus naturelle” qu’une autre.
Je souhaite plutôt m’interroger sur les modalités économiques de
l’expansion de ce nouveau marché et sur ce que celle-ci dit de nous, de
notre rapport au corps et à la sexualité, et il me semble que la
présentation qui accompagne cette étude nous en donne quelques clés.
Les sextoys y sont évidemment présentés comme des outils d’optimisation
du plaisir :
« Les sextoys peuvent contribuer au plaisir ressenti pendant les rapports,
particulièrement pour la gent féminine : près de 40 % des femmes ayant déjà
utilisé ce type d’objet avec un·e partenaire ont déclaré que cela facilitait l’arrivée
de leurs orgasmes. Il y a là de quoi convaincre les plus sceptiques, puisque plus de
la moitié des Françaises ont parfois, voire souvent, des difficultés à obtenir un
orgasme. »
Mais ce que cela sous-entend, si l’on tire le fil, c’est qu’un corps qui a des
difficultés à jouir est un corps qui va devoir optimiser son
fonctionnement, et que les marchés économiques peuvent répondre à ce
besoin en proposant la consommation de biens et de services spécifiques.
Derrière la sexualité obligatoire*, c’est une véritable économie de masse
qui se dessine… et une économie en plein essor.
Les services associés à ces nouveaux besoins sont en effet multiples : on
peut ainsi mentionner le secteur du coaching en bien-être sexuel, l’autre
face de l’accompagnement à l’optimisation de la sexualité conduite par les
sphères médicales et paramédicales (sexologues et sexothérapeutes). La
profession, non réglementée, explose depuis quelques années, aussi bien
en cabinet que sur les réseaux sociaux, où certains comptes réunissent
parfois une communauté de plusieurs centaines de milliers de personnes.
Présents notamment sur Instagram et sur YouTube, ils s’inscrivent dans la
lignée des mouvements sex-positifs et sont souvent présentés dans une
perspective qui se veut féministe, c’est-à-dire destinée à émanciper
sexuellement les femmes (et/ou les personnes LGBTI, lorsqu’elles sont
seulement mentionnées). Organisés largement autour de l’éducation au
consentement et de l’expérimentation sexuelle, ces comptes présentent
tous la sexualité comme un vecteur de libération, et une sexualité
satisfaisante comme nécessairement désirable. Or, ces perspectives sont-
elles vraiment émancipatrices ? Féministes ? L’enfer est sans doute pavé
de bonnes intentions, mais la plupart du temps, les “troubles” sexuels de
tous ordres y sont envisagés sous le prisme des “solutions” à mettre en
œuvre pour les résoudre – sous-entendu, pour les guérir.
À titre personnel, cette omniprésence obsédante de la sexualité dans
les discours féministes autant que dans les revendications concrètes
qu’il porte m’a beaucoup plus aliéné et pressurisé qu’elle ne m’a
“libéré” de quoi que ce soit. Mais surtout, les “solutions” proposées par
ces comptes relèvent toutes d’un marché extrêmement lucratif : nouvelles
pratiques sexuelles à expérimenter, produits de consommation à utiliser,
jouets sexuels à acheter, livres à parcourir. Autrement dit, une promesse
d’émancipation par la consommation que nous font le capitalisme* et le
féminisme libéral. Je ne pourrais même pas compter le boom d’ouvrages
féministes sur le bien-être sexuel, les publications diverses sur les
manières d’atteindre l’orgasme ou de stimuler sa libido, les articles
donnant des astuces pour améliorer sa vie sexuelle…
Au-delà des conséquences désastreuses que peut avoir ce type de
discours sur des personnes comme moi, dont le rapport à la sexualité n’est
ni joyeux, ni évident, je m’interroge sur cet angle mort des milieux sex-
positifs dits « féministes » qui donnent à ces produits un argument de
vente fantastique : la promesse de l’émancipation. Des comptes qui
transforment une lutte sociale en produit. Il me semble paradoxal, et
c’est un euphémisme, de ne pas penser le féminisme en des termes
anticapitalistes. Quelle émancipation est possible lorsqu’il y a
structurellement, socialement et culturellement une soumission au
marché ? Ne s’agit-il pas moins de féminisme que de féminisme-
washing* ? Est-ce si différent de l’ensemble de pratiques marketing et
communicationnelles adoptées par les entreprises pour se positionner
comme alliées des femmes et des personnes LGBTI dans les luttes sociales
qui les concernent, simplement parce qu’elles y voient une source
supplémentaire de profit et un argument marketing ?
En tout cas, une chose est sûre : l’injonction à la sexualité, et la
pathologisation de son absence, poussent à la consommation et
nourrissent un marché en croissance exponentielle. Autrement dit,
elles servent les intérêts de l’économie capitaliste. Ce qu’ont mis en
évidence certain·es chercheureuses, comme le sociologue canadien Carter
Vance qui s’attache, dans un article paru en 2018, à révéler « la nature
distinctement capitaliste de la sexualité obligatoire » :
« La pathologisation des (non) sexualités et le système de pressurisation qu’elle
génère participe à la création d’un véritable marché économique de la sexualité,
lequel renforce, dans un cercle vicieux infini, les standards inatteignables
associés aux sexualités “bonnes et saines18”. »
Il s’appuie notamment sur l’exemple de l’industrie du dating, qui a vu
fleurir un nombre important de sites et d’applications de rencontres cette
dernière décennie, et montre que leur stratégie marketing repose sur
l’appropriation de besoins humains basiques (en particulier l’affection et
la sexualité) et sur la création d’un système algorithmique qui les
empêche d’être entièrement assouvis. Grâce à la profusion d’offres et de
demandes, l’amour, la sexualité et l’affection se trouvent pris dans les
engrenages d’une machine qui tourne sans cesse à toute vitesse : « Des
entreprises comme Tinder ou OkCupid », rappelle Vance, « engrangent
des profits massifs grâce à cette conception de l’être humain adulte
comme nécessairement sexuel et disponible, permettant ainsi d’infuser le
libéralisme* dans des sphères de la vie considérées jusque-là comme “hors
marché”. »
Selon le sociologue, ce paradigme économique a permis la naissance
d’une nouvelle figure, d’un nouvel individu calibré pour répondre à ces
fonctionnements inédits : « Le sujet désirant idéal est configuré d’une
manière formidablement similaire à celle de l’homo œconomicus de
l’économie libérale : un acteur rationnel, autonome, maître de lui-même,
une sorte d’agent sexuel libre. » L’homo œconomicus est une figure qui
chercherait constamment une rationalisation de ses besoins et une
optimisation de ses ressources afin de maximiser sa satisfaction. La
version sexualisée de cet homo œconomicus serait ainsi prise dans une
boucle optimale et infinie entre la satisfaction de son désir immédiat via la
consommation, et la réitération perpétuelle de ce désir impossible à
assouvir durablement. On voit bien dans ce schéma que la consommation
n’est qu’un leurre, un écran de fumée ne visant pas la satisfaction en soi
du besoin. La stimulation continue que ce besoin génère devient une fin
en soi, ce qui renvoie à des mécanismes similaires à ceux de l’addiction19.
Ce système économique permet donc la création d’un nouveau
marché fructueux qui promet de répondre aux besoins des individus,
tout en assurant son enrichissement grâce à l’échec de ces mêmes
individus à se conformer à ce nouvel idéal. Ainsi, le marché va mettre à
disposition un ensemble d’outils permettant d’optimiser en continu la
sexualité, c’est-à-dire une variété de produits et de services pour assurer
au corps une productivité sexuelle exponentielle, accélérer la montée du
désir et/ou du plaisir, stabiliser et augmenter la libido, le nombre de
partenaires20… Ces nouveaux marchés, qui envisagent le corps comme un
instrument à optimiser, améliorer, affiner, réparer, guérir, ont des
conséquences très concrètes sur le rapport que l’on peut entretenir avec
lui. Les récits autour de la sexualité obligatoire permettent, en créant ces
nouveaux marchés, de lier irrémédiablement sexualité “bonne” et
consommation. Un rapport numérique et quantifié, dans une perspective
productiviste. Je pense à un exemple en particulier, celui de la notion
d’“orgasm gap”, ou “fossé orgasmique”, qui fait référence à la disparité
entre le nombre d’orgasmes des hommes et le nombre d’orgasmes des
femmes au sein des relations hétérosexuelles. Dans une étude publiée en
2018, des chercheureuses états-unien·nes montrent que 95 % des hommes
hétérosexuels disent avoir des orgasmes presque systématiquement
durant les rapports sexuels, contre 65 % des femmes21. Une nouvelle fois,
il ne s’agit pas de dire que ces chiffres ne sont pas signifiants, ou que l’on
ne devrait pas considérer que cet écart est un problème que l’on doit
chercher à résoudre. Mais comme c’est souvent le cas, la sexualité est
abordée sous l’angle comptable et économique : on parle d’« orgasm gap »
comme on parle, en miroir, de « wage gap » (écart salarial), comme s'il
s'agissait là aussi, d'un plafond de verre à faire exploser.
La qualité du bien-être sexuel est ainsi souvent indexée sur la quantité
sexuelle : il faudrait avoir plus d’orgasmes, de manière plus régulière, oser
de nouvelles pratiques pour étendre son horizon, accumuler les
informations et les connaissances pour mieux connaître son corps,
trouver des moyens de stimuler son niveau de libido tout en maintenant
activement celui de sa ou de son partenaire… Je crois que c’est
précisément ici que s’effectue l’opération de dissociation avec son corps. Il
devient une machine et, à ce titre, il doit pouvoir produire et
optimiser continuellement son rendement.
Le tour de force de cette approche productiviste est de transformer les
indicateurs quantitatifs en indicateurs qualitatifs : concrètement, dans
notre société, c'est le nombre ou le degré (de plaisir, de désir, de
jouissance, de régularité) qui fait la qualité d’une vie sexuelle. Mais, et
c'est encore plus grave, cette approche se présente comme la voie
incontournable d’une révolution intime : elle présente la libération
sexuelle et la sexualité satisfaisante comme un projet social émancipateur,
mais aussi comme un objectif quantifiable. On assiste progressivement à
une association· totalement paradoxale entre revendication sociale et
consommation, comme si c’était le marché qui pouvait nous amener plus
rapidement à l’objectif politique de la “libération sexuelle”, quoi que cela
veuille dire.
Pour résumer, on pourrait dire qu'un véritable cercle anxiogène se met
en place, qui s’auto-entretient en permanence, puisque tout peut toujours
être amélioré et optimisé :

Il me semble que s’est opéré un glissement entre la sexualité comme


sujet médical (puisque les sexualités “hors normes” étaient et restent
considérées comme pathologiques) et la sexualité comme enjeu social
“progressiste”. Un glissement entre la notion de guérison (pour des
supposées questions de santé corporelle et psychologique) et celle
d’optimisation (pour un supposé objectif d’émancipation et de libération
sexuelle). Mais dans tous les cas, les individus étouffés dans cette
dynamique demeurent perdants, sauf les hommes cis-hétéros qui en sont
les grands gagnants. Une fois de plus, les “pathologisés historiques”
restent les femmes et/ou les personnes LGBTI.
Là encore, cette manière de pousser les individus eux-mêmes à devenir
leurs propres instruments de contrôle, mais aussi à faire de cette
contrainte des corps un outil des marchés économiques, constitue un vrai
trait de génie. Tout le monde se contraint à suivre des prescriptions
diverses sur la sexualité, de façon plus ou moins consciente, et ces
prescriptions permettent de créer de nouveaux besoins auxquels les
marchés vont pouvoir répondre. On voit bien que ce mécanisme n’a rien à
voir avec des choix, des comportements ou des prédispositions
individuelles, mais tout à voir avec un système socio-politique particulier,
en l’occurrence le libéralisme économique. Ce mécanisme, c’est ce qu’on
nomme plus largement la « biopolitique » ou « le biopouvoir* ». Le terme,
inventé par Michel Foucault22 en 1974, renvoie aux nouvelles modalités du
pouvoir, qui s’exercent désormais sur la vie et les corps des individus par
différents moyens disciplinaires quand, auparavant, le pouvoir
s’intéressait moins à la vie sociale qu’au contrôle d’entités non humaines
(comme les territoires par exemple). L’objectif de la mise en place de ce
nouveau type de pouvoir est double : « Que chacun, que chaque individu
en lui-même, dans son corps, dans ses gestes, puisse être contrôlé », mais
aussi « trouver un mécanisme de pouvoir tel que, en même temps qu’il
contrôle les choses et les personnes jusqu’au moindre détail […] il s’exerce
dans le sens du processus économique lui-même ». Contrôle des individus
d’un côté, profit capitalistique de l’autre.
Cette manière de faire intégrer aux individus des normes qui ne sont en
réalité rien d’autre que les instruments d’un contrôle social et
économique, tout en leur donnant l’illusion que leur sexualité relève de la
sphère privée et des actions individuelles, voilà qui est éminemment
politique. Et c’est pour cela que je suis particulièrement méfiant vis-à-vis
des discours sex-positifs, qui, outre qu’ils finissent souvent par inciter à la
consommation, sont trop souvent dépolitisés. Comme si la sexualité
n’était qu’une question d’état d’esprit, de volonté, de curiosité, c’est-à-
dire comme si elle était décorrélée de toute emprise exogène et de tout
rapport de domination et d’exploitation.
Suis-je en train de dire que la sexualité ne peut ou ne doit pas être
analysée au prisme de grilles féministes, que le consentement n’est pas un
sujet assez important pour qu’on s’y attarde, que l’insatisfaction sexuelle
globale des femmes n’est pas structurée par le patriarcat, ou que rien de
bon et de satisfaisant ne peut sortir de la sexualité parce qu’elle aurait été
entachée de manière définitive ? Évidemment non. Il ne s’agit pas ici de
proposer un manifeste sex-négatif. Mais je crois que l’intimité sexuelle
mérite d’être traitée dans toute son ambivalence, d’être replacée dans le
contexte dans lequel elle s’inscrit. La sexualité n’est pas un simple
terrain de développement personnel inaltéré par les violences, la
domination, le capitalisme.

La sociologue Eva Illouz analyse la manière dont cette approche relevant


du développement personnel structure désormais les relations affectives,
et notamment la sexualité. Dans Les Marchandises émotionnelles23, elle
reprend ainsi avec le chercheur Edgar Cabanas la notion de « psytoyen »
en définissant les individus heureux dans les sociétés néolibérales comme
« des subjectivités individualistes et consuméristes dont la pleine
fonctionnalité est étroitement liée à la poursuite et au développement de
leur propre bonheur ». Cette quête effrénée aurait permis de faire
fructifier une « industrie du bonheur » qui tend à déplacer la
responsabilité de l’insatisfaction affective de la société vers l’individu lui-
même. Dans le cas de la sexualité, une personne insatisfaite n’essayerait
donc pas assez, ne serait pas assez résiliente, pas assez aventureuse, c’est-
à-dire qu’elle n’investirait pas assez sérieusement sa quête de la
satisfaction. « Le corollaire de ce changement de perspective », disent-ils,
« a été un effondrement massif du social au profit du psychologique. »
C’est donc cette dimension politique de la sexualité obligatoire qu’il me
semble impératif d’interroger. Il est urgent de démontrer comment cette
obsession collective autour de la sexualité constitue un cheval de Troie du
système capitaliste, un vecteur d’aliénation plus que de libération, qui se
permet, ultime tour de force, de rejeter la faute de l’échec sur les épaules
d’individus se débattant déjà avec leurs difficultés.
17 Usage des sextoys : évolution, fréquence et satisfaction, dans le dossier les Français et
les sextoys (Statista, 2021).
18 Vers une conception historique matérialiste de la sexualité obligatoire, article de Carter
Vance (revue Studies in Social Justice, vol. 12, 2018).
19 Ce que Carter Vance, dans le même article, décrit ainsi : « La sexualité obligatoire facilite
la production et l’échange en invoquant les impulsions affectives, lesquelles permettent la
création de nouveaux besoins sociaux […] Beaucoup d’efforts, de temps et d’argent doivent
être investis dans la poursuite de la sexualité […] Puisque la nouvelle injonction sociale
entraîne la mise en place de moyens pour répondre aux besoins humains – de même
qu’elle produit elle-même de nouveaux besoins, il est également attendu du sujet d’avoir
besoin de nouveaux produits et services pour être en mesure de performer cet idéal. »
20 « Là où il y a une économie, une rareté, une misère, le capitalisme se précipite. Il
débarque d’abord avec tous ses principes, représentations, comportements. La rareté d’un
bien inspire à tou·te·s la peur d’en manquer, la compétition pour l’acquérir, la propriété
pour ne pas le laisser filer », dit fort justement le texte Contre l’amour cité plus tôt (voir le site
www.infokiosques.net).
21 Differences in Orgasm Frequency Among Gay, Lesbian, Bisexual, and Heterosexual Men
and Women in a U.S. National Sample, article collectif (revue Archives of Sexual Behavior,
n° 47, 2018).
22 Série de cours sur la médecine sociale donnés par Foucault à l’Université de Rio de
Janeiro en 1974. Le concept est ensuite développé dans plusieurs de ses écrits, notamment
Surveiller et punir (éd. Gallimard, 1975).
23 Les Marchandises émotionnelles, ouvrage collectif dirigé par Eva Illouz (éd. Premier
Parallèle, 2019).
Le sexe conjugal comme arme de
l’hétérosexualité
J’ai parlé des intrications entre violences, pathologisation d’une sortie de
la norme sexuelle, marchandisation du désir et corps construit comme
machine de production. Or je pense qu’il existe un espace central qui
concentre et amplifie ces dynamiques : le couple, cette entité sociale et
civile, ce partenariat circulaire entre des individus, cet espace d’intimité
quotidienne.
S’il y a bien un cadre dans lequel la sexualité m’a posé foncièrement
problème, c’est le couple. J’ai été très malheureux en couple, parfois très
heureux aussi, et je crois que c’est un terrain d’une ambivalence
terrifiante. Tout peut basculer brusquement, ou lentement, sans y penser.
Combien de pas entre le cocon apaisant et l’ennui mortel, entre la fureur
passionnelle et l’agacement face à l’autre, entre l’amour et la violence ?
Bien sûr, mon couple biblique à moi, le premier qu’il m’ait été donné
d’observer, n’a pas joué en la faveur d’une construction saine du modèle
conjugal dans mon parcours : mon père et ma mère, ou comment j’ai
appris que c’était souvent la même main qui caressait la joue et mettait
des baffes. Le corps de l’autre et le sien propre, un jour un terrain de jeu,
le lendemain une prison. La terreur que me procurait la sexualité
conjugale s’inscrivait dans cette lignée. Je n’arrivais jamais complètement
à figurer les mystères de ce haut lieu de l’intimité amoureuse, qui me
promettait monts et merveilles quand la réalité était toute autre. Les mots
que j’utilise peuvent paraître excessifs : en réalité, en en parlant
régulièrement autour de moi, je me suis rendu compte que nous étions
nombreu·ses à nous trouver dans le même cas de figure, à des degrés
divers.
Malgré ça, la sexualité – aussi peu satisfaisante soit-elle pour beaucoup –
semble devoir rester en tout temps et en tous lieux désirable, et en
particulier au cœur du couple, dont elle apparaît comme le fondement.
Dans la définition la plus commune, ce qui caractérise deux personnes
adultes qui sont en couple, c’est le fait qu’elles couchent ensemble. Pas de
couple sans sexualité, donc. Et même, pas de “bon couple” sans
“bonne” sexualité : de fait, le sexe constitue un indicateur de bonne
santé du couple. Qui voudrait se voir en miroir dans le tableau misogyne
de la personne mal baisée, celle qui dissocie et pense à sa liste de courses
en pleine étreinte, la frigide qui ne jouit pas, celle qui préférerait lire seule
sur son canapé, celle qui se contenterait avec joie d’étreintes doucement
érotiques, qui est épuisée par la sexualité partagée mais qui panique pour
son couple quand cela fait quinze jours qu’elle ne la pratique pas ? Alors
nous retournons inlassablement vers la sexualité conjugale, par
attachement à une norme injonctive, prescriptive et contradictoire qui n’a
que faire de nos désirs profonds, qu’ils soient d’ordre sexuel… ou qu’ils
soient indifférents à la vie érotique.

La sexualité est donc perçue comme le baromètre du couple, de sa


fécondité, et les couples qui feraient peu de cas du sexe sont associés à une
forme de stérilité, de sécheresse, qu’il faudrait à tout prix “réparer”. C’est
une perception souvent intériorisée par les individus eux-mêmes, mais
c’est aussi celle que leur renvoient les institutions : cette obligation de la
sexualité conjugale reste d’ailleurs à ce jour toujours inscrite
implicitement dans le droit français, pour les couples mariés. Le “devoir
conjugal”, soit l’exigence d’une vie sexuelle régulière au sein du mariage,
n’est certes plus nommé en tant que tel dans le Code civil, puisque la seule
chose à laquelle s’obligent mutuellement les époux, dans l’article 215, c’est
à « une communauté de vie » – il n’est donc pas question de sexualité dans
le Code. Mais la jurisprudence, elle, renvoie toujours à cette vieille
obligation, et continue de prononcer des divorces pour faute au motif du
non-respect du devoir conjugal. Ainsi, en 2019 encore, une femme a été
sanctionnée par la justice française, laquelle a prononcé un divorce à ses
torts exclusifs, au motif qu’elle « refusait d’avoir des relations intimes
avec son mari ». Accompagnée de deux associations féministes, elle a saisi
en mars 2021 la Cour européenne des droits de l’homme, mais en
attendant, on se trouve bien dans une interprétation morale et
réactionnaire de ce que doit être le couple, dans un renvoi au caractère
moralement obligatoire de la sexualité. On rappellera d’ailleurs qu’il a
fallu attendre 2006 pour que la loi mentionne expressément l’existence
des viols conjugaux, dans l’article 222-22 du Code pénal, ce qui n’est que
l’autre face de la même médaille : des violences légales et juridiques, au
service d’un ordre social hétérosexuel soutenu et renforcé par les
institutions.

Comment penser, dans ces conditions, que la question de la sexualité


puisse relever de la seule sphère intime ? Que les difficultés face à la
sexualité ne relèveraient que du développement personnel ? Lorsque je
parle de sexualité conjugale, je ne pointe évidemment pas du doigt les
relations interpersonnelles, mais bien les pouvoirs qui la structurent.
D’un côté, des individus qui ont internalisé l’obligation à la sexualité,
quels que puissent être leurs désirs profonds à son égard ; de l’autre,
des institutions qui confirment et redoublent cette obligation.
Autrement dit, on ne pourra pas comprendre la manière dont fonctionne
cette obligation à la sexualité sans nommer l’éléphant dans la pièce : le
régime politique hétérosexuel. Ce concept, développé entre autres par la
militante et autrice Monique Wittig, désigne le fait que l’hétérosexualité*
n’est pas une simple orientation sexuelle, mais un système économique,
culturel et idéologique qui sert d’outil aux hommes pour exploiter les
femmes à large échelle. Dans La Pensée straight24, Wittig affirme que cette
exploitation passe par le contrôle massif du corps des femmes par les
hommes, à des fins diverses (exploitation économique, reproduction, sexe,
appropriation des biens par le mariage…). L’hétérosexualité est alors ce
qui permet de rendre ce système acceptable, en le présentant comme
naturel, puisqu’elle assure la division arbitraire de la société en deux
classes supposément complémentaires (les hommes et les femmes), et
inégalitaires (les hommes plus forts que les femmes). Présenter quelque
chose comme naturel revient à dire que cette chose est incontestable.
Pourtant, différencier l’humanité en deux classes de sexe distinctes n’a
rien d’inné. En réalité, et c’est ce que défendent Monique Wittig et
d’autres chercheureuses après elle, ces catégories ne préexisteraient pas
au système hétérosexuel : au contraire, c’est l’hétérosexualité qui
distinguerait les personnes en deux catégories, c’est l’hétérosexualité qui
créerait les hommes et les femmes, parce que ce régime politique a besoin
de ces catégories pour justifier l’exploitation de l’une par l’autre. Une
exploitation évidemment nécessaire à l’économie capitaliste, laquelle a
tout intérêt à tirer profit du travail gratuit de la moitié de l’humanité.
C’est également l’analyse que propose l’autrice et militante Adrienne
Rich. Dans un article paru en 1980, La contrainte à l’hétérosexualité et
l’existence lesbienne25, elle s’attache à expliquer comment et pourquoi,
malgré les violences et l’exploitation que l’hétérosexualité permet, il
existe une contrainte totale – économique, symbolique, idéologique,
juridique – à ne pouvoir envisager sa vie affective qu’en son sein. Elle
propose « d’analyser l’institution de l’hétérosexualité elle-même comme
tête de pont de la domination masculine » et critique le fait que « d’une
façon implicite ou explicite, on suppose a priori que l’hétérosexualité est la
“préférence sexuelle” de “la plupart des femmes” », sans remettre en
question, même indirectement, l’idée de préférence ou d’« orientation
innée ». Selon elle, la contrainte à l’hétérosexualité renvoie donc à la
croyance selon laquelle les femmes seraient naturellement attirées par les
hommes et s’engageraient à leurs côtés de façon tout aussi naturelle. Ce
qui est une manière très efficace de les conditionner à ne pas s’identifier à
d’autres femmes26 et à ne pas les désirer, dans une optique de répression
du lesbianisme.
La contrainte à la sexualité, aussi appelée « impératif sexuel* », serait
dans ce contexte une sous-dimension de la contrainte à l’hétérosexualité,
puisque l’impératif sexuel s’exerce principalement sur les couples
hétérosexuels. Ce sont leurs problèmes de libido, d’anorgasmie,
d’irrégularité sexuelle que l’on souhaite traiter comme des pathologies.
C’est aux couples hétéros que l’on cherche à vendre de façon
obsessionnelle des thérapies, du développement personnel, des conseils
sexo, des accessoires sexuels. Pas aux couples lesbiens, pas aux couples
gays, puisque ceux-ci constituent une menace pour le régime politique
hétérosexuel. Leur mise en couple, leur communauté de vie, leur
sexualité, ne sont que modestement encouragées dans ce contexte,
puisqu’elles sont présentées comme des déviances qui menacent la famille
nucléaire et, par extension, l’ordre moral hétérosexuel bourgeois.
Je crois que c’est en partie via ce prisme que l’on peut analyser
l’attachement fort à une certaine culture de la sexualité au sein même de
la communauté LGBTI. Parce que nos amours sont stigmatisées
socialement, parce qu’on nous impose de les cacher au reste du monde,
nos sexualités, ainsi marquées du sceau de l’interdit, forment in fine une
sous-culture par laquelle il devient possible de se réapproprier ce qu’il
nous a été interdit de montrer au grand jour. La sexualité, dans ce cadre,
est envisagée comme une défense politique face au régime hétérosexuel et
face à l’assimilationnisme. Autrement dit, elle sert d’étendard politique
permettant de refuser la disparition d’une culture communautaire
au profit de la suprématie hétérosexuelle, prétendument universelle.
C’est par exemple la culture du kink et du BDSM, notamment présente
dans les milieux gay qui, chaque année à la Pride, se voit pourfendue avec
le même socle d’arguments réactionnaires utilisés à des fins homophobes :
« cela va choquer les enfants », « les sexualités déviantes n’ont rien à faire
dans l’espace public », etc. La sexualité est ainsi constamment
instrumentalisée pour définir ce qui relève du sain, de l’acceptable, et ce
qui relève de l’immoral et de la déviance.
La contrainte sociale à la sexualité ne s’impose donc pas de la même
manière dans le cadre de la sexualité cis-hétéro et de celle de groupes
marginalisés. C’est pour cela que je dis que les personnes LGBTI sont,
contrairement aux personnes hétérosexuelles qu’on invite à développer
leur sexualité, encouragées à abandonner leurs sexualités jugées
déviantes, immorales et infertiles, sexualités qui constituent une défense
contre l’assimilationnisme hétérosexuel et bourgeois. Cela ne veut pas
dire que les personnes LGBTI ne sont pas la cible de campagnes marketing
spécifiques, les marques investissant de plus en plus ce qu’elles
considèrent être un excellent filon financier. Pour autant, le couple
hétérosexuel demeure la cible de choix de l’impératif sexuel.
Dans cette perspective, on voit bien que le couple hétérosexuel tient une
place centrale dans notre société, mais aussi que la sexualité conjugale
peut en être l’une des armes les plus redoutables. Il est naturel que les
hommes et les femmes s’apparient dans la sexualité, qu’ils se reproduisent
et perpétuent l’espèce à travers la sexualité, et donc qu’ils organisent
toute la société sur le droit, et le devoir, d’avoir des rapports sexuels
avec une personne du sexe opposé.
La sexualité étant une des armes de l’exploitation sexiste et économique
de la moitié de la population par l’autre, il est donc logique qu’elle soit
présentée comme un indicateur de bonne santé de la relation amoureuse.
Pour que le couple perdure, il faut que la sexualité soit riche et épanouie.
Ça n’a pas toujours été le cas : jusqu’ici, les femmes subissaient une vie
sexuelle globalement contrainte, même si on la présentait comme
moralement souhaitable (le fameux “devoir conjugal”). On se moquait
bien de savoir si elles y prenaient du plaisir ou non. Le capitalisme n’a pas
attendu la soi-disant “révolution sexuelle” pour s’immiscer dans la
chambre à coucher des couples. La dimension productiviste de la sexualité
pouvait être exploitée autrement, notamment dans l’idée qu’elle permet
la reproduction, la perpétuation de l’espèce. C’était bien pratique
d’envisager le sexe sous cet angle (et ça l’est encore aujourd’hui) :
encourager la reproduction, c’est encourager la mise au monde des
futur·es travailleureuses. Aujourd’hui, les dynamiques évoluent, même si
cette dimension reste complètement d’actualité : le capitalisme s’adapte,
et il va donc de soi qu’il ait trouvé un nouveau secteur de profit dans l’idée
que la sexualité constitue un indicateur de bonne santé de la relation
amoureuse. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’un nouveau vernis clinquant
sur une exploitation reproductive et économique historique.
Cette perspective selon laquelle l’épanouissement sexuel constitue un
impondérable du bonheur amoureux, c’est ce que nous montrent toutes
les représentations contemporaines qui mettent en scène des couples :
ceux qui ne baisent pas, ou plus, sont nécessairement dépeints comme
frustrés, aigris… en fin de vie. Cela renforce l’obsession d’une sexualité qui
devrait être tout à la fois régulière, enthousiaste et satisfaisante.
Rappelez-vous : c’est un enjeu d’émancipation ! Cela figure tout le génie
de cette méthode, à savoir rendre désirables les mécanismes
d’exploitation, et ce quelles que soient les violences qu’ils charrient.
Or, et mon histoire personnelle me l’a rappelé à tous les instants, c’est
bien au sein du couple que l’entrelacement entre sexualité, domination et
exploitation est le plus serré, le plus fort. Rappelons que selon
l’Observatoire national des violences faites aux femmes, « en moyenne, le
nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui au cours d’une année sont
victimes de viols et/ou de tentatives de viol est estimé à 94 000 femmes »,
et encore il s’agit là d’une estimation minimale. L’étude indique aussi que
dans 47 % des cas, c’est le conjoint ou l’ex-conjoint qui est l’auteur des
faits27.
Ce qui est certain en tout cas, c’est que la sexualité conjugale ne permet
pas à nos désirs profonds d’émerger ou d’être entendus, et qu’en les
bloquant elle empêche leur formidable capacité à rendre possible une
émancipation, qu’elle soit sexuelle ou non. C’est sans doute là l’aspect le
plus tranchant de l’arme de la sexualité conjugale : bien loin de nous
libérer, elle nous contraint. Sous couvert de nous émanciper, elle nous
aliène. Qui a-t-elle libéré, cette soi-disant « libération sexuelle » ?
Personne. Qu’a-t-elle de révolutionnaire, cette autoproclamée
« révolution sexuelle » ? Rien. Dans un entretien, le sociologue Michel
Bozon, auteur de Sociologie de la sexualité, revient sur ce paradoxe :
« Je suis réticent à qualifier de révolution les changements intervenus dans les
conduites des couples depuis les années soixante. On pourrait plutôt décrire les
transformations contemporaines comme le passage d’une sexualité construite par
des contrôles et des disciplines externes aux individus à une sexualité reposant
sur des disciplines internes. Il ne s’agirait pas d’une libération, mais d’une
intériorisation et d’un approfondissement des exigences sociales. Les
changements doivent sans doute être moins considérés comme une émancipation
que comme une individualisation. Avec l’intériorisation des contrôles, l’individu
doit établir lui-même ses normes et sa cohérence intime, tout en continuant à
être jugé socialement. Aujourd’hui pas plus qu’hier, il n’y a d’autonomie de la
sexualité28. »
Autrement dit, il s’agit bien d’une dynamique d’aliénation collective, au
sens où la norme pressurisante n’est plus construite et renforcée
uniquement par des facteurs exogènes, mais par les individus eux-mêmes,
dans le cadre de leur propre intimité. Rendre désirable et désiré ce qui
peut nous faire violence… et ce qui nous contrôle. Car c’est bien d’un
outil de contrôle qu’il s’agit. Dans cette perspective, on peut d’ailleurs
interroger la dimension émancipatrice de la contraception : cet outil, qui
aurait permis de “libérer la sexualité” des couples hétérosexuels, n’est-il
pas aussi un outil de contrôle social, à la fois intériorisé par les individus
et dirigé, réglé par la sphère médicale ? C’est en tout cas l’analyse que
propose encore Michel Bozon dans le même entretien :
« La diffusion de la contraception orale et l’usage du préservatif au premier
rapport constituent également des exemples de contrôle de soi. Même si elle
permet une autonomie individuelle, la contraception orale implique une gestion
quotidienne rigoureuse, ainsi que l’entrée dans une carrière de patiente, sous
responsabilité médicale. Ce n’est pas exactement ce que j’appellerais un
relâchement des contrôles. Le suivi médical implique qu’on parle de sa vie
sexuelle à un médecin. La liberté conférée par la contraception orale a d’ailleurs
été critiquée très tôt par certaines féministes. »
C’est pour les mêmes raisons qu’il est, je crois, illusoire de penser avec
nostalgie aux années 1960 et à la prétendue révolution conjugale qu’elle
aurait permise. Comment un présupposé libéral – la jouissance
(individuelle et sans entraves) – pourrait-elle bien faire advenir la
révolution ? Faire miroiter le droit à la jouissance comme horizon de
l’émancipation est un stratagème pour dépolitiser la question, et éviter de
nommer ce sur quoi le couple hétérosexuel devrait réfléchir pour
permettre une véritable libération des femmes (sexuelle, mais pas que), à
commencer par la répartition des tâches domestiques et la notion de
travail gratuit. Rappelons que, outre le fait que cette répartition n’a
quasiment pas bougé depuis cinquante ans, « 4 Français sur 10 pensent
que si les femmes s’impliquent davantage dans la répartition des tâches,
c’est en partie de leur fait car elles y trouveraient une satisfaction
personnelle29 ». Rappelons aussi que, toujours selon le même sondage,
« 43 % des Français estiment qu’en général les hommes ont moins de
dispositions naturelles que les femmes pour les tâches ménagères et 46 %
pensent que les hommes ont plus d’aptitudes pour le bricolage et les
femmes pour les tâches ménagères. » Pour la libération et l’émancipation,
on repassera…
C’est pour cette raison qu’il me semble indispensable de considérer les
questions d’émancipation de l’intime en prenant en compte le contexte
capitaliste dans lequel les dominations s’inscrivent. On l’a vu, la
normalisation et la naturalisation de la conjugalité hétérosexuelle
présentent un intérêt social et économique. Le couple hétérosexuel est
une institution qui permet d’exploiter les femmes à large échelle. Et c’est
pour cela qu’on peut penser l’hétérosexualité comme la main gantée
du capitalisme, dont l’objectif ne pourra jamais être la révolution,
sexuelle ou autre.
C’est notamment la thèse défendue par l’ethnographe Kristen Ghodsee,
dans Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme30 – et
par « socialisme », l’autrice entend le système politico-social qui vise
l’abolition de la propriété privée et la collectivisation des moyens de
production et d’échanges. Dans cet essai, elle passe en revue plusieurs
questions relatives au couple hétérosexuel, comme la maternité ou la
sexualité conjugale. Sur la mater-nité, elle déclare : « Les socialistes ont
compris depuis longtemps que, pour assurer l’équité entre les hommes et
les femmes, il fallait mettre en place des structures collectives d’aide à
l’éducation des enfants. » Elle prend aussi l’exemple des « assurances
maternité », une idée défendue par la féministe allemande Lily Braun qui
consiste en une levée de fonds via un impôt sur les revenus progressifs.
« Selon Braun, explique Ghodsee, dans la mesure où la société a intérêt à
ce que naissent des enfants, il est juste qu’elle contribue à assumer les
coûts de leur éducation. » Cette approche me semble très pertinente, car
je ne vois pas comment une “révolution sexuelle” pourrait s’opérer au
sein du couple hétérosexuel sans qu’on ne s’intéresse d’abord à ces enjeux
économiques majeurs. Sans protection des personnes ayant accouché face
aux mises au placard dont elles sont victimes au travail, sans répartition
équitable du travail domestique au sein du foyer, sans changer de fond en
comble nos conceptions du congé parental, quelle révolution de l’intime
est possible ? Ça ne sert à rien de proposer aux femmes et/ou aux
personnes LGBTI des sextoys et des astuces sur la manière de faire revenir
leur libido, dans un contexte où elles sont quotidiennement exploitées au
travail et sous leur propre toit. Ce dont les personnes exploitées ont
besoin, c’est de ne plus l’être, avant d’envisager une quelconque
émancipation par le sexe qui profite d’abord à leur conjoint.

24 La Pensée straight, de Monique Wittig, recueil de textes publié en 1992 aux États-Unis
(éd. Amsterdam, 2018).
25 La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne, article d’Adrienne Rich (éd.
Mamamélis/Nouvelles Questions féministes, 2010).
26 Voir le manifeste The Woman-Identified Woman, écrit par les Radicalesbians en 1970. Le
texte défend l’idée selon laquelle les lesbiennes seraient à l’avant-garde de la lutte
antisexiste, car leur identification à d’autres femmes défie la notion traditionnelle de
l’identité “femme”.
27 Observatoire national des violences faites aux femmes conduit par la MIPROF (Mission
interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la
traite des êtres humains) en 2020.
28 Révolution sexuelle ou individualisation de la sexualité ?, entretien avec Michel Bozon,
mené par Patrick Simon (revue Mouvements, n° 20, 2002).
29 Les Français et le partage des tâches : à quand la révolution ménagère ?, sondage
(IPSOS, 2018).
30 Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme, Plaidoyer pour
l’indépendance économique, de Kristen Ghodsee (éd. Lux Québec, 2020).
À l’issue de ce tour d’horizon, on ne peut donc que constater que les
obstacles sur le chemin de la sexualité des femmes et/ou des personnes
LGBTI sont nombreux. Il faut d’abord composer entre son intimité
sexuelle et son propre corps lorsque ces deux espaces ont été victimes de
violences sexistes et/ou racistes, homophobes, transphobes, validistes,
parmi d’autres. Les violences et dominations diverses altèrent
durablement et profondément le lien au corps et créent un décalage avec
des normes sociétales qui désignent ce que doit être la sexualité “bonne et
saine”. Cela entraîne un rapport pathologisant à la sexualité et à tous ses
aspects (plaisir, désir, lâcher-prise), non seulement par nous-mêmes (nous
intériorisons que c’est anormal), mais aussi par un ensemble d’acteurs
extérieurs (sphères médicale, culturelle, politique qui nous renvoient
toutes l’image d’une sexualité “à réparer”).
Cette obsession collective aliénante participe à créer ce que des
chercheureuses appellent la sexu-société*, et cette notion me semble
centrale pour comprendre le système que l’on a essayé de dessiner. Ela
Przybylo, sociologue en études de genre, la définit de cette manière :
« Le but était de trouver un terme parallèle à celui d’hétéronormativité* mais sur
l’axe sexuel. L’hétéronormativité attire notre attention sur “les institutions, les
structures de savoir et les orientations pratiques qui rendent l’hétérosexualité
non seulement cohérente – c’est-à-dire organisée comme une sexualité – mais
aussi qui établissent la supériorité de l’hétérosexualité”. La sexu-société réalise la
même opération sur l’axe sexuel. Il s’agit de mettre en lumière la centralité du
sexe et de la sexualité dans notre culture et la manière dont nous en sommes
venus à organiser nos joies, nos amours, nos vies, nos accomplissements mais
aussi certaines structures institutionnelles autour de l’impératif sexuel31.»
Cet impératif sexuel structure donc nos relations intimes et, à plus
grande échelle, l’organisation sociale. Il est donc parfaitement logique que
celles et ceux qui ne s’y reconnaissent pas soient immédiatement
stigmatisé·es, ou incité·es à aller se soigner, ce qui a des conséquences
concrètes sur la vie des individus. Partout, le sexe (particulièrement le
sexe hétérosexuel), le désir, et l’orgasme sont présentés comme
« nécessairement bons, sains, et enthousiasmants » ; partout, la poursuite
du plaisir (en quantité comme en qualité) est « reconnue comme un
objectif légitime, voire obligatoire, pour atteindre le statut de sujet sexuel
libéré32 ». Dans un tel climat moraliste et culpabilisant, il semble donc
attendu que le désintérêt pour la sexualité (ou un intérêt limité, variable,
inconstant) soit sanctionné socialement. De la même manière, il semble
aller de soi qu’une difficulté à être à la hauteur des attentes projetées sur
la sexualité soit considérée comme une pathologie. Autrement dit,
quiconque résisterait à cette culture normative du tout-sexuel sera
immédiatement rappelé à l’ordre.

Face à cette obsession constante de la sexualité partagée, le décalage que


peuvent ressentir celles et ceux qui n’arrivent pas à développer leur
sexualité, ou qui n’ont pas plaisir à le faire, constitue une véritable
aubaine pour le capitalisme, qui, comme on l’a vu, y voit l’opportunité de
développer de nouveaux marchés économiques d’ampleur. La sexu-
société n’est donc pas seulement productrice de normes, d’injonctions, de
stigmates, elle permet aussi de générer de nombreux produits et services
qui renforcent la discordance entre les individus et leur corps, leur
intimité, leur lien à l’autre. La soi-disant révolution sexuelle et de l’intime,
dans ce cadre, n’est ainsi rien d’autre qu’un leurre, un écran de fumée
libéral qui voudrait nous faire croire qu’une émancipation est possible
non seulement au sein d’un système capitaliste, mais même grâce à lui.
Il me semble intéressant de mentionner ici la pensée du philosophe
allemand d’origine sud-coréenne Byung-Chul Han, qui permet de replacer
ces questions dans une perspective philosophique plus large. Dans son
essai Le Désir. L’enfer de l’identique33, Byung-Chul Han discute justement des
conséquences du libéralisme sur le rapport à l’amour et à l’érotisme. Il y
critique le fait que la société capitaliste détruirait la rencontre avec
l’autre, car elle soumettrait le lien humain à un impératif d’immédiateté,
de transparence, d’instantanéité et de consommation. Il accuse ces
comportements d’être à l’origine de l’annihilation du désir, car ils
aseptiseraient le lien humain, en empêchant l’altérisation, c’est-à-dire la
rencontre avec l’Autre comme figure extérieure, indépendante de nous-
même. Une figure dans laquelle nous ne devrions pas pouvoir projeter
notre propre reflet – c’est-à-dire nos attentes, nos idéaux de performance,
nos comparaisons délétères, nos insécurités, notre besoin de
reconnaissance sociale. Selon lui, l’Autre est supposé être « atopique »,
c’est-à-dire littéralement « sans lieu ». Cela veut dire qu’il ne devrait pas
être situé par rapport à nous-même, afin de ne pas entrer dans une
logique libérale de compétition et de projections. Ce serait cette absence
totale de prise sur l’autre – puisqu’il n’existe dans aucun lieu par rapport à
nous-même – qui permettrait de faire naître le véritable Eros, terme
englobant toutes les dimensions de l’amour, qu’elles soient affectives,
érotiques ou sexuelles. Sans cela, il n’y aurait simplement pas de
rencontre possible. Il résume l’idée de cette manière : « L’Eros est
précisément un rapport à l’autre situé au-delà de la prestation et de la
capacité. » Ce qu’il défend, c’est qu’on ne peut penser l’intimité
enthousiasmante que dans un rapport non économique, non quantitatif,
ne relevant pas de la performance, hors marché. Je le rejoins évidemment
sur l’analyse : la véritable libération sexuelle ne peut pas être accélérée
par le capitalisme, car celui-ci empêche au contraire son avènement.

C’est pour cette raison que je n’ai pas envie de poursuivre cet essai en
proposant des solutions diverses et variées qui permettraient
“d’améliorer” la vie sexuelle de qui que ce soit. Je préfère éviter ce
processus mortifère et poser la question suivante : et si ce n’était pas
grave, de refuser la sexualité, de lui préférer d’autres formes de lien
affectif, de se dire qu’elle constitue un espace que nous n’avons ni
plaisir ni désir à investir ? Et si, pour certain·es, il ne s’agissait pas de
résoudre à tout prix ce conflit intérieur, de démêler un quelconque
trouble ?
C’est pourquoi je souhaite plutôt, pour avancer, interroger la manière
dont on peut penser autrement l’intimité. J’ai envie de parler d’amour,
d’amitié, de communauté, de lien familial, afin de montrer que la sexualité
ne constitue pas “la voie royale” vers la vulnérabilité et la connexion à
l’autre. Je souhaite montrer qu’il existe pléthore d’espaces et de manières
de vivre une intimité profonde avec les gens qu’on aime.
Je voudrais que l’on s’attache plus à ces milliers d’autres formes de
démonstration amoureuse. Je crois que nous avons beaucoup à tirer de
l’amitié, cet amour jugé adolescent et immature. Nous avons beaucoup à
apprendre d’autres modèles familiaux qui décentrent l’importance de la
sexualité comme fondement de la forteresse familiale. Je pense à mes
ami·es qui élèvent des enfants entre elles et eux, qui fondent autrement
leur cellule familiale, qui pensent l’attachement en dehors du lien
nécessairement romantico-sexuel. Je crois que l’on devrait s’inspirer des
espaces de résistance créés par les lesbiennes. Je suis convaincu que nous
devrions chercher ce qu’ont fait, avant nous, les personnes qui ont refusé
ces obligations délétères. Je pense en fait à ces récits dont on pense de
prime abord qu’ils n’existent pas, puisque les gens qui résistent à la sexu-
société, notamment depuis l’avènement de la société industrielle et du
capitalisme, n’ont pas d’histoire. Leurs existences et paroles ne sont pas
documentées et ne traversent pas le temps. Je crois, oui, que j’aimerais
parler de cette frontière trouble entre amour et amitié, entre désir
charnel et engagement émotionnel, entre famille nucléaire et
communauté familiale.

Autrement dit, loin de vouloir remplacer une injonction par une autre, je
voudrais simplement présenter et faire entendre des récits nouveaux, et
ouvrir des perspectives, pour toutes les personnes étouffées et noyées
sous le poids de la sexualité obsessionnelle. Ce que je veux, c’est faire un
pied-de-nez à la sexualité : lui montrer la porte et l’escorter poliment vers
la sortie, afin qu’elle sache qu’on n’a pas nécessairement besoin d’elle et
qu’elle n’a pas à être toujours au cœur de la fête.

31 Les asexuel·les dans la sexu-société, article d’Ela Przybylo, (revue Sexualities, 2011), citant
Lauren Berlant et Michael Warner dans leur article de 1998 Sex in Public, publié dans la
revue Critical Inquiry.
32 Je reprends ici les termes de Przybylo.
33 Le Désir. L’enfer de l’identique, de Byung-Chul Han (éd. Autrement, 2018).
Désinvestir
le désir :
la puissance
des autres liens
Faire l’histoire de l’amour sans sexe
Je souhaite repérer, raconter et transmettre des histoires d’intimité dont
le sexe n’est pas le point d’ancrage, le référentiel de départ. Je souhaite
parler d’amour autrement, d’amitiés, de communautés familiales, de la
manière dont on peut expérimenter à la fois son corps et l’intimité en
dehors du prisme du tout-sexuel. Je suis convaincu qu’une manière de se
défendre contre l’impératif sexuel est d’ouvrir d’autres horizons en
racontant l’histoire de communautés et de relations humaines qui ont été
fertiles autrement, n’en déplaise aux défenseurs d’une société qui place la
famille nucléaire, l’amour romantique hétérosexuel et la mise au monde
d’enfants au centre de son projet civilisationnel. Il est temps de faire
enfin l’histoire de l’amour sans sexe, et je dis « enfin », car il faut bien
admettre que cette histoire reste à écrire.
La plupart des représentations que nous avons à notre disposition pour
dépeindre l’amour véritable mettent en effet en scène le même tableau,
image après image. Les romans n’ont rien à envier aux films, et
inversement. Un homme, une femme, nécessairement cis, nécessairement
hétérosexuels, nécessairement blancs. Ils prennent la mesure de leur
amour et de leur promiscuité émotionnelle en engageant une folle passion
amoureuse et érotique. Malgré quelques rebondissements qui auraient pu
nous faire craindre la fin précoce de la romance, leur cellule conjugale
résiste aux tempêtes extérieures : l’appel amoureux reste le plus fort et
c’est ce qui leur permettra, dans un happy ending flamboyant, d’être bénis
du sceau de la grâce divine : ils construisent leur famille, vivront heureux
et auront beaucoup d’enfants. De la littérature romantique du xixe siècle
aux comédies à l’eau de rose des années 2000, nous sommes constamment
mitraillé·es par ce couple unidimensionnel et son caractère “supérieur”. Je
ne vais pas m’attarder sur le malaise et la perplexité que génère chez moi
ce circuit de la “récompense” univoque
(rencontre/passion/mariage/enfants) tant il me paraît plus être un
chemin de croix qu’une autoroute vers la félicité. Peut-être ai-je eu trop
d’exemples autour de moi de familles exemplaires de ce type, qui avaient
accompli tout ce qu’il fallait accomplir, et qui n’en étaient pas moins
terriblement malheureuses dans le meilleur des cas, profondément
violentes et dysfonctionnelles dans le pire. Peu importe : il m’est de toute
manière difficile de ne pas vivre ces scènes fantasmées comme un
spectateur captif de ces images d’Épinal qui, parce qu’il ne goûtera jamais
à ce modèle unique d’amour, ne goûtera jamais non plus au bonheur
authentique.
Face à cela, où se trouvent les récits et les images contemporaines
d’amour sans sexe ? Nulle part, ou presque. Quand les fictions l’évoquent,
c’est pour décrire une situation malheureuse, générant une pluie de
frustrations et dont seule la menace de la rupture – ou la rupture effective
– peut faire évoluer la narration. En parallèle, les romances “hors de la
norme”, notamment lesbiennes, sont souvent dépeintes en reniant
absolument la dimension amoureuse et érotique des liens formés. Il s’agit
là du fameux poncif des “bonnes amies34”, dont la lesbianité n’est même
pas envisageable. Quand la sexualité existe, elle est forcément
hétérosexuelle.
Ce n’est pas un hasard si ces récits n’existent nulle part, ou presque :
comme on l’a vu dans la première partie, dans le système hétéro-
capitaliste qui est le nôtre, il est fondamental de maintenir l’illusion que
l’obsession (hétéro)sexuelle est justifiée et naturelle. Le sexe contraint et
le sexe fait vendre, une dynamique qui conduit à un cercle vicieux bien
arrangeant pour qui veut contrôler et qui veut s’enrichir.
Par ailleurs, il est également fondamental pour ce système de tenir en
dehors de l’Histoire des modèles d’amour sans sexe, de communautés
familiales ne s’embarrassant pas de l’impératif sexuel, infertiles du point
de vue économique, qui mettent en péril la sexu-société et la famille
nucléaire. C’est donc du côté des communautés en marge des modèles
socio-familiaux normés qu’on peut commencer à essayer de repérer ces
récits. Car ils existent, bien que les sources qui les détaillent soient rares,
ou que, lorsqu’elles sont citées, ce soit à titre anecdotique.

Assez spontanément, on pourrait penser à aller chercher ces récits du


côté des communautés asexuelles ou « ace », qui se définissent comme
l’ensemble des personnes « qui ne ressentent pas ou peu d’attirance
sexuelle pour d’autres personnes », et qui demandent la reconnaissance
de leur groupe comme catégorie sociale et orientation sexuelle à part
entière. Pourtant, comme je l’ai dit dans mon avant-propos, je préfère ne
pas recourir à cette catégorisation. L’asexualité, qui concernerait 1 % de la
population globale, est en effet un terme parapluie qui abrite une
multiplicité de sous-catégories. Aven-France35, le principal réseau
francophone d’entraide et d’information sur la visibilité asexuelle fondé
en 2001, propose ainsi un lexique des différentes catégories de
l’asexualité, comme par exemple la demi-sexualité, c’est-à-dire « une
personne qui ne devient sexuellement attirée par quelqu’un uniquement
après avoir tissé un lien émotionnel fort avec cette personne », ou encore
l’aegosexualité, soit le fait « d’apprécier des choses telles que la
pornographie ou l’érotisme mais sans se visualiser comme faisant partie
de la situation et ne désirant pas en faire partie », mais aussi
l’apressexualité, qui désigne « une personne qui ne ressent de l’attirance
sexuelle qu’une fois qu’une autre forme d’attirance (romantique,
platonique, etc.) a été ressentie ».
Même si je sais combien il est essentiel, pour les personnes qui
s’identifient comme asexuelles, de pouvoir se reconnaître dans une
communauté, et à quel point ces réseaux d’entraides sont importants pour
elles, il me semble toutefois gênant de définir le rapport à la sexualité par
un manquement : littéralement, l’asexualité est l’absence de désir pour
autrui. Or, c’est bien le glissement d’une réalité – l’absence de désir – à un
jugement sur cette réalité – c’est un manque –, qui a conduit
historiquement à la pathologisation des parcours s’écartant de l’impératif
sexuel que j’ai décrit dans la première partie. Quand les personnes de la
communauté « ace » font entendre leur voix, c’est d’abord pour
revendiquer la possibilité de vivre en paix par rapport à la norme sexuelle.
Mais c’est toujours un projet construit par rapport à cette même norme.
Or, je ne souhaite pas partir sur ce terrain-là avec les récits que je vais
partager. Ceux-ci ne se définissent tout simplement pas par rapport à la
sexualité.
Par ailleurs, ma deuxième réserve quant à l’adoption d’une grille
d’analyse spécifiquement asexuelle est d’ordre politique. Je ne crois pas
qu’il soit pertinent, dans le cadre que je souhaite développer ici, de
multiplier les catégories d’identification, car en adoptant une grille
individuelle, “à la carte”, on s’empêche de penser la question dans une
perspective anticapitaliste. Cela ne remet évidemment pas en question la
dimension souvent salvatrice dans le fait de trouver des termes qui nous
correspondent afin de nous connaître et de nous comprendre. Mais je
préfère penser les difficultés que pose la sexualité partagée dans une
approche économique et sociale, qui contextualiserait les parcours
individuels dans le cadre global des dominations, dont l’impératif sexuel
est l’un des piliers.
Enfin, et cela rejoint le point précédent, les problématiques que j’essaie
de soulever ne concernent pas uniquement les personnes se revendiquant
explicitement asexuelles. Elles concernent l’ensemble des personnes
victimes de l’impératif sexuel, au sens large. À cet égard, la réflexion des
chercheureuses Dawson, Scott et McDonnell, qui partent de l’asexualité
comme point de départ d’une réflexion politique pour une société pensée
hors sexe, me semble intéressante :
« S’il peut être acceptable pour les personnes asexuelles de ne pas vouloir de
relations sexuelles, nous pouvons peut-être faire en sorte que n’importe qui
puisse ne pas avoir envie de sexe. Ce serait un monde où être sexuel n’est plus
inscrit comme une condition préalable à la normalité ou à l’intimité. Ce serait un
monde sans sanctions contre le fait de ne pas vouloir de sexe – où le sexe n’est pas
une obligation ou une marchandise qui est due. Ce serait un monde où aucun
niveau de désir sexuel ne serait perçu comme pathologique et où l’accent serait
mis sur l’affirmation de soi permise par la sexualité, quelle que soit la forme
unique qu’elle prend36. »

Pour faire cette histoire de l’amour luttant contre l’impératif sexuel


hétéro, nous devons donc, je crois, nous tourner du côté d’espaces
spécifiques de la communauté LGBTI, et de la pensée lesbienne
notamment, parce qu’elle a toujours envisagé la question du lien et de
l’intimité en dehors de l’enjeu de filiation ou de famille nucléaire. Et donc
sans faire de la sexualité le postulat de départ de cette intimité.
De fait, parmi les exemples auxquels on a relativement facilement accès,
ce sont souvent les femmes lesbiennes et/ou racisées qui ont proposé
d’autres récits et théorisé d’autres approches de l’amour romantique
et de la sexualité, en dehors des velléités productivistes voulues par
l’État et promues par le capitalisme.
C’est par exemple Adrienne Rich, qui, à travers la notion de « continuum
lesbien » développée dans La Contrainte à l’hétérosexualité et l’existence
lesbienne déjà mentionné plusieurs fois, permet de faire émerger des récits
de l’amour non productif, c’est-à-dire qui ne se base pas sur la
reproduction de la lignée et sur la centralité de la figure du père :
« Par “continuum lesbien” j’entends un large registre – aussi bien dans l’histoire
que dans la vie de chaque femme – d’expériences impliquant une identification
aux femmes ; et pas seulement le fait qu’une femme a eu ou a consciemment
désiré une expérience sexuelle génitale avec une autre femme. Si on élargit ce
terme pour y inclure les multiples formes de rapports intenses et privilégiés entre
femmes, qui comprennent aussi bien la capacité de partager sa vie intérieure que
celle de faire front contre la tyrannie masculine et que celle de donner et de
recevoir un soutien pratique et politique ; si on parvient également à associer ce
terme à des notions telles que la résistance au mariage, à l’étendre aux conduites
“insensées” identifiées par Mary Daly (sens dépassés : “indomptable”,
“volontaire”, “capricieuse”, “légère”, “‘une femme qui ne s’en laisse pas conter”)
on commence à comprendre des pans entiers de l’histoire et de la psychologie des
femmes, restées jusqu’ici hors d’atteinte en raison des définitions limitées, pour la
plupart cliniques, du “lesbianisme”. »
Cette formule puissante du continuum lesbien révèle l’existence de
groupes et de communautés qui se sont soustraites non pas
nécessairement à la sexualité (Rich dit qu’il ne s’agit « pas seulement » de
cela), mais à l’impératif sexuel en tant qu’outil de maintien et de
renforcement de la cellule familiale nucléaire.
C’est aussi bell hooks, penseuse afro-américaine, qui a écrit plusieurs
textes sur la force transformatrice de l’amour, notamment dans All about
Love37, essai qui articule la question de l’amour moderne au regard des
enjeux antiracistes et antisexistes. « En passant en revue la littérature sur
l’amour, dit-elle, j’ai remarqué que peu d’écrivains, hommes ou femmes,
parlent de l’impact du patriarcat, de la manière dont la domination
masculine sur les femmes et les enfants s’oppose à l’amour. [Or] il ne peut
pas y avoir d’amour là où il n’y a pas de justice », continue-t-elle avant de
détailler les raisons pour lesquelles la poursuite d’un certain idéal
amoureux constitue un enjeu social et collectif majeur.
C’est encore Audre Lorde, poétesse noire lesbienne, qui a produit un
nombre important de textes sublimes sur la sexualité, la passion et le lien
sororal. Je pense par exemple à Usages de l’érotique : l’érotique comme
pouvoir, qui accuse l’Occident et le patriarcat d’avoir détourné l’érotisme,
de l’avoir vidé de sa substance à des fins de contrôle raciste et sexiste,
alors que cette force motrice pourrait servir d’outil d’empouvoirement
des femmes au lieu d’être un terrain d’aliénation. « Nous avons été élevées
à craindre le “oui” en nous-mêmes, nos envies les plus profondes. […] Et la
peur de nos envies les plus profondes les rend suspectes, nous maintient
dociles, loyales et obéissantes, et nous amène à nous contenter ou à
accepter de nombreuses facettes de notre oppression en tant que
femmes38. »
Toutes, et d’autres avec elles, transmettent une histoire de l’amour
sans sexe, ou plutôt une histoire de l’amour décapitalisé, de
l’intimité non productiviste, du lien non nécessairement rentable.
Mais leur savoir, fruit de minorités et d’individus à la marge, se transmet-
il vraiment ? L’enseigne-t-on ? Certes, les autrices que j’ai citées sont des
figures emblématiques, mais quel poids ont-elles en dehors des milieux
militants et universitaires ? Face aux multitudes de représentations
culturelles qui matraquent de tous les côtés que la sexualité est
obligatoire et que c’est le fondement de notre société ?
Aucun poids, ou si peu. On pourrait m’opposer que c’est par simple
pudeur que ces récits ne sont pas entendus, et que la sexualité est
renvoyée à une affaire privée. Les penseuses qui ont travaillé sur ces
questions, comme je le fais ici, ne parlent pourtant que rarement de la
sexualité sous l’angle des pratiques individuelles : elles abordent le sexe
sous l’angle d’un système de normes qui structure et amplifie les violences
et les dominations symboliques et matérielles. Elles font cette analyse de
leur point de vue situé : femmes lesbiennes et/ou racisées, pour la plupart.
Et elles sont de fait les premières à être écrasées par ce système, pour
toutes les raisons que j’ai évoquées plus tôt.
Il me semble que les liens les plus fertiles sont les moins rentables. C’est
précisément pour cela qu’il est essentiel de transmettre ce savoir, de
partager ces récits, de les faire connaître : pour sortir du manichéisme
imposé par l’impératif sexuel et faire tomber l’espèce de pyramide
sexuelle qu’il a établie, fondée sur une hiérarchie de valeurs qui ne
promeut qu’un type bien particulier de sexualité (et de personnes qui les
pratiquent). Il s’agirait de la “bonne” sexualité – hétérosexuelle, régulière,
pénétrative ou génitale, souvent exercée dans le cadre conjugal – par
opposition à des pratiques et des sexualités jugées déviantes par rapport à
la norme (par exemple, l’homosexualité), voire pathologiques (par
exemple l’absence de sexualité)39. Hautement moralisatrice, cette
catégorisation ne rend absolument pas compte de tout ce que peut
recouvrir la notion d’intimité au sens large, et encore moins de tout ce
qu’elle permet.
Partager ces récits d’une autre intimité, où la sexualité ne serait plus
centrale et fondatrice, est également indispensable si l’on veut combattre
l’essentialisation de la sexualité – qui assimile la sexualité à une pratique
“naturelle”, biologiquement incontournable puisqu’elle assurerait à elle
seule la survie de l’humanité. Attention, je ne suis pas en train de dire, en
tombant dans l’excès inverse, que la sexualité ne serait qu’une
construction sociale, mais je m’interroge sur ce qui structure l’obsession
sexuelle. Évidemment, elle ne me semble pas naturelle. Les normes qui
entourent la sexualité, la manière dont elle est devenue un objet moral et
médicalisé, l’impact qu’elle a sur la construction de l’idée de couple et de
famille, rien de tout cela ne l’est. Elle est organisée et justifiée sur le plan
politique et économique, comme je l’ai montré dans la première partie. Le
désir (ou non-désir) de sexualité est avant tout déterminé par des
paramètres sur lesquels nous n’avons que peu de prise, et il est aussi
illusoire de naturaliser la pratique sexuelle que de considérer que l’on
peut s’extraire de nos blocages par la seule force d’un discours positif sur
le sujet et d’une myriade de sextoys. Ce que résume d’une formule qui me
semble incroyablement forte l’auteurice C.E dans son article Défaire le
sexe :
« Ce qui nous attire vers le sexe, dans l’ici et le maintenant, est quelque chose de
déterminé par les dynamiques économiques de pouvoir qui nous produisent en
tant que “femme”, “homme”, “trans”, “cis”, “hétéro”, “gay”, etc. Il n’existe pas de
“soi” alternatif. Il n’existe qu’un terrain sans fin de toucher, d’affect, de besoins,
de désir de survie, de relations de pouvoir, produits et arbitrés par nos conditions
matérielles d’existence40. »
Décider de donner à entendre autrement la sexualité, ou même décider
de ne pas la donner à entendre du tout, constitue je crois un objectif
puissant. Parce que le sexe ne parle pas que de lui-même : il se trouve
enchevêtré au cœur de dynamiques ambivalentes qui disent
beaucoup de choses sur nos sociétés, sur les structures de pouvoir
qui les régissent, les dominations qu’elles produisent, la manière
dont tout cela marque nos corps. Alors, comment peut-on créer et
archiver cette autre histoire de l’intimité ? Je crois qu’on le fait en
racontant des histoires, en faisant le récit d’autres liens intimes – des liens
de confiance et de construction, qui renvoient aux notions de familiarité,
de refuge, de toit.
C’est cela que je voudrais faire ici à présent, à partir d’exemples
historiques concrets, mais aussi de récits que j’ai pu récolter auprès des
différentes personnes que j’ai interrogées sur la question des autres
formes d’amour.
Commencer à raconter une autre histoire de l’intimité, celle qu’on
entretient avec les autres aussi bien qu’avec son propre corps.

Montrer la puissance d’autres liens, qui ne sont en rien infertiles et


improductifs, contrairement à ce que voudrait nous faire croire le modèle
hégémonique de la famille nucléaire.
Montrer comment le couple peut fleurir sur d’autres fondations que la
sexualité conjugale.

Montrer qu’il est possible de faire communauté familiale autrement.


Ne pas oublier que l’amitié a beaucoup à nous apprendre sur la question
de l’intimité.
Rappeler qu’on peut jouir dans son propre corps autrement que par le
sexe.

34 La formule “just gals being pals” en anglais, qui signifie “ce sont juste des copines”,
désigne sarcastiquement les relations lesbiennes montrées naïvement comme de simples
“amitiés fusionnelles”.
35 Aven : Asexual Visibility and Education Network. Voir le site www.fr.asexuality.org
36 Asexuel·le n’est pas qui je suis : les politiques de l’asexualité, de M. Dawson, S. Scott et L.
McDonnell (éd. Université de Glasgow, 2018).
37 All About Love: New Visions, de bell hooks (éd. William Morrow Paperbacks, 2018).
38 Usages de l’érotique : l’érotique comme pouvoir, d’Audre Lorde, texte de 2003 publié
dans le recueil Sister Outsider (éd. Mamamélis, 2018).
39 Sur cette question, je renvoie à l’essai de la militante féministe et anthropologue Gayle
Rubin, Penser le sexe, publié en 1984, où elle formule les prémisses d’une politique radicale
de la sexualité. Selon elle, la violence structurelle contenue dans la sexualité, plutôt qu’une
oppression “simplement” patriarcale qui viserait les femmes en tant que groupe social,
constitue une oppression tournée vers tous les individus engagés dans ce que la culture
dominante appellerait le “mauvais sexe’, opposé au sexe sain et acceptable.
40 Défaire le sexe : contre l’optimisme sexuel, de C.E (IAATA.info, 2019).
Intimités alternatives : le foyer plutôt que la
famille nucléaire
Pour entrevoir quels autres modèles d’intimité que celui centré sur la
sexualité conjugale obligatoire sont possibles, j’ai publié sur les réseaux
un appel à témoignages41 et souhaité laisser la parole aux personnes qui
ont construit leur famille autrement. Mais avant de les faire entendre, il
me semble important de poser les fonctions et les limites du modèle
familial centré autour du couple hétérosexuel et de leurs enfants –
puisque, comme on l’a vu, c’est principalement en son sein que la
sexualité est utilisée comme une arme permettant de cimenter la
prétendue “naturalité” de l’hétérosexualité et, par extension, du modèle
familial nucléaire.
La famille présente plusieurs fonctions sociales sous le capitalisme : elle
permet déjà de faire naître les futur·es travailleureuses d’une part, et les
futur·es patron·nes et héritant·es de l’autre. Autrement dit, en alimentant
la société en force de travail continue, elle permet de faire perdurer la
société de classes dans son ensemble. La famille constitue également un
puissant moteur d’asservissement des femmes, lesquelles fournissent en
son sein une somme immense de travail reproductif et ménager gratuit42,
en plus de voir leur corps sexuellement exploité à des fins de perpétuation
de la lignée. Enfin, la famille représente évidemment un terrain majeur de
contrainte sexiste à la soumission, ce cercle refermé étant organisé autour
de la figure du patriarche censé guider son troupeau de femme et
d’enfants comme un berger le ferait avec ses moutons. S’il en était
autrement, le foyer ne serait pas le lieu qui concentrerait la majorité des
violences sexuelles et infantiles. Comme le résume en d’autres termes la
résolution de 1979 sur la libération des femmes de la Quatrième
Internationale, la famille, ce n’est donc rien d’autre que « l’institution
socio-économique fondamentale pour la reproduction, d’une génération à
l’autre, des divisions de la société en classes, [qui] fournit le mécanisme le
moins cher et le plus idéologiquement acceptable de reproduction de la
force de travail humain. […] Elle reproduit en son sein les rapports
hiérarchiques et autoritaires nécessaires au maintien de la société de
classe dans son ensemble43 ». La famille, c’est le terrain privilégié de
l’aliénation, de la soumission et de l’exploitation économico-sexuelle des
femmes, au profit du capitalisme et des maris, main dans la main44.
Par ailleurs, le modèle prétendument idéal et naturel de la famille
nucléaire (où le foyer se divise entre le père qui pourvoie
économiquement aux besoins de la famille et la mère qui s’occupe de la
vie domestique) serait universel, c’est-à-dire qu’il serait valable de tout
temps et en tous lieux. Or, on voit tout de suite les limites de cette
croyance : en plus de n’être qu’une pure création du système capitaliste,
ce modèle n’est souvent tenable que pour la frange la plus aisée – et
blanche – de la population. C’est cet aspect inégalitaire que souligne par
exemple la militante afro-féministe Jade Almeida dans une vidéo sur
l’échec de la famille nucléaire, rappelant à quel point ce modèle est, dès le
départ, inaccessible à la plupart des familles noires :
« Lorsque les hommes noirs sont embauchés, ce n’est certainement pas aux postes
qui leur permettraient d’assurer seuls la sécurité économique de leur foyer. Les
femmes noires ont toujours travaillé. Le modèle de la famille nucléaire implique
un nombre important de conditions économiques et sociales pour fonctionner45. »
Dans les milieux où le travail des femmes est une nécessité économique
pour la survie de la famille, ce modèle familial centré sur le couple et la
sexualité, comme un cercle refermé sur lui-même, ne peut donc pas
fonctionner. Rappelons que jusqu’à la moitié du xxe siècle environ, en
Occident, la famille ne se concevait pas en vase clos, mais était centrée
autour de la communauté étendue : le socle familial reposait sur la
cohabitation intergénérationnelle et non pas sur la conjugalité en tant
que telle. À mesure que le modèle familial centré sur la famille nucléaire
s’est imposé, seules les familles les plus riches ont pu, grâce à leurs
ressources financières, recréer l’aide et le soutien familial apporté
historiquement par la communauté étendue, en embauchant des aides
ménagères et éducatives inaccessibles aux foyers plus pauvres. Dans ces
conditions socialement favorisées, le modèle du couple fondé sur la
sexualité a pu fonctionner. Mais pour les familles qui ne disposaient pas
de ces ressources extérieures, cette structure, qui ne pouvait plus reposer
sur la solidarité intergénérationnelle au sein d’un même foyer, a souvent
éclaté (ce qui explique sans doute que le taux de divorce, en hausse
constante, soit très différent selon les classes sociales, les classes
moyennes et défavorisées divorçant bien plus que les classes
bourgeoises46).
Ce modèle traditionnel, pourtant présenté comme l’image
universelle de ce que constitue le couple, et par extension la famille,
n’est donc en réalité accessible qu’à une part restreinte de la
population, et il est fortement conditionné par des critères socio-
économiques. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle les
nouveaux modèles de famille, de foyer, émergent dans les milieux les
moins favorisés ou les moins valorisés socialement, comme le montrent
les récits que j’ai collectés à la suite de mon appel à témoignage.

Le modèle classique de la famille centrée sur le couple n’a donc rien de


“naturel”, et n’est qu’un « fait de culture », pour reprendre les termes de
l’anthropologue Paul Rasse. Dans un article de 201447, il montre en effet
qu’il n’est pas toujours allé de soi que le seul modèle accepté et acceptable
soit « la famille contemporaine, générée sur la base du désir, cimentée par
l’amour romantique et une sexualité épanouie, mais soumise à une
obligation de fidélité inconditionnelle ». Il dévoile, sans surprise, que cette
image stricte de ce que doit être la famille est le fruit de velléités
profondément patriarcales :
« Dans les sociétés patrilinéaires, les relations sexuelles entre parents sont le
noyau du groupe. Les femmes légitimes habitent avec leur mari, le règlement de
la sexualité, son contrôle et les sanctions qui accompagnent les écarts sont
extrêmement rigoureux. Il est en effet indispensable à la cohésion du groupe et de
la famille, mais surtout à la poursuite de la lignée, à la transmission du nom et du
patrimoine, de garantir que le père est bien le géniteur. Aussi faut-il tenir la
sexualité enserrée dans une gangue d’acier et surveiller la famille comme on le
ferait d’une chaudière que le désir et le sentiment amoureux sont toujours prêts à
faire exploser. »
Dans ce cadre, la sexualité est donc bien utilisée comme un outil de
contrôle et de surveillance des femmes, et l’amour romantique
devient le ciment de ce contrôle, celui qui permet de le justifier, de lui
donner un sens émotionnel, entérinant ainsi le bien-fondé de ce
processus. Pas étonnant que la culture populaire soit si fascinée – pour ne
pas dire obsédée – par l’amour romantique hétérosexuel. Que celui-ci soit
considéré comme le fondement de l’idée de famille, comme le temple des
valeurs traditionnelles et de la moralité.

Pourtant, on trouve la trace dans l’Histoire de nombreuses communautés


de personnes ayant construit autre-ment des structures familiales – par
famille, j’entends les individus vivant sous un même toit et dont les liens
privilégiés permettent de bâtir et de créer quelque chose, les enfants
n’étant qu’une possibilité de ces réalisations parmi d’autres. Souvent, il
s’est agi de communautés de femmes qui se réunissaient notamment pour
échapper au mariage et à leur destin forcé de pourvoyeuses d’enfants. Il
n’est pas surprenant que ce soient les femmes qui aient principalement
cherché à construire d’autres voies et d’autres modèles, puisque la famille
hétérosexuelle les voue à un destin statique, au sein d’un foyer où les
possibilités de mobilité sont extrêmement limitées et où la vie familiale
est structurée autour des mères cumulant les casquettes d’épouse, de
cuisinière, de ménagère, de mère et d’infirmière, pendant que les hommes
pourvoient aux besoins économiques du foyer.
Ces expériences de communautés féminines visant à échapper à la
contrainte patriarcale, et qui s’inscrivent pleinement dans le « continuum
lesbien » que définissait Adrienne Rich, sont bien plus nombreuses que ce
que l’on pourrait imaginer, et les « mariages de Boston » en sont un bon
exemple. Cette expression, popularisée par le roman de l’auteur anglais
Henry James, Les Bostoniennes, est utilisée au xixe siècle, aux États-Unis
principalement, pour désigner deux femmes vivant sous le même toit et se
soutenant mutuellement sur le plan financier afin de ne pas dépendre
d’hommes. Les sources ne se prononcent pas toujours sur la nature
éventuellement érotique de ces relations : il est probable que certaines
aient pu être sexuelles et que ça n’ait pas été le cas pour d’autres. Les
personnages du roman de James sont ainsi inspirés de l’histoire de deux
autrices, Annie Adams Fields et Sarah Orne Jewett, qui vécurent ensemble
à partir de la mort du mari de Jewett, en 1881, jusqu’à sa propre
disparition en 1909. La dimension romantique de leur relation n’a certes
pas nécessairement été établie par les chercheureuses en raison de la
discrétion des deux femmes, mais leur “union” est, elle, parfaitement
attestée. Cette histoire ne constitue pas un cas isolé : il nous est parvenu
des centaines de récits similaires de femmes s’enfuyant ensemble pour
habiter sous le même toit, ou pour échapper à un autre mariage après la
mort de leur mari. L’exemple le plus flamboyant de ces mariages de
Boston est peut-être celui des Irlandaises Eleanor Butler et Sarah
Ponsonby, aussi appelées « les dames de Llangollen ». La première
rencontre la seconde en 1769, elles vivent une amitié passionnelle de
manière immédiate, jusqu’à s’enfuir ensemble en 1778, déguisées en
hommes et armées de pistolets. Leur objectif : rejoindre l’Angleterre.
Presque arrivées au terme de leur périple, elles sont rattrapées par la
police et ramenées chez elles de force. Elles réussissent – comment ?
l’histoire ne le raconte pas – à convaincre leur famille de les laisser partir
ensemble au Pays de Galles. Elles s’installent dans un cottage en 1780 et y
restent jusqu’à leur mort respective, en 1829 et 1831. Elles sont enterrées
ensemble dans une église de Llangollen. Eleanor Butler tenait un journal
de leur vie commune, dont il ne nous reste aujourd’hui que des fragments
narrant une relation fusionnelle, proche de l’extase. Sarah Ponsonby y est
appelée « ma Sally », « ma bien-aimée », « chérie de mon cœur », « joie de
ma vie ». Just gals being pals…
Historiquement, la voie religieuse était également un moyen privilégié
d’échapper à une destinée maritale et reproductive. C’est le cas des
béguines, ces femmes célibataires parfois veuves qui décident de rejoindre
des communautés religieuses laïques, à partir du xiiie siècle en Europe.
Leur statut est particulier : elles n’ont pas besoin de former de vœux
perpétuels, c’est-à-dire qu’elles échappent au mariage, mais qu’elles
restent indépendantes de leur monastère car elles n’y sont pas cloîtrées.
Leur mode de vie leur permet d’échapper en tous points à l’existence qui
leur était promise initialement : les béguines vivent en totale autogestion,
elles ne s’imposent ni hiérarchie autoritaire, ni habillement particulier, ni
règles de vie drastiques. Par ailleurs, elles jouissent d’une indépendance
économique totale par rapport aux hommes, en travaillant entre elles et
pour leur communauté. « Le mouvement des béguines séduit parce qu’il
propose aux femmes d’exister en n’étant ni épouses, ni moniales,
affranchies de toute domination masculine », explique l’historienne
Régine Pernoud dans son ouvrage La Vierge et les Saints au Moyen Âge48.
Elles sont évidemment très vite persécutées, leur autonomie les rendant
suspectes aux yeux des autorités ecclésiastiques. Le sort qui leur est
réservé est similaire à celui des femmes accusées de sorcellerie : elles sont
soupçonnées d’hérésie, de fausse piété et mises à mort, souvent sur le
bûcher. En quelques siècles de traque, les béguines disparaissent presque
de la surface européenne : il ne fait pas bon être une femme qui échappe à
l’autorité masculine et qui dédie sa vie à son autonomie, à la création de
liens avec d’autres femmes. Ce mode de vie communautaire a pourtant
traversé les siècles jusqu’à nos jours : la dernière béguine, Marcella Pattyn,
est morte en 2013.

Qu’on regarde du côté des béguines ou des mariages de Boston, il existe


donc de véritables traditions de communautés de vie féminines non
fondées sur la sexualité conjugale – ou plutôt sur l’hétérosexualité. Mais il
n’est pas nécessaire de remonter aussi loin pour trouver des exemples
d’individus ayant bravé ce qu’on attendait d’elles et eux pour échapper à
la vie conjugale hétérosexuelle et à toutes les violences qu’elle suppose.
En effet, partout dans le monde, il existe encore de nombreuses
communautés lesbiennes et gay, qui ont vu le jour et ont essaimé peu
après les émeutes de Stonewall, dans les années 1970, en particulier aux
États-Unis. Quelques mois avant les manifestations, Carl Wittman, militant
gay, rédige ainsi un texte qui marquera durablement les mouvements
pour les droits des personnes LGBTI : Refugees from Amerika: a Gay
Manifesto49. Le texte nous renseigne sur les revendications de ce moment
très particulier dans l’histoire des mouvements LGBTI états-uniens. « Des
policiers hétéros nous gardent, des législateurs hétéros nous gouvernent, des
employés hétéros nous font marcher droit, de l’argent hétéro nous exploite »,
dénonce l’auteur, qui appelle les communautés gay et lesbiennes à le
rejoindre sur une terre de l’Oregon pour faire famille en se soustrayant à
l’impératif capitaliste hétérosexuel et aux violences homophobes. Dans les
années qui suivent, plusieurs autres communautés voient le jour, comme
Cabbage Lane, une terre en non-mixité lesbienne, ou encore
l’emblématique Owl Farm, que faisaient vivre plusieurs centaines de
femmes. Toutes ces « étranges familles » de l’époque n’ont pas
nécessairement survécu longtemps, en raison des conditions de vie
précaire, de la solitude par rapport au reste du monde, mais aussi de
l’épidémie de sida qui, dès les années 1980, pousse un bon nombre de leurs
membres à retourner en ville pour participer aux vagues de soutien
communautaire. Pour autant, certaines ont traversé les décennies et
tiennent encore à ce jour. Découvrir comment elles fonctionnent permet
d’imaginer d’autres nouveaux modèles de foyer – une fois de plus, les
lesbiennes ont tant à nous apprendre ! Dans sa série Sortir les lesbiennes du
placard, Clémence Allezard consacre un épisode entier à une communauté
lesbienne du sud de la France, fondée dans les années 1970 et réunissant
une dizaine de femmes50. Pourquoi les lesbiennes peuvent-elles à ce point
créer des utopies ? « On n’avait pas le droit de s’embrasser dans la rue ou
de se tenir la main », répond avec une simplicité désarmante une des
membres. Ce qui permet de créer des mondes nouveaux, de faire naître
des pratiques nouvelles, c’est donc de faire l’expérience de la
marginalisation.
Je le constate aussi autour de moi, et c’est avec mon ami Nanténé que j’ai
envie d’ouvrir ce cercle de témoignages. Nanténé effectue sa transition de
genre au même moment que moi, et il m’inspire un nombre considérable
de réflexions sur la famille, l’amour et l’amitié. Je dirais même que c’est lui
qui a initié ces questionnements sur les limites floues entre ces trois
cellules et sur la manière dont elles sont en réalité bien plus poreuses
qu’on ne le croit. Il élève son enfant sous le même toit que l’autre parent,
sans être en couple avec lui pour autant, puisqu’ils sont séparés depuis
plusieurs années. Mais ce foyer ne délimite pas les contours stricts de sa
famille : l’éducation est assurée par l’ensemble de l’entourage de Nanténé,
à savoir ses ami·es, mais aussi sa famille de sang. Chacun·e se relaie pour
passer à la maison garder l’enfant, l’emmener faire des activités, le
chercher à l’école… Dans les faits, une dizaine d’adultes participent donc à
enrichir son univers, et le foyer n’est pas construit autour de l’image
d’Épinal du couple amoureux et sexuel. Pourtant, la notion d’intimité y est
puissante et centrale : il s’agit simplement d’une manière peu commune
de partager cette intimité, de la nourrir et de l’encourager. C’est ce
modèle familial qui a commencé à faire émerger chez moi des
questionnements nouveaux et à redéfinir la notion même de famille. Les
frontières généralement accordées à l’amour, à la communauté familiale
et à l’amitié sont mobiles dans cet exemple parlant, et chaque centimètre
carré de l’espace de Nanténé relève de chacune des trois dimensions à la
fois.
Quand on s’éloigne des récits de la culture dominante, quand on regarde
en arrière dans l’Histoire, ou de côté aujourd’hui, pour repérer d’autres
modèles de foyer, on en trouve. Comme je l’ai déjà dit, c’est toujours du
côté des personnes à la marge qu’on peut les entrevoir, car ce sont elles
qui ont, en rupture du modèle dominant, réussi à construire leurs familles
autrement. Attention, il ne s’agit pas du tout de ne pas prendre la mesure
de la difficulté de certains parcours de vie51 : c’est même tout le contraire,
et le stigmate social d’une position à la marge jalonne tous les récits que
j’ai reçus. C’est ce que met en avant Soan, un homme trans père d’une
enfant de 3 ans, qu’il élève seul :
« Quand je récupère ma fille à l’école, je vois souvent les visages qui se
questionnent quand elle m’appelle Maman, je dois toujours avoir les extraits de
naissance et le livret de famille afin de prouver mon lien avec elle. À cause de tout
cela, mon rapport avec la famille classique me fait peur. J’ai peur en permanence
de perdre mon enfant, de ne pas être cru, de subir de la violence et qu’elle en
subisse aussi à cause de notre format atypique. »
Il atteste cependant la dimension émancipatrice que ce duo familial
constitue pour lui, l’autre père de l’enfant lui ayant fait subir des violences
conjugales avant leur séparation. « Ma famille, c’est notre espace dans
lequel la communication et l’amour n’ont pas besoin d’être retenus. »
C’est toute l’ambivalence des modèles familiaux non organisés sur la base
de la famille nucléaire : créer d’autres structures implique de se retirer
de chemins traditionnels, ce qui ne se fait pas sans violence, sans
subir de sanction. Pour autant, toustes relèvent le caractère libérateur de
ces échappatoires.
Cette ambivalence ressort de tous les témoignages qui vont suivre. Ainsi,
nombreuses sont les personnes pour qui faire famille autrement constitue
une manière de réparer symboliquement des violences vécues au
quotidien. C’est ce que m’a rapporté Mila, qui vit avec son partenaire et
ses ami·es proches : « J’ai subi le modèle familial classique. J’ai été éduquée
dans la violence et la toxicité. J’ai énormément de mal à me dire que le
schéma traditionnel peut être épanouissant. » C’est aussi le sens du récit
d’Amélie, une personne non binaire en situation de pluri-handicap qui
élève seule son enfant de 4 ans :
« Vers l’âge de 7 ans j’ai perdu une partie de mon audition. J’ai été appareillée des
deux côtés et j’ai suivi un cursus en intégration normale, avec des enfants
entendant·es du même âge. […] En classe de première, mon état de santé s’est
brusquement dégradé, j’ai perdu une partie de ma vue, ma surdité s’est aggravée,
j’ai fait de l’épilepsie, j’avais des vertiges, des douleurs et énormément de mal à
respirer. Je suis restée en errance médicale pendant toute ma première sans
aucune prise en charge. Mes vertiges sont devenus tellement violents que je
n’arrivais plus à me déplacer autrement qu’en fauteuil, et c’est toujours le cas.
Mon état s’est aggravé encore, j’ai passé beaucoup de temps en réanimation, j’ai
été trachéotomisée et implantée. Suite à ça j’ai été hospitalisée à domicile, j’ai eu
des auxiliaires de vie en continu pendant cinq ans. J’ai passé mon bac à 20 ans et
je l’ai eu. Quelques mois après, je suis tombée enceinte de mon crush de l’époque.
J’ai beaucoup vacillé car ma situation n’était en rien idéale pour élever un enfant,
mais j’ai eu mon enfant toute seule à 21 ans […] alors que les personnes
handicapées sont perçues comme forcément irresponsables. […] Cela m’a donné la
volonté de chérir ma famille telle qu’elle est, et d’en être fière, toute insolite
qu’elle puisse paraître. […] Le fait de conscientiser que ma famille est en dehors
du schéma classique et que c’est OK m’a rendue plus forte. J’essaie de rester moi-
même avec les gens qui m’entourent, je ne me cache pas, je normalise ce qui est
perçu comme étant singulier. »
Dans d’autres témoignages, expérimenter des modèles alternatifs peut
venir d’une volonté de faire un pied de nez à des enfances violentées. C’est
notamment ce que m’a raconté Max, qui a grandi dans une famille au sein
de laquelle « le spectre de l’inceste et de la violence physique » planait
continuellement :
« La colocation, et plus tard la participation à des collectifs militants, ont été un
pilier de la construction de ma famille choisie. À travers la vie quotidienne, des
réunions, la recherche de nouveaux et nouvelles membres, l’accueil de personnes
en galère, j’ai réappris à vivre avec des gens, et j’ai appris pour la première fois à
dire comment je me sentais, à écouter, à définir mes limites et à les communiquer.
Je me suis retrouvé dans un réseau d’entraide et de soutien, qui garantissait de la
bouffe dans les placards et de l’écoute dans la chambre d’à côté. […] Aujourd’hui
je vis dans la version la plus aboutie de mes différentes expériences de
cohabitation. On s’est choisi·es les un·es les autres avec précaution, après
beaucoup de discussions. On est cinq, mon amoureuse et moi, trois ami·es, mais
aussi un chien et un chat. On mange ensemble tous les soirs, en faisant tourner
les tours de souper, on partage nos dépenses, on a des réunions toutes les
semaines pour parler de notre ressenti et des questions logistiques. On partage
aussi certains espaces de lutte, certaines organisations politiques. On n’est pas
tout les un·es pour les autres et on a aussi nos propres réseaux en dehors. C’est un
mode de vie qui me fait penser à une famille améliorée, où on fait de l’espace pour
les conflits dont on sait qu’on va ressortir en vie, ce qui était loin d’être une
évidence pour moi. Plus largement, ça nous force à apprendre à gérer les conflits,
les sensibilités, à se parler. Ça crée des espaces de rêve, de réflexion et
d’organisation. »
Maëlle, une femme trans de 30 ans, travailleuse du sexe, qui s’est
installée avec ses ami·es et partenaire, rapporte une expérience similaire :
« Nous avons emménagé ensemble dans une maison à la campagne, avec un
projet à long terme. L’idée est d’acheter une maison toustes ensemble, de la
rénover et de construire notre vie là-bas. Au-delà de l’aspect logement, nous
essayons aussi de prendre soin psychologiquement et émotionnellement les un·es
des autres. Nous faisons notre possible pour être des soutiens et cela se ressent
pour moi dans la façon dont je me tiens dans cette maison. J’arrive beaucoup
mieux à me reposer, à poser mes besoins et à demander de l’aide lorsque je suis
dans cet espace. Et j’ai aussi l’impression que je suis plus là pour les autres. Notre
petite famille a déjà vécu plusieurs moments difficiles pour certain·es (l’un
d’entre nous a vécu un rejet violent de ses parents lors de son coming out, une
autre a fini par rompre les liens avec son père après des années de maltraitance
psychologique et d’absence, le décès d’une grand-mère…) et nous avons à chaque
fois été présent·es pour elles et eux. Cela me rassure de savoir que cette famille
sera là si un événement difficile m’arrive. »
Pourquoi faire entendre ces quelques récits épars d’autres modèles
familiaux ? Parce qu’ils permettent de voir qu’il a depuis longtemps existé
des communautés de vie non structurées autour de la conjugalité et de la
sexualité, et qu’il existe d’autres ciments de l’intimité. Bien sûr, il n’existe
pas de manière unilatérale de « faire autrement famille ». Je serais bien en
peine moi-même de lister les possibilités qui sont offertes à chacun·e,
puisqu’on ne peut pas échapper aux dynamiques qui structurent la vie
entière de la société par la seule force de sa volonté ou de son
imagination. En réalité, je crois même qu’on ne peut pas s’extraire de ces
dynamiques sans s’extraire aussi du cadre où elles s’exercent : le cadre
hétérosexuel. Nous traversons un moment littéraire et politique qui
s’attache de plus en plus à questionner l’hétérosexualité et les violences
qu’elle génère52, et je crois que cela dit quelque chose du besoin de créer
d’autres voies, d’imaginer d’autres horizons. Pour autant, je ne suis pas
nécessairement d’accord avec les conclusions qui y sont exposées : je ne
pense pas que l’on puisse “révolutionner” la sexualité hétérosexuelle et,
par extension, la famille nucléaire et le régime hétérosexuel. Tout au plus
les femmes peuvent-elles imaginer des manières d’aménager leurs
conditions de vie pour qu’elles soient le moins insupportables possibles. Il
s’agit de réformes, pas de révolution. Et de surcroît, expérimenter la
conjugalité autrement ne peut être que le fait des couples qui en ont le
temps et les moyens (c’est-à-dire qui jouissent d’une position socio-
économique privilégiée), mais en plus, ces expérimentations seront, une
fois de plus, principalement portées par les femmes. Une charge de travail
supplémentaire.
C’est un point extrêmement important. Même si le puissant mythe de
l’amour romantique est fait pour nous empêcher d’ouvrir les yeux sur la
réalité, je crois qu’il est possible pour toutes et tous, à force de réflexion,
de comprendre que l’amour et la sexualité servent des fins capitalistes et
sont les moyens du contrôle social53. À partir de cette prise de conscience,
il nous appartient de les penser autrement et de se laisser bousculer par
celles et ceux qui tentent d’aménager autrement un monde qui ne leur
laisse aucune place, et dont je viens de faire entendre quelques voix. Mais
une vraie émancipation – économique, sexuelle, sociale54 – ne sera
possible qu’en annihilant le socle des dominations patriarcales qu’est le
couple hétérosexuel. C’est très exactement ce qui se jouait, et se joue
encore, dans les communautés de femmes dont je parlais, et en particulier
les communautés lesbiennes. Toutes se revendiquaient d’un refus absolu
de l’assimilationnisme, c’est-à-dire de l’intégration à la société
hétérosexuelle. Des cultures séparatistes qui montrent bien que la non-
mixité constitue moins une nouvelle tendance effrayante des
mouvements de gauche qu’un besoin communautaire historique,
permettant avant tout de survivre, de s’organiser et d’échapper aux
violences. Mais aussi de faire naître une autre richesse, d’autres valeurs,
comme le rappelait encore Adrienne Rich, citant la militante américaine
Dorothy Dinnerstein : « Séparées, les femmes pourraient en principe
apprendre à repartir à zéro – sans se laisser détourner de cette tâche par
les occasions offertes par la présence des hommes – à découvrir ce que
peut être l’auto-création humaine. »
Encore une fois, cela ne signifie pas qu’on ne peut pas être heureu·se
individuellement dans le cadre d’un couple hétérosexuel. Il s’agit
simplement de reconnaître quels intérêts servent la famille nucléaire,
l’impératif sexuel et l’hétérosexualité obligatoire. Le couple hétérosexuel
peut apporter du confort et du bon-heur au niveau individuel, mais il
constitue avant tout l’arme de poing du patriarcat et un moteur du
capitalisme.
Je crois qu’il faut dépasser ce mythe selon lequel on peut s’extraire de
normes par la seule force de sa créativité individuelle, alors que ce que
cela produit le plus souvent, ce sont de nouvelles normes poussées par le
libéralisme. Et avec elles, de nouveaux vecteurs de domination. C’est pour
cette raison, par exemple, que je me suis attaché à parler des manières de
faire foyer différemment, et non pas de faire couple différemment. Je crois
qu’il n’y a pas la même charge symbolique et matérielle dans le fait de
vivre sous le même toit, de faire communauté, de partager des ressources,
d’organiser une vie collective, que dans le fait de porter aux nues le
polyamour – de plus en plus souvent présenté comme le futur de l’amour
et de la communauté, comme sa voie révolutionnaire. Je ne crois pas que
des pratiques individuelles puissent contenir une charge révolutionnaire,
car ces pratiques individuelles constituent une nouvelle porte d’entrée
pour le consumérisme et, comme tout rapport humain, sont traversés de
rapports de dominations. Méfions-nous de l’eau qui dort.

41 Appel à témoignages posté sur mon compte Instagram en novembre 2021, qui m’a
permis de récolter par mail et par conversations téléphoniques une centaine de récits
différents.
42 Voir Origine et nature du patriarcat : une vision féministe de Nadia De Mond, un exposé
donné à l’École écosocialiste à l’IIRE (billet de blog Mediapart, 2012).
43 Résolution sur la libération des femmes, Quatrième Internationale, 1979.
44 Pour en apprendre plus sur ce sujet et sur les liens entre l’oppres-sion des femmes
hétérosexuelles et l’oppression des personnes LGBTI, lire l’article Théorie de la reproduction
sociale : introduction au féminisme marxiste (blog Les Guérillères, 2021).
45 L’évolution des familles : l’échec de la famille nucléaire, vidéo de Jade Almeida (Youtube,
mars 2021).
46 L’influence du milieu social sur le divorce, d’Yves Dezalay (revue Économie et statistique,
n° 33, 1972).
47 Sexualité et communauté familiale, le regard de l’anthropologie, de Paul Rasse (revue
Hermès, 2014).
Â
48 La Vierge et les Saints au Moyen Âge, de Régine Pernoud (éd. Bartillat, 1998).
49 Refugees from Amerika: a Gay Manifesto, de Carl Wittman (1970). Ce texte a eu une
importance capitale à sa sortie. On peut néanmoins questionner la pertinence de
l’utilisation du terme « réfugiés » pour parler des homosexuel·les lorsque ce terme est
employé par un homme certes gay mais surtout blanc et qui n’a pas fait l’expérience de la
migration.
50 « Une terre à soi », épisode 3 du podcast Sortir les lesbiennes du placard, de Clémence
Allezard, série réalisée par Somany Na pour LSD (France Culture, novembre 2019).
51 C’est déjà ce qu’avait écrit Adrienne Rich au sujet du lesbianisme en 1970, dans La
Contrainte à l’hétérosexualité : « C’est à notre péril que nous romantisons ce que cela
implique d’aimer et d’agir à contre-courant, sous la menace de sanctions graves, et
l’existence lesbienne a été vécue sans accès à la connaissance d’une tradition, d’une
continuité, d’un ancrage social quelconque. La destruction des traces, des mémoires et des
lettres attestant les réalités de l’existence lesbienne doit être prise au sérieux comme
moyen de préserver la contrainte à l’hétérosexualité, car ce qui nous a été dissimulé c’est la
joie, la sensualité, le courage, la communauté, tout autant que la honte, la trahison de soi et
la douleur. »
52 Plus précisément, une critique radicale de l’hétérosexualité est portée depuis des
années par les lesbiennes, mais on assiste aujourd’hui au développement d’une approche
réformiste qui consiste à changer l’hétérosexualité de l’intérieur.
53 À ce sujet, on peut lire le travail de la chercheuse Eva Illouz, notamment Les Sentiments
du capitalisme (éd. Seuil, 2006), Les Marchandises émotionnelles (éd. Premier Parallèle,
2019) et La Fin de l’amour : enquête sur un désarroi contemporain (éd. Seuil, 2020), longue
enquête sociologique qui interroge la « transformation par le capitalisme et la culture de la
modernité de notre vie affective et amoureuse ».
54 Voir par exemple Marxisme et révolution sexuelle d’Alexandra Kollontaï (éd. La
Découverte, 2001). Je reparlerai de cette autrice dans le chapitre suivant.
Intimités alternatives : l’amitié plutôt que le
couple
Je crois qu’il est fondamental de replacer au centre de la réflexion sur
l’intimité l’importance des liens d’amitié, de les appréhender et les faire
fructifier comme des canaux privilégiés de loyauté et d’attachement qui
n’ont rien à envier à la sexualité partagée et à l’amour romantique
hétérosexuel. Ces deux visages du régime hétérosexuel sont constamment
présentés comme la forme la plus élevée et la plus aboutie du lien à
l’autre, au sommet de la hiérarchie relationnelle. Pourtant, l’amitié a tant
de choses à nous apprendre sur l’intimité. Les liens d’amitié, ce sont des
passions amoureuses qui n’ont pas besoin de sexe pour se maintenir,
pour grandir. J’insiste sur le terme de passions amoureuses, parce que
l’amitié peut bien souvent contenir l’exceptionnelle intensité que l’on
attribue généralement à l’amour romantique et sexuel. C’est pour cela que
la ligne de séparation entre les deux m’a toujours semblé ténue, et que je
me suis mis à questionner la définition même de l’amour. Et à l’évidence,
je ne suis pas le seul à ne pas me retrouver dans les représentations
habituelles de l’intimité. Par exemple, voici ce qu’on peut lire dans la
brochure Contre l’amour que j’ai déjà citée :
« Je me rends compte que mes idées, mes constructions affectives sont en
décalage avec les représentations courantes de l’Amour et de l’amitié. En
particulier, cette séparation-opposition entre l’Amour et l’amitié, qui contribue à
préserver le modèle dominant du couple marié-fermé. »
L’auteurice ajoute, non sans sarcasme :
« L’Amour est un Dieu. On communie avec lui dans l’extase la plus complète. On
l’attend au tournant, on l’appelle au secours, on rêve d’être touché·e par sa grâce,
on craint ses courroux plus que tout. On l’adore. On le prie, le soir dans son lit, de
se manifester. Il nous sauvera. Il est la seule chose qui fera de notre chemin sur
terre un paradis. En même temps, il nous promet les douleurs les plus atroces et
les plus saintes. L’Amour, c’est une forme d’échange affectif totale. Totalisante.
Totalitaire. L’Amour, c’est toutes les formes d’échange affectif réunies. Un
monstre, un Léviathan, une hydre à moult têtes. En plus d’être absolu,
absolument énorme et absolument exhaustif, l’échange affectif de type “Amour”
doit correspondre à des critères précis. Il n’a lieu qu’entre deux personnes
hétérosexuelles. Il doit être immortel, en tout cas il doit durer des années et des
années. Il doit se vivre en couple exclusif, puis marié, avec des enfants, le chien
c’est une option mais ça aide à se persuader qu’on y est bien, dans ce véritable
Amour, avec sa véritable famille et ses véritables images d’Épinal. Il est d’ailleurs
très important de se demander régulièrement si notre Amour est “véritable”,
“authentique”. Car on ne blasphème pas avec l’Amour, on ne prononce pas son
nom en vain, sinon sacrilège, sacrilège ! »
Et bien sûr, en face de cette divinité toute-puissante, l’amitié est un
demi-dieu de seconde zone, à qui on ne voue pas un culte d’une telle
ampleur, qui n’est pas dépeint dans les films et dans les livres avec la
même puissance salvatrice, que les protagonistes n’attendent pas plein·es
d’espoir à leur fenêtre, le soir, en sondant le paysage.
Pourtant, l’amitié renferme une charge émancipatrice et révolutionnaire
incontestable : si, au sein du régime hétérosexuel, l’amour romantique
structuré autour de l’impératif sexuel constitue un outil de domination,
l’amitié, elle, constitue un bouclier pour s’en défendre. C’est bien pour
cela que l’amour romantique, construit socialement pour assurer la
pérennité de la famille nucléaire, a tout intérêt à décrédibiliser l’amitié et
la camaraderie, notamment entre femmes, entre les personnes LGBTI, car
elles viennent ébranler la solidité de son édifice, menacer l’ordre qu’il
tente de maintenir à tout prix. C’est ce qu’Adrienne Rich avait bien repéré,
quand elle décrivait l’infériorisation des liens développés hors du cadre
hétérosexuel :
« L’identification masculine est l’acte par lequel les femmes placent les hommes
au-dessus des femmes, elles-mêmes y comprises, leur accorde plus de crédibilité,
de statut et d’importance dans la plupart des situations, quelles que soient les
qualités qu’objectivement les femmes apportent dans une situation donnée…
L’interaction avec les femmes est vue comme une forme inférieure de relation à
tous les niveaux55. »
Et c’est aussi ce qu’ont souligné la plupart des personnes qui ont
témoigné pour cet essai : toustes s’accordent sur le bouclier que constitue
l’amitié d’un point de vue politique et social. Ce que mon amie Rachel
précise en ces termes :
« Je pense que l’amitié est une forme de lien moins valorisé parce qu’elle entrave
le régime hétérosexuel, qui dit qu’il faut absolument trouver chaussure à son
pied, trouver ce qui va venir nous compléter. L’amitié, c’est surtout dire “qui je
choisis”, si bien que chaque personne est actrice de la relation, alors que dans
l’amour hétérosexuel, les femmes sont passives. Dans l’amitié, il n’y a pas cette
perte de moyens, c’est un contrat entre deux personnes : on parle de vie
commune, pas de la passion, de l’exception, du pointillé. La société n’aime pas les
relations où tout le monde est en position de pouvoir, elle aime celles où il y en a
un qui domine et exploite l’autre. Les amitiés sont cruciales pour moi. Elles ont
une fonction très forte : un rôle d’extension de moi-même. J’ai besoin de l’amitié
pour avoir des espaces de réflexion, de discussion et de décompression… J’ai donc
un rapport très intense à l’amitié. Mon partenaire m’a dit un jour qu’il n’était pas
en couple avec moi, mais en couple avec moi et mes potes. Dans ma vie, mes
amitiés ont créé des caisses de résonance. Je n’ai plus jamais vraiment été seule le
jour où j’ai eu des ami·es. »
Il est donc essentiel de redonner à l’amitié la place qu’elle n’aurait jamais
dû cesser d’occuper dans nos liens intimes. Pour ma part, j’ai toujours eu
un rapport extrêmement puissant à l’amitié. Elle constitue la forme
d’amour la plus importante dans ma vie et l’a toujours été. Je ne peux que
reconnaître à quel point je suis amoureux de mes ami·es, et dans quelle
mesure les limites demeurent floues entre le sentiment romantique et le
sentiment de camaraderie. Je ressens des émotions profondes lorsque je
pense à mes ami·es. Lorsque je ne les vois pas, ils et elles me manquent. Je
leur écris des lettres, on prend soin les un·es des autres en cas de maladie.
Dans les moments plus sombres de mon quotidien, ces frères et sœurs
d’autres mères virevoltent dans ma cuisine pour s’assurer que je mange
toute la semaine. Lors d’un épisode dépressif particulièrement violent, ils
et elles se sont démené·es pour lever des fonds afin que je puisse
commencer une thérapie. Quelques mois plus tôt, lorsque j’ai fait mon
coming out trans, je les ai vu·es débarquer dans mon salon avec des
bougies, des cadeaux et des mots doux, afin que l’on célèbre ensemble ce
chemin que je m’apprêtais à emprunter. Alors, lorsque je pense à la nature
des liens les plus profonds que j’entretiens dans ma vie, à ce que signifie
véritablement la loyauté, à ce que suppose l’engagement concret envers
quelqu’un, la première image qui se forme devant mes yeux, c’est celle du
visage de mes ami·es. Leur place dans ma vie m’a enseigné les vertus de
l’humilité, de la remise en question, de l’empathie. Ils et elles m’ont appris
à me décentrer, à me réjouir sincèrement du bonheur des autres, à
comprendre ce qu’on a à tirer de l’implication en temps et en énergie dans
des relations qu’on souhaite voir perdurer.
Évidemment, cela dépasse de très loin mon simple cas personnel et, selon
moi, l’amitié contient une charge politique de tous les possibles :
quiconque fait l’expérience, pour quelque raison que ce soit, de
l’isolement, de l’ostracisation, de la marginalisation, sait le caractère
fondamental du lien à l’autre, surtout lorsqu’il nous ressemble, lorsqu’on
partage des intérêts communs. C’est d’ailleurs bien le sens de la
camaraderie qui forme le terreau de l’organisation politique.
Alexandra Kollontaï, autrice russe, femme politique et militante
communiste révolutionnaire de la première moitié du xxe siècle, a écrit de
nombreux textes sur la question de l’amour, de la sexualité, de la famille
et de l’amitié. Ces différents essais ont été réunis dans l’ouvrage Marxisme
et révolution sexuelle56. Elle y a développé une « théorie de l’amour-amitié »
qui nous renseigne finement sur la dimension révolutionnaire de la
camaraderie. Kollontaï considère qu’à chaque forme d’organisation sociale
correspond un idéal amoureux, dont les caractéristiques permettent
l’efficacité et le maintien de cette organisation. Pour elle, le duo sentiment
amoureux/sexualité ainsi que la règle de fidélité au sein du couple marié
sont des principes répondant aux besoins de contrôle social dans une
société libérale :
« Pour la solidité de la famille – unité économique à la base du régime bourgeois –
il fallait l’union intime de tous ses membres. Les idéologues révolutionnaires de la
bourgeoisie naissante proclamèrent un nouvel idéal moral de l’amour : l’amour
qui unit les deux principes [sentiment amoureux et sexualité]. […] L’amour n’était
légitime que dans le mariage ; ailleurs, il était considéré comme immoral. Un tel
idéal était dicté par des considérations économiques : il s’agissait d’empêcher la
dispersion du capital parmi les enfants collatéraux. Toute la morale bourgeoise
autour du couple avait pour fonction de contribuer à la concentration du
capital. »

Selon elle, cette restriction du lien amoureux à deux personnes a eu des


conséquences dramatiques sur toutes les autres formes de lien.
« Dans la société bourgeoise, cette dichotomie de l’amour, du sentiment, entraîne
d’inéluctables souffrances. Pendant des millénaires, une culture fondée sur
l’instinct de propriété a inculqué aux hommes la conviction que le sentiment de
l’amour avait lui aussi, comme base, le principe de propriété. L’idéologie
bourgeoise a fourré dans la tête des gens l’idée que l’amour […] donnait le droit de
posséder entièrement et sans partage le cœur de l’être aimé. »
En contrepoint de ce modèle bourgeois fondé sur le couple, Kollontaï
propose alors d’esquisser à quoi ressembleraient les relations humaines au
sein d’un système non capitaliste : la camaraderie n’y serait pas
différenciée de l’amour, puisqu’elle constitue précisément l’un des liens
d’amour les plus puissants. Selon Kollontaï, la puissance de la camaraderie
est même une des armes politiques de la lutte des classes, puisqu’elle
permet aux prolétaires et aux groupes marginalisés de s’unir afin de faire
front commun face au système capitaliste d’exploitation des travailleurs
et des travailleuses.
La charge politique de l’amitié est toutefois d’une puissance ambivalente
puisque, lorsqu’elle est investie par des groupes dominants, elle permet de
renforcer l’ordre social. Pour reprendre les termes du témoignage de mon
amie Camille : « L’amitié entre deux hommes cis blancs, c’est le socle du
boys club. C’est une dynamique relationnelle absolument contre-
révolutionnaire, au sens où elle consolide l’entre-soi des dominants. » En
miroir, je crois que c’est en ce lieu que se situe la dimension
émancipatrice des amitiés entretenues entre femmes et/ou personnes
LGBTI. Elles constituent un bouclier contre les groupes qui nous
dominent57.

C’est donc du côté de l’amitié, et de toutes les communautés non


organisées autour de la sexualité obligatoire, que peuvent naître des
modèles vraiment émancipateurs, et c’est bien pour cela que j’ai voulu
donner une large place, dans ce court essai, aux récits qui m’ont été faits
sur l’amitié. En commençant par ceux que m’ont offert mes propres
ami·es : d’abord parce qu’ils et elles tiennent une place essentielle dans
mon quotidien, dans la formation de la personne que je suis et de celle que
je souhaite devenir, mais aussi et surtout parce qu’ils et elles m’ont
énormément appris au sujet du lien humain, tant chacun·e s’interroge de
manière poussée sur la place de la camaraderie dans leur vie. C’est
probablement pour cela d’ailleurs, qu’ils et elles sont de si bon·nes
compagnon·nes de vie.
Je voudrais commencer par faire entendre les mots de mon amie Lola,
parce qu’ils résonnent particulièrement avec ce que je disais plus haut, à
propos des marges qui ont beaucoup à nous dire sur les manières d’aimer
et de faire famille. Évoquant la communauté LGBTI, elle dit ainsi :
« Dans une communauté telle que la nôtre, où les liens familiaux sont bien
souvent détruits, étiolés, traumatiques et synonymes de blessures, parler d’amour
familial peut sembler obscène. Quand on est pédé, quand on est gouine, quand on
est trans, bien souvent, la famille ce n’est pas l’amour, c’est la violence. Ce n’est
pas le lien, c’est la rupture. Ce n’est pas la communauté, c’est ce qui nous a poussé
vers elle en nous retirant tout autre moyen de subsister. Et c’est d’ailleurs dans
cette communauté qu’on va en refonder une : voilà pourquoi distinguer l’amitié
de l’amour familial nous semble idiot : notre famille, on la reconstitue à partir
d’ami·es ».
Pour survivre, nos existences barrées d’obstacles et de lignes de rupture
nous ont contraint·es à développer un rapport puissant et créatif à nos
proches, sans que l’on ait besoin de partager le même sang.
Quand j’ai demandé à Nanténé, dont j’ai déjà parlé, ce que signifiait pour
lui l’amitié, voilà ce qu’il m’a répondu :
« C’est un espace-temps fondé sur l’équilibre entre ce que l’on souhaite donner et
recevoir. C’est un flux continu de temps, d’énergie, d’affection, d’amour donné et
reçu. Je pense que c’est possible de donner la même chose dans le cadre d’une
relation romantique ou d’une relation d’amitié ; c’est ce que j’essaie de faire en
tout cas. »
Rachel, une autre amie chère à mon cœur déjà citée, le rejoint :
« L’amitié, pour moi, c’est un choix qui se fait : je choisis de t’accorder temps,
énergie et engagement. Et, en retour, tu m’accordes la même chose. Il y a un
contrat moral derrière l’amitié. C’est une émulation, un travail émotionnel,
intellectuel, de vulnérabilité que tu fais avec quelqu’un, qui demande une réelle
implication. »
Pourtant, toutes et tous constatent, comme moi, que l’amitié est souvent
perçue comme une forme de lien à l’autre moins importante que l’amour
romantique. À cet égard, le témoignage de mon amie Camille me semble
particulièrement fort :
« Il y a une rigidité dans l’amour romantique, un absolu qu’il n’y a pas dans
l’amitié, des injonctions qui pèsent et conditionnent beaucoup plus les relations
romantiques qu’amicales. Cette image d’Épinal du couple fusionnel qui se
complète ne date pas d’hier, on la trouvait déjà chez Platon ! Quand je pense à ma
grand-mère, qui est restée extrêmement proche de sa meilleure amie de leurs 17
ans jusqu’à sa mort à plus de 80 ans, je me dis que c’est un récit incroyable.
Pourtant, leur relation n’était pas spécialement valorisée socialement, quand un
amour romantique de cet ordre, passionnel, qui dure plus de 60 ans, le serait sans
aucun doute possible. On ne trouve pas ça grandiose, de rester longtemps ami·es,
de construire un lien d’une telle profondeur et d’une telle loyauté. Aux yeux du
monde, ce ne sont pas des relations totales. »
Comment se fait-il que ces relations qui demandent un tel degré
d’implication et de loyauté ne soient pas reconnues à leur juste niveau ?
Comment ne pas voir ce qu’elles apportent aux individus et au monde ?
Comment ne pas les prendre en exemple des manières dont nous
pourrions faire communauté et faire société ?

La question du système de valeurs en amitié revient également souvent


dans les discours des gens que j’aime. Je suis entouré de personnes qui
pulvérisent au quotidien ce mythe selon lequel l’amitié demanderait un
niveau d’exigence moindre, serait moins totale et satisfaisante que
l’amour romantique et l’intimité sexuelle. Une fois encore, les mots de
Nanténé me semblent extrêmement justes :
« Je trouve qu’on a tendance à parfois mal gérer nos relations amicales parce
qu’on les prend pour acquises, on les désinvestit parce qu’on attend de nous que
le type de relation qu’on travaille, ce soit le couple, la relation affectivo-sexuelle.
Alors que comme la question de la sexualité ne se pose pas dans l’amitié, ce sont
souvent des relations qui peuvent s’étendre. Ce qu’on peut construire avec nos
ami·es, c’est un tout autre rapport à la temporalité. Tu as le temps d’être
vulnérable, de grandir… Dans mes relations amoureuses, je remets les choses en
question tous les six mois, tous les ans, un peu en continu en fait… Dans mes
amitiés, j’ai remarqué que je traverse une grosse crise avec mes ami·es proches –
parce qu’on évolue et qu’on doit repenser notre place dans la relation – tous les
dix ans environ. C’est vraiment une autre temporalité. Mais je pense qu’on
différencie drastiquement l’amour et l’amitié par pure morale chrétienne qui ne
valorise que le noyau familial refermé. Alors que notre âme sœur, ça peut aussi
être un·e ami·e. »
Et lorsque je demande à Nanténé s’il trouve dans l’amitié un terrain
d’émancipation manifeste, sa réponse est sans appel :
« Oui, et la valeur émancipatrice de l’amitié réside dans la possibilité de se défaire
de l’idée qu’il n’y a que les relations amoureuses et sexuelles qui vaillent, qui
soient fertiles. Ça permet d’être présent autrement face à l’amitié, de lui accorder
une place en termes de temps et d’énergie qui n’est pas celle attendue
globalement, de s’affranchir d’une certaine idée de la hiérarchie relationnelle.
Replacer l’amitié au centre permet de se demander : “Comment je peux
correctement aimer, indifféremment du fait qu’il s’agisse de mon amoureu·se, de
mon ami·e ?” L’amitié a changé ma vie. Elle m’a fait grandir bien plus que n’a pu
le faire l’amour romantico-sexuel dans le passé, parce qu’elle m’a appris la
gestion du changement et de l’inconstance. Les ami·es évoluent, ne sont pas
toujours les mêmes, parfois tu ne les comprends pas. Mais l’amitié donne tout le
loisir de l’élasticité, puisqu’il n’y a pas la même pression à maintenir coûte que
coûte un haut niveau de régularité, comme ça peut être le cas dans les relations
amoureuses et sexuelles. »
Un constat partagé par de nombreuses personnes qui m’ont offert leur
témoignage, comme par exemple mon amie Rachel :
« Une amitié bien menée, c’est une source de pouvoir incroyable, de réassurance,
de lien et d’amour absolument folle, même s’il ne faut pas non plus sacraliser
l’amitié, qui peut être un espace de heurts au même titre que l’amour
romantique. Je ne pense pas que l’amitié soit plus révolutionnaire que l’amour de
manière générale. Je pense juste que ce format relationnel précis permet plus de
latitude à la réinvention. Apprendre à être de meilleur·es ami·es, c’est apprendre
à être de meilleur·es aimant·es tout court. »

Compte tenu des limites parfois floues entre l’amitié et l’amour


romantique, j’ai également interrogé mes ami·es sur la place du désir dans
leurs relations amicales. Voici ce que m’a soufflé Lola, avec sa finesse
habituelle :
« Je dirais que le désir se divise en deux champs séparés : le désir de et le désir
pour. Il y a des objets de désir qui sont des faits, des choses, des actes : j’ai envie
de passer du temps avec mes ami·es, de les voir, de les entendre, de rire avec elles
et eux, de vivre à leurs côtés, d’évoluer ensemble. Et puis il y a des objets de désir
qui sont des sujets – et des sujets désirants. Ils complexifient la chose puisque, dès
lors, il y a deux subjectivités, deux puissances désirantes singulières qui
s’accordent ou ne s’accordent pas. Ça semble bizarre dit comme ça, mais l’amitié,
c’est peut-être deux subjectivités qui se conjuguent et se désirent mutuellement.
Pas de façon romantique et sexuelle, simplement deux êtres attirés l’un vers
l’autre ; et de cette attraction mutuelle, de ce désir pour l’un·e et l’autre,
découlent les désirs de (passer du temps ensemble, se voir à la sortie du taf,
refaire le monde allongé·es dans le noir, se lire des poèmes d’Elsa et se les réciter
jusqu’aux larmes…). Au final ça n’est pas très différent de l’amour romantique ; le
désir prend simplement une autre forme. »
Des inconnu·es ont également témoigné de leur approche parfois
indéfinie entre l’amitié et l’amour58. C’est le cas de Maria, qui a toujours
eu un lien compliqué à la sexualité, notamment à cause de violences
grossophobes qu’elle a subies et d’épisodes de harcèlement scolaire qui
ont compliqué le rapport qu’elle entretient aux autres et à son corps.
« J’ai toujours eu des amitiés amoureuses très intenses avec des femmes. J’ai
réfléchi sur l’amour platonique, sur ma possibilité de le vivre en sérénité. Sur la
signification des gestes codés dans la société : se tenir par la main, s’embrasser
sur la bouche, etc., mon amie et moi ne souhaitons pas vivre cela ensemble. Est-ce
que ça m’empêche de vivre mes sentiments, de les trouver légitimes et de les
exprimer dans les limites qu’on se met ? Quand on se prend dans les bras l’une de
l’autre et qu’on se serre fort et longtemps, c’est un geste chargé de sens pour moi.
On ne partage pas le plaisir par le sexe mais par toutes les autres manières dont
les êtres humains se donnent du plaisir et cela peut atteindre le raffinement dans
certaines circonstances : la nourriture, des moments de bien-être, les voyages, les
siestes à deux, l’art, la culture, l’écriture, la création, les projets partagés, les
lettres, les surprises, les cadeaux, les petits mots laissés sur le pare-brise… il y a
une dimension passionnelle dans tout cela qui s’extrait d’une relation amicale
normalisée. »
Un bel exemple du continuum lesbien…
Pour finir ce tour de paroles, je voudrais faire entendre un témoignage
particulièrement puissant, où se retrouvent, me semble-t-il, tous les
horizons qu’on a esquissés : le foyer plutôt que la famille, et l’amitié plutôt
que le couple. Ce témoignage, c’est celui d’Aliocha, dont le rapport à la
famille a été pavé de douleurs et de violences, et que l’amitié a permis de
guérir. Lorsque je lui ai demandé ce que sa famille biologique lui inspirait,
sa réponse m’a époustouflé :
« J’ai su assez tôt que la famille, c’était la merde. Quand j’avais 6 ans, mon oncle a
tué mon grand-père d’une balle dans la tête, tirée à bout portant. La famille a
explosé en même temps que la tête de mon grand-père. Puis, quand j’avais 10 ans,
mes grands-parents paternels ont divorcé, ce qui a entraîné une autre série de
catastrophes, notamment le décès dans des circonstances étranges de la sœur de
mon père, probablement suicidée… La famille est assez vite devenue le lieu des
tabous, en plus d’être aussi celui des violences : il fallait maintenir coûte que
coûte une sorte de façade qui correspondait aux attentes de la bourgeoisie
provinciale. Je devais être au collège quand je suis tombée pour la première fois
sur la phrase de Gide : « Familles, je vous hais. » J’en ai fait mon mantra. Je me
suis déclarée gidienne. Avant même de savoir qu’en plus d’avoir en commun la
haine de la famille, nous partagions aussi l’homosexualité. Coïncidence ? La
famille c’est des gens, ascendants, descendants, qui font semblant d’être super
contents d’être ensemble et de s’aimer, alors qu’en réalité ils et elles se détestent
toustes et ne se supportent pas. C’est là où les pires événements se passent : crime,
assassinat, viol, inceste, haine, violence, mais il faut le taire. Sauver “la famille”,
plutôt que les individus. “Familles je vous hais. Foyers clos, portes refermées,
possession jalouse du bonheur”, comme dit Gide. »
Sans surprise, ce rapport extrêmement brutal à sa famille de sang a
réveillé de nombreuses inquiétudes chez Aliocha lorsqu’elle a eu son
propre enfant.
« Depuis quelques mois, je me suis mise à craindre ma propre mort de manière un
peu trop invasive, et j’ai compris que c’était parce que j’avais peur que ma famille
biologique récupère mon enfant si je venais à disparaître. De manière assez
naturelle j’ai donc pensé à mes ami·es. Je pense que la famille choisie, c’est aussi
celle qui inclut les amitiés fidèles ; la filiation, c’est aussi la complicité affective et
intellectuelle partagée avec ces autres qui n’ont rien à voir avec nos ascendants
biologiques, et qui sont nos frères et sœurs de cœur. Je m’apprête donc à désigner
au moins deux de mes ami·es très chèr·es pour devenir les parrain et marraine
civil·es de mon enfant. Je vais par ailleurs rédiger un acte notarié pour inscrire
mon choix de tuteur·ices de mon enfant en cas de décès prématuré des parents.
Les ami·es auxquel·les je pense sont celles et ceux qui n’ont de cesse de
questionner le monde, les normes, et de leur résister ; ce sont des personnes que
j’admire, des personnes en qui j’ai totalement confiance. Et donc c’est ça aussi la
famille pour moi maintenant : c’est un groupe qui contient aussi les amitiés
amoureuses, les ami·es qu’on aime d’un amour total et confiant. Il m’est plus
facile d’imaginer vivre avec un·e ou des ami·es, que de vivre avec un·e ou des
amant·es… En tout cas, si je venais à disparaître, je voudrais que ce soient mes
ami·es qui transmettent à mon enfant ce que j’aurais été, les combats que j’aurais
menés, la femme que j’aurais taché d’être, et la militante, la mère, l’enseignante,
l’amie, car ils et elles me connaissent bien plus que n’importe laquelle ou lequel de
mes ascendant·es biologiques. »
Elle conclut avec soulagement : « Maintenant que je sais ce que je dois
faire au niveau légal pour donner la famille que je souhaite à mon enfant,
je n’ai plus peur de la mort. »

Il existe donc de multiples manières de faire communauté, et le couple


hétérosexuel n’est pas le point d’orgue de l’ensemble de ces modèles. De la
même manière, la sexualité ne constitue pas un canal privilégié vers
l’intimité et l’appropriation de son propre corps. Alors, au milieu des
récits ultralibéraux visant à assurer le caractère incontournable de la
sexualité pour « s’élever », être une personne « épanouie » et « se
connaître », il s’agit plutôt désormais de réfléchir aux façons
d’appréhender autrement notre rapport à nous-même, au-delà de
l’impératif sexuel.

55 La Contrainte à l’hétérosexualité ou l’existence lesbienne, déjà cité.


56 Marxisme et révolution sexuelle, d’Alexandra Kollontaï (éd. La Découverte, 2001).
57 Cela ne veut pas pour autant dire que les femmes seraient exemptes de reproduire ces
mécanismes d’exclusion sociale entre elles, par rapport à d’autres groupes marginalisés.
Cette thématique a notamment été abordée par de nombreuses penseuses noires, qui
critiquent l’entre-soi des femmes blanches au sein des luttes féministes (lire bell hooks,
Audre Lorde, Angela Davis, pour ne citer qu’elles).
58 Les prénoms des personnes qui témoignent dans cette partie ont pour la plupart été
modifiés, sauf volonté explicite de leur part.
Le plaisir est déjà pris : désirer autrement
Lorsque je me questionnais sur la manière de penser l’intimité au-delà du
prisme corps désirant/désiré/désirable, je butais souvent sur des discours
qui se voulaient émancipateurs et qui continuaient pourtant à parler de la
sexualité comme d’un idéal à atteindre. Un horizon certes difficile à
rejoindre… mais à rejoindre malgré tout. La sexualité n’était jamais
envisagée comme un moyen d’accéder à une intimité avec soi-même ou
avec d’autres, mais toujours comme une fin en soi. Et puis, un jour, je suis
tombé sur le podcast Vivre sans sexualité, d’Ovidie et Tancrède Ramonet59.
Dans le deuxième épisode, « L’absence de sexualité, une anomalie
sociale », Ovidie interroge Sophie Fontanel, journaliste et écrivaine, qui
raconte son désintérêt joyeux pour la sexualité et son ennui face à
l’obsession sexuelle. Elle y emploie cette formule qui m’avait marqué :
« Chez moi, le plaisir est déjà pris. » C’était l’une des premières fois que
j’entendais un discours différent sur l’impératif sexuel. L’une des
premières fois que je me confrontais aux mots d’une personne ayant une
audience large et qui affirmait, sans s’excuser et sans amertume, son
désintérêt pour la sexualité partagée.
J’ai donc souhaité faire résonner cette phrase étonnante de simplicité
avec d’autres récits en lançant un appel à témoignage sur les réseaux
sociaux auprès de celles et ceux dont le plaisir et le désir sont, de la même
manière, « déjà pris ». Je dois avouer que je ne m’attendais pas à recevoir
autant de messages : en une journée, j’en ai reçu plus d’une centaine, de la
part d’inconnu·es se retrouvant dans cet ennui face à l’impératif sexuel et
souhaitant raconter comment iels s’attachaient à investir autrement leur
propre corps. Beaucoup ont aussi souligné leur agacement et le décalage
ressentis face aux discours sex-positifs omniprésents, comme si la
sexualité était une course de fond dans laquelle iels partaient avec des
heures de retard sur les autres. Toustes m’ont rapporté leur soulagement
après s’être rendu·es à l’évidence : la sexualité ne leur permet pas
d’accéder prioritairement à leurs émotions, et à celles des autres. Elle ne
constitue pas un espace qu’iels ont plaisir à investir, ou qui leur permet de
sublimer leur rapport à l’intimité. Cette impression d’être coincé·es dans
l’obsession collective d’une vie sexuelle nécessairement épanouie les a
poussé·es à envisager leur rapport au corps avec créativité, et c’est cette
créativité qu’on va pouvoir apprécier à travers les récits qui suivent.
Dans mon appel à témoignages, je proposais de répondre aux questions
suivantes : « Comment appréhender autrement mon corps ? », «Qu’est-ce
que le désir non sexuel ? » et « Comment replacer la sexualité comme ce
qu’elle est, c’est-à-dire un moyen et non une fin en soi ? » Les réponses
que j’ai reçues furent extrêmement variées, tout comme l’est le rapport à
la sexualité des personnes qui m’ont répondu : certain·es refusent tout
contact sexuel, quand d’autres se plaisent dans la relation érotique
partagée, sans qu’elle provoque pour autant d’enthousiasme immodéré.
Ina, personne non binaire, m’a par exemple décrit sa relation
historiquement difficile au sexe :
« Mon rapport à la sexualité partagée est compliqué : je partage très peu de
sexualité. Ça n’a pas toujours été le cas, mais j’ai très peu d’élan de ce côté-là. Je
consommais énormément avant, sans en avoir spécialement envie. J’ai aussi vécu
des violences, j’étais donc en recherche d’attention, ce qui a augmenté les
violences. Puis j’ai arrêté, je me sentais complètement bloqué·e. Je ne cherche pas
forcément à me reconnecter à la sexualité partagée, ça ne m’intéresse pas tant
que ça. »
Iel explique que ce qui lui a permis d’entretenir un rapport
complètement différent à son corps se trouve ailleurs, dans une
proposition inattendue :
« Ce qui me fait vibrer, c’est d’être en l’air, en suspension, sentir la gravité autour
de mon corps. J’ai pratiqué de nombreux sports qui m’ont permis d’expérimenter
ce plaisir-là, comme l’escalade par exemple, mais aussi les arts du cirque. Une des
sensations les plus incroyables que j’ai expérimentées de ma vie, c’est quand je
faisais du trapèze volant. C’est un trapèze à douze mètres de haut avec un filet, tu
fais des figures, tu sautes et tu es rattrapé·e par un porteur. Si on me demandait
quelle a été la sensation la plus incroyable de ma vie, ce ne serait pas du tout un
orgasme, mais clairement la sensation de mon corps qui se balance sur le trapèze
volant. Je ressens des choses incroyables dans ce rapport à la gravité : les
moments de suspension, lorsqu’on arrive en bout de course avant que le trapèze
ne reparte derrière, c’est une seconde de flottement incroyable. »
Évidemment, il ne s’agit pas ici de dire qu’on peut lutter contre
l’obsession sexuelle et contre la pathologisation des corps et des
sexualités dites déviant·es à coups d’expériences personnelles
alternatives. Ces symptômes ne sont que des effets du capitalisme
patriarcal et de la mainmise de l’État sur ses administré·es, quelques-unes
des puissantes armes permettant d’assurer un contrôle des corps et, par
extension, des individus – c’est le concept de biopolitique, théorisé par
Michel Foucault, dont on a déjà parlé. Les systèmes capitaliste et
patriarcal ne s’écrouleront pas en aménageant des contre-lieux, portés
par les individus. Les réponses que ces personnes délivrent sont de l’ordre
de l’urgence intime : elles visent à créer un espace de souffle et de
respiration dans l’aliénation qu’on nous impose et dont nous sommes
toustes victimes. C’est sous cet angle, dans cette perspective que je
souhaite les penser et les proposer.
Ces espaces de respiration sont toujours présentés comme des besoins
vitaux de la part des personnes qui ont témoigné, comme l’explique Iman,
un·e artiste de 25 ans :
« J’ai grandi dans la religion avec une certitude d’identité cis-hétéro qui a explosé
ces deux dernières années. J’ai un rapport au désir et au corps assez compliqué et
je sais que c’est en grande partie lié aux limites et tabous dans mon éducation
mais aussi, paradoxalement, à l’emphase qui est mise sur la libération par la
sexualité et amplifiée par les réseaux. Cette vision du corps forcément désirant ou
désiré, c’est un tel poids dans ma vie depuis toujours ! Ça a empoisonné mon
rapport à moi-même et aux autres. Pendant longtemps j’avais la sensation de
n’exister que si on me désirait, surtout si les garçons me désiraient, et les
relations que je pouvais avoir avec eux étaient forcément basées sur ça.
Aujourd’hui je sais que mon corps, avant tout, c’est mon corps, un organisme
vivant qui respire, se déplace, me permet d’être présent·e. C’est ce qui me permet
de créer, de ressentir avec puissance, même si parfois c’est aussi ce que je lui
reproche. Mon corps, je l’aime quand je le vois en dehors du désir. Mon propre
désir me fait peur aussi. Pour moi, le plaisir physique sexuel a longtemps été
associé à l’interdit et la honte – c’est vrai quand je suis seul·e, alors avec une
autre personne, c’est encore plus compliqué. Si on me demande de penser au sexe
partagé et au désir du corps, ce que je ressens, c’est de la peur, du rejet, de
l’insécurité. C’est un paradoxe en moi parce que je peux aussi ressentir du désir :
je commence à dissocier désir et libido, et le fait de comprendre que ce sont deux
choses différentes est rassurant. C’est aussi lié, je pense, à l’histoire de ma famille,
et aux agressions sexuelles et viols qui ont eu lieu et qui sont longtemps restés
secrets ou qui sont encore juste soupçonnés, sans possibilité de réponses. Pour
moi, la sexualité partagée c’est un mélange de désir et d’angoisse, et souvent la
seconde prend le pas. »
Dans ce contexte ambivalent d’attraction et de terreur, l’espace de
respiration d’Iman est à entendre au sens littéral :
« Le chant m’a sauvé la vie. Si je n’avais pas pu chanter autant et habiter mon
corps avec ma voix, je ne serais plus là. Dès l’enfance, j’ai pris des cours, j’ai
appris à positionner mon corps, à sentir ma respiration et la comprendre, à savoir
comment faire vibrer ma voix. Dans le chant, tout le corps est important et le fait
de chanter a un effet sur tout le corps. Quand je m’autorise à chanter librement,
avec puissance, je libère mes émotions, je sens comment ma voix évolue. Je sens
ma force, ma vulnérabilité. Il y a quelque chose de mouvant et d’émouvant qui
me relie à mon corps. Et c’est aussi un fort moyen de connexion à l’autre. Plus
j’apprends à comprendre mon corps hors du prisme du désir et de la sexualité,
plus j’apprends aussi à dépoussiérer le regard que je porte sur les autres. »
Beaucoup me confirment également que les violences vécues ont
considérablement conditionné leur rapport à la sexualité. C’est le cas de
Marion, une femme de 34 ans :
« Mon appréhension de la sexualité partagée a été très compliquée ces dernières
années. Au bout de deux ans de la relation que j’entretiens avec mon compagnon,
ma libido est complètement éteinte. Je me suis longtemps considérée, et ai
longtemps été considérée, comme une personne très sexuelle, très désirante et
désirée. Passer du tout au rien a été perturbant, autant pour mon compagnon
que pour moi. Je suis une psychothérapie depuis quelques années maintenant, et
même si j’avais mis le doigt sur certaines violences masculines tout au long de ma
vie, je déterre les cadavres au fur et à mesure : viol, attouchements, rapports non
consentis, et récemment inceste. C’est la dernière pièce du puzzle qui me
manquait. »
Marion n’est pas la seule à articuler sa volonté de sortir du prisme du
tout-sexuel à des violences subies. Noa, personne transmasculine, raconte
de la même manière :
« Quand j’avais 16 ans, un homme m’a violé. Suite à ce viol, j’ai fait de l’amnésie
traumatique pendant presque dix ans, les souvenirs traumatiques sont remontés
il y a un tout petit peu plus d’un an. Cela a évidemment énormément impacté à la
fois mon rapport à mon corps, à ma sexualité et à l’intimité que je peux partager
avec d’autres. Je crois que j’ai eu un premier déclic et moment de vraie union
avec mon corps quand je me suis fait tatouer pour la première fois. Je me
souviens être sorti du salon un peu changé, j’ai eu l’impression que, pour la
première fois depuis longtemps, j’avais à nouveau le contrôle et que mon corps et
moi on allait à nouveau dans la même direction. C’était vraiment quelque chose
de l’ordre du “aujourd’hui j’ai décidé et toute ma vie mon corps portera la trace
de ça. Plus personne ne nous obligera, mon corps et moi, à faire quoi que ce
soit”. »
Cela n’a pas été une surprise : la plupart des témoignages reçus montrent
qu’une nouvelle appréhension du corps et de l’intimité a été permise,
s’explorant en dehors du cadre hétérosexuel. C’est ce que rapporte
également Léo, personne non binaire :
« Dans une de mes relations, je me connectais à ma partenaire sans la toucher. Il
suffisait qu’elle s’endorme dans mes bras, qu’elle se laisse aller, et la connexion
était là. Je travaille ma relation à mon corps et à l’intimité à travers les mots et le
toucher, bien plus que sous des draps. Dans ma relation actuelle, on a peu de
relations sexuelles, ce n’est pas automatique dès que l’on se voit et on traverse
comme tout le monde des périodes d’absence de libido, mais je me connecte à elle
quand même. Je lui prends la main, je pose mon front contre le sien, je mets ma
main sur sa joue ou inversement, et le reste du monde n’existe plus tant. C’est
bien plus beau je trouve. La façon dont on peut se plonger dans le regard de
l’autre, s’y noyer, voyager sans bouger, simplement parce qu’on a expérimenté
cette proximité forte. »
Il ne me semble pas anodin que ce regard neuf soit posé notamment dans
des relations non hétérosexuelles : peut-être qu’il possède alors toute la
latitude pour s’y étendre, et pour embrasser une temporalité différente.

On peut aussi parler autrement du corps que comme un sujet désirant ou


objet désiré. C’est ce que fait Marine, une femme de 26 ans :
« On peut parler du corps comme agissant, décidant, sensitif et capable, à travers
le travail ou la passion à laquelle on se voue par exemple. J’entends travail au
sens d’activité, pas uniquement un travail salarié ou rémunéré. Dans mon cas,
étant restauratrice de livres et aussi grande passionnée de travaux d’aiguilles, je
suis chaque jour un peu plus émerveillée par ce dont mes doigts, mes mains, mes
yeux sont capables ; mais également par mes limites qui se font sentir, mon dos
qui me fait mal, mes yeux qui fatiguent, les migraines de fin de journée… et ma
capacité à les écouter, à choisir de les ignorer ou non selon leur intensité. J’ai
trouvé, il y a maintenant huit ans, une source intense de plaisir et de connexion à
mon corps à travers le sport, et plus précisément le roller. Ayant toujours été la
dernière en cours de sport, j’ai été la première surprise lorsque, à 18 ans, j’ai
commencé le roller derby et découvert tout ce que cette discipline pouvait avoir
de palpitant. Je ne pratique plus ce sport à présent ; je me suis tournée vers le
roller en skate park mais j’y retrouve les mêmes émotions intenses. Et
étrangement, je ne me reconnais pas vraiment dans les discours sur le sport selon
lequel il est empouvoirant, qu’il aide à se dépasser, à devenir une meilleure
version de nous-même (j’y vois même un énième mantra capitaliste qui voudrait
qu’on n’ait de valeur qu’en devenant des sur-nous, mais ça c’est un autre débat).
Je ne me sens pas plus épanouie parce que j’ai sué et que mon cœur bat à cent à
l’heure. Non, tout bêtement, c’est la vitesse et la sensation de glisse qui
m’apportent le plus de plaisir, l’adrénaline et l’excitation. Bien sûr, ce n’est pas
mon corps à proprement parler qui produit cela, ce sont mes roues. Mais elles
sont actionnées par moi, et le contrôle que j’ai fini par avoir sur mes patins à
force d’entraînement est extrêmement jouissif. Je suis une personne assez
maladroite dans la vie, mais dès que j’enfile mes patins, je sens que je reprends le
dessus sur un corps qui parfois m’échappe. Et si c’est ce corps que je contrôle qui,
à travers l’appendice extérieur que sont mes roues, me donne la sensation de
m’envoler, c’est qu’il est capable de presque tout. »
Ce n’est pas pour rien que la pratique sportive est revenue régulièrement
dans les témoignages. La question du mouvement apparaît comme
centrale dans les récits de réappropriation de son intimité. Elysa le
confirme :
« Depuis toute petite, j’ai été amenée à explorer les possibilités qu’offre le corps
dans le domaine de la danse et de la musique. Quand je pratique, mon esprit ne
me semble pas dissocié de mon corps, et danser me permet de représenter cette
unicité : je ressens souvent ce qui pourrait se rapprocher de la jouissance, grâce à
cette unicité permise par le mouvement. Ce qui m’apparaît comme fondamental
dans ce processus, c’est le lâcher-prise. Il permet de reconnaître son corps comme
sien, sensiblement parlant. »
Myriam, 50 ans, raconte son expérience de la même manière :
« J’ai redécouvert mon corps sur le tard, quand j’ai commencé à pratiquer un
sport de combat. C’était un cours mixte, transgénérationnel, avec des
compétiteur·ices mais aussi avec des personnes comme moi qui venaient là pour
le sport, l’ambiance, le plaisir. En douze ans de pratique, je n’ai presque jamais
manqué de cours. Je ressortais de ce moment revigorée, “remise à l’endroit”.
C’était un des rares moments où j’arrêtais de penser à tout et rien. Ce sport
mobilisait mon corps et mon cerveau. Quand j’ai dû arrêter (blessure, rattrapée
par l’âge…) j’en ai pleuré. Je me suis sentie trahie par mon corps, punie. “Il faut
bien que le corps exulte” : je ne sais plus exactement à quel moment j’ai fait cette
association avec la phrase de Brel, mais pour moi les moments de combats, c’était
vraiment ça, un dépassement, une énergie du corps, une forme de jouissance…
sans désir sexuel. »
De manière générale, ce rapport modifié à son propre corps et le lien
spécial qu’il permet de tisser avec soi-même suscitent un regard nouveau
sur le monde, sur le corps des autres. Il ne s’agit ainsi pas d’une
dynamique purement intime et personnelle. Sirine explique :
« Du fait de mon manque d’attrait pour la sexualité partagée, je porte un regard
sur le corps des autres en dehors du prisme de l’attirance et du désir. Cela ne veut
pas dire que je ne peux pas trouver le corps des autres beau, mais cela
s’apparente plus à la façon dont je regarderais une œuvre d’art. J’aime bien le
voir comme ça. Je me rends compte aussi que le fait que beaucoup de gens
regardent les autres par le prisme du “est-ce que ce corps me plaît ou est-ce que
ce corps ne me plaît pas ?” induit le fait qu’ils lui octroient, consciemment ou non,
une valeur directement associée à l’endroit où ils le placent sur l’échelle de la
désirabilité. J’ai l’impression d’avoir un regard différent sur le corps d’autrui car
le fait que je le trouve joli ou non est “en dehors de moi”, je ne suis pas dans le
désir donc je ne suis pas partie prenante dans ce regard, au-delà de l’aspect
esthétique. Je n’ai pas l’impression que cela soit mieux ou moins bien qu’une
autre vision du corps, mais c’est indubitablement lié au fait de sortir de ce
schéma “désirant”/ “désiré” et de porter un regard différent sur autrui. »
Recevoir ces témoignages et les transmettre m’a permis de m’interroger
sur mes propres manières de penser mon corps et mon intimité au-delà de
la sexualité. Je repense au récit que je livrais au tout début de ce livre,
dans lequel je racontais mon rapport effréné et obsessionnel à la sexualité.
Je repense au désespoir que je ressentais à l’idée de n’avoir pas accès à cet
horizon fantasmé de l’intimité véritable, épanouie, constante, explosive,
régulière, jouissive entre deux personnes. Je pensais mon corps comme
étant en dormance, attendant le salut que m’apporterait la “libération
sexuelle” promise par toustes. Je contemple la violence des mots que
j’employais pour désigner mon incapacité, mon décalage, mon
impossibilité de fonctionner “comme tout le monde”. Comme je regardais
sans bienveillance et sans amour mes insécurités, mes peurs, mes
blocages, mon désintérêt, mes désirs. Je réalise que, tout ce temps, je
parlais de mon corps soit comme d’une machine cassée, soit comme d’une
enveloppe morte et vide. Pourtant, j’ai toujours vécu et ressenti très
intensément : je le comprends à présent. Je suis profondément attaché au
toucher, j’exulte lorsque mes doigts dansent sur un piano, j’adore sentir la
rugosité des pages des livres que je fais défiler, je ne me sens jamais aussi
soulagé que lorsque je prends dans mes bras les gens que j’aime, que je
passe ma paume dans les cheveux de la femme qui partage mon quotidien,
je suis secoué chaque jour par mille odeurs qui me ramènent au monde, je
me sens explosif et fort comme de l’acier lorsque je cours pendant des
kilomètres, je regarde mon corps avec beaucoup plus d’attention et de
présence depuis que je transitionne…
Je comprends enfin que pendant toutes ces années, j’attendais
désespérément de me trouver dans cet espace inatteignable… dans lequel
je me trouvais en réalité déjà. Je veux donc finir sur les mots que m’a
confiés Elsa et qui rejoignent les miens :
« Je me souviens d’une amie qui m’a dit un jour, sous la forme d’un secret, qu’elle
avait plus d’orgasme en lisant des poèmes qu’en faisant l’amour. C’était il y a
longtemps, au début j’avais trouvé ça un peu bizarre. Aujourd’hui, je crois que
l’émancipation débute à l’orée de ce secret. »

59 Podcast en quatre épisodes diffusé au printemps 2021 dans le cadre de La Série


Documentaire sur France Culture, et réalisé par Séverine Cassar.
Aller au cinéma,
c’est bien aussi
On pourrait m’opposer que ce texte est le fait d’une personne biaisée par
son parcours de vie, ses traumatismes et sa position sociale, qu’il ne s’agit
que d’un pamphlet contre le sexe, cherchant continuellement à diaboliser
un lien à l’autre vieux comme le monde et naturel. Je n’ai qu’une chose à
dire aux personnes qui seraient encore convaincues de cela à ce stade de
leur lecture : la société entière déteste la sexualité, elle n’a pas besoin de
moi pour le faire de manière répétée. Ce que je réprouve n’a rien à voir
avec le sexe en tant que tel : c’est l’instrumentalisation qu’on en fait qui
me semble mortifère à tant d’égards, les obligations qui en découlent,
l’aliénation à laquelle elle nous contraint toustes.
La sexualité, c’est une des voies – parmi tant d’autres – vers l’intimité
avec soi et avec les autres. L’impératif sexuel et l’obsession pour la
sexualité partagée barrent ce chemin des possibles. Ils ne s’inscrivent pas
dans la continuité de la sexualité, ils s’opposent à elle, ils la rendent
impossible. Ils ne permettent de toucher du doigt qu’un ersatz d’intimité,
ils transforment la sexualité en arme, en marché, en objet d’étude
médical, en vecteur de productivité et cela avec l’enthousiasme des
mouvements féministes sex-positifs ainsi que l’approbation joyeuse de ses
victimes.

Les politicien·nes détestent la sexualité, lorsqu’iels retirent des droits à


celles et ceux qu’iels jugent déviant·es, lorsqu’iels leur refusent la filiation
et la parentalité, lorsqu’iels bloquent les projets d’allongement des délais
de l’IVG, lorsqu’iels rechignent à créer un délit spécifique pour interdire
les thérapies de conversion, lorsqu’iels sont elleux-mêmes entraîné·es
dans d’innombrables affaires de viols et d’agressions, en toute impunité.
Les hommes détestent la sexualité, lorsqu’elle n’est pas pratiquée à leur
service, lorsqu’ils l’utilisent pour dominer, écraser, violenter. Lorsqu’ils
s’en servent pour annihiler toute possibilité d’autonomie émotionnelle,
sociale et économique. Lorsqu’ils la font avancer masquée, comme un
couteau dans un fourreau en velours, planquée sous le vernis respectable
et bourgeois de la sexualité hétéro à visée reproductive.
Les institutions médicales détestent la sexualité, lorsqu’elles participent
à définir ce qu’est une intimité souhaitable et une intimité pathologique,
lorsqu’elles marquent l’irrégularité du sceau de l’anormalité, lorsqu’elle
inscrit dans ses ouvrages des troubles et dysfonctions mentales ce qui ne
relève que de simples variations.

Le système scolaire déteste la sexualité, lorsqu’il fait disparaître les corps


de certain·es de ses manuels, lorsqu’il refuse de parler de sexualité non
hétérosexuelle, lorsqu’il n’apprend pas aux femmes et aux personnes
LGBTI à s’armer face à la culture du viol, lorsqu’il n’enseigne pas aux
autres à respecter leur consentement.

Le capitalisme déteste la sexualité, lorsqu’il utilise nos failles et nos


insécurités pour s’enrichir, en faisant fructifier un marché de la
désirabilité et de la valeur sexuelle qui pense répondre à un enjeu social à
coups de lingerie fine, de sextoys et d’applications de rencontre aux swipe
sans fin.
Le monde du travail déteste la sexualité, lorsqu’il la conçoit comme un
temps d’improductivité et ne permet que la culture du 5 à 7, lorsqu’il met
au placard les femmes qui ont enfanté ou projettent de le faire, lorsqu’il
les contraint à une rémunération toujours plus basse que celles des
hommes.

Les représentations culturelles détestent la sexualité, quand elles surfent


sur la culture du viol et de la pédocriminalité pour illustrer de soi-disant
passions érotiques, qui ne sont rien de plus que des images renforçant et
normalisant les violences sexuelles, quand elles font un portrait de
l’intimité des personnes LGBTI assommant de fétichisme et de dégoût.

Les médias détestent la sexualité, lorsqu’ils titrent les violences sexuelles


sous l’angle du « dérapage », de « l’erreur de parcours », du « coureur de
jupon », du « serial séducteur », lorsqu’ils défendent et minimisent les
violences faites aux femmes et aux personnes LGBTI, lorsqu’ils publient
des tribunes pamphlétaires appelant à la rescousse la présomption
d’innocence, la liberté d’expression et le droit d’importuner.

Ce que je crois, c’est qu’on ne peut pas faire autre chose qu’aménager les
conditions de sa propre exploitation au sein du couple hétérosexuel. On
ne peut que nous proposer des solutions pour que l’impératif sexuel soit le
moins insupportable possible. Je ne crois pas que le couple hétérosexuel
puisse être sauvé. Je ne crois pas que, tout déconstruit que son conjoint
puisse être, cela change quoi que ce soit au pouvoir du régime
hétérosexuel et ce qu’il génère en termes d’organisation sociale et
économique. Je crois certes que la sexualité peut être agréable –
évidemment – mais je ne pense pas qu’elle constitue une voie de
libération révolutionnaire, un chemin d’affranchissement collectif. Je vois
dans le discours visant à défendre le contraire tout le terreau de
l’aliénation sexuelle, laquelle ne sert que les hommes et le capital, main
dans la main.
C’est pour cette raison que j’ai avant tout voulu explorer la question du
lien à l’autre et à soi-même en dehors de l’impératif sexuel. Non pas car je
pense que ces voies sont révolutionnaires ou qu’elles suffiraient à
s’émanciper du capitalisme et des violences patriarcales qui ruinent notre
rapport à l’intimité. Simplement parce que je suis fatigué que la sexualité
soit constamment présentée comme un horizon nécessairement désirable,
qu’on aime le sexe ou qu’il nous laisse indifférent·e, qu’il nous fasse frémir
autant qu’il nous dégoûte, que nous le voulions tous les jours dans notre
vie ou seulement de temps en temps, voire jamais.
Je voudrais qu’on ne perçoive plus la sexualité comme anodine,
décorrélée des dominations, des systèmes économiques qui régissent nos
vies, du contrôle social et étatique.
Je voudrais que nous arrêtions de dissocier en permanence dans un
espace qui nous fait parfois ou souvent, un peu ou beaucoup souffrir.
Je voudrais que l’on comprenne la sexualité non pas comme une simple
“activité récréative”, mais aussi comme une arme servant l’ordre moral
hétérosexuel ainsi que la société bourgeoise.
Je voudrais qu’on arrête d’attendre de pratiques telles que le polyamour
un horizon inespéré de libération. En tout cas, pas avant de s’attaquer à la
question de la répartition des tâches domestiques et du travail
reproductif, sans laquelle aucune émancipation ne me semble possible.
Pas avant qu’il arrête de servir en premier lieu les hommes.
Je voudrais que notre vocation politique ne soit pas de jouir sans entrave
mais de faire exploser la famille nucléaire comme lieu d’asservissement,
d’exploitation et de violences, pour les femmes qui la font tenir à bout de
bras d’abord, mais aussi pour leurs enfants LGBTI, pour qui elle constitue
souvent le premier territoire de marginalisation.
Et je voudrais, bien sûr, qu’on nous laisse aller au cinéma, lire aux
terrasses des cafés, dessiner des paysages, faire à manger à nos ami·es,
photographier nos amours, nous prélasser au soleil… en paix.
En attendant la vraie révolution sexuelle…
Lexique
Ace : abréviation de « asexualité ». On parle de mouvement ace ou de
personnes ace, par exemple.
Asexualité : désigne l’état d’une personne qui ressent peu ou pas
d’attirance sexuelle envers autrui. On estime que les asexuel·les
représentent environ 1 % de la population. Ce n’est pas d’elles et eux dont
je parle en tant que tels dans ce livre, mais les études universitaires sur
l’asexualité nous éclairent sur l’impératif sexuel qui structure la vie en
société.
Biopouvoir : concept proposé par le philosophe Michel Foucault en 1974,
dans une conférence prononcée au Brésil sur la médecine sociale. Il peut
être défini comme les nouvelles modalités d’exercice du pouvoir, qui
porteraient sur la vie et les corps des individus, cela par différents moyens
de contrôle et de mesure. L’objectif de la mise en place de ce nouveau type
de pouvoir est double : « que chacun, que chaque individu en lui-même,
dans son corps, dans ses gestes, puisse être contrôlé », mais aussi
« trouver un mécanisme de pouvoir tel que, en même temps qu’il contrôle
les choses et les personnes jusqu’au moindre détail, […] qu’il s’exerce dans
le sens du processus économique lui-même ». Il existe deux modalités de
ce biopouvoir : dans un premier temps, la bio-politique, qui désigne la
manière dont l’État cherche à réguler la population. L’encyclopédie
Universalis donne en exemple : « modifier les taux de natalité, enrayer les
endémies, réduire les infirmités ou invalidités, contrôler le milieu général
d’existence ». Dans un second temps, la discipline des corps, qui consiste
– notamment grâce à des moyens de surveillance, de sanction, et
d’obligation de conformité à la norme – à investir le corps des individus,
afin d’optimiser leur productivité et les rendre dociles, adaptables. Ce
serait par exemple la fonction de l’école, de l’armée ou de l’autorité
médicale. Ces notions ont un rapport intime à la sexualité, puisque celle-ci
se trouverait à l’intersection de ces deux modalités d’exercice du
biopouvoir, entre régulation de la population et discipline des corps et des
comportements individuels.
Capitalisme : le capitalisme est un régime économique dont l’avènement
est souvent associé à la Révolution industrielle. Il repose notamment sur
la propriété privée des moyens de production par une classe qui,
détentrice des capitaux nécessaires à la production des richesses, exploite
une autre classe. Le principe de l’exploitation capitaliste repose sur le
dégagement, par la classe bourgeoise, d’un profit qui correspond à la plus-
value : une part des richesses créées par les travailleureuses ne leur
revient pas mais est empochée par les patrons qui centralisent les
richesses et accumulent toujours plus de capital. Ainsi, les capitaux et les
moyens de production et d’échanges n’appartiennent pas à ceux qui les
font vivre ou qui génèrent du profit par leur propre travail, alors qu’ils
sont majoritaires, mais à une minorité de possédants. Ce système est total
en ce qu’il influe et irrigue toutes les sphères de la société bourgeoise :
culturelle, idéologique, légale, intellectuelle… Il est aujourd’hui
consubstantiel au libre-échange.
Dissociation : d’après le DSM-5, il s’agit d’une « perturbation touchant
les fonctions qui sont normalement intégrées comme la conscience, la
mémoire, l’identité ou la perception de l’environnement ». Il existe
différents types de dissociation, mais dans le cas abordé dans ce livre, on
parle surtout de rapport au corps (dépersonnalisation) et à la mémoire
(amnésie traumatique). Il s’agit du processus mental qui permet à un
individu de surmonter une situation douloureuse, incohérente et
traumatisante.
Féminisme matérialiste : c’est un courant du féminisme issu du
marxisme. Selon lui, le patriarcat ne peut pas s’expliquer par une soi-
disant différence biologique entre les hommes et les femmes, mais par la
façon dont la société est organisée. C’est un courant profondément anti-
essentialiste : l’argument biologique n’est qu’un prétexte permettant de
justifier l’exploitation des femmes par les hommes. En réalité, d’après les
féministes matérialistes, le genre précède le sexe, c’est-à-dire que la
division sociale arbitraire en deux classes antagonistes et inégalitaires
(homme/femme) survient avant la division soi-disant “biologique” entre
hommes et femmes. Celle-ci ne sert qu’à justifier et rendre acceptable (car
elle serait “naturelle”) une organisation sociale binaire et inégalitaire,
ainsi que l’exploitation économique des femmes par les hommes.
Féminisme-washing : il s’agit de l’ensemble des techniques marketing et
communicationnelles mobilisées par les entreprises pour vendre leurs
produits et services en invoquant un supposé engagement féministe. Dans
le cadre de ce livre, on peut par exemple citer les fabricants de sextoys,
qui structurent leurs campagnes autour de l’idée que leurs produits
permettent l’émancipation des femmes.
Hétéronormativité : elle peut être comprise comme l’ensemble normatif
des institutions, discours, représentations, savoirs qui défendent
l’hétérosexualité comme étant normale, souhaitable, naturelle. Cette
hégémonie a des conséquences sur tous les individus échappant à ce
système de normes, c’est-à-dire les personnes LGBTI. Ses victimes sont de
fait aussi les personnes trans, puisque l’hétéronormativité revendique un
alignement constant entre la sexualité, l’identité de genre, les rôles
genrés, le « sexe biologique »…
Hétérosexualité : dans ce livre, il faut la comprendre non pas comme
une orientation sexuelle, mais comme un régime politique permettant de
diviser la société en deux classes supposément complémentaires et
dépendantes : les hommes et les femmes. Cette division arbitraire permet
de justifier et naturaliser l’exploitation des femmes par les hommes, car
elle implique des rôles taillés sur mesure pour chacun·e et des qualités
caractéristiques à chaque sexe. On va par exemple juger qu’au contraire
des hommes, les femmes sont passives, plus faibles… Ce qui permet de
justifier les discriminations faites à leur égard : exploitation au sein du
foyer, appropriation physique de leur corps par la sexualité, etc.
Hypersexualisation : c’est le phénomène par lequel le corps dit féminin
va être amené, dans les discours, les médias, la publicité, à être présenté
comme intrinsèquement sexuel. Cela permet de le déshumaniser, de lui
ôter toute possibilité d’agentivité, et par extension de justifier les
violences commises à son endroit.
Impératif sexuel : voir Sexualité obligatoire
Libéralisme : c’est un courant de pensée qui place l’individu et ses
supposés “besoins” au centre. Dans ce livre, il est surtout invoqué dans un
de ses sens militants courants, plus que dans son sens politico-
économique : la liberté individuelle, revendiquée comme objectif politique
et horizon d’émancipation, empêcherait la prise en compte des intérêts
collectifs et nierait les dynamiques d’oppressions matérielles propres à
certains groupes sociaux. C’est pour cette raison (mais aussi pour la
porosité entre combat politique et commercialisation de la lutte) que les
courants féministes “sex-positifs” (parmi d’autres) sont souvent désignés
sous le terme de “féminisme libéral”.
Mouvements sex-positifs : ils reposent sur une « attitude envers la
sexualité humaine qui considère toutes les activités sexuelles consenties
comme fondamentalement saines et plaisantes, et qui encourage le plaisir
sexuel et l’expérimentation sexuelle », pour reprendre la définition
d’Allena Gabosch, militante sex-positive. Il s’agit initialement d’un
mouvement à forte visée pédagogique (éducation au consentement,
apprentissage du safe sex, etc.).
Pathologisation : dans le contexte de ce livre, il s’agit du processus
visant à psychiatriser l’absence d’intérêt pour le sexe, ou l’absence de
plaisir, de désir, de jouissance. En présentant cette non-conformité à la
norme comme une pathologie, on sous-entend la nécessité de la guérir, ce
qui permet à la fois un contrôle et une surveillance accrues du corps
médical, mais également une soumission au marché, lequel va proposer
des produits et des services pour ne plus être victimes du stigmate social
associé à ce décalage par rapport à l’obsession sexuelle.
Sexualité obligatoire/impératif sexuel : notion construite sur le même
modèle que l’hétérosexualité obligatoire, Ela Przybylo la définit de la
manière suivante : « L’impératif sexuel se comprend par référence à
quatre fonctions de la sexualité dans notre culture : 1) la sexualité est la
façon privilégiée d’entrer en relation avec les autres, 2) la sexualité et
l’identité personnelle sont fusionnées, 3) la sexualité est positionnée
comme “saine” (dans certains contextes sociaux particuliers), 4) la
sexualité reste génitale, orgasmique, éjaculatoire et implique un homme
et une femme. »
Sexu-société : Le terme désigne ce qui organise culturellement,
juridiquement, sociologiquement et économiquement la sexualité comme
une activité incontournable et naturelle de la vie humaine. Il met en
évidence la centralité absolue de la sexualité dans notre société, et
comment nous organisons collectivement notre vie sociale autour de cette
omniprésence.
Transphobie/transmisogynie : la transphobie renvoie aux
discriminations et violences subies par les personnes trans. Elle n’existe
pas qu’au niveau des individus (discours et comportements transphobes),
puisqu’elle se retrouve aussi à l’échelle des institutions : administratives
(complexité du parcours de changement d’état civil), légales (lois
discriminantes, comme par exemple l’interdiction d’accès à la PMA pour
les personnes trans) ou encore médicales (gatekeeping médical,
psychiatrisation des parcours trans, violences médicales…). La
transmisogynie est la forme spécifique de la transphobie visant les
femmes trans et personnes transféminines, à l’intersection entre
transphobie et sexisme. On parle aussi de cissexisme plutôt que de
transphobie, notamment pour replacer ces violences et discriminations
dans leur caractère systémique et institutionnel plutôt que dans son
versant psychologique, considéré comme dépolitisé (la “phobie”
renvoyant à une peur).
Validisme : le validisme renvoie aux discriminations et violences subies
par les personnes handicapées. Elles sont là encore exercées à leur
encontre à toutes les échelles : dans le foyer (35 % des femmes
handicapées subissent des violences conjugales. Source : Handiconnect),
mais aussi au niveau légal (par exemple, la revendication de
déconjugaliser l’Allocation aux adultes handicapés est systématiquement
rejetée par l’Assemblée nationale, et contraint les personnes handicapées
à une situation de dépendance par rapport à leur conjoint·e) et bien
entendu, au niveau médical (eugénisme, violences médicales,
interventions forcées…). Elles sont également pour beaucoup exclues de
l’espace public, pour des questions d’accessibilité aux services.
Pour aller plus loin
Les indispensables
Les podcasts
Free From Desire – Comment l’asexualité m’a libérée, d’Aline Laurent-Mayard
(8 épisodes, Paradiso Media, 2021)
Vivre sans sexualité, d’Ovidie et Tancrède Ramonet (4 épisodes diffusés
dans l’émission La série documentaire, France Culture, 2020)
Sortir les lesbiennes du placard, de Clémence Allezard (4 épisodes diffusés
dans l’émission La série documentaire, France Culture, 2019)
Sexus Economicus, d’Arjuna Andrade, Louis Drillon, Cédric Fuentes et
Julien Rosa (4 épisodes diffusés dans l’émission Entendez-vous l’éco ?,
France Culture, 2018)
Le Contrat sexuel, aux fondements du patriarcat libéral (Sortir du
patriarcapitalisme, 2021)

Les articles
Tu sais, bébé, mon cœur n’est pas sur liste d’attente, de Mélocène
(melocene.com, 2020)
Your Sex Is Not Radical, de Yasmin Nair (yasminnair.com, 2015)
La sexualité des femmes : le plaisir contraint, d’Armelle Andro, Laurence
Bachmann, Nathalie Bajos, Christelle Hamel (Nouvelles Questions
féministes, 2010)
Origine et nature du patriarcat – une vision féministe, de Nadia de Mond (blog
de Mediapart, 2017)

Les livres
L’Ennemi principal, de Christine Delphy (éd. Syllepse, 2013)
La Pensée straight, de Monique Wittig (éd. Amsterdam, 2018 ; 1978 pour
l’édition originale)
La Contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne, texte d’Adrienne Rich
de 1980 publié dans La Contrainte à l’hétérosexualité et autres essais
(éd. Mamamélis-Nouvelles Questions féministes, 2010).
Féminisme washing. Quand les entreprises récupèrent la cause des femmes, Léa
Lejeune (éd. Seuil, 2021)
Matérialismes trans, ouvrage collectif (éd. Hystériques et associéEs, 2021)
Histoire de la sexualité, de Michel Foucault (éd. Gallimard, 3 tomes parus
entre 1976 et 1984)
De l’usage de l’érotisme : l’érotisme comme puissance, texte d’Audre Lorde
publié dans le recueil Sister Outsider (éd. Mamamélis, 2003 ; 1978 pour
l’édition originale)
Remerciements
À Camille, avec qui je traverse toutes les étapes de ma vie depuis plus de
deux ans, et qui n’a cessé de me démontrer la stabilité de son soutien, la
pertinence de ses conseils et la finesse de sa réflexion. Les mots me
manquent pour témoigner de ma gratitude et de ma loyauté.
À Nanténé qui éclate de façon renouvelée et quotidienne les contours de
l’amour : protéiforme, multi-dimensionnel. Ce n’est pas pour rien qu’il est
à la fois un amoureux, un ami et un frère.
À Eva-Luna, merci d’apporter tant de douceur à mon quotidien. Je me
souviens du jour où, après mon coming out trans, vous avez débarqué
dans mon salon avec Citlali, Laura et Camille, les poches pleines de
bougies et de ballons comme pour fêter une naissance. Ce chemin que je
commençais à emprunter ne serait pas toujours joyeux, mais vous l’avez
pavé de beaucoup de tendresse.

À Rachel pour ses relectures avisées et la richesse de sa pensée. Rares


sont les ami·es qui pratiquent le soin de manière si absolue. Tu m’as
montré ce qu’était l’amour en actes : un engagement quotidien et concret.
À Youssef, mon amoureuse, ma team, aux côtés de qui j’ai écrit une
grande partie de ce livre. Tu m’as vu souffrir et me plaindre pendant des
mois sans que ça ne teinte jamais la luminosité de tes encouragements
quotidiens. Merci d’être un tel soleil pour moi et pour les autres, merci
d’avoir accepté que je prenne cette place dans ta vie. Je mesure le cadeau
que tu m’as fait.

À Juliette, ma première amie. Presque quinze ans après notre rencontre,


plus rien n’est pareil chez toi comme chez moi, mais j’aurai pour toujours
16 ans tant que tu seras dans ma vie.

À Lola, qui m’ouvre en continu des portes de pensée politique, et qui


poursuit chaque jour sa noble mission de transsexualisation des masses
avec une dévotion sans égale, ce qui lui a valu le doux surnom de
Pikouzova.

À Irene, qui a pavé la voie de mon engagement il y a de nombreuses


années déjà. Nous voulions lancer un magazine féministe qui n’a jamais
véritablement vu le jour, mais qui a scellé notre longue amitié.

À Victoire Tuaillon et à toute l’équipe de Binge Audio : vous avez cru en


moi à un moment de ma vie où j’en avais besoin. Merci pour la confiance,
le respect, la fête.

À Karine Lanini, merci pour tes retours riches, précis, ta grande attention
aux textes, ta patience. Tu m’as beaucoup appris au cours de ce processus
d’écriture souvent difficile, tout ça avec rigueur et bienveillance. Je n’ai
jamais autant aimé les documents bardés de centaines de notes, et les
relectures à n’en plus finir (qui l’eût cru).
À toustes les autres que je n’ai pas la place de citer ici mais qui
embellissent considérablement mon existence : vous vous reconnaîtrez
(coucou le KG, l’équipe de XY, Elvire !).

À mon père enfin : merci de m’avoir fait gagner du temps en me faisant


comprendre très tôt la violence et la médiocrité de tes semblables. Grâce à
toi, je deviens un meilleur homme que tu ne le seras jamais.
Déjà parus et à venir dans
La Collection sur la table
Juliet Drouar, Sortir de l’hétérosexualité, 2021.
Coral Herrera Gómez, Révolution amoureuse, 2021.
Gabrielle Richard, Faire famille (autrement), automne 2022.
Version numérique réalisée par Flexedo®
www.flexedo.com

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