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La révolution
sexuelle n’a pas
eu lieu
Comme beaucoup d’auteurices, si j’écris ce livre aujourd’hui, c’est parce
qu’il est celui que j’aurais eu besoin de lire durant toutes ces années
d’errance sexuelle, moi qui ai toujours entretenu une relation ambivalente
au sexe, entre fascination et désintérêt total.
Ma courte existence a été pavée de violences diverses : celles de mon
père d’abord, et son rapport tyrannique au corps des femmes, tour à tour
objet de désir ultime, réifié, sexualisé à outrance, désincarné, mais aussi
terrain de brutalités, punching-ball, réceptacle de tout le mépris, toute la
colère qu’il pouvait ressentir à l’égard des femmes. J’ai senti très tôt que
mon corps ne m’appartenait pas et que, pour me protéger de cette
dépossession, il fallait que je l’oublie et que j’en sorte. Que ma vie se fasse
ailleurs. Je n’appelais pas encore cela de la dissociation*, mais il est certain
que j’ai senti depuis les premiers moments intimes avec des hommes que
mon corps ne produisait pas ce qu’il était censé produire. Je me souviens
de ces embrassades passionnées mais pourtant vides, de tous ces moments
durant lesquels je regardais la scène de haut, où je me disais que c’était
curieux de se mettre nu·e à côté de quelqu’un afin d’accomplir cette série
de gestes formalisés pour un objectif (la jouissance) qui me semblait bien
pauvre et bien superficiel. Pourtant, j’y retournais inlassablement, sans
savoir pourquoi.
Comme ça ne marchait pas, j’en suis venu à chercher comment réparer
mon corps. Comme s’il était malade. Comme si le fait de ne pas réussir à
obéir à l’injonction de désirer et de jouir à tout prix faisait de moi une
personne cassée. Pathologisation* du corps bien servie, et même nourrie,
par la logique capitaliste de nos sociétés : je me suis vite rendu compte
qu’il existait un véritable marché autour de l’angoisse de ne pas avoir une
sexualité épanouie. Livres, thérapies, médicaments, jouets… : la libération
coûte cher, autant en temps et en énergie qu’en argent. Une sorte de
charge mentale de l’épanouissement sexuel que je n’ai jamais vu aucun
homme habiter de façon obsessionnelle.
À l’évidence, je n’étais pas le seul à souffrir de cette injonction. Lorsque
j’ai commencé à exprimer ce malaise auprès de mes proches ami·es, j’ai
vite constaté que, à quelques rares exceptions près, nous étions toustes
dans le même cas : la sexualité que l’on vivait ne semblait pas aussi
enthousiasmante que ce qu’on aurait bien voulu laisser entendre. Plus
précisément, je me suis trouvé face à un nombre significatif de récits
décrivant un décalage face à une vision collective fantasmée du sexe :
peur de l’intimité, angoisses de performance, ennui pur et simple,
douleurs chroniques, difficultés à ressentir de l’excitation lorsque la
sexualité est partagée, désintérêt après quelques mois de vie conjugale…
Mais pourquoi nous imposons-nous une telle pression ? Qui me force à
emprunter ces chemins “d’exploration” du désir et de la sexualité, qui ne
sont en fait que des chemins d’arrachement à moi-même ? Bien sûr, il ne
s’agit pas que de nous. Il existe une coercition sociale forçant l’obsession à
la sexualité. Je n’aurais pas pu simplement m’en émanciper et décider que
mon attrait était ailleurs. Pourtant, je suis trans, et avant de comprendre
où j’en étais par rapport à mon identité de genre, j’étais déjà lesbienne :
une bizarrerie de plus ou de moins aurait pu ne pas m’inquiéter. Je fais
déjà partie d’univers souterrains où, pour survivre, l’existence se déploie
autrement, en s’appuyant sur d’autres visions, d’autres pratiques, d’autres
valeurs. Pourtant, dans le cas de la sexualité, cela m’est bien plus difficile :
je désespère de rejoindre la norme supposée, d’avoir une vie sexuelle
riche et épanouissante, régulière et pleine de désirs. J’ai l’impression
d’être un assoiffé perdu dans le désert et de continuellement deviner au
loin, derrière les vagues de chaleur qui s’écrasent sur le sable, une oasis.
Qui ne cesse pourtant de se tenir à distance malgré ma course effrénée.
J’en viens à me demander si ce n’est pas exactement cela qui se trouve à
l’horizon : un mirage, une cause perdue. Qui sont-elles, ces rares
personnes qui ont l’air de s’abreuver continuellement quand nous
sommes tant à ramper sur le bas-côté ? Cette terre promise dont parlent
les livres, les thérapeutes et les expert·es en tous genres, existe-t-elle
réellement ? Et si cette contrée fertile n’existe pas, vers quoi courons-
nous et que cherchons-nous réellement à rejoindre ? Peut-on encore
parler de norme quand c’est plus compliqué que prévu pour la majorité
d’entre nous ? La norme est-elle réellement le propre de la majorité, ou
simplement le désir d’appartenir à une majorité supposée ?
En réalité, il me semble que ce vers quoi j’essaie désespérément
d’avancer depuis toutes ces années, ce n’est pas la sexualité en elle-même,
car si elle était vraiment si importante et fondamentale dans ma vie, elle
me serait nécessairement plus facile et plus douce. Cette oasis que je
poursuis, ce n’est pas la sexualité, mais la conformation à une norme que
personne ne parvient à suivre facilement. Car je crois que ce qui nous
terrifie vraiment, c’est le stigmate dont peuvent être victimes celles et
ceux qui ne baisent pas ou peu, qui ne désirent pas ou peu, qui ne
jouissent pas ou peu. Elles ne sont pas bien vues, les amours “infertiles”.
Alors que doivent-iels faire, celles et ceux qui doivent fermer les yeux et
penser à autre chose pour lâcher prise, qui se passeraient volontiers d’une
sexualité régulière, qui désirent énormément au début puis très peu
rapidement, ou jamais quel que soit le moment, qui fonctionnent par pics
et par chutes brutales, qui se sentent soulagé·es et apaisé·es uniquement
une fois que le sexe prend fin, qui calculent depuis combien de temps iels
n’ont pas fait l’amour pour ne pas dépasser une date limite fixée par on ne
sait qui ? Que faire pour tous ces individus que le sexe angoisse, met
en colère, plonge dans un véritable désespoir, laisse indifférents ou
las, et pour qui le sexe donne un goût amer aux baisers ?
Peut-être peut-on commencer par essayer de comprendre ce qui se joue
derrière cette pathologisation des individus et des corps non désirants.
Dévoiler le coût de cette injonction au désir, mettre en évidence le prix à
payer. Démonter les mécanismes qui classent les corps en bons et mauvais
élèves : d’un côté, les corps fonctionnels ; de l’autre, les corps à réparer.
Comme si nous étions toustes réduit·es à des corps-machine, pensés dans
une logique de consommation implacable, pièces majeures d’un système
capitaliste fondé sur une classification sociale des personnes en êtres
désirants et en sujets dysfonctionnels, et d’un système hétérosexuel fondé
sur la division entre hommes actifs et femmes passives.
Et puis, peut-être peut-on dessiner d’autres possibles, qui
appréhenderaient la sexualité pour ce qu’elle est : un moyen et non une
fin en soi de se connecter aux autres et à soi-même, de regarder son corps
avec amour, de se l’approprier de la manière qu’il nous sied. Non pas dans
une perspective individuelle, car cela n’a rien à voir avec du
développement personnel : il ne s’agit pas ici de s’élever soi, de se
déconstruire, mot que j’exècre de plus en plus. Il ne s’agit pas de blocages
individuels et je ne veux pas remettre la charge sur des personnes qui
vivent déjà avec des kilos de culpabilité et de honte sur le dos. Notre
angoisse existentielle sexuelle, notamment dans le cadre du couple cis-
hétérosexuel, est le résultat des violences que nous avons vécues, et de
structures qui permettent d’en faire un terrain privilégié des dominations,
peu importe à quel point nous sommes “libéré·es” ou non. Je ne crois pas
qu’on puisse s’extirper seul·e à la force de ses bras et de ses lectures des
intrications sinueuses et fourbes entre sexualité et violence. C’est pour
cela que je n’ai pas envie de perpétuer ce qu’on a pu me dire à moi
pendant des années, car je comprends aujourd’hui que ce n’est pas ça que
j’aurais dû entendre pour avancer. Ni les “pratiques alternatives”, ni la
communication, ni les partenaires bienveillants, ni l’apprentissage du
fonctionnement de mon corps ne m’ont aidé à résoudre ma crise de la
sexualité. Au contraire, me trouver de nouveau en échec malgré le suivi
scrupuleux des nombreuses recommandations de chacun·e n’a fait que
renforcer mon sentiment de décalage.
En revanche, loin de l’approche purement individualiste et prescriptive
de l’épanouissement personnel, nous pouvons collectivement imaginer
des pistes en adoptant un autre prisme. Nous penser en dehors du cadre
sexuel, décentrer la sexualité et son importance dans nos vies. Parce que
l’intimité n’est pas la sexualité, parce que le plaisir peut être “déjà pris”.
Comment faire ? En racontant les histoires qu’on ne nous raconte jamais
puisque fictions, médias et représentations collectives au sens large
prétendent que les personnes qui ne sont pas intéressées par le sexe n’ont
pas d’histoire. Raconter des tranches de vie à la marge, de sous-cultures,
d’amitiés intenses, et de donner à entendre toutes ces personnes qui
participent sans le savoir à cette réflexion collective indispensable qui
nous manque tant. Il est temps de faire le récit de ces intimités, de ces
désirs et de ces plaisirs sans sexe obligatoire.
Voilà. Il serait bien audacieux et ambitieux de ma part de faire semblant
d’avoir trouvé la solution à ma crise sexuelle, et à celle que traversent
d’autres : ce livre, qui se veut court et non exhaustif, ne le prétend
évidemment pas. Je ne peux venir qu’avec des pistes, nourries de sources
universitaires, historiques, et de récits intimes, en espérant que mes mots
permettront d’apaiser certaines personnes qui souffrent de l’écart entre
leur sexualité réelle et la supposée sexualité “normale”.
Comme on peut s’en douter, la violence de mon père et ce qu’il m’a fait
vivre durant toute mon enfance n’est pas restée sans conséquences.
Forcément, mon rapport au corps s’est détraqué. À l’adolescence, il ne me
restait déjà plus grand-chose de ma relation à lui, à part cette tension
musculaire permanente, cette crispation provoquée par la peur. Ce n’est
que plus tard que j’ai compris ce qui se passait : quand le corps se trouve
en situation de stress, il génère de fortes doses de cortisol et d’adrénaline,
les hormones permettant notamment de le préparer à la fuite. Des études
ont montré qu’une exposition répétée aux hormones du stress entraîne
des dysfonctionnements dans l’hippocampe, le siège de la mémoire, mais
également une dégradation de l’ADN1. Les personnes exposées à la
violence présentent ainsi moins de neurones que les autres dans cette
région du cerveau. Le flux sanguin initie une forme de repli sur lui-même
afin d’alimenter en priorité les organes vitaux du corps, le cerveau en
premier lieu. En parallèle, il cesse d’irriguer aussi massivement les
membres jugés non essentiels. C’est probablement ce système ingénieux
qui m’a permis de survivre, enfant, face aux chocs des coups que ma mère
ou moi prenions, et c’est sans doute le même qui m’a empêché de prendre
réellement possession de mon corps, de l’habiter, pendant mes
expériences sexuelles, me conduisant à associer la vulnérabilité au danger
et me poussant de ce fait à une dissociation constante. Mon corps
disparaissait derrière la tour de contrôle qu’est mon cerveau, cette bâtisse
haut perchée cerclée d’allées neuronales en ruines, véritable bouclier. Le
sexe, c’est l’intimité, la mise à nu. Dans mon cas, il n’était plus que
ça : une exposition potentielle au danger, parce que dans mon
monde, être vulnérable face à l’autre, c’est prendre le risque de
mourir. Face à la terreur d’être proie, mon corps sexuel alternait ainsi
entre douleurs et insensibilité totale. Je crois que c’est pour cela que je
continuais, que je tentais vainement de taper toujours plus loin,
autrement dit d’utiliser le sexe comme outil de destruction, de multiplier
encore plus les partenaires, la quantité, toujours la quantité : pour
provoquer quelque chose, le réveil, enfin ! Quelle ironie, aujourd’hui, de
penser que je ne parlais alors pas de « réponse traumatique » mais de
« réappropriation de ma sexualité ». Je me jetais au contraire, à corps
perdu (très littéralement), dans cette fuite en avant, m’éloignant chaque
jour plus de moi-même.
Tout cela pour dire qu’à 17 ans déjà, je ne comprenais pas ce que je faisais
là. Dans ces lits, dans ces bras, dans mon corps. Jusqu’à récemment, je me
sentais seul dans cette impossibilité à m’habiter. Je me demandais toujours
par quel miracle insondable le sexe paraissait si facile pour les autres,
pourquoi il semblait revêtir une importance si fondamentale dans leur vie
affective. Mais pour quels autres, en réalité ? En commençant à en parler
autour de moi, je me suis en effet rapidement rendu compte que nous
étions nombreu·ses à vivre cet écart insupportable, qui pouvait se traduire
concrètement d’autant de manières qu’il existe d’individus : aimer faire
l’amour les premiers mois puis se crisper irrémédiablement à la force du
quotidien ; ressentir des douleurs physiques à chaque rapport ou presque ;
se trouver au contraire anesthésié·e et insensible à la douleur comme au
plaisir ; se sentir secrètement soulagé·e lorsque l’autre a “fini” ; mettre un
temps infiniment long à faire naître une quelconque excitation sexuelle et
s’en fatiguer d’avance ; angoisser lorsque l’autre initie un contact
érotique ; voir le sexe comme un exercice comptable où les rapports ne
doivent pas souffrir plus de dix jours d’écart maximum…
Ce qui m’a le plus frappé, c’est que parmi toutes les personnes qui,
comme moi, ressentaient ce décalage d’une manière plus ou moins
douloureuse (allant du désintérêt global pour le sexe à une indifférence
vécue avec culpabilité et sentiment d’isolement, en passant par
l’impression de devoir accomplir une corvée), de très nombreuses avaient
été victimes de violences : sexuelles, intrafamiliales, inceste et
pédocriminalité, pour n’en citer que quelques-unes… Tout au long de ma
quête étrange, j’ai en effet rencontré beaucoup de femmes et/ou de
personnes LGBTI ayant été victimes de violences (de fait, elles sont bien
plus sujettes aux violences de tous types que les autres, notamment
lorsqu’elles se trouvent à l’intersection d’autres violences, par exemple
racistes et validistes*), qui étaient affligées du même mal : pour elles,
comme pour moi, les violences vécues fonctionnaient comme des grillages
de barbelés infranchissables les séparant d’un possible horizon de plaisir
et de lâcher-prise tant convoité.
Autant d’exemples, ça ne peut pas être une coïncidence. Et c’est bien
pour cela que je parle de ma propre expérience : pour tenter de rendre
compte de manière concrète des effets de ces violences sur la sexualité. Le
sujet de ce livre, ce n’est pas moi, c’est l’ambivalence folle contenue dans
la notion de sexualité partagée, ce qui passe aussi par le lien que la
sexualité peut entretenir avec la violence. Bien évidemment, je ne dis pas
que toutes les personnes que la chambre à coucher ennuie ou terrifie sont
nécessairement des victimes de traumatismes ; pour autant, comment ne
pas interroger le rapport que la sexualité peut entretenir avec la violence,
a fortiori quand on sait à quel point cette dernière marque durablement le
lien que l’on entretient avec son corps, avec la vulnérabilité et avec le
lâcher-prise ?
On le sait, les violences sexuelles – inceste, violences conjugales, viols,
harcèlement de rue – ne constituent pas des événements isolés ou des
faits divers, et c’est pourquoi je m’interroge sur l’articulation potentielle
entre violences et sexualité : non pas que cette dernière constituerait un
terrain inhérent aux violences, mais plutôt un espace de réminiscence de
celles-ci. Comment parvenir à une sexualité épanouie lorsque le lâcher-
prise signifie le danger ? Comment être nu·e face à l’autre lorsque son
propre corps a été un lieu d’humiliations et de souffrances ? Et je ne peux
m’empêcher de me demander aussi – pardonnez mon sarcasme – dans
quel monde vivent les gens qui parviennent à baiser de façon
satisfaisante, lorsqu’un·e Français·e sur dix a vécu l’inceste2, lorsque plus
de 200 000 femmes sont victimes de violences conjugales chaque année3,
lorsque 67 viols sont commis en moyenne chaque jour en France4 ?
Comment faire d’un lieu de violences présentes ou passées un espace
où l’horizon du plaisir et du lâcher-prise est rendu possible5 ? Et si
j’en reviens à ma propre expérience, qu’est-ce que moi, victime à
répétition, ayant vécu la misogynie jusque dans ses formes les plus
violentes, pouvais bien venir chercher et souhaitais résoudre dans la
sexualité ?
Durant plusieurs années, j’ai accepté la mort dans l’âme d’être
condamnée à rester dans cette espèce de salle d’attente interminable, sans
jamais pouvoir accéder à la sexualité épanouie tant promise. Là où notre
corps n’est plus ni sujet de lui-même ni sa propre finalité, il me semblait
impossible de me reconnecter au mien. Un corps désirant est un corps qui
s’écoute et se replace au centre. Certains corps, s’ils étaient écoutés,
avoueraient peut-être que la sexualité ne constitue tout simplement pas
un espace qu’ils ont plaisir à investir. Qu’ils n’ont pas le désir d’être à cet
endroit. Que lutter contre cela, refuser d’accepter cet état de fait, ne les
amène qu’à errer dans un no man’s land sans issue.
Bien évidemment, mon histoire personnelle pourrait être considérée
comme anecdotique, tout le monde ne vivant heureusement pas ce niveau
de violence, et ne subissant donc pas toutes les conséquences qu’une telle
souffrance produit sur le corps. Mais il me semble que beaucoup peuvent
en être des victimes indirectes, à différents degrés : nous savons à quel
point les violences sexistes et/ou intrafamiliales sont répandues – il ne
s’agit pas de faits divers isolés – et elles peuvent ainsi nous toucher
personnellement à tout moment. Cette menace permanente et plus ou
moins diffuse implique donc sans doute, pour toutes les personnes
victimes de violence, une hyper vigilance incompatible avec le lâcher-
prise nécessaire à une sexualité épanouie. D’autant que, dans le même
temps, les représentations patriarcales valorisent et érotisent une
forme de vulnérabilité sexuelle chez les personnes qu’il soumet. Cela
va de l’hypersexualisation des femmes jeunes (pour ne pas dire des petites
filles) au male gaze – ou regard masculin – qui construit le corps dit
“féminin” comme un vase creux sans agentivité et n’ayant aucune
possibilité de se transformer en sujet6. Tout cela forme en partie la culture
du viol qui érotise la passivité, cherche à faire dire oui à des non, ou à
forcer l’expression d’un oui qui n’a en réalité rien d’enthousiaste…
Cet océan d’injonctions contradictoires et de violences structure
nécessairement le rapport qu’on entretient à l’intimité et à la sexualité.
Celles-ci ne constituent pas des socles neutres, mais « un terrain
d’appropriation physique du corps des femmes par la classe des
hommes », pour reprendre la formule consacrée de la sociologue et mili-
tante Colette Guillaumin7. Pour le dire autrement, la sexualité est moins
une activité qu’un outil, et, comme n’importe quel outil, elle peut être
utilisée comme une arme8. Mais pour que la main de fer puisse avancer
masquée, il faut la cacher sous un gant de velours. L’objectif : rendre cette
aliénation et cette contrainte désirables. Convaincre que quelque chose
est à guérir…
C’est tout le génie de cette méthode : faire croire que la guérison doit
s’opérer non pas dans l’intérêt des hommes, mais dans celui des victimes
elles-mêmes.
1 Voir le DSM-5 manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (éd. Elsevier
Masson, 2015). C’est le manuel de référence en la matière établi par l’Association
américaine de psychiatrie. Lire notamment les parties qui traitent du trouble du stress post-
traumatique, des troubles de la dissociation et des notions de
dépersonnalisation/déréalisation).
2 Voir Les Français face à l’inceste, un sondage IPSOS pour l’association Face à l’inceste,
2020.
3 Voir la Lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, n° 17 (MIPROF,
2021).
4 Insécurité et délinquance en 2020 : une première photographie – Interstats Analyse
(ministère de l’Intérieur, 2021).
5 Sur ce sujet, voir la brochure collective Contre l’amour, au nom volontairement
provocateur (disponible sur infokiosques.net, 2003) : « On dira que j’exagère, que les gens
comprennent vite que tous ces mythes [de l’amour romantique] sont des mythes. Moi je dis
que ces mythes sont dangereux. Ils trifouillent allègrement des émotions très profondes, ils
remuent ce qu’il y a de plus douloureux, de plus intime, de plus sensible en nous : l’ego, les
affects, les besoins de reconnaissance, les peurs de l’abandon… Ils suscitent des
dépendances, des haines, des crampes, des dépressions. Ils inspirent des harcèlements,
des suicides, des crimes. »
6 Voir Plaisir visuel et cinéma narratif, de Laura Mulvey (revue Screen, 1975), ainsi que Le
Regard féminin : une révolution à l’écran, d’Iris Brey (éd. de l’Olivier, 2020) sur les notions de
male gaze et de female gaze.
7 Pratique du pouvoir et idée de Nature, de Colette Guillaumin (revue Questions féministes,
n° 2, 1978).
8 Dans l’ouvrage collectif Matérialismes trans, Pauline Clochec écrit : « [du]
conditionnement patriarcal, il dérive que l’expérience de son propre corps n’est pas une
expérience immédiate faite par un soi ou un sujet qui existerait spontanément et
préalablement en dehors de tout contexte socio-historique et de toute détermination de
sexe, de race et de classe. Au contraire, cette expérience de notre propre corps est
conditionnée socialement. Or, ce conditionnement social contient la possibilité d’un
décalage de soi à soi, ou de soi-même à son propre corps, du fait d’une privation de
l’accès à notre corps, dans la détermination de sa matérialité, de ses désirs et de son
usage. »
Les corps fonctionnels, et les autres
Il y a donc les corps désirants, et les autres. Clairement, le mien
appartenait à la seconde catégorie, et plus je m’en suis rendu compte, plus
j’ai désiré faire partie de la première.
Je ne voulais pas être le corps dysfonctionnel. Je ne voulais pas me laisser
définir par ce passé traumatique et tout ce qu’il avait engendré dans mon
rapport à moi-même, aux autres et à l’intimité. Avec du recul, je ne suis
pas certain que l’objet réel de cette recherche était la sexualité en soi. Elle
ne constituait qu’un avatar, un écran de fumée, un symptôme de mon
envie déchirante de ressentir quelque chose. Je crois que je cherchais par
ce moyen à résoudre la dissociation dont j’étais victime et qui m’amenait à
être enfermée dans une forme de léthargie. À guérir ce corps anesthésié,
que je n’écoutais ni ne regardais plus, tant il avait été la cible de
souffrances répétées. Pour une raison que j’arrive facilement à expliquer
aujourd’hui, j’ai donc tout misé sur la guérison de mon corps sexuel. Parce
que le sexe se trouvait à l’intersection de cet ensemble de lieux
mystérieux qui m’attiraient : le lâcher-prise, l’intimité, la rencontre avec
l’autre et avec soi-même, le corps comme outil et terrain de plaisir. Autant
de choses que je n’arrivais pas à atteindre et à manier. Et puis, j’étais
obsédée par les autres, ce qui ne m’a jamais quitté à ce jour. Je me suis
toujours nourri passionnément des autres, et je souffrais que ce potentiel
de lien humain – celui de la sexualité – me soit inaccessible.
Je n’utilise pas le terme de guérison à la légère : je voyais mon corps
comme un corps malade, sauf que la maladie à soigner m’était
inconnue et je ne savais pas comment m’y prendre pour entrer en
rémission. Je voulais guérir, simplement parce qu’on me présentait la
sexualité et le désir mutuel comme un prérequis à la possibilité d’un lien
affectif et profond à l’autre. Je voulais moi aussi goûter l’extase de cette
intimité si particulière.
J’ai vite compris que la réponse ne se trouverait pas dans l’acharnement
quantitatif : j’avais beau multiplier les partenaires, ça ne changeait
absolument rien à ce que je ressentais – et en l’occurrence à ce que je ne
ressentais pas. Sur ce point, des études montrent que je n’étais sans doute
pas un cas isolé : si on en croit une enquête IFOP réalisé à l’occasion de la
Journée mondiale de l’orgasme en 20189, la France se situe en tête des
pays européens où les femmes sont les plus insatisfaites de leur sexualité
actuelle, soit 31 % des répondantes. Ramenées à une échelle nationale, les
données statistiques montreraient ainsi que près de 11 millions de
Françaises vivent une sexualité qui ne les rend pas heureuses. 20 % des
interrogées indiquent par ailleurs avoir régulièrement des rapports
sexuels dont elles n’ont pas envie. Pourtant, le déficit de satisfaction
sexuelle des Françaises ne semble pas lié à un manque d’activité sexuelle :
les habitant·es de l’Hexagone se situent plutôt au-dessus de la moyenne si
on s’en tient à la proportion de femmes ayant plus de trois rapports par
semaine (10 %, contre une moyenne européenne de 6 %). Je n’étais donc
pas une victime isolée de cette aliénation collective qui consiste à répéter
des gestes en automate plusieurs fois par semaine, sans qu’ils aient été
nécessairement désirés avec enthousiasme, et à y retourner
inlassablement.
Mais cela, je n’en avais pas conscience. Moi, je croyais que j’étais malade.
Que mon corps ne fonctionnait pas comme il aurait dû. La pathologisation
survient lorsqu’on semble constater un écart à la norme : mais de quelle
norme parle-t-on ? À titre personnel, il s’agissait d’un conditionnement
flou et impalpable, que l’on s’impose sans y penser lors de conversations
entre ami·es, qui vantent toustes leur vie sexuelle effrénée et épanouie, ou
bien simplement qui parlent de leur sexualité dès qu’iels en ont l’occasion.
Qui en font un sujet central, en somme. Des pressions que l’on intègre au
gré de nos lectures aussi, de visionnages de films et de séries, qui mettent
en scène une sexualité théâtrale et grandiose, sans jamais – ou si peu
souvent – représenter le dépit, le décalage, le dégoût, la peur, les blocages,
l’ennui ou le désintérêt pour la question. Des récits qui en font par ailleurs
un véritable ciment humain, notamment dans le couple. Le problème n’est
même pas que ces récits soient majoritaires : c’est qu’il n’en existe pas
d’autres.
Ces discours univoques concourent donc à cette injonc-tion à la
sexualité, ce qui est d’autant plus signifiant que la norme sexuelle qu’ils
véhiculent est, sans surprise, pensée dans une perspective hétérosexuelle.
D’où un violent paradoxe pour les personnes non cis et/ou non hétéros,
car les rares fois où des œuvres audiovisuelles mettent en scène la
sexualité de personnages LGBTI, c’est avec l’œil du dégoût, du désir
fétichiste ou de la moquerie. À cet égard, l’analyse de la représentation
des lesbiennes dans la pop culture est significative : d’abord invisibles,
elles finissent par être hypersexualisées. Aux États-Unis, les études de la
Gay & Lesbian Alliance Against Defamation10 menées en 2020 ont ainsi
montré que l’année précédente, sur les 118 plus gros films produits, seuls
18,6 % d’entre eux mettaient en scène un ou plusieurs personnages LGBTI
(dont 66 % sont par ailleurs blancs). Parmi ces films, seuls 36 %
représentaient des lesbiennes. On pourrait penser que cette
invisibilisation est incompatible avec la notion d’hypersexualisation, mais
invisibilisation et hypersexualisation sont en réalité les deux faces d’une
même médaille, celle du male gaze. Je pense par exemple au film connu
pour être globalement détesté par la communauté LGBTI, La Vie d’Adèle,
réalisé en 2013 par Abdellatif Kechiche. Le film montre de longues scènes
explicites de sexe lesbien, composées par et pour le regard masculin
hétérosexuel. Le lesbianisme n’y existe pas en soi, et n’est qu’un moyen au
service du désir fétichisant des hommes hétéros : le réalisateur montre
avec frénésie leurs ébats, multiplie les plans serrés sur leurs sexes…
Même certaines œuvres populaires créées par des personnes LGBTI
véhiculent cette vision, comme c’est le cas de The L Word, série TV réalisée
par la lesbienne Ilene Chaiken en 2004. La série dépeint le quotidien et les
amours de femmes lesbiennes, d’hommes gays et de personnes trans dans
le quartier de West Hollywood, à Los Angeles. On recense tout au long des
70 épisodes composant les 6 saisons pas moins de 111 scènes de sexe, la
série faisant ainsi de la sexualité un pivot central du lien entre les
personnages.
On notera par ailleurs qu’aucun des films recensés dans la liste de la
GLAAD ne représente de personnages trans, lesquels sont des cas d’école
de cette double sanction entre intimité invisible ou hypersexualisée. C’est
tout particulièrement le cas pour les femmes trans, comme le dénonce le
documentaire Disclosure: Trans Lives on Screen, réalisé en 2020 par Sam
Feder et coproduit par l’actrice trans Laverne Cox. Le film analyse
notamment le stigmate pesant sur les corps et la sexualité des femmes
trans à travers cent ans de cinéma et de télévision états-unienne, souvent
mises en scène sous l’angle du “traps” (piège) ou de l’expérimentation
sexuelle “hors du commun” (fétichisation). Ce n’est hélas pas propre au
cinéma états-unien, tant cette focalisation déshumanisante sur les corps
des femmes trans se retrouve au cœur des fantasmes hétérosexuels, ainsi
que le rappelle Constance Lefebvre, dans l’ouvrage collectif Matérialismes
trans11 :
« Les femmes trans sont déjà l’objet des désirs hétérosexuels comme le montre
bien la pornographie et son influence sur les représentations. Shemale, tranny,
ladyboy : le vocabulaire et les représentations de la pornographie se sont
imposées dans les représentations les plus répandues des femmes trans, ce qui
n’est pas sans rappeler la situation des femmes touchées par d’autres formes de
marginalisation : noires, arabes, lesbiennes… »
Comment peut-on naturellement envisager et explorer une sexualité
différente lorsque les seules représentations disponibles ne sont pas
pensées par et pour nous-mêmes ? Lorsqu’elles ne collent pas à nos
manières effectives de désirer, de faire l’amour, de jouir, ou de ne
rien faire de tout cela ? Lorsqu’elles participent au renforcement des
discriminations subies ? Lorsqu’elles réaffirment le stigmate social apposé
sur nos corps et notre intimité ? Ces images matraquées participent selon
moi au décalage décrit plus tôt. Celui qu’on ressent lorsqu’on a
l’impression que personne ne nous ressemble, ou que les personnes qui
nous ressemblent n’existent jamais pour elles-mêmes, mais simplement
pour servir un regard hétérosexuel masturbatoire ou un récit horrifiant
de violence.
Mais d’une certaine manière, peu importe que la sexualité soit présentée
dans ces représentations de manière émancipatrice ou aliénante, qu’elle
prenne forme dans le regard d’hommes cis-hétéros ou de personnes
LGBTI : ce qui compte, c’est qu’elle est absolument partout et sous-tend
une grande partie de ce qu’on se figure être des liens humains dignes
d’intérêt, dignes de représentation. En conséquence, ne pas se sentir
conforme, ne pas se situer dans le cœur d’une norme socialement
construite, peut conduire à se sentir cassé·e. Comme il n’existe pas
d’espaces parlant autrement du corps que comme objet violenté, comme
adepte de “paraphilies déviantes”, ou comme sujet désiré/désirant de
manière “saine et respectable”, si l’on n’est pas de cette dernière
catégorie, c’est que notre corps a forcément quelque chose à nous dire.
C’est que l’on a forcément quelque chose à régler. À titre personnel, je
crois que c’est précisément cette vision manichéenne d’une sexualité soit
“normale”, soit “cassée”, qui a créé et renforcé la posture ambivalente que
j’entretenais avec mon propre corps. Je devais réparer cette machine
dysfonctionnelle pour pouvoir atteindre l’épanouissement sexuel
promis dans toutes les images culturelles à ma disposition. Il ne s’agit
d’ailleurs pas seulement d’images culturelles, mais aussi de croyances
sociales ancrées dans nos esprits : de fait, reprendre le pouvoir sur sa
sexualité est, depuis Mai 68, souvent présenté comme une expérience
émancipatrice12.
Nous sommes donc cerné·es de toutes parts par une image émancipatrice
et libératrice de la sexualité, forcément désirable. Et, en écho, par l’idée
que la non-conformité à cette norme est pathologique, ce qui suscite un
certain nombre de conséquences délétères dans notre rapport à nous-
mêmes, aux autres et à l’intimité. En premier lieu, la dissociation dont je
parlais plus tôt, et qui en constitue selon moi l’un des effets les plus
pervers. Le décalage entre sexualité perçue et sexualité vécue entraîne
une forme de réification de son corps, qu’on ne perçoit plus que comme
une machine à réparer. Et comme il ne constitue plus qu’une machine, il
devient un objet vide, sans passé, sans histoire, sans émotions, une
enveloppe en carton que l’on écoute de moins en moins. Il est perçu au fil
du temps comme un ensemble de rouages à huiler et de boulons à
resserrer. C’est ainsi qu’à chaque nouvelle expérience sexuelle, on peut se
trouver bloqué·e dans son corps dans une double temporalité étrange : à la
fois dans un moment présent étouffant puisqu’il n’apporte aucun
soulagement, mais aussi dans un futur projeté qui demeure éternellement
inaccessible. C’est de cette manière que je vivais : je n’étais pas vraiment là
où je devais être, c’est-à-dire toujours pas dans mon corps. Et en même
temps, je continuais à imaginer que je trouverais un jour la solution pour
vivre ma sexualité de façon épanouie, sans cesse tournée vers cet horizon
à atteindre. C’était sans issue.
C’est pour cela qu’à 21 ans, j’ai entamé une sexothérapie : j’ai commencé
à parler, à dire que je m’ennuyais, que je ne ressentais rien. J’ai raconté à
la thérapeute mon enfance et les traumatismes qu’elle avait engendrés.
J’ai tenté de détailler la complexité du rapport que j’entretenais avec mon
corps et avec celui des autres. À quel point l’intimité sexuelle répétitive,
dans le cadre du couple surtout, m’ennuyait terriblement, quand elle ne
m’effrayait pas. Malgré toute sa bienveillance, la thérapeute s’est mise à
me parler de mon corps exactement comme je le faisais sans son aide
(c’est-à-dire sans débourser des sommes astronomiques) : un objet un peu
fracassé que de multiples pistes de solutions pourraient aider à remettre
sur les rails : vous pouvez tenter ceci, essayer cela, parler de cette manière,
proposer X, demander Y… Comme si le cœur du sujet, c’était la
communication. Mais j’avais l’impression de ne faire que cela,
communiquer !
En réalité, ma quête n’était pas celle de la jouissance, que je finissais par
atteindre à force de concentration, de dissociation, d’oubli du moment
présent. C’était plutôt celle de la vulnérabilité et du lâcher-prise, et je
pensais que la seule façon d’y arriver était de m’adonner avec ferveur à
une sexualité colérique et effrénée, assommante, puisque, partout, on me
présentait le sexe comme la forme ultime de l’intimité. Je souhaitais sortir
du jeu, de la posture, de la consommation brute, de la performance, pour
sentir mon corps. Pour l’éprouver dans une situation de vulnérabilité. Je
dirais même que ma quête était plutôt celle de la simplicité. J’aurais aimé
que ma sexualité soit évidente et naturelle, qu’elle arrête de m’obséder et
qu’elle vienne à moi comme elle avait l’air de venir aux autres : sans y
penser. Mais paradoxalement, en voulant raccourcir la distance immense
que je mettais entre mon corps et moi-même, je renforçais ce mécanisme
de dissociation en ne l’appréhendant que sous le prisme d’une bête
curieuse et dysfonctionnelle à soigner.
Consulter une sexologue ne m’a donc été d’aucune aide. Pire : cela n’a fait
que renforcer mon sentiment que je ne fonctionnais pas « comme il
fallait », puisque les solutions qu’elle me proposait relevaient toutes de la
guérison d’un dysfonctionnement. Or, il faut bien comprendre que
l’attitude de cette thérapeute ne tient pas à son approche personnelle,
mais qu’elle s’inscrit dans une tradition scientifique et médicale
occidentale de pathologisation de ce que la médecine appelle des
« dysfonctionnements » ou « troubles » sexuels. C’est en effet la seule
manière qu’a la sexologie moderne d’envisager le rapport à la sexualité.
Pourtant, cette doxa s’appuie en réalité sur des travaux qui ont plus à voir
avec la morale qu’avec la science : la sexologie moderne se développe en
effet dans la lignée d’un ouvrage fondateur paru en 1886, Psychopathia
Sexualis, du psychiatre Richard Von Krafft-Ebing. Sous-titré Encyclopédie
des perversions sexuelles, cet ouvrage destiné à servir de manuel de
référence aux médecins et aux magistrats détaille la liste de ce que Von
Krafft-Ebing considère être des déviances sexuelles. Il y classe les
pathologies sexuelles à sanctionner en quatre catégories. Parmi elles,
l’anesthésie (l’absence de libido) et les paresthésies (les libidos dévoyées),
comprenant l’homosexualité, mais aussi le fétichisme, le sadisme ou
encore le masochisme (toujours cette sanction des sexualités et des
cultures rattachées qui échappent au prisme de la « sexualité saine et
bonne »). Son étude rencontrera un franc succès et sera rééditée à de
multiples reprises, jusqu’en 1999 : c’est donc sur ces fondements que naît
la sexologie moderne13.
Assez logiquement, en parallèle de ces tentatives de théorisation des
sexualités considérées comme hors normes, les clinicien·nes se sont
attaché·es à trouver des méthodes thérapeutiques pour soigner les
« déviances » associées. Dès le début du xxe siècle, l’émergence de la
psychanalyse conduit à les envisager comme des troubles d’origine
psychologique qui doivent – naturellement – être traités par la thérapie.
Cette approche est mise en concurrence dès le milieu du siècle avec
l’arrivée progressive des thérapies comportementales et cognitives,
lesquelles utilisent des méthodes expérimentales de remplacement d’un
comportement (sexuel, dans notre cas) par un autre, via des techniques
d’exposition variées, de relaxation, de désensibilisation aux peurs et
blocages… Quelle que soit la méthode choisie, il s’agit toujours de
guérir une pathologie, parce que c’est l’unique horizon d’analyse de
la sexualité dans nos sociétés, et un horizon aliénant. C’est cette
dimension aliénante que met en évidence la sociologue britannique Jo
Woodiwiss, lorsqu’elle écrit :
« La femme adulte en bonne santé est construite comme devant être sexuellement
active, désirante et informée sur la question. Cela participe à forger l’idée selon
laquelle les femmes qui ne s’y retrouvent pas présentent un problème qui doit
être traité, afin de trouver à la fois la cause et la solution à leur psyché
endommagée14. »
Cette notion de « bonne santé » est essentielle, et on peut l’étendre à la
manière dont les discours validistes ont pathologisé la sexualité des
personnes handicapées. C’est ce que décrit par exemple Eunjung Kim dans
son article L’asexualité dans les récits handicapés15, où elle montre qu’il
existe un lien fort entre asexualité et handicap, puisque dans les deux cas,
la pathologisation se définit en miroir à une norme (la norme sexuelle et
la norme valide). Elle met en lumière le fait que les personnes handicapées
sont assignées par défaut à l’asexualité, puisqu’elles ne sont pas
considérées comme des êtres sexuels : « Tout comme les enfants ne sont
pas supposés avoir de sexualité, les personnes handicapées se voient
également refuser la capacité d’être portées sur le sexe. » Elle l’explique
de la manière suivante : « La désexualisation fait référence au processus
continu d’une mise à distance entre la sexualité et les personnes
handicapées par la crainte de la reproduction et de la contamination du
handicap. » Or, d’après l’autrice, cette asexualité présumée n’est pas une
suite naturelle du handicap :
« Elle est plutôt le résultat d’un processus de désexualisation appliqué et
maintenu en permanence. La désexualisation produit une forme d’objectivation
et de déshumanisation qui nie l’humanité des personnes handicapées, car on
considère qu’il est acquis que tout corps normal – et donc “tous” les êtres
humains – a des “pulsions” sexuelles. »
Ainsi, les normes autour de la sexualité visant à empêcher de reconnaître
l’agentivité des personnes handicapées constituent une source historique
de violences validistes et patriarcales à leur égard. Cela entraîne une
méfiance de la part des militant·es anti-validisme, autant à l’égard des
mouvements asexuels que sex-positifs, puisque dans l’un ou l’autre des
cas, la façon dont le validisme structure l’accès (ou le refus d’accès) à la
sexualité n’est pas questionnée. Les liens que l’on peut faire entre
sexualité et pathologisation sont ainsi profondément ancrés dans une
histoire du validisme, qui prescrit non seulement ce qu’est la sexualité
bonne et fonctionnelle, mais aussi qui a le droit d’en bénéficier.
On pourrait finir ce tour d’horizon théorique en ajoutant que jusqu’en
2015, le DSM-4, manuel clinique de référence de l’Association américaine
de psychiatrie, présentait l’asexualité et tous les “troubles” associés
(trouble du désir sexuel hypoactif, trouble de l’aversion sexuelle, trouble
de l’excitation sexuelle, trouble orgasmique) comme des pathologies
médicales16. Comment imaginer, dès lors, d’autres manières de penser le
non-désir, ou la non-sexualité, dans notre société ?
Évidemment, il ne s’agit pas ici de dire que les thérapies ne peuvent pas
aider un·e patient·e en souffrance par rapport à sa vie sexuelle, ou qu’elles
sont à rejeter en bloc. Je m’interroge simplement sur cette longue histoire
de la pathologisation des sexualités perçues comme “anormales” et ses
conséquences sur l’appréhension de nos corps, considérés dans ce
contexte comme des objets à réparer. Ma sexologue était une femme on
ne peut plus compétente, qui a su poser sur mon parcours et mes
difficultés un regard bienveillant. Pour autant, dans la lignée de la longue
histoire des théories et pratiques thérapeutiques psycho-sexuelles, elle
s’attachait à parler de mes difficultés comme de symptômes d’un trouble.
Elle sanctionnait sans le vouloir une sortie de la norme, en
m’encourageant via de multiples moyens à y revenir. Alors que peut-être,
au contraire, la seule parole dont j’avais désespérément besoin à ce
moment-là était la suivante : « Si la sexualité vous est si fastidieuse… faites
autre chose ! »
24 La Pensée straight, de Monique Wittig, recueil de textes publié en 1992 aux États-Unis
(éd. Amsterdam, 2018).
25 La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne, article d’Adrienne Rich (éd.
Mamamélis/Nouvelles Questions féministes, 2010).
26 Voir le manifeste The Woman-Identified Woman, écrit par les Radicalesbians en 1970. Le
texte défend l’idée selon laquelle les lesbiennes seraient à l’avant-garde de la lutte
antisexiste, car leur identification à d’autres femmes défie la notion traditionnelle de
l’identité “femme”.
27 Observatoire national des violences faites aux femmes conduit par la MIPROF (Mission
interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la
traite des êtres humains) en 2020.
28 Révolution sexuelle ou individualisation de la sexualité ?, entretien avec Michel Bozon,
mené par Patrick Simon (revue Mouvements, n° 20, 2002).
29 Les Français et le partage des tâches : à quand la révolution ménagère ?, sondage
(IPSOS, 2018).
30 Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme, Plaidoyer pour
l’indépendance économique, de Kristen Ghodsee (éd. Lux Québec, 2020).
À l’issue de ce tour d’horizon, on ne peut donc que constater que les
obstacles sur le chemin de la sexualité des femmes et/ou des personnes
LGBTI sont nombreux. Il faut d’abord composer entre son intimité
sexuelle et son propre corps lorsque ces deux espaces ont été victimes de
violences sexistes et/ou racistes, homophobes, transphobes, validistes,
parmi d’autres. Les violences et dominations diverses altèrent
durablement et profondément le lien au corps et créent un décalage avec
des normes sociétales qui désignent ce que doit être la sexualité “bonne et
saine”. Cela entraîne un rapport pathologisant à la sexualité et à tous ses
aspects (plaisir, désir, lâcher-prise), non seulement par nous-mêmes (nous
intériorisons que c’est anormal), mais aussi par un ensemble d’acteurs
extérieurs (sphères médicale, culturelle, politique qui nous renvoient
toutes l’image d’une sexualité “à réparer”).
Cette obsession collective aliénante participe à créer ce que des
chercheureuses appellent la sexu-société*, et cette notion me semble
centrale pour comprendre le système que l’on a essayé de dessiner. Ela
Przybylo, sociologue en études de genre, la définit de cette manière :
« Le but était de trouver un terme parallèle à celui d’hétéronormativité* mais sur
l’axe sexuel. L’hétéronormativité attire notre attention sur “les institutions, les
structures de savoir et les orientations pratiques qui rendent l’hétérosexualité
non seulement cohérente – c’est-à-dire organisée comme une sexualité – mais
aussi qui établissent la supériorité de l’hétérosexualité”. La sexu-société réalise la
même opération sur l’axe sexuel. Il s’agit de mettre en lumière la centralité du
sexe et de la sexualité dans notre culture et la manière dont nous en sommes
venus à organiser nos joies, nos amours, nos vies, nos accomplissements mais
aussi certaines structures institutionnelles autour de l’impératif sexuel31.»
Cet impératif sexuel structure donc nos relations intimes et, à plus
grande échelle, l’organisation sociale. Il est donc parfaitement logique que
celles et ceux qui ne s’y reconnaissent pas soient immédiatement
stigmatisé·es, ou incité·es à aller se soigner, ce qui a des conséquences
concrètes sur la vie des individus. Partout, le sexe (particulièrement le
sexe hétérosexuel), le désir, et l’orgasme sont présentés comme
« nécessairement bons, sains, et enthousiasmants » ; partout, la poursuite
du plaisir (en quantité comme en qualité) est « reconnue comme un
objectif légitime, voire obligatoire, pour atteindre le statut de sujet sexuel
libéré32 ». Dans un tel climat moraliste et culpabilisant, il semble donc
attendu que le désintérêt pour la sexualité (ou un intérêt limité, variable,
inconstant) soit sanctionné socialement. De la même manière, il semble
aller de soi qu’une difficulté à être à la hauteur des attentes projetées sur
la sexualité soit considérée comme une pathologie. Autrement dit,
quiconque résisterait à cette culture normative du tout-sexuel sera
immédiatement rappelé à l’ordre.
C’est pour cette raison que je n’ai pas envie de poursuivre cet essai en
proposant des solutions diverses et variées qui permettraient
“d’améliorer” la vie sexuelle de qui que ce soit. Je préfère éviter ce
processus mortifère et poser la question suivante : et si ce n’était pas
grave, de refuser la sexualité, de lui préférer d’autres formes de lien
affectif, de se dire qu’elle constitue un espace que nous n’avons ni
plaisir ni désir à investir ? Et si, pour certain·es, il ne s’agissait pas de
résoudre à tout prix ce conflit intérieur, de démêler un quelconque
trouble ?
C’est pourquoi je souhaite plutôt, pour avancer, interroger la manière
dont on peut penser autrement l’intimité. J’ai envie de parler d’amour,
d’amitié, de communauté, de lien familial, afin de montrer que la sexualité
ne constitue pas “la voie royale” vers la vulnérabilité et la connexion à
l’autre. Je souhaite montrer qu’il existe pléthore d’espaces et de manières
de vivre une intimité profonde avec les gens qu’on aime.
Je voudrais que l’on s’attache plus à ces milliers d’autres formes de
démonstration amoureuse. Je crois que nous avons beaucoup à tirer de
l’amitié, cet amour jugé adolescent et immature. Nous avons beaucoup à
apprendre d’autres modèles familiaux qui décentrent l’importance de la
sexualité comme fondement de la forteresse familiale. Je pense à mes
ami·es qui élèvent des enfants entre elles et eux, qui fondent autrement
leur cellule familiale, qui pensent l’attachement en dehors du lien
nécessairement romantico-sexuel. Je crois que l’on devrait s’inspirer des
espaces de résistance créés par les lesbiennes. Je suis convaincu que nous
devrions chercher ce qu’ont fait, avant nous, les personnes qui ont refusé
ces obligations délétères. Je pense en fait à ces récits dont on pense de
prime abord qu’ils n’existent pas, puisque les gens qui résistent à la sexu-
société, notamment depuis l’avènement de la société industrielle et du
capitalisme, n’ont pas d’histoire. Leurs existences et paroles ne sont pas
documentées et ne traversent pas le temps. Je crois, oui, que j’aimerais
parler de cette frontière trouble entre amour et amitié, entre désir
charnel et engagement émotionnel, entre famille nucléaire et
communauté familiale.
Autrement dit, loin de vouloir remplacer une injonction par une autre, je
voudrais simplement présenter et faire entendre des récits nouveaux, et
ouvrir des perspectives, pour toutes les personnes étouffées et noyées
sous le poids de la sexualité obsessionnelle. Ce que je veux, c’est faire un
pied-de-nez à la sexualité : lui montrer la porte et l’escorter poliment vers
la sortie, afin qu’elle sache qu’on n’a pas nécessairement besoin d’elle et
qu’elle n’a pas à être toujours au cœur de la fête.
31 Les asexuel·les dans la sexu-société, article d’Ela Przybylo, (revue Sexualities, 2011), citant
Lauren Berlant et Michael Warner dans leur article de 1998 Sex in Public, publié dans la
revue Critical Inquiry.
32 Je reprends ici les termes de Przybylo.
33 Le Désir. L’enfer de l’identique, de Byung-Chul Han (éd. Autrement, 2018).
Désinvestir
le désir :
la puissance
des autres liens
Faire l’histoire de l’amour sans sexe
Je souhaite repérer, raconter et transmettre des histoires d’intimité dont
le sexe n’est pas le point d’ancrage, le référentiel de départ. Je souhaite
parler d’amour autrement, d’amitiés, de communautés familiales, de la
manière dont on peut expérimenter à la fois son corps et l’intimité en
dehors du prisme du tout-sexuel. Je suis convaincu qu’une manière de se
défendre contre l’impératif sexuel est d’ouvrir d’autres horizons en
racontant l’histoire de communautés et de relations humaines qui ont été
fertiles autrement, n’en déplaise aux défenseurs d’une société qui place la
famille nucléaire, l’amour romantique hétérosexuel et la mise au monde
d’enfants au centre de son projet civilisationnel. Il est temps de faire
enfin l’histoire de l’amour sans sexe, et je dis « enfin », car il faut bien
admettre que cette histoire reste à écrire.
La plupart des représentations que nous avons à notre disposition pour
dépeindre l’amour véritable mettent en effet en scène le même tableau,
image après image. Les romans n’ont rien à envier aux films, et
inversement. Un homme, une femme, nécessairement cis, nécessairement
hétérosexuels, nécessairement blancs. Ils prennent la mesure de leur
amour et de leur promiscuité émotionnelle en engageant une folle passion
amoureuse et érotique. Malgré quelques rebondissements qui auraient pu
nous faire craindre la fin précoce de la romance, leur cellule conjugale
résiste aux tempêtes extérieures : l’appel amoureux reste le plus fort et
c’est ce qui leur permettra, dans un happy ending flamboyant, d’être bénis
du sceau de la grâce divine : ils construisent leur famille, vivront heureux
et auront beaucoup d’enfants. De la littérature romantique du xixe siècle
aux comédies à l’eau de rose des années 2000, nous sommes constamment
mitraillé·es par ce couple unidimensionnel et son caractère “supérieur”. Je
ne vais pas m’attarder sur le malaise et la perplexité que génère chez moi
ce circuit de la “récompense” univoque
(rencontre/passion/mariage/enfants) tant il me paraît plus être un
chemin de croix qu’une autoroute vers la félicité. Peut-être ai-je eu trop
d’exemples autour de moi de familles exemplaires de ce type, qui avaient
accompli tout ce qu’il fallait accomplir, et qui n’en étaient pas moins
terriblement malheureuses dans le meilleur des cas, profondément
violentes et dysfonctionnelles dans le pire. Peu importe : il m’est de toute
manière difficile de ne pas vivre ces scènes fantasmées comme un
spectateur captif de ces images d’Épinal qui, parce qu’il ne goûtera jamais
à ce modèle unique d’amour, ne goûtera jamais non plus au bonheur
authentique.
Face à cela, où se trouvent les récits et les images contemporaines
d’amour sans sexe ? Nulle part, ou presque. Quand les fictions l’évoquent,
c’est pour décrire une situation malheureuse, générant une pluie de
frustrations et dont seule la menace de la rupture – ou la rupture effective
– peut faire évoluer la narration. En parallèle, les romances “hors de la
norme”, notamment lesbiennes, sont souvent dépeintes en reniant
absolument la dimension amoureuse et érotique des liens formés. Il s’agit
là du fameux poncif des “bonnes amies34”, dont la lesbianité n’est même
pas envisageable. Quand la sexualité existe, elle est forcément
hétérosexuelle.
Ce n’est pas un hasard si ces récits n’existent nulle part, ou presque :
comme on l’a vu dans la première partie, dans le système hétéro-
capitaliste qui est le nôtre, il est fondamental de maintenir l’illusion que
l’obsession (hétéro)sexuelle est justifiée et naturelle. Le sexe contraint et
le sexe fait vendre, une dynamique qui conduit à un cercle vicieux bien
arrangeant pour qui veut contrôler et qui veut s’enrichir.
Par ailleurs, il est également fondamental pour ce système de tenir en
dehors de l’Histoire des modèles d’amour sans sexe, de communautés
familiales ne s’embarrassant pas de l’impératif sexuel, infertiles du point
de vue économique, qui mettent en péril la sexu-société et la famille
nucléaire. C’est donc du côté des communautés en marge des modèles
socio-familiaux normés qu’on peut commencer à essayer de repérer ces
récits. Car ils existent, bien que les sources qui les détaillent soient rares,
ou que, lorsqu’elles sont citées, ce soit à titre anecdotique.
34 La formule “just gals being pals” en anglais, qui signifie “ce sont juste des copines”,
désigne sarcastiquement les relations lesbiennes montrées naïvement comme de simples
“amitiés fusionnelles”.
35 Aven : Asexual Visibility and Education Network. Voir le site www.fr.asexuality.org
36 Asexuel·le n’est pas qui je suis : les politiques de l’asexualité, de M. Dawson, S. Scott et L.
McDonnell (éd. Université de Glasgow, 2018).
37 All About Love: New Visions, de bell hooks (éd. William Morrow Paperbacks, 2018).
38 Usages de l’érotique : l’érotique comme pouvoir, d’Audre Lorde, texte de 2003 publié
dans le recueil Sister Outsider (éd. Mamamélis, 2018).
39 Sur cette question, je renvoie à l’essai de la militante féministe et anthropologue Gayle
Rubin, Penser le sexe, publié en 1984, où elle formule les prémisses d’une politique radicale
de la sexualité. Selon elle, la violence structurelle contenue dans la sexualité, plutôt qu’une
oppression “simplement” patriarcale qui viserait les femmes en tant que groupe social,
constitue une oppression tournée vers tous les individus engagés dans ce que la culture
dominante appellerait le “mauvais sexe’, opposé au sexe sain et acceptable.
40 Défaire le sexe : contre l’optimisme sexuel, de C.E (IAATA.info, 2019).
Intimités alternatives : le foyer plutôt que la
famille nucléaire
Pour entrevoir quels autres modèles d’intimité que celui centré sur la
sexualité conjugale obligatoire sont possibles, j’ai publié sur les réseaux
un appel à témoignages41 et souhaité laisser la parole aux personnes qui
ont construit leur famille autrement. Mais avant de les faire entendre, il
me semble important de poser les fonctions et les limites du modèle
familial centré autour du couple hétérosexuel et de leurs enfants –
puisque, comme on l’a vu, c’est principalement en son sein que la
sexualité est utilisée comme une arme permettant de cimenter la
prétendue “naturalité” de l’hétérosexualité et, par extension, du modèle
familial nucléaire.
La famille présente plusieurs fonctions sociales sous le capitalisme : elle
permet déjà de faire naître les futur·es travailleureuses d’une part, et les
futur·es patron·nes et héritant·es de l’autre. Autrement dit, en alimentant
la société en force de travail continue, elle permet de faire perdurer la
société de classes dans son ensemble. La famille constitue également un
puissant moteur d’asservissement des femmes, lesquelles fournissent en
son sein une somme immense de travail reproductif et ménager gratuit42,
en plus de voir leur corps sexuellement exploité à des fins de perpétuation
de la lignée. Enfin, la famille représente évidemment un terrain majeur de
contrainte sexiste à la soumission, ce cercle refermé étant organisé autour
de la figure du patriarche censé guider son troupeau de femme et
d’enfants comme un berger le ferait avec ses moutons. S’il en était
autrement, le foyer ne serait pas le lieu qui concentrerait la majorité des
violences sexuelles et infantiles. Comme le résume en d’autres termes la
résolution de 1979 sur la libération des femmes de la Quatrième
Internationale, la famille, ce n’est donc rien d’autre que « l’institution
socio-économique fondamentale pour la reproduction, d’une génération à
l’autre, des divisions de la société en classes, [qui] fournit le mécanisme le
moins cher et le plus idéologiquement acceptable de reproduction de la
force de travail humain. […] Elle reproduit en son sein les rapports
hiérarchiques et autoritaires nécessaires au maintien de la société de
classe dans son ensemble43 ». La famille, c’est le terrain privilégié de
l’aliénation, de la soumission et de l’exploitation économico-sexuelle des
femmes, au profit du capitalisme et des maris, main dans la main44.
Par ailleurs, le modèle prétendument idéal et naturel de la famille
nucléaire (où le foyer se divise entre le père qui pourvoie
économiquement aux besoins de la famille et la mère qui s’occupe de la
vie domestique) serait universel, c’est-à-dire qu’il serait valable de tout
temps et en tous lieux. Or, on voit tout de suite les limites de cette
croyance : en plus de n’être qu’une pure création du système capitaliste,
ce modèle n’est souvent tenable que pour la frange la plus aisée – et
blanche – de la population. C’est cet aspect inégalitaire que souligne par
exemple la militante afro-féministe Jade Almeida dans une vidéo sur
l’échec de la famille nucléaire, rappelant à quel point ce modèle est, dès le
départ, inaccessible à la plupart des familles noires :
« Lorsque les hommes noirs sont embauchés, ce n’est certainement pas aux postes
qui leur permettraient d’assurer seuls la sécurité économique de leur foyer. Les
femmes noires ont toujours travaillé. Le modèle de la famille nucléaire implique
un nombre important de conditions économiques et sociales pour fonctionner45. »
Dans les milieux où le travail des femmes est une nécessité économique
pour la survie de la famille, ce modèle familial centré sur le couple et la
sexualité, comme un cercle refermé sur lui-même, ne peut donc pas
fonctionner. Rappelons que jusqu’à la moitié du xxe siècle environ, en
Occident, la famille ne se concevait pas en vase clos, mais était centrée
autour de la communauté étendue : le socle familial reposait sur la
cohabitation intergénérationnelle et non pas sur la conjugalité en tant
que telle. À mesure que le modèle familial centré sur la famille nucléaire
s’est imposé, seules les familles les plus riches ont pu, grâce à leurs
ressources financières, recréer l’aide et le soutien familial apporté
historiquement par la communauté étendue, en embauchant des aides
ménagères et éducatives inaccessibles aux foyers plus pauvres. Dans ces
conditions socialement favorisées, le modèle du couple fondé sur la
sexualité a pu fonctionner. Mais pour les familles qui ne disposaient pas
de ces ressources extérieures, cette structure, qui ne pouvait plus reposer
sur la solidarité intergénérationnelle au sein d’un même foyer, a souvent
éclaté (ce qui explique sans doute que le taux de divorce, en hausse
constante, soit très différent selon les classes sociales, les classes
moyennes et défavorisées divorçant bien plus que les classes
bourgeoises46).
Ce modèle traditionnel, pourtant présenté comme l’image
universelle de ce que constitue le couple, et par extension la famille,
n’est donc en réalité accessible qu’à une part restreinte de la
population, et il est fortement conditionné par des critères socio-
économiques. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle les
nouveaux modèles de famille, de foyer, émergent dans les milieux les
moins favorisés ou les moins valorisés socialement, comme le montrent
les récits que j’ai collectés à la suite de mon appel à témoignage.
41 Appel à témoignages posté sur mon compte Instagram en novembre 2021, qui m’a
permis de récolter par mail et par conversations téléphoniques une centaine de récits
différents.
42 Voir Origine et nature du patriarcat : une vision féministe de Nadia De Mond, un exposé
donné à l’École écosocialiste à l’IIRE (billet de blog Mediapart, 2012).
43 Résolution sur la libération des femmes, Quatrième Internationale, 1979.
44 Pour en apprendre plus sur ce sujet et sur les liens entre l’oppres-sion des femmes
hétérosexuelles et l’oppression des personnes LGBTI, lire l’article Théorie de la reproduction
sociale : introduction au féminisme marxiste (blog Les Guérillères, 2021).
45 L’évolution des familles : l’échec de la famille nucléaire, vidéo de Jade Almeida (Youtube,
mars 2021).
46 L’influence du milieu social sur le divorce, d’Yves Dezalay (revue Économie et statistique,
n° 33, 1972).
47 Sexualité et communauté familiale, le regard de l’anthropologie, de Paul Rasse (revue
Hermès, 2014).
Â
48 La Vierge et les Saints au Moyen Âge, de Régine Pernoud (éd. Bartillat, 1998).
49 Refugees from Amerika: a Gay Manifesto, de Carl Wittman (1970). Ce texte a eu une
importance capitale à sa sortie. On peut néanmoins questionner la pertinence de
l’utilisation du terme « réfugiés » pour parler des homosexuel·les lorsque ce terme est
employé par un homme certes gay mais surtout blanc et qui n’a pas fait l’expérience de la
migration.
50 « Une terre à soi », épisode 3 du podcast Sortir les lesbiennes du placard, de Clémence
Allezard, série réalisée par Somany Na pour LSD (France Culture, novembre 2019).
51 C’est déjà ce qu’avait écrit Adrienne Rich au sujet du lesbianisme en 1970, dans La
Contrainte à l’hétérosexualité : « C’est à notre péril que nous romantisons ce que cela
implique d’aimer et d’agir à contre-courant, sous la menace de sanctions graves, et
l’existence lesbienne a été vécue sans accès à la connaissance d’une tradition, d’une
continuité, d’un ancrage social quelconque. La destruction des traces, des mémoires et des
lettres attestant les réalités de l’existence lesbienne doit être prise au sérieux comme
moyen de préserver la contrainte à l’hétérosexualité, car ce qui nous a été dissimulé c’est la
joie, la sensualité, le courage, la communauté, tout autant que la honte, la trahison de soi et
la douleur. »
52 Plus précisément, une critique radicale de l’hétérosexualité est portée depuis des
années par les lesbiennes, mais on assiste aujourd’hui au développement d’une approche
réformiste qui consiste à changer l’hétérosexualité de l’intérieur.
53 À ce sujet, on peut lire le travail de la chercheuse Eva Illouz, notamment Les Sentiments
du capitalisme (éd. Seuil, 2006), Les Marchandises émotionnelles (éd. Premier Parallèle,
2019) et La Fin de l’amour : enquête sur un désarroi contemporain (éd. Seuil, 2020), longue
enquête sociologique qui interroge la « transformation par le capitalisme et la culture de la
modernité de notre vie affective et amoureuse ».
54 Voir par exemple Marxisme et révolution sexuelle d’Alexandra Kollontaï (éd. La
Découverte, 2001). Je reparlerai de cette autrice dans le chapitre suivant.
Intimités alternatives : l’amitié plutôt que le
couple
Je crois qu’il est fondamental de replacer au centre de la réflexion sur
l’intimité l’importance des liens d’amitié, de les appréhender et les faire
fructifier comme des canaux privilégiés de loyauté et d’attachement qui
n’ont rien à envier à la sexualité partagée et à l’amour romantique
hétérosexuel. Ces deux visages du régime hétérosexuel sont constamment
présentés comme la forme la plus élevée et la plus aboutie du lien à
l’autre, au sommet de la hiérarchie relationnelle. Pourtant, l’amitié a tant
de choses à nous apprendre sur l’intimité. Les liens d’amitié, ce sont des
passions amoureuses qui n’ont pas besoin de sexe pour se maintenir,
pour grandir. J’insiste sur le terme de passions amoureuses, parce que
l’amitié peut bien souvent contenir l’exceptionnelle intensité que l’on
attribue généralement à l’amour romantique et sexuel. C’est pour cela que
la ligne de séparation entre les deux m’a toujours semblé ténue, et que je
me suis mis à questionner la définition même de l’amour. Et à l’évidence,
je ne suis pas le seul à ne pas me retrouver dans les représentations
habituelles de l’intimité. Par exemple, voici ce qu’on peut lire dans la
brochure Contre l’amour que j’ai déjà citée :
« Je me rends compte que mes idées, mes constructions affectives sont en
décalage avec les représentations courantes de l’Amour et de l’amitié. En
particulier, cette séparation-opposition entre l’Amour et l’amitié, qui contribue à
préserver le modèle dominant du couple marié-fermé. »
L’auteurice ajoute, non sans sarcasme :
« L’Amour est un Dieu. On communie avec lui dans l’extase la plus complète. On
l’attend au tournant, on l’appelle au secours, on rêve d’être touché·e par sa grâce,
on craint ses courroux plus que tout. On l’adore. On le prie, le soir dans son lit, de
se manifester. Il nous sauvera. Il est la seule chose qui fera de notre chemin sur
terre un paradis. En même temps, il nous promet les douleurs les plus atroces et
les plus saintes. L’Amour, c’est une forme d’échange affectif totale. Totalisante.
Totalitaire. L’Amour, c’est toutes les formes d’échange affectif réunies. Un
monstre, un Léviathan, une hydre à moult têtes. En plus d’être absolu,
absolument énorme et absolument exhaustif, l’échange affectif de type “Amour”
doit correspondre à des critères précis. Il n’a lieu qu’entre deux personnes
hétérosexuelles. Il doit être immortel, en tout cas il doit durer des années et des
années. Il doit se vivre en couple exclusif, puis marié, avec des enfants, le chien
c’est une option mais ça aide à se persuader qu’on y est bien, dans ce véritable
Amour, avec sa véritable famille et ses véritables images d’Épinal. Il est d’ailleurs
très important de se demander régulièrement si notre Amour est “véritable”,
“authentique”. Car on ne blasphème pas avec l’Amour, on ne prononce pas son
nom en vain, sinon sacrilège, sacrilège ! »
Et bien sûr, en face de cette divinité toute-puissante, l’amitié est un
demi-dieu de seconde zone, à qui on ne voue pas un culte d’une telle
ampleur, qui n’est pas dépeint dans les films et dans les livres avec la
même puissance salvatrice, que les protagonistes n’attendent pas plein·es
d’espoir à leur fenêtre, le soir, en sondant le paysage.
Pourtant, l’amitié renferme une charge émancipatrice et révolutionnaire
incontestable : si, au sein du régime hétérosexuel, l’amour romantique
structuré autour de l’impératif sexuel constitue un outil de domination,
l’amitié, elle, constitue un bouclier pour s’en défendre. C’est bien pour
cela que l’amour romantique, construit socialement pour assurer la
pérennité de la famille nucléaire, a tout intérêt à décrédibiliser l’amitié et
la camaraderie, notamment entre femmes, entre les personnes LGBTI, car
elles viennent ébranler la solidité de son édifice, menacer l’ordre qu’il
tente de maintenir à tout prix. C’est ce qu’Adrienne Rich avait bien repéré,
quand elle décrivait l’infériorisation des liens développés hors du cadre
hétérosexuel :
« L’identification masculine est l’acte par lequel les femmes placent les hommes
au-dessus des femmes, elles-mêmes y comprises, leur accorde plus de crédibilité,
de statut et d’importance dans la plupart des situations, quelles que soient les
qualités qu’objectivement les femmes apportent dans une situation donnée…
L’interaction avec les femmes est vue comme une forme inférieure de relation à
tous les niveaux55. »
Et c’est aussi ce qu’ont souligné la plupart des personnes qui ont
témoigné pour cet essai : toustes s’accordent sur le bouclier que constitue
l’amitié d’un point de vue politique et social. Ce que mon amie Rachel
précise en ces termes :
« Je pense que l’amitié est une forme de lien moins valorisé parce qu’elle entrave
le régime hétérosexuel, qui dit qu’il faut absolument trouver chaussure à son
pied, trouver ce qui va venir nous compléter. L’amitié, c’est surtout dire “qui je
choisis”, si bien que chaque personne est actrice de la relation, alors que dans
l’amour hétérosexuel, les femmes sont passives. Dans l’amitié, il n’y a pas cette
perte de moyens, c’est un contrat entre deux personnes : on parle de vie
commune, pas de la passion, de l’exception, du pointillé. La société n’aime pas les
relations où tout le monde est en position de pouvoir, elle aime celles où il y en a
un qui domine et exploite l’autre. Les amitiés sont cruciales pour moi. Elles ont
une fonction très forte : un rôle d’extension de moi-même. J’ai besoin de l’amitié
pour avoir des espaces de réflexion, de discussion et de décompression… J’ai donc
un rapport très intense à l’amitié. Mon partenaire m’a dit un jour qu’il n’était pas
en couple avec moi, mais en couple avec moi et mes potes. Dans ma vie, mes
amitiés ont créé des caisses de résonance. Je n’ai plus jamais vraiment été seule le
jour où j’ai eu des ami·es. »
Il est donc essentiel de redonner à l’amitié la place qu’elle n’aurait jamais
dû cesser d’occuper dans nos liens intimes. Pour ma part, j’ai toujours eu
un rapport extrêmement puissant à l’amitié. Elle constitue la forme
d’amour la plus importante dans ma vie et l’a toujours été. Je ne peux que
reconnaître à quel point je suis amoureux de mes ami·es, et dans quelle
mesure les limites demeurent floues entre le sentiment romantique et le
sentiment de camaraderie. Je ressens des émotions profondes lorsque je
pense à mes ami·es. Lorsque je ne les vois pas, ils et elles me manquent. Je
leur écris des lettres, on prend soin les un·es des autres en cas de maladie.
Dans les moments plus sombres de mon quotidien, ces frères et sœurs
d’autres mères virevoltent dans ma cuisine pour s’assurer que je mange
toute la semaine. Lors d’un épisode dépressif particulièrement violent, ils
et elles se sont démené·es pour lever des fonds afin que je puisse
commencer une thérapie. Quelques mois plus tôt, lorsque j’ai fait mon
coming out trans, je les ai vu·es débarquer dans mon salon avec des
bougies, des cadeaux et des mots doux, afin que l’on célèbre ensemble ce
chemin que je m’apprêtais à emprunter. Alors, lorsque je pense à la nature
des liens les plus profonds que j’entretiens dans ma vie, à ce que signifie
véritablement la loyauté, à ce que suppose l’engagement concret envers
quelqu’un, la première image qui se forme devant mes yeux, c’est celle du
visage de mes ami·es. Leur place dans ma vie m’a enseigné les vertus de
l’humilité, de la remise en question, de l’empathie. Ils et elles m’ont appris
à me décentrer, à me réjouir sincèrement du bonheur des autres, à
comprendre ce qu’on a à tirer de l’implication en temps et en énergie dans
des relations qu’on souhaite voir perdurer.
Évidemment, cela dépasse de très loin mon simple cas personnel et, selon
moi, l’amitié contient une charge politique de tous les possibles :
quiconque fait l’expérience, pour quelque raison que ce soit, de
l’isolement, de l’ostracisation, de la marginalisation, sait le caractère
fondamental du lien à l’autre, surtout lorsqu’il nous ressemble, lorsqu’on
partage des intérêts communs. C’est d’ailleurs bien le sens de la
camaraderie qui forme le terreau de l’organisation politique.
Alexandra Kollontaï, autrice russe, femme politique et militante
communiste révolutionnaire de la première moitié du xxe siècle, a écrit de
nombreux textes sur la question de l’amour, de la sexualité, de la famille
et de l’amitié. Ces différents essais ont été réunis dans l’ouvrage Marxisme
et révolution sexuelle56. Elle y a développé une « théorie de l’amour-amitié »
qui nous renseigne finement sur la dimension révolutionnaire de la
camaraderie. Kollontaï considère qu’à chaque forme d’organisation sociale
correspond un idéal amoureux, dont les caractéristiques permettent
l’efficacité et le maintien de cette organisation. Pour elle, le duo sentiment
amoureux/sexualité ainsi que la règle de fidélité au sein du couple marié
sont des principes répondant aux besoins de contrôle social dans une
société libérale :
« Pour la solidité de la famille – unité économique à la base du régime bourgeois –
il fallait l’union intime de tous ses membres. Les idéologues révolutionnaires de la
bourgeoisie naissante proclamèrent un nouvel idéal moral de l’amour : l’amour
qui unit les deux principes [sentiment amoureux et sexualité]. […] L’amour n’était
légitime que dans le mariage ; ailleurs, il était considéré comme immoral. Un tel
idéal était dicté par des considérations économiques : il s’agissait d’empêcher la
dispersion du capital parmi les enfants collatéraux. Toute la morale bourgeoise
autour du couple avait pour fonction de contribuer à la concentration du
capital. »
Ce que je crois, c’est qu’on ne peut pas faire autre chose qu’aménager les
conditions de sa propre exploitation au sein du couple hétérosexuel. On
ne peut que nous proposer des solutions pour que l’impératif sexuel soit le
moins insupportable possible. Je ne crois pas que le couple hétérosexuel
puisse être sauvé. Je ne crois pas que, tout déconstruit que son conjoint
puisse être, cela change quoi que ce soit au pouvoir du régime
hétérosexuel et ce qu’il génère en termes d’organisation sociale et
économique. Je crois certes que la sexualité peut être agréable –
évidemment – mais je ne pense pas qu’elle constitue une voie de
libération révolutionnaire, un chemin d’affranchissement collectif. Je vois
dans le discours visant à défendre le contraire tout le terreau de
l’aliénation sexuelle, laquelle ne sert que les hommes et le capital, main
dans la main.
C’est pour cette raison que j’ai avant tout voulu explorer la question du
lien à l’autre et à soi-même en dehors de l’impératif sexuel. Non pas car je
pense que ces voies sont révolutionnaires ou qu’elles suffiraient à
s’émanciper du capitalisme et des violences patriarcales qui ruinent notre
rapport à l’intimité. Simplement parce que je suis fatigué que la sexualité
soit constamment présentée comme un horizon nécessairement désirable,
qu’on aime le sexe ou qu’il nous laisse indifférent·e, qu’il nous fasse frémir
autant qu’il nous dégoûte, que nous le voulions tous les jours dans notre
vie ou seulement de temps en temps, voire jamais.
Je voudrais qu’on ne perçoive plus la sexualité comme anodine,
décorrélée des dominations, des systèmes économiques qui régissent nos
vies, du contrôle social et étatique.
Je voudrais que nous arrêtions de dissocier en permanence dans un
espace qui nous fait parfois ou souvent, un peu ou beaucoup souffrir.
Je voudrais que l’on comprenne la sexualité non pas comme une simple
“activité récréative”, mais aussi comme une arme servant l’ordre moral
hétérosexuel ainsi que la société bourgeoise.
Je voudrais qu’on arrête d’attendre de pratiques telles que le polyamour
un horizon inespéré de libération. En tout cas, pas avant de s’attaquer à la
question de la répartition des tâches domestiques et du travail
reproductif, sans laquelle aucune émancipation ne me semble possible.
Pas avant qu’il arrête de servir en premier lieu les hommes.
Je voudrais que notre vocation politique ne soit pas de jouir sans entrave
mais de faire exploser la famille nucléaire comme lieu d’asservissement,
d’exploitation et de violences, pour les femmes qui la font tenir à bout de
bras d’abord, mais aussi pour leurs enfants LGBTI, pour qui elle constitue
souvent le premier territoire de marginalisation.
Et je voudrais, bien sûr, qu’on nous laisse aller au cinéma, lire aux
terrasses des cafés, dessiner des paysages, faire à manger à nos ami·es,
photographier nos amours, nous prélasser au soleil… en paix.
En attendant la vraie révolution sexuelle…
Lexique
Ace : abréviation de « asexualité ». On parle de mouvement ace ou de
personnes ace, par exemple.
Asexualité : désigne l’état d’une personne qui ressent peu ou pas
d’attirance sexuelle envers autrui. On estime que les asexuel·les
représentent environ 1 % de la population. Ce n’est pas d’elles et eux dont
je parle en tant que tels dans ce livre, mais les études universitaires sur
l’asexualité nous éclairent sur l’impératif sexuel qui structure la vie en
société.
Biopouvoir : concept proposé par le philosophe Michel Foucault en 1974,
dans une conférence prononcée au Brésil sur la médecine sociale. Il peut
être défini comme les nouvelles modalités d’exercice du pouvoir, qui
porteraient sur la vie et les corps des individus, cela par différents moyens
de contrôle et de mesure. L’objectif de la mise en place de ce nouveau type
de pouvoir est double : « que chacun, que chaque individu en lui-même,
dans son corps, dans ses gestes, puisse être contrôlé », mais aussi
« trouver un mécanisme de pouvoir tel que, en même temps qu’il contrôle
les choses et les personnes jusqu’au moindre détail, […] qu’il s’exerce dans
le sens du processus économique lui-même ». Il existe deux modalités de
ce biopouvoir : dans un premier temps, la bio-politique, qui désigne la
manière dont l’État cherche à réguler la population. L’encyclopédie
Universalis donne en exemple : « modifier les taux de natalité, enrayer les
endémies, réduire les infirmités ou invalidités, contrôler le milieu général
d’existence ». Dans un second temps, la discipline des corps, qui consiste
– notamment grâce à des moyens de surveillance, de sanction, et
d’obligation de conformité à la norme – à investir le corps des individus,
afin d’optimiser leur productivité et les rendre dociles, adaptables. Ce
serait par exemple la fonction de l’école, de l’armée ou de l’autorité
médicale. Ces notions ont un rapport intime à la sexualité, puisque celle-ci
se trouverait à l’intersection de ces deux modalités d’exercice du
biopouvoir, entre régulation de la population et discipline des corps et des
comportements individuels.
Capitalisme : le capitalisme est un régime économique dont l’avènement
est souvent associé à la Révolution industrielle. Il repose notamment sur
la propriété privée des moyens de production par une classe qui,
détentrice des capitaux nécessaires à la production des richesses, exploite
une autre classe. Le principe de l’exploitation capitaliste repose sur le
dégagement, par la classe bourgeoise, d’un profit qui correspond à la plus-
value : une part des richesses créées par les travailleureuses ne leur
revient pas mais est empochée par les patrons qui centralisent les
richesses et accumulent toujours plus de capital. Ainsi, les capitaux et les
moyens de production et d’échanges n’appartiennent pas à ceux qui les
font vivre ou qui génèrent du profit par leur propre travail, alors qu’ils
sont majoritaires, mais à une minorité de possédants. Ce système est total
en ce qu’il influe et irrigue toutes les sphères de la société bourgeoise :
culturelle, idéologique, légale, intellectuelle… Il est aujourd’hui
consubstantiel au libre-échange.
Dissociation : d’après le DSM-5, il s’agit d’une « perturbation touchant
les fonctions qui sont normalement intégrées comme la conscience, la
mémoire, l’identité ou la perception de l’environnement ». Il existe
différents types de dissociation, mais dans le cas abordé dans ce livre, on
parle surtout de rapport au corps (dépersonnalisation) et à la mémoire
(amnésie traumatique). Il s’agit du processus mental qui permet à un
individu de surmonter une situation douloureuse, incohérente et
traumatisante.
Féminisme matérialiste : c’est un courant du féminisme issu du
marxisme. Selon lui, le patriarcat ne peut pas s’expliquer par une soi-
disant différence biologique entre les hommes et les femmes, mais par la
façon dont la société est organisée. C’est un courant profondément anti-
essentialiste : l’argument biologique n’est qu’un prétexte permettant de
justifier l’exploitation des femmes par les hommes. En réalité, d’après les
féministes matérialistes, le genre précède le sexe, c’est-à-dire que la
division sociale arbitraire en deux classes antagonistes et inégalitaires
(homme/femme) survient avant la division soi-disant “biologique” entre
hommes et femmes. Celle-ci ne sert qu’à justifier et rendre acceptable (car
elle serait “naturelle”) une organisation sociale binaire et inégalitaire,
ainsi que l’exploitation économique des femmes par les hommes.
Féminisme-washing : il s’agit de l’ensemble des techniques marketing et
communicationnelles mobilisées par les entreprises pour vendre leurs
produits et services en invoquant un supposé engagement féministe. Dans
le cadre de ce livre, on peut par exemple citer les fabricants de sextoys,
qui structurent leurs campagnes autour de l’idée que leurs produits
permettent l’émancipation des femmes.
Hétéronormativité : elle peut être comprise comme l’ensemble normatif
des institutions, discours, représentations, savoirs qui défendent
l’hétérosexualité comme étant normale, souhaitable, naturelle. Cette
hégémonie a des conséquences sur tous les individus échappant à ce
système de normes, c’est-à-dire les personnes LGBTI. Ses victimes sont de
fait aussi les personnes trans, puisque l’hétéronormativité revendique un
alignement constant entre la sexualité, l’identité de genre, les rôles
genrés, le « sexe biologique »…
Hétérosexualité : dans ce livre, il faut la comprendre non pas comme
une orientation sexuelle, mais comme un régime politique permettant de
diviser la société en deux classes supposément complémentaires et
dépendantes : les hommes et les femmes. Cette division arbitraire permet
de justifier et naturaliser l’exploitation des femmes par les hommes, car
elle implique des rôles taillés sur mesure pour chacun·e et des qualités
caractéristiques à chaque sexe. On va par exemple juger qu’au contraire
des hommes, les femmes sont passives, plus faibles… Ce qui permet de
justifier les discriminations faites à leur égard : exploitation au sein du
foyer, appropriation physique de leur corps par la sexualité, etc.
Hypersexualisation : c’est le phénomène par lequel le corps dit féminin
va être amené, dans les discours, les médias, la publicité, à être présenté
comme intrinsèquement sexuel. Cela permet de le déshumaniser, de lui
ôter toute possibilité d’agentivité, et par extension de justifier les
violences commises à son endroit.
Impératif sexuel : voir Sexualité obligatoire
Libéralisme : c’est un courant de pensée qui place l’individu et ses
supposés “besoins” au centre. Dans ce livre, il est surtout invoqué dans un
de ses sens militants courants, plus que dans son sens politico-
économique : la liberté individuelle, revendiquée comme objectif politique
et horizon d’émancipation, empêcherait la prise en compte des intérêts
collectifs et nierait les dynamiques d’oppressions matérielles propres à
certains groupes sociaux. C’est pour cette raison (mais aussi pour la
porosité entre combat politique et commercialisation de la lutte) que les
courants féministes “sex-positifs” (parmi d’autres) sont souvent désignés
sous le terme de “féminisme libéral”.
Mouvements sex-positifs : ils reposent sur une « attitude envers la
sexualité humaine qui considère toutes les activités sexuelles consenties
comme fondamentalement saines et plaisantes, et qui encourage le plaisir
sexuel et l’expérimentation sexuelle », pour reprendre la définition
d’Allena Gabosch, militante sex-positive. Il s’agit initialement d’un
mouvement à forte visée pédagogique (éducation au consentement,
apprentissage du safe sex, etc.).
Pathologisation : dans le contexte de ce livre, il s’agit du processus
visant à psychiatriser l’absence d’intérêt pour le sexe, ou l’absence de
plaisir, de désir, de jouissance. En présentant cette non-conformité à la
norme comme une pathologie, on sous-entend la nécessité de la guérir, ce
qui permet à la fois un contrôle et une surveillance accrues du corps
médical, mais également une soumission au marché, lequel va proposer
des produits et des services pour ne plus être victimes du stigmate social
associé à ce décalage par rapport à l’obsession sexuelle.
Sexualité obligatoire/impératif sexuel : notion construite sur le même
modèle que l’hétérosexualité obligatoire, Ela Przybylo la définit de la
manière suivante : « L’impératif sexuel se comprend par référence à
quatre fonctions de la sexualité dans notre culture : 1) la sexualité est la
façon privilégiée d’entrer en relation avec les autres, 2) la sexualité et
l’identité personnelle sont fusionnées, 3) la sexualité est positionnée
comme “saine” (dans certains contextes sociaux particuliers), 4) la
sexualité reste génitale, orgasmique, éjaculatoire et implique un homme
et une femme. »
Sexu-société : Le terme désigne ce qui organise culturellement,
juridiquement, sociologiquement et économiquement la sexualité comme
une activité incontournable et naturelle de la vie humaine. Il met en
évidence la centralité absolue de la sexualité dans notre société, et
comment nous organisons collectivement notre vie sociale autour de cette
omniprésence.
Transphobie/transmisogynie : la transphobie renvoie aux
discriminations et violences subies par les personnes trans. Elle n’existe
pas qu’au niveau des individus (discours et comportements transphobes),
puisqu’elle se retrouve aussi à l’échelle des institutions : administratives
(complexité du parcours de changement d’état civil), légales (lois
discriminantes, comme par exemple l’interdiction d’accès à la PMA pour
les personnes trans) ou encore médicales (gatekeeping médical,
psychiatrisation des parcours trans, violences médicales…). La
transmisogynie est la forme spécifique de la transphobie visant les
femmes trans et personnes transféminines, à l’intersection entre
transphobie et sexisme. On parle aussi de cissexisme plutôt que de
transphobie, notamment pour replacer ces violences et discriminations
dans leur caractère systémique et institutionnel plutôt que dans son
versant psychologique, considéré comme dépolitisé (la “phobie”
renvoyant à une peur).
Validisme : le validisme renvoie aux discriminations et violences subies
par les personnes handicapées. Elles sont là encore exercées à leur
encontre à toutes les échelles : dans le foyer (35 % des femmes
handicapées subissent des violences conjugales. Source : Handiconnect),
mais aussi au niveau légal (par exemple, la revendication de
déconjugaliser l’Allocation aux adultes handicapés est systématiquement
rejetée par l’Assemblée nationale, et contraint les personnes handicapées
à une situation de dépendance par rapport à leur conjoint·e) et bien
entendu, au niveau médical (eugénisme, violences médicales,
interventions forcées…). Elles sont également pour beaucoup exclues de
l’espace public, pour des questions d’accessibilité aux services.
Pour aller plus loin
Les indispensables
Les podcasts
Free From Desire – Comment l’asexualité m’a libérée, d’Aline Laurent-Mayard
(8 épisodes, Paradiso Media, 2021)
Vivre sans sexualité, d’Ovidie et Tancrède Ramonet (4 épisodes diffusés
dans l’émission La série documentaire, France Culture, 2020)
Sortir les lesbiennes du placard, de Clémence Allezard (4 épisodes diffusés
dans l’émission La série documentaire, France Culture, 2019)
Sexus Economicus, d’Arjuna Andrade, Louis Drillon, Cédric Fuentes et
Julien Rosa (4 épisodes diffusés dans l’émission Entendez-vous l’éco ?,
France Culture, 2018)
Le Contrat sexuel, aux fondements du patriarcat libéral (Sortir du
patriarcapitalisme, 2021)
Les articles
Tu sais, bébé, mon cœur n’est pas sur liste d’attente, de Mélocène
(melocene.com, 2020)
Your Sex Is Not Radical, de Yasmin Nair (yasminnair.com, 2015)
La sexualité des femmes : le plaisir contraint, d’Armelle Andro, Laurence
Bachmann, Nathalie Bajos, Christelle Hamel (Nouvelles Questions
féministes, 2010)
Origine et nature du patriarcat – une vision féministe, de Nadia de Mond (blog
de Mediapart, 2017)
Les livres
L’Ennemi principal, de Christine Delphy (éd. Syllepse, 2013)
La Pensée straight, de Monique Wittig (éd. Amsterdam, 2018 ; 1978 pour
l’édition originale)
La Contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne, texte d’Adrienne Rich
de 1980 publié dans La Contrainte à l’hétérosexualité et autres essais
(éd. Mamamélis-Nouvelles Questions féministes, 2010).
Féminisme washing. Quand les entreprises récupèrent la cause des femmes, Léa
Lejeune (éd. Seuil, 2021)
Matérialismes trans, ouvrage collectif (éd. Hystériques et associéEs, 2021)
Histoire de la sexualité, de Michel Foucault (éd. Gallimard, 3 tomes parus
entre 1976 et 1984)
De l’usage de l’érotisme : l’érotisme comme puissance, texte d’Audre Lorde
publié dans le recueil Sister Outsider (éd. Mamamélis, 2003 ; 1978 pour
l’édition originale)
Remerciements
À Camille, avec qui je traverse toutes les étapes de ma vie depuis plus de
deux ans, et qui n’a cessé de me démontrer la stabilité de son soutien, la
pertinence de ses conseils et la finesse de sa réflexion. Les mots me
manquent pour témoigner de ma gratitude et de ma loyauté.
À Nanténé qui éclate de façon renouvelée et quotidienne les contours de
l’amour : protéiforme, multi-dimensionnel. Ce n’est pas pour rien qu’il est
à la fois un amoureux, un ami et un frère.
À Eva-Luna, merci d’apporter tant de douceur à mon quotidien. Je me
souviens du jour où, après mon coming out trans, vous avez débarqué
dans mon salon avec Citlali, Laura et Camille, les poches pleines de
bougies et de ballons comme pour fêter une naissance. Ce chemin que je
commençais à emprunter ne serait pas toujours joyeux, mais vous l’avez
pavé de beaucoup de tendresse.
À Karine Lanini, merci pour tes retours riches, précis, ta grande attention
aux textes, ta patience. Tu m’as beaucoup appris au cours de ce processus
d’écriture souvent difficile, tout ça avec rigueur et bienveillance. Je n’ai
jamais autant aimé les documents bardés de centaines de notes, et les
relectures à n’en plus finir (qui l’eût cru).
À toustes les autres que je n’ai pas la place de citer ici mais qui
embellissent considérablement mon existence : vous vous reconnaîtrez
(coucou le KG, l’équipe de XY, Elvire !).