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NOTRECORPS
NE MENT }A.MAIS

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Du meme am:eur

Le Drame de l'enfant doué, PUF, 1983, traduit par


Bertrand Denzler.
C'est pour ton bien, Aubier, 1984, traduit par Jeanne
Étoré.
EEnfant sous terreur, Aubier, 1986, traduit par Jeanne
Étoré.
Images d'une enfance, Aubier, 1987, ttaduit par
Jeanne Étoré.
La. Connaissance interdite, Aubier, 1990, traduit par
Jeanne Étoré.
La Souffrance mueue de l'enfant, Aubier, 1990, aaduit
par Jeanne Étoré.
Abattre le mur du siknce, Aubier, 1 990, traduit par
LéaMarcou.
EAvenir du dTame de l'enfam doué, PVF, 1996, ttaduit
par Léa Marcou.
Chemins de vi·� F1runmarion, 1998, traduit par Léa
Marcou.
Libres de savoir Flanunariou, 2001, traduit par Léa
Marcou.

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ALICE MILLER

NOTRECORPS
NE MENT JAMAIS

Traduit de l'allemand par Léa Marcou

Flammarion

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[2e édition> 2005.]
Cet ouvrage a paru initialement sous le titre
Die Rew!U des Kiirpers
O Suhrkamp Verlag> Francfort-sur-le-Main, 2004.
!'O Éditions Flammariùn, 2004, pour la traductlon française
ISBN: 978-2-0821-0362-6

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« Le.s émctions ne sont pas un luxe,

mais un auxiliaire complexe dans la lutte


pour l'exisience .t

Antonio R. Damasio

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AVANT-PROPOS

Tous mes livres ont pour thème centrai le déni


des souffrances de l'enfance. Chacun traite d'un
aspect précis de ce phénomène et f'édaire sous
des angles différents, en privilégiant tel ou tel
domaine. Par exemple, j' en ai étudié les causes et
les conséquenoes dans C'est pour ton bien. et dans
EEnfant sous teneur. Ensuite, j'ai montré Ies
effets de ce déni sur la vie de !'adulte et sur la
société : par exemple son expression dans Part et
la philosophie avec La Souffrance muette de l'en­
fant, dans la politique et la psychiatrie avecA battre
le mur du si'lence. Comme les différents aspects
ne peuvent etre totalement séparés les uns des
autres, il se produit inévitablement des redites et
des chevauchements. Le lecteur attentlf verra
certes aisément que les sujets abordés se situent
chaque fois dans un contexte différent et sont
étudiés sous une autre perspcctive.
Toutefois, le sens des notions que j'utilise est
constant 1• Ainsì, j'emploie le mot <� inconscient �

1. Les définitions de ces notions se trouvent à la fin du


livre.

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10 No,tre corps ne ment jamais

exclusivement pour désigner les contenus (souve..


nirs, émotions, besoins) refoulés, niés ou décon­
nectés du champ de la conscieoce. A mes yeux,
l'inconscient de chaque individu n'est autre que
son histoire, dont a totalité est certes emmaga­
sinée dans le corps, mais dont seules des bribes
accèden t à la conscience. De ce fait, j ' emplo ie le
mot « vérité » dans un sens non pas métaphysique,
mais subjectif, en me référant à la vie concrète de
findividu : je parie de « sa » vérité, de son histoire,
dont ses émotions sont la traduction et portent
témoìgnage.
Par le terme <1 émotion », je désigne une réaction
physique, pas toujours consciente, mais souvent
d'une importance vitale, à des événements exté­
rieurs ou intemes: par exemple la peur de l 'orage,
ou la colère d'avoir été trompé, ou encore la joie
de recevoir le cadeau dont on avait envie. Le mot
sentiment en revanche, s'applique plutòt: à une
perception ronsciente de l'émotion (cf. p. 34, 159 sq}.
La cécité émotionnelle consti.tue, par conséquent,
un luxe extre mement coiìteux et souvent auto­
destructeur.
Ce livre étudie les répercussions sur notre corps
de nos émotions refoulées. Or c'est bìen souvent
la m orale et la religion qui nous poussent à nier
jusqu,à leur existence. Mon expérience de la
psychothérapie - tant la mienne que oelles dont j'ai
observé les effets chez mes patients - m'a amenée
à la conclusion que, lorsqu'on a été maltraité
dans son enfance� seuls un refoulement massif et
la déconnexion de ses véritables émotions permet­
tent d'observer le Quatrième Commandement:
<�Tu honoreras ton pè re et ta m ère ». En réalité,
ces enfants sont hors d'état d'aimer et d'honor,er

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Avant-propos 11

leurs parents car, inconsciemment, ils n'ont pas


cessé d en avoir peur. Et, m�me s'ils le souhaitent,
ils sont incapables de nouer une relation confiante
et sereine.
On les verra généralement plutòt faìre preuve
d'un attachement p athogène, composé d'un
mélange de peur et de sentiment du devoir,
qui ne peut se confondre avec le véritable amour
- ce n'est qu'un simulacre, une façade. En outre,
les étres maltraités dans leur enfance espèrent
souvent, leur vie durant, recevoir enfin l'amour
qu'ils n'ont jamais connu. Ces attentes rcnfor­
cent leur attachement aux parents, attachement
que la morale tradìtionneUc appelle arnour et qui
est considéré comme une vertu. La plupart des
thérapies actueUement en vigueur ne remetten t
guère c n question ce schéma e t c'est l e corps
du patient quì paie le pdx de ces conceptions
«< morales �>.
Lorsqu'un �tre humain essaìe de ressentir ce
qu'il doit ressentir, et s'interdit d'éprouver ce qu'il
ressent réellement, il tombe malade. A moins
qu'il ne fasse payer la facnrre à ses .enfants, en
projetant sur eux ses émotions refoulées.
Mon intuition profonde est que ce processus
psycho-biologique est essentiel dans le compor­
tement humain et qu'il a malheureus,ement été
longtemps occulté par des exigences religieuses
et morales.
C'esr ce qu'on verra dans la première partie de
cet ouvrage, à travers les biographies de plu­
sieurs personnalités célèbres. Les deux parties
suìvantes indiquent par quels chemins la per­
sonne peut établir une authentique communica-

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12 Notre corps ne ment jamais

tion avec les autres et se réconcilier avec elle­


mème pour rompre le cercle infernal de l'auto­
mystification et guérir des troubles qui en sont
tes symptòmes.

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INTRODUCTION

La dictature
du Quatrièm.e Conunandemen.t
Notte corps réagit bien souvent par la maladie
<levane le mépris prolongé de ses fonctions vitales.
L'une d'elles est la :fidélité à sa propre histoire.
De ce fait, ce livre traite principalement du conflit
entre ce que uous ressentons et savons, puìsque
c1ela reste enregistré dans notr,e corps, et ce que
nous voudrions ressentir pour nous conformer
aux normes morales gravées en nous dès le plus
jeune àge. Or ij se trouve que l'une, très précisé­
ment, de ces normes, le précepte uruverselle­
ment accepté « Tu honoreras ton pèr1e et ta
mère », qui est au.ssi le Quatrième Commande­
ment du Décalogue, nous empèche souvent de
laiss,er émerger nos véritables sentiments-' et que
nous payons ce compromis par des maux corpo­
re l s Ge livre en fournit de nombreux exemple s
. -

nous n'y raconterons pas des histo.ires de vie


complètes, mais nous concentrerons essentielle­
ment sur les relarions avec des parents qui, dans
le passé, furent maltraitants.

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14 Notre corps ne mentjamaz's

L'expérience m'a appris que mon oorps est la


source de toutes les informations vitales qui
ouvrent la voie à plus d'autonom.ie et de cons­
cience de soi. C'est seulement après avoir pu m'au­
toriser à laisser émerger les émotions si longtemps
enfouies et acquis la capacité de les ressenrir que
j,e me suis progressivement libérée de mon passé.
Les vrais sentiments ne se laissent pas com­
mander. Ils adviennent et ont toujours une c.ause,
m�me si celle-ci, bien souvent, nous reste cachée.
Je ne puis me forcer à aimer mes p.arents, ou
simplement à les honorer, si mon corps s'y
oppose pour des motifs qui lui sont bien oonnus.
Si je veux malgré tout observer le Quatrième
Commandement, je subirai un stress, comme
chaque fois que je m'impose une tàche impos­
sible. Ce stress, j'en ai personnellement souffert
pendant longtemps. fai essayé de me fabriquer
de bons sentì.ments et d'ignorer les mauvais,
pour rester en accord avec la morale et le sys­
tème de valeurs que j'avais acceptés. En réalité,
pour etre a.Unée en tant que fille. Ce fut en pure
perte .: au bout du compte, il m'a bien fallu
reconnaitre que je ne puis créer d'amour sur
commande et qu'en revanche il naiì spontané­
ment en moi, par exemple envers mes enfants ou
mes amis, dès lors que je ne m'y force pas et. ne
tente pas de me confocmer à des préoeptes
moraux. Pour aimer vraiment, j'ai besoin de me
sentir libre et d'accepter tous mes sentiments,
fusscnt-ils nég atifs.
Reconnaitre que je ne puìs manipuler mes
sentiments, que je ne puis ni ne veux me leurrer
ou tromper les autres m'a apporté un grand sou­
lagement, une véritable délivrance. Alors seule-

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lntroduction 15

ment j'ai saìsi qu'une foule de gens se détruisent


en s'efforçant, comme je l'ai fait jadis, d'observer
le Quatrième Commandement, sans se rendre
compte du prix qu'ils font payer à leur corps ou
à leurs enfants. Du reste, si ces derniers accep­
tent de se laisser utiliser et cautionnent la cécité
de leurs parents, ceux-là peuvent meme vivre
cent ans sans faire face à leur vérité et continuer
à se mentir sans en itomber malade.
Certes, une mère qui avoue que, en raison des
carences subies dans son jeune age, elle est inca­
pable, en dépit de tous ses efforts, d'aimer son
,enfant risque fort de se voìr accusée d'immora­
lité. Pourtant, fen suis persuadée, c'est précisé­
ment la reconnaissance de ses véritables senti­
ments, indépendamment des exigences de la
morale, qui lui apportera une ai.de et lui per­
mettra d'aller sincèrement vers son enfant, de
rompre l'engrenage de l'automystifìcation.
Lorsqu'un enfant vient au monde il a besoin
de l'amour de ses parents, c'est-à-dire qu'ils lui
témoignent de Paffeçtion, de l ' inté rè t} de la solli­
citude, se montrent gentils, protecteurs, dispo­
nibles et prets à communiquer avec lui. Le corps
conservera ces bons souvenirs, dont il sera à
jamais enrichi. Plus tard, quand ce jeune etre
deviendra adtùte, il sera capable de donner le
meme amour à ses propres enfants. Mais qui­
conque a été privé de tout cela aspirera, sa vie
entière, à assouvir ses premiers besoins vitaux, et
cherchera à les satisfaire auprès d 'autres per­
sonnes. En outre, moins un enfant a reçu
d'amour, moins il a été respecté en tant que per­
sonne, plus, quand il sera adulte, il se crampon­
nera à ses parents ou à des substituts, en anen-

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16 Notre corps ne mentjamaz's

dant d'eux tout ce qui lui a été refusé à la période


décisive. C'est là une réaction normale du corps.
Il sait ce qui lui manque et ne peut l'oublier. Un
trou est creusé qui attend d'etre comblé.
Cependant, plus on avance en age, plus il
rtevient difficile de trouver auprès d'autrui l'amour
parental qui nous a fait défaut durant nos pre­
mières années. Pour autant, les attentes ne dispa­
raitront pas, bien au contraire : elles seront sim­
plement transférées, principalement sur les enfants
et petits-enfants. À moins que nous ne prenions
conscience de ces mécanismes et n'essayions,
par la levée du refoulement et l'abandon du déni,
de regarder aussi exactement que possible la réa­
lité de notte enfance. C est à cette condition que
'

nous pouvons alors construire en nous l'etre


capable de satisfaire les besoins qui, depuis notre
naissance et parfois meme avant, anendent d'etre
assouvis. C'est alors que nous pouvons nous
accorder à nous-memes l'attention, le respect, la
compréhension, la nécessaire protection et l'amour
inconditionnel que nos parents nous ont refusés.
Pour arriver à ce résultat, nous avons besoin
de vivre l'expérience de l'amour pour l'enfant
que nous filmes, sinon nous ne saurons pas ce
que signifie le mot aimer. Si nous cherchons à
l'apprendre dans le cadre d'une thérapie, il nous
faudra quelqu'un qui puisse nous accepter comme
nous sommes, nous accompagner et nous pro­
téger avec respect et sympathie, nous aider à
comprendre pourquoi nous sommcs devenus ce
que nous sommes. Cette expérience fondamen­
tale est indispensable pour nous permettre d'assu­
mer le ròle parental envers l'enfant maltraité
enfoui en nous. Un éducateur désireux de nous

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Introduction 17

modeler sera incapable de nous 1a faire vivre,


tout comme un psychanalyste qui croirait que,
façe aux traumatismes de I'enfance, il faut rester
neutre et interpréter nos récits comme autant de
fantasmes. Non, çe dont nous avons besoin, c,est
exactement du contraire, à savoir d'un accompa­
gnateur engagé_, capable de partager notre hor­
reur et notre inclignation lorsque nos émotions
nous feront découvrir ensemble nos souffrances
de petit enfant - tout ce que nous avons pu
endurer, parfois dans une totale solitude, lorsque
notre arne et notre corps luttaient pour survivre.
Nous avons besoin d,un p.areil accompagnateur,
que je nomme « témoin lucide », pour rejoindre
et assister cet enfant qui est ·en nous, pour nous
faire déchiffrer notr·e langage corporel et répondre
à nos besoins, au lieu de les ignorer comme ce
fut longtemps le cas, corrune le firent autrefois
nos parents.
]'insiste sur ce point. Avec l'aide d'un accom­
pagnement compétent, rum pas neutre mais notre
allié, il est possible de trouver sa vérité. Il est pos­
sible, gr�ce à ce travail, de se délivrer de ses
symptòmes, de guérir de sa dépression et de
découvrir la joie de vìvre. L'on arrivera à sortir
de son état d'épuisement et l'on pourra aoquérir
un surcro1t d'énergie, puisqu'il ne sera plus
nécessair·e de consacrer toutes ses forces au
refoulement de sa vérité. La fatiguc caractéris­
tique de la dépression nous envahit, en effet,
chaque fois que nous réprimons nos émotions
fortes, que nous refusons de preter attention à la
mémoire de notre corps.
Mais pourquoi ces bons résultats restent-ils
plutòt rares ? Pourquoi la plupart des gens, spé-

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18 Notre corps ne mentjamais

cialistes y compris, préfèrent-ils croire aux ver­


tus des médicarnents au lieu de se fier aux mes­
sages de notre corps ? Celui-ci, pourtant, sait
exactement ce dont nous avons besoin, ce que
nous avons mal supporté, ce qui a provoqué en
nous une réaction allergique. Trop souvent, nous
préférons chercher secours auprès des médica­
ments, de la drogue ou de l'alcool, aboutissant
ainsi à bloquer encore un peu plus l'accès à notre
vérité. Pourquoi donc ? Parce qu'il est doulou­
reux de la connaitre ?
Oui, c'est incontestable. Mais ces souffrances
sont temporaires et avec un bon accompagne­
ment elles restent supportables. Le problème
réside plutòt, à mon avis dans la pénurie de tels
accompagnateurs car presque tous les profes­
sionnels de la santé semblent imprégnés par les
préceptes de la morale traditionnelle et sont dans
rincapacité de se ranger du còté de l'ancien
enfant maltraité et d'adm ttr les effets de ses
blessures précoces. Eux aussi sont sous l'emprise
du Quatrième Commandement, qui nous ordonne
d'honorer nos parents <t afin que nos jours se
prolongent et que nous vivions heureux »
. . .

Rien d'étonnant donc à ce que ce précepte


entrave la guérison des blessures de l'enfance.
En revanche, il est plus surprenant que cela ne
soit pas encore apparu au grand jour. La porté
et l'ascendant de ce co.mmandement sont incom­
mensurables, car il s'appuie sur l'attachement
nature! du pctit enfant à scs parents. Meme les
plus grands écr.ivains et philosophes - on le verra -
n'ont pas osé 1 attaquer. Nietzsche a sévèrement
critiqué la morale chrétienne, mais sans toucher
à sa propre famille) car en tout adulte maltraité

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Introductùm 19

dans son jeune age survit la peur d u petit enfant


d ' etre punì par ses parents s'il s'avise de se rebif­
fer. Pourtan t, cette crainte ne persiste que tant
qu'elle reste inconsciente. Du moment que le
sujet l'a identifiée, elle s'estompe_, jus qu 'à dis­
paraitre.
Sous l'emprise du Quatrième Commandement,
la gran de maj,orité des thérapeutes promeuvent
auprès des dients venus leur demander se,cours
les principes éducatifs dans lesquels ils ont été
élevés. Eux-memes sont fixés à l eurs parents par
les innombrables liens de leurs vieilles attentes,
baptis,ent cela amour et tentent de se persuad e r
que c'est la bonne solution. Ainsi, ils prechent le
pardon en affirmant qu'il conduira à la guérison
et ne semblent pas s'apercevoir qu'il s,agit d'un
piège dont ils sont prisonniers. Le pardon, en
effet, n'a encore jamais guéri persolll1e.
En fait, nous vivons d epuis des millénaires
sous remprise d'un commandement que jus­
qu'id quasiment personne n'a remis en question,
car il conforte l'attachement de l'enfant délaissé
à ses parents. Nous nous compor, ons donc
comme si nous étions encore des enfants qui
n'ont pas le droit de remettre en question les
ordres de Papa et Maman. Nous devrions pour­
tant, en adultes conscients, nous autoriser à for­
muler nos questions, meme si nous savons com­
bien dans le passé, dies auraient choqué nos
parcnts.
Moi'se, qui a imposé les Dix Commandements
au peuple, était Iui-meme - bien que certes par
nécessi t é un enfant abandonné. Comme la plu­
-

part d' entre eux, il espérait sans doute gagner un


jour l'amour de ses parents à farce de compré-

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20 Notre corps ne mem jamais

hension et de marques de respect. Sa mère ra


déposé au bord du fleuve afin de le soustraìre à
I'èdit de mort (elle a meme, nous dit la Bible,
envoyé sa sceur observer ce qui arrìverait). Mais
le nourrisson piacé dans la caisse de papyrus ne
pouvait guère le comprendre. Le Moise adulte se
dira peut-etre: mes parents m'ont abandonné
pour me protéger. je ne peux leur en vouloir, je
dois leur etre reconnaissant de m'avoìr sauvé la
vie. Mais ce que ressentait l'enfant, c'était vrai­
semblablement: pourquoi mes parents m'ont-ils
rejeté exposé au risque de me noyer ? Ne
m'aiment-ils donc pas ? Le désespoir et la peur
de la mort emmagasinés dans son corps 1ont sub­
sisté et l'ont sans doute influencé lorsqu'il donna
Je Décalogue à son peuple. Le Quatrième Com­
mandernent serait-il une forme d'assurance-vie
pour Les personnes agées, à une époque où cela
était plus nécessaire qu'aujourd'hui? Peut-etre.
Mais, si i'on y regarde de plus près) il en émane
une sorte de menace, voìre de chantage, dont
l'effet s�exerce encore de nos jours. À savoìr: sì
tu veux vivre longtemps tu dois meme s'ils ne le
méritent pas, honorer tes parents. La plupart des
gens adhèrent à ce commandement, bien qu'il
soit déconcertant et angoissant. Je pense pour
ma part qu'il est temps de prendre au sérieux les
blessures de renfance et leurs effets, et de nous
délivrer de ce précepte. Cela ne signifie nulle­
ment qu'il faut se montrer cruel envers ses vieux
parents, léur rendre la pareille. Cela signifie que
nous devons les voir tels qu'ils étaient, avec ce
qu'ils nous ont fait subir quand nous étions
petits, afin de nous délivrer de ce modèle et de ne
pas le reproduire sur nos enfants. Nous devons

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lntroduction 21

nous séparer des parents intériorisés qui pour­


suivent en nous leur reuvre destructrice: c'est te
seul moyen de prendre notre vie en mains et
d,apprendre à nous respecter. Nous ne pouvons
'apprendre de Mo1se car, en édictant le Qua­
trième Commandement, il s'est montré infidèle
aux messages de son corps. Il ne pouvait faire
autrement, puisque ceux-ci étaient inconsç ients. .
C'est donc précisément pour cette raison que
nous devons cesser de nous soumettre à cette
injonction.
}'ai lenté dans tous mes livres de montrer
oomment Jes méfaits de la pédagogìe noire>
lorsqu'ils ont marqué notte enfance, vont plus
tard peser sur notr·e vie, affaiblir, voire .étouffer
notre vitalhé et la perception de notre identité,
de nos sentiments et de nos besoins. La péda­
gogie noire, rappelons-le, produit des étres disc.·­
plinés, qui ne peuvent faire confiance qu'à leur
masque car ils ont vécu toute leur enfance dans
la crainte d'une punition. Ils ont subi un dres­
sage selon le principe:<• Je t'élève ainsi pour ton
bien, et si je te bats ou te torture par mes paro es,
c'est uniquement dans ton intéret 1>.

Dans son roman �tre sans destin, un ouvrage


devenu célèbre-' l'écrìvain hongrois Imre Ker­
tész prix Nobel de littérature, relate son arrivée,
à l'age de quinz,e ans, au camp d'extermination
d'Auschwitz. Il décrit très précisément comment
il a systématiquement essayé de trouver dans ces
atrocités quelque chose de positif et de bénéfique
a.fin de ne pas etre submergé par la peur.
Tout enfant maltraité doit sans doute adopter
ce genre d'attinide pour survivre. Il tronque ses
perceptions et tente de voir un bienfait dans ce

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22 Notre corps ne mentjamais

qui, pour un regard extérieur, est manifestement


un criine. Un enfant n'a pas le choix : si, faute de
témoin secourable, il se trouve totalement à la
merci de ses persécuteurs il est contraint au
refoulement. Ce n>est que plus tard, à rage adulte,
s'il a la chance de rencontrer un témoin lucide,
qu'il aura une alternative. Il pourra accéder à sa
vérité, cesser de s'apitoyer sur son bourreau,
renoncer à s'efforcer de le comprend:re et de res­
sentir à son égard des sentiments qu'il n'a pas
vécus. Il pourra condarnner sans ambigu'ité le
traitement qu'on lui a infilgé. Cett� démarche
entrarne un grand soulagement pour le corps,
qui, dès lors, n'est plus obligé de se rebeller pour
rappeler à !'adulte la tragique histoire de son
enfance. Il se sent compris, respecté et protégé
par cet adulte à présent décìdé à connaitre toute
sa érité.
Je nomme maltraitance la méthode d,« édu­
cation )) qui s'appuie sur la violence. Car non
seulernent on refuse à l'enfant son droit d'etre
humain au respect ,et à la dignité, mais on le fait
vivre dans une sorte de régilnie totalitaire où il lui
devient impossible de percevoir les humiliations,
lavili sement et le mépris dont il est victime, sans
memc parler de s'en défendre. Une fois adulte, il
reproduira ce modèle avec aon partenaire et ses
propres enfants, dans sa vie professìonnelle et le
cas échéant politi.que, en tout lieu où, placé en
position de force, il pourra combattre sa peur
d'enfant insécurisé. C'est aìnsi que se forgent les
d.ictateurs qui cherchent dans le pouvoir absolu
le moyen de contraindre les masses à leur témoi­
gner le respect que leurs parents ne leur ont
jamais aocordé dans leur enfance.

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Introduction 23

C' est précisément dans le domaine politique


que la soif de pouvoir et de reconnaissance se
révèle inextinguible. t plu.s les dirigeants sont
puissants, plu.s ils sont poussés à des agissements
qui, de par la compulsion de répétition, les repla­
cent dans cette ancienne siruation d'impuissance
qu'ils cberchent à fuir : ainsi, Hitler finit dans son
bunker, Staline reste englué dans sa peur para­
noide, Mao sera finalement 11ejeté par son peuple,
N apoléon se retrouve en exil, Milosevic en
prison et le vaniteux Saddam Hussein> qui plas...
tronnait si volontiers, en a été réduit à se cacher
dans une sorte de cave. Qu'est-ce qui a poussé
ces hommes, qui avaient conquis un immense
pouvoir, à en faire un usage si rnauvais qu'il s'est
finalement transformé en impuissance ? Je pense
que e'est leur corps, qui connaissait parfaite..
ment, pour l'avoir enregistrée dans ses cellules,
la totale impuissance de leur enfance et qui vou­
lait les amener à affronter cette vérité. Mais tous
ces dictateurs en avaicnt une telle peur que, pour
ne pas la voir et la ressentir, ils ont détruit des
peuples entiers, ont fait massacrer des millions
d'etres humains.
Dans ce livre, je ne m'appesantirai pas sur les
motivations des dictateurs, bien que rétude de
leurs biographies me paraisse extrememen éclai­
rante. Je me concentrerai ic" sur des gcns ordi­
naires, qui furent certes également élevés sous le
joug de la pédagogie noire, mais n>ont pas
éprouvé le besoin de conquérir un pouvoir illi­
mité. A la différence de ces tyrans, ils n'ont pas
dirigé leurs sentiments refoulés de rage et de
révolte contre 1es autres, mais les ont retournés
conwe eux. Ils sont tombés malades ont souffe rt

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24 Notre corps ne mentjamais

de diverses affections, sont parfois morts très


jeunes. Les plus doués d'entre eux se sont distin­
gués dans la littérature ou les beaux-arts, où ils
pouvaient certes exprimer la vérité par leurs
ceuvres, mais uniquement en la coupant de leur
propre vie, ,et cene déconnexion, ils l'ont payée
par la maladie. je présente> dans [a première
partie de ce iivre, des exemples de ces destinées
tragiques.

Lors d'une recherche menée à San Diego, on


a demandé à 17 000 personnes, dont l'age moyen
était de cinquante-sept ans, comment s'était pas­
sée leur ·enfance et de quelles maladies ils avaient
souffert au cours de leur existence. Il est apparu
que le nombre de maladies graves est considéra­
blement supérieur chez les anciens enfants mal­
traités qui ont subi des sévices et ont été battus
<• pour leur éducation ». Ceux qui ne ront pas été
dédarèrent qu'ils étaient, dans rensemble, en
bonne santé. Le compte-rendu de l'enquete fut
publié dans un co urt artide intitulé <1 Coinment
l'on transforme l'or en p1on1b 1>, et lie commen­
taire de l'auteur, qui me l'a envoyé, disait : ces
résultats sont sans ambigllité, hautement révéla­
teurs, maìs ils :restent cachés, secrets.
Pourquoi ? Parce que ces faits ne peuvent etre
publiés ssns entramer une mise en accusation des
parents, ce qui, dans notre société, demeure inter­
dit- et je dirai meme : plus interdìt que jamais:. Car,
de nos jours, nombre de spécialistes soutiennent
fermement la théorie selon laquelle les troubks
psychiques de radulte sont imputables à son patri­
moine génétique mais non à des blessures réelles
subies dans l"enfance et à des défaillances paren-

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Introduction 25

tales. Les recherches menées dans les années 70


sur l'enfance des schizophrènes sont elles aussi
restées confinées dans Ies revues spécialisées et
inconnues du grand public. La croyance en la
génétique poursuit sa marche triomphale. Pour­
tant le psychologue britannique Oliver James en
convient lui-meme dans son dernier livre 1, qui
démontre, en s'appuyant sur de nombreuses
recherches et études, que les facteurs génétiques
ne jouent qu'un ro}e négligeable dans le dévelop­
pement des troubles psychiques. Cette lecture,
toutefois, laisse une impression ambivalente, car
rauteur recule devant les conséquences de ses tra­
vaux, et meme stipule expressément qu'il ne faut
pas attribuer aux parents une responsabilité dans
les souffrances de leurs enfants.
Or nombre des thérapies actuelles évitent soi­
gneusement d'aborder la question de l'enfance.
On ,commence, certes, par encourager le patient à
se laisser aller à ses émotions fortes qui vont, en
effet, fa.ire émerger les vieux souvenirs refoulés,
souvenìrs de mauvais traitements, de l'exploita­
tion, des humiliations et des blessures subies dans
la prime enfance. Mais le thérapeute se sent sou­
vent dépassé et d'autant plus désemparé qu'il n'a
pas personnellement affronté la vérité sur son
enfance. Or, çomme on I'a dit, rares sont les thé­
rapeutes qui ont effectué cette démarche; la plu­
part rappellent à leur patient les principes de la
pédagogie noire, c'est-à-dire précisément les
règles morales qui l'ont rendu malade.
Le corps ne comprend absolument pas cette
morale, il n'a que fair,e du Quatrième Conunan-

1. They F
. . . }'Ou up, moomsbury, 2003.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
26 Notre cmps ne mentjamais

dement, et, à ta différence de notre raison, il ne


se laisse pas dup,er par de belles paroles. Le
corps est le gardìen de notre vérité car il porte en
lui l'expérience de tonte notte vie et veille à nous
la rappeler. Il nous oblige, en manifestant divers
symptòmes,, à accéder à cette vérité également
sur le p1an cognitif, afin que nous puissions com...
muniquer harmonieusement avec l,enfant méprisé
et humilié qui vit toujours en nous.
Personnellement, j'ai été dressée à l'obéissance
dès les premiers mois de ma vie. Bien entendu,
pendant des décennìes, je ne l'ai jamais soup­
çonné. Au dire de ma mère, j,étais un jeune
enfant si sage qu,e je ne lui causais aucun pro­
blème. Elle le devait, de son propre aveu, à r édu­
cation stricte qu'elle m'avait donnée lorsque j>étais
encore un nourrisson sans défonse. Je n'avais
aucun souvenir de cette époque. C'est seulement
au cours de ma dernière tbérapie que mes émo­
tions fortes m'ont informée de ce passé. Elles se
montraient certes, dans Ieur ,expression, liées à
d'autres personnes, mais je réussis progressìve­
ment à déceler leurs origines, à les mtégrer sous
forme de sentiments explicables et, de la sorte, à
reconstituer l'histoire de mon enfance. }'ai pu, de
cette manìère, me délivrcr de mes vieilles peurs
jusqu�alors incompréhensibles, et, grace à un
accompagnement empathique, faire cicatriser les
vieilles plaies.
Ces peurs affectaient en premier lieu mon
besoin de communkation, auquel non seule­
ment ma mèr-e n,avait jamais répondu, mais
encore qu'en vertu de son sévère système d'édu­
cation elle punissait com.me une inconvenance.
Ma quéte de contacts et d'échanges s'exprima,

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Introduct.ion 27

dans un premier temps, par des pleurs, puis par


des questions et a verbalisation de mes pensées
et sentiments. Cependant mes larmes me valaient
des tapes, mes questions des réponses menson­
gères et ron m'interdit de dire ce que je pensais
et éprouvais. Ma mère avait coutume, pour me
punir, de ne pas mtadresser la parole des jour­
nées entiè.res, et je me sentais perpétu elleme nt
sous la menace de ce silence. Comme elle me
refusait d'exister vraiment,. il me fallait en per­
manence lui cacher mes sentiments. Ma mère
était portée à de violentes explosions, mais tota­
lement incapable de se placer à un autre point de
vue que le sien et de remettre en question ses
émotions. Comme, depuis son enfance, elle était
elle-meme frustrée et insatisfaite, elle me jugeait
continuellement coupable de quelque chose.
Lorsque je m 'élevaìs contre cette injustice et,
dans des cas ext:remes, tentais de lui démontrer
mon innocence, elle y voyait une attaque, qu'elle
punissait souvent trè$ durement. Elle confondait
les émoti.ons et les faits. Lorsqu'elle se sentait
agressée par mes explications, il était parfai­
tement établi à ses yeux que je l'avais agressée.
Se rendre compte que ses sentiments avaient
d'autres causes que mon comportement aurait
exigé davantage de souplesse d'esprit. Je ne Fai
jama:is vue manifester un regret : elle se sentait
toujours dans son droit. Bref, j'ai vécu mon
enfance sous un régime totalitaire.

Ce pouvoir destructeur du Quatrième Com­


mandement, je vais l'aborder sous trois aspects
différents.. Dans la prerm"ère partie, je retracerai
des moments de 1a vie de plusieurs ècrivains qui,

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
28 Notre corps ne ment jamaìs

dans leurs reuvres, ont dépeìnt la vérité de leur


enfance, sans pour autant en prendre cons­
dence, bloqués qu'ils étaìent par la peur du petit
enfant qui subsistait en eux, dans un recoin isolé
de leur etre, et qui, mème à l'àge adulte, les ren­
dait incapables de saisir que la vérité ne les met­
trait pas eo danger de mort. Comme dans nos
sociétés, mais aussi dans le monde entier, cette
peur est étayé,e par le commandement de ména­
ger nos par;ents, elle demeure un élément
déconnecté, sur lequel tout travail est ilnpossible.
Le prix de la prétendue solution -la fuite dans
une idéalisarion des parents, le déni du réel
danger, encouru dans la petite enfanoe, et qui
laisse dans le corps des peurs justifiées -, ce prix
est très élevé, comme nous le verrons à travers
les exemples cités. On pourrait, malheureuse­
ment, en ajouter d'innombrables. Les cas expo­
sés ci-dessous montrent dairement que ces
hommes ont payé leur attachement à leurs
parents par de graves maladies, ou par une mort
prématurée, voire par un suicide. En fardant la
vérité sur leur enfance et ses souffrances, ils se
sont pla:cés en contradiction formelle avec le
savoir de leur corps, qui s',exprimait certes dans
leurs écrits mais demeurait inconscient. De ce
faìt leur corps, habité par l'enfant méprisé, a
continué à se sentir ìncompris et non respecté.
Ses fonctions3 telles la respiration, la çirculation
sanguine> la digesti.on, ne réagissent qu'à des
émotions 'lJécues, non à des injonctions morale:s.
Le corps s'en tient aux faits.

Depuis que ;'èrudie l'influence de l'enfance


sur la vie adulte, j'ai lu un grand nomb.re de jour
-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Introduction 29

naux intimes et de lettres d'écrivains qui m'inté­


ressent particulièrement. J'y ai trouvé, issues des
premières années de leur vie, des indices pour 1a
compréhension de leur reuvre de leur quete et de
leur souffrance. Cette clé d 'in terprétation n accé­
daìt ni à leur conscience ni à leur vie affective,
pourtant je la percevais dans leurs reuvres - par
exemple chez Dostoievski, Nietzsche ou Rim­
baud - et pouvais supposer que les autres lecteurs
faisaient de meme. Je me suis aussi plongée dans
les biographies de ces auteurs, et Yai constaté
qu'elles fourmillaient de détails sur leurs vies, sur
des événements extérieurs, mais ne disaìent prati­
quemen rien sur 1a façon dont ces écrivains
avaient surmonté les traumarismes de leur
enfance, sur leurs blessures et les traces qu'eUes
avaient laissées. Dans mes entretiens avec des spé­
dalistes de 1a littérat:trre, fai constaté qu'ils ne
paraissaient guère s'intéresser à ce sujet. Devant
mes questions, la plupart d'entre eux p renaien t
un air embarrassé, com.me si je leur avais parlé de
quelque chose d'inconvenant, voire d'obscène, et
détou rnaient la conversation.
Certains, cependant m'ont écoutée avec atten­
ti.on et m'on t fourni de précieux éléments bio­
graphiqucs qu ils connaissaìent depuis longtemps
mais jug,eaient jusqu'alors sans importance. Ce
so nt prédsément oes liiens entre Jes événements)
passés inaperçus, voire ignorés de la plupart
des biographes, que je mets en lumière dans la
première partic dc cc livre. Cela m'a conduit à
me limiter à une seule perspective et à renoncer
à 1a peinture d'autres aspects, également impor­
t.ants, de leurs vies. Mes récits peuvent donc appa�
rattre schèmatiques ou réducteurs, mais j'assume

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
30 Notre corps ne mentjamais

ce parti, car je ne voud.rais pas qu,une surabon­


dance de détails vienne distraire le lecteur du fil
rouge de cet ouvrage : la mise en évidence des
rapports du corps avec la morale.
Tous les écrivains présentés, à l'exception peut­
etre de Kafka, ignoraient que, lorsqu'ils étaient
petits, leurs paren s leur avaient infligé de rudes
souffrances. Adultes., ils n'ont � rien eu à leur
r·eprocher », du moins co n sciemm ent, et les ont
idéalisés. Il est donc totalement irréaliste de pen­
ser qu'ils auraient pu confronter leurs parents à
cette vérité qui leur demeutait à eux-memes
i n c onnue, car refoulée de leur conscience.
Cette ignorance a marqué d'un sceau tragique
leur bien souvent courte vie. Les pr.éceptes moraux
ont empéché ces etres pourtant bri'llan ts d'écouter c,e
que kur corps leur révélair. Ils ont été incapables de
voir qu'ils sacrifiaient leur vie à leurs parents,
cependant que , dans le meme temps� Schlller
combattait pour la liberté Rimbaud et !vlishima
brisaient - à première vue du moins - tous les
tabous, Joyce boulevcrsait les canons littéraires et
esthétiques de son époque, et Proust perçait à jour
la bourgeoiste, tout en étant aveugle aux tour­
ments que lui faisait subir sa bourgeoise de mère.
C'est sur ces aspects précisément, que je me suis
concentrée car, à ma connaissance, rien n'a enoore
été publié sur le sujet.
Depuis Wilhelm Reich et, par la suite� la thé­
rapie primale d'Arthur Janov, rexpérience théra­
p e utique ne cesse de nous montrer que des émo­
tions fortes enfouies p euvent etre rappelées à la
surface. Mais ce sont seulement les récents travaux
de la recherch e sur le oerveau, réaiisés, entre
autre s, par J o se ph LeDoux, Antonio R. Damasio

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Introductùm 31

et Bruce Perry qui nous ont fourni des explica­


tions plus approfondies sur ce phénomène. Nous
savons donc à présent, d'une pa.rt, que notre
corps conserve en mémnire tout ce que nous
avons vécu et, d'autre part_, que, graoe au travail
thérapeutique sur nos émotions, nous ne sommes
plus condamnés à les décharger aveuglément sur
nos enfants ou sur nous-memes, avec les dégats
qui s'ensuivent. C'est pourquoi, dans la seconde
partie, je presenterai les cas d'honunes et de
femmes d'aujourd'hui décidés à affronter la vérit.é
de leur enfance et à voir leurs parents sous leur
vrai jour. Si, malheureusement, bien des thérapies
sont vouées à l'échec, c'est qu'elles s'obstinent à
suivre les impératifs de la morale, empechant ainsi
le patient de se libérer merne à rage adulte, de
l'idée qu'il doit éprouver de l'amour ou de la gra­
titude envers ses parents. De ce fait, ses véritables
sentiments restent bloqués, ce dont il paiera le
prix1 car divers symptomes seront le signe de ce
refoulement. Je suis persuadèe que bien des gens
qui ont effectué plusieurs tentatives de thérapie se
reconnaìtront aisément dans ce type de probléma­
tique.
À coté de la question du pardon, que j'ai déjà
explo:rée 1, mes travaux sur les rapports entre le
corps et la morale m'ont arnenée à en étudier
deux autres aspects. D 'une part, je me suis
demandé ce qu'était au fond ce sentiment qu 'à
rage adulte nous app,elons toujours (( amour
filial !}. D1autre part, fai pu observcr que le corps
cherche, tout au long de la vie, la nourriture qu'il

1 . Dans La C�nnaissance inzerdiu et Abattre le mur du


siknce, Aubier, 1 990.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
32 Noire corps ne mentjamais

n'a pas reçue dans l'enfance, et e, est prècisément


là, à mon avis, l'origine des souffrances qui rava­
gent I'existence de tant d'entre nous.
La troisième pariie montre comment,, à travers
une très expressive « maladie parlante �, le corps
se défend contr"e une nourriture inappropriée.
Le corps ne veut que la vérité. Tant que celle-ci
n'est pas reconnue, que les véritables sentiments
de la personne envers ses parents demeurent
ignorés_, il ne peut renoncer aux syn1ptomes de
son mal. J'ai voulu montrerj dans un langage
accessible, le drame des patients souffrant de
troubles de la conduite alimentaire, ces etres qui
ont grandi privés de ,communication émotion­
nelle et qui, par la suite, ne la trouvent pas non
plus dans leurs dìvers traitements. Si mes des­
criptions pouvaient aider quelques-uns de ces
rnalades à mìeux se comprendre, j'en serais heu­
reuse. Le Joumal d'Anita Fink - un texte de fiction
que nous évoquerons en dernière partìe - identifie
clairemen la source de ces maux (il s'agit du cas
frappant d'une anorexique, mais cela touche bien
entendu d'autres maladies) : c'est l'échec d'une
véritable oommunication de l'enfant aveç ses
parents, conununication qu'il va inlassablernent
rechercher, mais en vain, par la suite. Pourtant
l'adulte peut progressivement renoncer à cette
qu�te si, au présent., une authentique communica­
tion avec d'autres personnes se révèle possible.
La tradition du sacrifice des enfants est pro­
fondément ancrée dans la plupart des sociétés et
des religions, de sorte que notre cultll1"e euro­
péenne la tolère encore. Certes, nous ne sacri­
fions plus, comme à fépoque d 'Abraham et
d'Isaac, nos fils et nos filles à la divinité, mais,

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
lntroductz'on 33

dès la naissance, puis à travers toute notre édu­


cation, nous leur donnons mission de nous
aimer, nous honorer et nous respecter, d'accom­
plir des performances pour nous, de satisfaire
notre orgueil, bref de nous apporter tout ce que
nos propres parents nous ont refusé . Nous appe­
lons cela bienséance et bonne moralité. L'enfant
a rarement le choix. Il va, dans certains cas,
s'astrcindre sa vìe entière à offrir à ses parents
quelque chose dont il ne dispose pas et qu'il ne
connait pas, faute de l'avoir reçu : un amour vrai,
inconditionnel, pas seulement de façade. Il s'y
éverruera néanmoins, car, meme à l'age adulte, il
pense avoir toujours besoin d'eux et en dépit de
toutes les déceptions, continue à espérer qu'ils
lui témoigneront de la bonté. Si l'adulte ne se
soulage pas de ce fardeau, cela peut lui devenir
fatal.
Le vif désir de beaucoup de parents d'etre
aimés et honorés de Ieurs enfants puise sa pré­
tendue légitimité dans le Quatrième Comman­
dement. fai vu par hasard à la télévision une
émission consacrée à ce thème réunissant des
autorités religieuses de diverses confessions.
Toutes ont déclaré que l'on doit honorer ses
parents quels que soient leurs agissements. On
culti.ve ainsi la dépendance de l'cnfant. Plus
e ncore que quiconque, les croyants ignorent
qu'adultes, ils peuvent se dégager de cene sujé­
tion. Pourtant, à la lwnière de nos connaissances
acruelles, le Quau·it:me Commandement recèle
une contradiction interne. La morale peut certes
nous prescrire ce que nous devrions faire et ce qui
nous est interdi; mais non ce que nous devrions
ressentir. Car nos véritables sentiments, nous ne

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
34 Notre corps ne ment jamais

pouvons ni les susciter ni les supprimer, nous


pouvons seulement nous couper d,eux par le
mécanisme du clivage, nous mentir et tromper
notte corps. Cependant, comme on le sait, notte
cerveau a emmagasiné nos émotions, elles peu­
vent etre rappelées à la surface, rievivre et heureu­
sement, du moment que nous serons accompa­
gnés par un témoin lucide, se transformer sans
danger en sentiments consdents dont nous pour­
rons décrypter le sens et les causes.
L'étrange idée de devoir aimer Dieu afin
qu il ne me chatie pas pour ma révolte et me
récompense par son amour et son infinìe miséri­
corde est également l'expression de notte dépen­
dance et de notre faiblesse infantiles, tout comme
l'idée que Dieu serait comme nos parents, avide
de notte amour. Mais n'est-ce pas là, au fond, wie
vue parfaitement grotesque ? Un etre supérieur
qui se trouve tributai.re de sentiments artificiels,
puisque dictés par la morale . . cela ressemble fort
.

à la conclition de nos parents, toujours sous le joug


de leurs anciennes frustrations et incapables de
parvenir à l'autonomie. Seuls des gens qui n>ont
encore jamais remis en questi.on leurs propres
parents et leur propre dépendance peuvent dési­
gner un tel etre du nom de Dieu.

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I

DIRE ET CACHER

� Car je pré fere awir des crises et te


plaire plutot que te diplaire et de n 'en
point aooir. •
Marcel Proust, lettre à sa mère

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https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1.
Crainte et respect des parents

Dostofevski, Tchekhov) Kafka, Nietzsche

Deux écrivains russes, Tchekhov et Dostoi"evski,


ont énormément marqué ma jeunesse. Plus tard,
Yai découvert avec quelle efficacité sans faille
fonctionnait, au xrxc siède encore, le mécanisme
de la « déconnexion ». Quand j 'ai enfin réussi à
abandonner mes illusions sur mes parents et à
mesurer les répercussions de leurs mauvais trai­
tements sur ma vie, j'ai ouvert les yeux sur des
faits auxquels_, auparavant, je n'accordaìs pas
d'importance. Par exemple, j,avais lu dans une
biographie de Dosto1evski que son père, après
avoir exeroé la médecine, avait hérité dans sa
vieillesse d'un domaine où travaillaient une cen­
taine de serfs. On sait qu'il les traita si cruelle�
ment qu'ils finirent, un jour, par le battre à mort.
Il est probable que la brutalité du ma!tre ait lar­
gement dépassé la mesure habituelle, car, sinon,
comment expliquer que des serfs se soient expo-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
38 Notre corps ne ment jamais

sés à la peine de bannissement plutot que de


continuer à supporter un r,égime de terreur ?
Selon toute vraisemblance, le fils ainé d'un tel
homme avait du patir de cette violence ; j'ai donc
voulu savoir comment un romancier connu dans
le monde entier avait intégré cette situation dans
son histoire personnelle. Je connaissais, bien
entendu, sa description du père impìtoyable
dans Les Frère.s Karamazov, mais je voulais savoir
quelle était dans les faits, sa rdation avec son
père. fai donc cherché dans ses lettres. Je n'en ai
trouvé aucune qui lui soit adressée et dans toutc
Ja correspondance il n'est mentionné qu 'un e
seule fois, en des termes censés anester de tout
I'amour et le respect que lui vouait son fils. En
revanche, dans presque toutes ses lettres, Dos­
to1evski se plaint de ses difficultés financières et
sollicitc des aides sous forme de prèts. A mes
yeux, on peut y lire dairement la peur d'un
enfant perpétuellement menacé dans son exis­
tence meme, ainsi que son désir désespéré de
trouver auprès du destinataire de la bienveillance
et un peu de compréhension pour sa détresse.
On sait que Dosto'ievski avait une très mau­
vaise santé. Il souffrait d'insomnies chroniques
et se plaignait de cauchemars qui reflétaient pro­
bablement, sans qu'il en prenne conscience, les
traumatismes de son enfance. En outre, il fut
atteint, des décennies durant, de crises d'épi­
lepsie. Cependant, personne ne semble avoir fait
la relation entre ces attaques et les souffrances de
ses jeunes années. Et personne n'a perçu que
derrière sa passion du jreu - il était véritablement
acero de la roulette - se cachait la quete d)un sort
plus dément. Sa femme l' aida certes à se Hbérer

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Dire et cacher 39

de cette drogue, mais elle ne put lui tenir lieu de


témoin lucide et à répoque plus encore qu'au­
jourd,hui il était hors de question de proférer des
accusations contre son propre pèr:e.
J'ai trouvé un tableau analogue chez Anton
Tchekhov, qui, dans son récit Le Père, décrit avec
sans doute beaucoup de prédsion la personne de
son propre père, ancien serf et alcoolique. Il s'agit,
dans cette nouvelle, d'wi ivrogne qui vit aux cro­
chets de ses fils, se vante de leurs succès afin de dis­
simuler sa propre vanité mais n'a jamais essayé de
voir qui ils sont vraìment, et ne témoigne en aucune
façon de tendresse ou de dignité personnelle. Ce
récit est considéré comme une reuvre purement lit­
téraire, et l'auteur l'a totalement dissocié de sa vie
conscìente. S'il avait pu ressentir comment son
père ravait réellement traité) il aurait probablement
été révolté. Au lieu de cela, il a entretenu toute sa
famille, y compris quand ses revenus étaient encore
très faibles Il payait le loyer de l'appartement de
..

ses parents à Moscou, s'occupait affectueusement


d'eux et de ses frères. Mais je n'ai trouvé dans sa cor­
respondance que fort peu d'allusions à son père.
Les rares ettres où il le menti.onne attestent d\me
attitude bienveillante et pleine de compréhension à
son égard. L'on n'y décèle pas la moindre trace de
rancreur pour les cruelles radées que, dans son
enfan� son père 11ù ìnfligeait presque quotidìen­
nement. Vers l'age de trente ans, Tchekhov passa
quelques mois sur l'ile de Sakhaline, qui étaìt une
colonie pénitentiaire, afin, expliqua-t-il, de décrire
la vie temble des déportés et les sévioes qu'on leur
fa.i.sait subir. Il ne se rendait sans doute pas compte
qu'il était leur semblable. Il mourut à quarante­
quatre ans, et la plupart des biographes imputent

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
40 Notre corps ne mentjamals

cette mort prémarurée aux atroces conditions de


vie sur l'ile de Sakhaline. C'est oublier qu'Anton
Tchekhov avairt souffert toute son existence de
ruberculose, tout comme son frère icolaJ:, qui
sucoomba plus jeWle encore.
Dans EEnfant sous tet-reur, j'ai montré que cer­
tains auteurs - e' est le cas, notamment, de Kafka -
avaient pu survivre gràce à récr.ture, mais que
celle-ci n1avait pas suffi à délivrer complètement
renfant enfoui en eux, à lui rendre sa vitalité, sa sen­
sibilité et un sentiment de sécurité. Pour y parvenir,
le secours d'un témoin lucide est indispensab�e.
Franz Kafka trouvait en Milena, et surtout en
sa sreur Ottla, des témoins de sa souffrance. Il
pouvait se confier à elles, mais non leur parler
des peurs de sa perite enfance et de ce que lui
avaient infiigé ses parents. Cela restait tabou. Il a
certes, en fin de compre, écrit la célèbre Lettre à
man père, mais il ne la lui a pas envoyée, il l' a
adressée à sa mère en la priant de la lui remettre.
Il espérait que grace à cette lettre, elle compren­
drait enfin sa souffrance et lui servirait de méctia­
trice. Mais la mère garda la missive par-devers
elle et n'essaya jamais de parler avec son fils de son
contenu. Or Kafka était hors d état de se confron­
ter seul avec son père. Il était beaucoup trop ter­
rifìé par la menace du chatiment. Il nous suffit,
pour le comprendre, de songer à son récit Le Ver�
dict, qui décrit cene angoisse. Kafka n'avait mal­
heureusement personne qui aurait pu l'encou­
rager à braver sa peur et à envoyer cene lettre.
Cela l'aurait peut-etre sauvé. Tou t seul, il était
incapable d' oser franchir oe pas. Il contra eta la
tuberculose et mourut à quarante et un ans.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Dire et cacher 41

Il existe des analogies entr,e l'histoire de Kafka


et celle de Nietzsche, dont Vai relaté le sort tra­
gique dans La. Connat"ssance interdite et Abattre le
mur du silence. Je vois ,en I ' ceuvre grandiose de
Nietzsche un cri, appelant l'homme à se libérer
du mensonge, de rexploitation, de l'hypocrisie et
de son propre çonformisme. Mais personne, et
lui moins que tout autre, n'a su combien encore
enfant, il avait souffert de ces ftéaux. Son corps,
cependant, en ressentait sans répìt le fardeau. Il
n'était encore qu'un petit garçon lornqu,il fut
atteint de rhumatismes qui, de meme que ses
violents maux de tete, étaient certainement impu­
tables à la répression des émotions fortes. Il avait
en outre quantité d'autres problèmes de santé :
il lui arrivaìt dc tomber malade jusqu'à, semble­
t-il, une oentaine de fois durant une meme année
scolaire. Personne ne pouvait s'apercevoir qu'il
souffrait, en réalité, de la morale mensongère qui
imprégnait sa v·e quotidienne, puisque tout le
monde baignait dans la meme atmosphère. Mais
son organisrne ressentaìt ces mensonges avec
plus d)acuité que celui des autres. Si quelqu'un
l'avaìt aidé à acoepter k message de son corps,
Nietzsche n'aurait pas été condamné à {i perdre
la raison » afin de pouvoir jusqu'à la fin de ses
jours rester aveugle à sa propre vérité.

2.
Schiller ou les cris du corps humilié

Aujourd'hui encore, l'on prétend souvent que


battre un enfant ne lui cause aucun dommage ,et

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
42 Notre corps ne ment jamais

beaucoup de gens estiment que leur propre vie


cn atteste. Ils peuvent le croire tant que reste
masquée la relation entre les maladi,es dont ils
souffrent à l' age adulte et ies coups reçus dans
leur enfance. L'exemple de Schiller illustre le
parfait fonctionnement de cette occultation, pra­
tiquée tout au long des siècles sans susdter le
moindre questionnement.
Friedrich von Schiller a vècu les trois pre­
mières années de sa vie - cette période décisive -
seul av,ec sa mère. Auprès de cette femme
aimante, il a pu déveiopper sa riche nature et son
génie. Il était dans sa quatrième année lorsque
son despote de père revint de guerre. Friedrich
Burschell, le biographe de Schiller, le dépeint
comme un homrne sévère) im.patient, ,coléreux,
« bomé et tetu ». Sa conception de l'éducation
visait à juguler la spontanéité et l'expression
créative de son enfant débordant de joie de vivre.
Cependant, Schiller réussit brillamment à
l'école, grdce à son intelligence et à l'authenticité
que la sécurité affective connue auprès de sa
mère dans ses premières années lui avait permis
de développer. Mais à treize ans il fut envoyé
dans un prytanée militaire et, :sous ce régime à la
prussienne, souffrit horriblement. Comme plus
tard le jeune ietzsche, il fut aneint de nom­
breuses malad.ies, passant des semaines entières
à finfirmerie, ne parvenant pas à se concentrer
et comptant parmi les plus mauvaìs élèves. On
expliqua la chute de ses résultats par ses ennuis
de santé, et il ne vint apparemment à l'idée de
personne que r absurde et inhumaine discipline
de fintemat, qu'il dut subir pendant huit ans,
l'épuisait totalement, sur le plan tant physique

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Dire et cacher 43

que psychique. Pour exprimer s a détresse, il


n'avait pas trouvé d'autre langage que la mala­
die, ce langage muet du corps que, des siècles
durant, personne ne comprit.
A propos de cette éçole, Friedrich Burschell
écrit ce qui suit :
(( lei s'éteignit la torrcntucuse fougue d'un etre
j eune, assoiffé de liberté qui, dans ses années les
plus impressionnables, devait se sentir en prison,
car les portes de l'établissement ne s'ouvraient
que pour la promenade obligatoire, que les élèves
effecruaient sous surveillance militaire . Durant
ces huit années, Schiller n' eut quasiment pas une
j o urnée de libre et seulement, de temps à autre,
quelques heures de loisir. À répoque, les vacances
scolaires étaient chose inconnue, et l'on ne don­
nait pas de permissions. L'emploi du temps était
véglé avec une rigueur toute m ilitaire. Dans les
vastes dortoirs, réveil à 5 heures du matin en été,
6 beures en hiver. Les élèves faìsaient leur lit et
leur toilette, sous la surveillance de sous-officiers.
Ensuite ils se rendaient à l a salle de régulation
pour l'appel du matin, et de là au réfectoire pour
le petit déj1euner, composé de pain et d'une soupe
à la farine. Tout se faisait sur commande : joindre
les mains pour la prière, s,asseoir, se mettre en
marche pour quitter Les lieux. De 7 heures à midi,
les cours. Puis venait la demi-heure qui valait à
l'élève Schiller le plus de corrections et le quali­
ficatif de sale porc : la séance de nettoyag,e, dite
« Propreté ». Après quoi l' on rev,etait la tenue de
parade, tunique bleu acier aux revers noirs, veste
et culotte blanches, bottes et épée, le tricorne à
bordure galonnée et plumet. Comme le Due avait
horreur des roux, Schiller devait poudrer sa

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44 Notre corps ne ment jamais

chevelure. De plus, il portait, comme tous les


autres, une longue natte artificìeUe et deux
anglaises fixées à ses tempes par du platre. Ainsi
accoutrés, les élèves se rendaient, en rang, à
l'appel de midi, puis dans la salle à manger..
Après le repas, promenade et exercices, puis
reprise des cours, de 2 à 6 et aussitòt après, nou­
vdle séance de Propreté. Ensuìte, on faisait ses
devoirs. On allait se coucher immédiatement
après le diner. Le jeune Schiller resta ligoté dans
la carnisole de force de cet emploi du temps
immuable jusqu'à sa vingt et unième année 1 • "
Schiller souffrait à répétition de crampes, très
douloureuses, à divers organes. À partir de qua­
rante ans suìvirent une série de graves maladies
qui mettaien perpétuellement sa vie en danger
et s'accompagnaien souvent de défue. Il suc­
comba à l'age de quarante-six ans.
Il ,est hors de doute, à mes yeux, que ces fortes
crrunpes ét:aient imputables aux nombreux cha­
timents corporels subis dans son enfance et à a
cruelle discipline à laquelle il fut soumis durant
ses années de jeunesse. Sa captivité avait en fait
commencé dès avant le prytanée, sous la fénùe
de son père qui combattaìt systématiquement
tout sentiment de joie, àussi bien pour lui que
p our ses enfants - il nommait cela (j autodisci­
pline ». Ceux-ci devaient, par exemplc, cesser
immédiatcment de manger et se levcr de table
s'ils prenaient plaisir au repas. Le père_, d'ail­
leurs, faisait de meme. Cette forme bizarre de

1 . Fricdrich Burschell, Friedrich Schiller in Selbstzeu­


gnissen und Bilddokumenten, Rowohlt Taschenbuch Veda:g�
1 979, p. 25 . .

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Dire et cacher 45

répression de toute jouissance étaìt peut-etre


exceptio nnelle, mais, à r époque, bien des familles
ap pliqu aìent le système en vigueur dans les
écoles militaires <lit « à la prussien ne f�, san s que
nul ne songe à ses conséquences. Dans ces établis­
sements les coups et nombre d'autres méthodes
d'humiliation étaient fréquents les « éducateurs >J
·

y étaient d u reste si p arfaitement <1 formés » q1ùls


purent, par la suite, },es infliger sans scrupules ni
sentirnents de c ulpabilité à d'au tres etres qui se
trouvaient en leur po uvoir, leurs enfants o u, en
l 'occurrence _, les élèves d'un internat. Schiller
n'ép rouva pas le besoin de se venger sur autrui
d u régìme d e terreur end uré dans sa jeunesse,
mais son corps en souffrìt sa vie d urant.
Bìen entend u, l'enfance de Schiller n>est pas un
cas isolé. Des millions d'hommes ont fréquenté de
semblables écoles, ont appris à se plier en silence
aux abus de pouvoir de l'autorité afin d'éviter de
d urs chatiments. Ces expé riences ont contribué à
leur inculquer un grand respect pour le Quatrième
Commandement et à leur faire enseigner à leurs
enfants, avec la plus extreme rigueur, à ne jamais
remettre leur autorité en questi.on. Rien d' éton­
nant, donc, à ce que, des générations plus tard et
aujourdthui encore, leurs descendants affinnent
que les coups leur ont fait du bien.
Schiller, il est vTai, cons ritue une exception en ce
qu,il a poursuivi dans toute son ceuvre, des Bri­
gands à Guillai,me Tell, une lutte incessaute contre la
violence aveugle exercée par les gouvernants et a
réussi, par le gérùe de sa langue, à éveiller chez
beaucoup de gens eespoir que ce combat pounait
un jour etre gagné. Mais il a toujours ignorè que sa
révolte contre les ordres absurdes des détenteurs d u

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46 Notre corps ne ment jamais

pouvoir puisait dans les très anciennes expériences


de son corps. Les souffrances causées par la tyran­
nie de son père, avec ses exigences incompréhen­
sibles et angoissantes, l'ont poussé à écrire. Mais il
lui est interdir de percevoir cetre motivation. Il veut
écrire de la belle et grande littérature. Il veut dire la
vérité en porttaiturant des figures historiques, et il y
réussit magnifiquement. Seule l'entière vérité sur
les tourments infiigés par son père demeure
enfouie sous une chape de silence, et lui-meme
l'ignorera jusqu'à sa mort prématurée. Tout com.me
la postérité qui, depuis deux siècles, rad.mire et le
considère com.me un exemple parce que, dans ses
ceuvres, il a lutté pour la hberté et la vérité. Mais, on
le voit, cette vérité n'est que celle que pouvait
admettte la société et, de fart, le courageux Frie­
drich von Schiller aurait été épouvanté si quelqu,un
lui avait dit : « Tu n'es pas forcé d'honorer ton père.
Tu n'es pas forcé d'aimer ni d'honorer des gens qui
r ont fait tane de mal, fussent-ils tes parents. Ton
corps le paie par d'atroces douleurs. Tu peux t'en
libérer en cessant d'observer le précepte du Qua­
trième Commandement. i>

3.
Virginia Woolf
ou la trahison des souvenirs

On sait que Virginia Woolf et sa sreur Vanessa


furent abusées sexuellement par kurs delL�
demi-frères. Selon Louise DeSalvo ( 1 990}, l'écri­
vain n'a cessé de revenir, dans son long journal
intime, sur cette affreuse période, où elle n' osait

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Dire et cacher 47

se confier à ses parents parce qu 'elle ne pouvait


en attend.re aucune aide. Elle souffrit toute sa vie
de dépression mais trouva cependant la force de
travaille r à son reuvre litté aire, dans l 'espo ir de
pouvoir s>exprimer par ce biais et surmonter
enfin les terribles traumatismes de son enfance.
Mais, en 1 94 1 , la dé p re s sio n l'emporta et Vir­
ginia Woolf se jeta dans le fleuve .

J'ai déjà évoqué le cas de Virginia Woolf dans


EEnfant sous terreur, mais il me manquait alors une
information importante : Loui�e DeSalvo rap­
porte qu'après sa lecture des ouvrages de Freud
Virginia Woolf se mit à do uter de l'authenticité des
souvenirs qu'elle venait juste de relater dan:s ses
écrits autobiographiques (et pourtant elle avait
appris de Vanessa que celle-ci avait également subi
les abus se:xuels de ses demi-frères) . Dès lors,
raconte DeSalvo, Virginia s'efforça, à l'exemple de
Freud, de ne plus considérer le comportement
humain comme la conséquence logique d'évé­
nements vécus dans renfance, mais comme le
résultat de fantasmes et comme la satisfaction
imaginaire de désirs inconscients. Les écrits de
Freud plongèr.ent Virginia Woolf dans un profond
désarroi : d'un còté elle savait exactement ce qui
lui était arrivé, de rautre elle souhaitait, comme
presque toutes les anciennes victimes de violences
sexuelles, que ce que lui disait sa mémoir.e ne fùt
pas vrai. En fin de compre, elle opta pour les
thèses de Freud et sacrifia sa mémoire sur l'autel
du dénL Elle se mit à idéaliser ses parents et, à la
différence de ce qu'elle faisait auparavant, à
p eindre toute sa famille sous un jour très positif.
Après s�etre ralliée aux idées de Freud, ,elle douta

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48 Notre corps ne mentjamais

d'elle-ml!me et, désorientée, finit par se croire


folle. DeSalvo écrit :
« Je suis persuadée que sa décision de mettre fin
à ses jours s'en trouva renforcée, et on peut le
prouver. La lecture de Freud a sapé les fondements
de la relation de cause à effet qu'elle avait tenté de
dégager. Elle se vit contrainte d'abandonner sa
propre explication aux causes de sa dépression et
de son état menta!. Jusqu'alors, elle avait présumé
que ses troubles provenaient de finceste subi dans
son enfance_, mais_, à en croire Freud_, il fallait envi­
sager d'autres possibilités : ses souvenirs pouvaient
etrc déformés, en tout cas inexacts, ils représen­
taient une projection de ses désirs plutòt que des
événements réellement vécus, il s'agissait d'un pro­
duit de son imagination 1 • »
Meme si je ne peux suivre L. De Salvo dans
toutes ses conclusions (la romancière :fit d'autre
tentatives de suicide avant la lecture de Freud) , je
pense quc Virginia Woolf ne se serait pas suicìdée
si elle avait rencontré un témoin lucide, avec qui
partager les sentiments provoqués en elle par les
horreurs subies à un age tcndre. Il est un fait
qu'elle n'avait personne, et tenait Freud pour l'in­
contestable expert en la matière. Ce en quoi elle se
trompait lourdement, mais ses écrits l'avaient
déboussolée et elle préférait désespérer d'elle-meme
plutòt que de la grande figure paternelle de Sig­
mund Freud.

1 . Traduit de Louise DeSalvo, Virginia Woolf : the


Impact of Childhood Scxual Abuseon her Life and U!Vrk,
The Women's Press, 1 989.

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D:ire e.t cacher 49

4.
Arthur Rimbaud ou la haine de soi

Arthur Rimbaud, né en 1854, mourut d'un


cancer, quelques mois après l'amputati.on de sa
jamb droite, en 189 1, à l'ag,e de trente-sept ans.
Sa mère, rapporte Yves Bonnefoy, était une
fenune dure et brutale, et, prédse-t-il, toutes les
sources s'accordent à ce sujet.
« Madame Rimbaud fut un ètre d'obstination,
d'avarice, d'orgueil, fière, de haìne masquée et
de sécheresse. Une figure d'énergie pure portée
par une foi aux couleurs de bigoterie, amoureuse
d'ailleurs, s'il faut en croire ses lettres extraordi­
naires de 1 900,. de l'anéantissement, de la mort.
Je ne puis citer pour son portrait, qui cependant
les exige, ces constats enthousiastes d'inhuma­
tion ou d'exhumation. Disons simplement qu'à
soixante-quinze ans elle se fait descendre par les
fossoyeurs dans sa tombe, entre Vitalie et Arthur
morts, pour un avant-goiìt de la nuit 1 • »
Grandir auprès d'une telle femme, qu'est-ce
que cela a pu signifier pour un enfant intelligent
et sensible ? La réponse se trouve dans la poésie
de Rimbaud. Son biographe écrit plus loin :
« Elle a essayé d'interrompre égaiement sa matu­
ration pourtant néçessaire . Elle a voulu étouffer
au moins son désir d,indépendance, de liberté.
La conséquence fut, chez celui qui s'est senti
orphelin, une ambivalence profonde, à la fois
haineuse et fascinée. De n'et:re pas aimé Rim­
baud a obscurément déduit qu'il était coupable,
et de toute la force de son innocence, il s'est dUI1e­
ment retourné contre son jQge. )>

1 . Yves Bonnefoy, Rimbaud, Seuil, rééd. 1 994.

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50 Notre corps ne menijamals

La mère tient ses enfants totalement sous sa


férule et baptise cela amour materne!. Son fils,
un garçon clairvoyant, perce à jour ce mensonge,
se rend compte que le souci permanent des
apparences n'a rien à voir avec le véritable amour,
mais ne peut accepter pteinement ce constat car,
comme tout enfant, il a absolument besoin
d,amour, tou au moins de fillusion de l ' am our.
Il n'a pas le droit de détester cette mère qui,
apparemment, s,occupe teUement de ui. Il dirige
donc sa haine contre lui-meme, inconsciemment
convaincu d'avoir mérité ce mensonge et cette
froideur. Il est submergé d'un dégout qu'il pro­
jette sur la ville de province qu'il habite, sur
l'hypocrite morale ainsi que sur lui-m�m e . Il
essaiera, sa vìe durant, d'échapper à ces senti­
ments en se ré fugi ant dans Falcool, le haschìch,
l'absinthe et l'opium, mais aussi par de longs
voyages. A l ' adol es oen c e déjà, il fait deux fugues,
mais chaque fois on le ramène à la maison.
Sa poésie reflè e cette haine de soi, mais aussi
la quete de cet amour qui lui fut si totalement
refusé durant les prerrùères années de sa vie. Plus
tard, à l ' école, il a la chance de rencontrer un
maitre aimant qui d evi endra, à la péri ode déci­
sive de la puberté, un ami sìncère, un accompa­
gnateur et un souti.en. Cette confiance lui permet
d'écrire et d'approfondir ses idées philosophiques.
Son enfance, toutefois, l' emprisonne toujours
dans son étau. Il tente de dissoudre dans des
considérations phil osop hiqu ea aur la nature du
véritable amour son désespoir de n'avoir pas été
aimé. Mais il reste enlisé dans l'abstraction, car si
intellecruellement il rej ette la morale, émotion­
nellement il demeure son fidèle serviteur. Il a le

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Dire et cacher 51

droit d'avoìr du dégoùt pour lui-meme, mais non


pour sa mère : entendre les douloureux messages
de son corps signifierait détruire les espoirs qui,
enfant, I' ont aidé à survivre. Rimbaud écrit inlas­
sablement qu'il ne peut se fìer qu ' à lui-mème.
Qu e lui a-t-il donc fallu app re nd re., qua nd il
n 'était qu'un petit garç.on, auprès d'une mère
qui, au lieu de lui donner un véritable amour, ne
lui a présenté que ses aberrations et son hypo­
crisie ? Toute sa vie a été une gran diose tentative
d'échapper, par tous les moyens possibles, à
l,entreprise de destruction matemelle.
La fas cinatio n qu'éprouvent pour la poésie de
Rimbaud bjen des jeunes gens dont l'enfance
fut semblable à la sienne vient sans doute aussi
de I'obscure sensation d'y retrouver leur propre
lùstoire.
Rimbaud était, on le sait, très lié avec Verlaine.
Sa faim d ' amour et de vraie communication
semble, dans un premier temps, s'assouvir dans
cette amitié. Mais elle ne durera pas, empoi­
sonnée par la méfian ce, issue de l',enfance, qui
chez Rimbaud s'insinue constamment dans finti­
mité avec un étre aimé, et aussi par l'inftuence du
passé de Verlaine. La fuite dans la drogue ne leur
permet ni à l'un ni à l'autre cette relation à creur
ouvert qu ' ils c:herchent. Ils s>infiigent mutuelle­
ment de douloureuses blessures. En fin de compte,
Verlaine se comporte de façon aussi destructrioe
que la rnère de Rimbaud. Il en arrìve meme, e n
état d'ébriété, à òrer par deux foìs sur son ami,
ce qui lui vaut deux ans de prìson.
Pour sauver F« amour en soi �, cet amour vrai
dont il a manqué dans son ,enfance, Rìmbaud va
le chercher dans la charité, la compréhension,

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52 J.Votre corps ne mentjamais

rempathie avec l 'autre . Il veut lui donner ce qu'il


n'a pas reçu. Il veut comprendre son ami, l ' ai der
à se comprendre lui-mème. Mais les émotions
refoulées de ses jeunes années réduisent ses
e:fforts à néant. L'amour du prochain preché par
la religion chrétienne ne lui apporte pas le salut,
car son incorruptible perccption lui interdit de se
leurrer. De sor e qu'il va passer sa vie dans la
quete perpétuclle de sa propre vérité, qui lui
reste cachée, car il a appris très tòt à se hair lui­
mem e pour ce que sa mère lui a fait. Il se vit
comme un monstre, voit en son homosexualité
un vice et en son désespoir un péché, sans jamais
s'autoriser à diriger sa fureur infìnie, sa colère
justifiée, contre sa source, contre a femmc qui
ra mainten.u captif aussi longtemp s qu'elle l'a
pu. Il cherchera toute sa vie à se libérer de cette
geole, par la drogue, des voyages des illusions, et
surtout par la poésie. Mais dans toutes ces ten­
tatives désespérées d'ouvrir les portes de la libé­
ration, l'une d 'elles, la principale, restera obsti­
nément fermèe : celle qui mene à la réalité
· émotionnelle de son enfance, aux sentiments du
petit garçon qui a du grandir en l 'absence d'un
père protecteur, auprès d'une femme gravement
perturbée et méchante.
La biographie de Rimbaud est un e�emple
eypique de la façon dont le corps est astreint à
chercher une vie durant la vraie nourriture dont
il a été si tot privé. Rimbaud était irrésistiblement
poussé à vouloir combler ce manque, à apai ser
une faim qui ne pouvait plus �tre assouvie. Dans
cetre optique, sa toxicomanie, ses pér-égrinations
et sa relation avec Verlaine ne s'expliquent pas
seulement comme une fuite de la mere, mais

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Dire et cacher 53

aussi comme la quete d'une nourriture que cette


dernière lui a refusée. Du fait que cette réalité
intérieure allait rester inconsciente, l 'existence de
Rimbaud fut placéc tout entière sous le signe d e
la répétition. Apres chaque tentativc dc fuite
ratée, il retourne chez sa mère. C 'est ce qu'il fera
après la rupture avec Verlaine, et aussi à la fin de
sa vie, après avoir sacrifié sa créativité, renoncé à
l 'écriture depuis des années et embrassé la pro­
fession de négociant : en d 'autres termes, après
avoir satisfait indirectement aux exigences de sa
mère. Arthur Rimbaud passe certe les derniers
jours de sa vie à l'hopital de Marseille, mais
auparavant il s'est fait soigner auprès de sa mère
et de sa sreur à Roche, où il séjourne. Significa­
tivement, sa quete de l'amour maternel s'achève
dans la prison de son enfance.

5.
Mishima, l'enfant cloitré
ou le nécessaire déni de la souffrance

Yukio Mishima, le célèbre écrivain japonais qui


s'est fait hara-kiri en 1 970, à l'age de quarante­
cinq ans, s'est souvent considéré comme un
monstre car il avait en lui une forte propension au
morbide et au pervers. Ses fantasmes tournaicnt
autour de la mort, du monde des ténèbres de la
violence sexuelle. D'un autre còté, ses poèmes
témoignent d 'une extraordinaire sensibilité, san s
doute mise à la torture sous le poids de la tra­
gique histoire de son enfance.
Mishima, né en 1 925, était le premier enfant
de ses parents qui, comme il était encore d'usage

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54 Notre corps ne mentjamais

au Japon à l'époque, vivaient sous le toit des


grands-parents. Très vite, sa grand-mère, alors
agée de cinquante ans, le prit dans sa chambre,
où son petit lit jouxtait le sien. Il vécut dans cette
pièce pendant des années, coupé du reste du
monde, entièrement livré à cette femme sujette à
de graves accès de dépression, et de temps à
autre à des explosions hystériques qui terrifuùent
Fenfant. Elle méprisait son mari et son fils � le
père de Yukio -, mais, à sa manière, idolàtrait son
petit-fils, qui devait lui appartenir à elle seule.
Dans ses notices autobiographiques_, l'écrivain
rapporte que dans la chambre qu'il partageait
avec sa grand-mère régnaient une chaleur suffo­
cante et une odeur nauséabonde, mais il ne dit
mot de ses émotions, de sa rage et de sa révolte
contre sa situation, car celle-ci lui paraissait tout
à fait normale. À l 'age de quatre ans, il fut atteint
d'une grave maladic - on diagnostiqua une mys­
térieuse auto-intoxication - qui plus tard se
révéla chronique. C'est à l'age de six ans, à son
entrée à l'éoole, qu'il rencontra pour la première
fois d'autres enfam:s, au milieu desquels il se sen­
tit mal. Ses relations avec scs condìsciples, plus
libres émotionnellement et vivant dans un autre
contexte familial, furent évidemment difficilcs.
Par la suite, ses parents déménagèrent pour s'ins­
taller dans un logement à eux, mais ils n'emme­
nèrent pas leur fils, qui avait alors neuf ans. C'est
à cette époque qu'il commença à écrìre des poèmes,
et sa grand-mère lui prodigua louanges et encoura­
gements. Lorsque, à l'àge de douze ans, il rejoi­
gnit ses parents, sa mère se mantra, elle aussi,
fière de son talent, mais le père déchira ses manus­
crits, de sorte que lVlishima fut obligé d'écrire en

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Dire et cacher 55

secret. Il n e trouvait à la maison ni chaleur ni


compréhension. Sa grand-mère avait voulu en
faire une fille , à présent son père décidait d' en
faire un garçon, à grand renfort de coups. Pour
échapper à ces mauvais traitements, il se réfu­
giait souvent chez sa grand-mère, dont la maison
lui p araissait à présent un asile, d'autant plus
apprécié qu'elle se mit, vers l'age de douze, treize
ans, à l ' emmener au théatre. Ainsi s'ouvrirent à
lui les portes d'un nouveau monde ; celui des
sentiments .
Le suicide de Mishima représente, à mon avis,
l'expression de son impuissance à exprimer des
sentiments de révolte, de colère et d'indignation
envers le c omportement de sa gra nd-mère, senti­
ments qui remontaient à sa prime enfance mais
qu'il ne s 'autorisa jamais à exprimer car, malgré
tout, il lui était reconnaissant. Dans sa solitude, et
en comparaison du comportement de son père,
l'enfant a diì voir en elle une figure salvatrice. Ses
vrais sentiments r,estèrent captifs de son attache­
ment à cette femme qui) dès le dépar� exploita
son petit-fils pour la satisfaction de ses propres
besoins, y compris proba bl ement, sexuels. Mais
les biographes font d,ordinaire silence sur ce sujet.
Mishima n'en a jarnais soufflé mot non plus, il a
emporté son secret dans la tombe) n'a jamais
affronté réellement sa vérité.
Le suicide de Mishima a été exp li qué de mille
et une façons. Mais on évoque rarement la cause
la plus conc.evah1e, car on juge tout à fait normai,
n ' est-ce pas, de devoir montrer de a grati.tu de à
ses parents, ses grand-parents ou leurs subs­
tinlts, m&ne s�ils vous ont tourmenté. Ainsi le
veut notre morale. Mais celle-ci nous conduit à

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56 Notre corps ne rnent jamais

enfouir nos véritables sentiments et nos besoins


fondamentaux . De graves maladies, des morts
prématurées et des suicides sont des consé­
quences logiques de cette soumission à des lois
universellement qualifiées de morales et qui, au
fond, t:ant que notre conscience les tolère et les
place plus haut que la vie, menacent la vraie vie
d'étouffement. Com.me le corps n'adhère pas à
ce principe_, il s>exprime dans le langage des
maladies, lequel reste le plus souvent ìncompris
tant que n'a pas été percé .à jour le déui des véri­
tables sentiments éprouvés dans l'enfance.
Bien des commandernents du Décalogue sont
encore recevables. Mais le Quatrième Comman­
dement contredit les lo ·s de la psycho1ogie. Il
faudrait absolument faire savoir que l 'amour par
obligation peut causer d'énormes dégàts. Les
hommes et les femmes aìmés dans leur enfance
aimeront leurs parents sans qu'un commande­
ment le leur ordonne. L'amour ne peut naitre
par obéissance à un commandement.

6.
Marcel Proust : quand l' amour maternel
devient étouffant

Quiconque s'est, ne ftìt-ce qu\me fois dans sa


vie, plongé dans 1e monde de Marcel Proust sait
qu'il offre au lecteur une a::uvre riche en senti­
ments, impressions, images et observations. Pour
écrire avec une telle profondeur_, il a du puiser cetre
richesse dans son vècu. Ses livres lui ont demandé
des années de travail. Pourquoi n'y a-t-il pas trouvé

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Dfre et cacher 57

la force de vivre ? Pourquoi mourut-il deux mois


après avoir achevé sa RecJzerche ? Et pourquoi
mourut-il de suffocation ? Réponse habituelle :
« Parce qu'il était asthmatique et qu'il fut atteint

d'une pneumonie. » Mais pourquoi avait-il de


l'asthme ? Il eut ses premières crises à l'age de neuf
ans. Qu' est-ce qui l'a rendu malade ? N'avait-il pas

une mère qui le chérissait ? A-t-il pu sentir son


amour, ou plutòt luttait-il contre le doute ?
Le fait est qu'il ne peut décrire ce monde
d'observations, de sentiments et de p ensées
qu'après le décès de sa mère. Il lui emblait par­
fois qu'il lui en demandait trop ; il ne parvint
jamais à se montrer à elle comme il était réelle­
ment avec ses pensées et ses sentiments. Cela
ressort clairement des lettres qu'il lui adressait,
dont je cite plus loin des extraits. Elle (� l'aimait »
à sa manière.
Elle lui témoignait beaucoup de sollicirude,
mais voulait tout décider pour lui dans les
moindres détails, lui dicter ses fréquentations et,
à l'age de dix-huit ans encore, ce qui était permis
ou interdit. Elle le voulait conforme à ses besoins :
dépendant et obéissant. Il tentait de se défendre
mais ensuite s'en excusait avec crainte et dé es­
poir, tant il redoutait de perdre son affection. Il
chercha sa vie durant à recevoir de sa mère un
véritable amour, mais dut en fait se protéger de
son contròle permanent et de sa volonté de pou­
voir en se repliant sur lui-meme.
L'asthme de Proust fut 1,expression de ce
drame. Il inhalait trop d'air (d'� amour 1>) et n'avait
pas le droit d'en rejeter l'excédent (le contròle) ,
de se rebeller contre la mainmise matemelle. Son

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58 Notre corps ne mentjamais

ceuvre procligieuse put certes l'aider à s'exprimer


enfin et, du meme coup, offrir à ses lecteurs un
fabuleux cadeau . Mais il fut, de longues années
durant, torruré par des maux physiques, parce
qu'il s'interdisait de prendre entièrement cons­
cience des souffrances inftigées par les exigences
et le despotisme de sa mère. Jusqu'à sa mort, il se
contraignit à ménager cette mère intériorisée et
se persuada qu�il devait se pr,otéger lui-meme de
l a vérité. Son corps ne put accepter ce com­
pfomis, car lui connaissait la vérité, probable­
ment depuis la naissance. Pour lui, les manipu­
lations et la sollidtude n'ont jramais constitué
}', expression d'un véritabl,e amour, mais refiètent
une peur : celle d'une bourgeoise confomùste
devant l'extraordinaire créativité de son fils.
Jeanne Proust veillait s cru puleus ement à bien
jouer son ròle d'épouse d'un médecin réputé et
tenait avant tout à l' estime de la bonne société,
dont le jugement revètait à ses yeux une extreme
importance. Elle voyait en l'orìgmalité et l'esprit
aiguisé de Marcel une menace qu'il fallait écarter
à tout prix. Cela n'échappait pas à cet enfant
éveillé et sensib!e. Mais il lui a fallu se taire, des
décennies durant. C'est seulement après la mort
de sa mère qu,il a réussi à publier ses observa­
tions et à peindre,, comme nul ne l'avait fait avant
lui, le tableau de la bourgeoisie de son temps.
Mais, ce faisant, il épargnc soigneusement sa
mère,, bien qu 'elle filt précisément le modèle
vìvant de ce qu'il critiquait.
Au lendemain de la mort de sa mère, Proust,
alors agé de trente-quatre ans, écrit à Montes­
quiou :

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Dire et cacher 59

{t lvla vie a désormais perdu son seul but, s a


seuk d ouceu r, son seul amour, sa seule consola­
ti.on . J'ai p er du celle dont la vigilance incessante
m'apportait en paix, en tendresse le seul miel
de ma vie . . . J'ai été abreuvé de toutes les dou­
leurs . . . Comme di.sait la Sreur qui la soignait,
j'avais toujours quatte ans pour elle 1 • 1>
Cette desc ri ption de so n amour pour sa mère
reflète la dépendance tragique de Proust envers
elle, ce lien qui ne lui permet aucune délivrance
et entrave toute opposition ouverte à la surveil­
lance permanente qu,elle exerce. La détresse du
j ,eune homme se faisait jour par les cri ses
d,asthme : <1 finspire tant d'air et n,ai pas le droit
de l'expirer. Tout ce qu ,elle me donne dC>it etre
bon pour moi, meme si j'en étouffe . I}
Un coup d' reil rétrospectif sur l'hist!oire de son
enfance met en lumìère les origines de ce drame,
explique pourquoi Proust resta si longtemps
attaché à sa mère par toutes ses fibres sans pou­
voir s'e n dégager, bien qu,incontestablement il
en souffrit .
Les parents de Proust se marièrent le 3 sep­
tembre 1 8 70, et leur fils Marcel naquit le 1 O juil­
let 1 87 1 , à Auteuil, lors d'une nuit très agitée, la
population se trouvant e nc ore sous le choc de
l'invasion prus sienne . On imagine aisément que
sa mère ne pouvait se soustraire entièrement à la
nervosité ambiante pour, intérieurement} se
consacrer tout entière, avec amour, à son nou­
veau-né. Il est aussi fort c ompréhens ible qlie le
corps de l'enfant ait senti oes perturbations et se

1 . Marcel Proust, Leures à Roberl de MomesquWu. 1893-


1 921, Plon, 1952.

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60 Notre corps ne ment jamais

soit mìs à se demander si sa présence était vrai­


ment désirée . En pareille sinrntion, le bébé aurait
certainement eu besoin de plus d'apaisement
qu'il n'en reçut. Ce manque peut, dans certains
cas, induire des angoisses mortelles qui plus tard
pèseront lourdement sur renfance. Et ce fut sans
doute ce qui arriva à MarceL
Durant toute son enfance il fut incapable de
s 'endormir sans que sa mère soit venue l'em­
brasser, et plus les parents et l'entourage stigma­
tisaient ce qu'ils nommaient une <l mauvaise
habitude 1» plus ce besoin s'intensifiait. Gomme
tous les enfants, Marce! voulait absolument
croire à l'amour de sa mère, mais, d'une certaine
manière, il semblaìt ne pouvoir se dégager des
souvenirs de son corps, qui lui rappelaient les
sentiments mélangés de celle-ci au moment de sa
naissance. Le baiser de <( bonne nuit » étaì sup­
posé effacer cetre première perception corporelle,
mais dès le soir suivant les doutes r,esurgissaìent.
D 'autant qu'à la vue des nombreux visiteurs qui.,
presque tous lcs soirs, se prcssaient dans le salon,
l'enfant pouvait avoir le sentiment qu'aux yeux
de sa mère oes dames et messieurs de la haute
bourgeoisiie comptaient davantage que lui. Il était
si petit par rapport à eux ! Donc, couché dans
son lit, il attendait un signe d'amour, d' amour tel
qu'il le concevaìt. Mais ce qu'il recevait en
retour, c'était un intarissable ftot d 'admonesta­
tions. Selon toutes les apparences, Mme Proust
se préoccupait uniquement de� bonnes manières

de son fi.ls de son adaptation, de sa « normalité ».

Devenu adulte, Marcel se rpit en devoir


d'explorer ce monde qui lui avait volé l'amour
maternel auquel il aspirait. Il le fit d'abord acri-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Dire et cacher 61

vement, en fréquentant assidiìment les salons


mondains où l'on remarquait son élégance de
dan dy. Puis, après la mort de sa mère, en imagi­
nation et en décrivant cet univers avec une pas­
sion, une précision et une sensibilité extraordi­
naires. C'était comme s'il accomplissait un grand
voyage pour obtenir enfìn la réponse à ses ques­
tiona : « Maman, pourquoi tous ces gens sont-ils
plus intéressants que mo· ? Ne vois-tu donc pas
leur vacuité, leur snobisme ? Pourquoi ma vie,
mon besoìn de toi, mon amour comptent-ils si
peu pour toi ? Pourquoi uis-je un fardeau pour
toi ? » C'est peut-etre ce qu'aurait pensé le jeune
garçon s il avait pu vìvr1e consciemment ses sen­
timents, mais il voulait etre un enfant sage et ne
pas poser de problemes. Donc, il se rendit dans
le monde de sa mère. Il e n fut fasciné et il put, à
l'instar de tout artiste:> le recréer librement dans
son reuvre, et aussi le critiquer sans entraves. Tout
cela, il le faisait depuis son lit. C'est de sa couche,
en effet, qu'il accomplissait ses voyages imagi­
nair,cs, comme si ce lit de malade pouvait le pro­
téger des conséquences de sa gìgantesque entre­
prise de dévoilement, d 'un chàtiment redouté.
Un romancier a la faculté de faire exprimer à
s1es personnages ses véritables sentiments envers
ses parents, alors qu'il ne les verbaliserait jamais
dans la réalité. Dans son roman Jean Santeuil,
une reuvre de jeunesse qui ne fut publiée qu'après
sa mort et servit à Claude Mauriac entre autres,
pour éclaircr, dans sa bìographie� les années de
jeunesse de Maroel Proust, ce dernier exprime sa
détresse de façon encore beaucoup plus directe,.
en donnant à entendre qu 'il a perçu le rejet de
ses parents. Il cite les (j grandes chances de

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
62 Not1·e corps ne mentjamais

malheur qu'il voyait dans la nature de ce fils,


dans sa santé, dans son caractère triste, dans sa
pvodigalité, dans sa paresse, dans son impossibi­
lité de se faire une situation, dans ce gaspillage
de son intelligence » fJean Santeu1l).
En revanche, après la mort de sa mère, il
n,exprime qu'amour. Où donc est passée la vraie
vie, avec ses doutes et ses s1entiments forts ? Tout
est transmué en littérature, et l'asdune sera le
prix de cette fuite de la réalité. En mars 1 903,
Marcel écrit à sa mère : « Mais j1e ne p11étends pas
à la joie. fy ai renoncé depuis iongtemps. » Et en
décembre de la m�me année : « Tout au moins j1e
conjure la nuit par le pian d'une vie selon ta
volonté . . » puis, dans la mene lettre : « Car je
.

préfère avoir des crises et te plaire que te déplaire


et n'en point avoir. »
Le confiit entre le corps et la morale est très
remarquablement exprùné dans cet extrait de sa
correspondance :
« L a v:érité est que, sitot que je me sens bien,
toi tu détruis tout, jusqu'à ce que de nouveau je
me porte mal, parce que la vie qui me procure
une amélioration te fache . . . Mais il est affiigeant
que je ne puisse avoir en meme temps ton affec­
tion et ma santé. »
L'anecdote devenue célèbre du fiot de souvenirs
déclenché par la madeleine trempée de thé fait
allusion, en réalité, à l\in des rares moments de
bonheur où, auprès de sa mère, il s,est senti à l'abri
et en sécurité. Il avait onze ans, et un jour qu'il ren­
trait d'une promenade, frigorifié ,et trempé, sa
mèrc le prit dans ses bras et lui servit rme tasse de
thé ac.qJmpagnée d'une rnadeleine. Sans un mot
de reproche. Cela suffit apparemment à calmer

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Dire et cacher 63

pour quelque temps les angoisses mortelles qui


vraisemb1ablement sommeillaient en lui depuis sa
naissance, liées à la sensation de n'avoir peut-ètre
pas été désiré. Les nombreux rappels à rordre et
reproches de ses parents réveillaient perpétuelle­
ment ces angoiss,es latentes. Perspicace comme il
était, l'enfant pensait peut-ètre : « Maman je suis
pour toi un fardeau, tu me voud:rais différent, tu
me le montres si souvent et ne cesses de le
répéter. >) Cela, dans son enfance, Marcel ne pou­
vait l'exprimer en mots, et les causes de ses
angoisses lui restaient cachées. Couché sur son lit,
tout seul dans sa chambre, il attendait une preuve
d'amour de sa mère et une explication : p ourquoi
le voulait-elle autrement qu'il n'était ? ça lui faisait
mal. Trop mal, manifestement, pour qu'il puisse
meme concevoir de ressentir oette douleur. Alor:s,
ses recherches et ses questions furent baptisées lit­
térature et exilées au royawne de l'art. Et Marcel
Proust ne put déchiffrer l'énigme de sa vie. Selon
moi, le « temps perdu » que recherche le narrateur,
c ' est oette vie des émotions fortes non vécues
consciemment.
En fait, la mère de Proust n'était ni pire ni
meille ure que la moyenne des mère s de répoque,
et, à sa manière, elle était oertainement soucieuse
du bien-ètre de son fils. Seulement, je ne puis me
joindre au chreur des biographes qui célèbrent
ses qu al ités maternelles, car je récuse 1eur sys­
tème de valeurs. L'un d 'eux écrit par exemple
qu'elle était un modèlc d'abnégation, une vertu
selon lui. Il est probablement exact que Marcel
Proust a appris de sa mère à ne pas s'accorder de
joie personnelle, mais à mes yeux p areille atti­
tude envers la vie ne doit pas etre louée.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
64 Notre corps ne nient jamais

Sa maladie fut causée par t' obligation de gra­


titude sans réserve et fimpossibilité de s,opposer
au contròle et interdictions maternels. C'est la
morale qui exigeait de lui qu'il réprime sa
révolte. Si Marce! Proust avait pu tenir un jour
à sa mère les propos qu'il mit dans la bouche
de son héros, Jean Santeuil, il n'aurait pas eu
d'asthme, pas de crises d'étouffement, n'aurait
pas été contraint de passer la rnoitié de sa vi,e au
lit et ne serait sans doute pas mort aussi jeune.
Dans la lettre à sa mère citée plus haut, il lui
écrit explicitement qu'il préfère etre malade que
prendre le risque de lui déplaire. Aujourd'hui
eocore, bien des gens seraient susceptibLes de
faire ce genre de déclaration. Il importe cepen­
dant de réfléchir aux conséquences de semblable
cécité émotionnelle.

7.
James Joyce ou la
déconnexion
des sentim.ents

James Joyce dut subir à Zilrich quinze opéra­


tions des yeux. Que n>avait-il donc pas le droit
de voir ni de ressentir ? Après la mort de son
père, il écrivit dans une lettre à Harriet Shaw
Weaver datée du 1 7 janvier 1 9 32 :
� Mon père me portait une extraordinaire

affection. Il était rhom1 le le plus sot que faie


connu, et pourtant, plein de malice, il savait
1ancer des traits acérés. Jusqu 'à son dernier
souffte, il n'a cessé de penser à moi et de parler
de moi. Étant moi-méme un pécheur, je l'ai tou-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Dfre et cach11r 65

jours chéri et j 'aimais jusqu'à ses défauts. Je lui


doi s des centaines de pages et des dizaines de
personnages de mes livres. Son humour sec (ou
plutòt, à vrai dire, imbibé) et l'expression de son
visage m' ont souvent fait me tordre de rire. »

CToyce, 1 975, p. 223.)


La lettre écrite le 29 aout 1 904, après la mort
de sa mère, par James Joyce à son épouse fait
contraste avec cette image idèalisée du père :
«Comment me réj,ouirais-je en pensant à la
maison p atemell e ? [ ] Ma mère fut, je crois,
. . .

tuée à petit feu par les mauvais trahements de


mon père, les années de soucis et la cynique
rudesse de mon comportement. Quand elle fut
çouchée dans son cercueil et que je vis son vis age
� tout gris et ravagé par le cancer - je compris
que je regardais le visage d'une victime et je
mau dis le système qui en avait fait une victirne 1 •
Nous étions dix-sept dans la famille. Mes frères
et sceurs ne signifiaìent rien pour moi. Seul l'un
de mes frères est capable de me comprencfoe »
(idem) p. 56) .
Quel fardeau de souffrances le fils aìné de
cette mère de dix-sept enfants et d'un alcoolique
violent dissirnule-t-il derrière ces phrases, cette
description purement factuelle ? Ces souffranc es
ne s'expriment pas dans les ceuvres de Joyce, l'on
n'y trouve, au lieu de cela, qu e les brillantes pro­
vocations qui lui servent à s'en défendre. L'en­
fant souvent battu admirait les pitreries de son
père et l'adulte en fit d e la littérature. Le grand
succès de ses romans tient, à mon avis, au fait

1 . C'est un point à noter : le système, et non pas te


père idéalisé I

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
66 Notre corps ne mentjamais

qu'une foule de gens apprécient tout particuliè�


rement cette forme de défense contre les senti­
ments, dans les ceuvres littéraires comme dans la
vie. Dans mon livre Libres de savoir; j 'ai dépeint
ce phénomène à propos du roman autobiogra­
phique de Frank McCourt, Les Cendres d'Ange"la 1 •

Conclusion

D'innombrables personnes ont connu des


destins assez analogues à ceux que je viens de
décrire. Simplement, les écrivains cités sont
célèbres dans le monde entier, de sorte que l,on
peut vérifier à travers leurs reuvres et l eurs bio ­

graphies la véracité de mes propos. Ces auteurs


avaient en commun d'avoir fidèlement observé le
Quatrième Commandement et, leur vie durant,
honoré ces parents qui leur avaient infiigé de
graves souffranoes. Ils ont sacrifié leurs propres
besoins de vérité, de fidélité à soi-mem e, de
communication sincère, de comprendre et d'etre
compris, sur t>autel de leurs parents. Tout cela
dans l'espoir d'@tre aimés et non plus rejetés. La
vérité exprimée dans leur reuvre est restée
déconnectée de leur Moi. Ils demeuraient ainsi
sous l'emprise du Quatrième Commandement,
empri sonnés dans le déni.
Ce déni a çonduit à de graves maladies et les a
fait mourir jeunes, ce qui démontre, une fois
encore, que Mo!se s'est trompé en déclarant que
l'on vivrait longtemps si on honorait ses parents .

1 . Voir Libres de sawir, Flammarion, 200 1 , p. 1 83 et


suiv.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Dire et cacher 67

À y regarder de près, le Quatrième Comman­


dement contient dairement une menace.
Certes, bien des gens peuvent aussi avoir une
longue vie en idéalisant jusqu,à la fin de leurs
jours les parents qui les ont maltraités dans leur
enfance . Nous ignorons toutefois comment ils se
sont débrouillés avec leur contre-vérité. La plu­
part d�entre eme ront transmise, inconscìem­
ment, à la génération suivante. Nous savons, en
11evanche, que les écrivains dont nous avons
r,elaté l'histoire ont commencé à pressentir leur
vérité. Mais, seuls comme ils l'étaient, au sein
d'une société qui prenait constamment le parti
des parents, où auraìent-ils puisé le courage de
renoncer à leur déni ?
Chacun de nous peut constater par lui-meme
la puissance de fa pression sociale. Si quelqu,un,
une fois parvenu à l'age adtùte, se rend compte
de la cruauté de sa mère et en parle ouvertement,
il s'entendra dire de toutes parts" y compris par
des thérapeutes : <4 Mais pour elle aussi, c'était
dur, elle a fait pour toi occi et cela. Tu ne devrais
pas la condamner, pas peindre les choses en noir
et blanc, il ne faut pas les voir d'un seul còté. Il
n'existe pas de parents idéaux, etc. •> On a fim­
pression que les gens qtù tiennent ce genre de
discours défendent leur propre mére. Pourtant
leur interlocuteur ne l'a nullement attaquée) il ne
parlait que de sa mère à lui. Cette pression sociale
est beaucoup plus forte qu'on ne l'imagine, et
c'est pourquoi j'espère que ma peinture du sort
de ces écrivains ne sera pas interprétée com.me
une condamnation, une critique de Jeur manque
de courage, mais que le lecteur y verra le drame
d'etres qui ont ressenti a vérité mais, de par leur

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
68 Notre corps ne mentjamais

isolement, n'ont pu la mettre au jour. }'écris ce


livre dans l'espoìr de parvenir à rompre quelque
peu cet isolement. Nous voyons en effet persister
dans bien des thérapies la solitude de l'enfant
que fut l'adulte d'aujourd'hui. Car trop souvent
elles demeurent menées sous le diktat du Qua­
trième Commandement.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
II

LE CORPS SAIT
CE QUE LA MORALE IGNORE
Réct'ts de thérapies

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
INTRODUCTION

t Ne pas avoir de souve7iirs de son

enfa:nce, c'est comme si tu étais condamné à


tri1nballer en permmwnce une caisse dont
tu ne wrma:is fXlS /,e contenu. Et plus tu
meillis, pl'US elk te parait lozmk, et plus tu
deuiens impatient d'ouvnr erifin ce truc. i.
Jurek Becker 1

Les destins des écrivains décrits dans la pre­


mière partie datent déjà. Mais est-ce que quelque
chose a changé depuis ? Presque rien, en réalité,
hormis le fait que) de nos jours, un certa.in
nombre de victimes de maltraitance dans leur
enfance suivent des thérapies dans l'espoir de se
délivrer des effets de ce qu'ils ont subi. Seule­
ment, tout coIDille eux, beaucoup de thérapeutes
redoutent de voir Pentière vérité sur l ' enfance.
Par suite, la délivrance recherchée ne survient

1 . Jurek Becker fut intemé, alors qu'il n·érair. encore


qu'un très jcune enfant, dans ies camps de Rav,ensbriick
et Sachsenhausen; dont il ne garda aucun souvenir. Sa vie
durant, il fut à la recherche du petit garçon qui survécut
à l'horreur des camps g:race au dévouement de sa mère.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
72 Notre corps ne mentjamais

que dans de très rares cas. Tout au plus constate­


t-on p arfois une amélioration temporaire des
symptòmes lorsque le patient a eu la possibilité
de vìvre ses émotions, de les exprimcr en pré­
senoe d'autrui - ce qui, auparavant, lui demeu­
rait interdit. Mais tant que le thérapeute se
trouve hri-meme au service d'une quelconque
divinité (ou fi gure parental,e, qu'on la nomme
Jéhovah, Allah, Jésus une secte ou un parti poli­
tique, Freud ou Jung, etc.), il ne p1eut assister son
patient sur le chemin de l'autonomie. La morale
du Quatrième Commandem,ent les tient souvent
l'un et l'autre sous son emprise, et le corps du
patient paie le prìx de ce sacrifice.
Quand j'affirme aujourd'hui qu'on n'a pas
besoin de se sacrifier et que l'on pourrait se délivrer
de la dictature du Quatrième Commandement sans
avoir à s'en pimir et sans nuire à autrui, on me
rep rochera peut-erre de faire preuve d'nn opti­
misme naif. Car comment puis-je démontrer à une
personne qui s'est imposé pendant des années les
contraintes autrefois nécessaires à sa survie, et qui
n'arrive meme pas à imaginer ce que pourrait etre
sa vie sans leur joug, qu'il lui est possible de s'en
libérer ? Quand je dis que, grace au déchiffrement
de rnon histoire, j'ai réussi à gagner cette liberté, je
ne constitue pas,, ;,e l'avoue, un bon exemple_, car il
m>a fallu quarante ans pour y arriver. Il y a néan­
moins des exemples plus encourageants, et je
connais d'autres personnes, encore jeunes_, qui sont
parvenues plus tòt à exhumer leurs souvenirs et à
quitter l'enfermement où ell es avaient cherché
refuge. Si pour moi ce voyage a été si long, e' est que
pendant des décennies il m'a fallu l'aocomplir seule,
et je n'ai que tardivement trouvé la forme d'accom-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corps sait ce que la morale ignore 73

pagnement dont j'avais besoin. I'ai rencontré sur


mon chemin des gens qui eux aussi tenaient abso­
lwnent à connaitre leur histoire. Ils voulaient
comprendre de quoi ils devaient se protéger, ce qui
leur avait fait pcur et comment ces peurs et les
gr.aves blessures subies dans leur tendre enfance les
avaient m arqués pour la vie. Tout comme moi, ils
o nt dfi se batt:re contre la dieta.ture de la morale tra­
ditionnelle. Mais dans cette lutte, ils étaient rare­
ment seuls. Il existai déjà des livres, des groupes
qui pouvaient faciliter cette délivrance . . . Autant de
moyens de vérificr rexactitude de leurs perceptions
afin de sortir du brouillard intérìeur qui les aveuglait
et de laisser émerger l'indignation et I'horreur.
Henrik Ibs e n a p arlé un jour des piliers de
notte société entendant par là les puissants per­
sonnages qui profìtent de son hypocrisie . J'espère
que les femmes et les hommes qui ont pris la
mesure de leur histoire et se sont libérés des men­
songes imposés par la morate compteront panni
les piliers de la sodété future. Si nous ne sommcs
pas conscients de ce qui nous est arrivé à l'aube de
no tte vie, une grande parti.e de ce que l 'on ap pellc
« vie culrurelle » est à mes yeux une farce. Tel écri­
vain voudra faire de la b onne littérature, mais il
ignorera la source inconsciente de sa créativìté, et
pourquoi il a une tcllc soif d'exprcssion et de com­
munication. Serait-ce qu'il craint de ne plus pou­
voir écrire s'il la connai:ssait ? Je décèk une peur
analogue chez certains peintres, y compris chez
ceux qui, dans leurs tableaux, mettent très claire­
ment en scène ieurs peurs i nconsden tes, par
exemple Francis Bacon, Jéròme Bosch, Salvador
Dall ,et nombre d'autres surréalistes. A travers
leurs reuvres, ils cherchent oertes la communica-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
74 Notre corps ne ment jamais

ti.on, mais à un niveau quì, puìsque cela se nomme


de Fart, préserve leur déni du vécu de 1eur enfance.
Tout se passe comme si porter les yeux sur l'his­
toire de la vie d'tm artiste était tabou, alors que,
priécisément, c'est cette histoire inoonsciente qui
pousse perpétuellement le créateur vers de nou­
velles fonnes d'expression.
Presque toutes les institutions contribuent à
cautionner cette fuite devant la vérité. EUes sont,
somme toute, dirigées par des etres humains, et
le simple mot « enfanoe » effraie la plupart de nos
semblablcs. Cettc peur, on la rencontre partout,
dans les cabinets des médecins, des psychothéra­
peutes et des avocats, dans les tribunaux, et tout
autant dans les médias.
Une arnie libraire· me citait récemment une
émission télévisée sur les enfants maltraités. Le
présentateur avait choisi de parler des cas les plus
horribles, et notamment de celui d'une « mère­
Mtinchausen & 1 , infirmière de son métier, qui se
présentait, lors des examens médicaux de ses
enfants, com.me une mère pleine de tendresse et
de sollicitude, mais qui à la maison leur faisait
délibérément absorber des médicaments qui Ies
r,endaient malades. Les enfants ont fini par mou­
rir, mais il a fallu un certain temps pour que l'on
soupçonne la mère. Mon .interlocutrice était extre­
mement indignée de ce que les ,experts interrogés
lors du débat n'aient soufflé mot de la raison
pour laquelle il peut exìster de telles mères.

1 . Allusion au syndrome de Miinchausen : à fimage du


célèbre baron,. ces personnes provoquent elles-mémes des
• maladies & chez leurs enfants pour obtenir des interven­

tions médicales, voire chirurgicales. (N. d. T.)

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corps sait ce que la morale ignore 75

Comme si un tel oomportement était une fata­


lité, ou la volonté de D 'eu.
« Pourquoi ne dit-on pas la vérité ? » me
demanda cette femme. (t Pourquoi les experts ne
disent-ils pas que ces mères furent autrefois gra­
vement maltraitées et que par leurs agissements
elles reproduisent ce qui leur est arrivé ? » J'ai
répondu : <� Ils le diraient s 'il:s le savaient, mais
manìfestement ils fignorent. - Comment est-ce
possible, répliqua la fcmme, alors que moi qui ne
suis pas du métier:i je le sais ? Il suffit de lire
quelques livres. Depuis que je le fais, mes rela­
tions avec mes enfants ont beaucoup changé.
Comment un spécialiste peut-il prétendre que
les causes de tels cas de maltraitance nous restent
incompréhensibles ? »
L'attitude de mon interlocutrice m'a convaincue
que le sujet de la maltraitance est toujours acmel
et que je devais persévérer dans mes travaux.

Une autre raison, récemment, m'a donné à


réfléchir : peu après l'arrestation de Saddam
Hussein se sont élevèes, dans le monde entier et
sous l'impulsion du Vati.can, des voix pour
prendre en pitié ce tyran sans scrupules et jus­
qu'alors redouté. Pouvons-nous cependant juger
les tyrans à p artir des sentiments ierdinaires de
compassion pour tout individu et, ce faisant,
oublier leurs crimes ?
Selon ses biographes Judith Miller et Laurie Myl­
roie (1 990)) Saddam Hussein est né le 28 avril
1 937 et a grandi dans une famille de paysans qui
vivait, près de Tikrit, dans une grande pauvreté
et ne possédait pas de terre. Son père biologique
est décédé ou a quitté le foyer peu avant ou peu

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
76 Notre corps ne ment jamais

après la naissance de l'enfant. Son beau-père, un


berger, ne cessait d'humilier le gamin, le traitait de
fils de p . . . ou de chien, le battait et le martyrisait
sans pitié. Pour exploiter au maximum la force de
cravail de l'enfant sans défense, il lui avait interdit
jusqu'à sa dixième année d'aller à Cécole et l'éveil­
lait au milieu de la nuit pour l' envoyer garder le
troupeau . Tout enfant se forge, en ces années déci­
sives, ses images du monde et ses valeurs. D nait ·en
lui des désirs qu'il reve de réaliser un jour. Pour
Saddam, piacé sous le joug de son beau-pèr·e, ces
désirs ne signifiaient vraisemblablement qu'une
chose : exercer un pouvoir illimité sur d'autres
humaìns. Dans son cerveau se formait l'idée que le
seul moyen de retrouver sa dignité volée s·erait
d'exercer sur d'autres le mème pouvoir que cet
homme sur luì. Il ne connut dans son enfance
aucun autre idéal, aucun aurre modèle : face à ce
beau-père tout-puissant, il était la vieti.me soumise
sansdéfense à ce rè.gime de terreur. Son corps ne
connaissait rien d'autre que 1a violence. C'est sur
le méme modèle que, plus tard, Saddam organisa
la structure totalitaire de son pays 1 •

1 . Alors que j'achevais la lccru.re des épreuves de ce livre,


j'ai eu connaissance d un ouvrage paru rècemment aux
États- nis (Post, Jero1d M., Leadel's and thefr Fotlowers in a
Dangerous U!Orld, Comell Uni\!ersity Press> 2004) qui pré­
sence l'enfance de Saddam Hussein sous un jour encore
plus tragique. Son père et son frère ainé seraient morts
d'un cancer, juste avant sa n.aissance. Sa mère, après avoir
fait une tentative de suicide, aurait été sauvée par une
familie juive, puis aurait tcnré d'avorter. Il semble qu'elle
ait ensuite refusé de voir son enfant, qui a été confié à un
onde pendant trois ans, jusqu'à son remariage. La suice, on
l'a dit, ne fut que maltraitance physique et p ychologique.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
u corps sait ce que la. morale ignore 77

Tout dictateur nie les souffrances de son


enfance et tente de les masquer derrière sa folie
des gran deu rs . Mais com.me l'inconscient d'un
etre humain a enregistré l ' intégralité de son his­
toìre dans les cellules de son corps, il finit tou­
jours par etre poussé à se tourner vers sa vérité.
Le fait que Saddam riche à milliards, ait choisi
de se cacher des Américains à proxi mité de son
lieu de naissance, cet endroit, justement; où il ne
reçut jadis aucun secours, refiète la situation sans
issue de son enfance et illustre clairement sa
compulsion de répétition.
Nous savons - l'Histoire nous ra enseigné -
que le caractère d'un tyran ne change pas au
cours de sa vie, qu'il abuse de son pouvoir aussi
longtemps qu'il ne rencontre aucune résistance .
La raison d'agir ainsi n'est pas d'abord politique.
Elle est sous-tendue par un besoin profond,
caché derrière tous les agissements consdents de
la personne : faìre en sorte, grace à cette puis­
sanc , que les humiliations subies dans l'enfance
obstinément niées, n>aient jamai:s eu lieu. Or,
comme e'est impossible, puisqu'on ne peut annu­
ler le passé, et pas davantage le surmonter tant
qu'on nie les tounnents endurés, l'entreprise du
dictateur est vouée à l'échec, condamnée à la
compulsion de répétition. Résultat : de nouvelles
victi.mes en paient sans cesse le prix.
Hitler a fait savoir au monde entier, par son
comportement, comment son be.au -père ravait
traité enfant : avec une barbarie destructrice,
sans pitié, en despote insensible, bouffi d'orgueil,
vantard, pervers, narcissique, qui plus est stu­
pide. En fimitant inconscieuunent, e fils lui rcs-

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78 Notre corps ne ment jamais

tait fidèle. D'autres dictateurs (Staline, Musso­


lini, Ceausescu, Idi Amine Dada . . . ) se sont
conduits de façon très similaire. La biographie de
Saddam est quasiment un cas d'école, 'exemple
type de l'enfant qui_, plus tard, pour assouvir sa
vengeance, fera payer à d'innombrables etres
humains le prix de son humiliation. Rares, pour­
tan , sont ceux qui acceptent de tirer la leçon de
c es faits, mais c e sìlence est parfaitement expli­
cab1e.
Le tyran sans scrupules assoit en effet son
autorité sur les peurs refoulées des anciens
enfants battus qui n' ont jamais pu accuser leur
père_, ne le peuvent touj1ours pas, et, en dépit
des tortures qu'il Ieur a infli gées, lui restent
fidèles. Tout tyran incarne ce père auquel l'on
demeur,e attaché par toutes les :fibres de son
corps dans l'espoir de parvenir un jom, quitte à
travestir la vérité, à le transformer en quelqu'un
d'aimant.
Lorsque, il y a deux ans, j'ai adressé au Vatican
une documentation sur les séquelles ultérìeures
des chatiments corporels infligés aux enfants, j'ai
écrit à u n certa.in nombre de cardinaux pour leur
d em ander Ieur soutien, en les priant de bien vou­
loir édairer les jeunes parents sur ce point. Je n'ai
réussi à éveiller chez aucun d'ewc le moindre
intérèt ni la moindre c omp as sion pour le pro­
blème, pourtant brulant, des enfants battus. En
rcvanchc, après l 'arrestatio n de Saddam Husseìn,
leurs voix s,e sont élevées pour appeler au respect
de ses droits, et, à 1 'unisson, ils on t exprimé de la
pitié pour le « pauvre » tyran . S erait-c e qu'il sym­
bolisait ce père cruel dont, depuis toujours, l'en-

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Le corps saìt ce que la mcral.e ignore 79

fant battu prend la défense ? s enfants battus,


torturés, humiliés, auxquels nul témoin secou­
rable ne tend la main, p résentent généralement,
quand ils ont grandi, une forte tendance à tolérer
la cruauté quand elle émane de figures pater­
nelles et une frappante indifférence au sort des
enfants maltraités. Ils ne veulent admettre à
aucun prix qu,ils ont été eux-memes dans ce cas,
et leur indiffé rence les préserve du risque d,ou­
vrir l es yeux. C,est ainsi qu,ils se feront les a o­
cats du Mal, tout en étant pleinement convaìncus
de leurs intentions humanitaires . Dès leurs pre­
rnières années, il leur faut apprendre à ré pri.mer
et à ignorer leurs véritables sentiments, à ne pas
se fier à ceux-ci mais uniquemen t aux pre scrip ­
tions des parents, des professeurs et des autorités
religieu ses . Adultes, ils sont absorbés par l eu rs
vies et n ' on t plus le temps de percevoir leurs
propres scntiments. Sauf si ceux-ci correspon­
dent exactement au systèmc de valeurs patriarca!
dans lequel ils vivent : ainsi, par exemple, la pitié
p our le père, aussi destructeur et dangereux filt-
il. Plu s les crimes d'un tyran sont énormcs, plus
il peut, apparemment, compter sur une large
tolérance, tant que, chez ses admirateurs, l 'accès
aux souffrances de leur propre enfance reste her­
métiquement verrouillé .

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80 Notre wrps ne ment jamais

1.
Rompre avec l'attachement de l'enfant

Les forums « Notte enfance 1 )) regroupent des


gens qui ont souffert de maltraitance. Quand ils
viennent pour la première fois, la plupart d'entre
eux disent qu'ils ne sont pas certains de se
trouver à leur place,, ,car, en écoutant les autres,
ils découvrent des histoires horribles, tandis
qu',eux, en fait n'ont pas vraiment été des
enfants maltraités. Ils ont certes été quelquefois
battus, dépréciés ou rabaissés d'une manière ou
d'une autre, mais ils n'ont jamais subi des choses
aussi affreuses que celles rapportées par d'autres
participants au forum. Par la suite, cependant,
ces m�mes gens font état de comportements
révoltants de la part de leurs p arents, d'actes qui
pcuvent sans réserve 1etre qualifiés de mal­
traitance - les autres participants n' ont aucun
doute là-dessus. Eux, pourtant, ont eu besoìn
d'un certain temps pour ressentir les souffrances
de l1eur enfance, et c'est grfice à l'empathìe des
autres qu'ils ont pu, progressivement, laisser
émerger leurs sentiments.
Ce phénomène illustre fatritude générale envers
les mauvais traitements infii gés aux enfants. On
les considère tout au plus comme des fautes
commises involontairement par des parents ani­
més des meilleures intentions mais débordés par
leurs taches éducatives. Dans la foulée, on ajoute
que si le père a eu, de temps à autre, la main leste,

1 . Ces forums se font sur Internet et l 'on peut trouver


Ieur adresse sur mon propre sire : www.alice-miller.com.

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Le corps sait ce que la morale ignare 81

c,est à cause du ch�mage ou du surmenage. Et si


une mère a cassé des cintres sur le corps de ses
enfants, c'est en raison de scs problèmes conju­
gamc Pareilles explications sont les fruits de notre
morale, qui de tout temps a pris le parti des adultes
contre les enfants. Constatant que cette position
rendait impossible la perception de la souffrance
de ces derniers, il m'est venu à I'idée de créer ces
forwns où ks gens pourraient raconter leur his­
toire; Grace à ces récits, on finira, je Fespère, par
ouvrir !es yeux, voir ce que peut endurer un petit
enfant sans que la société vienne à son secours. On
comprendra ègaiement oomment se crée une
haine qui aboutit à ce que des enfants innocents se
muent en adultes capables, par exemple, d'orga­
niser le monstrueux holocauste, de l'approuver, de
l'exécuter, de le justifier et de l 'oublier .
Aujourd'hui encore, nos sociétés ne se sou­
cient pas de savoir quelles sont les empreintes
préooces, les mauvais traitements et les hurnilia­
tions qui ont contribué à transformer des enfants
pmfaitement normaux en monstres. Ces monstres,
mais aussi les gens qui ont dirigé sur eux-mèmes
leur rage et leur fureur et en sont tombés malades,
prés.ervent du moindre reproche les parents qui
ont fait de leur enfance un enfer. Ils ne savent
pas ce qu' ont provoqué en eux ,ces sévices, ni
combien ils en ont souffert, et à vrai dire ne
veulent pas le savoir. Les coups reçus, les hurle­
n1ents, !es vcxations, croient-ils, ne leur ont été
infligés que pour leur bien.
Dans rabondante littérature sur l'accompa­
gnement thérapeutique, il est rare de voir un
auteur se ranger sans équivoque au còté de

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
82 Notre corps ne m.ent jamais

l'enfant. L'on conseille au lecteur d'abandonner


le rOle de victime et de n'accuser personne de lui
avoir gaché la vie, on lui preme la fidélité à soi­
m�me afi.n de se libérer du passé tout en çonser­
vant de bonnes relations avec ses parents. }e
retrouve dans ces conseils les contradictions de
la pédagogie noire et de la morale traditionnelle.
J'y vois aussi le danger de maintenir, chez
l'ancien enfant maltraité son désarroi et la sur­
charge d'exigences morales de sorte qu'il risque
de ne jamais pouvoir devenir adulte.
Car devenir adulte revient à cesser de nier la
vérité, ressentìr la souffrance r,efoulée, et aussi
prendre connaissance dans sa tete de l'histoire
que le corps sait émotionnellement, l'intégrer et
ne plus etre contraint de 1a refou1er. Ce qu'il
advient alors des relations avec les parents - le
contact peut-il ou non etr>e maintenu ? - dépend
des circonstances de la situation donnée. Mais
dans tous les cas findispensable est la fin de
l'attachement pathogène aux parents - à présent
intériorisés dcs années d'enfance. Se défaire de
-

ce lien baptisé <• amour ti, mais qui n'en est qu'un
simulacre composé d'un mélange de gratitude,
de pitié, d'anentes, de déni, d'illusions, d'obéis­
sance, de peur et de crainte du chatiment.
Pourquoi certaines personnes peuvent-elles
dire que leur traitement a réussi, tandis que chez
d'autres des dizaines d'années de psychanalyse
ou de diverses thérapies n'ont pu venir à bout dc
leurs symptòmes ? Je me suis longuement pen­
chée sur cette question, et j'ai constaté que,
chaque fois que l'issue a été positive, c'cst parce
que le patient avait pu se libérer de son attache-

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Le corps sait ce que la morale ignare 83

ment destructeur d'enfant maltraité gràce à un


accompagnement lui permettant de dévoiler son
h ·stoi re et de fonnulier son indignation envers le
çomportem ent de ses parents. En sa qualité
d'adulte, il était devenu capable de gérer sa vie
plus librement e t n'avait pas besoin de hai:r ses
parents . Il n�en allait pas de meme pour les per­
sonnes à qui le thérapeute avait preché le
pardon, ks persuadant qu'ìl leur apporterait la
guérison. Ellès restaient dans la situation du peti.t
enfant quì croìt aimer ses parents mais, au fond,
se laisse, sa vie durant, contròler et détruire (à
travers diverses maladies) par 1es parents intério­
risés. Ce type de dépendance nourrit la haine,
qui, pour etre refoulée, n'en demeure pas moins
active et pousse à des agressions contre des inno­
cents. Nous ne ha'ìssons que tant que nous nous
sentons impuissants.
J' ai reçu des centaines de lettr·es confirmant
ces allégations. Ainsi, par exemple, Paula, une
femme de vingt-six ans souffrant d'allergies, rap­
porte que, dans son enfance, son onde se livrait
à des attouchements à chacune de ses visites et
ne se g�nait pas pour lui peloter les seins devant
d'autres rnembres de la famille . D 'un autre còté,
il était la seule personne qui lui accordait de
l'attention : par exemple, il lui demandait tou­
jours de ses nouvelles. Nul ne la prenait sous sa
protection, et lorsqu'elle se plaignait à ses parents
de la conduìte de roncle, ils lui répondaient que
c'était à elle de ne pas se laisser fa.ire . Au lieu de
venir au secours de leur enfant, ils se déchar­
geaient de leur ròle et lui faisaient porter la res­
ponsabilité de ce qui lui arrivait. Or l'oncle fut

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
84 Notre corps ne ment jamais

atteint d'un cancer et Paula, qui étaìt très en


colère contre lui, refu s a d aller le voir. Sa théra­
peute lui affinna qu'elle se le reprocherait plus
tard ,et qu'il était inutile, dans de telles circons­
tances , de mécontenter toute la famille , que cela
ne lui apporterait rien. Paula réprima donc sa
révolte, ses vrais sentiments, 1et rendit visite à son
onde. Peu après la mort de celui-d, son attinide
changea radicalement : elle étouffa le souvenir de
ces dégoutants attouchements et en arriva mcme
à aimer le di sparu. La thérapeute se montra très
contente de sa pati1ente - et non moins satisfaite
d'1elle-meme - puisque, apparemment, I'amour
l'avait guérie de sa haine et de ses allergies. Seu­
lement, Paula commença subitement à souffrir
de graves crises d'asthme. Elle ne c:>mprenait
rien à ces difficultés res p iratoires , car elle se sen­
taìt la conscience pure : n'avait-elle pas par­
donné à son onde, effacé toute rancune ? Pour­
quoi, alors, cene dure punition ? Elle voyait en sa
:nudadie le chatiment de ses anciens sentiments
d e colère ·et d' ind ignation . Or.) après avoir lu un
de mes livres_, elle se résoJut à m'écrire. Ses crises
d'asthme disparurent dès qu'elle put s'autoriser
à ne plus « aìmer » son oncle.
Une aucre de mes lectrices me fit part de son
étonnement d'étre atteinte, après quelques années
de psychanalyse, de douleurs dans les jambes
auxquelles les médecin:s ne trouvaient aucune
cause organique . Elles a.vaie n t donc peut-ètre, se
disait-elle, une origine psychique. Dans son ana­
lys1e, elle travaillait depuis des années sur ses fan­
tasmes d'abus sexuels de la part de son père. Elle
voul ait de tout creur croire son analyste, se per-

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Le corps sait ce que la morale ignore 85

suader que ses « souveni rs » étaient le produìt de


son imagination. Mais toutes ces spéculations
ne l'aidaient nullement à comprendre p ourquoi
elle avait sì mal aux jambes . Lorsque, en fin de
compte, elle interrompit Panalyse,, les doukurs,
à sa grande surprise,, clisp arurent comme par
enchantement. Elles avaient fait office de signal,
Pavertissant qu'elle se trouvait là dans un monde
qu 'e lle ne p ouvait quitter, incapabl e de faìre un
pas en ce sens. Elle voulaìt fuìr l'analyste et ses
interprétations fallacieuses, mais ne l ' osait pas.
Les douleurs dans les jambes avaient bloqué son
besoin d'évasion, jusqu'à ce qu'elle se dédde enfin
à ìnterrompre son analyse et à n'en plus attendre
aucun secours.
'attachement aux figures parentales que j e
tente de décrire id est celui à des parents mal­
traitants. ous transférons sur des thérapeute ,
notre partenaire et nos enfants les besoins, abso­
lument naturels, restés insatisfaits dans nos jeunes
années. Nous ne pouvons pas croire que nos
parents ks ont effectivement ignorés, voire foulés
aux pieds, de sorte que nous avons dt'.ì les répri­
mer. Nous espérons que d'autres personnes,
avec qui nous établissons de nouvelles relations,
vont enfin répondre à notte demande, nous
comprendre, nous soutenir, nous respecter et
nous décharger des déds�ons diffi cilcs que la vie
nous impose. Comme ces attentes se nourrissent
du déni de la réalité de notre enfance nous ne
pouvons y renoncer. Pas, du moins� com.me je
r ai e xp li qué plus haut, par un a cte de volonté.
Mais ·elles disparaissent peu à peu si nous
so mmes résolus à nous confronter à notre vérité.

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86 Notre corps ne ment jamais

La tache n'est pas facile, et meme généralement


douloureuse. Mais c'est faisable.
Dans les forums, on voit souvent des partici­
pants se facher lorsqu'un membre du groupe
s'indigne des agisserrtents de leurs parents, bien
que ces gens lui soient totalement inconnus - il
réagit simplement aux actes qu'a relatés l'inté­
ressé. .lviais se plaindre de ses parents est une
chose, prendre les faits relatés totalement au
sérieux en est une autre. Cette dernière démarche
éveille la peur du petit enfant d)etre punì : par
suite, beaucoup de gens préfèrent l.aisser leurs
premières perceptions dans le secret du refoule­
ment, se cacher la vérité, embellir les actes en
question et s'arranger de l'idée du pardon. De
sorte qu'ils continuent à rester prisonniers du
système des attentes infantiles.
]'ai commencé ma premìère analyse en 1 958,
et rétrospectivernent j 'ai l'impression que mon
analyste, que fai adorée à l'époque, était profon­
dément pénétrée des injonctions morales. En ces
temps-là, j,e ne pouvais pas m'en rendre compte>
car j'avais moi. au:ssi grandi dans ces memes
valeurs. Il m'ètait clone impossible de déceler
que ;'avais été une enfant maltraitée. Pour le
découvrir, j'avais besoin d'un témoin qui avait
effectué ce chemin et s'étaìt affranchi du déni de
la maltraitance des enfants, déni dont notte société
était coutumière. Aujourd'hui encore, près d'un
demi-siècle plus tard, s'en dégager ne va pas de
soi. Les propos des thérapeutes qui affirment se
ranger du coté de l'enfant débouchent, dans la
plupart des cas, sur une intention éducative dont
ils restent évidemment inconsdents, car ils ne

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Le corps sait ce que la morale ignare 87

Pont jamais remise en question. Bien que cer­


t.ains citent mes livres et enoouragent leurs clients
à se trouver eux-memes et ne pas se plier aux
exigences d'autrui, j'ai la sensation qu'ils don­
nent des conseils impossibles à suivre. Car ce
que moi je décris comme résultant d'une histoire
est ìci dépeìnt comme une imperfection qu'on
devrait corriger soi-m&ne : « On devrait apprendre
à se respecter, on devrait etre capabie d'appré­
cier ses qualités, on devraìt ceci et cela. » On
donne aux gens quantité d'mformations pour les
aider à retrouver t>estime de soi, mais cela ne
leur permet pas pour autant de lever leurs blo­
cages. Je pense toutefois qu'un individu inca­
pable de s'estimer, de se respecter_, de s'auto­
riser à déployer sa créativité ne s,e conduit pas
ains i volontairement. S es blocages sont le fruit
d'une hlstoire qu'il doit apprendre à connaitre
au s s i exactement que possible émotionnelle­
ment, afin de co mp rendre par quelles voies il est
devenu ce qu 'il est. Lor qu'il l'aura compris, il
n>aura plus besoin de conseils. Alors il s'accor­
dera ce qu'il a toujours souhaité, mais a du se
refuser ; avoir confiance en soì, se respecter et
s>aimer. Il lui faut abandonner Fidée que ses
parents fìniront par lui donner un jour ce dont ils
l' ont privé dans son enfance.
C'est la raison pour laquelle, jusqu'à prés,ent,
bien peu de gens franchissent ce chemin. Ils sont
nombreux à se contenter des consci.ls de leurs thé­
rapeutes ou à laisser leurs conceptions morales et
religieuses leur masquer la vérit:é. Comme je rai
dit plus haut, cette paralysie provient essentielle­
ment de la peur. Or celle-ci diminuera, me

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88 Notre corps ne ment jamais

semble-t-ìl, lorsque la maltraitanoe des enfants ne


sera plus, dans notre société, un sujet tabou. Ce
sont leurs peurs infantiles qui, jusqu'à présent,
ont conduit les victimes de mauvais traitements à
nier la réalité, contribuant par là à une occultation
générale de la vérité. Mais lonique ces victimes
commenceront à parler, à raconter leur passé, les
thérapeutes eux aussi seront obligés de percevoir
la rèalité d s faits. J'ai appris il y a peu qu'un psy­
chanalyste allemand affìrme publiquement que
panni ses patients se trouvent très peu d'anciens
enfants maltraités. Cela me parait fort étonnant,
car, parmi les gens cherchant à se faire traiter
pour leurs symptòmes psychiques, je ne connais
persomie qui n'ait pas été au moins battu dans
son enfance. Je nomme cela maltraitance, meme si
ce type d'humiliation se pratique depuis des mil�
lénaires, et aujourd'hui encore, sous le vocable de
<l mesure éducative )>, Ce n'est peut-etre qu'une
question de défuùtion, mais en l'occurrenoe cet
écart m'apparait crncial.
Nous avons tous été horrifiés à la vue des
sévices infligés, dans une prison de Bagdad, par
des militaires américains à des détenus irakiens.
Horriflés - et stupéfaits ; comment des soldats de
l'armée des États-Unìs, enfants de la démocratie
américaine, ont-ils pu faire preuve de pareil
sadisme, se livrer à ces actes de perversion ?
Certains psychologues interrogés par les
médias, ont invoqué le stress de la guerre. Il peut
certes - comme la guerr,e de façon générale -
exacerber une agressivité latente. Mais ces sol­
dats, justement, 011t été formés pour résister au
stress. Et méme s1oumis aux siruations de stress

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·
Le corps sai t ce que la morale .ignore 89

les plus extremes, tous les homrnes, heureuse­


ment, ne se transforment pas en pervers.
L'origine de comportements aussi inhumains
est beaucoup plus ancienne, p lus profonde. La
perversion a ses radnes dans l'enfance. De quelles
souffrances nìées, de quelles rages réprimées ces
hommes, cette jeune fe.mme que nous avons vus
sur nos écrans de télévision, se vengeaien -ils en
infligeant des traitements dégradants, d affreuses
tortures, à des prisonniers sans défense ? L'école
de la cruauté commence très tòt : un enfant qui,
tout petit, a été dressé à I' obèissance par de bar­
bares « corrections » physiques, qui a subi des
pratiques perverses (parfois aussi le sadisme de
certaìns enseignants, et l'on sait que les chati­
ments corporels sont encore autorisés dans maintes
écoles amérìcaines), a apprìs comment détruire
les autres. Et si, une fois adulte, il reste dans le
déni des souffrances endurées, il va rechercher
des boucs émissaires sur lesquels} inconsciem­
ment, assouvir sa vengeance. Il est faux de dire
que, comme le prétendent certains <1 experts »,
nous abritons tous en nous la « bète ». Elle n'est
pas inhérente à notte condition humaine. Elle
apparait et se développe après la naìssance.

2.
Adultes, nous ne sonunes pas obligés
d'aimer nos parents

Passant, il y a quelque temps, devant un


manège forain, je me suis arretée pour savourer

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90 Notre corps ne ment jarnais

le plaisir des jeunes enfants à bord de petites


autos. Les visages de ces bambins, d�environ deux
ans, reflétaient en effet principalement la joie.
Mais pas unìquement. Sur les traits de nombre
d' entre eux se lisait aussi clairement la frayeur de
tenir le volant et de tourner à cette cadence sans
accompagnement. Un peu de peur, donc, mais
aussi la fierté d'etre un grand, ,et de piloter. Et
puis de la curiosité : que va-t-il se passer mainte­
nant ? Mais également de l'inquiétude : où
sont donc mes p arents ? On voyait à 1' ceil nu
tous ces sentitnents alterner sur leurs frimousses
dans la griserie de ce tournoiement inatten du.
Après m'etre éloignée, je me suis tout à coup
demandé ce qui peut bien se passer chez un
bébé quand un adulte se sert de son corps pour
assouvir ses besoins sexuels. Pourquoi cette idée
m'est-elle venue à l'esprit ? Peut-etre parce que
j'avais discerné, sous la joie manifestée par les
enfants, une sorte de tension, une méfiance. Je
pensais : leur corps ressent peut-etre cette
rapide rotati.on conune quelque chose d,étran­
ger, d'insolite,. voire d'angoissant. Quand ils sont
descendus du manège,certains avaient l�air
désemparés, pas rassurés, et ils se crampon­
naient étroitement à leurs parents. Peut-etre,
ai-je pensé, cette sorte de sensation de plaisir
n'est-elle pas adaptée au psychisme du jeune
enfant ? Cette pensée me ramena à mon sujet :
que ressent une perite fille abusée sexuellement
lorsque, par exemple, sa mère ne la touche pour
ainsi dire jamais_, parce qu'elle la rejette, qu'elle
se soustrait, par suite de sa propre enfance, à
tout sentiment de tendresse ? Cette fillette est

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Le corps sait ce que la morale ignore 91

alors si affamée de caresses qu,elle va accueillir


avec gratitude presque n'importe quel contact
corporei, comme s,il exauçait un souhait ardent.
Mais lorsque son père, au fond, exp1 oite pure­
ment et simpl ement son etre véritable, son aspira­
tion à une authentique conununication et à des
gestes affecrueux, utilise son petit corps à seule fin
de prendre du plaisir ou d'affirmer son propre
pouvoir d,adulte, l'enfant le sent confusément.
Il se peut que cette enfant réprime et ·enfouisse
profondément sa déception, son chagrin et sa
colère de se voir ainsi trahie, et qu'elle continue à
s'agripper à son père parce qu'elle ne peut
renoncer à respoir qu'il tiendra un jour la pro­
messe des premières caresses, lui rendra sa dignité
et lui rnontrera ce qu'est l'amour. Car le fait est
que, dans son entourage, nul, à part ce père, ne lui
a donné l' impression de pouvoir etre aimèe. Mais
cet espoir est destructeUF.
Les conséquenc es de tels actes peuvent etre
multiples. Parfois, en diet, la tillette, devenue
adulte, sera atteinte d,une compulsion à l'automu­
tilation et ne pourra éprouver quelque plaisir
qu 'en se faisant souffrir. C est d,ailleurs sa s eul e
façon de ressentir quelque d1ose car, quand son
père a abusé d,elle, il lui a fallu tuer, pour ainsi
dire, ses propres sentiments, de sorte qu 'ils lui
font ensuite défaut. Parfois aussi, cette femme
poWTa etre atteinte d'une vraie maladie, comme
cet eczéma des parties génitales dont parle Kris­
tina Meyer dans son livre Le Double Secret. Quand
elle s'est présentée çhez une psychanalyste, cette
femme souffrait de toute une série de symptòmes
indiquant clairement que, dans sa petil!.e enfance,

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92 Notre corps ne mentjamais

elle avait été abusée sexuellement. La thérapeute


n'a pas pensé tout de suite à de tels faits, mais a
néanmoins accompagné Kristina de son mieux et
en toute honneteté, lui permettant ainsi de faire
émerger l'h.istoire tot.alement refoulée de ces viols
d'une grande cruauté. e processus a duré six
ans, d'abord dans le cadre strict d'une cure analy­
tique, puis dans celui d'une thérapie de groupe,
suivie de diverses thérapies corporelles.
Kristi.na aurait sans doute gagné du temps si
son analyste avait pu s'autoriser à voir dans cet
eczéma des parties génitales le signe sans équi­
voque de rexp1oitation du corps d'un petit
enfant. Lorsque Kristina l 'interrogea sur son
attitude, elle lui explìqua qu'elle n'aurait pas pu
supporter la confrontation avec ce savoir avant
d'etre parv,enue à établir une bonne relation ana­
lytique.
Peut-etre aurais-je jad.is, partagé cette opi­
nion. Mais, à la lumière d'expéricnocs plus récentes,
j'ai tendance à penser qu'il n'est jamais trop tòt
pour dire à un ancien ·enfant maltraité ce que
1 'on discerne clairement et pour lui offrir son
alliance. Kristina a Iutté avec un courage inoill
pour sa vérité, et elle méritait d'etre dès le départ
accompagnée dans ses ténèbres. Elle revait que
son analyste, ne serait-ce qu'une fois, la prenne
dans ses bras avec des paroles de réconfort.
Celle-ci restait fidèle à sa doctrine et n'a jamais
exaucé un vceu pourtant inoffensif et qui aurait
fait sentir à la jeune femme qu il existe des
étreintes affectueuses qui respectent les fron­
tières de l'autre et lui signifìent qu'il n>est pas
seul au monde .

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Le corps sait ce que la morale ignore 93

r en reviens à l 'entrée e n matière d e c e chapitre


et à nos jeunes enfants qui tournent sur le
manège et dont, à mes yeux, le visage exprime, à
còté de la joie, une peur, un malaise. Ma compa­
raison avec la situation de l'inceste n'a certes pas
de valeur générale. Il s'agìt plutòt d'une idée qui
m'a traversé l'esprit. Il convient, du reste, de ne
pas minimiser le fait que, enfants et adultes, nous
sommes souvent en proie à des émotions contra­
dictoires. Lorsque, dans notte jeune àge, nou
avons affaire à des adultes qui a� essaient j amais
d'etre au clair avec leurs propres sentiments>
nous sommes confrontés à un chaos extreme­
ment insécurisant. Pour échapper à ce désarroi
et à ce sentiment d'insécurité, nous recourons
au:x mécanismes de la déconnexion et du refou­
lement. Nous ne ressentons a u cune peur, nous
aimons nos parents avons confiance en eux et
essayons en toute occasion de nous conformer
à leurs désirs afin qu'ils soient contents de nous.
C'est plus tard seulement à l'age adulte que
cette peur se manifeste, généralement dans notre
oouple, et nous ne comprenons pas ce qui se
passe. Com.me dans notre enfance, nous vou­
lons, ici aussi, afin d'etre aimé, accepter les
contradictions de l'autre sans souffter mot. Le
oorps, toutefois, exige la vèrité, et quand nous
persistons dans notte refus de percevoir la peur,
la colère, findignation et le dégoO.t de l'enfant
abusé sexuellement_, il le signale en produisant
des sympt6mes.
Mais avec la meilleure volonté du monde,
nous ne réussirons pas à mettre au jour les situa­
tions passées si nous négligeons l1e présent. N ou s

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94 Notre corps ne m:entjamais

dégager de notte dépendanoe acmelle est une


condition nécessaire pour pouvoir réparcr les
dégàts, c'est-à-dire voir clairement et liquider les
conséquences de la dépendance inìtiale.
En voici un exempk : André, un homme d'àge
moyen souffre depuis quelques années d'obésité
et soupçonne que ce pénìble symptòme est lié à
sa relation avec son père, autoritaire et inces­
tueux. Mais il n'arrive pas à en venir à bout. Il
essaie par tous 1es moyens de perdre du poids,
suit de sévères prescriptions médicales, parvient
aussi à ressentir sa rage contre le père de son
enfance, mais tout cela reste vain. De temps à
autre, il est pris de crises de fureur et, incapable
de se contròler, injurie ses enfants, crie contre sa
compagne. Pour se cahner, il a recours à la
boisson mais ne se considère pas comme un
akoolique. Il voudrait etre gentil avec sa famille,
et le vin l'aide à dompter s,es explosions de colère
et lui procure aussi des sensations agréables.
Au cours de notre entretien, André raconte en
passant que ses parents ont la fàcheuse habitude
de lui faire dcs visites-surprises, sans le prévenir.
Je lui demande s'il leur a exprimé son désir de les
v,oir respecter son intimité, et il me répond, d'un
ton vif, qu'il le 1eur dit chaque fois, mais qu'ils
n'en tienrient pas compte. Les parents estiment
qu'ils ont le droit de venir jeter un coup d'reil
chez lui, car, somme toute, ils sont chez eux.
André ajoute qu'il est 1ocataire, l'ìmmeuble appar­
tenant effectivement à ses parents. Je lui
demande si, dans toute la ville, il n'existe pas un
endroìt où, pour un loyer identique ou légère­
ment plus élevé, il cesserait de dépendre de ses

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Le corps sai'.t ce que la morale ignore 95

parents, évitant ainsi qu'ils ne débarquent à


fimproviste. Il écarquille les yeux et déclare qu ,il
ne s'est encore jamais posé cette question.
Cela peut p araitre surprenant, mais ne l'est
pas quand on sait que cet homme demeure pri­
sonnier d'une situation infantile, dans laquelle il
devait se soumettre à l'autorité, à la volonté et au
pouvoir des parents auxquels il était redevabie, et
qu':il se trouvait par là meme hors d'état de voir
une issue, tant il avait peur qu'ils ne le rejettent.
Cette peur le hante encore à l'age adulte et se
manifeste par une tendance à manger plus que
de raison, en dépit de tous ses efforts pour suivr,e
un régime. Car son besoin d'absorber la « nour­
riture t> adéquate, c'est-à-dire de ne plus dépendr1e
de ses parents, de pourvoir lui-meme à son bien­
etre, est si vi.tal qu'il ne peut etre sarisfaìt que
d'une manière appropr'é , et non par des excès
alimentaires. Manger ne suffira jamais à assou­
vir la soif d'autonomie, à .fiemplacer la véri cable
liberté .
Sur le pas de la porte, André me dit d 'une
voix ferme qu'il est décidé à déménager. Quel­
ques jours plus tard, il m'annonce qu'il a

déniché un pavillon qui lui plalt et qu,en outre


le loyer est plus bas. Pourquoi lui a-t�il fallu si
longtemps pour s'aviser de cene so lution
simple ? Parce qu'en habitant sous un toit
appartenant à ses parents André espérait rece�
voir enfin de son père et de sa mère ce à quoi)
quand il était petit, il avait tant aspiré. Or ce
qu'ils lui avaient refusé dans son enfance, ils ne
pouvaient pas davantage }e lui donner à J'§.ge
adulte. Ils continuaient à le traiter comme leur

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96 Notre corps ne ment jamais

propriété_, ne l'écoutaient pas quand il exprimait


ses désirs, j ugeaient tout naturel qu'il fasse des
travaux et investisse de l' argent dans cette
maison sans rien recevoir en retour, p uisque,
étant ses parents, ils estimaient en avoir le droit.
André le croyait également. Il l ui avait fallu
attendre de p ouvoir p arler avec un témoin
lucide - dont j ' avais assumé le role - pour
ouvrir les yeux. Alors seulement, il avait réalisé
qu'il se laissait exploiter camme dans son
enfance, et, p ar-dessus le marché, qu'il croyait
devoir en etre reconnaissant. A présent, il était
capable de renoncer à l 'illusion qu'un j our ses
parents ·Changeraient. Quelques mois plus tard,
il m'écrivit :
<i Lorsque je leur ai donné mon congé, mes
parents ont essayé de me culpabiliser. Ils ne vou­
laient p as me laisscr partir. Quand ils se sont
aperçus qu'ils ne pouvaient plus m'obliger à
ri1en , ils m'ont proposé de diminuer le loyer et de
me reverser une parti.e des sommes que ; 'avais
investies. Je me suìs rendu compte que l'arrange­
ment était à leur profit, pa.s au mien, et j'ai tout
refusè, en bloc. Ca ne s'est pas passé sans dou­
leur. Il m'a fallu affronter la vérité t:oute nue, et
ça fait mal. Je ressentais la souffrance du petit
enfant que j'avais été, jamais aìmé, j amais écouté,
j amais pris en considération., qui se laissaìt
cxploiter, acceptait tout et ne faisait qu'attendre
ec espérer qu 'un jour il en serait autrement. P1.ù.s
survint le miracle : j'aì commencé à pcrdr,e du
poids., et plus je ressentais ce qui m'était arrivé,
plus je maigrìssais. Je n'avais plus besoin d'alcool
pour noyer mes sentiments, mon esprit était claìr,

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Le corps sait ce que la morale ignare 97

e quand, de temps à autre, ma çol è re resur ­

gi ssa it, je savais contre qui j en avais : ni mes


cnfants , ni ma femme. C'est à mon père el à ma
mère que j 'en voulais. J 'ai alors pu leur retirer
mon amour, car j 'ai compris que cet amour
n'était lien d 'autre que mon aspiration à etre
aimé, u n vceu qui n a jamais été e xa u cè . Il m'a
fallu renoncer à ce reve. Et sub'tement je n'ai
plu s eu besoin de manger autant, je me suis senti
moins fatigué , j ' a i retrouvé mon énergìe, jusqu e
dans mon travail . Avec le temps, ma colère
contre mes parents a diminué, car maintenant j e
rép o nd s moi-meme à mes besoins et n' attends
plus qu'ils le fassent. Je ne me force pl us à l es
aimer (à quoi bon ?), je n'ai plus peur, en dépit
des précli ctions de ma sreur de me ronger de
sentiments de culpabilité après leUI mort. Je
su ppo se que leur décès m'apportera un soula­
gement, car il meltra fin à l 'hyp ocrisie . En fait,
j 'essaie dès à présent de me soustra.ìre à cette
o bl igatio n.
Mes parents m'ont fait savoir., par l 'entremi se
de ma s reur, qu ' ils sont attristés par le ton de mes
lettres, purement infonnatives alors qu ' au trefoìs
elles étaient chaleureuses. Ils souhaiteraient que
je soìs comme avant. Mais e'est imp o s sible, et du
reste je ne le veux pas.
Je ne v:eux plus entrer dans leur jeu, p lu s jouer
le ròle qu ' il s m'ont assigné. J'ai fini, après de
longues rccherches, par trouver un thérapeute qui
me fait bo nne impression et auquel je voudrais
parler corrune je vous ai parlé, à creur ouvert, sans
ménager mes parents, sans enjoliver la vérité - y
compris la mienne propre - et, surtout, je suis

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98 Not:re corps ne ment jamais

heureux d'avoir réussi à prendre la décision de


quitter la maison qui m' a si longtemps enchamé à
des espoirs à tout jamais irréalisab1 e s . »
Un jour en introduction à une conférence sur
le thème « Tu honoreras ton père et ta mère », j'ai
posé cette q ues ti on : <� En quoi consiste, réelle­
ment, cet amour que l'on porte aux parents
autrefois maltraitants ? » Les réponses ont fusé et
divers sentiments ont été exprimés : la p itié
envers des personnes agées et souvent malades,
la reconnaissance pour nous avoir donné la vie,
et aussi pour les jours ou nous n'étions pas bat­
tus, la çraìnte d'etre quelqu un de méchant, la
'

conviction que nous devons pardonner aux


parents ce qu'ils nous ont fai , car sinon nous ne
pourrions pas devenir adultes. Une vive discus­
sion a alors commencé, où les uns remettaient en
question les opinions des autres. uth, une des
participantes, me dit, la voix vibrante d'une déter­
mination inattendue :
« Je peux affirmer, car ma vie le prouve, que le
Quatrième C ornn1andement nous induit en
erreur. Depuis que j'ai cessé de me plier aux exi­
gences de mes parents, à leurs anentes expri­
mées ou inexprimées, ma santé s' est améliorée,
je ne me suis jamais sentie aussi bien. Mes
symptomes physiques ont disparu, je ne me
!ache plus contre mes enfants et je pense aujour­
d'hui que tous mes problèmes provenaient de oe
que je mJefforyais d 'obéìr à un précepte qui
n' était pas bon pour mon corps. »

Je lui demandai p o urquo i, à son avis, ce pré­


cepte excrçait un tel pouvoir sur nous. Ruth
répondit que c'est paroe qu'il nourrit la peur et

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Le corps sait ce que la morate ignore 99

les sentiment:s de culpabilité que nos parents


nous ont inculqués de très bonne heure. Elle­
meme avait souffert de terribles angoisses peu
avant de se rendre compte qu'elle n'aimait pas
ses parents mais voulait à tout prix les aimer et
jouait la comédie envers eux comme à son
propre égard. A partir du moment où elle avait
accepté sa vérité, ces peurs s'étaient dìssìpées.
]e pense qu 'il en serait de meme pour beau­
coup de gens sì on pouvait leur dire : « Tu n'es
pas obligé d'aimer tes parents, ni de les honorer,.
car ils font fait du mal. Tu n'as pas besorn de
t'imposer tel ou tel sentiment, car la contrainte
n'a jamais rien donné de bien . Dans ton cas, ça
peut avoir un effet destructeur, et ton corps en
paiera le p ru e »
Cctte séance a con.firmé mon sentiment que,
parfois, nous obéissons, notre vie durant, à un
fantòme qui, au nom de l 'éducation, de la morale
ou de la religion, nous force à ignorer nos
besoins les plus naturels, à les refouler, Ics com­
battre, ce que finalem.ent nous payons par des
maladies dont nous ne pouvons ni ne voulons
comprendre le sens, et dont nous essayons de
venir à bout en nous gorgeant de médicaments..
Il arrive qu'au cours de certaines tbérapies nous
réussissions, en éveillant des émotions refoulées,
à ouvrir l'accès à notre Moi véritable. Mais aJors
bien des thérapeutes parleront, à Finstar de ce
qui se pratique dans les groupes des Alcooliques
Anonymes, de la Puissancc Supérieure - selon la
formu1ation en vigueur chez les A.A. -, sapant
ainsi notre confiance innée en notre aptitude à
sentir ce qui nous fait du bien ou non.

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1 00 Notre corps ne ment jamais

Cette confiance, mon père et .ma mère 1,ont


démolie dès ma naissance. On m>a appris à voir
et à juger tout ce que je ressentais par les yeux de
ma mère, et à tuer, pour ainsì dire mes propres
sentiments ,et besoins. Peu à peu, j 'ai perdu en
grande partie ma capacitè à sentir mes besoins et
chercher à les satisfaire.
Par exemple, il m'a fallu quarante-huit ans
pour découvrìr mon besoin de peìndre et m'au­
toriser à le faire. fy suis finalement parvenue .
Mais il m ' a fallu plus longtemp s encore pour
m'accorder le droit de ne pas aimer mes parents.
Au fil du temps, j'ai saisi de plus en plus claire­
ment à quel point mes efforts pour aimer quel­
qu'un qui avait gaché ma vie étaient toxiques.
Car ils m'éloignaient de ma vérité, m'astrei­
gnaiem à me tromper moi-mcme, à jouer le role
qu'on m'avait imposé dès mon plus jeune age, le
ròle de la perite fille sage qui se soumet à des
besoins émotionnels travestis en éducation et en
morale. Plus je devenais fidèle à moi-meme,
m'autorisaìs I accès à mes sentiments, plus mon
corps parlait un langage clair me conduisant à
des décisions qui favorisaient l'expression dc scs
besoins. Je réussis à cesser d'entrer dans le jeu
des autres, à ne plus m illusionner sur les bons
còtés de mes p arcnts, ce qui était source de
confusion. Je pus me décider à ètre adulte, et le
trouble de mes sentiments disparut.
Je ne dois aucune reconnaissance à mes parents
pour m'avoir donné la vie , car je n'étais pas
désirée . Leur union avait été le ,choix de leurs
propres parents. Je fus conçue sans amour par
deux enfants sages qui devaient obé i ssance à

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Le corps sait ce que la momk ignare lO1

leurs p arents et souhaitaient engendrer un gar­


çon, afin de donner un petit-fils aux grands­
pè es. Il leur naquit une tille, qui essaya:i pendant
des décennies_, de mettre en reuvre toutes ses
facultés pour les rendre heureux, entreprise en
réalité sans espoir. Mais cette enfant voulait sur­
vivre, et je n;eus d'autre choix que de multiplier
les efforts. f avais, dès le départ, reçu impl idte­
ment la mission d'apporter à mes parents la
considérati.on, les attentions et l'amour que leurs
propres parents leur avaient refusés. Mais pour
persister dans cette tentati.ve, je dus r,enoncer à
ma vérìté, à mes véritables sentiments. ravaìs beau
m"évertuer à accomplir cette mission impossible,
je fus longtemps rongée par de profonds senti­
rnents de culpabilité. Par ailleurs, favais aussi
une dette envers moi-meme : ma propre vérité en -

fait, j 'ai commencé à m'en rendre compte en


écrivant u Drame de l'enfant doué) où tant de lec­
teurs se sont reconnus. Néanmoins, m@me deve­
nue adulte, j ai continué des déccnnies durant à
essayer de remplir auprès de mes compagnons,
mes amìs ou mes enfants la rache que m'avaient
fixée mes parents. Le sentiment de culpabilité
m'étouffait presque quand je tentais de me
dérober à rexigence de devoir aider les autres et
les sauver de leur désarroi. Je n'y ai réussi que
très tard dans ma vie.
Rompre avec la gratitude et le sentiment de
culpabilité constitua� pour moi, un pas très
important vers la l ibération de ma dépendance
à 1' égard des p arents intériorisés. Mais il en res­
tait d autres à franchir : celui, surtout, de
l 'abandon des attentes, du renoncement à

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1 02 Notre corps ne mem jarnais

l'espoir de connaitre un jour ces échanges


affectifs sincères, l'authentique communìca­
tion dont favais tellement manqué auprès de
mes parents. Je les ai finakment connus auprès
ct>autres personnes, mais seulement après avoir
déchiffré l'entière vérité sur mon enfance, avoir
saisi qu'il m' était impossible de communiquer
avec mes parents et mesuré combien fen avais
souffert. C' est alors seulement que j' ai trouvé
des etres capables de me comprcndre et auprès
desquels il m'était permis de m'exprimer libre­
ment et à creur ouvert. Mes parents sont morts
depuis longtemps, mais j 'imagine a· sément que
le chemin est sensiblement plus difficile pour
des gens dont les parents sont encore de ce
monde. Les attentes datant de l'cnfance peu­
vent etre si fortes que l'on renonce à tout ce qui
nous ferait du bien p our etre enfi.n tel que le
souhaitent les parents, car on ne veut surtout
pas perdre l'illusion de l'amour.
Karl, par exemplc, décrit ainsi le désarroi qui
l'habite :
(< ranne ma mè!ie, mais elle n'en croit rien, car
elle me confond avec mon père qui la martyri­
sait. Pourtant je ne suis pas comme mon père.
Elle me rend fou de rage, mais je ne veux pas le
lui rnontrer, car elle y verrait la preuve que je suis
comrne lui. Je dois donc ravaler ma colèr,e pour
ne pas lui donner raison, et ce que je ressens
alors envers elle, ce n'est plus de l'amour mais de
la haine. Je ne veux pas de cette haine, je vell{
qu'elle me voie e m'aime tel que j e suis, non
qu'elle me déteste com.me elle le fait av,ec mon
père. Mais comment m)y prendre de la bonne
manière ? »

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Le corps sait ce que la morale ignare 1 03

La réponse est qu' on ne s'y prendra jamais de


la bonne manière si l'on se règle sur les désirs des
autres. L'on ne peut etre que ce que ron est, et
l'on ne peut obliger nos parents à nous aimer. Il
existe des parents qui ne peuvent aimer que le
masque de leurs enfants� et sitòt que ce masque
tombe, ils clisent souvent, comme je rai men­
ti:onné plus haut : « Je voudrais seukment que tu
restes camme avant. »
Seul le refoulement des événements du passé
permet de maintenir fillusion qu'on finira, mal­
gré tout, par « mériter » l'amour des parcnts. Elle
s'effondre lorsqu'on s'est décidé à regarder la
vérité dans toutcs ses dimens··ons, en renonçant
à l'automystification que l'on a cultivée au moyen
de ] 'alcool, de la drogue et des produits pharma­
ceutiques. Anna, trente-cinq ans, mère de deux
enfant:S, m'a posé la question suivante ; <1 Qu e
puis -je répliquer à ma mère qui me répète sans
arret : "Tout ce que je te demande, c ' es t de me
mon trer ton amour. Tu le faisais bien avant, mais
tu as tellement changé." Je voudrais lui répondre ;
(<Oui, parce que je sens maintenant que je n'ai
pas toujours été sincère avec toi. Je voudrais me
conduire honnetement à ton égard.n - Et pour­
quoi ne peut-on pas le dire de cette façon ? lui
ai-je demandé. - fai tout de mème le droit,
répondit Anna , de tenir à ma vérité. Et elle, au
fond, a aussi le d roit d'.apprendre de ma bouche
que son impression est exa cte . A première vue,
ça a l'air très simple. Mais j'ai pitié de ma mère,
ce qui m'empeche de lui parler ouvertement.
Elle me fait de la peine : quand elle était petite,
elle n'a jamais été aimée_, on l'a placée chez des

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1 04 Notre corps ne mentjamais

étrangers dès sa naissance, et elle se cramponne


à men amour - je ne voudrais tout de meme pas
le lui retirer. » Je m'informe : « Vous etes fille
unique ? - Non, nous sommes cinq, et tous nous
l'entourons de notte mieux. Mais manifestement
cela ne comble pas le trou creusé en elle depui
son enfance. - Et vous pensez que vous pourriez
parvenir à le combler par un mensonge ? - Non,
ça non plus. Pourquoi, effectivement, est-ce que
je cherche, par pitié à lui donner un amour que
je n'éprouve pas ? Pourquoi la tromper ? A qui
ça sert ? Avant, j'avais tout le temps des mala­
dies qui ont disparu depuis que j 'ai pu m avouer
qu'en réalité je n'ai jamais aimé ma mère parce
que je sentais qu'elle profitait de moi, me faisait
du chantage émotionnel. Mais j'avais peur de le
lui dire, et je me demande aujourd'hui ce que ma
pitié pouvait bien lui offrir. Rien qu'un men­
songe. Je suis redevable à mon corps d'avoir rnis
fin à cette comédie. »
Que reste-t-il donc de l'amour quand, comme
je l'avais tenté dans ce débat, nous examinons ses
différentes composantes ? La gratitude, la pitié,
l'illusion, le refoulement de la vérité, les senti­
ments de culpabilité le faux-semblant - il s'agit
là des éléments constirutifs d'un attachement qui,
souvent, nous rend malades. Or, on prend uni­
versellement cet attachement morbide pour de
l'amour. Quand j'exprime cene idée, je me heurte
constamment à des peurs et dcs résistances.
Mais lorsque je réussis, au cours de la discus­
sion à expliciter ce que j'avance, la résistance
fond très vite, et pour nombre de mes interlocu­
teurs, e'est une étonnante découverte. L'un d'entre

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Le .corps sait ce que la morale ign.ore 1 O5

eux m,a dit un jour : « C,est vrai, pourquoi est-ce


que je me figure que je tuerais mes parents si je
leur montrais mes véritables sentiments envers
eux ? C'est rnon droit de connaitre ce que
féprouve. Il ne s'agit pas ìci d,e vengeance, sim­
plement d'honnéteté. Pourquoi nous la présente­
t-on que conune un concept abstrait, et seraìt­
elle interdite dans les relations avec les parents ? »
Eh oui, comme il serait beau de pouvoir parler
franchement avec ses parents ! Leurs réactions,
leurs attitudes ultérieures ne sont pas de notte
ressort, mais ce serait une chance pour nous,
pour nos enfants, et, chose non négligeable, pour
notre corps, qui, somme toute, nous a conduit à
notre vérité.
Cctte faculté du corps humain ne cesse de
m'émerveiller. Il s,élève contre le mensonge avec
une ténacité et une intelligence srupéfiantes. Les
prescriptions morales et religieuses ne réussissent
pas à le tromper ni à le désorienter. On gave e
petit enfant de morale, et il absorbe oette nourri­
ture de bon gré parce qu1il aime ses parents.
Seulement, à l,age scolair·e, il va tomber malade à
répétition. L,adulte, lui, utilisera son intellect
plus développé pour se battre corrtre la morale, il
deviendra peut-etre philosophe ou écrivain. Néan­
moins ses véritables sentiments à l 'égard de sa
famille, déjà masqués durant ses années de sco­
larité par ses ennuis de santé, vont bloquer son
épanouissement physique, comme ce fut le cas,
par exemple, pour Schiller ou Nietzsche. En fin
de compte, bien qu'il aìt, avec des observations
d'une rare acuité, percé à jour les mensonges de
la société, il se trouvera sacrifié sue l'autel de ses

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1 06 Notre corps ne ment jamais

parents, de leur morale et de leur religion.


Reconnaitre qu'il se ment à lui�meme, voire qu'il
s'est laissé rendre victime de la morale lui est
bien plus difficile que d'écrire des ouvrages de
philosophie ou des drames géniaux. c�est pour­
tant l'évolution intérieure de finclividu, et pas
une pensée détachée du corps, qui pourrait pro­
du.ire un changement de notre mentalité 1 •
Les femmes et les hommes qui, dans leurs
jeunes années, ont eu la chance de connaitre
l'amour et la compréhension n'auront aucun
problème avec leur vérité. Ils auront pu déve­
lopper leurs aptirudes et su en faire bénéfìcier
leurs enfants. Quel pourcentage de la population
représentent-ils ? Je l'ignore. Je sais seulement
qu'aujourd'hui encore on continue à préconiser
les coups oomme méthode d'éducation, que les
États-Unis, qui se prétendent le modèle de la
démocratie et de la civilisation, autorisent tou...
jours, dans vingt-deux États, remploi des chati­
ments corporels dans les écoles, et meme que la
défense de ce « droit » des parents et des édu­
caceurs y prend une ampleur croissante. Il est
ab urde de penser qu,on peut enseigner aux
enfants .I.a démocratie par la violence. Si cette
idée est pourtant si répandue, j'en conclus qu'un
très grand nombre de nos contemporains, dans
tous les coins du monde, ont subi ce type d,édu­
cation. Chez tous ces gens a joué le meme
mécanisme : ils ont du réprimer très tòt lettr
révolte contrc la crmmté et ont grandi sans autre
choix que finsincérité intérieure. On en a la

1 . Voir sur ce point le livre d'Olivier MauC"el, La Fess�


Éditions La Plage, 2004.

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Le corps sait ce que la morale ignare 1 07

preuve en maintes occasions. Si, dans un groupe,


quelqu,un s,avise de dire : <1 Je n >aiine pas mes
parents parçe qu'ils m'ont continuellement humi­
lié t>, vont inévitablement pleuvoir_, de toutes parts,
les c o nseils hab · tuels : « Si tu veux dcvcnir adulte,
tu doìs changer d'attitude, si tu veux guérir, tu
ne dois pas porter en toi de la hai.ne et tu ne
pourras t'en libérer qu'en p .ardonnant à tes
parents. Il n'existe pas de parents idéaux, tout le
monde commet parfois des fautes il faut le
tolérer, et en tant qu'adulte tu dois etre capable
d'apprendre à le faire. »
Si tous ces conseils ont une telle force de
conviction, c'est uniquement parce qu'on nous
les rabache depuis l ongtemps, et pe ut etre nous
-

semblent-ils raisonnables. Seulement, ils ne le


sont pas. Beaucoup d'entre eux reposent sur de
fausses prémisses, car il n'est pas vrai que le
pardon libère de la haine. n contribue unique­
ment à la recouvrir et, ce faisant, à l'intensifier
encore (dans l'inconscient) . Il n'est pas vrai que
nous devenions plus tolérants avec l'age. C'est
tout le contraire : renfant tolère les absurdités de
ses parents parce qu'il les croit normales et qu'il
lui est interdit de se défendre. L'adulte, lui, souffre
du manque de liberté et des contraintes, mais
cela va se faire jour dans ses relations avec des
substituts, ses propres enfants et son conj oi.nt . Sa
peur infantile, inconsciente, de ses parents l'em­
peche de découvrir la vérité.
La haine ne rend pas malade. C'est vrai de la
haine refoltlée, déconnectée, mais non du senti.­
ment vécu consciemment et exprimé. Adultes,
nous n'éprouvons de la haine que lorsque per-

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1 08 Notre corps ne mentjamais

dure une situation où l'expression de nos senti­


ments nous est refusée . Dans cet état de dépen­
dance, nous commençons à hair. Dès que nous
en sortons (et !'adulte le peut dans la plupart des
cas, sauf s 'ìl est prisonnier d ;nn régime totali­
taire) dès que nous nous délivrons de cet escla­
vage, la haine s'évanouit. Mais tant qu'il demeure,
il ne sert à rien de s 'interdire de harr, comme le
prescrivent wutes les religions. Il faut comprendre
ce qui se passe pour pouvoìr adopter ce compor­
tement qui nous libère de la dépendance généra­
trfoe de haine.
Il existe naturellement des gens qui, dès 1e
plus jeune tìge� ont été coupés de leurs senti­
ments les plus authentiques) restant sous l'em­
prise d 'i nstitution s comme l 'Église et se laissant
dicter leurs s,entiments. Mais il me para1t
inconcevable qu 'il ,en soit toujours ainsi.
Quelque pare, un jour ou l 'autre on secouera le
j oug. Et une fois que, ici ou là, des individus
isolés, bravant leurs peurs bien compréhen­
siblesJ. auront trouvé le courage de dire leur
vérité, de la ressentir et de la faire conna1tre, de
communiquer avec les autres sur cette base, le
processus dévastateur prendra fin.
Si l' on est disposé à se rendre compte de la
quantité d'énergie dont des enfants doivent faire
preuve pour survivre à dcs traitements cruels et
souven d'un saclisme extreme, on ne peut
qu'ètre enclin à l'optimisme. Car il est aisé de
concevoir que notte monde pourrait etre meil­
leur si ces enfants (comme Rimbaud, Schiller,
Dosto'ievski, Nietzsche) pouvaient mettre leur
énergie presque illimitée au servìce d'autres

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Le corps sait ce que la morale ignore l 09

buts, plus productifs, que la seule lutte pour


exister.

3.
Notre corps est le gardien
de notre vérité

Élisabeth, 28 ans, écrìt :


<i Ma mèr,e m'a gravement m altraitée dans

m,on enfance. À la moindre contrarièté, elle me


frappait à coups de poing sur la tete, me proje­
tait contre le mur, me tirait par l,es cheveux. Je
n'avais aucune pos sibilité d'éviter les raclées car
;e n' arrivais jarnais à comprendre la véritable
raison de ces explosions et à chercher ainsi à les
prévenir. Je m'évertuais donc à détecter au plus
léger indice, les moindres oscillations d'humeur
de ma mère, dans Pespoir de détourner l 'orage
en pliant a'èchine. rY réussissais parfois, mais la
plupart du temps mes efforts étaient vains.
Lorsque, il y a quelques années, je fus atteinte
de dépressions répétées, j.e suis allée voir une
thérapeute, à laquelle fai beaucoup padé de
mon enfance. Au début, tout a marché mer­
veilleusement. Elle semblait m'écouter, ce qui
me soulageait énormément. Puis elle com­
meniya à me dire} de temps à autre, des choses
qui ne me plaisaient pas .. Mais je réussis,
comm·e toujours, à fake la sourde or,eille à mes
sentiments et à m'adapter à sa m·entalité. Elle
semblait très infiuencée par la philosophie

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1 1O Notre corps ne ment jamais

orientale. Au début, je pensais que ça ne me


generait pas, du moment qu 'elle était prete à
m ' éc outer . Seulement, elle chercha bientòt à me
persuader que }e devais faire la p aix avec ma
mère si je ne voulais pas trimballer toute ma vie
c ene haine en moi. N'y tenant plus, j ' int er­
rompis la thérapie. Non sans dire à ma psy, à la
dernière séance, qu'en ce qui concemait mes
sentiments envers ma mère, j 'étais mieux
ìnformée qu'elle. Il me suffisait d' interroger
mon corps. Car sitot que, lors de mes ren­
contres avec ma mère, je réprimaìs mes senti­
ments, il me le signalait par de lourds symp­
tomes . Mon corps n ,est pas intluençable. Il
connait parfaitement ma vérité, bien mieux que
mon Moi conscient. Il sait, dans les moimfoes
déta:ils, tout ce que j>ai enduré. Il ne me permet
pas de me voiler la face sous prétexte de res­
pecter les conventions sociales. Depuis que je
prends ses messages au sérieux et !eur obéis, je
n,ai plus de migraines ni de crises de sciatique,
et je suis sortie de mon isolement. ]'ai trouvé
des gens à qui je peux parler de mon enfance,
qui me comprennent parce qu'ils portent en
eux des souvenirs analogues, et je ne veux plus
de thérapie. J'aimeraìs r;encontrer quelqu"un qui
me laisse vivre, m' acc e pte av,ec tout çe que Vai
envie de raconter, sans m ' as sener des leçons de
morale et qui pourrait ainsi m'aider à intégrer
mon douloureux passé. C 'est d'ailleurs çe que
j'ai commencé à faire, avec le soutien de
qudques amis. Je suis plus proche de mes sen­
timents que je ne l'ai jamais été. Je participe à
deux groupes de parole où je peux les exprimer

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Le corps sait ce que la morale ignore 111

et m'essayer à une nouvelle forme de commutùca­


tion qui me convient. Mes troubles physiques et
mes dépressions ont presque disparu. &

La lettre d'Élisabeth semblait P' eine de


confiance en l'avenir, et lorsque, un an plus tard,
j' en reçus une nouvelle, je ne fus pas surprise de
son contenu.

« Je ne suis plus aucune thérapie et je vais bien.


Je n'ai pas vu ma mère de toute l'année et je n'en
éprouve pas le besoin, car mes souv:enirs d'en­
fance, de sa brutalité, sont si vivaces qu'ils me
préservent de toute illusion, ainsi que de l'espoir
qu'elle pourrait me donner un jour ce dont
j'avais tellement besoin quand fétais petite.
Certes, je ressens de temps à autre ce manque,
mais je sais auprès de qui je n'ai aucune chance
de 1e combler. Contrairement aux prédictions de
ma thérapeute, je n'éprouve pas de haine. Je n'ai
p.as besoin de hair ma mère car je suis débar­
rassée de ma dépendance émotionnelle envcrs
elle. Mais cela, ma psy ne l'a pas compris. Elle
visait à me délivrer de ma haine et n'a pas vu
qu'elle m'y enfonçait, puisque ·celle-ci était pré­
cisément l'expression de ma dépendance, recréée
par ses conseils. Si je les avais suivis, je détes­
terais ma mèr.e encore aujourd'hui. Or ça, c'est
fini, puisque à présent j;e n'ai plus la souffrance
de devoir prétexter n'importe qi.1oi. Ma haineJ
ç,était celle de I' enfant dépendant, que ma théra�
peute m'aurait amenée à perpétuer si je ne l'avais
quittée A temps. »

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1 12 Notre corps ne ment jamais

Je me réjouis de la solution qu'avait trouvée


Élisabeth. D'un autre coté, j.e connais des g.ens
qui ne possèdent pas cette force et cette clair­
voyance et ont absolument besoin d'un théra­
peute pour les soutenir, sans lcçons de morale,
sur ce chemin vers leur propre Soi. Des comptes­
rendus de traitements, qu ils soient ratés ou réus­
sis, peuvent peut-etre permettre à certains théra­
peutes de m:ieux prendre conscience des dangers
de la morale traditionnelle et de la propager, par
mégarde, dans leurs thérapies.
Que l'on rompe ou non les contacts avec les
parents n'est pas un point essentiel. Le processus
de détachement, k chemin de renfant à l adulte,
'

s'effectue en effet intérieurement. Couper les


ponts est parfois le seu1 moyen de répondre à nos
propres besoins. Par ailleurs, pour que les contacts
aient encore du sens, il faut impérativement s etre
assuré de ce que l'on peut ou non supp orter. Il
ne faut pas se contenter de savoir ce qui nous est
arrivé, mais aussi nous montrer capable de
mesurer ce que c.ela nous a jait.
Chaque cas est différent, et les formes des rela­
tions avec les p arents peuvent varier à l'infini.
Mais il exìste des règles inéluctables :
Les vieilles blessures ne peuvent cicatriser
que lorsque leur victime a décidé de changer,
de se témoigner du respect et réussit donc à
abandonner, dans une large mesure, les attentes
de l'enfant.
I.es parents ne çhangeront pas automatique­
ment si leurs enfants adultes leur montrent de la
compréhension et leur pardonnent. Le change­
ment ne peut émaner que d'eux-memes_, et sup­
pose qu'ils en aient la volonté.

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Le corps saù ce que la morale ignare 1 13

Aussi longtemps que les souffrances résultant


des blessures resteront niées, quelqu,un - l'an­
cienne victime ou ses enfants - en paiera le prix,
souvent au détriment de sa santé.
Un enfant maltraité, jamais autorisé à devenir
adulte, tente, sa vie d urant, de rendre hom'!age
aux « bons cotés » de ses par:ents, auxquels il
accrochera ses attentes. Élis abe th, par exemple, a
longtemps persisté dans cette attitude . « Ma
mère, racon�e-t-elle, me faisait parfoi s la le ctu re,
fadorais ça. Parfois aussi, elle me prenait pour
confidente, me parlait de ses soucis. Alors, je me
sentais une élue. Et com.me à ces moments-là elle
ne me battait jamais, j'.avais fimpre ssio n d'etre
hors de danger. •> Ce geme de récit me rappelle
la description qu,a donnée Imre Kertész de son
arrivée à Auschwitz. Afin de faire échec à sa peur
et de survivre, il trouvait en toute chose un coté
positif. Mais Auschwitz restait Auschwitz. Ce
n'est que des dizaines d'années plus tard qu'il
put mesurer et sentir les dég:llts laissés sur son
psychisme par cette extreme barbarie et ces
humiliations systématiques.
Par cette allusion à Kertész et à ce qu'il a v,écu
au camp, je ne veux toutefois pas dire que, s'ils
reconnaissent leurs torts et expriment leurs regrets
pour la souffrance infligée à leurs enfants, il ne
faut pas p.ardonner à ses parents. Malheureuse
ment, c'est rare. Il est beaucoup plus fréquent,
cn rcvanchc, dc voir se maintenir la dépendance :
les parents agés, affaiblis, cherchent un soutien
auprès de leurs enfants adultes et recourent à la
culpabilisarion pour obtenir leur pitié. C,est cette
meme compassion qui a peut-etre entravé dès

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1 14 Notre corps ne ment jamais

le départ le développ ment personnel de l'enfant


- son passage à l'état adulte - et qui continue à le
faire. Ce petit garçon ou cetre perite tille a tou­
jours eu peur de ses propres bcsoins, sa soif de
vivre, lorsque ses parents ne voulaient pas de
cette vie.
La vision refoulée, mais exacte, de sa situa­
ti.on, emmagasinée dans le corps d'un enfant non
désiré, à savoir : « On veut me tuer, je suis en
dang;er de mort », peut s'effacer chez !'adulte si
elle devient consciente. Alors, l'émotion initiale
(fa peur, le stress) se transforme en un souvenir
qui dit : « En ce temps-là fétaù en danger, mais
;,e ne le suis plus. » Pareil souvenir conscient pré­
c,ède k plus souvent la reviviscence des émorions
de l'enfance et le chagrin, ou les accompagne .
Une fois que nous aurons appris à vivre avec
nos sentiments au lieu de les combattre les
manifestations de notre corps ne nous apparai�
tront plus com.me une menace, mais comme de
salutaires rappels de notre histoire.

4.
Briser les interdits

Je me souviens encore clairement des peurs


qui m,habitaient quand j 'écrivais EEnfant s.ous

terreur. L'Église avait pu condamner pendant


trois cents ans, me disais�je, la découverte de
Gafilée, dont le corps avait r,éagi il était devenu

quasiment aveugle - lorsqu'on l'avait forcé à

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Le corps sait ce que la morale ignore 115

abjurer la vérité. Cette historre me hantait et je


me sentais envahie d,un sentiment d,impuis­
sance. Je savais parfaitement que je venais de
mettre le doigt sur une loi non écrite : l'utilisation
dévastatrice de l'enfant pour les besoins de ven­
geance de radulte et le tabou jeté sur cette réalité
que la s,ociété interdit de voir.
Ne devais-j e pas m'attendre aux plus ter­
ribles chatiments pour avoir résolu de rompre
oe tabou ? Mais ma peur m'aida aussi à
comprendre beaucoup de choses, entre autres
que c'était précisément cette raison qui avait
pou ssé Freud à renier S'es découvertes. Ne
dcva is-je pas, à présent, afin de ne pas provoquer
les foudres de la société, subir des attaques et
l 'exclusion, suivre ses traces et faire silence sur
les miennes, sur la fréquence et les effets de la
maltraitancc des cnfants ?
De quel droit avais-je vu quelque chose que
tant de gens, qui continuaient à porter à Freud
u ne véné.ration sans réserves, n'avaient pas vu : à
savoìr qu•il s'était dupé lui-meme ? je me sou­
viens qu à chaque fois que je voulais négocier
avec mo· -meme, que je me demandais si je ne
pourrais pas trouver un compromis , que je vou­
lais ne publier qu'une part de la vérité, se déclen­
cha1ent inéluctablement des troubles digestifs ou
du sommcil et je sombrais dans des humeurs
dépressives. Quand je saisis qu'il n'était plus
question pour moi de foire des compromis, ces
symptomes disparurent.
La publication de mon Hvre fut effectivement
suivie d'un rejet complet de l'ouvrage ,et de ma
personne dans ce monde professionnel où, à

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 16 Notre corps ne mentjamais

l ' époque , je me sentais encore chez moi. Je


demeur,e toujours frappée d'anathème mais, à la
différence de la sìtuation où je me trouvais dans
mon enfance, ma vie ne dépend plus de mon
acceptation dans (( la famille » . Le livre a fait son
chemin, et ses affirmations alors cr interdites » sont
aujourd'hui considérées, tant aux yeux des gens
de m.étier que des profanes, comme des évidences.
Ma criti que de la démarche de Freud est à
présent largement partagée, et la plupart des
pvofessionnels prennent en considération, au
moins sur le pian de la théorie, ks graves consé­
quences de la malt.raitance des enfants. Je n)ai
donc pas été mise à mort et, de mon vi vant, il
m'a été donné de savoir que ma vo ix s'est fait
entendre. }e puise dans cette expérienc e la
conviction quc ce Hvre aussi sera compris un
jour, mème si, dans un premier temps, il peut
choquer, car la plupart des gens s'attendent à
étre aimés de leurs parents et ne veulent pas
renoncer à cet espoir. Mais beaucoup de lecteurs
oomprendront ce livre dès lors qu'ils voudront se
comprendre eux-memes. Veffet de choc s'apai­
sera sitòt qu'ils se rendront compte qu'ils ne sont
pas seuls avec leur savoir et ne sont plus exposés
aux dangers de leur ,enfance.
Judith quarante ans, fut, dans son enfance,
abusée sexuellement par son pè re, avec une
extrème brutalité. S a mère ne chercha jamais
à la protéger. Elle suivit l.me thérapie qui lui
permit de lever son refoulement et, après s'etre
séparée de ses parents, de guérir peu à peu de ses
symptòmes. éanmoins, La peur du chatiment,
restée déconnectée jusqu'à ce traitement grace

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Le corps sait ce que la morale ignare 1 17

auquel elle apprit enfin à la ressentir subsista


longtemps. Notamment parce que sa thérapeute
jugeait impossible de recouvrer complètement la
santé si l'on coupait les ponts avec le parents.
Judith essaya donc de parler avec sa rnère. Cha­
cune de ses tentatives se heurta à un refus total et
à une vive réprimande : « Elle devait tout de
meme savoir qu' il y a des choses qu'il ne faut
jamais dire aux parents ! I) Lcur a drcssc r des
reproches, c'était contrevcnir au commandement
« Tcs père et mère honoreras �>, et donc offenser
Dieu, lui répétait la rnère dans ses lettres.
Ces réactions aidèrent Jud ith à p erc evo ir les
limites de sa thérapeute, elle aussi prisonnière
d'un schéma où elle semblait pu i s er la conviction
de savoir, de science certaine, ce que Pon devait
ou devrait faire, ce qui était permis ou non.
Après s'etre adressée à une autre thérapeute,
avec qui elle travailla un bref laps de temps,
Judith cessa dc se contraindre à ce genre de rela­
tions et découvrit cornbien on corps lui en était
reconnaissant. Dans son enfance, elle n'avait pas
le choix, il lui fallait vivre auprès d'une mère qui
avait assisté avec indifférence à son martyre et
q ui répondait à tous les propos de sa fille en lu i
assenant des clichés. Si Judith s'avisait de lu i dire
quelque chose de personne l, de vrai, elle se heur­
tait invariablement à une rcbuffade. Or un enfant
ainsi rejeté a l 'impres si o n qu'il a pe rdu sa rnère et
se sent en òanger d e mort. La pe u r qui en résulte
n'a pas pu s'éte in dre dans la première thérapie,
car les discours moral isateu rs de la psychologue
alimentaient constamment cette se nsation de
menace. Il s ' agi t ici d'infiuences extremement

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1 18 Notre corps ne ment jamais

subtiles, que la plupart du temps nous discer­


nons à p,eine car elles sont en parfait accord avec
les valeurs traditionnelles, celles dans lesquelles
nous avons été élevés.
Il était évident, et ce l'est généralement encore
aujourd'hui, que les parents ont le droit d'erre
honorés meme s'ils se sont comportés de faç.on
destructrice envers leurs jeunes enfants. Mais,
dès que l'on a décidé de se soustraire à ce sys-.
tème dc valeurs, on trouve quasiment grotesque
d'entendre clire qu'une f7emme adulte doit res­
pecter les père et mère qui r ont maltraité,e ou ont
pu assister aux sévices sans souffier mot.
Et pourtant, cette injonction absurde passe
pour normale. Aussi éttange que cela soit,. mème
des thérapeutes et des auteurs réputés restent
ìncapables de se départir de l'idée qu•accorder
son pardon aux parents est le couronnement
d'une thérapie réussie. Meme si cette thèse est
aujourd'hui soutenue avec rnoins d'assurance
qu'il y a quelques années, les attentes qui lui sont
liées demeurent viv;es. Tout se passe comme si
l'on subissait le joug d'une injonction implicite :
<' Malheur a toi si tu n'observes pas le Quatrième

Commandement. f> Nombre des auteurs en ques­


tion précisent certes qu'il ne faut pas se hater,
que Je pardon n'a pas sa piace au début de la thé­
rapie, qu'il faut au préalable réactiver les émo­
tions fortes. Mais la plupart d'entre eu.x s,accor­
dent apparemment sur un point : un jour ou
l'autre, le patient doit parvenir à suffis amment
de marurité pour roctroyer. Ces professionnels
estiment que, de toute èvidence, il est bénéfique
et important de pouvoir enfin pardonner, de tout

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Le corps sait ce que la morale ignore 1 19

son creur, à ses parents. Pour ma part, je ne par­


tage pas ce point de vue, car notre corps ne se
compose pas uniquement du creur et notte cer­

vea:u n'est pas un simple récipient que Pon a pu


remplir à ras bord de ces absurdités et contra­
dictions. C'est un organe vivant, qui garde en
mémoire tout ce qui nous est arrivé. Toute per..
sonne capable d'appréhender pleinement cet état
de fait dirait : <� D ieu ne peut pas me demander
de croire quelque chose qui� à mes yeux, r,en­
ferme une contradiction et porte atteinte à ma
vie. �
Peut-on anendre de son thérapeute qu'il
s'oppose) si nécessaire, au système de valeurs de
nos parents afin de nous accompagner vers notre
vérité ? Je suis persuadée que c'est le droit, et
méme le devoir_, de tout pratiden, a fortiori si le
patien est déjà apte à prendre au sérieux le mes­
sage de son corps. Pour illus er mon propos,
voici ce qu'écrit une jeune femme prénommée
Dagmar.
« Ma mère souffre d'une maladie de creur. Je
voudrais etre gentille avec elle, et je m'efforce de
me rendre à son chevet, aussi souvent que je le
puis, pour lui tenir compagnie. Mais à chacune
de mes visites, je suis prise d'intolérables maux
de tete, je me réveille au milieu de la nuit inondée
de sueur et, pour finir, sombre dans une crise de
dépressfon avec des idées de suicide. Dans mes
reves. je me revois enfant, la peti.te fille qu'elle
jetait par terre et trainaìt par les cheveux en
gueulant. Oh ces hurlements !
Comment concilie.r tout ça ? Il faut que j 'aille
la voir, c'est ma mère. Mais je ne veux pas y

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1 20 Notre corps ne ment jamais

laisser ma peau, ni tomber mala.de . fai besoin de


quelqu 'un qui me vienne en aide et me dise que
faire pour trouver la paix. Je ne veux pas me
mentir, ni mentir à ma mère en jouant la tille
attentionnée. Maìs je ne veux pas non plus me
montrer sans cceur et la laisser toute seu1e sur
son lit de malade. �>

Il y a quelques années, Dagmar avait suivi une


thérapie au cours de laquelle elle avait pardonné
à sa mère toutes ses cruautés,. Mais la maladie de
celle-ci a réveillé en elle ses vieilles émotions de
petit enfant, qui la laissent désemparée. Elle pré­
férerait mettre fin à ses jours plutot que de
décevoir les attentes de sa mère, de la société et
de la thérapeute .. Elle souhaiterait, dans la sìtua­
tion actuelle en�ourer sa mère com.me une fille
aimante, mais cela signifierait se duper elle­
m�me. Son corps le lui fait savoir sans ambages.
Je ne veux pas insinuer, à travers cet exemple,
qu'il ne faut pas accompagner avec amour des
parents au seuil de la mort. Chacun doit décider
par lui-meme de la oonduite à adopter. Cepen­
dant, 1orsque notte corps nous rappelle si claire­
ment notre histoire, es mauvaìs traitements qui
nous ont été infligés, nous n'avons d'autre choix.
que de prendre son langage au sérieux. Parfois,
des tiers seront bien plus capables d'entourer
l'agonisant qui ne les a pas fait souffrir. lls n'au­
ront pas à se forcer à mentir. Ils pourront lui
témoigner de la compassion sans devoir pré­
tendr,e de l'aimer. En revanche, chez un fils ou
une fille, les bons sentiments resteront,. dans cer­
tains cas et malgré tous les efforts, obstinément
absents. Cela du fait que ces enfants, meme

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Le corps saìt ce que la morale ignore 121

adultes, tiennent encore à leurs parents par toutes


les fibres de leurs attentes et voudraient, du moins
en ces derniers instants, trouv:er auprès d'eux
cette sensation de commurrion et d'accord avec
soi-meme que jamais, jusqu'à ce jour, ils n'ont
pu ressentir en leur présence. Dagmar écrit :
« Chaque fois que je parie avec ma mère, je ens
coflllne un poison s'infiltrer dans mon corps et y
former un abcès. Mais il m'est interdit de m'en
apercevoir, sous peine d�etre rongée de culpabilitè.
Puis l'abcès se met à suppurer et je tombe dans la
dépression. Je tente alors, une fois de plus, d'ac­
cepter mes sentiments et j,e me dis que j'ai le droit
de 1es éprouver,, dans toute l'intensité de ma
colère. Quand je fais cela, quand je donne hbre
cours à mes sentiments, alors meme qu'ils sont
rarement positifs, c'est comme une bouffée d'air,
je retrouve ma respirati.on. Je commence à me
donner l'autorisation de persister dans mes vrais
sentiments. Lorsque j'y réussis, je me sens mieux,
plus vivante, et ma dépression disparru"t.
Et pourtant je ne cesse, contre toute raison,
d'essayer de compr,endre ma mère, de l'accepter
comme elle est, de tout lui pardonner. Je le paye
invariablement p.ar des C1 ises de dépression. Je
ne sais pas si la lucidité suffit à guérir les bles­
sures, mais je prends mon expérience très au
sérieux. Ca n'a pas été le cas de ma première
thérapeute. Elle, elle voulait absolument amé­
liorer ma relation avec ma mère. Elle ne pouvait
pas accepter P état de choses actuel. Mo' non
plus. Mais comment puis-je me respecter si je
méconnais mes vrais sentiments ? Car alors je ne
saurais pas qui je suis, qui je respecte. »

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1 22 Notre corps ne mentjamais

Ce désir d'ette différent, afin de facili�er la vie


à ses vieux parents et qu'ils vous accordent fina­
lement leur amour, est bien compréhensible
mais se trouve trop souvent en contradiction
avec le besoin profond, étayé par le corps, d'erre
fidèle à soi-meme. Je pense que l'estime de soi
naìtra d,elle-mème sitòt que ce besoin pourra
etre satisfait.

5.
Aux racines de la violence

Pendant longtemps, les tueurs en série ont


été considérés com.me des « monstres 1> venus au
monde avec des instincts anormaux, et la psy­
chiatric ne s'est guère intéressée à leur enfance.
Mais cet état de fait est en train de changer. Ainsi
un article paru dans Le Monde du 8 juin 2003 est
consacré à une description circonstanciée de
l 'enfance de Patrice Alègre, et Fon y voit daire­
ment, sans longs discours, ce qui a poussé cet
homme à violer puis étrangler plusieurs femmes.
Il n'est nul besoin de recourir à des théories psy­
cholo giques compliquées, ou de postuler une
propension innée au Mal pour comprendre ce
qui a fait de lui un tel crimìnel : il suffit d'un
s imp le regard sur Patmosphère familiale où il a
grandi. Mais ce regard est d'autant moins simple
à portcr que, la plupart du temps, on ménage les
parents du crimine! et on .les absout à peu de
frais de leur coresponsabilité.
Il n'en est pas ainsi dans l'article du Monde. Il
dépeìnt, à gros traits:> une enfance qui ne laisse

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Le corps sait ce que la morale ignore 1 23

aucun doute sur le pourquoi du parcours du


tueur. Patrice Alègre a été le premier-né d'un très
j1eune couple qui, cn fait, n e voulait pas d'enfant.
Le père était policier, et, raconte Patrice lors de
son procès, ne rentrait à la maison que pour k
battre et l'injurier. Il haissait ce père et se réfu�
giait auprès de sa rnère, qui, selon lui, l'aimait et
à laquelle il était tout dévoué. Elle se prostituait,
et abstraction faite de l'hypothèse de l'expert à-

savoir qu' elle se procurait des satisfactions inces­


ttteuses avec le corps de son enfant -, elle dernan­
dait à son fils de monter la garde quand elle avait
un client. Le gamin devait se tenir devant la porte

et l'avertir en cas de danger (sans doute Parrivée


du père) . Patrice raconte qu,il n'était pas toujours
obligé de regarder ce qui se passait dans la
chambre, mais ne pouvait fermer ses oreilles et
souffrait sans le dire d'entendre continuellement
les gémissements e soupirs de sa mère que, tout
petit déjà, il avait vue, avec une peur panique, se
livrer à des pratiques sexuelles orales.
Il s,e peut que des enfants ayant vécu un des­
tin analogue rèussissent à survivre sans devenir
ensuite des criminds. L'etre humain a d,in­
croyab1es ressources : il peut aussi devenir, par
exemple, un écrivain célèbre, comme Edgar
Allan Poe, qui se réfugia dans 'alcool jusqu'à en
mourir. Ou encore Guy de Maupassant, qui a
� instrum entalisé » la détresse de son enfancc tra­
gique à travers quelque trois cents récits, mais
néanmoins s'enfonça dans un état psychoti.que, à
I'instar de son jeune frère avant lui, er mourut
dans une clinique spécialisée, à l'age de quan­
rante-deux ans.

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1 24 Notre .corps ne ment1amais

Il n'a pas été donné à Patric e Alègre de ren­


contrer une seule personne susceptible de le
sauver de son enfer et de lui permettre de voir les
crirnes de ses parents pour ce qu ' ils étaient. Il
pensa donc que le monde était à l' image de sa
famille, décida de se débrouiller seul et recourut
au vol, à la drogue et aux actes de violence pour
échapper à la toute-puissance de ses parents.
Lors de son procès, il affirma - et e' étai proba�
blement la stricte vérité - que ses viols ne répon­
daient à aucun besoin sexuel, uniquement à celui
de se sentir tout-puìssant. Comment la justice
peut-elle réagìr à u ne telle affinnation ? Il n'y a
pas trente ans, un tribuna! allemand ordonnait
de castrer le tueur d'enfants Jtirgen Bartsch, qui
avait été psychiquement détruit par sa mère. Les
juges escomptaient que cette opération l'empe­
cherait, à ravenir, de d éc h arger sur des enfants
ses « pulsions sexuelles trop fortes » . Mais cet
acte inhumain est grotesque et révélateur d'une
ignorance stupéfiante ! Les tribunaux doivent
avant tout se rendre compte du ròle capital qu e
j ou e, chez un tueur en série de femmes et d'en­
fants, le besoin de toute-puissance de l' enfant
autrefois méprisé ·e sans défense. La sexualité
n'a, en 'occurrence, qu'un caractère marginal,
sauf si, par suite d'un inceste, le sentiment de
totale im pu i s sance s'est trouvé lié à des expé­
riences sexuelles.
Et malgré tout, une question demeure : n 'y
avait-il pas pour Patrice Alègre, d'autre issue
quc le meurtre, l' étranglement, tant de fois répété,
de la femme gémissante ? Pour un regard exté­
rieur, il apparai"t très vite que, à travers ses diffé-

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Le corps sait ce que la morale ignore 1 25

rentes victimes, c'est toujours sa mère qu'il


étrangle, la tèmme qui, enfant, l'avait condamné
à de si terribles souffrances. Mais lui, il était
incapable de le voir. C'est pourquoi il lui fallait
d'innocentes victimes. Patr.ice Alègre affirme ,
aujourd'hui encore, qu'il aime sa mère. Et
comme personne ne lui est venu en aìde, qu'il
n'a trouvé aucun térnoin lucide pour [ui donner
la possìbilité et l'autorisation de laisser émerger
ses désirs de mort envers elle, d' en prendre cons­
cience et de les comprendre, ceux-ci ont sans
répit bouillonné et proliféré en lui, l'ont contraint
à tuer d'autres femmes à la plaoe de sa mère.
« Ce n'est pas si simple », diront nombre de
psychiatres. Et pourtant je pense que d'est beau­
coup plus sirnple que ce que nous croyons : pour
pouvoìr honorer nos parents, nous apprenons à
ne pas ressentir la haine qu'ils méritent. Mais la
haine d'un Patrice Alègre n'aurait tué personne
s'il avait pu la vivre consciemment. out résulte
de l'attachement - objet de tant de louanges -

à sa mère, cet attachement qui l'a poussé au


meurtre. Enfant, il ne pouvait attendre le salut
que de sa mère, parce que avec son père, il se
trouvait perpétuellement en danger de mort.
Comment un enfant constamment menacé, ter­
rorisé par son pèr1e, aurait-il p u se permettre,
par-dessus le marché, de hair sa mère, ou du
moins de ré.aliser qu'il n'avait aucune aide à
attendre d'elle ? Il lui fallait s'illusionner et se
cramponner à cette chimère . . . On sait le prix
que paie, ont plus tard ses nombreusies victimes.
Les sentiments ne tuent pas, et s'il avait vécu
consciemment la déception que lui ìnspirait sa

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 26 Notre corps ne ment jamais

mère., et meme ses envies de rétrangler., il n'au­


rait assassiné personne. C'est la répression de ses
besoins et la déconnexion de tous les sentiments
négatifs qu'inconsciemment il entretenait à son
égard qui I' ont poussé à commettre de lelles hor­
reurs.

6.
Quand notre corps est en manque

Dans mon enfance., j 'ai dli apprendre à


réprimer mes réactions les plus naturelles aux
blessures (par exemple la rage, la coière, la dou­
leur ou la peur) ,. de crainte d'une punition. Plus
tard., à l'école, je fus meme fière de mon aptitude
à la maltrise de soi et à la retenue. Je prenais certe
capacité pour une vertu, et en attendais autant
de mon premier enfant. C'est seulement après
avoir réussi à abandonner cette vue de l'esprit
que je parvins à comprendre la souffrance d'un
enfant auquel on interclit de réagir de manière
appropr.iée à une blessure . On l'empeche aìnsi
d'expérimenter,. dans un entourage bienveillant.,
la façon de se comporter envers ses émotions,
afin que plus tard, au lieu de craindre ses senti­
ments, il puisse s 'appuyer sur eux pour nùeux
s'orienter dans la vie.
Beaucoup de gens, malheurcusement, sont
d�ns le meme cas. Quand ils étaient enfants, ils
n'avaient pas le droit de laisser peroer leurs ém o­
tions for-tes, donc de les vivre - ce à quoi, plus
tard, ils ont aspiré profondément. Certains ont

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Le corps sait ce que la morale ignare 1 27

eu la chance, dans le cadre d'une thérapie, de


mettre au jour ces émotions et de les réacti.ver, de
sorte qu'elles se sont muées en sentiments cons­
c ·,ents, que rou peut situer dans sa propre his­
toire et, ainsi) compr,endre et non plus redouter.
Mais d,autres refusent d'accomplir ce chemin
parce qu'ils ne peuvent ou ne veulent s'ouvrir de
leur tragjque passé à personne. Dans notre
société de consommation, cette attitude est lar­
gement répandue. Les bonnes manières exigent
de ne pas montrer ses sentiments sauf dans des
circonstances exceptionnelles, sous l'effet de
l'alcool ou de la drogue. Par ailleurs> on tourne
volontiers en dérision les sentiments (les siens ou
ceux d'autrui) . Dans le show-business et le jour­
nalisme, la distanciation ironique est souvent de
mise et la répression de vos sentiments peut
meme vous rapport:er beaucoup d'argent . . . Fut­
ce au risque de perdre, au bout du compte, tout
accès à sa vérité, de ne plus fonctionner que der­
rière un masque, sous le couvert d'une person­
nalité d'emprunt ; de s'adonner à la drogue, à
l'alcool et se bourrer de médicaments . . . L'alcool
aide à rester de bonne humeur et les drogues
dures se montrent encore plus efficaces en la
matière. Mais conune ces émotions ne sont pas
authentiques, ne concordent pas avec la vèritable
histoire du corps, l'effet de tels produits est
nécessairement temporaire, et il faut bientot des
doses de plus en plus élevées pour combler le
trou laissé par I' enfance.
Dans un arride du magazine allemand Der
Spiegel on line
dalé du 7 juillet 2003, un jeune
homme, brillant joumaliste qui collabore à divers

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 28 Notre corps ne ment jamais

organes de presse, raconte sa longue dépendance


à l'hérome. Je cite ici quelques p assages de son
récit, dont la sincérité et l'honneteté m'ont beau­
coup touchée :
« Deux jours avant Noel, j 'ai essayé d'étrangler

mon amìe. Ces derniers temps, les fétes de fin


d'année font, à tous les coups, dérailler ma vie. Il
y a déjà quinze ans que je me bats, avec plus ou
moins de succès contre ma dépendance à
l'héro'ine. fai derrìère moi des dizames de tenta­
tives de désintoxication et deux thérapies de
fongue durée avec hospitalisation. Depuis quelques
mois, j'ai I'lecommencé à me piquer quotidienne..
ment à l'héroYne, en y joignant souvent de la
coke. Au début, tout s'est bìen passé. Je collabo­
rais aux journaux les plus intéressants du pays et
gagnais fort convenablement ma vie. J'avais
emménagé dans un spacieux appartement situé
dans un ìmmeuble ancien. Et} c'est peut-etre le
plus important, j 'étais à nouveau tombé amou­
reux. Or ce soir-là, à ravant-veille de Noel� le
corps de mon arnie gìsait sur k parquet et se tor­
dait sous moi, mes mains enserrant son cou. Ces
mains, quelques heures auparavant, je m>efforçais
encore désespérément de les cacher. r étais assis
dans l'une des suites d'un grand hotel et inter­
viewais l'un des metteurs en scène les plus
réputés d'Allemagne. Depuis quelque temps,
j'avais du me résoudre à me piquer dans les
p·etites veines du dos de la main et dans les doigts,
les veines de mes bras étant totalement fi.chues ..

A présent mes mains ressemblaient aux griffes


d'un monstre dans un film d'horreur - bour­
souflées, violacées, criblées de piqfires. Je ne por-

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Le. corps sait ce que la morale ignore 1 29

tais plus que des pulls à manches très longues.


Heureusemen4 on était en hiver. Le cinéaste avait
de belles mains fines. Des mains perpétuellement
en mouvement qui) quand il réfiéchissait, jouaient
avec mon magnétopbone. Des mains avec les­
quelles il semb!ait façonner son monde.
J'avais du mal à me concentrer sur notre entre­
tien. J'avais du venir par avion, et mon dernier
shoot remontaìt à de longues heures. Je me l'étais
fait avant d'embarquer, trouvant trop risqué
d'ìntroduire de l'hérofue à bord. En outre je n'en
achetais chaque jour qu'une quantité déter­
minée, afin de contròler plus ou moins ma con­
sommation. Par siùte, à la fin de la journée}
j'étais souvent en manque. favais les nerfs en
pelote, j 'étais tr,empé de sueur. Je n'avais qu'une
idéc : rentrer chez moi. Sur-le-champ. Fixcr mon
attention sur quoi que ce soit d'autre exigeait
carrément un effort physique. Je réussis néan­
moins à terminer l'interview. S'il y avait quelque
chose que je craignais encore plus que les tor­
tures du manque, c,était le danger de perdr,e
mon boulot. Dès ma dix-septième année, j1e
revais de gagner ma vie avec ma piume .. Depuis
bientòt dix ans, ce r�ve était devenu réalité. Il me
semblait parfois que mon travail étaìt la derrùè e
parcelle de vie qui me restait. »
Il est intéressant de constater que le travail
constitue le dernier rempart. Car travailler signi­
fie qu'on est capable de se maitrfaer. Mais alors,
où se trouve la vraie vie ? Où sont les senti­
ments ?
<1 Je me cramponnais clone à mon travail. Et à

chaque nouveau papier à faire, la peur de ne plus

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1 30 Notre corps ne mentjamais

etre à la hauteur me rongeait les tripes. Je ne


comprenais pas moi-meme comment j ' arrivais,
une fois de plus, à supporter un voyage à réa­
liser une interview, écrire un texte .
J'étais donc assis dans cette chambre d'hotel et
menais un entretien, dévoré par la peur de l'échec,
la honte, le besoin de ma dose, et en me ha.lssant.
Plus que quarante-cinq minutes . . . Il faut que tu
tienne s le coup. Je regardais le cinéaste, ses gestes
qui enveloppaien ses phrases. Quelques heures
plus tard, je regardais mes mains, occupées à
étrangler mon arnie . . . »

On voit que la drogue parvient - tout au moins


tant que dure son effet à étouffer les peurs et �a
-

douleur pour que I'intéressé n'ait pas accès à ses


sentiments. Mais dès que cet effet s'estompe, ces
émotions non vécues jaillissent avec une force
accrue. C'est également ce qui se passe ici :
« Le voyage de r,etour, après oette interview}
fut un martyre. Dans le taxi} j'étais à moitié dans
les vapes, une sorte d'état d'épuisement, de som­
nolence fiévreuse entrecoupée de réveils en sur­
saut. Ma peau était couverte d'une pdlicule de
sueur froide. Je risquais, semblait-il, de rater
mon avion. Attendre une heure et demie de plus
le prochain shoot me paraissait insupportable. Je
regardais ma montre toutes les quatre-vingt-dix
secondes. Quand ru. es toxico, le temps devi:ent
ton ennemi. Tu attends, continuellement, en un
cycle inéluctablement récurrent. Tu attends l'apai­
sement des douleurs, ton dealer, la prochaine ren­
trée d'argent, une place au centre de désintoxi­
cation ou tout sìmplement que le jour finisse.
Que tout ça finisse enfin. Après chaque piqfuc,

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corps sait ce que la morale ignore 131

la montre reprend irrévocablement sa marche


malveillante.
Peut-etre est-ce le trait le plus sournois de la
toxicomanie - elle fait de tout et de chacun ton
ennemi. Le temps, ton corps qui ne se manifeste
plus que par des besoins importuns, tes amis et
ta famille qui s >i n quiètent pour toi, un monde
qui ne t'adresse que des demandes auxquelles tu
te sens inapte à répon dre . Rìen n 'organise la vie
aussi rigoureusement que les stupéfiants. Il ne
reste plus aucune piace au doute, pas meme à la
prise de décision. La satisfaction se mesure à
l'aune de la quantité de drogue disponible. La
toxicomanie diete l'ordonnancement du monde.
Cet après-midi-là, je n'étais qu'à quelques
centaines de kilomètres de chez moi, mais je me
sentais à l 'a u tre bout de la terre. La maison,
c'était l'endroit où m'attendait ma dose. J'avais
réussi à attraper mon avion, mais ce ne fut qu 'u n
apaisement très momentané. L'avion avait du
retard, je retombai dans ma somnolence. Chaque
fois que j'ouvrais les yeux et voyais que l'appareil
se trouvait toujours sur le tarmac, j'avais envie de
hurler. e manque s'instiJlait lentement dans
mes membres, me tailladait les os. Bras et jambes
se déchiraient à l 'intérieur, comme si les muscles
et les tendons étaient trop courts. »
Le émotions bannies se frayen t un chemin et
viennent assaillir le corps.
« Monica m 'attcn dait danii mon appartement.
Dans l'après-midi, elle s'était rendue chez notre
dealer, un jeune Noir, pour acheter de l'hérofue et
de la coca!ne . Avant mon départ, je lui avais laissé
la somme nécessairc. C'était un arrangement strie-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 32 Notre corps ne mentjamais

tement privé : je gagnais suffisamment d'argent, et


elle se chargeait de nous procurer la drogue.
Je halssais !es junkies, et voulais avoir affaire le
moins possible avec ce monde-là. Au travail, je
limitais, autant que faire se pouvait, mes contacts
avec mes copains à des échanges par mail ou par
fax, n,usais du téléphone que lorsque le message
laissé sur mon répondeur ne me laissait pas
d,autre choix. Quant à mes amis, il y avait long­
temps que je ne leur parlais plus, d,ailleurs je
n'avais rien à leur dire.
Camme je le faisais si souvent ces dernières
semaines, j , avais passé des heures dans mon baio
et cherchais à trouver une veine pas encore com­
plètement esquintée. La cocafue surtout, range
les veines, Ies innombrables injections avec des
seringues non stériles font le reste. Ma salle de
bains resscmblait à une boucherìe, des trainées
de sang maculaient le lavabo et le sol, constel­
laient les murs et le plafond.
Ce jour-là, j'avais limité Ies manìfestations du
manque en aspirant environ un gramme d,hérofue
- la poudre brune est versée sur une plaque d,alu
que l'on chauffe, on inhale la fumée aussi pro­
fondément que possible. Comme la carne doit
faire le détour par les poumons, son action se fai
attcndre pendant quclques minutes - c'est-à-dìre
une éternité. La griserie ne monte que lentement
à la tete, le flash libérateur ne se produit pas.
C'cst un peu comme faire l'amour sans orgasme.
En outre, l'inhalation constitue pour moi une
torture. Je suis asthmatique, mes poumons émet­
taient très vite des ràles, chaque bouffée me
transperçait tel un coup de couteau, déclenchait

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Le corps sait ce que la morale ignore 1 33

des nausées. Chaque nouvel échec dans mes ten­


tatives de me piquer aggravait mon état d'agita­
tion.
Ma tete bouillonnait d'ìmages, de souvenirs
d'une .incroyable intensité, de moments merveil­
leux. Celui où, à l'age de quatorze ans, j 'ai apprìs
à aimer le haschich parce que, subitement, je
pouvais sentir la musique avec tout mon corps
au lieu de me borner à l'entendre. Celui où,
défoncé au LSD, j'attendais à un passage pié­
tons, et l'alternanee des feux tricolores a soudain
déclenché dans mon cerveau de petites explo­
sions lumineuses, me laissant bouche bée de stu­
péfaction. Mes amis se tenaient à còté de moì, et
nous baignions dans une union magique. Sou�
venirs de mon premier shoot, aussi envoutant
que mon premier rapport sexuel : comment le
mélange hérome-cocafue fit palpiter toutes mes
cellules nerveuses puìs finalement vibrer d'exci­
tation mon corps enticr, une sorte de gigan­
tesque gong chinois de cbair et d'os. Souvenir de
l'apaisement tota! provoqué par l'hérofne, une
sorte de Lenore 1 pour l'ame, qui t'enveloppe de
sa douce chaleui- comme la poche des eaux le
fretus. »

Cet homme dépeint très clairement quels


véritables besoins et sentiments jaillissent lors
des crìses de manque d'un drogué . Mais l e
manque entraine à son tour l a panique qu'il faut
combattre grace à l,héro'lne.
Parallèlement, le toxicomane cherche à mani­
puler son corps, à l'apaiser, par la drogue. Ce

1 . Célèbre figure féminine clu romantisme allemand.


(N. d. T.J

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 34 Noh·e corps ne ment jamais

mécanisme opère également dans la consomma­


tion de drogues légales, com.me les médicaments
psychotropes.
La dép,endance à ces divers typ,es de subs­
tances peut avoir des effets catastrophiques, pré­
cisément parce qu'elle barre le chemin aux véri­
tables émotions et sentiments. La drogue peut
oertes avoir une action euphorisante qui stimule
la créativité étouffée par la dureté de l'éducation,
mais le corps ne tolère pas toute la vie que l'on
reste étranger à soi-meme. Nous avons vu, entre
autres chez Kafka, quc des activités créatrices
comme I' écriture ou la peinture peuvent, pen­
dant un certain temps1 aider à survivre, mais ne
suffiro nt pas à déverrouiller l'accès aux sources
de son etre) que les maltraitances ont fermé dans
le jeune age. Et il en sera ainsi tant que la per­
sonne craindra d'ouvrir les yeux sur sa propre
histoire .
La vie de Rimbaud, on l'a vu, nous en donne
un exemple parlant. Lcs drogues n'ont pu rem­
placer la nourriture affective dont il avait besoin,
et son corp ne s' en laissa pas aceroire quan à
ses vrais senti.rnents. Sì, ce pen dant, il avait ren­
contré quelqu ,un pour l'aider à percevoir sans
réserves l'action destructrice de sa mère au lieu
de s'en punir lui mem e, sa vie aurait pu prendre
-

un aut:lìe tour. Mais, les choses étant ce qu,elles


étaient, toutes ses tentatives de fuìte furent vouées
à l'échec� et il se trouva irrésistìblement poussé à
rentrer sans cesse chez sa mèr,e .
La vie de Paul Verlaine s' acbeva elle aussi très
tòt : il mourut à l'àge de cinquante et un ans,
dans la misère, parce que toute sa fortune était

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corps sait ce que la morale ignore 1 35

passée dans la drogue et l'alcool. Mais 1a cause


profonde résidait, cornme chez tant d'autres,
dans le défaut de prise de conscience, dans sa
soumission au précepte universellement admis
de tolérer sans mot dire le controle et la manipu­
latìon (dont Farme est souvent d>ordre financier)
maternels. En fin de compte, Verlaine se fi.t entre­
tenir par des femmes, des prostituées disait-on,
alors que dans ses j,eunes années il s>était bercé
de l'espoìr de se libérer en se manipulant lui­
meme au moyen de substances toxiques.
La drogue n'a pas toujours pour fonction de
délivrer l'intéressé de la dépendance envers sa
mère et de la coercition que cette dernière exerce.
Parfois" elle correspond à une tentative de
combler les carene.es de la mère. L'enfant n'a pas
reçu d'elle la nourriture dont il avait besoin, et il
n'a pas réussi davantage à la trouver plus tard.
En I absence de drogue, ce vide peut etre littéra­
kment ressenti comme une faim physique - la
sensati.on d'avoir, à proprement parler, l'estom.ac
creux. La première pierre de Ia toxicomanie est
probablement posée tout au début de fa vie, tout
com.me celle de la boulimìe et des autres troubles
alimcntaires. e corps notifie qu'il a eu abso­
lument besoin de quelque chose, dans le passé
quand il était une minuscule petite créature. Or
ce message est mal compris tant que Ies émotions
demeurent hors circuir. La détresse de la per­
sonne sera, dans ces conditions3 percue à tort
comme actuelle, et par suite toutes les tentatives
de l ' apaìser dans le présent se verront vouées à
réchcc. Nos besoins d'aujourd'hui ne sont pas
ceux de notre p etite enfance et nous pouvons en

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 36 Notre corps ne ment ja:mais

satisfaire beauc oup dès lors qu ils ne sont plus


couplé s , dans notre inc o nsdent, avec c,eux d,au­
trefois.

7.
Nous pouvons enfin ouvrir les yeux

Une femme m'a écrit que, tout au long de la


thérapie qu'elle a suivie des années durant, elle
s'est efforcée d 'excuser le comportement de ses
parents, qui lu i avaient infiigé de graves sévices
corporels, parce que sa mère ètait manifestement
psychotique. Cependant, plus elle se co ntraignaìt
à l'indulgence, p lus sa dépression s,aggravait.
Elle se senta it cmmurée dans une prison. Seule
la peinture l'aidait à combattre ses idées de su·­
cide et à se maintenìr en vie. Elle fit une exposi­
tio n , vendit plusieurs tableaux, et quelques mar­
chands d'art lui donnèrent de grands espoirs.
Dans sa joie, elle raconta tout cela à sa mère, qui
se montra enchantée et déclara : <� Tu vas gagner
beaucoup d'argen et ru vas p ouvoir ainsi t'oc­
cuper de moi. »
La lecture de ces lignes me rappela l'hlstoire
d,une de mes oonnaissances, Clara. Elle m'avait
raconté; comme en passant, que le jour où elle
avait pris sa retraite, tout heureuse de voìr s 'ou�
vrir devant elle une <1 s,econde vie », son père, qui
était veuf mais to uj ou rs en excellente santé et un
homme d'affaires entreprenant, lui avait dit : « Tu
vas enfin avoir le temps de te consacrer à mes
affaires. 1> Cette femme, qui toute sa vie s'était

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corps sait ce que la morale igrwre 1 37

beaucoup plus occupée des autres que d'elle­


meme_, ne s'était pas aperçue qu'elle se voyait
ìmposer ainsi un nouveau et lourd fardeau . Elle
m'avait rapporté l'anccdote en souriant, presque
gaiement. Le reste de la famille pensait aussi que,
maintenant qu'elle a rait des loisirs, elle pourrait
remplacer la secrétaire, qui venait de mourir après
des années de bons et loyaux services (qu'aurait
donc pu fair,e la pauvre Clara de son temps libre,
si ce n'est se sacrifier pour son père ?) Mais,
quelques semaines plus tard, j'appris que Clara
était tombée malade et qu'on avait diagnostiqué
un cancer du pancréas. Elle mourut peu après.

Durant toute cette dernière p ériode de sa vie,


elle endura d'atroces souffrances. Je tentai à plu­
sieurs reprìses,. mais en vain, de lui rappeler les
p aroles de son père. Comrne elle l'aimai beau­
coup, elle regrettait que son état ne lui pennette
pas de l'aider. Elle se demandait pourquoi il lui
arrivait une chose pareille, elle qui n'avait prati­
quement jamais été malade, dont tout le monde
enviait la robuste santé. Clara était très ancrée
dans les conventions sociales et ignorait à peu
près tout de ses vrais sentiments. Son corps n'eut
donc d'autre choix que de lui adresser des rnes­
sages:) mais il ne se trouvait mallieureusement per­
sonne, dans la famille, pour l'aider à Ies déchif­
frer. Méme ses enfants adultes n)étaient pas
disposés à le fair,e, et n'en étaient d'ailleurs pas
capables.
Dans le cas de ma correspondante, !'artiste
peintre, il en allait autrement. Elle était parfaite­
ment consciente de sa colèr,e envers sa mère
après la réaction de celle-ci à la vente fructueuse

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 38 Notre corps ne ment jamais

des tableaux. Quand la jeune femme rentra chez


elle, toute sa joie s'était éteinte. Pendant plusieurs
mois, elle fut incapable de peindre et retomba
dans ses accès d e dépre ssion Elle décida de ne
.

plus rendre visite à sa mère ni aux amis qui pre­


nai,ent le parti de celle-ci. EUe cessa de dissimuler
à son entourage l'état de sa mère, commença à
ouvrir son cceur et dès lors retrouva son dyna­
misme et son plaisìr de peindre. Ses forces rega­
gnées lui pe mirent,, en retou r.) d 'affronter l'en­
tière vérité au suj,et de sa mère et de se défaire
peu à peu de son attachement envers elle_, c'est­
à-dire, entre autres, de la compassion et de
l'espoir de parvenrr un jour à la rendre heureuse
et,, du meme coup, à l'aimer. Elle accepta de ne
pouvoir aimer cette mère, en sachant, désormais..,
exac emen pourquoi.

Ce genre d'hìstoires, il est vrai, se termi ne


rarement auss · bien. Mais> j'en suis persuadée,
cela deviendra de plus en plus fréquent si nous
réussissons à reoonn aitre que nous n'avons nul
devoir de gratitude envers des pare nts qui nous
ont maltraités, encore moins celui de nous sacri­
fier pour eux. Ce serait en fait, nous immoler à
des fantomes, a des parents idéalisés. Pourquoi
continuons-nous à nous sacrìfier pour des fan­
tòmes ? Pourquoi demeurons-nous englués dans
des relations qui nous ra.ppellent d'anciens tour­
ments ? Parc e que nous espérons qu'un jour ça
changera, pourvu que nous trouvions le mot
juste, l'attitude approp rié e, que nous sachions
faire preuve de la compréhension nécessaire.
Mais cela s ignifie rait nous soumettre une fois de
plus:) comme il était de règle dans notre enfance,

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Le corps sait ce que la morale ignore 1 39

pour obtenir de l'amour. ous savons aujour­


d'hui, à l'age adulte, que nous avons été mysti�
fiés, que nous n,avons reçu, en échange de nos
efforts, qu'un semblant d'amour. Pourquoi,
alors, nous obstinons-nous à escompter que des
gens qui, pour quelque motif que ce soit, n'ont
pu nous aimer finiront par le faire ?
Si nous réussissons à abandon.ner cet espoir,
les attentes se dissiperont d,elles-m�mes et nous
lèverons e mensonge de notr,e prime enfance.
ous cesserons de croire que nous n'étions pas
dignes d'etre aimés. Nous n'étions pas en cause,
le fond du problème étaìt la situati.on de nos
parents, ce qu'ils avaient fait des traumatismes
de leur enfance dans quelle mesure ils étai1ent ou
non parvenus à les intégrer psychiquement, et
cela, nous ne pouvons rien y changer. Tout ce
que nous pouvons, c'est vivre notte vie et modi­
fìer nos attitudes. La plupart des thérapeutes
pensent que ce dernier point pennettrait d'amé­
liorer les relations avec les parents, car, devant
l'attitude plus mfue de leurs enfants adultes, ils
seraient incités à leur témoigner davantage de
respect. Je ne puis adhérer sans réserve à cette
opinion : d,après mon expérience, les parents
autrefois maltraitants répondent rarement à ce
changement par des sentiments positifs et de
l'admiration. Us réagissent souvent, au contraìre,
par de la jalousie, des manifestations de frustra­
tion et le désir de voir leur fils ou leur fille rede�
venir comme avant, c',est-à-dire soumis, fìdèle,
toujours pret à accepter d'etre traité (e) avec
mépris - soìt, au fond, dépressif et malheureux.
Beaucoup de parents pr1ennent peur devant une

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
140 Notre corps ne mentjamais

prise de conscienoe chez leurs enfants adultes> et


dans bien des cas l'amélioration des re1ations
reste hors de question. Mais il exìste aussi des
·exemples inverses.
Une jeune femme 1ongtemps tourmentée par
ses sentiments de haine finit par avouer à sa
mère, la pieur au ventre et le creur battant :

«Quand j 'étais enfant, je n'aimais pas la mère


que tu étais p our moi, je te détestais, sans meme
avoir le droit de le savoir. •> Après avoir pro­
noncé ces mots, elle se sentit soulagée, mais à sa
stupéfaction sa mère - qui était conscìente de
ses torts - eut la meme réaction. Au fond
d,elles-memes, elles savaient toutes deux ce
qu'elles éprouvaient, mais la vérité avait besoin
d' etre dite . À partir de cet instant, dies purent
construìre, en toute sincérité, une nouvelle rela­
tion .
U n amour imposé n'est pas de l ' amour : cela
con duìt tout au plus à faire « comme si », à des
rapports sans vraie communication� à un simu­
lacre d,affection chargé de camoufier la ran­
cune, voire la haine. Un td amour n 'aboutira
jamais à u ne vraie rencontre. L'un des lìvres de
Yukio Mishima s'intitule, de façon embléma­
tique, Confessions d'un masque. Car comment
un masque pourrait-il vraiment raconter ce
qu'un etre h umain a vécu ? Ce qu'il raconte
sous la piume de Mishima est purement intel­
l ecmel . n ne montre que les conséquences des
événements, mais les faits eux-mem·es et les
émotions qui les accompagnent se dérobent à la
conscience . Or ces conséqu,ences on le sait, se
manifcstaknt sous forme de fantasmcs mor-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corps sait ce que la m<nale ignore 141

bides, pervers, un désir de mort pour ainsi dire


abstrait - car les sentiments concrets du petit
enfant emprisonné, des années durant, dans la
chambre de sa grand-mère demeuraient inac­
cessibles à l 'adulte.
Des relations qui ne reposent que sur une
communication faussée par la présence d•un
masque ne peuvent se transformer, elles restent
ce qu'elles ont toujours été : une pseudo-com­
munication. Une vraie relation n'est possible que
lorsqu'on parvient des deux cotés à s'autoriser
ses sentiments, à les vivre et à les exprimer sans
crainte. Quand on y réussit, c'est merveilleux.
Malheureusement, c'est rare, car on s'est fami­
liarisé avec cette façade et oe masque, et la peur
de les perdre fait obstacle, de part et d'autre, à
un échange authentique.

Mais cet échange, précisément, pourquoi le


chercher justement auprès de nos vieux parents ?
Ils ne sont plus des partenaires au sens propre du
terme. Notre histoire commune s'est achevée m1
moment où nous est né un enfant et où devient
possible la discussion avec un ou une partenaire.
La paix à laquelle tant d'ettes humains aspirent
ne peut nous etre donnée de l'extérieur. Beau­
coup de thérapeutes estim,ent qu'on peut la
trouver par le pardon, mais cette opinion est per­
pétuellement démentie par les faits. Les chré­
tiens, nous le savons, récitent souvent le « N otre
Père ». Ils appellent au « pardon de [leurs] ,offenses >)
et ajoutent « . . com.me nous pa:rdonnons à ceux
.

qui nous ont offensés. » Ced n'emp�che pas cer­


tains pretres, sous l'empire de la compulsion de
répétition, d'abuser d'enfants et d adolescents et

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 42 Notre corps ne men.tjamai.s

de refouler le fait qu'ils commeuent un crime . . .


Ce faisant, ils reproduisent parfois le critne que
leurs parents ont perpétré contre eux. Precher le
pardon peut donc se révéler, en l'occurrence,
non seulement hypocrite et inutile, mais aussi
dangereux en dìssimulant la compulsion de répé­
tition.
Le seul moyen de nous en prés·erver est
d�accéder à notre vérité, sous tous ses aspects. Sì
nous savons, aussi précisément que possìble, ce
que nos parents nous. ont infligé, nous ne courons
plus le danger de reproduìre Ieurs forfaits. Dans
le cas contrair·e, nous le faisons automatiquement
et opposerons Jcs plus vives résistances à l'ìdée
que l'on a le droit, la faculté et l'obligation de se
dégager de rattachement infantile aux parents
maltraìtants si I' on veut devenir adulte et cons­
truire sa propre vie en paix. Nous devons nous
debarrasser de I'état de confusion intérieure du
petit enfant, qui résulte de son effort pour se
résigner aux mauvais traitements et leur trouver
un sens. En tant qu'adultes, nous pouvons nous
en affranchir et aussi apprendre à saisir de quelle
manière, dans les thérapics les princìpes moraux
entravent la guérison des blessures.
Quelques exemples nous permettront d'illus­
trer concrètement ces processus.
Une jeune femme désespérée, se tien pour
une ratée tant dans sa vie professionnelle que
privée Elle écrit :
.

« Plus ma mère me dit que je suis nulle, que je

n 'arriverai jamais à rien, plus je multiplie les


échecs, dans tous les domaines. Malgré tout, j e
me refuse à détester m a mère, j e veux faire la

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corps sait ce que ki morale ignare 1 43

paix avec elle, afin de me libérer enfin de ma


haine. Mais je n'y parviens pas. }'ai toujours
l'impression qu'elle me persécute, comme si
elle me hrussait. Je dois certainement me rrom­
per. Que fais-j,e donc de travers ? Je sais cepen­
dant q ue si je n'arrive pas à lui pardonner, f en
souffrirai. C ar ma thérapeute m'a dit que si j e
suis en guerre contr,e mes parents, c'est comme
si j 'étais en guerre contre moi�meme. Je sais
aussi qu'il ne faut pas pardonner si ça ne p,eut
pas venir du fond du creur:> et je me sens com­
plètement déboussolée car il y a des moments
où je peux pardonner, où j 'ai pitié de mcs vieux
parents, puìs tout à coup j' explose de rage, je
me révolte contre tout ce qu'ils m 'ont fait, je ne
veux plus les voir. fai surtout envie de vivre ma
propre vie, d'avo.ir l'esprit tranquille et d'arreter
de penser constamment aux humiliations et aux
coups - presque des tortures qu ' ils m'ont fait

subir. 1>
Cette femme est convaincue que si elle prend
ses souvenirs au sérieux et écoute la vo i x de son
corps, cela revient à entrer en guerre avec ses
parents, ce qui équivaudrait à etre en guerre
avec elle-m�me. Sa psy le lui a affirmé. Le
résultat, on le lit dans ce texte : la patiente est
incapable d 'établir une distinction entre sa
propre vie et celle de ses parents ; dle n,a plu s
au cun e · dentité e t n e peut s e concevoir que
comme une partie de ses parents. Comment
une thérapeute en arrive-t-eHe à tenir pareil
discours ? Je l 'ignore. Mais j'y perçoìs sa peur
d e ses propres parents. Rien d'étonnant à ce
que sa patiente soit contaminèe par cette peur

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 44 Notre corps ne mentjamais

et cedésarroi et qu'elle n'ose lever le voile sur


I'histoire de son enfance, permettant enfin à son
corps de vivre avec sa vérité.
Une autre histoire : une femme, très intelli­
gente, m'écrit qu'elle ne veut pas p orter sur ses
parents un j ugement global, mais voir les
choses de façon nuancée, car si elle a été une
enfant battue et abusée sexuellement, elle a
aussi connu de bons moments. La thérapeute la
confi.rme dans cette intention, lui conseille de
mettre en balance les bons et l,es mauvais
moroents, et lui explique qu'en tant qu'adulte
elle doit comprendre qu'il n'existe pas de
parents parfaìts., que tout le monde commet des
fautes, etc. Seulement, l a questi o n n'est pas là.
a ti.che à accomplir, en l'occurrence, est de
permettre à cette femme adulte de développer
de rempathie pour la fillette dont personne n 'a
vu la souffrance, l'enfant utilisée par ses
parents à leur profit, et qui, en perite surdouée,
a parfaitement accompli sa mission. Si elle
devìent capable de ressentir cette souffrance et
d'accompagner 'enfant enfouie en elle, il ne
sera plus question de lui demander de compta­
biliser les bons et les mauvais moments : cela la
replace dans le ròle de la perite fille qui cherche
à satisfaire les désirs de ses parents, à es aimer,
leur p a rdon ne r, évoq ue r les bons souvenirs,
etc. C'est ce qu'autrefois elle a essayé, inlassa­
blement, dans respoir dc comprendre leurs
messages et comportements contradictoires.
Mais ce <� travail » intérieur n'a fait qu'accroitre
son désarroi. Car comment aurait-eile pu com­
prendre que sa mère a élevé, contre ses propres

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le, corps sait ce que la morale zgnore 1 45

sentiments, des barricades intérieures qui la


rendent insensible aux besoins de son enfant ?
Lorsque la femme adulte a saisi cela, elle ne
devrait pas poursuivre les efforts désespérés de
l 'enfant, ni tenter de dresser un bilan objectif, le
compte de ractif et du passif. 'heure est venue
pour elle d'agir selon ses propres sentiments,
lesquels, camme tout ce qui est d'ordre émo­
tionnel, sont forcément subjectìfs : qu'est-ce
qui m 'a fait du mal dans mon enfance ? Que
m'a-t-il été interdit de ressentir ?
Il ne s'agit pas de condamner ,en bloc les
parents, mais de se placer du point de vue de
l'enfant souffrant et qui n'a pas droit à la
parole, de renoncer a un attachement que je
qualifie de destructeur. Celui-ci se compose,
com.me je l 'ai dit plus haut, d'un mélange de
gratitude, de pitié, de refoulement, d'enjolive­
ment de la réalité, ainsi que de nombreuses
attentes, touj ours vaines et vouées à le rester.
Nous ne franchirons pas le chemin vers l' état
adulte en faisant preuve de tolérance envers les
cruautés dont nous avons été victimes, mai:s
dans la reconnaissance de notre vérité et dans
une empathie grandissante avec l'e nfant mal­
traité. Il faut> pour le franch!r, arriver à mesurer
l 'ampl,eur des dégats laissés par [,es mauvais
traitements dans toute Ia vie de l 'adulte, la des­
truction de riches potentialités, les ravag·es
causés dans la g,énération suivante p ar la trans­
mission de ce poison. Ce tragique constat n'est
possible que lorsque nous cessons de peser les
bons et les mauvais cotés des parents maltrai­
tants, car, sous p rétexte d'une approche nuan-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
146 Notre c,orps ne mentjamais

cée de la situation, cette démarche nous fait


retomber dans la pitié ,et le déni des sévices. Je
pense, quant à moi, qu,elle reflète les efforts
autrefois accomplis par l'enfant, et que Padulte
'
o en tire qu'un nouveau dés arroi.) des entraves à

sa propre vie. Bien entendu, les femmes et les


hommes qui n' ont j amais été battus dans leur
enfance ni n'ont eu à subir des violences
sexuelles n'ont pas à faire ce travail : ils peuvent
gotiter les j oies de leurs bons sentiments en pré­
sence des parents, prononcer sans réserves le
mot amour ,et ne sont pas obligés de se renier.
Seul s les anciens enfants maltraités ont :ì p orter
ce fardeau.) et ce notamment s'ils ne sont pas
disposés à payer de leur santé la facture de cette
automystification. On peut dfr.e que c'est une
règle dont j ' ai la confirmation presque tous ies
jours.
Par exemple, une femme venue participer à
un forum dit avoir lu sur 1e Net qu'il est impos·­
sible de guérir son mal-etre si l' on coupe les
ponts avec ses parents, car alo rs on en sera
obsédé. Et c'est exactement oe qui lui arrive :
dep uis qu •elle a cessé de 1eur rendre visite> elle
pense à eux jour et nuìt> rongée d e culpabilité en
permanence. Ce n'est que trop facile à com­
prendre Elle vit dans un état de panique parce
.

que ces prétendus experts, qui diffusent sur


rintemet leur peur de leurs parents, n 'ont fait
qu'accroitre la sìenne. Il ressort de ces leçons de
morale que l'indiv�du n,a pas droit à sa propre
vie, à ses sentim.ents et besoins personnels. On
ne trouvera probablement guère d'autre son de
cloche sur le Net, car il est le refi.et de n0itre men-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
u corps sait ce que W, morale ignore 14 7

talité, imprégnée depuis des millénaires par le


précepte : « Tu honoreras ton père et ta mère. »
Ainsi, ajoute le texte biblique 1, « m vivras long­
temps » .
Les biographies d'écrivains présentées dans la
premièr·e parti.e de ce livre monttent que ce n'est
pas toujours le cas, en particulier chez ks per­
sonnes qui furent des enfants très intelligents et
sensibles. A contrario, une longue vie ne prouve
pas que la menace recelée par le Quattième
Commandement est justifiée. Sans oublier qu'il
faut aussi prendre en compte la qualité de la vie.
Cela signifie� de la part des parents et grands­
parents, prendre conscience de leurs responsabi­
lités et non point honorer leurs aieux aux dépens
de leurs enfants et petits-enfants qu'ils batten4
abusent sexuellement ou tourmentent, sans se
poser la moindre question et prétendume nt pour
leur bien. Dans bien des cas, des parents trans­
fèr·cnt sur leurs enfants le poids trop lourd des
sentiments qu'ils portent à leurs propres parents.
Il se peut donc qu'ils tombent malades si ces
enfants, au moins extérieurement, se s o u s traien t
à leur fonction de substitut.
Les enfants et petits-enfants d'aujourd'hui ont
le droit d'ouvrir les yeux, de ne pas oublier oe
qu'ils ont ressenti quand ils étaient pctits, de ne
pas s'ìmposer la cécité. L'humanité ra payé par
des maux dont les causes, depuis des temps
inunémoriaux, sont restées cachées. Si les jeunes
adultes ne participent plus à cette mise sous le

1 � Honor� ton père ec ta mère, afin que se prolongent


.

tes jours sur la terre que te donne Yahvé ton Dieu &
(Exode 20, 1 2) . Voir aussi Deutéronome 5, 1 8.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 48 Notre corps ne ment jamais

boisseau, ils auront le bonheur de rompre l'en­


grenage de la violence et de l'automystification.
Ils ne demanderont plus à leurs enfants de se
sacri:fier à leur piace.
Lors d'une récente émission de télévisìon, on a
présenté des enfants atteints de neuro-dermatite,
maladie qui se manifeste par des démangeaisons
sur tout le corps. Les spécialistcs invìtés ont
affiné
n à l'unanimìté que c'était incurable. Aucun
n'a évoqué l'éventualité d'une origine psychique
de ce prurit, en dépit du phénomène frappant que
les enfants qui à l'hòpital, se retrouvaient avec des
compagnons d'infortune du meme age voyaient
leur état s'améliorer;? voire, dans certains cas, la
guérison advenir. Ce simple fait m'incita à sup­
poser, en tant que spectatrice, que oes rencontres
donnaient au pctit malade le sentiment réconfor­
tant de n'etre pas le seul etre au monde affilgé de
ce symptome incompréhensible.
Peu après avoir vu cette émission, je fis la
connaissance de Véronique, qui avait contracté
une neuro-dermaùte au cours d'une thérapie et
s'était aperçue, au bout d'un certain temps que
ce sympt6me, précisément, lui permettait de se
dégager de son attachement néfaste à son père.
Véronique, la benjamine de cinq filles, avait été
abusée sexuellement par ses so::.urs, et se sentait
constamment menacée de mort par les explo­
sions de rage de sa mère alcoolique. La fillette se
berçait du vain espoir qu'un jour son père la sau­
verait de cet enfer. Sa vie durant, Véronique avait
idéalisé son père, sans la moindre raison, bien
qu'elle n'eùt aucun souvenir susceptible de confir­
mer la haute opinion qu'elle avait de cet homme.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corps sait ce que la morale ignore 1 49

Il était lui aussi alcoolique, et ne manifestait pas


le moindre intérét pour sa fille . Cependant, Véro­
nique, durant cinquante ans, resta fidèle à ses
illusions. Mais au cours de sa thérapie, elle se mit
à souffrir de fortes démangeaisons sitòt qu'elle
avait affaire à des gens dont elle ne pouva"t se
faire comprendre et de quels elle attcndaìt une
aide.
Elle me raconta que ce phénomène était long­
temps resté pour elle une énigme : pourquoi donc
ces atroces démange-aisons, contre lesquelles elle
ne pouvait rien faire, sinon se gratter furieu­
sement. Dans ce cri de son corps se cachait,
comme il se tiévéla plus tard, sa colère contre
toute sa famille , mais surtout contre son père,
qui n'avait jamais été présent pour elle, auquel
elle avai néanmoins attribuè en imagination u n
ròle d e sauveur pour mieux supporter s a solitude
au milieu de cette famille maltraitante .
Naturellement, le fait d'avoir nourri ce fan­
tasmc pendant cinquante ans augmentait encore
sa colère. Mais Véronique finit par découvrir,
avec raide de sa thérapeute, que ces démangeai­
sons apparaissaient chaque fois qu'elle cherchait
à réprimer un sentiment, et ne lui laissaient
aucun répit jusqu'à ce qu 'elle devienne capable
de l'accepter et de le vivre. Grace à la mise au
jour de ses sentiments, elle finit par s'apercevoir,
de plus en plus clairemem, qu'elle avaìt fantasmé
une image paternelle qui ne reposait sur aucun
fondement Ce meme fantasme imprégnait toutes
ses relations avec des hommes : l'attente que le
père aimé la protège contre sa mère et ses sreurs
et comprenne sa détresse. Bìen entendu, cda

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 50 Notre corps ne rnentjamais

n'arrivait jamais et ne pouvait arriver - pour tout


regard extérièur, cela aurait été évident. Mais
pour Véronique, cette vue réaliste des choses
était totalement inconcevable, elle avait l'impres­
sioa qu'admettre la vérité la forait mourir.
C' est compréhensible, car son corps abritait
Penfant sans prote,ction qui avait besoin, pour
survivre, de fillusion que son père lui vìendrait
en aide. Cependant, la Véronique d'aujourd'hui
peut abandonner cette iUusion_, car elle n'est
plus, comme autrefois_, seule face à son destin.
Dèsormais existe aussi en elle la partie adtùte,
capabJ,e de la protéger, de faire ce que le père n'a
j amais fait : comprendre l'enfant en détresse e la
préserver de l'abus. Elle en a maintenant la
preuve dans sa vie quotidienne puisqu',e.lle a
enfin réussi à ne plus ignorer les besoins de son
corps et à les pr,endre complètement au sérieux.
Au bout d'un certain temps, les accès de prurit
ont diminué,. son corps se bomant à lui signaler
par de légères démangeaisons que l'enfant avait
besoin de son assistance. Bien qu'exerçant, dans
son travail, d'importantes responsabilités, Véro­
nique avait tendance à se lier à des gens qui, au
fond� ne s'intéressaient pas à elle, et à les laisser
la dominer totalement. Cela a duré jusqu'à ce
qu'elle perce à jour le véritable comportement de
son père, et sa façon de vivre a entièrement
changé après la thérapie. Elle a trouvé en son
corps un allié.. qui sait comment lui venir en aide.
C'est exactement ce que doit etre, à mon avìs, le
but de toute thérapie.
Les résultats obtenus dans les cas évoqués ci­
dessus, s,ajoutant aux diverses observations du

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corps sait ce que la morale ignare 151

méme genre que j' ai faites ces dern.ières années,


m'ont amenée à la conclusion que pour qu'une
thérapie ait une issue positive, elle doit mettr,e de
coté l'injonction moralisatrice du Quatrième
Commandement, dont nous avons été impré­
gnés par notre éducarion. Malheureusement, la
morale de la pédagogie nome vient trop souvent
soit prendre les commandes dès le départ, soit
s,immiscer à un moment ou un autre dans le
traitement, parce que le thérapeute ne s'est pas
encore libéré de son emprise. Le Quatrième
Co rnmandement se trouve souvent associé aux
principes de la psychanalyse. Meme lorsque,
pendant un certain temps, on a aidé le client à
admettre enfin la malttaitance dont il a été vie­
ti.me, il s'entendra dire tot ou tard que son père
ou sa mère avaient aussi de bons còtés, qu'ils lui
ont beaucoup donné enfant, et ,qu'adulte il doit
s'efforcer de leur en etre reconnaissant. Ces
propos suffisent à déstabifser à nouveau le client,
car e' estprécisément cet effort qui I' a conduit à
refouler ses perceptions et ses sentiments - par ce
merne mécanisme que Kertész a décrit de façon
si impressionnante dans son livre.
Laura a entrepris une psychothérapie qui lui a
permis, pour la pr,emière fois, de lever le masque,
de déceler que sa dureté était artificielle et de se
confier à quelqu'un qui l'a aidée à trouver Paccès
à ses sentiments, et aussi à se rappeler combien,
dans son en fance, elle a eu soif de çhaleur et de
tendresse. La froideur de sa mère l'avait poussée
à chercher, tout com.me Véronique, le salut
auprès de son père. A la di.fférence de celui de
Véronique, il s'intéressait à sa fille et jouait par-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 52 Notre corps ne ment jamai·s

fois avec elle, ce qui alimentait s,es espoirs. Tou­


tefois, bien que parfaitement au courant des bru­
talités de sa femme le père de Laura laissait la
peti.te entre ses mains, ne faisait rien pour la pro­
téger et ne prenait pas ses responsabilités à son
égard. Le pire, m'écrivait Laura, était qu,il avait
éveillé en elle un amour qu'en fait il ne méritait
pas. Cet amour, la jeune femme l'a conservé
jusqu,à ce qu,elle contraete une maladie grave
dont elle chercha à comprendre le sens avec
l'aide de son thérapeute. Gelui-d, dans une pre­
mière phase, lui apporta beaucoup, lui permit
d'abattre le mur dressé en elle. Mais ensuite, il se
mir, de plus en plus, à en édifier un autre, et ce à
partir du moment où Laura commença à soup­
çonner son père d'inceste. Il p arla soudain des
désirs redipiens de l'enfant, et ainsi l'embrouilla
comme ravait fait son père. Il la sacrifia sur
I'autel de sa propre faiblesse et de ses souvenirs
personnels refoulés. Au lieu de lui offrir eempa­
thie d'un t!émoin lucide, il lui présenta la théorie
analytique.
Laura, qui avait beaucoup lu, perça à jour la
manceuvre de fuite du thérapeute, mais comme
sa relation avec son père n'avait pas été dénouée,
elle reproduisit avec lui le meme modèle. Elle
continua à etre reconna ssante aux deux hommes
·

de ce qu'ils lui avaient apporté, se conformant


par là à la morale traditionnelle et dans les deux
cas, fut incapable de se dégager de son attache­
ment infantile. De sorte que ses symptòmes per­
sistèrent, en dépit de la thérapie primale et çor­
porelle qu' elle suivit ultérieurement. La victoir1e
semblait rester à la morale, à laquelle les per-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corys saìt ce que la morak ignore 1 53

sonnes supposées l 'aider avaient sacrifié son his­


toire et sa souffranc e. Mais elle réussit finale­
ment, dans le cadre d,une thérapie de groupe, à
se débarrasser de sa gratirude infondée, à perce­
voir, avec toutes leurs conséquences, les carenoes
de son père dans son enfance, et à se rendre
compte qu'il lui appartenait à p�ésent de gérer sa
vie.
Dè lors, ayant accédé à sa vérité, elle a littéra­
lement mené une nouvelle vie, où s'est épanouie
sa créativité. Elle savait à prèsent qu'elle ne cou­
rait plus aucun danger en s,avouant que son père
était simplement un pauvre type, qui ne lui énùt
jamais venu en aìde parce qu'il n�en avait pas
envie et avait besoin de se décharger sur elle de
ses propres blessures pour ne j amais les ressentir.
Le corps de Laura se trouva manifestem,ent
apaisé par cene prise de conscience, car la
tumeur que les médecins voulaìent absolument
opèrer régressa rapidement.
Dans l'une de ses précédentes thérapies, on lui
avait proposé la méthode de la visualisation, qui à
I' époque éveilla en elle de grands espoirs.
Lorsqu'elle réussit un jour à évoquer une scène
remontant à ses di.x-sept ans1 où ce père qu'elle
idéalisait, en proie à une crise de jalousie, la roua
de coups� sa thérapeute lui demanda de se le
représenter maintenant en papa gentil et de rem­
placer l'image négative par une bonne. Cela aida
effectivement Laura à continuer, pendant quelques
années encore, à idéaliser son père. Pendant ce
temps-là, son fibrome grossissait - jusqu'au
moment où elle se décida à affronter la vérité que
lui désignaient ses véritables souvenirs .

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1 54 Notre corps ne ment jamais

Diverses méthodes de psychothérapie emploient


ce genre de techniques pour faire passer, selon la
formule consacrée, des sentiments du négatif au
positif. Cette manipulation aboutit d'ordinaire à
un renforcement du refoulement qui, d epuis son
plus age, permettait au client d'échapper à la
douleur que lui causerait sa vérité (dont ses émo­
tions réelles fournissaient un indice) . Les succès
dont peuvent se prévaloir ces techniques ne sont
donc que de courte durée, et d'une nature très
problématique. Car l'émotion négative initiale
constitue un important signal du corps. Si I' on
ignare son message, il devra en envoyer de nou­
veaux pour se faire entendre.
Les sentiments positifs provoqués artificiel­
lemcnt, non seulement se révèlent de courte
durée, mais nous enlisent dans l'état d'enfant,
avec ses attentes qui conduisent à imaginer
qu'un jour nos parents montreront uniquement
leurs bons còtés, qu'il ne nous faut jamais res­
sentir de la colère ou de la peur à leur égard. Or
c'est précisément de ces attentes infantiles et
illusoìres que nous devons (et pouvons) nous
délivrer si nous voulons devenir adultes et vivre
dans notte réalité d'aujourd'hui. Cela implique
également de nous autoriser à vivre nos émo­
tions dites négati:ves et de parvenir à les trans­
former en senti.ments porteurs de sens, puisque
au lieu de chercher à les éliminer le plus vite pos­
siblc, à présent nous déchiffrons leurs véritables
causes. Les émotions vécues ne durent pas éter­
nellement (elles sont néanmoins capables, en ce
court laps de temps, de libérer des énergies bloM
quées) . Elles ne se fixent dans le corps que
lorsqu'elles sont bannies.

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Le corps sait ce que la morale ignare 1 55

Des massages relaxants et toutes sortes de thé­


rapies corporelles peuvent apporter tempo:rai­
rement un grand soulagement, en libérant les
muscles et les tissus conjonctifs de la pression
des é:motions refoulées, en diminuant les ten­
sions, ce qui permet d'apaiser la douleur. Mais
cette pression peut resurgir plus tard si les
sources de ces émotions doivent demeurer igno­
:rées parce que la peur du chatiment du petit
,enfant reste encore très vivace en nous, et que,
par oonséquent, nous craignons de fàcher les
parents ou leurs substituts.
Les exercices, si souvent conseillés, de 4 défou­
lement » consistant à se purger de sa colère, par
exempk en tapant sur des coussins ou sur un
punching-ball, se révèlent ,eux aussi d1une effìca­
cìté douteuse tant que I on s'astreint à épargner
les personnes à lorigine de cette colère. Laura a
pratiqué nombre de ces exercices, avec des résul­
tats toujours temporaires. C'est seukment lors­
qu,elle a été prete à percevoir toute l'étendue de
hl déception que lui causait son p ère et à res­
sentir non seulement de la rage, mais aussi sa
souffrance et sa peur,. que son utérus s'est,
comme de lui-meme, délivré de son importune
tumeur.

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III

LE CORPS NE SE NOURRIT PAS


QUE DE PAIN
Un cas d'anorexie

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INTRODUCTION

.- Parce .queje n 'ai pas trouvé d'aliment


qui· me plaise.
Si j'en a·vais trouvé, crois-moi, je
n 'aurais pas fait de manières et je me
serais rempli la panse comme toi et tcus
!es (ll..ttres. »

Franz Kafka, Un champion de jeune

Le traitement de l'anorexie est le domaine où


la morale célèbre ses plus grands triomphes. Il
est presque de règle que Pon y ren:force les sen­
timents de culpabilité par des exhortations, plus
ou moins directes, du g·enre : <1 Mais vois donc
comme ru rends tes p.arents malheureux, com­
bien tu les fais souffrir ! ,> Son message premier
- le sens du refus de s'alimenter - est id totale­
ment ignoré. Or 'anorexie est un exemple frap­
pant de la manière dont le corps tire un signal
d'alarme, avertit le malade de sa vérité.
Beaucoup d'anorexiques pensent : « Je dois
aimer et honorer mes parents, tout leur par­
donner, les comprendre, avoir des pensées posi­
tives, apprendre à oublier. Je dois fafoe ceci et

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1 60 Notre corps ne mentjamais

cela, et ne dois en aucun cas montrer ma


détresse. }>
Mais alors va se poser la question : est-ce que
j ' existe encore si j,e m,efforce de supprimer mes
sentiments et m'interdis de savoir oe que j 'éprouve
et veux vraimen , ce dont ; 'ai réellement besoin,
et pourquoi ? Je peux certes exiger de moi de
hautes performances, dans mon travail, dans le
domaine sportif, dans ma vie quotidienne. Mais
si je me diete des sentiments (avec ou sans
recours à lalcool, à la drogue ou à des produits
pharmaceutiques) , je me retrouverai tot ou tard
confrontée aux conséquences de cette automys­
tification . De mon moi ne restera qu'un masque
et je ne saurai rneme plus qui je suis vraiment.
Car la sourc.e de ce savoir se trouve dans mes
vrais sentiments, en accord avec mes expériences.
Et le gardien de celles-ci, c'est mon corps, sa
mémoire.
Nous ne pouvons pas nous aimer_, nous res­
pecter, nous comprendre sì nous ignorons les
m.essages de nos émotions, ce que, par exemple,
veut nous dire la colère. Pourtant, toute une sérìe
de mesures et de techniqu es « thérapeutiques »
ont pour but la manipulation de ces émotions.
On nous indique do cteme n t comment stopper
le ,chagrin et générer du plaisir. Des personnes
souffrant de gravissimes symptòmes physiques
se press,ent dans les cliniques où l'on dispense ce
g,enre de conseils, dans l'espoir de parveni:r ainsi
à se ltòérer de leur torturante rancreur contre
eurs parents.
Cela peut réussir momentanément et leur
apporter un soulagement, ·Car ces bons résultats
leur vaudront l'approbation de leur thérapeute.

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Le corps ne se nourrù pas que de pain 161

Ils se sentiront alors acceptés et aimés - çomme


un enfant sage qui se plie aux méthodes édu­
catives de sa mère. Mais au bout d'un certain
temps, le corps va signaler par une rechute qu'il
n'a pas été écouté.
On assiste au meme genre d'errements dans
Fapproche des symptòmes des enfants hyper­
actifs. Comment veut-on les intégrer dans la
famille si on considère, par exemple, que leur
trouble est d'ordre génétique, ou encore qu'il
s'agit de graves écarts de conduite dont il faut
venir à bout par de strictes mesures éducatives ?
Vune et l'autre interprétation passent à còté des
vraies causes de ragìtation des enfants. Mais si
nous sommes prets à voir que ces émotions ont
leur source dans la réalité, sont des réactions à
des carences� des mauvais tra'tements ou, plus
précisément, à l'absence d''une communication
nutritive, nous ne verrons plus en eux des petits
diables turbulents, mais des enfants qu· souffrent
et n'ont pas le droit de savoir pourquoi.
Si nous sommes autorisés à lever le voile, nous
pour.rons nous venir en aide, et à eux aussi . Peut­
etre les uns comme les autres, petits et grands,
craignons-nous moins nos émotions, la douleur,.
la peur, la colère que la révélation de ce que nos
parents nous ont inftigé.
La plupart des thérapeutes adhèrent au devoir
(moral) de s'abstenir, en toutes circonstances,
d'accuser les parents. Seulement, cela conduit à
ignorer délibérément l es causes d'unt: malactie et,
par voie de conséquence, 1es possibilités de trai­
tement. Les neurosciences ont mis en évidence,
voilà déjà quelques années, que le manque, dans
les premiers mois et jusqu'à la troisième année

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 62 Notre corps ne ment jamais

de la vie, d'une bonne et sécurisante relation avec


la mère laisse des ttaçes décisives dans le cerveau
et enttaine des troubles importants. Il serait grand
temps que les thérapeutes en formation soient
informés de ces découvertes. L'infiuence nocive
de leur éducation traditionnelle s 'en trouverait
peut-etre quelque peu auénuée. C'est souvent, en
effet} notre mode d'éd.ucation - que j'ai. désigné
sous le nom de pédagogie noire - qui nous a
interdi de remettte en questi.on les agìssements
de nos parents. La morale conventionnelle,. les
prescriptions religieuses, sans compter certaines
théories psychanalytiques, contribuent à ce que
m�me certains pédothérapeutes hésitent à mettre
en cause daìrement la responsabilité des parents.
Ils craignent que les sentiments de culpabilité qui
pourraient en découler ne nuisent à l'enfant.
Je suis convaincue du contraire. Dir,e la vérité
peut aussi avoir une fonction d'éveil du moment
que l'on assure un accompagnement. Le théra­
peute ne peut, cela va de s,oi, çhanger les parents
de l'enfant « perturbé », mais il peut grandement
contribuer à l'amélioration de leurs relations
avec leur fils ou leur fille s,il leur transmet les
connaissances nécessaires. Il leur ouvrira par
exemple l'acçès à un nouveau vécu en leur expli­
quant ce qu signifie une conununication nut'rz"­
tive et en les aidant à la pratiquer. Dans bien des
cas, les parents ne la rcfuscnt pas à leur enfant
intentionnellement mais parce qu'eux-memes
n' ont p.as rei,:u. dans leurs jeunes années ce témoi­
gnage d>attenti.on et ne savent meme pas qu'il
existe. Ils peuvent apprendre avec leur enfant
cet art de la communication signifiante, mais à
condition que celui-ci n'ait plus peur, c'est-à-dire

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corps ne se nourrfr pas que de pain 1 63

bénéficie du complet soutien de son thérapeute,


libéré de la pédagogie noire.
Aveç l'assistance ct>un témoin lucide - en la
personne du thérapeute -, un enfant hyperactif
ou souffrant de quelque autre trouble peut ètre
encouragé à sentir son inquiétude au lieu de la
mettre en acte, et à faire connaitre ses sentiments
à ses parents en les verbalisant au lieu de les
craindre et de les déconnecter. Les parents
apprennent ainsi de leur enfant que l 'on peut
éprouver des sentiments sans avoir à redouter
une catastrophe et qu'au contraire on y puisera
souvent de la force_, avec la cr·éation d'une
confìance mutuelle.
Je connais une mère qui, en fai4 doit à son
enfant d'avoir réussi à se libérer de son attache­
ment destructeur à ses propres parents. Elle avait
beau suivre une thérapie depuis des années, ene
s'efforçait obstinémenc de voir les bons còtés de
ses parents, qui l'avaient grav·ement maltraitée
dan son enfance. Elle souffrait beaucoup de
l'hyperactivité et des explosions d'agressivité de
sa peti.te fille, qui était sous traitement méd.ical
depuis sa naissance. Les années s'écoulaient
mais la situation demeurait inchangée : elle
emmenaìt son enfant chez le médedn, lui faisait
prcndre les médìcaments prescrìts et se rendait
régulièrement à ses propres séances de psycho­
thérapie. Quant à ses parents, elle n'avait abso­
lument pas conscìence qu'ils pouvaient ètre à
l'origine de ses souffranoes et elle les irnputait
uniquement à sa fille . Jusqu'au jour où finale­
ment, auprès d'un nouveau thémpeute, le verrou
sauta, et elle put enfin donner libre cours à sa
colère contre ses parents, contenue depuis trente

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1 64 Not1·e corps ne mentjamais

ans. Alors survìnt un miracle qui en réalité n'en


était pas u n : en l'espace de quelques jours, sa
tille commença à jouer normalement, ses
symptòmes di sp aruren t, elle se mit à poser des
questions et obtint des réponses claires. C,était
comme si la mère émergeait d'un épaìs brouil­
lard et, après tout ce temps, devenait enfin
capable de percevoir son enfant. Si l'on n'en faìt
pas la cible de ses projections, un enfant peut
jouer tranquillement n'a pas besoin de s,agiter
connne un diable. Il n1a plus, ,en effet, la mission
impossible de sauver sa mère ou du moìns, à tra­
vers ses « trou ble s », de lui servir d'exutoire.
La véritable communication repose sur des
faits, .elle permet d'échanger sentiments et pen­
sées. En revanche la communication fallacieuse
repose sur la déformation des faits et la mise en
accusation d'autrui pour évacuer nos émotions
indésirables, lesquelles, en réalité, concement les
parents. La pédagogie noire n'a longtemps connu
que ce type de rapports dévoyé. Cette forme de
manipulation était encore omniprésente il y a
peu, mais il existe évidemment des exceptions,
comme en atteste l'exemple suivant.
Marìe, sept ans, refuse d'aller à l'école parce
,que l'institutrice l'a battue. Sa mère} Flora, est
désespérée, elle ne peut tout de meme pas l'y
tra1ner de force. Elle n'a jamais été battue. Elle va
voir finstitutrice et lui demande de présenter ses
excuses à l'enfant. La dam,e se hérisse : Où irions­
nous si le rnaitre devait s'excuser auprès de
l'élève ? La perite Marie, affirme-t-elle, a mérité
les coups parce qu'elle ne ra pas écoutée quand
elle lui a fait une réfiexion. Flora répond ·cal­
mernent : (i Un enfant qui, à un moment donné,

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Le corps ne se nourrit pas que de pain 1 65

ne vous écoute pas, a peut-etre déjà peur de


votre voix ou de l'expression de votre vi sage Le
.

battre n'aboutira qu'à augmenter sa peur. Au


lieu de la frapper, vous devriez lui parler.> gagner
sa confiance et, de cette manière, apaiser sa ten­
sion et son angoisse. »
Soudain, les yeux dc l'instiru trice s'emplissent
de lannes, elle se recroqueville sur sa chaise et
murmure : « Dans mon enfance, je n'ai connu
que les coups, personne ne me parlait. J'entends
encore ma mère hurler : "Tu ne m'écoutes
j amais, qu 'e st c e que je vais faire de toi ?" »
-

Flora est bouleversée. Elle est venue avec


l 'intention de dire que les chàtiments corporels à
l'école sont interdits depuis longtemps et qu'elle
va porter plainte. Et voici qu 'elle se trouve
d vant un étrc humain vulnérable . Finalement,
les deux femmes réftéchissent ensemble aux
moyens de rendrc confiance à la petite Marie.
'institutrice propose à présent d'elle-meme de
s'excuser aup rès de I enfant, ce qu'elle fait peu
après. Elle lui expli que qu'elle n 'a plus rien à
craindre car de toute manière il est interdit de
battre le élèves et qu'elle a commis un acte
répréhensible. Marie était donc parfaitement en
droit de se plaindre, car meme aux professeurs,
il pcut arriver de mal agir.
Depuis, Marie va de nouveau à l'école ave c
plaisir, elle s'est meme prise de sympathie pour
cette femme qui a eu le courage de reconnaitre
sa faute. La p e ti te a sans doute bien retenu que

Ics émotions des grandes personnes dépendent


de leur propre histoire et non du comportement
des enfants. Et ceux-ci n'ont pas à se sentir cou­
pables lorsque leur conduite et leur impuissance

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 66 Notre corps ne ment famais

déclenchent des émotions fortes en radulte.


Meme si ce dernier essai.e de leur en imputer la
faute (� je t'ai battu(e) parce que tu ») .
. . .

À la différence de beaucoup de gens> un


enfant qui a vécu I' expérience de Marie ne se
sentita pas responsable des émotions d'autrui,
mais uniquement des siennes.

Le journal fictif d'Anita Fink

Je reçois un grand nombre de lettres et de


journaux intimes, parmi lesquels beaucoup por­
tent témoignage de cruelles maltraitances subies
dans l'enfance. Plus rarement sont évoquées les
thérapies qui ont penms à l'auteur des écrits en
question de liquider les séquelles des trauma­
tismes de son enfance. Certains de mes corres­
pondants me prient de re,ndre compte de leur
histoire� mais généralement ; )hésite à le faire, car
fignore si_, dans quelques années, l'intéressé aura
toujours envie de se reconnaitre dans un livre.
Mais, dans l'un de ces cas fai pris le parti
d'écrire une fiction qui repos.e sur des faits
authentiques. Une jeune femme, que je nomme
Anita Fink, décrit ìci le déroulement de la thé­
rapie qui l'a aidée à se libérer de son anorexie -
un problème de santé panni les plus graves. Je
sais qu'un grand nombre de gens portent en eux
des souffrances de meme origine, mais n'ont pas
eu la chance de trou.ver un traitement qui a
réussi.
De façon générale, meme parmi les médecins,
on ne conteste plus aujourd'hui que l'anorexie

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Le corps ne se nourrit pas que de pain 1 67

est une affection psychosomatique, que le psy­


chisme est « concerné » quand une personne (le
plus souvent jeune) maigrit au point de mettre sa
vie en danger. Mais, la plupart du temps, on ne
parviendra à éclairer I' état p sychique de ces
malades que d'une lumière diffuse. C'est encore,
à mon avis, dans le souci de ne pas transgresser
le Quatrième Commandement.
fai déjà évoqué ce problème dans Libres de
savoir, mais je me suis limitée, en l 'o ccurrence, à
m'élever contre les pratiques médicales en usage,
qui se fixent pour but la prise de poids et laissent
dans eombre les causes de la maladie. Je ne
poursuivrai pas ici ceue polémique, préférant
illustrer par l'histoire d'une jeune femme les
facteurs psychlques menant à l'anorexie et ceux
qui permettent d'en venir à bout.
Le <t champion de jeune 1> de Kafka explique à
la fin de sa vie qu'il a cessé de se nourrir p arc e
qu'il n'a pu trouver d'aliment qui lui plaise. Anita
aurait pu prononcer cette meme phrase, mais
seulement après sa guérison, car c'es.t à ce
moment qu'elle a su quelle était la nourriture
dont elle avait besoin, dont elle manqu ait depuis
l'enfance et qu'elle recherchait : la véritable com­
munìcatìon émotionnelle, sans mensonges, sans
pseudo-« souds », sans sentiments de culpabilité
ni reproch es , sans mises en garde, sans croque­
mitaine, sans projections. Une communication
semblable à celle qui, lorsque les conditions sont
favorable s, peut s'ét.ablir entre une mère et son
enfant désiré. Lorsque cet échange n'a pas eu
lieu, que le petit ·étre a été abreuvé de men­
s o nges , que les mots et les gestes ont uniquement
servi à maquiller le rejet, la haine, le dégout,

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1 68 Notre cotps ne mentjamais

raversion, alors renfant se refuse à profiter de


cette « nourriture », s>en détourne et peut, plus
tard, devenir anorexique, sans savoir de quel ali­
ment il a besoin. Il n'en a pas l 'expérience et ne
sait donc p as qu 'il existe.
L'adulte peut certes en avoir un vague pres­
sentiment et se prédpiter dans des orgies ali­
mentaires, s'empiffrer, au petit bonheur, de tout
et n'importe quoì, dans sa quete de ce dont il a
besoin mais qu'il ne com1ait pas. Il devient ainsi
boulimique. Il ne veut pas renoncer, il veut
manger, manger sans fin, sans aucune restric­
tion . Mais comrne, à I'instar de I anorexique, il
ignore ce dont il a besoin il n'est jamais rassasié.
Il veut erre libre, avoir le droit de tout manger, ne
se plier à aucune contraime, mais, en réalité vit
sous le joug de ses orgies alimentaires. Pour s'en
libérer, il lui faudrait pouvoir parler de ses senti­
ments à quelqu' un, se sentir enfin écouté, com­
pris, pris au sérieux, réaliser qu'il n,a plus besoin
de se cacher. Alors, il saurait enfin quel aliment: il
a cherché toute sa vie.
Le champion de jet1ne de Kafka n'a pas
trouvé cet ali.qient, car Kafka lui-méme ignorait
de quo· il s'agissait, faute d'avoir connu la véri­
table communication dans son enfance . Mais il
souffrait indiciblement de ce manque et ses
ouvrages Le Chateau� Le Pt'Ocès, La Métamor­
-

phose ne décrivent rien d'autre que des com­


-

munications tronquées . Dans ljoutes ses his­


toires> les questions ne sont j amais. écoutées :
dans les réponses, tout est étrangement déformé,
l 'individu se sent totalement isolé, incapable de
se faire entendre.

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Le carps ne se nourrit pas que de pain 69

Anita Fink a longtemps partagé le m�me sort.


L'origine de ses troubles résidait dans son aspi­
ration, jamais e aucée, à un véritable contact
avec ses parents et ses partenaires. En s'affa­
mant, dle manifestait ce manque et la guérison
devint possible lorsque la jeune fille put ·constater
par expérience qu'il existait des gens désireux de
la comprendre. En septembre 1 997, après avoir
été hospitalisée, Anita, alors agée de seize ans,
commença à écrire son journal.

Ds on réussi, fai pris du poids et dans mon


creur est né un peu d'espoir. Non, ce n'est pas
eux qui ont réussi, dès le début ils m'ont tapé
sur ks nerfs, dans cet horrible hosto c'était
encore pire qu'à la maison : tu dois ci et tu dois
ça, tu ne peux pas ceci et pas cela, qu'est-ce
que tu t'imagines, pour qui te prends-ru, nous
sommes là pour t'aider, mais il faut que tu y
croies et nous obéisses, sinon personne ne
pourra rien pour to.i. Merde alors, qu'est-ce qui
vous permet tant d,arrogance ? Comment pour­
rai-je guérir sì je m plie à votre tupide régle­
mentation et fonctionne comme une pièce de
votre machine ? Ce serait ma mort et je ne veux
pas mour:i.r ! Vous affirmez que si, mais e' est un
mensonge, c'est débile. Je veux vivre, mais pas
comme on me le prescrit, c'est alors que ;,e
serais en danger de mort. Je veux vivre en étant
la personne que je suis. Mais on ne me laisse
pas. Personne ne me le permet. Tout le monde
a dcs projcts pour moi. Ils veulent décider pour
moì et étouffent ma vie. raurais voulu k leur
dire, mais comment ? Comment peut-on dire
une chose pareille à des gens qui viennent dans
cet établissement s'acquitter de leur corvée, ne

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 70 Notre corps ne ment jamais

veulent, dans leurs comptes-rendus, faire état


que de leurs succès e{l Anita, tu as déjà mangé la
moìtié de ton petit pam ? ìl) et, le soir se réjouis­
sent de quiner enfin les squelettes et de rentrer à
la maison écouter de la bonne musique.
Personne ne veut m'écouter. Le gentil doc­
teur fait mine d'etre venu me voir dans ce seul
but, mais ses véritables intentions semblent
toutes différentes, ça transparait nettement dans
sa façon de me prodiguer de bonnes paroles, de
vouloir me donner goùt à la vie ecomment fait­
on ça ?) de m'expliquer qu'ici tout ìe monde
veut m'aider, que mon état de santé s'amélio­
rera surement si je prends confiance. Eh oui, on
me révèle, ici, que j e suis malade parce que je
ne fais confiance à personne ! Puis il regarde sa
montre et pense probablement à la brillante
conférence qu'il pourra donncr ce soir, au
séminaire, sur mon cas : il a trouvé la dé de
l'anorexie, c'est la confiance. Qu'avaìs-tu en
tete, espèce d'imbécile, en me pr�chant la
con:fiance ? Ils me la prechent tous, mais ne la
mérìtent pas ! Tu fais semblant de m'écouter,
mais en réalité tu veux wùquement m'en impo­
ser, me plaire, m'éblouir ; tu veux que je
t'admire et par-dessus le marché, ce soir, au
sèminaire, tirer profit de moi, raconter à tes
confrères a.vec quelle habileté tu sais amener
une fille intelligente à faire confianoe.
Tu es vaniteux comme un paon, mais moi, je
vois enfin dair dans ton jeu, je ne marche plus.
Si je vais mieux, ce n'est pas à toi que je le dois,
mais à ìna, la femme de ménage portugaisc,
qui parfois, le soìr, est restée auprès de moi et
m'a vraiment écoutée, a critiqué le oomporte­
ment de ma famille alors que moi je ne l'osais
pas encore, et m'a permis ainsi de m'en indi-

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Le corps ne se nourrit pas que de pain 171

gner. Gr:ace aux réactions de ina à ce que je


lui racontais, fai commencé à réaliser et à res­
sentir l'atmosphère dans laquelle j avais grandi,
'

la froideur de mes parents e ma solirude,


l'absence totale de contacts hurnains. Où pour ­

rais-je puiser de la confiance ? Ce sont mes


conversations avec ina, et elles seules, qui
m'ont ouvert l'appétit, et je me suis mise à
mang,er. favais appris que la vie avait quelque
chose à m'offrir - une vraie communication, ce
dont je revais depuis toujours. On m'avait
obligée à abs,o rber une nourrìture dont je ne
voulais pas parce qu'eUe n'en était pas une,
mais juste la froideur, la betise et l'angoisse de
ma mèrc. Par mon anorexie, je fuyais cene
nourrituce empoisonnée, je sauvais ma vie,
mon besoin de chaleur, de compréhension, de
paroles et d'échanges. Il y a, de par le monde,
d'autrcs Nina, ce que je recherche existe. A
présent j'en suis sfue. Simplement, pendan
toutes ces années, il m'avait été ìnterdit de le
savoir.
Avant de rencontrer Nina, j'ignorais qu,il
existe des gens différents de oeux de ma famille
et mon école. Ils me paraissaient tous si nor­
maux et pour moi .inaccessibles. Pour eux tous,
rétais bizarre, incompréhensible> Je vilain petit
canard. Nina_, elle> ne me trouvait pas du tout
bizarre lei, en Allemagne, elle fait des
.

ménages> mais au Portugal. elle avait com­


mencé des études. Elle a du les interrompre
pour des raisons financières, parce que, peu
après son bac elle a perdu son pèrc et a été
obli:gée de travailler. Quoi qu'i[ en soit, elle a
su me comprendre. Pas parce qu'elle a été à
l'Université, ça n)a rien à voir. Mais elle m'a
bea uco up parlé d'une de ses cousines, qui,

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 72 Notr.e corps ne ment jamais

pendant son enfance_, l'écoutait et la prenait au


sérieux:. Aujourd'hui, elle est capable d'en
faire autant pour mo i , sans le moindre effort et
sans aucun problème. Pour elle, je ne suis pas
une étrangère, bien qu'elle ait grandi au Por­
tugal et moi en Allemagne. N'est-ce pas stu­
péfiant ? Et moi, ici, dans mon pays, je me
sens étrangère, parfois mème considérée
comme une lépreuse, uniquement parce que je
ne veux pas ètre ni devenir la femme que ron
veut faire de mci.
Je le démontre par mon anorexie. Regardez­
moi ! Mon aspect vous répugne ? Tant mieux,
ça vous force à voir qu'il y a un problème, ou
chez moi ou chez vous . Vous détournez les
yeux, vous pensez quc je su is folle. ça me fait
mal, bien stlr, mais etre des vòtres serait bien
pire . Si ìe suis folle, c' cst à ma manière : je me
suis écartée de vous parce que je refuse de
m'adapter à vous et de trahir mo n etre. Je veux
savoir qui je suis, pour quoi je suis venue au
monde> pourquoi à cette époque, pourquoi en
Allem agne du Sud, pourquoi dans cette familleèl
a ec des parents qui ne comprennent rien à
mon caractère et ne peuvenr m'acoepter. Qu'est­
ce quc je fiche sur cette terre ?
Depuis rnes conversations avec Nina, j'aì le
bonheur de n'avoir p lus à cachet tou tes ces
questions derrìère 1 1anorexie. Je veux chercher
une voie qui me p ermette de trouver des
réponses à mes interrogations et de vivre en
acoord avec moi -mcme.

3 novembre 1 997

Je suis sorti.e de rhopìtal, ayant atteint le


poids minimum requis . Ils n'cn demandent pas

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Le corps ne se nourrit pas que de pain 1 73

plus. En dehors de moi et de Nina, personne


ne sait le pourquoi de la chose. Ces gens sont
convaincus que leur programme alimentaire
est à l'origine de l'amélioration, comme ils
disent de mon état. Tant mieux pour eux . . .
Moì> en tout cas je suis contente d'etre dehors.
Mais maintcnant ? Il faut que je me cherche
une chambre, je ne veux pas rester à la maison.
Maman se fait de la bile comme toujours. Elle
a mis toute sa vitalité dans ses inquiétudes
pour moi> qui me tapent sur les nerfs. Si elle
continue comme ça, je crains d'ctrc obligée de
recommencer à ne pas manger. La façon dont
elle me parie me coupe l'appétit. Je sens son
angoisse, je voudrais l'aider, et manger pour
qu'cllc cessc de trembler que je re-maigrisse,
mais je ne supporterai pas longtemps toute
cette comédie. Je ne vais quand meme pas
manger pour que ma mère n'ait pas peur que
je perde du poids ! Je veux manger par plaisir.
Mais la manière dont elle se comporte envers
moi me gache tout, ce plaisir-là comme les
autres. Systématiquement. Quand je veux voir
Monique, elle me dit qu'elle est sous l'in­
ftuence de drogués. Quand je passe un coup de
fil à Klaus, elle dit que c'est un courcur et qu'il
lui parait louche. Quand je parie à Tante Anne,
je vois qu'elle est jalouse parce que je suis plus
expansive avec sa sreur qu'avec elle. J'ai le sen­
timent de devoir régler et ratatiner ma vie pour
éviter à ma mère de flipper pour qu'elle se
sente bien et que moi, finalement, je n'existe
plus. Que serait-ce d'autre> en fait> qu'une
anorexie psychologique ? Maigrir psychique­
ment au point qu'il ne reste plus rien de vous
afin de tranquilliser Maman et qu'elle n ait
plus peur ?

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1 74 Notre corps ne mentjamais

20 janvier 1 998

J'ai loué une chambre. Je suis encore tout


étonnée que mes parents me l'aient pennis. ça
n'a pas été sans résistance, mais avec l'aide de
Thnte Arme j 'ai réussi à avoir gain de cause. Au
début, fétais tout heureuse d'avoir enfin la
paix, de ne plus avoir maman sur le dos du
matin au soir, d'organiser moi-meme mon
emploi du temps. J'étais vrairnent heureuse,
mais ça n'a pas duré 1ongtemps. Subitement, je
me suis mise à ne plus supporter ma solitude,
l'indifférence de ma logeuse me paraissait
encore pire que la permanente tutelle de
maman. favais si Jongtemps aspiré à la liberté,
et maintenant que je l'avais, elle m'effrayait.
Que je mange ou pas, quoi et à quelle heure,
ma logeuse, Mme Kort.) s'en fiche éperdumen�
et ccttc indifférence m'était prcsque insuppor­
table. Je m'accablais de reprocbes : que veux-tu
en réalité ? Au fond, toi-m�me tu ne le sais pas.
Si on s'intéresse à ton comportement alitnen­
taire, ça t'agace, et si on ne le fait pas, il te
manque quelque chose. Il est difficile de venir à
ta rencontre parce que tu ne sais pas ce que tu
veux.
fai ret umé tout ça dans ma tCte pendant
une demi-heure. Puis j'ai soudain entendu la
voix de mes parents - elle ré ·onnait encore à
mcs oreilles. Et je m'interrogeais : avaient-ils
donc raison, est-il exact que je ne sais pas ce
que je veux ?
lei, dans cene chambre vide où personne ne
me dérangeait, ne m'empechait de dire ce que,
du fond du creur, je souh aite vraiment, où per­
sonnc ne m'interrompt, ne me critique et ne
mc déstabilise, j'ai essayé de découvrir ce que je
rcsscns vraimcnt, ce dont j'ai besoin . Mais au

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Le corps ne se nourrit pas que de paz'n 1 75

début, je ne trouvais pas les mots. favais la


gorge nouée, mes y,eux se sont remplis de
larmes et j'ai éclaté en sanglots. C'est seulement
après .avoir pleuré un long mornent que la
réponse est venue, coflllne d'elle-meme : tout
ce que je veux, c'est qu'on m'écoute, me
prenne au sérieux, cesse de vouloir me dicter
constarnment ma conduite, de me critiquer, de
me r,ejeter. Je voudrais me sentir aussi libre avec
vous, Papa et Maman, qu'avec ina. Elle ne
m'a jamais dit que je ne sais pas ce que je veux.
Et d'ailleurs, en sa présence, je le savais. Mais
votre façon de me faire la leçon m'intimide, me
bloque. Du coup, je ne sais pas oomment
m'exprimer, ni comment je devrais etre pour
que vous soyez contents de moi, pour que vous
pwssiez m'aimer. Et si je réussis ce tour de
force, ce que je reçevrai, sera-ce vraim.ent de
l'amour ?

1 4 février 1 998

Lorsque je vois à la télévision des parents


huder de joìe parce que leur enfant a remporté
une médaiUe d'or aux Jeux olympiques, je fris­
sonne et me demande : qw donc ont-ils aimé
pendant vingt ans ? Le garçon qui a investi
toutes ses forces dans son entramernent pour
vivre enfin le moment où ses parents seront
fiers de lui ? Mais se sent-il vraiment aimé ?
Seraient-ils pleins de cene ambition insensée
s'ils l'aimaìent éellement, et lui, aurait-il trouvé
si néçessaire de reoev:oir une médaille d'or s'il
était sfu de l'arnour de ses parents ? Qui donc
aimaient-ils ? Le médaillé d'or ou leur enfant,
qui a peut�tre souffert d'un manque d'amour ?
fai vu à la télévision l'un de ces champions

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1 76 Notre corps ne mentjamai's

foncire en larmes, avec des spasmes de tout son


corps, à l'instant où il a appris sa victoire. Ce
n'étaient pas des larmes de joie, on le sentait
convulsé de douleur - mais lui n'en était sans
doute pas conscient.

5 roars 1 998

Je ne veux pas etre telle que vous me voulez.


Mais je n'ai pas encore le courage d'etre telle
que je le voudrais, car je souffre toujours de
votre rejet et de la solitude que je ress,ens auprès
de vous. Mais ne suis-je pas tout aussi seule
quand je m'efforce de vous plaire ? Car c'est
trahir mon moi. Quand, il y a quinze jours,
Maman est tombée mal.ade et a eu besoin de
mon aide, fai été presque contente d'avoir un
prétexte pour r,entrer à la maison . Mais très vite
je n'ai plus supporté sa façon de s'occuper de
moi. Je ne peux m;cmp<.kher d'y voir toujours
de rhypocrisie. Elle prétend veiller sur moi, et
ainsi me devient indispensable. Je vis cela
comme une tentative de séduction, elle essaie
de me faire croire qu'elle m'aime, mais si c'était
le cas, ne senti.rais-je pas cet amour ? Je ne suis
tout de meme pas tordue, quand quelqu'un a
de l'affection pour moi, me laisse parler, s'inté­
resse à ce que je dis.; je m'en rends compte.
Mais Maman me donne fimpression de vouioir
uniquement que j,e l'aime et m'occupe d'elle. Et
par-dessus le marché, elle cher.che à me faire
croire que c'est !'inverse. C'est du cham:age !
Peut-etre le pressentais-je déjà quand fétais
perite, mais je ne pouvais pas le dire, je n'aurais
meme pas su comment. C'est maintenant seu­
lement que j 'en ai pleinement conscience.
D'un autre còté, elle me fait de la peine, cac
elle aussi a soif de relations hwnaines. Mais elle

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Le corps ne se nourrit pas que de pain 1 77

est encore moins capable que moi dc s,en


rendre compte et de le montrer. Elle es comme
emmurée) et elle doit se sentir si impuissante
dans cet enfermement qu ' elle a un besoin
constant de r�tablir son pouvoir, particuliè­
rement à mon égard.
Et voilà, une fois de plus ; >essaie de la
,comprendre. Quand vais-je enfin arreter, cesser
de me faire la psychologue de ma mère ? Je la
cherche, je veux la comprendre et venir à son
secours. Nlaìs c'est peine perdue. Elle ne veut
pas qu'on l'aide, elle ne veu pas qu'on touche
à sa cuirasse, elle semble n,avoir besoin quc de
pouvoir. Et j'ai décidé de ne plus entrer dans
son jeu . fespère y réussir.
Avec Papa, c,est une autre hlstoire. Il règne
par son absence. II se dérobe sans relache, rend
tout contact impossible. Meme quand j,étais
toute petite et qu'il j ouait avec mon corps, il ne
disait mot. Maman est ctifférente. Elle est omni­
présente, qu'il s'agìsse de crier et de m'accabler
de repro ches ou de se répandre en jérémiades.
Je ne puis jamais lui échapper, mais pas non
plus me servir de sa présence comme nour­
riture. Elle me détruit. Mais l'attitude loin­
taine de p ap a était elle aussi destructrice, car,
comme tout enfant j'avais absolument besoin
de nourriture. Où la chercher si mes parents
me la refusaient ? L'aliment dont favais si ter­
riblement besoin> e 'était le contaet humain,
mais ni papa ni ma.man ne savent ce que e 'est ;
.ils craignaient de nouer un lien avec moi car
eux-memes avaient été abusés dans leur enfance,.
sans personne pour les protéger. Mais voilà que
j. e retombe dans la meme ornière, et tente à pré­
sent de com prendre Papa. ]'ai essayé inlassa­
blement pendant seize ans, auj,ourd'hui je veux

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1 78 Not·re corps ne ment jamais

enfin arreter. Il s>est certainement toujours senti


très seul, mais il m'a fait grandir dans la meme
solitude. Il ne venait me chercher que quand il
avait besoin de moi, et n'a jamais été présent
pour moi. Plus tard> il s'est mis à m'éviter, sys­
tématiquement. J'ai décidé de m'en tenir à ces
faits, je ne vewc plus esquiver la ré,alité.

9 avril 1 998

J'ai de nouveau beaucoup maigri, et le psy­


clllatre de l'hopital nous a donné l'adresse
d'une thérapeute. Elle s'appelle Suzanne. Je l'ai
vue deux fois. Pour le moment� ça se passe
bien. Elle est différente du psychiatre. Avec
elle, je me sens comprise, et ça m'apporte un
grand smtlagement. Elle n'essaie pas de me
bourrer le crane, elle m'écoute, mais elle parie
aussi, me dit ce qu'elle pense et m'encourage à
formuler mes pensées et lui confier mes senti­
ments. Je lui ai parlé de Nina et j 'ai beaucoup
pleuré. Je ne mange toujours pas, mais je com�
prends mieux, et plus en profondeur., pour­
quoi. Bendane seize ans, on m'a fait ìngurgiter
une nourriture inadéquate, et j',en ai ass,ez. Soit,
avec l'aide de Suzanne, je trouverai le courage
de me procurer celle qu'il me faut, soit je pour­
suivrai ma grève de la faim. Est-ce, en réalité,
une grève de la faim ? Je ne le vois pas ainsi. Je
n'ai simplement pas envie de manger, pas
d'appétit. Je refuse les mensonges:i les distor­
sions, les dérobades. Je 'lOUdrais tellement pou­
voir parler avec mes parents, leur parler dc moi
et qu'ils me racontent leur enfance, comment
ils ont été élevés, qu'ils me disent comment ils
voient le monde aujourd,hui. Ils n'ont jamais
soufflé mot de tout cela. Ds se soot uniquement
préoccupés de m'inculquer de bonnes manières

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Le corps ne se nourrit pas que de pain 1 79

et ont évité tout sujet personnel. Alors moi,


aujourd'hui, j'en ai marre. Mais pourquoi est­
ce que je ne claque pas la porte, pourquoi est­
ce que je retoume toujours à la maison, alors
que je souffre de la façon dont ils me traitent ?
Parce que j 'ai pitié d'eux ? Sans doute, mais
j >avou e surtout que fai toujours besoin d'eme,
qu'ils me manquent quand nous sommes
séparés, bien que je sache qu'ils ne pourront
jamais me donner ce que fattends d'eux. C 'est­
à�dire : ma raison le sait, mais l' enfant en moi
ne le peut pas, ne peut pas le comprendre.
D'ailleurs, ça ne I' intéresse pas, il veut juste
qu'on l'aime, et ne peut pas saisir pourquoi, dès
sa venue au mo.ode, il n'a pas rcçu d'amour.
Pourrais-je jamais accepter ce t état de choses ?
D'après Suzanne, j 'apprendrai à l'accepter.
Par bonheur elle ne me dit pas que mes senti­
ments m'induisent en erreur. Elle m'enoourage
à avoir foi en mes perçeptions et à les prendre
au sérieux. ça, c'est merveilleux, c'est la pre­
m.ière fois que je l'entends, du moins exprimé
aussi carrément. Meme Klaus n'a jamais tenu
ce langage. Quand je me confie à lui, il me dit
souvent : « Tu te fais des idées 1>, camme s'il
savait mieux que moi çomment je ressens tel ou
tel événement. Mais le pauvre Klaus, avec ses
graods airs, se contente de répéter les propos
de ses parents : <r Tes sentim.ents te trompent,
nous en savons plus long quc toi. 1> En fait, s'ils
dlscnt cela, c'est probablement par habitude,
parce que c'est l'usage, car, au fond, ils sont
très différents de mes parents. Ils l'écoutent
davantage, sont beaucoup plus disponibles
pour lui, surtout sa mère. Elle lui pose souvent
des quesùons et on a l' impression qu'elle cherche
vraiment à le comprendre. f aimerais bien que

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1 80 Notre corps ne mentjamai's

Maman m e pose ce genre de questions. Mais


Klaus, ça lui dép lait . II voudrait que sa rnère lui
fiche la paix et le laisse faire ses propres expé­
riences, ans vouloir perpétuellement l 'aider.
Il en a parfaitement le droit, mais son atti­
tude crée aussì de la distance entre nous. Il ne
m e laisse pas venir vers lui. fai envie de parler
de ce problème à Suzanne.

1 1 juillet 1 998

Comme je suis heureuse qu'il existe une


Suzanne. Pas seulement parce qu'elle m'écoute
et m 'en co urage à m'exprimer à ma mani è e,
mais aussi parce que j'ai trouvé ·en elle une
alliée, qui ne me demande pas de changer pour
qu'elle puisse m'aimer. Elle m'aime comme je
suis. C'·est fomùd able, je n'ai aucun effort à
fake pour étre comprise. Elle me cornprend,
tout simplement, et c'est Wl sentiment mer­
veilleux. Je n 'ai pas besoin de faire le tour du
monde pour trouver quelqu'un qui consente à
m 'éco utcr, avec, probablcmcnt, des déceptions
à la clé. Ce quelqu'un, je l'ai, pour de bon, et
grace à Suzanne, je mesure aussi à quel point j e
me suis toujours trompée, par exemple en ce
qui concerne Klaus. Hier, nous sommes allés
au cinéma, et, à la s ar tie fai essayé de discuter
du film avec lui.. Je lui ai expliqué pourquoi, en
dépit des excellentes critiques, la réalisation
m'avait déçue. Pour toute réponse , il m'a
déclaré : <� Tu es trop exigeante. � fai soudain
pris conscience qu ,il m'avait déjà, à maintes
reprises, adressé ce genre de remarques au lieu
de s'intéresser au contenu de mes propos. Or
ça m'avait toujours paru normal, car comme à
la maison je n' en tendais rien d'autre, j 'y étais
habituée. Mais hier, ça m 'a frapp ée . J'ai pensé !

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Lè corps ne se nourrù pas que de pain 181

Suzanne n e réagirait jamais de cette manière,


elle répond toujours à ce que je dis, et si ça ne
lui parait pas clair, elle me demande de pré­
ciser.. ]'ai subitement réalisé qu'il y a un an que
Klaus et moi sommes arnis, sans que j'aie
jamais osé me rendre compte qu'en réalité il ne
m'écoute pas. Il se dérobe, tout comme Papa.
Moi, au fond, ça me paraissait normai. Son
attitude peut-elle changer ? Et pourquoi donc
changerait-elle ? Il doìt avoir ses raisons, aux­
quelles je ne puis rien. Heureusement je com­
mence à voir que je n'aime pas qu'on me fuie,
et suis capable de me l'avouer. Je ne suis plus la
perite fille à son papa.

18 juillet 1 998
fai raconté à Suzanne que Klaus me tape
parfois sur Ies nerfs, sans que je sache pour­
quoL Pourtant, je l'aime. Je me mets toujours
en rogne pour des pctites choses, et après je me
le reprochc. Il est plcin dc bonnes intentions,
dit qu'il m'aime et je sais qu'il tient beaucoup à
moi . Pourquoi ai-je donc l'esprit si mesquin ?
Pourquoi est-ce que je m'agace pour des brou­
tiUes ? Pourquoi ne puis-je etre plus géné­
reuse ? Je me suis longuement étendue sur ce
sujct, en me mettant en accusation. Suzanne
m'a écoutée, puis m'a demandé en quoi consis­
tent ces petites 1choses. Elle voulait tout savoir
très prédsément, et je me refusais à entrer dans
ces détails, jusqu'au moment où je me suis
rendu compre que j'aurais pu continuer à par­
ler comme ça pendant des hcures et à me culpa­
biliser sans savoir cxac te me nt ce qui m'énerve.
Tout simplement parce que je réprouvais d'em­
bléc mes sentiments avant meme d'avoir pu les
prendre au sérieux et les comprendre.

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1 82 Notre cmps ne mentjamais

Je me suis donc mise à lui rapporter des faits


conCI1ets. Par exempie, l'histoire de la lettre.
favais écrit à Klaus une longue missive où
j'essayais de dire combien je me sens mal quand
il veut me dissuader de mes sentiments, quand il
affirme par e.Xiemple que je voìs tout sous un
aspect négatif, que je coupe les cheveux en
quatte, que je me ·lance dans toutes sortes de
spéculations à propos de trucs sans importance,
et ne devrais pas me tracasser inutilement, sans
aucune raison. Ce genre de langage m'attriste, je
me sens seule et j'ai tendance à me dire la mème
chose : ('! Arrete tes ruminations, prends la vie du
bon còté, ne sois pas tellement cornpliquée. »
Mais j'ai découvert, gdce à la thérapie avec
Suzanne, que ces conseils ne me font pas de
bien, m'incitent à des cfforts qui n'ont aucun
sens et ne donnent rien de bon. Jc me scns mal
acceptée telle que je suis, de plus en plus rejetée.
Y compris par moi-m�me, oomme autrefois par
Marnan. Comment peut-on aimer un enfant si
on le veut différent de ce qu'il est ? Si je veux
perpétuellement devenir quelqu'un d'autre, si
c'est aussi ce que Klaus me demande, alors il
m 'est impossib1e de m'aimer, comme de croire
que les autres le font. Qui aiment-ils donc ? La
personne que je ne suis pas ? Celle que je suis
m ais qu'ils voudraient changer pour pouvoir ia
supporter ? Je ne veux. pas courir après un tel
« amour i>. Ras-le-bo].
Enoouragée par ma thérapie, fai écrit tout ça
à Klaus, en craignant, d'ailleurs, qu'il ne com­
prenne pas. Ou bien (e est ce que je redout.ais
'
le plus) qu'il n y voie une façon de lui adresser
des reproches, ce qui n était nullement mon
intention. ressayais simplement de m'ouvrir> et
j'espérais qu'après il me comprendrait mieux.

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Le corps ne se nourrit pas que de pain 1 83

Je lui ai clairement expliqué pourquoi je suis en


train de cbanger, et je voulais l'assoder à cette
évoiution, ne pas le laisser en dehors.
Il ne m'a pas répondu tout de sui te . fappré­
hendais déjà sa colère, son exaspération devant
mes incessantes ruminatìons, son rejet, mais je
m 'attendais qwmd meme à une réaction. Au
lieu de quoi j'ai reçu, au bout d une huitaine de
jours, une lettre qui m'a absolument srupéfaite.
Il me remerd.ait de la mienne, mais sans un mot
sur son contenu . En revanche, il me racontait
ses vacances, ses projets de randonnées cn
montagne, me parlait des gens avec qui il sor­
tait le soir. ]'ai senti le sol se dérober sous mes
pieds. Ma raison me disait que je lui avais
demandé quelque chose au-dessus de ses
moyens. Il n'était pas habitué à se montrer
réceptif aux sentiments des autres, il ne l'était
méme pas aux siens, et devan ma Iettre il se
trouvait complètement désemparé. Mais si je
voulais prendre mes s,entiments au sérieux, ces
beaux raisonnements ne me servaient à rien . Je
me sentais annillilée, comrne si je ne lui avais
rien écrit. Qui suis-je si on me ttaitc com.me un
zéro ? }e me sentais détruìte dans mon àlne.
En expliquant à Suzanne, lors de ma séance
de thérapie, ce que je ressentais, je pleurais
comme un petit enfant effectivement menacé
de mon. Heureusemen4 elle n'a pas essayé de
dissiper oe sentiment, de me dire qu:ià present
je ne courais aucun danger. Elle m'a laissée
pleurer, m'a prise dans ses bras comme on le
fait d'un bébé} m'a caressé le dos. Et à cet ins-­
tam, pour la prernière fois, j 'ai clairement pris
conscience que durant toute mon enfanoe je
n'avais connu que cela, cette sensation d'etre
déttnite dans mon rune. Ce qui m)arrivait main-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 84 Notre corps ne mentjamais

tenant avec Klaus, qui ignorait purement et sim­


plement ma lettre, n'était pas 1!.llle expérience
nouvelle. Je connaissais ça dc longuc date. La
nouveauté, en revanche, c'est que pour la pre­
mière fois je pouvais réagir cn resscntant ma
souffrance. Quand j'étaìs petite, il n'y avait per­
sonne pour me le permettre. Personne ne
m'av-aìt prise dans ses bras, ne m'avait montré la
compréhension que me témoignait Suzanne.
Dans mon enfance, je n'avais pas accès à cette
douleur, et par la suite je rai manifestée, san.s la
comprendre, à travers l'anorexie.
L'ano.rexie répétait sans relache : « Je meurs
de faim parce que personne ne veut me par­
ler. » Et plus je dépérissais, plus mon entou­
rage multipliait les signes d'incompréhension.
Comme la réaction de Klaus à ma lerrre . Les
médecins m'ont donné diverses prescriptions,
mes parents leur ont embo1té le pas, le psy­
chiatre m 'a prédi une mort prochaine si je ne
commençais pas à m'alimenter et m'a fait
prcndre des médicaments pour que je puisse
manger. Tout le monde voul.ait m'obliger à me
nourrir, mais je n,avais aucune envie d'ingur­
giter tout le dnéma qu on me proposait. Et ce
à quoi faspirais paraissait inatteign able .

Jusqu'au moment où, auprès de Suzanne, je


me sui.s sentie profondément comprise. fai
retrouvé l'espoir, que chaque étrc hurnain
porte en lui à sa naissance, que de véritables
échanges sont possibles. Tout enfant essaic,
d'une manière ou d'une autre, de nouer le
contact avec sa mère. Mais s'il n'y a aucune
réponse, il perd espoir. C'est peut-ette dans ce
refus de la mère que réside de façon générale
la racine de la désespérancc. Maintenant, gdce
à Suzanne, la perite ftamrne s'est rallu mée en

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Le corps ne se ncurrit pas que de pain 1 85

moi. Je ne veux plus me lier à des gens qui,


comme Klaus, ont abandonné tout espoir de
clialogue à creur ouvert ; j'ai envie de rencontrer
d'autres personnes avec qui jc peux parler de
mon enfance. La plupart prendront peur, pro­
bablement, en rn,entendant évoquer cc passé,
mais l'une ou l'autre sera peut-etre amenée à se
confier également. En présence de Suzanne, je
me sens ,comme transportée dans un autre
monde. Je n,arrive plus à compr,endre comment
j'ai pu rester si longtemps avec Klaus.
Plus je perce à jour, à travers mes souvenirs,
le cornportement de mon père, plus je com­
prends rorigine de mon attachement à Klaus et
à d'autres amis du mème genre.

3 1 décembre 2000

favais arrété de tenìr mon joumru. Aujour­


d'hui, après une interruption de deux ans, j 'ai
relu les pages écrites à l'époque de ma thérapìe.
EUe a été rclativement brèvc, en comparaison de
celles qu'on m,obligeait à suivre au temps de
mon anorexie. À présent, je vois clairement
oonune j' �tais coupée de mes sentiments et res­
tais crarnponnée à l'espoir de pouvoir, un jour,
nouer une véritable relati.on avec mes parents.
Mais tout ça a changé. Il y a un an que je ne suis
plus en thérapìe chez Suzanne, et j,e n 'en ai plus
besoin car je suis devenue capable de témoigner
à l'enfant enfoui en moi la compréhension
qu,avec elle Vai rencontrée pour la première fo.i.s
de ma vie. lvlaintenant, j'accompagne cet enfant
que je fus, toujours vivant au fond de moi. Je
suis capable de respecter les signaux de mon
corps, n'exerce plus de contrainte sur lui, et mes
syrnptomes ont disparu. Je ne suis plus ano-

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1 86 Notre corps ne mentjamais

rexique, j'aj de l'appétit pour la nourriture


corrune pour la vie. J'ai quelques amis, avec qui
je peux parler en toute sincérité sans avoir à
craindre leur jugement. Mes anciennes attentes
envers mes par-ents se sont pour ainsi dire
envolées d'elles-memes depuis que je com­
prends non plus seulement ma partie adulte,
mais aussi l'enfant en moi qui voyait ses aspi­
rations �otalement repoussées. Je ne me sèns
plus attirée par des gens qui, eux aussi, vont
frustrer mon besoin d'ouverture et d'authenti­
cité. Je trouve des étres qui ont les memes
besoins que moi, mes nuits ne sont plus ttou­
blées par des crises de tachycardie, et je n'ai
plus peur de passer sous un tunnel. fai un
poids normal, mes foncrions corporelles se sont
stabilisées, je ne prends plus de médicaments
mais j'évite les contacts auxquels, je le sais et je
sais pourquoi, ;,e réagirais par une allergie. Il
s 'agit, entre autres, de mes parents et de cer­
tains membres de ma famille qui m'ont, des
annécs durant, abreuv�e de bons conseils.

En dépit de cette évolution positive, la per­


sonne réelle que je nomme ici Anita fit une grave
rechute lorsque sa mère réussit à la contraindre à
repr en dre ses visites. Elle était tombée malade et
cn accu s ait sa fille, qui, soupirait-elle, aurait du
savoir combien elle la rendait malheureuse par
son éloignement. Comment avait-elle pu lui
faire ça ?
Ce genre de phénomène est très fréquent . La
mère, de par sa position, détient manifestement
un pouvoir illimìté de donner mauvaise cons­
cien ce à sa fille adulte. En la culpabilisant ingé­
nieusement, elle peut sans trop de peine obtenir

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u corps ne se nourrit pas que de pain 1 87

d'elle la présence et la sollicitude quej dans son


enfance à ellej sa propre mère lui a refusèes.
Anita fut submergée par ses anciens senti­
ments de culpabilité, et tous les résultats de la
thérapie parurent en péril. Par chance, elle ne
retomba pas dans ranorexie. Mais les téte-à-téte
avec sa mère lui montrèrent daircmcnt que, si
elle voulait échapper à de nouveaux accès de
dépression, elle devait se résoudre à faire preuve
de « dureté » et cesser les visites que lui avait
imposées un chantage affectif. Elle retourna donc
chez Suzanne, dans l'espoir de trouver assistance
et soutien.
À son grand étonnement, elle rencontra une
Suzanne jusqu'alors inconnue, qui lui expliqua
que, pour se débarrasser définitivement de ses
sentiments de culpabilité, il lui fallait accomplir
une autrc étape du travail analytique, à savoir la
liquidation de son complexe d,CEdipe. Le com­
p ortement incestueux de son père avait laissé en
elle des sentiments de culpabilité, dont elle cher­
chait à se débarrasser auprès de sa mère .
Avec ces interprétations, Anita n 'était pas plus
avancée. Elle n'éprouvait que de la colère, se sen­
tant manipulée. Elle voyait à présent en Suzanne
une prisonnière de l'école psychanalytique, dont,
en dépit de ses assurances répétées, elle n'avait
pas suffisamment remis en questi.on les dogmes.
Elle l 'avait bien aidée à se débarrasser du modèle
de la pédagogie noire, mais se révélait à présent
dépendante des idées reç:ues lors de sa forma­
tion - idées qui, aux oreille s d'Anita, sonnaient
parfaitement faux. Elle avait pr,esque trente ans
de moins que Suzanne et ne jugeait p.as néces­
saire de se soumettre aux dogmes considérés par

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1 88 Notre corps ne mentjatnais

la génération précédente comme ayant force de


loi.
Anita prit donc congé de Suzanne et trouva un
groupe de jeunes gens de son age, qui avaient
vécu des expérìences analogues dans leurs théra­
pies et cherchaient des formes de communica­
tion exemptes de visées éducatives. Elle y puìsa
l'assuranoe dont elle avait besoin pour s'affran­
chir de t>emprise familiale et ne pas se laiss,er
bourrer le crane par des théories qui lui parais­
saient extravagantes. Sa dépression disparut et
plus jamais elle ne refusa de se nourrir.
L'anorexie passe pour un trouble très complexe,
et son issue est parfois mortelle. L'etre qui en est
atteint se torture à mort. Cependant, pour com­
prendre ce qui est en jeu dans cette maladie, nous
devons mettre au jour ce dont le patient a souffert
dans son enfance, la torture morale que lui ont
infiigée ses parents en luì refusant l'indispensable .
nourriture émotionnelle. Cette démarche semble
toutefois suscitcr un tel malaise chez les rnédecins
qu'ils préfèrent s'en tenir à l'idée que l'anorexie
nous reste incompréhensible, qu 'un traitement
médicamenteux peut c,ertes s'avérer utile mais
qu'il n'y aura j amaìs de véritable guérison. Ce
genre de malcntendu survient régulièrement
lorsque 11ristoire relatée par le corps reste ignorée
et au nom du devoir d'honorer ses parents, sacri­
fiée sur l'autel de la morale.
Anita découvrit, dans un premier temps auprès
dc Nina, ptùs grace à Suzanne et finalement dans
le groupe, qu'elle avait le droit d'insister sur son
besoin de communtcation nutritive,, qu' elle n' aurait
plus jamais à renoncer à cette nourriture et que,
pour cette raison, elle ne pouv:ait vivre au...'< còtés

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Le corps ne se nourrìt pas que de pain 1 89

de sa mère sans le payer par la dépression. Cela


suffit à son corps qui dès lors se trouva dispensé
de lui lancer des avertissements car elle respectait
ses besoins et ne se laissait plus culpabiliser par
quiconque.
À l'époque de son hospitalisation, Anita ren­
oontra, grace à Nina, la chaleur humaine et la
compassion, sans exigences ni accusations. Puis
elle eut la chance de trouver en Suzanne une thé­
rapeute capable d' écoute ,et de sensibilité, auprès
de laquelle elle découvrit ses propres émotions,
qu'elle osa vivre et exprimer. Elle sait désor­
mais, de quelle nourrirure elle était en quete, a
pu nouer de nouvelles relations et rompre lcs
andennes, et meme reconnairr.e les lirrrites de
l'aide que lui avait apporté Suzanne. Plus j amaìs
elle n'aura à se terrer pour échapper aux men­
songes qu'on lui assène. Elle leur opposera tou­
jours sa vérité et ne se sentira plus jamais forcée
de jeiìner, car maintenant, pour elle, la vie vaut la
peine d'etre vécue.
Le récit d'Anita se passe de commentaires : les
faits qu'elle décrit illustrent clairement les méca­
nismes que dévoile son histoire. Anita se laissait
mourir de faim par manque de véritablc contact
affectif avec ses parents et ses partenaires> et ce
fut là l'origine de sa maladie. La guérison est
devenue possible quand la jeune fomme a pu
constater qu'il existait des gens désìreux et capables
de la comprendrc .
La peur figure au premier rung des ém.otions
réprirnées (selon le cas., refoulées ou déconnec­
tées) dans notre enfance et emmagasinées dans
les cellules de notte corps. Un enfant battu vit
dans la crainte permanente de nouveaux coups,

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1 90 Notre corps ne ment jamai's

mais ne peut vivre avec la pensée qu'on le traite


cruellcment. Ce savoir, il doit le refouler. De
meme, un enfant négligé ne peut prendre cons­
cience de sa souffrance - sans meme pader de
l'exprimer - par peur de se voir totalement aban�
donné. Il va donc se réfugier dans un monde
plus beau, imaginaire et pétri d'illusions. Cela
J>aide à survivre .
Lorsque les émotions rcfoulées ressurgissent
chez l'adulte, parfois déclenchées par un événe­
ment anodin, eUes ne sont pas comprises.
<i Moi ? Avoir peur de ma mère ? Elle est gentille
avec moi� dévouée� parfai�ement inoffensive .
Comment pourrais-}e avoìr peur d'elle ? & Ou
bien, autre cas de figure : « Ma mère est terrible.
Maìs je le sais, et c'est pourquoi fai coupé les
ponts. Elle n'a plus la moindre emprise sur
moi. � C'est parfois vrai en ce qui concerne
l 'adulte. Mais il se peut aussi que vive encore en
lui le perit enfant non intégré dont les peurs
paniques n'ont jamais été autorisées à émerger,
n' ont jamais été éprouvées consciemment et} de
ce fait, se focalisent aujourd'hui sur d'autres per­
sonnes. Ces peurs peuvent nous submerger subi­
tement, sans raison visìble et nous plonger dans
un état de panique. La peur inconsciente de la
mère ou du père peut subsister des décennies
durant si l'on n'a pas été en mesure de l'ex­
primer en presence d'un témoin lucide.
Chez Anita, par exemple, elle s'est manifestée à
ttavers sa méfiance envers tout le personnel de
l'hopital et dans son incapacité à manger. Cette
méfiance était certes parfois justifiée, mais peut­
etre pas toujours. Cependant Anita n'était pas en
mesUI1e de débrouiller l'écheveau. Le corps répète :

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Le corps ne se nourrit pas que de pain 191

« je ne veux pas de ça » sans pouvoìr dire : « Je


veux ceci. » Ce n,est qu,après avoir vécu ses émo­
tions en présence de Suzanne, après avoir décou­
vert s,es peurs précoces devant une mèr,e totale­
ment b•oquée sur le plan affectif que la jeune fille
peut s'en libérer. Et, devenue plus apte à établir
des distinctions, 1elle parvient ensuite à mieux
trouver ses marques dans le présent
Elle sait qu'· est inutile de persévérer dans ses
efforts pour amener Klaus à un dialogue à creur
ouvert et sincère, car il ne tient qu'à lui de
changer d> attitude. Elle ne voit plus en lui u n
substitut matemel. D'un autte còté, elle découvre
subitement, dans son entourage, des gens très
différents de son père et de sa mère et dont elle
ne doit plus nécessairement chercher à se pro­
téger. Comme elle est maintenant familiarisée
avec l 'histoire de la toute petite Anita, elle n'a
plus à s'angoisser ni à la rééditer dans de nou­
velles versions. Elle distingue de mieux en mieux
le passé du présent, et se repère de mieux en
mieux dans l'ici et maintenant. Son plaisir de
manger, récemment découvert, refiètc son plaisir
de fréquenter des gens qui vont vers elle sans
exiger de contrepartie. Elle savoure pleinement
ces échanges et se demande parfois, tout éton­
née, où sont passées la défìance et les peurs qui
l'ont si longtemps séparée de presque tous ses
semblables. Celles-ci ont effecrivement disparu
depuis que le présent n,est plus aussi inextrica­
blement end1evetré au passé.
Nous savons que beaucoup de jeunes se
méfient de la psychiatrie, sans m�me parler de la
psychanalyse. Ils ne se laiss,ent pas facilement
convaincre qu'on « leur veut du bien », mème

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1 92 Notre corps ne mentjamais

lorsque c'est siìrement le cas. Ils s'attendent à


toutes sortes de pièges> aux discours prémftchés
de la pédagogie noire, truffés de leçons de
morale - à tout ce qui, depuis la petite enfance,
leur est b"en connu. Le thérapeute doit avant
toute chose gagner la confiance de son patient,
mais comm ent y arriv:er Iorsque son vis-à-vis a
cent fois fait la triste expérience d'une confiance
mal placée ? Ne faudra-t-il pas des mois, voire
des années, pour construir,e une relation solide et
féconde ?
Pas n6cessairement. Mon expérience m,a appris
que mème des gens très soupçonneux tendent
l'oreille et s'ouvrent lorsqu'ils se sentent réelle­
ment acceptés et compris. Cela s'est produit, par
exemple, chez Anita lorsqu'elle a rencontré
Nina_, la jeune Portugaise_, puis Suzanne sa thé­
rapeute. Son corps r a rapidement aidée à dis­
siper sa méfiance en lui insufftant le désìr de
manger sitot qu'il a reconnu une vraie nourri­
ture. Une volonté sincère de comprendre se
repère très vite, car elle ne peut se simuler. Et
chacun d,entrc nousj meme un ado suspideux,
verra rapidement qu'elle émane d'un étre
humain authentique, et non d'un personnage de
façade,. à la conclition que l'offre d'aide soit pure
de tout mensonge. Sinon, le corps le détectera
tot ou tard. Les plus belles paroles ne peuvent le
tromper - du moins pas longtemps.

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CONCLUSION

Battre un jeune enfant est toujours une mal­


traitance, avec de lourdes conséquences dont,
souvent, il portera le poids toute sa vie La vio­
.

lence dont il a été victime reste emrnagasinée


dans son corps, et !'adulte qu'il deviendra la diri­
gera sur d'autres personnes, voìre 14Il peup le tout
entier, ou la retournera contre lui-meme et cela
le conduira à l a dépression ou à une pratiq ue
toxicomaniaque, à de graves maladies, au suicide
ou à une mort prématurée. La première partie
de ce livre illustre par quelles voics la négation de
la vérité, le déni des cruautés subies dans
'enfance sabote le travail biologique que le corps
accomplit pour le maintien de la vie et bloque ses
fonctions vitales.
L'idée que l'on doit jusqu'à son dernier jour
rèvérer ses parents - c'est-à-dire leur témoigner
un respect melé de crainte � repose sur deux
piliers. Le premier réside dans l'auachement
tragique de Pancien enfant m altraité à ses
bourreaux> ph én o m è ne qui se manifeste assez
souv,ent dans 1es comportements masochistes,
pouvant aller jusqu,à de graves perversions. Le

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 94 Notre corps ne mentjamais

second réside dans la morale, qui depuis des mil­


lénaires nous menace de tous les maux si nous
osions ne pas honorer nos parents, quoi qu'ils
nous aient fait.
Le form.idable effet de cette morale pesante sur
les anciens enfants maltraités devrait etre fla­
grant. Quiconque a été battu dans son enfance
est en proie à la peur, et quiconque a manqué
d'amour dans ses jeunes années aspirera, parfois
sa vie durant, à en trouver. Conjuguée à la peur,
cette aspiration, qui renferme une multitude
d'attentes, consti.tue le terreau où vient s'enra­
ciner l'emprise du Quatrième Commandement.
Cette injonction représente le pouvoir de l' adulte
sur l'enfant, qui se reflète, à l'évidence, dans
toutes les religions.
Dans ce livre, j'exprime l'espoir que, les pro­
grès de la psychologie aidant, l'influence de ce
Commandement déclinera au profit de la prise
en compte des besoins biologiques vitaux du
corps : ceux, entre autre , de vérité, de fidélité à
soi-meme, à ses perceptions, sentiments et con­
naissances. Lorsqu'une véritable communica­
tion permet leur expression authentique, tout ce
qui a été édi:fìé sur le mensonge et l'hypocrisie se
détache de moi. Je ne cherche plus à m 'engager
dans une relation où je dois feindre des senti­
ments que je n'éprouve pas, ou en réprimer
d'autres que j'éprouve clairement. Un amour qui
cxclut la sincérité ne peut, selon moi, prétendre à
ce nom.

Je résumerai ci-dessous, en quelques points,


les principales idées exposées dans cet ouvrage.

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Conclusion 1 95

l . L'« amour qu'éprouve pour ses parents


1}
I'ancien enfant maltraité n'est pas de l'amour.
C'est un attachement grevé d'attentes, d'illusions
et de dénis, et dont la rançon sera très élevée.
2 . Le prix de cet attachement est payé en
premier lieu par les enfants de t>ancienne vic­
time de maltraitances : elle les élève dans le men­
songe en leur inftigeant ce qui est censé lui avoir
« fait du bien 1>. La victime elle-meme paie fré­
quemment son déni par des ennuis de santé,
parce que sa (I gratitude }} est en contradiction
avec ce que sait son corps.
3. L'échec de très nombreuses thérapies s'explique
par le fait que beaucoup de thérapeutes restent
pris au piège de la morale traditionnelle et, ne
connaissant rien d'autre, cherchent à y entrainer
leurs clients. Par exemple, tout se passe comme
si, lorsqu'une patiente commence à accéder à ses
sentiments et devient capable de condamner
sans équivoque les agissements d'un père inces­
tueux, cela éveillait chez le thérapeute la peur
d'·etre punì par ses proprcs parents s'il osait lui
aussi voir ·et exprimer sa vérité. Comment
s'explìquer, sinon, que le pardon soit envisagé
comme seul r·emède ? Les thérapeutes le font
souvent a.fin de se tranquilliser eux-memes.
Quant au patient_, comme les messages de son
thérapeute ressemblent fort à ceux reçus jadis de
ses parents, mais sont en général exprimés beau­
coup plus gentiment, il lui faudra longtemps
pour en discerner l'arrière-plan pédagogique.
Arrivé à ce point, il est incapable de quitter son
psy car il s'est créé entre-temps un nouveau lien
toxique. Puisqu'il a commencé à éprouver ses
sentiments, le thérapeute est devenu a mère qui

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
1 96 Notre corps ne ment ja:mais

l'a aidé à venir au monde. Il continue donc à en


attendre un hypothétique salut au lieu d'écouter
son corps qui lui propose une aide en lui
envoyant des signaux.
4. Mais s'il a la chance de bénéficier de
raccompagnement d'un témoin lucide, il pourra
vivre et comprendre sa peur de ses parents (ou
des figures parentales) et peu à peu liquider !es
attachemems destructeurs. La réaction positive du
corps ne se fera guère attendre : ses rnessages
deviennent de plus en plus aisés à décoder, ils ne
s'expriment plus sous la forme de symptomes
énìgmatiques. Ce patient découvre alors que son
thérapeute s'est et l'a leurré (souvent involontai­
rernent) , car le pardon empeche la cicatrisation
des plaìes - sans meme parler de leur guérison.
Et il ne parvient jamais à éliminer la compulsion
de répétition. Chacun de nous peut le constater.

Ce liv:re a aussi pour objet de montrer que cer­


taines idées prétendument justes sont dépassées,
notamment la conviction que le pardon amène la
guérison) qu'un amour véritable peut naitre sur
commande ou que fcindre des sentiments serait
compatible avec la recherche de sincérité. Ma
critique de ces idées fallacieuses ne signifie ntù­
lement, je tiens à le préciser, que je n'accepte
aucune valeur morale ou rejette la morale dans
son ensemble.
Tout au contraire . C est précìsément parce
que j 'accorde une telle importance à des valeurs
comme l'intégrité, la prise de conscience, la
responsabilité ou la fi délité à soi-meme que je
combats le déni de réalités qui me paraissent évi­
dentes et sont empiriquement démontrables.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Conclusion 1 97

La fuite devant les souffrances subies dans


l 'enfancc se révèle tant à travers l'obéissance aux
injonctions religieuses qu'à travers le cynis.me,
l'ironìe et les autres formes d aliénation de soi
qui se camouflent_, entre autres, sous les appella­
tions de philosophie ou de littérature. Cepen­
dant, en fin de compte le corps se rebelle. Meme
s'il se laisse temporairement museler au moyen
de drogues, de cigarettes et de médicaments, il
garde d'ordinaire le dernier mot. Car il décèle
l'automystification plus rapidement que notte
raison, en particulier lorsque celle-ci a été édu­
quée à fonctionner dans le faux Soi. On peut
ignorer les messages du corps ou les tourner en
dérision, mais il convient de pr�ter attention à sa
révolte. Son langage est en effet l'expression
authentique de notre vrai Moi, de notrc robus­
tesse et de notre vitalité.

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https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
POSTFACE A LA DEUXIÈME ÉDffiON

Bien que presque tous mes livres aient suscité


des réactions fortes, ce qui frappe pour celui-ci,
c'est l'intensité des émotions que déclenche son
contenu, que ce soit pour l'approuver ou pour le
rejeter. Mon impression, c'est que, indirectement.,
cette intensité indique si le lecteur se ttouve plutòt
proche ou loin de lui-meme.
Après la parution de Notre corps ne ment jamais
en septembre 2004, de nombreux lecteurs m'ont
écrit pour me dire combien ils étaient heureux de
ne plus avoir à s'imposer des sentiments qu'ils ne
ressentaient pas en vérité, ,et aussi leur bonheur
d'en:fin ne plus avoir à s'interdire d'ép:rouver les sen­
timents qui sans cesse renaissent en eux, inchan­
gés. Mais certaines réactions, surtout dans la presse,
témoìgnent assez souvent d'une incompréhension
fondamentale, à laquelle je peux avoir moi-meme
contribué par rutilisation du mot � maltraitance ))
dans un sens beaucoup plus large que son usage
courant.
Vévocation de ce mot est habituellement asso­
ciée à l'image d'un enfant au corps meurtri - en
parti.e ou entièrement - dont les blessures renvoient

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
200 Notre corps ne ment jamais

explicitement aux lésions subies. Mais ce que je


décris dans ce livre et auquel je donne le nom de
maltraitance, ce sont plus encore les lésions de finté­
grité psychique de l'enfant qui au départ restent
invisibks. Leurs séquelles ne se manifestent souvent
que des dizaines d'années plus tard et_, meme alors,
le lien avec les blessures subies dans I'enfance n'est
que rarement ètabli et pris au sérieux. Les per­
sonnes concernées elles-memes, tout corrnne la
société (les médecins, les avocats> les enseignants et
malheureusement aussi de nombreux thérapeutes),
ne veulent rien savoir des origines de ces « troubles �
ultérieurs ni de certains (( oomportements bizarres &
qui nécessitent de remonter à l'enfance.
Quand j'appelle maltraitance ces blessures invi­
sibles, je trouve le plus souvent ·en face de moi
résistance et inclignation ouverte. Je peux parfai­
tement comprcndre ces sentiments, parce que je
les ai longtemps p artagés. Autrefois, j 'aurais pro­
testé violemment si quelqu'un m'avait dit que
j 'avais été une enfant maltraitée. c>est seulement
maintenant, gràce à mes reves, grace à ma pein­
ture et bien évidenunent grace aux messages de
mon corps, que j,e sais avec certitude qu'enfant, il
m'a fallu endurer pendant des années des lésions
psyclùques dont, adulte, je n'ai pendant très
longtemps pas voulu prendre conscience (voir
infra, p. 26) . Conune tant d,autres, je me disais :
<l Moì ? mais je n'ai jamais été battue. Les quelques
tapes que j'aì reçues, ça n'a pratiquement aucune
importa ce. Et puis ma mère s�est donnée tant
de mal pour moì. »
Maìs j ustement, il ne faut pas oublier que les
graves séquelles laissées par tes blessures précoces
résultent de la minimisation des souffrances de

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Posiface à .la deuxième édition 20 1

l'enfant et du déni de leur sìgnification. Tout adulte


peut facilement s'imaginer la frayeur et 'humilia­
tion qu'il ressentirait s'il se trouvait soudain agressé
par un géant furieux huit fois plus grand que lui.
Mais quand il s'agit d'un petit enfant, nous consi­
dérons qu'il ne ressent pas la meme chose, bi,en
que nous soyons à méme de constater à quel pomt
il est éveilléj et la justesse de ses réponses aux solli­
citations de son environnement. Les parents pen­
sent que les tapes ne font aucun malJ qu'elles sont
juste un moyen de transmettre des valeurs bien
précises aux enfants et l'enfant reprend cela à son
compte. Certains d'entre eux apprennent meme à
en rire et à utiliser leur c onnaiss anc e intime de
rhumiliation et de l'avilissement pour railler leur
doul.eUI'. Une fois adultes, ils s'accrochent à cette
raillerie, ils sont fiers de leur cynisme ils en font
mem,e de la littérature} camme nous pouvons le
voir chez James Joyce, Frank McCourt, etc. S'ils
viennent à c onnaitre angoisse ou dépression_, ce
que k refoulement des sentiments vrais rend ·né­
vitable, ils trouvent facilement des médecins pour
les soulager un temps à l 'a ide de médicaments.
C'est ainsi qu'ils peuvent tranquillement préser­
ver leur auto-ironie, cette arme éprouvée contre
tous les sentirnents qui remontent du passé. Par
là m�me ils se conforment également aux exi­
gences de la sociélé, qu· tient la protection dcs
p arents pour un p écepte majeur.
Une thérapeute, qui a lu et compris ce livre en
profondeur,, m�a rapporté les rèsistances qu'elle
rencontre chez presque tous ses dients quand
elle essaie, maintenant plus clairement qu 'aupa­
ravant d e leur faire voir les blessures causées par
les parents. Elle m'a demandé si le Quatrième

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202 Noire corps ne ment jamai"s

Commandement pouvait suffire à expliquer la


farce de cet attachement aux parents idéalisés. Le
fait est qu'il faut que les enfants soient déjà assez
agés pour que le Quatrième Commandement
puisse jouer un ròle. Mais dès les premiers ages de
la vie, le tout petit enfant a appris à nier la douleur
que les parents ne perçoivent pas (« une tape ne
peut pas faire de mal ») , à en avoir honte, à s'en
accuser ou comme je l'ai dit à la tourner en
dérision . Plus tard non plus la victime ne parvient
pas à sentir qu'elle a été une victime. De cette
façon, dans la thérapìe, le client est dès le départ
bien incapable de déterminer le vrai coupable .
Meme s i les émotions réprimées arrivent à remon­
ter à la surface, elles auront du mal à disputer la
piace aux mécanismes précocement acquis. C'est
qu'ils ont servi tellement longtemps à minimiser la
douleur. Ne plus y avoir recours, e'est comme nager
contte le courant ; non seulement cela fait peur,
mais cela fait n.altre aussi des sentiments d'isole­
ment. On s'expose au reproche d'apitoiement lar­
moyant sur soi-meme. Or c'cst pourtant ici que
commence le chemin qui mène à la maturité.
Un patient qui, dès le débu de sa thérapie, sait et
peut prendre au sérieux la certitude que ses parents
I' ont profondément blessé est de ce fait une excep­
tion rarissime. Les femmes et les hommes dont les
parents ont considéré les sentiments de leur enfant
n'on pas ensuite de difficultés à prendre cn compte
leur vie et leur souffrance propres. Dans la majorité
des cas, les mécanismes acquis dans la petite
enfance restent actifs, c'est-à-dire que ces per­
sonnes s'acharnent à minimiser leur souffrance,
meme dans le cadre d'une thérapie. De ce fait, elles
peuvent rester fidèles à l'esprit de la pédagogie

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Postface à la deuxième éditù>n 203

noire et de la société dans laquelle elles vivent,


quitte à demeurer très éloignées d'eUes-mèmes.
Or une thérapi e qui se veut efficace doit néces­
sairement aboutir à diminuer cette distance par
rapport à soi-meme.
Il faut dire aussi que de nombreux thérapeutes,
mais heureusement pas tous, font tout ce qu'ils
peuvent pour dé tourner leurs clients de leur
enfance. Pourquoi et comment, c'est ce que je
montre très clairement dans ce livre, meme si ;e
ne sais pas quel pourcentage de la profession ils
représentent. Sur la base de ma description, le
lecteur pourra s'orienter seul, et sera à meme de
déterminer si sur ce chemin vers sa vérité, il a
trouvé un accompagnateur ou quelqu'un qui ren
éloigne. C'est malheureusement le dernier cas
qui est le plus courant. Un auteur très considéré
dans les milieux de la psychanalyse affirme
meme dans un de ses livres qu'il ne saurait y avoir
de vrai Soi, que cette noti.on serait une trom­
perie . Comment un adulte dont Paccompagne­
ment thérap euti que se fait dans ce cadre peut-il
accéder à sa réalité d'ancien enfant ? Comment
p eu t-il retrouver l'état d'impuissance qu>il a vécu
alors ? Son désespoir au fur ,et à mesure que 1es
blessures se répétaient, sans qu'il lui ait été permis
de percevoir la réalité) parce qu'il n'y avait per­
sonne pour l'aider à la voi.r.
Mais si la possibilité lui est donnée de se servir
de ses sentiments d'aujourd,hui pour accéder aux
émotions élémentaires, puissantes et légitimes du
petit enfant, et de les expliquer comme des réac­
tions compréhensibles aux atrocités (intention­
nelles ou non) comnùses par les parents ou leurs
substituts, c,est alors que le vrai. Soi, c'est-à-dire

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204 Notre corps ne ment jamais

Ies sentiments et besoins authentiques de la per­


sonne, peuvent etre vécus. Quand je regarde en
arrière, je suis moi-meme ébahie de la déter­
mination de l'endurance et de l'irrflexibilité dont
mon Moi vrai s,est montré capable pour venir à
bout de toutes les résistances extemes e internes.
Naturellement, il ne suffit pas de renoncer au
cynisme et à eauto-ironie pour que disparaissent
les séquelles d'une enfance atroce. Mais d est là
une conditi.on nécessaire et indispensable. En
revanche, quelqu'un qui serait installé dans
l 'autodérision p ourrait faif.e un grand nombre de
thét apìes sans étre plus avancé pour autant"'
parce que les sentiments vrais continueraient à
rester enfermés, et avec eux l'empathie pour ren­
fant que 1'on fut.
Il y a plus de cent ans, en accusant explicite­
ment r enfant et en protégeant les parents, Sig­
mund Freud s'est soumis sans réserves à la
morale dominante. Il en fut de meme pour ses
continuatcurs. Dans mes trois derni,ers livres, j 'ai
mis I accent sur le fait que la psychanalyse s'est
davantage ouver e à la réalité des mauvais traite­
ments et des abus sexuels dont les enfants sont
victimes_, et qu' elle s'efforce d'intégrer ces don­
nées dans son élaboration théorique, mais que 1e
respect du Quatrième Commandement fait mal..
heureusement bien souvent échouer ces tenca­
tives. Le role des parents dans rapparition des
symptòmes chez l 'enfant continue à etre édul­
coré et dissimulé. Ce qui nous est présemé comme
une extension du champ de perception de la
majorité des thérapeutes a-t-il réellement modi­
fié leurs convictions profondes ? Je ne saurais en
juger} mais la lecture de leurs publications me

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Post/ace à la deux·ième édition 205

donne fimpvession que la réftexion sur la morale


traditionnelle n'a pas encore eu lieu. Le compor­
tement des parents continue à etre défendu non
seulement pour ce quì est de leurs actes, mais
aussi dans la production théorique. C,est ce que
m'a réoemment confirmé la lecture du livre d'Eli
Zaretsky (Secrets of the Soul, Knopf, 2004), une
hist:oire oomplète de la psychanal'yse qui n'aborde
pas du tout la questi.on du Quatrième Comman­
dement.
Voilà pourquoi, dans Notre corps ne ment jamais,
j'ai accordé une piace assez marginale à la psycha­
nalyse. Les lecteurs qui ne connaissent pas mes
autres livres auront peut-etre du mal à voir en quoi
consiste la différence entre ce que fécris et les théo­
ries psychanalytiques. Car, les analystes aussi s'in­
téressent à l'enfance et admettent volontiers que ks
traumatismes précoces influencent la vie ultérieure,
mais ils éludent souvent la question des blessures
dont les parents sont responsables. Parmi les trau­
matismes les plus fréquemment évoqués, on trouve
le décès des parents, les maladies graves les
divorces, les catastrophes naturdles, les guerres.
Là, le patient sent qu'on ne le laìsse pas seul, l'ana­
lyste n'éprouve aucune difficulté à s'imprégner de
sa siruation et peut l'aider en tant que témoin lucide
à surmonter des souffrances d'enfant qui lui rap­
pellent rarement les siennes. Il en est autrement
quand il s agit de blessures que la plupart des per­
sonnes ont eu à subir, quand il s'agit en fait de per
cevoir la haine de ses proprcB parents, maìs aus-sì
généraiement l'hostilité des adultes à l'égard des
enfants.
Le livre de Martin Dornes (Psychanalyse et
psychologi·e du prem ier age, PUF) montre à mon

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206 Notre corps ne mentjamais

avis très clairement à quel point il est difficile de


concilier les conceptions trad.itionnelles des ana­
lystes cwec les résultats des expériences les plus
récent.es sur les nourrissons (bien que rauteur
fasse de gros efforts pour convaincre le lecteur du
contrawe . . . ) . Il y a à cela de nombreuses raisons
dont je parie dans oe livre, mais je considère que
la cause essentiene est à rechercher dans l'effica­
cité des blocages mentaux (voir mon précèdent
ouvrage Libres de savoir, pp. 1 1 3-1 35) qui s'allient
au Quatrième Commandement pour se dissocier
de la réalit.é de l'enfance. Sigmund Freud, on l'a di4
mais plus encore Mélanie Klein, Otto Kemberg et
leur continuateurs, tout comme Heinz Hartmann
avec sa psychologie de l'Ego déconnectée de la réa­
lité, ont piacé sur le nourrisson la charge totale
de ce qui leur a été dicté par leur propre éduca­
tion dans l'esprit de la pédagogie noire, à savoir
que, par nature, les enfantS sont des « pervers
polymorphes ». Dans La. Connaissance interdite,
j'ai repris un long passage d'un livre de Glover,
un analyste toujours fort bien considéré, qui
montre comment il voit renfant. Cela a peu de
rapport avec la realité vécue par un vèritable enfan4
et moins encore avec celle que connait un enfant
blessé et souffrant, ce qui vaut indiscutablement
pour la majorité, du moins tant que les chati­
ments corporels et autres types de blessures psy­
chlques seront considérées presque partout comme
constitutifs d'une benne éducation.
Des analystes tels que par exemple Ferenczi,
Bowlby, Kohut et d autres encore, qui se sont
orientés dans cette direction, sont restés confìnés
aux marges de la psychanalyse parce que kurs
travaux venaient contredire dairement la théorie

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Postface à la deuxième édition 207

des pulsions. Pourtant, aucun d'entr-e eux n'a, à


ma coonaissance, démissionné de l'API (Asso­
ciation psychanalytique internationale) . Pour­
quoi ? parce que tous avaient probablement l'espoir,
comme beaucoup d'autres aujourd,hui encore,
que la psychanalyse ne serait pas un système
dogmatique, mais un système ouvert, capable
d'intégrer les résultats des travaux nouveaux. Je
ne veux pas fermer cette po�sibilité pour l'avenìr,
mais je pense que le préalable à sa réalisation
sem.it de se donner la liberté de percevoir la réa­
lité des blessures psychiques, de la maltraitance
des nouveaux-nés, et de reconnaitre que les
parents minimisent les souffrances enfantines
pour tenir leur refoulement intact.
Cela ne sera possible que lorsque le travail sur
les émotions sera admis dans la pratique psycha­
nalytique, lorsque leur puissance cessera de fa.ire
peur et pourra ètre mise au service de la décou­
verte, ce qui n'implique en rien la nécessité de pro­
céder de la mérne façon qu'en thérapie prirnale.
Alors le survivant peut arriver à a:ffronter ses bles­
sures prernières et trouver le chemin de ses ori­
gines, de son Soi véritable, grace à l'aide du témoin
lucide et aux messages de son corps. Autant que j,e
sache, çela ne s'est encore jarnais produit dans l e
cadre d'une psychanalyse.
Dans libres de. savoir, j'ai illustré ma critique
de la psychanalyse à l'aide d'un exemple concret
(pp. 1 5 6- 1 62) J'ai pu rnontrer que meme Winni ­
cou, que rapprécie beaucoup en tant qu'homme,
n'a pu aider son collègue Harry Guntrip en ana­
lyse, parce qu'il lui était impossible de percevoir
la haine de la mère envers le petit Harry. Cet
exemple montre nettement les limites de la psy-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
208 Notre corps ne ment jamais

chanalyse, qui m'ont en son temps amenée à


rompre avec la Société psychanalytique et à
rechercher mes propres voies, ce qui m'a établie
pour toujours dans la position d'une hérétique. Il
n'y a rien de vraiment agréable à se trouver reje­
tée et incomprise, mais d 'un autre c6té, ma
situation d'exclusion m'a procuré de grands
avantages. Elle s'est révélée très productive pour
mes recherches, m'a donné une grande liberté,
que j 'ai mise à profit pour approfondir les ques­
tions qui me préoccupaìent. Toutes les pistes
s'ouvraient à moi� et personne ne me p rescrivait
comment je devais penser, ce que j 'étais auto­
risée à voir et ce qui ne devait l'étre en aucun cas..
Cette possibilité de penser librement m 'est tou­
j ours particulièrement chère.
C'est cette liberté nouvelle qui m'a donné.., entre
autres la possibilité de cesser de protéger les
par·ents qui détruisent l'avenir de leurs enfants.
Ce faisant, dest par-dessus un grand tabou que
je suis passée. En effet, cette transgression ne
s,applique pas qu'à la psychanalyse, mais à toute
notre société, et aujourd'hui autant qu'hier, ce
quì signifie qu1en aucun cas il n'est permìs de
désigner l'institution « parents », ni la famille,
comme sources de violence et de souffrance. La
era.iute que cette connaissance inspire est nette­
ment observable dans la plupart des émissions
de télévision qui ont la vio1 ence pour thème G,ai
récemment mis en ligne sur mon site Internet
piusieurs articles à ce suj·et) .
Les données statisriques sur 1es mauvais traite­
ments infiigés aux enfants, mais aussi le grand
nombre de faits rapportés en thérapie par les
patients, ont contnbué à la rieconnaissance de nou-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Postface à la deuxième édition 209

velles formes de thérapie quì vont plu s loin que


ranalyse en se concentrant sur le traitement du
traumatisme et sont pratiquées dans de nombreux
établissements. Mais dans ces thérapies aussi
(meme quand l'accent est mis sur Paccompagne­
ment emnathique du thérapeute), les sentiments
authentiques de la personne et le véritabk carac­
tère de ses parents peuvent etre masqués, et les
exercices mentaux (cognitifs et d'irnagination) ou
de oo nsolations spirituelles contribuent à aggraver
ce phénomène. Ces prétendues interventions thé­
rapeutiques détournent la personne de ses senti­
ments authentiques et de la réalité qu'elle a vécue
enfant. Mais le client a besoin des deux (l'accès à
ses sentiments et par là-mème à ce qu'il a vécu
réellement) pour accéder à a vérité et se libérer
ainsi de la dépression. Autrement certains symp­
tomes peuvent certes disparaitre, mais ils réap­
paraissent sous la forme de maladies physiques
par exemple, aussi longtemps que la réalité initiale
de l'enfant est ignorée. Celle-ci peut aussi se
trouver ignorée dans des thérapies corporelles,
surtout lorsque le thérapeute craìnt encore ses
parents et continue de ce fait à les idéaliser.
On dispose maintenant de nombreux témoi­
gnages de mères qui racontent honnetement à
quel point ce qu'elles ont subì dans leur enfance
les a empechécs d'aimer leur propre enfant. Il y
a des leçons à en tirer, et notamme nt qu'il faut
cesser d'idéaliser l'amour materne!. Alors rien ne
nous contraìndra plus à lenir le nourrisson pour
un monstre hurleur, et nous commencerons à
comprendre son monde intérieur, à prendre la
mesure de sa solitude et de son impuissance
quand il lui faut grandir aupr-ès de parents qui lui

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
210 Not:re corps ne ment jamaz's

refusent toute forme de communication aimante


parce qu'eux memes n'ont pu en bénéficier. Nous
pourrons alors entendre dans les hurlements du
nouveau-né une réaction logique et justifiée à
l'attinide cruelle des parents, la plupart du temps
inconsciente, mais réelle ·et constatable dans les
faits - une cruauté que la société n'admet pas
encore com.me telle. Tout aussi nanrrelle est la
réaction de désespoir qu•un homme ou nne femme
peut avoir devant leur v·e gachée, et qu'un cer­
tain type de thérapie des traumatismes va cher­
cher à apaiser par la création d'images mentales
positives, alors que ce sont justement des senti­
ments négatifs comme la rag.e qui permettent
d'accéder à la compréhension de ce qui s'est
passé pour les enfants maltraìtés tout com.me
pour les parents qui n'ont pas voulu savoir.
La cruauté parentale ne se manifeste pas tou­
jours par des coups (meme sì une très grosse
majorité de la population a été battue dans son
enfance) . Elle s' exprime aussi et surtout par le
manque d'attention et de communkation, par
l'ignorance des besoins de I' enfant et de ses souf­
frances psydùques, par des punitions dénuées
de sens et perverses, par des abus sexuels, par le
chantage émotionnel, par I' exploitation de
l'amour inconditionnel de renfant, par la des­
truction de sa confiance en ses capacités propres
et par des formes innombrables de prise de pou­
voir. La liste est infinie. Et le pire, c'est que
renfant doit apprendre à oonsidérer tout cela
com.me un comportement normai, parce qu'il ne
connait rien d'autre.
En dépit de tout cela l'enfant aime ses parents
inconditionnellement L'éthologue Konrad Lorenz

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Postface à la dewcième édition 21 1

a décrit avec beaucoup de sensibilité les senti.­


ments de fidélité qu,inspirait sa botte à Fune de
ses oies. C,était en e:ffet la première chose que
celle-ci avait vue à sa naissance. Un tel attache­
ment est dicté par rinstinct. Mais si le compor­
tement humain était déterminé pour toute la vie
par J>empreinte de finstinct (nécessaire aux pre­
miers agcs de la vie) , nous resterions à jamais
des enfants gentils, incapables de profiter des
privilèges de la vie adulte, au nombre desquels
on compte, notamment, la conscience de ses
actes, le libre arbitre, l 'accès à ses propres senti­
ments et la capacité de comparer. Que les églises
et les pouvoirs en piace trouvent un intéret à
freiner cette évolution et à maintenir les gens
dans la dépendance de figures parentales, c'est
de notoriété publique. On sait moins que le
corps paie un prix élevé pour cela. Mais
qu'adviendrait-il des figures parentales, si leur
pouvoir ne trouvait plus à s'exercer ? C 'est ce
qui explique que l'institution <1 parents » jouisse
toujours d,une immunité totale. Si cela change
un jour (ce qui est le p ostulat de ce livre), nous
serons alors en état de sentir ce que la mal­
traitance parentale nous a fait. Nous compren­
drons mieux alors les signaux que notte corps
nous envoie et nous vivrons en paix avec lui,
non pas camme les enfants aimés que nous
n 'avons jamais été et que nous ne serons jamais,
mais comme des adultes ouverts, conscients et
peut-�tre aimants qui n'ont plus à craindre leur
histoire, parce qu'ils la connaissent.
Parmi Ics réactions que j ai pu lire, j 'ai relevé
d'au tres points d'incompréhcnsion, mais je vou­
drais n'en aborder que deux ici. Il s'agit d'une

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
212 Notr:e corps ne ment jamais

part de la distance à établir avec les parents mal­


traitants en cas de dépressions graves, et d'autre
part de mon hìstoìre personnelle.
Tout d'abord je souligne le fait que, dans 1'e
livre_, je parie toujours de parents introjetés rare­
ment de parents véritables et jamais de parents
« méchants ». Je ne donne pas le conseil, meme à
Hansei et Gretel, de fuir des parents cruels, mais
je plaide pour que ron prenne au sérieux les se n ­

timents vrais rèprimés depuis l'enfance, et qui


depuis lors subsistent enfouis au fond des c �urs .

Ensuite, j 'aimerais bien aussi que ce que je


rapporte de mon enfance puisse �tre lu de façon
nuancèe. Depuis que je travaille sur la mal­
traitance des enfants, ceux qui me critiquent me
rep roc hent de la voir panout, parce que j'ai moi­
meme été victime de maltraitance. Mais je rap­
p elle que, au début de mes travaux, je savais
encore fort peu de choses sur ma propr,e histoire.
Aujourd'hui je suis évidemment en sjtuation de
comprendre que c>est justement le rejet de ces
souffrances qui m,a p oussée à travailler sur ce
sujet. Il se trouve seul,ement que, en com­
mençant à explorer ce domaine> je n'ai pas sim­
plement trouvé mon propre destin, mais celui de
très nombreuses personnes. Au fond, ce sont
leurs hìstoìres qui m'ont amenée à commencer à
rel§.cher mes défenses, à regarder autour de moi,
à prendre conscience de la négation obstinée de
la souffranc,e des enfants ,et à en tirer des condu�
s i ons qui m'ont: aidée à me comprendre . Voilà
pourquoi je leur suis infiniment reconnaissante.

(Traduit dc l'allemand par Pierre Vandevoorde)

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INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

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214 Notre corps ne mentjamais

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Tchekhov, Anton P., Briefe, Diogenes Verlag, 1 979.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
LEXIQUE

Dans ce livre, j'utilise des notions que j 'ai déve­


loppées dans mes précédents livres. A destination
des lecteurs quì ne connaissent pas ces ouvrages, en
voici les définitions.
J'entends par pédagogie noire une éducation qui
vise à briser la volonté de l'enfant, et, par un exerdce
ouvert ou caché du pouvoir, de la manipulation et du
chantage, à en faire un sujet docile. J'ai expliqué ce
concept, en fillustrant par de nombrcux exemples,
dans mes livres C'est pcrur ton bien et EEnfant sous ter­
reur. Dans mes autres publications) je n'ai cessé de
montrer les traces laissées par l'esprit de la pédagogie
noire chez les adultes qui ront subie dans Leur
enfance, dans leur pensée et dans leurs relations avec
les autres.
Un témoin secourable est, pour moi, une per­
sonne qui prete assistance (fUt-ce très épisodique­
ment) à un cnfant maltraité, lui offre un appuì, un
contrepoids à la cruauté qui ìmprègne sa vìe q uoti ­

dicnne. Ce ròle peut etre assumé par n'importe


quelle personne de son entourage : il s'agit très sou­
vent d'un frère ou d'une sceur, mais ce peut etre aussi
un enseignant, une �oìsine, une employée de maison
ou enoo�e une grand-mère. Ce témoin est une per-

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
216 Notre corps ne ment jamai.s

sonne qui apporte à l'enfant délaissé un peu de sym­


pathie, voire d ' amour, ne cherche pas à le manipuler
sous prétexte de l'éduquer, lui fait confiance et lui
communique le sentiment qu'il n'est pas « méchant .,
et mérite qu'on soit gentil avec lui. Grace à cc témoin,
qui ne sera m�me pas forcément conscient de son
role crucial et salvateur, l'enfant apprend qu il existe
en ce monde quelque chose comme de l'amour. Si
les circonstances se montrent favorables, il arrivera à
faire confiance à autrui, à préserver sa capacité
d'aimer et de faire preuve de bonté, à sauvegarder en
lui d'autres valeurs de la vie humaine. En l'absence
totale de témoin secourable> l'enfant glorifie la vio­
lence et, plus tard, l'exercera souvent à son tour, de
façon plus ou moins brutale et sous le meme prétexte
hypocrìte. Fait caractéristique : on ne trouve, dans
l'enfance des grands massacreurs comme I-litle.r, Sta­
tine ou Mao, aucun témoin secourable.
Le témoìn lucide peut jouer dans la vie de
t >ad u ke un ròle analogue à celui du témoin secou­
rable auprès de l'enfant. fentends par là une per­
sonne qui connait les répercussions du manque de
soins et de la maltraitance dans les premières années.
De oe fait, elle pourra preter assistance à ces étr,es
blessés, leur témoigner de l'empathie et les aider à
mieux compr1end.re les sentiments - incompréhen­
sib1es pour les intéressés - de peur et d'impuissance
issus de leur histoire. Et leur permettre ainsi de per­
oevoir plus librernent les options dont, aujourd'hui
adultes > ils peuvent disposer.
Parmi les témoins lucides, on compte un certain
nombre de thérapeutes, mais aussi des enseignants,
des avocata et des auteurs instrUits de ces problèmes.
Personnellement, je me oonsidère comme un auteur
qui se donne pour but - entre autres objectifs - de
communiquer à ses lectcurs des informations cncorc
frappées de tabou. Je voudrais également permettre

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
Lexique 217

aux professionnds exerçant dans divers domaines de


mieux comprendre leur propre vie et de devenir ainsi
des témoins lucides pour leurs clients, leurs patients,
leurs enfants et - ce n'est pas le moins important -
pour eux-memes.

https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
TABLE

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ............. ..... . . . . . . . .. .... . 9


Introduction : La dictature du Quatrième
Commandement . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . .. . . . .
.. .. . . . . . . . . . .. 13

I . Dire et cacber

1 . Crainte et respect des parents (Dostoi"ev-


ski, Tchekhov, Kafka, ietzsche) . . .. . . . . . . . . . 37
2 . Schiller o u les cris du corps humilié. . . . . . . . . 41
3 . Virginia Woolf ou a trahison des souvenirs 46
4. Arthur Rimbaud ou la haine de soi . . . . ... .. .. 49
5. Mishima, l'enfant clortré ou le nécessaire
déni de la souffrance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . .. 53
6. Marccl Proust : quand l amour matemel
devìent étouffant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ........ . . . . . . .
. . 56
7. James Joyce ou la déconnexion des senti-
ments . . . .. .. .. ... . . . . . . . . . ............ . . . ........... . . . . . . .
.. 64
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. 66

ll. Le corps sait ce que la morale ignore


Réctts de thérapies

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . .
. ....... .•. 71
1 . Rompre avec l'attachement de l,enfant . . .. 80

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220 Notre corps ne ment jama·,;s

2. Adultes, nous ne sonunes pas obligés d'ai�


mer nos parents . . . . .. .. . .. .. .. . . . . .. ... . . . . . . . . . . . . . . .
. 89
3. otre corps est le gardien de notre vérité 1 09
4. Briser les interdits . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . ..... . . . . . . . . 1 14
S . Aux racines de la violence . .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 22
6. Quand notre corps est en manque . . . . . . . . . . . 1 26
7. Nous pouvons enfin ouvrir les yeux . . . . . . . . . 1 36

m. Le corps ne se nourrit pas que de pain


Un cas d'anorexie

Introducrion . .. . . . .. .. .. .. .. . . . .. .. .. .. .. . . . . . . . . .. . . .. .. .. .
. 1 59
Le journal fictif d,Anita Fink. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 66

Conclusion . .. ....
. . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ,. . . . . 1 93
Postface à la deuxième édition . . . . . ... . . . . . . . . . . .. . . . . . 1 99
Indications bibliographlques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
l.;exi.que .
. . . . . . .. . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . • . .• 215

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CRT OUVRAGE
A éTÉ TRANSGODB
Br ACHEVÉ D'IMPRIMBR
SUR ROTO-l'AGB

PAR L'lMPRtMBRIB FLOCH


A MAYE.NNB EN NOVEMBRE 2009

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https://books.yossr.com/fr/livres-pdf
N° d'éd. L.01 EHBNFU0362.A:01 5 . N° d'ìmpr. 75129.
D. L : sept.eoibre 2004.
(Imprimé en Francé)

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