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Présentation

Malgré l’urgence, une majorité de psys ne sont pas préparés pour


aider les victimes de violences sexuelles !

Des millions de personnes. L’ampleur colossale des violences sexuelles


est enfin reconnue par notre société. Et maintenant ? Bruno Clavier
en est convaincu, le problème ce sont les psys, en première ligne pour
aider les victimes. Bien qu’il existe aujourd’hui des structures
spécialisées, des associations et des numéros verts, depuis plus d’un
siècle les psychiatres, les psychanalystes et les psychologues n’ont,
dans leur grande majorité, pas été formés à la prise en compte de la
réalité des violences sexuelles. En cause, non seulement le déni de
notre société, mais aussi une théorie qui a nié cette réalité. Son
auteur, Freud, avait une raison secrète à cela. Ce secret et l’incroyable
faille thérapeutique qui a conduit des générations de psys dans une
impasse empêchant la plupart d’aider les victimes comme ils le
voudraient, sont au cœur de ce livre. Pour que plus jamais l’on
n’entende ces mots : « Cela ne se peut pas », « Je ne savais pas ».

Psychanalyste et psychologue clinicien, lui-même victime de violences


sexuelles dans son enfance, Bruno Clavier est le principal
représentant de la psychanalyse transgénérationnelle. Il est l’auteur
des Fantômes familiaux, qui s’est immédiatement imposé comme une
référence incontournable.
ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES
payot-rivages.fr

© Éditions Payot & Rivages, Paris, 2022

ISBN : 978-2-228-93148-9

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du
client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout
ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par
les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le
droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
juridictions civiles ou pénales. »
AVANT-PROPOS

L’idée de ce livre m’est venue le soir d’une présentation de mon


ouvrage précédent, L’inceste ne fait pas de bruit 1, à la librairie Folies
d’encre à Montreuil, en compagnie de Charlotte Pudlowski 2 et de
Florence Hirigoyen 3 venues parler de leurs écrits respectifs. Au cours
de la soirée, alors que nous énumérions les affaires successives
concernant les violences sexuelles, quelqu’un dans l’assistance posa
cette question : « Et la prochaine affaire, c’est quoi ? » Nous nous
sommes regardés en silence. Je m’entendis répondre : « Le monde de
la psy, c’est évident. »
Le silence non moins lourd, a priori approbateur, qui s’ensuivit me
conforta dans l’idée soudaine d’écrire sur la question, alors que je
pensais au contraire lever le pied après la sortie de mon livre.
Cependant, il ne s’agissait pas d’aborder les violences sexuelles
commises par les thérapeutes – encore que cette problématique
pourrait mériter un autre ouvrage, à condition que les victimes
témoignent –, mais bien plutôt d’évoquer une déficience générale de
ce monde de la psy jusqu’à aujourd’hui dans la prise en charge des
violences sexuelles et de l’inceste. Ce que je voulais écrire, c’était le
constat de ce qui n’avait pas été fait, ou avait été fait, depuis plus
d’un siècle dans ce domaine, constat également de la situation
actuelle, et enfin de ce qui pourrait être fait dans les temps à venir. Le
silence assourdissant sur la question des thérapies m’apparaissait tout
autant suspect que le déni collectif sur le sujet : les thérapeutes en
avaient-ils été des complices inconscients ? Savaient-ils, pouvaient-ils
ou ne voulaient-ils pas, tout simplement, savoir ?

1. Bruno Clavier (avec la participation d’Inès Gauthier), L’inceste ne fait pas de bruit. Des
violences sexuelles et des moyens d’en guérir, Paris, Payot, 2021.
2. Charlotte Pudlowski, Ou peut-être une nuit, Paris, Grasset, 2021.
3. Florence Hirigoyen, La Maison de poupée, Paris, Les Arènes, 2022.
INTRODUCTION

Et pourtant, les violences sexuelles gangrenaient depuis si


longtemps notre société, elles concernaient tellement d’individus, les
conséquences en étaient si désastreuses !
Du côté des victimes, celles qui se souvenaient ignoraient que cela
déterminerait tous les instants de leur vie ; que cette vie serait pour
elles un enfer sur terre. Celles qui n’en avaient pas de mémoire
portaient, de plus, dans leur corps et dans leur tête les effets
désastreux de ces violences sexuelles sans jamais réaliser de quoi elles
souffraient.
Mais d’autres personnes encore étaient dans l’ignorance – et c’est
peut-être le plus grave : les psys. Psychanalystes, psychiatres,
psychologues, les thérapeutes de l’esprit, mais aussi du corps.
Or c’était d’abord à eux que s’adressaient les victimes.
Ils ont – moi y compris – une grande responsabilité dans la non-
prise en compte généralisée des violences sexuelles en thérapie.
Pour constater ce phénomène, écoutons les victimes aujourd’hui.
« J’ai été victime d’inceste à plusieurs reprises, dit l’une d’elles, et
dans mes séances de thérapie cette partie de ma vie n’a jamais été
abordée en profondeur… C’est un sujet qui a toujours été survolé,
comme si c’était une simple égratignure sur mon bras. En effet, vers
mes quatre ou cinq ans, avec ma tante alors âgée de quinze, seize
ans… Adulte, j’ai aussi été victime d’inceste avec deux grands-parents
et un oncle. Puis de viol avec mon premier petit ami et un autre
homme… J’ai l’impression de chercher des réponses qui n’existent
pas. »
Un autre témoignage : « Depuis trente ans en psychanalyse, vingt
ans de boulimie et un cancer du sein, je ne sais toujours pas si j’ai été
victime d’inceste, cela est un véritable calvaire pour moi. À la lecture
de votre livre, je me suis décidée à contacter l’un de mes cousins qui,
comme moi, dormait enfant avec mon oncle lorsque nous allions en
vacances chez ma grand-mère. Mon cousin m’a avoué qu’il a été violé
et harcelé par cet oncle. Pour ma part, je ne me souviens absolument
de rien. Je suis vraiment mal avec cette révélation, aussi je voulais
savoir si je pouvais suivre une thérapie avec vous ? Que faire avec ces
horreurs que je viens d’apprendre et qui me hantent ? D’avance
merci. »
Je consacrerai en fin d’ouvrage un chapitre à ces témoignages, car
suite à la parution de L’inceste ne fait pas de bruit, j’ai reçu et je reçois
sans cesse des messages de personnes qui souhaitent trouver des
thérapeutes qui prennent en compte les violences sexuelles.
Étrange : cela sous-entend d’emblée que cette prise en compte
n’est pas acquise lors d’une thérapie…
À chaque fois une histoire semblable m’est racontée, faite de
longues souffrances, de symptômes caractéristiques que je rencontre
malheureusement trop : anorexie, boulimie, tentatives de suicide,
scarifications, dépression, accompagnés de maladies somatiques
diverses, elles aussi caractéristiques, fibromyalgie, problèmes de
thyroïde…
Certaines personnes se souviennent d’incestes, d’agressions
sexuelles subies dans l’enfance, ou ont eu sur le tard des retours de
mémoires traumatiques, ou encore sont convaincues qu’il « s’est passé
quelque chose », d’autant que le climat familial était incestueux ;
d’autres ne se souviennent de rien. Nombre d’entre elles ont suivi des
thérapies diverses et notamment des psychanalyses, pendant des
dizaines d’années ou plus longtemps encore. Au mieux, le sujet y a
été évoqué – mais sans que l’analyse ou la thérapie soit vraiment axée
là-dessus – et, au pire, les patientes et patients se sont entendu dire
que leurs ressentis, leurs rêves éventuels de violences sexuelles subis
dans l’enfance étaient des fantasmes, la plupart du temps
« œdipiens ». Cela fait si longtemps que j’entends parler de thérapies
qui se sont déroulées sous ce mode d’interprétation…
J’ai l’impression de recevoir de toutes parts des messages
désespérés, comme si notre société n’était pas à même d’accueillir ces
souffrances comme il le faudrait.
J’ai également raconté dans mon dernier livre comment mon
premier analyste, qui m’a énormément aidé par ailleurs, a interprété
pendant douze ans mes cauchemars et angoisses nocturnes d’enfance
et de vie adulte comme des fantasmes, jusqu’à ce que je découvre
qu’il s’agissait de traces des violences sexuelles et d’incestes précoces
dont j’étais amnésique ; dans ce même livre, j’ai évoqué comment il
avait fallu que je retrouve moi-même, tardivement, la mémoire pour
que peu à peu mes patientes et patients, à leur tour, se livrent et
racontent les violences vécues, qu’ils n’osaient aborder jusqu’alors ou
que nous nous apercevions ensemble qu’ils en avaient subi et qu’ils en
étaient, eux aussi, amnésiques.
Entré dans la pratique analytique avec la théorie freudienne du
fantasme, formé en psychologie clinique dans une faculté parisienne
sans avoir jamais eu de cours sur les violences sexuelles ni sur le
psycho-trauma, je me trouvais ébahi, et démuni, face à une lame de
fond que je n’avais pas soupçonné rencontrer un jour dans ma
pratique professionnelle.
Cette lame de fond, récente, a commencé avec les mouvements
collectifs contre les violences sexuelles, #metoo, en passant par
l’événement fondamental en France symbolisé par le rapport Sauvé
sur les violences sexuelles dans l’Église, jusqu’aux livres et
témoignages sur l’inceste ; nous sommes allés progressivement du
général au particulier, tout cela déclenchant une libération de la
parole sans précédent.
Le premier livre déterminant au niveau médiatique a été Le
1
Consentement . La personne dénoncée n’était encore qu’un ami de la
famille. Puis ce fut La Familia grande 2, mais là encore la famille
n’était qu’éraflée : le prédateur était un beau-père, sans lien de sang.
L’honneur familial pouvait être sauf. En 2021, tournant capital, de
nombreux livres sur l’inceste étaient publiés, comme si on arrivait
enfin au centre des violences sexuelles ; c’est en tout cas comme cela
que je le décrivais lors de la parution de mon propre livre sur le sujet
à ce moment-là. Une institution sacrée, tacitement – la famille –, était
cette fois mise en cause.
Mais au-delà de ce mouvement général, il me semblait qu’une
catégorie de personnes dans la société avait été et restait silencieuse
sur la question alors que je réalisais que ces dernières étaient les plus
concernées par ce domaine : les psys. C’étaient eux qui avaient
récolté les paroles, perçu les symptômes, entendu les doutes, connu
de façon intime les us et coutumes de ces familles. Ils ont été pendant
plus d’un siècle les principaux « confidents » à la place des confidents
« traditionnels », les médecins, les prêtres, les notaires…
Or ces « confidents psys » n’avaient pas été formés pour accueillir
ces violences sexuelles – et pour cause : ils ne pouvaient être en
avance sur une société qui ne voulait pas reconnaître ces violences.
Pour ma part, tout comme eux, je n’avais pas été préparé à cela ; à
partir de chaque cas, « sur le tas », j’ai appris peu à peu à
appréhender les conséquences multiples de ces violences, à repenser
la théorie psychanalytique, à trouver de nouveaux outils, à en créer
aussi. À cet endroit, le fait d’avoir subi enfant la même chose que mes
patients m’a peut-être aidé à comprendre l’importance de la question,
ce que je n’ai commencé à faire qu’à partir du moment où mon
amnésie traumatique a été levée.
Pour cette fois, au moins, mes traumatismes représentaient un
atout au lieu de constituer un handicap.
Ce chemin personnel et professionnel n’a pas été facile, d’autant
que, avant que la parole sur le sujet devienne collective, j’eus à
affronter d’autres violences, notamment celles de confrères qui
affirmaient que je voyais des traumatismes sexuels partout et que cela
s’expliquait par le fait qu’ayant été traumatisé moi-même, je n’étais
pas lucide sur le sujet… Cela impliquait que je n’avais pas assez
« travaillé » en analyse. Et pourtant, nous sommes pour la plupart, les
psys, passés à côté depuis si longtemps !
Il faut maintenant qu’ils sachent – que nous sachions.
Principalement deux choses : l’ampleur du phénomène ; et ses
incidences multiples sur les victimes, celles qui vont grossir peu à peu
la vague déferlante des personnes concernées par celui-ci.
Les chiffres récents sont effarants.
3
Un sondage de 2020, de l’institut Ipsos , atteste que près de 6,7
millions de personnes en France seraient susceptibles d’avoir subi un
inceste. Sur une population de 67 millions de Français, cela
représente une personne sur dix ! Cependant, cette évaluation prend
en compte uniquement ceux qui déclarent l’avoir subi. Les chiffres du
sondage datant de 2009, onze ans auparavant, étaient nettement
inférieurs ; la libération de la parole ayant eu lieu entretemps a
largement amené plus de victimes à parler ; d’autres seraient alors
susceptibles de le faire à l’avenir. De plus, ces chiffres ne tiennent pas
compte de l’amnésie infantile si fréquente qui concerne la majorité de
mes patientes et patients, comme ceux de bien d’autres thérapeutes.
On peut s’autoriser à penser que beaucoup plus qu’une personne sur
dix a été victime de l’inceste en France. Enfin, il s’agit des chiffres de
l’inceste et non pas des violences sexuelles en général.
Autre chiffre tout aussi effarant : chaque année, en France,
160 000 enfants seraient victimes de violences sexuelles 4 ! Ils
viennent donc s’ajouter, chaque année, au nombre actuel des
victimes.
Ce problème de santé publique qui concernerait plus de 6,7
millions de personnes dans notre pays – dans dix ans, elles seront 8
millions à être concernées – ne justifierait donc pas une prise en
charge spécifique et généralisée ? Plus que d’ignorance, il s’agit de
négligence ; et la négligence, dans le cadre de n’importe quelle
thérapie, est une faute grave.
Le problème est donc colossal et nous n’en avons pas encore
mesuré toutes les conséquences. Je soutiens qu’une majorité des
personnes qui consultent en psy, que cela soit en institution, en libéral
ou en psychiatrie, sont porteuses de symptômes qui, de près ou de
loin, sont en rapport avec les violences sexuelles, que cela soit
personnel ou transgénérationnel. Ainsi, les violences subies par les
précédentes générations sont présentes massivement dans les
généalogies des familles que je reçois et ont très souvent une relation
5
avec les symptômes des enfants qui consultent .
Bref, face au déferlement des cas, les thérapeutes psys sont – ou
vont être – en première ligne. Sont-ils prêts ? Je ne le crois pas.
Une des raisons en est que la théorie freudienne du fantasme est
encore très présente non seulement dans les cursus des formations en
psychologie ou apparentées, mais aussi dans les médias ; elle
constitue le socle commun sur lequel une majorité de thérapies
s’appuient, d’une façon plus ou moins tacite, d’une façon plus ou
moins consciente. Affirmer que l’on ne pense et que l’on ne pratique
pas comme cela aujourd’hui, c’est ignorer que tout est question de
transmission, et aussi d’inconscient, quel que soit le domaine, et que
ce qui a présidé à l’ensemble des prises en charge psychologiques
pendant plus d’un siècle ne va pas disparaître spontanément.
En 2021, j’enseignais à des étudiants en troisième année de
psychologie dans une faculté parisienne. Mon cours traitait des
psychotraumatismes sexuels. Une étudiante de vingt-cinq ans environ
m’apostropha : « Si une patiente me dit qu’elle a été abusée, violée,
dois-je la croire ? » Stupéfait, je lui répondis : « Et pourquoi ne pas la
croire ? »
La pensée de cette jeune étudiante n’est pas une pensée isolée,
mais le résultat d’un formatage encore présent des futurs
psychologues largement basé sur la théorie du fantasme.
De plus, sans qu’ils en soient forcément empreints, il y a chez
beaucoup de thérapeutes une grande méconnaissance des
mécanismes des violences sexuelles ; et en effet, comment pourrait-
on être formé à quelque chose qui « n’existe pas » ou représente –
c’est ce que l’on pensait – des cas isolés et spécifiques ?
En réalité, cette méconnaissance est générale. En psychiatrie, les
effets des violences sexuelles sur le psychisme humain, notamment
celles subies dans l’enfance, et la question de l’amnésie traumatique
n’ont pas été envisagés à la mesure de ce qu’ils devraient, même si
certaines structures ont bien saisi la corrélation entre ceux-ci et de
nombreuses affections psychiques. Heureusement, quelques thérapies
ont pris en charge ce phénomène, par exemple l’EMDR ; d’autres le
font également, mais leur pratique reste marginale, comme un
domaine dans lequel se seraient spécialisés certains alors qu’il
faudrait une action et une volonté de s’attaquer au problème à plus
grande échelle. Ce ne peut être vu comme une spécialisation de la
psy : tous les thérapeutes ont été, sont et vont être confrontés à ce
problème.
Il y a donc une faille thérapeutique générale à combler.
Même si je suis critique envers la psychanalyse, j’estime qu’elle a
un rôle à jouer. Me revendiquant psychanalyste, j’affirme qu’elle peut
être une méthode majeure pour soigner les conséquences des
violences sexuelles et de l’inceste. Cependant, elle ne le sera que si
elle balaie radicalement les éléments erronés de sa théorie qui ont
conduit à ce que, pendant presque un siècle, les tragédies vécues par
des milliers et des milliers de personnes ont été ignorées, leur
souffrance étant redoublée par cette ignorance.
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut retourner
aux origines de la psychanalyse. L’examen de la propre vie de Freud
nous montre comment, alors qu’il mettait au point une technique
thérapeutique absolument révolutionnaire, qui représentait une
avancée incroyable dans la connaissance des affections mentales et
du psychisme humain en général, il a opéré une bifurcation radicale
et funeste dans son avancée théorique. Malgré des éléments d’une
vérité et d’une richesse inouïes, il en a fait admettre d’autres qui, à
l’examen, nous allons le découvrir, ne tiennent pas. Et pourtant ils ont
perduré si longtemps ! Par une sorte d’hallucination collective, nous
avons ignoré à quel point les violences sexuelles et l’inceste étaient
présents dans nos familles. Sous notre nez, à notre porte.
Peut-être parce que notre société voulait ignorer ces violences, elle
n’a pas totalement récusé certaines thèses de Freud. Certes, le « tout
sexuel » freudien était, pour certains, dérangeant, mais il l’était moins
que l’aveu que nous étions depuis bien longtemps infestés par
l’inceste et notamment par les violences sexuelles faites aux enfants
et aux femmes. Pourtant, chaque famille, chaque personne, pouvait et
pourrait être concernée par le problème.
Or quelle était la première thèse de Freud avant celle, encore
présente aujourd’hui, du fantasme sexuel ? Que les troubles
psychiques de ses patientes et patients provenaient des violences
sexuelles qu’ils auraient subies dans l’enfance !
Que s’est-il donc passé entre ces deux prises de position
radicalement différentes ? Et la théorie du fantasme, faut-il la rejeter
entièrement ou peut-elle être repensée ?
Revenons donc aux débuts de la psychanalyse et à ce que Freud
appelait alors « l’étiologie de l’hystérie ».

1. Vanessa Springora, Le Consentement, Paris, Grasset, 2020.


2. Camille Kouchner, La Familia grande, Paris, Seuil, 2021.
3. Un Français sur dix en 2020 : https://aivi.fr/doc/Ipsos_Face_a_l’inceste_Rapport.pdf
4. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b5156_proposition-loi
5. Je vous renvoie à mes précédents ouvrages, où vous trouverez de nombreux
témoignages de l’impact de ces violences passées sur les symptômes actuels des enfants.
1

Le grand secret de la psychanalyse

Quand Freud plaçait les violences sexuelles à l’origine


des névroses

Nous sommes en 1896. Après avoir travaillé à Paris avec Charcot,


et écrit un livre sur l’hystérie avec Joseph Breuer, Freud propose sa
propre théorie des névroses.
Il soutient son hypothèse avec fermeté. Dans un premier article, à
propos de l’origine de l’hystérie, il évoque treize patients, dont deux
hommes : dans tous les cas, écrit-il, « les traumas sexuels
appartiennent à l’enfance précoce 1 », avec « cette condition spécifique
de l’hystérie – passivité sexuelle en des temps présexuels ». « Les
traumas d’enfant que l’analyse mit à découvert pour ces
cas graves, écrit-il encore, durent être définis dans leur ensemble
comme de graves dommages sexuels. »
Freud dresse alors la liste des abuseurs : gouvernantes,
domestiques, enseignants, divers membres de la famille, très souvent
les frères – sur leurs sœurs. Curieusement, il ne mentionne pas les
pères.
Certaines des violences sexuelles qu’il cite ont été commises
quand les victimes avaient un an et demi ou deux ans, mais la
majorité de ces violences l’ont été sur des enfants de trois ou quatre
ans.
Dans l’article suivant, daté également de 1896, il réitère sa thèse :
« Je pose donc comme affirmation qu’à chaque cas d’hystérie, se
trouvent – reproductibles par le travail analytique, malgré l’intervalle
de temps embrassant des décennies – un ou plusieurs vécus
d’expérience sexuelle prématurée, qui appartiennent à la jeunesse la
plus précoce 2. » Et il ajoute : « Dans la totalité des dix-huit cas
(d’hystérie pure et d’hystérie combinée avec des représentations de
contrainte, six hommes et douze femmes), je suis parvenu, comme
mentionné, à la connaissance de telles expériences sexuelles vécues à
l’âge enfantin 3. »
Il s’oppose notamment à la thèse héréditaire qui prévaut à
l’époque : « Le fondement pour la névrose serait posé à l’âge enfantin
toujours du fait d’adultes. » Pour Freud, a eu lieu « en réalité […] une
infection dans l’enfance 4. »
Quand je découvre ces textes premiers, je suis stupéfait. Beaucoup
de ce que j’ai mis des années à comprendre y est théorisé et décrit.
Je n’avais jamais lu ces écrits, car ils faisaient partie de la
préhistoire de la psychanalyse ; ils avaient pour ainsi dire été récusés
et placés parmi les tâtonnements et maladresses du jeune Freud en
devenir. Ils auraient pu avoir un intérêt pour un historien, un
chercheur, mais pour moi qui était un clinicien, pourquoi aller lire des
textes dont on m’avait appris, lors de mes études, qu’ils étaient les
égarements des débuts de la théorie freudienne et que Freud lui-
même les avait rejetés ?
Pourquoi apprendre ce qui « est faux » ?
Très vite, en effet, Freud change complètement de direction : alors
qu’en 1896 il annonce sa théorie des traumas sexuels, un an après,
fin 1897, il déclare à son ami Fliess qu’il n’y croit plus. De là date le
début de la théorie du fantasme, qui prévaudra jusqu’à aujourd’hui.
Les traumas sexuels passent au second plan, voire disparaissent –
pendant presque un siècle.
Que s’est-il passé pour que Freud opère un changement si radical
en si peu de temps ?

Le père de Freud était un abuseur


L’une des clés de ce changement majeur se trouve sûrement dans
une lettre de Freud à son ami Fliess, au début de l’année 1897. Cette
lettre, nous n’en connaissons la teneur en France que depuis 2006.
Jusqu’à cette date, nous n’avions accès qu’à la version censurée –
censure exercée en particulier par sa fille Anna – des lettres à Fliess
5
qui étaient réunies dans La Naissance de la psychanalyse . Je
possédais cet ouvrage depuis un certain temps. Cependant, en 2006,
à la sortie des lettres non expurgées, je me procurai le nouveau
6
recueil intitulé cette fois-ci Lettres à Wilhelm Fliess . Pendant une
semaine entière, je comparai les deux versions. Qu’est-ce que ces
parties occultées pouvaient révéler des fondements de la
psychanalyse ? Quels « péchés originels » fallait-il dissimuler ?
Je ne m’étendrai pas sur un certain nombre de cachotteries qui
auraient pu faire les choux gras des divers détracteurs de la
psychanalyse, notamment les louanges de Freud pour l’opium qu’il
venait de découvrir, sa haine de Josef Breuer, son engouement plein
de vénération pour son ami le docteur Fliess qu’il répudia par la suite
en l’accusant de tous les maux, puis une sombre affaire où Freud
avait couvert une faute professionnelle de cet ami… Non, la
découverte la plus marquante pour moi fut la suppression d’une
majorité d’allusions aux violences sexuelles, et en particulier celles
concernant les pères.
La deuxième était carrément stupéfiante. Freud parle dans une
lettre, datée de février 1897, des fellations que les pervers infligent
aux enfants et des conséquences ultérieures chez les adultes dans les
pathologies de la mâchoire : « Le mal de tête hystérique avec pression
au sommet du crâne, aux tempes, etc., relève des scènes où, aux fins
d’action dans la bouche, la tête est fixée. – Malheureusement, mon
propre père a été l’un de ces pervers et a été responsable de l’hystérie
de mon frère et de celle de quelques-unes de mes plus jeunes
7
sœurs. La fréquence de cette relation me donne souvent à penser . »
On retrouve une nouvelle fois mention de cet inceste dans la
fameuse lettre sur « l’abandon de la neurotica » (ou de « mes
neurotica », cela dépend des traductions), sept mois après la
précédente, en septembre 1897, dans laquelle la partie « Y compris le
mien » a été supprimée : « Il fallait incriminer le père comme pervers,
8
y compris le mien . »
C’était la pièce manquante pour comprendre la bifurcation
soudaine de Freud, passé en l’espace d’un an à une théorie
pratiquement inversée. La première, celle de la « séduction » par les
adultes, sous-entendu : l’abus sexuel subi dans l’enfance est à la
source des névroses. La seconde, celle du « fantasme », qui dit que
l’invention, l’imagination de l’enfant et surtout son désir ainsi que les
refoulements qui l’accompagnent seraient responsables des troubles
psychiques ultérieurs de l’adulte.
Je ne suis évidemment pas le premier, ni le seul, à avoir découvert
ces écrits censurés. Vingt-cinq ans auparavant, en 1985, une version
intégrale avait déjà parue aux États-Unis 9, et une autre en Allemagne
en 1986, sous l’impulsion d’un psychanalyste qui a joué un rôle
capital dans l’histoire du surgissement de la vérité, Jeffrey Moussaieff
Masson 10. Mais le milieu psy a accordé à cette information si peu de
crédit que seuls quelques textes s’en sont fait l’écho, épars, noyés
dans une masse qui a continué à l’ignorer. Un peu comme dans ces
familles où l’inceste, commis par l’un de leurs membres, est connu de
quelques-uns et reste cependant une affaire confidentielle. Ainsi, la
vie analytique s’est poursuivie comme si de rien n’était.
En France, Marie Balmary fut l’une des premières – je dirai même
la seule – à mettre la perversion du père de Freud au centre de la
théorie psychanalytique, et ce d’une façon génialement intuitive, car
elle n’avait pas encore eu accès aux informations censurées. Ses écrits
furent considérés, mais sans que le milieu de la psychanalyse en
déduise quoi que ce soit, et surtout sans qu’une quelconque reprise en
soit faite dans la théorie. Jeffrey Masson sortira un livre majeur en
France sur le sujet 11, puis sa réécriture 12. Je reviendrai sur Jeffrey
Masson et Marie Balmary, car ils restent des pionniers décisifs et
éclairés sur le chemin de la vérité.
Quarante ans de silence depuis lors. Toujours le même silence…
Ce livre que vous êtes en train de lire restera-t-il, lui aussi, « lettre
morte » ? Refermerons-nous une fois encore pour des décennies le
dossier des violences sexuelles, de l’inceste, avec celui de leur prise en
charge thérapeutique encore incertaine et aléatoire ?
Essayons cependant de comprendre ce revirement freudien, avec
les données que nous avons, les fameuses lettres à Fliess, la
connaissance des événements familiaux de la famille de Freud, et
avec ce que nous pouvons savoir du fonctionnement psychique en
général, surtout en cas d’inceste.

Les « cochonneries » insupportables

Tout d’abord, Freud se trouvait dans un dilemme qui est celui de


toute personne ayant subi l’inceste : dire ou ne pas dire, dénoncer ou
ne pas dénoncer ?
Dire, c’était se confronter à un monde qui, ne l’oublions pas, a mis
un siècle à reconnaître la réalité et l’ampleur des violences sexuelles
et de l’inceste. Non seulement Freud se serait vu opposer une vague
de protestations contre ses premières conclusions – la prépondérance
de l’inceste dans les névroses aurait bien trop remis en cause ce qui se
pratiquait dans tant de familles et dans tous les milieux sociaux –,
mais de plus, s’il avait révélé la perversion de son père, cette
révélation aurait été un argument majeur et fatal de la part de ses
détracteurs pour le discréditer.
Si la sagesse populaire est porteuse de bon sens, elle est aussi
parfois primaire : « Les chiens ne font pas des chats » aurait induit la
pensée qu’à père pervers, fils pervers.
Il est probable que la censure et le silence qui l’a suivie jusqu’à
maintenant sont fondés pour une part là-dessus. Sortir l’affaire de la
perversion paternelle freudienne, c’était ruiner l’hypothèse du tout-
sexuel et risquer que soit jeté au rebut l’ensemble de la théorie : « Il
fallait bien être pervers pour ne parler que de sexe », aurait-on pu
dire alors et pourrait-on dire aujourd’hui. En effet, l’enjeu est le
même à présent. Les détracteurs actuels, qui tiennent à abattre la
psychanalyse, ne manqueront pas d’en faire leur principal cheval de
bataille s’ils s’en emparent.
On peut donc comprendre à cet endroit le silence freudien et
l’omerta qui a suivi dans le milieu analytique. Le problème n’est pas
seulement que Freud ait rejeté sa première théorie des névroses, c’est
aussi qu’il ait fondé l’antithèse de cette théorie. On peut imaginer
Freud cacher les turpitudes de son père tout en étant pourfendeur de
l’inceste et de ses conséquences, puis ménager l’opinion sans trop
généraliser ce qu’il avait constaté. Un homme qui a eu l’intelligence et
le savoir-faire, à tous les niveaux, pour mener sa carrière et son
destin là où il les a menés, avec toutes les oppositions qu’il a
rencontrées, aurait tout à fait été capable d’arriver à faire fleurir une
pensée plus proche de cette réalité de l’inceste qu’il avait constatée.
Non, il a complètement rejeté sa première théorie.
Aussi, on peut supposer que Freud a succombé à ce qui menace
toute personne ayant subi l’inceste : entrer dans des processus de
défense tels que le clivage et le déni, de façon à gommer l’événement
insupportable de toutes ses représentations, faire en sorte que la
souffrance de la mémoire cesse.
Car dans ce domaine, il est toujours question de souffrance.
Entre les deux positions théoriques opposées, celle de 1896 et
celle, définitive, qui s’installera à partir de 1898, nous trouvons peut-
être le signe de cette souffrance impossible dans une autre lettre à
Fliess, du 22 décembre 1897. Après un long passage, censuré, qui
décrit des atrocités commises par un père sur sa fille – « un père
piqueur de fille » jouissant de tortures à caractère sexuel –, Freud
conclut par deux phrases elles aussi censurées : « Que t’a-t-on fait
13
pauvre enfant ? » et : « Assez de mes cochonneries. Au revoir . »
C’est la dernière fois que Freud parle à Fliess d’abus sexuels dans
leur correspondance – du moins, telle que nous la connaissons –, qui
court jusqu’en 1904. À partir de cette phrase ultime, le sujet passe à
la trappe. Définitivement.
Il en va de même dans ses écrits suivants. Ainsi, un an plus tard,
dès 1898, dans un texte intitulé « La sexualité dans l’étiologie des
14
névroses », s’il garde la sexualité précoce comme origine de la
névrose, Freud fait disparaître de la scène l’adulte séducteur. Il ne
reste plus que l’enfant sexué. Certes, il reconnaît encore, en 1905,
15
dans Trois essais sur la théorie sexuelle , l’existence de cette influence
externe exercée par les adultes, mais c’est pour en nier « l’importance
et la fréquence ». Freud clôt le débat par l’affirmation – non étayée –
que des personnes ayant subi des violences sexuelles peuvent « rester
normales » et surtout par le fait « qu’il n’est pas besoin de séduction
16
pour éveiller la vie sexuelle de l’enfant ». Ainsi, « sous l’influence de
la séduction, l’enfant peut devenir pervers polymorphe » parce qu’il
« porte dans sa prédisposition les aptitudes requises » et qu’il n’y
opposera que « de faibles résistances ».
La perversion se trouve ainsi, et pour plus d’un siècle, du côté de
l’enfant.
Or il n’est pas difficile d’analyser la dernière phrase de cette
fameuse lettre à Fliess qui marque l’arrêt définitif de la prise en
compte des violences sexuelles. En effet, Freud écrit : « Assez de mes
cochonneries », et non pas : « Assez de ces cochonneries. » Ce ne sont
pourtant pas les siennes !
Chez les personnes agressées sexuellement, et encore plus quand
elles l’ont été très précocement, il n’y a pas de différence entre
l’agresseur et l’agressé ; pour tout enfant abusé, c’est lui-même qui a
commis l’abus. Il met alors l’agresseur hors champ, ce qui se retrouve
– et est toujours si curieux – dans des rêves des victimes où, très
souvent, il ne reste du traumatisme que la victime elle-même et la
scène de crime.
Cette sorte de lapsus de la part de Freud – « mes » cochonneries –
nous fait saisir un élément fondamental pour la compréhension de
l’abandon de la thèse des violences sexuelles : on peut évidemment
supposer que Freud lui-même a été abusé ; il en aurait donc été
amnésique toute sa vie.

L’amnésie est au cœur de l’histoire de la psychanalyse


et du psychisme

Pour avoir travaillé avec de nombreuses familles où a eu lieu


l’inceste, pour avoir également beaucoup lu de faits divers et de
témoignages sur le sujet, il m’apparaît qu’un prédateur sexuel fait
rarement une seule victime. C’est le cas du père de Freud, puisqu’il
aurait abusé de plusieurs de ses enfants, en l’occurrence ses plus
jeunes filles et son dernier fils. Il est rare que ce genre de personnes
épargnent certains tandis qu’ils en martyrisent d’autres – à moins que
ce soit pour des raisons précises. On peut raisonnablement se poser la
question : pourquoi le père n’aurait-il pas abusé également de Freud,
le frère aîné de toute la fratrie, ou de ses autres sœurs ?
Ce qui peut fortement étayer cette thèse, ce sont les nombreuses 17
opérations du cancer de la mâchoire qu’a subi Freud, d’autant qu’il
livre justement l’information de l’abus paternel à son ami Fliess en
donnant l’exemple des pathologies diverses du cou et de la bouche
issues des fellations imposées dans l’enfance. Il relate notamment
dans une autre lettre à ce dernier, datée de la même année, le cas
d’une patiente qui, enfant, faisait, des fellations à son père. Cette
patiente a « un tic frappant, elle fait un groin avec sa bouche (qui
vient de la succion). Elle souffre d’eczéma autour de la bouche et de
gerçures au coin des lèvres qui ne guérissent pas. La nuit accès de
salive, après quoi les gerçures apparaissent. (Il m’a déjà été donné de
ramener une observation tout à fait analogue à la succion du
pénis.) 18. » Freud termine la description du cas par l’expression :
19
« Habemus papam ! »
Dans mon dernier livre, j’ai relaté le cas d’une de mes patientes
qui a eu six mois de paralysie faciale après avoir fait une fellation à
son précédent psychanalyste au cours d’une séance, ou encore celui
d’une autre, morte d’un cancer de la gorge alors qu’elle en avait
pratiqué à son père une partie de son enfance. Comment ne pas
penser à l’éternel cigare de Freud, qu’il maintient dans sa bouche,
malgré ses opérations de la mâchoire ?
Freud, qui a pourtant théorisé l’amnésie post-traumatique, serait
donc lui-même amnésique. Il est submergé par les révélations
identiques de ses patientes et patients qui, à chaque fois, lui
ramènent sa propre histoire insupportable.
L’amnésie a une telle puissance que non seulement elle peut
rendre inaccessibles les traumas originels, mais aussi qu’elle plonge
dans un état où aucune connexion consciente ne peut plus se faire
entre ces traumas et d’autres éléments de la réalité tangible. Le
processus amnésique protège la personne du retour du trauma, qui
serait potentiellement extrêmement dangereux s’il revenait à la
mémoire, laquelle, de toute façon, ferait resurgir des souffrances
inacceptables. La phrase « Assez de mes cochonneries » témoigne, à
mon sens, de l’incapacité de Freud à aller plus loin dans son auto-
analyse, à accompagner ses patientes et patients dans la traversée de
leurs traumas insoutenables. De plus, comment affronter une société
qui n’est pas décidée à en entendre parler ? Lorsqu’il présente sa
théorie de la séduction à ses collègues de la Société de psychiatrie et
de neurologie, à Vienne, le 21 avril 1896, l’accueil est glacial, voire
hostile. Le milieu médical de cette époque, pas plus que la société en
général, ne veut reconnaître ce qu’il lui faudra un siècle à admettre –
et encore…
Freud change complètement la direction de sa route. Alors
qu’avec sa théorie des violences sexuelles, il pensait avoir découvert
20
« la source du Nil », il va bâtir une théorie et une pratique clinique
totalement opposées qui devront sans cesse jongler avec des
incohérences évidentes, quitte à torturer des concepts, à utiliser
toutes sortes de raisonnements plus ou moins étayés, plus ou moins
logiques.
Première incidence majeure : la prise en charge biaisée des
patients par Freud et par les psychanalystes qui l’ont suivi jusqu’à nos
jours. Pour le comprendre, penchons-nous d’abord sur les cinq grands
21
cas cliniques développés par Freud dans Cinq psychanalyses .

Comment éviter le sujet qui fâche


Ces cinq cas célèbres exposent le panorama de tout ce que l’on
peut rencontrer en psychopathologie et les concepts fondamentaux
22
qui en découlent. Sans décrire dans le détail chacun d’eux , on peut
en revanche repérer la répétition, d’un cas sur l’autre, du même
processus : Freud nie systématiquement les violences sexuelles qui,
d’une façon ou d’une autre, sont pourtant présentes.
Prenons le premier cas, Dora, cette jeune fille qui souffre de
symptômes hystériques. Freud interprète qu’à travers la relation
nouée avec un ami de ses parents, « Monsieur K. », Dora, encore
habitée par le désir œdipien et enfantin qu’elle a eu de son père,
refoule tout autant ce désir, ancien, que celui, actuel, pour cet
homme. Il laisse d’ailleurs entendre qu’elle pourrait guérir en
acceptant la relation avec Monsieur K., adulte mûr, alors qu’elle n’a
que dix-sept ans. Il affirme même qu’embrassée de force par cet
homme à quatorze ans, elle a été excitée par son membre, détail que
la jeune fille ne confirmera pas : « À mon avis, elle ressentit non
seulement le baiser dans cet enlacement frénétique, mais aussi la
pression du membre érigé contre son corps. Cette perception
choquante fut écartée de son souvenir 23… » Que peut-on penser d’un
adulte, ami de la famille, qui embrasserait contre son gré une jeune
fille de quatorze ans ? Il serait très certainement condamné
aujourd’hui. Pas un commentaire de Freud en ce sens. Autre époque,
autres mœurs ? Peut-être, mais n’oublions pas que ce cas a été un
modèle d’analyse féminine – jamais vraiment remis en cause par la
suite, et pas non plus par Jacques Lacan, qui l’a pourtant commenté –
pour plusieurs générations d’analystes.
De même, si Dora guérit d’une toux chronique à la suite de
l’analyse avec Freud – comme il l’écrit – parce qu’il a évoqué avec elle
le thème de la fellation, elle développe un an plus tard six semaines
d’aphonie et des névralgies faciales persistantes, ce qui nous renvoie
encore à la fameuse lettre de Freud évoquant les pathologies dues
aux fellations. On ne peut savoir si Dora a été abusée, et de cette
manière, mais la question de l’inceste affleure tout au long de
l’analyse et notamment dans un des deux rêves principaux qu’elle lui
24
a apportés, un rêve caractéristique d’incendie ; le sujet n’y est
jamais évoqué.
Dans le cas suivant, celui du petit Hans, la mère de l’enfant est un
personnage occulté dans toute l’analyse : elle a pourtant été une
patiente de Freud décrite dans une lettre à Fliess, à travers cette
curieuse phrase : « Le Tout-Puissant s’est montré assez bienveillant
pour faire mourir le père avant que l’enfant ait atteint ses treize
mois 25… » Que pouvait-on reprocher à ce grand-père du petit Hans
qui puisse mériter la mort ? De la violence, des violences sexuelles,
ou les deux ? Là encore, on ne saura jamais, mais le doute est posé.
Avec le troisième cas, celui de l’homme aux rats, nous avons cette
fois-ci les notes de Freud qui n’ont pas été intégrées à sa
26
publication . Un détail resté en marge de l’analyse est pourtant
d’une importance capitale. Après avoir mentionné qu’il avait pensé
violer sa sœur pendant le sommeil de celle-ci, l’homme aux rats
évoque un souvenir dans lequel son propre père avait tenté de violer
une autre de ses sœurs. Sortant de la chambre de sa fille, qui criait, le
père aurait hurlé : « Cette gamine a vraiment un cul de pierre ! »
Dans son journal, aucun commentaire de Freud. Pas d’intégration
dans l’analyse de cet élément familial, comme si l’inceste patent du
père était un non-événement. De plus, je n’ai pas trouvé non plus de
commentaire sur cet élément dans la littérature analytique consultée
sur ce cas. Comment dissocier les symptômes de l’homme aux rats de
cette configuration familiale : avoir un père pédocriminel n’est pas
entendable pour Freud.
Ne nous attardons pas sur le cas du Président Schreber, qui n’a
pas été un patient de Freud – bien qu’on puisse se poser la question
d’un abus sexuel de la part du père de Schreber sur son fils, vu ses
symptômes et la perversion supposée de ce père –, et abordons le
cinquième cas, celui de l’homme aux loups, qui est le plus
représentatif du déni freudien des violences sexuelles. La thèse
principale de Freud est celle du désir homosexuel 27 de l’homme aux
loups pour son père et du traumatisme qu’il aurait eu d’avoir assisté
au coït de ses parents. Pourtant, l’homme aux loups dira lui-même
que Freud n’a jamais voulu mesurer l’importance de l’abus sexuel
qu’il avait subi enfant de la part de sa grande sœur. Un élément plus
troublant est relaté par Jeffrey Masson à propos de la seconde
analyste de l’homme aux loups, Ruth Mack Brunswick : « Elle fut
surprise de découvrir qu’enfant, il avait subi un viol par sodomie,
commis par un parent. Elle fut surprise également d’apprendre que
Freud ignorait ce viol. Elle ne lui en parla jamais. Pourquoi ? Est-ce
que Freud ignorait ce fait parce qu’il ne souhaitait pas le connaître ?
Freud ne le savait-il pas parce qu’il ne voulait pas le savoir ? Et si
Ruth Mack Brunswick ne lui a rien dit, était-ce parce qu’elle le
pressentait 28 ? »
Cependant, on peut noter que Freud, dans un de ses derniers
textes, écrit un an avant sa mort, en 1938, et publié à titre posthume
montre qu’il n’a pas totalement oublié cette question. Était-ce
l’approche de la mort, un retour de mémoire, le sentiment qu’il avait
été tout de même impacté par ce qui lui était arrivé, ou une autre
raison ? On ne le sait pas. Il consacre un petit paragraphe à cette
question, qui sonnera comme un plaidoyer posthume : « C’est pour
cette raison que la découverte d’un élément capital survenu dans
l’enfance présente pour nous tant d’intérêt. Notre attention doit être
attirée d’abord par les répercussions de certaines influences qui, si
elles ne s’exercent pas sur tous les enfants, sont malgré tout assez
fréquentes : abus sexuels perpétrés par des adultes, séduction par
29
d’autres enfants un peu plus âgés (frères ou sœurs) . » On voit qu’il
n’a tout de même pas complètement occulté le sujet des abus sexuels.
Cependant, la théorie du fantasme est déjà installée – et pour
longtemps.
Qu’est-ce que les analystes, la psychanalyse, la psychologie et la
psychiatrie en ont fait après Freud ?

1. Sigmund Freud, La Première Théorie des névroses, Paris, PUF, 1995, p. 98 et p. 90.
2. Ibid., p. 136.
3. Ibid., p. 142.
4. Ibid.
5. Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse, traduit par Anne Berman, Paris, PUF,
1956.
6. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, édition complète établie par Jeffrey
Moussaieff Masson, traduit par Françoise Kahn et François Robert, Paris, PUF, 2006.
7. Lettre 120, du 8 février 1897, ibid., p. 294.
8. Lettre 139, du 21 septembre 1897, ibid., p. 334.
9. The Complete Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fließ, 1887-1904, Cambridge (MA) et
Londres, Belknap Press, 1985.
10. Sigmund Freud Briefe an Wilhelm Fließ, 1887-1904, Herausgegeben von J. M. Masson,
M. Schröter, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 1986.
11. Jeffrey Moussaief Masson, Le Réel escamoté. Le renoncement de Freud à la théorie de la
séduction, Paris, Aubier, 1984.
12. Jeffrey Masson, Enquête aux archives Freud. Des abus réels aux pseudo-fantasmes traduit
de l’anglais par Fabienne Cazalis, Breuillet, L’Instant présent, 2012.
13. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fließ, op. cit., p. 368.
14. Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes I, 1890-1920, Paris, PUF, 2004, p. 75.
15. Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, traduit par Cédric Cohen Skalli,
Olivier Mannoni et Aline Oudoul, préface de Sarah Chiche, Paris, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque Payot », 2014, p. 143 et p. 144.
16. Ibid., p. 144.
17. Le chiffre varie selon les biographes, mais il y eut probablement une trentaine
d’opérations.
18. Lettre 115, du 3 janvier 1897, in Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fließ, op. cit.,
p. 281.
19. Locution latine : « Nous avons un pape ! »
20. Caput Nili, l’origine d’une chose.
21. Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, traduit de l’allemand par Cédric Cohen Skalli et
Olivier Mannoni, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2017.
22. Le lecteur intéressé peut se reporter au livre où j’étudie en profondeur ces questions :
Les Fantômes de l’analyste, Paris, Payot, 2017.
23. Sigmund Freud, Dora. Fragments d’une analyse d’hystérie, traduit par Cédric Cohen
Skalli, préface de Sylvie Pons-Nicolas, Paris, Payot, 2010, p. 78 et p. 70.
24. Pour le rapport entre l’incendie et l’inceste, voir Bruno Clavier, L’inceste ne fait pas de
bruit, Paris, Payot, 2021.
25. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fließ, op. cit., p. 322.
26. Sigmund Freud, L’Homme aux rats. Journal d’une analyse, Paris, PUF, 1974.
27. On peut remarquer que dans chaque cas des cinq psychanalyses, est mis en avant
l’homosexualité refoulée du patient comme source de la névrose : ne s’agirait-il pas d’une
projection du propre refoulement de Freud ? Le fait d’avoir un père abusant non seulement
de ses filles, mais, homosexuellement, de ses fils, n’a-t-il pas induit une ambiguïté théorique
chez Freud qui a le plus souvent réduit l’homosexualité, refoulée ou non d’ailleurs, à une
névrose ?
28. Jeffrey Masson, Enquête aux archives Freud, op. cit., p. 44.
29. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), Paris, PUF, 1985, p. 57.
2

Les effets du déni freudien


sur les analystes, de Jung à Lacan

Si une majorité de personnes ayant des troubles psychiques sont


concernées par la problématique des violences sexuelles, beaucoup de
psychanalystes le sont aussi. On ne sera donc pas surpris de trouver
des analystes qui le savent, d’autres qui le pressentent et d’autres
encore qui en sont amnésiques. Aucune des grandes figures de la
psychanalyse, excepté l’un des premiers disciples de Freud, le
Hongrois Sándor Ferenczi, n’est revenue sur l’abandon de la thèse de
la séduction. Ferenczi, tout comme un autre disciple de la première
heure, Jung, avait subi des abus sexuels dans l’enfance. Dès le début,
une rupture majeure s’est amorcée entre Freud et ces deux analystes,
chacun l’ayant, à sa manière, interpellé sur le sujet des violences
sexuelles 1.

Quand Jung questionne inconsciemment Freud


Dans une lettre de l’automne 1907, Freud reproche à Jung une
certaine froideur à son égard. Celui-ci lui répond : « Mon engouement
envers vous est passionné, religieux […]. Il est pour moi répugnant et
ridicule à cause de son irréfutable consonance érotique. Ce sentiment
abominable provient de ce qu’étant petit garçon, j’ai succombé à
l’attentat homosexuel d’un homme que j’avais auparavant vénéré. Je
crains donc votre confiance 2. » On ne lira jamais la réponse de
Freud : sa lettre a été détruite.
Il est évident que Freud n’a pas bien réagi à cet aveu – il était
irrité 3. Toute personne blessée par un abus sexuel, quand elle le
révèle, est très sensible à ce qu’on lui répond. Regain de confiance si
cette réponse est empathique, rassurante, accueillante ; méfiance
immédiate si elle est cassante, froide, voire moqueuse. Se « mettre à
nu » une seconde fois, par la révélation de ce que l’on a subi, met à
nouveau en danger.
Quatre jours plus tard, Jung lui écrit sur tout à fait autre chose,
refermant définitivement le sujet, qui ne sera plus abordé entre eux.
Or cet aveu est un moment clé dans leur rapport mutuel. On ne sait
pas qui était l’abuseur de Jung, mais le mot « religieux » indique qu’il
s’agissait probablement d’un prêtre ou d’un pasteur. Plusieurs oncles
de Jung, ainsi que son père, étaient des pasteurs. L’inceste est une
possibilité. Quoi qu’il en soit, cet événement fut sûrement à l’origine
de la terreur de l’homme en noir que Jung évoque à plusieurs reprises
dans ses souvenirs d’enfance.
Cependant, Jung n’a jamais parlé directement de cet abus dans
ses Mémoires. Et plus Freud proclamera sa théorie du « tout sexuel »,
moins Jung abordera la question. D’où un impensé, de fait, dans la
théorie jungienne.
On retrouve cet impensé dans sa vie sentimentale. Jung a eu une
relation amoureuse et sexuelle avec l’une de ses patientes, Sabina
Spielrein, entamée pendant l’analyse privée, après l’hospitalisation de
celle-ci. Or elle avait été abusée par son père à l’âge de quatre ans.
Les patientes abusées peuvent chercher d’une façon ou d’une autre le
passage à l’acte, car elles sont en position d’enfant et cherchent
désespérément à revivre leur trauma pour tenter de le résoudre.
L’attitude du thérapeute est alors fondamentale : en agissant en
« parent » non incestueux, il offre une possibilité de réparation ; dans
le cas contraire, en ayant une relation amoureuse et sexuelle avec sa
patiente, il rejoue l’inceste, créant un désastre thérapeutique chez
cette dernière ; parfois, totalement bloquée, elle perd alors foi à
jamais en l’autre qui pourrait l’aider. L’abandon de la théorie de la
séduction est lourdement responsable des abus que des thérapeutes
commirent par la suite.

Ferenczi, le caillou dans la chaussure de Freud

Cinq ans plus tard, cet épisode de rupture va se répéter, cette fois
avec Ferenczi. L’analyste hongrois adresse à Freud des lettres suivies,
rapprochées, puis, le 26 décembre 1912, il en écrit une longue, avec
beaucoup de rêves. Ferenczi est pressant envers Freud, comme on
peut le sentir en tant qu’analyste quand le patient a beaucoup de
matériel psychique qui remonte, qu’il entre dans une demande d’aide
subite et insistante. Dans sa lettre, Ferenczi révèle à Freud l’abus qu’il
a subi : à l’âge de cinq ans, un enfant plus âgé l’avait convaincu de lui
faire une fellation.
Mais Freud est dans l’impossibilité d’entendre. Il vit une sorte de
« retour du refoulé » par l’intermédiaire du « fils Ferenczi » ramenant
sa vérité au « père Freud ». Dans un scénario identique à celui qui
s’était déroulé avec Jung, Freud considère alors la révélation de
Ferenczi comme un non-événement.
Là encore, les violences sexuelles subies sont rejouées par Ferenczi
analyste : il a une histoire d’amour avec l’une de ses patientes, puis
avec la fille de celle-ci. L’ambiguïté de Freud est patente dans cette
histoire : il conseille à Ferenczi de se marier avec la mère et de laisser
la fille, sans faire aucun commentaire sur cette situation qui est
pourtant la répétition d’un inceste. En revanche, Freud prendra le
temps d’écrire plus tard à son disciple pour condamner le fait qu’il
arrive à ce dernier de faire la bise à ses patientes !
Jung avait préféré prendre le large ; Ferenczi, lui, dans un texte
4
fondamental, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant ,
s’adresse à Freud de façon désespérée. Porteur de nombreux éléments
nouveaux sur le psychotraumatisme, cet essai reprend la thèse
première de Freud sur la séduction, comme si Ferenczi tentait une
dernière fois de lui signifier l’importance des abus commis par les
adultes sur les enfants. Freud ne peut le supporter ; il coupe alors
définitivement ses relations avec son disciple. Celui-ci meurt un an
après. « Lâché » par Freud, traité de « psychotique » et de « pervers »,
il est exclu pour longtemps de la sphère analytique, notamment en
France, où les premières traductions de ses livres ne verront le jour
que dans les années 1980. Sous l’instigation probable de Freud, la
parution de cet article, « De la confusion des langues », est refusée
dans la revue officielle psychanalytique de l’époque.

Melanie Klein et l’enfant mauvais


La première figure importante après Freud dans l’histoire de la
psychanalyse est Melanie Klein, dont Ferenczi avait été l’analyste. On
aurait pu s’attendre, venant de la part d’une psychanalyste d’enfants,
à une sensibilité plus forte au sujet de la pédocriminalité. Pourtant, ce
sujet n’apparaît nulle part dans son œuvre. Bien au contraire, en
théorisant la période de l’agressivité enfantine, qu’elle appelle la
position schizo-paranoïde, elle développe la notion des fantasmes
agressifs chez les enfants exactement sur le même mode que Freud l’a
fait pour les fantasmes sexuels : sans les considérer dans une
interaction avec le parent.
Dans le monde kleinien, en effet, comme dans l’univers œdipien
décrit par Freud, l’enfant semble seul face à ses pulsions, sans qu’une
action de l’adulte puisse apparaître déterminante. Or la maîtrise de
ces pulsions agressives est totalement dépendante de la façon dont
les personnes responsables de l’éducation de l’enfant vont interagir
avec celles-là. Tous les parents le savent à leurs dépens. Comme l’ont
écrit Nicolas Abraham et Maria Torok à propos de Melanie Klein et de
sa technique psychanalytique avec les enfants, « il serait contraire à
l’esprit de la psychanalyse d’y introduire la réalité extérieure même si,
de fait, elle est responsable de tous les symptômes 5 ».
Freud voulait innocenter son père ; la psychanalyse kleinienne fait
de même avec la mère, voire avec le parent en général : « En disant
que l’enfant est mauvais de naissance on innocentait la mère, on
s’innocentait comme mère, en un mot, on disait aux autres : vous êtes
tous de mauvais enfants 6. »
L’importance de cette théorie n’est pas mince. En effet, les
violences sexuelles, d’autant qu’elles ont lieu à un âge où la maîtrise
de l’agressivité n’est pas encore assurée, ont un impact extrêmement
grave sur ces pulsions agressives, les mélangeant de façon
inextricable aux pulsions sexuelles. Les personnes abusées pourront
ainsi se voir renvoyer à leur agressivité fantasmatique, souvent
ingérable chez elles, sans comprendre que cette agressivité provient
d’une attaque sexuelle insoutenable dans l’enfance et souvent de la
part d’un parent ou d’un être qu’elles ont aimé.

Winnicott, la « bonne mère » aveugle aux violences


sexuelles
Et voici qu’apparaît Donald W. Winnicott. En théorisant le
traumatisme, notamment à travers la notion de « crainte de
l’effondrement », et en affirmant, avec justesse, l’extrême dépendance
de l’enfant à l’adulte, il inverse en quelque sorte la vision
psychanalytique précédente. Postulant que le développement de l’être
humain dépend totalement de son environnement, sa théorie
implique naturellement que toute action traumatique extérieure a un
impact sur l’enfant.
« Pour moi, écrit-il, la description d’un petit enfant ne peut exclure
le comportement de la personne qui s’occupe de l’enfant 7. »
S’opposant ainsi à Melanie Klein, qui, comme Freud, place le désir du
côté de l’enfant, Winnicott affirme qu’il ne peut y avoir d’« envie » –
synonyme de désir – alors qu’un enfant est dans le besoin et la
dépendance à l’autre.
Renvoyer l’enfant victime de violences sexuelles à son désir, c’est
exercer sur lui une violence supplémentaire. Car le traumatisme fait
que ce désir, qui se développe normalement lorsque les besoins
fondamentaux sont respectés, est, dans le cas d’une agression
sexuelle, la plupart du temps dissous, anéanti, exacerbé, perverti : il
échappe par la suite irrémédiablement à la victime.
Cependant, Winnicott n’a pas spécifiquement abordé le problème
des violences sexuelles, sa théorie étant plutôt centrée sur la relation
du nourrisson avec sa mère et peu axée sur la question du père. Cette
ignorance a eu des conséquences sur les analystes qui ont suivi
Winnicott ou se sont inspirés de lui. Et en premier lieu Masud Khan.

Masud Khan, ou le déni de la séduction

Brillant esprit, analysé par Winnicott, Masud Khan fut renvoyé de


son poste d’analyste formateur, puis exclu de la Société britannique
de psychanalyse, à cause des relations sexuelles qu’il entretenait avec
ses patientes et étudiantes. Il mourut en 1989 après une longue
période d’alcoolisme et de tabagisme. Vu les abus de Masud Khan sur
ses patientes, on peut supposer, soit qu’il avait été abusé lui-même
(ses addictions en témoigneraient), soit qu’il n’avait pas eu de parent
capable de lui signifier les interdits fondamentaux concernant
l’agressivité et l’inceste, ce qui semble s’être passé durant son analyse.
On voit bien les défauts d’une théorie pourtant passionnante comme
celle de Winnicott, à travers une interprétation que fait Masud Khan à
8
l’une de ses patientes .
Il cite le cas d’une jeune femme mariée, frigide et inhibée
intellectuellement. La première année d’analyse se déroule bien, mais
pendant les six mois suivants, la jeune femme est incapable de parler
et de manger. Elle devient de plus en plus hostile à son analyste.
Écoutons Masud Khan : « Elle finit par dire, au cours d’une séance,
qu’une image hypnagogique 9 l’avait alarmée. Ce n’était pas un rêve.
Dans cette image, elle suçait mon phallus. Mais comme elle en
prenait conscience, elle perçut également qu’en tant que personne
totale, je n’étais pas là : il n’y avait qu’un phallus. »
Quand une femme me raconte cela en analyse – et cela m’est
arrivé –, je « m’alarme ». Cette sorte d’image flash est très fréquente
dans le cas de violences sexuelles. Vision précise, typique, elle est la
trace directe d’un trauma sexuel, d’autant qu’elle survient après une
longue période de méfiance et d’hostilité envers l’analyste, ce que
Masud Khad appelle péjorativement « la rancune de l’hystérique ».
L’image flash du pénis a une correspondance probable avec les
symptômes initiaux de cette femme, mais elle est encore plus
évidente, au vu de ceux qu’elle développe en analyse – une aphonie
et une anorexie qui dure six mois ; je reviendrai plus loin sur
l’anorexie comme marqueur très fréquent des violences sexuelles.
« Il n’y avait qu’un phallus » est caractéristique d’une vision
traumatique qui détache une partie du corps de l’agresseur pour en
faire un tout ; parfois c’est une main que les patientes évoquent, ou
une autre image ; l’absence du corps de l’analyste signifie qu’il ne
s’agit pas de lui mais de l’agresseur originel, souvenir ravivé par le
transfert.
Avec une telle patiente, il faudrait poser l’hypothèse qu’il lui est
arrivé quelque chose, à charge de le vérifier et de comprendre quand
et avec qui. C’est un principe de précaution. Comme si nous étions
face à un enfant qui raconterait quelque chose de traumatique :
accueillir la personne en tant que victime probable d’une violence
sexuelle sans la remettre en doute a priori. Avec ce seul rêve, en
revanche, on ne peut pointer une personne particulière, tout est
possible : un parent, un voisin, un inconnu. J’ai raconté dans mon
dernier livre le cas d’une patiente qui avait rêvé la veille de sa
première séance qu’elle couchait avec moi. Averti dans ce domaine, il
n’y avait aucune raison pour que je pense que c’était un fantasme. J’ai
émis tout de suite l’idée qui lui était arrivé quelque chose :
effectivement, son précédent analyste avait abusé d’elle. Par la suite,
notre travail nous mena jusqu’à l’inceste précoce qu’elle avait subi.
Sans la précaution d’usage qui consiste à envisager la possibilité
d’une violence sexuelle, la théorie, munie de son arme interprétative,
peut devenir une nouvelle violence, redoutable. Dans ce qui suit, on
le découvre à partir du postulat qui est celui du fantasme, donc du
désir de la patiente.
Voici comment Masud Khan interprète sa patiente : « Il me fut
possible de lui dire que c’était en m’incorporant par la fellation […]
qu’elle parvenait à se maintenir tout en me rejetant comme une
personne menaçante […]. L’enfant sexualise une relation d’objet
partiel (gratification par le sein ou ses substituts) pour refuser cette
intrusion provoquée par l’émotivité de la mère et une relation trop
proche auxquelles les capacités du moi naissant de l’enfant ne
peuvent faire face 10. »
On s’aperçoit qu’il a interprété le pénis comme un sein, fidèle en
cela à l’impossibilité générale de penser les violences sexuelles et à la
théorie de Winnicott. Il théorise alors l’hystérie : « Je reviendrai
maintenant à l’hypothèse de départ de Freud sur le rôle du
traumatisme réel (la séduction) dans l’étiologie de l’hystérie. Il y a
bien un traumatisme réel dans l’étiologie de l’hystérie. Seulement, il
n’est pas de nature sexuelle. Il est plutôt en relation avec la
défaillance de la mère à pourvoir aux besoins du moi de l’enfant […].
C’est pourquoi l’hystérique hypersexualise le transfert, c’est-à-dire
11
essaye d’imposer au processus analytique la solution sexuelle . »
Une fois de plus, la séduction est du côté de la patiente
« hystérique ». Pour Masud Khan, cette dernière séduirait pour pallier
des traumatismes précoces, souffrant de manque maternel. Et il
conclut : « Si l’hystérique a initié le processus thérapeutique
analytique, il l’a aussi acculé à ses dernières limites […]. Nul d’entre
elles ne paraît avoir fait un progrès authentique dans le sens de la
résolution analytique de leurs problèmes réels. » Bref, ce n’est pas la
théorie qui est inadéquate, c’est le patient qui n’y arrive pas.
Et si cette jeune femme avait effectivement, dans le réel, fait une
fellation, enfant, à un adulte et qu’elle en aurait été amnésique ?
Pourquoi ne pas le penser ?

Lacan et les mauvaises rencontres

Tournons-nous à présent vers Jacques Lacan, l’un des derniers


grands analystes et théoriciens de la psychanalyse, qui eut, et
continue d’avoir, une influence extrêmement importante sur la
psychanalyse en France.
Lacan a repris les fondamentaux freudiens pour les articuler avec
le résultat de ses propres recherches. Il n’est pas question ici d’entrer
en profondeur dans ses concepts, mais de tenter de comprendre sa
position sur les violences sexuelles, la théorie de la séduction, le
traumatisme sexuel et le fantasme. Bien que ses écrits évoquent peu
le sujet directement, on peut affirmer que la théorie lacanienne
accorde à la notion de désir une place déterminante et
fondatrice. Cependant, pour Lacan, « le désir est toujours d’une façon
ou d’une autre “le désir de l’Autre” […] indissociablement lié au
12
manque ou à l’objet perdu ». Il pose donc la question d’un manque
premier intrinsèque à l’individu ; selon lui, « le fantasme névrotique
constitue une tentative, à jamais infructueuse, pour répondre à
13
l’énigme du désir de l’autre ».
Chez Lacan, la découverte de la sexualité est traumatisante pour
l’enfant : « Le fait copulatoire de l’introduction de la sexualité est
traumatisant […]. L’angoisse de castration a pour centre une
mauvaise rencontre. La mauvaise rencontre centrale est au niveau du
sexuel 14. » Ce terme à double sens de « mauvaise rencontre » me
semble porteur d’un impensé curieux chez quelqu’un qui connaissait
pourtant le poids des mots. Dans la vie courante, une mauvaise
rencontre signifie la rencontre avec une mauvaise personne. Chez
15
Freud, il est question des « fantasmes de désir » de l’enfant ; l’autre
a disparu, il ne reste que le sujet et son désir. Par extension, en cas
d’agression sexuelle, l’agresseur potentiel a disparu, il ne reste donc
que… la victime et son désir. Chez Lacan, la position est
pratiquement inverse : le fantasme veut répondre à « l’énigme du
désir de l’autre » dans une « mauvaise rencontre » avec le sexuel. Le
sujet et son désir disparaissent, il ne reste que le désir de l’autre.
Encore par extension, en cas d’agression sexuelle, le sujet, donc la
victime, disparaît, et il ne resterait alors que l’agresseur ; la victime
est cette fois-ci escamotée. Mais l’agresseur ne sera pas nommé
comme tel non plus, car il ne reste, au bout du compte, qu’une
« énigme ».
Ce mot « énigme » est central. On le retrouve curieusement dans
la « théorie de la séduction généralisée » développée dans les années
1960 par Jean Laplanche et qui fut présentée comme une révision des
fondements de la psychanalyse. Cette théorie veut mettre en avant la
« priorité de l’autre adulte dans le message que reçoit l’enfant 16 ».
Contestant la thèse de Ferenczi, Laplanche voit « la question de la
séduction ni comme un attentat sexuel, ni comme une simple
déduction psychique, mais comme une séduction originelle de nature
17
inconsciente ». « Il y aurait inadéquation de l’enfant à l’adulte qui
placerait le premier en position d’interprète des messages
énigmatiques de l’inconscient du second ». On retrouve donc ce mot
« énigme ». D’une façon subtile, en énonçant que tous les adultes sont
« séducteurs », malgré eux, on ne peut plus distinguer les actes
pervers de ceux qui ne le sont pas. Puisque tout le monde est
« pervers », alors personne ne l’est.
Finalement, la thèse de Jean Laplanche est assez proche de la
conception de Lacan : chez le premier, l’enfant interprète les
messages « énigmatiques » de l’inconscient de l’adulte ; chez le
second, il tente de répondre à l’énigme du désir de l’autre. Quelles
seront les conséquences cliniques de la théorie lacanienne dans la
prise en compte – ou pas – des violences sexuelles ? Nous allons le
voir, la théorie n’est jamais innocente.

1. Pierre Sabourin expose cela remarquablement dans Sándor Ferenczi, un pionnier de la


clinique, Paris, Campagne première, 2011.
2. Lettre du 28 octobre 1907, in Sigmund Freud et C. G. Jung, Correspondance, 1906-1914,
tome I : 1906-1909, traduit par Ruth Fivaz-Silbermann, Paris, Gallimard, 1975, p. 149.
3. Pierre Sabourin, Sándor Ferenczi, op. cit., p. 47.
4. Sándor Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, suivi de : Le rêve du
nourrisson savant, traduit par l’équipe de traduction du Coq-Héron, préface de Gisèle Harrus-
Révidi, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2004.
5. Nicolas Abraham et Maria Torok, L’Écorce et le Noyau, Paris, Flammarion, 1987, p. 189.
6. Ibid., p. 193.
7. D. W. Winnicott, « Compte-rendu et critique de Envie et gratitude », in La Crainte de
l’effondrement, et autres situations cliniques, traduit par Michel Gribinski et Jeannine
Kalmanivitch, Paris, Gallimard, 2000, p. 339.
8. M. Masud R. Khan, « La rancune de l’hystérique », Nouvelle Revue de psychanalyse, no 10,
automne 1974, p. 151.
9. L’état hypnagogique est un état de conscience particulier, intermédiaire entre celui de la
veille et celui du sommeil, qui a lieu durant la première phase d’endormissement.
10. M. Masud R. Khan, « La rancune de l’hystérique », art. cité, p. 157.
11. Ibid., p. 156.
12. Alain de Mijolla (dir.), Dictionnaire international de la psychanalyse, tome I, Paris,
Hachette Littératures, 2005, p. 457.
13. Ibid., p. 606.
14. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Paris, Seuil, 1973, p. 62.
15. Alain de Mijolla (dir.), Dictionnaire international de la psychanalyse, op. cit., p. 605.
16. Ibid., p. 1635.
17. Élisabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, La
Pochothèque, 2011, p. 1428.
3

Des incidences de la théorie sur la prise


en charge des patients abusés

Quand la psychanalyse justifie l’inceste et des violences


sexuelles
Un article consacré en 2003 à « la rencontre traumatique du
sexuel 1 » énonce les fondements des concepts lacaniens : « le trauma
n’est pas événementiel, il est structurel » ; le sujet « porte avec lui
cette “malédiction sur le sexe” » et « s’il y a mauvaise rencontre pour
le sujet, ce n’est pas tant avec “un séducteur”, qu’il soit réel ou
fantasmé, qu’avec “un excédent d’excitation” que l’appareil psychique
ne parvient pas à résorber faute d’une représentation qui puisse le
prendre en charge et le canaliser de la sorte 2 ».
Certes, l’article explique ensuite que la mauvaise rencontre est
celle de la jouissance traumatique, parce qu’elle est intrusive, et l’on
ne peut qu’adhérer, mais on voit aussi s’exprimer là toute l’ambiguïté
de l’expression « mauvaise rencontre ». Chez Lacan, elle avait un sens
général : la découverte traumatique de la sexualité chez l’enfant ; ici,
elle est pourtant associée à une agression, quoiqu’il soit précisé
qu’elle pourrait être fantasmée. La psychanalyste poursuit : « Dans le
rapport au désir de l’Autre, un sujet advient dans une position où il
“est joui” passivement […]. Et, s’il y a bien séduction, l’agent de cette
première séduction n’est autre que la mère dans la mesure où les
soins, les attouchements, les caresses qu’elle donne à son enfant sont
autant d’“excitants” pour lui. C’est ce qui érogénéise le corps de
l’enfant 3. » Comme chez Masud Khan, on trouve la mère à l’origine,
ce qui permet, une fois encore, d’évacuer la question de l’agresseur.
Puis l’article aborde la clinique, et nous allons comprendre
pourquoi il fallait camper ce tableau théorique pour justifier les
assertions qui vont suivre : « La pratique analytique et l’écoute des
femmes me conduisent à souligner que tous les attouchements
sexuels, de même que toutes les séductions de l’enfance sont loin
d’être traumatiques. C’est le cas, notamment, lorsque l’adulte
impliqué ou l’adolescent pubère, comme il arrive souvent, n’est pas
investi de la référence paternelle par la petite fille. Au lieu d’avoir
seulement les traits du “violeur”, comme le père du fantasme, il peut
aussi prendre le visage de cet “habile séducteur” dont Freud nous
parle, en cela qu’il éveille précocement la fille à la sexualité […].
Sans doute est-il justement du ressort du psychanalyste de ne pas
juger et d’offrir à ces femmes la possibilité de faire autre chose de
leur séduction précoce que de grossir les rangs des victimes désignées
de la perversion masculine 4. » L’article poursuit : « Il en va
généralement autrement lorsque le séducteur est le père de la petite
fille ou un homme en position de l’être, c’est-à-dire un homme qui
peut être investi d’un signifiant paternel. Alors, la séduction disparaît
5
derrière l’abus pour constituer le trauma . »
La théorie peut rendre aveugle. Chez Lacan, la fonction paternelle
est prépondérante, elle est garante de la Loi, elle est conçue comme
une coupure, entre la mère et l’enfant, dans le triangle œdipien. Dans
son article, la psychanalyste applique la théorie lacanienne, mais
entretient une ambiguïté syntaxique : « Le père, parce qu’il représente
la loi, se pose comme une limite à la jouissance. Lorsqu’il franchit
cette limite, c’est le sujet qui est coupable. » Qui est ce « sujet
coupable » ? Le père ou l’enfant ?
Ainsi, une petite fille de dix ans qu’elle a reçue, abusée par son
oncle qu’elle aimait beaucoup : « Il s’avéra que l’événement
insupportable pour elle n’était pas tant l’abus sexuel que le fait
d’avoir tout raconté à sa famille. » Le père avait porté plainte, mais la
petite fille se sentant coupable d’envoyer son oncle en prison et vu les
conséquences néfastes sur la famille, il avait retiré sa plainte. La
thérapeute affirme alors que l’angoisse de l’enfant « ne remontait pas
à l’épisode avec l’oncle, mais avait commencé quelques jours après,
au moment où sa mère, “pour la protéger de tout attentat”, avait
6
décidé de la faire dormir avec elle ».
Comment peut-on affirmer que le plus traumatique, ce n’est pas
l’acte que l’on a subi, mais le fait de le dénoncer ! Aucune écoute et
pratique analytique ne peut justifier cela.
Autre cas, celui d’une patiente adulte qui avait été abusée à six
ans par un ami des parents, une nuit, dans le domicile familial. Au
matin, l’homme parti, elle l’avait dénoncé à ses parents. Quelques
années plus tard, il était revenu pour devenir le parrain de la petite
sœur. Très en colère, la patiente s’était sentie trahie de ne pas avoir
été crue dans son abus et furieuse que ses parents aient mis en
danger sa petite sœur en le lui donnant comme parrain. Cependant,
« le travail de l’analyse l’amène à découvrir que l’événement
insupportable caché derrière toute cette scène n’était autre que la
naissance de sa petite sœur, qui la “privait définitivement d’être la
seule” 7 » et de ne pas être la préférée de la mère.
Sous prétexte de travail analytique, voilà qu’on évacue
complètement l’agression initiale pour ne retenir que la culpabilité de
la patiente d’avoir été jalouse de sa petite sœur !
J’ai évoqué dans mon livre précédent comment, lorsqu’on leur
demande si elles ont été abusées, de nombreuses personnes
effectivement abusées commencent par répondre : « Non, mais… »,
puis se mettent à raconter les horreurs qu’elles ont subies. Parfois en
niant totalement que cela leur a fait quelque chose, parfois en
sombrant en larmes, parfois en état dissocié… Quand une personne
vient en analyse, elle est comme un enfant. Un enfant ayant vécu un
traumatisme de ce genre pourra ne rien dire du tout ou vous affirmer
qu’il ne s’est rien passé. Pour ma part, toutes les patientes – et
patients – que j’ai reçues, attouchées ou violées, que cela soit par un
voisin ou par n’importe quel membre de la famille, une fois
seulement ou à plusieurs reprises, ont été gravement impactées dans
toute leur existence par ce qu’elles avaient subi, et cela n’a pas été
démenti par les années de travail analytique avec elles.
À la fin, l’article revient sur le cas d’une patiente qui, de huit ans
jusqu’à l’adolescence, fut la « maîtresse » de son père et qui, ne s’en
sentant pas traumatisée, une fois mère, se demandait si elle n’était
pas à son insu « le siège d’un trauma ». Cependant, rapidement, c’est
« du côté du désir de sa mère que son interrogation l’a portée 8 ».
Le texte dont je viens de parler n’est pas un cas isolé. Je ne tiens
pas à fustiger cette thérapeute, qui a pensé faire au mieux avec ses
patientes, quoiqu’il lui ait probablement manqué un peu de bon sens,
mais c’est peut-être justement cela qui a manqué à la plupart des
analystes, moi y compris. Ce n’est pas elle que je mets en cause, mais
les théories qui, si elles ne sont pas critiquées, agissent comme des
facteurs supplémentaires de trauma.

L’ignorance des symptômes


Je voudrais finir sur la question de la théorie lacanienne, de ses
manques et impasses au niveau de la prise en compte des violences
sexuelles, par un cas clinique rapporté dans un ouvrage intitulé La
Direction de la cure depuis Lacan 9.
Il s’agit d’un cas grave d’anorexie d’une femme de vingt-quatre
ans qui enchaîne depuis ses dix-sept ans des hospitalisations, soit
pour anorexie, soit pour tentatives de suicide. La patiente rattache
« le début de sa maladie à trois événements : la mort de son grand-
père, dont son propre père était très affecté ; sa rupture, presque au
même moment, avec son petit ami, “parce qu’elle n’aimait pas qu’on
la touche” ; et le commencement d’un régime amaigrissant ». Parmi
divers symptômes, la psychanalyste qui relate ce cas note : « Elle se
souvient aussi que son père la pinçait et la caressait beaucoup et que
ça la dégoûtait. Elle a imaginé à plusieurs reprises qu’il pouvait la
violer. » Plus loin, une interprétation : « La nourriture préférée du
père étant le bifteck saignant, la patiente s’est vidée de tout sang pour
qu’on ne la mange pas, mouvement par lequel elle est devenue en
imagination le bifteck désiré par le père 10. »
Je donne ces éléments pour une bonne raison : ils indiquent, sans
entrer dans le détail, une grande probabilité que la patiente ait subi
une violence sexuelle précoce dont elle serait amnésique. Tout
d’abord, j’ai remarqué, à travers les personnes et familles que j’ai
reçues, que l’anorexie était un marqueur très fort de l’inceste et des
violences sexuelles – et je ne suis pas le seul 11. Le cas de cette jeune
femme incite à poser cette hypothèse, étant entendu qu’il ne s’agit
pas forcément d’un inceste avec le père.
La question du déplacement est centrale en cas d’amnésie.
L’inconscient opère fréquemment dans un rêve un déplacement, une
personne anodine en remplaçant une autre importante dans le
contenu manifeste du rêve ; il fait la même chose avec le fantasme en
cas de mémoire traumatique : les fantasmes de viol, le dégoût qui
concerne le père pourraient très bien concerner une autre personne.
Il faut donc être d’une très grande prudence avec les flashs, les
retours de mémoire et les rêves. À la suite de thérapies, de nombreux
cas de fausses dénonciations ont ainsi abouti à des injustices aux
conséquences dramatiques, une personne étant accusée à tort, à
cause de ce phénomène de déplacement. Cependant, l’ensemble des
symptômes de la patiente et des éléments apportés dans le cas
clinique impliquent de se poser fortement la question d’un abus
sexuel, ou inceste, précoce, ce qui n’est fait à aucun endroit du texte.
Une fois encore, il ne s’agit pas de critiquer la psychanalyste qui, on
le voit à la lecture du cas, est pleine de sollicitude et d’empathie vis-à-
vis de sa patiente. Mais les violences sexuelles, tant qu’elles n’ont pas
été mises en évidence, continuent leur long travail de sape qui, à
mesure que le temps passe, peut surprendre la personne qui « allait
pourtant mieux ».
Aussi, pour conclure, j’aimerais citer Muriel Salmona, qui a
justement remarqué la prévalence des anorexies chez les personnes
ayant vécu des violences sexuelles : « Devant tout trouble alimentaire
chez un enfant, un adolescent ou un adulte, il est donc essentiel de
rechercher si des violences ont été subies ou sont subies, les
professionnels de la santé devraient poser systématiquement la
question à tous leurs patients puisque : la majorité des personnes
présentant des troubles du comportement alimentaire ont subi des
violences (jusqu’à plus de 70 %) particulièrement dans l’enfance, et le
plus souvent des violences sexuelles ; les troubles compulsifs
alimentaires sont liés à l’impact psychotraumatique des violences, et
sont soit l’expression d’un allumage de mémoire traumatique, soit de
stratégies de survie (conduites d’évitement, de contrôle ou conduites
dissociantes anesthésiantes) pour échapper à cette mémoire
traumatique 12. »
Cette observation capitale de Muriel Salmona nous incite donc à
reconsidérer la façon traditionnelle d’opérer en thérapie et plus
particulièrement en psychanalyse, qui a comme règle d’attendre
toujours le matériel apporté par le patient. En cas de
psychotraumatisme, on risque parfois d’attendre longtemps, voire
toujours.

Le cas Dolto
Impossible de ne pas aborder, dans ce grand déni collectif, le cas
de Françoise Dolto, qui était pourtant d’une humanité si profonde.
J’avoue que je me sens en grande proximité avec sa théorie, que
j’admire beaucoup, et j’ai tellement appris d’elle pour ma propre
clinique que je pourrais l’idéaliser à l’excès. Toutefois, certains des
propos de Dolto ont heurté et continuent aujourd’hui de heurter,
surtout les personnes qui ont eu à subir l’inceste.
En premier lieu, et comme chez l’ensemble des autres analystes,
toutes théories confondues, le sujet des violences sexuelles n’est pas
spécifiquement abordé chez elle, même si elle a beaucoup théorisé
l’inceste et l’a décrit d’une façon clinique. Dans Le Féminin, elle prend
une position très claire : « Les filles sont privées de leur pulsion de vie
du fait que leur père leur a fait subir l’inceste […]. D’une manière
générale, chacun de ces cas d’inceste (et on pourrait évoquer l’inceste
“par tripotage”, ou l’inceste sous alcool) aboutit à la destruction d’un
psychisme, sa régression dramatique […]. Bien sûr, il y a des petites
filles qui font tout pour séduire leur père, qui ont envie de faire
l’amour avec lui. Le malheur n’arrive que lorsque ce fantasme –
nécessaire, indispensable au bon développement d’un psychisme –
bascule dans le réel : le désir d’inceste est une bonne chose, l’inceste
13
est un drame . »
Il n’y a donc pas d’ambiguïté. Dolto évoque même les
conséquences transgénérationnelles : « L’inceste effectif entre père et
fille – l’initiative en revenant au père – n’est pas un fait rare, l’inceste
avec un frère aîné encore moins […] cas qui engendrent les plus
grandes frigidités et relèvent de véritables psychanalyses à l’âge
adulte, quand elles n’entraînent pas des graves conséquences
névrotiques dans la descendance 14. »
Pourtant, on peut trouver chez elle un certain nombre d’assertions
qui apparaissent maintenant comme des « dérapages » surprenants
alors que sa position était dans l’ensemble plutôt cohérente. Le
dérapage le plus connu eut lieu en 1979, lors d’une interview dans la
15
revue féministe Choisir la cause des femmes . Le dialogue est
édifiant :

« Question de la journaliste : Donc, la petite fille est toujours


consentante ?
Réponse de Françoise Dolto : Tout à fait.
Q : Mais enfin, il y a bien des cas de viols ?
R : Il n’y a pas de viol du tout, elles sont consentantes.
Q : Quand une fille vient vous voir et qu’elle vous raconte que
dans son enfance, son père a coïté avec elle, et qu’elle a ressenti cela
comme un viol, que lui répondez-vous ?
R : Elle ne l’a pas ressenti comme un viol. Elle a simplement
compris que son père l’aimait et qu’il se consolait avec elle, parce que
sa femme ne voulait pas faire l’amour avec lui. »
Plus loin :
« Q : D’après vous, il n’y a pas de père vicieux et pervers ?
R : Il suffit que la fille refuse de coucher avec lui, en disant que
cela ne se fait pas, pour qu’il la laisse tranquille.
Q : Il peut aussi insister ?
R : Pas du tout, parce qu’il sait que l’enfant sait que c’est défendu.
Et puis le père incestueux a tout de même peur que sa fille en parle. »
On retrouve les mêmes arguments dans le livre Dialogues
québécois, entretiens de 1983, quatre ans plus tard, propos peut-être
un peu plus nuancés cette fois-ci.
Françoise Dolto : « La question est de savoir si la fille est au
courant ou non de la loi ; si elle a la connaissance de la loi, c’est alors
elle qui permet à son père, dans un moment où il cesse de l’être, de
16
se dérober à la loi, au lieu que ce soit elle qui se dérobe à lui . »

Comme dans l’interview précédente, Françoise Dolto fait porter à


l’enfant une responsabilité personnelle – comme si d’être informé de
l’interdit suffisait à l’enfant pour empêcher l’acte d’inceste – et
exonère l’adulte de la sienne. Il y a une sorte de méconnaissance chez
elle, commune à de nombreux analystes, des conséquences du
psychotrauma et des conditions dans lesquelles ont lieu les incestes :
un enfant n’a aucun moyen de dire non à un adulte quand ce dernier
est porteur de l’autorité, investi, aimé, et surtout quand il peut user
de toutes sortes de stratagèmes pour arriver à ses fins. La loi sur
l’inceste stipule bien que ces actes sont délictueux quand ils sont
commis par « contrainte, surprise ou ruse » ; c’est méconnaître les
pervers de penser qu’un refus et la crainte d’être dénoncé peuvent
suffire à les arrêter. Les agresseurs occasionnels, qui passent à l’acte
dans certaines circonstances, peuvent éventuellement être arrêtés par
la parole de l’enfant – et la tentative restera un traumatisme –, mais
pas ceux qui sont des pervers organisés, prêts à tout pour arriver à
leurs fins : l’enfant placé sous une autorité ne peut résister à la
violence, au chantage, à la terreur, à la séduction, à la surprise, à la
ruse et à la manipulation mentale.
Je crois que cette prise de position de Dolto participe au déni
général de l’époque. Quoique j’adhère à ce qu’elle dit sur la
prévention à mettre en place dans les écoles, je récuse en revanche ce
qu’elle en déduit :

« X. : Vous voulez dire qu’il faudrait parler de cet interdit [de


l’inceste] en classe, comme une information ?
F.D. : Absolument ; dans les petites classes, à la maternelle et dans
les classes primaires ; de sorte que, si cela se produit, l’enfant est le
complice, il l’aura provoqué. Car dans neuf cas sur dix, il suffit de
dire à la petite fille : “Tu diras à ton papa qu’il est ton papa et qu’il ne
peut pas jouer à être ton mari.” Il ne faut pas mettre la mère dans le
coup ; c’est une histoire entre cette enfant fille et son père ; c’est le
problème de la castration de l’un et de l’autre 17. »

Renvoyer l’enfant et l’adulte dos à dos, c’est gommer la situation


naturellement inégale entre les deux en occultant le fait que l’autorité
parentale et la dépendance de l’enfant font que l’on ne peut
demander à ce dernier d’assumer les actes à la place de l’adulte qui,
s’il transgresse, est le seul coupable ; il doit tomber, lui, sous le coup
de la loi, « castration » collective et vitale pour notre société. La loi
n’est jamais familiale, mais dépendante de la collectivité. Il n’y a pas
de loi privée.
Dolto semble combiner deux théories : la théorie freudienne, qui
accuse l’enfant, et la théorie lacanienne, qui, indirectement, dénie la
perversité parentale. Elle renforce malheureusement l’idée d’un
enfant pervers de nature, ignorant l’aspect transgénérationnel des
transmissions psychiques : « Il existe des enfants pervers, de parents
normaux, qui font exprès de faire ce qui est défendu 18. »
Dolto, l’ensemble des thérapeutes, et moi-même sommes héritiers
a minima d’un siècle de dénis, cachant sous la théorie des prises de
position sociétales et familiales dans une sorte d’inconscient collectif,
bien qu’ayant été pour certains de grands universitaires ou de grands
psychanalystes. Sans être ni l’un ni l’autre, mais n’ayant pas échappé
à la règle, avant d’aborder mon parcours personnel, je voudrais
montrer comment moi-même j’ai été, d’une certaine façon, porteur
inconsciemment de ces théories. Je ne peux avoir émis toutes les
critiques qui ont précédé sans voir à quel point j’ai fait comme tout le
monde. Ce livre n’est pas écrit pour donner la leçon à quiconque,
mais pour que nous puissions ouvrir les yeux collectivement face à ce
fléau des violences sexuelles.

Bruno Clavier, petit soldat de la théorie ?

Quand j’étais en faculté, j’avais le sentiment qu’il y avait toujours


une sorte de formatage de la pensée. D’un côté, revoir sans cesse les
mêmes notions et les approfondir permet de les posséder ; de l’autre,
à trop négliger leur pluralité possible, on se ferme sur la théorie ; on
risque de devenir de plus en plus hermétique à ce qui pourrait
apporter des découvertes essentielles. Quitte à s’enfermer dans ses
erreurs. J’ai suivi comme tout le monde ce formatage et adhéré à
l’ensemble de ce qui a entretenu une méconnaissance de la question
des violences sexuelles. En effet, s’il importe que l’on puisse
reprendre ce qui a été écrit, j’ai eu soudain besoin de vérifier mes
propos concernant l’inceste dans mon premier livre, Les Fantômes
familiaux.
Je relis mon chapitre intitulé « Évelyne et ses incestes ». J’y
évoque le cas d’une femme incestée avec ses sœurs par un oncle
maternel, avec la complicité tacite de sa mère, elle-même violée par
son propre père. Je n’écrirais plus aujourd’hui certaines phrases de ce
texte. Par exemple celle-ci, parlant de l’incestuel, forme symbolique
de l’inceste : « Ce sont des incestes non consommés avec des
conséquences tout aussi graves que ceux commis physiquement. »
Non, il y a des degrés dans l’inceste, et le passage à l’acte est plus
grave que les formes incestuelles, qui sont d’ailleurs fréquentes et
partagées par beaucoup de monde. Je comprends maintenant qu’il y
avait une minimisation de ma part des violences réelles au profit des
symboliques : je me situais inconsciemment dans la pensée collective
d’un déni du réel sous prétexte de mettre en avant cette portée
symbolique. Le symbolique ne peut exclure le réel.
Plus loin, j’évoque que la mère de la patiente battait ses filles nues
et gardait la porte de sa chambre ouverte – donc entendait ce qui se
passait – pendant que ces dernières étaient violées par son frère ; je
l’explique par un fantasme homosexuel de la mère envers ses filles,
« mode de relation incestueuse mère-fille par le truchement de
l’homme 19 » : « Cette relation incestuelle fantasmatique mère-fille
explique souvent la complicité tacite, ou inconsciente, de certaines
20
mères dans l’inceste subi par leur fille . » Et je finis le chapitre par
cette phrase : « Ce qui est fustigé, la violence et les abus perpétrés par
les hommes, permet de laisser dans l’ombre les enjeux réels ; ici, la
relation incestueuse entre mère et filles faisant suite à un
traumatisme familial, la mort d’un père 21. »
J’étais donc rattrapé par la pensée commune qui, au bout du
raisonnement, ne gardait que l’incestuel mère-fille comme cause
première. Il m’a fallu dix ans pour me déformater et comprendre que
si les mères sont complices, ce n’est pas toujours, comme je l’ai écrit,
par « fantasme incestueux inconscient », mais parce que, dans la
plupart des cas, abusées elles-mêmes, elles ne connaissent pas d’autre
mode de relation ; elles sont traumatisées et répètent leur trauma
jusqu’à, malheureusement, le faire subir à leur fille. D’autres, au
contraire, font tout pour que cela n’arrive jamais à leur enfant. Pour
les unes ou les autres, on peut seulement constater qu’à l’origine il
s’agit d’un traumatisme dont les hommes, pour une majorité, sont
responsables et que le prétendu fantasme homosexuel n’est qu’une
22
trace du trauma de ces femmes .
Il était important que je fasse cette mise au point personnelle. Je
le répète : je ne fais de morale à aucun thérapeute, j’essaie juste de
montrer qu’il s’agit d’une responsabilité collective ; ce livre a pour
objectif de montrer aux patients, aux thérapeutes de tous bords et à
l’ensemble des lecteurs à quel point nous avons été dans l’erreur et
l’aveuglement.

La psychiatrie et les violences sexuelles :


une histoire compliquée

La psychiatrie est une pièce majeure du dossier. En premier lieu,


les victimes commencent le plus souvent par aller voir les médecins,
en cas de troubles psychologiques trop importants, pour être ensuite
dirigées vers les psychiatres. Or la psychiatrie n’a pas plus pris en
compte les violences sexuelles que la société dans son ensemble.
Jeffrey Moussaieff Masson, sur qui je reviendrai plus loin, a fait
des recherches poussées aux archives de la Morgue de Paris, car il
savait que Freud avait non seulement suivi dans la capitale les cours
de Charcot, spécialiste français de l’hystérie et de l’hypnose, mais qu’il
avait également assisté aux cours et aux autopsies du professeur
Brouardel, et qu’il y avait vu « des choses que la science préférait
ignorer 23 ».
Paul Brouardel, auteur d’un livre sur les viols d’enfants, Les
Attentats aux mœurs, succédait à Ambroise Tardieu, doyen de la
faculté de médecine et président de l’Académie de médecine, qui
avait écrit une Étude médico-légale sur les attentats aux mœurs.
Comme l’écrit Jeffrey Masson, « Tardieu attira l’attention sur la
fréquence des attentats sexuels en particulier sur les petites filles
[…]. En France pour 1858-1869, il y eut 11 576 personnes accusées
de viol ou de tentatives. Parmi elles, 9 125 ont été accusées de viol ou
tentative de viols sur les enfants. » Ce qui signifie que, sur cette
période, presque 80 % des agressions étaient commises sur des
enfants, qui avaient d’ailleurs entre quatre et onze ans.
Tardieu ayant personnellement analysé 616 cas, avait trouvé 339
viols ou tentatives commis sur des enfants de moins de onze ans. Face
aux accusations de mensonge assez générales de part de la société de
l’époque, il opposait le fait que dans la majorité des cas il y avait des
« changements anatomiques intervenus qui n’auraient pu être
imaginés – des fissures anales et autres preuves physiques de
violentes attaques perpétrées sur les organes sexuels des petites
filles 24 ». Jeffrey Masson ne manque pas de faire l’hypothèse que
« Freud fut confronté à Paris à un matériel qui devait ultérieurement
25
jouer un rôle primordial dans sa pensée théorique ».
Cependant, les successeurs de Tardieu ne manquèrent pas
d’inverser petit à petit le constat pour affirmer dans leurs études et
écrits que les enfants avaient tendance à mentir. Des chiffres
nouveaux apparurent, des éminents professeurs allèrent dans ce sens,
notamment en trouvant des cas plus ou moins étayés de mensonges
enfantins. Comme le constate Jeffrey Masson, ce « pas qui allait “des
mensonges des enfants” aux “mensonges des femmes hystériques”
devait avoir un effet tragique sur l’histoire de la pensée psychologique
26
en Europe ». Freud rejoindra par la suite, dans son déni, le cortège
des professeurs qui assuraient, à travers la parole de l’un de leurs
membres les plus éminents, le professeur Claude-Étienne Bourdin,
que « l’enfant se complaît dans le mensonge, et qu’il sait s’en servir
habilement dans l’intérêt de ses mauvais instincts et de ses mauvaises
27
passions ».
Nous sommes alors au XIXe siècle, et le rideau va tomber sur la
question des violences sexuelles pour plus d’un siècle, et pas
seulement en France.
Dès lors, que va-t-il se passer pour les enfants abusés au sein de
leur famille ? Dans son roman Le Bal des folles 28, Victoria Mas relate
le cas de Louise, violée par son oncle à ses quatorze ans. Nous
sommes en 1885. Suite au viol, Louise commence à avoir une série de
symptômes, convulsions, vomissements. Alerté par la tante, un voisin
« souleva la jeune fille et l’emmena, avec sa femme, à la Salpêtrière.
Elle n’en sortit plus […]. Dans le quartier des aliénées, elle était la
patiente aux crises les plus régulières et les plus sévères 29. »
Combien de patientes et patients aliénés ont-ils ainsi été enfermés
sans que l’on n’essaie jamais de comprendre ce qui leur était arrivé ?
La psychiatrie a largement participé à cet enfermement généralisé,
comme l’a écrit Michel Foucault en parlant des « fous ». Pour lui, « le
sens de l’internement s’épuise dans une obscure finalité sociale qui
permet au groupe d’éliminer les éléments qui lui sont nocifs ou
hétérogènes » pour neutraliser « avec une efficacité très sûre – et
d’autant plus sûre qu’elle était plus aveugle – ceux-là mêmes que, non
sans hésitation, ni danger, nous distribuons entre les prisons, les
maisons de correction, les hôpitaux psychiatriques, ou les cabinets de
30
psychanalystes ».
La psychiatrie – ainsi qu’une bonne partie de la psychanalyse –
sera la complice silencieuse d’une société qui préfère enfermer les
hystériques plutôt qu’admettre au grand jour ce qui leur a été fait.
Mais c’est plus que cela. Car, comble de cruauté, comme l’écrit encore
Michel Foucault, avec l’espace de l’internement, on trouvait « un lieu
de rédemption commun aux péchés contre la chair et aux fautes
contre la raison. La folie se met à voisiner avec le péché, et c’est peut-
être là que va se nouer pour des siècles cette parenté de la déraison et
de la culpabilité que l’aliéné découvre de nos jours comme un destin,
et que le médecin découvre comme une vérité de la nature 31. » Les
pauvres enfants abusés payaient de leur enfermement la faute de
leurs bourreaux, en incarnant de plus, à la place de ces derniers, le
péché qu’ils avaient pourtant subi.
Les choses ne commencèrent à bouger qu’à partir du moment où
la notion de psychotraumatisme revint sur la scène psychiatrique,
c’est-à-dire récemment, dans les années 1980. Il a fallu une guerre,
celle du Viêtnam, pour qu’aux États-Unis on s’intéresse vraiment aux
conséquences du trauma, mais, comme le dit Bessel van der Kolk,
« rien dans mes études de psychiatrie ne m’avait préparé à résoudre
les problèmes des vétérans 32 ».
Pour preuve de cette ignorance passée – et actuelle – des
conséquences du psychotraumatisme au sein même de la psychiatrie,
penchons-nous sur la question des troubles alimentaires compulsifs.
C’est un symptôme fréquent après avoir subi des violences sexuelles
enfant.
En 2003, La Fédération française de psychiatrie avait organisé une
conférence de consensus sur le thème « Conséquences des
maltraitances sexuelles » et en avait sorti un ouvrage extrêmement
complet 33. Cette conférence était organisée avec le soutien du
ministère de la Santé. On y trouvait justement mention de tous les
comportements caractéristiques que j’évoque tout au long de ce livre :
« addictions, troubles du comportement alimentaire, automutilation,
34
prise de risque volontaire et effets transgénérationnels ». Les
chiffres de l’époque – c’était il y a vingt ans – évoquaient déjà « une
histoire d’agression sexuelle dans l’enfance dans plus de la moitié des
35
cas de troubles du comportement alimentaire ».
Or, si l’on consulte trois manuels de psychiatrie actuels dans leur
édition récente – le DSM-5 36, édition internationale, issu de
l’American Psychiatric Association, et deux manuels français, Manuel
de psychiatrie 37 et Psychiatrie pour l’étudiant 38 –, pas une fois ne sont
cités les troubles alimentaires compulsifs en rapport avec des
violences sexuelles précoces.
On constate donc que la perception des symptômes associés aux
violences sexuelles n’est pas encore intégrée dans les fondamentaux
psychiatriques, alors que beaucoup d’études récentes continuent à
mettre en relation violences sexuelles et symptômes précis, comme
ceux, justement, des comportements alimentaires 39.
Cependant, il semble qu’un mouvement s’amorce en psychiatrie,
comme en témoigne l’ouvrage récent d’un collectif de psychiatres, Les
Violences sexuelles : nouvelles expressions, nouvelles interventions 40,
dans lequel on peut lire cette volonté chez un certain nombre d’entre
eux de rompre avec l’attitude de déni, voire de complicité, jusque-là
prévalente. Ainsi débutent-ils leur livre par cette citation de Niki de
Saint Phalle qui résonne comme un mea culpa : « Les psychiatres
ainsi, puisqu’ils ne reconnaissaient pas le crime dont j’avais été
victime, prenaient inconsciemment le parti de mon père. Selon eux,
aucun homme ne pouvait être blâmé de ne pas avoir pu résister à la
séduction perverse d’une petite fille. C’était à elle de ne pas
provoquer son père, celui-ci était victime tragique d’un moment de
41
faiblesse . »
Ils enchaînent avec un « plaidoyer pour le développement de la
psychiatrie légale et la prévention des violences sexuelles », estimant
que dans le cas de violences sexuelles, « les professionnels de la santé
devraient, au minimum, être prêts à fournir un soutien de première
ligne […]. Bien que tous les cliniciens n’aient pas besoin de
connaissances approfondies sur des interventions susceptibles d’aider
les victimes, il est important de pouvoir appréhender les problèmes
de santé mentale fréquemment associés (dépression, addictions ou
trouble de stress post-traumatique) afin de les guider vers des
traitements adaptés 42. »
Ils constatent que « si la lutte contre les violences sur les enfants
est une évidence médicale, légale et humaine, il revient tout de même
à signaler que des changements d’attitude s’imposent à la société
[…]. S’il s’agit d’un champ majeur de psychiatrie légale, la question
43
des violences sexuelles est encore largement en développement . »
Cet ouvrage, qui répertorie avec intelligence des formes modernes
de violences sexuelles (nouvelles technologies, nouvelles drogues,
prostitution, etc.), veut lancer « un mouvement durable pour la
prévention des violences sexuelles et son développement durable,
associant femmes et filles, hommes et garçons, médecins, chercheurs,
enseignants, responsables religieux, magistrats, policiers et
politiciens 44 ».
Actuellement, les personnes récemment victimes d’inceste, de viol,
d’attouchements sont plus ou moins dirigées, quand cela est possible,
vers des structures, des thérapeutes spécialisés pouvant leur proposer
une prise en charge spécifique. Cependant, celles qui l’ont été dans
l’enfance ou/et qui sont frappées d’amnésie, où vont-elles aller ?
Vont-elles suivre un parcours qui, d’emblée, sera faussé par
l’incapacité de relier les symptômes avec la possibilité d’avoir subi
une violence sexuelle ? Jusqu’à présent, un tel parcours s’est plutôt
révélé chaotique, et je voudrais commencer par évoquer le mien.

1. Claude-Noële Pickmann, « La rencontre traumatique du sexuel », Figures de la


psychanalyse, no 8, 2003/1, p. 41-49.
2. Ibid., p. 42.
3. Ibid., p. 43.
4. Ibid., p. 46 et p. 47.
5. Ibid., p. 47.
6. Ibid., p. 49.
7. Ibid., p. 49.
8. Ibid., p. 47.
9. Fondation européenne pour la psychanalyse, La Direction de la cure depuis Lacan. Textes
préparatoires, Madrid, 21-23 octobre 1994, Paris, Point hors ligne, 1994.
10. Ibid., p. 272.
11. Voir l’article en ligne de Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association
Mémoire traumatique et victimologie,
https://www.memoiretraumatique.org/psychotraumatismes/troubles-du-comportement-
alimentaire.html
12. Article cité.
13. Françoise Dolto, Le Féminin, Paris, Gallimard, 1998, p. 53 et p. 54.
14. Ibid., p. 155.
15. Choisir la cause des femmes, no 44, automne 1979, p. 21. J’ai tenu à avoir en main
l’exemplaire quasiment introuvable de cette revue, que j’ai pu consulter à Paris à la
bibliothèque Marguerite-Durand.
16. Françoise Dolto, Dialogues québécois, Paris, Seuil, 1987, p. 150.
17. Ibid., p. 153.
18. Choisir la cause des femmes, op. cit., p. 20.
19. Bruno Clavier, Les Fantômes familiaux. Psychanalyse transgénérationnelle, Paris, Payot,
coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2014, p. 47.
20. Ibid., p. 47.
21. Ibid., p. 50.
22. Je reviendrai plus loin sur le fantasme dans son rôle défensif par rapport au
traumatisme.
23. Freud cité par Jeffrey Moussaieff Masson, Le Réel escamoté, Paris, Aubier, 1984, p. 55.
24. Ibid., p. 44.
25. Ibid., p. 72.
26. Ibid., p. 67.
27. Communication de novembre 1882 à la Société médico-psychologique, sous le titre :
« Les enfants menteurs », ibid., p. 67.
28. Victoria Mas, Le Bal des folles, Paris, Le Livre de poche, 2021.
29. Ibid., p. 45 et p. 46.
30. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 92.
31. Ibid., p. 100.
32. Bessel van der Kolk, Le corps n’oublie rien Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison
du traumatisme, traduit de l’anglais par Aline Weill, Paris, Albin Michel, 2018, p. 24.
33. Fédération française de psychiatrie, Conséquences des maltraitances sexuelles.
Reconnaître, soigner, prévenir, Montrouge, John Libbey Eurotext, 2004.
34. Ibid., p. 25 et p. 26.
35. Ibid., p. 25.
36. Mini DSM-5. Critères diagnostiques, Issy-les-Moulineaux, Elsevier Masson, 2016.
37. Henri Ey, Paul Bernard, Charles Brisset, Manuel de psychiatrie, Issy-les-Moulineaux,
Elsevier Masson, 2020.
38. Michel Hanus, Olivier Louis, Psychiatrie pour l’étudiant, Paris, Maloine, 2021.
39. Je renvoie encore à Muriel Salmona, art. cité, pour les références des études.
40. Mathieu Lacambre, Wayne Bodkin, Philippe Courtet, Les Violences sexuelles : nouvelles
expressions, nouvelles interventions, Cachan, Lavoisier, 2019.
41. Ibid., p. 11.
42. Ibid., p. 13.
43. Ibid., p. 14.
44. Ibid., p. 16.
4

À qui confier son existence ?

Je suis venu tardivement à la psychanalyse. Pourtant, au regard


de mon histoire, j’aurais dû commencer une thérapie tellement plus
tôt ! À l’âge de quinze ans, absolument fasciné par les découvertes de
Freud et à l’instar de ce que j’avais trouvé dans ses livres, j’entamais
quelques mois d’une autoanalyse qui ne m’amena pas très loin, bien
que certains de mes symptômes disparussent. Mais j’avoue que mon
cas était bien plus lourd et qu’il nécessitait absolument un long
travail, avec l’aide de nombreuses personnes, ce que je compris plus
tard. Ce chemin thérapeutique se poursuit d’ailleurs aujourd’hui.
Ma deuxième rencontre avec la psychanalyse eut lieu à dix-huit
ans. Ne voulant pas accomplir mon service militaire, j’allai voir
pendant un an une psychiatre psychanalyste pour qu’elle atteste de la
« gravité de mon état » – ce que j’allais essayer de lui prouver – et de
mon incapacité à effectuer ce service, dans la perspective d’un
certificat que je produirais aux instances militaires lors des « trois
jours » d’incorporation. C’est ce qu’elle fit, car je jouai le jeu pendant
tout ce temps. J’allais à chaque séance en ayant pris au moins une
dizaine de cafés et en surjouant des symptômes que j’avais déjà.
Cependant, lors de la dernière séance, tout en me donnant mon
certificat, elle m’encouragea à continuer ma thérapie ; je me souviens
de son regard qui montrait qu’elle n’avait pas été dupe de mon jeu et
qu’elle avait perçu une souffrance que je ne voulais pas voir.
Puis je fis des études de psychologie, et de psychanalyse, que je
repris plus tard. J’étais passionné par ces études, mais toujours pas
question d’aller en thérapie.
Cependant, bien que je me débrouillasse dans la vie – en fait, je
survivais –, je pensais tout de même que quelque chose n’allait pas.
Au vrai, beaucoup de choses ne tournaient pas rond. Après l’échec
d’un mariage et d’une vie de famille que j’avais voulu idéaux, une
nouvelle histoire amoureuse m’amena à consulter, enfin, un
psychanalyste. Parce que je trouvais que ma compagne de l’époque
n’allait pas bien psychiquement, je lui avais enjoint d’aller en psy. Elle
le fit, mais m’amena devant mes propres contradictions : « Et toi, tu
ne crois pas que tu devrais y aller ? » Il était temps pour moi. Comme
beaucoup, je voyais la paille dans l’œil de l’autre et ignorais la poutre
dans le mien.

Mon analyste
En fait, si depuis bien longtemps j’en caressais l’idée, je l’avoue,
j’avais peur. Peur de me livrer et peur de la personne à qui je
confierais ma vie. Cette peur, je compris vingt ans plus tard qu’elle
était légitime et fondamentale : celle d’être une nouvelle fois abusé.
J’avais décidé que je ne me livrerais qu’à une personne spéciale,
ouverte à beaucoup d’autres domaines de la vie. Grâce à un article de
presse, puis au livre qu’il avait écrit, je trouvai ce psychanalyste.
C’était lui et pas un autre. Cette rencontre fut forte et importante,
décisive pour la suite de mon existence.
À l’occasion des deux premières séances, je fis deux rêves que je
ne compris vraiment, là encore, que plus tard. Il était question
d’araignées. Dans le premier, un explorateur me montrait une
araignée que j’avais sur la tête, et dans le second j’en avais le corps
couvert. L’interprétation de mon analyste était pertinente :
l’explorateur c’était lui, et il allait me faire travailler la question du
père, du féminin et de mes fantômes familiaux, symbolisés par les
araignées. C’est en tout cas ce dont je me souviens.
Vingt ans plus tard, une fois mon amnésie traumatique levée, et
bien après le décès de mon analyste, je compris qu’il était question de
quelque chose de plus large : l’explorateur du rêve était le membre de
ma famille qui m’avait incesté vers mes trois ans et qui était
effectivement explorateur dans sa jeunesse. Je projetais mon grand-
père maternel sur mon analyste ; ni ce dernier ni moi-même n’en
étions conscients. Et pour cause : comment s’y retrouver avec
l’amnésie post-traumatique ?
Lors de la première séance, je lui avais dit que mon plus lointain
souvenir d’enfance, retrouvé à mon adolescence grâce à mon
autoanalyse, était une terreur, je devais avoir trois ou quatre ans, et
cette phrase obsédante : « Il va venir, il va venir ! » L’interprétation de
mon analyste fut tragiquement fausse : « C’est votre désir homosexuel
d’avoir un père », car ma mère avait quitté ce dernier à mes deux ans
et demi. L’interprétation tint, puisque je m’étais évertué à y croire,
jusqu’à ce que, douze ans d’analyse plus tard, la mémoire de mes
abus surgisse.
Désir d’avoir un père, oui ; homosexuel, c’est-à-dire sexuel, non.
Cette interprétation est emblématique de l’impasse de la théorie du
fantasme et du déni des violences sexuelles : comme l’avait si bien
décrit Ferenczi, l’enfant veut de l’amour, de la tendresse, mais pas de
sexualité, du moins il ne la veut pas « en vrai » et surtout pas sous
forme d’abus de la part des adultes. Dire que c’était « mon désir » de
plus, « homosexuel », c’était d’emblée nier le mal qui m’avait été fait.
J’ai décrit dans mon précédent livre comment ma mémoire est
revenue. Non pas directement par le travail analytique, mais bien
plutôt par des soins énergétiques de la part d’un maître chinois de taï-
chi-chuan. À partir de la découverte que nous avions été violés, mon
frère et moi, par deux pédocriminels, entre mes cinq et six ans dans le
pensionnat parisien où ma mère nous avait abandonnés, d’autres
traumatismes sexuels du passé me revinrent en mémoire en
travaillant en EMDR. En revanche, j’avais le souvenir précis du viol à
mes huit ans par ce grand frère de deux ans plus âgé. Ce qui survint
par la suite fut le retour de mémoire sur des abus de sa part ayant
commencé beaucoup plus tôt. Mais la partie la plus importante fut
l’inceste par mon grand-père maternel vers mes trois ans – j’en
travaille encore aujourd’hui la mémoire et les conséquences – dont je
compris que le comportement pervers occulte avait été non
seulement la source première de mes souffrances, mais aussi de celles
de mon frère, mort à trente-trois ans, suicidé par défenestration en
phase terminale du sida, et probablement de certains membres de la
famille dont ma mère. Bien qu’aucun élément familial ne soit venu
confirmer cela, il me paraît impossible qu’il n’ait pas fait d’autres
victimes que mon frère et moi.
Mon analyste est mort peu de temps après la levée de mon
amnésie sur ce que j’avais subi dans le pensionnat. Au moins a-t-il eu
le temps de valider mon retour de mémoire, mais avec un accueil si
peu investi – je me souviens de sa réponse : « Celui qui vous a abusé
a sûrement été abusé lui-même », sans autres commentaires. J’avais
évoqué avec lui dans ma propre analyse, quelques années après le
début de ma thérapie, le viol par mon frère à mes huit ans. Sans en
être amnésique, j’avais mis de côté l’événement. Il l’avait
heureusement accueilli comme une chose importante, mais sans aller
plus loin sur le sujet, comme un phénomène annexe. Or, dans mon
histoire, la question des violences sexuelles a été majeure. Elle l’a
tellement été que chaque minute de chaque jour de ma vie a été
conditionnée par ce qui m’est arrivé, comme c’est le cas pour toutes
les victimes que je connais. Mon analyste, à qui je dois tant, portait
cependant l’héritage d’un siècle de théorie dans lesquelles la question
des violences sexuelles a été si gravement occultée.

Résistances

On peut comprendre les difficultés à appréhender les violences


sexuelles en thérapie. S’il faut ici parler de résistances, au sens
analytique, c’est-à-dire de résistances à l’émergence de processus
psychiques, il s’agit principalement de trois résistances.
La première a jusque-là été collective. Comme notre société ne
souhaitait pas que l’on parle de ces violences, dans une sorte de
consensus inconscient, on n’en parlait pas ; il a justement fallu des
mouvements comme #metoo pour qu’enfin on commence à révéler et
arrêter des processus pervers inacceptables. Comme si, jusque-là,
dans un accord tacite, patients et thérapeutes s’étaient
inconsciemment entendus pour ne pas aborder le sujet, en fidélité
avec la communauté humaine.
La deuxième résistance, encore si présente dans les thérapies, est
celle du patient qui place toujours le thérapeute dans un paradoxe : il
veut qu’on y traite le sujet, mais en souhaitant qu’on ne l’aborde pas.
Cette personne sait qu’elle doit être soignée, mais l’angoisse, la peur,
la souffrance sont trop fortes. Une personne abusée comprend
intimement que quelque chose ne va pas, la plupart du temps
quelque chose d’indéfinissable, d’autant qu’elle est amnésique. Elle
comprend qu’elle ne peut pas avancer dans la vie. Elle pressent que
cet événement originel, connu ou inconnu d’elle-même, continuera à
lui gâcher tous les moments de son existence. C’est d’ailleurs pour
cela qu’elle a entamé une démarche thérapeutique. Mais, en même
temps, elle est prête à tout moment à éviter la confrontation avec la
mémoire de cet événement traumatique.
C’est l’endroit où le patient rencontre la troisième résistance, celle
du thérapeute. Celle-ci tient principalement à une règle bien connue,
ou qui devrait l’être : un thérapeute ne peut emmener son patient à
un endroit où lui-même n’a pas pu aller dans sa propre thérapie. Cela
ne signifie pas qu’il faut obligatoirement avoir vécu et travaillé
psychiquement ce qu’a éprouvé le patient, mais plutôt que si le
thérapeute a la même problématique que son patient et qu’il n’a pas
pu, pour des raisons diverses, l’appréhender en lui-même, il ne
pourra être une aide assez efficace sur ce sujet pour celui qu’il reçoit.
Je pense même qu’il peut à ce moment-là bloquer le processus
thérapeutique de son patient. Nous l’avons vu avec Freud : à partir du
moment où il a effacé de sa mémoire les violences sexuelles
personnelles de son enfance, il n’a plus jamais été en mesure de les
accueillir chez ses patientes et patients. Que penser donc d’un
thérapeute amnésique de ses violences subies précocement face à un
patient lui-même amnésique de la même chose ?
Cela a été malheureusement ma situation pendant mes dix
premières années de pratique avec mes patients et, malgré toute ma
bonne volonté, je n’ai pu accueillir ces traumatismes comme il se
devait. Je présume que nombre de thérapeutes ont été comme moi et
le sont peut-être encore, ce qui peut entraîner la thérapie dans une
impasse, pouvant durer parfois des décennies. Voyons comment cela
s’est passé dans mon propre cas.

Un thérapeute sourd face à des patients muets


J’ai commencé à être thérapeute avant d’avoir retrouvé la
mémoire sur les violences sexuelles et les incestes que j’avais vécus
enfant, mis à part le viol de mon frère à mes huit ans.
Malgré cette méconnaissance de moi-même, je ne peux pas dire
que cela ne marchait pas. Il faut comprendre qu’avec un peu de
savoir-faire, une écoute bienveillante, des connaissances suffisantes
dans le domaine et une certaine expérience, on peut aider les
personnes que l’on reçoit à avancer sans trop de difficulté pendant
quelques années. Mais, quelque part, d’autant que l’on pratique la
technique de l’association libre et qu’on est dans une méthode plutôt
passive qui consiste à traiter le matériel psychique qu’apporte le
patient au fur et à mesure, au bout d’un moment l’analyse peut avoir
tendance à piétiner.
Vont alors surgir des éléments profonds, archaïques, et les
exigences du patient seront plus aigües, plus précises. Un peu comme
dans un repas, jusque-là il s’agissait du hors-d’œuvre. Maintenant, il
faut passer au plat de résistance, expression qui convient bien car
c’est à cet instant qu’interviennent, justement, les résistances. Il n’est
pas sûr que celles du patient soient les plus importantes.
Or ce n’est que quand j’ai commencé à retrouver ma mémoire
traumatique que les femmes que je recevais, car c’est surtout d’elles
qu’il s’agissait, ont enfin parlé de ce qui était vraiment le cœur du
sujet. Notamment une patiente qui apporta dans la même semaine
trois rêves dans lesquels un personnage qu’il n’était pas difficile de
reconnaître comme étant l’analyste, moi-même, n’entendait pas ce
que la patiente voulait dire. Heureusement, je l’avais repéré. Quand
je lui demandai : « Mais qu’est-ce que je ne peux pas entendre de
vous ? », elle me révéla qu’elle avait été abusée par son psychanalyste
précédent.
Quatre ans s’étaient donc passés pendant lesquels un analyste
sourd, moi-même, n’entendit pas une patiente muette sur ce sujet qui
avait pourtant une importance capitale. Quatre ans à raison d’une
séance par semaine, il y a matière à réfléchir sur ce processus qui
concernait également nombre d’autres patientes, sachant la difficulté
supplémentaire que représente l’amnésie.
Le problème était encore plus important que dans le cas de la
patiente précédente, qui connaissait très bien ce qui lui était arrivé,
encore qu’elle n’en avait pas une perception nette. La perversion du
psychanalyste avait été telle qu’il avait même réussi à ce qu’elle ne
comprenne pas vraiment qu’elle avait été abusée. Elle avait pris toute
la responsabilité du passage à l’acte de ce dernier à son compte, ce
qui expliquait qu’elle avait mis tant de temps à en parler, pétrie de
honte et de culpabilité.
Quant aux patientes et patients amnésiques, qui étaient la
majorité, ils commencèrent à apporter de plus en plus d’éléments à
travers leurs discours, leurs rêves, leurs symptômes. Ayant pu
retrouver ma mémoire, je m’autorisai à penser ce qui était auparavant
impensable : comme si cela autorisait de même mes patientes à
retrouver la leur, sans qu’elles aient besoin de connaître ce qui m’était
arrivé.
On peut penser que ma propre amnésie levée, j’avais
immédiatement cherché chez mes patients s’ils n’avaient pas souffert
de la même chose que moi. Pas du tout.
Là encore, il me fallut du temps, deux à trois ans, pour le réaliser.
Devant ce tableau incroyable, dans lequel un thérapeute amnésique
s’apercevait que ses patients, au bout du compte – pendant une
dizaine d’années –, l’étaient autant que lui, nombre de personnes
m’ont dit : « C’est normal, on reçoit les patients qui nous
correspondent. » L’idée serait qu’un thérapeute ayant vécu l’abandon
recevrait majoritairement des patients abandonnés dans leur
enfance, etc. Je le crus pendant plusieurs années, avec l’impression de
vivre dans une sorte de ghetto : un thérapeute abusé menant des
analyses avec des patients abusés tandis que les autres psys
recevaient, eux, d’autres types de patients. Mais le temps me montra
que c’était faux. À force de mener des supervisions auprès d’autres
thérapeutes ou en intervenant dans des structures institutionnelles, je
réalisai peu à peu que les violences sexuelles étaient présentes
majoritairement et dans l’ensemble des consultations psys.
Il y avait donc deux sortes de thérapeutes : ceux qui percevaient
ces violences et ceux qui ne les percevaient pas.
Sur ces derniers, je me garderai bien d’un jugement, car j’ai été
comme eux pendant presque dix ans.

Quand un psy – moi-même – se plante avec


ses patientes et patients

J’ai reçu pendant de nombreuses années des patients de façon


différente. Des personnes adultes, en général en thérapie avec
quelqu’un d’autre, qui souhaitaient uniquement faire de la
psychogénéalogie, dans un travail fait de rendez-vous ponctuels et
espacés dans le temps, à partir de leur arbre généalogique. Pour ceux-
là, ma responsabilité était minime, car je n’étais pas leur thérapeute
principal. Cependant, non averti comme je le suis aujourd’hui sur les
violences sexuelles, je pense être de nombreuses fois passé à côté
d’une compréhension de ce que représentaient les familles
incestueuses quand c’était le cas. J’ai maintenant assez d’expérience
pour repérer à plusieurs indices caractéristiques ce type de famille,
même lorsque les faits incestueux ne sont pas connus.
Le problème a été autrement plus délicat en ce qui concerne les
personnes en psychothérapie régulière, en psychanalyse, car, dans ces
cas, ma responsabilité était totalement engagée.
J’ai commis deux erreurs principales. La première concernait les
patients, et surtout les patientes, qui avaient été abusées, qui
pouvaient en témoigner parce qu’elles s’en souvenaient. Je prenais en
compte ces violences sexuelles subies mais, à l’instar de la majorité de
mes confrères, je n’avais pas saisi à quel point elles avaient de
l’importance. En bon élève fidèle aux théories freudiennes, je tentais
de faire coexister la théorie œdipienne et les violences sexuelles. Par
exemple, à une patiente clairement abusée par les amants de sa mère
alors qu’elle avait cinq ans, je tins maladroitement un discours autour
d’une certaine construction de l’œdipe qui aurait intégré dans sa
configuration son amour pour son père et son grand-père maternel
mêlé aux conséquences des atrocités commises par ses persécuteurs
pour sa construction sexuelle. Elle me quitta brusquement, puis
m’envoya une lettre d’accusation sur ma pratique, qu’elle trouvait
psychiquement… abusive.
Elle n’était pas loin de la vérité : sauf que plein de bonnes
intentions – l’enfer en est pavé –, je pensais avoir fait ce qu’il fallait.
Je ne comprenais pas où était mon erreur. Je saisis plus tard, après
coup, qu’elle avait été probablement abusée par ce grand-père
maternel qu’elle aimait tant, ce qu’elle tentait de me dire sans me
l’avoir dit vraiment non plus. C’est parce qu’elle revint me voir une
fois, beaucoup plus tard, que je pus le réaliser.
Ma deuxième erreur fut la non-prise en compte de cette amnésie
qui concerne la majorité des personnes que j’ai reçues et que je reçois
encore aujourd’hui. Ainsi, une ancienne patiente m’avait déclaré
s’être enfuie d’une chambre lorsqu’à vingt-trois ans elle allait faire
l’amour pour la première fois avec un homme : elle avait été terrifiée
à la vue de son sexe en érection. Elle me parlait avec honte de cet
épisode dont elle ne se remettait pas vraiment, plusieurs années
après. J’avais interprété sa frayeur par le fait qu’elle n’avait pas eu
suffisamment d’informations sexuelles enfant et adolescente. Qu’elle
n’ait pas eu ces informations était vrai, et elle semblait adhérer à mon
commentaire.
Aujourd’hui, je ne me permettrais pas une telle interprétation. En
effet, plusieurs rêves qu’elle avait faits à l’époque auraient pu laisser
entendre qu’elle aurait subi une violence sexuelle enfant. Sa frayeur
était bien trop violente à la vue de ce sexe masculin pour que cette
femme de vingt-trois ans, aussi peu informée soit-elle, déguerpisse
avec terreur d’un rendez-vous qu’elle avait souhaité depuis si
longtemps. La théorie peut avoir cette puissance redoutable
d’anesthésier le simple bon sens d’un analyste, d’autant plus quand
elle est inadéquate.
En tout état de cause, si cela m’arrivait de nouveau dans ma
pratique actuelle, j’essayerais de vérifier sérieusement et sur une
période de temps assez longue cette hypothèse d’abus avant d’en
considérer une autre. La patiente me quitta sans que sa difficulté à
vivre une meilleure vie sexuelle et amoureuse fût vraiment résolue,
car c’était sa demande. Je comprends une partie de mon échec.
Une autre patiente m’avait apporté un rêve qui était typiquement
un rêve d’abus, dans lequel le manteau de son grand-père était cousu
sur sa peau. Elle dormait souvent avec lui enfant, ce qui aurait déjà
pu me mettre la puce à l’oreille. Je sais maintenant que le rêve du
manteau indiquait une probabilité qu’elle ait subi un inceste de la
part de cet homme. Lors d’un abus précoce, vers trois ou quatre ans,
le corps de l’enfant n’est pas séparé de celui du parent. La peau n’est
plus une frontière entre soi et l’autre, on a l’autre « dans la peau »
comme en amour, sauf que dans ce cas précis, il s’agit d’inceste.
À partir de ce type de rêve, aujourd’hui, je mets cette hypothèse
en perspective, j’oriente la thérapie pour la confirmer ou l’infirmer.
Sachant que la patiente avait de nombreux symptômes
caractéristiques, notamment l’impossibilité pour elle de laisser ses
partenaires sexuels toucher certaines parties de son corps, je
n’hésiterais pas à étudier avec elle la piste de l’inceste. Démuni face à
cette jeune femme qui avait un transfert très négatif vis-à-vis de moi,
la thérapie dégénéra petit à petit ; elle me quitta définitivement,
visiblement très en colère. Je n’avais pas du tout, à l’époque, pensé à
un inceste, et si j’y avais pensé, je n’aurais pas forcément été à même
de savoir comment procéder.
Cependant, d’autres patientes amnésiques, malgré mon ignorance,
m’ont suivi pendant de longues années. J’interprétai l’une d’elles
pendant de nombreuses années avec la théorie de l’œdipe et en
relation avec le transfert qu’elle avait vis-à-vis de moi. Pourtant, un
oncle maternel l’avait agressée sexuellement à ses quinze ans, en lui
caressant soudainement les seins. Elle en avait été pétrifiée. Elle
m’avait donné assez tôt cette information mais, à ce moment-là, je ne
savais pas quoi en faire. Aujourd’hui, systématiquement, dans un tel
cas, j’essaie de vérifier si la patiente a fréquenté cet oncle quand elle
était enfant. Allait-elle chez lui ? Venait-il souvent à la maison ? En
effet, il n’est pas rare que ce genre de pédocriminels abusent de leur
nièce enfant, puis vienne naturellement continuer leur forfait à
l’adolescence de celle-ci. J’ai décrit ailleurs l’histoire d’une nièce qui,
vivant en couple avec son oncle maternel, avait décidé, à la majorité,
d’avoir un enfant avec celui-ci, et comment il me semblait évident
que cet oncle avait préparé sa nièce à cela alors que cette dernière
était enfant. Elle avait été probablement « formatée » précocement, à
ses trois ou quatre ans, comme on le constate le plus souvent, et
rendue à cette époque enfantine amoureuse… à vie !
Pour revenir à ma patiente précédente, malgré toutes mes erreurs,
elle poursuivit avec moi ce travail, afin que nous puissions
reconstituer l’inceste qui lui était arrivé avec son oncle quand elle
était enfant – elle fit notamment un rêve où elle s’offrait à lui pour
sauver sa petite sœur des griffes de ce dernier –, pour comprendre
finalement qu’elle avait également subi un inceste avec son propre
père. Quand on rencontre les violences sexuelles dans la vie d’une
personne, elles ne sont malheureusement pas uniques ; l’une recouvre
souvent une autre plus enfouie ; je l’ai constaté lors de ma propre
thérapie et dans celles de la plupart de mes patientes et patients.
Une autre patiente, dont le père était psychiatre, était totalement
bloquée dans sa vie à quarante ans. Elle était dans un transfert
amoureux assez fort avec moi et je lui avais interprété, comme je le
faisais dans ce cas, par un fantasme œdipien, d’autant qu’avec la
profession de son père elle ne pouvait que projeter encore plus ce
dernier sur son analyste. Cependant, même si elle m’avait donné des
détails scabreux sur les rapports de ses frères et elle-même avec son
père – une sorte d’absence de limites au niveau du corps sans qu’il y
ait toutefois d’abus sexuels avérés –, je n’étais pas en mesure de
comprendre le tableau clinique de cette jeune femme alors qu’elle
m’avait donné une autre information que je ne laisserais pas passer
aujourd’hui : son père avait des rapports sexuels avec ses patientes
lors de ses consultations de psychiatrie. La recevant actuellement,
j’investiguerais quand même, avec précaution mais détermination, la
piste d’un inceste paternel. Je ne peux savoir s’il avait eu lieu, mais
que peut-on penser d’un homme qui commet un inceste – car c’en est
un à mon sens au niveau professionnel – avec ses patientes ? La
thérapie se termina en tout cas dans une impasse dont je pense
comprendre la raison.
Pour finir sur ces multiples cas d’échecs thérapeutiques dans ce
domaine – heureusement, d’autres choses positives ont quand même
pu avoir lieu, même quand la question des violences sexuelles n’avait
pas été bien abordée –, voici le cas d’une patiente qui m’a beaucoup
interpellé. Cette femme qui, passé la cinquantaine, à la vie
sentimentale désastreuse, sans enfant, en fin d’une thérapie avec moi
qui avait duré sept ans, eut une relation avec un homme clairement
abuseur, non pas au niveau sexuel mais plutôt psychique. Une sorte
de « pervers narcissique » dont j’eus toutes les peines du monde à lui
faire comprendre que c’en était un. Quand elle le réalisa, elle était
dans une telle solitude affective qu’elle me déclara qu’elle préférait
souffrir avec lui plutôt que de le perdre. Cette configuration qui me
navrait pour elle m’apparaît maintenant caractéristique, mais à
l’époque je ne la comprenais pas : que signifie « accepter l’abus pour
conserver l’amour », sinon la marque de quelque chose déjà vécu
dans l’enfance ? Il pourrait s’agir de la répétition d’une relation
psychique abusive, peut-être même avec sa mère qui avait été
clairement violente avec elle pendant l’enfance. Mais deux éléments
m’amenèrent, malheureusement trop tardivement, sur la piste des
violences sexuelles. Le premier, ce furent ses symptômes, dont je
n’avais jamais compris la cause : je les avais même mis sur le compte
de la violence physique qu’exerçait sa mère sur elle. Elle avait une
pathologie curieuse que la médecine n’arrivait pas vraiment à
expliquer et qui concernait pratiquement plusieurs des orifices de son
corps : elle avait des petites hémorragies fréquentes, au vagin, à
l’anus et au nez. On sentait bien leur causalité psychologique, mais
nous n’en avions pas la clé.
Je ne pense en avoir compris l’origine qu’à la dernière séance.
C’était une séance de clôture qu’elle avait souhaitée, une sorte de
bilan d’une thérapie dont à l’époque je n’étais pas satisfait. Était-elle
ou pas, elle-même, satisfaite, elle ne me le dit pas, mais en fin de
séance elle me raconta un cauchemar récent, très bref. Elle se
retrouvait allongée dans le lit de la chambre de la maison de ses
grands-parents maternels, où elle dormait pendant qu’elle était
gardée enfant chez eux en été. Lentement, une main passait dessous
son drap à partir de ses jambes pour remonter vers l’entre-jambe.
Effrayée, elle se réveillait. En sept ans de thérapie, jamais elle ne
m’avait parlé de ses grands-parents maternels. Quand je lui demandai
quel genre d’homme était le grand-père, elle déclara qu’il était violent
avec sa femme et alcoolique. Elle l’aimait beaucoup. Nous étions à
quelques minutes de la fin de la séance et, vu ce qu’elle m’apportait
là, je lui proposai de continuer un peu la thérapie avec d’autres
séances supplémentaires, car ce rêve questionnait d’éventuelles
violences sexuelles, piste qui avait été envisagée mais pas de ce côté-
là. Il m’apparaissait évident qu’un abus par ce grand-père – ou un
autre homme dans la ferme que possédaient ses grands-parents, où
elle allait tous les étés – était une piste à explorer. L’abus par son
amoureux pervers narcissique et ses symptômes si curieux aux
orifices pourraient peut-être enfin avoir une explication.
Elle ne revint pas. Était-ce la lassitude, ou la peur,
compréhensible, de voir s’effondrer l’image d’un grand-père qu’elle
aimait tant ? Ou bien encore la possibilité d’affronter un redoutable
et dangereux retour de mémoire qui s’amorçait ? Je n’ai pas la
réponse, mais j’avoue que j’ai eu le sentiment d’un grand gâchis et
d’une impuissance terrible face à celle qui endurait de lourdes
souffrances. Habitué à suivre le patient pas à pas selon ce qu’il
apporte en séance, campé dans une attitude analytique de base,
j’avais l’impression d’avoir été totalement « à côté de la plaque ». Moi-
même n’ayant pas encore retrouvé toute la mémoire sur les abus
subis de la part de mon grand-père maternel, il est probable que ma
résistance à aller investiguer de ce côté-là a également joué. Les
personnes que nous recevons dépensent du temps, de l’argent, elles
nous font confiance à un point qu’on n’imagine pas et nous avons
quelque part échoué en ce qui concerne les violences sexuelles subies.
À toutes les patientes et patients qui ont été concernées par ce genre
de méconnaissance de leurs problèmes de ma part, j’ai présenté mes
excuses quand je l’ai pu, et je le fais encore à travers ce livre.
Évidemment, et heureusement, les thérapies, pour la plupart bien
menées, avec cœur, patience et sollicitude, ont apporté à beaucoup
des éléments essentiels pour les aider dans la vie. Toutefois,
nombreux sont ceux qui, abusés dans leur enfance, ont tout de même
traîné des difficultés et des souffrances irrésolues. La phrase souvent
entendue : « La psychanalyse sauve, mais ne guérit pas » me paraît
être un constat d’impuissance, celui qui a prévalu jusqu’ici et qui
pointe l’imperfection du côté des patients alors qu’elle était du côté
de la théorie.
En effet, ce n’est pas tant la volonté collective de ne pas prendre
en compte ces violences sexuelles et l’inceste, ni même mon propre
vécu amnésique, qui a été à l’origine de ma difficulté, voire de mon
impossibilité, à traiter le sujet en thérapie, mais essentiellement la
théorie que l’on m’a apprise.
Le facteur capital de cette ignorance que je partage avec bien
d’autres tient à la théorie de chaque thérapeute. Cette théorie dépend
elle-même d’éléments connus, comme d’autres qui sont inconnus ;
elle est dépendante des processus conscients et inconscients à l’œuvre
dans sa formation, qu’elle soit celle d’une université ou d’une école
particulière. Malgré toute la qualité d’écoute et de réflexion, la
théorie avec laquelle nous nous sommes construits sera toujours
déterminante dans la pratique. On considère qu’elle est efficiente,
qu’elle a fait ses preuves – sinon on ne l’aurait pas adopté –, et il ne
viendrait pas à l’idée de ses disciples de pratiquer le contraire de ce
qu’elle prône, hormis peut-être chez les rares thérapeutes vraiment
indépendants d’esprits.
Deux thérapeutes et écrivains majeurs de la psychanalyse, Jeffrey
Moussaieff Masson et Marie Balmary, font partie de cette dernière
catégorie. Je commencerai par Jeffrey Masson, car sans tout ce qu’il a
fait pour que puisse sortir la vérité nous n’aurions jamais eu les
éléments indispensables pour l’histoire de la psychanalyse et pour la
compréhension de ce qui n’allait pas au royaume de la théorie du
fantasme.
5

Ceux qui ont fait surgir la vérité

Jeffrey Moussaieff Masson et le réel escamoté


Il y a plus de quarante ans, en 1980, l’historien et psychanalyste
Jeffrey Moussaieff Masson fut nommé directeur intérimaire des
Archives Freud. Il s’occupa notamment de rééditer l’intégralité des
lettres de Freud à Fliess. Assez vite, il s’aperçut que, dans la version
de l’époque, « toutes les histoires de cas concernant la séduction des
enfants avaient disparu 1 ». S’étant lié d’amitié avec Anna Freud, il
découvrit que d’autres documents avaient été soustraits à la
connaissance du public et tenta de la persuader de les publier. La fille
de Freud le « pressa de porter ses intérêts ailleurs » et l’on fit
comprendre à Jeffrey Masson qu’il « avait buté sur quelque chose qu’il
était préférable de laisser dans l’ombre 2 ».
Il persista néanmoins : « L’hypothèse de la séduction était, à mon
sens, la pierre angulaire de la psychanalyse. » En 1981, lors d’une
conférence sur ses découvertes qu’il prononça devant un parterre de
psychanalystes américains, il vit que son exposé éveillait « un
sentiment de colère en majeure partie dirigé contre [lui] plutôt que
focalisé sur les documents » qu’il avait mis au jour 3. Le New York
Times fit paraître une série d’articles sur cette affaire, et Jeffrey
Masson fut congédié des Archives Freud – « au grand soulagement de
la communauté analytique 4 », comme il le dit lui-même. « En 1981,
j’ai tenté d’appeler l’attention des psychanalystes sur des nouvelles
preuves qui engageaient à reconsidérer sérieusement la théorie de la
séduction. À mon tour, comme Freud, Ferenczi et Robert Fliess, j’ai
connu une hostilité irrationnelle, j’ai été frappé d’ostracisme 5. » Alors
il tourna la page de la psychanalyse.
Jeffrey Masson tira de tout cela un livre en 1984, The Assault on
Truth, traduit en français sous le titre Le Réel escamoté, et bien plus
tard une seconde mouture traduite en 2012 sous le titre Enquête aux
archives Freud. Il est surprenant qu’aucune des deux éditions du livre
ne mentionne les abus sexuels exercés par le père de Freud sur ses
enfants. Jeffrey Masson avait pourtant accès, plus que quiconque, à
toute la correspondance non censurée. Est-ce par pudeur, ou bien n’a-
t-il pas lu ce passage, crucial, en parcourant l’ensemble des lettres ?
Aussi, dans sa préface de la version de 2012, il écrit qu’il n’a toujours
pas compris le revirement freudien et l’abandon de la théorie de la
séduction. Il constate que « sauf émergence improbable de nouveaux
documents, nous ne connaîtrons sans doute jamais les véritables
raisons qui ont conduit Freud à changer d’avis 6 », puis propose
quelques explications. De l’abus paternel, il n’est pas question. C’était
pourtant, me semble-t-il, une raison suffisante.
Comme Jeffrey Masson l’énonce en conclusion, « il est intolérable,
en effet, que ceux à qui les patients confient leur vie en venant à eux
dans un état de souffrance émotionnelle, après avoir subi des
souffrances réelles dans leur enfance, utilisent leur confiance aveugle
dans l’abandon, par Freud, de la théorie de la séduction, pour
continuer à infliger à leurs patients les abus mêmes dont ils ont été
7
victimes dans l’enfance ». Ce n’est pas le cas de Marie Balmary,
comme on va le voir.
Marie Balmary, ou la solitude de la thérapeute face
aux violences sexuelles
En tant que psychanalyste, elle avait eu un cas de conscience :
choisir entre la théorie freudienne du fantasme et la vérité d’une de
ses patientes qui avait subi l’inceste. « Il se trouvait, écrit-elle, que ma
première patiente a été une victime d’inceste et son inconscient,
rêves, lapsus, symptômes – nous ont menées ensemble vers le
traumatisme. Entre la théorie de Freud et la parole de cette jeune
patiente, j’ai choisi. Le retour progressif chez elle du désir de vivre
après que j’aie accueilli son récit me confirma ce choix 8. »
En 1979, dans L’Homme aux statues 9, sous-titré Freud et la faute
cachée du père, Marie Balmary dresse d’emblée un constat identique à
celui que je fais quarante ans plus tard. La genèse de son livre en dit
long sur l’impossibilité du milieu psychanalytique – en accord tacite
avec l’ensemble de la société de l’époque – à envisager quoi que ce
soit qui aurait pu faire comprendre l’erreur fondamentale de la
théorie du fantasme.
À l’origine de ce livre, on trouve la thèse de doctorat que Marie
Balmary devait soutenir sous la direction d’un célèbre psychanalyste,
mais que ce dernier avait refusée. « Comment une jeune psychologue
pouvait raisonnablement présenter cette thèse ? Impossible en effet.
L’éminent psychanalyste professeur à la Sorbonne jugea la thèse
irrecevable et retira immédiatement son soutien. »
Le manuscrit aurait pu finir dans un tiroir ; heureusement, il en
alla autrement grâce à l’appui de Maurice Clavel et des Éditions
Grasset. Cependant, la parution de L’Homme aux statues ne changea
pas grand-chose au monde de la psychanalyse, qui ne saisit pas
l’occasion de révolutionner sa théorie et ses pratiques. Dans ses
remerciements, Marie Balmary précise : « Ceux qui détenaient le
savoir ne m’ont pas aidée. Aussi ai-je pu travailler sans tenir compte
des modes ni des clans 10. »
Penseuse libre et absolument visionnaire, elle l’était d’autant plus
qu’au moment de l’écriture de son livre, elle n’avait pas encore eu
accès aux lettres non censurées de Freud à Fliess qui, je le rappelle,
n’ont été publiées que bien plus tard. Par des traductions allemandes,
elle n’avait eu qu’un morceau manquant du puzzle, le fameux « y
compris le mien » supprimé de la lettre de septembre 1897 et qui
pointait la perversité du père de Freud : « Il fallait incriminer le père
comme pervers, y compris le mien 11. »
Elle n’avait donc pas eu connaissance de la lettre antérieure qui
révélait que ce père se faisait faire des fellations par ses enfants.
Aussi, le livre de Marie Balmary ne traite pas directement de la
pédocriminalité du père de Freud, qu’elle ignorait bien malgré elle,
mais son intuition et sa perspicacité relative aux faits biographiques
et à divers aspects de la théorie freudienne lui ont permis de deviner
un autre aspect de la perversité paternelle : « Jacob [le père de
12
Freud] a sans doute mené sa femme, Rebecca, à la mort » : cette
deuxième épouse du père de Freud a été complètement occultée dans
l’histoire freudienne. Elle représente une sorte de secret, et Marie
Balmary montre comment l’inconscient de Freud est hanté par cette
femme qui a été probablement poussée au suicide par son mari alors
qu’il était en train de la quitter pour sa troisième femme, la mère de
Freud.
On peut toutefois suivre en filigrane cette perversité et son
rapport à l’abandon de la théorie de la séduction, perversité qui, si
elle n’est pas explicite, est implicite tout au long de l’ouvrage.
D’emblée, Marie Balmary démonte le mécanisme du déni chez
Freud, qui aurait renoncé à sa théorie de la séduction au profit de
« sa découverte : la théorie du complexe d’Œdipe ». Elle propose de
considérer les choses en sens inverse, supposant une autre découverte
abandonnée : « C’est à une découverte qu’il a renoncé, la théorie ne
venant qu’ensuite, comme un mur qui cache, bien que, sur ce mur,
soient peints des signes qui parlent de ce que ce mur cache 13. »
Elle le constate notamment à propos de deux cas relatifs à
l’inceste que l’on trouve décrits dans les Études sur l’hystérie. Dans le
premier cas, Freud substitue un inceste par un père à celui par un
oncle ; il ne rétablira la vérité qu’en 1924. Dans le second cas, Freud
raconte avoir reçu ensemble une fille et son père, suite à l’aveu par ce
dernier de l’inceste sur sa fille ; il termine son récit par ces mots : « Je
n’insistais évidemment pas davantage et ne revis plus jamais ma
malade 14. » Pour Marie Balmary, Freud « ne peut regarder en face ce
à quoi, pourtant, tout son effort de recherche le conduit : la faute du
père 15. » Elle en déduit, en faisant référence à la vie de Freud, ce qui
va malheureusement sous-tendre de nombreuses thérapies jusqu’à
nos jours : « Faute de pouvoir énoncer la faute du dominant, le sujet
dominé se constitue fautif, cependant que son symptôme crie
silencieusement la vérité 16. »
En conclusion de son livre, Marie Balmary interpelle les analystes,
décrivant un parcours de thérapeute dans lequel beaucoup pourraient
se retrouver : « Ou ils donnent raison à la théorie, tort à ce qu’ils
ressentent, et deviennent ces travailleurs acharnés qui hantent les
sociétés psychanalytiques, cherchant sans cesse auprès d’un maître ou
d’un groupe ce qu’ils n’auraient pas compris ; ou bien ils donnent
raison à ce qu’ils ressentent, tort à la théorie et s’éloignent de leurs
groupements professionnels, portant dans une solitude difficile le
poids du métier 17. »
Cette solitude de la thérapeute, il est probable que l’autrice l’a
éprouvée, comme tant d’autres, et je peux dire que je l’ai partagée
également, en particulier dans la prise en compte des violences
sexuelles. Peut-être même que ma solitude a été double : solitude du
thérapeute qui ne peut adhérer à une théorie dont il comprend
qu’elle n’est pas adéquate, qu’elle ne fonctionne pas ; et solitude de la
victime face à un monde thérapeutique qui n’accueillait pas, ou niait
ce que j’avais vécu.

Éva Thomas, ou comment interpeller une société


sur ce qu’elle ne veut pas voir

Cinq ans après la parution de L’Homme aux statues, Marie Balmary


préfaçait Le Viol du silence. Son autrice, la courageuse Éva Thomas,
était la première personne à témoigner à visage découvert, à la
télévision française, de l’inceste qui lui avait fait subir son père.
C’était en 1986. D’emblée, Marie Balmary fustige, avec un humour
certain, le milieu psychanalytique : « Elle avait survécu à cette
histoire terrible d’inceste, à laquelle, bien que psychanalyste, je
n’avais aucun mal à croire. » Cette phrase résume à elle seule l’état
d’esprit qui prévalait et a prévalu jusqu’à aujourd’hui.
Les mots d’Éva Thomas pour parler du viol commis sur elle par
son père quand elle avait quinze ans sont d’une justesse redoutable et
chaque page vient saisir le lecteur avec émotion et humanité. Mais
au-delà de son témoignage magnifique en tant que victime de
l’inceste, c’est ce qu’elle a vécu en tant que victime des thérapeutes,
alors qu’elle tentait de trouver une issue à son cauchemar de vie, qui
m’a effaré.
Quand j’ai eu le plaisir de la rencontrer, elle m’a décrit ce parcours
thérapeutique désastreux. On pourrait penser, à lire ce qui suit,
qu’elle n’a pas eu de chance en tombant sur des brebis galeuses du
monde de la psy. Bien au contraire, je pense que son expérience est le
reflet des années 1970 et 1980, dans une sorte de paroxysme du déni
des violences sexuelles, moment où les pratiques psychanalytiques et
thérapeutiques ont dérivé vers des actes absolument abusifs, qui ont
perduré jusqu’à il y a peu.
La libération sexuelle post-68, même si elle a apporté une
ouverture et une effective liberté salutaire dans le domaine sexuel, a
également été le prétexte de toutes sortes de dérives, comme si la
théorie du fantasme pouvait légitimer l’abus. J’ai rapporté dans mon
dernier livre plusieurs exemples de patientes que j’ai reçues et qui
avait eu auparavant des relations sexuelles avec leur psy. Il est
possible qu’à l’avenir surgissent des témoignages sur ces pratiques qui
n’étaient pas forcément isolées et qui représentent à mon sens, je le
répète, un inceste majeur et redoublé.
Celles qui avaient été abusées par leur psy l’avaient déjà été
auparavant, dans leur enfance, par un membre de la famille. La
sujétion naturelle du patient à son thérapeute recrée les conditions
parentales du temps précoce. Que la séduction vienne du patient ou
du thérapeute, dans les deux cas la responsabilité et la culpabilité du
thérapeute sont entières et totales, tout comme celle du parent face à
un enfant en cas d’inceste. En dehors de la grave faute personnelle
des thérapeutes abuseurs, la théorie du fantasme porte également
une responsabilité. Comme l’écrit Éva Thomas, « les
psychothérapeutes que j’ai rencontrés ont nié la réalité du passage à
l’acte de mon père ou m’ont manipulée pour éviter de le reconnaître.
La plupart des personnes ayant une culture ou une compétence en
psychanalyse avaient toujours comme premier réflexe ces mots :
“Mais vous en êtes bien sûre ?” […] Toutes les petites filles ne
pensent qu’à séduire leur père. »
Éva Thomas entame sa thérapie en intégrant des groupes
thérapeutiques. Elle raconte, en parlant d’elle à la troisième
personne : « Le psychothérapeute devant le groupe niait sa vérité et
la faisait douter… Alors elle avait dit ce que le psy attendait d’elle,
18
elle avait dit qu’elle était amoureuse de son père . » Puis elle intègre
un autre groupe thérapeutique où « le psy lui avait dit qu’elle avait le
droit de coucher avec son père ». Elle couche, donc, avec son
thérapeute : « Tout de suite, il fut attiré par elle et, le premier soir, il
l’emmena dans son lit. » Mue par l’urgence de « retrouver sa vérité,
de guérir de sa blessure », elle quitte ce groupe puis va « d’une
chapelle psy à une autre, à la recherche d’un psy honnête qui
l’aiderait réellement 19 ». Puis elle se retrouve en stage thérapeutique
sous la direction d’un autre psy qui « n’avait jamais de relations
sexuelles avec les stagiaires pendant le stage » mais décide de déroger
à sa règle, car elle était « tellement extraordinaire. Il lui avait débité
tous ces mensonges, elle y avait cru, elle s’était donnée à lui ».
Au bord du gouffre, prête à exploser dangereusement, elle décide
finalement de quitter tous ces processus thérapeutiques : « Elle ne
remettrait plus jamais les pieds dans ces lieux maudits de thérapie-
mensonge où on ne pouvait accepter sa vérité. »
Éva Thomas se prend ensuite en main, elle invente une sorte
d’art-thérapie qui lui permet de se remettre debout seule chaque fois
qu’elle sombre ; c’est un véritable chemin de guérison qu’elle décrit
dans le reste de son livre.
Heureusement, tous les psys ne se conduisent pas comme ceux
qu’elle a rencontrés, mais son témoignage montre à quel point la
théorie du fantasme a amené soit des refus de prise en compte des
violences sexuelles subies, soit un redoublement de ces violences par
des passages à l’acte gravissimes. D’être prises entre le fait de se voir
asséner la théorie du fantasme et celui de risquer une nouvelle
violence sexuelle, beaucoup de personnes ont, comme Éva Thomas,
décidé de faire leur route seules, plutôt que… mal accompagnées.
Certaines autres victimes n’ont même pas tenté de vraiment
mener une thérapie. Le livre Jours d’inceste, un des récits les plus forts
que je connaisse sur l’inceste – l’autrice l’a subi de la part de son père,
depuis sa petite enfance jusqu’à ses vingt et un ans –, débute ainsi. Ce
sont ses premiers mots : « L’un des psys à qui je mentais était une
femme très belle dont le père avait été l’élève de Freud. Je l’aimais
bien jusqu’à ce que nous abordions l’inceste […]. Nous tournions
autour de ma famille et je lui mentais sur ma relation avec mon père.
Un jour elle m’a dit s’inquiéter que je puisse me faire du mal. Elle
voulait que j’aille consulter un de ses collègues psychiatres qui me
mettrait sous médication. Je suis partie de son cabinet et ne l’ai
jamais revue 20. »

1. Jeffrey Moussaieff Masson, Le Réel escamoté. Le renoncement de Freud à la théorie de la


séduction, Paris, Aubier, 1984, p. 17.
2. Ibid., p. 18.
3. Ibid., p. 21.
4. Ibid., p. 23.
5. Ibid., p. 202.
6. Jeffrey Masson, Enquête aux archives Freud. Des abus réels aux pseudo-fantasmes, traduit
de l’anglais par Fabienne Cazalis, Breuillet, L’Instant présent, 2012, p. 36.
7. Ibid., p. 202.
8. Marie Balmary, préface à Éva Thomas, Le Viol du silence, Paris, Fabert, 2021, p. 10.
9. Marie Balmary, L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée du père, Paris, Grasset,
1979, nouv. éd. 1997.
10. Ibid., p. 7.
11. Lettre 139 du 21 septembre 1897, in Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fließ, 1887-
1904, édition complète établie par Jeffrey Moussaieff Masson, traduit par Françoise Kahn et
François Robert, Paris, PUF, 2006, p. 334.
12. Marie Balmary, L’Homme aux statues, op. cit., p. 238.
13. Ibid., p. 143.
14. Ibid., p. 158.
15. Ibid.
16. Ibid., p. 159.
17. Ibid., p. 258.
18. Éva Thomas, Le Viol du silence, op. cit., p. 54.
19. Ibid., p. 55.
20. Anonyme, Jours d’inceste, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty, Paris,
Payot, 2017, p. 9.
6

Que faire du fantasme ?

Le « fantasme », fatale variable


Et maintenant ? Avec ce que l’on sait désormais, que faire de cette
théorie du fantasme qui n’a jamais été explicitement remise en
question ? Doit-on la rejeter en entier ? Peut-elle s’ouvrir à la prise en
compte de la réalité indéniable des violences sexuelles et de
l’inceste ?
Introduit par Freud alors qu’il croit encore à la prépondérance des
abus sexuels, le fantasme est, à ce moment-là, conçu comme le
moyen d’accéder à des souvenirs pour lesquels il n’existe pas de
mémoire directe. En mai 1897, trois mois après l’aveu de la perversité
de son père, Freud évoque ainsi des « fantasmes placés devant 1 », un
« assemblage inconscient d’expériences vécues et de ce qui a été
entendu 2 ». Pour lui, alors, les fantasmes « sont vrais dans tout le
matériel qui les constitue 3 ».
Quelques mois plus tard, en septembre 1897, lorsqu’il annonce
qu’il ne croit plus en sa première thèse, Freud fait le « constat certain
qu’il n’y a pas de signe de réalité dans l’inconscient, de sorte que l’on
ne peut différencier la vérité de la fiction investie d’affect. (Dès lors la
solution qui restait, c’est que le fantasme sexuel s’empare
régulièrement du thème des parents.) 4 ».
À partir de là, progressivement, tout au long de l’élaboration de la
théorie freudienne, l’origine traumatique provenant de l’action de
l’adulte va être effacée au profit du désir de l’enfant pour son parent.
Ainsi, en 1909, cette notion d’origine traumatique est absente des
cinq leçons de psychanalyse : « Dans tous les cas observés, on
constate qu’un souhait violent a été ressenti, qui s’est trouvé en
complète opposition avec les autres souhaits de l’individu,
inconciliable avec les aspirations éthiques et esthétiques de la
personne 5. »
En 1914, l’affaire est définitivement réglée dans Contribution à
l’histoire du mouvement psychanalytique. Freud y évoque
l’effondrement de la théorie de la séduction, « à cause de son
invraisemblance et de sa contradiction avec des faits solidement
établis ». L’analyse correcte avait conduit à « des rêves sans vérité. On
ne savait à quel appui s’accrocher ». « Lorsque les hystériques
rattachent leurs symptômes à des traumatismes inventés, le fait
nouveau consiste précisément en ce qu’ils imaginent ces scènes, ce
qui nous oblige à tenir compte de la réalité psychique autant que de
la pratique. » « Je ne tardai pas à en conclure que ces fantaisies
étaient destinées à recouvrir l’activité auto-érotique de la première
enfance […]. Et, une fois cette constatation faite, je vis la vie sexuelle
de l’enfant se dérouler devant moi dans toute son ampleur 6. »
Freud gardera jusqu’à la fin cette notion de fantasme. Ainsi, en
1925, dans la présentation qu’il fit de lui-même : « Je dus cependant
reconnaître que ces scènes de séduction n’avaient jamais eu lieu,
qu’elles n’étaient que des fantasmes imaginés par mes patients […]
les symptômes névrotiques ne se reliaient pas directement à des
événements réels, mais à des fantasmes de désir 7. »
Dès lors, et pour plus d’un siècle, le fantasme ne sera plus le
témoignage déformé d’un traumatisme vécu, l’indice possible d’une
réalité comme Freud l’avait initialement pensé, mais uniquement le
produit de l’imaginaire créé par le désir. Le Dictionnaire international
de la psychanalyse le déclare d’emblée à la définition du mot
« fantasme » : « Production psychique imaginaire au service de la
8
réalisation d’un désir . »

Fantasme ou réalité ?
Désir œdipien ou abus sexuel ?
Garder la théorie du fantasme telle quelle impliquerait de
continuer à opposer fantasme et réalité. Or, quand on reçoit en
thérapie des personnes ayant subi des violences sexuelles, il est
évident que leur inconscient est submergé par ce qu’elles ont vécu, et
leurs fantasmes sont totalement révélateurs de leurs expériences
malheureuses. Comme l’a écrit Marie Balmary, citant les bâtisseurs
d’institutions prenant en charge les enfants fous 9 : « Croient-ils que le
fantasme est à l’origine du (faux) souvenir ou bien plutôt que le
(vrai) souvenir a éclaté en fantasmes ? » L’inconscient est bien porteur
de l’expérience traumatique du réel, ce qu’avait observé Freud dans
sa première théorie.
Cependant, sa découverte du complexe d’Œdipe, de la sexualité
enfantine et du fantasme du désir de l’enfant envers le parent, lui
permet d’opérer une substitution pour mettre sous le tapis la question
des agressions sexuelles : à la place du fantasme porteur du
traumatisme, le fantasme issu du désir ; à la place de la réalité
physique, la réalité psychique.
Les temps actuels impliquent donc de reconsidérer la situation
avec deux sortes de fantasmes : le fantasme fruit d’une invention, lié
au désir, imaginaire, et le fantasme portant la marque du
traumatisme, réel. Mais alors, comment les distinguer ?
Le mot « fantasme » a une histoire antérieure à la psychanalyse. Il
provient du grec phantasma, qui signifie « fantôme, hallucination
visuelle », mais aussi « apparition, vision ». Quelque chose de l’ordre
du visuel qui n’est pas opposé à la réalité et permet de la
représenter : en cas de traumatisme, la réalité vécue s’inscrit dans
l’inconscient sous forme de fantasme, mais c’est aussi le cas dans le
complexe d’Œdipe « normal » – quand il n’y a pas de traumatisme
sexuel. Pour les distinguer, il faut reconsidérer la notion de complexe
d’Œdipe, car comme l’énonce le Dictionnaire international de la
psychanalyse, « la naissance de la notion psychanalytique de fantasme
est corrélative de la naissance du complexe d’Œdipe 10 ».
S’il est indéniable qu’il existe bien une période œdipienne sexuelle
de l’enfant (elle débute vers l’âge de trois ans), l’autre tour de passe-
passe freudien réside dans sa définition de l’œdipe : quand il décrit ce
désir sexuel de l’enfant pour son parent, il omet d’ajouter deux
choses.
La première, nous l’avons vu avec Winnicott, est qu’un enfant ne
peut se concevoir en dehors d’un rapport à un autre chargé de
l’éduquer. La théorie classique psychanalytique a fait comme si les
enfants étaient responsables de leur désir sans aucune interaction
avec l’adulte qui en a la responsabilité. De même que les enfants ont
une curiosité et une activité sexuelle à partir de trois ans, dans la
période qui précède, que l’on appelle le stade anal, entre deux et trois
ans, ils sont extrêmement agressifs et violents. Ce stade se termine
normalement par l’acquisition de règles, la propreté par exemple, par
l’intégration d’un certain nombre d’interdits et surtout par la notion
de culpabilité et d’empathie, qui permet de s’identifier aux autres et
de les reconnaître comme différents mais aussi semblables.
Cette acquisition ne peut se faire sans l’action de l’entourage de
l’enfant, en l’occurrence les adultes. Il ne viendrait à l’idée de
personne de laisser les enfants sans éducation face à ce déferlement
d’agressivité que, en tant que parents, nous connaissons bien à nos
dépens. De la même manière, dans la période œdipienne qui suit, le
rôle de l’adulte est prépondérant face à l’érotisation du rapport que
l’enfant peut susciter. Le complexe d’Œdipe vient saisir l’enfant dans
une relation à l’autre et non pas dans un imaginaire coupé de
l’interaction avec le monde. Un enfant n’est jamais seul et il dépend
de son environnement, quel que soit celui-ci.
Second point capital : il manque une précision qui tient à la
nature propre des enfants, de leur désir et justement de leur
imaginaire. L’enfant désire sexuellement son parent, mais à
condition… qu’il ne se passe rien. On connaît cette expression
enfantine : « Ce n’est pas pour de vrai. » Là encore, les pulsions
agressives antérieures peuvent aller jusqu’à des désirs de meurtre sur
ses parents ou d’autres membres de la famille, mais à condition que
cela n’arrive pas, l’amour et le besoin du parent étant bien trop
importants. De même, ce « pas pour de vrai » fondamental chez
l’enfant est au cœur de l’œdipe car, sans cela, en quoi le passage à
l’acte que représente l’inceste serait-il si désastreux ?
Pour que Freud puisse occulter son père pervers et incestueux, il
fallait que ces deux éléments passent également à la trappe : que le
parent disparaisse en tant qu’acteur inséparable de la scène
œdipienne et que la perversion soit bien le fait de l’enfant, ce qui
n’aurait pas été le cas s’il avait été clairement précisé que ce dernier
souhaitait quelque chose dont il ne voulait surtout pas la réalisation.
L’adulte qu’il devient ne dément jamais cette règle : la simple idée
d’avoir des relations sexuelles avec son parent représentera toujours
pour lui un cauchemar, qu’il y ait passage à l’acte ou pas. D’ailleurs,
que cela soit pour les filles ou pour les garçons, la disproportion
anatomique entre l’enfant et l’adulte ne peut que susciter crainte et
angoisse au niveau sexuel. Pour cette raison parmi d’autres, une
angoisse de mort immédiate surgit chez un enfant quel que soit le
mode d’agression sexuelle qu’il a subie, viol ou attouchements.
Que peut-on conclure de ce qui précède en ce qui concerne la
prise en charge des patients ?
Qu’il importe de traduire le fantasme comme étant la trace d’une
réalité passée à déterminer. Cette réalité peut être une réalité
traumatique, un trauma provoqué par une situation extérieure bien
réelle, ou une réalité psychique, provenant du désir œdipien de
l’enfant. La détermination doit se fonder sur la connaissance de
symptômes, de fantasmes, de comportements caractéristiques d’une
personne ayant subi une violence sexuelle, un inceste, connaissance
couplée à celle de ce qui ne serait qu’un fantasme œdipien.
Être sérieusement à même de repérer les conséquences du
psychotraumatisme est indispensable à cet endroit. La négligence
d’hier et encore actuelle envers la question des violences sexuelles fait
que ce savoir est aujourd’hui lacunaire d’une façon générale. Si la
théorie du fantasme utilisée jusqu’à présent perdure, on passera à
côté de tous les signes tangibles qui montrent que des violences ont
bien eu lieu. Contrairement à l’affirmation freudienne qui veut que,
dans l’inconscient, « on ne peut différencier la vérité de la fiction
investie d’affect », il est possible de les distinguer, et la formation des
thérapeutes devrait leur permettre cette différenciation.

Quand le thérapeute sait ou suppose que son patient


a subi des violences sexuelles
Comme dans le cas d’un diagnostic médical, la présence de
symptômes, attitudes, éléments divers caractéristiques de ces
violences peut mettre le thérapeute en alerte, ainsi d’ailleurs que le
patient. L’attitude thérapeutique, en psychanalyse, ne peut plus être
celle qui consiste à attendre que le patient élabore, prenne conscience
de ce qui l’encombre, de ce qu’il souhaiterait, jusqu’à ce qu’il livre lui-
même ce matériel, au rythme incompressible de la thérapie.
Cependant, on risque de faire une autre violence au patient en lui
énonçant quelque chose qu’il n’est pas prêt à entendre et qui
éventuellement le mettrait dans un état de décompensation qui n’est
pas souhaitable. Alors comment faire ?
Le thérapeute doit pouvoir repérer la présence de ces violences
sexuelles sans forcément communiquer son impression à la personne
qu’il reçoit, tout du moins au début. Commencer par écouter son
patient sans préjuger de rien – ce que les thérapeutes savent bien
faire, l’écoute bienveillante étant l’essentiel de ce métier – afin que
celui-ci puisse devenir le sujet de sa thérapie, qu’il s’en empare. Mais
le thérapeute ne doit jamais oublier cette impression, voire cette
conviction, qu’il est arrivé quelque chose de cet ordre à la personne
qu’il suit séance après séance. Parce qu’il gardera en mémoire son
hypothèse initiale, au moment opportun, pourra s’enclencher un
processus particulier aboutissant à ce que soit enfin pris en charge ce
qui est, la plupart du temps, le phénomène le plus pathogène de
l’histoire de la personne.

Pourquoi il faut mettre les violences sexuelles au centre


de la thérapie

Pour deux raisons.


La première, c’est que l’abandon, les carences de l’environnement,
les maltraitances, la violence physique même, n’ont pas autant de
force destructrice pour le corps et le psychisme que celles qui
résultent des violences sexuelles. Pour l’essentiel violences
incestueuses, elles lient des éléments contraires dans un même
traumatisme, tout cela vécu dans une angoisse de mort
incommensurable. Elles occasionnent, par ce mélange indéfini entre
ces opposés – amour et haine, plaisir et souffrance, désir et aversion,
vie et mort –, des dégâts physiques et psychiques incalculables,
d’autant que le traumatisme est vécu précocement.
Une des particularités de l’être humain, dans son développement
à partir de sa naissance, est justement qu’il peut discriminer ce qui est
bon ou mauvais pour lui. Ce système binaire est celui des premières
années de la vie. Ce n’est qu’au fur et à mesure, et plus tard, qu’il
pourra moduler cette conception du monde et sortir d’une vision
dualiste parfois stérile, infantile, voire dangereuse quand elle existe
chez l’adulte. Mais comment faire quand, au moment de son
expérience précoce de discrimination en bon ou mauvais, en bien ou
mal, le traumatisme vient brouiller pour toujours en lui cette capacité
fondamentale dont il a besoin pour se diriger dans la vie ?
Un enfant battu, abandonné, sait à un certain moment que
quelque chose ne va pas du côté de l’adulte qui lui fait subir son
calvaire ; mais un enfant abusé peut ne pas comprendre du tout ce
qui lui arrive, car la notion de plaisir, voire de désir, ne permet pas
une séparation distincte entre soi et l’autre, entre la perversion et ses
effets sur la victime, entre l’acte autorisé et celui qui serait interdit.
On ressent cette difficulté dans les thérapies.
La seconde raison tient à ce que les traumatismes sexuels, quand
ce sont des incestes, sont les plus dévastateurs : ils viennent briser le
sentiment fondamental d’appartenance à une famille en tant que
garante de la sécurité, du bien-être et du développement.
En effet, les traumatismes généraux peuvent avoir toutes sortes
d’origines. Parfois, ils proviennent d’événements échappant à la
maîtrise souhaitée par les humains pour eux-mêmes ou pour leur
environnement : maladies, accidents, cataclysmes, phénomènes
naturels. Ou bien ils sont issus des diverses oppressions et violences
que peuvent subir un individu, un groupe, un pays, de la part d’un
autre individu, groupe humain ou pays, telles que les agressions, les
guerres, les violences sociales, etc. Si la causalité des phénomènes
naturels, du hasard, des aléas de l’existence peut apparaître
concevable, si l’on peut également imaginer qu’un être humain en
fasse souffrir un autre à cause de son appartenance à une autre
famille, à un autre groupe, à une autre nation, il n’en est pas de
même quand il s’agit de sa propre famille. Plus il y a « du même »
entre l’agresseur et l’agressé, plus les dégâts occasionnés sont
considérables. Plus la proximité est grande entre la victime et son
bourreau, moins l’individu violenté a la capacité d’en gérer les
conséquences.
La famille est le noyau fondamental d’un humain ; sans elle il
n’est rien : avec la violence sexuelle exercée par l’un de ses membres
sur un autre, toute possibilité naturelle de continuer à exister
disparaît pour ce dernier. C’est une des raisons qui fait que le suicide
apparaît souvent comme la seule solution qui reste pour celle ou celui
qui a subi l’inceste.
Si l’on met au centre de la thérapie les violences sexuelles, de
toutes les façons, les autres traumatismes ne manqueront pas d’être à
un moment ou à un autre le sujet des séances. D’autant qu’on peut
observer qu’ils fonctionnent par couches. Quand un des aspects du
trauma est traité, un autre apparaît, et ainsi de suite.
Une fois ce préalable posé, il reste à aborder la question de la
distinction entre les types de fantasmes. Il faut pouvoir établir une
comparaison précise qui tienne compte du psychisme en général et de
l’inconscient en particulier. Freud avait énoncé en son temps cette
phrase fondamentale : « L’inconscient, c’est l’infantile. » C’est par la
connaissance de l’infantile que nous pouvons distinguer les types de
fantasmes couplés à la connaissance des mécanismes du
psychotraumatisme.

Comment avoir des représentations de ce qui s’est


passé : les fantasmes issus du traumatisme sexuel

Le fantasme est une vision. Il remplit une fonction essentielle, car


sans vision l’événement traumatique reste purement dans le corps.
C’est ce qu’observait Freud à ses débuts avec les « hystériques », leur
corps symbolisant le trauma là où la vision et la parole ne pouvaient
le faire.
Le psychanalyste Didier Dumas, avec ce qu’il appelait les
différentes « peaux 11 », donne un outil de compréhension et de
thérapie qu’on peut résumer à trois « peaux » superposées : tout
d’abord le corps, puis les images et enfin les mots. Le processus de
guérison consiste à mettre des mots sur des images elles-mêmes
représentatives du corps, c’est-à-dire fondamentalement des
sensations.
Un humain, en tant que sujet pensant – « je pense donc je suis » –,
ne peut pas être en bonne santé psychique s’il n’a pas la capacité de
mettre des mots et des images sur ce qui lui arrive ou sur ce qui lui
est arrivé. Bien que le fantasme ne soit pas la réalité, il en est tout de
même une représentation, qu’elle soit, à la base, réalité psychique ou
réalité effective.
Pour Freud, néanmoins, le fantasme est « exclusivement au
service du principe de plaisir, tandis que la représentation, même si
elle est traduction du fantasme, est dominée par le principe de
réalité 12 ». Or il est ambigu d’opposer représentation et fantasme.
Mettant ce dernier au service du principe de plaisir, Freud omet
justement la fonction principale du fantasme en cas de traumatisme :
représenter ce qui est irreprésentable, car trop douloureux,
insupportable, ce qu’il avait pourtant conçu dans sa première théorie.
Le fantasme permet la représentation d’un événement dramatique
tout en mettant une distance, une symbolisation, une coupure qui
atténue sa charge émotionnelle et la souffrance qu’il apporte tout en
en témoignant.
Dans La Maison de poupée 13, une sorte de roman-photo dont les
personnages sont des poupées, Florence Hirigoyen donne un exemple
caractéristique de la fonction du fantasme en cas de traumatisme
sexuel. Lorsqu’elle raconte les scènes de viol commis par son père,
non seulement elle floute les images – ce qui en atténue la violence –,
mais au moment de l’acte sexuel son père se transforme en squelette
ou en un immense loup effrayant et monstrueux. Cette représentation
déformée lui permet de supporter l’image insupportable tout en lui
donnant sa dimension psychique et émotionnelle indispensable – et
par là très réelle – que nous percevons à travers cette image
fantasmatique du squelette ou du loup. Ce n’est donc pas de
l’imagination opposée au réel, mais de l’imagination qui reflète, sous
forme d’images, tous les aspects différents de ce réel tel qu’il a été
vécu. Réalité subjective, mais ô combien réelle. Il se passe quelque
chose de traumatique, réel, le fantasme étant alors la représentation
déformée de ce trauma.
Mais alors, dans le cas d’un désir, quelle est la fonction du
fantasme ?
La même que dans le cas du traumatisme, au sens où il s’agit
d’avoir une représentation de la réalité, à la différence qu’alors elle
est au service du principe de plaisir, comme l’a énoncé Freud. Elle
assure là aussi une fonction humanisante, car elle permet de mettre
des images et des mots sur des sensations cette fois-ci agréables.
Fantasme au sens d’hallucination créatrice qui peut même avoir la
fonction de supporter une réalité susceptible d’apporter la souffrance
par manque : on peut évoquer l’hallucination du sein par le bébé qui
atténuerait ainsi l’attente de la satisfaction réelle.
On comprend ici la fonction du fantasme dans sa dimension
positive : le fantasme en tant qu’image, hallucination, vision qui se
substitue au réel afin de le rendre acceptable, tolérable, meilleur ou
stimulant, par exemple dans le cas de fantasmes sexuels dans un
cadre non traumatique. Le fantasme, dans tous les cas, permet donc
de vivre la réalité, soit en atténuant la souffrance qu’elle peut
apporter, soit en permettant au désir de s’y adapter. Cette adaptation
n’exige pas forcément réalisation. On peut même se poser la question
de savoir si un fantasme réalisé est encore un fantasme.
Ces notions de fantasme et de trauma nous amènent directement
à la fameuse « scène originaire », au « fantasme originaire », censé
être traumatique chez Freud autant que chez Lacan.

1. Lettre 61 du 2 mai 1897, in Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fließ, 1887-1904, édition
complète établie par Jeffrey Moussaieff Masson, traduit par Françoise Kahn et François
Robert, Paris, PUF, 2006, p. 303.
2. Manuscrit M, joint à la lettre 63 du 25 mai 1897, ibid., p. 313.
3. Lettre 61, ibid., p. 303.
4. Lettre 139 du 21 septembre 1897, ibid., p. 335
5. Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, suivi de : Contribution à l’histoire du
mouvement psychanalytique, traduction révisée par Gisèle Harrus-Révidi, préface de
Frédérique Debout, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010, p. 50.
6. Ibid., p. 118.
7. Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse, suivi de : Psychanalyse et médecine, traduit de
l’allemand (Autriche) par Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1968, p. 44.
8. Alain de Mijolla (dir.), Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Hachette
Littératures, 2005, p. 604.
9. Marie Balmary, L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée du père, Paris, Grasset,
1979, nouv. éd. 1997, p. 255.
10. Alain de Mijolla (dir.), Dictionnaire international de la psychanalyse, op. cit., p. 605.
11. Didier Dumas, Sans père et sans parole. La place du père dans l’équilibre de l’enfant,
Paris, Hachette Littératures, 1999, p. 161.
12. Alain de Mijolla (dir.), Dictionnaire international de psychanalyse, op. cit., p. 605.
13. Florence Hirigoyen, La Maison de poupée, Paris, Les Arènes, 2022.
7

Il y a de la vie dans les concepts

Voir ses parents faire l’amour :


les raisons d’une obsession freudienne

Dans la notion de fantasme originaire, on suppose l’existence de


fantasmes communs à tous, au-delà du vécu de chacun, et qui
concerneraient la question des origines. Comme le dit le Dictionnaire
international de la psychanalyse, les fantasmes originaires sont « des
formations fantasmatiques typiques qui transcendent les variations
individuelles : observation du rapport sexuel des parents, séduction,
castration 1 ».
Ainsi Freud, repris ensuite par Lacan, insiste-t-il sur le caractère
traumatique – et commun à tout le monde – de la vision du coït
parental. Et il y tient tellement qu’il insiste dans des cas cliniques, par
deux fois au moins, pour affirmer sa thèse alors que les faits ne la
confirment pas. Dans le cas du petit Hans, il évoque « un rapport
sexuel entre les parents qu’Hans a observés dans leur chambre ; le
père n’a pas pu le confirmer 2 ». Dans le cas de l’homme aux loups, la
thèse de Freud repose complètement sur l’hypothèse que son patient
a assisté au coït de ses parents trois fois, alors que celui-ci maintient
le contraire :
« L’HOMME AUX LOUPS : Cette scène primitive, c’est une pure
construction.
QUESTION : Vous pensez aux interprétations que Freud déduit du
rêve ? Que vous avez observé le coït de vos parents, leur triple coït ?
L’HOMME AUX LOUPS : Tout cela est impossible, parce qu’en Russie les
enfants dormaient dans la même pièce que leur bonne et non pas
dans la chambre à coucher de leurs parents […]. Il affirme que j’ai
vu, seulement qui vous garantit que c’est vrai ? Ne s’agit-il pas d’une
fantaisie de son cru ? »

Voilà pour les parents. En revanche, quelques phrases plus loin, il


enchaîne sur sa sœur : « Ce qui s’est passé avec ma sœur, j’en ai gardé
le souvenir […]. Avec ma sœur il s’agit d’une séduction enfantine
lorsqu’elle jouait avec mon membre. C’est quelque chose de très
important quand cela a lieu dans l’enfance […]. Ce complexe de la
sœur est ce qui a gâché ma vie entière 3. »

Dans ce cas, Freud substitue sans cesse une scène originaire


traumatique, fantasmée par lui-même – une « fantaisie de son cru » –,
tandis que le patient évoque, lui, une scène de séduction, réelle, avec
sa sœur, que le psychanalyste ne veut pas vraiment entendre. Cette
substitution en recouvre probablement une autre, fondamentale.
Comme l’écrivent Nicolas Abraham et Maria Torok, « la sœur prétend
reproduire avec son cadet une scène sexuelle qui aurait eu lieu au
préalable entre elle et le père 4 ». Une scène traumatique, pour le
coup, de l’abus d’un père sur sa fille viendrait tellement envahir
Freud qu’il n’a de cesse de lui en substituer une autre : la scène
originaire du coït, commune à tout le monde. Une scène traumatique
réelle, celle d’un abus, est exclue au profit d’une autre, fantasmée,
celle du coït parental.
La vision ou la perception auditive accidentelles du coït parental
constituent-elles un trauma ? Je n’ai jamais rencontré cela tel quel
chez mes patientes et patients ni dans les cas que j’ai supervisés. Ce
n’est pas une raison suffisante. Cependant, si l’on considère les
éléments naturels de notre vie, non accidentels, ont-ils tous une
capacité d’induire un traumatisme ? Tous les traumatismes ne restent
pas forcément pathologiques : l’important, ce sont les traumatismes
non surmontés, qui créent des problèmes psychiques à long terme et
nécessitent une thérapie.
Un accouchement, un accident, certaines opérations ou maladies,
des décès de proches même, bref les événements ordinaires de la vie
d’un être humain, ne sont pas, pour la plupart, traumatiques, au sens
où ils n’ont pas de répercussions fondamentales chez la personne
après qu’elle les a vécus. On a parlé du traumatisme de la naissance
sans qu’on puisse aujourd’hui généraliser ce concept. Sauf peut-être si
cette naissance a été particulièrement dramatique, par exemple
d’avoir frôlé la mort, d’avoir été séparé trop longtemps de ses
parents, etc. Depuis que le monde est monde, et vu les conditions
parfois très précaires induisant de la promiscuité, surprendre ses
parents en train de faire l’amour, est-ce vraiment traumatique ? Les
enfants savent beaucoup plus qu’on le croit distinguer ce qui est
normal de ce qui ne l’est pas. D’ailleurs, on ne peut les duper quand
on tente de les persuader que tout va bien alors qu’un événement
dramatique se produit.
En revanche, jusqu’à présent, non seulement la question de la
perversion du père de Freud a été ignorée, mais depuis l’accès aux
textes non censurés, personne ne s’est penché non plus sur un
élément pourtant capital : comment Freud a-t-il eu connaissance des
abus commis sur son frère et ses sœurs ? Les lui ont-ils racontés ou
bien a-t-il assisté à des scènes ? Peut-être les deux. Je pose
l’hypothèse qu’il a assisté au moins à une scène. Nous aurions là la clé
de cette propension de Freud à penser la scène originaire comme
traumatique, à l’imaginer là où elle n’est ni évidente ni confirmée, et
à la théoriser comme fondamentale. Comme s’il voyait partout ce
qu’il ne pouvait pas voir.
La question du regard, de la vision, des yeux est très importante
dans le cas des violences sexuelles et de l’inceste. Œdipe finit les yeux
crevés. Combien de mères, ouvrant les portes des chambres, des
salles de bains, ont-elles vu ce qu’elles ne pouvaient concevoir ?
Combien ont refermé ces portes, dans un clivage permanent, en état
hallucinatoire, oubliant ce qu’elles venaient de découvrir ? Il est
intéressant de suivre Marie Balmary quand elle rapproche le moment
où Freud renonce à la théorie de la séduction et celui où il fait ce
rêve : « La nuit qui précéda l’enterrement de mon père, je vis en rêve
un placard imprimé… On y lisait : on est prié de fermer les yeux ou
on est prié de fermer un œil 5. »
Je propose à la réflexion cette hypothèse pour qu’à l’avenir, dans
les thérapies, on ne puisse pas confondre une scène originaire
traumatique, réelle, avec une scène originaire fantasmée assez
hypothétique.

Pourquoi Freud tient-il tant à la castration ?

Les enfants mâles auraient une angoisse, partagée d’une certaine


façon par les femmes : la crainte, la terreur de l’ablation du pénis.
Freud tient fortement à cette idée. Un an avant sa mort, il écrit
encore que le complexe de castration « doit être considéré comme
l’événement central de l’enfance, celui qui soulève le plus important
des problèmes de la période précoce et la source la plus abondante
6
des imperfections futures ». Il décrit très schématiquement l’origine
de ce complexe à partir d’un scénario assez hypothétique : « La mère
menace l’enfant de lui enlever l’objet du délit […] et lui déclare : le
père coupera le membre viril 7. »
Personnellement, que ce soit au cours de ma propre analyse, dans
les rêves de mes patients ou chez les personnes que je supervise, je
n’ai jamais rencontré de complexe de castration. En revanche il
existe, chez les hommes et chez les femmes, toutes sortes d’angoisses
de destruction et d’atteintes corporelles, de blessures aussi
nombreuses et diverses que ce que l’être humain peut subir dans son
corps : l’éventration, l’éviscération, la pénétration par des armes,
l’amputation des membres, etc. La castration est-elle si terrifiante
pour les humains ?
D’ailleurs, si Freud théorise la castration dans sa dimension
physique, la plupart des psychanalystes après lui n’en ont retenu que
l’aspect symbolique. Pour Lacan, « elle est dette symbolique, liée à
l’interdiction de l’inceste et du meurtre 8 ». Françoise Dolto, quant à
elle, reprend l’idée d’une castration « coupure », qui sépare, évoquant
même des « castrations symboligènes » qui « permettent l’accès aux
9
sublimations et à l’ordre symbolique de la Loi humaine ».
Pourquoi Freud tenait-il tant au réel de la castration dans sa
théorie ? Revenons, pour le comprendre, à une réaction probable
d’une personne ayant subi l’inceste. Quand un père agresse ses
enfants avec son sexe, le premier des fantasmes agressifs des victimes
est de vouloir couper cet instrument de torture. Le complexe de
castration, dans la dimension qu’il a théorisée, ressemble donc plus,
on le devine ici, à une mythologie personnelle de Freud qu’à un
complexe universel.

La horde : Jacob Freud et ses enfants ?


L’universalisation de son vécu traumatique, typique chez Freud, se
retrouve dans un autre « pseudo-mythe » célèbre, celui de la horde.
Un des livres les plus controversés de Freud, au niveau
scientifique, Totem et tabou, débute par un chapitre sur « la peur de
l’inceste » et s’achève par un autre sur « le retour de l’infantile »,
comme si derrière la théorie freudienne se dessinait sans cesse
l’histoire personnelle de son auteur, sous le signe du retour infantile
de son propre inceste originel.
Il y a dans ce livre une analogie évidente entre la horde primitive
et la famille Freud. La thèse proposée, en effet, est celle d’une
réponse primitive au fait supposé d’un « père violent, jaloux, gardant
pour lui toutes les femelles et chassant ses fils à mesure qu’ils
grandissent […]. Un jour, les frères expulsés se sont réunis, ont tué et
mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde
10
paternelle ». Ensuite, Freud extrapole, et l’on perçoit alors combien
le « retour du refoulé infantile » affleure dans la théorie de Totem et
tabou : « Ils haïssaient le père […], mais tout en le haïssant ils
11
l’aimaient et l’admiraient . » Pétris de culpabilité, « ils désavouaient
leur acte, en interdisant la mise à mort du totem, substitut du
père 12 ».
S’il existe un complexe particulier inhérent à toutes les personnes
incestées, c’est bien l’ambivalence entre la haine envers l’agresseur,
fût-il le père, et l’amour porté à ce dernier. On comprend qu’il était
impossible à Freud de détruire le « totem » paternel ; avec l’abandon
de la théorie de la séduction, ne restait plus, comme dans Totem et
tabou, que « le sentiment de culpabilité du fils 13 ».
Mais il y a plus. Abandonnant la possibilité de voir les méfaits du
père, suite à cet interdit inconscient de « voir » ce qu’il y aurait de si
terrible dans la génération qui précède, Freud a fermé la porte à une
autre découverte concomitante à la théorie de la séduction : le
transgénérationnel.

Comment le transgénérationnel a été occulté dans


le cas des violences sexuelles
Le 11 janvier 1897, dans une lettre à Fliess, Freud décrit avec une
intuition clinique remarquable l’aspect transgénérationnel du
traumatisme. Puis silence. Il faudra attendre près de soixante-dix ans
pour que cette dimension fondamentale revienne dans la
14
psychanalyse grâce à Nicolas Abraham et Maria Torok , mais
seulement par la petite porte, et encore… pour finir dans un placard
théorique, sans que le monde analytique en fasse cas – quand ce n’est
pas pour le dénigrer.
Dans cette lettre, Freud décrit une théorie de la psychose qu’il
pose comme résultant d’une agression sexuelle commise dans un
temps très précoce de l’enfance, qu’il situe avant l’âge d’un an et
demi. En ce qui me concerne, tous les psychotiques, jeunes adultes,
que j’ai reçus avaient subi une ou plusieurs agressions sexuelles dans
leur toute petite enfance.
Ensuite, Freud aborde le second aspect, transgénérationnel, et
dresse une sorte d’arbre généalogique des abus sexuels, notant
qu’« une névrose s’intensifie pour devenir une psychose à la
génération suivante ». Il montre ainsi comment un patient abusé par
son oncle, lui-même abusé dans son enfance, a ensuite abusé ses
sœurs, dont une devient psychotique, et a ensuite une fille elle-même
psychotique.
Cette dimension transgénérationnelle, qui prend de plus en plus
d’ampleur dans les thérapies et surtout dans celles avec les enfants,
sera par la suite totalement occultée, disparaissant en même temps
que la théorie de la séduction. J’ai exposé dans tous mes précédents
livres des cas cliniques transgénérationnels d’adultes et d’enfants,
notamment en ce qui concerne l’inceste. Dans Le Berceau des
15
dominations , l’anthropologue Dorothée Dussy nous livre une
vingtaine d’exemples d’arbres généalogiques illustrant les
mécanismes familiaux de l’inceste entre les générations.

Chassez l’hypnose…

Dès le début, alors qu’il élabore sa première théorie de la


séduction, Freud a l’intuition qu’il lui faut un outil auprès de ses
16
patientes hystériques pour provoquer une catharsis , une libération
émotionnelle. L’hypnose est cet outil qui permet d’« élargir le champ
de conscience des patients et met à leur disposition un savoir dont ils
17
ne disposaient pas à l’état de veille ».
Puis il décide d’abandonner l’hypnose. D’abord parce que « les
plus beaux résultats eux-mêmes s’évanouissaient soudain, dès que la
relation personnelle au patient était troublée […] la relation affective
18
personnelle était plus puissante que tout travail cathartique ».
Ensuite parce qu’après une séance d’hypnose particulièrement
réussie, une patiente se jeta au cou de Freud qui décida, en accord
avec elle, d’arrêter ce traitement hypnotique. « J’abandonnai donc
l’hypnose et je n’en conservai que la position du patient, couché sur
un lit de repos, derrière lequel je m’assis, ce qui me permettait de voir
19
sans être vu moi-même . »
Malheureusement, la psychanalyse, sur le divan ou pas, a montré
qu’elle ne pouvait répondre à ce besoin originel pressenti avec
l’hypnose. La difficulté transférentielle n’était pas une raison
suffisante pour justifier l’abandon de cette technique. Les
débordements affectifs des patientes n’auraient-ils pas pu être
canalisés en aménageant le dispositif de la séance d’hypnose ? Avec
ce passage par Freud de l’hypnose à la psychanalyse allongée,
l’éloignement gagné par le dispositif du divan a provoqué un autre
éloignement, celui de la possibilité d’« élargir le champ de
conscience » des patients.
L’hypnose n’a pas seulement été abandonnée, elle a été bannie. Il
était tellement impossible de la réintroduire dans la psychanalyse
qu’elle a été associée pendant longtemps à diverses hérésies
psychanalytiques et qu’on a mis dans le même sac la théorie de la
séduction, l’hypnose, Jung, Ferenczi et autres. J’en ai fait l’expérience
à mes dépens, à la faculté, où je m’étais référé aux écrits de François
Roustang, qui avait osé réintroduire la pratique de l’hypnose avec ses
patients. Cet outil thérapeutique était devenu « hérétique », et la
cause en était peut-être cette phrase de Freud, à propos de son
abandon de l’hypnose : « Je pensai maintenant avoir saisi la nature de
20
l’élément mystique agissant derrière l’hypnose . »
L’idée centrale était d’abandonner la suggestion. Or il paraît
évident avec toutes les techniques actuelles de ce type qu’elles sont
moins susceptibles de provoquer des suggestions que des
interprétations psychanalytiques largement empreintes de la théorie
du thérapeute et qui, à l’examen, pourraient apparaître comme une
forme de suggestion assez redoutable. En tout état de cause, la
réintroduction de la notion de psychotraumatisme dans les thérapies
implique nécessairement aussi celle de diverses techniques comme
21
l’hypnose .

1. Alain de Mijolla (dir.), Dictionnaire international de la psychanalyse, tome I, Paris,


Calmann-Lévy, 2002, p. 611.
2. Sigmund Freud, Le Petit Hans. Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans, suivi de : Sur
l’éducation sexuelle des enfants, traduit de l’allemand par Cédric Cohen Skalli, préface de
Sébastien Smirou, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2011, p. 231.
3. Karin Obholzer, Entretiens avec l’Homme aux loups. Une psychanalyse et ses suites, traduit
de l’allemand (Autriche) par Romain Dugas, préface de Michel Schneider, Paris, Gallimard,
1981, p. 71.
4. Nicolas Abraham et Maria Torok, Le Verbier de l’Homme aux loups : cryptonymie, précédé
de : Fors, par Jacques Derrida, Paris, Aubier-Flammarion, 1976, p. 89.
5. Marie Balmary, L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée du père, Paris, Grasset,
1979, nouv. éd. 1997, p. 194.
6. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse (1938), Paris, PUF, 1985, p. 62.
7. Ibid., p. 60.
8. Alain de Mijolla (dir.) Dictionnaire international de la psychanalyse, op. cit., p. 295.
9. Françoise Dolto, L’Image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1984, p. 82.
10. Sigmund Freud, Totem et tabou. Quelques concordances dans la vie psychique des
sauvages et des névrosés (1913), traduction entièrement révisée par Olivier Mannoni, Paris,
Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2021, p. 208-209.
11. Ibid., p. 211.
12. Ibid.
13. Ibid., p. 212.
14. Nicolas Abraham et Maria Torok, L’Écorce et le Noyau, Paris, Flammarion, 1987.
15. Dorothée Dussy, Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, Paris, Pocket,
2021, p. 220-240.
16. Catharsis : à l’origine, le mot signifiait « purification ». Il est employé ici au sens d’une
décharge libératrice émotionnelle. Source : Petit Larousse illustré, 2017.
17. Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse, suivi de : Psychanalyse et médecine, traduit
de l’allemand (Autriche) par Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1968, p. 36.
18. Ibid., p. 35.
19. Ibid., p. 36.
20. Ibid.
21. Voir Bessel van der Kolk, Le corps n’oublie rien. Le cerveau, l’esprit et le corps dans la
guérison du traumatisme, traduit de l’anglais par Aline Weill, Paris, Albin Michel, 2018.
8

Parler suffit-il ?
Psychotraumatisme, faux souvenirs,
amnésie et nouveaux outils
thérapeutiques

Le psychotraumatisme,
chaînon manquant de la psychanalyse

Au centre de la notion de psychotraumatisme, qui ressort plutôt


de la psychiatrie, se trouve le trouble de stress post-traumatique
(TSPT, appelé aussi SSPT ou ESPT). Il s’agit d’une réaction bio-neuro-
physiologique qu’une personne peut développer après avoir vécu un
événement traumatisant, soit en tant que victime directe, soit en tant
que témoin. Il produit toutes sortes de symptômes : anxiété,
hypervigilance, évitement, nervosité, angoisse, cauchemars, flash-
back, dépression, voire insensibilité émotive. Lui sont associées
diverses comorbidités : tentatives de suicide, addictions, alcoolisme,
consommation de drogues, troubles du comportement alimentaire.
Ainsi, comme l’a indiqué Muriel Salmona 1, il faut prendre en compte
l’anorexie, la boulimie et l’hyperphagie dans la symptomatologie du
TSPT. Avec une patiente présentant, par exemple, anorexie, tentatives
de suicide et divers symptômes caractéristiques du TSPT, plus des
symptômes sexuels, on s’orientera vers la piste d’un trauma sexuel
plutôt que vers celle d’un complexe général issu de l’enfance, comme
on a si souvent fait jusqu’à aujourd’hui.
Le concept de TSPT trouve ses fondements à la fin du XIXe siècle
dans ce que Freud appelait la « névrose traumatique ». Celui-ci n’avait
pas ignoré le psychotraumatisme puisque dès 1914 il constatait ces
traumatismes sur les soldats qui avaient vécu l’horreur des batailles.
Puis, s’écartant de la piste traumatique sexuelle, Freud et la plupart
de ceux qui lui ont succédé, comme nous l’avons vu, ont développé
une psychologie fondée sur une constitution interne générale, voire
universelle, inhérente à la condition humaine, indépendante du
traumatisme. Là encore, Ferenczi se distingue des autres en
théorisant le trauma, et c’est aussi ce que fait Winnicott avec le
concept de « crainte de l’effondrement ». C’est donc la psychiatrie qui
se chargeait implicitement du trauma, mais en apportant une réponse
le plus souvent médicamenteuse, pas forcément adaptée, avec un vrai
déficit de connaissances du psycho-trauma.
Le premier constat de ceux qui ont remis sur le devant de la scène
psychologique le TSPT est que « l’état de stress post-traumatique n’est
pas “entièrement dans la tête” », mais qu’il a une « cause
physiologique » : « Ces symptômes trouvent leur origine dans la
réaction du corps entier au traumatisme 2. » En effet, on constate
aujourd’hui que quatre principaux domaines de l’individu traumatisé
sont concernés par les conséquences du TSPT : le physique,
l’émotionnel, le cognitif et l’énergétique 3.
Ma découverte fondamentale au cours de ma propre thérapie s’est
faite à partir de l’émotionnel. J’avais évoqué pendant des années mes
traumatismes, mais je n’avais jamais pleuré. Quelles que soient les
conditions, allongé, assis en face à face, et même lors de stages où
mon être tout entier était pourtant mis à l’épreuve, bousculé, une
partie émotionnelle de moi-même était toujours restée inaccessible.
C’est à ma première séance d’EMDR que soudain, à ma grande
surprise, les larmes sont venues. Il a fallu un moyen actif, extérieur,
spécifique pour défaire des défenses établies depuis si longtemps et
me laisser accéder à cette partie enfouie qui ne souhaitait pas sortir
au grand jour. Et j’en avais pourtant tellement besoin. Cela a été un
bouleversement dans ma vie. J’aurais pu continuer jusqu’à la fin de
mon existence à parler en psychanalyse sans jamais contacter ce fond
émotionnel. Ce n’est pas que la psychanalyse n’était pas bonne ou
qu’elle aurait, par exemple, été trop mentale, intellectuelle. C’est que,
ayant été gravement traumatisé enfant, mon « être tout entier » avait
été impacté et il me fallait une méthode spécifique pour arriver à me
déconnecter de mon organisation défensive. La thérapie par la parole,
bien qu’indispensable, ne suffisait pas.
À partir de cette introduction de la notion de psychotraumatisme
dans la prise en compte des personnes ayant subi des violences
sexuelles, il importe que l’on puisse envisager l’apport, la
complémentarité et l’interaction de toutes sortes de thérapies et de
techniques thérapeutiques qui puissent aider à soigner les personnes
sur ces quatre plans cités : le physique, l’émotionnel, le cognitif et
l’énergétique. J’en ai évoqué plusieurs aspects dans mon dernier livre.
Cependant, au centre de la question des violences sexuelles réside
l’écueil qui a très souvent servi d’épouvantail dans leur prise en
charge : le « faux souvenir ».

Faux souvenirs, fausses accusations et amnésie


Faut-il renoncer à reconstituer la mémoire perdue sous prétexte
d’éviter de créer des faux souvenirs ? C’est un vaste débat qui n’en
serait pas un si les personnes ayant subi des violences sexuelles
pouvaient aller de l’avant dans leur vie, en laissant derrière elles leur
passé comme une sorte de trou noir psychique bien trop ancien pour
mériter qu’on s’y attache. Après un traumatisme sexuel dans
l’enfance, c’est justement ce qu’ont fait ces personnes agressées,
amnésiques ou non. Elles ont laissé cela en arrière et ont construit
toutes sortes de défenses psychiques et corporelles pour que jamais
leur trauma ne puisse revenir. Cependant, cette attitude, certes
positive, se heurte à ce que l’on peut constater avec les TSPT : le
trauma enfoui ne cesse tout au long de son existence de se manifester
par toutes sortes de symptômes, et l’âge n’arrange rien.
J’ai observé que plus une personne vieillit, plus ses défenses
perdent de leur efficacité, jusqu’à littéralement exploser, telle une
digue qui céderait, lors du grand âge. Dans un certain nombre de
démences séniles, les souvenirs ressurgissent et il n’est pas rare de
voir de vieilles personnes s’adresser à leur agresseur déjà disparu en
les insultant dans des crises de colère, ou à l’inverse être
constamment terrorisées par lui dans des accès paranoïaques. Ainsi,
dans une famille dans laquelle de nombreux incestes avaient été
perpétrés, on m’avait raconté que la grand-mère, alors en soins
palliatifs, parlait sans cesse de « la main mauvaise ».
Mais il y a encore un autre phénomène. Outre la mémoire
traumatique, qui ne cesse de « toquer à la porte », un processus
explique toutes sortes de comportements incompréhensibles chez les
personnes abusées. Celles-ci ne cessent de recréer des situations
traumatiques tout en les fuyant. Ce n’est pas de la perversion, c’est
qu’elles savent inconsciemment qu’elles ne pourront avancer dans la
vie tant qu’elles n’auront pas retrouvé le moment où leur évolution
s’est arrêtée. Il s’agit là d’un mouvement thérapeutique interne qui est
sans doute le meilleur levier de la guérison quand il est pris en charge
dans une thérapie. Sans processus thérapeutique, ce mouvement est
en revanche dangereux et pernicieux. Par exemple, une femme
abusée dans son enfance, ayant perdu la mémoire, va sans cesse
mettre en scène des agressions, malgré elle, non pas par jouissance,
comme on a pu le dire par le passé, mais pour tenter de résoudre ce
blocage qui a mis à l’arrêt toute son énergie de vie depuis si
longtemps. Elle peut ainsi subir plusieurs viols à l’âge adulte, se faire
maltraiter par toutes sortes d’hommes pervers. La répétition n’est
alors que le signe de cette recherche compulsive d’une résolution du
trauma. Il faut donc s’occuper de ces traumas originels dans un
processus thérapeutique.
On ne peut, sous prétexte de créer de faux souvenirs, renoncer à
aider ces personnes à reconstituer leur passé afin qu’elles puissent le
dépasser. Il importe seulement de suivre des méthodes plus sûres et
adéquates. Cependant, au préalable, il faut faire un point sur la
question du mensonge : y a-t-il tant de personnes que cela qui soient
prêtes à inventer une agression sexuelle et à la faire porter à un
innocent ?
Premier constat que je peux affirmer sans hésitation : j’ai
rencontré une foule de personnes qui étaient prêtes à tout sauf à
réaliser, déclarer, admettre dans beaucoup de cas, qu’elles avaient
subi des violences sexuelles.
Second constat : peu nombreuses sont les personnes qui mentent.
Bien qu’il soit difficile de trouver des chiffres fiables sur le sujet, on
peut observer que les statistiques du ministère de la Justice
indiquaient pour 2016, sous l’appellation « CSS [classement sans
suite] pour inopportunité des poursuites », un chiffre de 3,5 % de
l’ensemble des affaires de violences sexuelles 4, chiffre à distinguer de
celui qui concerne les affaires qu’on ne peut pas poursuivre pour
diverses raisons, notamment la prescription. On peut donc en déduire
raisonnablement que 96,5 % des personnes qui portent plainte ne
mentent pas.
Quand une personne a été abusée, elle peut aussi utiliser le
processus psychique du déplacement : elle garde en elle une image,
que son inconscient et son conscient puissent accepter, qui agit
comme un cache pour masquer la véritable identité de l’agresseur, car
l’admettre pourrait se révéler insoutenable. Ainsi, une femme accusait
sans preuves son père, jusqu’à lui rendre la vie infernale, alors que le
véritable agresseur était son grand-père maternel : nommer ce
dernier, c’eût été comprendre que sa propre mère avait été elle-même
abusée ; le système familial était menacé de s’effondrer comme un
château de cartes. En revanche, accuser sans cesse le père, qui niait
de bonne foi, permettait à la patiente de demander justice, de se
« réparer » provisoirement tout en maintenant l’équilibre de la
famille, cependant bien perturbé par ces accusations.
Au cœur du problème, on trouve l’amnésie traumatique, couplée à
celle qui est naturelle chez l’enfant. Dès le départ, Freud a buté sur
cette amnésie – et d’autant plus qu’il était vraisemblablement
concerné. Il faudrait pourtant arriver à développer des outils pour
trouver une solution à cet « objet » psychique des plus étranges,
déroutants et fondamentaux, notamment dans le cas des violences
sexuelles. Ces dernières, quand elles sont commises sur les enfants, le
sont évidemment dans le secret, ce qui rend les choses encore plus
difficiles à résoudre. Si quelqu’un vit un traumatisme, qu’il en est
amnésique, mais que d’autres protagonistes présents lui racontent ce
qui s’est passé, il a une chance de pouvoir retrouver une partie de sa
mémoire. Ma mère m’a dit un jour avoir fait une tentative de suicide
devant moi alors que, d’après ce qu’elle m’a indiqué, j’étais encore
dans un lit à barreaux. Ce n’est que quatre ans après cette révélation
que je fis un rêve de l’événement, assez clair mais qui n’aurait pas été
compris si rien ne m’avait été raconté.

Une équation à quatre inconnues

Mais si un abus sexuel a été commis sur un enfant sans autre


témoin que le ou les agresseurs, personne ne pourra venir de
l’extérieur donner un support à la mémoire perdue. La résolution de
l’amnésie, dans le cas des violences sexuelles, est semblable à une
équation à quatre inconnues. Très souvent, le patient – et le
thérapeute aussi, d’ailleurs – pressent qu’il s’est passé quelque chose,
ses symptômes et tous les aspects de sa vie en témoignent, mais il est
en butte à ces quatre inconnues : quoi, qui, où et quand ? Qu’est-ce
que l’on a fait à cet enfant, qui l’a fait, où était-ce et quel âge avait-il ?
L’adulte qu’il est devenu ne pourra vraiment en guérir que s’il tente de
reconstituer en lui-même ces éléments à travers des images, des mots,
des sensations, des émotions pour être au plus proche du scénario
réel ; s’il peut l’intégrer comme appartenant à l’ensemble de ses
souvenirs, comme une sorte de prothèse mémorielle.
Cependant, ne risque-t-on donc pas de créer des faux souvenirs ?
C’est l’endroit où le temps thérapeutique est nécessairement long.
Dans une alliance confiante et soutenue avec le thérapeute, le patient
va petit à petit opérer cette reconstruction avec tous les outils
disponibles : les éléments réels rapportés par les tiers, les événements
de la vie, les rêves – qui peuvent avoir une importance capitale –, des
techniques diverses telles que l’hypnose, l’EMDR, le TABC 5 ou d’autres
encore, qui feront ressurgir l’émotionnel, les images, les sensations à
partir du matériel psychique apporté par le patient.
Si au bout d’un certain temps, en général assez long, qui se chiffre
en années de thérapie, se dessine un scénario probable, il est
toutefois impossible d’en faire une vérité qui pourrait être utilisée en
justice ou servir à un règlement de compte familial. Cette vérité ne
peut en aucun cas constituer une preuve à l’encontre de l’agresseur, à
moins qu’il y ait un certain nombre d’éléments tangibles, matériels,
évidents qui l’attestent.
Chaque situation est particulière. Il faudrait citer énormément
d’exemples pour faire comprendre à quel point le travail, très délicat,
demande de l’attention de la part du thérapeute comme du patient. Il
est hors de question de détruire des personnes, des familles sur des
hypothèses ; cependant, ce travail aura la vertu indispensable d’aider
la victime à se reconstruire. Le psy se fait alors à la fois détective,
enquêteur, soutien affectif, parent de substitution, il sort de sa
neutralité, de son silence, de son écoute passive pour aider l’autre à
reconstituer cette mémoire. Parmi de nombreux cas cliniques, j’en
retiendrai ici un, récent, celui d’une femme abusée dans son enfance.
Nous avons retrouvé la trace de son agresseur dans un rêve qu’elle
avait fait. Ce rêve racontait clairement son abus, une nouvelle fois,
mais là, un détail bizarre – qui est souvent la clé du rêve – nous avait
surpris : la présence de deux côtelettes de viande, qui n’avaient rien à
voir avec la scène générale. Le rêve nous mit sur la piste de son oncle
par alliance, un boucher qui avait déjà une réputation sulfureuse et
qui s’avéra être le prédateur que nous cherchions depuis des années.

1. Voir l’article en ligne de Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association


Mémoire traumatique et victimologie,
https://www.memoiretraumatique.org/psychotraumatismes/troubles-du-comportement-
alimentaire.html
2. Bessel van der Kolk, Le corps n’oublie rien. Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison
du traumatisme, traduit de l’anglais par Aline Weill, Paris, Albin Michel, 2018, p. 25.
3. Certains préfèrent dire « sensoriel » au lieu d’« énergétique ». Mais ce dernier terme me
parle mieux, car l’impact des violences sexuelles est y tout à fait visible. Pour la même raison,
j’utilise souvent l’expression « grands brûlés » pour les personnes victimes de traumatismes
sexuels.
4. Ministère de la Justice, Infostat justice. Bulletin d’information statistique, no 160,
mars 2018, p. 2, disponible en ligne.
5. Technique d’abréaction bilatérale et circulaire que j’ai mise au point spécialement pour
le traitement des violences sexuelles. S’inspirant de l’EMDR, du brainspotting et des
techniques de taï-chi-chuan, elle permet, en douceur, de traiter les mémoires liées à un
traumatisme, mais aussi de lever progressivement une partie de l’amnésie sans que cela
mette en danger la personne.
9

Deux façons thérapeutiques

Un mot maintenant sur les thérapies. Même si plusieurs


techniques peuvent prendre en charge les différents aspects des
conséquences du traumatisme, la thérapie par la parole reste
centrale. Mais entendons-nous bien : je ne privilégie pas l’une par
rapport aux autres. Toutes les thérapies semblent avoir les mêmes
taux de réussite. Une étude américaine a montré, en effet, que « la
variabilité des résultats obtenus avec les patients est davantage – près
de neuf fois plus – liée à la variabilité entre les psychothérapeutes
qu’aux approches et aux techniques déployées 1 ». Ce qui indique le
caractère primordial de quelque chose qui se situe au-delà des
théories et qui convoque le rapport particulier d’un thérapeute avec la
personne qu’il reçoit. La relation exceptionnelle d’un humain qui en
écoute un autre – mais qui parle aussi – avec des principes communs
à tous les thérapeutes : bienveillance, sollicitude, intelligence, bref
toutes les qualités humaines nécessaires à la relation d’aide.
Nous devons tous être beaucoup plus attentifs aux conséquences
du traumatisme, et plus précisément du traumatisme sexuel. Pour la
psychanalyse, qu’elle soit freudienne, lacanienne, jungienne,
kleinienne, transactionnelle, transgénérationnelle, etc., je ne peux
toutes les nommer, cela signifie qu’elle puisse, quoi qu’il arrive,
inclure le psychotraumatisme dans sa théorie et dans sa pratique. Je
le répète, les femmes et les hommes vont être de plus en plus
nombreux à consulter pour cette question des violences sexuelles,
qu’ils en soient amnésiques ou non.
Personnellement, je continue à pratiquer la psychanalyse
transgénérationnelle. Cet outil se révèle efficace dans le cas des
violences sexuelles, ouvert à d’autres thérapies, techniques ou outils
complémentaires. Je revendique même la pratique de la psychanalyse
des débuts de Freud, celle de la théorie de la séduction, avec les
acquis ultérieurs de sa théorie et de ceux d’autres psychanalystes,
mais en écartant les éléments douteux critiqués plus haut dans ce
livre.
Je voudrais décrire à présent deux façons de conduire ces
thérapies à travers le cas d’une jeune adulte, puis celui d’une enfant.
Je ne prétends toutefois pas qu’ils représentent la norme de ce qu’il
faudrait faire dans le cas des violences sexuelles.

2
Laure abusée, mais par qui ?

À la première séance, cette femme de vingt-six ans, que je


trouvais très mélancolique, pleura beaucoup. J’avais l’impression que
l’ambiance familiale, la mauvaise entente de ses parents tout au long
de son enfance, était l’origine principale de son mal-être.
Je la reçus au rythme d’une séance par semaine, puis tous les
quinze jours. Après avoir vécu en couple, elle se sépara de son
compagnon.
Deux ans étaient déjà passés. Sa tristesse incompréhensible
persistait. Un jour, elle me parla d’une curieuse habitude de son père,
artiste peintre, qui retint mon attention. Lors de son adolescence, ce
dernier entrait sans prévenir dans la salle de bains, qui ne fermait
pas, pendant que sa fille prenait sa douche ; il y restait souvent nu
devant elle pour faire sa propre toilette. Une fois, par surprise, alors
qu’elle avait quinze ans, avec son carnet de croquis, il vint « faire un
nu » en tirant le rideau de la douche afin de pouvoir dessiner sa fille.
Elle lui refusa définitivement l’accès de la salle de bains quand elle y
était.
Je fis remarquer à Laure que, pour moi, le climat familial si peu
respectueux de son intimité ne me semblait pas très sain ; sa mère ne
comprenait pas pourquoi elle s’offusquait des intrusions du père.
« C’est un acte artistique, je ne vois pas où est le problème. »
En visite chez leur fille qui les hébergeait temporairement (les
parents avaient quitté la province pour vivre à Paris), le père fit un
acte curieux : il cacha dans les affaires de sa fille des carnets de
croquis contenant divers dessins, mais aussi des « nus » d’elle, à tous
les âges. Ce qui la troubla fut qu’il ne lui en avait rien dit et, surtout,
qu’il était incapable de répondre à sa question : « Pourquoi as-tu
caché cela dans mes affaires ? » Laure était hors d’elle, triste et en
colère, comme lors de son adolescence. Son père resta muet et sidéré
pendant un long temps, tandis qu’elle lui répétait sa question avec
virulence. Que signifiait cet état de sidération du père ?
Vint la septième année de thérapie. Je me sentis obligé de
nommer à Laure que quelque chose ne collait pas dans cette histoire,
mais je ne savais pas quoi. Et puis un jour, elle fit un étrange
cauchemar. Elle était dans un lit, âgée d’à peu près sept ans, et un
garçon plus jeune qu’elle, d’environ quatre ans, abusait d’elle. Elle
tentait de le repousser mais n’y arrivait pas. Dans le lit, il y avait une
boîte de fusains avec lesquels dessinait son père. Puis sa mère entrait
dans la pièce, feignait de ne pas voir la scène et, se dirigeant vers une
autre boîte, constatait que s’y trouvait du sucre blanc.
Fille unique, Laure n’avait aucune mémoire d’avoir été abusée par
un enfant. De toutes les façons, comment une fille de sept ans peut-
elle être violentée par un enfant plus jeune qu’elle de trois ans ? Pour
un tel rêve, il fallait traduire. Je demandai à Laure s’il lui était arrivé
quelque chose vers six, sept ou huit ans. Elle se souvenait avoir été
mutique pendant une année à l’école, en CP. Le mutisme est un
symptôme fréquent après un traumatisme sexuel. Je fis l’hypothèse
qu’elle avait subi à cette période une agression sexuelle. Mais alors,
pourquoi dans le rêve était-elle attouchée par un enfant plus jeune
qu’elle ?
Au moment où un enfant est abusé par un adulte, il perçoit l’âge
mental de ce dernier qui, à l’instant de son agression, est aussi celui
d’un enfant ; souvent à l’âge auquel l’abuseur a lui-même été
violenté. Dans le rêve de Laure, quatre ans était probablement l’âge
où son agresseur était resté bloqué mentalement. Mais cela pouvait
également être l’âge où elle-même avait subi un autre abus.

Sur la piste d’un abus paternel


À partir de ce rêve, je fis pour la première fois à Laure l’hypothèse
qu’elle aurait subi quelque chose dans son enfance, et en particulier à
l’âge où elle avait été mutique, six ou sept ans. Mais qui était
l’agresseur ?
Un détail menait sur une piste très gênante, celle de son père,
signalée par la présence de la boîte de fusains de ce dernier dans le
lit du rêve. Ne serait-ce pas la marque symbolique de son crime ? La
mère de Laure, constatant la présence du sucre dans une boîte,
ignorant la scène sexuelle, aurait pu dans la réalité constater des
traces de sperme – blanc comme le sucre – dans le lit de sa fille, mais
dans le déni de ce qu’elle aurait vu.
Un rêve ne peut être un témoignage réel ; ce père, même avec des
comportements limites, ne devait pas être accusé à tort.
Décidé mais prudent, je continuai à accompagner Laure sur son
chemin pour qu’elle puisse enfin comprendre ce qui lui était arrivé. Je
lui proposai d’aller faire en parallèle de l’EMDR avec une autre
thérapeute pour retraiter les effets de ce qu’elle avait subi et
éventuellement retrouver une partie de sa mémoire. Un œil extérieur
pourrait sans doute percevoir autre chose que ce que j’avais perçu et
peut-être même infirmer mon hypothèse d’abus. Ce ne fut pas le cas.
Petit à petit, pendant deux à trois ans, Laure reconstruisit son
passé, sorte de puzzle imparfait, une « prothèse d’histoire » qui
aboutissait, dans ses cauchemars et dans son travail en EMDR, à des
visions de violences sexuelles de la part de son père. Les scènes se
précisaient. Il s’agissait toujours d’attouchements et de fellations, pas
de pénétration vaginale ; dans un rêve très clair, traumatique, elle
subissait une pénétration anale par un doigt. Difficile, dans ce cas, de
prendre les visions ou les cauchemars de Laure pour des fantasmes.
Nous en étions à presque dix ans de travail analytique.
La jeune femme passa par des états très difficiles.

Le psy incarne l’agresseur dans la relation de transfert


Peu à peu, Laure fit de nombreux rêves dans lesquels son abuseur
était un mélange de son père et de moi-même. C’était, en fait, bon
signe. De nombreux rêves dans lesquels j’étais impliqué montraient la
projection de son père sur moi. Certains étaient directs, j’y
apparaissais ; d’autres, indirects, me mettaient en scène sous un autre
aspect, selon le phénomène de déplacement.
Dans mon dernier livre, le cas de Laure s’arrêtait là. J’ai tenu à le
reprendre, car son évolution a été positive. Si j’ai précédemment
montré des cas où j’ai plutôt échoué dans la prise en charge des
violences sexuelles, il me semble que l’issue actuelle de l’histoire de
Laure, confrontée aux développements de son analyse sur une année
supplémentaire, montre que nous pouvons arriver à inverser le
malheur généré par l’inceste.
Au moment où j’avais terminé mon écriture précédente, cela
faisait au moins cinq ans que Laure n’avait plus de relations
amoureuses, à part un épisode assez court qui ne lui avait pas amené
une relation stable, investie et enrichissante comme elle le souhaitait
pour son avenir. L’analyste, pendant ces longues années de suivi, doit
être une sorte de roc de confiance quoi qu’il arrive. Pour cette raison,
la direction prise nécessite d’avoir été mûrement réfléchie, la théorie
étant tout de même cruciale dans ce processus.
Pour ma part, il s’agissait de nommer sans cesse l’inceste comme
facteur principal ou aggravant des symptômes, des blocages, des
angoisses, ce que j’appelle « mettre les violences sexuelles au centre
de la thérapie ». Le temps d’analyse est déjà naturellement long, les
personnes ont besoin de pouvoir enfin vivre leur vie. Pour beaucoup
de jeunes femmes qui veulent fonder une famille et avoir des enfants,
l’horloge biologique fait que ce temps ne peut être infini. Réparées
psychiquement, elles peuvent rencontrer quelqu’un avec qui le
partage d’une vie est possible, mais tout cela prend… du temps. On a
reproché à la psychanalyse d’être longue et lente. Mais même avec
des méthodes plus actives qu’auparavant, il y a un temps
incompressible, celui de l’inconscient. Il faut que cet inconscient se
« reformate » lui-même pour que tous les acquis soient durables. Une
personne abusée dans l’enfance ne fait plus confiance, ni à elle, ni
aux autres, ni à l’avenir, ni au destin. Elle pourrait consciemment aller
de l’avant, il n’en reste pas moins que l’enfant blessé en elle a besoin
d’énormément de temps avant de retrouver la confiance originelle,
celle qu’ont naturellement tous les enfants quand ils n’ont pas subi de
traumas et pour qui l’environnement a été suffisamment sain.
Par la succession des rêves et leur interprétation, par l’apport de
ma technique, la TABC, nous sommes arrivés à un certain dénouement
du destin de Laure.
Tout d’abord, il y avait la question du doute. Elle est
fondamentale chez les personnes abusées, même pour celles qui n’ont
pas perdu la mémoire, et ce doute doit être partagé par le thérapeute.
Doute nécessaire mais qui n’autorise pas complètement la guérison.
Une fois encore, pour contredire cette idée que le patient se jetterait
avec facilité dans les fausses accusations et les faux souvenirs, c’est
invariablement le contraire. Sans cesse, une petite voix intérieure est
prête à tout annuler, et on le comprend car ce serait a priori tellement
plus satisfaisant pour tout le monde. Cette voix peut se dire : « Il ne
s’est rien passé, mon père est innocent, c’est moi qui invente, je
fantasme, mon psy me crée des faux souvenirs, etc. » Mais
l’inconscient vient toujours rattraper la personne, surtout la nuit,
quand les défenses lâchent.
Suite à plusieurs rencontres avec ses parents, Laure passa par
cette période de doute qui correspondait d’ailleurs à une sorte de
contre-offensive de ces derniers face au déroulement d’une thérapie
qui les plaçait évidemment dans une position intenable. En effet,
Laure avait décidé de leur parler de cet inceste ; j’étais resté neutre
sur ce terrain, cette décision tellement délicate ne pouvant appartenir
qu’au patient, qui sait, lui, ce dont il a besoin ; elle était donc allée
tout de même leur dire ce qu’elle avait retrouvé dans son processus
de vie. Son père avait nié, sans faire non plus de scandale, et sa mère
était restée silencieuse et pensive.
Les rapports avec leur fille étaient dans une sorte de statu quo. Il
était évident qu’ils voyaient la thérapie d’un mauvais œil. Cette
thérapie était toutefois étrange, car si elle était une réparation de
l’inceste subi, elle ne pouvait représenter un dossier à charge contre
son père ou ses parents, n’étant pas une preuve en elle-même ; il
restait ce doute permanent que je partageais avec Laure, non pas sur
l’abus, mais sur son auteur.
Même si aucun rêve, en plus de dix ans de thérapie, n’avait amené
quelqu’un d’autre que son père dans les scènes traumatiques, ses
visions, ses flashs et ses rêves, ce matériel ne pouvait constituer une
certitude. Le phénomène de déplacement de l’inconscient, mettant
quelqu’un à la place d’un autre, nous obligeait à la circonspection.
Son père lui suggéra d’ailleurs l’hypothèse d’un autre agresseur.
Cependant, notre axe de travail était l’abus vécu, pas la culpabilité
ou non de son père. Il n’y avait ni besoin qu’elle soit protégée – ce qui
serait différent pour un enfant vivant avec ses parents – ni besoin
d’une justice qui n’aurait pu avoir lieu de toute façon et, dans son cas,
est-ce que cela aurait même été nécessaire ? Laure devait s’en sortir
dans la vie, c’est tout.
Lors d’un rendez-vous avec sa gynécologue, elle s’aperçut que
lorsqu’elle avait fait l’amour la deuxième fois, à dix-sept ans, cela
avait été un rapport non consenti. Elle se souvint être restée nue à
pleurer pendant des heures. Sa gynécologue lui dit, avec justesse :
« Cela s’appelle un viol. » Elle ne m’en avait jamais vraiment parlé, en
tout cas pas de la façon dont elle le réalisait aujourd’hui.
Laure fit alors un rêve très important : « Je regarde mon bras
droit, un bracelet assez large s’est incrusté dans mon bras. Ce sont
des fraises, cela forme un bracelet – en parler, cela me fait des
frissons –, j’essaie de les enlever comme des insectes – je suis
phobique des trous percés, je ne vois pas ce qu’il y a au bout. Cela
parle de la question des limites et de l’abus. On m’a pénétrée. »
J’ai parlé précédemment de la question de la peau et des violences
sexuelles. Une telle image, un bracelet incrusté dans le bras, en
signale l’existence. C’est ce qui relie d’une façon extrêmement forte
les scarifications et l’inceste. L’agresseur est à l’intérieur du corps de
sa victime, la scarification étant alors une tentative d’en faire sortir
l’intrus, comme si ce dernier en avait pris possession. La mention des
insectes signale l’inceste par la sonorité du mot mais aussi par l’image
mentale qu’ils procurent. Dès que des insectes se trouvent dans des
rêves ou dans des dessins d’enfants, je fais l’hypothèse de la présence
de l’inceste. Également dans les rêves ou les dessins d’enfants, le
détail bizarre, l’élément disparate est la clé de leur interprétation.
Je lui demandai : « Qu’évoquent pour vous les fraises ? » Elle
répondit : « C’est le fruit préféré de mon père. » Nous avions
malheureusement encore une confirmation de l’inceste probable par
ce père.
À partir de ce rêve, nous fîmes une séance de TABC qui s’avéra très
importante.
Pendant l’exercice, Laure revécut des sensations physiques de
frisson, sentant comme si elle avait des trous dans la colonne
vertébrale. Le bracelet incrusté la dégoûtait, et sa peau la grattait
comme si elle gardait l’empreinte de l’incrustation. Elle ressentait de
la gêne et du plaisir. Puis elle vit l’image de son père sur un canapé, la
chemise ouverte et la vision d’un carnet de croquis et d’un dessin
particulier : elle est nue, à l’âge de cinq ans, en « lolita ». À la fin de
la séance, elle eut le sentiment qu’elle était plus courageuse, qu’elle
allait guérir. Elle finit par cette phrase : « Je suis une belle femme. »
À partir de ce moment, les choses se mirent à basculer.

Il peut y avoir une vie après l’inceste


Dans le processus thérapeutique, quand on arrive à un certain
dénouement, il se passe deux mouvements. Dans le premier, le
trauma remonte par vagues dans la vie, dans les rêves, dans les
comportements, comme s’il fallait que le pus s’extraie sans cesse
d’une plaie, comme l’écoulement libérateur d’un abcès. Dans le
second, des horizons nouveaux surgissent, toutes sortes d’idées, de
sentiments, de sensations et d’actions positives apparaissent, ainsi
que l’enthousiasme qui va avec. Il y a alors une alternance entre des
moments euphoriques et des espèces de dépressions redoutables. En
effet, en regard d’une joie nouvelle, quand les conséquences
négatives du trauma reviennent, la personne revit ce qu’elle n’avait
jamais voulu retrouver : l’effroi et la tristesse déjà éprouvée, celle de
perdre tout, subitement. Pour la victime, il semble alors que tout
revient en arrière, qu’elle ne s’en sortira jamais. La confiance
mutuelle du patient et du thérapeute dans ce processus permet de
franchir cet obstacle.
En ce qui concerne des éléments traumatiques encore à
« émerger », les rêves, les flashs et cauchemars ont une fonction
importante. Chez Laure, plusieurs petits rêves.
« À la maison, chez mes parents. Mon père est torse nu avec un
short en jean, sa braguette mal fermée. Je vois ses testicules et son
pénis qui dépasse. Je suis gênée de voir cela, il rigole. Puis je suis
dans la salle de bains, nue, j’ai peur, le verrou n’est pas assez solide,
mon père pousse la porte, je vois son regard pervers. Je me retrouve
dans un wagon de métro aérien, au loin un policier de dos, il pose
des questions au Joker de Batman qui a commis un crime. Le Joker
me voit et me sourit, je suis terrifiée par son regard. »
Une fois encore, le père apparaît comme le pervers qui a commis
un crime, le Joker. Il semble que le policier ce soit moi-même.
Puis un rêve qui unit deux thèmes très importants, la projection
sur moi de son père et le fait que l’inceste empêche ce dernier de
mourir : « Au loin, je vois mon père assis. Il ne me voit pas. Il est
assis, il a vieilli, chauve. Puis il est assis à côté de moi, plus jeune et
très beau ; lorsque je le regarde, il se sent bien ; quand j’arrête de le
regarder, il se détériore. »
Je suis plutôt chauve, plus tout jeune et toujours assis en séance,
alors que son père n’est pas chauve : dans le transfert, il s’agit de moi.
Mais il s’agit aussi de son père, et ce rêve résume parfaitement la
fonction de l’inceste. En effet, derrière l’inceste, toujours en toile de
fond, se trouve l’angoisse de mort. Quand la fille a de la sexualité
avec son père, elle le tient en vie ; en abolissant les générations,
l’inceste donne l’illusion d’abolir du même coup la mort et la
vieillesse. À travers cet échange de regards, tout l’enjeu de l’inceste
s’exprime : si la fille refuse la sexualité avec son père, ce dernier est
condamné à mourir. Jours d’inceste 3 décrit ainsi une scène où la
narratrice découvre son père en train de se pendre dans la maison.
Pour qu’il accepte de renoncer à son suicide, elle lui fait une fellation.
En dehors de l’horreur du geste, elle résume la même chose que ce
qui ressort du rêve de Laure : donner sa vie pour sauver son père de
la vieillesse et de la mort.
Puis des rêves inverses, de reconstruction de sa sexualité et de sa
capacité à aimer et à être aimée, arrivent au fur et à mesure des
séances.
L’inconscient de Laure envisage la possibilité d’une relation
normale. Elle va, dans le transfert avec moi, pouvoir intégrer en elle
l’idée d’un père non incestueux. Comme dans ce rêve décisif : « Dans
une maison, le peintre Picasso. La quarantaine, sa femme est là. Elle
est mate de peau, très sensuelle, une belle femme. Il me regarde, il
me trouve belle, mais je savais qu’il ne ferait rien. Pas pervers, regard
sympa. Ensuite, par la fenêtre un oiseau vert au battement très
rapide, colibri ou pivert, mélange, cet oiseau entre par la fenêtre. »
Elle associe Picasso à moi et à son père. Je lui dis que le
psychanalyste est une sorte de peintre, il fait des arrêts sur image.
4
C’est d’ailleurs la fonction que donnait Lacan au fantasme . Ce rêve
résume magnifiquement ce que devrait être un complexe d’Œdipe
idéal : la fille désire son père, elle se sent belle pour lui, mais il ne se
« passera rien » notamment parce que sa femme, la mère, est
présente. Dans son rêve, le regard de l’homme a perdu sa perversité.
La fenêtre symbolise la renaissance et surgit un oiseau, symbole du
5
jeune homme, qui est vert, couleur de l’amour dans l’inconscient .
Je lui dis : « Peut-être qu’un “homme-oiseau” va entrer dans votre
vie. » Ce n’est pas là de la suggestion, mais l’accueil d’un processus
positif.
Petit à petit, chez Laure, les rêves traumatiques se raréfient –
quoique d’autres souvenirs d’abus avec son père remontent – tandis
que des rêves du genre de ces deux derniers surviennent de plus en
plus. Elle espace les séances, préférant venir une fois par mois, et je la
laisse faire car je devine qu’elle veut être autonome, comme une
enfant qui a besoin de s’affranchir de ses parents.
Puis, un jour, Laure rencontre un homme. Elle sait
immédiatement que ce sera différent de ses rencontres passées. « Je
ressens des choses au niveau du cœur, c’est nouveau, je n’ai pas envie
de m’emballer mais on a envie de se connaître. Il y a de l’échange, de
l’humour, je me sens très à l’aise avec lui, je n’ai jamais été habituée à
des hommes comme cela. »
Ils vont installer la relation, tranquillement, puis construire des
projets de vie commune : ils envisagent d’avoir des enfants, de fonder
une famille.
Je ne souhaite pas en dire plus, comme si je voulais partir sur la
pointe des pieds. J’ai hésité à écrire une nouvelle fois sur Laure, à
parler de ce dénouement plutôt heureux comme si, par mon écriture,
j’allais le lui voler, ou être comme son père, intrusif et voyeur,
l’utiliser à mes fins, pour moi, pour que l’on dise que je suis un « bon
psy ». Qu’elle soit obligée de réussir pour moi. Nous en avons parlé ;
elle m’a donné son accord sans hésitation et je pense que la relation
de confiance que nous avons installée – dix années, c’est beaucoup
dans une vie – permet que je parle de son histoire. Dans un chapitre
précédent, j’ai dressé la liste de mes échecs ; je tenais à montrer tout
de même qu’il y a une vie après l’inceste et les violences sexuelles.
Cet espoir fait souvent défaut aux victimes, alors qu’elles en ont tant
besoin.

Quand le psy est une danseuse

Voici à présent un cas transgénérationnel, l’autre aspect important


des conséquences de l’inceste, à travers la thérapie de Louise, une
petite fille de huit ans.
Les parents de Louise ont pris connaissance de mon travail par
Internet. Leur fille se retient d’aller aux toilettes depuis qu’elle a trois
ans environ. Elle y va tous les sept jours, parfois tous les trois ou
quatre jours, selon elle. Je sais depuis longtemps déjà que les
problèmes de constipation non fonctionnels chez les enfants ont pour
6
origine une angoisse de mort personnelle ou familiale . D’autant que
Louise dit qu’elle a peur de mourir. Je regarde le dessin qu’elle m’a
apporté. Une danseuse. Ce qui est curieux, c’est que cette danseuse,
c’est moi, le psy. Une bulle de texte part de sa bouche et dit : « Alors,
parlez-moi de votre problème, je vous écoute. » Cette danseuse,
masculine et féminine, se tient sur des pointes, avec des lunettes. Elle
a un cahier dans ses mains.
J’avoue que je ne comprends pas du tout le dessin. À part que sa
mère, Élise, fait de la danse, il n’y a pas d’autre association. Or je sais
que la solution du problème pour lequel l’enfant vient consulter est
pratiquement toujours dans son premier dessin. Je comprendrai plus
tard.
Comme d’ordinaire, je questionne sa mère sur ses grossesses. Elle
a déjà eu deux enfants d’une première union, Louise est l’unique fille
de la seconde. Je remarque que ses deux conjoints successifs
s’appellent tous les deux Éric. En dessinant un peu l’arbre
généalogique de la famille, ce prénom n’apparaît nulle part. Les
répétitions sont toujours signifiantes, mais là encore, il n’y a aucune
explication. La mère raconte que son premier conjoint l’a quittée pour
quelqu’un d’autre, comme son père l’avait fait avec sa mère alors
qu’elle avait elle-même trois ans. Je ne vois pas, dans la vie de Louise,
sa fille, d’éléments qui pourraient expliquer l’angoisse de mort à
l’origine du symptôme.
Il se trouve qu’à force de recevoir des patients abusés, de
travailler le sujet, j’ai une grande sensibilité à cette problématique, et
je perçois dans le visage de la mère une expression que je connais
malheureusement. Un mélange de peur et de colère que je repère
surtout dans les yeux, un peu comme un regard de « bête traquée ».
Je lui demande si elle a subi des violences sexuelles, si ce thème est
présent dans la famille. Comme le grand frère d’Élise est
paranoïaque –, ce qui est un signe fréquent d’abus survenus
précocement –, je fais l’hypothèse d’un agresseur qui l’aurait été pour
elle et son frère. Elle me dit que non. Son frère, dans ses délires,
déclarant que son père veut l’empoisonner, je pose des questions sur
ce père. Elle me dit qu’il a toujours été dans la séduction, qu’il
possédait des magazines et des vidéos pornographiques et qu’un jour,
enfant, elle l’a surpris au lit avec une femme tandis qu’il la gardait.
Tout cela n’en fait pas un prédateur, d’autant qu’il a été coupé de ses
enfants assez tôt. Je lui demande si, après le départ du père, sa mère
a eu des amants. Elle répond oui, plusieurs. Comme j’ai rencontré le
cas d’abus d’enfants par les amants de leur mère, je demande s’il n’y
en avait pas un qui fût un peu spécial. Elle me répond qu’un des
amants avait pris toutes les économies de son frère en les volant dans
sa chambre. Je lui recommande de poser des questions à sa mère à
propos de cet amant.

Un amant de maman pédocriminel ?


À la séance suivante, Louise va déjà mieux. Elle va aux toilettes
quatre fois par semaine.
La mère : « Il y a une évolution. Elle n’a plus peur de mourir. »
Louise : « Quand tu meurs, tu ne sens rien. »
Entretemps, Élise, la mère de Louise, a questionné sa propre
mère. L’amant « voleur » était présent à la maison quand elle avait
cinq ans, ce qui correspond à la période où elle n’a plus de mémoire.
Plus étonnant encore, cet homme s’appelait… Éric, comme les deux
maris successifs d’Élise. Cinq ans étant l’âge œdipien par excellence,
Élise aurait donc traversé cette période avec comme modèle un
substitut de père, voleur et peut-être aussi abuseur. L’hypothèse de
l’abus que j’ai fait la dernière fois lui parle. Des flashs s’imposent à
elle. Elle a fait plusieurs psychanalyses auparavant, et lors de l’une
d’elles, après un rêve scabreux dans une salle de bains, le
psychanalyste lui avait parlé de « désirs refoulés » ; aucun thérapeute
ne lui a fait une hypothèse d’abus. Considérant que Louise va
vraiment mieux, je ne reprends pas de rendez-vous avec la famille.
Cinq mois plus tard, Louise et ses parents reviennent me voir.
Louise a déclenché des peurs, dont celle d’être assassinée. Depuis la
dernière séance, sa mère, Élise, a appris des choses dans la famille, en
particulier à propos d’un personnage, Bernard, qui va prendre
beaucoup d’importance dans l’histoire familiale. Elle a fait trois rêves
courts qu’elle souhaite me raconter.
Dans le premier, elle est dans la salle de bains, et son mari, Éric,
veut la violer. Elle ne comprend pas. Au réveil, elle est dans un drôle
d’état, secouée. Alors qu’à peine réveillée elle prend une douche, elle
entend clairement, d’une façon hallucinante, une voix qui dans sa
tête dit : « Bernard. » Pour elle, il est évident que ce n’est pas son
mari dans le rêve, mais ce fameux Bernard. Elle me dit que c’était un
cousin de sa mère, à la réputation sulfureuse et qui était… danseur.
Je comprends alors le premier dessin de Louise. Comme dans une
énigme, elle avait donné un élément capital. Elle m’avait vu en
danseur, car dans une situation de transfert, le psy représente tous les
espoirs et toutes les craintes.
Un autre cauchemar d’Élise : « Je suis dans la cour de la maison, à
l’intérieur il y a un danger. Je ressens une terreur. Ils sont trois. Un est
en train de passer dans l’appartement au niveau de la salle de bains.
Je pense à mon frère potentiellement en danger. » Est-ce l’abus d’un
seul agresseur dont il est question dans le rêve ou bien, comme c’est
souvent le cas, y a-t-il eu trois agresseurs dans la vie d’Élise et de son
frère ? En tout état de cause, je donne à Élise une nouvelle adresse de
thérapeute, pour aller travailler tout ce qui est en train de remonter
chez elle. Cela me semble indispensable, déjà, pour soulager sa fille,
qui risque de trop porter les angoisses de sa mère, et puis bien sûr
pour elle. Nous orientons le reste de la séance sur les problématiques
du père de Louise, mais je ne l’évoquerai pas, car le thème des
violences sexuelles ne semble pas y apparaître.
La parole familiale se libère et confirme les violences
sexuelles

Quatre mois plus tard, ils sont de retour. Plutôt pour me donner
des informations. Entretemps, Élise est allée parler à son père des
violences sexuelles. Ce dernier déclare qu’il a été violé entre huit et
dix ans par son grand frère âgé de sept ans de plus que lui. Il lui dit :
« Je t’avoue, j’y pense encore souvent, cela me “transperce”. » Élise
est bouleversée et soulagée ; pendant la séance, sa fille dessine une
glace en arc-en-ciel. L’arc-en-ciel est toujours signe de guérison, mais
la glace, en forme d’esquimau, a le bout croqué. Sa mère associe
immédiatement avec une fellation. En effet, son père lui a appris
autre chose. Quand elle lui a parlé du fameux danseur, il lui a révélé
que lors de la séparation avec la mère d’Élise, il est allé dormir chez
ce Bernard, qui a essayé de lui faire une fellation dans son sommeil.
Cet événement confirme que le danseur était sûrement le prédateur
principal de cette histoire, même si je continue à penser que l’amant
Éric aurait également pu commettre quelque chose. En partant,
Louise dit : « Je vais beaucoup mieux. »
Pourtant, six mois après, Élise me rappelle pour une nouvelle
séance. Elle estime que la constipation est encore un problème chez
sa fille. Je leur donne rendez-vous un mois plus tard. Quand ils
arrivent, Louise me dit qu’elle est guérie et que depuis un mois, donc
depuis le dernier coup de téléphone pour prendre rendez-vous, elle
va aux toilettes tous les jours, ce que confirme son père. Je leur dis
que nous pouvons annuler la séance, car quand l’enfant n’a plus de
symptômes, je ne le reçois plus. J’ai écrit à quel point je trouvais que
les enfants n’avaient pas à passer leur temps en thérapie ; c’est pour
cela que j’enjoins plutôt leurs parents à y aller afin d’éviter que leur
descendance ne fasse des symptômes pour tenter de les guérir 7.
Mais alors que je me lève pour arrêter cette séance, je comprends
que Louise m’a apporté un dessin qui questionne. Quatre cerises. Je
sais qu’il est important que j’en tienne compte. Je pense
immédiatement aux trois avortements qu’Élise a faits et que j’avais
notés lors de la première séance. Nous n’en avions pas parlé, et c’est
ce que nous faisons alors. Élise en est encore fortement affectée.
J’imagine que s’il y a quatre cerises dans le dessin, la quatrième
représente un désir d’enfant qui n’a pu se concrétiser. Alors Élise
confirme qu’il a été difficile de faire le deuil d’un nouvel enfant à
venir.
Cette séance me fit comprendre que le dossier des violences
sexuelles a bien été clos lors des séances précédentes, et que celle-ci
concernait un autre traumatisme parental. Louise, comme la plupart
des enfants, amenait en séance sa mère pour que, tous ensemble,
nous puissions parler de ce qui encombrait cette dernière ; ainsi, elle
pouvait laisser derrière elle son angoisse de mort, symbolisée par son
symptôme de constipation.
Lors des séances avec les familles, les enfants ne sont jamais
traumatisés d’entendre des sujets graves et des traumatismes lourds.
Ce sont les adultes qui ont peur, tandis que les enfants sont beaucoup
plus forts que ces derniers ne le croient. Au contraire, ils entendent ce
qu’ils savaient déjà émotionnellement, et la parole de leurs parents
sur ces événements, sur leurs ressentis, les libère de la charge d’avoir
à porter les émotions parentales. Ils peuvent alors poursuivre le
chemin joyeux de leur vie.

1. Conrad Lecomte, faisant référence à une étude de 2006 de l’American Psychological


Association, Sciences humaines, no 15, « Les psychothérapies », 2009, p. 33.
2. Voir Bruno Clavier (avec Inès Gauthier), L’inceste ne fait pas de bruit. Des violences
sexuelles et des moyens d’en guérir, Paris, Payot, 2021.

É
3. Anonyme, Jours d’inceste, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty, Paris,
Payot, 2017.
4. « Un arrêt sur image, fonction défensive, visant à geler l’évocation d’une scène
violente », in Alain de Mijolla (dir.) Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris,
Calmann-Lévy, 2002, p. 607.
5. Dans les dessins d’enfants, le vert est la couleur de l’amour, tandis que le rouge est la
couleur du pulsionnel.
6. Voir Bruno Clavier, Les Fantômes familiaux. Psychanalyse transgénérationnelle, Paris,
Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2014, chap. IX, p. 119.
7. Voir Bruno Clavier, Ces enfants qui veulent guérir leurs parents, Paris, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque Payot », 2022.
10

Le désarroi des victimes

La prise en charge psychologique, psychanalytique et


psychiatrique des violences sexuelles a-t-elle changé aujourd’hui ?
Hélas, je ne le crois pas. Les nombreux messages que je reçois
quotidiennement indiquent que le problème reste entier. Pour
l’essentiel, les demandes ne font pas suite à des violences sexuelles
récentes, elles sont plutôt le fait d’adultes en ayant subi dans
l’enfance, s’en souvenant, ayant des vagues souvenirs ou le
pressentant tout en étant amnésiques. Les témoignages qui vont
suivre sont pour la plupart des mails, parfois des SMS 1 ; je les ai
recueillis avec l’autorisation de chaque personne de les inclure dans
ce livre. Accablants, ils évoquent souvent une longue errance
thérapeutique et montrent à quel point le problème est général,
concernant différentes thérapies, pas seulement les psychanalyses. Je
tenais à les publier parce qu’ils sont révélateurs du désarroi ressenti
face à la difficulté de travailler en thérapie les violences sexuelles. Les
livrant le plus souvent sans modifications ni corrections, j’ai voulu
ainsi les partager le plus fidèlement possible. Chacun résonne comme
un cri d’alarme que nous ne pouvons ignorer.

*
* *
« Monsieur,
J’ai lu trois de vos ouvrages, dont L’Inceste ne fait pas de bruit, et ai
assisté dernièrement à la conférence que vous avez donnée suite à la
projection du film Ces liens invisibles. Comme nombre de personnes
qui doivent vous contacter, vos écrits et interventions résonnent en
moi avec une acuité particulière.
J’ai déjà un “parcours psy” bien étoffé pour mes trente ans et
demeure pourtant toujours dans des impossibilités et douleurs qui me
dépassent et compromettent de plus en plus assurément toute
projection dans l’avenir. J’ai la chance d’avoir une vie qui se tient
encore, du moins de l’extérieur, mais ce travail constant d’équilibriste
m’épuise de plus en plus et de plus en plus durablement – d’autant
que l’espoir de trouver des débuts de réponses, d’apaisement
commence à me quitter tant j’ai frappé à de nombreuses et
différentes portes : psychothérapeutes, psychanalystes depuis mes
quinze ans, psychiatres et séjours en clinique, thérapie émotionnelle,
EMDR, addictologue, étiothérapeute, énergéticiens, acupuncteur,
médecine chinoise, micronutritionniste, etc. De nombreux médecins
allopathes aussi, car j’ai des douleurs de ventre et cystites en continu
qu’aucun ne parvient à expliquer.
C’est en premier lieu par la question transgénérationnelle que je
suis arrivée à vous – je vous avais d’ailleurs laissé un message vocal il
y a un ou deux ans, auquel vous m’aviez répondu de vous envoyer un
mail (ce pour quoi le courage m’avait ensuite manqué). Au regard des
seuls événements, addiction et pathologies dont j’ai connaissance
pour mon père et ma mère ainsi que pour leurs familles respectives,
aborder la question sous cet angle pourrait m’être très utile. À celle-ci
s’ajoutent désormais depuis près d’un an des interrogations
envahissantes que j’ai concernant ma propre enfance. J’ai compris
que vous ne preniez plus de patients adultes, mais auriez-vous la
possibilité de me recommander un confrère ou une consœur
proposant la même approche que la vôtre et avec qui je pourrais me
pencher sur ces sujets ? Je vous en serais très reconnaissante. Je vous
remercie d’avoir pris le temps de me lire. »

*
* *
« Bonjour Monsieur Clavier,
J’ai cinquante-deux ans, je suis dans une période compliquée de
ma vie, en “dépression anxieuse sévère” depuis huit mois.
Je me permets de vous contacter car j’ai lu votre récent ouvrage
L’inceste ne fait pas de bruit (et précédemment Les Fantômes familiaux)
et je suis en plein doute sur ma situation personnelle.
Après treize ans d’analyse, j’approche de très près l’hypothèse de
l’inceste et je participe à des groupes de parole qui m’inspirent
beaucoup, mais je n’ai pas de mémoire traumatique, et ma thérapeute
(avec qui le travail s’est arrêté) n’a jamais “validé” cette hypothèse (ni
ne l’a invalidée, mais parlait encore de fantasme ou de “simple”
emprise ou perversité maternelle).
J’ai un faisceau d’indices, dont une part importante provient de
mes rêves, mais je me demande comment savoir si ce qui me
“travaille” est de l’ordre d’un héritage transgénérationnel ou si ça
relève de ma propre histoire.
J’ai passé une grande part de ma vie en “mode survie”, dans
l’évitement, à distance des autres et de moi-même, avec des
handicaps certains mais sans manifester les symptômes lourds qu’on
retrouve souvent dans de tels cas (conduites extrêmes par exemple),
si bien que je doute beaucoup de la pertinence de ce que je
soupçonne et qui tourne à l’obsession…
Pourriez-vous m’aider à démêler cette confusion et me conseiller
sur la démarche à entreprendre pour dépasser l’écueil de ce doute
abyssal sur la réalité de l’agression (et sur son ou ses auteurs) ?
Je vous remercie d’avance si vous pouvez m’aider. »

*
* *
Je voudrais continuer avec le cas de Marie.
Elle m’avait contacté suite à la lecture de mon ouvrage Les
Fantômes familiaux. Avec son autorisation, je livre des extraits, sans
avoir changé un seul mot – hormis les formules de politesse, que j’ai
omises – de l’échange de mails que nous avons eu.
En mai 2021, Marie m’écrit : « J’ai trente-huit ans, on m’a
diagnostiqué une fibromyalgie il y a dix ans (mais les premiers
symptômes remontent à l’adolescence), je pense qu’un psychanalyste
avec une approche en psychogénéalogie pourrait m’aider car votre
livre a été pour moi une véritable révélation, et mon instinct me dit
que la fibromyalgie dont je souffre peut être l’expression de certains
fantômes familiaux. »
Ma réponse : « À la lecture de votre mail, je ne suis pas sûr que
votre fibromyalgie soit complètement du domaine
transgénérationnel. Souvent, c’est un témoignage d’abus sexuels subis
dans l’enfance, mais ce n’est pas sûr non plus. »
Marie : « J’ai eu des traumatismes mais plus à l’adolescence, rien
dont je me souvienne durant l’enfance. »
Moi : « Il est très fréquent qu’un traumatisme sexuel à
l’adolescence fasse suite à un autre dans l’enfance dont on serait
amnésique. Je vous envoie des adresses. »
Je n’aurai pas de nouvelles de Marie jusqu’en février 2022 ; elle
m’écrit donc à nouveau neuf mois plus tard :
« Je vous avais contacté au mois de mai de l’année dernière pour
savoir si la psychogénéalogie serait éventuellement efficace
concernant la fibromyalgie et vous m’aviez répondu que la source de
cette pathologie était souvent des abus sexuels durant l’enfance avec,
sans doute, une amnésie traumatique. Cette réponse que vous
m’aviez donnée a été comme une révélation pour moi et m’a permis
de comprendre les états destructeurs par lesquels je suis passée de
dix-sept à vingt-cinq ans : anorexie, scarifications, spasmophilie,
tentative de suicide, alcoolisme, drogue, conduites à risque avec les
hommes, un beau palmarès !!!
Pendant le mois qui a suivi cette prise de conscience, j’ai
rembobiné tout mon parcours, mes choix de vie, et ça m’a fait très
peur de constater que quasiment tout avait été guidé par ce
traumatisme oublié, mais cela m’a surtout servi à me trouver, à me
connaître davantage et à m’aimer tout simplement.
Je sais maintenant pourquoi j’ai eu peur des hommes très
longtemps, pourquoi j’ai eu une sexualité tardive, pourquoi j’ai mis
trois ans à tomber enceinte, bref, tout a enfin une explication…
Je me suis demandé si je voulais essayer de faire remonter les
souvenirs de l’événement traumatique, ne serait-ce que pour savoir
qui m’a fait ça quand j’étais petite, mais j’ai fait le choix, pour le
moment, de ne pas faire ce travail.
Voilà, je voulais vous remercier, sincèrement et grandement, de
cette réponse que vous m’aviez donnée et qui m’a permis de faire la
rencontre de quelqu’un de spécial : moi-même. »

Cette lettre me touche et correspond tellement à ce que j’observe


dans ce domaine. Je lui réponds : « Merci beaucoup pour votre
message, il me fait du bien car mon chemin n’est pas si facile,
d’autant que je prépare un livre sur le problème de la psy en général
avec son ignorance des conséquences des violences sexuelles. Aviez-
vous suivi une thérapie auparavant ? Éventuellement, seriez-vous
d’accord pour que je reprenne votre mail, enfin une partie, pour mon
prochain livre, car il est très bien écrit et résume le problème que je
rencontre de plus en plus avec les personnes qui me contactent ? »
Marie : « Je vous en prie ! Oui, vous pouvez reprendre mes mots
pour votre prochain livre, j’en serais très honorée ! J’ai suivi une
thérapie qui a duré trois ans, de mes dix-huit à mes vingt et un ans,
lorsque j’étais au pire de l’anorexie et de la dépression par laquelle je
passais. Le psy que je voyais à l’époque mettait essentiellement mes
“états” sur le compte de mon histoire familiale un peu atypique,
puisque mon père était mutilé de la Seconde Guerre mondiale et
souffrait sans doute d’un trouble borderline (il est décédé à soixante-
dix ans, en 2009, de la maladie d’Alzheimer), à aucun moment il n’a
évoqué une possible agression sexuelle, c’était finalement mon père le
“coupable” idéal de tous mes maux. Ce n’était pas faute de l’avoir
déjà averti dès nos premières séances de cette intime conviction que
j’avais depuis toujours, que quelque chose s’était passé et que ça
n’avait rien à voir avec mon père. Les douleurs de la fibromyalgie se
sont déclarées vers quatorze ans, mais je mettais ça sur le compte du
sport car je faisais beaucoup de tennis à l’époque, mais c’est aussi à
cet âge que j’ai été victime d’attouchements au collège. La maladie
s’est véritablement déclarée lorsque j’ai rencontré mon mari, il y a
onze ans, où j’ai été dans l’incapacité de marcher pendant environ
deux mois, les douleurs aux genoux se sont calmées avec le temps
mais celles aux bras ne m’ont jamais quittée.
En résumé je pense que mon psy est passé à côté de l’essentiel
puisque tout a “explosé” quelques années plus tard.
Je précise également que je suis suivie par un psychiatre depuis le
mois de mai de l’année dernière suite à cette prise de conscience. Je
lui ai parlé de cette intime conviction que j’avais depuis toujours. Je
crois dès notre premier RDV, qu’il m’a répondu que mon tableau
clinique penchait effectivement vers cette suspicion, mais comme il y
a amnésie traumatique il y avait le risque de créer de faux souvenirs
donc il a mis de côté le problème.
J’ai aujourd’hui bientôt trente-neuf ans et je suis quelqu’un
d’équilibré depuis un peu plus de dix ans, je ne suis plus jamais
retombée dans mes démons, je sais maintenant pourquoi j’ai eu
toutes ces dérives, je les assume sans problème et je suis fière du
chemin que j’ai eu, c’était un vrai combat à l’époque sans connaître la
source, mais je suis tombée tellement bas en essayant de mourir que
je ne pouvais que remonter, l’instinct de survie a pris le dessus !
Tout cela pour dire que oui, le chemin est difficile, il y a
obligatoirement un repositionnement face à soi-même qui est
compliqué quand on prend conscience, mais je pense que le plus dur
c’est cette phase d’ignorance totale qui s’exprime au travers d’états
extrêmes.
Si vous voulez plus d’éléments, je suis à votre disposition avec
grand plaisir ! »

Moi : « Rebonjour, je vous remercie pour toutes ces réponses. Je


vous soumettrai mon texte pour autorisation, c’est un livre qui sortira
en septembre. En ce qui concerne la fabrication de faux souvenirs, ce
n’est pas possible si on prend le temps de retrouver patiemment à
travers les rêves ce qui serait à l’origine de l’abus. Au bout d’un
moment, on trouve et on peut parfois être sûr. C’est une méthode que
j’explique dans mon dernier livre, L’inceste ne fait pas de bruit. Si vous
ne l’avez pas lu, je peux vous l’envoyer. »

Marie : « Eh bien pour tout vous dire, j’ai regardé hier soir
l’interview auquel vous avez participé sur les violences sexuelles et
l’inceste, je me suis beaucoup retrouvée dans ce que vous décrivez,
notamment “faire sortir le mal” grâce à la scarification ou encore cet
état de satisfaction quand on est anorexique, c’est tout à fait cela.
Ne vous embêtez pas pour le livre, c’est très gentil à vous, je
comptais l’acheter .
Bonne continuation alors pour l’écriture de votre livre qui,
j’espère, apportera une nouvelle approche à votre profession sous
bien des aspects ! »

*
* *
Terminons avec le témoignage qui suit, très touchant également,
et l’échange de mails que j’ai eu avec la mère de cette famille ; il
résume toute la souffrance familiale générée par les violences
sexuelles.

« Bonjour Monsieur,
Nous ne nous connaissons pas. Je viens de finir votre livre L’inceste
ne fait pas de bruit et j’ai besoin d’un conseil pour mon fils qui a treize
ans. Le jour de mon anniversaire, mon beau-père est mort à l’hôpital.
Mon mari l’y accompagnant en camion a dit qu’il a répété plusieurs
fois le mot “miséricorde”. Lui tenant la main, il a dit à son père de
partir en paix, en disant tout ce qui le soulagerait : son père lui a
alors dit qu’il y avait “des choses génitales”, et qu’il “n’aimait pas trop
quand son fils le masturbait”. La déflagration n’a pas été immédiate.
Mon mari a ressenti plutôt une explication, une vérité.
Son père n’a plus été capable de communiquer et il est mort seul
au petit matin quatre jours plus tard. Suite au décès de son père et
après cet aveu, mon mari a commencé une thérapie avec une
psychologue et il a également commencé des séances d’EMDR avec un
autre thérapeute.
Simplement, j’ai retrouvé des dessins que mon fils a faits quand il
avait six ans, à l’époque où il voulait mourir. Ces dessins m’alarment.
Il ne se souvient plus de les avoir faits, il ne se souvient pas avoir
vécu un abus, et il ne dit pas oui pour aller voir quelqu’un. Il a l’air
d’aller bien.
Doit-on le laisser initier ou continuer sa construction d’adolescent
sans traiter le problème, au risque qu’il intègre au fond du lui de
demain quelque chose qui n’est pas lui et qu’il devra de toute façon
traiter plus tard ?
Y a-t-il quelque chose à lui dire pour l’encourager à se confronter
à ce qui est là, sans doute refoulé comme une bombe lente à
fragmentation ?
Ses dessins peuvent-ils relever de la transmission
transgénérationnelle, et si c’est le cas, que faut-il en faire ?
Je vous ai fait un long document pour poser tout ce qui est à dire
sur notre histoire familiale.
Pourriez-vous m’orienter vers un confrère ou une consœur
avertie(e) ?
Il n’est pas si facile de trouver au hasard, de se rendre compte
assez rapidement si on va être aidé ou pas, et de raconter toute
l’histoire plusieurs fois avant de pouvoir aider mon fils.
Bien cordialement. »

Ma réponse :

« Bonjour,
Voilà mon avis. En ce qui concerne votre fils, le dessin avec du
rouge, du sang je pense, est problématique et pourrait concerner un
éventuel abus sur lui. Mais on n’est jamais sûr. Ce qui est clair c’est
que le thème des abus sexuels est bien là. Cependant, vouloir mourir
pour un enfant de cet âge est le plus souvent transgénérationnel ;
donc ça, ce n’est pas inquiétant, c’est plutôt l’un de ses parents qui a
voulu mourir. Le problème avec votre beau-père, c’est que ce genre de
personnes sont capables de faire beaucoup de victimes, autant
garçons que filles, mais maintenant comment savoir ? Cependant, au
vu des dessins, il apparaît quelque chose de curieux, ce n’est pas sûr
évidemment et je peux me tromper ; comme si vous, sa mère, aviez
été victime d’abus sexuels. Ça parle plutôt de cela. Je ne sais pas si
vous êtes en thérapie. Je pense que pour l’instant il faut laisser votre
fils tant qu’il n’a pas de demande ou trop de difficultés dans sa vie.
Mais il faut garder le dossier de côté si jamais un jour il présentait des
troubles qui pourraient alors être en relation avec cela.
Bien cordialement, Bruno Clavier »

Elle me répond :

« Bonjour Monsieur,
Merci d’avoir regardé. Merci pour votre réponse.
J’ai vécu en effet un abus sexuel soft de mon cousin, dans le sens
d’une initiation de mes sens qui n’était pas de mon fait.
J’ai vécu des abus sexuels plus nets de la part de mon mari
(rapports conjugaux nocturnes plus ou moins consentis, pressions et
culpabilisation) dont je et nous sommes conscients.
Que cette conscience des faits ne suffise pas, et que j’aie besoin
d’une thérapie “réparatrice” de mon être profond est une éventualité
que je vais envisager.
J’ai parlé clairement à mon fils de son héritage, j’ai mis en mots
clairs ce que pouvait l’amener à faire à d’autres cet héritage, posé que
l’éveil de ses sens ne pouvait qu’être intime et n’impliquer aucune
autre personne, à son âge.
La vie continue. Avec ces données qui étaient là, dans l’ombre et
qui sont maintenant en pleine lumière.
Encore merci.
Je vous souhaite le meilleur. »
1. Je reçois également des messages vocaux de la même teneur, mais je n’en ai pas
retranscrit ici.
CONCLUSION

Le témoignage qui a clos le chapitre précédent résume la


problématique des thérapies dans le cadre des violences sexuelles et
de l’inceste. Après la révélation, le père de cette famille entame un
travail personnel par la parole, couplé à une technique qui traite
l’émotionnel, compte tenu de la déflagration de la révélation, et peut-
être de ce que cela va faire émerger à l’avenir. Ce père s’occupe de ce
qui le concerne, et à partir de là il rompt la chaîne de transmission
des incestes entre générations. La sollicitude de son épouse est bien
placée, car elle laisse la liberté à son fils de savoir ce qu’il veut faire,
tout en posant bien les choses et surtout en ne négligeant pas la
parole indispensable avec ce dernier et, j’imagine, avec l’ensemble de
leur famille.
La parole libérée dans notre société permet de sortir du déni passé
des violences sexuelles et de l’inceste, et, à l’image de cette famille,
de traiter par des thérapies adaptées les conséquences toujours
terribles de ces dernières.
C’est par cette note d’espoir que je voulais terminer ce livre. Elle
montre que nous sommes en chemin pour sortir de la longue période
obscure qui nous a précédés, celle que j’ai essayé de décrire, période
pendant laquelle les victimes n’étaient pas assez entendues, crues et
accueillies par notre société dans son ensemble, et malheureusement
pas non plus vraiment dans l’intimité des cabinets de psys.
Malgré la vague de libération récente de la parole sur l’inceste et
sur les violences sexuelles, qui donne le sentiment qu’enfin la vérité
et la justice peuvent surgir, j’ai cependant une crainte : celle qu’on
referme le dossier en pensant l’affaire réglée, que rien n’a besoin
d’être changé, ni sur notre société ni sur la façon qu’a eue et qu’a
encore le monde de la psy d’appréhender ce problème. C’est vraiment
la raison de l’écriture de ce livre. Je ne peux pas imaginer que nous
allons passer à autre chose, comme s’il était admis que la question de
l’inceste et des violences est définitivement close, que tout était
maintenant pour le meilleur des mondes dans la prise en charge de
ces violences.
En ce qui concerne l’éradication du fléau, on a beaucoup centré le
débat sur la justice. Il est évident qu’il faut d’abord que notre société
ait des lois qui protègent les enfants et les adultes de ces violences et
qu’elle les fasse respecter. Que plus jamais ces horreurs ne soient
impunies. Mais au-delà des lois, comment transformer notre société
pour que ces faits n’aient plus lieu, notamment l’inceste ? Quelle
politique de prévention imaginer ? Je rejoins Françoise Dolto quand
elle préconisait l’information sur l’inceste, couplée avec l’information
sexuelle en général, dès la maternelle dans les écoles. La fin de petite
section me semble la période idéale, car à partir de trois ans et demi
ou quatre ans l’enfant est justement en plein dans l’âge œdipien où
une majorité des abus sont commis.
On peut penser que l’impact de l’école est moindre que celui de la
famille à ce niveau. Je ne le crois pas. Ayant encore de jeunes
enfants, je m’aperçois qu’ils ont une conscience écologique plus
ancrée que moi, et ils ne manquent pas de me sermonner si je n’ai pas
les gestes adéquats en ce qui concerne l’environnement. C’est à l’école
qu’ils l’ont appris et entendu ; la parole du maître ou de la maîtresse
a un poids déterminant, d’autant qu’elle est entendue au sein d’une
communauté extérieure à la famille. Une fois encore, la loi est
collective et non pas familiale. Est-ce que cela sera suffisant pour
empêcher un prédateur familial violent ou au contraire rusé, en tout
cas déterminé, d’arriver à ses fins ? Pas forcément, mais ce sera
beaucoup plus difficile, et l’enfant, averti, pourra se sentir légitime à
repousser l’adulte, à communiquer avec les autres, avec les
enseignants, ceux qui s’occupent de lui pour témoigner de ce que l’on
veut lui faire ou de ce qu’on lui a fait ; car il saura que c’est hors la
loi. Mais si cette « chose » n’est pas nommée, alors elle n’existe pas
pour lui. Sans cette information, l’enfant abusé, bien qu’il sente
profondément qu’il a vécu quelque chose contre nature, ne pourra ni
poser des mots ni communiquer quoi que ce soit à quiconque.
On peut penser que les enfants sont choqués si on leur parle de
tout cela quand ils sont trop petits ; pas plus que si on leur explique
ce qui peut arriver s’ils traversent la rue en courant ou s’ils se
penchent par la fenêtre de l’immeuble. En séance, j’ai l’habitude de
faire de l’information sexuelle avec les enfants et les familles que je
reçois, je n’ai jamais perçu que les enfants étaient en quoi que ce soit
traumatisés ; peut-être certains parents sont-ils un peu inquiets,
même s’ils me donnent leur assentiment, et parfois ont-ils peut-être
également trouvé que mes informations étaient trop précises, trop
« crues ». Les enfants ont une capacité innée d’intégration naturelle
de la vie ; ils ressentent très bien ce qui est sain et ce qui ne l’est pas.
En revanche, ce n’est pas pour cette raison qu’ils ont la capacité de
s’en défendre, et ils ont besoin de nous, parents, pour cela. Pensons à
l’avenir : espérons que les adultes qu’ils vont devenir ne donneront
plus de fessées à leurs enfants, qu’ils seront plus respectueux de la
planète et qu’ils seront également suffisamment informés de la
sexualité, de l’inceste et des violences sexuelles pour que ces
dernières deviennent marginales dans notre société.
Le deuxième lieu de prévention est la famille. On ne va pas
renvoyer les adultes à l’école. Aussi, en dehors des lois qu’on ne doit
pas ignorer, les médias ont un rôle capital à jouer pour faire circuler
cette information. Quoi que l’on pense, ils représentent une norme.
Ce qu’on y dit, ce qu’on y montre et y démontre est globalement
intégré chez la majorité comme une définition de ce qui est bon pour
notre société. Aussi, une information plus poussée au sein des médias
sur la question du trauma et des conséquences de l’inceste et des
violences sexuelles va permettre que le discours général soit plus fin
que ce qu’il a été jusqu’à maintenant. Que l’on arrête de présenter les
choses comme s’il n’y avait que des êtres exceptionnellement pervers
au sein de familles saines, comme des « accidents » familiaux, qu’on
les taise ou qu’on les dénonce. C’est l’ambiguïté du fait divers qui
place l’inceste, au même titre que les meurtres, dans une catégorie à
part, sans réaliser que l’inceste a été une sorte de norme tacite au sein
de familles apparemment les plus respectables.
Troisième et dernier volet, brûlant, celui des thérapeutes. Au
niveau de la psychanalyse, pouvoir reprendre les fondamentaux en
rapport avec l’inceste et les violences sexuelles, les analyser et faire
en sorte que l’enseignement dans les facultés ou dans les écoles de
psychologie en soit modifié. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Que le
psychotraumatisme fasse absolument partie du cursus des
psychologues et que la question des violences sexuelles et de l’inceste
y soit largement et le plus complètement possible abordée. Beaucoup
de futurs thérapeutes vont avoir affaire à des personnes ayant été
incestées, amnésiques ou ayant peu de souvenirs. J’ai dernièrement, à
l’université, découvert avec stupéfaction, lors de plusieurs cours, que
de nombreux jeunes entre vingt et trente ans avaient été abusés dans
leur enfance. Comment vont-ils être pris en charge, dans le meilleur
des cas, avec quelle théorie et comment va-t-on faire pour les
soulager de leurs souffrances et leur permettre de vivre une vie
normale, féconde et heureuse, comme ils le souhaitent ? Comment
ces futurs psychologues prendront-ils en charge eux-mêmes leurs
patients ?
Au final, que le corps médical, pas seulement les psychiatres, soit
également averti des conséquences des violences sexuelles et qu’un
diagnostic puisse être fait pour diriger les victimes réelles ou
pressenties vers une prise en charge ciblée. Ce n’est pas simple, de
même qu’il n’est pas simple de résoudre cette question épineuse de
l’amnésie traumatique qui mène à la négligence des violences
sexuelles ou à des accusations fausses qui font et vont faire de
certains des victimes innocentes. Il importe donc qu’il y ait une
connaissance beaucoup plus vaste et étendue sur toutes les incidences
de ces violences sexuelles, dans le corps, dans le psychisme, dans les
comportements, afin que non seulement la souffrance et l’incapacité
de vivre cessent pour les victimes mais aussi pour leurs descendants.
Pour que notre société laisse, avec le temps et au fur et à mesure des
générations, loin derrière elle ces pratiques qui apparaîtront, un jour
j’espère tellement éloignées de ce qui fait la valeur et la vertu d’un
être humain.
REMERCIEMENTS

À Didier Dumas et Danièle Flaumenbaum.


Aux maîtres Nguyen Duc Moc et Charles Li.
Aux patients, enfants et adultes, qui m’ont presque tout appris.
À Rose, Matteo, Amélie et Alix.
À mon éditeur, Christophe Guias, qui m’a soutenu et aidé par son
travail sur ce livre.

À ma mère et mon père malgré tout.


BRUNO CLAVIER
AUX ÉDITIONS PAYOT

Les Fantômes familiaux. Psychanalyse transgénérationnelle


Les Fantômes de l’analyste
Ces enfants qui veulent guérir leurs parents
L’inceste ne fait pas de bruit. Des violences sexuelles et des moyens d’en guérir (avec Inès
Gauthier)
Ils ne savaient pas… Pourquoi la psy a négligé les violences sexuelles
À propos de cette édition

Cette édition électronique du livre Ils ne savaient pas… de Bruno


Clavier a été réalisée le 29 août 2022 par les Éditions Payot &
Rivages.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-
228-93115-1).
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.

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