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© LES ÉDITIONS ARKHÊ I 2022

ISBN 978-2-918682-93-6
www.arkhe-editions.com
En couverture, Yasmine Gateau
marc bonomelli

LES
NOUVELLES
ROUTES
DU SOI
VOX'
Vox’ décrypte les tendances
et les phénomènes qui agitent
notre société.
Une collection qui apporte un
regard inédit, toujours « pop »
et éclairant sur les enjeux
d’actualité.
Nous voyageons
Non pour découvrir les lieux
Mais pour nous découvrir en eux
Eya Boussofara
sommaire

LA NATURE A HORREUR DU VIDE VII. MA SORCIÈRE BIEN LIKÉE, p. 151


INTÉRIEUR, p. 11
L’âge des prêtresses
L’arbre qui cache la forêt du cynisme Oh my goddesses !
contemporain ?
Une autorité religieuse à bout de souffle
Seuls face à nous-même VIII. MAL AU VENTRE DE LA TERRE, p. 167
Poudlard en autodidacte ?
Esprit, je te fuis, tu me suis Féminisme sacré ?

I. QUÊTE DE SENS DESSUS IX. DIEU EST-IL DEVENU UN


DESSOUS, p. 31 OUTIL DE DÉVELOPPEMENT
PERSONNEL ?, p. 181
J’expérience donc je suis
Dharma en roue libre Premier commandement : tu changeras de vie
Le péril jeûne ? L’alliance du gourou, du psy et du coach
Je positive
La boîte à outils psy & spi
II. LE BRICOLAGE RELIGIEUX EST-IL
DEVENU UN ART ?, p. 53
X. DE LA CELLULE DE MOINE À LA
Brico Credo ?
"CHAMBRE D'EGO" ?, p. 201
Après les créatifs culturels, les créatifs spirituels
La créatuition ou la primauté de l’intuition Holy-stick
Chacun sa route, chacun sa légende personnelle
Peut-on vraiment échapper à
III. TOTEM SANS TABOU, p. 76 l’ego-radicalisation ?
Authent-tik-tok ?
Réveille le chaman qui est en toi
Le don de l’aigle bleu
XI. BIENTÔT TOUS COACHS ?, p. 227
IV. SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA Si tu as envie, lance-toi
RUÉE VERS LE CONDOR, p. 91 Le business ou l’art de servir la vie
Comment ne pas devenir gourou ?
Chaman, idéal moderne ?
S’ancrer pour ne pas rester perché
ÉPILOGUE, p. 249
V. LA RÉANIMATION DE GAÏA, p. 113
Déconstruire le sans-vie
L’éco-spiritualité, une religion à plusieurs têtes ? La Terre comme ancrage vers soi
En Terre, la hache de guerre ? Dieu ou soi ?
La femme qui tambourinait à l’oreille des cerfs Synchronicités finales
Tu n’occulteras point ?
VI.LES DÉVOTS DE GAÏA OU LE
NOUVEAU RÉGIME TOTALI-
TERRE ?, p. 135
Les méditants-militants battent le pavé
Pol Pot-ager !
Pachamama
LA NATURE A
HORREUR DU VIDE
INTÉRIEUR

L a sonnerie retentit au collège Victor Hugo, marquant


la fin de la pause déjeuner. Pourtant, ce jour-là, je ne
me rangeai pas devant notre salle de classe. Accompagné
de deux ou trois camarades de troisième, je tournai le dos
aux bâtiments mornes et marchai droit sur le vaste espace
dégagé qu’offre le terrain de football de l’école. Avant de
poser le pied sur la pelouse, je me retournai. Des centaines
d’adolescents nous suivaient. Ils avaient répondu présents
à l’appel que j’avais lancé à la première heure ce matin-là
et qui s’était répandu comme une traînée de poudre. « Cet
après-midi, sitting dans l’herbe, personne ne va en cours ».
Non sans fierté, je contemplai mes troupes se répandre,
noircissant la pelouse. Je me sentis pousser des ailes de
leader révolutionnaire, même si ce mouvement de dé-
sobéissance avait tout l’air d’une insignifiante rébellion
d’adolescents en crise contre l’autorité. Les arguments
assénés à mes camarades en vue de les motiver à sécher

11
ne s’embarrassaient d’ailleurs d’aucune revendication
intellectuelle. En substance, j’avais clamé : « Il fait beau,
c’est la fin de l’année, ça n’a aucun sens de continuer à
travailler, les épreuves du brevet sont passées. »
Mais n’y avait-il pas dans cet élan juvénile une aspira-
tion plus profonde ? Le vide apparent de notre revendica-
tion ne répondait-il pas au creux d’une société à laquelle
l’école de la République semblait déjà nous préparer ?
« Un système scolaire conçu pour assurer notre employa-
bilité et notre fonctionnalité sur le marché du travail,
plutôt qu’à la réalisation de notre humanité1 », percute le
philosophe Abdennour Bidar dont le dernier livre porte
un titre qui résonne avec l’intention informulée de ma
grève improvisée, Révolution Spirituelle2. Je ne comprenais
pas grand-chose à la critique sociale du haut de mes qua-
torze ans, mais je sentais qu’il se passait quelque chose
d’important. Aux leçons de sciences, de mathématiques
ou de physique qui décryptaient le fonctionnement du
monde de manière froidement rationnelle j’avais opposé,
ce jour-là, une autre forme de connaissance, inspirée par
la sensation et la contemplation des montagnes qu’on
discernait au loin. Sur ce terrain dédié à des cours de sport
cultivant en nous l’esprit de compétition, j’avais suggéré
un temps d’assise sans motif, un temps d’arrêt.
Hélas, il faut bien avouer que cette révolution n’avait
pas tenu bien longtemps. Constatant que la plupart des
élèves ne regagnaient pas leurs salles de classe, une pre-
mière vague de surveillants fut missionnée pour ramener
les brebis galeuses au bercail. En vain. Même échec quand
la conseillère principale d’éducation fut dépêchée sur
place. Il fallut l’intervention du proviseur en personne
pour écraser la mutinerie. S’avançant avec autorité sur

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l’espace vert occupé, celui-ci fit fuir par sa seule présence
chaque élève se trouvant sur son passage. En quelques mi-
nutes, malgré mes cris exhortant mes camarades à « tenir
leurs positions », tout était rentré dans l’ordre. Je récoltais
trois jours d’exclusion pour mes méfaits. Hors de question
pour mon père de chômer pendant cette période, je fus
condamné à des travaux d’intérêts familiaux dans notre
jardin. En un sens, j’avais obtenu ce fameux retour à la
terre et à la contemplation… mais seul.

L’arbre qui cache la forêt du cynisme contemporain ?

C’est dans ce même jardin où, des années auparavant,


au cœur de l’enfance, j’ai vécu une première expérience
que je qualifierais de mystique. C’était une fin d’après-mi-
di d’automne, un jeu d’ombres et de lumières se projetait
sur la cabane de fortune bâtie sous notre pommier tordu
par les ans. Je fus soudainement saisi dans un instant
d’éternité. Amplifié par la musique celtique s’échappant
du salon, ce moment ne me transporta pas tant dans un
autre monde qu’au cœur du présent, un ultra-présent où
je me trouvais en communion avec l’environnement, avec
l’arbre et ses feuilles, la cabane, la lumière et l’ombre, le
ciel et le sol, rassemblés dans un tout unifié que je perce-
vais comme puissant, traversé d’une force mystérieuse et
vivante. Un temps perçu comme sacré, où j’avais le sen-
timent de participer à une célébration à laquelle avaient
pris part, dans une antiquité reculée, de lointains ancêtres
avant moi, et qui se perpétuait à travers moi. D’anciens
druides bigourdans, qui sait ? Hélas, si spontanément je
communiais en esprit avec d’hypothétiques Panoramix

13
du Sud-Ouest, je n’ai eu que très rarement la possibilité,
dans mon enfance et dans mon adolescence, de partager
en groupe de telles extases contemplatives. D’autant qu’il
n’est pas tâche aisée de communiquer et de décrire cette
vie intérieure sans la trahir. C’est bien plus tard que j’ai
compris que je n’étais pas seul dans mon isolement.
Le témoignage d’Antoine, rencontré au cours d’une
semaine de retraite dédiée à la reconnexion à soi, aux
autres et à la nature, résonne avec ces souvenirs de jeu-
nesse. Originaire d’Annecy, ce trentenaire, docteur en
biologie, est en pleine reconversion après un premier
cycle de vie rythmé par son intégration à l’École nor-
male supérieure et l’obtention d’un poste stratégique
dans une ancienne filiale de Total. « Voyant le pouvoir
de cette entreprise, extrêmement innovante, je voulais
pouvoir réfléchir, dans le cadre de cette mission, au poids
d’un tel groupe sur la transition énergétique et dans le
choix de matériaux plus responsables ; je pensais que
c’était possible. Mais en fait, ils m’ont utilisé pour leur
communication.3 » Avec son look de rider, ses boucles
d’oreilles, son charme naturel et sa sensibilité, Antoine
est le mec parfait pour être affiché sur le site de la boîte
« pour affirmer à quel point ils recrutent des gens diffé-
rents et créatifs ». Mais il déchante vite, quand on lui fait
comprendre qu’« on n’est pas là pour être créatif, mais
rentable ». Un jour, son supérieur lui assène un condes-
cendant rappel à l’ordre : « Antoine, on t’adore, mais
il faut que tu te conformes. » Il comprend alors qu’il
tente de donner des coups de lance écologiques sur les
ailes du grand moulin de l’industrie pétrolière. Le jeune
homme souhaitait transformer le système de l’intérieur,
il y a été étouffé. « Je ne correspondais pas aux canons

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du mec qui réussit dans cette entreprise patriarcale et
un peu réactionnaire ; je me suis éteint ».
Virtuose de la manipulation des données scienti-
fiques, la préoccupation d’Antoine pour l’environnement
prend ses racines au-delà de l’analyse d’études gorgées
de chiffres anxiogènes démontrant l’urgence de la pré-
servation de la biodiversité. C’est dans une relation per-
sonnelle et sensuelle avec la nature qu’Antoine a fait
germer cette disposition. Pour ce Savoyard, la nature,
ce sont d’abord les montagnes qui lui ont servi de ber-
ceau. Depuis une époque se perdant dans les confins de
sa mémoire, il gravit les monts comme un pèlerin les
marches d’un sanctuaire. « C’est quelque chose de naturel
chez moi, je n’ai pas mis d’étiquette dessus. Je trouve en
montagne une forme d’harmonie qui me dépasse, par
leur taille, leur pureté, leur force, avec un ensemble de
sensations qui sont très physiques et qui me renvoient à
ma vulnérabilité, au fait que je ne dérange en rien cette
harmonie, quoi que je fasse. » Il mobilise un lexique
quasi-religieux pour décrire ses randonnées. « C’est un
rituel que j’accomplis quand je dois prendre des décisions
importantes. Cela déconstruit chez moi beaucoup de
pressions, sociales ou familiales et m’épure des bruits
intérieurs qui parasitent l’essentiel ; c’est une garantie
pour moi, dans une situation de choix, que la décision
vient d’une intériorité profonde, et non de la pression
des proches. La montagne a été ma porte d’entrée dans
la spiritualité, car elle me permet de rentrer dans cet état.
Elle m’enseigne une forme d’humilité, car c’est aussi un
milieu hostile et s’il a décidé de t’avaler, il t’avale. Et tu
auras beau courir ou tu veux, la montagne ne bougera
pas. S’il y a un endroit de l’ordre du mystère qui se joue,

15
c’est là. Et je ne peux l’expliquer de manière formelle
sans manquer de justesse. »
En écho à ces mots, les motivations profondes de cette
grève organisée en fin de troisième m’apparaissent un peu
plus clairement. Sans doute que j’entendais moi aussi l’ap-
pel de la montagne, celui des Pyrénées, alors bien visibles
à l’horizon. En fin de collège, le temps de l’orientation
et de la confrontation au monde des adultes approchait
à grand pas. S’asseoir humblement face au Pic du Midi
pour laisser la nature nous parler dans son silence, plu-
tôt que de continuer à « parler d’elle » en la disséquant
dans nos cours de sciences naturelles ou dans l’âme des
écrivains – pourtant si souvent inspirés par elle – aurait
sans doute été bénéfique.
Antoine lui aussi s’est plus d’une fois senti en décalage
en raison de ce qu’il appelle sa « relation mystique » avec
la montagne. « Même avec les personnes qui ont grandi
en Savoie, je n’ai pas le même rapport avec ça. Il peut y
avoir quelque chose qui se met entre eux et la montagne,
comme si elle était un outil de performance, par exemple
s’ils font des sports de glisse ou alors quand ils parlent
d’elle en des termes purement factuels comme le dénivelé
ou le nombre de kilomètres de marche… » Un rapport
utilitaire venant fausser, voire « rompre l’essence du mes-
sage de la montagne, qui est peut-être qu’elle a seulement
pour but d’être là ».

Une autorité religieuse à bout de souffle

Avec qui, et comment aurions-nous pu satisfaire


notre besoin de partager des moments de communion ?

16
À l’Église ? Longtemps j’ai détesté la religion. À l’âge de
9 ans, quand ma mère m’annonça qu’elle m’avait inscrit
au catéchisme, je le perçus comme un affront. Par mesure
de rétorsion, je m’ingéniais à troller les séances de caté-
chisme du mieux que je pouvais, à coups de questions
sur la vie sexuelle des prêtres ou de blagues potaches,
comme imprimer une image de mon postérieur sur la
photocopieuse du presbytère. Mais encore une fois, ces
provocations exprimaient une frustration profonde à
l’endroit d’une institution religieuse nous demandant
d’opiner à des dogmes. L’un des souvenirs les plus mar-
quants que j’en garde est la cérémonie de ma première
communion, que j’ai passée avec un cierge brisé que je
tenais entre des mains endolories par la cire brûlante. Et
pour cause, lors de la préparation du sacrement, une « ca-
marade », me voyant m’assoupir, avait cru bon de se saisir
de mon cierge pour me l’éclater sur le crâne, non sans un
ricanement sadique que le noble prétexte de son action
– faire rentrer dans le rang une brebis égarée – n’avait
pas réussi pas à cacher. Partant de là, le milieu paroissial
ne semblait pas l’endroit idéal pour vivre des instants de
communion. Je ne compte plus les témoignages de jeunes
et de moins jeunes résonnant avec ce sentiment de rejet,
comme Myriam, passée par un cursus de philosophie chez
les Jésuites avant de découvrir le chamanisme au Pérou.
« Je me suis rendue compte que le christianisme donnait
des réponses toutes faites sur ce qu’il faut croire ou non.
Or, j’avais besoin d’une expérience en profondeur, vécue
dans mon corps4. »
Ironie du sort, c’est dans les propos d’un homme
d’Église que je trouve aujourd’hui un juste état des lieux
de ce qui me faisait alors défaut en contexte catholique.

17
Patrice Gourrier est prêtre et psychologue. À la fois fidèle
– il se présente comme un amoureux du Christ – et cri-
tique face à son institution, ce Poitevin s’est fait connaître
par sa participation régulière aux Grandes Gueules sur
RMC. Attentif à la soif d’intériorité de ses contemporains,
le Père Gourrier a plusieurs cordes à son arc : il anime des
sessions de méditation de pleine conscience de manière
laïque et délivre des enseignements contemplatifs destinés
à un public chrétien. « Il n’y avait plus que deux pour-
cents de catholiques qui allaient à la messe le dimanche ;
et le Covid n’a fait qu’accentuer cette décrépitude : les
gens ne retournent plus à la messe », constate-t-il. Et de
partager son décryptage. « L’Église est en train de payer
des siècles de déliquescence de la spiritualité chrétienne ;
ça fait vingt ans que je côtoie des mystiques, mais chez
nous, on n’en trouve plus ! D’ailleurs, le mot mystique est
davantage associé à “délire, ou crise mystique”. La semaine
dernière, j’ai rencontré Matthieu Ricard et de nombreux
bouddhistes lors d’une rencontre interreligieuse. L’un
d’entre eux était un trentenaire, il s’est détourné du ca-
tholicisme dans lequel il a grandi car il a posé dix fois
à un prêtre des questions sur la vie intérieure, mais ce
dernier lui répondait : “c’est un mystère”. Il ne faut donc
pas s’étonner que les moins de cinquante ans n’aillent
plus chercher un chemin d’intériorité à l’église, mais dans
d’autres traditions. La spiritualité c’est l’expérience de
Dieu, ce n’est pas un discours académique sur Dieu. Je
trouve qu’il y a un massacre total du message du Christ. »
Pourtant, les expériences de la nature comme espaces
sacrés sont souvent entendues avec une oreille suspicieuse,
sinon méprisées dans les milieux paroissiaux. « Si j’uti-
lise les mots “cosmique”, ou “énergie”, à la messe, déplore

18
le Père Gourrier, on m’accuse de pratiques New-Ages,
alors que ce sont des termes bibliques. » Le sociologue
et éco-théologien Maxime Michel Egger, auteur de Soigner
l’esprit, guérir la Terre, dissèque ce constat : « Le chris-
tianisme occidental a perdu la dimension cosmique du
divin. On a fonctionné dans une logique de séparation
entre le créateur et la créature, ainsi qu’entre l’esprit et
la matière. La faute, selon lui, à l’héritage de la philoso-
phie grecque, puis aux idées du xvie siècle, très anthro-
pocentriques, qui vont influencer une théologie où la
création n’est perçue que comme le décor démythifié de
l’histoire humaine, et qui va justifier l’exploitation de
la terre à travers une interprétation cartésienne du récit
de la Genèse5 ». Une modernité qui s’est répandue dans
d’autres traditions religieuses, comme le judaïsme et l’is-
lam, notamment à travers la colonisation et l’exportation
du modèle occidental d’industrialisation.

Seuls face à nous-même

Tout en nourrissant une forme de répulsion qua-


si-instinctive vis-à-vis du catéchisme, Jésus m’a néan-
moins toujours marqué. Il m’a souvent paru bien plus
rock’n’roll que l’institution ne nous le présentait. Les
récits des évangiles le dépeignent comme un homme
qui s’isole dans la montagne et rompt les règles reli-
gieuses et sociales de son époque, s’attirant les foudres
des prêtres et des notables. D’ailleurs, je découvre, au fil
des discussions, qu’Antoine, notre Savoyard contempla-
tif, était aussi du genre facétieux dans son adolescence.
Un matin, avant la messe, lui et ses copains avient dérobé

19
une immense banderole sur la devanture d’un bar pour
la placer sous le porche d’une église. Sur l’étoffe était
inscrit : « Changement de propriétaire ». De quoi sus-
citer l’incompréhension ahurie des fidèles. Mais aussi
de saisir, tels des Banksy qui s’ignorent, une vérité sur
notre temps… les religions n’ont plus le monopole du
spirituel. Ont-elles cédé le bail ? Jadis, éclaire le philo-
sophe Abdennour Bidar, auteur de Comment Sortir de
la Religion, « les hommes étaient pris dans des systèmes
où la question de l’Essentiel était collective, la religion
constituait alors un système d’administration du sacré.
Mais depuis deux siècles, ce n’est plus le cas, cette struc-
ture ne prend plus en charge notre existence. Alors, on
est livrés à nous-même, et se pose la question de l’au-
tonomie et du choix ; c’est une situation nouvelle dans
l’histoire de la vie spirituelle6 ».
J’ai demandé comment on en était arrivé là à Julia
Itel, sociologue à l’université de Fribourg ; elle s’est spé-
cialisée sur les chemins spirituels contemprains et anime
un cycle de conférences à Paris. La chercheuse rappelle
que « nous traversons une crise globale : la sphère reli-
gieuse traditionnelle est en déclin, ses repères de sens ne
fonctionnent plus par rapport à nos questions contempo-
raines. Le christianisme, autrefois dominant en Occident,
ne vient plus combler les besoins existentiels. Mais cela
est aussi vrai concernant l’athéisme.7 » Une crise de sens
caractérisant la postmodernité : il n’y a plus de vérité
faisant consensus. Le résultat d’un processus de séculari-
sation qui remonte à plusieurs siècles. « La Renaissance,
puis les Lumières et la Révolution industrielle ont en-
gendré une civilisation où il y avait un consensus général
sur la notion de progrès, où la science s’est imposée et où

20
l’on a pensé que celle-ci allait définitivement remplacer
le religieux. » Condamnée ensuite comme une aliénation
par la plupart des penseurs, toutes disciplines confon-
dues, de l’économie (Marx) à la psychologie (Freud), en
passant par l’anthropologie (Feuerbach), la religion est
désignée comme l’ennemi public numéro un à abattre
pour promouvoir l’épanouissement individuel et col-
lectif. Si bien que Nietzsche prophétisait dans Le Gai
Savoir : « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous
qui l’avons tué.8 » Mais le philosophe allemand n’est-il pas
allé un peu vite en besogne ? Car une majorité d’Amé-
ricains et plus de la moitié des Européens continuent
de se dire croyants. Dieu n’a pas passé l’arme à gauche,
mais il se serait plutôt transformé, à en juger par le titre
de l’essai du sociologue des religions Frédéric Lenoir, Les
Métamorphoses de Dieu, qui déchiffre comment le sacré,
dans notre modernité, a revêtu de nouveaux habits, ou
bien a tenté de faire renaître des formes que l’on croyait
reléguées aux oubliettes.
« Après la Seconde Guerre mondiale, continue Julia
Itel, il y a eu un face-à-face symbolique avec la mort.
On s’est rendu compte que l’homme, avec son idéolo-
gie basée sur le progrès et sur la science, était capable
d’anéantir sa propre espèce. Puis, avec l’effondrement
du bloc soviétique et des grands récits de la modernité,
on se retrouve désormais désemparés. » Le modèle éco-
nomique actuel, continuant de reposer sur l’idéologie
du progrès, inséparable de la croissance et l’exploitation
illimitée de ressources limitées, se voit de plus en plus cri-
tiqué et les recherches d’alternatives se forment par my-
riades. « C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre
des mouvements sociétaux comme le féminisme ou la

21
déconstruction du colonialisme par les minorités eth-
niques. Le rapport avec la spiritualité, c’est que le para-
digme dominant, basé sur la raison et la science – parfois
mis en relation avec le patriarcat – est remis en question,
étant perçu comme le bras droit de l’exploitation des
femmes, des minorités et de la Terre. » L’émergence de
nombreuses contre-cultures lors de la seconde moitié
du vingtième siècle, depuis les hippies en passant par
le phénomène rave, a favorisé l’essor de la nébuleuse
New-Age, et d’autres formes de spiritualités modernes
difficiles à classer.
« Depuis les années 1960, poursuit Julia Itel, avec cette
vague de jeunes partant en Inde et en Orient, se répand
l’idée que la vérité est éclatée et disséminée en petits
morceaux dans toutes les cultures et les croyances du
monde. » Avec pour conséquence la propagation d’une
méfiance envers tout ce qui ressemble de près ou de loin
« au dogme et à une vérité unique imposés par une insti-
tution humaine, et le rejet d’une autorité les promulguant
au collectif : les religions bien sûr, mais aussi les dogmes
politiques et économiques. »
Le désir de réenchantement du monde s’est alors accé-
léré, favorisant la poussée d’innombrables mouvements
mystiques ou ésotériques : néo-paganisme, magie, angéo-
logie, médecines holistiques et psychologies alternatives,
astrologie et divination, yoga, néo-bouddhisme, médi-
tation… Continuité d’un élan dont des graines avaient
été semées dès le xixe siècle, avec l’apparition de groupes
ésotériques, comme la Société Théosophique, fondée par
Héléna Blavatsky, ou le spiritisme, avec la figure d’Allan
Kardec, mais qui n’ont toutefois pas gagné le cœur du
grand public sous leur forme d’antan.

22
Poudlard en autodidacte ?

Dans ma petite ville de province, au cœur des an-


nées 2000, j’étais loin de me douter que mes aspirations
et ma sensibilité s’inscrivaient dans une lame de fond.
Ressentant un certain dégoût de mon héritage catholique
– et une allergie épidermique à ce que j’appelais « le sys-
tème » et la mentalité conformiste « moutonnière » de
mes camarades – je goûtais, dans la solitude, à nombre
de ces formes de religiosités énumérées plus haut. Mais
tout a commencé, avant mon entrée au collège, par un
livre reçu en cadeau, lequel décryptait les influences lé-
gendaires et folkloriques dont s’était nourrie J.-K. Rowling
pour écrire ses best-sellers. J’étais en effet un lecteur avide
d’Harry Potter. Je me glorifiais d’avoir été le premier de
mon école primaire à avoir lu l’intégralité des tomes dis-
ponibles – qui plus est, en un temps record. Mon seul ami
de l’école, Nassim, avait d’ailleurs été initié par mes soins
aux aventures du petit sorcier et nos récréations étaient
consacrées à singer des duels à base d’Expelliarmus et de
Stupefix, armés des branches de platanes jonchant la cour.
Cet ouvrage sur les coulisses mythologiques de Harry-
Potter ouvrit une porte sur une quête qui allait occuper
une importante partie de ma jeunesse. J’y découvrais, bien
que Poudlard soit une fiction, que certaines pratiques y
étant enseignées avaient un fondement factuel : il a de
tout temps existé des gens qui croient à la magie au point
de la pratiquer ; qui utilisent des plantes pour envoûter
ou guérir ; concoctent des potions, des amulettes et des
talismans ; se servent de formules pour faire face aux
forces du mal ; cherchent à deviner l’avenir, et témoignent
de rencontres avec des êtres de l’autre monde, des défunts

23
mais aussi des esprits de la nature comme les gnomes, les
fées, ou les elfes…
Ces découvertes m’ont conduit au rayon ésotérisme
de la librairie du centre-ville, logé dans le couloir le plus
étroit et reculé de la boutique. Très vite, je me suis mis
à lire des livres de magie pratique, proposant des rituels
et des sortilèges visant à modifier de manière propice
l’ordre du quotidien. À la différence du catéchisme, cette
démarche me permettait de tester par moi-même des
« recettes », un peu dans la continuité des expériences
de chimie que je m’amusais à appliquer des années plus
tôt avec mes « manuels du petit scientifique » ou de
« Géo trouve tout ». Une opportunité pour donner un
débouché dans ma vie quotidienne à ce qui n’était can-
tonné qu’à la sphère des jeux et de l’imaginaire récréa-
tif. Comme l’écrit Frédéric Lenoir, le succès de Harry
Potter, ainsi que celui d’autres sagas comme Le Seigneur
des Anneaux « ne laisse aucun doute sur l’aspiration au
réenchantement du monde de nombre de nos contem-
porains, notamment les enfants, les adolescents et les
jeunes adultes9. » Cette quête, solitaire, s’est perpétuée
tout au long de mes années collège et lycée, en des épi-
sodes ininterrompus sur lesquels je reviendrai plus loin.
Une quête caractérisée par une accumulation de lectures,
d’expériences (séances de spiritisme, célébrations néo-
païennes, exercices méditatifs, visualisations, voyages
astraux…) et de matériels (objets liturgiques, cristaux,
oracles, plantes…). Recherchant la discrétion, sinon le
secret, par peur des moqueries de mes camarades, ce n’est
que sur le web que je pouvais échanger et partager, sur
quelques rares forums spécialisés, ces espaces démodés
par les réseaux sociaux.

24
Et c’est sur le web que je fis la rencontre de trop,
au début de ma terminale : des membres d’un groupe
conspirationniste chapeauté par Joël Labruyère, ardent
défenseur des sectes dans les années 1990, et lui-même
fondateur d’une communauté sectaire dont est issu le
groupe de musique ultraréactionnaire Les Brigandes.
Mon esprit ayant été pendant plusieurs années familia-
risé avec des doctrines ésotériques, je me suis rapidement
laissé convaincre par la glose complotiste et le gnosticisme
de Labruyère. Appelé « Commandant Elihoe » par ses
disciples, ce gourou charismatique entendait rassembler
une « nation libre » pour lutter contre le fameux nou-
vel ordre mondial, établi selon lui par un double com-
plot : les sionistes matérialistes d’un côté et les jésuites
spiritualistes de l’autre. Il s’agissait, avec le « Royaume
elfique » de recréer une nouvelle civilisation constituée
non pas d’êtres humains, créatures déchues, mais d’elfes
du renouveau, dans une sorte d’eugénisme manichéen.
En quelques mois, mes résultats scolaires chutèrent, en
raison du doute paranoïaque que j’appliquais sur les en-
seignements reçus des professeurs, particulièrement en
histoire-géographie, car les lettres mensuelles du CROM,
le « Centre de recherche sur l’ordre mondial », l’organisme
créé par la communauté, relisait l’histoire du monde à la
lumière de la pensée de Joël Labruyère.
J’eus seulement deux contacts physiques avec la com-
munauté, mais cela suffit à alerter mes parents, qui jusque-
là regardaient ma quête mystique avec une bienveillance
indifférente ou amusée. Ils me tirèrent manu militari de
son influence, après avoir remarqué mon changement
d’attitude : repli sur soi, regard vide, indifférence et mé-
pris face au monde. Aux dernières nouvelles, le groupe,

25
appelé aujourd’hui « La Rose et l’épée » est basé à la
Salvetat Sur Agout. Il est sous le viseur d’une enquête
pour assassinat. Cette expérience m’a laissé une marque
indélébile et a été la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Je décidais de tirer un trait sur tout ce qui ressemblait de
près ou de loin à l’ésotérisme. Sur le plan intellectuel, je
tentais alors, tout au long de mon cursus universitaire,
de comprendre la réalité grâce aux sciences humaines et
donc par l’observation des données et des faits, non plus
à travers le prisme des croyances. Et, sur le plan social, à
me faire une place parmi les jeunes de ma génération, à
travers la musique, la mode, la fête. En compensation du
gouffre dans lequel je m’étais auparavant plongé, je me
suis même mis à rechercher une certaine superficialité.
Mon choix d’orientation, le journalisme, était en partie
motivé par la nécessité, après une adolescence largement
vécue dans une bulle mentale, de m’ouvrir au monde, de
l’accueillir, et de l’interroger tel qu’il se présentait à moi
et non plus à travers des a priori.

Esprit, je te fuis, tu me suis

C’est dans cet esprit que je me suis de nouveau inté-


ressé aux croyances, plusieurs années après mon rejet.
Au milieu des années 2010, j’ai eu l’opportunité de faire
des stages au sein de la rédaction du Monde des Religions,
à l’occasion desquels il m’a été donné d’appréhender le
religieux comme un fait, à la lumière des sciences sociales
et de la distante proximité que permet l’enquête journa-
listique. Les attentats de Charlie Hebdo, qui survinrent tra-
giquement à ce moment-là, opérèrent un bouleversement

26
majeur en moi. Je compris que nous évoluions sans le sa-
voir, ou en le niant, dans une forme d’univers religieux. Je
ne parle pas ici de l’Islam, ni directement des valeurs chré-
tiennes, mais de ce que François Fourquet, économiste de
gauche, appelle une « religion non admise des droits de
l’homme, de la démocratie et du marché », dont les dieux
seraient des principes, comme l’individu, la croissance,
le droit, la liberté et l’égalité. « La religion est le lieu où
un peuple se donne la définition de ce qu’il tient pour
Vrai », définit Hegel, dans La Raison dans l’histoire. Elle est
ce rapport symbolique à ce qu’une société estime sacré,
ce qui ne l’est pas, et ce qui relève de ce qui la dépasse.
Et les frères Kouachi, en visant des journalistes et cari-
caturistes, ont révélé à la France, au vu de l’ampleur de
la mobilisation nationale ayant suivi le drame– et plus
généralement à l’Occident – à quel point nous avions
sacralisé des valeurs telles que la liberté d’expression.
Pour la seconde fois de mon existence après mon pas-
sage dans une secte, j’ai vécu dans ma chair une remise
en question des valeurs républicaines qui m’avaient pétri
et que je considérais comme allant de soi et universelles.
Ce qui pourtant n’était pas le cas, car ces grands prin-
cipes étaient le fruit d’idéaux, d’une histoire et d’une
construction relativement récente. Et ces principes
étaient loin d’être partagés par tous, puisque certains
pouvaient se sentir profondément attaqués par l’exercice
de la liberté d’expression, et mourir en la combattant,
au nom d’un autre principe sacré pour eux, un sacré
nommé et assumé cette fois, à savoir la réputation du
prophète Muhammad, lui-même considéré en contexte
islamique comme le transmetteur d’une transcendance

27
conçue comme la source éternelle de toute existence, de
toute valeur humaine et de toute loi.
Certes, la démocratie ne peut se résumer au droit au
blasphème, et l’islam encore moins au terrorisme. Pour
autant, observe Patrick Laude, professeur spécialiste du
fait spirituel qui a enseigné à l’université de Georgetown,
ce que les violences, les fanatismes religieux, même sous
leur aspect les plus monstrueux et haineux, « veulent ex-
primer […] n’est autre que le besoin humain de cohérence
et de permanence d’une identité vectrice de sens. Il s’agit
donc tout à la fois d’une réduction et d’une récupération
de la spiritualité10. » Un recours au religieux, plutôt qu’un
retour au religieux, en somme, selon l’expression de l’his-
torien des religions Georges Corm. Et le spécialiste des
religions comparées de critiquer l’idée superficielle selon
laquelle les fondamentalismes religieux, dans leurs aspects
violents ou non – comme certains groupes évangéliques –
seraient des résidus d’obscurantisme médiévaux, alors
qu’ils sont eux-mêmes des sous-produits de la modernité,
exprimant un retour du refoulé spirituel.
Ainsi l’électrochoc terroriste a remis en moi la ques-
tion urgente du sens. Des rencontres et des circonstances,
que je développerai, m’ont relancé sur le chemin de la
quête de soi. Mêlant recul critique, cette fois – et immer-
sion pratique – j’ai goûté au chamanisme, à la méditation
et à diverses formes de spiritualités modernes, lesquelles
ont de plus en plus le vent en poupe, en partie grâce aux
réseaux sociaux qui accélèrent leur démocratisation.
Votre pote de fac de math à l’esprit ultra-cartésien est
obsédé par le chamanisme depuis sa retraite ayahuas-
ca au Pérou, et votre cousine blogueuse explose le game
Instagram depuis qu’elle donne des conseils pour renouer

28
avec la sorcière qui sommeille dans ses followers, sans par-
ler de votre ex-responsable marketing devenue perma-
cultrice bouddhiste après un stage Vipassana suivi à l’issue
d’un burn-out ? Je vous invite à une exploration de cette
nébuleuse des nouvelles pratiques et spiritualités poussant
comme des champignons hallucinogènes dans la jungle
d’une modernité sécularisée et consumériste. Un monde
où les chercheurs de sens avancent à tâtons en territoire
inconnu, non sans péril. Bienvenue dans ces nouveaux
territoires intérieurs, mal dessinés, sans frontières, remplis
de trésors et sillonnés de ravins.
I.
QUÊTE DE SENS DESSUS
DESSOUS
« Expérimentez toute chose, ce qui est bon, retenez-le. »
T héssaloniciens [5:21]

J ’ai retrouvé le chemin de la spiritualité par l’at-


titude même qui m’avait permis de m’éloigner de
l’univers ésotérique qui irriguait mon adolescence : l’ex-
périence, l’observation et l’apprentissage permanent. Vers
la fin de mes études, mon entourage évoluait souvent dans
des univers créatifs et culturels. L’un de mes meilleurs
amis, musicien et plasticien, vedette des nuits toulousaines
avinées, est revenu transformé d’un voyage en Nouvelle-
Zélande : après avoir connu une période de complète
débauche, allant même jusqu’à se prostituer, Ludo* assu- Cf.
Les prénoms
rait avoir connu la rédemption grâce à la méditation Zen. avec une
Inspiré par son témoignage et encouragé par les études étoile ont été
modifiés.
scientifiques prouvant des effets bénéfiques sur le corps
et l’esprit de la méditation de pleine conscience, je me
suis mis à la pratiquer. Elle consiste en une observation

31
attentive, détachée – et non analytique – de ses pensées,
de ses émotions et de ses sensations corporelles, en par-
ticulier la respiration. Un exercice musclant notamment
notre capacité à prendre conscience de nos a priori, de nos
croyances et du conditionnement psychique qui oriente
nos réflexions et nos actions. C’est aussi à cette époque
que j’ouvrais pour la première fois un coran, dans le cadre
de mes études de géopolitique. J’abordais le livre sacré
sans jugement avec une attitude nourrie par la pratique
de la mindfulness. Dans un article publié sur Vice j’écrivais
l’effet que cette rencontre avait eu sur moi. « C’est comme
si les mots employés, et la récitation d’une grande beauté
musicale, s’adressaient à moi, ou plutôt à une dimension
profonde, enfouie, oubliée de moi-même. J’ai l’impression
de comprendre le sens de l’existence, et c’est un sentiment
de lucidité comparable à une grosse montée de LSD, le
côté artificiel en moins.11 » Il s’agissait réellement d’une
expérience, et non d’une adhésion intellectuelle ou même
émotionnelle au contenu du Coran. J’avais fait part à ma
prof de sociologie des religions du rapport qu’il pouvait
y avoir entre les fêtes où l’on cultive un sentiment de
communion à l’aide des drogues et les religions classiques.
À l’époque, elle pensait que je faisais de la provocation.
Et pourtant…

J’expérience donc je suis

La bio Tinder de Nastya* a retenu mon attention,


en cette fin d’été où je swipe nonchalamment sur l’ap-
plication de rencontre. « Intéressée par la recherche et
la réalisation du Soi ». Swipe droit, match, un peu de

32
name-dropping sur des classiques du yoga et des sagesses
indiennes et la conversation se mue en interview. Son récit
fait écho à mes années d’étudiant. Dès l’âge de quinze ans,
elle écume d’anciennes usines converties en boîtes de nuit
dans sa Sibérie natale. Au programme, soirées techno,
dubstep, drum and bass, rave, au départ sans stupéfiant.
« Mais au fil des rencontres, je me fais influencer ; comme
dit le proverbe russe : “Tu es celui avec qui tu commu-
niques” ». Elle teste le LSD, les acides et d’autres produits
encore. « J’aimais les choses qui ouvrent et élargissent la
conscience. » Un mode de vie qui perdure quelques an-
nées, au rythme de relations amoureuses courtes et assez
peu sérieuses. Un jour, un jeune homme rencontré dans
la rue l’invite à un voyage à Tuval, théâtre d’un événement
qui la sort de ses habitudes festives. Ici, les voitures sont
bannies, on se déplace à cheval. Le festival est consacré
à un mix entre bouddhisme et chamanisme. Il a lieu en
l’honneur de la rénovation d’un ancien temple, détruit
dans le cadre des politiques antireligieuses soviétiques.
Symptôme d’une jeunesse et d’une population exprimant
à nouveau une soif de croyance, autrefois refoulée par les
autorités de l’ex URSS, qui cherchaient plutôt à bannir
toute forme de religion et à instaurer un athéisme fondé
sur une vision matérialiste du monde. Elle y rencontre
des gens « très spirituels, très ouverts », de quoi la lancer
sur une quête de sens approfondie. Un chemin que la
prise récréative de drogues avait préparé. « Quand j’en
prenais, je faisais l’expérience de “je ne suis pas ce corps”,
je percevais que notre conscience était sans limite, qu’avec
nos pensées, nous pouvions créer ce que nous voulions ;
je comprenais que juste “gagner de l’argent” n’était pas le
but de la vie. » Nastya tente alors de prendre ses distances

33
avec ses fréquentations « qui cherchaient seulement la
jouissance », car elle sent « qu’il y avait un grand vide
là-dedans ». Elle devient végétarienne, s’acoquine avec des
gens qui prétendent pouvoir « léviter en utilisant l’éner-
gie » et randonne dans des « endroits de force », comme le
Stonehenge sibérien, Sunduki, considéré comme le plus
ancien observatoire d’étoiles du monde, estimé vieux de
16 000 mille ans. Elle y prend des champignons. « J’ai eu le
sentiment que tout ce que je faisais avant était superficiel,
pas naturel et que rien n’était motivé par mes vraies envies,
que tout était influencé par les autres gens. » Un élan qui
la mène à s’intéresser à un courant dévotionnel indien,
le vaishnavisme, à séjourner dans un temple au pays des
330 millions de dieux. Elle envisage même d’y vivre une
vie monastique consacrée à la réalisation du divin. Son
témoignage abonde dans le sens d’auteurs comme Huston
Smith – initié au LSD au MIT par Timothy Leary – qui
voient dans les drogues une probable porte d’accès à une
expérience religieuse originaire. Pour Smith, il n’y a, sur
le plan du phénomène de transe et d’extase, aucune diffé-
rence entre l’expérience mystique et l’expérience produite
par une substance psychotrope12.
L’anthropologue des religions François Gauthier
décrypte cette approche qui expliquerait l’origine des
religions en partant du vécu de l’individu. « Cette expé-
rience religieuse à l’état brut, expérience spirituelle ou
“expérience religieuse primaire”, est ainsi définie comme
une sorte de potentialité pouvant par la suite ouvrir sur
une dimension religieuse secondaire, proprement sociale.
Cette dernière est soit perçue comme étant plus stable
et articulée, composée notamment des aspects rituels,
liturgiques et éthiques, ou encore et plus souvent comme

34
une dégénérescence d’une pureté spirituelle première.13 »
C’est pourquoi, ajoute le professeur à l’université suisse de
Fribourg : « De plus en plus d’auteurs parlent de certaines
substances comme le LSD ou l’ayahuasca, par exemple,
en termes d’enthéogène (entheogen14) ; soit, étymologi-
quement, une substance facilitant le contact avec le “dieu
intérieur”. »
Évidemment, les chercheurs spirituels modernes sont
loin de tous consommer des drogues, mais l’intérêt de
mentionner le recours aux substances psychotropes re-
pose au moins sur deux aspects. Le premier est de consta-
ter que des quêtes sincères et sérieuses peuvent avoir la
prise de drogue pour point de départ, comme étape, ou
même comme moyen régulier de vivre une expérience
religieuse. Même si la grande majorité des religions
instituées condamnent ou mettent fortement en garde
contre l’usage de stupéfiants (qui sont d’ailleurs sou-
vent ingérés dans des contextes festifs favorisant toutes
sortes « d’excès » notamment sexuels). Pour nombre de
jeunes insatisfaits par une société ne leur proposant pas
d’autre finalité que la réussite économique, sociale et
une vision « scientiste » du monde, la découverte d’états
modifiés de conscience, même artificiels, peut être le
déclencheur d’une exploration plus en profondeur
de leur intériorité. Le second intérêt, c’est que la prise
de substance est révélatrice d’un des traits principaux
des quêtes de sens modernes, y compris chez ceux qui
n’ont jamais consommé, à savoir la primauté de l’« ex-
périence personnelle », elle-même intimement liée à ce
que Charles Taylor appelle la culture de l’authenticité de
notre modernité. Ainsi si chaque personne est unique,
chaque expérience l’est aussi, devenant ainsi réellement

35
« authentique », et non le catéchisme d’une institution
proposant ou imposant une vérité à propos de laquelle il
faudrait opiner. L’anthropologue Roberte Hamayon dé-
taille : « L’expérientiel réalise ainsi la fusion du spirituel
et de l’émotionnel, de l’individuel et de l’universel. D’un
autre point de vue, il revient à éliminer tout contrôle,
tout monopole, toute institutionnalisation.15 »
En conclusion de sa grande enquête sur Les Nouveaux
aventuriers de la spiritualité, le sociologue Jean-François
Barbier-Bouvet fait ce constat : « Au terme de cette re-
cherche, on est frappé par la singularité des parcours indi-
viduels […]. Et pourtant, une analyse plus poussée fait ap-
paraître entre eux un grand nombre de points communs,
à commencer paradoxalement par celui du sentiment de
sa propre singularité. » Un peu plus loin, il ajoute : « Le
mot “religieux” fait souvent problème aux personnes que
nous avons interrogées. Elles y opposent le mot “spirituel”
[…]. Cette distinction entre religieux et spirituel, et cette
circonspection (au minimum) vis-à-vis du religieux, qui
structurent une grande partie de leur discours, n’est pas
que le simple écho de la tonalité antireligieuse que l’on
retrouve aujourd’hui un peu partout à l’œuvre, dans les
médias ou ailleurs. Elle est plus fondamentalement l’effet
de l’application à la sphère du religieux de critères qui
lui sont extérieurs, et sont aussi partout à l’œuvre dans
la société. »
Le chercheur rappelle ensuite quels sont ces deux cri-
tères : « Le premier est le refus ou la méfiance vis-à-vis de
toute médiation, surtout si elle est institutionnelle : une
église, pas plus qu’une organisation politique ou sociétale,
n’a à interférer dans ce qui est de l’ordre du personnel et
du fondamental ; beaucoup considèrent qu’ils peuvent

36
faire l’économie de l’institution et de ses dogmes au profit
sinon d’une « ligne directe » avec Dieu, au moins au profit
de ce qu’on pourrait appeler une autospiritualité. » Le
second est « l’importance centrale de l’expérience per-
sonnelle comme vecteur de connaissance et comme va-
lidation d’une certitude. Dès lors que l’on attend d’abord
du spirituel non pas une vérité mais un épanouissement,
ce qui définit qu’une chose est bonne ne tient plus – ou
plus seulement – à ce qu’elle est attestée par l’histoire ou
par un magistère, mais à ce que je l’ai éprouvée et qu’elle
me fait du bien. »
Ernesto*, un trentenaire d’origine paloise rencontré
à l’anniversaire d’un ami, me raconte que qu’étudiant à
HEC, il avait commencé une réflexion philosophique
pour répondre à ses questions sur la raison de notre
existence. Biberonné dans une éducation plutôt intel-
lectuelle, il utilise alors l’écriture comme média. « Ma
réponse était très quantitative, me confie-t-il : “Il faut
que le jour où je meure, j’aie fait le plus de choses pos-
sibles, et fait des choses extraordinaires”. Il y avait cette
idée de l’absurdité, de la mort et qu’il fallait que j’existe
le plus possible. C’était assez existentialiste. Ensuite j’ai
“rencontré” Camus : “Le silence déraisonnable de l’uni-
vers face à l’appel de l’homme”. J’ai lu Camus mais il
n’apporte aucune solution. Il ne faisait que constater
le problème. L’angoisse restait. » Sur les bancs d’HEC,
Ernesto traînait plutôt avec « un espèce de groupe un peu
rebelle, un peu hippie, un peu antisystème qui refusait
certains trucs mais était quand même dans le système
HEC ». Son questionnement « dégénéra », par la suite,
dans une fuite constituée de voyages, de consommation
de drogue et d’alcool.

37
Pour autant, il prend au sérieux la découverte des
possibilités ouvertes par la consommation de certaines
substances. « À travers mes premières expériences avec des
champignons, une porte s’est ouverte en termes de ressen-
tis, de présence au monde. Se sentir différent amène un
questionnement. Certes il y a eu une influence extérieure
– l’effet d’un produit que tu ingères – mais ça révèle une
dimension de toi, ça reste toi, ça montre une possibilité
de toi. Du coup, on passe d’une recherche intellectuelle
à quelque chose de plus perceptuel. Ce sentiment qu’il y
a quelque chose de plus nous-même qu’en état “normal”.
Car dans ces états tu sens que tu es plus apte à la joie, à
l’instant présent, à la poésie. Tu as une attention assez
exceptionnelle à ce qui se passe autour de toi. Tu retrouves
l’émerveillement de l’enfance. Tu sens une énergie te tra-
verser qui est extrêmement puissante. J’ai pris au sérieux
cette expérience. Et je me suis intéressé aux cultures an-
cestrales qui l’avaient ritualisée. Cela a été la première
porte pour moi sur le sens d’un rite. Et le fait de prendre
au sérieux cette expérience-là a été une étape décisive. »
.

Dharma en roue libre

Synagogue du cimetière du Père Lachaise, un jour


d’octobre. Il avait été difficile de trouver un rabbin suffi-
samment libéral pour accepter de présider aux obsèques
d’Alex, dont les origines juives se perdaient dans une fa-
mille multiculturelle, principalement musulmane et chré-
tienne ; ce qui n’est pas rare chez les Libanais. Devant les
endeuillés, on lut l’Ecclésiaste, ce célèbre livre de la Bible
d’où est tiré le proverbe « Rien de nouveau sous le soleil. »

38
Le rav attira notre attention sur un autre passage. « Dieu
fait toute chose belle au moment voulu. Il a même mis
dans leur cœur la pensée de l’éternité, même si l’homme
ne peut pas comprendre l’œuvre que Dieu accomplit du
début à la fin. » Le religieux faisait allusion à une certaine
faim d’absolu qui, sans garde-fou, avait concouru selon lui
au départ de notre ami. Comment en était-on arrivé là ?
J’avais rencontré Alex quelques mois plus tôt, en soi-
rée. Tom, son ami de longue date, le décrivait comme un
garçon ayant la fureur de vivre. Du genre à s’aventurer
en quad sur une zone d’entraînement militaire interdite,
au Liban. Un garçon ardent et assoiffé d’intensité. Lui
aussi avait pas mal écumé les soirées électro et touché
aux substances. Pourtant, depuis peu, Alex avait entre-
pris de changer de vie. Une expérience avec l’ayahuasca
lui avait ouvert les yeux. Ce breuvage ancestral issu de
plantes de la forêt amazonienne, interdit en France et
classé parmi les stupéfiants, est généralement consommé
dans un cadre rituel chamanique. Alex avait eu l’occasion
d’en prendre en Suisse, où la législation est plus souple.
Il racontait avoir vécu une purge intense sous l’effet du
psychotrope, au point de se sentir « mourir »… Et de
dégorger un vomi sombre sur des plantes qui en furent
anéanties. De quoi l’inviter à approfondir ce premier
élan de purification intérieure. Un peu plus tard, c’est
dans la méditation Vipassana qu’Alex trouve les clefs de
son intériorité. Il signe pour une retraite de dix jours,
sur les conseils de Shekhina*, sa mère. « Je n’ai jamais
insisté autant sur quelque chose auprès de lui que ça ».
Shekhina s’est familiarisée avec les enseignements et les
pratiques importés du bouddhisme grâce au milieu de la
musique électronique où elle officiait comme DJ. Elle y

39
avait rencontré une communauté « branchée bouddhisme
hindouisme et yoga », notamment à Goa en Inde, ville
réputée pour ses fêtes et sa culture « transe » et « psyché ».
Mais en se tenant à une distance méfiante de toute forme
de religion organisée, dégoûtée, comme son fils, par le
fanatisme et la bêtise religieuse dont elle avait été témoin
au Liban. « Je crois en la spiritualité qui n’est autre que
la science de toi-même. De connaître ta vraie nature. »
Pour elle, « les religions organisées ne nous donnent que
l’extérieur, elles ne nous permettent pas d’aller chercher
en nous la source de notre divinité, on reste dans la mi-
mique. » Un jugement qui la relie à cette lame de fond
des spirituals but not religious, une auto-appellation cla-
mée par nombre de nos contemporains et popularisée
par des icônes de la pop culture, comme Lady Gaga qui
témoigne : « Je suis une personne spirituelle… Il n’y a
vraiment aucune religion qui ne condamne ni ne rejette
personne, et je crois vraiment en l’amour et au pardon
pour tous16 ». Aux États-Unis, près de 72 % de la généra-
tion Y s’identifierait d’ailleurs comme « plus spirituelle
que religieuse.17 » C’est cette tendance qu’étudie Julia Itel.
« Aujourd’hui, la spiritualité se définit contre la religion,
alors que ce mot de spiritualité vient du religieux. C’est
un terme ancré dans l’histoire du christianisme. Il est
important de garder en tête que dans toute religion, il
existe des voies d’expérience directe avec le divin, mais
les spirituels contemporains ont tendance à penser que
spiritualité est synonyme d’ouverture, de compréhension
et de bienveillance, d’amour universel, tandis que religion
est synonyme de passéisme, de dogme et de fermeture. »
Paradoxalement, bien qu’ancrée dans le dharma, un
mot sanscrit polysémique, généralement traduit par

40
« doctrine », « voie » ou « enseignement », représenté par
une roue aux multiples rayons symbolisant les facettes du
rigoureux chemin vers l’éveil du Bouddha, et plus parti-
culièrement dans le bouddhisme Theravada (le courant
le plus ancien), la méditation Vipassana a ravi Shekhina.
Comme des milliers d’Occidentaux, elle s’est engagée
dans un temps de dix jours de silence en groupe. « En
sortant de ça j’étais à fond dessus, je pensais que c’était
la solution à toutes nos misères et j’ai branché Alex et sa
copine là-dessus : je lui ai dit promettez-moi de le faire,
car franchement le monde devient de plus en plus fou
et il faut avoir un contrôle, et la vérité est en soi, et se
reconnecter avec ce pouvoir qu’il y a à l’intérieur de toi,
c’est la clef ».
Les retraites Vipassana sont généralement gratuites,
contribuant à leur succès. Les centres subsistent grâce
aux dons des participants, acceptés uniquement à l’issue
d’une retraite à laquelle ils ont pris part. L’intéressé s’ins-
crit en amont, souvent plusieurs mois avant la session,
pour obtenir une place. Que l’on soit débutant ou initié,
le format est le même pour tous : une dizaine de jours de
silence, deux repas végétariens quotidiens, et de longues
séances de méditation assise, immobile, depuis les aurores
jusqu’au soir. Des instructeurs bénévoles transmettent
des enseignements, surtout pratiques, en lien avec les
fondements de la psychologie bouddhique : le constat
que l’existence est souffrance, souffrance générée par trois
poisons : ignorance de notre véritable nature, convoitise et
aversion. La pratique propose de les identifier afin de s’en
libérer, non pas théoriquement ou de manière analytique,
mais par observation directe. Les principaux exercices sont
la concentration sur un point (comme la respiration) et le

41
body scan, en vue d’entreprendre, selon le vocabulaire des
instructeurs, une véritable « autochirurgie » de son propre
esprit. Les douleurs physiques générées par l’inconfort
s’ajoutent aux souvenirs et émotions, souvent éprouvantes,
qui refluent des suites de cette introspection radicale.
Il n’est pas rare que des néophytes quittent l’aventure
après une journée d’assise. « Plus tu travailles sur ton
inconscient, et plus des choses difficiles remontent, car
tu fais un travail de purification en profondeur, et parfois
aussi de tes ancêtres, car tu as un bagage karmique que
tu traînes avec toi de vie en vie », avertit Shekhina, qui
semble croire à la possibilité d’une mémoire transgéné-
rationnelle, voire à la réincarnation. « Mais moi, comme
j’étais nouvelle là-dedans, je n’avais pas assez d’infos. Par
exemple, à propos de la “nuit noire de l’âme”, une phase
très sombre et très dangereuse de cette quête spirituelle,
je ne me suis pas inquiétée, je me suis dit que c’était bien
que mon fils soit sérieux dans sa pratique, que c’était une
bonne chose car la jeunesse est laissée sans repère. Parce
que le système capitaliste ultra-matérialiste qu’on a trans-
formé en religion, ça nous a tous rendu malheureux. »
À la suite de sa retraite Vipassana, Alex s’est d’ailleurs
lancé à corps perdu dans l’ascèse. Non content des deux
heures de méditation quotidiennes qu’il pratiquait dé-
sormais, il s’exerçait au yoga et se lançait dans des diètes
accompagnées d’huiles essentielles. Il effectuait aussi des
séances de « Kambo ». Cette thérapie, issue de traditions
chamaniques d’Amérique du Sud, consiste à déposer sur
une portion de sa peau, jusqu’à la brûlure, le poison qui
enduit le corps de la grenouille Kambo. Le contact pro-
duit un choc sur l’organisme censé produire une purge
et revitaliser le patient. Ce qui entraîne près d’une heure

42
de palpitations et de coups de chaleurs. « Le chamanisme,
c’est plus pour le corps, et le bouddhisme, ça travaille
l’esprit », me confiait Alex qui menait son cheminement
sur ces deux fronts. Il cherchait, par le cumul de ces deux
approches, l’une extrême-orientale, et l’autre « extrême-oc-
cidentale », à développer un esprit sain dans un corps sain,
comme y invite l’adage. « Tu ne vas pas devenir Bouddha
en un mois », tentait de tempérer sa mère, lorsqu’il lui
avouait qu’il souhaitait doubler le temps qu’il consacrait
à l’assise méditative chaque jour, en vue d’une retraite
prochaine. Shekhina le trouvait… pressé. « Il faisait en
quelques mois ce que d’autres font en des décennies. »
Une part d’elle-même craignait « qu’il se nuise physi-
quement », mais une autre lui faisait confiance. « J’étais
convaincue que c’était quelqu’un de raisonnable et de
sage, même si les autres me disaient qu’il était un peu
foufou… Aussi, peut-être était-il angoissé d’entrer dans la
vie active et qu’il avait besoin d’un ancrage trouvé dans
ces méthodes ? » Une arrivée dans le monde professionnel
qui amplifiait en tout cas la crise existentielle qu’il traver-
sait. À l’issue de ses études de commerce et un mois après
avoir obtenu son premier job, ses employeurs lui firent sa-
voir qu’il n’avait pas le profil pour l’emploi. Une semaine
avant son départ, il déclarait à sa mère : « Je sais quel est
mon métier, je suis un observateur, j’ai mis vingt-six ans
à le découvrir ». Une déclaration qu’il faut comprendre à
l’aune de la pratique bouddhique : observation détachée
de ses pensées, de ses émotions, de ses sensations et du
monde entier. De quoi nourrir l’inquiétude de Shekhina.
« Observateur, c’est bien mais ce n’est pas un métier, tu
veux devenir moine ? Qui va te nourrir et te mettre un toit
au-dessus de la tête ? » Une remarque qu’elle regrettera

43
par la suite. « J’ai énormément culpabilisé d’avoir ramené
le sujet du matériel sur la table, ce jour-là ; c’était peut-
être une réponse mesquine de ma part, tandis qu’il me
parlait à partir de ce qui était vrai pour lui. » Néanmoins,
son ascèse avait aiguisé sa conscience – et sa sensibilité
déjà innée – aux peines d’autrui. « Il m’a dit qu’il voulait
reprendre les études pour devenir guérisseur, même s’il ne
savait pas de quel type. Il a toujours aimé aider les gens.
Et puis j’étais contente, je le voyais bien en guérisseur.
Et j’espérais le voir épouser la femme qu’il aime, avoir
des enfants, le voir épanoui. Je voulais surtout qu’il soit
heureux. Et ça m’a soulagée de voir qu’il n’était plus dans
une logique de business, comme son père qui est avocat
d’affaires, qui a réussi matériellement mais qui a toujours
été foncièrement malheureux. »

Le péril jeûne ?

J’ai moi-même été l’objet de l’altruisme d’Alex. Un


jour que je lui confiais certaines difficultés personnelles,
il m’a proposé de m’aider en me transmettant des ensei-
gnements qu’il avait lui-même reçus. C’est ainsi que nous
avons organisé, dans mon étroit appartement parisien,
une sorte de mini-retraite, le temps d’un week-end entier.
Un temps pour jeûner, non pas seulement au sens strict,
par abstention de nourriture, mais dans son sens extensif,
de jeûner le monde, ses convoitises et ses sollicitations.
Alex m’a paru sûr de lui dans sa manière de diriger
la retraite. Il avait moins d’expérience que moi dans le
domaine et pourtant me guidait comme un instructeur
confirmé. En silence total – et par gestes – comme le veut

44
la règle Vipassana, nous avions prévu un régime basé sur
le jeûne intermittent, soit un repas par jour. Je n’en prenais
pas ombrage, c’était une opportunité pour mettre mon
ego en sourdine et travailler mon humilité. Néanmoins,
j’avais par moments le sentiment que quelque chose clo-
chait dans sa manière de faire. J’ai le souvenir d’un week-
end assez lugubre. Quand nous n’étions pas assis en lotus
ou en tailleur dans la pénombre de ma chambre, nous
sortions, sans rompre notre mutisme, dans le jardin du
Luxembourg, non loin de chez moi. Là, sous un ciel gris
d’automne, entre les arbres dénudés, nous nous adonnions
à la marche méditative. Avec une lenteur extrême, nous
nous concentrions sur chacun de nos mouvements et
chacune de nos sensations. Le regard fixé sur la pointe de
mes pieds, je ne pouvais pas voir les quelques promeneurs
qui passaient près de nous. Mais les croiser s’accompagnait
d’un embarras intérieur, de la gêne d’avoir l’air bizarre et
de l’élaboration spontanée de scénarios mentaux grâce
auxquels je me justifiais auprès de ces inconnus. Pensées
que, fidèle à l’exercice, j’observais de manière détachée,
sans trop les laisser influencer ma marche. La méditation
a cette vertu de nous faire voir quels mécanismes psy-
chiques sous-tendent nos comportements. On peut en
arriver à discerner à quel point notre personnalité repose
sur une montagne de conditionnements, de croyances, de
masques sociaux ou d’autres mécanismes de défense que
nous avons mis en place. Jusqu’à parfois croire que ce que
nous appelons notre « moi » serait une pure construction
illusoire. L’attachement et l’identification à un « moi »
seraient d’ailleurs, selon certains enseignements boudd-
hiques, la cause ultime de nos souffrances. Cette doctrine
de l’Anatta, du non-soi, pratiquée sans garde-fou, peut

45
amener dans certains cas à une forme sévère de déperson-
nalisation. D’ailleurs, le bouddhisme a souvent été décrié
par certains penseurs occidentaux de culture chrétienne
– dans laquelle la notion de personne humaine dotée
d’une âme immortelle est prégnante – comme un culte
du néant. Notons que certaines extrémités auxquelles
cette doctrine peut conduire ont été condamnées par la
tradition bouddhiste elle-même. Ainsi, par exemple, il est
relaté qu’un maître sermonna sévèrement son disciple
quand ce dernier, voyant un passant, le décrivit comme
un simple paquet d’agrégats de conditionnements. Cet
extrémisme, nous l’avions moqué, quelques années aupa-
ravant, avec mon ami Ludo qui s’était mis au Zen. Quand
l’un de nous deux se faisait un mal quelconque, comme se
prendre une porte, l’autre le sermonnait, non sans ironie :
« Ce n’est pas toi qui souffres, c’est l’ego, tais-toi ! »
Hélas, à ce moment-là, Alex n’avait pas la tête à l’auto-
dérision. D’autres signaux, alarmants pour son entourage,
étaient venus s’ajouter aux précédents. Dans un langage
aussi inquiétant que sibyllin, il évoquait auprès de sa co-
pine le projet d’un mystérieux sacrifice de soi dont il
ne précisait pas la forme. Quelque chose qu’il aurait à
accomplir en vue de nous pousser à réaliser nous-même
le travail de l’Éveil de la conscience, semblait-il dire en
substance. On lui avait opposé que s’il partait trop loin
dans sa démarche, celle-ci, loin d’encourager à une quête
similaire, aurait plutôt la vertu d’effrayer. Sa mère, tout en
pensant que son fils ne faisait que passer par une phase
zélée de laquelle il sortirait tôt ou tard, le remit en garde
contre toute forme d’excès. « Je lui ai dit qu’il me faisait
penser aux extrémistes, à se violenter le cœur comme
ça. L’extrémiste qui va se faire éclater, il le fait car il croit

46
purifier le monde et faire les choses pour Dieu… » Et Alex
de répondre d’un laconique « c’est intéressant ».
Pas moins de huit jours après notre week-end de diète
et méditation, il confiait à sa mère : « Je regarde la tête
des gens dans le métro, et je ressens leur souffrance, elle
me fait mal : c’est difficile, toute cette tristesse ». Des mots
qui transpercèrent le cœur de Shekhina, qui lui répondit
que la souffrance du monde ne relevait pas de sa respon-
sabilité. Le soir même, au retour d’une journée de tra-
vail, je reçus l’appel d’une amie, la voix paniquée, éplorée.
L’annonce me fit l’effet d’un plaquage au sol. « Alex… il
est mort. » Décédé des suites de ses blessures, après avoir
sauté par la fenêtre du petit appartement où il cohabitait
avec sa copine. Un passant l’a trouvé étendu sur le bitume,
où dans ses derniers soupirs, il soufflait : « Aidez-moi. » Il
a rendu l’âme avant que les secours n’aient pu le sauver.
C’était le 13 novembre 2017. Deux ans auparavant, l’at-
tentat terroriste au Bataclan tuait plus d’une centaine de
jeunes. C’est à la même date funeste que mon grand-père
paternel nous quittait moins d’une décennie plus tôt. À
l’échelle familiale, amicale et nationale, le 13 novembre
s’est présenté à trois reprises à moi comme l’occasion
d’un rendez-vous avec la mort. La perte d’un être cher
ébranle tout un monde de certitudes et nous confronte
à notre propre disparition programmée – et au sens, ou
au non-sens de celle-ci. Elle nous convoque avec plus
de force qu’un décret royal à vivre cette question dans
notre chair. Certains, face au départ de proches qu’ils
ont connus si pleins de vie et regorgeant de potentiels
perçus comme autant de promesses d’un avenir heureux,
y perdent leurs croyances, qu’ils ont héritées ou forgées,
en un « bon Dieu ». D’autres au contraire trouveront un

47
soutien dans la foi et une consolation dans les explications
qu’offrent leurs croyances face à l’inéluctable faucheuse.
« Une partie de moi pense qu’il n’y a pas un grain de sable
qui n’est à sa place dans ce monde et que si les choses se
sont déroulées de cette façon, c’est qu’elles devaient se
dérouler ainsi », concède Shekhina. Le testament d’Alex
est une page remplie de questions sans réponse. « Est-ce
qu’en accomplissant son destin de se donner la mort, il
nous donnait une très forte raison de chercher un sens
au-delà des apparences, au-delà de ce que nous pensions
être vrai ? » interroge sa mère. Bien que reconnaissant que
la vérité tout entière lui échappe et qu’elle ne peut que se
contenter de suppositions, Shekhina se dit « qu’il a obser-
vé l’idée de son propre destin, qui se clarifiait, il l’a juste
laissé s’exécuter. La voie spirituelle est l’acceptation des
choses telle qu’elles sont. » Trois ans plus tard, Shekhina
témoigne. « Aujourd’hui je me demande comment je
fais pour être reconnaissante à la vie, le ciel bleu me rend
joyeuse. Cela fait partie des présents qu’il m’a offerts avec
sa disparition. » Ce qui ne va pas de soi, quand pèsent
encore la culpabilité, la colère et la remise en question
de la pratique spirituelle elle-même. « Quand tu fais ton
premier cours de Vipassana en avril et que ton fils se sui-
cide en octobre, confesse Shekhina, tu as l’impression que
tu t’es pris une gifle dans la gueule, que tu es punie. » Ce
n’est qu’après le drame qu’elle s’est rendu compte qu’un
suicide après une retraite Vipassana n’était pas un cas
isolé. « On n’en parle pas car ça fait mauvaise presse »,
déplore-t-elle, invitant à la prudence. « Pour certaines per-
sonnes Vipassana n’est pas une bonne technique, en rai-
son de leur constitution psychologique ». Pour participer
à une retraite, chaque candidat méditant doit pourtant

48
passer un entretien où lui sont posées des questions sur
ses antécédents médicaux et psychiques, sur ses éventuels
traitements médicaux… Une formalité que Shekhina es-
time insuffisante. « Non seulement tu peux mentir, mais
tu peux avoir un problème inconnu jusqu’alors qui va
se révéler dans la méditation. » La période post-retraite
ne serait également pas correctement prise en charge.
« Après une semaine de méditation, ajoute-t-elle, c’est
comme revenir du Burning Man, il faudrait un sas de
décompression. Lui, Alex, est retourné à la vie parisienne,
et a dû immédiatement se remettre à travailler ».
Pour autant, Shekhina ne rejette pas la méditation.
Suite à la perte de son fils, sa pratique était une « bouée
de sauvetage pour survivre à la douleur d’une telle tra-
gédie ». Et de penser carrément que sans elle « Je me se-
rais suicidée moi aussi. » Plus que jamais Shekhina croit
dans la nécessité, pour notre civilisation, de cultiver une
dimension plus profonde de notre humanité. Loin de
penser que le destin tragique de son fils unique est un
cas pathologique isolé, elle le perçoit plutôt comme un
cri dans le désert de sens du monde contemporain. Un
cri révélant, sinon dénonçant, ce no soul land, où l’aspira-
tion à la transcendance, faute de structures d’irrigation,
serait étouffée. Shekhina en tire des enseignements qu’elle
partage aujourd’hui. « Si je rencontrais un jeune comme
Alex, je lui dirais qu’il ne faut pas prendre la méditation
comme une finalité ; se lancer dans cette quête, à mon
avis le projet le plus important à entreprendre dans une
vie humaine – celle de se connaître soi-même –, c’est un
travail qui exige du temps. »
Au final elle insiste sur la dimension collective et la né-
cessité d’une structure constituée de personnes engagées

49
sur la même voie. « Je lui dirais aussi qu’il faut s’entourer
ou avoir quelqu’un qui pratique depuis un moment, à
qui tu peux poser des questions, qui peut te suivre et te
conseiller, plutôt que de te lancer seul dans des heures de
méditation à la maison. Ce qu’a entrepris Alexandre n’est
pas forcément mauvais, à condition de le faire dans un
ashram ou un monastère, car il aurait eu un environne-
ment qui l’aurait soutenu, ce qui peut ressembler à une
paroisse, mais pas exactement. Il faut très vite se constituer
son cercle de gens qui font la même chose, c’est un soutien
psychologique entre pratiquants d’une même technique,
c’est important d’avoir cela, et ça te permet d’échanger des
expériences, plutôt que te sentir seul, unique, et te laisser
embarquer dans ton truc. »
Une histoire dramatique comme celle d’Alex aurait
de quoi donner raison aux critiques classiques tenues par
nombre de religieux sur les chemins « hors-piste ». C’est-
à-dire, le manque de contrôle, d’équilibre, de l’expérience
millénaire, et d’un rattachement transmis de génération
en génération à une figure d’autorité perçue comme le
médiateur, sinon l’incarnation, d’une véritable révélation
divine ou transcendante (un envoyé de Dieu, en contexte
monothéiste, ou un maître ayant atteint l’Éveil, à l’instar
du Bouddha). Cité par le média catholique Aleteia, le
prêtre jésuite James Martin déclare par exemple : « La
religion peut me recadrer face à la tendance que j’ai à
penser que je suis le centre de l’univers, que j’ai toutes les
réponses, que je connais Dieu mieux que tout le monde,
et que je suis celui à qui Il parle le plus clairement ».
Aux chercheurs spirituels modernes, il est reproché en
quelque sorte de vouloir le beurre et l’argent du beurre.
De fuir le nihilisme moderne sans accepter le joug d’une

50
religion qui, à chaque dérive individuelle, sermonne en
substance : « Nous vous avions bien dit qu’en dehors de
notre église, point de salut ! » C’est dans la recherche
d’une troisième voie (entre voie religieuse classique et
quête individuelle sauvage) que le philosophe Abdennour
Bidar et sa compagne psychologue Inès Weber ont fondé
le centre de culture spirituelle Sésame, une sorte de
think tank de la spiritualité, avec ces questions au cœur :
« Comment s’entraider dans cette aventure qui est de de-
venir nous-même ? », « Comment être libre ensemble ? »
Questions cruciales, nous le verrons, car si la solitude en
spiritualité a ses risques, la collectivité en regorge tout
autant, au premier rang desquels trône la dérive sectaire.
Pour Abdennour Bidar, le monde de la spiritualité
moderne est un vaste Far West. Derrière nous, le vieux
monde religieux en déclin tente de garder la mainmise,
et devant nous, de vastes plaines remplies de périls. Y
avancent des pionniers, qui doivent composer avec leur
héritage spirituel, tout en étant presque forcés à deve-
nir les « fils de l’instant », comme le clame l’adage soufi.
Dans ce Western, peut-être qu’Alex est du nombre de ces
pionniers tombés sur ces nouvelles routes à défricher et
aplanir. Ainsi son départ n’aura pas été vain.
II.
Le bricolage
religieux est-il
devenu un art ?

« Dieu a essayé de redresser le monde avec les religieux, puis avec les
politiques, et ça a échoué. Maintenant, il va tenter avec les artistes. »
Toko, voyageur apatride

Q uand j’ai rencontré Laurence lors d’une soirée


d’anniversaire, j’ai d’abord pensé avoir affaire à
une illuminée. Et pour cause. En premier lieu, alors
que je venais de m’asseoir à sa table, cette artiste photo-
graphe de 47 ans ne voyait rien de gênant à m’expliquer
qu’il lui arrivait parfois d’avoir des conversations avec
les esprits des cailloux ou qu’elle s’était orientée pro-
fessionnellement vers la communication télépathique
avec les animaux après avoir été initiée par le fantôme
d’un loup.

53
Mal à l’aise, je l’écoutais poliment. Étais-je assagi car
elle était la mère d’une jeune fille sur laquelle j’avais des
vues ? En vérité, la prise de conscience de mon mouve-
ment de rejet me poussa à explorer plus avant son univers.
Lui coller une étiquette de « perchée » n’aurait pas été
digne du journaliste en formation que j’étais, ni de la
sentence d’Albert Camus dont j’avais fait mon leitmotiv
et qui m’avait permis jusque-là de cultiver une attitude
positive d’ouverture : « Les vrais artistes ne méprisent
rien, ils s’obligent à comprendre au lieu de juger18 ». Et le
premier point que j’entendais comprendre ce soir-là, c’est
par quels mécanismes psychologiques il était possible
d’arriver à considérer un univers parallèle comme une
réalité concrète. En second lieu, l’aspect hétéroclite de ses
pratiques m’agaçait. Laurence me parlait de la lithothéra-
pie d’Alejandro Jodorowsky – un vulgarisateur du Tarot
et père de la psychomagie – c’est-à-dire de la thérapie par
les cristaux, qu’elle mettait côte à côte avec des pratiques
indiennes, mais occidentalisées.
L’apparence bricolée de l’univers de Laurence avait de
quoi me rebuter. Puis, je m’aperçus de ce biais : si un gué-
risseur issu d’une tribu évoluant au milieu de la savane était
venu me parler de sa relation à l’esprit du lion, je l’aurais sans
doute écouté avec une certaine vénération, en raison, entre-
autres, de l’ancestralité que j’aurais projeté sur sa croyance.
Pourquoi réserver un traitement différent à une Parisienne ?
D’autant qu’au gré de mes recherches en matière d’histoire
des religions, j’avais compris que le croisement d’éléments
disparates était l’ADN de tout système de croyance, sans
qu’on puisse toujours affirmer ce qui est ancien ou nouveau.
C’est pourquoi, lorsqu’elle me proposa de participer à un
cercle de voyage méditatif au tambour, j’acceptai.

54
Brico Credo ?

Les historiens des religions sont unanimes. Il n’existe


aucune religion qui soit exempte d’influences et d’em-
prunts extérieurs. Même les traditions souvent figées dans
le temps, conservatrices, et hostiles aux contaminations
– comme les grands monothéismes – ne sont pas épar-
gnées. Un emblème de ce métissage est la date choisie
pour fêter la naissance du Christ. Le 25 décembre cor-
respond aux anciennes célébrations du solstice d’hiver
et des saturnales romaines. Du côté de la doctrine, les
dogmes chrétiens sont le fruit d’une lente élaboration
née de l’interprétation de la Bible par des penseurs de
culture grecque, c’est-à-dire lisant les Écritures issues d’un
contexte hébraïque avec les lunettes de philosophes païens
comme Platon ou Aristote.
Les naissances, croissances, transformations et dispa-
ritions des ensembles de croyances surviennent avec les
conquêtes militaires, les changements de régimes poli-
tiques ou les échanges culturels et commerciaux. Si on
en croit l’expression d’André Mary, le syncrétisme est
l’essence de toute culture19. Ce n’est que dans un second
temps que, scrutant leur passé, les tenants du dogme vont
juger de ce qui est pur et authentique, en le distinguant
de ce qui relève soi-disant des contaminations étrangères,
un tri souvent effectué avec des motivations politiques
ou identitaires.
La mondialisation accélère ce processus. Avec l’explo-
sion des échanges à l’échelle planétaire, les systèmes de
croyance ne peuvent que s’entrechoquer, s’entremêler
ou s’étreindre. La modernité ne fait qu’exacerber, accé-
lérer et révéler le syncrétisme inhérent à l’histoire des

55
religions. Des évolutions et des hybridations qui pou-
vaient se dérouler sur des siècles peuvent désormais sur-
venir en quelques années seulement. Aussi, et surtout,
ces évolutions qui concernaient autrefois des nations, des
clans, c’est-à-dire des collectivités, surviennent désormais
à l’échelle de l’individu.
Au passage, remarquons que la modernité nous a ha-
bitué à combiner des éléments provenant de différentes
cultures : qu’il s’agisse de notre alimentation, de la ma-
nière dont nous nous habillons ou dont nous décorons
nos appartements. Et cela peut aussi se vérifier en écono-
mie, en politique ou dans les pratiques artistiques. Il n’est
donc pas étonnant que cette tendance influe également
sur la quête spirituelle. L’une des caractéristiques de beau-
coup de nouveaux spirituels est de glaner des éléments
dans diverses traditions sans nécessairement adhérer à
l’une d’entre elles, ou parfois, en adhérant à plusieurs
à la fois. Cette spiritualité à la carte est souvent décriée,
nous y reviendrons.
Laurence m’a donc invité dans son antre. Son ap-
partement est une caverne d’Ali Baba où elle accumule
des ouvrages ésotériques, des talismans et des objets
« magiques » glanés de-ci de-là : bouddhas de jade,
« pyramides d’énergie », cristaux thérapeutiques, cartes
d’oracles, tambours et masques. Si un sociologue des
religions d’inspiration marxiste jetait un œil à cet amon-
cellement, nul doute qu’il y décèlerait un stigmate du
« supermarché des croyances », sur fond de libéralisme
et de consumérisme. Laurence, elle, accorde un sens,
une âme et une histoire à la plupart des objets en sa
possession et protesterait à coup sûr de toute accusation
de consumérisme.

56
Mon adolescence m’est revenue en mémoire en
contemplant cet appartement. Mes manuels de magie
blanche, non contents d’envahir mes étagères, appelaient
à acheter toujours plus de matériel pour mener à bien
mes rituels. Cristaux, bougies, encens, plantes, coupes,
tissus, cordages s’accumulait dans ma chambre, laquelle
se muait en arrière-boutique de Merlin l’enchanteur. De
quoi en faire un cabinet de curiosités pour mes cousins
lors des réunions de famille. L’un s’amusait à faire vibrer
mon bol tibétain, l’autre à vérifier la propreté des narines
d’une statuette de la déesse Isis que j’avais ramenée d’un
voyage en Égypte, et avec laquelle j’invoquais la Grande
Déesse aux côtés du dieu celtique Cernunnos, dans ma
période Wicca, un mouvement ouvertement syncrétiste.
En passant, il est possible que ma gêne première face au
mysticisme de mon hôte ait été au moins en partie liée
au fait que j’ai longtemps préféré laisser croupir ce passé.
Julia Itel est d’une aide précieuse pour comprendre
comment la nouvelle mixologie spirituelle a évolué en
quelques décennies. Selon la chercheuse, il y a trente ans,
surgissait une « nébuleuse mystique-ésotérique », ainsi
nommée par sa consœur Françoise Champion. Cette né-
buleuse était un tissu de réseaux : « On y trouve tout à
la fois des groupes, des réseaux, qui peuvent se rattacher
à des religions […] ou réactiver diverses conceptions et
pratiques ésotériques, tout particulièrement le Tarot et
l’astrologie, ou bien encore correspondre à de nouveaux
syncrétismes psycho-religieux tel que la psychologie
transpersonnelle20 ».
Quelques années plus tard, les sensibilités ésotériques
entrent dans un processus de rationalisation, décrypte
Julia Itel : « Les quêtes de sens des enfants des babys

57
boomers se caractérisent par une approche plus ration-
nelle, mêlant psychologie, philosophie et spiritualité.
On parlera donc plutôt de nébuleuse psycho-philo-spi-
rituelle. Ils sont en recherche d’harmonie, de commu-
nication, d’hygiène de vie, de bien-être ». Parmi les fi-
gures célèbres cristallisant cette tendance, on peut citer
Christophe André ou Fabrice Midal. Le premier, fort
d’une carrière en psychiatrie, s’est rendu célèbre pour
avoir intégré dans ses thérapies la méditation de pleine
conscience. Le second, fondateur de l’école occidentale
de méditation, participe à extraire la méditation de son
exotisme oriental, en proposant dans ses livres aux titres
provocateurs – Foutez-vous la Paix, Sauvez votre peau !
Devenez narcissique – une approche faisant des ponts
entre la philosophie occidentale, la littérature et la psy-
chologie. Enfin, la dernière vague se condense parmi
les millénials, lesquels, davantage encore que leurs aînés,
règlent, selon Julia Itel, leur focale sur le respect et le
service de la nature. « De nouveaux rituels se mettent
en place, développe l’anthropologue, avec un retour au
paganisme et au chamanisme. Et l’ensemble est revisité
à la lumière du néo-libéralisme. »
Cette typologie – nébuleuse mystique-ésotérique, né-
buleuse philo-psycho-spirituelle, et tendance millenial –
ne saurait bien sûr capturer pleinement la diversité des
cheminements. Pour autant, Laurence et sa fille Ève in-
carnent en partie ces vagues. Ève a grandi avec une mère
imprégnée de pensée magique, ce dont elle mettra du
temps à prendre conscience. « Il y a plein de choses en
moi, qui vont être imbibées et portées par sa spiritualité.
Ça peut être dans la façon de regarder la nature, ou de
capter des énergies ». Présences d’entités, possibilité de

58
communiquer à distance avec les animaux, soins éner-
gétiques… éduquée par Laurence, la question d’y croire
ou non ne se posait pas pour Ève lorsqu’elle était enfant.
« Ce n’est qu’ensuite que je me suis rendu compte qu’il
y a des gens qui ne croient pas à ça ». Elle se tient alors
à une certaine distance de la manière dont sa mère lit le
monde. Recul accéléré, peut-être, par un certain embarras
face à certaines saillies. « Si elle me sort quelque chose
du genre : « tout va mal car j’ai cassé un miroir », ou une
pensée complotiste, style « les patrons des GAFA font par-
tie d’un réseau de pédophilie sataniste », je trouve qu’elle
manque de rigueur, et que ça tend vers la superstition,
un mécanisme de pensée qui au lieu de regarder dans
le concret de ta vie, va d’abord chercher une explication
mystique. » Ainsi, Ève, bien que née à la fin des années
1990, aurait davantage le profil des « spirituels de la deu-
xième vague ». Cherchant à rationaliser et canaliser sa
mère lorsque celle-ci lui paraît partir trop loin. Elle n’a
pas pour autant rejeté cet héritage, qu’elle a su accueillir
et imbriquer dans sa lecture personnelle de la vie. « La
culture mystique de ma mère m’a apporté un regard qui
offre plein de facettes différentes du monde, dont une
certaine douceur et positivité, avec cette idée de prendre
les choses d’une façon enchantée. S’émerveiller de la na-
ture en voyant un arbre qui a une forme dans lequel il
pourrait y avoir un esprit : ça a nourri mon imagination. »
Aujourd’hui, Ève est psychomotricienne de formation.
Elle partage sa vie entre ce métier dédié aux personnes en
difficultés motrices, le coaching en self care et le manne-
quinat. Propulsée par son image et ses visuels vitaminés,
son compte Instagram affichait récemment un slogan qui
résume sa vision : « Mind your body, embody your mind ».

59
Après les créatifs culturels, les créatifs spirituels

De quoi faire d’Ève une cultural créative ? Ce terme,


forgé à l’aube du nouveau millénaire par le sociologue
Paul Ray et la psychologue Sherry Anderson, désigne un
groupe socioculturel diffusant des valeurs postmatéria-
listes au sein des sociétés occidentales. Stimulés par une
intention éthique et holistique de « mieux vivre », ces
créateurs de nouvelles cultures innovent et jettent des
passerelles entre divers domaines, dont la spiritualité. Une
enquête menée voilà déjà une décennie par le sociologue
Jean-Pierre Worms, estime que 17 % des Français feraient
partie de cette famille sociologique.
Les trois vagues spirituelles décrites plus haut auraient
d’ailleurs eu ces « créatifs culturels » comme acteurs.
Lesquels ont aussi pour caractéristique d’être majoritai-
rement diplômés, et pas nécessairement réductibles aux
« bobos » – une critique souvent entendue – notamment
en raison de leur répartition plutôt équitable entre zones
rurales, urbaines et périurbaines. L’étude française la plus
récente consacrée aux cheminants en développement
personnel et spirituel a été conduite par Jean-François
Barbier-Bouvet, un sociologue. Elle est parue sous le titre
Les Nouveaux aventuriers de la spiritualité : enquête sur une
soif d’aujourd’hui. Menée sur un échantillon de près de
six mille personnes, l’étude nuance un certain nombre
de clichés concernant les créatifs spirituels, tout en confir-
mant certaines observations. L’enquête fait notamment
apparaître que les chercheurs de sens se distancient de
l’observance religieuse traditionnelle pour se lancer « dans
une élaboration personnelle à partir d’éclairages et d’em-
prunts à diverses sources », tout en étant généralement

60
animés par une aspiration à l’autodétermination, « où
chacun est à lui-même la mesure de la valeur du reli-
gieux », que ce soit dans les croyances, les lectures et les
pratiques. On prend ses distances avec l’observance re-
ligieuse classique, perçue comme figée, ankylosée dans
un lourd fardeau de rites codifiés, alors que « la vie, c’est
le mouvement », et une vie spirituelle vivante implique
alors nécessairement de se réinventer.
Ce que le chercheur appelle « curiosité spirituelle »
et « ouverture » priment dans ces démarches, comme
en témoignent ces citations d’anonymes que j’ai moi
aussi entendues quasiment mot pour mot au cours de
cette enquête : « Je suis en train de me faire ma propre
religion » ; « Ce que je ne comprends pas dans l’une, je
trouve un éclairage dans l’autre », « Je suis ouvert à de
nombreuses influences », « Je prends ce que je trouve
bon pour mon évolution »… Comme le décrypte le cher-
cheur en théorie des religions Jean-Marie Donnegani, la
religion moderne – même si les intéressés nient souvent
cette appellation – « se présente aujourd’hui comme un
stock de significations à la disposition de l’individu, où
il devient possible de puiser librement21 ».
Nicolas Boissière, anthropologue rattaché à l’université
du Québec, insiste bien sur « le processus de quête de soi,
de quête identitaire qui agit comme matrice commune
à ces différentes pratiques que les individus occidentaux
peuvent mettre sous le terme de spiritualité – dévelop-
pement personnel, méditation, pratiques énergétiques,
néo-paganismes – et autres pratiques thérapeutiques al-
ternatives dont les origines ont émergé dans des contextes
socioculturels différents22. » Selon lui, les études sociolo-
giques et anthropologiques ont montré que « l’ambition

61
première des célébrants n’est pas la reconstruction mais
l’adaptation créative. » Autrement dit leur démarche
n’est pas de reproduire les pratiques dans lesquelles ils
puisent leur inspiration (par exemple, le yoga ancestral,
ou bien le chamanisme celtique ou amazonien, ou encore
le bouddhisme zen tel qu’il se pratique historiquement),
mais de les adapter à notre espace et à notre temps. Ce qui
est important ce n’est pas tant d’avoir une croyance ou
une théologie, que d’avoir une pratique, souligne Nicolas
Boissière. Une pratique ritualisée, précise-t-il. Selon lui,
quatre processus s’enchevêtrent dans les compositions
des spirituels contemporains : l’invention de la tradition,
la créativité rituelle, le bricolage et enfin, la réflexivité
critique23.
Cet état de fait est sous le feu d’au moins deux ten-
dances critiques. La première, rapporte Sébastien Baud,
chercheur en ethnologie, viendrait plutôt des commen-
tateurs inspirés par une vision marxiste, rapprochant les
nouvelles spiritualités du romantisme allemand « comme
quelque chose de totalement illusoire ». Dans son auto-
construction spirituelle, l’individu se bâtirait une religion
de confort, le mettant dans un système pavé d’injonctions
à consommer toujours plus de biens et services étique-
tés « spirituels » (formations, stages, adhésions, pierres,
plantes, etc.). La seconde vient des institutions religieuses,
surtout monothéistes, promptes à dénoncer et à s’effrayer
du syncrétisme qui menace les fidèles. Ce courant critique
est traversé par plusieurs autres sensibilités, allant des
plus softs, reconnaissant une certaine valeur aux autres
traditions spirituelles, mais alertant contre la confusion
des genres (par exemple, quand des doctrines étrangères
apparaissent comme incompatibles avec les dogmes

62
promus par l’institution) aux plus hard, lesquelles dé-
noncent l’ouverture à d’autres traditions ou au mysticisme
moderne comme une porte grande ouverte à Satan et aux
possessions démoniaques.
J’ai ainsi proposé le terme de « créatif spirituel » pour
désigner tout cheminant qui d’une part, compose sa
propre spiritualité de manière créative – au gré de ses
expériences, de ses inspirations, de ses découvertes, de ses
rencontres, de ses intuitions, et de ses ressentis – et d’autre
part, met en œuvre cette spiritualité pour habiter et vivre
dans le monde avec créativité. Cette expression permet
d’amoindrir la charge négative que peut porter le terme
de « bricolage spirituel », tout en nuançant l’idée reçue
selon laquelle les quêtes modernes faisant du sur-me-
sure ne sont qu’un butinage consumériste, hasardeux et
évoluant au gré des caprices des individus ou de l’offre
et de la demande. Elle permet en outre de mettre en sur-
brillance une dimension spirituelle qui ne va pas de soi
avec l’appellation de créatif culturel. Un terme accepté
par l’anthropologue Nicolas Boissières, qui répond au
passage à la question formulée en titre de chapitre : « Oui
le bricolage est un art ! C’est d’ailleurs ce que beaucoup
de praticiens considèrent. C’est un lieu de cohabitation
et d’expériences créatives basées sur les émotions et les
intuitions, et aussi de réflexivité. »
Pour Virginie Brune, le terme de créativité spirituelle
serait carrément « une redondance », tant cette Biarrote
d’adoption voit ces deux mots comme exprimant un
seul processus. J’ai rencontré cette Française de 41 ans il
y a quelques années à un atelier d’Ecstatic Dance qu’elle
animait24. Il s’agit d’une forme de danse libre, pour se
reconnecter à soi et aux autres, s’inscrivant pour Nicolas

63
Boissière dans « le développement personnel, voire le
néo-paganisme ». Je l’ai retrouvée en fin d’été autour d’un
chai tea et d’un cookie vegan à Biarritz, où elle a élu
domicile après des années nomades entre l’Inde, Bali et
la Thaïlande. Un peu flottante, de retour de festival, elle
portait un tote-bag Magic is in you. Ses « cérémonies »,
comme elle les appelle, combinent une structure fixe
et un espace où les musiciens et les danseurs peuvent
donner libre cours à leur créativité, en matière de mou-
vements, de contacts, d’explorations de soi et d’échanges
dits « énergétiques ». « Je me suis toujours adapté au mo-
ment présent, à ce qui me traverse, à ce qui traverse la
salle et l’espace et à ce qui traverse les danseurs. » Nicolas
Boissière, trouve « formidable » le témoignage de Virginie,
en ce qu’il montre à quel point la créativité rituelle, plus
qu’un simple bricolage, s’accompagne d’une recherche
poussée de la part des cheminants. « Pour ce qui est de la
créativité, précise Virginie Brune, c’est tout ce qui m’ins-
pire dans l’instant qui me fait réfléchir, cela permet de
créer des émulsions, des ramifications, des propositions,
cela permet d’explorer et de tester […], c’est ça qui me
fait avancer et me dire, tiens, cette technique méditative
ou cette pratique hypnotique, sont très intéressantes, elles
permettent de soutenir la danse. »
Un analyste comme Sébastien Baud aura beau lui
trouver quelques lettres de noblesse, en tant qu’il relève
de « la manière dont un praticien va capter dans diverses
religions et pratiques, quelque chose qui lui est propre et
authentique », le terme de bricolage conserve une sonorité
péjorative et porte les stigmates d’une démarche super-
ficielle et dénuée de sérieux. À 37 ans, Étienne* est tout
juste vétéran d’une carrière militaire où il officiait comme

64
pilote d’hélicoptère. Un métier exigeant, aux prises avec
des réalités difficiles où un moment d’inattention peut
être fatal, ce qui ne l’a pas empêché d’entamer une re-
cherche spirituelle après avoir laissé cette question en
suspens pendant plusieurs années. Issu d’une famille ca-
tholique quoique vaguement anticléricale, ce grand brun,
sans renier son héritage religieux, essaye de composer
avec son époque. « J’ai le sentiment, confesse cet ex-en-
fant de chœur, d’avoir le choix entre d’un côté des voies
religieuses désincarnées par les dernières générations,
peu animées de l’intérieur, et de l’autre, des pratiques
spirituelles exogènes, pas très ancrées, car elles sortent
soit de nulle part, soit de notre temps. » Il rapproche ces
dernières du fameux fourre-tout New-Age, très enclin à
« la tentation du bricolage » qui est selon lui propre à
notre époque et qu’il essaie d’éviter. Comment ? « En lui
donnant une vraie profondeur, et du coup le dépasser.
J’essaie de creuser dans ce qui se présente, en faisant feu
de tout bois, donc ça peut s’apparenter à du bricolage. Et
dans ce qui se présente, je cherche la source commune. »
Concrètement : « Ce que je construis c’est une explora-
tion de la philosophie occidentale et aussi des pratiques
de non-dualité, que ce soit le Tao, le zen, que je trouve
irrigués du même invariant. Ou alors je lis des textes pré-
socratiques […] Ma pratique au final, c’est plutôt de la mé-
ditation, et voilà. Je suis encore en recherche. Les religions
avaient l’avantage de proposer dès l’enfance une pratique
pour toute sa vie… » Pour beaucoup de chercheurs, la
stabilité des religions est synonyme de sacrifice des liber-
tés, notamment celle de prendre le temps d’explorer pour
trouver ce qui correspond le mieux à l’époque et à soi.
« J’essaie de fabriquer quelque chose qui est en phase avec

65
l’époque mais pas déconnecté de l’ancien. » Comment
savoir ce qu’est la source commune, cet invariant ? « Un
sentiment de justesse, mais un élément de risque, sinon
il n’y aurait pas de foi. »

La « créatuition » ou la primauté de l’intuition

Sentiment, sensation, feeling… plus que des élabo-


rations cérébrales et intellectuelles, nombre de com-
positions spirituelles contemporaines passent par une
nouvelle figure d’autorité : j’ai nommé la sacro-sainte
intuition. Cette faculté, ou sensation de connaissance
directe, faisant en partie l’économie du raisonnement
logique, fonctionne en vase communicant avec la créa-
tivité. Ce qui est intuitif n’est jamais très loin de ce qui
est créatif, et l’invitation à cultiver ces sœurs siamoises
devient un gimmick que l’on croise depuis les pages des
magazines féminins jusqu’aux amphis de l’université de
Stanford. C’est sur les bancs de cette célèbre université
américaine qu’enseigne Michael Ray, psychologue social
de formation… et proffesseur de créativité. Selon Ray, la
créativité est un art de vivre, qui consiste à faire émerger
nos propres ressources intérieures pour améliorer notre
vie et celle des autres. La cultiver permettrait d’aller pui-
ser cet élan qui émeut notre être le plus intime et le faire
jaillir dans nos vies.
Un exemple vaut mieux qu’un grand discours. Une
pratique majeure où se manifeste aujourd’hui la « créatui-
tion » c’est-à-dire la pulsion de vivre de manière créative sa
spiritualité – est le Tarot. Le Tarot a été pour moi, et pour
d’autres, une sorte de hub, un instrument pouvant croiser

66
de manière harmonieuse les dimensions physiques, psy-
chologiques mais aussi initiatiques et spirituelles de la vie.
C’est aussi un moyen de mettre en œuvre une intelligence
symbolique, intuitive, créative, mobilisant une pensée
analogique, plutôt que logique. « Le marché des cartes
divinatoires est en plein boom » rappelle la sociologue
Julia Itel, qui attribue ce succès au fait « qu’on n’a plus
vraiment de repères pour nous donner des clefs pour
affronter le quotidien et le futur », mais aussi et surtout à
un air du temps qui « favorise l’intuition et les émotions ».
Selon elle, les cartes sont des supports qui permettent de
développer l’intuition, car l’expérience se passe au niveau
du langage symbolique. La religiosité qu’on vit actuelle-
ment utilise principalement ces moyens : le symbolique,
l’intuitif et l’émotionnel, en s’appuyant beaucoup sur
les images : la lune, le soleil, les constellations…. Notre
société actuelle valorise davantage l’image que le texte. »
Son confrère, l’anthropologue Nicolas Boissière, voit
dans le Tarot « un magnifique exemple de créativité ri-
tuelle et un processus de resignification : une même base
– le nombre et le nom traditionnel des cartes – est réin-
terprétée par les images » Salvador Dali, icône s’il en est
de la création en roue libre, s’y est lui-même essayé. Un
article de Vice, s’interrogeait à juste titre pour présenter
une exposition s’étant tenue en Belgique en 2021 : « Art
divinatoire ou art tout court ? Le Tarot revisité par 78
artistes belges ». Créer son propre Tarot, ou plutôt le re-
créer est devenu une sorte de tradition chez les artistes.
Lucille Joly est de la partie. Cette Tourangelle de 36 ans a
dessiné, édité et fait imprimer un deck issu d’une intense
recherche mue par une inspiration « venant des tripes ».
« Je reprends la structure de base du Tarot mais j’avais

67
envie de créer mes propres symboles, tout en gardant
le nom des arcanes. » Notons que pour Lucille, l’amour
pour le Tarot n’implique pas de facto une croyance ou
une intention de divination25. « Pour moi, les tirages de
Tarot, c’est comme un placebo pour exprimer ce qu’on
sait très bien mais qu’on n’arrive pas à poser en mots, un
support pour aider à réfléchir ; même si parfois il se passe
des choses inexplicables. »
Démarche créative et démarche spirituelle s’interpé-
nètrent ainsi chez nombre de créatifs spirituels. Formation
en médecine chinoise, en naturopathie, cours de théâtre,
diplôme en communication animale, stages en chama-
nisme celtique, et j’en oublie sûrement : au bas mot, une
demi-douzaine de skills ont rempli la boîte à outils de
Laurence. Son parcours est à ce titre, exemplaire. Comme
un DJ avec une panoplie de samples et d’instruments, elle
mixe ces « compétences » avec ses pratiques artistiques,
photographie, écriture, peinture, qui lui servent de mé-
diums pour manifester sa vision et sa perception d’un
monde invisible. Notons que le champ lexical du son
(vibration, résonance), est très employé par les spirituels.
Il témoigne de la primauté de la musicalité sur l’idée.
Autrement dit, pour les comprendre, mieux vaut résonner
que raisonner. D’ailleurs, dans la vingtaine, Laurence a
enregistré un disque en tant que chanteuse. « J’ai pris des
cours de chant avec Richard Fx [le coach de la chanteuse
du groupe Eurythmix]. Et j’ai participé dans ce cadre à
ses ateliers de mise en intuition, laquelle peut passer par
les sens, comme la synesthésie », se souvient Laurence,
décrivant cette forme d’intuition passant par les sensa-
tions du corps. « Et à la sortie du cours, continue-t-elle,
j’ai voulu acheter une sucrerie au distributeur. Et là mon

68
intuition me dit “et si la machine ne marchait pas ?” Mais
je ne l’écoute pas et insère la pièce… Je n’ai jamais eu mon
paquet de bonbons… Alors là, je me suis dit : “Oh, tu sors
de cet atelier, tu as une mise à l’épreuve, et tu n’écoutes
pas ta voix intérieure ?” »
Au moment où je travaille sur ces derniers paragraphes,
une drôle de coïncidence vient illustrer mon propos. Je
suis assis en terrasse d’un café sur la place centrale de la
médina de Chefchaouen, village du nord marocain cé-
lèbre pour ses ruelles peintes en bleu et accessoirement,
la culture du cannabis. J’interromps mon travail pour le
temps d’un petit-déjeuner quand Saïd et Rissai*, deux
artistes devenus des amis, viennent tour à tour prendre
place près de moi. Gardant à l’esprit l’invitation de mon
éditeur à me « concentrer et à éviter les bruits extérieurs »
en vue de la remise de ce chapitre dans trois jours, je
regarde l’heure. Il est 11 h 11. Bien que j’aie tendance à
résister à y accorder un sens, ces « heures jumelles » font
partie de l’arsenal de repères auxquels beaucoup de che-
minants spirituels accordent attention et qui ne sont pas
sans lien avec ce mode « intuitif » d’être au monde, et dont
nous essayons ici de dépeindre les contours. Quelques
instants plus tard, passe devant nous une Occidentale à
laquelle au premier abord, je ne saurais donner d’âge. Ses
cheveux attachés grisonnent sur un visage plutôt juvé-
nile. Pendant sur sa poitrine, une grande croix d’Agadez
en argent, bijoux traditionnels des peuples amazighs du
sud du Maroc et des Touareg. La couleur de ses cheveux
témoigne d’un désir d’accepter le naturel, son pendentif,
de son attrait pour les sagesses et cultures du monde,
et son visage poupin, de soins et de travail sur son « en-
fant intérieur ». Mon ami Rissai, la connaissant, l’invite à

69
s’asseoir à notre table. Amy est américaine ; elle est venue
faire du bénévolat au Maroc, rompant avec une carrière
en gériatrie en Floride. Quand, répondant à sa question
sur le thème de mon livre, je confesse un laconique « on
people who call themselves spiritual but not religious », son
visage s’illumine et elle s’exclame : « wonderful ! » Elle
me confie tout de go qu’elle est elle-même « on a spiritual
journey », recherchant dans les différentes religions ce qui
entre profondément en résonance avec elle. En pronon-
çant ce mot, « résonance », elle approche sa main de sa
poitrine, indiquant que sa démarche ressort moins de ce
qui se trame dans sa tête, que dans cette partie du corps.
« Qu’entends-tu par résonance, je lui demande, histoire
de confronter ce que je viens d’écrire, est-ce la même
chose que l’intuition ? » Amy marque une pause, puis
déclare avec assurance : « C’est la forme la plus pure et
profonde de l’intuition ; c’est une connaissance instanta-
née. » Quand je lui fais part que son témoignage s’inscrit
parfaitement dans ma réflexion du jour, elle s’exclame :
« C’est ce qu’on appelle une synchronicité. »
S’il ne fallait retenir qu’une poignée de mots-clefs
pour appréhender la religiosité non religieuse des temps
présents, celui-ci y serait prioritaire. Le terme de synchro-
nicité a été forgé par le psychologue Carl Gustav Jung,
un disciple de Sigmund Freud connu pour avoir éten-
du la notion d’inconscient développée par son maître à
une dimension dépassant la psyché de l’individu. C’est la
théorie de l’inconscient collectif, réservoir de mythes, de
symboles et d’archétypes qui influenceraient, selon Jung,
les sujets appartenant à une ère civilisationnelle donnée,
voire à l’humanité tout entière, et dans lequel les religions,
les artistes et les mystiques puiseraient leur inspiration.

70
Jung définit la synchronicité comme une coïncidence
significative entre l’état psychique d’une personne et un
événement extérieur indépendant, sans lien de cause à
effet entre les deux. Exemple célèbre tiré de sa pratique
thérapeutique : au cours d’une consultation avec une
patiente qui relatait avoir rêvé d’un scarabée doré, un
insecte similaire percute la fenêtre du cabinet, de quoi
réveiller un processus intuitif chez la patiente, qui se déta-
cha de sa logique rationnelle pour aborder différemment
le problème pour lequel elle consultait. Si Jung tentait
d’expliquer ces phénomènes à l’aide d’une conception
psychologique plutôt versée dans la métaphysique, la
notion de synchronicité a fait son chemin. Voyez plutôt.
Au moment d’accepter ma demande en interview,
Amy saisit quelque chose tombé dans mes cheveux. Je
regarde sa paume : c’est une petite plume blanche. Elle
s’exclame : « C’est un message du monde des esprits ! »
Le lendemain, sur la terrasse de son hôtel, après m’avoir
servi un thé, Amy s’étend sur sa vie intérieure. « Carl
Gustav Jung était un génie, mais la synchronicité est plus
grande que ce qu’il croyait : c’est le langage de notre higher
source pour nous donner direction et guidance ». Cette
higher source qu’Amy désignera indifféremment comme
Dieu, l’Univers, ou le Sans Nom, est immanente. « Je
pense que nous avons tous le créateur en nous. » Et c’est
en cela que, pour elle, synchronicité, pur feeling intuitif
et créativité se rejoignent. « Chaque individu a un don
créatif, qu’il tient du Créateur comme par hérédité, dé-
veloppe-t-elle, et quand je suis personnellement créative,
je sens que je donne mon être et que je vis ma relation
avec ma higher source ». Ainsi, c’est précisément quand,
mue par une profonde intuition, elle met en œuvre sa

71
créativité, notamment dans sa manière de mixer les pra-
tiques, qu’Amy se sent le plus elle-même. Loin d’être un
cas isolé, ce passage du bricolage à la créativité résonne
avec l’enquête de Jean-François Barbier-Bouvet sur les
nouveaux aventuriers de la spiritualité. Ce Do it Yourself
est également un symptôme de la culture de l’authenticité
que nous avons évoquée au chapitre précédent, et croquée
non sans humour par l’essayiste Jean-Laurent Cassely dans
No-Fake, Contre-histoire de notre quête d’authenticité. Ainsi,
nos « créatuitifs » ne s’estiment pas vraiment concernés
par le manque de cohérence théologique et d’ancrage
historique. Si la conformité à une tradition va peser pour
juger de l’authenticité d’une démarche, c’est la tendance
opposée qui prime pour le créatuitif. Dit autrement, si
j’assène à ce dernier : « Ta démarche est fake car non cohé-
rente avec la tradition, tu bricoles », il pourrait répliquer :
« Ta démarche est fake car t’attacher à être conforme à
quoi que ce soit étouffe ta propre créativité, laquelle seule
est authentique. »
Ce que ne démentira pas Rissai, l’artiste peintre ama-
zigh qui m’a introduit auprès Amy. « Quand tu crées, tu
sens que tu es un dieu toi-même. Et ça te rend heureux,
et tu as toutes ces émotions, comme quand une femme
donne naissance à un bébé. » Avec son T-shirt du Che et
son pantalon maculé de peinture, Rissai, lequel affirme ne
pas être religieux, n’en considère pas moins son art comme
une « méditation », par lequel il devient un « canal de
l’univers ». Antisystème, il traque le conformisme qu’il
décèle même chez les méditants modernes qui suivent des
modes d’emploi sur YouTube ; et conseille : « Tu es ton
propre modèle en méditation. Prends juste quelques tools
des autres, fais des recherches, mais tu ne dois pas suivre

72
quelqu’un. » On voit que, en matière spirituelle, la culture
de l’authenticité et de la créativité semble indissociable
de celle de l’expérimentation.
III.
Totem sans tabou
« Interroge les bêtes, elles t’instruiront, Les oiseaux du ciel, ils te l’ap-
prendront ; Parle à la terre, elle t’instruira ; Et les poissons de la mer
te le raconteront. » Job, [12: 7-8]

R encontrer mon animal totem, voilà quel est l’ob-


jet de ma visite dans l’appartement montreuillois de
Laurence. Je précise que cette dernière ne se prétend pas
« chamane » par respect pour les cultures concernées26,
elle lui préfère le terme de « praticienne chamanique ».
Un scrupule souvent rencontré chez d’autres praticiens
déplorant que le chamanisme soit, selon eux, galvaudé27.
J’appréciais alors cette intention éthique. Stagiaire au
service « Style » du magazine culturel les Inrockuptibles,
je me sentais alors concerné par les controverses au sujet
de l’appropriation culturelle. N’était-il pas irrespectueux
d’importer cette notion d’animal totem et de déclarer
pouvoir en faire l’expérience lors d’une méditation du
dimanche, alors que dans plusieurs cultures où ce thème
s’origine, la rencontre avec un esprit tutélaire peut – et
souvent doit – passer par un long et rigoureux processus
initiatique incluant la survie et le jeûne en milieu naturel
sauvage ?

75
Pas si sûr. Dans un entretien, l’anthropologue Roberte
Hamayon, spécialiste des cultures sibériennes, rappelle
qu’il ne s’agit pas d’une pratique écrite mais orale :
« Toutes les interprétations sont possibles. Il n’y a donc
pas de chamanisme pur. Les pratiques des chasseurs-cueil-
leurs de la préhistoire ou celles des Occidentaux actuels,
c’est toujours du chamanisme.28 » Introduit avec les livres
de l’historien Mircea Eliade au milieu du xxe siècle, et
depuis les années 1960, grâce au succès des écrits de Carlos
Castaneda, le chamanisme connaît un important regain
d’intérêt en Occident. Mais s’il fallait retenir un seul nom
à l’origine du néo-chamanisme, ce serait celui de Michael
Harner. Cet anthropologue s’est rendu célèbre avec son
projet de comparer les traditions chamaniques, d’en re-
lever les points communs, d’en créer une synthèse, puis
de rendre accessible et d’enseigner ce core shamanism aux
Occidentaux. Si l’initiative a permis de préserver certaines
cultures traditionnelles, elle est aussi concomitante de
la transformation de ces cultures. Car le terme sibérien
chaman désigne à l’origine une fonction sociale, l’homme
ou la femme qui fait le lien entre sa tribu et le monde des
esprits, notamment des animaux et des végétaux, afin de
s’attirer, par des alliances, la bénédiction de ces derniers, et
d’apaiser leur éventuel courroux dans un monde souvent
hostile : prédateurs, intempéries, famines…
En même temps, un anthropologue comme Sébastien
Baud critique l’idée même qu’il existe un chamanisme
traditionnel, à savoir une transmission sans interruption
de connaissances et de rituels dont l’origine serait antique.
Au contraire, explique le chercheur, « le propre du cha-
manisme c’est d’être toujours en quête dynamique, de
capter et d’intégrer en permanence des éléments venant

76
de l’extérieur. Les données récentes montrent que les so-
ciétés amazoniennes par exemple ont, contrairement aux
idées reçues, toujours eu des contacts les unes avec les
autres. C’est un fait en devenir constant : les chamanismes
ont toujours évolué, et la modernité n’a fait qu’accentuer
ces transformations.29 » Contrairement aux grandes re-
ligions organisées, surtout les monothéismes, qui vont
avoir tendance, comme le rappelle Sébastien Baud, à
« codifier leurs rites et leurs doctrines, de manière qu’ils
soient uniformes d’un bout à l’autre du monde et à reje-
ter les influences extérieures tout en se départissant du
syncrétisme ». La mentalité chamanique, au contraire,
l’assume pleinement. Un autre anthropologue, François
Gauthier, de l’université de Fribourg, va jusqu’à affirmer
qu’il n’existe plus aujourd’hui quelque chose que l’on
puisse appeler chamanisme ancestral, « tant le contact
avec la mondialisation a bouleversé croyances et rites,
y compris jusque dans les peuplades les plus éloignées
d’Amazonie ». De quoi mettre à mal mes réticences de
puriste. En fait, me confie Sébastien Baud, le bricolage reli-
gieux, serait l’essence même du chamanisme. Grâce à leur
capacité à composer et mixer des éléments hétéroclites.
Quand bien même le praticien n’aurait jamais entendu
parler de ce mot, ni même les guérisseurs traditionnels
amérindiens, africains ou sibériens.

Réveille le chaman qui est en toi30

Chez elle, Laurence me servit un thé en racontant


son histoire d’amitié avec une pie du voisinage laquelle,
d’après ses dires, venait lui offrir des cadeaux – des

77
branches de sapin posées sur le bord de sa fenêtre – pour
la remercier de l’avoir nourrie, elle et ses petits, suite à une
communication télépathique avec l’oiseau, qui était venu
lui « crier » famine. Le laïus, d’un anthropomorphisme
flagrant, me laissa perplexe. J’observais là une manifesta-
tion d’un mode animiste d’être au monde. Inséparable
du chamanisme, cette sensibilité ne peut être réduite ni à
une religion, ni à une croyance, professe Philippe Descola,
anthropologue au Collège de France, défrichant cette no-
tion qui, pour beaucoup, n’évoque qu’une vague étiquette
sur des cartes représentant les répartitions des différentes
religions du monde, dans nos cours de géographie au
collège. L’animisme, explique Philippe Descola, peut être
défini comme un « mode d’identification », c’est-à-dire
« une façon de concevoir la relation entre soi et l’autre ».
Lequel, contrairement à la vision occidentale naturaliste,
jusqu’alors dominante, « attribue à tous les êtres humains
et non humains le même genre d’intériorité, de subjec-
tivité, d’intentionnalité31. » Et de préciser que l’animiste
ne se pose pas la question de croire ou ne pas croire, n’a
pas besoin d’affirmer et de réaffirmer un credo – à l’instar
d’une religion comme le christianisme ou l’islam – mais
se fonde sur son expérience. De quoi lui donner d’entrée
de jeu quelque affinité avec les aspirations modernes.
« Mon premier contact avec la spiritualité, ce sont
les animaux », se souvint Laurence, confiant un drame
ayant bouleversé son enfance, le décès de sa petite sœur.
« Je communiquais avec eux. Chez moi, les animaux ont
été un soutien, des guides qui m’ont permis de continuer
de m’accrocher à la vie. Et c’était tellement naturel et
évident pour moi que je pensais que tout le monde faisait
ça. » Ses sensations débordent alors du monde des êtres

78
visibles pour s’étendre à un univers impalpable : impres-
sion de « présences » dans certains lieux, prémonitions
tombant juste et autres jeux télépathiques relevant du
paranormal sur lesquels, par discrétion, Laurence aime
mieux que l’on ne s’étende pas. Dans sa bouche, et c’est
fréquent avec les nouvelles spiritualités, l’état d’enfance
coïncide avec une relation spontanée avec le monde na-
turel, les esprits et les phénomènes invisibles qui l’habite-
raient. Ainsi, le « chamane » intérieur aurait intimement
à voir avec « l’enfant intérieur », terme également très
employé aussi bien chez des spirituels de tendance plutôt
mystiques, que ceux de tendance plutôt psychologisante,
c’est-à-dire chez ceux qui ne vont pas nécessairement
croire à l’existence d’entités non tangibles. « Je pense que
tu perds certaines de tes capacités car les adultes te disent :
“Non ne dis pas ça, ce n’est pas normal”, et comme tu veux
être comme tout le monde dans le groupe, tu vas refouler
cela. Tu vas te mettre à éviter de parler de tout ça, et moi,
depuis l’enfance, il y a plein de choses que je ressentais,
jusqu’à ce que j’en parle avec des amis, et que ceux-ci me
regardent avec des grands yeux… et qu’après ils ne veulent
plus être mes amis… Ado, je parlais aux gens de mes expé-
riences et on me disait : “Ce n’est pas possible” ; “Tu es une
menteuse !” Après quoi tu ne peux plus le refaire car tu
te juges toi-même ». De ce fait, en grandissant, « mais pas
dans le bon sens du mot », ajoute Laurence, on perdrait,
ou plutôt on endormirait des facultés innées, la faute à
un entourage et à une société hostile à cette sensibilité.
Facultés qu’il s’agira par la suite, via un cheminement
initiatique, de désensabler et de réveiller. Remarquons le
parallèle entre itinéraires individuels et histoire globale
de la pensée occidentale. Longtemps considéré comme

79
relevant d’un stade infantile de l’humanité – quand il
n’était pas diabolisé par le religieux, pathologisé par le
médecin ou à dépasser par « la rationalité adulte32 » – le
mode animique d’être au cosmos refait aujourd’hui une
percée. Le rapprochement avec l’enfance y perd au passage
sa charge péjorative.
La vaste enquête sociologique menée par Jean-François
Barbier-Bouvet parue l’année précédant ma rencontre
personnelle avec l’univers du néo-chamanisme, faisait
ressortir une appétence croissante pour cet univers, chez
les chercheurs de sens français, à hauteur de 20 % :

L’intérêt pour cette forme singulière de rapport spirituel au monde


et à la vie, très loin des traditions occidentales et de la modernité
technique dominante, est relativement récent, comme l’atteste la multi-
plication des offres dans ce domaine (stages, etc.) Abondance pratique
qui contraste d’ailleurs avec la rareté de l’approche théorique.33

En même temps, beaucoup de ceux qui s’y sont es-


sayés, praticiens comme simples patients, pour ne pas dire
clients… confient que, pour eux, le chamanisme est tombé
dans leur vie comme un cheveu sur la soupe. « Il y a
quelques années, je n’aurais jamais cru que j’irai boire des
décoctions de tabac et d’ayahuasca avec une chamane »,
s’exclame une participante à la veille d’une semaine de
diète silencieuse en Bretagne. Mais cette psychologue
spécialisée dans les traumatismes causés aux victimes
d’inceste a trouvé dans l’approche chamanique des clefs
pour guérir et pour mieux accompagner sa patientèle,
grâce à Myriam Beaugendre. Cette dernière est l’auteur
d’un livre, Prendre soin de l’âme : la psychothérapeute qui est
devenue chamane. D’éducation et de confession catholique,

80
ancienne étudiante en philosophie chez les jésuites, était-
elle prédéterminée à devenir curandera ? De son aveu, ce
n’est pas elle qui a décidé, tant les événements se sont
enchaînés. Atteinte, témoigne-t-elle, d’une sévère maladie
cardiaque que la médecine classique échoue à soigner,
Myriam se voit conseiller la medicina amazonienne. La
voilà partie pour un voyage au Pérou, où les plantes et la
forêt tropicale mettent un terme, selon elle, à ses symp-
tômes. Prise sous l’aile d’un guérisseur, elle reçoit une
initiation et se voit léguer un terrain en pleine jungle,
dans les environs d’Iquitos, où elle conduit des retraites
faisant appel à des plantes d’Amazonie, comme le tabac
et la fameuse ayahuasca.
Un passage par une altérité culturelle pour réveiller le
chaman endormi par la mentalité d’Occident ? Un motif
fréquent, si bien que le cinéma a porté le sujet au grand
écran avec Un Monde plus grand, long métrage réalisé par
Fabienne Berthaud où Cécile de France joue l’histoire vraie
de Corine Sombrun, cette ingénieure du son envoyée en
Sibérie dans le cadre d’un documentaire sur les chamans
des Steppes. Au cours d’une cérémonie, la Française tombe
elle-même en transe, inspirée par le tambour, comme pos-
sédée par l’esprit du loup, dont elle adopte soudain le com-
portement. La chamane lui déclare qu’elle est elle-même
chamane et la presse de répondre à l’appel des esprits en
apprenant à apprivoiser ses dons. Ce qu’elle fera, malgré
ses résistances et sans renoncer à son indécrottable esprit
scientifique : elle se proposera à l’étude, en se faisant exami-
ner sous transe par IRM, pour une meilleure connaissance
neurologique des états de transe. Elle participe aujourd’hui
à des recherches médicales menées en Suisse sur la pos-
sibilité d’utiliser les techniques issues du chamanisme

81
en complément de la médecine. Autre signe de l’intérêt
croissant des milieux académiques et scientifiques pour le
chamanisme : Corine Sombrun, entourée d’un psychiatre
et d’une philosophe, présentait récemment ses recherches
au très respecté musée du Quai Branly à Paris. Elle y mon-
trait notamment d’impressionnantes séquences filmées
d’un patient paralytique, qui, induit en état de transe et
sous encadrement médical, se mettait à agiter ses jambes
avec des hurlements terrifiants.
Retour chez Laurence, en plein cœur de l’été. Nous
nous sommes installés au sol pour le voyage spirituel tant
attendu. Ce dernier consiste en une méditation guidée par
les battements du tambour de Laurence, accompagnée
d’un exercice de visualisation censé me transporter dans
ce que les chamans appellent le monde d’en bas. Il s’agirait
d’une sorte de plan de conscience parallèle où il devient
possible de rencontrer nos animaux totems, des entités
qui seraient des guides pour notre réalisation personnelle.
Pour s’y rendre, elle m’a invité à marcher mentalement
jusqu’à un arbre entre les racines duquel se nichait un
trou où il m’a fallu sauter, à la manière d’Alice au pays
des merveilles. En glissant dans ce toboggan imaginaire,
hypnotisé par le tambour, j’accédais non sans surprise à un
état de légère transe, dans lequel surgissaient des images
derrière mes paupières closes, des visions de formes plus ou
moins floues, semblables à ces rêves que l’on fait dans un
état entre le sommeil et la veille. Je me voyais avancer dans
une jungle dense, croisant plusieurs animaux, dont un cerf,
qui, après un jeu de course-poursuite, m’invita à monter
sur son dos et me guida à travers une nature vierge. La fin
du voyage prit un tour carrément psychédélique : je flottais
dans l’espace cosmique, face à un éléphant avec lequel je

82
me sentis fusionner dans un sentiment d’amour extatique
paraissant inclure l’ensemble de l’univers. Mais le trip fut
de courte durée car Laurence mit fin à la séance. Pendant le
débrief, elle déclara avoir vu un cerf pour moi. Simple coup
de chance, me dis-je. Car à mes yeux, ces visions n’avaient
aucune consistance en dehors de mon cerveau. À l’inverse
de Laurence qui estimait que c’est précisément par l’in-
termédiaire de l’imagination – agissant comme un filtre
déformant – que des êtres spirituels existant hors de notre
individualité peuvent se manifester à nous. En écrivant
ceci, me vient en écho un récit de Carl Gustav Jung. Au
cours de ses recherches sur l’inconscient collectif, il avait
expérimenté le spiritisme, supposant, en bon psychologue,
que les esprits en question n’étaient que projections psy-
chiques. Le hic, c’est que lesdites projections ont commencé
à lui demander de les considérer comme des entités à part
entière ! Malgré un vif scepticisme, j’ai retenté l’expérience
quelques jours plus tard, seul chez moi, accompagné par
un enregistrement de tambour chamanique glané sur
YouTube. Très vite j’ai replongé dans le tunnel d’Alice et
regagné « le monde d’en bas », retrouvé le cerf qui m’a
emmené sur une haute montagne, devant un lac sur le
bord duquel se tenait la fille au contact de laquelle, en ce
temps-là, je vivais ce que d’aucuns appelleraient un réveil
spirituel. Et d’autres, une mise en sommeil de la raison.

Le don de l’aigle bleu

Elle s’appelle Mélodie*. Je l’ai rencontrée sur Instagram.


Ancienne danseuse à Tahiti, passée par le Crazy-Horse à
son arrivée à Paris, actrice à ses heures ; sur le réseau

83
social, elle avait partagé une photo d’elle à dos d’âne, en
montagne, allant ou revenant d’une retraite en Argentine
où elle avait pris du San Pedro, un cactus contenant de la
mescaline qu’on retrouve fréquemment dans les Andes.
Ravie d’une occasion de rencontrer « une nouvelle âme »
avec qui partager ses expériences, elle acceptait ma pro-
position d’entretien au jardin des Tuileries. Elle fut la
première personne avec laquelle je suis revenu sans tabou
sur ma jeunesse ésotérique. Ce jour-là, en parlant avec
elle, je ne m’étais jamais senti aussi authentique. J’avais le
sentiment que nous nous connaissions depuis toujours.
Et quand j’écris depuis toujours, je parle de temps immé-
moriaux précédant ma naissance biologique. Des flashs
intuitifs, des images de l’ordre du souvenir s’imposaient
à moi la concernant. Et cela s’aggrava après ce premier
rendez-vous. Je n’arrivais à me concentrer sur rien d’autre
que les inspirations fulgurantes que je recevais comme
des révélations et que je tentais de mettre à l’écrit. Étais-je
victime d’un délire érotomaniaque aigu ? Avait-elle été le
déclencheur d’un séisme psychotique sur les failles de ma
psyché ? Ah ! si seulement cet éboulement ne concernait
que mon intériorité, j’aurais réussi à y faire abstraction,
en y résistant par voie de raison. Mais voilà que les syn-
chronicités se sont multipliées après cette rencontre, au
point de ne plus pouvoir les compter. Deux exemples. Un
soir, quelques instants après avoir courageusement envoyé
un texte à ma nouvelle muse dans lequel je la mettais
en parallèle avec la symbolique de la déesse égyptienne
Hathor – déité des arts et de l’amour –, je discutais avec
Laurence, affichée en ligne sur Messenger. Et voilà que la
« praticienne chamanique » me parle du dernier voyage
au tambour qu’elle vient tout juste d’achever. Elle me

84
déclare y avoir canalisé (channelling34) la déesse égyptienne
Hathor ! Autre coïncidence déconcertante, un jour que je
prenais un thé avec Mélodie à la mosquée de Paris, discus-
sion au cours de laquelle elle versa quelques larmes, voici
que le soir même, Laurence (encore elle !) m’écrivit que
Mélodie avait pleuré, sans que je ne lui donne aucune in-
formation au préalable. Ce ne sont bien sûr que quelques
anecdotes. Mais elles m’ont (ré) ouvert à un mode non
rationnel d’habiter la vie. Ce qui ne m’a pas empêché, à
l’époque, d’essayer de prendre du recul et de mettre des
mots sur ces évènements. Au gré de diverses recherches
internet, je tombais sur des sites New-Age décrivant la
notion de flammes jumelles : deux corps pour une seule
âme, se réincarnant sur terre depuis l’aube des temps, se
cherchant où se fuyant dans un drama cosmique, et dont
la réunion générerait un éveil spirituel de ces âmes déchi-
rées et, par ricochet, de la planète elle-même. Malgré ma
méfiance envers ces concepts que je soupçonnais relever
de la projection amoureuse, je devais bien reconnaître que
maints symptômes étaient en jeu. Début juin, Mélodie
se remit avec son ex et prit ses distances avec moi ; pour
la rédemption galactique, c’était raté.
Ou au moins, partie remise. Ce qui nous ramène
à mon premier voyage chamanique tenté en solitaire.
C’était presque deux mois après avoir arrêté tout contact
avec Mélodie. Et voici qu’elle apparut au cœur de ma
méditation. Elle avait, dans ma vision, un aspect étrange
et terrifiant. Ses jambes étaient celles d’un bouc et une
fumée sombre la nimbait. Un aigle de couleur bleu appa-
rut dans le ciel au-dessus de ladite possédée. « Pourquoi
me confrontes-tu à elle ?, ai-je lancé à mon guide animal,
je souhaite l’oublier et passer à autre chose. » Le cerf

85
me souffla alors que Mélodie était en proie à des esprits
malfaisants et me confia la mission de l’en exorciser. Le
lendemain, je contactai cette dernière, lui racontant va-
guement que j’avais eu une expérience de chamanisme
dans laquelle je l’avais vue accompagnée de ce rapace co-
loré. « Oh c’est incroyable, s’exclama-t-elle par SMS, l’aigle
bleu, c’est justement mon animal totem ! » La coïncidence
était encore insuffisante pour me prouver la réalité d’un
univers magique, mais assez notable pour m’inviter à
continuer l’expérience.
Je tentais donc le grand plongeon dans les eaux du
monde des esprits, en suivant ma « guidance ». Cette
dernière, selon Laurence, « est différente de la personna-
lité », et correspond à un mystérieux aspect de la vie qui,
sans pouvoir dire si « c’est intérieur ou extérieur », est
« quelque chose qui t’emmènes là, et pas forcément où
tu voudrais. » Où m’emmènerait-elle, dame guidance ?
Pour le découvrir, Laurence invite, au moins pour de
courtes périodes, à désactiver le mental : « C’est est un
formidable outil, enseigne-t-elle lors de stages qu’elle
anime, qui nous sert dans la vie de tous les jours, mais
le temps du voyage, vous pouvez-lui dire : je prends des
vacances de toi, ne t’inquiètes pas, on se retrouve plus
tard. » Car, et c’est un thème commun à nombre de
spiritualités modernes (mais pas que), le mental, par sa
tendance à l’intellectualisation, est solidaire de notre
besoin de contrôle sur le réel et, nourri par des peurs
et résistances, obstrue le sentier vers un état élargi de
conscience. Le tambour, la méditation, des pratiques cor-
porelles comme le yoga ou certaines danses, ou encore
les substances psychédéliques (que Laurence n’utilise
pas, en passant) font partie de l’arsenal disponible pour

86
aplanir ce chemin. Bon, à en juger par le témoignage
de sa fille Ève, Laurence prend parfois des vacances à
rallonge.
C’est alors que j’ai commencé à vivre des transes et
des visions spontanées, sans usage du tambour ni de la
méditation, survenant sans prévenir. Ma mission s’est
précisée lors de ces expériences. Il m’a été demandé d’em-
mener Mélodie dans une grotte située en Espagne, là où
j’allais passer mes vacances d’août, quelques semaines
plus tard. Creusée dans une haute falaise surplombant
la Méditerranée, la cueva de Las Palomas est uniquement
accessible par voie marine. Elle abrite d’étranges figures
féminines sculptées dans la roche par l’érosion, si bien
que les locaux en ont fait un sanctuaire dédié à la Vierge,
aujourd’hui pratiquement abandonné. Ici, mon animal
guide m’a invité à conduire un rituel de guérison pour
Mélodie, en faisant des offrandes à la Vierge, constituées
de fleurs, d’encens, de bougies, de bois de cerf et d’une
plume d’aigle bleu… Nous étions à la mi-juillet, je ren-
trais dans le sud de la France le lendemain, pour une
semaine, avant de partir pour l’Espagne. Une semaine
à peine, pour dégoter une plume d’aigle bleu et des
bois de cerf. Et pour demander à Mélodie la permission
d’organiser cette cérémonie à son intention. Quand j’ai
manifesté mon inquiétude et mes doutes à mon « es-
prit guide » il m’a simplement répondu : « Fais-moi
confiance. » Si je n’arrivais pas à trouver le matériel de-
mandé en une semaine – et surtout convaincre Mélodie
de me donner sa permission – cela aurait signifié que
toutes ces expériences n’étaient que pur délire.
Et ça commençait mal. Impossible de trouver de vraies
plumes d’aigle sur internet, celles-ci étant interdites à la

87
vente en réponse aux lois contre le braconnage. Le lende-
main, je rentrais dans mon sud-ouest natal. En arrivant,
je remarquais une affiche faisant de la publicité pour
un spectacle mettant en scène des aigles dans un vieux
donjon en ruine bâti sur une colline de la campagne
voisine. C’était ma chance. De nombreux spécimens de
rapaces étaient attachés à des piquets. Et le deuxième sur
lequel je suis tombé était une buse aguia, aussi appelée…
Aigle bleu. Je n’en croyais pas mes yeux. Je ne savais même
pas que l’espèce existait. Hélas, le bel oiseau n’avait laissé
tomber aucune plume que j’aurais pu ramasser. C’est alors
que je pensai à Laurence, à ses histoires de communica-
tion animale et, en dépit d’un vif sentiment de ridicule, je
me lançai. Je parlai à l’aigle, en lui adressant ma requête
et en lui expliquant ma mission. Ce faisant, je sentis que
je devais oublier le caractère absurde de ma démarche
et mettre toute ma foi et mon humilité dans ma prière,
comme un enfant rédigeant une lettre au Père Noël. Sans
surprise, la buse ne s’arracha pas miraculeusement une
plume. Elle continua simplement de me regarder, l’œil
indifférent.
Je continuai mon chemin, puis demandai aux dres-
seurs s’ils détenaient l’objet de mes recherches. Ils me
donnèrent de nombreuses plumes, mais pas de celles
de l’aigle bleu, ce dernier n’en ayant pas perdu à cette
période. Déçu, je quittai le donjon pour regagner le par-
king, essayant tant bien que mal de me réjouir de ce que
j’avais reçu. Mais voilà qu’en repassant devant l’animal,
à quelques pas de la sortie, je vis avec stupéfaction que
ma prière avait été exaucée. Sous l’oiseau bleuté, juchée
en évidence sur une pierre : une petite plume duveteuse,
que je m’empressais d’aller ramasser. Certes, la raison m’a

88
susurré l’absence de lien de causalité entre ma prière et
le don de l’aigle, mais cet épisode résonnait comme une
merveille. Le surlendemain, j’avais rendez-vous avec le
vendeur des bois de cerf, trouvé sur le bon coin. Arrivé
chez lui, ce retraité m’apprit avoir tué lui-même l’animal.
Hésitant, je baissai les yeux sur le bras de mon hôte, lequel
arborait le tatouage… d’un putain d’aigle bleu ! J’achetai
la paire malgré ses 75 €. J’étais parvenu à rassembler les
offrandes demandées en seulement quatre jours.
Cette aventure contribua à m’éveiller à un nouveau
rapport au monde. La réalité cessait de m’apparaître
comme le résultat d’une série de hasards et de déter-
minismes, mais comme un organisme vivant dont je
faisais partie. Dans cette vision réenchantée de l’univers,
la frontière entre mon imaginaire, les phénomènes ma-
tériels et les événements concrets tendait à disparaître.
L’intuition d’une connexion profonde entre toutes
choses, exprimée notamment par de nombreux sages
orientaux, africains et amérindiens, devenait non pas une
croyance ou une hypothèse, mais un vécu. Une percep-
tion se rapprochant de ce que l’anthropologue Philippe
Descola nomme « ontologie analogiste », en plus de re-
lever d’un schéma animiste. Dans ces conceptions, point
de hasard, mais un ordre invisible, appelé « Univers »
par nos contemporains, qui donne sens à l’insaisissable.
Dans Les Cahiers jungiens de Psychanalyse, Marie-Laure
Tour écrit, en parlant de synchronicité : « Ancré dans
l’histoire de l’espèce, ce système de croyance s’est trans-
mis à travers les mythes, la pensée primitive, la magie,
l’alchimie. Autant de formes archétypiques d’une pensée
qui prétend, par la puissance de ses rituels ou l’inten-
sité de ses prières, modifier les choses et le monde. »
Jung remarque d’ailleurs que les primitifs nommaient
« magie » les faits de synchronicité.
Quand j’ai narré mon périple à Laurence, sans filtre,
elle me confia comprendre en quoi elle pouvait parfois
paraître perchée aux yeux des gens. Et moi, j’obtins la
réponse à mon interrogation formulée au chapitre pré-
cédent. Quels sont les mécanismes qui permettent de
parler, sans filtre, à un inconnu rencontré en soirée, de
ses dialogues intimes avec la pierre et le loup ?
IV.
SPLENDEURS ET
MISÈRES DE LA RUÉE
VERS LE CONDOR

R amures de cerf achetées à prix d’or et plume d’aigle


bleu récoltée par miracle, le plus dur était à venir : à
savoir dépasser ma crainte de passer pour un affabulateur
en annonçant à Mélodie ce qu’il m’avait été demandé d’ac-
complir. À mon plus grand étonnement, émerveillée par
le récit de mon aventure, elle prit le premier vol pour me
rejoindre en Andalousie. L’une de mes premières visions
induites par le tambour se réalisait et je m’apprêtais à la
conduire au sanctuaire, pour la purifier, en chair et en os.

Chaman, idéal moderne ?

Une odyssée aux dehors de quête écrite pour le jeu


Zelda ? A minima, je devenais le protagoniste de ma
propre histoire plutôt que de me projeter dans celles

91
des autres. Plus radical encore, la plupart des œuvres de
fictions que nous aimons ne sont peut-être que des pos-
sibilités de fuites pour ne pas vivre ce qu’elles décrivent.
Si cette quête ne s’avérait être, au final, que le symptôme
d’une névrose, j’aurais au moins eu la chance de vivre des
instants d’une rare intensité.
Dans l’Alchimiste, son best-seller vendu à cent cin-
quante millions d’exemplaires et traduit dans près de
quatre-vingts langues, Paulo Coelho développe la notion
de « légende personnelle », une mission vitale propre à
chacun et dont la réalisation dépendrait de notre capacité
à découvrir nos désirs les plus enfouis : « Si vous écoutez
votre cœur, vous savez précisément ce que vous avez à
faire sur terre. Enfants, nous avons tous su. Mais parce
que nous avons peur d’être désappointés, peur de ne pas
réussir à réaliser notre rêve, nous n’écoutons plus notre
cœur.35 » Et, quand on commence à écouter son cœur,
dont les désirs sont gravés dans « l’âme du monde », tout
l’univers « conspire en notre faveur », et nous parle par
« signes ». Dans différentes spiritualités et jusque dans
le lexique du développement personnel ces thèmes de
l’écoute de soi et de la légende personnelle sont devenus
des lieux communs. L’approche néo-chamanique semble
donc être un véhicule comme un autre du déploiement
de soi et de son potentiel, en tout cas celui que j’ai choisi
d’emprunter lors de cette immersion dans ma « légende ».
Précisons que l’objet de cet ouvrage n’est pas d’ar-
gumenter en faveur ou en défaveur de l’existence d’un
monde spirituel. Mais si, au cœur de l’expérience, on
m’avait demandé si ces synchronicités étaient une
simple manifestation excentrique de mon inconscient
ou si elles provenaient d’une « guidance », appelons-la

92
« Univers », j’aurais sans doute, à l’époque, répondu ceci :
c’est l’« Univers » qui les a suscitées, car il est en moi et je
suis dans lui. L’éclipse de la notion de dualité entre inté-
rieur et extérieur, qui advient dans nombre d’expériences
mystiques, rend souvent assez peu pertinente la question
pour l’expérimentateur.
À la fin du mois d’août, Mélodie atterrissait en
Andalousie pour assister à la cérémonie. Comme la grotte
de la Vierge est uniquement accessible par la mer, je char-
geai le sac rempli d’offrandes et les bois de cerf sur une
bouée à bord de laquelle nous grimpâmes, Mélodie et
moi. En pénétrant dans la caverne, les vagues heurtaient
les parois de la grotte, provoquant un tonnerre réson-
nant dans l’obscurité. Une fois débarqué, je déposai les
offrandes, allumai les chandelles et inaugurai tant bien
que mal la cérémonie. D’une voix forte et grondante,
je commençai à déclamer des invocations spontanées.
J’entrai en transe, et un mystérieux souffle m’accompa-
gna jusqu’à la fin du rituel. C’était comme une force qui
animait et guidait chacun de mes gestes et de mes mots.
Dans la grotte j’avais beau être habité par une puissance
mystique me dépassant, je ne m’étais que rarement senti
aussi vivant. Mélodie déclara même, après cette aventure,
se sentir mieux, voire libérée. J’ignore si ce rituel a eu
une quelconque efficacité sur elle. Ce qui est certain en
revanche, c’est qu’il en a eu une sur moi. Ces mots de
l’anthropologue Bertrand Hell sont pertinents pour évo-
quer les sensations vécues lors de ce genre d’expérience :
« Dans le chamanisme, prévaut une conception totale de
l’homme, où il n’est pas qu’un intellect, il a aussi un corps,
des émotions puissantes… Le chamanisme est peut-être
la seule “vraie” religion entendue comme sens du sacré

93
synonyme de transport, d’enthousiasme… Les lieux de
culte officiels se vident, et là où le sacré sauvage permet
une communion des consciences, une effervescence, on
s’aperçoit que les gens affluents.36 »
« Ce chemin, au fond, c’est juste oser être toi-même »
dira Laurence, laquelle, souvenons-nous, a beaucoup souf-
fert du jugement des autres. « Mais elle s’affirme de plus
en plus », note sa fille Ève. Pour nombre de cheminants, ce
réveil du « chaman endormi » s’inscrit dans une démarche
d’acceptation et de confiance en soi, de ses perceptions, de
ses intuitions viscérales et de ses capacités. Ce qui ne va
pas de soi sous l’œil souvent réprobateur de l’entourage
ou des scientifiques qui dénient pour la plupart la réali-
té de ces expériences. « Au bout d’un moment, conclut
Laurence, tu fais ton chemin et tu t’en fous. Tant qu’il y
a du respect de l’autre et de la sincérité, c’est l’essentiel. »
Les mois qui suivirent, j’intégrais progressivement la
tentative de communication avec les esprits à ma routine
quotidienne. Je concevais ces tentatives comme une nou-
velle faculté mentale, à côté des sens physiques et de la
raison logique. À mesure que je continuais à explorer de
manière expérimentale ce nouvel univers, je commençais
à me documenter de manière plus rationnelle. Devais-je
relier ces expériences avec la notion d’« inconscient col-
lectif » développée par Carl Gustav Jung ? Étais-je appelé
à être chaman ou bien victime d’une pathologie détaillée
sur le Manuel diagnostique et statistique des troubles men-
taux des psychiatres ?
Selon de nombreux témoignages, l’odyssée vécue de-
puis ma rencontre avec Laurence et Mélodie s’apparente-
rait à un « appel ». Et « si tu entends l’appel, tu réponds à
l’appel ». Un impératif entendu de la bouche de Kahina*,

94
une Londonienne venue s’installer au Maroc, terre de ses
ancêtres, après un changement radical de vie. C’est là, dans
les montagnes du nord du pays, que je l’ai rencontrée
pour un entretien, non loin d’un lieu tenu secret, dans le-
quel elle développe un centre de retraites où sont délivrés
« mother ayahuasca » et « grandfather Huachuma », ainsi
qu’elle nomme ces deux plantes enthéogènes37. C’était
un peu avant le ramadan, les cafés étaient encore ouverts.
J’avais entendu parler d’elle à une soirée. Une fille me
l’avait présentée en des termes assez soupçonneux. Selon
elle, son centre, Oum Retreat, avait accepté en week-end
Huachuma un père et son fils atteint de schizophrénie,
sans avoir fait d’enquête préalable. Ce que Kahina démen-
tira. Avant de délivrer une medicina, elle clame s’assurer
méticuleusement que la personne soit apte à la recevoir.
Kahina est une femme au tempérament dynamique, che-
veux gris coupés court et avoisinant la cinquantaine. En
s’asseyant en terrasse, elle allume une cigarette, « chacun
son addiction » lance celle qui lutte aussi, avec la curan-
deria, contre les comportements addictifs. Une combat-
tante ? Un trait de caractère qu’elle a cultivé lors de son
passé à la Metropolitan Police, à Londres, département
antiterrorisme. Une ancienne carrière toujours bien vi-
vante en elle, bien qu’elle l’ait quittée, anéantie, au milieu
de la dernière décennie. « Ils ont essayé de me mainte-
nir à un poste subalterne, se souvient-elle, mais ils ont
aussi compris que j’étais très bonne dans mon job. J’ai
découvert des scandales de corruption dans la police et
dans les services d’intelligence. Ils ont essayé beaucoup de
choses pour me faire taire, jusqu’à me proposer des pro-
motions. » Son ton, passionné, indigné, ressemble à celui
d’un héraut de la lutte pour les droits humains. « J’essayais

95
juste de respecter la loi et de faire ce qui est juste. » Un
combat pour la transparence et la justice, raconte-t-elle,
qui face à un système hiérarchique où règnent l’omerta et
l’intimidation, lui coûtera sa santé. « Je me suis retrouvé
avec un trouble de stress post-traumatique. » Ce qui la
contraindra à mettre un terme à sa carrière. « J’ai cherché
une aide médicale : antidépresseurs, neurologues, doc-
teurs… Mais rien n’a amélioré ma santé. J’en suis arrivé
au point où je me suis dit que je ne voulais plus vivre.
J’avais perdu l’appétit, je n’avais plus d’émotion, moi qui
étais très sportive, capitaine d’une équipe de handball,
là, j’étais détruite.38 »
Mais, au beau milieu des ténèbres du stress post-trau-
matique est apparue une lumière : la medicina d’Amazo-
nie, dont elle ignorait tout jusqu’à 2017. « À ce moment-là,
ces médecines m’ont appelée. » Un terme qu’elle n’em-
ploie pas seulement comme une métaphore. « L’ayahuasca
a un vrai esprit, qui apparaît sous forme de serpent, ou
de jaguar noir. Mais elle existe dans une autre dimen-
sion. Et cet esprit essaye d’appeler certains individus pour
venir travailler avec eux. C’est Mère Nature qui t’appelle.
Ayahuasca existe partout, mais en connectant ces deux
plantes, tu as accès à elle. Elle ne va pas forcément t’ap-
paraître, tu dois avoir une intention pure de guérir. J’ai
véritablement fait confiance à l’Univers et à des entités
plus puissantes pour guérir. » Sa première prise du mé-
lange de plantes psychotropes n’a pas eu lieu en Amérique
du Sud mais… en Irlande du Sud. « J’étais très nerveuse.
Car mon ego me causait beaucoup de trouble. Quand il
sait que sa mort est proche, l’ego commence à stimuler
plein d’anxiétés, de peurs, et de doutes. Je me disais : “Es-tu
vraiment certaine de vouloir faire ça ?” » Au cours d’un

96
temps de préparation, une diète préparant à recevoir la
liane, Kahina s’est brûlée au Cambo, afin de nettoyer son
corps et son esprit. « Quand tu es clean, l’aya peut vraiment
entrer en toi. » Et il faut croire que cela a fonctionné. « Ma
première nuit avec mother ayahuasca était simplement
magique. C’est comme si je faisais vingt ans de thérapie
en juste une nuit. »
Très vite, elle découvre une vocation. « Après la pre-
mière expérience, je n’avais jamais imaginé diriger des
cérémonies moi-même. Je l’ai fait très vite, parce que mon
esprit s’alignait avec cette médecine. Et quand un chaman,
le chef d’une tribu Yawanawa, venu à Londres depuis le
Brésil, a utilisé pour moi le terme curandera, j’ai résisté. »
En effet, d’où cette néophyte tirerait-elle sa légitimité, se
demande-t-on avec elle ? « L’univers me formait à ce genre
de travail. Tout me disait : “Tu dois servir la medecina”,
et j’ai reçu de nombreux messages. » Parmi ces signes,
elle témoigne, elle aussi, d’intuitions fortes et du bal des
synchronicités. « Je ressentais une connexion avec la gre-
nouille. Et un jour à la campagne, j’étais aux toilettes,
une voix intérieure me dit : “Regarde ton pied gauche”.
Et il y avait une grenouille, un bébé. C’est comme ça que
l’esprit communique, si tu as été choisi par cet esprit. Le
véritable appel, c’est quand il y a des événements miracu-
leux qui t’arrivent et que ton intention est pure. » Par ces
mots, elle entend se distancier de démarches qu’elle consi-
dère comme superficielles, malhonnêtes, voire purement
commerciales. « Il y a des organisations de charlatans,
s’indigne-t-elle. Tu peux avoir un certificat démontrant
que tu es un praticien Cambo, mais ça ne signifie rien.
Toute organisation qui pratique le Cambo peut donner
ces certificats. Le problème c’est que certains utilisent cette

97
médecine pour faire du fric. Et certaines personnes sont
prêtes à leur donner 2 000 euros pour devenir praticien
après un stage de seulement une semaine. »39
Une flambée de prix qui n’est pas étrangère au récent
retour en grâce du chamanisme, repéré d’un œil critique
par les habitués du milieu comme Laurence : « Cela me
fait rire, maintenant c’est la mode, tout le monde veut être
chaman. Ils s’en font une espèce d’image d’Épinal. Sur les
réseaux sociaux, les gens se vantent. » Un jeune étudiant
Belge croisé lors d’un voyage, se présentant comme pas-
sablement éloigné des questions spirituelles remarque
que, dans son entourage, « de plus en plus de gens partent
transpirer dans des huttes et participent à des cérémonies
où ils jettent des trucs dans le feu. » Laurence relativise
au passage le potentiel cool de cette voie : « Quand tu
lis certains témoignages de chamans dans des contextes
culturels traditionnels, tu vois qu’ils vivent ça comme
une malédiction. Moi, quand j’ai vraiment commencé
à prendre conscience de l’invisible, ça me foutait une
trouille terrible. Quand tu loues une maison de vacances
par exemple, et que tu ressens une présence au pied de
ton lit, ça te pourrit les vacances. »
Selon Sébastien Baud, « beaucoup de gens se disent
chamans sans avoir pu mener à terme leur initiation ».
Or, celle-ci est longue et douloureuse : « de cinq à dix ans
pendant lesquels tu es coupé de tout. » À l’aune de ce cri-
tère énoncé par l’anthropologue de Neuchâtel, la rapidité
avec laquelle Kahina s’est mise à diriger des cérémonies
– moins de trois ans après sa première fois – justifiée par
un « appel reçu de l’Univers », pose question, d’autant plus
quand il s’agit d’administrer des substances potentielle-
ment dangereuses. À sa décharge, la Britannique témoigne

98
d’un important niveau d’engagement dans sa nouvelle vo-
cation : « C’est un sacrifice, se défend-elle, j’ai dû tourner
le dos à mes amis et ma famille. Ce genre de cérémonies
t’expose à absorber la charge énergétique des troubles
des patients : cancer, VIH, stérilité, TSPT, dépression… Et
ensuite tu gagnes de l’expérience. Et comme pour chaque
chose dans la vie… tu as besoin de travailler. »
Dans les sociétés et les cultures où l’on trouve histo-
riquement des chamans, il y a deux manières d’en deve-
nir un explique Sébastien Baud : « soit par héritage, soit
– dans une société ou l’accès à la fonction chamanique
est ouvert à tous et à toutes – si l’aspirant a une capacité
à entrer en transe, à rêver, à entrer en relation avec les
non-humains, et un talent pour raconter des histoires,
ainsi que des dons de guérison. » Le néo-chamanisme,
lui, insiste surtout sur le potentiel chamanique de tous.
« Ce qui fait son atout, décrypte Sébastien Baud, c’est
qu’il dit à tout un chacun qu’il peut devenir chaman. »
Puisqu’il permet à tous d’établir un contact direct avec
l’invisible, sans l’intermédiaire de hiérarchies confisquant
l’accès au sacré et au mystère, le chamanisme offre un
compromis entre des carcans religieux pouvant être vécu
comme oppressants et le monde désenchanté promu par
la civilisation matérialiste. Pour l’anthropologue Roberte
Hamayon, la primauté contemporaine donnée à l’indi-
vidu et un certain néo-libéralisme ne sont pas pour rien
dans le regain d’intérêt accordé au chamanisme : « Il n’y
a pas à vénérer, il n’y a pas de relation hiérarchique, il y
a des intérêts communs et des échanges. » À ces propos,
Laurence renchérit en invoquant une de ses références :
« Gilles Urtz, qui fait du chamanisme celtique, explique
pourquoi le chamanisme a perduré : parce que ça se passe

99
dans un cercle. Il n’y a pas une personne au-dessus des
autres. Dans nos stages, on rappelle toujours qu’on est
dans le cercle et dans le partage. » Une remarque qui
correspond en partie aux pratiques contemporaines, mais
assez peu au chamanisme traditionnel. Nous l’avons dit
en effet, l’accès limité à la fonction chamanique confère
à celle-ci un rôle assez unique au sein de la tribu et tous
n’y ont pas accès.
Aussi les attentes, dans un contexte mondialisé, ont
tendance à accentuer une certaine uniformisation. « Les
pratiques destinées aux Occidentaux, avance Sébastien
Baud, sont aujourd’hui fortement homogénéisées. On
retrouve le même type de rituels à peu près partout pro-
posés par les chamans. Il y a à peine un demi-siècle les
pratiques chamaniques d’un peuple à l’autre étaient beau-
coup plus dissemblables. » Pour le hashtag #authenticité,
voilà qui fait un peu tache. « Avec cette mode du tourisme
chamanique, de la quête de soi et de sens, d’expérience
forte, et aussi d’altérité et d’exotisme, continue l’anthropo-
logue, il y a une certaine concurrence entre les chamans et
les praticiens, l’intérêt financier entrant en jeu. Car il faut
que les clients en aient pour leur compte. Notamment
au niveau de la gestuelle, des chants et de l’environne-
ment rituel… » Autrement dit, les indigènes qui vous
accueilleront en session ayahuasca au Pérou ont tendance
à grossir le trait de leurs cérémonies, en sorte que le spec-
tacle paraisse authentique. « Il faut que celui qui paye
en ait pour son argent au niveau de l’expérience spiri-
tuelle personnelle. On veut éprouver quelque chose qui
va nous bouleverser. Mais très peu de gens parviennent
à connaître ces expériences de voyage intérieur. Donc
certains chamans vont souvent ajouter d’autres plantes,

100
beaucoup plus fortes [par exemple des solanacées, comme
la datura, dangereuse et très différente de l’ayahuasca]. » À
moins d’être « en cuisine », aucun moyen de connaître la
composition exacte de la préparation, les ingrédients sont
vendus au marché sous forme de liquides ou de poudres.
D’ailleurs, prévient l’universitaire « vous pouvez trouver
à Iquitos de l’ayahuasca en bouteille sur le marché, mais
je vous déconseille de la boire. »
Le tourisme chamanique, de manière indirecte, bou-
leverse les cultures indigènes. Un cas symptomatique est
celui de Guillermo Arevalo, chaman shipibo qui, fort
d’un charisme et d’une influence grandissante auprès
des Occidentaux, a commencé à voir l’argent affluer vers
lui. De quoi exciter une certaine convoitise et générer des
conflits. « Le village auquel il appartenait lui a deman-
dé de partager, rapporte Sébastien Baud, car son succès
venait en partie du savoir de sa culture. Il a été menacé
par les siens et il s’est enfui pour s’installer à Iquitos. »
Lui a un tout autre discours, il assure avoir quitté son
village pour l’infrastructure touristique plus développée
d’Iquitos, lui permettant de recevoir plus facilement les
Occidentaux. Son centre n’en demeure pas moins protégé
par des hommes armés de mitraillettes. Ce qui n’a pas
empêché un drame : le décès lors d’une cérémonie d’un
jeune homme après l’ingestion d’ayahuasca. L’épisode
tragique est relaté dans The Last Chaman, dans lequel
Guillermo Arevalo assure avoir refusé de donner de
l’ayahuasca au patient, car celui-ci suivait un traitement
médical. Mais face à son insistance, le curandero a fini par
céder en administrant le breuvage fatal.
L’idéalisation des chamans indigènes, fréquente, n’est
pas sans danger. « La psychologie humaine a tendance

101
à idéaliser quelqu’un censé détenir un savoir », rappelle
Sébastien Baud ; les Occidentaux se font souvent des gué-
risseurs exotiques une image d’hommes sages, purs des
vices de la civilisation, à l’instar du « bon sauvage » de
Rousseau. « L’un des moteurs de l’idéalisation est la mé-
connaissance des pratiques amérindiennes ; on va accepter
d’emblée un discours. Exemple : un jour à l’université de
Neuchâtel, un collègue a invité un chaman équatorien,
du moins il s’est présenté comme tel, mais sa conférence
n’était qu’un discours New-Age, saturé de termes comme
amour, spiritualité, élévation ou quête. » Autant de mots-
clefs, discerne le chercheur, « qui n’ont rien à voir avec
le chamanisme shuakh, mais tout à voir avec l’auditoire.
Car le chamanisme amazonien est un chamanisme guer-
rier : tout dysfonctionnement est produit par un agent
extérieur, un esprit ou un sorcier, et donc le rôle du cha-
man est de combattre et non pas de s’ouvrir à un « amour
inconditionnel ». » Aussi et surtout, la connaissance des
plantes guérisseuses et le niveau d’expérience rituelle des
chamans, aussi étendus fussent-ils, ne les rendent pas né-
cessairement insensibles aux très humains penchants pour
les honneurs, les richesses et le sexe. Les affaires d’abus
financier et d’emprises menant à des agressions sexuelles
sur les patientes et les retraitantes n’épargnent pas le milieu.
Emily Sinclair, doctorante britannique en programme de
recherche sur l’ayahuasca, et partie prenante d’un groupe
de lanceurs d’alertes, abonde en ce sens que l’ignorance des
Occidentaux les fragilise. « De nombreux abus surviennent
dans des contextes de soins individuels où il peut être de-
mandé à une femme d’enlever ses vêtements » confie-t-elle
à la BBC, « et quand elle n’est pas familière du contexte,
elle ne sait pas si c’est normal ou pas40 ».

102
Pour prévenir les dérives : « Il faut suivre les re-
commandations classiques en termes de risques de sec-
tarisme. Comme il n’y a pas de groupe, de tradition
constituée et unifiée dans le néo-chamanisme, il n’y a
pas de normes pour contrôler un leader charismatique,
explique le sociologue Raphaël Liogier à propos des
dérives touchant cette branche des spiritualités alter-
natives, celui-ci peut alors ne plus avoir de limites, et
imposer, chez certains individus en déshérence méta-
physique, une relation de dépendance à lui.41 »
Guillermo Arevalo est lui-même la cible d’accusations
d’abus à caractère sexuel, ce que le guérisseur nie stoï-
quement : « Parfois, les gens imaginent juste ce genre
de choses42. » Quand on met un pied dans la jungle du
chamanisme, ce n’est pas seulement au sujet de l’existence
de l’au-delà que la frontière entre l’imagination et la ré-
alité peut devenir floue… Un clair-obscur dont bien des
prédateurs font un repaire.

S’ancrer pour ne pas rester perché

Pour persévérer dans mes expériences avec le « monde


invisible » si j’ose dire, il me fallait mettre le mental
de côté, lâcher prise et m’abandonner pleinement 43.
Jusqu’alors, les mandats qui m’avaient été confiés par
l’animal totem, pèlerinage, prières de guérison, invitation
à la confiance et à la patience, s’étaient avérés inoffensifs,
mais rien ne m’assurait qu’à l’avenir, il ne me serait pas
demandé des actes dangereux, immoraux, voire criminels.
En effet, combien ont commis des violences sur autrui ou
sur eux-mêmes après avoir cru recevoir des ordres dictés

103
par des voix mystérieuses ? Ou ont simplement été abusés
par le sentiment de pouvoir qu’est susceptible de procu-
rer une position de « canal » avec un monde des esprits
dont on ne peut rien vérifier ? Souvenez-vous de l’histoire
d’Alex : quel a été le poids de ce genre de suggestions
dans son acte de défenestration ? Quelque temps après,
un ami me rapportait le cas d’un jeune zadiste, chaman
autoproclamé, ayant affirmé recevoir du monde des es-
prits des révélations selon lesquelles les autorités avaient
contaminé le réseau d’eau potable de la ville de Toulouse
avec des tranquillisants, pour éviter que la population ne
s’insurge contre la levée du blocus d’une université… Un
complotisme prêtant à sourire, mais qui pose question
quant aux « révélations » que l’on peut obtenir dans des
états mystiques, surtout lorsque celles-ci sont passées au
crible du réel.
Dans mon cas, mes contacts avec le « monde invi-
sible », quelle que soit la nature de celui-ci, ont commencé
à devenir gênants et surtout incontrôlables. Il m’arrivait de
devoir interrompre mon travail à cause d’états de transe
intempestifs. Des sensations d’euphorie, d’extase, voire
de surpuissance accompagnaient ces moments, que l’on
pourrait comparer aux effets de certaines drogues. La
littérature chamanique explique ce phénomène par la
possession des esprits, laquelle est parfois volontaire, le
chaman canalisant ainsi une entité en vue d’une guéri-
son, par exemple. D’un point de vue psychiatrique, j’étais
proche de la définition du trouble psychotique. Si les
symptômes convergent entre le maniaque et le chaman
qualifié, la différence est que ce dernier parvient à res-
ter maître de lui-même au lieu de se laisser submerger.
C’est du moins ce qu’il ressort des recherches menées

104
par Corine Sombrun, après qu’elle a passé une IRM en
état de transe.
Ces questions de l’ « ancrage » et de l’« intégration »
sont importantes pour les débutants dans le monde du
chamanisme. Ces notions peuvent être envisagées sous
au moins trois facettes : l’intégration de l’expérience dans
son corps et sa psyché, l’intégration dans son contexte
socioculturel et enfin, l’intégration dans la science mé-
dicale moderne.
La possibilité de ce dernier aspect fait partie des rai-
sons qui expliquent d’ailleurs l’engouement actuel pour
les chamans. Car voilà, de plus en plus de chercheurs
désirent étudier ces phénomènes indépendamment de
leur cadre traditionnel. C’est le cas d’Olivier Chambon
et de Corine Sombrun en France, qui scrutent les états
modifiés de conscience chamaniques à la lumière des
neurosciences. La transe, étiquetée comme un état par-
ticulier du cerveau, est alors dite « cognitive » parce que
« décontextualisée de tout rituel », explique la neuropsy-
chologue Audrey Vanhaudenhuyse :

La majorité des gens ont accès à cet état de conscience modifiée.


Mais il y a des sensibilités différentes, qui font que chaque personne
va vivre la chose plus intensément ou non. En transe, notre perception
de l’environnement est modifiée. On peut percevoir des choses qu’on
ne voit pas toujours à l’œil nu. Notre conscience de soi est modifiée.
On a l’impression d’être plus en connexion avec les gens à côté de
nous, avec la nature, le monde44.

Il s’agit donc d’opérer une extraction du principe


actif que serait la transe des croyances qui y sont atta-
chées – comme l’existence du monde des esprits – pour

105
l’intégrer à des thérapies menées par des médecins. La
neuropsychologue insiste d’ailleurs sur les dangers d’un
accès non encadré à la transe, comme le risque de dé-
compensation psychotique ou le réveil de traumatismes
enfouis.
En tout cas, ce processus n’est pas sans rappeler le des-
tin de la méditation de pleine conscience, déracinée de
son terreau bouddhique pour être greffée à des méthodes
thérapeutiques et de recherche de bien-être. En passant,
selon la chercheuse de Liège, la méditation, comme l’hyp-
nose, présente des points communs avec la transe, à la
différence que cette dernière mobiliserait le corps de ma-
nière plus sauvage, par des mouvements libres, des chants
spontanés et des cris.
En tout cas, ce projet de mise en éprouvette de la transe
pose question. L’expérience, déracinée, pourrait perdre
de son sens, c’est ce que suggère Myriam Beaugendre,
psychothérapeute devenue chamane :

Les traditions chamaniques ne s’intéressent pas seulement à leurs


principes actifs. Elles cherchent aussi à réintégrer la dimension spi-
rituelle dans le soin, à nous faire expérimenter la puissance de vie
qui réside dans la nature grâce à la transe. Il s’agit de faire vivre une
expérience spirituelle qui est centrale dans le soin de la personne. Le
travail du chaman, c’est de stimuler ce vivant en l’autre, notamment
en s’ouvrant lui-même à ce plus grand que lui et en invitant l’autre à
le suivre sur ce chemin. C’est à cette intelligence qui parcourt toute
la création que le chaman se connecte par la transe, et c’est elle qui
le guide pour soigner.

Myriam Beaugendre mène d’ailleurs une expérience


d’intégration et d’ancrage d’une forme de pratique

106
chamanique thérapeutique, en contexte européen, dans
un centre de soin fondé avec son époux dans le Finistère.
Le centre Talmadenn s’est installé sur un ancien camping,
avec une vue imprenable sur la campagne bretonne. Une
atmosphère radicalement différente de la jungle des en-
virons d’Iquitos, en Amazonie péruvienne, où Myriam a
reçu son initiation et installé son premier centre, le jardin
de Lola. Tentes, lodges, cabadiennes, les équipements de
l’ancien camping ont été convertis en logements indivi-
duels pour accueillir les retraitants pour des périodes de
diète s’étalant généralement sur une semaine. La « puri-
fication intérieure » procédant de la diète permettrait de
se rendre disponible à une rencontre avec la nature, et
surtout d’accueillir les « vertus » des plantes guérisseuses.
Aujourd’hui, avant chaque session, chaque participant
passe en consultation avec un médecin rattaché au centre
pour s’assurer qu’il est apte physiquement et psychologi-
quement, à s’engager dans l’expérience. « La diète nous
décentre de notre mode habituel de fonctionnement
pour nous ouvrir à des dimensions subtiles auxquelles
nous n’avons pas accès autrement », développe Myriam
Beaugendre, qui soumet les participants, avant, pendant et
après la retraite, à des restrictions alimentaires graduelles
(retrait du sucre industriel, puis du sel et des produits
animaux, jeûne intermittent, voire jeûne complet) ; une
période de déconnexion (les téléphones et ordinateurs
sont mis de côté) et un temps d’abstinence sexuelle. Elle
justifie ce dernier point : « Ces règles sont issues du cha-
manisme amazonien et sont appliqués là-bas par tous
les chamanes. Un rapport intime nous emplirait de la
présence de l’autre, tout comme avoir l’esprit occupé par
la sexualité empêcherait d’entrer en relation avec la plante

107
sacrée. » La psychologue estime que le rapport entre le
chaman et les plantes telles que l’ayahuasca relève d’une
relation personnelle. Problème, en France, les plantes
psychédéliques sont interdites. Myriam cherche donc à
proposer des rituels de transe tout en respectant la loi et
cette restriction lui donne l’opportunité de redécouvrir
la botanique vernaculaire : « Mon passage en l’Amérique
latine a été une façon de me reconnecter, il m’a permis
de retrouver une façon de soigner (diète, transe, plante),
mais je veux utiliser des plantes locales de Bretagne, dont
je suis originaire. Je me sens dans un travail de recherche
pour transposer la médecine amazonienne, et ça met du
temps. »
Quand j’ai visité Talmadenn, fin novembre 2020, la
semaine était consacrée au chêne. La diète devant avoir
lieu en Amazonie avait été annulée à cause des mesures
sanitaires, En « rencontrant » l’arbre sacré des Celtes,
emblème des druides, symbole de la sagesse, de la force
et de la verticalité, l’intention était d’intégrer « en soi »
ces qualités. La quinzaine de participants, dont j’étais du
nombre, a pu braver le deuxième confinement grâce à
une autorisation pour raison thérapeutique. Le premier
soir, après un temps d’accueil, nous nous sommes assis
en grand cercle autour d’un petit tapis sur lequel étaient
disposés des objets incarnant l’intention et l’esprit de la
session à venir : une branche de feuilles de chêne bien
sûr, du houx, un gros cristal de roche limpide, une pipe
d’Amazonie, du tabac, de la sauge, une liane d’ayahuasca
(pour rappeler la présence de son esprit), un petit per-
sonnage sculpté dans du bois « symbolisant l’humain
renfermé sur lui-même avec sa souffrance », m’explique-
ra Myriam. Le poids de la tradition amazonienne était

108
fort. Jusque dans les chants rythmant les cérémonies en
groupe, souvent en espagnol. Pour ouvrir le temps de
la diète du chêne, Myriam a composé un Icaro, terme
désignant un hymne sacré mettant à l’honneur les attri-
buts d’une plante avec laquelle le curandero va travailler
pour ses soins. De quoi ramener sur la table la question
du bricolage, terme dans lequel Myriam ne se reconnaît
pas : « Le bricolage est à mon sens une attitude qui as-
semble de manière superficielle des pratiques diverses
alors que dans ma recherche, il s’agit de rendre présentes
spirituellement les plantes que j’ai rencontrées lors de
mes diètes avec lesquelles je travaille. Ce qui me touche
beaucoup dans cette tradition d’Amazonie, c’est que la
spiritualité est liée à la matière. Elle nous invite à voir la
dimension spirituelle présente dans celle-ci. Selon moi,
notre mission en ce monde est d’être des traits d’union
entre le ciel et la terre. Je dis de plus en plus que notre
travail c’est de spiritualiser la matière et d’incarner, dans
nos vies, nos aspirations spirituelles. Dit autrement, nous
sommes appelés à incarner dans nos vies terrestres les
valeurs dans lesquelles nous croyons et à réaliser les vi-
sions reçues lors de nos transes. » Cela étant, s’inscri-
vant dans quatre traditions, la medicina d’Amazonie, le
christianisme, la psychothérapie et le local breton, elle
avoue comprendre la critique potentielle. « On revient à
la notion d’apprentissage et d’intégration. Si je travaille
par exemple avec le chêne, ce n’est pas par une connais-
sance intellectuelle, mais c’est parce que je l’ai rencontré
et intégré dans mon corps grâce à la diète et que je sais
comment il soigne. […] Ces traditions différentes – qui
peuvent sembler s’opposer – sont toutes des traditions
de soin et d’éveil spirituel. J’ai reçu leurs enseignements

109
pendant des années et chacune est profondément inscrite
dans mon être. »
Chaque diétant s’est vu délivrer une bouteille de
décoction d’écorce de chêne à boire trois fois par jour
dans son logement individuel. Chaque jour, Myriam nous
rendait visitait le temps d’une séance de type psychothé-
rapeutique. Au terme de celle-ci, elle nous proposait, si
nécessaire, une infusion de tabac, une autre plante sacrée
amazonienne permettant un processus de purge (on en
vomit aisément) et aidant à la clarification des pensées.
Bien qu’entourés par la forêt où nous pouvions nous pro-
mener au milieu des chênes, la météo bretonne ne facili-
tait pas les choses. L’âpreté de la solitude (nous n’étions
pas autorisés à parler aux autres diétants), la faim, le si-
lence, et l’ennui suffisent pour affirmer que l’on ne peut
taxer Talmadenn de cultiver une spiritualité de confort.
Une diétante, professeur de yoga à paris, confiait lors du
cercle de parole final : « Je pensais que j’allais avoir une
séance pour prendre soin de moi comme dans un cocon
de bien-être, mais j’ai été soumise à rude épreuve. »
L’un d’entre nous, Thomas, la trentaine, musicien de
métier, suivait Myriam depuis plusieurs années. Il tra-
vaille aujourd’hui avec elle au développement du centre
Talmadenn. Il explique la manière dont ses idées pré-
conçues sur la « facilité » du chamanisme sont tombées :
« Avant, je pensais que j’allais prendre les plantes, vivre
une expérience incroyable et être changé à vie, que ça
allait m’ouvrir des portes facilement et me guérir de je
ne sais quoi… peut-être de ma nature humaine. Au final,
c’est surtout une voie de développement de soi, le travail
avec les plantes équivaut à un travail du type bouddhique
ou à une autre voie, alors que je pensais que ça serait une

110
sorte de raccourci. » En effet, il a découvert là une voie
d’engagement sur la durée qui, selon lui, l’a reconnecté
aux exigences temporelles du monde naturel : « On vit
dans une société déconnectée de la nature, or celle-ci a
son rythme, elle grandit lentement ; et nous, on veut une
efficacité, des résultats très rapidement. Or le chamanisme
ou le travail avec les plantes, ça demande de la lenteur, de
la disposition et un travail sur le long terme. Il y a tout
un chemin et un apprivoisement pour rentrer dans ces
médecines, ainsi qu’un engagement. »
Paradoxalement, ce désir de se reconnecter à la Terre
mère peut parfois nous faire perdre pied avec la réali-
té, comme j’ai pu l’observer moi-même. Thomas en est Te
T
T
conscient également, mais précise : « Cette recherche de
spiritualité a tendance à percher les gens, dans le sens où
il peut y avoir un désir d’union avec le divin, avec l’amour
universel, ces choses dont on peut faire l’expérience et qui
sont super, mais ce que je trouve intéressant, c’est quand
les guides spirituels ou les plantes viennent te ramener
les pieds sur terre et faire de toi quelqu’un avec une place
et un lien dans une société humaine. Ces expériences-là
peuvent t’ouvrir le cœur, et ensuite, il faut l’incarner dans
la matière. »
Et de se souvenir de sa première diète, au Pérou où il
s’était rendu par curiosité intellectuelle. Lors de ses trois
premières prises d’ayahuasca, il ne s’est rien passé : « À la
quatrième, il y a eu une division de ma conscience entre
mon esprit et mon corps. J’ai alors pris conscience de la
manière dont je traitais mon corps. À l’époque, je faisais
beaucoup la fête, je buvais. Et j’ai soudain compris que
je faisais souffrir mon corps. Et c’est comme si je discu-
tais avec lui, je lui disais désolé. Et comme à la fin d’une
soirée ou tu mets les choses au clair avec un ami, j’enlace
mon genou, je remercie mon corps. À ce moment-là, la
scission entre mon corps et mon esprit s’arrête. Et j’ai
pleuré de joie et de gratitude ; c’était la première fois que
je me disais merci. Quelque chose de tout simple, mais
de tellement important, alors que je m’attendais à partir
au fin fond du cosmos sur le serpent cosmique. »
Enfin, Myriam Beaugendre ne s’est pas pour autant
éloignée de sa foi chrétienne, assure-t-elle, mais estime
que le chamanisme nourrit celle-ci et l’aide à vivre « dans
sa chair » les préceptes fondamentaux de l’Évangile. Elle
estime même que l’Église gagnerait à s’ouvrir à ces dé-
marches. « Par le travail chamanique, que j’entreprends
toujours sous la protection du Christ, je suis passé d’une
morale de “tu dois aimer ton prochain” à une spiritualité
incarnée où cet amour jaillit spontanément comme un
élan du fond de l’être ».
V.
LA RÉANIMATION
DE GAÏA

N ous allions à la plage, descendant les marches d’un


escalier bâti à flanc de falaise, qui donnait sur le ri-
vage. À mi-chemin, mes deux amis se sont arrêtés net,
sans concertation. Ils ont tourné leurs regards vers la baie
et leurs yeux ont suivi les vagues que le vent, soufflant
plus fort ce jour-là, soulevait et ramenait vers la côte. Joël
et Daniel, deux surfeurs australiens, n’avaient pas leurs
planches avec eux ce jour-là45. Nous étions, en effet, non
pas sur les rives de l’océan Indien, mais au bord de la
Méditerranée. Et pourtant, immobiles, leurs pupilles at-
tentives, les deux jeunes hommes paraissaient rider ces va-
gues qu’ils contemplaient dans un silence de vénération.
Comme s’ils surfaient en esprit et s’unissaient à l’onde,
et en elle, à un indicible et vaste mystère. N’ayant duré
qu’un bref instant, cette scène, survenue deux ans avant
ma redécouverte formelle des spiritualités, me marqua de
son sceau. J’eus l’intuition que le surf pouvait être une
de ces pratiques où se manifeste, non pas exclusivement
mais éminemment, un lien nouveau avec la nature vécue
en partie comme cosmos réanimé. Au sens premier du
mot, à savoir, ce à quoi on redonne une anima, le mot
latin pour « âme ».

113
Une intuition étudiée par Bron Taylor, professeur de
religion et de nature à l’université de Floride, qui a mis
en évidence le fait que certains pratiquants, qu’il appelle
souls surfeurs, perçoivent la nature comme « puissante,
transformatrice, guérisseuse et sacrée46 ». Des perceptions
souvent mobilisées « en actions éthiques avec lesquelles
Mère Nature, et spécialement sa manifestation comme
Mère Océan, est considérée comme sacrée et méritant un
égard révérencieux47 ». Aussi, beaucoup d’entre eux déve-
loppent des « sentiments de communion et de parenté
avec les animaux non humains qu’ils rencontrent durant
leur pratique. Ces expériences conduisent parfois à un
ethos animiste et mènent des surfeurs à l’activisme au
nom des écosystèmes marins ou d’espèces particulières48 ».
Cette Surfing Spirituality est à prendre en considération
parce qu’elle est une émanation singulière d’une lame
de fond que Taylor nomme Dark Green Religion, qu’il
définit comme un ensemble de croyances et de pratiques
caractérisé par la conviction centrale que la nature est
sacrée, et que les vivants qui l’habitent sont interconnec-
tés et interdépendants. Taylor soutient que la Dark Green
Religion présente des points communs avec les religions
établies : des textes presque sacrés (Walden, de Thoreau,
par exemple), des prophètes militants, des rituels, voire des
« éco-terroristes radicaux ».
Les discours écologistes alarmistes, la pandémie
mondiale et la menace de catastrophes naturelles, ainsi
que les discours avertissant d’un effondrement de notre
civilisation questionnent le rapport que cette dernière
entretient avec la nature. De plus en plus d’écologistes
ne se contentent plus d’une approche purement scien-
tifique pour faire face à ces défis. L’éco-spiritualité

114
apporte à ces acteurs une nouvelle narration, décrypte
Christophe Monnot, professeur de sociologie à l’universi-
té de Lausanne : « Les discours scientifiques complexes et
alarmistes créent une forme de désenchantement auprès
de la population, qui offre aux spiritualités un espace où
elles peuvent être remobilisées pour réenchanter le dis-
cours écologique49. » En passant, pour sa consœur Irène
Becci, avec laquelle il a travaillé sur une enquête, l’idée
même du « souci » de l’écosystème ou de la biodiversité
aurait même une dimension de transcendance :

La conscience de faire partie d’un système écologique complexe,


relativement sensible et délicat, dont l’équilibre peut être précarisé
par notre intervention sans que cela soit forcément visible ni facile
à comprendre, apporte en soi quelque chose qui est du domaine du
religieux. Au contraire d’une lutte sociale et politique dont le gain
peut être immédiat, l’impact de l’engagement écologique se verra dans
la durée et cette temporalité longue amène également l’humain à se
penser de manière plus large, plus globale, donc quelque part aussi
plus transcendante.50

L’éco-spiritualité, une religion à plusieurs têtes ?

L’approche éco-spirituelle affirme que la spiritualité


devrait être à l’écologie ce que l’âme serait au corps :
la source et le moteur des actions, qui leur donneraient
aussi un sens. Réintroduire le sacré au centre de notre
relation au vivant impliquerait une forme de conversion
intérieure, un éveil des consciences aussi bien individuel
que collectif, indispensable pour nous donner l’élan de
préserver la Terre.

115
Dans le cadre de leur enquête « Vers une spiritualisa-
tion de l’écologie ? », Irène Becci et Christophe Monnot
ont débusqué un lien entre l’augmentation de la sensibi-
lité écologique, la sécularisation de la société et le sursaut
d’intérêt pour les spiritualités alternatives. Selon les cher-
cheurs, d’anciennes pratiques et philosophies spirituelles
et religieuses, issues de la contre-culture américaine des
années 1960-1970, se popularisent :

Les propos des écologistes marginaux, relève Irène Becci, fâchés


contre le monde et incompris, sont désormais mieux perçus, car les
soucis sont plus largement partagés. Il y a cinquante ans, commu-
niquer avec les plantes ou les arbres était considéré comme farfelu.
Cela reste, disons, « créatif », mais entre-temps la science a aussi fait
des découvertes sur la communication des végétaux. Bien sûr, c’est
différent, puisque d’un côté l’approche est scientifique et de l’autre
elle est ésotérique ou mystique. Mais des gens font le rapprochement
entre les deux, à leur manière.

Bien qu’ayant eu des précurseurs, le mouvement prend


son essor surtout à partir des années 1980 dans les mou-
vements écologistes. L’un de ses piliers idéologiques est
l’ « hypothèse Gaïa », du nom de la déesse grecque de la
terre. Avancée par le climatologue James Lovelock dans
son ouvrage La Terre est un être vivant, celle-ci postule que
notre planète est une unité corporelle dotée d’organes vi-
taux. Sachant cela, il nous faudrait apprendre à les recon-
naître afin de les préserver de manière juste. Controversée
dans les milieux scientifiques, cette thèse fera néanmoins
son chemin. Elle s’apparente à la doctrine de la deep ecolo-
gy, formulée par le Norvégien Arne Næss dans les années
1970. Le philosophe critique une écologie superficielle,

116
selon lui, qui s’en tient à une vision de la nature comme
réservoir de ressources à préserver pour le développement
durable de l’humain, lequel resterait supérieur aux autres
vivants. Au contraire, l’ « écologie profonde » promeut
une approche biocentrique du développement durable :

Les hommes dépendent de la nature, ils ne la contrôlent pas ; il


serait préférable d’admettre que c’est elle qui les contrôle. On com-
prend que la dépendance est un plus, parce qu’elle implique une
interrelation qui nous confère une ampleur extraordinaire, qui nous
fait passer du macrocosme au microcosme, et vice versa. Le fait de se
sentir extrêmement petit au regard des dimensions du cosmos permet
de s’ouvrir et de s’approfondir soi-même, et l’on accepte alors avec en-
thousiasme ce que les autres prennent pour une corvée : prendre soin
de la planète. Cela devient une source de joie, et non plus simplement
quelque chose qu’on fait pour survivre.51

Ce ne sont donc plus nos seules manières de produire


qui sont concernées, mais les principes et les valeurs
même qui fondent le système de production à l’origine
de la dégradation de l’environnement. Et c’est là que les
nouvelles spiritualités interviennent. En effet, pour l’éco-
logie profonde, cette transition passe par une conversion
intérieure alimentée par une expérience intime et viscé-
rale de notre connexion au vivant en nous-même, avec les
autres et avec la nature. Il s’agit de chercher la réalisation
non seulement de l’ego mais aussi du Soi, avec un grand S.
Ce dernier engloberait l’ensemble des êtres vivants ; nous
sommes encouragés à un mouvement d’identification
avec ce Soi, dépassant notre individualité. À se sentir
et à se vivre comme étant le Tout, comme un avec le
Tout, plutôt que de se penser comme une partie isolée de

117
ce Tout. En s’ouvrant à cette conscience, on pourrait faire
l’expérience de « la Terre comme soi-même », ressentant la
souffrance de ses écosystèmes et de ses habitants comme
la nôtre. Et de même que la douleur de la brûlure ôte
par réflexe la main du feu, car c’est le corps qui est en jeu,
l’identification de l’individu à la Terre lui permettrait de
ressentir l’urgence de l’action quand, par exemple, la forêt
amazonienne brûle. Diverses pratiques de méditation ou
de travail sur soi entrent dans l’arsenal disponible pour
développer cette conscience.
Dès lors, on comprend mieux pourquoi des néo-cha-
mans, des néo-païens, et des néo-sorcières trouvent une
tribune dans des events écologistes comme le festival de
la Terre à Lausanne. Le chamanisme, en effet, éveille au
sentiment du sacré face aux éléments de la nature et,
face aux défis actuels, il peut être mobilisé comme un sti-
mulant de la conscience écologique. Le néo-paganisme52
est une tentative de résurgence des anciennes religions
pré-chrétiennes, souvent polythéistes, dont les divinités
sont souvent des personnifications d’aspects divers de la
nature. Asatru, Wicca, odinisme, kémitisme, néo-drui-
disme en sont des branches, prônant l’harmonie avec les
lois cosmiques à travers un culte de la nature mettant
par exemple à l’honneur les changements de saisons.
Ces mouvements partagent souvent une aversion pour
le christianisme qui, en devenant la religion officielle de
l’Empire romain, a fini par marginaliser les formes re-
ligieuses non chrétiennes à partir du quatrième siècle.
En fait, le socle de la civilisation judéo-chrétienne est
communément décrié par les premiers éco-spiritualistes
comme étant l’une des principales sources de l’exploi-
tation de la nature par l’homme, et responsable d’une

118
vision anthropocentrique légitimant la suprématie de
notre espèce sur les autres, ouvrant ainsi la porte au dé-
senchantement du monde. Le premier à émettre cette
thèse, dans Les Racines historiques de notre crise écologique,
est l’historien Lynn White Jr. Ce professeur de l’univer-
sité de Californie met en cause le premier chapitre du
premier livre de la Bible, la Genèse, où on peut lire le
célèbre passage fondant, selon lui, la vision d’un être hu-
main privilégié et prédateur : « Dieu créa l’homme à son
image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la
femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : “Soyez féconds,
multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et domi-
nez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et
sur tout animal qui se meut sur la terre”. »
Entre-temps, les églises se sont rodées à cette critique
et les réactions venant des milieux chrétiens ne se sont
pas fait attendre. Certains développent désormais leur
propre version de l’éco-spiritualité, en réinterprétant les
textes et en mettant en avant des figures comme Saint-
François d’Assise, lequel parlait aux oiseaux, et commu-
niait avec toute la Création, comme en témoigne son cé-
lèbre Cantique des créatures, jusqu’à devenir saint patron
des écologistes, ou Hildegarde de Bingen, qui peignait ses
visions du « Christ cosmique » et soignait avec les plantes
et les cristaux. Ils s’appuient également sur les Pères de
l’Église, chez lesquels – en particulier chez Maxime le
Confesseur – le Verbe de Dieu, avant de s’incarner dans
les écritures et en Jésus-Christ, s’incorpore dans le cosmos
tout entier. Dans Laudato Si, apogée du discours chrétien
officiel sur la sauvegarde de la Maison commune, sa lettre
ouverte sur l’écologie, le Pape François invite à oser trans-
former en souffrance personnelle ce qui arrive à la Terre,

119
qu’il ira jusqu’à appeler Notre Mère. Un travail intérieur
que propose Michel Maxime Egger, un éco-théologien
suisse de tradition orthodoxe, à travers des formations en
éco-psychologie et éco-spiritualité. Il invite les personnes
à faire l’expérience de la nature et de leur corps non seule-
ment comme un environnement à protéger mais comme
« lieu de Dieu ». Une démarche s’accompagnant d’un
regard rénové sur l’humain, non plus conçu comme le
maître mais comme l’intendant, le gardien de la planète,
en mettant l’accent sur sa responsabilité.

En Terre, la hache de guerre ?

Il est curieux de constater que les démarches de pré-


servation du vivant rassemblent parfois des profils que
tout oppose. Si on lui avait dit qu’il allait rencontrer le
Pape, Pablo Servigne aurait sans doute été fort sceptique.
Celui qui se présente comme anarchiste, fâché avec les
religions, ayant connu dans sa jeunesse en Colombie une
institution catholique qu’il trouvait « monstrueuse », a
développé une vraie méfiance avec le terme de spiritualité.
Docteur en sciences de l’université libre de Bruxelles, ce
jeune brun quarantenaire s’est fait connaître du grand
public pour ses travaux sur la collapsologie, un néolo-
gisme utilisé pour regrouper l’ensemble des études scien-
tifiques sur l’effondrement – certain selon lui – de notre
civilisation industrielle, et les perspectives de résilience
pour le post-collapse. Des années durant, le co-auteur de
Comment tout peut s’effondrer dit avoir épluché les données
avec la froideur et la sécheresse qui sied à la rigueur du
scientifique. Son constat est sans appel. L’effondrement

120
est imminent et à sa suite, les guerres, les famines et les
inévitables épidémies. De livres en conférences, il sonne
l’alarme, face à un public de plus en plus convaincu. Selon
une étude menée par la Fondation Jean Jaurès, en effet,
près de 65 % des Français pensent que l’on va vivre la fin
du monde53. Pablo Servigne, dans ses tournées d’annon-
ciateur des catastrophes à venir, a rencontré beaucoup de
gens dont il avait tendance à chercher à s’écarter : chefs
d’entreprise, partis politiques, militaires… et, le Pape, au
cours d’une rencontre avec une délégation de l’Église
cherchant à convertir les catholiques à l’écologie.
Mais ce n’est pas auprès des religieux – dont les insti-
tutions « nous empêchent d’aller au cœur de la spiritua-
lité54 », pense-t-il – qu’il s’est ouvert à la dimension spiri-
tuelle de l’effondrement. En s’apercevant que son discours
était catastrophiste, froidement asséné à coups de chiffres
et de données prouvant le cataclysme à venir, il s’est rendu
compte qu’il ne ménageait pas les émotions de ses inter-
locuteurs ; en bref, il déprimait son audience. Lui-même,
a pataugé un peu dans la dépression. Une jeune femme
du public dira de lui : « On sent qu’il est désemparé par
l’effondrement et qu’il le vit vraiment. » Auprès de certains
de ses proches amis, comme Gauthier Chapelle avec lequel
il a coécrit Une autre fin du monde est possible, il a découvert
que la dimension de l’intériorité semblait nécessaire pour
faire face à la fin du monde. Dans une intervention don-
née en tant qu’invité d’une journée intitulée « Mobiliser
nos énergies spirituelles pour les défis du temps présent »,
Pablo Servigne a employé le terme de metanoïa (qui est le
mot grec utilisé dans la Bible et généralement traduit par
conversion, ou repentir), en l’extrayant de son background
chrétien pour évoquer le changement de conscience qu’il

121
appelle de ses vœux. Un retour à l’essentiel auquel la pan-
démie nous aurait d’ailleurs forcés à goûter se souvient-il :
« Pendant le confinement, c’était quoi l’essentiel ? Faire
un potage, prendre soin de ses voisins, de sa famille. »
En somme, l’imminence d’une fin annoncée, plutôt que
de nous confiner à un désespoir morbide, aurait de quoi
opérer un mémento mori civilisationnel nous offrant de
pouvoir enfin vivre vraiment. Et Pablo de citer Confucius :
« On a deux vies, et la deuxième commence quand on se
rend compte qu’on n’en a qu’une. » Il invite à prendre
soin du « triple lien », une notion filée par le philosophe
Abdennour Bidar dans Les Tisserands. Il s’agit, rappelle-t-il :
« Du lien à soi (les émotions, l’intériorité), du lien à l’autre,
comprenant le lien aux non-humains et, enfin, du lien au
sacré. » Sa définition du sacré ? « C’est ce que je ne maîtrise
pas, mais à quoi je tiens par-dessus tout. » Et d’ajouter :
« Les catastrophes sont devenues transcendantes. » Un
propos que nuancera Abdennour Bidar, présent à la confé-
rence, beaucoup plus optimiste et rappelant que, de tout
temps, la fin du monde a été annoncée. Les catastrophes
s’accompagnent toujours de discours apocalyptiques les
percevant comme les signes de quelque jugement dernier
ou d’une destruction eschatologique de l’univers.
Bien que le terme d’éco-spiritualité évoque chez lui
quelque chose de « bizarre » et « qui crispe », il accepte de
découvrir sur les conseils d’un ami « le Travail qui relie55 »,
une méthode pour entrer en résonance empathique avec
le monde, et de participer à un stage où il a surmonté son
aversion à aller « embrasser des arbres ». Verdict ? « C’était
génial ! On y fait des exercices pour faire du lien entre
nous. En quelques heures, en quelques minutes même, on
fait un cercle et ces processus créent un lien puissant. Tout

122
ça me dépasse, et je ne savais pas qu’on pouvait ressentir
cela. Et même avec les non humains. Pour moi en tant
que scientifique, je ne les connaissais pas en dehors d’un
« esprit de classification ». Et là, j’essayais de les considé-
rer comme frères, d’entrer en dialogue, de retrouver de
l’empathie. Sortir du mental, c’est ça la principale leçon.
Le corps arrive à sentir. Et depuis, je cultive ce rapport au
monde. Quand tu lâches le mental, il y a tout un univers
qui arrive. Ce n’est pas juste un vide. C’est une nouvelle
confiance au lien avec nos sensations, avec soi-même. Par
exemple, un arbre provoque en moi une sensation de
verticalité. Et un autre non. Reconnexion aussi avec nos
ancêtres. Avec tout ce dont on a été privé. Tout le vide
culturel que nous n’ont pas légué nos ancêtres concernant
ce lien avec la nature. Cela me rend hyper triste de devoir
le retrouver par moi-même, on ne nous l’a pas transmis.56 »
Et si rien ne se passe au début, si l’on se sent mal à l’aise
ou ridicule en cherchant à se connecter à tel ou tel vivant
au cours de ce stage au milieu des arbres, Pablo va même
jusqu’à conseiller : « Fake it until you make it ! » Assez
peu rigoureux de la part d’un scientifique ? Dans une
approche éco-spirituelle, continue le chercheur, « le but ce
n’est pas forcément la recherche de la vérité. L’important
c’est de cultiver un rapport au monde sensible, limite,
on s’en fout si c’est vrai. » En même temps, il semble
effectivement avoir pris une certaine distance vis-à-vis
de sa discipline première. « En tant que scientifique, je
connais les limites de la science cartésienne et j’ai versé
dans les sciences de la complexité : le champ des sciences
post-normales. La science sait qu’elle ne saura pas tout.
Ces limites peuvent être franchies par d’autres moyens
que la rationalité scientifique. Il y a des savoirs indigènes

123
qui connaissent la nature par d’autres moyens que l’ex-
plication scientifique. »
Deux années durant, Pablo a vécu au Hameau des Buis,
en Ardèche, éco-village appartenant au réseau Colibris,
un mouvement fondé par l’une des stars les plus por-
teuses de l’éco-spiritualité : l’essayiste et agriculteur Pierre
Rabhi, décédé en 2021. Selon cette figure de proue du
mouvement politique et scientifique de l’agroécologie
en France, l’écologie est la conscience que toute vie est
sacrée ; et que tout vivant est l’émanation d’une grande
intelligence primordiale. Il a popularisé le label de « so-
briété heureuse », invitant chacun à agir à son échelle
pour la planète, à l’image du colibri qui, pour éteindre
un feu de forêt, raconte une légende amérindienne, fait
sa part du travail de sauvetage en versant à l’aide de son
bec des gouttes d’eau sur le brasier, face à l’incrédulité des
autres animaux. Rabhi vise l’autosuffisance alimentaire
et, sans même avoir publié d’article scientifique sur les
études agricoles, l’écrivain est souvent considéré comme
un référent mondial de la question.
Ce dernier, qualifié de gourou par certains de ses
adeptes comme de ses détracteurs, a été critiqué pour ses
positions contre le mariage pour tous et sa promotion de
la biodynamie57, une méthode agricole développée par le
mouvement anthroposophique, fondé au début du siècle
dernier par l’occultiste Rudolf Steiner58. Ce mouvement
est régulièrement pointé du doigt pour ses dérives sec-
taires. La biodynamie convoque une vision analogiste du
cosmos appliquée à l’agriculture. Il n’est pas seulement
question de renoncer aux engrais chimiques ; cette dis-
cipline invite aussi les paysans à accorder le travail de la
terre aux cycles de la lune et au mouvement des planètes

124
afin d’en recevoir les influences bénéfiques. Par exemple,
l’utilisation du purin d’ortie pour nourrir les plantes est
justifiée car l’ortie serait une plante sous les auspices de la
planète Mars, astre porteur de vertus stimulantes et renfor-
çantes. Le lien entre l’ortie et Mars ? La plante est urticante
(un astre guerrier, ça pique), pousse souvent près des tas de
ferraille et est riche en fer (la surface de la planète rouge
est riche en ce métal). Un système de correspondances
entre divers éléments du cosmos – mettant le symbolisme
à l’honneur – que certains taxeront de pensée magique.
Pour les sympathisants de l’anthroposophie, consommer
une nourriture biodynamique favorise, en somme, l’éveil
de capacités mystiques, comme la « clairvoyance ».
En queue des figures de l’éco-spiritualité, mention-
nons l’indienne et éco-féministe Vandana Shiva, activiste
à l’échelle mondiale de la biodiversité, de la paix et des
droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. À la BBC, la
physicienne qu’on surnomme la « déesse éco-guerrière »
(elle apparaît généralement dans la tenue traditionnelle
de son pays, vêtue d’un sari et arborant le bindi rouge
sang au milieu du front) clame :

Protéger la Terre et les cultures indigènes est plus important


que jamais aujourd’hui parce que cinq siècles de colonialisme et
trois siècles d’industrialisation basée sur les combustibles fossiles
nous ont amenés à l’effondrement. Les peuples autochtones ont
vécu en harmonie avec la nature, en respectant la Terre et ses
limites. Ce sont des enseignants pour la survie dans une période
d’extinction.

Une valorisation des savoirs ancestraux typique de


l’éco-spiritualité, main dans la main avec des valeurs

125
comme la compassion universelle, dans une veine inspirée
du bouddhisme, où l’ouverture du cœur est essentielle.

La femme qui tambourinait à l’oreille des cerfs

Je n’ai pas moi-même testé de session estampillée


« Travail qui relie », mais force est de constater que
nombre de stages en partagent les principes et les mé-
thodes. Retrouvons Laurence, mon initiatrice au néo-cha-
manisme. Depuis quelques années, elle anime des stages
de développement personnel accompagnés par l’animal.
Elle y mêle son expérience en tant que « communicante
intuitive » avec les animaux et sa pratique néo-chama-
nique59. Celui auquel j’ai participé se déroulait non loin
de Rodez, à la ferme Saint-Hubert, un parc animalier
auberge abritant notamment des cerfs.
Jean-Paul, le propriétaire de la ferme, qui accueille
ces week-ends, était au départ sceptique sur la possibi-
lité de communiquer de manière « télépathique » avec
les animaux. Pourtant, « de fil en aiguille, je me suis dit
qu’il y avait quelque chose » avec Laurence, confesse-t-
il ; à distance, elle lui donnait des informations sur des
animaux de son parc qu’elle n’avait pas pu vérifier et qui
s’avéraient, selon lui, justes.
Une dizaine de personnes attendent. Seulement des
femmes, si l’on excepte les deux hommes venus en obser-
vation immersive, Stéphane, en repérage pour une série
documentaire sur la communication animale, et moi-
même, en reportage. Parmi les participantes, certaines
suivent Laurence depuis plusieurs sessions, comme
Hélène, qui me prévient : « En général je pleure tout le

126
temps. » D’autres sont ici en découverte. C’est le cas de
Camille, qui a bravé les restrictions liées à la pandémie en
venant d’Allemagne, où elle entame sa troisième année
d’études vétérinaires. Un profil scientifique dans un stage
que d’aucuns jugeraient ésotérique ? « En école vétéri-
naire, déplore Camille, parfois, j’ai l’impression qu’on
fait n’importe quoi. » Certains travaux pratiques, comme
castrer les cochons à vif, ont été une épreuve pour elle.
« Je n’étais pas du tout prête à recevoir en pleine face
l’émotion des animaux ». Aussi, elle traverse une phase
où elle se confesse un peu perdue, en pleine remise en
question de ses valeurs et du sens de sa vie. C’est sa psy-
chologue qui lui a conseillé de contacter Laurence. Par le
passé, une expérience l’avait ouverte à la possibilité de la
communication animale. Lors d’une Journée d’introduc-
tion au comportement animal, en marge de ses études,
l’animateur avait débuté par un exercice de relaxation au
cours de laquelle, la chienne de Camille, habituellement
agitée, s’était calmement allongée près d’elle, dès lors que
sa maîtresse était détendue. Camille se souvient avoir res-
senti alors l’existence d’un lien de résonance entre son état
émotionnel et son animal de compagnie.
C’est pourquoi Laurence commence la journée par
une méditation, en cercle, près de l’âtre de la cheminée,
accompagnée des battements de son tambour. En indui-
sant, par la percussion, une forme de lâcher-prise, elle
entend libérer les dimensions intuitives de nous-mêmes
capables de communiquer avec les animaux. Selon elle,
ce sont les émotions de base – que nous partagerions avec
eux – qui permettent un accès : « L’intention du stage c’est
que l’humain soit dans une autre forme de réceptivité, de
cœur à cœur avec l’animal. Je dis toujours à mes clients

127
que la communication animale, c’est comme le piano, on
est tous capable d’en jouer, mais ça se travaille. Et je me
mets au service des animaux. »
J’ai beau avoir déjà de l’expérience avec Laurence, à
chaque fois, j’observe en moi un sentiment de réticence.
À la fin de cette méditation, je griffonnais ces mots : « À
chaque fois, survient le besoin d’analyser de manière ra-
tionnelle, de classifier, de décrypter et d’étiqueter l’expé-
rience, en la rattachant à quelque chose de connu et de
rassurant ». Bref, de contrôler mes expériences. « Mais en
observant attentivement ce mécanisme, je m’aperçois que
je suis sans doute motivé par une peur, générant un désir
de contrôle et de supériorité. Une forme de violence qui
peut se déguiser derrière d’habiles postures, notamment
en invoquant la légitimité de la science et des études
scientifiques ». À la racine de notre civilisation indus-
trielle, il y a la démarche scientifique, et à la racine de
cette science, il y a ce besoin d’analyser et de comprendre
le monde, lui-même généré par le besoin d’une rassurante
prise de contrôle en réaction à l’inquiétude suscitée par
l’inconnu. Au fond, en dehors de la méthode scientifique,
y a-t-il une différence fondamentale entre un homo sapiens
peignant dans sa caverne les animaux qu’il veut chasser,
capturant ainsi, selon sa croyance, l’âme de ses proies et
le scientifique capturant les caractéristiques biologiques
d’une espèce en la classifiant en laboratoire, ce qui lui
donne aussi une forme de pouvoir ?
À l’issue du voyage au tambour près du feu, les parti-
cipants sont invités à témoigner de leur expérience. Pour
certaines, c’est un moment chargé en émotions : le res-
senti de la présence d’un animal de compagnie défunt,
par exemple, suscitera des larmes. D’autres racontent des

128
visions chargées d’une symbolique qui les surprennent :
dragon, carpe ou cascade… Laurence, d’une voix rassu-
rante, invite à accueillir ce qui vient sans juger et sans se
censurer. « Même si c’est le fruit de votre imagination, si
votre imagination vous emmène là, c’est qu’il y a peut-être
un sens. » Une autre, entendant des gens du cercle s’épan-
cher sur le foisonnement de leurs visions, en comparaison
de la quasi-absence des siennes, me confiera « s’en vouloir
de ne pas avoir réussi à avoir assez lâché prise ».
Laurence nous conduit dehors, pour un exercice à réa-
liser deux par deux. Il s’agit de se placer à une dizaine de
mètres d’un partenaire, face à face. À tour de rôle, l’un des
deux partenaires, yeux bandés, doit s’avancer vers l’autre
à pas lents, en étant attentif aux sensations et émotions
qui le traversent, de manière à s’approcher de l’espace de
l’autre en respectant ses limites subtiles. L’exercice vise à
nous préparer à approcher des animaux sensibles, selon
Laurence, au moindre changement émotionnel en nous.
Celle-ci justifie cette pratique par l’existence, croit-elle,
de « corps d’énergie » entourant notre corps physique,
permettant un champ de sensibilité plus étendu que
nos sens organiques. Des termes puisés dans un réservoir
de notions répandues dans la littérature et les milieux
ésotériques contemporains, bien que la conception de
plusieurs dimensions du corps humain se retrouve dans
plusieurs cultures du monde, d’hier et d’aujourd’hui.
Quand c’est à mon tour de marcher vers quelqu’un,
le rythme est tellement lent que je commence à penser à
autre chose. Curieusement, le chien de ma partenaire se
met à aboyer au moment où je pénètre dans la « bulle » de
sa maîtresse, comme pour me rappeler à l’ordre. C’est ainsi
que je le perçois sur le moment, du moins. Perception

129
d’ailleurs encouragée par Laurence. Bien plus tard, la so-
ciologue Irène Becci, qui a cheminé, dans le cadre de
ses recherches, avec des personnes qui « ressentent les
esprits de la nature », m’expliquera que ces stages fonc-
tionnent comme des initiations visant à coder et nommer
une connaissance expérimentale. La chercheuse donne
l’exemple d’une session qu’elle a suivie où il n’était pas
seulement question de communiquer avec des animaux
mais aussi avec des êtres invisibles qui habiteraient les
espaces naturels : « Si vous vous sentez bien à tel endroit,
on va vous expliquer que cette énergie, c’est une fée. Donc
il s’agit surtout de mettre des mots sur une sensation. »
Ce n’est que l’après-midi que notre petit groupe em-
barque à bord d’un train à roues pour rencontrer les cerfs
de la ferme Saint-Hubert. Laurence nous invite à mettre en
pratique notre exercice matinal avec les cervidés. Respirer
consciemment, lâcher le mental, se mettre dans une dispo-
sition de réceptivité, et accueillir nos sensations, à mesure
que nous nous approchons des animaux en rut et de leurs
biches, protégés par les parois de notre véhicule. Quelques
mètres plus loin, un macabre spectacle vient refroidir
nos sensations naissantes d’harmonie. C’est un mouflon,
éventré, gisant sans vie dans un fossé. Selon Jean-Paul,
dont la tristesse est palpable dans la voix, le malheureux
caprin, en s’échappant de sa zone, a pénétré de trop près
l’espace d’un cerf, plus territorial qu’en temps normal en
cette saison de reproduction. De quoi nous rappeler la
violence implacable d’une nature que bien des modernes
tendent à idéaliser. Irène Becci détecte dans ces milieux
une « injonction à l’harmonie », ainsi qu’un discours pré-
sentant la nature comme harmonieuse, « alors qu’elle
peut être très cruelle », rappelle-t-elle. En invoquant le

130
penseur écologiste de l’Anthropocène, Timothy Morton,
elle pointe une « déification de la nature » doublée d’une
vision du monde semblable « à un film de Walt Disney, où
tout le monde s’occupe de tout le monde. La coopération
existe dans la nature, mais c’est complexe. » La réalité de
la compétition demeure. Et si dans Bambi, le père du faon
est tué par un méchant chasseur humain, aujourd’hui,
sous nos yeux, Grand Bambi, en endossant le rôle du
bourreau, fait un peu tâche dans ce tableau qu’on aurait
souhaité idyllique. D’autant plus que, quelques instants
avant notre funeste découverte, Laurence expliquait que
l’un des enseignements du cerf était la puissance douce et
tranquille, rayonnant sans s’imposer. Pourtant elle main-
tient que l’harmonie préside dans le monde animal, qu’ils
sont amour et que même dans leur violence apparente, il
n’y a ni haine ni rancœur, et que tout concorde dans une
splendide unité. « La mort fait partie de la vie, et dans le
monde animal, oui, celui qui prend le pouvoir le prend en
ayant écrasé l’autre, mais chez l’animal, relève-t-elle, tout
cela se fait instinctivement, naturellement, sans notion
de cruauté ou de revanche. »
Irène Becci, elle, nous invite à nous souvenir de notre
histoire humaine, et des raisons vitales qui nous ont pro-
gressivement amené à domestiquer la nature : « On a un
peu oublié, que dans le cadre du projet d’humanisation,
on a eu besoin de se défendre de la nature60. » Vers la fin
de notre virée dans le parc animalier, nous rencontrons
Ulysse, un cerf longtemps dominant, venant d’être dé-
trôné par un jeune mâle prenant du galon. Sérieusement
blessé au flanc, l’animal se tient seul sous les chênes, sa
large plaie puante commençant à être nettoyée par les
vers. Laurence a alors une parole stupéfiante : Ulysses,

131
vaincu et affaibli par la bataille, pleurerait son territoire
et ses femelles perdus. Elle nous invite à le laisser faire
spirituellement sur nous ce qu’il lui est désormais impos-
sible de faire physiquement sur les biches. À savoir, « nous
ensemencer ». Nous sommes invités à ouvrir nos cœurs
de manière à nous connecter à Ulysse, afin que celui-ci
nous injecte son ADN invisible, sa force, sa présence, qui
grandira en nous, et peut-être, donnera naissance à un
faon intérieur…
Encore une fois, se pose ici la question de l’anthropo-
morphisme, comme le rappelle Irène Becci, qui souligne
une tendance constante « à projeter et à universaliser sur
la nature une universalité humaine ». Quand je lui fais
cette remarque, Laurence répond : « Ce n’est pas de l’an-
thropomorphisme, c’est du ressenti. » Sauf que la science
est sceptique vis-à-vis de cette idée selon laquelle nos émo-
tions et nos intuitions seraient pures de toute influence
sociétale et nous permettraient de tisser un lien véritable
avec la nature. Selon Irène Becci les émotions sont sociales
aussi « par exemple, le fait de rire et de montrer les dents
est valorisé en Occident, mais en Orient non. Beaucoup
de choses semblent naturelles et spontanées mais sont
aussi conditionnées ».
Irène Becci remarque que «  souvent, dans les
néo-spiritualités, on évolue dans une forte dualité, moi
et l’animal, nous et la nature, la culture et la nature. Or,
les animaux de compagnie, comme le chien, sont-ils
réellement sauvages ? On a créé beaucoup d’hybrides.
Des animaux qui ne sont ni sauvages, ni entièrement
civilisés. » Laurence semble avoir dépassé cette dicho-
tomie : « Un cheval m’avait confié qu’il était avec son
humaine comme un centaure. Ce n’était même pas

132
ensemble, car ensemble veut dire “un plus un” ; non
ils étaient “un”. »
Bien que sceptique sur l’éco-spiritualité, la sociologue
concède que ces enseignements semblent pour le moment
plutôt inoffensifs : « Si ma fille a besoin de rejoindre un
cercle pour se rendre compte de ce qu’est un grillon, je
ne vois pas comment je pourrais la juger… »
VI.
LES DÉVOTS DE GAÏA OU
LE NOUVEAU RÉGIME
"TOTALI-TERRE" ?

«
V u l’urgence climatique, d’ici quelques années, on
atteindra plus de cinquante degrés au niveau de la
Terre. Face à ça, le processus démocratique, je n’y crois
pas, à cause de la fabrique du consentement. Aujourd’hui,
selon moi il faut un dictateur, un Mandela, ou un Jésus ! »
Ces mots sont de Line, jeune docteure en agroécologie
Belgo-marocaine, qui aspire à établir une petite commu-
nauté visant l’autonomie alimentaire dans le nord du
Maroc61. Line ne déclare aucune étiquette religieuse, ni
même spirituelle, même si elle a des copines mystiques,
« un peu chamanes », mais dont l’univers lui fait un peu
peur. « Je préfère m’émerveiller de choses plus simples,

135
comme la germination d’une plante, c’est tout aussi ma-
gique. » Sans y mettre de nom, elle est pourtant impré-
gnée par certaines valeurs éco-spirituelles. Elle admire
Gauthier Chapelle, héraut du « Travail qui relie », qu’elle
a côtoyé avec Pablo Servigne à Bruxelles, elle considère la
biodynamie comme un must en matière agricole – sans
avoir connaissance des principes ésotériques de l’anthro-
posophie qui se tapissent derrière – et en est venue à se
méfier de la science agronomique actuelle, laquelle, assure
la thésarde, « construit des vérités fausses ».
Ce désir assumé d’une dictature écologiste, ne rappelle-
t-il pas la critique que Luc Ferry professait voilà trente
ans dans Le Nouvel Ordre Écologique quand, s’attaquant à
l’écologie profonde, il voyait en elle une route pavée de
bonnes intentions vers un nouvel enfer totalitaire ? Le
philosophe alertait alors sur les dangers d’une dévalori-
sation de l’être humain au profit de l’animal. Pour lui, la
deep ecology était susceptible de devenir « une puissance
moralisatrice de première grandeur62 ». Cela dit, une socio-
logue comme Irène Becci relativise fortement l’idée selon
laquelle l’éco-spiritualité puisse avoir ne serait-ce qu’un
débouché politique et économique conséquent. « Cela a
un impact relativement modeste, déclare la chercheuse
de l’université libre de Lausanne : les ingénieurs, les déci-
deurs ne font pas du néo-chamanisme, ce sont plutôt les
artistes ou les gens qui travaillent dans le social. »

Les méditants militants battent le pavé

C’est en cela que réside la nouveauté, m’assure


Christophe Monnot, qui a mené avec Irène Becci une

136
étude sur les liens entre sensibilité environnementale
et spiritualité63 : « Ce que l’enquête fait valoir, et qu’il
n’y avait pas dans le New-Age, c’est qu’aujourd’hui, les
spirituels s’engagent citoyennement et politiquement. »
Pour sauver la planète, la fraternité humaine, ainsi que
nos âmes, affirme le philosophe Abdennour Bidar sur son
site personnel, il faudrait mener un combat de résistance
face « aux ravages de notre civilisation matérialiste », afin
d’éviter « un futur d’apocalypse. » Celui qui se présente
comme « méditant militant », se défend de promouvoir
une nouvelle religion, en encourageant la liberté person-
nelle et l’imagination créatrice : « À chacune et chacun
de décider s’il veut participer à cette entreprise, et le cas
échéant comment il veut le faire. »
Du côté des politiques, quelques indices montrent
qu’un parfum mystique commence à imprégner l’air du
temps. Le très récent mouvement Extinction Rébellion,
fondé en 2018 en Grande-Bretagne, qui a essaimé bien
au-delà du Royaume-Uni, ne cache pas ses influences spi-
rituelles, comme le « Travail qui relie », de Joanna Macy.
Leurs happenings prennent des atours de danses rituelles
convoquant chants et costumes. Dans ces manifesta-
tions, certains praticiens ésotériques sont accueillis les
bras ouverts. La cofondatrice, Gail Bradbrouck, militante
environnementale, affiche un curriculum spiritulae non
négligeable, avec des sessions à l’ayahuasca et des brûlures
du poison de la grenouille Kambo à son actif. Au parti
Europe Écologie Les Verts, plusieurs élus adhèrent et en-
couragent certaines pratiques ésotériques. L’eurodéputée
Michèle Rivasi est versée dans la médecine anthroposo-
phique, et Claude Gruffat, l’ancien patron de Biocoop,
soutient l’agriculture biodynamique. Une sensibilité qui

137
s’accompagne de temps en temps, y compris sur les bancs
du parti, d’une perméabilité à certaines théories du com-
plot, chemtrails, antennes 5 G, ou vaccins. La candidate
à la primaire des écologistes Sandrine Rousseau ne fait
pas non plus fait mystère de ses sentiments : « Le monde
crève de trop de rationalité […], je préfère des femmes qui
jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent
des EPR », explique-t-elle à Charlie Hebdo, faisant allu-
sion aux femmes se revendiquant de la sorcellerie. Une
conscience politique qui se traduit aussi par des proposi-
tions concrètes comme celle des juristes Marine Calmet
et Sarah Vanuxem, qui proposent de redéfinir le droit des
entités naturelles, fleuves ou montagnes et les « considé-
rer comme des personnes capables juridiquement ». Le
nouveau souverain du Royaume-Uni, Charles III, s’est
félicité, lui, d’être « un ennemi des lumières » et ne cache
pas son soutien à la biodynamie et aux thèses de Rudolf
Steiner. En 2016, celui qui n’était encore que le prince
de Galles fustigeait une science uniquement « basée sur
des preuves » et l’année suivante, se fadait le discours
d’ouverture du congrès international de la biodynamie,
organisé par la section agricole de l’École libre de science
de l’esprit. Elisabeth Feytit, créatrice du podcast de pen-
sée critique Méta de Choc et ancienne croyante New-Age
devenue sceptique, note que la « magie » fait souvent
partie de l’arsenal de ces nouveaux militants. « L’éco-
activisme implique le fait de jeter des sorts en faveur du
climat. Cette magie se veut disruptive, transformatrice et
guérisseuse. Elle peut se faire en allumant des bougies,
par des méditations, ou des marches collectives pour le
climat. » Certains pratiquent leurs invocations au grand
jour. L’activiste américaine Starhawk, a été l’une des

138
pionnières de cette démarche. Dans Rêver l’Obscur, femmes
magie et politique, elle détaille comment l’utilisation des
archétypes féminins, de la magie et de la manipulation de
l’énergie vitale pourrait décupler l’efficacité d’une action
politique ou d’une manifestation citoyenne.
Un programme qui résonne au fond, mais dans une
autre veine, avec l’aspiration d’Abdennour Bidar. Se réfé-
rant à Bergson et non aux sorcières, lui-même ancré dans
la mystique de l’islam, il assène que « seule l’énergie spi-
rituelle est assez puissante pour empêcher la catastrophe,
ou tout au moins l’atténuer et préparer l’après. Mais que
savons-nous aujourd’hui de cette énergie spirituelle ?
Nous ne savons plus guère la cultiver, et nous avons
perdu presque totalement conscience de sa puissance ».
En tandem avec des pratiques à l’écoute de notre « inté-
riorité », nécessaires pour puiser en soi cet élan mettant
en mouvement « notre être le plus intime », continue
l’écrivain, il s’agirait, pour être un méditant militant, de
« discerner l’action qui nous inspire le plus, l’engagement
qui nous met en force et en joie – signe de l’appel de
notre être profond. Avec la conviction puis l’expérience
que circulent dans le triple lien retrouvé à soi, aux autres,
à la nature, une énergie vitale et une puissance d’agir qui
finiront invinciblement par l’emporter sur tout ce qui
dissout et divise ».
Dès lors, l’essor des « entrepreneurs moraux » est ca-
ractéristique de ce nouvel engagement. Ces personnes
montent des entreprises visant à changer les consciences64.
D’autres se dévouent à faire connaître des « lieux d’énergie
tellurique » par le biais de stages pour sensibiliser à la vie
de Gaïa. Pauline et Claire développent Le Bûcher qui
propose des retraites et des formations. Un projet né après

139
leur passage au festival du Burning Man. Un Bûcher pour
« brûler les anciens paradigmes » et pour « se rassembler
autour du feu », en référence à la méthode d’exécution
de la sorcière qui incarne, aux yeux de Claire, la figure de
la femme qui s’engage dans le combat et la politique en
étant mue par une vision spirituelle à laquelle elle choisit
de croire au lieu de la rejeter. De quoi résonner avec les
aspirations de Pauline qui s’est greffée à un projet germé
en vision dans l’esprit de Claire. Avant cette rencontre,
Pauline se sentait écartelée. Dans les milieux militants,
la spiritualité quand elle n’était pas mal vue « était relé-
guée à l’ordre du privé » ou bien « ça faisait perché ». À
l’inverse, ajoute-t-elle, « dans les milieux spirituels, j’avais
la sensation que c’était mal vu de parler d’engagement,
ça pouvait être vu comme violent ». Ainsi Pauline et
Claire tentent de mettre en place un « activisme sacré »
ou « entreprenariat sacré ». « On a cette perception assez
animiste que les projets ont une âme, tout comme les
êtres de la nature. » Pour se connecter à cet esprit, elles
ont confectionné un Oracle spécial. « Au début de chaque
réunion, on tire une carte de cet oracle, puis on fait une
prière à l’esprit du projet. Ensuite, on fait comme tout le
monde avec des tableaux Excel. » Cette carte indique une
direction de travail pour les mois à venir. « Si cette carte-
là me dit de ralentir, je ralentis, si elle me dit de changer
de direction, je change de direction. » La question du
rythme leur est chère. « On a un monde qui fonctionne
de plus en plus hors sol. Alors la question c’est comment
vivre en harmonie avec les cycles, si le monde qui nous
entoure ne l’est pas du tout. On est de plus en plus dans
du temps linéaire et ça nous emmène dans le mur du
burn-out. » Ces cycles, ce sont ceux des saisons, des lunes

140
et aussi l’astrologie, que Le Bûcher invite à prendre en
compte dans les fonctionnements de nos sociétés.
Non centralisées, ces initiatives prennent la forme de
réseaux difficiles à cerner. « Rapprochons-nous, appelle
Abdennour Bidar, faisons fusionner toutes les initiatives
en ce sens, appliquons-nous patiemment, énergiquement,
à recréer et inventer partout où nous le pouvons, même à
l’échelle la plus modeste, des écosystèmes de liens nourri-
ciers, des Arches de Noé du sens et du commun, des lieux
où nous pouvons réapprendre à vivre ensemble selon l’art
de la connaissance de soi, du partage avec autrui, de la
symbiose avec la nature. » C’est en ce sens que l’auteur
de Révolution Spirituelle a lancé, main dans la main avec
d’autres « créatuitifs » engagés, l’Intercontinentale des
consciences, visant à rassembler et relier celles et ceux
mus par l’intuition et la conviction que pour créer un
« monde harmonieux », il faut « inspirer son action par
le retour à soi et rendre féconde sa méditation par ses
actions. » Une reliance pouvant aussi se faire à distance,
par des méditations connectées en ligne.
Le désir de former des communautés autonomes par
rapport au système actuel fait souvent partie des velléi-
tés des méditants militants. Il y a ceux qui entendent se
couper du monde, mais de plus en plus rares sont les
spirituels cherchant une fuite définitive hors du monde.
Quand ceux-ci s’isolent temporairement de la civilisation,
c’est pour mieux la retrouver. Une aspiration à remodeler
le système en profondeur, avec une tendance à la décen-
tralisation et au développement d’un Archipel de com-
munautés ancrées dans leur terreau idéologique mais
en vase communiquant les unes avec les autres. « Il n’y a
que les communautés qui peuvent savoir comment agir

141
avec leur terre, qui connaissent leur eau, leurs produits,
et les esprits de la nature qu’il y a chez eux », résume
Claire, du Bûcher, qui précise qu’on peut « être éduqué
politiquement, et parler d’esprits de la nature ».
Dans une tribune publiée sur Le Monde, Abdennour
Bidar détaille son projet pour le monde à venir :

La mise en place d’un écosystème – communauté d’existence ou


communauté de projet – pensé et construit sur le mode collabora-
tif et en vue de réaliser un triple maximum : le maximum d’accord
pour chacun entre ce qu’il est et ce qu’il fait ; le maximum d’apport
pour chacun, de ce qu’il est et de ce qu’il fait, au service de la même
possibilité pour les autres membres de la communauté ; le maximum
de rayonnement de chaque communauté, comme petite centrale nu-
cléaire d’énergie spirituelle, en direction du « grand monde », c’est-à-
dire de la transformation globale des sociétés et de la civilisation – vers
un nouveau paradigme qui sera précisément celui de la vie bien reliée.

Des formes d’initiatives se heurtant à un vif scepticisme


du côté des universitaires. Le sociologue Monnot y voit une
effervescence où « il y a plus de mousse que de bière : on va
se faire mousser avec l’illusion qu’on apporte un change-
ment dans le monde. Cela crée des sociabilités ponctuelles,
lors d’événements et de sessions où ils vont, par exemple,
embrasser des arbres, mais sans suivi plus grand que
celui que tu peux entretenir avec un contact Facebook ».
D’autant que, relève le chercheur, ces engagements citoyens
sont souvent inséparables des activités online, comme « les
pétitions à signer et des posts Instagram », ce qui est éner-
givore et polluant. De son côté, l’anthropologue Sébastien
Baud, spécialiste du chamanisme, se montre tout aussi du-
bitatif sur l’efficacité des croyances qu’il étudie, aussi bien

142
sur l’impact écologique, que sur la capacité de recréer un
lien déchiré entre les êtres humains :

Nos écosystèmes naturels sont détruits de manière très visible


sans que ces nouvelles spiritualités changent grand-chose. En ce qui
concerne les « écosystèmes humains » qui se créent dans cette nébu-
leuse, ce sont des communautés de pensées souvent très mouvantes.
Quand, à titre d’exemple, un chaman réussit à construire autour de
lui une communauté d’intérêt, d’appartenance, cette communauté
est sujette à des entrées et sorties fréquentes de la part des membres.
Il arrive très souvent que le chaman perde de son influence et que la
communauté se désagrège. Et les personnes se trouvent de nouveau
seules et vont chercher de nouvelles communautés. À mon sens, ces
nouvelles spiritualités sont quelque chose d’illusoire, car les personnes
restent très seules, même si elles ont le sentiment d’appartenir à un
groupe pendant un temps, et c’est le propre de nos sociétés modernes.

Enfin, rares sont les éco-spirituels qui mettent totalement


en pratique leurs croyances, continue de nuancer Julia Itel :

Il n’y a pas un mouvement de foule qui part dans les bois. Au


mieux, cela va implémenter de nouvelles manières de faire société et de
concevoir la nature. Circonspecte, elle ajoute : Il y a un déplacement du
regard qui tend vers un éco-centrisme, mais on est loin de fonder nos
lois sur de prétendues lois naturelles. On n’arrive même pas à trancher
si nos animaux doivent être respectés ou pas dans les abattoirs.

Pol Pot-ager !

« Ceux qui mangent cuit iront cuire en enfer ! » Cet


avertissement ne vient pas du prêche d’un imam salafiste

143
menaçant ses fidèles des conséquences de l’ingestion de
côtes de porc au barbecue mais d’Irène Grosjean, figure
du crudivorisme, un régime prescrivant une nourriture
consommée exclusivement crue. Des propos radicaux,
recueillis lors d’un stage par Hind, une jeune femme
enchaînant les formations pour enrichir sa palette
de thérapeute. Si le progrès d’une vision de la nature
comme « source immanente transcendante » est encore
loin d’influer sur les constitutions et sur les lois de nos
sociétés démocratiques, comme s’en inquiétait Luc
Ferry, il n’empêche que, dans les milieux où elle gagne
en influence, cette sacralisation de ce qui est naturel
n’est pas sans force de loi morale. Le crudivorisme fait
justement partie des pratiques dans le viseur de la mission
interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives
sectaires. La star du cru aux 500 000 abonnés, le youtubeur
Thierry Casanova, condense près de six cents plaintes à
lui seul auprès de l’organisme interministériel. Jeûne
prolongé, cure de jus, détox à base de légumes crus…
C’est dans les milieux estampillés « bien-être et santé »
que le risque de glisser dans une dérive sectaire est le
plus grand65. Une tendance décuplée avec la pandémie.
Le rapport avec la tendance éco-spirituelle ? La croyance
en une Terre bonne, juste et justicière, laquelle, par des
catastrophes naturelles ou des épidémies, corrigerait
les excès de notre civilisation industrielle. Ainsi, en se
mettant au vert, en se réalignant avec l’organisme Gaïa,
on pourrait amortir et inverser la tendance, tout en
bénéficiant d’un mieux-être personnel. Pour s’en tenir
au crudivorisme, difficile de soupçonner, en ne prenant
en compte que son aspect nutritionnel, de quelles
idéologies il relève. Mais en y regardant de plus près, on

144
s’aperçoit qu’il est difficilement séparable d’une forme de
spiritualité dont sont pourtant peu conscients ceux qui
s’y adonnent. Irène Grosjean explique pourtant sur son
site que le Créateur nous a donné abondance de fruits et
de légumes sur notre planète et qu’il est donc aberrant,
selon elle, de les transformer et de les dénaturer en les
faisant cuire. Nos maux et nos souffrances trouveraient
d’ailleurs leurs racines dans la cuisson, ce processus
relevant d’un écart perpétré contre l’ordre naturel…
De fait, le cuit est un marqueur crucial de l’évolution
d’Homo Sapiens, indissociable de la domestication du
feu, ce moment séminal de la civilisation humaine, qui
a permis à l’Homme de faire un bond dans son processus
de distinction d’avec les autres espèces vivantes. Il n’est
d’ailleurs pas inutile de rappeler que les scientifiques
ont découvert un rapprochement entre consommation
de nourriture cuite et développement – dans des temps
longs – des fonctions cognitives du cerveau humain.
Au passage, ces capacités d’intellection correspondent
justement à celles que le discours éco-spirituel entend
relativiser, au profit de l’instinct ou de l’intuition.
Ce genre de réaction « radis-cale » au productivisme,
en y opposant un culte de la Nature, pose question à des
observateurs comme Elisabeth Feytit : « Bien souvent,
l’appel à la nature qui consiste à dire que tout ce qui est
naturel est forcément meilleur empêche tout débat sur
la modernité, parce qu’il évince purement et simplement
le sujet. Or la modernité est notre quotidien depuis 150
ans et ne sera pas abandonnée demain au profit d’une
vie sans smartphone, sans médecine moderne, ou sans
moyen de transport. » Et la youtubeuse dont le slogan
de la chaîne invite à se demander « pourquoi on pense

145
ce qu’on pense » veut démystifier ce qu’elle voit comme
une fuite en arrière : « Prôner un retour à une vie préin-
dustrielle fantasmée donne plus lieu à des discours mes-
sianiques qu’à de vraies mesures pour nous acquitter de
l’immense tâche qui s’impose à nous. » Elle conclut non
sans ironie : « Rappelons-nous donc que nos capacités
de raison font tout autant partie d’un fonctionnement
naturel que notre goût pour l’irrationnel. »
Mais avant l’assiette, le jardin. Dans le domaine de
l’agriculture, les nouvelles injonctions crypto-éco-spiri-
tuelles se répandent en flot continu. Je me rappelle avoir
entendu Mélusine*, alors que je séjournais aux Archers*
– un lieu d’expérience communautaire – exprimer une
certaine gêne face à cette vague. Elle cultivait un grand
terrain et me confiait que refuser certaines avancées sous
prétexte d’écologie était parfois difficile à mettre en pra-
tique. Je percevais dans sa voix un embarras à admettre, à
demi-mot, que l’apport de quelques produits chimiques
ne serait pas de refus face aux difficultés du travail de
la terre. Mais ce sujet est tabou et épineux, comme les
ronces et les « mauvaises herbes » fleurissant aux abords
des champs. D’ailleurs, pour certains, comme Line « iI
n’y a pas de mauvaises herbes, il n’y a que des plantes
indésirables ». En effet, la permaculture vise à imiter le
fonctionnement de la nature sauvage en mettant en place
des systèmes boostant la biodiversité.
Mais il y en a que les nouvelles tendances agricoles ne
font plus rire. « Je me suis fait traiter d’assassin quand j’ai
dit que je mettais du scotch pour empêcher les fourmis
de monter sur mes arbres. Ou on m’a dit qu’il fallait in-
venter des produits pour tuer les gens comme moi quand
j’ai parlé d’anti-limaces ! » s’alarme Antoine le Potagiste.

146
Pour ce jardinier qui frôle les soixante mille abonnés sur
YouTube, c’en est trop. Ripostant à une déferlante « d’in-
quisiteurs de la permaculture qui sillonnent internet »,
l’influenceur s’est fendu de deux vidéos pour dénoncer
ce qu’il nomme « une idéologie de la permaculture, très
liée à l’extrême gauche et qui vient faire une police de
la pensée ». Une « nouvelle inquisition » qu’il relie à la
montée de la collapsologie. Antoine se présente comme
quelqu’un de terre à terre, au sens courant de l’expres-
sion. « À la base, je ne fais pas de potager pour faire de
la politique ni pour me rapprocher de Gaïa, mais pour
faire des légumes. » Loin d’être un adepte des méthodes
industrielles, il essaye d’ailleurs de cultiver son jardin selon
les principes de l’agriculture naturelle – temps de repos
du sol, sol couvert, symbiose avec certaines bactéries –
pourtant, il entend démonter certaines idées qu’il juge
imbibées de croyances dogmatiques et d’irrationnel. Le
dogme de la non-existence de la mauvaise herbe l’a par-
ticulièrement mis de mauvais poil. « Imaginez-vous au
Moyen Âge, les gens qui luttaient pour survivre : dans ce
sol qui me nourrit, j’ai du chiendent qui essaie de pousser
et qui essaie, d’une certaine manière, de m’affamer. Ces
mauvaises herbes peuvent vous condamner à mort. Dans
des sociétés plus pauvres, il ne viendrait à l’idée de per-
sonne de dire qu’il n’y a pas de mauvaise herbe. » Autre
croyance qu’Antoine a dans le collimateur, cette pensée
que « Gaïa est parfaite et qu’il ne faut pas intervenir dessus,
il y a cette idée qu’il ne faut pas tailler les plantes. Alors
qu’en vérité un jardin, ce n’est pas naturel, c’est rempli de
plantes artificielles qui n’existeraient pas dans la nature et
qui n’ont absolument aucune chance de survie en dehors
du jardin. Ce sont des plantes qui ont été sélectionnées

147
de génération en génération par les hommes. Il en est
de même pour toutes les plantes potagères (une tomate
sauvage est toxique). La taille d’un arbre fruitier est un
art, et c’est ce qui va faire la différence entre un arbre qui
ne donne rien et un arbre qui va donner un nombre de
fruits étonnant. Arrêter le taillage, ce serait perdre une
grande partie du savoir qu’il y a au jardin. Et là, on serait
carrément dans une régression cognitive ». Enfin, il pointe
du doigt la paranoïa contemporaine vis-à-vis des produits
chimiques, qui relèverait d’une sorte de schizophrénie.
« Les mecs font des excès, ils roulent en bagnoles, font la
fête, mais on dirait que leur jardin est un sanctuaire parfait.
Ils vont jusqu’à dépenser des sommes incroyables pour
être sûr qu’il n’y ait pas un gramme de pesticide dedans. »
Une célèbre punchline attribuée à Gandhi, « Sois
toi-même le changement que tu voudrais voir dans le
monde », résume assez bien les motivations des éco-spi-
rituels. Une position morale qui n’est pas sans provoquer
une importante pression sociale. La socio-anthropologue
Irène Becci pointe du doigt l’émergence d’une mentalité
accusatrice où l’on tente de culpabiliser l’individu s’il
prend l’avion, par exemple, plutôt que d’interroger un
système qui l’abreuve de publicités pour des vols à bas
prix. Et d’évoquer un « confessionnal écologique », mis en
place en Suisse, où l’on peut confesser ses comportements
polluants, offensant la Terre comme autant de péchés.

Pachamama

Il y a quelques années, j’arpentais l’Amérique du Sud


lors d’un voyage en solitaire. En Argentine, en Bolivie

148
et au Pérou. Le nom de Pachamama était sur toutes les
langues. Signifiant littéralement quelque chose comme
« Espace mère », les peuples des Andes et alentours n’en
avaient pas une vision uniforme, comme cela devient peu
à peu le cas dans les milieux spirituels mondialisés, où
le terme tend à devenir un simple synonyme de Gaïa. Si
pour certains indigènes, soulignent certains anthropo-
logues, Pachamama signifie effectivement la Terre mère
divinisée, pour d’autres communautés, l’expression dé-
signe tout l’espace-temps, tissé d’un réseau de relations
réciproques entre ses composantes. Un jour qu’un guide
me faisait visiter le « quartier des sorcières » de La Paz,
la plus haute capitale du monde, le jeune homme attira
mon attention sur le fait que les rituels en l’honneur de
Pachamama, en contexte traditionnel, impliquent des
sacrifices d’animaux – de lama notamment – voire d’hu-
mains (dans le passé). En Occident, on embrasse plutôt
la face nourricière, bonne, généreuse, source d’amour in-
conditionnel pour tous les êtres qu’elle porte. Sophie*, 52
ans, rompue aux sessions chamaniques, se dit interpellée
par ces participants qui « se mettent en dévotion en ne sa-
chant même pas ce que c’est », sans avoir fait de recherches
préalables. L’archéologie a ainsi exhumé plusieurs dé-
pouilles d’enfants ou adolescents sacrifiés rituellement à
l’intention de Terre Mère, souvent dans des périodes de
crise écologique. La fameuse momie « Juanita », décou-
verte sur les flancs du monstrueux volcan surplombant
la ville péruvienne de Arequipa, en témoigne. Une jeune
princesse avait été offerte par les Incas dans l’espérance
de calmer la colère d’une éruption.
Certes, les dévots modernes de Gaïa-Pachamama
sont loin d’immoler leurs enfants pour ralentir le
réchauffement climatique, freiner la fonte des glaciers
et empêcher l’effondrement annoncé de notre civilisa-
tion. Pour autant, avec des discours et des pratiques invi-
tant à enterrer ou à brûler de nombreux aspects de notre
spécificité humaine pour nous « sauver » – notamment
notre propension à la technique ou la science – certaines
tendances éco-spirituelles ne seraient-elles pas en train de
promouvoir malgré elles une forme édulcorée de sacrifice
humain à une idole liftée de Mère Nature ?
VII.
MA SORCIÈRE BIEN
LIKÉE
« Si vous êtes une femme et que vous osez regarder à l’intérieur de
vous-même, alors vous êtes une sorcière. » Mona Chollet

J ’exposai sur la terrasse mes pierres et mes cristaux,


à la lumière de la pleine lune, afin de les charger en
énergie. Après m’être immergé dans un bain de purifica-
tion au gros sel marin et à l’huile essentielle de lavande,
bordé de bougies, j’ai revêtu un habit blanc et commencé
le rituel de l’« Esbat ». C’est ainsi que les adeptes de la
Wicca nomment les célébrations de la pleine lune, comme
ceux qui s’en inspirent dans d’autres pratiques. L’astre de
la nuit est en effet à l’honneur dans la majorité des nou-
veaux mouvements spirituels centrés sur la dimension

151
sacrée de la féminité, car la lune est associée aux diffé-
rents visages de la femme et de ses cycles. Le symbole
de la triple lune, emblème des wiccans, synthétise cette
vision. La lune croissante est la jeune femme s’éveillant
à sa sexualité, la pleine lune, la puissante mère créatrice
de vie et la lune décroissante, la femme avançant dans
l’âge, encline aux disciplines de l’esprit et à la sagesse. J’ai
commencé la cérémonie en traçant avec un athamé, un
cercle de protection autour de mon autel, une petite table
basse sur laquelle étaient disposés des symboles des quatre
éléments et, entre autres, une statue de la grande déesse66.
J’ai invoqué, aux quatre points cardinaux, les gardiens
respectifs du feu, de l’air, de l’eau et de la terre, avant de
me lancer dans une danse frénétique et désarticulée, en
cercle autour de l’autel, pour laisser la puissance sauvage
de la déesse Lune et de son consort, le dieu cornu, monter
dans mes membres et animer mon corps transi. J’avais
douze ou treize ans et j’étais seul dans ma chambre, chez
mon père. De ces Esbats, je ne touchais mot à personne,
par crainte des moqueries et des persécutions. Hélas, ma
sœur vendit la mèche à ses amies, je devins la risée d’un
groupe de filles. À chaque fois qu’elles me croisaient dans
les couloirs de l’école, elles me hurlaient dessus « Oui
Con ! Oui Con ! », déformant en une insulte le nom de
ma religion67 et révélant à qui voulait l’entendre mon
appartenance que j’aurais préférée discrète, sinon secrète.
De quoi alimenter une certaine méfiance à mon égard
et une réputation d’enfant « bizarre » : deux ingrédients
efficaces de l’amulette qui attire à soi les vibrations du
harcèlement scolaire. La popularité des trois sorcières de
la série Charmed, qui combattent les démons en tenues
branchées de femmes indépendantes du San Francisco

152
des années 1990 n’a pas joué en ma faveur. Au mieux, cela
augmentait mon ridicule. Ironie du sort, deux décennies
plus tard, ces pratiques déferlent dans les magazines fé-
minin et lifestyle et sont abondamment relayées par des
influenceuses, petites ou grandes, sur les réseaux sociaux68.
Comble de l’ironie, cet univers à cause duquel, jeune gar-
çon, j’avais été moqué par des femmes en devenir, est bran-
di aujourd’hui par un nombre croissant de féministes,
comme source d’empowerment féminin permettant de
renforcer la solidarité entre « sœurs », de se réapproprier
son corps, et de s’émanciper face à l’oppression patriarcale.

L’âge des prêtresses

J’ai rencontré Anouk* sur les bancs d’un cours intitulé


« Nouvel-Âge et dérives sectaires », alors que j’étudiais
dans un établissement catholique. Mon ami Thibault, en
cursus de psychologie – et à ses heures coach de séduc-
tion en ligne – en parlait comme d’une fille au look de
petite catholique coincée qui cache bien son jeu. À vrai
dire Anouk a été élevée dans une famille en majorité
non croyante, « une famille de chercheurs en aérody-
namique », précise-t-elle. De ce cours de mise en garde
face aux dangers des nouveaux mouvements spirituels,
Anouk se souvient d’avoir eu « l’impression d’une vaste
blague » car il était animé par un catholique sortant les
gens des sectes pour « leur proposer » voire « leur im-
poser » une autre religion. Pourtant, cette jeune femme,
aujourd’hui professeure, dit avoir « un lien très serein avec
le catholicisme », notamment grâce à une « grand-mère
paternelle ultra-catho » qui l’emmenait régulièrement

153
à l’église. Un contact qui prit fin avec le décès de son
aïeule. Le souvenir qu’elle garde de ce passé révolu tient
en une phrase : « beaucoup de limites ». Surtout pour
les personnes de son sexe, estime-t-elle. « Cette maison
[L’Église romaine] n’inclut pas la femme autrement que
subordonnée à l’homme et il n’y a aucun pouvoir reli-
gieux de la femme, à part celui d’emmener des fleurs et
de temps en temps lire un texte à la messe. Quand on a
un élan spirituel très fort, c’est extrêmement frustrant de
ne pas pouvoir s’émanciper de la figure du prêtre ou du
diacre69. » C’est, contre toute attente, grâce à une profes-
seure de fac, pour qui elle travaillait comme baby-sitter,
qu’Anouk trouvera des clefs pour alimenter cet élan. « Je
me suis retrouvée à un coven chez elle, à tirer les cartes et
à invoquer les esprits, un vendredi soir. Elle en faisait à
toutes les pleines lunes.70 » Nouvelle ironie du sort, « cette
femme était catholique (!) mais avec une philosophie
Wicca ». Anouk la décrit comme une « bonne fée », avec
« un don pour apparaître au bon moment et sauver un
élève du décrochage ou un autre des rattrapages », et va
même jusqu’à la qualifier de « sainte », et de « puits de
sciences » qui « s’y connaît en angéologie autant qu’en
démonologie, sans en faire l’apologie bien sûr ».
L’étudiante a trouvé dans l’univers de son employeuse
une « douceur » qui « tranchait » sur ses a priori, selon
lesquels la sorcière serait « une personne démoniaque
qui veut du mal aux autres. » À cause de cela Anouk a
refusé un temps de se qualifier ainsi, jusqu’à la lecture du
best-seller qui a largement contribué au coming out witch
de nombreuses femmes dans l’Hexagone et inspiré des
vocations. Ce livre, c’est Sorcières, La Puissance invaincue des
femmes, de l’essayiste suisse Mona Chollet, se saisissant de

154
cette figure pour en faire un modèle d’empouvoirement
féminin. Aujourd’hui, après une certaine réticence, Anouk
accepte d’être qualifiée de sorcière auprès de son cercle
intime. De son aveu, son fils « adore » l’appeler « maman
sorcière. »
Pour d’autres, cette appellation se dévoile au grand jour.
C’est le cas de Tiffany Garrido, ancienne directrice artis-
tique en train de convertir son activité de sorcière en métier
à part entière. Talonnant, à l’heure où j’écris, les quinze
mille abonnés sur Instagram, le magazine Elle la compte
parmi les meilleures influenceuses astrologie à suivre. La
jeune femme apparaît même dans les pages des Cahiers
Science & Vie, dans un dossier consacré aux sorcières, « Des
bûchers aux réseaux sociaux71 ». Tiffany m’a confié, par la
négative, ce que signifie être une sorcière pour elle :

Elle n’est pas quelqu’un qui veut du mal ou contrôler les choses
à l’extérieur et qui veut détruire72. Elle n’est pas contre la nature des
choses, contre la nature des gens, contre les événements, mais elle tra-
vaille pour. Elle travaille avec le pouvoir de l’intérieur et elle n’est pas
pour prendre le pouvoir sur quelque chose ou quelqu’un et demeure
dans son travail intérieur de conscience73.

Pour la majorité des néo-sorcières, magie et sorcellerie


ne sont jamais pratiquées dans l’intention de nuire, mais
utilisées pour leurs besoins personnels, amour, travail,
guérison, finances, développement personnel ou pour
venir en aide à autrui. Tiffany pense que sa pratique s’ap-
parente à la « magie du chaos ». « Je prends, dit-elle, les
éléments qui me parlent et j’établis mes propres rituels
en lien avec mes ressentis. Ce n’est ni blanc ni noir, ça fait
partie de moi. Et c’est sans protocole. »

155
Par-là, Anouk et Tiffany s’inscrivent dans une tendance
polymorphe, avec certains courants comme le néo-pa-
ganisme et le culte de la déesse, dans un mouvement
diffus qui se répand en France depuis environ cinq ans :
le Féminin sacré. « Derrière cette expression, décrit la
socio-anthropologue Constance Rimlinger, point d’ins-
titution ou de communauté de croyantes bien délimitée,
mais plutôt un réseau souple, un entrelacs de festivals, de
cercles de femmes […], de stages, de publications74, de
cérémonies, où chacune explore une voie personnelle
de recherche et de célébration d’une puissance féminine
intérieure.75 » Du fait de ce caractère nébuleux, détaille la
chercheuse, « donner une estimation du nombre d’adeptes
ou de groupes en France à l’heure actuelle est délicat.
Les principales pages Facebook sur le Féminin sacré re-
groupent jusqu’à 14 000 abonnés. L’association Tentes
Rouges, qui se donne pour mission de promouvoir et
fédérer le réseau de cercles de femmes, recense dans son
annuaire en ligne 156 facilitatrices réparties sur tout le
territoire national, mais cela laisse de côté de multiples
cercles informels, non répertoriés, n’ayant pas choisi de
se nommer Tentes rouges ».
S’inscrivant dans une quête de sens et de réenchan-
tement du monde, cette démarche présente des carac-
téristiques de spiritualités alternatives dans le sillon du
New-Age et de la « nébuleuse mystique-ésotérique ». En
rappelant les travaux de Françoise Champion, elle relève
que le Féminin sacré véhicule des thèmes dominant la
sensibilité spirituelle contemporaine : « La primauté ac-
cordée à l’expérience, l’appel à cultiver son intériorité,
à habiter son corps, l’optimisme quant aux possibilités
pour l’humanité de “s’éveiller”, d’entrer dans une période

156
d’harmonie, ainsi que l’accent mis sur la transformation
intérieure et sur la notion de guérison […] » La spirituali-
té contemporaine, avec son aspiration générale à renouer
avec une nature réenchantée, serait-elle particulièrement
féminine ?
Anouk développe : « En tant que petite fille, j’ai dû
taire très tôt cette part sauvage et spirituelle, je n’ai pas pu
la développer. L’éducation que j’ai reçue me demandait
d’être une petite souris qui fait du piano. » Malgré cela,
continue-t-elle, il y avait des espaces de libération. « On
aimait aller dans les bois et je me sentais puissante. Ce
côté sauvage, c’est une sensibilité difficile à expliquer, mais
une part de moi a toujours été consciente qu’il y avait
une énergie plus puissante et plus nue quand j’étais dans
la nature. J’étais saisie d’une envie brutale, de me mettre
pieds nus, de chanter des chants étranges, et de sentir ce
flot d’énergie m’habiter entièrement. » Sociologue du
travail et du genre à l’EHESS, Geneviève Pruvost a mené
une enquête de huit ans sur les alternatives écologiques
dans nos campagnes. Elle a relevé cette montée d’un dis-
cours sur la « force du principe féminin ». « La moitié des
femmes rencontrées […] se reconnaissent dans l’équation
suivante : je suis femme, je n’ai pas perdu le lien avec la
nature, il y a de la puissance en moi.76 » Ce qui résonne
dans les entrailles d’Anouk : « Dans mon ressenti, l’appel
à la terre est plutôt féminin, tout en gardant en tête que le
féminin fait partie de chaque être. Et l’aspect d’élévation
intellectuelle est plus masculin. » Et cette professeure
de français de convoquer Baudelaire : « Toujours tortu-
ré entre ces deux appels : celui de la poussière et celui
des cieux. On est tous de chair et cette chair revient à la
Terre. Pour moi il y a cette part de cycle de la vie et de la

157
mort qui appartient à cet imaginaire de la Terre Mère. Ma
part de chair, d’envie, de pulsion, est plus alimentée par
ma part féminine. » Ce qui ne s’entend pas comme une
tare pécheresse mais comme une forme de connaissance
viscérale : « Si je m’écoute, continue la jeune maman,
mon intuition vient de mon bas-ventre, où se loge ma
capacité de création – et de destruction – car ma puissance
me vient de cet endroit des profondeurs. » À ce ressenti
Anouk déclare avoir mis beaucoup de temps à s’autoriser
à s’abandonner. Faute, précisément, de justificatif moral
ou scientifique pouvant lui conférer une légitimité et « de
mots pour expliquer comment ce centre dans mon ventre
me met en transe, en danse. » Elle essaie : « Mon cerveau
est capable de résoudre, et de problématiser, mais mon
ventre est capable de ressentir la vie. Je ne parle même
pas d’émotions ou de perceptions, mais de recevoir cet
état de grâce face à quelque chose de beau et de vrai. »
Pour se donner un espace où cultiver cette dimension
« sacrée », cette féminité, cette « puissance intérieure »
qu’une éducation et un environnement, rationalisant,
mais aussi des violences « souvent, trop souvent d’ordre
sexuel » ont étouffé, des femmes sentent le besoin de se
réunir lors de cercles de paroles en non-mixité, de partager
et de tisser des liens de sororité77. Ce terme de sorori-
té, omniprésent, répond à l’aspiration, selon Constance
Rimlinger, « d’aider d’autres femmes, de s’unir, de repenser
les relations féminines hors de la rivalité et de la jalousie,
de faire preuve de plus d’empathie et de bienveillance, de
chercher à créer des liens, une communauté78. »
Ces cercles, parfois appelés des Tentes rouges – du titre
de l’ouvrage d’Anita Diamant, La Tente rouge, best-seller
publié en 1997 – prennent idéalement place à l’occasion

158
des nouvelles lunes, des équinoxes, des solstices, ou
d’autres conjonctures cosmiques propices. Laurence,
approchant la cinquantaine, organise aujourd’hui des
cercles de femmes, elle dit avoir eu besoin d’attendre
d’être en paix avec sa ménopause pour se sentir légitime.
Sa motivation ? « L’idée et l’envie, explique-t-elle, c’était
que dans le temps, il y avait beaucoup d’entraide ; avant
il y avait les tantes, les cousines ; alors que maintenant les
femmes travaillent hyper tard. Et ce soutien de femmes,
aujourd’hui disparu, je trouvais ça important de le re-
trouver. » Des réunions qui peuvent parfois simplement
prendre la forme de soirées entre copines, sur un mode
réenchanté, comme en témoigne Selena*, bientôt la tren-
taine, vivant dans le sud de la France : « On se fait un petit
repas, avec une tisane, on allume des bougies avec un peu
d’encens. Chacune a un oracle et on se tire les cartes. Si
c’est la nouvelle lune on pose des intentions pour le mois
à venir ; à la pleine lune, on écrit des messages de grati-
tude et on brûle à la bougie nos messages.79 » Un désir
d’ensauvagement émerge : « L’idéal, ce serait de faire ça
un jour en forêt. » Sans pousser trop loin quand même.
« Mais pas la nuit, car ça me fait flipper. ».Selena préférera
un décor plus Nature & Découverte : « Plutôt en fin de
journée, près d’une rivière. » Beaucoup de témoignantes
estiment qu’elles se ressourcent dans ces temps parta-
gés, où elles peuvent s’exprimer et être écoutées sans se
sentir jugées.
Tiffany Garrido, sorcière et influenceuse digitale, est
à la tête d’un cercle de lune comptant plus de 200 abon-
nées, avec un cœur de fidèles d’une quarantaine de per-
sonnes qui assistent à chaque rendez-vous mensuel. Des
rencontres qu’elle veut participatives, afin de mettre en

159
avant ses consœurs : « L’envie, c’était de faire découvrir
d’autres femmes qui m’inspirent dans ma guérison. Il
y a des sorcières invitées. Des femmes qui ont chacune
leur particularité, chacune leur outil. Et qui vont pro-
poser leur rituel. » Le 31 octobre dernier, elle a conduit
une célébration de Samhain80 en ligne, sur Zoom. « On
était une vingtaine, ça ne peut pas remplacer la présence,
concède-t-elle, mais l’énergie passe. » Célébrer en ligne,
assure Tiffany, permet à certaines femmes de se sentir plus
à l’aise et d’avoir « accès à leur vulnérabilité plus rapide-
ment. » Comme Samhain est perçu comme le moment
où s’ouvre un « portail énergétique » entre notre monde
et celui des morts, le temps est propice, déclare la sorcière
2.0, pour « honorer nos ancêtres », et conduire une médi-
tation et un soin centrés sur « la libération de nos racines,
de nos ancêtres, de nos lignées. » À cette fin, détaille-t-elle
« je me connecte au groupe de participantes, puis j’ap-
porte le soin au groupe ». Attention, par connexion, elle
n’entend pas ici rejoindre une conversation sur Zoom,
mais établir une connexion spirituelle, grâce à laquelle
elle dit opérer un travail de soin énergétique collectif et
à distance. « C’était assez puissant et il y avait beaucoup
d’émotions », se remémore Tiffany.
Un des sujets majeurs de la mouvance, relevant pro-
prement de la biologie féminine, est le cycle menstruel.
Celui-ci, expose Constance Rimlinger, « est mis en pa-
rallèle avec le cycle lunaire et avec le cycle du vivant
qui repose sur un processus ininterrompu de destruc-
tion-recomposition. Les menstruations sont donc per-
çues comme un moyen privilégié de se connecter à son
corps, à la nature, au sacré ». Une perception qui porte
avec elle certains discours qui, comme d’autres thèmes du

160
Féminin sacré, selon la sociologue Julia Itel, « ne tiennent
pas debout scientifiquement. » En immersion pour son
enquête, la chercheuse entend, par exemple, qu’« avant la
modernisation, toutes les femmes auraient eu leurs règles
pendant la pleine lune, ou que leurs cycles étaient calqués
sur celui de la lune… ce qui signifierait que toutes les
femmes de la planète auraient eu leurs règles en même
temps ».
Il circule beaucoup de mythes dans les cercles de
femmes et certains deviennent des lieux communs, qu’il
ne viendra pas à l’idée de discuter. À l’instar d’une reli-
gion, ou de certaines idéologies, les réseaux du Féminin
sacré s’appuient sur une « histoire sacrée », avec son âge
d’or : la croyance en un matriarcat préhistorique où la
déesse était à l’honneur et où régnait de ce fait une har-
monie entre l’être humain et la Terre Mère81. Un élément
perturbateur : l’arrivée du patriarcat, souvent associé et
parfois confondu avec les religions monothéistes. Ses
martyrs : les sorcières condamnées sur les bûchers de
l’Inquisition au Moyen Âge82, présentées comme des re-
belles, des guérisseuses et des savantes dont la puissance
inquiétait l’ordre social et religieux masculin en place. Et
enfin, ses prophétesses pionnières, héroïnes et restaura-
trices : néo-druidesses, chamanes, femmes déesses, d’une
nouvelle ère où le divin féminin se réveillerait et pourrait
s’épanouir sous ses myriades de facettes, afin d’apporter
une régénération holistique à la planète et à ses habitants.
Mais comme le note le neurologue Oliver Sacks, « le
conte et le mythe sont des activités humaines primaires, un
moyen fondamental de donner un sens à notre Monde83 ».
Si l’ampleur et la nature des persécutions des sorcières à
la Renaissance sont contestées par des historiens, ce récit

161
aide à donner du sens à des histoires pour le coup bien
actuelles. Tiffany Garrido, venant d’une famille moitié
catholique et moitié témoin de Jéhovah, confie avoir
été rejetée des siens, en tant que sorcière, quand elle est
allée rendre visite à sa grand-mère au Portugal. « Pour ma
grand-mère, même Harry Potter c’est le diable. À un autre
temps, j’aurais pu être brûlée. Mais là j’ai quand même
été considérée comme une servante du diable. » Elle ne
décrie d’ailleurs pas les religions. « J’utilise le mot magie,
mais peut-être d’autres utilisent le mot foi pour parler de
la même chose. »

Oh my goddesses !

Le recours à la mythologie est commun dans les ré-


seaux du Féminin sacré, comme il l’est dans les nébuleuses
philo-mystico-spirituelles. La pensée mythique, de l’ordre
du symbolique, de l’intuitif, du créatif, en tant que langage
propre de la psyché, posséderait une affinité avec la di-
mension féminine de l’être84. Les traditions et mythologies
d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et souvent d’ailleurs, offrent
à des femmes un réservoir de figures dans lesquelles elles
peuvent trouver des ressources pour cultiver telle ou telle
dimension de leur puissance intérieure. « Sorcière, femme
médecine, amazone, dark goddess, quelle femme puissante
es-tu ? » questionne un compte Instagram. Des archétypes
auxquels peuvent s’ajouter divers panthéons de déesses ou
déités féminines – Hécate, Isis, Lilith, Demeter… – voire
des figures semi-historiques, comme Marie-Madeleine.
Selon Constance Rimlinger, « les adeptes opèrent des
bricolages individuels en assemblant des croyances et des

162
rituels de différentes traditions ». Les différents archétypes
auxquels elles se réfèrent ou adhèrent ne sont pas perçus
de manière uniforme. Pour certaines, il s’agit de symboles,
d’imaginaire inspirant ; pour d’autres, d’intelligences qui
agissent à travers le cosmos et en nous-mêmes. Dans ce
cas, le polythéisme n’est souvent qu’apparent, car les divi-
nités sont perçues comme des visages et des aspects d’une
même énergie primordiale. « Toutes les déesses sont la
Déesse », affirmais-je quand je m’adonnais au wiccan, la-
quelle est « peut-être la même chose que l’Univers, que le
Mystère », avance une enquêtée de Constance Rimlinger.
D’autres préfèrent ne pas trancher sur la question de l’exis-
tence objective ou subjective de ces déesses.
Marianna, que j’ai rencontrée à Bali – appelée « l’île
des dieux » et passage presque obligé de bien des créatifs
spirituels –, est quant à elle attirée par les cultes Umbanda
du Brésil, traditions syncrétisant des saints du catholicisme
avec des déités d’origine africaine, les Orixas. Malgré ses
racines grecques, Marianna se sent connectée à la déesse
de l’Océan issue de cette tradition afro sud-américaine
– Iemanja – qui serait « aussi proche d’Aphrodite que de
la Vierge Marie. » Rejetant l’accusation d’appropriation
culturelle, Marianna réfute l’idée selon laquelle ces figures
appartiendraient à des cultures cloisonnées : « Ce sont des
archétypes et des énergies universels et ils “appartiennent” à
quiconque souhaite interagir avec eux. Iemanja est l’esprit
de la mer, elle est le sang dans nos veines, elle est notre
mère dont nous venons tous (d’un point de vue évolu-
tif). Comme la mer n’appartient à personne, de la même
manière je ne peux pas prétendre qu’Aphrodite est à moi
(parce que je suis grecque). Les énergies ont des noms ré-
gionaux mais sont universelles. »

163
Des énergies auxquelles feront appel les adeptes en
fonction de leurs besoins ou envies, à travers une gamme
diversifiée de pratiques pouvant se mixer et servant à
canaliser ces archétypes85 : rituels, danses, vêtements,
bijoux, plantes, pierres, gestes, méditations… Émilie,
jeune maman, est membre du collectif les Amazones
parisiennes, union des femmes guérisseuses. « Pour ma
part, confie-t-elle, je me rends souvent compte que me
“reconnecter à mon Féminin sacré” est le meilleur moyen
de me recentrer lorsque je me sens déboussolée ou dépas-
sée par les évènements. Dans ces moments-là, je tamise
la lumière et j’allume des bougies, je me pose, je respire,
je laisse les émotions affleurer… » Professeure de Yoga,
Émilie mobilise sa discipline : « Pour ma part je me sens
puissante quand […], par exemple, je fais la posture de la
Déesse, je m’improvise Kali, j’imagine ma tête ornée d’une
couronne de fleurs… Le yoga étire l’imagination. » Pour
elle, le Féminin sacré, c’est « une énergie puissante qui
se loge dans chaque femme, à la fois sauvage et créative,
un feu intérieur qui lui permet d’avancer, de s’incarner
pleinement, de mieux (se) comprendre et s’épanouir. »
Le Yoga, et notamment le Kundalini Yoga, peut être une
porte d’entrée vers certains enseignements qui s’originent
en Inde, mais transformés par la mondialisation, à l’éveil
de la shakti, qu’évoque le témoignage de cette jeune
maman aujourd’hui expatriée à Essaouira au Maroc. Ce
terme de shakti signifie justement « puissance, force, ou
énergie » en sanskrit, et il est personnifié sous la forme
d’une déesse. Chaque dieu a sa ou ses shakti (Kali pour
Shiva, par exemple), qui représente non pas son complé-
ment passif, mais son principe actif. Une des émanations
de la shakti est la Kundalini, une force logée, selon ces

164
enseignements, au bas de la colonne vertébrale. Cette
énergie vitale, sexuelle, est perçue comme un serpent de
feu qu’il s’agirait de réveiller et d’élever depuis le chakra
racine jusqu’à celui trônant au sommet de la tête, pour
connaître l’éveil. Des techniques millénaires – souvent
réservées à des ascètes expérimentés dans leur contexte
traditionnel – qui se diffusent, transformées, en Occident,
comme des occasions d’empuissantement et de réappro-
priation de son corps de femme. Pour « en reconnaître le
côté divin », ajoute Émilie. Celle-ci m’interpelle ensuite
avec une question rhétorique représentative d’une sensibi-
lité panthéiste contemporaine : « Et si nous étions tous et
toutes Dieu, la Création, l’Univers sous forme humaine ? »
Émilie, à qui une amie a offert le livre Femmes qui
courent avec les loups se sent aussi reliée à cette référence
de la femme sauvage : « Parfois, la tempête intérieure
qui m’anime me demande de danser, alors je mets ma
playlist du moment et je bouge… » L’impulsion viscérale
à l’ensauvagement se synchronise avec les habitus de la
génération Spotify. On le voit, les pratiques reliées à ce
label de Féminin sacré englobent aussi des activités qu’on
ne qualifierait pas d’emblée de sacrées, et qui n’ont pas
forcément en soi de caractère ésotérique. Selon Tiffany
Garrido, une discipline comme l’art-thérapie peut par
exemple « être appelée “magie” à partir du moment où
on y met de l’intention. Est rituel ce qui démarre d’une
intention à l’intérieur de soi. Cela peut être un bain où
je pose l’intention qu’il me purifie, ou que mes guides
vont m’accompagner. Tout peut être rituel ».
Aussi, rappelle la sociologue Constance Rimlinger, ces
milieux « diffusent et promeuvent des pratiques alterna-
tives, qu’il s’agisse de pratiques d’hygiène – notamment
l’utilisation de protections périodiques lavables puis de
la coupe menstruelle – ou de rituels énergétiques visant à
rééquilibrer l’énergie sexuelle féminine et à permettre aux
femmes de renouer avec leur corps et leur plaisir […]86 ».
On peut penser à la bénédiction de l’utérus, pratique
consistant à s’exposer à un bol d’eau chargé d’intentions
positives pour l’utérus, ou l’usage des œufs de Yoni, des
cristaux ovoïdes à insérer dans le vagin, afin de bénéfi-
cier des vertus que la lithothérapie attribue à certains
minéraux.
Au final, de nombreuses personnes qui sont exposées
à ce genre de pratiques font un choix, celui de délaisser
de temps à autre un réel perçu parfois comme aride, pour
se laisser aller à une certaine forme de réenchantement.
Comme l’explique Diane, consultante, il est parfois plus
agréable de se laisser aller à une forme de « réalité poé-
tique » que de « passer des heures sur des indicateurs clés
de performances dans une tour de La Défense ».
VIII.
Mal au ventre de la
Terre
« Enseignez à vos enfants ce que nous avons enseigné aux nôtres, que
la terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la
terre. Si les hommes crachent sur le sol, ils crachent sur eux-mêmes. »
Chef Seattle

J e marchais en direction d’une plage, pensant à une


personne rencontrée dans l’auberge de jeunesse anda-
louse où je séjournais. Martine* traversait un désert affec-
tif aggravé par des pics de tristesse qu’une toute récente
déception amoureuse avait encore empirés. Le charmant
guitariste argentin de l’hôtel venait de la « friendzoner »
et elle se sentait aussi désirable qu’une huître, la confi-
nant dans un bunker de désespoir sentimental. Saisi de
compassion, je pensais aux conseils d’Émilie, « l’Amazone
parisienne » que je venais d’interviewer. Et si Martine
avait simplement besoin de réveiller la « déesse sacrée »
sommeillant en elle ? Et si, plutôt que de projeter des
attentes sans cesse déçues sur des Apollons fuyants, la
jeune éconduite se reconnectait à sa Venus intérieure,
de manière à activer sa pensée positive. « Attract, don’t
chase » ou comme le proclament certaines influenceuses :

167
« C’est l’ovule qui attire et sélectionne les spermatozoïdes,
pas l’inverse ! » Une amie américaine avec qui je m’en-
tretenais des chagrins de Martine l’invitait « à faire des
choses qui lui apportent le réconfort de l’énergie venant
de la terre… Nature, bains, plaisir, yoga, musique, danse ».
Sauf que voilà, Martine, a beau vivre dans une caravane
sédentarisée installée dans une ferme en permaculture, les
délires un peu trop mystiques ont tendance à lui arracher
un sourire embarrassé. Caricaturant une professeure de
yoga New-Age, bien perchée selon elle, elle prend une
voix hystérique et s’exclame : « Ressens les vibrations de
la Teeeerre dans ton aaaanus ! » Bref, difficile de lui faire
avaler la pilule rouge sang menstruel du féminin sacré.
Espérant le secours de la sagesse divine, je me dirigeai
vers la plage. Mais, en cours de route, un ressenti dans
mon corps me pressa de renoncer à la destination prévue
pour m’engouffrer sur un petit chemin s’éloignant de la
route goudronnée. C’est après avoir « lutté » contre cette
sensation s’opposant à mon idée première que je finis par
céder. Je suivis le sentier, qui passait à travers un obscur
tunnel naturel fait de bambous et, dix minutes plus tard,
je débouchai sur une minuscule crique où des hippies
avaient établi un campement de fortune. Je m’assis sur un
rocher, contemplant le scintillement du soleil déclinant
sur l’eau salée, jusqu’à ce que deux d’entre eux, des filles
françaises, passent en bavardant. Je les saluai dans notre
langue et l’une d’elles, enjouée, me tendit une jolie guitare
multicolore, avant de me demander si je savais jouer « des
chansons du Rainbow ». Elle faisait allusion au Rainbow
Gathering, un rassemblement hippie international qui
avait pris place, en cet automne, dans la ville espagnole
de Jaén, ce qui expliquait le nombre anormal de spirituels

168
alternatifs qui parsemaient l’Andalousie en cette période.
Il se trouvait que j’avais dans mon répertoire un hymne
qui correspondait aux attentes de la rainbow girl et qui
mettait la terre mère à l’honneur : « Mother I feel you, under
my feet, mother I hear your heartbeat […] Mother I hear you
in the river sound, eternal water flowing on and on […] »
À 23 ans, Kenza c’est son prénom, avait abandonné sa
licence Arts et Spectacles pour nomadiser. Elle était vêtue
d’une sorte de pull-over effiloché à motifs style mexicain
que je pris d’abord pour un poncho. Elle connaissait un
tas de bhajans louant la mère divine, qu’elle accompagnait
du bruissement de maracas ovoïdes87. Remarquant, dans
ma main, des brins de romarin que j’avais cueillis sur le
chemin, elle m’invita à « en faire une fumigation ». Elle se
présentait comme guérisseuse et m’informa qu’elle venait
de faire un nettoyage énergétique pour un crudivoriste
hollandais qui la laissait dormir dans une grotte située
sur son terrain88, sur la falaise surplombant la crique, en
échange d’un peu d’aide au jardin. Ainsi, Kenza déclarait
vivre depuis plus d’une semaine dans le ventre de la terre,
littéralement. L’état de ses jambes et le parfum de ses vête-
ments étaient témoins qu’elle ne mentait pas. Kenza signi-
fie « trésor » dans la culture algérienne qui est son milieu
d’origine. Et j’avais devant moi une mine d’or en termes
de sujet d’étude. Au passage, elle trouva « cool » que je
répertorie son numéro au nom de « Kenza Sauvage ». Je
lui demandai si elle était partante pour donner un soin
à Martine, ce qu’elle accepta sans rien demander en re-
tour. Quelques jours plus tard, elle passait en ville, pour
soigner Martine. Elle commença à faire des mouvements
suaves et dansants avec son corps, les mains autour de sa
patiente. J’avais préparé une eau parfumée à l’hydrolat

169
de rose, que le site Aroma-Zone.com décrit comme « la
fleur de la féminité par excellence […] accompagnant les
femmes vers une sexualité épanouie », et toute indiquée
pour « les chagrins d’amour », « le besoin d’être rassuré »
et les « femmes manquant de confiance en elles ». Kenza
chantait en plusieurs langues des hymnes sacrés issus de
diverses traditions, un chant pour l’eau en japonais ou un
mantra Mahayana invoquant le Bouddha de la médecine
par exemple. Elle aimait soigner par des embrassades qui
déclenchent un pic de sérotonine. C’est du moins l’effet
immédiat qu’elle a eu sur moi quand elle m’a pris dans
ses bras, dans une étreinte étonnante, à mi-chemin entre
la tendresse d’une mère avec son bébé et l’ardeur érotique
d’une amante passionnée. À l’issue de cette séance de soin,
je la laissai prendre sa première douche chaude depuis des
jours dans mon Airbnb, puis nous la raccompagnâmes
à l’arrêt de bus, vêtue qu’elle était d’une jupe mauve à
motif cachemire trouvée dans une poubelle et qu’elle
avait converti en robe. Sa destination ? Les îles Canaries,
puis le Mexique – pour rencontrer des chamans – où elle
projetait de se rendre en… bateau stop, à travers l’Atlan-
tique ! Elle enlaça Martine en l’invitant à se respecter,
elle et « son temple » (son corps) puis elle lui lança dans
l’étreinte : « Tu es sacrée ». Suite à quoi elle sauta dans
le bus, après avoir retiré de son sac-à-dos un livre à la
couverture arrachée, qui n’était autre que… Femmes qui
courent avec les loups.
Une sacralisation des femmes et de leur corps, qui
donne matière, ici et là, à certains malaises. Après avoir
été sage-femme, Servane est devenue « doula » , un mé-
tier qui a fait son apparition en France en 2003, avec
une centaine de membres répertoriés dans les annuaires

170
professionnels et dont le nombre est aujourd’hui en aug-
mentation. Il s’agit d’accompagner des parents pendant
et suite à un accouchement, afin de compenser, selon
Servane, le manque de suivi dans les hôpitaux, où « tout
est très protocolaire ». Un système médical froid et in-
fantilisant qui favoriserait les dépressions post-partum.
Invoquant la déontologie de la profession, Servane af-
firme que les doulas doivent accompagner les personnes
de manière laïque, en respectant leur religion et sans
injecter de nouvelles croyances. Or, « depuis un an et
demi, témoigne-t-elle, on a vu apparaître des doulas sau-
vages sur les réseaux sociaux. Elles pensent que l’utérus
et la vulve sont sacrés. » Des termes relevant du religieux
selon elle et s’écartant du « cadre éthique de la profes-
sion. » Ce qui la gêne surtout, ce sont les injonctions
adressées aux femmes, comme celle de retrouver « un
cycle naturel » – en harmonie avec celui de la lune par
exemple – ce qui est « ni plus ni moins qu’un dogme ».
Elle caricature cette attitude : « Il faut que tu accueilles
tes règles avec honneur car elles signifient que tu peux
être reproductive : Il faut il faut, il faut ! » Une croyance
qui peut aller jusqu’à la recommandation de moyens de
contraception « dits naturels ». Alors oui, nuance-t-elle,
« la pilule est difficilement acceptable pour le corps et
c’est un problème pour certaines femmes, néanmoins ça
protège de certaines choses, comme des grossesses non
désirées et des IVG qui peuvent être traumatisants ». Elle
n’hésite pas à qualifier certaines postures du Féminin
sacré comme « un retour en arrière ». Elle pointe, par
exemple, le « repos menstruel » ce temps de retrait où
la femme peut prendre soin d’elle et se recharger, une
pratique courante dans les religions historiques89. Servane

171
clame enfin : « Je ne veux pas que mon sexe soit sacré,
juste qu’il soit respecté. »
Mélanie, 28 ans, est devenue « accompagnante à la
naissance » après plusieurs vies professionnelles. Elle a
de quoi se retrouver dans le viseur braqué par Servane.
Elle a accouché chez elle, à domicile et enseigne à d’autres
femmes comment se reprendre en main. Selon son res-
senti, « la naissance industrialisée est une des causes de
la déshumanisation de notre monde ». Les injonctions
qui font violence aux femmes relèvent, à ses yeux, des
discours qui ne laissent pas de place à la dimension sa-
crée de la vie, laquelle relève du plus intime de l’être et à
laquelle la maternité donne un heureux accès. « Quand
j’ai accouché, se souvient la doula, j’ai eu l’impression
d’être un canal relié à l’Univers et à la Terre et d’avoir
« téléchargé » ce que j’étais90. » Habitant aujourd’hui en
montagne, elle mène une activité de paysanne et de cueil-
leuse de plantes vernaculaires médicinales, elle propose
également des soins d’accompagnement à la naissance
tels que le Rebozo, massage holistique à quatre mains
issu de la tradition mexicaine.
Servane, la « doula laïque », interpelle quant à elle sur le
traitement réservé aux hommes dans une vision du monde
qui diviniserait la femme et focaliserait son attention sur
elle. Selon Servane, l’homme serait mis au second plan,
voire occulté, de quoi menacer l’égalité des sexes à laquelle
elle aspire. Une réserve que j’ai pu aussi constater chez des
femmes qui proposent des thérapies avec une dimension
spirituelle, comme Myriam Beaugendre, psychothérapeute :
« Je trouve ça plutôt chouette que les femmes dansent en-
semble, parlent ensemble, pour reprendre confiance en
elles. Après, ce qui me touche, c’est la peur que les femmes

172
ont des hommes et vice versa ; or, des femmes qui sont des
bombes atomiques super puissantes, cela peut faire peur
aux hommes et les renforcer dans leur dénigrement. » Et
la praticienne de valoriser le rôle de son époux « qui est là
pour nous soutenir dans notre travail ».
« On est des amazones, du coup on n’a pas besoin
d’hommes » me lance sur le ton de l’humour Émilie,
avant de reprendre : « Plus sérieusement on aime les
hommes, ils sont présents dans nos cœurs et parfois dans
nos cercles de chant, dans nos cérémonies rituelles. Les
hommes sont les bienvenus à nos évènements, même si
notre communication est orientée vers les femmes essen-
tiellement. » Tiffany Garrido, influenceuse et sorcière, elle,
affirme que son choix de pratiquer en cercles non mixtes
ne s’explique pas du tout par un rejet des hommes, mais
par choix, car elle ne peut « pas aider tout le monde ».
Anouk, comme Claude, une fille de son coven, dé-
plorent que peu de garçons s’intéressent à ces démarches.
Elles aspirent à des cercles mixtes où hommes et femmes
pourraient explorer ensemble leurs polarités masculines
et féminines. Laurence, quant à elle, déclare qu’il « est im-
portant qu’il y ait des hommes aux stages. Moi je peux me
vanter d’avoir des hommes dans les cercles que j’anime,
mais c’est vrai qu’ils ne sont pas très nombreux ». Une
aspiration à la mixité compliquée par certaines différences
observées entre les genres. « Si le truc est trop barré, re-
lève Laurence, les hommes ça va les refroidir. Ils peuvent
parfois moins bien comprendre certains moments où tu
pleures et où tu hurles car tu ressens quelque chose de
fort. Une fois, au Mexique, pendant un cercle, j’ai entendu
une fille qui hurlait comme si elle accouchait et je me
suis dit “heureusement que mon mec n’est pas venu”. Je ne

173
la juge pas du tout, mais ça l’aurait fermé. Et tu ne peux
pas empêcher les gens de ressentir ce qu’ils ressentent. »
Relevons qu’on voit aussi émerger, dans les milieux
de la spiritualité contemporaine, comme pour compen-
ser l’abondante présence du féminin dans les discours,
une invitation à cultiver un « Masculin sacré », présentée
comme une masculinité pure et non contaminée par la
société et ses conditionnements. En témoignent ces ex-
traits d’un manifeste à l’effet viral sur les réseaux sociaux :
« […] Je crois aux hommes tendres et sauvages en même
temps, qui n’ont pas encore été domestiqués. Je crois aux
hommes mages qui embellissent tout sur leur passage,
dont la vie est un art et qui charment avec leurs dons.
Je crois au Masculin sacré et à toute la divinité que tu as
toujours portée. »

Féminisme sacré ?

« Si je n’ai pas choisi la rue pour brandir des pancartes,


je me suis souvent considérée comme militante. Se rendre
visible sur les réseaux sociaux en se nommant sorcière,
c’est déjà en soi un geste extrêmement politique » reven-
dique Tiffany Garrido91. Symptôme d’une soif individuelle
de sens à inscrire dans un mouvement collectif, ce courant
du Féminin Sacré est aussi le signe d’une insatisfaction
à l’égard des rapports entre hommes et femmes. Par leur
aspiration à se réapproprier leur vie, les femmes s’inscri-
vant dans cette mouvance partagent des buts communs
avec le féminisme. Cette identification se heurte toutefois
à un grand « mais » : le Féminin sacré est sous le feu de
critiques de la partie la plus intellectuelle du féminisme,

174
qui l’accuse d’essentialisation. Cette critique soutient que
le sexe et le genre sont des constructions surtout sociales
et culturelles, impliquant qu’il n’existe pas d’essence fé-
minine pure. La philosophe Judith Butler, professeure à
l’université Berkeley, spécialisée dans l’étude de l’identité
de genre, écrit :

Recourir à une féminité originelle ou authentique entretient un


idéal étriqué teinté de nostalgie qui refuse d’admettre la nécessité
actuelle de formuler la question du genre comme une affaire com-
plexe de construction culturelle [ce qui] tend non seulement à servir
des fins culturelles conservatrices, mais encore à faire de l’exclusion
une pratique féministe, créant précisément des fractures là où l’idéal
prétend les dépasser.92

Autrement dit, en se rassemblant de manière non


mixte, pour cultiver des qualités présentées comme fonda-
mentalement féminines (et pire encore, en divinisant ces
qualités), les déesses en herbe ne feraient que reproduire
les stéréotypes de genre sur lesquels s’appuie justement le
patriarcat comme outils d’oppression des femmes93. Bref,
elles seraient, en se tirant dans le pied, de « mauvaises
féministes », voire des traîtres à la cause. Aussi, souligne la
sociologue Constance Rimlinger, la porosité des milieux
du Féminin sacré avec les univers spirituels et ésotériques
fait souvent « figure de repoussoir » et craindre « une
délégitimation politique et intellectuelle ». Signalons au
passage que cet embarras est particulièrement marqué
en France, laquelle, bien que pays laïque, à l’instar des
États-Unis, a une manière bien à elle de vivre la laïcité.
Si outre-atlantique, l’histoire du pays s’est construite en
accueillant des communautés religieuses persécutées, la

175
France a construit son projet national sur une séparation
stricte entre le spirituel et le politique. Les implications
politiques du divine feminine, ont fait l’objet d’études
universitaires en contexte anglo-saxon, tandis que dans
l’hexagone, ces questions restent en majorité impensées.
Quand on les interroge sur cette incompatibilité, plu-
sieurs femmes arguent que le féminin et le masculin sont
des polarités, des énergies présentes en tout être humain,
indépendamment du sexe biologique. Pour Anouk, qui
s’est formée à la médecine chinoise, la critique féministe
a son sens mais reste cantonnée à « une vision assez oc-
cidentale et manichéenne », moins ouverte à une vision
du monde où tout serait un jeu de polarités.
Certains archétypes auxquels se réfèrent les personnes
sensibles au divine feminine sont critiqués, comme le sym-
bole de la triple lune – fille, mère, femme sage. « Pourtant,
tient à remarquer Constance Rimlinger, les enquêtes par
questionnaires, par entretiens […] révèlent que l’arché-
type de la « mère » ne se réduit pas à l’enfantement et à
la maternité, il symbolise plus largement la force de la
création intellectuelle ou artistique94. » Même chose pour
le visage féminin associé à la lune décroissante, poursuit
l’enquêtrice : « L’étude du traitement de la crone – im-
proprement traduit par « vieille femme » – conduit de
la même manière à nuancer les stéréotypes. Alors que
la société invisibilise les femmes âgées et place la méno-
pause sur le registre de la dégénérescence, de la carence,
la crone est, dans le Féminin sacré, représentée de ma-
nière hautement positive, avec l’idée qu’en cheminant
en âge les femmes se connaissent de mieux en mieux,
acquièrent en sagesse et en liberté […]. » Pensons à la
mannequin Yazemeenah Rossi qui assume ses cheveux

176
blancs comme un exemple inspirant de cet archétype,
offrant une ressource pour dépasser le sentiment qu’ont
plusieurs femmes d’avoir atteint une « date de péremp-
tion » en raison de leur âge. « Ainsi, conclut Constance
Rimlinger, loin de réduire les femmes à leur potentiel rôle
de mère, les archétypes du Féminin sacré tendent à offrir
des ressources pour symboliser certaines étapes du cycle
de la vie ou des facettes de l’existence.95 » Certains de ces
archétypes s’écartent même franchement des stéréotypes
de genre, à l’instar de Durga la déesse guerrière ou de Kali
la destructrice de démons, représentée en Inde avec un
corps noir et nu, arborant un collier de crânes humains
qu’on imaginera volontiers être ceux de mâles hétéros
cisgenres tyranniques.
Au-delà de ces figures inspirantes, il reste que « si les
réseaux féministes et du Féminin sacré ont en commun
d’offrir des espaces d’écoute et de partage, les uns vont
favoriser une lecture politique, tandis que les autres
orientent davantage vers une lecture de l’expérience vécue
qui emprunte à la psychologie, aux techniques de déve-
loppement personnel et à la spiritualité ». Par exemple,
le féminisme insiste sur les structures hétéropatriarcales
– et la reconnaissance du statut de victime – alors que
le Féminin sacré met l’accent sur la guérison et le soin.
Claire, du projet Le Bûcher, insiste sur les souffrances qui
existent en amont chez l’homme responsable de violences
sur les femmes, qu’elle invite à guérir. Ce qui n’est pas un
affront au féminisme historique. Sa consœur de projet,
Pauline, tient à exprimer sa reconnaissance « envers le
combat des femmes féministes qui se sont battues pour
qu’on sorte de rôles qui nous enferment ».

177
Mais c’est aussi une sorte de fermeture que déplorent
certaines femmes attirées par le Féminin sacré dans les mi-
lieux féministes. Comme l’attitude condescendante face
au rôle de mère au foyer, souvent décrié, mais convenant
pourtant à certaines. Aya, 27 ans, étudiante Libanaise,
rencontrée lors d’un volontariat dans une communauté
soufie où elle s’occupait du design d’un projet de per-
maculture, dit avoir « vécu comme une souffrance » le
radicalisme rigide de l’activisme féministe auquel elle se
sentait presque forcée, par pression sociale, à adhérer, dans
son milieu universitaire. Elle pointe le « non-sens », de
jeunes étudiantes se prévalant des cultures indigènes, dans
un esprit de lutte intersectionnelle, alors que nombre de
ces cultures sont fortement genrées. De quoi faire réfléchir
sur la compatibilité entre la valorisation des peuples an-
cestraux et les discours d’empowerment, un rapprochement
qui existe aussi bien dans les milieux féministes que dans
les réseaux du Féminin sacré. Peut-on vraiment vanter
« l’ancestral » tout en dépréciant « l’archaïque » ?
Un autre reproche est fait aux féministes, rapporte
Constance Rimlinger : « Elles seraient trop cérébrales,
influencées par leur ancrage urbain et par les théorisa-
tions universitaires, tandis que le Féminin sacré vise au
contraire à favoriser le sensible, l’expérience vécue, la place
qu’y joue le corps […], à donner toute son importance
aux énergies, à la connexion au monde végétal et animal,
bref, à une vision holiste de l’existence.96 » En sous-texte,
celles – et aussi ceux – qui « résonnent » avec le divine fe-
minine, renvoient aux féministes rationalistes leur propre
critique, celle de se tirer une balle dans le pied. Car c’est au
seul moyen de la rationalité et de l’esprit scientifique que
celles-ci adressent à celles-là le reproche d’essentialisation.

178
Or, selon la perception du divine feminine, cette démarche
serait profondément liée, par son désir de contrôle sur le
réel et sur la nature, aux racines même du patriarcat – un
désir d’emprise suscité notamment par la peur de ce na-
turel sauvage et par l’angoisse du mâle face à ce féminin
indomptable. Ainsi, en négligeant les ressources de leur
corps de femme, les féministes ne feraient-elles même que
perpétuer l’oppression du masculin. Elles seraient, sans
s’en rendre compte, colonisées en esprit par le patriarcat
qu’elles dénoncent.
Enfin, le Féminin sacré peut servir de carburant à un
mouvement politique et philosophique pluriel et émer-
gent comme l’éco-féminisme, qui mêle les thématiques
de la sauvegarde de l’environnement et de la question du
genre, en mettant en surbrillance un lien structurel entre
l’oppression des femmes et l’exploitation destructrice de
la nature97. Un rapprochement qui fait tout de suite sens
pour Arielle, la « maman sorcière ». « Cette part sauvage,
explique-t-elle, cette part naturelle, est plus facile à ap-
préhender avec notre polarité féminine, elle n’irait pas
détruire la terre, car elle ressent que c’est la terre qui nous
nourrit. » Cette perspective, selon Constance Rimlinger,
« constitue un terreau propice au développement d’une
sensibilité écologiste et féministe, qui peut s’accompagner
d’un engagement concret », c’est par exemple le cas d’ini-
tiatives comme TreeSisters, un réseau de femmes engagé
dans la reforestation de terres déboisées.
IX.
DIEU EST-IL DEVENU
UN OUTIL DE
DÉVELOPPEMENT
PERSONNEL ?
« Vis pour ce bas monde comme si tu devais y vivre éternellement et
vis pour l’au-delà comme si tu devais mourir demain. »
Abdallah Ibn Amr Ibn Al-Ass

À l’aube de la dernière décennie, pendant mes


études, j’ai traversé une période un peu sombre. Cette
année-là, l’été venu, ma mère a insisté pour que je lise
le best-seller de Laurent Gounelle, L’Homme qui voulait
être heureux. D’abord réticent par tout ce qui pouvait res-
sembler à un succès commercial, je finis par céder aux
conseils de ma mère. Je dois avouer que ce livre contribua
à me sortir de la bulle de brouillard dans laquelle mon
esprit se trouvait alors en suspension. De mémoire, le
pitch du roman était simple, un homme en vacances à Bali
consulte par curiosité un guérisseur ancestral qui révèle
au touriste que ce dernier n’est pas heureux. Au gré d’un

181
cheminement initiatique, le protagoniste commence, à
l’aide de son thérapeute, à identifier ses rêves et ses désirs
les plus profonds et à marcher vers eux avec courage. Le
bonheur, dans cette perspective, coïncide avec la réalisa-
tion d’un « moi authentique » et donc avec l’accomplisse-
ment d’un « potentiel ». Être authentiquement soi-même
aurait pour corollaire de devenir la meilleure version de
soi-même, en faisant tomber les croyances limitantes fai-
sant obstacle à la réalisation de soi, pour mener enfin
une vie ayant du sens, remplie d’activités et de relations
épanouissantes. Sous forme de fiction, Laurent Gounelle
mâtine les thèmes phares du développement personnel
d’une ambiance de sagesse ancestrale. À la même époque,
j’étais fasciné par un discours que Steve Jobs avait pronon-
cé lors d’une remise de diplômes. Le fondateur d’Apple
revenait sur sa success-story et évoquait une décision de
jeunesse. Après avoir abandonné l’université pour deve-
nir auditeur libre et se concentrer sur des matières qui
l’intéressaient vraiment, il se décidait à suivre un cours
de calligraphie, une discipline alors sans débouché ap-
parent. Des années plus tard, le célèbre chef d’entreprise
intégrait une élégante typographie au Mac, contribuant
à son succès. S’il n’était pas sorti des sentiers battus, s’il
n’avait pas écouté son feeling, le Mac aurait pu ne jamais
voir le jour, clamait-il devant un parterre de chapeaux
carrés. Il les exhortait même à une forme de foi : « Vous
devez croire, en quelque sorte, que ces événements vous
connectent à votre futur. Vous devez croire en quelque
chose : Dieu, la destinée, la vie, le karma, whatever… Parce
que croire que ces événements sont liés vous donnera
l’assurance nécessaire pour avoir le courage de suivre votre
cœur. Même si cela vous écarte du chemin sûr et tracé. Et

182
c’est cela qui fait toute la différence. » Succès planétaire
commercial, réussite technologique, innovations nées
d’un cheminement d’écoute de son intuition et de son
« cœur », carrière dynamisée par la foi, s’inscrivant dans
un « plus grand que soi », le tout porté par un homme
au discours quasi-prophétique et au charisme de gourou
(ou vice-versa) : le phénomène Steve Jobs, iconique, cris-
tallise l’alliance du développement personnel et d’une
dimension de transcendance.
Steve Jobs devint pour moi un modèle, jusqu’à ce que
plusieurs ombres se présentent au tableau. D’après de
nombreux témoignages, Jobs faisait souffrir ses collègues
à cause d’un caractère tyrannique et ne ménageait pas ses
intimes. Surtout, l’impact environnemental, sociétal et
humain de son projet entrepreneurial me questionnait,
certaines usines en Chine ont d’ailleurs été qualifiées de
« camps de concentration » par leurs employés. Comment
quelqu’un qui suit son cœur et son intuition peut at-
teindre un résultat aussi douteux sur le plan moral ?
Steve Jobs fait partie des personnalités qui m’empêchent
désormais d’adhérer corps et âme à une démarche de
développement personnel, essentiellement en raison du
manque de réflexion et de perspective éthique, sur l’in-
dividu comme sur la société.

Premier commandement : tu changeras de vie

« Avant, changer de vie était perçu comme un échec ;


aujourd’hui, c’est presque une injonction », s’amuse Toma,
au cours d’une promenade dans les ruelles désertées d’un
village marocain98. « Presque » une injonction, car se

183
lancer dans une quête de soi, de mieux-être, de sens et
d’authenticité implique généralement de modifier les
paramètres de son existence. Et comme l’activité profes-
sionnelle occupe une place importante dans nos vies,
celle-ci est souvent concernée en premier lieu, avant la
qualité des relations sociales ou l’emplacement géogra-
phique de nos existences. C’est même devenu un mar-
ronnier : quelqu’un débarque sur le marché du travail,
parfois avec de prestigieux diplômes en poche, se lance
dans une carrière pouvant apporter – à divers degrés –
renommée sociale et bon salaire, puis comprend que son
activité n’est pas alignée avec ses valeurs profondes et
ses aspirations véritables, parfois au prix d’un burn-out.
Enfin, il démarre une quête intérieure, souvent pavée de
voyages, de formations et de thérapies alternatives, avant
de trouver sa voie, en devenant lui-même thérapeute,
petit paysan, artisan ou coach. En langage courant, on
utilisera l’expression « tout plaquer pour aller élever des
chèvres dans le Larzac » ou un équivalent, ce qui ne met
pas en lumière la très fréquente dimension d’intériorité
et de spiritualité qui agite ces démarches. Toma, lui, peut
s’inscrire dans cette vague, avec certaines nuances. « J’ai
dirigé une boîte de graphisme et de design pendant dix
ans, je travaillais pas mal pour le milieu de la nuit, ce
qui m’amenait à fréquenter des soirées assez délurées et
conduisait à beaucoup d’excès. » Vient un moment où
le jeune homme peine à écrire plus d’un mail par ma-
tinée. Le signal d’une lassitude engendrée par l’absence
de sens. « On essayait de rester assez éthiques, mais on
finissait toujours par vendre des choses qui ne nous plai-
saient pas trop. » Au grand étonnement de son associé,
Toma quitte sa boîte et devient jardinier. « Et là c’était

184
parfait, se remémore-t-il en souriant, ça m’empêchait de
trop réfléchir ; le soir j’arrivais chez moi et j’étais claqué,
alors je dormais. Et j’arrivais le matin, j’avais une tonne de
questions existentielles, puis le soir, soit j’avais répondu
à la question, soit la question avait disparu. » Peu après,
il s’expatrie au Maroc avec sa compagne et son fils Néo,
baptisé en référence au héros de la saga Matrix, que Toma
considère comme un reflet pertinent de notre réalité. En
quittant l’Europe pour s’installer dans la ferme du père
de sa compagne belgo-marocaine, non loin de Tanger, le
graphiste amorce en quelque sorte sa sortie de la « ma-
trice », un système économique et culturel faisant de nous
des piles pour nourrir et perpétuer le système. « Ici au
Maroc, on ressent beaucoup moins que tout est construit
pour te faire consommer plus. Quand je suis retourné
à Bruxelles après avoir passé du temps au Maroc, je me
suis senti agressé » confie celui qui a pour objectif secret
« de vivre de rien ». Pour nourrir sa famille, Toma gère
à distance des biens immobiliers laissés en Belgique, ce
qui le confronte parfois à des situations qu’il préférerait
éviter, tant elles érodent ses valeurs de bienveillance et
de compassion. C’est le cas lorsqu’il se trouve dans l’obli-
gation d’expulser un locataire pour impayé. Docteure en
agroécologie, sa compagne, Line, rechigne à publier sa
thèse, car elle trahirait alors la confiance des agriculteurs
qui lui ont confié leur misère émotionnelle. Elle s’investit
aujourd’hui dans la collecte de semences reproductibles
et tente de mettre en place, avec l’aide de son compa-
gnon, un espace de permaculture dans la vaste ferme de
son père. Mais des résistances se font sentir. Les ouvriers
employés à la ferme, formés à l’agriculture industrielle,
peinent à comprendre les velléités écologiques du jeune

185
couple et ne semblent pas près de changer leurs habitudes.
C’est pourquoi Toma et Line parcourent la région à la
recherche d’un terrain où ils auront toute latitude pour
mener le projet de communauté dont ils rêvent et qu’ils
imaginent comme une espèce de refuge « un peu hippie,
mais pas trop ».
Changer de vie demande un long cheminement in-
térieur. Julien, la trentaine, est devenu accompagnant
d’un groupe de personnes désirant transiter, ayant lui-
même un parcours pavé de désillusions suivies de prises
de conscience. Un itinéraire qui commence à la sortie
de son école de commerce. « Je ne m’étais pas posé de
questions sur le sens de l’existence, trop concentré sur
la fête et les bitures, confesse Julien, et je n’ai jamais été
exposé à la spiritualité. À chaque fois que je me posais
des questions sur le sens de la vie, c’était à l’intérieur du
bocal de la réussite sociale. » Quand il s’initie à l’entre-
prenariat, en rejoignant une start-up créatrice de jeux
pour smartphone « qui rendent accros », se souvient-il
avec repentance, il désire prendre part à un business « dis-
ruptif et innovant ». L’entreprise cartonne, l’argent afflue
et Julien monte les échelons. Mais dans un moment de
lucidité, le jeune homme comprend qu’il se sent vide à
l’intérieur. « Je sentais que je ne vibrais pas dans ma vie.
Je me disais : “Quand on a coché toutes les cases, il n’y a
que ça ? Ce n’est que ça le goût du succès et de la repré-
sentation sociale ?” Ce n’est pas possible de voir qu’après
avoir suivi autant les règles les choses sont aussi creuses ! »
Une stérilité existentielle touchant spécialement les re-
lations humaines. « Je les trouvais assez vides ; on ne se
racontait que des choses superficielles… » Sans parler
de ses aspirations éthiques, mises à mal par le business

186
model de l’entreprise, fondé sur l’addiction. Il décide de
quitter le navire et d’en façonner un autre, une entreprise
avec « plus de sens », croyait-il. « Je me suis lancé dans un
projet de pulls à motifs incas faits mains en Bolivie, cent
pourcents en laine d’alpaga, sans utiliser de plastique ni
de pétrole, en faisant travailler les familles sur place […].
On a levé à peu près 160 000 euros avec du crowdfunding. »
Mais un jour en, rédigeant une présentation marketing
de son nouveau produit éthique, écolo et branché, l’en-
trepreneur se rend à l’évidence. « Je ne croyais pas en
un seul mot de ce que j’écrivais. Car c’était encore trop
superficiel. Je faisais ce projet pour de mauvaises raisons :
pour des raisons d’opportunité. Je m’étais menti en me
disant que ça avait du sens. »
Pour Julien c’est la première vraie rupture dans sa vie.
Il décide d’identifier avec honnêteté quel élan l’anime
vraiment. Une remise en question qu’il estime indispen-
sable pour toute personne souhaitant changer de vie. « Il
s’agissait de changer de paradigme. Cela faisait plus de
dix ans que j’étais dans une optique de réussir ma vie et
gagner de l’argent. J’étais face à un néant. Je ne savais pas
du tout ce que ça pouvait être d’autre, la vie. » Afin d’y
voir plus clair, il envisage d’abord de se « désencombrer ».
Il abandonne son business naissant, quitte la capitale et
retourne vivre chez ses parents. Un temps propice à l’in-
trospection et à la lecture… de livres de développement
personnel. « Avant, j’en lisais dans le seul but de réussir,
mais à ce moment, je l’ai fait dans l’intention de dévelop-
per ma propre personne. » Faire du sport tous les jours,
prendre soin de son corps, de son mental, mettre en place
des routines, dormir et manger de telle manière, mesurer
ses performances au quotidien… « À l’époque je n’avais

187
accès à rien d’autre pour commencer et j’ai commencé
à suivre ces conseils. J’ai commencé à surveiller mon ali-
mentation et à me mettre à des routines assez strictes.
C’est aussi là que j’ai commencé à méditer. » Une pratique
l’aidant à garder « une forme de lucidité » face à cette
épreuve du changement de vie, marquée par une perte
d’identité sociale, une perte de repères et une situation
précaire. Une phase qu’il synthétise en une formule : « Tu
sais tout ce qui ne te plaît pas et tu ne sais pas ce qui te
plaît. » Ensuite, ses lectures s’orientent vers des récits ini-
tiatiques d’Occidentaux se rendant en Inde pour chercher
un gourou. « La réussite professionnelle ne me faisait plus
du tout fantasmer. » Un nouvel idéal émerge alors en lui,
« la réussite de la sagesse ». Du coup, Julien part en Inde.

L’alliance du gourou, du psy et du coach : un cocktail explosif ?

Au pays des 33 millions de dieux le jeune homme


explore des outils empruntés au bouddhisme et au
yoga qu’il avait découverts « dans le laboratoire » de sa
chambre. Ses mois passés en Inde s’apparentent à l’attente
inconsciente d’un salut qui ne viendra pas. « J’ai découvert
plein de choses intéressantes, plein de nouveaux noms
de gourous… Et je cherchais ce qui allait me profiter. »
C’est là qu’à ses yeux, le bât blesse. « J’avais une approche
très “développement personnel” de la spiritualité. Je cher-
chais quelque chose qui allait pouvoir me rendre plus
fort, me développer. J’ai fait plein de rencontres, plein de
gens m’ont parlé de méthodes de yoga différentes. » Une
accumulation de techniques et de pratiques psycho-spi-
rituelles qui déçoit Julien. Le jeune homme connaît une

188
nouvelle prise de conscience. « Avec le recul, je me suis
rendu compte que ça m’avait montré là où je ne vou-
lais pas aller : plus tu connais de choses particulières, de
nouveaux ingrédients à intégrer à ton alimentation, de
retraites spirituelles que d’autres ne connaissent pas et
plus tu es dans la surenchère de qui est le plus spirituel,
de qui a rencontré le yoga le plus ancestral, etc. Je me
suis rendu compte que c’était un bon amas de bullshit. »
Julien soupçonne que le rapport à la spiritualité de sa
génération est conditionné par le développement per-
sonnel, au sujet duquel il se déclare désormais critique.
« Je pense que beaucoup de méditations proposées sont
dans un rapport effort/récompense […] Si tu médites
deux fois et que tu te sens moins stressé alors tu te dis que
ça marche. Pour moi ça fait pré-conceptualiser ce à quoi
ressemble ton salut, ta paix intérieure ; tu as une repré-
sentation psychologique de ce à quoi doit ressembler la
paix intérieure et tu n’es pas ouvert à l’inconnu. » Julien
aborde au passage une croyance en vogue dans les mi-
lieux du développement personnel, la loi de l’attraction,
selon laquelle l’Univers créerait « une forme de réalité »
correspondant aux signaux émotionnels et mentaux que
nous lui envoyons. Cette pensée va souvent de pair avec
des enseignements invitant à cultiver une forme de grati-
tude envers la vie, car si nous envoyons une « vibration de
reconnaissance » à l’Univers, alors nous attirons vers nous
des situations d’abondance correspondantes. Pour Julien,
avec la loi de l’attraction, « on se prend pour le créateur,
alors qu’en réalité on est juste un réceptacle potentiel ;
tout ce qu’on peut faire c’est accueillir ce qui nous arrive.
C’est un énorme problème de la spiritualité New Âge qui
dit que grosso modo, tout ne dépend que de toi. […] Avoir

189
foi en soi, ce n’est pas la même chose que d’avoir foi en la
vie. Sinon je suis le responsable de mon propre salut. À
mon avis, ça ne met pas dans la bonne posture d’écoute
et d’attention. La loi de l’attraction ne met pas dans la
posture de serviteur mais dans la posture du patron qui
possède ces capacités-là ».
Pourtant, ai-je opposé à Julien, de nombreuses per-
sonnes qui adhèrent à la loi de l’attraction ou à un
équivalent croient en quelque chose de plus grand que
leur individualité, un mystère sur lequel ils n’ont pas de
prise. « Pour moi, a-t-il répondu, il y a une confusion qui
est possible : si tu te dis que c’est l’Univers, ça veut dire
que tu as réussi à comprendre les lois de l’Univers afin
qu’elles t’amènent amour et succès. Dans une posture plus
humble et religieuse, tu ne t’appropries rien de ce qui
t’est donné de Dieu. » Le jeune homme, bien que n’ayant
rejoint aucune religion organisée, rejoint une critique très
courante venant des penseurs religieux, notamment chré-
tiens. À Ève qui rappelait au Tentateur le commandement
divin de ne pas consommer les fruits de l’arbre, celui-ci
rétorqua : « Vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que,
le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que
vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le
mal. » [Genèse 3:4-5]. Les promesses du développement
personnel seraient donc une répétition de la tentation
d’Adam et Ève.
Pour Julien, « le but de la vie spirituelle » n’est pas
d’être comme un dieu, mais « de se mettre en contact
avec quelque chose qui est radicalement autre et se laisser
transformer par cette chose. […] Et le but, ce n’est pas la
finalité, c’est le principe de transformation. Tu ne sais pas
où il va te mener, mais la confiance en ce principe opérant

190
est suffisante. Finalement le moyen importe peu, car tu
sais déjà que la Grande Vie opère à travers toi, et cela est
suffisant, et tu deviens humain au sens fondamental. »
Dans les démarches contemporaines de quête, explique
Nadia Garnoussi, sociologue de l’université de Lille, il est
question de « renforcer le sujet dans son individualité, de
l’engager dans une logique de progression, de transformer
son rapport au monde pour mieux s’y épanouir et non d’y
renoncer ou de se libérer de celui-ci99 ». Cette tendance
découle de l’éloignement de nos sociétés de leurs matrices
religieuses, et correspondrait à la « psychologisation » de
la vision ésotérique du monde et à la « sacralisation » de
la psyché, poursuit Nadia Garnoussi. Au passage, aussi
pragmatiques et tournées vers l’expérience soient-elles, les
pratiques psychospirituelles proposées sur le marché sont,
pour elle, « normatives ». Qu’il s’agisse de la méditation,
du yoga, ou des myriades de méthodes et techniques qui
pullulent dans les nébuleuses des nouvelles spiritualités,
de la santé et du bien-être. Autrement dit, en dépit de leur
adogmatisme de surface, elles véhiculent une règle, une
norme, « en ce qu’elles instituent la philosophie utilita-
riste du “peu importe comment, il faut que ça marche”
et qu’elles délégitiment ce faisant toute forme de pensée
échappant à la logique de l’évaluation et de la preuve100 ».
La sociologue voit dans le succès populaire de la mé-
ditation – laquelle vise à un bien-être ouvrant à la spiri-
tualité – un indicateur de ce qu’elle appelle le passage du
spirituel au psychologique, ou plutôt une psychologisa-
tion de la spiritualité. « Tandis que les cultures alterna-
tives des années 1970, répondant à la demande spirituelle
de l’époque, nourrissaient un idéal de transformation
radicale de soi et du monde, ce sont les problématiques

191
de l’homme et de l’existence ordinaires qui structurent
la quête contemporaine de sens. Ce contexte s’impose
comme étant très favorable à la démultiplication des
offres psychothérapeutiques. » Nadia Garnoussi rappelle
que les quêtes modernes s’inscrivent dans un contexte où
sont gommées les frontières entre le soin – que celui-ci
soit destiné à la guérison d’un trouble, ou simplement à
la recherche du bien-être, ou du mieux-être – et la quête
du sens de la vie. Enfin, selon la maîtresse de conférences,
s’il fallait se demander qui, du spirituel ou du psycho-
logique, l’emporte, la palme serait plutôt décernée à ce
dernier, en raison de « l’hyper-investissement de la santé
aujourd’hui ».
C’est d’ailleurs ce que ressent Natacha, 29 ans, expatriée
en Amérique du Nord et vétérinaire. Elle est devenue cou-
tumière des podcasts de Jay Shetty, ancien moine hindou
devenu coach de vie, et désormais leader de l’applica-
tion de méditation Calm. « Il m’aide dans des problèmes,
confie cette native du sud-ouest de la France, plutôt que
d’aller voir un psy j’écoute ses podcasts. Ce n’est pas trop
psychologique, mais ce n’est pas trop spirituel. Et du coup,
je m’y retrouve là-dedans. Parce que quand c’est trop spi-
rituel, c’est souvent des mythes et des concepts que je
n’arrive pas à appliquer à la vie réelle, alors que là, j’ai
ce côté psychologique qui s’applique totalement à des
situations de tous les jours. Et c’est pour ça que j’arrive à
le prendre comme guide, mais ça ne veut pas dire que je
retiens tout. » Un propos illustrant bien, selon l’anthro-
pologue Nicolas Boissière, en quoi « toute la spiritualité
contemporaine est traversée par un mécanisme de psycho-
logisation, dans le sens où la spiritualité va être utilisée
comme un outil d’amélioration de soi et de déploiement

192
de sa capacité d’agir ». Ainsi le divin, le ou les dieux, la ou
les déesses et le spirituel dans son ensemble, sont utilisés
« comme des ressources, ce qui en explique le succès : il
y a une fonction, les gens en ont l’utilité, cela leur sert
à accroître leur capacité d’agir, en se rapprochant de ce
qu’ils appellent leur vrai soi, leur higher self, leur déesse
intérieure, leur enfant intérieur, etc. »
Formé en Inde, Morgan Vasoni, lui, pratique l’Ayur-
véda depuis dix ans. Auteur des Clefs de la psychologie
ayurvédique, ce thérapeute enraciné dans une concep-
tion traditionnelle estime que, traditionnellement, en
Inde « on différencie le psy et le spi en fonction de la
finalité alors que, dans la modernité, soin et éveil sont
confondus ». Et de rappeler les quatre « buts de la vie »,
qui correspondent aux différents âges d’une personne :
dharma (l’accomplissement de ses devoirs, en fonction
de notre place dans la société, notamment en fonction
de notre caste), artha (la prospérité, ou l’accumulation
nécessaire de biens matériels pour une certaine sécurité
de la vie et de sa descendance), kama (l’accomplissement
de ses désirs ou besoins, notamment sexuels, affectifs et
psychologiques, sans quoi une frustration pathologique
peut survenir) et enfin le but ultime moksha (l’éveil, la
délivrance du cycle perpétuel des morts et renaissances,
le salut ultime et l’union de l’âme au divin). Ceci étant, le
médecin ayurvédique explique qu’il existe tout de même
certaines formes de soin employant des moyens spirituels.
Des outils – rituels, offrandes – normalement réservés
à l’ascèse pour atteindre l’éveil, mais parfois utilisés en
vue d’une guérison ou d’un mieux-être. Une démarche
que l’on pourrait comparer, en contexte catholique, à un
pèlerinage au sanctuaire de Lourdes. Le message transmis

193
par Bernadette Soubirous, qu’elle témoigne avoir reçu de
l’Immaculée Conception, invite à la « pénitence » et à la
prière « pour les pêcheurs » dans une optique de charité,
d’espérance, de Foi en un salut éternel dans l’au-delà. Et
pourtant, les pèlerins s’y rendent dans l’espoir d’obtenir
une guérison physique, psychique, voire relationnelle en
ce bas monde.
Si la plupart des voies traditionnelles distinguent entre
santé et Salut, elles envisagent souvent la délivrance finale
en des termes médicaux. Ainsi, le Bouddha déclare que
l’existence est souffrance et que l’ignorance de la nature
réelle des choses est la racine de cette maladie que seul
l’Éveil peut guérir. La tradition chrétienne, quant à elle,
envisage une condition humaine « blessée » par le péché
originel, dont le médecin des médecins, Jésus-Christ,
vient nous guérir. L’islam, enfin, parle de « maladies du
cœur » comme l’arrogance ou l’hypocrisie qui nous fe-
raient dangereusement pencher vers l’Enfer. L’acceptation
des prescriptions d’Allah et de son Messager est prescrite
comme un « remède ».
Cela dit, c’est souvent par la porte du soin psycholo-
gique – ou de la recherche de bien-être – que l’on entame
un cheminement débouchant sur une dimension spiri-
tuelle de l’être. Cela a été le cas pour Inès Weber, psycho-
logue et cofondatrice de Sésame, un espace de culture
et de partage autour des questions de sens. Ayant hérité
de préjugés négatifs sur le religieux – archaïsme, opium
du peuple, moyen de se rassurer face à la mort – elle a
trouvé, confie-t-elle, « une bouffée d’oxygène avec la psy-
chologie. C’était la première fois que je découvrais une
discipline qui s’intéressait à une autre relation que la réa-
lité sensible et qui est acceptée et reconnue socialement ».

194
C’est au cours d’une psychanalyse qu’elle a déterré l’os
du judaïsme, tradition de ses aïeux. Lors d’un séjour sur
les traces de sa famille en Israël, elle fait l’expérience du
shabbat. « Le fait de sortir d’un rapport utilitariste au
monde et d’entrer dans un rapport au monde qui est da-
vantage de l’ordre de la contemplation, de la réceptivité,
était une expérience de qualité. » Malgré un temps de
techouva (« le retour à la vie juive »), au point de penser à
revenir rabbine, Inès découvre d’autres voies et son par-
cours spirituel s’universalise. « Mon shabbat est sorti de
son samedi. Pour se répandre dans toute la semaine. Il
m’a conduit à développer une vie spirituelle qui a pris
d’autres formes. »

Je positive

Bien souvent, on se tourne vers la méditation, le yoga


ou d’autres pratiques psycho-spirituelles avec l’espoir
d’adoucir l’impact d’un certain nombre de normes en-
gendrées par la société néo-libérale : réalisation person-
nelle, quête d’authenticité, maîtrise de sa vie, flexibilité…
Autant de tendances que l’on retrouve dans les aspirations
de ceux qui entament une recherche spirituelle.
Pourtant, plusieurs critiques ont affirmé que le conte-
nu des nouvelles spiritualités n’était pas une parade au
système libéral, et lui offrait même un soft power subtil. Le
philosophe slovène Slavoj Žižek, d’inspiration marxiste
et orienté par la psychanalyse avertissait, voilà près de
quinze ans : « Une sorte de “bouddhisme occidental” se
présente désormais comme le remède contre le stress de
la dynamique capitaliste. Il nous permettrait de décrocher,

195
de garder la paix intérieure et la sérénité, et fonctionnerait
en réalité comme un parfait complément idéologique.101 »
Irène Becci, anthropologue, considère que « le bien-être
est un produit de la modernité » : les religions historiques
ne cherchaient pas à provoquer un sentiment de bien-être
chez leurs fidèles, mais bien plutôt à leur faire ressentir
leur état de manque face à Dieu.
Être positif a quelque chose de « normatif » au sein
des classes moyennes-supérieures, assure Nadia Garnoussi.
Une normativité pointée du doigt par Eva Illouz, socio-
logue et Edgar Cabanas, psychologue, dans Happycratie.
Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies.
Un livre dénonçant « l’injonction sociale et morale de
rechercher à tout prix le bonheur personnel et la réalisa-
tion de soi dans toutes les sphères de notre vie, et ce par
la consommation de “marchandises psychologiques” ».
Edgar Cabanas alerte sur cette nouvelle normativité en ce
qu’elle permet d’exercer « une nouvelle forme de pouvoir
dans les entreprises et même dans l’armée. Elle se traduit,
dans nos sociétés, par l’apparition de nouvelles stratégies
d’influence, par des décisions politiques et même une
nouvelle forme de citoyenneté avec l’apparition de “psy-
toyens”, pour qui la recherche du bonheur est une seconde
nature […] et [par] la mise en place d’une hiérarchie émo-
tionnelle où les émotions négatives n’ont plus de place102 ».
Les auteurs s’en prennent notamment à la psychologie
positive à laquelle ils dénient toute valeur scientifique103.
Selon eux, la profusion des coachs, des thérapeutes et des
conseillers en bonheur en tout genre fait le jeu d’une
industrie brassant des milliards, incitant subrepticement
au productivisme, tout en culpabilisant les sentiments
négatifs. Une nouvelle étape de l’individualisme qui

196
chercherait à nous faire croire qu’abondance ou préca-
rité, réussite ou échec, guérison ou maladie, relèvent de
notre seule responsabilité, sans questionner le système
économique et politique qui les sous-tend. « Et si, ques-
tionne Happycratie, ladite science du bonheur élargissait
le champ de la consommation à notre intériorité, faisant
des émotions des marchandises comme les autres ? » Pour
Eva Illouz et Edgar Cabanas, la réponse est oui.
La pratique de la mindfulness est souvent pointée
comme méthode permettant aux entreprises, qui sont
de plus en plus nombreuses à proposer des sessions à leurs
employés, de mieux contrôler ces derniers, en les gardant
dans un état de détachement qui leur apporte un bien-être
freinant leur désir d’apporter des changements sociaux
face à un environnement capitaliste agressif. Avec d’autres
pratiques, elle affaiblirait toute remise en question du
système néo-libéral. « Je pense que ce sont des gens qui ne
méditent pas qui font cette critique ! », rétorque Angelo
Foley, lui-même thérapeute. Pour l’auteur des 21 peurs
qui empêchent d’aimer, la méditation est là pour retrou-
ver son centre. « Car on peut faire émerger une sorte de
lucidité qui peut nous faire prendre conscience qu’il y a
quelque chose qui ne va pas. » Diane Taieb, formatrice
en ennéagramme et en méditation de pleine conscience,
est bien placée pour en parler. Après avoir accompagné
des startupers, elle intervient ces derniers temps auprès
d’employés de la Société Générale104. Le besoin de l’en-
treprise ? Créer davantage de liens en interne entre les
ingénieurs développant les applications numériques au
service des commerciaux. Les premiers, caricature Diane,
sont des geeks talentueux, mais ont du mal à exprimer leur
être. Les seconds sont de très bons communicants mais

197
ont tendance « à s’écouter eux-mêmes ». Finalement, les
deux camps ont des problèmes de communication, mais
en sens inverse. C’est seulement auprès des ingénieurs
que Diane intervient. Par des méthodes ancrées dans la
méditation de pleine conscience et la communication
non violente, Diane œuvre « à déployer leur intelligence
émotionnelle et relationnelle pour s’épanouir » et entend
contribuer à construire des relations d’entreprise plus
humaines, en cultivant l’écoute de soi, de ses besoins et
de ceux de l’autre. Selon la jeune femme, l’intention de
la banque, en faisant appel à ses services, est de faire de
« la rétention d’employés », autrement dit d’éviter leur
départ, mais Diane, passionnée par « les lois invisibles
de l’être » croit qu’elle participe à « semer des graines »
en vue de fleurir un monde empreint de bienveillance et
d’ouverture du cœur.

La boîte à outils psy & spi

S’appuyant sur l’enquête dont elle a fait un ouvrage,


Spiritualité et Société durable : L’engagement éthique des
« créatifs culturels », la sociologue Julia Itel propose une
typologie, permettant d’y voir plus clair dans cette galaxie
de pratiques aux frontières floues entre psychologie, soin
du corps, spiritualité et ésotérisme. La chercheuse imagine
un ensemble d’outils. Il y a d’abord les outils « projectifs »
comme les Tarots, les oracles ou l’astrologie : « Ces outils
ne sont pas considérés par les participants comme des
pratiques ésotériques associées au New-Age mais plutôt
comme des guides et des outils de compréhension de
soi. Ils servent à sortir de la pensée linéaire et rationnelle,

198
afin de se mettre à l’écoute du langage de l’intuition,
relevant essentiellement du langage symbolique, qui est
celui de la créativité, de l’intuition, de l’inconscient. » Il
y a ensuite les outils « d’exploration et de connaissance
de soi » comme, « la psychologie, le chant, le yoga, ou
les drogues » en tant que voies de découverte. Les outils
« thérapeutiques » incluent « la méditation, la sophrolo-
gie, la psychologie, qui sont des outils pour aller mieux,
pour aider à se faire du bien et à être bien dans sa vie.
Ils aident à se mettre à l’écoute des émotions, à l’écoute
de soi dans l’environnement, dans nos relations et nos
propres schémas de fonctionnement ». Enfin, les outils
« de connexion », le yoga, le taï-chi, la pleine conscience,
la marche en forêt, sont « caractérisés par la connexion au
corps, par les disciplines psycho-corporelles, qui occupent
une place centrale, car elles permettent de se connecter
à soi ou à son âme ». Un classement qui n’est pas rigide,
mais indicatif des différents débouchés que les créatifs
spirituels peuvent donner à leurs pratiques.
X.
De la cellule
de moine À la
"chambre d'ego" ?

L ’amour de soi, philautia, est la racine de tous les maux,


enseignait Maxime le Confesseur depuis son désert en
Égypte. Pour ce moine des premiers siècles de notre ère,
philautia désigne l’enfermement de l’ego sur lui-même,
par lequel l’être humain s’auto-idolâtre. Avidité et orgueil
sont les deux tendances principales de ce mal qui trouve
lui-même son origine dans l’oubli, ou l’ignorance, de
Dieu. Un millénaire auparavant, sous d’autres latitudes,
un certain Siddhârta Gautama, appelé le Bouddha, en-
seignait que toutes nos souffrances sont générées par

201
l’attachement à un moi illusoire. L’ignorance de notre
véritable nature – qu’il n’y a pas de moi indépendant et
permanent – génère les poisons de l’avidité et de la co-
lère, menant à l’insatisfaction perpétuelle, laquelle est la
marque de notre condition : d’être prisonniers du samsara.
Aujourd’hui, le monde entier l’assène de toutes parts,
à travers la presse, les livres, les réseaux sociaux, les psy-
chologues, les coachs, votre meilleur ami, et j’en passe :
l’amour de soi est la clef du bonheur, voire du sens de la
vie et tous nos maux viendraient de ce qu’on ne s’aime
pas ! Quelque chose m’échapperait-il ? Je fais part de
cette réflexion à Chloé Bloom, coach et influenceuse qui
approche les 300 000 abonnés sur un compte Instagram
qu’elle dédie à « l’épanouissement personnel, profession-
nel et spirituel ». Sur ses publications soignées, en grande
partie des photos et de courtes vidéos d’elle posant sur
des plages baignées par la lumière dorée d’un coucher
de soleil, cette jeune femme de 28 ans, rayonnant de
vibrations vitaminées, dégaine des messages inspirants
nous invitant à nous accepter, inconditionnellement,
tels que nous sommes, car nous sommes parfaits. Chloé
affirme qu’elle se trouvait auparavant pleine de défauts
physiques – trop ceci, pas assez cela – et qu’elle a appris
à s’aimer en explorant cette notion de « tomber amou-
reux de soi » qui implique d’être bienveillant envers
soi-même et de s’apporter du bien-être. Il y a trois ans et
demi qu’elle s’est lancée, et au départ, elle culpabilisait
du bonheur qu’elle avait à travailler. Et elle culpabilisait
d’être heureuse. À ses oreilles, mon interrogation relève
d’une « confusion entre l’amour de soi et l’ego ». Elle
s’explique. « Toutes les souffrances viennent de l’ego,
dans la spiritualité et les traditions. Mais “moi” et “ego”,

202
ce n’est pas la même chose. » Une distinction que je
trouve un peu difficile à entendre, ego étant simplement
le mot grec signifiant « je » ou « moi ». Mais, le fond de
la pensée de Chloé, c’est de faire une distinction entre
le moi et le soi. Elle développe. « Il y a le moi de l’ego et
le moi qui existe en tant qu’âme. Le moi de l’ego c’est
celui qui va s’identifier, qui va dire : voilà moi je suis
telle ou telle chose. C’est le moi de l’ego, qu’on a tous
et qui nous protège, pour qu’on puisse survivre, et qui
est donc très important, au niveau humain. Et il y a ce
moi qui n’est pas le moi de l’ego, qui est le moi spirituel,
c’est ma conscience, c’est la conscience que j’existe là
maintenant. »
Comme pour lancer un débat en différé, je montrerai,
plus tard, les réponses données par Chloé à un couple
d’érudits de l’hindouisme : Morgan Vasoni, médecin
ayurvédique et sa compagne, professeure de Yoga. Selon
cette dernière, la pensée de Chloé aurait pour racines des
idées portées en Europe par des auteurs comme Arnaud
Desjardin 105, Karlfried Graf Dürckheim, ou Jacques
Castermane. Voici une image, souvent répétée par Arnaud
Desjardins lui-même, qui résume cette orientation : « Ce
n’est pas en écrasant la chenille qu’on l’aide à devenir
papillon. » Comme plusieurs personnes de sa génération,
Arnaud Desjardins, éduqué dans le cadre d’une morale
chrétienne – protestante pour sa part – dit avoir souffert
du syndrome de « la chenille écrasée » à qui l’on demande
la sainteté du papillon, mais sans lui laisser le temps du
stade de la chrysalide106.
Ainsi, si l’ego est amené à mourir pour renaître dans de
nombreuses traditions, il serait nécessaire pour certains de
lui assurer un certain bien-être, un certain équilibre, avant

203
d’aller plus avant. La distinction entre l’ego et le vrai moi
de Chloé Bloom reprend une distinction de l’advaita-ve-
danta (une école hindoue) entre le « faux ego » et l’atman,
un terme que l’on traduit souvent par « Soi107 ». Celui-ci
est cette dimension dans l’homme qui serait identique
à brahman, « la conscience infinie qui se connaît en tout
ce qui existe », une forme de réalité ultime, le divin, dont
la manifestation (maya, « le monde ») n’est qu’illusion.

Holy-stick

« Alors que la médecine classique est renvoyée à une


vision appauvrissante de l’humain », relève la sociologue
Nadia Garnoussi, les approches incluant une dimension
spirituelle « tentent un ré-enchantement du corps et de
la santé à partir de symbolisations mettant en valeur les
émotions et leur sens “profond” ». Il s’agira d’éveiller une
dimension spirituelle qui aurait sa place dans le corps et
la psyché, mais aussi d’incarner le spirituel dans l’expé-
rience quotidienne, voire triviale, de la vie. Une citation
diffusée en masse sur les réseaux sociaux exprime cette
vision : « Nous ne sommes pas des êtres humains vivant
une expérience spirituelle mais des êtres spirituels vivant
une expérience humaine. » Ces mots sont cités par des
personnes qui ignorent souvent que leur auteur était un
prêtre catholique jésuite, Pierre Teilhard de Chardin108.
Julia Itel abonde, chez les cheminants contemporains,
« le corps est très important », une valeur qui s’est en-
core accentuée « chez les générations X et Z ». Le travail
sur le corps et les émotions, ainsi que notre alimenta-
tion, note la chercheuse, sont d’ailleurs inclus dans une

204
éthique globale du lien à cultiver avec la Nature et au
respect qu’on doit lui montrer, due à l’interdépendance
des parties du cosmos. On peut aussi penser au succès des
publications sur l’intelligence du corps ou bien des mes-
sages que nous enverrait le corps, au travers de certains
symptômes, perçus comme des signaux nous incitant au
changement.
La dissolution des frontières entre la spiritualité, la
psychologie, la thérapie et le coaching, répond à un besoin
d’unification et de cohérence dans un monde et un soi
perçus comme de plus en plus fragmentés et déchirés :
« Le problème qu’il peut y avoir dans le fait de tout sépa-
rer dans la médecine, regrette l’influenceur et thérapeute
alternatif Angelo Foley – par exemple, aller voir un po-
dologue car j’ai mal au pied, un dentiste car j’ai mal aux
dents, même si c’est très utile – c’est qu’il y a encore une
fragmentation de l’être et de l’individu, et pour moi ça
vient taper sur la crise identitaire qu’on peut ressentir. Du
coup on est divisé en plein de bouts : mes pieds et ma
tête, moi au boulot et moi avec ma nana, moi avec mes
amis… Sauf qu’en fait c’est toujours la même personne !
D’où potentiellement l’intérêt d’avoir des pratiques holis-
tiques qui prennent en compte l’ensemble de l’individu,
et nécessitent d’avoir des approches différentes. » Angelo,
ayant lui-même longtemps souffert de ne se sentir ap-
partenir à aucun groupe, s’est posé souvent la question
de l’identité. Tout en continuant son activité de direc-
teur artistique, il s’est initié à de nombreuses méthodes
thérapeutiques alternatives, après avoir mené une vie de
producteur musical à Paris109. Il ne voit pas cette addition
de pratiques comme une confusion des genres : « Si vous
allez voir quelqu’un qui fait de la médecine chinoise, il

205
va forcément vous dire quelque chose venant de la méde-
cine chinoise. Chaque approche va donner un diagnostic.
Alors pour moi l’intérêt, et je ne dis pas que c’est ce qu’il
faut faire et que c’est ce qu’il y a de mieux, mais selon ma
vision, avoir plusieurs approches permet de mieux discer-
ner. » Et Angelo d’imaginer un patient imaginaire : « Si
du point de vue de la médecine chinoise, il y a une défail-
lance au niveau des reins, mais du point de vue de la psy-
chologie transgénérationnelle, il y a un problème venant
de la grand-mère, ça permet de pas être dans une espèce
de dogme qui va tout droit. Cela permet de faire des pas
de côté. » Ce discours est tout à fait révélateur de ce qui
se joue dans les dynamiques psycho-spirituelles actuelles.
Il révèle le niveau de méfiance de nos contemporains
vis-à-vis de toute forme de pensée ou d’approche figée ou
dogmatique. Pas seulement vis-à-vis des dogmes émanant
des grandes institutions mais aussi vis-à-vis des pratiques
alternatives. Se contenter d’une seule approche est perçu
comme une fermeture et le mixage comme une possibilité
de mieux cerner la personne à accompagner, ouvrant à
davantage d’expérimentations et de créativité. En outre,
Angelo Foley s’inscrit dans une démarche valorisant la
responsabilité et l’autonomie du patient : « Ce n’est pas
à moi de guérir, c’est la personne qui choisit une piste
qui fait sens pour elle. » Ce n’est, dans cette optique, pas
seulement au « thérapeute » de s’inspirer et de puiser dans
diverses approches pour proposer un accompagnement
perçu comme plus juste, plus en phase avec différentes
facettes de la réalité, mais aussi au patient lui-même, de
s’impliquer, de choisir en fonction de ce qui fait sens pour
lui, de ce qui « résonne ». Une évolution inséparable de
l’aspiration générale à être « sa propre autorité » dans les

206
divers aspects de sa vie, propre à la modernité et souvent
reliée aux thèmes phares du développement personnel
et de la pensée positive.
Lors d’une soirée dans l’appartement d’un artiste
peintre enfumé par les vapeurs du haschisch, Mathias,
cinquante ans, cheveux longs grisonnant, au look hési-
tant entre le hippie et le normcore post-hipster qui ne veut
pas vieillir, l’affirme sans l’ombre d’un doute, d’une voix
grave et caverneuse, avec de grands yeux hypnotiques sous
son bob coloré aux motifs péruviens : « C’est la volonté
de guérir qui nous guérit, à cent pourcents. » Nomade,
(il quittait le lendemain Chefchaouen pour l’Inde), ce
natif du Chili exerce comme thérapeute itinérant plus
ou moins autodidacte depuis une dizaine d’années. Sa
mère étant elle-même praticienne de médecines tradi-
tionnelles indigènes, il est tombé dans la marmite étant
petit. Il déclare détenir « un sixième sens » qu’il aurait
appris à dompter et à utiliser au prix d’une longue ini-
tiation personnelle, consistant en une « énorme quantité
de méditations ». Au cours de ces dernières, il s’ouvrait
simplement, narre-t-il, à ses perceptions par du body-scan,
en allant ensuite de plus en plus loin, jusqu’à toucher « la
cinquième dimension » dans laquelle évolue, selon lui, des
anges, mais aussi « la quatrième dimension » où il a ren-
contré « des entités de l’ombre » avec lesquelles il a parfois
maille à partir. Y compris lors de sessions thérapeutiques
avec des patients qui tournent à l’exorcisme. Le guérisseur
assure avoir été confronté à des « trucs dégueulasses » dans
la « quatrième dimension » – notamment un reptilien –
qui l’ont laissé « profondément choqué », lance-t-il en
haussant la voix, avec un vif air de dégoût. Et oui, quand
il est question de thérapie holistique, il n’est pas rare que

207
l’on ne s’arrête pas au corps et à la psychologie, mais qu’on
y insère aussi des aspects para-psychologiques ! Le Chilien
me l’assène, quand je lui évoque le suicide de mon ami
Alex : « Une majorité de suicides sont provoqués par des
entités », sonnant ainsi l’alarme sur la nécessité de prendre
en compte la dimension occulte des troubles psychiques.
C’est au fil du temps et de la pratique que Mathias a mis
au point une méthode qu’il a sobrement baptisée « neu-
rotherapy », une appellation qui ne dit a priori rien sur
l’univers étendu de cette pratique. D’autant que lorsqu’il
présente sa méthode, celle-ci s’apparente à une forme
d’hypnose, il donne des indications à son « patient », à la
façon d’une méditation guidée par la voix, en le mettant
à l’écoute de ses sensations corporelles. « En une seule
séance, prétend-il, je suis capable de débloquer tous les
blocages émotionnels et j’en ai besoin de trois pour dé-
bloquer les problèmes en profondeur. » Mais alors, qui
est le guérisseur, lui ou bien la volonté du patient ? « En
vérité, je ne fais que débloquer la volonté de guérir qui
est dans l’âme humaine. » Et d’assurer un score de 95 %
de réussite à ses guérisons. « Sauf quand les gens ont
peur », nuance-t-il.
Ce dernier propos me rappelle la réaction de certains
membres d’une communauté brésilienne dont j’avais été
éconduit quand j’avais commencé à les alerter, de manière
assez vindicative, que nous nous trouvions face à une
secte. On m’avait rétorqué que « j’étais dans la peur » et
on m’avait pressé d’ouvrir mon cœur à l’amour répandu
par le groupe. On m’avait également fait comprendre que
si je percevais quelque chose qui ne tournait pas rond
chez eux, c’est que je projetais mes propres ombres, mes
insécurités et que le problème c’était moi110. Une réponse

208
classique dans de nombreuses nébuleuses psycho-spiri-
tuelles. Problème : le discours de responsabilisation de
la personne sur sa guérison personnelle masque souvent
un jeu de dépendance déguisé111. Autrement dit, il n’est
pas rare qu’un coach puisse, tout en affirmant que le pou-
voir est « entre vos mains », faire entrer une personne
fragile dans une relation de dépendance, voire d’emprise.
« La puissance et la divinité sont en toi, mais ton ego,
tes traumatismes et tes croyances limitantes t’empêchent
d’accéder à ce plein potentiel de guérison », dira-t-il ou-
vertement, tout en suggérant, sans le dire (et peut-être
même sans s’en rendre compte) : « Pour être le dieu que
tu es, tu as besoin de moi. »

Chacun sa route, chacun sa légende personnelle…

Ibtissam, 37 ans, une Marocaine ayant repris récem-


ment des études de sociologie, était présente à cette soi-
rée et écoutait en silence les déclarations de Matthias.
Plus tard, quand je lui demanderai son sentiment à ce
sujet, elle me répondra que son discours n’avait « rien de
nouveau » pour elle. Elle faisait allusion à une culture
marocaine marquée par la sorcellerie, le mauvais œil, et la
croyance aux djinns, ces êtres invisibles parfois maléfiques,
à mi-chemin entre les humains et les anges. Autant de
maux occultes que les méthodes religieuses ou tradition-
nelles entendent éloigner ou dissiper. Ce qui étonnait
Ibtissam, c’était le nombre croissant d’Occidentaux qu’elle
rencontrait et qui s’intéressaient à ces sujets. Un étonne-
ment d’autant plus important que beaucoup de jeunes
marocains comme elle, à l’inverse, cherchent aujourd’hui

209
à quitter le monde de « superstitions » hérité de leurs an-
cêtres et à s’engager sur le chemin de la rationalité, dans
une posture perçue comme moderne. Ironie du sort, de la
modernité jaillissent des cohortes de personnes en quête
de sagesse, tandis qu’une génération des pays du sud rêve
du mode de vie européen, en enterrant le mysticisme de
leurs ancêtres.
Cela n’empêche pas certains thèmes phares du déve-
loppement personnel de connaître un franc succès au
Maroc. Ibtissam a longtemps admiré l’œuvre de Paulo
Coelho, avant une prise de conscience. « Il m’a trahi, j’ai
cru en ses idées, mais j’ai découvert qu’il contribuait à
diffuser des idées capitalistes », dit celle qui a troqué l’Al-
chimiste pour le Discours de la Méthode de René Descartes.
Elle n’a aucun mot tendre pour l’auteur du best-seller
planétaire invitant à réaliser ses rêves et qui clame que
l’Univers aidera ceux qui se lancent dans la quête de leur
légende personnelle : « Son but est de nous convaincre
que nous sommes responsables de notre malheur. Et l’in-
dividualisme, c’est de croire que l’individu est responsable
de tout. » Au contraire, pense Ibtissam, à la lumière de
ses études, la réalité est que nous ne sommes pas indé-
pendants. Il n’y a pas de légende personnelle, il y a une
« légende collective » qui permet de réaliser des rêves
personnels. On ne peut rien réaliser si la société n’aide
pas… » Un discours fataliste et négatif pour la plupart des
promoteurs du développement personnel, qui verraient
ici une parole animée par la frustration, une parole qui se
cherche des excuses pour ne pas prendre les rênes de sa vie
en mains. Pourtant, assure Ibtissam, elle-même a un passé
de successfull woman, ayant culminé, en tant que femme au
Maghreb, à des postes à responsabilité en entreprise. « J’ai

210
réalisé mes rêves, ma légende personnelle, mais ça n’a rien
changé pour les autres. J’ai découvert que je suis devenue
égoïste sans m’en apercevoir… et quand j’ai essayé de
convaincre les autres de faire la même chose (réaliser leur
rêve) j’ai compris que j’étais juste chanceuse d’avoir plus
de possibilités que les autres qui sont victimes du système
capitaliste et de l’injustice de leurs gouvernements. »
Après de longs mois passés au Maroc, retenu par la
fermeture des frontières du pays en raison de la crise
sanitaire, ma première soirée à Paris ne fit que confirmer
l’impression d’Ibtissam quant à une certaine massifica-
tion de la quête spirituelle en Occident. En moins d’une
heure, pas moins de trois personnes se sont confiées sur
leur cheminement. Derrière le comptoir de son bar du
onzième arrondissement, Vincent, casquette à l’envers et
ample t-shirt Lacoste, explique s’être laissé convaincre par
sa copine – une influenceuse mode lassée de son activité
qui vient de lancer une boutique ésotérique en ligne –
de consulter un chaman en Charente. Lui qui est plutôt
« terre à terre » s’est prêté à un « nettoyage énergétique ».
Le chaman s’est mis à utiliser ses mains, comme dans un
« balayage d’aura ». Vincent était allongé, à un moment,
il s’est endormi. Ce dernier, pour être franc, dit n’avoir
pas senti grand-chose. Mais ce qui a plu à Vincent, c’est
le récit des vies antérieures que lui faisait le praticien.
Vincent en aurait eu beaucoup, plus de 400. Toutes ces
vies expliqueraient pourquoi il en est là aujourd’hui.
Parfois il était une femme, parfois un homme. Très sou-
vent un artiste. Notamment un funambule. Ça lui a fait
plaisir de l’entendre. Le chaman lui donnait d’ailleurs
beaucoup de détails de ce passé invérifiable, mais il était
plus avare concernant son passé récent… Ce qui ressortait

211
du diagnostic chamanique ? Une « cassure » dans sa re-
lation avec son père.
En tout cas, la croyance en la réincarnation se démo-
cratise et devient populaire. On mobilise des techniques
de « régression » qui promettent d’explorer nos vies anté-
rieures, dans le cadre de thérapies holistiques. De même
qu’un psy ira chercher les racines d’un traumatisme dans
l’enfance, un « lecteur de vies antérieures » repoussera
cette limite pour aller les trouver plus loin encore 112.
Laura, jeune femme passionnée d’astrologie et familière
des cercles de femmes, explique qu’elle aime croire en la
réincarnation car elle trouve cela logique : certaines bles-
sures que l’on porte s’expliqueraient par des événements
ayant pris place dans d’autres vies. Selon elle, et c’est un
point de vue partagé largement dans les mouvances New-
Age, notre âme, entre chaque incarnation dans un corps,
décide et choisit les grandes lignes des événements de son
incarnation à venir : parents, situation sociale, conjoints,
travail… Une notion qui renforce l’idée de responsabilité
et d’autonomie du sujet, une ligne maîtresse des sensibi-
lités spirituelles contemporaines113. Diane, consultante,
avoue avoir effectué un « thème astral karmique » pour
découvrir les mystères de sa vie antérieure. Le résultat la
laisse perplexe, elle découvre avoir été un homme porté
sur les excès et la boisson. Plutôt déçue par cette révéla-
tion, elle concède : « j’aurais aimé être autre chose qu’un
saoulard ».
Le même soir, je discute avec Nassim*, un ensei-
gnant en marketing se tournant désormais vers le
coaching sportif et la pratique des arts martiaux,
des disciplines dotées d’une importante dimension
spirituelle : attention à l’instant présent, maîtrise de

212
soi… Ce trentenaire parisien a commencé à consulter
une praticienne orientée par le reiki. Il déclare que
cette dernière « a ouvert beaucoup de choses en lui ».
Sa thérapeute estime qu’il a vécu « une montée de
Kundalini ». Nassim décrit cette expérience comme
une sensation d’énergie dans tout son corps, venant
du bas-ventre et se répandant dans tous ses membres,
accompagnée d’une hausse considérable de sa libido.
Après quoi une « aura magnétique » semblait l’envelop-
per, à laquelle « le sexe opposé semblait réagir ». Cette
sensation l’a amené à beaucoup sortir et à tromper sa
petite amie. Je lui explique qu’en contexte traditionnel,
où la Kundalini s’origine, il est question d’une ascèse
conduisant à la maîtrise de soi – par la méditation
notamment – avant d’accéder à ce genre d’expériences,
potentiellement déstabilisantes. Nassim convient du
côté bancal de la démocratisation de ces pratiques pour
des personnes qui ne sont pas spécialement prêtes, pour
autant, il estime que s’il a eu cette montée, c’est aussi
dû au travail fait sur lui en amont.
Une remarque qui fait écho à la manière dont Chloé
Bloom, coach de coachs, articule développement person-
nel et spiritualité. « Avec le développement personnel,
on vient travailler et déconstruire notre cognition, nos
systèmes de pensée, nos croyances. On est dans l’observa-
tion de soi, et la reconnaissance de nos émotions. La spi-
ritualité, c’est d’explorer et regarder plus grand. Quelque
chose que je ne vois pas, qui est subtil. Mais je pense
que s’il n’y a pas ce socle du développement personnel,
les personnes peuvent devenir vite “perchées”, et ne s’en
remettre qu’aux énergies ou à “l’Univers l’a voulu”. En re-
vanche, je pense que c’est important, quand on a ce socle,

213
d’avoir cette ouverture vers la spiritualité. Ça t’amène à
être beaucoup plus dans l’ouverture d’esprit, beaucoup
plus dans l’amour, beaucoup plus dans la tolérance, et
aussi à accepter d’être plus humble par rapport à tout ce
qui existe, de comprendre qu’on ne peut jamais avoir de
certitude à propos de la vie en fait. Et que plus on sait et
moins on sait. »
Une récente étude parue dans le European Journal
Of Social Psychology jette pourtant un pavé dans la
mare des thérapies énergétiques. Selon leurs auteurs,
certaines formes populaires d’entraînement spirituel
– telles que la guérison énergétique, la lecture de l’aura
et, dans une moindre mesure, la pleine conscience et la
méditation – sont à corréler avec le narcissisme et un
fort sentiment de « supériorité spirituelle ». En promou-
vant la compassion envers soi-même, l’acceptation de soi
sans jugement, le détachement vis-à-vis de l’ego et de la
validation du regard des autres, on aurait pensé que la
« formation spirituelle » pouvait libérer les pratiquants
de ces écueils. Mais l’étude, intitulée An Exploration of
Spiritual Superiority : The Paradox of Self enhancement,
explique qu’un travail sur soi risque fort d’avoir l’effet
inverse. Roos Vonk et Anouk Visser, les chercheurs ayant
conduit l’enquête ont découvert que l’« entraînement
spirituel » aurait tendance à entretenir et à renforcer le
besoin de se sentir « plus performants, plus respectés
ou plus aimés114 ». Les auteurs ont élaboré un question-
naire mesurant le degré de « supériorité spirituelle115 »
en demandant à 533 sujets recrutés dans des centres
de formations en pratiques alternatives d’utiliser une
échelle de 1 à 7 en réponse à des déclarations telles que
« Je suis plus en contact avec mes sens que la plupart

214
des autres »; « Je suis plus conscient de ce qu’il y a entre
le ciel et la terre que la plupart des gens », ou encore
« Le monde serait un meilleur endroit si d’autres aussi
avaient les idées que j’ai maintenant ». Résultat ? Les
sujets ayant eu le plus gros score d’ego spirituel sont
ceux qui se forment aux pratiques énergétiques, suivis
des pratiquants de la pleine conscience. Les auteurs pré-
cisent que le but de l’entraînement énergétique est de
développer des compétences « surnaturelles ». Ce qui
attire probablement les étudiants qui croient déjà avoir
des talents dans ce domaine. La formation elle-même
renforcerait leur confiance. Il faut dire qu’aucune norme
de performance objective ne peut démontrer qu’on
possède des dons paranormaux, il est dès lors facile de
s’auto-illusionner… ou d’avoir les chevilles qui enflent.
Les chercheurs ont découvert que la « supériorité spiri-
tuelle » était significativement corrélée à l’estime de soi
et au fait de guider d’autres personnes dans un chemin
spirituel. Enfin, de nombreux pratiquants utiliseraient
la spiritualité comme « stimulant » de l’estime de soi,
estiment Vonk et Visser, en boostant parfois leur senti-
ment d’être des personnes spéciales. Et « l’exploration ap-
profondie de ses pensées et sentiments personnels peut
être particulièrement attrayante pour les narcissiques »,
écrivent les chercheurs.
Les enquêteurs se sont toutefois livrés à une autocri-
tique de leurs résultats d’enquête, en supposant que les
personnes ayant accepté de répondre à leur questionnaire
pourraient ne pas représenter parfaitement l’ensemble des
étudiants en spiritualité. « La question est de savoir si une
personne vraiment éclairée participerait à nos études »,
se demandent les chercheurs…

215
Peut-on vraiment échapper à l’ego-radicalisation ?

Au cours d’un entretien, l’anthropologue François


Gauthier me faisait remarquer que face à une époque
marquée par le libéralisme, la sécularisation des valeurs
traditionnelles, le pluralisme religieux, et l’instabilité
anxiogène d’un monde en mutation incessante, deux
grands types de réactions « religieuses » prédominent.
La première est l’attitude « fondamentaliste », laquelle
invite au repli sur une identité sanctuarisée, martelant
ses vérités et ses valeurs, et allant souvent de pair avec la
dénonciation d’une modernité perçue comme décadente.
L’islamisme, certains courants évangéliques, et certains
communautarismes en relèvent. La seconde est l’attitude
d’adaptation et de réinvention, invitant à naviguer sur
l’océan mouvant du temps présent. Diverses pratiques
importées d’Extrême-Orient se prêtent assez bien à ce
contexte. Des méthodes comme la méditation peuvent
aider à modérer le besoin d’appartenir à un groupe et
d’être validé par le regard d’autrui, en prenant conscience
que notre soi est aussi une réalité fluide.
C’est notamment pour répondre à des peines d’iden-
tité et d’appartenance qu’Angelo Foley s’est plongé dans
diverses thérapies et pratiques psycho-spirituelles. Sa situa-
tion d’enfant adopté, ayant rencontré son géniteur à 27 ans,
a alimenté cette question de « qui suis-je ? » et ce besoin
d’accompagnement psychologique. Mais pas seulement. Sa
quête débute sur les bancs de l’école : « C’est quoi être un
homme, c’est quoi être une fille ? », se remémore-t-il. « Je
ne correspondais pas à ce que faisaient les garçons ; j’étais
plutôt sensible et dans l’observation. » Il trouvera plus tard
un sens à sa vie dans sa carrière de producteur musical.

216
Au service d’artistes, il se sentait utile « à quelque chose »,
reconnu en raison de sa sensibilité singulière et de son
expertise. Un sentiment d’appartenance à la famille élargie
de la musique qui semblait le combler. Mais, admet-il :
« Ça m’a fait du bien jusqu’à ce que ça me fasse du mal. »
Car voilà, ce rôle d’alchimiste, transformant le plomb des
démos en or musical « m’a donné l’illusion que c’était moi,
alors que c’était ce que je faisais ». Et d’ajouter : « Il y avait,
dans mon identité dans la musique, une confusion entre
ce que j’étais et ce que je faisais. » Une identification qui
alourdira le choc de déceptions vécues comme d’insup-
portables rejets et de blessures à sa self-esteem, quand des
artistes avec lesquels il s’était impliqué « corps et âme » ne
le rappellent pas, ou sollicitent « un autre producteur pour
bosser un morceau sur lequel on avait travaillé ensemble ».
Plusieurs dépressions et un travail continu de guérison plus
tard, le désormais thérapeute multi-casquettes nous livre
sa nouvelle vision du soi : « Le soi, c’est la part de nous qui
est libre. Qui n’est pas conditionnée : et ça implique de
sortir de la croyance que le soi est quelque chose de fixe.
Le problème de la quête identitaire, c’est qu’on aimerait
trouver qui on est et que ça ne bouge plus. Alors que le
soi, c’est cette part qui suit ce mouvement-là : “Ah tiens
aujourd’hui je suis un enculé, ah tiens aujourd’hui, je suis
auteur, ah tiens aujourd’hui je ne fais rien” ; c’est quelque
chose qui bouge tout le temps. » Aujourd’hui, il se sent
lucide face à une quête identitaire qu’il qualifie de « besoin
d’être reconnu par l’autre pour se sentir exister » et qu’il
considère comme « la plus grosse entrave de l’humanité ».
« À partir du moment où je me définis, je me limite et je
crée des clans. Et du coup il y a des risques qu’on soit l’un
contre l’autre. »

217
L’attitude consistant à accueillir ses mauvais penchants,
les accepter, voire les embrasser, pourrait être une nouvelle
étape dans le processus d’industrialisation du bonheur.
Dans le régime de l’Happycratie précise Edgar Cabanas
« si une personne souffre, c’est parce qu’elle n’a pas fait
les bons choix pour arrêter de souffrir ou n’a pas été assez
tenace pour surmonter les circonstances négatives. Ce
discours extrêmement culpabilisant crée une pression
sociale nous obligeant à toujours paraître amical, sou-
riant, joyeux, etc. Aujourd’hui, affirmer être malheureux
est très difficile car cela signifie que l’on n’a pas fait les
bons choix, que l’on ne sait pas apprécier sa vie à sa juste
valeur, ou encore qu’on ne profite pas de ce que l’on a116 ».
Une pression s’exerçant davantage sur les épaules des
« thérapeutes » censés être nos modèles de positive atti-
tude ? Depuis quelque temps, on se rebiffe un peu dans ce
petit monde. « Le refus de la souffrance n’est pas quelque
chose de sain, déclare Chloé Bloom, peu de temps avant
son départ au Costa Rica. » Pourtant icône du dévelop-
pement personnel, elle se dit critique sur certaines in-
jonctions. « C’est en acceptant de tout ressentir qu’on
arrive à mieux s’expérimenter. Car l’idée c’est d’accepter
de tout ressentir, y compris le risque de se prendre une
tôle en amour. Je pense que plus on évite la douleur,
plus on tombe dans la souffrance. » Ou encore : « Une
personne n’a pas besoin de travailler sur elle, si elle n’a
pas envie, on est tous parfait comme on est. Après si on
a envie de se lancer dans le développement personnel
pour moins souffrir, alors allons-y, mais il y a une putain
d’injonction à devenir quelqu’un d’autre pour être bien. »
Le développement personnel ou la pleine conscience ne
devraient donc pas servir systématiquement le bien-être,

218
mais aussi à accueillir pleinement notre complexité, y
compris nos côtés sombres – colère, jalousie agacement,
jugement, mépris, narcissisme – Sans se juger. Et sans se
juger quand on juge…
Chloé Bloom, admet avoir cultivé par le passé une cer-
taine forme de « positivité toxique » pour coller avec son
image de coach. Dans un post répondant à des critiques
estimant qu’elle était souvent « dans le jugement » elle
explique : « Oui j’ai jugé ceux qui sont sur ce chemin et
expriment leur part d’ombre […]. Jusqu’à ce que je com-
prenne que c’est ça le développement de soi : développer
et déployer toutes les parts de soi. » Et d’ajouter plus loin :
« Je ne crois pas qu’il y ait de but au développement de
soi, si ce n’est d’aimer et d’apprécier le chemin en expri-
mant toutes les parties de soi. » Elle conclut : « Nous
sommes la dualité, nous sommes le paradoxe incarné. »
Nous serions donc invités à accueillir nos émotions dou-
loureuses et contradictoires, mais aussi notre personnalité
dans son ensemble. Une démarche rejoignant le shadow
work, terme de plus en plus employé par les healers sur
Instagram. Il s’agit de pratiques (méditations, introspec-
tions, danses, etc.) visant à embrasser son ombre et ses
ténèbres.
Morgan Vasoni, tout en félicitant Chloé d’avoir eu
une réaction saine après avoir compris qu’elle s’était créé
un faux self, demeure toutefois perplexe face à ce type de
discours. « Accepter sa part d’ombre sans broncher, en
invoquant l’être total, c’est à mes yeux une forme de nar-
cissisme dangereux. L’ombre s’éclaire. » Il ne mâche pas
ses mots. « Ça donne le droit de se comporter comme un
salaud […], si je suis un salaud c’est normal, car c’est ma
part d’ombre, je l’accepte et je l’accueille. » Sauf que voilà,

219
c’est parfois revendiqué par certains. À Los Angeles, une
influenceuse Instagram s’autoproclame spiritual bad bitch,
et enseigne dans un podcast à attirer et à « magnétiser
l’argent comme une bad bitch, avec la loi de l’attraction »,
tout en nous apprenant à faire taire nos pensées pour
maîtriser notre ego, ou encore à « s’abandonner à notre
source » pour manifester nos désirs.
Morgan Vasoni s’étonne d’ailleurs que ses patients
aient très souvent une incapacité à définir leurs valeurs.
« Le problème c’est la croyance narcissique de base :
“Je contrôle, je peux manipuler Dieu et le diable à ma
sauce”, alors que se penser comme créature de Dieu, née
dans le péché, ou enchaîné à un karma, dépendant de
la miséricorde de Dieu, soumis à sa colère, ça incite à
l’humilité. Nous sommes des êtres humains faillibles
et limités. »
S’amorce alors un petit jeu entre lui et moi. Je me mets
à répondre à ses déclarations par des idées communes aux
milieux du développement personnel et des spiritualités
New-Age. Je lance :
– « Ce concept que nous sommes limités, ou faibles,
est une croyance limitante nous empêchant de déployer
notre plein potentiel divin et notre puissance illimitée ! »
– « On devient un dieu par abnégation de soi-même,
répond le yogi, par une ascèse terrible, pas en accomplis-
sant nos désirs mondains ! L’ “illimité” que nous vend
le système moderne, c’est celui de l’asura, de celui qui
se prend pour un dieu, qui confond narcissisme et ré-
alisation de soi117. Le soi n’est pas personnel, individuel,
c’est ce qui reste quand il n’y a plus rien, quand on perd
tout, c’est un chemin de dépouillement. Le système actuel
nous vend un chemin d’accumulation. Il n’y en a jamais

220
assez, il en faut toujours plus. Le développement person-
nel concerne le monde et notre capacité à nous réaliser
en tant qu’individus, la spiritualité c’est se délivrer du
monde. Je ne sais même pas si on met les mêmes mots
dans la notion d’éveil. Puisque pour ces gens, “éveil” veut
dire bonheur, épanouissement mondain et personnel. Ou
bien capacités médiumniques. »
– « C’est le système, la société, qui nous enferme dans
cette idée que nous sommes limités, pour mieux nous
asservir, nous empêcher d’être les dieux et les déesses que
nous sommes. »
– « C’est l’inverse, c’est le système moderne actuel
qui nous dit que nous sommes des dieux, illimités, pour
mieux nous asservir. Et c’est un détournement de la pen-
sée ésotérique qui nous dit que pour devenir des dieux, on
doit renoncer à tout et se perdre, perdre son ego, jusqu’à
l’inadaptation sociale et la folie parfois. “Qui veut sauver
sa vie, la perdra ; mais qui perd sa vie à cause de moi, la
sauvera” disait Jésus. Là on nous vend le beurre, l’argent
du beurre et la crémière. C’est louche ! »
Pour finir, une nuance s’impose toutefois, soufflée
par l’anthropologue Nicolas Boissière, lequel, sans nier
l’aspect individualiste que peuvent parfois prendre les
chemins du soi contemporains, tient à rappeler leur aspi-
ration relationnelle : « Se reconnecter à soi, découvrir la
meilleure version de soi-même, ce n’est pas pour eux un
soi qui est fermé aux autres, qui est centré sur lui-même,
c’est un soi qui est tourné vers une meilleure reliance, vers
une meilleure connexion avec les autres, avec le monde,
avec la nature… et avec les “vibrations”. C’est effectivement
très individualiste mais c’est une individualité qui a pour
ambition de recréer de la relation avec l’autre. »

221
Authent-tik-tok ?

Je reçois depuis le Canada un message de ma sœur,


laquelle se donne corps et âme, jour et nuit, pour devenir
chirurgienne équine. « J’écoute un livre audio qui s’ap-
pelle Penser comme un moine, de Jay Shetty tu connais ?
C’est mon guide spirituel depuis juillet ! », écrit ma sœur
qui ne manque plus un de ses podcasts. Une rapide re-
cherche révèle la fulgurante popularité du personnage.
Plus de dix millions de likes sur Facebook, quatre mil-
liards de vues en moyenne à chacune de ses apparitions,
s’étonne Paris Match, qui se demande si « son regard bleu-
té hypnotique » ne serait pas l’ingrédient secret du succès
de ce Londonien, d’origine indienne, que le magazine
Forbes a placé sur le podium des personnalités les plus
influentes de la planète. Je me procure aussitôt l’ouvrage
conseillé par ma sœur.
Dans un style ponctué d’éléments autobiographiques,
l’auteur raconte son parcours. Étudiant dans une business
school londonienne, il participe – à contrecœur – à une
conférence donnée par un moine hindou appartenant
au mouvement Iskcon, plus connu sous le nom d’Hare
Krishna. Shetty est envouté par la sérénité et le bonheur qui
émanent de cet homme, Gauranga Das. Après quelques
années d’hésitation ponctuée de sessions de découverte
de l’ashram Dass en Inde, il décide de tout plaquer pour
devenir moine, renonçant à sa carrière, au mariage et
au confort matériel. Au bout de trois ans passés dans
l’ashram et après une maladie psychosomatique, il finit
par quitter le monastère sur les conseils de son supérieur,
lequel l’invite à partager ses enseignements. Quelques
années et un mariage avec une blogueuse ayurveda plus

222
tard, il passe de coach en stratégie digitale, à producteur
de vidéos, puis à producteur du podcast Coaching On
Purpose. Avec son livre Penser comme un moine, Jay Shetty
déclare avoir l’intention de nous aider à cultiver une vie
moins stressante et plus significative, en rendant acces-
sible à tout un chacun les enseignements de la Bhagavad
Gita et de la Srimad Bhagavatam. Aujourd’hui, il participe
à des talks en compagnie de stars comme Alicia Keys,
Will Smith, ou Gwyneth Paltrow, l’égérie des spirituels
healthy aux États-Unis. Un emblème de la manière dont
la sagesse ancestrale investit le champ de la psychologie,
de la santé et du bien-être. Et la recette cartonne. Il fait
pourtant des interventions auprès de salariés d’entreprises
comme Coca-Cola et L’Oréal, tout en citant les Vedas. En
s’appuyant sur son expérience et sa tradition et en faisant
montre d’une ouverture à d’autres voies – il cite des sages
juifs, des bouddhistes et aussi des moines chrétiens – Jay
Shetty ne participe-t-il pas à une dilution, si ce n’est un
dévoiement des finalités de sa tradition spirituelle ?
La manière dont Jay Shetty aborde la notion de dhar-
ma est par exemple très significative. Dans le premier
chapitre de Penser comme un moine, il assimile la notion
multimillénaire du dharma à « être vraiment soi-même »,
une conception très moderne. Il ouvre le chapitre par
une citation de la Bhagavad Gita, l’un des textes les plus
sacrés et fondamentaux de la civilisation indienne, mais
en adaptant subtilement la traduction pour qu’elle ré-
sonne à nos oreilles occidentales : « Mieux vaut vivre
imparfaitement son destin que vivre une imitation de la
vie de quelqu’un d’autre. [BG 18.47] » Alors que le sens
même du texte d’origine insiste davantage sur les devoirs
éthiques et sociaux qu’il faut remplir dans le contexte

223
indien du système des castes : « Il vaut mieux respecter
la loi de sa condition, même imparfaitement, que d’obéir
à une autre. » Dans le même chapitre, Jay Shetty relie la
notion de dharma à ce que le développement personnel
appelle notre « vrai moi ». Pour être vraiment vous-même,
explique Jay Shetty, identifiez d’abord les valeurs qui ont
conditionné votre éducation, et ensuite examinez quelles
sont les vôtres. Est-ce réellement le propos de la Bhagavad
Gita ? Le verset cité invite le héros au combat parce qu’il
est un guerrier par nature, par dharma, étant né dans la
caste des kshatriyas. La Gita, si l’on peut dire, valorise la
reproduction sociale, tandis que nous préférons parler
d’un « vrai soi » qui serait libéré des attentes sociales et
familiales. Plus précisément, Jay Shetty définit le dharma
comme la combinaison « de la passion, des compétences et
de l’utilité ». Une définition évoque moins la conception
traditionnelle indienne – ordre métaphysique, cosmique,
social et éthique – qu’un questionnaire Pôle Emploi de
reconversion professionnelle, voire des mots-clefs à placer
dans une lettre de motivation pour candidater à un poste
de « manager bienveillant » dans une entreprise positive
et innovante. Jay Shetty n’est évidemment pas le premier
Indien d’origine à se rendre célèbre en partageant des
enseignements inspirés de l’hindouisme, ni certainement
le dernier. Mais sa manière d’inscrire son discours dans
les thématiques du développement personnel et sa vir-
tuosité dans la maîtrise des réseaux sociaux font de lui
un cas d’école.
Au passage, relevons qu’aux yeux de certains croyants,
disons plus traditionalistes, les success stories telles que celle
de Jay Shetty peuvent être perçues comme des symptômes
du cycle cosmique que nous traversons, le Kali Yuga, ou

224
âge noir. Selon la manière indienne de concevoir le temps
et l’histoire : une succession cyclique commençant par un
âge d’or et se terminant par un âge sombre, le Kali Yuga
où nous nous trouverions actuellement depuis 3 000 ans
est caractérisé par une dégradation et un déclin constant
de l’ordre cosmique et social et une perte de la spiritualité
véritable au profit des contrefaçons118.
J’ai écrit, ici et là, que la quête d’authenticité est deve-
nue un moteur essentiel des sociétés occidentales. Cela
surprendra peut-être le lecteur. Ne vit-on pas dans un
système où plus rien ne semble « vrai », un monde de
publicités qui produit du fake à longueur de journée, du
simulacre à grand renfort d’écrans et de filtres ? Pourtant,
expose l’essayiste Gilles Lipovetsky, « si nous regardons
autour de nous, c’est bien l’authenticité qui est de plus en
plus exigée en toute chose : notre nourriture ou nos desti-
nations touristiques en passant par la mode, la décoration
ou même le monde du travail qui, désormais, valorise les
managers “authentiques” en phase avec leurs émotions.
Plus sérieusement, chacun aspire à être “lui-même” dans sa
vie personnelle, familiale, sexuelle, professionnelle, et bien
sûr, dans son rapport aux ordres politiques et religieux.
Mener une existence conforme à sa vérité propre est un
droit subjectif fondamental et bénéficie en ce sens d’une
reconnaissance quasi généralisée.119 »
L’auteur du Sacre de l’Authenticité rappelle que « depuis
le fond des âges, il s’agissait non d’exalter la singulari-
té du moi, mais d’honorer les commandements divins,
assumer l’héritage de sa lignée, se conformer à un mo-
dèle imposé du dehors par l’ordre collectif. C’est bien ce
dispositif millénaire qui s’effondre avec les Modernes.
Parce qu’elle consacre l’idéal d’autogouvernement de soi,
l’éthique de l’authenticité accompagne la naissance de
notre individualisme démocratique ». Et l’essayiste de
remarquer que si l’idéal d’authenticité s’est longtemps
accroché à une exigence de vérité, il s’en est détaché pour
ne plus viser qu’un mieux-être personnel : « Se réaliser,
ce n’est plus s’employer à être au clair avec soi et accéder
à une existence plus élevée, mais vivre en phase avec nos
désirs, goûts et envies. » La voie est ouverte pour tous les
gourous du développement personnel nous professant
des méthodes pour guider vers l’équilibre, la sérénité, ou
paradoxalement, nous accepter tels que nous sommes.
Enfin, le philosophe nous invite à relativiser la notion
même d’authenticité :

On ne peut pas être toujours dans un rapport euphorique à soi,


faire des gammes de piano ce n’est pas authentique. C’est pourtant
nécessaire pour l’apprentissage de la musique. Entre être opéré par
un chirurgien désintéressé, passionné par son travail, donc authen-
tique, mais dont la compétence est « moyenne », et un chirurgien
qui demande d’importants émoluments, mais hyper compétent, que
choisissez-vous ? Gardons-nous du fétichisme de l’authenticité : tout
ce qui est authentique n’est pas nécessairement bon, et tout ce qui est
inauthentique n’est pas à rejeter.
XI.
BIENTÔT TOUS
COACHS ?
« Si t’as pas fait un burn out avant 30 ans t’as raté ta vie ». Un mec en soirée

B urn-out, changement de conscience, voyage, ap-


prentissage initiatique, retour dans leur monde pour
devenir à leur tour professeur de mindfulness, de yoga, ou
de toute autre pratique proposant une approche holis-
tique, coach, healer, thérapeute, chaman… C’est le schéma
narratif classique chez les néo-spirituels. Il est semblable
aux récits de la plupart des gourous du développement
personnel : se retrouver au fond du trou, puis utiliser son
potentiel pour devenir l’archétype de l’être humain heu-
reux en devenant pleinement soi-même. Mais que disent
de notre siècle ces reconversions en chaîne ? Comment se
légitiment-elles ? Quitte-t-on vraiment le système quand
on quitte le système ? Et enfin, sommes-nous à l’abri de
devenir nous-mêmes les requins auxquels nous pensions
échapper ?

227
Si tu as envie, lance-toi

Trois mois. C’est le laps de temps entre le burn-out


de Chloé Bloom et le moment où elle a commencé à
partager des éléments de son parcours spirituel sur les
réseaux sociaux. « Je suis partie un an en Australie, se
souvient-elle, c’est là que je me suis initiée à tout ce qui
était développement personnel et spiritualité. J’ai passé
différentes formations. Je me suis fait coacher et j’ai décidé
que mon activité serait centrée autour de mon évolution,
car autrement, je me retrouvais désalignée. J’ai fait, entre
autres, de la PNL de l’hypnose, de la psychologie positive,
des coachings de Tony Robbins, puis je suis allé à Bali. »
À sa décharge, elle n’a jamais accompagné de personnes
à titre individuel, ce qui exige selon elle, une plus grande
expérience. « J’organise des coachings de groupe, des évè-
nements, des retraites » ajoute l’influenceuse, qui fait va-
loir une éthique professionnelle sur mesure. « J’ai attendu
d’avoir des certifications, notamment pour la PNL, qui
est vraiment une pratique transformationnelle, pour créer
mon premier coaching de groupe […] » Chloé explique ce
choix. « Pour les coachings que je proposais, je n’ai jamais
voulu proposer de transformations à propos de choses que
je n’avais pas vécues. » Un storytelling faisant appel à la
sincérité qui fait mouche. « Le gage de la vérité, rappelle la
sociologue Julia Itel, dans ces démarches, c’est l’expérience
personnelle. Car il y a un déplacement de l’autorité au
sujet. On ne peut parler d’une chose que si on l’a vécue. »
C’est selon la même logique que Chloé Bloom propose à
son public des méthodes issues de disciplines comportant
une certaine valeur scientifique, comme la psychologie
positive, mais aussi des pratiques alternatives, souvent

228
qualifiées de pseudosciences. « Je n’ai pas cette division
entre ce qui est prouvé scientifiquement et ce qui est du
domaine de la croyance. Pour moi, tout est exactement au
même niveau, et tout existe, donc je ne me pose pas cette
problématique. C’est le vécu, encore une fois, qui me per-
met d’affirmer qu’une pratique prouvée scientifiquement
peut transformer autant qu’une pratique éprouvée par
l’expérience personnelle. » Anthropologue et sociologue
à l’université de Lausanne, Irène Becci rappelle que ces
tentatives de synthèse sont à placer dans « le réseau de la
mouvance New-Age, où l’idée est répandue qu’on peut
comprendre certaines choses à l’aide de la science mais
aussi grâce aux sciences parallèles. On prend tout ce qu’on
peut pour augmenter sa connaissance120 ».
Tiffany Garrido, sorcière, pense aussi que sa légitimité
à animer des cercles de lune et à proposer des formations
et autres guidances a été gagnée par l’expérience et une
disposition naturelle. « C’est venu à moi, dit-elle, il y avait
une envie profonde et une femme à Paris m’a proposé de
le faire. Je me suis lancée et ça m’a tellement plu que c’était
évident ! Je pense que c’est légitime à partir du moment
où on sent que c’est naturel de faire ça. Par exemple, si je
cuisine très bien, est-ce que je suis légitime à cuisiner parce
que je n’ai pas de diplôme de cuisine ? Après c’est peut-être
un peu bateau, mais ça fait partie de moi. » Virginie Brune,
41 ans, assume l’appellation de « maîtresse de cérémonie
ecstatic dance » ou de « prêtresse ». « Ça peut paraître pom-
peux, mais je le dis parce que je l’ai expérimenté, et que
je n’ai pas cherché à l’être. Il y a quelques années, si tu
m’avais dit que j’étais maîtresse de cérémonie, je me serais
contractée et j’aurais été remplie de pudeur. Je t’aurais dit,
avec une fausse humilité : “Mais non, arrête !” »

229
Iris, trente ans, n’est plus coach. Cette Parisienne a
ouvert un compte Instagram, où elle critique le New-
Age, après de nombreuses déconvenues dans le milieu
des nouvelles spiritualités121. Iris était prédisposée depuis
l’enfance à rencontrer cet univers. Elle se sentait diffé-
rente : « ressentis corporels, kinesthésiques, comme si
le corps répondait, confie-t-elle, à un contact émotion-
nel ». Elle qui confesse une faible confiance en elle-même
trouvera, à la sortie de son école de commerce et via une
copine branchée ésotérisme et astrologie, certaines ré-
ponses, ou plutôt des mots à mettre sur ses ressentis de
toujours. « La démarche que j’ai eue, ça a été de regarder
des vidéos YouTube – comme les chaînes Laura Marie,
Lulumineuse, Malory Malmasson, la chaîne du Grand
changement ; Johanna Awakening – et de lire beaucoup
sur internet […]. Je regardais ça prudemment et par
curiosité. Mais certaines définitions, comme celle de la
clairvoyance, semblaient correspondre à ce que je vivais. »
Après quoi, toujours circonspecte, elle se tourne vers les
soins énergétiques. Le contexte favorise ce nouveau che-
min. Séjournant à Londres, elle comprend que le monde
de l’entreprise n’est pas pour elle. « J’ai fait un bilan de
compétence et je me suis rendue compte que c’est aider
les autres qui comptait pour moi. Je me suis alors tournée
vers le coaching intuitif. Se dire coach par intuition, ça n’a
pas de fondement en termes de formation. J’ai donc suivi
des formations en soins énergétiques comme le reiki. »
Iris tient à le mettre en lumière : « La source principale
qui m’a fait me lancer, c’est d’entendre des gens qui m’ont
dit “si tu as envie tu peux”. »
La culture du « réveille le healer qui est en toi », soit
l’idée que tout un chacun peut devenir thérapeute, sous

230
perfusion de quête d’authenticité, contribue au foisonne-
ment des reconversions. Iris se lance ainsi, sans se poser
de questions, dans la « lecture d’âme » et les « lectures
énergétiques », visant, explique-t-elle, à se connecter à
une personne, soit à l’aide d’une photographie, soit en
présentiel, afin de récolter des informations sous forme
de ressentis ou de flashs, utiles au mieux-être du patient.
« J’ai créé mon entreprise en 2015. Je faisais ça chez moi
ou chez les gens, mais principalement à distance avec
une photo. J’ai vu d’autres personnes le faire. Je me suis
dit, “si d’autres peuvent, alors je vais le faire”. La séance
durait environ une heure. Très peu de gens sont revenus. »
Comment procédait-elle ? « Je me connectais à une per-
sonne et j’écrivais ce que je ressentais après une médita-
tion où je me mettais dans un autre état de conscience. Je
sentais comme quelque chose qui arrivait vers moi. » Le
médium, rapporte-t-elle aujourd’hui sur le ton du scep-
ticisme, se connecte aussi aux guides – des entités protec-
trices comme des défunts par exemple – pour avoir des
réponses. Les résultats étaient encourageants. « La plupart
des gens confirmaient ce que je ressentais. J’ai eu quelques
cas très rares où les gens n’étaient pas du tout ouverts à ce
que je leur disais. » À côté de cet aspect médiumnique,
Iris ajoute un volet soin énergétique. « L’aspect soin, c’était
pareil, à distance, comme si j’envoyais, via une photogra-
phie, de l’énergie dans les zones que je sentais. Quelque
chose passait à travers moi qui soignait. Des gens m’ont
demandé des soins pour soulager douleur et angoisse,
ça a fonctionné, mais là je ne sais pas à quelle hauteur
l’effet placebo est intervenu. Dans ma tête, ce n’était pas
mon énergie personnelle qui soignait. Dans le reiki, il y
a le concept d’énergie universelle, dans laquelle on puise

231
pour soigner. Il y a un côté simpliste. Tu as mal quelque
part, par exemple on va envoyer de l’énergie à cet endroit
pour que la douleur se réduise. » Selon elle, la différence
entre le New-Age et les pratiques ancestrales des guéris-
seurs, « c’est ce côté simpliste, tout le monde peut faire
ça, sans cadre, sans études, sans rien ». La Londonienne
d’adoption facturait l’équivalent de quarante euros par
séance, qu’elle justifie par le temps et l’énergie impliqués.
« Ça demande de l’investissement et ça fatigue, car c’est
une autre manière de travailler avec le corps, c’est autre
chose qui se met en place. » Iris n’a jamais vécu matériel-
lement des revenus tirés de cette pratique, à laquelle elle
a mis un terme, pour se réorienter vers l’hypnose, qui
demande à ses yeux une formation plus rigoureuse. À
propos des soins à distance, que Raphaël Lioger décrypte,
dans son ouvrage Souci de soi, Conscience du monde : « La
croyance en une énergie traversant toutes les frontières est
parfaitement intégrée à la globalisation capitaliste122. Le
dogme individuo-global de la connectivité (connectiveness
ou reliance) est ici exploité à son maximum. »
Parallèlement à ce phénomène de la courte expérience
et de la vive intuition, la tendance est à l’accumulation de
stages et de formations pour élargir sa palette de compé-
tences, dans un climat qui incite à une vision holistique
de l’humain. « Médecine chinoise, cadran lunaire, cosmé-
tologie, les principes yin et yang, l’Akasha, la Kabbale, la
physique quantique, le corps, énumère Hind, 38 ans, jeune
femme vivant à Bruxelles, je fais au moins dix ou vingt
stages par an, je suis toujours en stage ! » Tiffany Garrido,
la sorcière bien likée, déclare : « Je suis une éternelle étu-
diante ! » Chloé Bloom fait valoir une éthique socratique :
« Cette initiation n’est jamais finie, elle continue tout le

232
temps […] il faut accepter qu’on ne sache rien et conti-
nuer d’apprendre. » Il n’est pas rare que les personnes
consacrent et investissent de larges pans de leur budget et
de leur temps libre dans ces initiations. Quand on devient
thérapeute ou facilitateur, on peut se sentir sommé de se
mettre à jour constamment, et d’ajouter toujours plus
d’extension à sa pratique. On peut le voir comme une
répercussion, dans le domaine du spirituel, de la culture
du slash (/) : coach/healer/tarologue/artiste.
Hélas, enchaîner les formations peut aussi rimer avec
un manque d’approfondissement et de maîtrise. À l’inté-
rieur même de réseaux qui, de l’extérieur, sont parfois qua-
lifiés de pseudo-scientifiques, certains anciens déplorent
une certaine superficialité venant des newcomers dans le
milieu de la thérapie alternative. À 52 ans, Sophie, vivant
dans le sud de la France, dit avoir beaucoup exploré le
monde du développement personnel et avoir entrepris
un long travail sur elle-même. Dans les années 1990, se
souvient-elle, en pleine vague New-Age, ces pratiques
étaient marginales, dissimulées et ésotériques, mais, en
même temps, estime-t-elle, les personnes qui donnaient
des formations dans ces domaines semblaient maîtriser
leur courant. Syndrome du « c’était mieux avant » ou
impression avérée ? Difficile à estimer, lorsqu’il s’agit de
courants qui laissent souvent la part belle à ce que les
sceptiques estiment être de simples croyances. Sophie
déplore que, dans la vague des nouveaux coachs et thé-
rapeutes, « il manque de discours structurés et d’accom-
pagnement thérapeutique profond, tout le monde peut
s’improviser ». Elle pointe certains dangers, notamment
dans le coaching de groupe : « il peut y avoir des dé-
compensations psychiques, on n’anime pas des groupes

233
comme ça ! » Sophie tient à tempérer son propos et m’a
fait part de son souhait que je participe à valoriser aussi
les cercles de parole ou autres groupes animés par des
coachs, même manquant d’expérience. « Cela permet aux
personnes d’être écoutées et entendues ; de recevoir de
la douceur, de la bienveillance, tout ce qu’on a besoin
d’aller chercher quand on est dans des ruptures, des sé-
parations… » Elle poursuit. « Maintenant la seule chose
que je constate c’est que n’importe qui s’invente chaman.
Aujourd’hui on fait trop de melting-pots et ça manque de
profondeur. Et en même temps, ce sont des gens qui osent,
par rapport à mon époque où on n’osait pas. C’était plus
tabou. Avec beaucoup plus, on n’osait pas, alors qu’au-
jourd’hui, avec beaucoup moins on ose. Ils font quelques
stages, lisent trois ou quatre bouquins et hop ! Et c’est en
cela que leur discours est parfois superficiel. Et on perd la
profondeur de quelqu’un de solide qui est allé au cœur
de l’expérience, qui a réfléchi, qui a lu. C’est de plus en
plus rare à trouver. »
Dans certains cas, le phénomène n’est pas sans danger.
Mélusine, enseignante de yoga depuis quinze ans – et
pratiquant depuis vingt-cinq ans – déplore « un phéno-
mène de professeurs de yoga, qui apprenant qu’ils ont
un cancer, ne se soignent pas, font leur petite méthode et
meurent rapidement d’un cancer qui aurait pu être soi-
gné. […] Si on m’apprend que j’ai un cancer, je considère
que je n’ai pas le niveau, même si je souhaite le contraire ».
Morgan Vasoni, médecin ayurvédiste et enseignant de la
discipline – qu’il admet être non-scientifique, mais qui
est néanmoins reconnue par l’OMS comme un système
complet de médecine douce traditionnelle – regrette
que la tendance contemporaine au bricolage participe

234
d’un nivellement par le bas. « J’ai des patients qui font
du yoga, viennent me voir et me confient les conseils
ayurvédiques que leur ont donnés leurs professeurs, et
c’est souvent n’importe quoi. » Sa patience est parfois
mise à rude épreuve par ses élèves en ayurveda portés
sur le bricolage. « Je matraque mes élèves en leur disant :
“Vous n’êtes pas dieu et vous ne le serez jamais. Il faut
que vous appreniez ce que vous voulez faire, comment le
faire, quelles sont vos limites et votre cadre”. » Quant aux
néo-coachs et autres healers, Morgan constate – et avec
lui des sociologues comme Julie Itel : « Ce sont souvent
des gens qui viennent du monde de la com et de la pub,
qui ont fait un burn-out mais qui conservent les codes du
monde où ils vivaient avant. »

Le business ou l’art de servir la vie123

« Quand j’étais jeune, se souvient Laurence, je fai-


sais du reiki et j’étais contre le fait de faire payer mes
séances ; j’aimais le don contre don. Mais j’ai eu un déclic.
À un moment donné tu as des besoins concrets et précis.
Imagine que c’est la saison de la confiture d’abricot et tout
le monde t’en apporte. Il va y avoir un déséquilibre. Moi je
vis à Paris, qui va me filer du poisson et des haricots verts ?
Le billet, c’est la paire de chaussures pour ton gosse. On est
dans une société où on va nous culpabiliser sur l’argent.
Alors que c’est un simple échange. Moi, maintenant, je
suis déculpabilisée par rapport à ça. » Il y a comme une
tension, selon les mots de l’anthropologue Irène Becci,
entre des valeurs comme « la gratuité, le don, la sobrié-
té » et une « forme de néo-libéralisme de prestation ».

235
Dans l’idéal, beaucoup de praticiens en thérapies ou en
accompagnements alternatifs souhaiteraient mettre en
place des participations en conscience124. « Pour les com-
munications animales, détaille Laurence, je marche sur
une participation en conscience, pour ne pas pénaliser
les gens, mais il faut que ça soit respectueux de mon tra-
vail125. Mon activité est déclarée, en auto-entrepreneur.
C’est du service. Je suis allée à l’Urssaf et ils m’ont aidée.
Je demande aux gens au moins 45 euros, ça couvre le mi-
nimum. Avec l’animal, ça peut aller jusqu’à une heure ;
parfois j’y retourne plusieurs fois. Toujours avec une
photographie. Quand les gens donnent soixante euros,
éthiquement, ils s’engagent. »
Si Laurence commence à vivre de son activité de com-
munication intuitive avec les animaux, alternant avec
d’autres jobs à côté, certains font de leurs pratiques al-
ternatives des entreprises lucratives. Chloé Bloom, qui
se présente comme « coach et entrepreneure, amoureuse
de la vie » s’est donnée pour « mission », de « vous gui-
der dans la transformation de votre monde intérieur afin
de transformer votre vie. » Avec ses podcasts, sa chaîne
YouTube et son compte Instagram talonnant chacun les
300 000 abonnés, elle diffuse ses « réflexions et phases d’in-
trospection afin de vous aider à reprendre le plein pou-
voir sur votre vie, faire de la place pour plus d’amour et
d’harmonie ». À travers des contenus la mettant en scène
sur une plage au soleil couchant, dansant en maillot ou
vêtue de blanc, cheveux et châle blanc au vent, marchant,
contemplative, le long du rivage, ou encore esquissant
quelque mouvement de yoga avec un sourire radieux,
la jeune femme déclare : « Ensemble, déployons notre
puissance, éveillons nos consciences, apaisons notre esprit

236
et transformons notre vie. Ensemble, épanouissons-nous
dès aujourd’hui ! »
Cet ensemble, c’est l’agglomérat de projets qu’elle a
monté. En quelques années seulement la Maison Bloom
s’est élargie jusqu’à englober neuf entreprises. « On a une
entreprise qui propose tout ce qui va être coaching, dé-
taille-t-elle ; d’autres entreprises sont portées sur de la
formation. Je commence à former des formateurs. On a
des formations, on a une maison d’édition, une marque
de vêtements, on a différentes activités mais qui sont ré-
unies dans cette même mission de redonner le pouvoir
aux gens qui veulent transformer leur vie ; on a des pro-
grammes à suivre, comme un programme de détox en
ligne, le premier que j’ai lancé, et qui marche super bien ;
il y a vraiment différents produits, et des retraites un peu
partout dans le monde ; des séminaires en ligne et des
séminaires en présentiel. Aussi, j’ai ouvert un coworking à
Lyon, j’ai investi dans d’autres entreprises, et je suis égale-
ment consultante. » Elle confesse une certaine tendance à
la surenchère avec laquelle elle entend d’ailleurs rompre.
« Au début, j’avais un rythme “toujours plus”, mais ça ne
collait pas toujours avec la vision. Et au fur et à mesure
on prend des décisions pour faire moins. Et que ce soit
plus agréable, plus tranquille. Par exemple, là, on arrête
notre marque de vêtements. »
Il faut dire qu’avant son burn-out et son changement
de vie, Chloé Bloom, directrice commerciale, était rom-
pue à l’art du business. Aujourd’hui, à l’aide de son as-
socié, elle gère l’empire Bloom sur un modèle, disons,
américain : « Mon rôle c’est d’être à la tête de la vision,
des messages et des valeurs, de la communication et du
côté artistique ; mon rôle est d’être celle qui est mise

237
en lumière ; et mon associé s’occupe du marketing et
des finances. » Dans un discours aux accents de remise
d’award, la jeune femme analyse les raisons de son suc-
cès. « Je dirais que je me suis bien entourée, et ça fait
la force car je n’aurais rien pu faire toute seule. On est
une trentaine de personnes derrière tout ça qui sont
géniales ! » Puis elle détaille sa stratégie. « Je me suis
servi de la force des réseaux sociaux. […] Et c’est devenu
très vite viral. Ça m’a beaucoup portée ; ça a été la clef
de pas mal de choses. Et puis je donne énormément, je
fournis une énorme quantité de choses gratuites pour
avoir un impact auprès des gens. Et ensuite ceux qui
veulent aller plus loin passent dans des programmes
payants, mais une des clefs c’est “donner, donner, don-
ner” pour changer la vie des gens sans qu’ils n’aient
rien à payer. Tous mes conseils sont gratuits. Après, ce
qui devient payant, c’est la transformation qui nécessite
de l’investissement humain, du temps, de l’énergie, de
l’argent : des programmes où des coachs font du coa-
ching individuel ou du coaching de groupe, où on a des
méthodes transformatives avec beaucoup d’exercices à
mettre en place. C’est là qu’on passe payant. Des interve-
nants experts viennent […]. Dans les retraites, il y a plein
de sessions guidées pour atteindre des états modifiés de
conscience. Elles sont basées sur un mix de tout ce qui,
moi, m’a aidé : psychologie positive, travail énergétique,
beaucoup de leadership, plein de différents aspects ! ».
Julia Itel rebondit sur ces propos en comparant ce
modèle à celui d’une autre influenceuse suivie dans le
cadre de ses recherches, AstroBohème, spécialisée, selon
sa biographie, dans les oracles, l’astrologie, l’amour et la
spiritualité. « AstroBohème nous donne des analyses de

238
lunaison. Et à chaque fois elle passe par la promotion
d’une formation ou d’un oracle qui sont payants. C’est
une entrepreneuse. Elle est lumineuse, gentille et fait
payer tous ses produits. » C’est un modèle économique
courant chez les nouveaux professionnels de la spiritua-
lité qui ont pignon sur rue numérique et que Julia Itel
caricature en une formule : « Aujourd’hui on a accès à
un rituel pleine lune gratuit, mais il renvoie vers une
formation payante. »
Les observateurs comme Julia Itel, pointent le symp-
tôme du « formatage entrepreneurial » une caractéris-
tique fréquente chez les nouveaux coachs. « Les spirituels
Instagram les plus successful, ce sont souvent des gens for-
més en école de commerce. Ils ont tous les outils pour
que leur business fonctionne. Alors que quelqu’un comme
ma mère, qui évolue dans le développement personnel,
est larguée par les réseaux sociaux et n’a pas du tout la
logique entrepreneuriale ! »
Chloé Bloom, elle, y voit un grand déploiement vers
un mieux-être. « Le rythme a changé, […] je décide de
là où je veux aller, je vais là où mon cœur le décide et
pas pour aller voir des clients partout. Je me positionne
beaucoup plus en tant que leader, mes choix de vie sont
les miens [par exemple habiter sous les tropiques]. Je suis
plus alignée. Je suis entièrement décisionnaire. Je n’ai plus
la sensation de devoir tout subir. » Mais, en s’affichant en
modèle et en porteuse de valeurs, Chloé ne risque-t-elle
pas de générer une confusion entre chemin spirituel et
entrepreneuriat ? N’est-il pas dangereux de penser que,
pour être un spirituel accompli, il faudrait être un entre-
preneur à succès ? Julia Itel voit dans cette bascule « une
hyper-individualisation managériale de l’individu ». On

239
se vanterait d’être sorti des déterminismes, tout en se sou-
mettant aux lois de l’offre et de la demande.
Chloé Bloom cultive une autre vision. « Pour beau-
coup de personnes, regrette-t-elle, spiritualité, visibili-
té et business ne sont pas compatibles […]. Alors que
dans ma vision c’est le contraire. En fait, la spiritualité
demande de l’humilité et permet aussi l’abondance.
Et l’abondance financière c’est quelque chose qui est
sain, qui est juste. Le fait d’aimer l’argent c’est quelque
chose qui est totalement sain. C’est le fait de ne pas en
vouloir qui nous montre que si on refuse l’argent, ça
peut être dû à une croyance limitante, venant de notre
enfance par exemple. L’entreprise a besoin d’argent, sans
argent, je ne peux pas recruter de coachs, je ne peux pas
organiser de retraites, je ne peux pas avoir d’interve-
nants, je ne peux rien faire. Sans argent je continuerais
de faire des choses qui n’ont pas beaucoup d’impact.
Spirituellement, l’objectif ici, c’est de répandre plus
d’amour, d’aider son prochain, d’aider à transformer
les gens […]. Du coup, dire “ne pas vouloir d’argent”,
c’est contradictoire126. On est obligé d’avoir de l’argent
pour impacter. Après pour le faire de manière éthique,
chacun le fait comme il le sent […] Quand on va bien,
quand on se transforme, quand on reprend les rênes de
sa vie, c’est notre devoir de transmettre ! Ces choses qui
nous ont fait du bien, ça ne nous appartient pas […] »
Chloé Bloom insiste sur le terme « d’impact », carac-
téristique d’une approche marketing. « Moi, la chose que
je communique, c’est qu’il faut être lucide : on ne peut
pas impacter des millions de personnes et faire passer
des messages à des millions de personnes sans visibilité,
sans argent, sans réseau social, sans avoir d’équipe et sans

240
être entourés. On ne peut pas faire sans. » Après ces mots,
elle marque un temps de pause, puis concède que le mo-
dèle qu’elle incarne n’est pas le seul possible : « Bon, c’est
vrai que les maîtres spirituels qui ont le plus impacté le
monde n’étaient pas sur les réseaux sociaux et n’avaient
pas d’argent. » Enfin, elle pointe ce paradoxe : « La critique
qui m’est faite, déplore-t-elle, c’est : “tu devrais continuer
à impacter toutes ces personnes et être inspirante, mais
sans moyens, sans être sur les réseaux sociaux, sans parler
de toi”, […] c’est complètement contradictoire. »

Comment ne pas devenir gourou ?

Lorsque j’ai conduit Mélodie en pèlerinage dans ma


grotte marine en vue d’effectuer mes prières de guérison,
un étrange charisme semble-t-il, s’était emparé de moi.
« Je t’ai trouvé attirant » m’avait lancé cette jeune femme
pour laquelle j’éprouvais une solide attraction. Un désir
que j’avais été contraint de modérer. Au cours d’une transe
hypnotique induite par les battements d’un tambour, le
cerf « imaginal127 » rencontré dans la jungle profonde de
ma psyché m’avait prescrit de renoncer à mon désir, de
sorte que cet élan devienne énergie de guérison. Et voilà
qu’après une cérémonie symbolisant et incarnant cette
« inspiration sacrificielle » reçue de mon intériorité, la
jeune femme qui m’avait précédemment éconduit s’en-
tichait soudain de moi, jusqu’à se glisser dans mon lit la
nuit suivante. J’ai alors préféré choisir l’abstinence. Trahir
mon renoncement n’aurait-il pas été le signe que j’avais
monté cette histoire de toutes pièces, dans le seul but de
coucher avec elle ?

241
On entend régulièrement des histoires d’abus sexuels
dans le cadre de certains accompagnements spirituels,
aussi bien dans le monde religieux – les scandales qui
ont touché l’Église et plus récemment encore le boudd-
hisme tibétain sont tristement exemplaires – que dans les
spiritualités plus alternatives. Combien de gourous, de
yogis et de chamans abuseurs ? On pourra conclure un
peu hâtivement que la spiritualité n’est pour eux qu’un
prétexte pour assouvir leurs soifs de pouvoir, de renom-
mée, d’argent et de sexe, sans tenir compte que certaines
dérives puissent être des erreurs de parcours chez des
personnes dont les aspirations sont, ou du moins ont
été, sincères. L’attention des médias et du public s’est sur-
tout concentrée sur les victimes, dans le cadre des dérives
sectaires ou des abus de faiblesse. On s’alarme des signes
pouvant indiquer une emprise, un comportement ma-
nipulateur, mais est-on aussi vigilant vis-à-vis de soi ? En
effet, sommes-nous vraiment à l’abri de devenir dangereux
nous-même, à l’heure où la spiritualité facile nous encou-
rage à éveiller le chaman ou la déesse qui sommeillent
en nous ? À l’heure où devenir « thérapeute » du jour au
lendemain devient banal ?
Dans un contexte traditionnel, comme celui de la spi-
ritualité indienne, rappelle le psychiatre Jacques Vignes,
l’impétrant doit être suffisamment détaché de toute at-
traction sexuelle ou affective, des possessions matérielles
et du désir de pouvoir, avant d’être autorisé à accompa-
gner lui-même un disciple. De fait, de nombreux critères
d’ordre éthique permettent de mettre un frein à cette
question de la tentation, mais la plupart de ces verrous
ont sauté avec la modernité et l’essor des entrepreneurs
spirituels décomplexés. Selon la sociologue Irène Becci,

242
« les dérives qui peuvent naître sont souvent liées à des
personnes charismatiques. Cela conduit à une distorsion.
On donne un pouvoir énorme à des gens qui ne sont pas
en mesure de l’assumer ».
Mentionnons, avant d’aller plus avant, que le paysage
des dérives sectaires a quelque peu changé ces dernières
années. Dans Le Nouveau Péril sectaire, les journalistes
Jean-Loup Adenor et Timothée de Rauglaudre évoquent
des mouvements hétéroclites, « ubérisés », très différents
du cliché de la secte internationale dirigée par un cri-
minel charismatique ou de la communauté coupée du
monde et gravitant autour d’un gourou vorace. Certes,
ces organisations sont toujours actives, mais l’enquête
fait surtout état de l’expansion d’une dérive sectaire de
plus en plus morcelée. Les deux enquêteurs rapportent
qu’elles s’articulent autour d’une « multiplicité de petits
groupes déployés, notamment, sur les réseaux sociaux ».
Certains vont même jusqu’à recruter leurs cibles sur
l’application Tinder ! Le phénomène sectaire, archipé-
lisé, n’en est que plus inquiétant. Il promeut de nou-
veaux discours dont beaucoup sont axés sur la santé, le
bien-être et l’alimentation. C’est par exemple le cas de
youtubeur comme Thierry Casasnovas, apôtre du crudi-
vorisme dans le viseur de la Miviludes et qui prodigue
des conseils santé et nutrition à ses abonnés sans aucune
formation médicale. Mais la dérive est aussi politique,
sur le modèle américain de « QAnon », le mouvement
conspirationniste d’extrême droite. Aujourd’hui, le phé-
nomène d’emprise peut s’incarner dans une obsession
pour quelqu’un qui parle derrière son écran, sans qu’il
n’y ait de contact dans le monde réel, ce qui complique
la tâche des services de police.

243
Claire*, professeure de Yoga, me confie qu’animer
un stage peut avoir un goût ambigu de reviens-y :
« Pendant deux jours ou cinq jours on est celui qui
répond aux questions, qui a la parole juste, car les
gens ne savent pas et tu leur apprends plein de trucs.
Et c’est très agréable cette sensation d’avoir la bonne
réponse et de les guider. Et quand tu leur fais tou-
cher des états d’énergie et des états particuliers de
conscience et d’ouverture du cœur, tu vis des moments
très agréables. Quand tu reviens à la maison, tu as une
descente d’énergie. » Une déprime passagère qui peut
rendre accroc à nouveau à la galvanisation spirituelle ?
Elisabeth Feytit, est réalisatrice d’un film documentaire
que vous ne verrez probablement jamais : Ex-Gourou,
l’histoire vraie de Jessica Schab, jeune femme devenue
une star du web en partageant des thématiques New-
Age et conspirationnistes. Schab se présentait comme
une Starseed, une Travailleuse de Lumière missionnée
pour accompagner l’ascension de la Terre et l’éveil de
l’humanité, en nous libérant de l’emprise des reptiliens
et des forces maléfiques. « Internet a démocratisé la
diffusion de la pensée New-Age selon Elisabeth Feytit.
Il suffit d’ouvrir une chaîne YouTube, d’avoir du cha-
risme (ou pas). On peut être adepte à travers l’écran
d’un ordinateur. » Du côté des influenceurs, les réseaux
sociaux favorisent l’addiction et l’aspiration à cultiver
une identité de « guide ». On se sent important, voire
indispensable pour le bonheur d’autrui, sinon de la
planète entière. Les likes et les commentaires d’encou-
ragement, souvent enflammés, des followers peuvent
conforter ce statut – ou cette sensation de statut – de
manière parfois exponentielle.

244
À la suite d’une rencontre avec un homme l’ayant
formée à la pensée critique, Jessica Schab a abandonné
sa mission de Starseed et a voulu promouvoir la pensée
critique. En collaboration avec Elisabeth Feytit, elle a tenu
à exposer son auto-embrigadement dans les croyances
New-Age et son ascension de gourou croyant au bien-fon-
dé de sa mission. La jeune femme confie qu’elle était alors
comme un marchand de drogue, elle « vendait » aux gens
des expériences et des sensations d’amour, de lumière, de
paix qui les rendaient accrocs et fonctionnaient sur la
logique du toujours plus. À côté des gourous pervers et
intentionnellement manipulateurs, décrypte Elisabeth
Feytit, « je dirais que 95 % de gens sont sincères, croyants,
et ont l’impression d’avoir trouvé quelque chose d’au-
thentique. Ce sont des gens qui sont confiants dans leurs
croyances, au bout d’un moment, ils se lancent online. On
peut très rapidement devenir gourou par le simple fait de
désirer transmettre ses croyances et de vouloir changer le
monde. Si on considère qu’on est soi-même un Travailleur
de Lumière, alors quoi de mieux que de produire des
vidéos ou d’enregistrer des podcasts ? » Cet avertissement
est valable pour tous les coachs, thérapeutes ou healer,
même en dehors du YouTube game.
« Beaucoup de gens se retrouvent piégés par leurs
adeptes, poursuit Elisabeth Feytit […]. Si la personne
commence à créer une communauté autour d’elle, il peut
naître une ivresse du fait d’être validé. Ce n’est pas facile
de dire “stop”. Les gens qui arrêtent en comprenant qu’ils
deviennent les gourous d’une secte, c’est arrivé mais cela
reste rare. Quand on est validé en permanence, on peut
facilement partir en vrille. Les adeptes en demandent tout
le temps plus : “J’aimerais que tu fasses un stage sur ci, que

245
tu tournes une vidéo sur ça.” Ensuite les gens très connus
doivent maintenir leur image, et la communication qui
va avec. Une forme de cloisonnement se met en place.
Au final, certains finissent par développer une véritable
industrie du mensonge. »
Jessica Schab fait partie des rares personnes qui se sont
rendu compte qu’elles devenaient des gourous. Elle est
passée de Travailleuse de Lumière à sceptique pour sau-
ver ses anciens adeptes des effets délétères des croyances
New-Age. Mais son engagement dans la pensée critique
rationaliste a été de courte durée. C’est pour cette raison,
au grand dam d’Elisabeth Feytit, que le film Ex-Gourou ne
verra pas le jour. En effet, la panique liée à la pandémie
mondiale a fait glisser Jessica Schab sur la mauvaise pente.
« Elle est retournée à ses croyances, déplore Elisabeth
Feytit. Elle pense qu’elle peut être contaminée par le
poison du vaccin. Elle croit de nouveau qu’elle est une
Enfant crystal, elle a retrouvé le même discours, auquel
elle a ajouté une rhétorique conspirationniste dans la
ligne de QAnon.128 »
Un type de revirement sur lequel les enquêteurs du
Nouveau péril sectaire apportent leur éclairage. Il y a dans
cette recrudescence des dérives sectaires un signe. « La
nature a horreur du vide ! Les grands récits politiques et
religieux ont éclaté et ont fait de nous des individus ato-
misés. Aussi l’évolution du phénomène sectaire est-elle le
symptôme d’une crise de la transcendance et d’un “besoin
d’enracinement” comme le nomme la philosophe Simone
Weil. » Concernant la France, par exemple, ils pointent
aussi que « cet attrait est aussi le symptôme de défaillances
de notre modèle social. Les écoles Steiner attirent des
parents dont les enfants autistes ou dysphasiques ne se

246
sentent pas à leur place dans l’école de la République, les
médecines parallèles séduisent des patients pour qui, dans
certains cas, l’hôpital public n’a pas assez de moyens et
parfois d’humanité. C’est précisément dans les failles du
système que s’inscrivent les dérives sectaires ».
ÉPILOGUE
« Grâce à la foi, Abraham obéit à l’appel de Dieu […], et il partit sans
savoir où il allait. » [Hébreux 11:8]

«
V a vers toi ». Cet appel n’est pas le conseil d’un coach
en développement personnel, mais les premiers mots
du douzième chapitre de la Torah. Lekh lekha, en hébreu.
C’est la parole adressée à Abram129 par le Seigneur, dans
l’intime de son être. Il ne lui est pas ordonné d’aller vers
Dieu, mais d’aller vers Lui.
La tradition hébraïque a narré la vie de cet Abram
avant qu’il n’entende et réponde pour de bon à cet appel
des profondeurs en s’élançant vers l’inconnu. Habitant la
cité d’Ur, littéralement « la ville lumière », dans l’ancienne
Sumer, puis à Haran, non loin d’Édesse, Abram se met
en quête d’authenticité. Au sens initial du mot, en grec
authentikós, « ce qui se détermine par sa propre autorité ».
Son environnement ne s’y prête guère. La civilisation

249
qui le voit naître, s’est hissée à des sommets en termes
de culture, d’architecture, d’astronomie, d’agriculture, de
mathématiques, de littérature, mais elle demeure engluée
dans l’idolâtrie et les superstitions de son temps.
Les habitants d’Ur s’en remettent à autant de dieux
qu’il y a de forces ou de lois cosmiques, d’astres et de
phénomènes naturels ou imaginaires. Au-dessus de toutes
ces idoles, semble régner le dieu argent, comme en té-
moignent les récits mettant en scène le père d’Abram, fa-
bricant et vendeur de statuettes de dieux. Terah en sculpte
de toutes les tailles et pour tous les goûts. Auprès de Terah,
chacun trouve son propre dieu, sur mesure. Peut-on voir
dans ce polythéisme ancien un écho au relativisme de
notre siècle et à son individualisme ?
Abram pousse la quête d’authenticité à ses sommets. Il
veut savoir si ces dieux sont vrais, s’ils sont authentiques,
s’ils se déterminent par leur propre autorité. Un jour que
son père s’absente de sa boutique d’idoles, dans la ville de
Haran où la famille emménage, une femme vient avec un
panier de farine. Elle dit : « Voici pour tes dieux. » Abram
s’empare d’un bâton et fracasse toutes les idoles à l’excep-
tion de la plus grande, dans la main de laquelle il place
le bâton. Son père revient et demande ce qu’il s’est passé.
[Abram] répond : « Cacherais-je quoi que ce soit à mon
père ? Une femme est venue avec un panier de farine et
m’a demandé de la donner à ces dieux. Lorsque je l’ai of-
ferte, un dieu a dit “Moi d’abord !” Une autre “Non, moi !”
Alors la plus grande s’est levée et a brisé toutes les autres. »
Terah dit : « Te moques-tu de moi ? Ne sais-tu pas que les
idoles que je vends sont absolument inertes ? » Terah est
piégé. S’il croit aux idoles, il doit admettre qu’elles sont
vivantes et peuvent se battre. Autrement, c’est qu’il n’y

250
croit pas réellement et son commerce ne mérite pas le
respect de son fils.
Il y a quelque chose dans le geste d’Abram qui évoque
le cheminement de déconstruction sur lequel s’engagent
bien des nouveaux spirituels croisés dans les pages de ce
livre. Déçus par les religions traditionnelles, ne croyant
ni au système marchand, ni au froid rationalisme, ils
cherchent une autre voie. Or en Occident, les grands
idéaux et les grands récits politiques qui ont animé les
xixe et xxe siècles perdent de leur vigueur. Avec les re-
ligions qui se crispent ou vieillissent ces idéaux et ces
récits sont souvent perçus comme des usines d’« idoles
idéologiques », sources de violence, de division et d’obscu-
rantisme. Les nouveaux aventuriers de la spiritualité eux,
tendent à opérer un important travail de déconstruction
sur ces idoles mentales.

Déconstruire le sans-vie

Être dépourvues de vie. C’est ce qu’Abram et les


Hébreux reprochent aux idoles. C’est aussi un reproche
qui revient souvent dans la bouche des nouveaux spiri-
tuels qui fuient les églises instituées. « Morbide », « mort »,
sont des mots qui reviennent souvent dans les témoi-
gnages. La sociologue Céline Béraud dit que l’Église ca-
tholique s’est dévitalisée et muséifiée et rappelle que la
France est dans un processus de déchristianisation depuis
1960130. Pour les nouveaux spirituels, le « prêt-à-croire », le
« prêt-à-prier », la morale mortifère, les dogmes qu’on leur
demande d’avaler – religieux, culturels et sociétaux – sont
comme les idoles sans vie qu’Abram s’est attelé à détruire.

251
Paradoxalement, ces systèmes religieux – du moins les
concernés – se réclament de cette figure d’Abraham tandis
que les nouveaux spirituels ont plutôt tendance à s’en dis-
tancier. « Toutes les religions sont de l’idolâtrie, y compris
la nôtre » les rejoint Rav Dynovisz, un rabbin orthodoxe !
Adam, un Belge approchant la quarantaine, converti à
l’islam soufi et passionné par les traditions spirituelles de
l’humanité se plaint que les religions monothéistes – la
sienne comprise – soient devenues à la fois « monolâ-
triques » et « textolâtriques ». Ce qu’il remet en cause, dans
un coup de gueule public, c’est « la vision exclusiviste que
beaucoup de croyants (pour ne pas dire la majorité) ont
de Dieu. Ainsi, ce Dieu unique n’est plus du tout unique
en tant qu’essence de vie, mais unique du point de vue
de leur credo. Chacun adore donc sa propre conception
de Dieu et non plus le Dieu vivant… ce n’est ni plus ni
moins que de l’idolâtrie intérieure et mentale ».
Plutôt que de détruire les idoles, les nouveaux spiri-
tuels les déconstruisent. Au moyen de pratiques médi-
tatives, introspectives, thérapeutiques ou de tout autre
outil (le choix est vaste), ils identifieront leurs schémas
psychologiques, leurs conditionnements, leurs attache-
ments, leurs croyances limitantes, leurs fausses identifi-
cations, leurs projections psychiques… Autant d’idoles
intérieures à briser pour faire jaillir une part authentique
d’eux-mêmes. C’est du moins une aspiration. C’est aussi
pourquoi les pratiques de « reliance » au corps ou à la ma-
tière – yoga, danses conscientes, marches dans la nature,
arts martiaux, body scan, créations manuelles ou art-thé-
rapie – remportent autant de succès : elles ouvrent à une
intelligence corporelle et émotionnelle qui, en nous dis-
pensant d’être trop dans les idées, nous préserve peut-être

252
de fabriquer des idoles. La sociologue Julia Itel confirme :
« Le travail sur le corps, les émotions et ce qu’on ingère
est très important chez les spirituels. Surtout chez les gé-
nérations X et Z. On doit se montrer du respect comme
on en montre à la nature, une sorte de parallèle est établi
entre les deux. »
La méditation, sous toutes ses déclinaisons, est une
pratique très souvent mentionnée pour identifier ses
conditionnements et ses « idoles » intérieures. Eya, jeune
étudiante en droit rencontrée en Tunisie, se présente
comme musulmane. Elle me confie pourtant que sa vraie
religion c’est ce qu’elle appelle « l’humanité ». Selon elle,
être humain, « c’est se dépouiller de tout ce que vos pa-
rents et la société vous ont donné : votre croyance, votre
langage, votre façon de penser ». Pour être « humain » et se
libérer des conditionnements, Eya, qui n’a jamais entendu
parler de la méditation de pleine conscience, a sa propre
méthode. « Peut-être que le point le plus important pour
commencer est de croire en votre infériorité, face à l’uni-
vers, à Dieu. Deuxièmement, vous devez croire que tout
est relatif dans cet univers : l’inanimé, l’humain et même
des idées. Après avoir admis ces points, vous serez libéré
des restrictions. Méditez sur l’univers. Prenez un endroit
où vous vous sentez libre. Je choisis toujours la mer. »

La Terre comme ancrage vers soi

« Va vers toi, de ta terre, de ta famille, de la maison de


ton père, vers la terre que je te ferai voir » dit à Abram la
voix de son maître divin qu’il entend dans ses entrailles131.
Il y a clairement, en Abram, un appel à la marche, à une

253
mise en route, certes physique, mais surtout intérieure.
Une mise en route vers soi, pour soi132. Une démarche de
rupture et d’émancipation avec l’éducation reçue et les
conditionnements de la société dans laquelle on a grandi.
« Va vers toi », non pas « va vers moi », lui dit YHWH,
non pas « va vers Dieu », ni même « va vers ton prochain »,
mais « va vers toi », « va pour toi ». J’insiste, tant cela peut
apparaître à l’opposé de tant d’enseignements religieux.
Et non seulement « va vers toi », mais encore « vers la
terre ». Non pas « vers le ciel », mais « vers la terre ». Certes,
il lui est demandé de s’extraire d’une terre. Celle de son
enfantement, polluée par l’idolâtrie de la civilisation qui
le voit grandir. Un mode de vie et de consommation dé-
phasées de son être profond, lequel ne s’est pas encore
révélé. Pars « de ta terre », lui inspire en lui le dieu Vivant,
pour aller vers la terre, celle « que je te ferai voir », ajoute
YHWH. Car dans le monde qu’Abram va quitter, la terre,
on ne la voit plus telle qu’elle est. Déjà, la vie urbaine
et la fabrique de dieux artificiels réduisent les occasions
de la voir, de s’y arrêter. Ensuite, entre nos yeux et elle,
les idoles se dressent, les idoles religieuses et aussi celles
d’une civilisation qui a réduit cette terre à un objet à
exploiter, une posture prédatrice qui la prive de son âme.
La terre que le divin veut nous faire voir en Abram, et si
elle était une terre réanimée, revivifiée, peut-être même
réenchantée ? Une Terre Sacrée ? Abram peut-il être un
modèle d’éco-spiritualité ? Car si Abram et sa descendance
se refusent à voir dans le monde sensible des divinités
à adorer, il n’en reste pas moins qu’ils les considèrent
comme des êtres vivants, voire conscients, avec lesquels
on peut s’entretenir parfois133, et qui sont, à leur manière,
doués d’un langage, lequel raconte la présence divine dans

254
le monde. Et non pas des êtres inanimés, insensibles, des
décors sans vie de l’aventure humaine.
Quoi qu’il en soit, dans ce récit biblique, la nouvelle
route vers soi sur laquelle Abram est appelé à marcher
est indissociable d’un chemin vers une terre nouvelle.
La quête de soi passe par un aller vers la terre. En cela, la
figure d’Abram, qu’elle soit d’ailleurs littéraire ou histo-
rique (ce qui est très contesté) a de quoi résonner avec les
exodes urbains contemporains et les nouveaux discours
mettant l’harmonie avec Pachamama au centre des che-
minements intérieurs. « Dans le fond, ce que tout homme
cherche, c’est un monde à habiter. Un monde dans lequel
vivre en fidélité à soi-même, à ce que l’on possède de plus
précieux. » Cet extrait de Ma Vie dans les monts, d’Antoine
Marcel, je l’ai glané non pas dans le livre de cet auteur
parti vivre dans un moulin à eau en Corrèze, mais sur
le site du projet Radical, lancé par Julien Chantereau134.
Après avoir, avec sa compagne Anaïs, bâti puis vécu dans
des yourtes sur le terrain du projet communautaire les
Candelles, en Provence, le couple part faire une tournée
des lieux de vie alternatifs en France. En route vers eux-
mêmes, en route vers une terre, le mouvement n’est pas
seulement physique mais aussi et surtout intérieur. Le
projet Radical vise à accompagner de petits groupes de
personnes sur la voie du changement de vie. Julien estime
qu’il n’est pas suffisant de transiter d’un lieu et d’un type
de vie à un autre, par exemple, d’un mode de vie urbain
à un mode de vie rural. Car on emporte si souvent avec
soi les paradigmes et les habitudes du monde que l’on
veut quitter. Il se propose, en petits groupes d’identifier
et de se détacher de ces idoles du monde moderne qui
nous empêchent de larguer les amarres pour de bon :

255
Face à une crise aussi profonde, écrit-il dans son manifeste Radical,
face à l’effondrement de ce qui structurait nos sociétés, faisait autorité
et donnait du sens à nos vies, certains d’entre nous se sentent convo-
qués à se tourner vers leur intériorité. Nous y cherchons ce que cette
société ne nous indique plus : la source de ce qui est juste pour nous
et pour le monde, une orientation intérieure qu’il s’agit ensuite d’in-
carner dans nos vies, nos engagements, nos relations à nous-même, à
l’autre, au vivant. Pour cela, nous avons besoin d’ouvrir de nouveaux
espaces et de tisser de nouveaux liens.

Dans leur soif d’authentique, nos spirituels contem-


porains se détournent souvent des doctrines humaines
et se tournent vers la nature comme une valeur sûre. Je
pense à Nordine, un Français qui a plaqué son emploi
de technicien en conception industrielle pour reprendre
le terrain rempli d’oliviers reçu en héritage à la mort de
son père non loin de Monastir, en Tunisie, où il a bâti,
pour y vivre de manière autonome, ce qui a longtemps
été le plus grand éco-dôme en SuperAdobe du Maghreb.
Me faisant visiter sa propriété, ce père de famille à la voix
grave, me conduit au milieu des trous qu’il a creusés pour
ses nouvelles plantations. L’ancien technicien me dit, non
sans émerveillement : « La plus incroyable et performante
machine avec laquelle il m’a été donné de travailler, tu
sais ce que c’est ? » Devant mon silence, il se penche vers
la terre. « C’est un arbre, poursuit-il. Il a sa propre foreuse
pour étendre ses racines, il développe sa propre pompe
à eau, il construit ses propres panneaux solaires… » Et
il continue d’énumérer toutes les « fonctionnalités » de
ce miracle de technologie. Plus tard, s’étendant sur ses
croyances, il me confiera sa vision du monde. « Il n’y a
pas de vérité, chacun a sa propre vérité. Même mon ami

256
pasteur protestant confesse qu’au fond, on ne connaît pas
la vérité. Malgré tout, je suis persuadé qu’il y a une vérité
qui nous surpasse, et c’est la vérité de la nature. Elle a une
force et une sagesse infinie… » Et il ajoute. « Et elle est
aussi très dure et rigoureuse. » Confronté à la réalité du
terrain depuis plusieurs années, il a bien compris que
cette Mère Nature, étalon or du sens de sa vie, n’avait rien
à voir avec un film de Walt Disney.
Me revient en tête la prière de Nicoletta, une Anglo-
italienne nomade rencontrée dans une auberge de jeu-
nesse à Tanger, qui regrettait un peu de ne pas pouvoir
faire du yoga toute nue sur la terrasse de son hostel au
Maroc. Chanteuse et cuisinière, entre autres skills, elle par-
courait le monde avec un état d’esprit néo-hippie et aimait
à faire des retraites naturistes en communauté, cherchant
des oasis au milieu du désert de sens et de la grisaille
de la civilisation occidentale. « Quand j’étais très jeune,
j’étais beaucoup dans mon imagination. Je jouais toute
seule, beaucoup. Dans le jardin ou dans ma chambre. Je
faisais de ma chambre une oasis. Je la décorais comme
une jungle. Quand j’y entrais, c’était un autre monde,
c’était mon safe heaven. C’est la même chose quand je suis
dans la nature, cet espace où s’échapper. Ou être libre. »
À la fin de notre interview, quand le soleil s’est couché
sur la plage, Nicoletta a dit une prière de gratitude, pour
ce moment, au soleil, au ciel, aux premières étoiles qui
apparaissaient dans le ciel du crépuscule.
Certains y verront une idolâtrie de la nature, Inès
Weber, psychologue et cofondatrice du centre Sésame,
souligne les aspirations qui sous-tendent cet élan : « Il y
a l’intuition que dans le rapport de l’homme à la nature
quelque chose peut nous réinsuffler du sens, qui ne soit

257
pas un sens préfabriqué dans nos esprits et transposé sur
le monde, un sens qui découle de nos spéculations théo-
riques, mais qui soit lié à l’attention minutieuse de ce qui
est. La Nature est le premier de tous les livres. Alors l’idée
serait de ne pas en faire un nouveau dieu, mais de nous
rendre attentif à ce que peut nous enseigner la contem-
plation, et avoir un lien approfondi avec la nature. Mais
je préfère parler de “ce qui est”, plus que de la nature en
opposition avec la culture. » En passant, Inès, a baptisé
son fils Abraham, le nom complet d’Abram, après que
Dieu, relate la Torah, ajoute ‫ ה‬à son nom, une lettre que
la tradition pense tirée du nom divin ‫הוהי‬, ineffable. Des
pères de l’Église ont pensé que si Dieu avait envoyé des
prophètes et donné des écritures saintes aux hommes,
c’est parce que ces derniers ne discernent plus le grand
livre de la nature. Aujourd’hui, en Occident, n’est-ce pas
le contraire qui est en train d’éclore ? Une nouvelle gé-
nération ne trouve plus de sens ou de souffle dans les
Écritures et se tourne, émerveillée, vers le miracle sensible
de l’arbre qui pousse entre terre et ciel, miracle sur lequel
toutes les écritures sacrées du monde invitent à méditer
pour pressentir le Sacré.
Et cet Abram, dans sa jeunesse, s’est lui aussi tourné
vers l’harmonie du cosmos, allant jusqu’à prier, comme
Nicoletta, le soleil et les étoiles. Le midrash rabbah sur la
Genèse raconte :

S’interrogeant sur le créateur du ciel, de la terre, et de lui-même,


il passe toute la journée, à adresser ses prières au soleil. Le soir, le so-
leil se couche à l’occident et la lune se lève à l’orient. Voyant la lune
entourée d’étoiles, il se dit : voilà le créateur du ciel, de la terre et de
moi-même ; ces étoiles sont ses ministres et ses serviteurs. Toute la

258
nuit, il adresse donc ses prières à la lune. Au matin, la lune disparaît à
l’ouest et le soleil se lève à l’est. Il dit : ces deux [astres] sont dépourvus
de puissance. Un souverain est au-dessus d’eux, à Lui j’adresserai mes
prières et devant Lui je m’inclinerai !

Autrement dit, comme ces astres apparaissent et dis-


paraissent et qu’ils sont assujettis à un ordre qui les dé-
termine, ils ne peuvent pas, selon Abram, être authentikos.

Dieu ou soi ?

Y a-t-il un rapport entre la quête d’Abram, celle du


« vrai » dieu, et la quête contemporaine de soi, à la re-
cherche du « vrai » soi ? Au cours de mes longues conver-
sations avec Nicoletta, la fille qui rend grâce au soleil et
à la mer, est sortie une citation de Rumi, un des poètes
les plus célèbres aux États-Unis et abondamment cité sur
Instagram où une génération de spirituals but not religious
postent ses fulgurances, ignorant souvent que ce mystique
du xiiie siècle, né dans l’actuel Afghanistan, fut imam à
Alep et que son œuvre est pour l’essentiel un commen-
taire du Coran, le livre saint de l’islam, tradition qui se
présente, soit dit en passant, comme la plus pure héritière
de la voie d’Abraham135. La citation attribuée à Rumi était
la suivante : « J’ai cherché Dieu et je ne me suis trouvé
que moi-même. Je me suis cherché moi-même et je n’ai
trouvé que Dieu. »
Quête du divin, quête de soi, ces thèmes semblent avoir
une profonde intimité, particulièrement de nos jours, où
s’infuse une certaine sensibilité panthéiste, voire moniste,
où l’univers, le divin et le soi sont souvent assimilés. Ainsi

259
le rapprochement entre Abraham et les cheminants mo-
dernes fera peut-être hurler ceux qui estiment qu’il y a un
abîme entre la quête du Dieu d’Abraham et un Parisien
qui part faire une retraite ayahuasca au Pérou. Qu’il y
a un abîme entre un divin impersonnel, c’est-à-dire un
« grand tout » cosmique et le dieu d’Abraham, distinct
du monde. Qu’il y a un abîme entre un divin identifié au
Soi et un Dieu qui au contraire serait l’Autre.
À cette objection, on pourrait répondre que même
au sein de traditions dites abrahamiques, ont existé des
mystiques qui proclamaient une intimité profonde entre
le soi et le divin. J’ai cité Rumi, pourtant imam d’une reli-
gion qui insiste sur l’altérité absolue de Dieu et sa totale
transcendance par rapport aux choses créées, à l’univers,
et à tout être. Plus proche de l’Occident, on peut penser
à Saint Augustin et sa célèbre illumination, relatée dans
ses Confessions. « Je te cherchais à l’extérieur de moi-même,
mais toi tu étais plus intérieur à moi que ce que j’ai de
plus intérieur. » Du côté du monde hébraïque, la Kabbale,
en s’appuyant sur la Torah, a aussi développé une mys-
tique de la non-dualité entre créateur et création, entre
le soi et le divin. En commentant une parole du Baal
Shem Tov, Martin Buber écrit, dans Le Chemin de l’homme,
un livre dédié à l’hassidisme, un mouvement mystique
juif : « Ainsi, le chemin par lequel un homme accédera
à Dieu ne peut lui être indiqué par rien d’autre que par
la connaissance de son être propre, la connaissance de sa
qualité, de sa tendance essentielle. »
Deux hommes s’assoient à côté de la table où je me
trouve, à la buvette jouxtant la mosquée perchée au som-
met de la colline qui abrite le village de Chenini, non loin
de Tataouine, au sud de la Tunisie. C’est un grand roc au

260
milieu d’un désert de pierres, en région montagneuse, un
village aux habitations de la couleur du désert. Des mai-
sons troglodytes et des ksour, anciens greniers à l’usage des
tribus locales, semblent avoir poussé de manière naturelle,
tant elles sont en harmonie avec l’environnement, mais la
plupart d’entre elles tombent en ruine. Me questionnant
sur mon travail, Mohamed, un Français originaire d’Algé-
rie en vacances pour le ramadan, commence à s’épancher
sur son parcours. Après le décès de son père, il a connu
ce qu’il nomme « un moment d’errance », marqué par
une consommation de drogues, sur fond d’oisiveté géné-
rale. Puis, à l’issue de ses études en biochimie, il trouve
un emploi dans un laboratoire, mais cette vie sans âme,
lui laisse un sentiment de vide. « J’étais entouré de pro-
duits chimiques, se souvient-il, enfermé dans un local
où je ne voyais rien de la vie, ma vie était artificielle et
mécanique… » Suit une nouvelle période d’errance, où
prédominent les sorties nocturnes et les conquêtes fémi-
nines, avant de revenir à son premier amour. « Ce qui me
plaisait, c’était la nature. J’ai commencé à fréquenter un
vieil apiculteur ; et les abeilles, ça a été un vecteur pour
revenir à la réflexion sur la cohésion et la perfection de
la nature. » Aujourd’hui devenu apiculteur, Mohamed
dit s’être rapproché de la religion qu’il a héritée de ses
ancêtres grâce à la contemplation de la nature. Vivre à
son contact permettrait, selon lui « de se recentrer sur
soi-même et sur sa relation avec son milieu et, de surcroît,
avec son créateur ». Ainsi, à ses yeux, quête de soi, sens de
la vie, rapprochement avec la nature et retour à Dieu sont
indissociables. L’Islam serait simplement un programme
de vie en accord avec les lois de la Nature, puisque celles-
ci sont celles de Dieu. Il évoque le terme arabe de Fitra,

261
un concept musulman que l’on pourrait traduire par true
self, ou « authentique ». En effet, tout être humain, selon
l’islam, naît dans cette pureté originelle, que l’éducation,
le conditionnement et les circonstances de la vie font
perdre. La pratique de l’islam vise à se réaligner avec cette
primordialité corrompue et ainsi retrouver une nature
humaine purifiée, en harmonie avec son créateur et son
seigneur. Autrement dit, subordonnée aux lois décou-
lant de lui : c’est le sens du terme muslim, musulman.
Mohamed voit dans son cheminement un écho à celui
d’Abraham, aboutissant à la foi en Dieu à travers une
méditation fondée sur l’observation de la Création. « Je
me suis aperçu que là où se posait mon regard, dans mes
relations avec autrui et avec la nature, je voyais l’empreinte
d’Allah, et c’était tout autant des moments de méditation
et de réflexion. » Un cheminement qu’il rattache aussi au
fondateur de sa foi, dont il porte le nom, lequel, selon les
sources islamiques, se retirait en solitaire pour de longues
retraites méditatives dans une grotte creusée sur le mont
surplombant la ville de La Mecque, avant de recevoir la
révélation divine transmise par l’ange Gabriel.
Pour Mohamed, ce retour à soi va avec l’acceptation
de l’islam comme religion, mais cette fitra, cette nature
originelle à retrouver, ne ressemble-t-elle pas à celle qui
anime ceux qui s’engagent dans un cheminement spiri-
tuel en dehors des traditions établies ? Elen est une jeune
allemande rencontrée dans une auberge de jeunesse en
Andalousie. Elle est partie de chez elle depuis près d’un
an, suite à une douloureuse rupture amoureuse. Elle a ef-
fectué depuis plusieurs retraites spirituelles. Elle définit
sa spiritualité comme « quelque chose de personnel », un
moyen « d’aller plus profond en moi-même ». Retrouver ce

262
true self est pour elle un besoin. « J’ai ce sentiment que, par
mon passé et par les expériences que j’ai eues dans ma vie,
j’ai changé. Pas d’une manière totalement négative, mais
j’ai changé en m’adaptant à la société, à ma famille, aux
amis, aux gens m’entourant et à l’environnement. Et j’ai
cette sensation que je me suis perdue moi-même derrière
cela. Et pour moi, la spiritualité est une voie vers mon vrai
moi, pour être et m’exprimer moi-même. » Ce « vrai soi »,
elle ne l’enferme pas dans une définition, elle l’évoque
comme un état d’être qui surgit parfois. « Il y a certains
moments dans ma vie où je sens que dans tout ce que je
fais, je suis parfaitement à l’aise, et je me sens super bien
avec tout ce que je fais, je sens juste que je suis sur mon
true self à cet instant-là. Que je suis dans ma nature. » Une
sensation qui se fait plus fréquente, justement, quand elle
est dans la solitude ou dans la nature. « Là, je sens que je
suis moi-même. »
Les conditionnements sociaux et l’influence de notre
environnement nous feraient perdre, ou plutôt oublier,
notre vraie nature. Si chez Mohamed la religion est une
condition et un moyen pour retrouver sa vraie nature,
pour les nouveaux spirituels, une religion faite de codes
à respecter aurait au contraire tendance à étouffer ce true
self, lequel se révélerait et s’épanouirait plutôt dans la
spontanéité, la singularité et la créativité personnelle.
Mohamed et Ridwan, son acolyte tunisien, s’étonnent
que je connaisse l’histoire d’Abraham priant les astres
avant de se tourner vers Allah. « Tu sais où cela est écrit ? »
interrogent ces deux musulmans. Je réponds « le Coran »,
sans préciser que ce récit existait avant, non pas dans la
Bible, mais dans un midrash datant des débuts de notre
ère. En fait, cette légende d’Abraham trouverait son

263
origine dans des sources bien plus lointaines et dans un
contexte que d’aucuns diront fort étranger à la culture
des trois principales religions dites abrahamiques. Des
textes anciens dont la visée n’est autre que la découverte
du soi véritable. La source d’inspiration à laquelle les
auteurs de ce récit auraient puisé, serait à chercher du
côté de l’Inde, pas moins de mille ans avant la version
coranique. C’est du moins l’estimation de David Flusser,
professeur à l’université hébraïque de Jérusalem et spécia-
liste du judaïsme de la période du second temple136. Cet
universitaire israélien attire notre attention sur les paral-
lèles frappants entre la légende d’Abram et un passage de
la Bṛihadāraṇyaka Upaniṣhad – l’une des plus anciennes
Upanishads hindoues137. Il va jusqu’à avancer que cette
dernière est l’ancêtre de la première. Voici le texte en
question, mettant en scène un dialogue entre un roi et
le sage Yajnaavalkya :

Lorsque le roi Janaka lui a demandé « qu’est-ce que la lumière


de l’homme ? », il répond « Le soleil, ô roi ; car, n’ayant que le soleil
pour lumière, l’homme s’assied, se déplace, fait son travail et re-
vient ». Alors le roi demande : Quand le soleil se couche, quelle est
la lumière de l’homme ? Il répond : « La lune est bien sa lumière ;
car, n’ayant que la lune pour lumière, l’homme s’assoit, se déplace,
fait son travail et revient ». Alors le roi demande : « Quand le soleil
s’est couché, ô Yajnavalkya, et que la lune s’est couchée, quelle est
la lumière de l’homme ? » Il répond et dit : « Le feu est en effet sa
lumière ; car, n’ayant que le feu pour sa lumière, l’homme s’assied, se
déplace, fait son travail, et revient. » Alors le roi demande : « Quand
le soleil se sera couché, ô Yajnaavalkya, et la lune se sera couchée,
et le feu s’est éteint, qu’est-ce donc que la lumière de l’homme ? » Il
répond : « Le son138 est en effet sa lumière ; car, n’ayant que le son

264
pour lumière, l’homme s’assied, se meut, fait son travail et revient.
Par conséquent, ô roi, quand on ne peut même pas voir sa propre
main, mais quand un son s’élève, on va vers elle. » Alors le roi de-
mande : « Quand le soleil s’est couché, ô Yajnaavalkya, et la lune s’est
couchée, et le feu s’est éteint et le son s’est tu, qu’est-ce donc que la
lumière de l’homme ? » Il répond : « Le Soi est en effet sa lumière ;
car, ayant le Soi seul comme sa lumière, l’homme s’assied, se déplace,
fait son travail et revient. »

Pour le professeur David Flusser, il ne fait aucun


doute que la quête d’Abram et la quête des sages des
Upanishads partagent la même visée139, d’autant que quête
de Dieu et quête de Soi, dans les Upanishads, convergent.
En outre, les deux sources, l’une abrahamique, l’autre
brahmanique, partagent, pense Flusser la même « ra-
dicalité révolutionnaire ». De ces textes hindous, se dé-
gage l’idée que les rites sacrificiels et « les œuvres mé-
ritoires » accomplies pour vénérer et s’attirer les grâces
des divinités « sont considérés comme futiles au regard
de connaissances métaphysiques », et même « comme
une formidable fraude par l’homme qui a acquis une
connaissance métaphysique de l’unité moniste de soi et
de l’univers dans brahman ou atman. » Autrement dit –
car dans ce langage, le terme de connaissance ne désigne
pas un savoir théorique mais une expérience intérieure
profonde – pour celui ou celle qui découvre son Soi
réel, lequel ne fait qu’un avec le divin, les croyances et
pratiques religieuses sont inutiles, voire contestables. De
son côté, Abram brise les idoles de la religion de son
père, un polythéisme proto-capitaliste, et imagine, au
travers de sa méditation sur le cosmos, qu’une puissance
mystérieuse anime et régit l’univers. Une puissance qui,

265
une fois découverte, lui donnera l’ordre d’aller vers lui-
même : lekh lekha. En quoi sa quête se distingue-t-elle
de celle de Mathieu, ce professeur de sciences et vies de
la terre, avec qui je suis parti en randonnée le long d’un
oued menant à une cascade, échappée pendant laquelle
nous nous sommes accordé une pause méditative sous
les chênes, en écoutant la musique de l’eau. Mathieu, qui
ne se déclarait pas croyant, me confiait que grâce à son
parcours scientifique et grâce à la méditation Vipassana,
il avait cultivé une intuition qui ne l’avait jamais quit-
té, à savoir « un principe universel qui, de l’atome à la
galaxie, fait que les choses existent ». Sa description ne
rappelle-t-elle pas le sens du nom du dieu d’Abraham,
YHWH, « Celui qui fait être ce qui est140 » ? Et Mathieu
d’ajouter : « Je ne serais pas étonné de découvrir que cela
nous regarde avec un grand sourire. »
Certes, il y a chez un grand nombre des nouveaux
spirituels contemporains une répulsion à parler de Dieu
comme un « Il » ou un « Celui » et à préférer un « Ça »
ou un « Cela ». « Je préfère parler de la Vie, plutôt que
de Dieu » rétorque, à la table voisine du café où j’écris,
une expatriée française à un musulman qui vient de lui
dire que tout est entre les mains de Dieu. « I don’t believe
in God, I believe in energy », clame une jeune journaliste
britannique d’origine indienne dans une auberge de
jeunesse de la côte andalouse. Ou encore, cette jeune
femme versée dans l’astrologie et les vies antérieures,
qui m’explique que l’univers crée sans cesse de nouvelles
âmes. Quand je lui demande ce qui à ses yeux a créé
l’univers, elle répond : « Dieu. » Mais ajoute aussitôt :
« Mais pourquoi faudrait-il que ce soit une personne ? »
Pour elle et de nombreux autres, Dieu s’assimile avec la

266
notion de « grand tout ». Ma propre mère, lectrice de
Psychologie Magazine et admiratrice d’auteurs comme
Frédéric Lenoir, Matthieu Ricard ou Christophe André,
aime à répéter : « Laissons le mystère être le mystère. »
À ses yeux, conceptualiser un Dieu personnel, ou spé-
culer sur l’absolu « reviendrait à abolir le mystère voire
le faire disparaître ».
Comme disait le poète, « Notre Père qui est aux cieux,
restez-y ! ». Dans ses Métamorphoses de Dieu, Frédéric
Lenoir notait un retour de l’« apophatisme » dans la sen-
sibilité contemporaine, c’est-à-dire une posture refusant
d’attribuer quoi que ce soit au divin, pour le connaître
paradoxalement dans l’inconnaissance. Cette attitude,
si elle a existé de manière minoritaire et discrète dans
les traditions chrétiennes, musulmanes ou juives, est
ouvertement affirmée dans le bouddhisme. Quand on lui
demande si Dieu (ou le Soi) existe, Siddhârta Gautama
répond par le silence. Un récit de la sorte fait d’ailleurs
partie des raisons pour lesquelles, le spirituel moderne
ressent souvent une sympathie pour le bouddhisme141.
Q
ue le mystère reste le mystère, cela n’empêche pas d’y
goûter et ma mère est la première à partager ses expé-
riences de « connexion » à l’issue d’un footing où elle
médite au sommet d’une falaise surplombant la mer. Elle
témoigne d’expériences de plénitude, où, contemplant
le rivage, elle « est la mer », elle « est l’arbre », elle « est
la montagne », où elle a la sensation de ne faire qu’un
avec la nature.
Des moments au-delà des mots, qu’elle peine à for-
muler, mais qu’elle reconnaît dans le discours d’un phi-
losophe comme André Comte-Sponville. Celui-ci ancien
catholique, se déclare aujourd’hui non sans fierté, athée,

267
rationaliste et matérialiste. Il revendique ce qu’il appelle
une « spiritualité laïque ». « La spiritualité, définit-il, est la
vie de l’esprit dans son rapport à l’infini et à l’éternité. »
Et de se reconnaître dans cette affirmation de Flaubert :
« Je suis mystique et je ne crois en rien ! » Dans une de ses
conférences, à laquelle j’ai assisté, André Comte-Sponville
relatait une expérience marquante de non-dualité vécue
lors d’une promenade solitaire en forêt. Au milieu des
arbres, il est saisi par « une expérience du mystère » et
happé dans « un état modifié de conscience » lors duquel
sont survenues une série de suspensions. « Suspension de
toutes les interrogations ; suspension du manque : donc
plénitude ; suspension du discours, donc plus de pensée ;
suspension de la séparation entre soi et tout ; suspension
de la séparation entre moi et toi »… Selon lui, cette expé-
rience dispenserait de la foi et de l’espérance, deux des trois
vertus théologales de la tradition chrétienne. « Quand l’ego
et le mental se taisent, questionne Comte-Sponville, que
reste-t-il ? L’unité silencieuse de tout. » Une saveur orien-
tale se goûte dans les propos du philosophe, lequel admet
être marqué par les Upanishads. Il est en outre familier
des retraites dans l’ashram fondé par Arnaud Desjardins
à Hauteville.
Des personnes du public feront remarquer à cet athée
revendiqué que sa description de l’un et du tout silencieux
n’est pas très différente de ce que certaines traditions spi-
rituelles appellent Dieu, en particulier cet hindouisme
pour lequel il a tant de sympathie. Mais aussi le soufisme
islamique. L’un des noms, ou aspects de Dieu est Al Haqq
(« l’être, la réalité ») rappellera Nadia, une jeune psycho-
logue de culture musulmane. Objection à laquelle André
Comte-Sponville rétorque que le dieu auquel il ne croit

268
pas, ce n’est pas le divin impersonnel des Upanishads, mais
c’est le dieu personnel, c’est le « dieu de Jésus, c’est le dieu
de Jacob, c’est le dieu d’Abraham », clame-t-il. Si le Dieu
d’Abraham se désigne comme « Celui qui est, qui était et
qui vient », le divin des spirituels non religieux serait plus
justement désigné comme étant « Ce qui est, qui était et
qui vient. » Mais « comment être attentif à Celui qui Est,
si je ne suis pas attentif à Ce qui Est ? », pondère le site
chrétien Aleteia dans un article arguant que la médita-
tion de pleine conscience peut être enrichissante pour
les croyants.
Ce qui nous ramène aux observations du professeur
David Flusser de l’université de Jérusalem, selon lequel
la légende d’Abraham cherchant et découvrant Dieu
serait inspirée d’anciens textes hindous, n’en déplaise
à André Comte-Sponville et aux théoriciens différen-
ciant sans mesure le dieu d’Abraham, le dieu Totalité des
Orientaux et le divin diffus de la sensibilité moderne.
Le Dieu qu’Abram a découvert, assure le spécialiste du
judaïsme ancien, n’est autre que « le dieu impersonnel
cosmique ». Ce mystérieux principe faisant exister ce qui
existe. Ce n’est qu’à partir du moment où il comprend
le dieu authentique – au-delà des idoles et des astres –
comme celui « qui fait être tout ce qui est » et comme
étant « celui qui soutient toute chose », qu’Abram reçoit
sa révélation. « Et Dieu, approuvant sa belle sagesse et
son jugement juste, écrit Saint Jean Damascène, se ma-
nifesta à lui et planta en Abraham une connaissance
plus parfaite ; il l’a magnifié et en a fait son propre
serviteur. » Ce qui fait dire à David Flusser : « Ainsi, le
monothéisme philosophique est uni à la révélation du
Dieu personnel. »

269
Synchronicités finales

Nous leur montrerons nos signes dans l’univers et en eux-mêmes, jusqu’à


ce qu’il leur devienne évident que c’est cela, la vérité. Coran 41 : 53

J’avais prévu de mettre un point final à ce livre de-


puis l’habitation troglodyte où je séjournais déjà depuis
plusieurs semaines sur la falaise de Chenini, au sud de
la Tunisie, à l’orée du Djebel Demmer, une chaîne de
monts arides qui s’étend jusqu’au nord-ouest de la Lybie.
Habib, le propriétaire du complexe de gîtes m’avait réservé
une grotte qui lui servait de médiathèque, une sorte de
caverne d’Ali baba remplie de livres poussiéreux. Pendant
une petite semaine, un curieux personnage était venu
séjourner dans une cavité voisine. Posté au bord du che-
min menant à ma chambre pour capter le Wifi et fumer
un joint, cet enseignant tunisien en droit pénal, spécia-
lisé – le comble – dans l’interdiction des stupéfiants, me
parut sympathique et j’engageai la conversation. Drôle de
coïncidence, Qaïs croyait dur comme fer que la terre pro-
mise où avait émigré Abraham était non point à chercher
au Moyen-Orient mais ici même, au sud de la Tunisie.
Il croyait aussi que le mausolée bâti sur un monticule
en bas de la vallée n’était autre que la tombe de Moïse,
lequel aurait été, noir de peau. Théories pour le moins…
alternatives.
En outre, Qaïs avait commencé à mener, en mode
DIY, des « fouilles archéologiques » dans les environs.
Un jour que je faisais l’ascension du mont surplombant
mon habitation troglodyte, je le trouvai sur un pic ro-
cheux fouetté par le vent du désert, muni d’un couteau
et d’une cuillère qui lui servaient d’outils pour gratter et

270
désensabler deux gros cailloux qui, collés côte à côte, évo-
quaient grossièrement la tête d’un reptile. Peu sensible à
mon opinion selon laquelle l’érosion serait responsable
de cette formation, Qaïs y voyait les vestiges d’un ancien
« temple du serpent ». D’ailleurs, il en voyait un peu
partout dans le coin. Il allait jusqu’à penser avoir trouvé
l’emplacement de The Temple, celui bâti par Salomon.
Mais il ne voulait pas m’y conduire – du moins, pas
avant plusieurs jours – car il avait été témoin, sur place,
« d’une scène de crime ». Selon ses propres mots, il avait
pris en flagrant délit des « pilleurs de tombe » en train
de forcer d’anciens vestiges et il craignait les représailles.
Une dizaine de jours avant de venir à Chenini, le profes-
seur de droit avait décidé de mener ses recherches sur le
front de l’occulte. Il avait requis l’aide de son frère, raqi
de métier. Ce praticien de la roqya, l’exorcisme islamique,
était supposé maîtriser l’art du « captage des djinns »,
une pratique controversée dans la profession, consistant
à laisser, un court moment, un homme ou une femme,
appelé « capteur », être possédé par les djinns, de manière
à leur soutirer certaines informations comme l’origine
et la nature d’un sort jeté, ou encore les intentions d’un
démon tourmentant sa victime. Par la bouche de son
frère ayant accepté de s’adonner au captage des djinns
du coin, Qaïs apprit que des bandits avaient bel et bien
pénétré dans des vestiges qui se trouvaient par ailleurs,
manque de bol pour eux, sur le territoire d’un certain
Tzorsis, qui se trouve être, ni plus ni moins, le roi des
djinns142. Et de demander à Qaïs d’aider à arrêter les im-
pudents tombraiders ! Au passage, notre ami n’a pas pu
s’empêcher de taper sur Google le nom de son altesse
du monde invisible. Il n’a rien trouvé… Mais qu’importe

271
pour Qaïs, qui venait de trouver l’emplacement du véri-
table Temple de Salomon.
La quête de Qaïs prêtait à sourire, en raison de l’in-
vraisemblance de ses thèses et des moyens précaires em-
ployés pour les appuyer. Pourtant, je l’invitais à continuer
ses recherches. Peut-être qu’à force de persévérance, en
cherchant ce qu’il ne trouverait pas, trouverait-il, à tout le
moins, ce qu’il ne cherchait pas ? Un matin, Qaïs se rendit
au commissariat de Tataouine pour déposer une plainte
à propos du pillage dont il disait avoir été témoin. Après
quoi, je ne le revis plus. C’est dans ce climat de légendes
et de contes, dans la supposée terre promise d’Abraham
que je m’apprêtais à mettre un point final à ce livre, mais
la vie en décida autrement. Le matin de l’Aïd-El-Fitr, le
jour fêtant la fin du ramadan et la rupture de ce mois de
jeûne, trois jeunes touristes qui venaient de passer la nuit
à Chenini discutaient dans une grotte servant de réfec-
toire. Quand vous vivez littéralement en ermite au milieu
de nulle part depuis des jours et que vous rencontrez une
compagnie joyeuse, la rencontre est heureuse. Tous trois
étaient en vacances, rompant avec leur vie étudiante. Tous
trois avaient une personnalité singulière. Et tous trois, à
leur manière, étaient en quête. De WiFi d’abord. D’eux-
mêmes ensuite. Gigi, 19 ans, le plus jeune de la bande,
originaire de Turin et étudiant en anthropologie, cher-
chait à faire décoller son compte TikTok en profitant des
paysages tunisiens et à matcher sur Tinder. Werner, italien
également, grand sensible du trio, un peu plus âgé, avait
commencé un cursus de neuropsychologie. Il espérait
mieux comprendre le fonctionnement de la conscience.
Sa bio WhatsApp affichait cette fameuse citation : « Le
cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » Le

272
troisième d’entre eux, Christopher, né en Grèce et élevé
à Londres, était le plus impliqué dans une quête méta-
physique. Se présentant comme spiritual but not religious,
ce jeune homme de 26 ans étudiait la philosophie. Ses
questionnements existentiels étaient à ce point intenses
qu’à peine apprit-il que je m’intéressais au sujet qu’il
commença à me bombarder de questions. L’interviewer
interviewé, en somme. « Y a-t-il un évènement qui t’a
mis en quête ? », me demanda-t-il sur-le-champ. Je réussis
à lui retourner la question et voilà que Christopher se
lança dans un récit aux échos hollywoodiens. Près de dix
ans plus tôt, dans le rayon ésotérisme du King’s London
College, l’adolescent s’était procuré un livre attribué au
Roi Salomon, Ars Goetia, un recueil de rituels visant à évo-
quer des entités que d’aucuns appelleront des démons et
qui correspondent plus ou moins aux djinns des Arabes.
Son intention était d’invoquer l’un des soixante-treize
génies décrits dans ce grimoire médiéval dans l’espoir
qu’il réalise un vœu pour lequel Christopher était prêt à
tout : que ses yeux s’ouvrent à la connaissance illimitée.
C’est après avoir mis en œuvre une cérémonie constituée
d’offrandes, d’incantations et d’un pacte à sceller avec son
propre sang que le jeune garçon commença à être hanté
par des sensations étranges. La conversation allait bon
train et elle ne se serait pas interrompue si ses amis ne
nous avaient pas mis un stop. Leur temps de vacances était
compté et ils s’apprêtaient à partir dans leur voiture de
location vers le désert de dunes du Sahara tunisien. Mais
ils me proposèrent d’embarquer avec eux. Moins d’une
heure plus tard, le temps de rassembler mes affaires, nous
roulions vers l’Oasis de Ksar Ghislaine. Une route vers
soi peut-elle faire l’économie d’une traversée de désert ?

273
Lors du trajet, Christopher me montra ses tatouages.
Son bras droit, celui-là même qu’il avait tailladé au couteau
pour pactiser avec un génie une décennie plus tôt, arborait
aujourd’hui un grand kitsuné coloré, cet esprit de la nature
japonais apparaissant sous la forme d’un renard. Un mala
tibétain aux perles de roches de lave, enroulé à son poi-
gnet, en cachait la partie inférieure. À son bras gauche était
tatoué l’insecte qui pourrait résumer à lui seul l’attitude
de Christopher face aux mystères de la spiritualité : un
papillon de nuit, lequel, fasciné par la flamme de la lampe
brillant dans les ténèbres, vole vers elle jusqu’à s’y brûler
les ailes. À la manière d’Abram envoyant valdinguer les
représentations pétrifiées de la divinité, puis se refusant
d’adorer la nature, Christopher s’en prenait aux traditions
religieuses comme aux nouvelles spiritualités. « Beaucoup
d’occultistes et de spiritualistes finissent dans le monisme
ou le panthéisme, mais c’est toujours adorer une idole,
car c’est toujours limiter la notion de Dieu. Et quand tu la
limites, tu arrêtes ta recherche. »
À vrai dire, ce Londonien d’adoption a baigné dès
l’enfance dans les choses de l’invisible. Sa tante Grecque,
chrétienne orthodoxe, était héritière d’une vieille tradi-
tion de lecture des lignes de la main, de tirage de cartes
et de production de charmes pour attirer l’amour. Ce
qui ne l’a pas empêchée de brûler les livres de magie de
son neveu. Elle désapprouvait les pratiques qui n’étaient
pas centrées sur l’aide à autrui. « On a tous nos contra-
dictions », s’amusa-t-il, mentionnant au passage son ami
chrétien et magicien « thélémite » en même temps. « C’est
dans la contradiction, pense-t-il, que nous trouvons le plus
de vérités. Car tu pousses ton esprit dans une voie qui n’a
jamais été pensée avant. »

274
Et la première contradiction de Christopher est proba-
blement de s’être lancé à 17 ans dans un rituel magique
prétendument inventé par Salomon alors qu’il était assez
peu réceptif aux croyances de sa famille. À la fraîcheur
d’une fin d’après-midi, dans une oasis où nous avions fait
halte, Christopher revint calmement sur les évènements
qui suivirent son rituel d’invocation d’adolescent. « Un ou
deux jours après, se remémora-t-il, j’ai commencé à avoir
des sensations. Quand je regardais dans des miroirs ou
des cuillères… je sentais que quelque chose me regardait,
que j’étais regardé. Et j’ai essayé de me convaincre que
c’était psychosomatique. Et ce sentiment ne s’en allait
pas, où que j’aille. Je continuais de me sentir regardé. »
Pris de remords, il voit un prêtre pour confesser son
péché d’invocation démoniaque. « Mais je crois que le
prêtre ne m’a pas pris au sérieux. » Pendant deux mois,
il s’essaie à toutes les prières de délivrance et à tous les
rituels d’exorcisme qui lui tombent sous la main. À la ma-
nière d’un internaute qui cherche à guérir d’une maladie
rare en consultant Doctissimo. Il s’essaie à des méthodes
chrétiennes de diverses confessions, à la Kabbale, à des
techniques islamiques, à la Wicca, et à des rituels de ban-
nissement venant de l’occultisme occidental… Mais rien
n’y fait, jusqu’au jour où le salut est venu par une voie des
plus étonnantes. « J’ai trouvé dans, la section ésotérique
de la librairie du King’s College school, un ancien rituel
égyptien de bannissement : une prière à Osiris et Isis. »
C’est grâce à la mise en œuvre de ce rituel, allié à une in-
tention ferme et profonde d’être délivré, que Christopher
s’est dégagé de cette présence. On entend très fréquem-
ment – faites un tour sur YouTube – des témoignages de
gens racontant avoir été sauvés par Jésus-Christ mais, dans

275
notre époque de pluralisme syncrétique multiculturel, il
semble possible d’être sauvé par Isis et Osiris. Après cet
épisode, Christopher s’écarte de l’ésotérisme. Il adopte
un point de vue rationnel vis-à-vis de son expérience. Son
mal était psychosomatique et sa guérison à mettre sur
le compte de l’effet placebo. Mais à l’intérieur, quelque
chose le travaille toujours. « Je ne pouvais pas dénier cette
expérience que j’avais vécue. »
Pour de nombreux spirituels, la vérité n’est pas seule-
ment scientifique, factuelle et mesurable, mais quelque
chose d’indéfinissable. « La vérité, c’est une sensation »,
m’avait confié Kamilia, une jeune infirmière en reconver-
sion dans les thérapies holistiques. Christopher se remit à
étudier l’ésotérisme, de manière livresque d’abord, dans
l’intention de mieux comprendre ce qui lui était arrivé
des années auparavant et d’élargir sa compréhension des
dimensions occultes de l’univers. Dans le même temps,
il continuait de se montrer reconnaissant envers Isis et
Osiris qui l’avaient jadis tiré de son pétrin astral. « Je res-
sentais comme une dette spirituelle avec ces entités, je
continuais à leur adresser des prières […]. Et doucement,
de plus en plus de synchronicités commencèrent à surve-
nir. » Christopher s’est remis à expérimenter et à bricoler
avec ses skills ésotériques. Dans la voiture, entre deux oasis,
il lit dans les lignes de ma main que je vais rencontrer
deux grands amours dans ma vie, et rencontrer les deux en
même temps. Je choisirai l’une de ces femmes, mais l’autre
me sera imposée, car il s’agira d’une « relation karmique
qui a commencé dans une vie antérieure ».
Au fur et à mesure qu’il étudie l’ésotérisme, il com-
mence à développer ses propres rites, à personnaliser son
rapport avec le mystère, aussi bien en termes théoriques

276
que pratiques. Pour Christopher – et de nombreux
autres – il n’y a pas que les religions instituées qui peuvent
générer des dogmes. On peut en recréer en adhérant
sans questionnement à n’importe quelle discipline de
développement personnel, de yoga ou encore n’importe
quel ensemble de croyances ésotériques, anciennes ou
contemporaines. « Le dogme c’est un système inchan-
geable, alors qu’un système peut toujours être adapté. Il
peut être perfectionné. » Ce qui résonne avec les croyances
fluides d’Anouk143 :

Une part de moi ressent des choses très fortes et c’est quelque chose
que je ressens dans mon ventre (Par exemple, les liens atmiques, les
reconnaissances d’âmes. Et c’est quelque chose que je ressens comme
une évidence). Et l’autre côté rationnel, qui se dit que même si on
est des âmes incarnées, si tu fais un simple calcul mathématique, il
n’y avait pas autant de corps au début de l’humanité qu’aujourd’hui
et ça fait un bordel insoluble, et c’est pour ça que je ne m’accroche
pas à des religions, et tout ce qui est de l’ordre du dogme, car il y a
une imperméabilité mentale qui ne me correspond pas, et j’ai envie
de rester perméable, de laisser mes croyances évoluer au fil de mes
expériences. J’ai une spiritualité fluide.

Dans le domaine de l’identité sexuelle, de plus en


plus de personnes se considèrent comme étant de genres
fluides, c’est également vrai dans le domaine de la spiritua-
lité : les spirituels fluides pourraient former une nouvelle
catégorie sans catégorie. Nous le redisons, l’exploration
et l’expérience prime. Une exploration qui repousse aussi
les limites de la morale. Sur ce point, le témoignage de
Christopher est déroutant. Le jeune londonien confesse
avoir succombé à la tentation de jeter une malédiction sur

277
une fille envers qui il éprouvait de la haine. Un sort qu’il
a improvisé, sans matériel, en visualisant cette personne
souffrir et en répétant son nom avec rage, un jour de fort
vent. Une semaine plus tard, assure Christopher, le frère
de cette étudiante mourrait noyé dans sa piscine. Elle-
même quittait l’université. Une coïncidence qui aurait
pu en faire culpabiliser plus d’un, mais qui a amplifié
chez Christopher la sensation d’être doté de certains pou-
voirs. « J’étais très immature, admet-il, je voulais explorer
jusqu’où je pouvais aller. » Il recommença sur une autre
étudiante qui n’avait pas pris son parti lors d’un schisme
amical. Toujours avec le seul pouvoir de l’intention, de
sa haine et de sa voix, l’apprenti sorcier affirme que sa
nouvelle victime s’est réveillée un matin couverte de bleus
inexplicables. Nous avons écrit, dans notre chapitre sur
les sorcières, que la plupart des pratiquants envisagent la
magie dans une dynamique d’épanouissement personnel
et collectif. Pour autant, certains remettent en question
les notions morales du bien et du mal. Dans un monde
spirituel où l’autorité et l’éthique découlent surtout de
l’individu, il devient possible de décider soi-même qui
mérite un châtiment ou une récompense… Si je suis mon
propre Dieu, alors ne suis-je pas libre de « châtier » celui
qui s’oppose à ma « divine » intégrité ?
Signalons au passage que la dernière grande décou-
verte archéologique au sujet du dieu d’Abraham serait une
inscription de son nom sur une tablette de malédiction
qui daterait, selon archéologues, d’il y a plus de 3000 ans.
On peut y lire : « Maudit, maudit, maudit / maudit par le
Dieu YHW. Vous mourrez maudit. Maudit, tu mourras
sûrement. Maudit par YHW / maudit, maudit, maudit144. »
Ce serait à ce jour – la communauté scientifique est en

278
train d’étudier l’objet – la plus ancienne mention du nom
du Dieu d’Abraham. Et c’est un instrument « magique »
utilisé non pour bénir, mais pour maudire !
Un jour Christopher a confié à sa mère ses frasques oc-
cultes et ses accès de violence magique. Elle lui a dit qu’il
devait réparer ce qu’il avait fait par de bonnes actions.
Mais Christopher avait la hargne contre l’idée même du
bien. Et contre Dieu. « Je priais avec des dieux, mais pas
Dieu, car j’étais en colère contre lui, car je pensais qu’il
devait être bon et je ne pouvais pas le pardonner de laisser
des enfants mourir. Mais je ne pense pas que les déités
doivent être bonnes. La morale c’est nous qui la mettons.
Quand je priais Dieu pour guérir, ça ne marchait pas,
mais quand je jetais des sorts, ça marchait. L’efficacité
était plus importante que l’éthique. » Sa colère a gonflé
jusqu’au point où il a décidé d’aller directement refaire
le portrait de ce dieu sadique. « À Londres, quand j’avais
22 ans j’ai eu ma première expérience psychédélique avec
ma sœur. On a pris du 2CB, un psychédélique très inté-
ressant. Mon but était de trouver Dieu et de le battre, de
lui mettre mon poing dans la gueule. J’étais dans cette
idée de tuer le démiurge. Mais je suis allé dans l’exacte
direction opposée. Il y avait en moi une parfaite clarté.
Et j’ai senti à quel point j’étais petit comparé à la Source.
Et après cela, j’étais humble par rapport à l’univers. Je
ne désirais rien de la part des autres. La seule chose qui
importait était ma quête. Ensuite je n’ai plus jamais jeté
de sort à personne, et je n’ai jamais plus voulu blesser
quiconque. J’avais toujours besoin de réponses. Mon but
maintenant est d’élever ma conscience jusqu’à Dieu, pour
devenir comme la Source. Je ne sais pas si c’est possible
dans cette vie, mais je crois que notre but est d’étendre

279
notre être. D’être plus que ce que nous sommes. D’évoluer
dans une nouvelle humanité, l’humanité dans sa nouvelle
enfance. »
Abraham aussi n’a pas toujours été en accord avec les
méthodes de Dieu. La Bible le met en scène en train de
débattre et de parlementer avec ce dernier qui souhaite
raser deux cités, ce à quoi Abraham tente de s’opposer.
Une certaine relation conflictuelle avec le divin semble
d’ailleurs être la marque de fabrique de la famille. Comme
notre ami Christopher, le petit-fils du patriarche, Jacob,
a lui-même passé une nuit à se bagarrer au corps à corps
avec une manifestation de Dieu, avant d’être rebaptisé
par ce dernier du nom d’Israël qui signifie, en hébreu :
« Celui qui se bat avec Dieu ». « Ton nom ne sera plus
Jacob, mais Israël, parce que tu as lutté avec Dieu et avec
des hommes, et tu l’as emporté » [Genèse 32:28].
Un passage à la tonalité nietzschéenne. En tout cas,
si les visions et les expériences mystiques des patriarches
bibliques – comme voir un escalier entre terre et ciel
emprunté par des anges – ont parfois des dehors psyché-
déliques, il est peu probable que le 2CB fût en vogue à
l’âge de bronze comme il l’est aujourd’hui à Londres.
Signalons toutefois au passage une autre découverte ar-
chéologique : la présence de traces de cannabis carbonisé
dans d’anciens temples hébreux non loin de Jérusalem,
indice que la plante était utilisée dans le cadre de cultes
sacrés par le « peuple élu ». De quoi trouver une affinité
supplémentaire avec nos spirituels non religieux chez
qui l’usage du joint fait souvent office de goupillon pour
se connecter en douceur à d’autres plans de conscience.
Un récent sondage de l’Ifop établit que 40 % des moins
de 35 ans croient en la sorcellerie contre 25 % pour les plus

280
de 35 ans. Internet et les réseaux sociaux ont fortement
contribué à populariser ces croyances et à les faire entrer
dans la pop culture. Plusieurs célébrités, des marques de
mode, de cosmétiques, des tatoueurs, et d’autres influen-
ceurs participent à rendre cool des esthétiques emprun-
tant à divers patrimoines ésotériques ou mystiques. Cet
attrait peut bien sûr aussi venir des grandes peurs et de
l’incompréhension de la société. La pandémie a fait naître
un certain attrait pour l’ésotérisme. Les jeunes et moins
jeunes voient dans les parasciences des moyens de dé-
veloppement personnel permettant d’éclairer leur quo-
tidien et de les accompagner lors de prises de décision.
Louise Jussian, qui a conduit ce sondage sur l’explosion des
croyances ésotériques chez les jeunes, décrypte : « Cela dit
des jeunes qu’ils sont en rupture avec le monde d’avant la
crise, dans un objectif de réassurance, et de trouver des clefs
de compréhension du monde qui les entoure. La rupture
est importante. Il y a une crise de confiance des jeunes
envers les institutions, ils remettent en question la science
institutionnalisée, les médias, le politique. Les jeunes se
réapproprient des clefs de lecture de la société. »
Des trois jours entiers entre déserts et oasis que j’ai
passés avec le trio, pas une seule fois je n’ai vu Christopher
lâcher son édition de l’Éthique de Spinoza. Le livre était
comme greffé à sa main. Dans cet ouvrage, le philosophe
décrit une entité unique, qu’on pourrait appeler à la fois
Dieu et Nature. La matière et l’esprit en sont les manifes-
tations. Ce qui en fait une œuvre pleine d’intérêt pour le
moderne en raison de sa thèse panthéiste. Spinoza a été
banni de la communauté juive d’Amsterdam pour héré-
sie, puis condamné pour athéisme par les autorités chré-
tiennes. Christopher lisait, ou plutôt déchiffrait, Spinoza

281
même à dos de dromadaire. Avec son accent britannique,
je ne pouvais m’empêcher de penser au personnage de
l’Anglais que le héros de l’Alchimiste rencontre avant sa
traversée du Sahara en direction de l’Égypte, où il avait
rêvé qu’un trésor l’attendait au pied des pyramides. Cet
Anglais, à l’inverse de Santiago, le héros, ne jurait que
par la connaissance livresque, cherchant à connaître les
secrets de l’univers. Christopher aspire d’ailleurs à intégrer
l’unique master au monde consacré à l’« ésotérisme occi-
dental » et qui se trouve dans une université à Amsterdam.

Tu n’occulteras point ?

Existe-t-il un lien entre les spirituels qui en pincent


pour l’ésotérisme et la voie d’Abram ? Le père fondateur
des religions monothéistes n’a-t-il pas, en même temps
que les idoles qu’il a brisées et les astres qu’il a refusé
d’adorer, rejeté les pratiques païennes de divination, de
magie et le recours aux forces subtiles distinctes de son
dieu unique ? La loi de Moïse, plus tardive, interdira expli-
citement aux juifs une liste de sciences occultes, comme la
nécromancie, la sorcellerie, le recours aux astres ou encore
les prédictions de l’avenir. En outre, Abram commence sa
quête en identifiant et en écartant les fausses croyances.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, plusieurs
sources juives présentent Abraham comme un maître
de l’ésotérisme. Dans son chemin vers la découverte de
son dieu, dans un premier temps, puis dans sa quête de
lui-même et de sa terre promise, il a accumulé, nous in-
forme le Talmud, une foule de connaissances qui lui ont
servi, un temps, de boussoles. Abraham aurait d’ailleurs

282
écrit un livre de 400 chapitres sur des noms d’entités
ou de démons, et leur usage. En outre, la tradition juive
attribue au patriarche la rédaction du Sefer Yetsirah, le
livre fondateur de la Kabbale, qui relate la formation du
monde au moyen des « énergies » que sont les lettres de
l’alphabet hébraïque et de leurs combinaisons, comme
si l’univers était un immense programme et ces lettres le
code permettant de le faire apparaître. Ainsi quiconque en
connaîtrait les mystères pourrait modifier la réalité à l’en-
vi. Matrix n’a rien inventé ! Ces savoirs, Abraham les aurait
acquis au cours de ses méditations, de ses expériences,
de ses explorations et de ses voyages, notamment lors de
son séjour en Égypte, l’eldorado des sages, des magiciens
et des devins de son temps. « Et aux fils des concubines
qu’avait eues Abraham, il leur fit des présents et il les
relégua… vers les pays d’Orient » [Genèse 25:6]. Les rab-
bins interprètent ces présents comme étant des mystères
occultes, qui se répandirent dès lors en Extrême-Orient.
Il n’est donc pas étonnant de trouver, selon eux, dans de
nombreuses religions orientales, des similitudes avec la
mystique juive145. Autre pratique très souvent présente
dans le starter pack du néo-spirituel, l’utilisation de pierres
et de cristaux auxquels on prête des vertus énergétiques
ou thérapeutiques. Selon Darren Stein, enseignant en reli-
gions comparées, les capacités de guérison des pierres sont
mentionnées à la fois dans le Talmud et dans le Zohar,
indiquant que le patriarche Abraham avait une pierre de
guérison qui pendait autour de son cou, avec laquelle il
pouvait guérir les gens [Talmud Baba Basra 16:b]. C’est
également sur ses talents d’astrologue que le fondateur des
monothéismes se rapproche des spirituels non religieux
de notre temps. Le rav Nissan Dovid Dubov, directeur du

283
Chabad Lubavitch, écrit : « Le Talmud enseigne qu’“Abra-
ham avait une grande astrologie dans son cœur, et tous
les rois de l’Est et de l’Ouest affluaient devant sa porte”.146 »
Deux jours après avoir laissé les trois comparses à
Matmata, je débarquai sur l’île de Djerba où je proje-
tais de visiter la synagogue de la Ghriba, qui renferme-
rait, selon les Juifs de la ville, un morceau de la porte du
temple de Salomon. Décidément. Dans le magnifique
patio de l’hôtel Sindbad, je rencontre deux étudiantes
en Religions global politics à Londres. L’une d’entre elles,
Tulika, une indienne venant d’une famille brahmane de
Chennai est en train de préparer un copieux thème as-
tral à l’autre à l’aide d’un système astrologique médiéval
qu’elle dit être celui des antiques babyloniens. Son amie,
Bianca, est italienne et bouddhiste, même pas convertie,
ayant hérité sa religion de ses parents, adhérant à la soka
gakkai, une branche du Mahayana classé comme un nou-
veau mouvement spirituel. Bianca fait partie d’un groupe
de partage sur la santé mentale : une communauté se
réunissant en visioconférence pour échanger. Son idée,
c’est que notre société est en grande partie responsable
de l’accroissement des maladies psychiques, plus que les
individus eux-mêmes. Pour guérir nos âmes, il faut passer
par ce qu’elle appelle une « révolution spirituelle » et
métaphysique, sans savoir que ses mots sont le titre d’un
livre d’Abdennour Bidar. Bianca, portée par sa sensibilité
bouddhique, considère en effet « qu’il n’y a pas de diffé-
rence entre l’individu et la communauté, il y a une diffé-
rence physique et matérielle, mais tout ça c’est la même
chose, et donc si tu parles de ta révolution spirituelle
– comme avoir une nouvelle vie, faire des actions avec
un sens nouveau – cela concerne aussi la collectivité ».

284
Une pensée se rapprochant de la notion de personnalité
collective qui imprègne le récit biblique : une personne
est un peuple, un peuple est une personne. « Je fais de toi
une grande nation » [Genèse 12:2], dit Adonaï à Abram,
puis « Ils sont bénis en toi, tous les clans de la terre »
[Genèse 12:3]. Abram lui-même ne part pas seul vers lui-
même et vers sa terre. Il part avec sa tribu. « Et Abram prit
Saraï, sa femme, et Lot, fils de son frère, et tout leur bien
qu’ils avaient amassé, et les âmes qu’ils avaient acquises
à Charan. »
Ils sont souvent taxés d’individualistes, ceux qui se
mettent en route vers eux-mêmes. Pourtant, beaucoup
témoignent d’une aspiration à des relations aux autres
plus vraies, des connexions plus profondes, et des liens
habités par la bienveillance, la compassion, l’altruisme
ou l’empathie… À cette fin, des initiatives se dessinent,
des expériences de vivre-ensemble se tentent, des com-
munautés sont lancées. La fin tragique du livre Into The
Wild dans lequel le héros parti vivre au cœur de la nature
sauvage d’Alaska se rend compte qu’il n’y a de bonheur
que partagé – avant de mourir empoisonné par une
plante qu’il croyait comestible – semble avoir marqué
les consciences.
Avec son projet Radical, Julien Chantereau tente de
rassembler ces aspirations :

Notre besoin de nous unifier intérieurement pour communier


collectivement est toujours aussi fort, toujours aussi essentiel. Nous y
cherchons ce que cette société ne nous indique plus : la source de ce
qui est juste pour nous et pour le monde, une orientation intérieure
qu’il s’agit ensuite d’incarner dans nos vies, nos engagements, nos
relations à nous-même, à l’autre, au vivant.

285
Et comment faire pour que cette quête nous regroupe
au lieu de nous isoler, se demande-t-il ?

Pour cela, nous avons besoin d’ouvrir de nouveaux espaces et de


tisser de nouveaux liens. Des espaces où s’approprier, intégrer et intério-
riser le savoir et les expériences accumulées, où cultiver notre terreau
intérieur afin que les graines récoltées ici et là trouvent une terre fertile
où croître et fructifier sur la durée. Des liens qui invitent à plonger
au cœur de soi pour y trouver une parole juste et à entrer dans une
écoute profonde de l’autre, et que les cœurs résonnent ensemble. Des
espaces et des liens où chercher ce monde que l’on pourrait habiter
de tout notre être.

Alors oui, tout le monde n’a pas les moyens, ou même


l’envie de fonder un éco-village en autonomie et ces es-
paces dont parlent Julien ou Bianca s’amorcent souvent
online ou lors d’événements ponctuels, comme des gathe-
ring temporaires ou des week-ends de séminaires. Aussi,
les initiatives de retour à la nature ne sont pas à l’abri
du risque de repli sur soi, voire de la dérive sectaire. Des
dangers qui restent contrebalancés par l’attitude de pa-
pillonnage qui anime les chercheurs de sens modernes,
estime le sociologue Christophe Monnot : « On parle
beaucoup des sectes mais on sous-estime le nombre de
gens qui en partent. » J’ai moi-même été exclu d’une com-
munauté à tendance sectaire au Brésil, alors en période
de volontariat147.
Pour Bianca et d’autres, la persistance des rapports de
domination et d’oppression au sein des communautés
alternatives anticipant le collapse civilisationnel tient
pour une grande part à la persistance du patriarcat
dans nos paradigmes. J’ai eu, sur ce sujet, une discussion

286
passionnée avec la jeune Florentine. Je lui suggérais sur
un ton survivaliste qu’en cas d’effondrement de notre
société industrielle, des millions d’affamés surgiraient
dans les campagnes et que les gentils hippies qui cultivent
des patates douces ne feraient pas le poids face à une
armée de pilleurs de champs de permaculture. Il fallait
dès lors prévoir un « volet défensif » dans la question
de l’après. Ce à quoi Bianca rétorqua que je raisonnais
avec des structures patriarcales de pensée. Et qu’une telle
attitude ne ferait que reproduire les relations de préda-
tion marquant l’humanité jusqu’alors. Bianca et son amie
Tulika ont alors émis l’idée que dans une société où les
femmes auraient davantage de prérogatives, il n’y aurait
ni guerre, ni violence. Les femmes seraient dans la com-
passion, dans l’entraide et la résolution non violente des
conflits. Et d’évoquer cette idée de l’éco-féminisme et des
réseaux du Féminin sacré : dans les temps préhistoriques,
avant l’émergence des religions basées sur un père céleste,
aurait régné une ère d’harmonie entre les hommes, les
femmes et la nature, sous le signe du culte d’une déesse
mère assimilée à la Terre.
Au final, le féminisme et le retour à la terre des nou-
velles spiritualités, sont-ils compatibles avec la voie d’Abra-
ham ? Le personnage biblique n’est-il pas l’archétype par
excellence du Patriarche, et son dieu, un lointain père
trônant au sommet des cieux, excluant la nature de l’équa-
tion du sacré ? Pas si sûr. D’abord, après avoir entendu
l’appel divin, le premier endroit où Abram se rend est
le chêne de Moré148 et c’est là, devant le bosquet sacré,
que pour la première fois, non seulement il « entend »,
mais il « voit » son dieu, dit explicitement le texte bi-
blique. Et ce n’est pas le seul élément faisant ressembler

287
sa « religion » aux cultes celtes, sur lesquels fantasment – à
tort ou à raison – les néo-païens ou les nouvelles sorcières.
Abraham et sa famille ont par exemple une curieuse ten-
dance à élever des pierres, façon menhirs, partout où ils
font des expériences de ce sacré, la plupart du temps en
pleine nature. Et ce dieu qui « se fait voir à Abram »,
comment se manifeste-t-il à lui ? « Je me suis révélé au-
trefois à Abraham, à Isaac et à Jacob comme El Shaddaï »
[Exode 6:3], dira-t-il à Moïse. Très patriarcalement traduit
par « Dieu tout-puissant » dans la plupart des bibles, ce
nom de Shaddaï pourrait avoir un lien avec le divine fe-
minine. Si certains spécialistes font dériver ce nom d’une
racine signifiant « détruire », d’autres le rapprochent d’un
sens signifiant « mont », « montagne » et d’autres encore
de l’akkadien pour « steppes » ou « plaines ». Mais une
thèse intéressante est l’approche étymologique faisant
dériver Shaddaï149 de Shad, signifiant sein ou mamelle.
Une interprétation renforcée par le fait que le terme se
trouve souvent associé à des promesses de fertilité et de
fécondité, comme dans la Genèse : « C’est l’œuvre du Dieu
de ton père, qui t’aidera ; c’est l’œuvre d’El Shaddaï, qui
te bénira des bénédictions des cieux d’en haut, des béné-
dictions des eaux en bas, des bénédictions des mamelles
(Shaddaï) et du ventre maternel (Raham) », [Genèse,
49:25]. Et si le dieu d’Abraham avait à voir avec la mère
divine150 ? Des relectures féministes de l’ancien Testament
ont osé l’avancer, ajoutant que les auteurs plus tardifs de
la Bible auraient essayé de dissimuler cette vérité. Et ainsi,
pourquoi le prêtre de cette divinité ne serait-il pas une
femme ? La tradition juive raconte que la femme d’Abra-
ham, Sarah, était en vérité une plus grande prophétesse
que lui. Infiniment plus grande. Et que Dieu avait dit à

288
Abraham d’obéir à Sarah même quand il ne comprenait
pas pourquoi. Quand par exemple elle lui dit de renvoyer
sa servante Hajar et Ismaël, le fils que cette dernière a eu
avec Abraham, dans le désert, celui-ci obéit sans broncher.
Un thème récurrent des mouvements du Féminin sacré
est justement que les femmes auraient un lien privilégié,
direct, intuitif et viscéral avec les mystères de la divinité.
Jeanne Burgart Goutal, philosophe, spécialiste de
l’éco-féminisme et professeure de yoga écrit dans Être
éco-féministe, Théories et pratiques151 : « Oui c’est peut-être
une fiction de dire que les femmes ont un lien privilégié
avec la nature, que la Terre est un être vivant, sensible et
intelligent, que toutes les dominations sont indissociable-
ment liées, que le capitalisme et la science moderne n’ont
fait que renforcer ce système oppressif, que les « nouvelles
sciences » confirment les cosmovisions indigènes. » Mais
pour les intéressées, ce qui compte, ajoute-t-elle, « ce n’est
pas la prétendue scientificité du discours, mais la force
symbolique, la puissance de mobilisation, la portée heu-
ristique, l’appel de nouvelles contrées et de nouveaux ima-
ginaires ». Et de partager son avis personnel : « Si les idées
éco-féministes, qui pour moi relèvent largement de la
construction ou du fantasme, ne visent pas à être exactes,
mais créatrices – d’une nouvelle vision du monde et d’un
nouveau monde – alors c’est de ce critère pragmatique
qu’on doit partir pour les comprendre. »
Ce raisonnement, pourquoi ne pas l’appliquer aux
créatifs spirituels ? Plutôt que de se concentrer sur la
question de savoir si leurs croyances, baignées d’ésoté-
risme, sont des sciences ou des pseudos-sciences ou de se
contenter de débusquer leur caractère parfois mercantile
et consumériste, ne pourrait-on pas plutôt se questionner

289
sur l’intelligence symbolique de leurs discours, sur la va-
leur créatrice de leurs explorations, sur la soif de connais-
sance dont ils témoignent et sur les mobilisations qu’ils
mettent en œuvre ?
D’un point de vue plus personnel, je me prends à rêver
d’une mobilisation d’un genre nouveau, qui prendrait la
forme d’un rassemblement spirituel sous le signe d’Abra-
ham. Les juifs s’en réclament, par l’alliance entre lui et
Dieu, scellée dans les commandements de la Torah. Les
chrétiens s’en réclament, par la foi en la résurrection de
Jésus et l’alliance manifestée dans le baptême. Les musul-
mans s’en réclament, par l’obéissance et la soumission à
la volonté de Dieu.
Et si le chemin d’Abraham enveloppait sans distinction
chacun qui, d’une manière ou d’une autre, avec une reli-
gion ou sans, entendait et répondait à l’appel du vivant
en lui-même, cet appel qui lui souffle et lui dit : « Va vers
toi-même, de ton pays, de ta famille, de la maison de ton
père, vers la Terre, que je te ferai voir » [Genèse 12:1] ? Et
si cette route pouvait rassembler ceux qui partent à la
recherche de ce trésor en eux-mêmes ? De ceux qui osent
y croire ? « Et ce qui est “trésor” en lui, écrit Martin Buber,
il ne pourra le découvrir que s’il saisit véritablement son
sentiment le plus profond, son désir principal, ce qui, en
lui, émeut son être le plus intime. » Et si, l’ayant cherché
et trouvé, il subordonnait son être à ce désir intime 152,
obéissant ainsi à cet élan intérieur que l’Évangile appelle
« volonté de Dieu153 » et qu’elle compare à une minuscule
graine qui fait son chemin pour percer l’humus où elle
est enfouie en s’élevant, par l’énergie de la Terre, croissant
« sans qu’il sache comment154 » ? Cela, même si ce départ
dans l’inconnu implique d’être piégés sur le chemin et

290
retenus captifs (comme les descendants d’Abraham passés
par l’esclavage en Égypte) par le consumérisme, les dérives
de la psyché ou les écueils de l’ego-trip ? Alors, peut-être, si
les religieux et les non religieux reconnaissaient dans leur
chemin un élan fondamental commun, cette promesse
faite à Abraham, « En toi seront bénies toutes les familles
de la Terre » [Genèse 22:18], ferait vraiment sens.
Si la voie d’Abraham consiste à se mettre en route
vers soi, dans une fluidité spirituelle, en cherchant à ras-
sembler, en marchant vers une Terre réanimée à habiter
ensemble, alors je peux répondre sans détour à la question
de mon appartenance religieuse : je suis de la religion
d’Abraham.
Remerciements

Je remercie d’abord ce dieu d’Abraham, qui m’a per-


mis, en écrivant mon premier livre, une toute petite étape
dans mon « va vers toi » personnel…
Merci à Johann, mon éditeur, d’avoir eu confiance en
ce projet et d’avoir accepté avec patience mes méthodes
de travail pour le moins atypiques.
Une gratitude particulière pour Julia Itel, chercheuse
en sciences sociales, qui a toujours été d’une incroyable
disponibilité pour répondre à toutes mes questions, tout
au long de cette enquête. J’espère que ce livre l’encoura-
gera à croire en la nécessité de son travail et d’un profil
comme le sien.
Et un grand merci à tous ceux qui m’ont offert le gîte
et le couvert (nourriture spirituelle et humaine, surtout !)
au cours de ces deux années nomades consacrées à la
recherche et à la rédaction : ma mère, pour commencer,
mes grands-parents, Morgan et Amandine, Abdennour,
Inès, et toute la team des Candelles, Jacques, Jamila,
Antoine et Nordine, Saïd (sans qui j’aurais été SDF
au Maroc), Yasser, Toma, Ulysses, Line, Oussama,
Rosolino, Fatima et les gens de Azahara, Tata Lisa
et Jean-Charles, Papa, Wermer, Gigi et Christopher,
Thomas et Arisoa, Paul, Hiba, Amin, Ridwan et Adam,
Virginie, Thibault, Karim, Calogéro et Anne-Sophie,
Solène, la Derga Naqshbandi de Orgiva et Sonia !

Je vous souhaite une belle route vers vous-mêmes.


NOTES

1. Entretien avec l’auteur, octobre 2020.


2. Abdennour BIDAR, Révolution spirituelle, à paraître.
3. Entretien avec l’auteur, octobre 2020.
4. Entretien avec l’auteur, mars 2020.
5. Entretien avec l’auteur, mars 2020.
6. Entretien avec l’auteur, octobre 2020.
7. Entretien avec l’auteur, octobre 2020.
8. Friedrich NIETZSCHE, Le Gai Savoir, livre troisième, aphorisme 125.
9. Frédéric LENOIR, Les métamorphoses de Dieu, Plon, 2003.
10. Patrick LAUDE, Apocalypse des Religions, Pathologies et dévoilements de
la conscience religieuse contemporaine, L’Harmattan, 2016.
11. Louis HONEYGOOD, « Ce que j’ai appris de moi-même en tentant
de devenir musulman, » Vice.com.
12. Huston SMITH, 1964, « Do drugs have a religious import ? ». The Jour-
nal of Philosophy. 61 (18), p. 517-530.
13. François GAUTHIER. « Du bon usage des drogues en religion.
Consommations néo-chamaniques à Burning Man », Drogues, santé et
société, volume 8, numéro 1, juin 2009, p. 201–237.
14. Ibid.
15. Roberte HAMAYON, « Introduction à Chamanismes. Réalités au-
tochtones, réinventions occidentales ». Paris, PUF, p. 41, 2006.
16. Mathew BECKLO, « Je suis spirituel mais pas religieux, le nouveau
mal du siècle ? », aleteia.org, février 2014.
17. USA Today, 2010, “Survey: 72% of Millennials ‘more spiritual than re-
ligious”. http://usatoday30.usatoday.com/news/religion/2010-04-27-1amill-
faith27_st_n.htm
18. Discours de réception du prix Nobel de littérature, à Stockholm, 10
décembre 1957, Albert Camus.
19. 1 André Mary, Le Bricolage africain des héros chrétiens, Paris, Cerf, 2000,
p. 18.
20. CHAMPION, Françoise. La « nébuleuse mystique-ésotérique » ; une
décomposition du religieux entre humanisme revisité, magique, psycho-
logique dans : Le Défi magique, : Ésotérisme, occultisme, spiritisme [en
ligne], volume 1, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1994. Disponible
sur Internet : http://books.openedition.org/pul/10872.
21. Ibid.
22. Entretien avec l’auteur, septembre 2022

295
23. Par « invention de la tradition », Nicolas Boissière donne l’exemple
de ce qui se joue dans les groupes de néo-druidisme, mouvement ayant
fait l’objet de sa thèse. Les néo-druides cherchent à faire revivre l’esprit de
cette tradition disparue (en rendant hommage aux anciens dieux celtes,
à la nature, aux ancêtres) mais sans la reconstruire telle qu’elle : les sacri-
fices d’animaux sont par exemple oubliés au profit d’offrandes d’encens,
ou encore de poésies ou chants composés par les participants.
Par « créativité rituelle », il entend la marge de manœuvre que vont se
donner les individus dans leurs compositions. Il a décrit et analysé une
cérémonie de renaissance d’une femme souhaitant marquer une rupture
avec sa vie d’avant et symboliser une naissance nouvelle au sein d’un
cercle néopaïen : la jeune femme, en coopération active avec la druidesse
a passé près d’un an à scénariser le rituel, qui s’est déroulée devant un
public, et auxquels participaient des proches auxquels on avait donné un
rôle à jouer, comme invoquer tel ou tel élément (air, feu, etc.).
Concernant le « bricolage » (aussi appelé hybridation, syncrétisme, ou
encore butinage), nous en avons déjà parlé et il n’est pas le monopole
des spiritualités contemporaines. Il peut néanmoins être justifié dans ces
milieux par la croyance diffuse que toutes les religions ont une base com-
mune où toutes les traditions puisent, avec différentes manifestations. Ce
qui fait qu’on ne verra pas de problème à allier bols chantant tibétain
à des tambours chamaniques dans une seule et même cérémonie, ou
d’accompagner des asanas de yoga au tambour chamanique amérindien,
par exemple.
Enfin, et Nicolas Boissière insiste particulièrement sur ce point, la « ré-
flexivité critique », qui est la part de réflexion, d’auto-critique, d’intros-
pection de recherches, de documentation, de raisonnements philoso-
phiques et mêmes politiques que mettent en œuvre les cheminants dans
leur construction spirituelle.
24. Virginie détaille : « La structure du rituel Ecstatic Dance ne change pas,
elle a été fondée par des Américains à Hawaï, dans le cadre d’une retraite.
Le cadre est composé de guide lines : 1) Le mouvement libre de toutes ces
formes comme seul moyen de communication, ainsi que le regard, 2)
être pieds nus 3) pas de caméra ni d’appareil photographique 4) pas de
jugement 5) pas de substance (alcool ou drogues).
25. « Moi, l’astrologie et le Tarot, je n’y crois absolument pas, lance Ulysse,
un étudiant Bruxellois, mais quand je le pratique, ça déclenche des pro-
cessus de réflexion sur moi qui m’aident à mieux me comprendre, et ça
m’aide à mettre des mots sur des traits de caractère et des émotions. » Son
ex était pratiquante, et versée dans la psychologie, lui faisant des tirages.
Et même si souvent, Ulysse sentait qu’à travers les cartes, sa petite amie
faisait des projections psychiques sur lui, il conclut sur la cartomancie :

296
« Je pourrais presque penser que c’est même plus efficace que d’aller chez
un psy qui ne te dit pas grand-chose ! ».
26. En l’occurrence, le mot vient du peuple toungouse de Sibérie, saman,
signifiant « danser, bondir, remuer, s’agiter », en référence au mouvement
d’arrière-train des animaux lors de la copulation.
27. Dans cette réticence de Laurence à se déclarer chamane, Nicolas
Boissière, l’anthropologue spécialisé dans la créativité rituelle, voit un
exemple de ce qu’il appelle la réflexivité critique. Si certains praticiens
bricolent et consomment de la spiritualité sans se poser de question,
d’autres ont une réflexion approfondie et une aspiration à connaitre et à
respecter les cultures dont ils s’inspirent et dont ils empruntent.
28. Vincent LACOUR, « Néo-chamanisme : décryptage d’un phénomène
en plein essor avec une anthropologue », Midi Libre, 2019. https://www.
midilibre.fr/2019/05/31/neochamanisme-decryptage-dun-phenome-
ne-en-plein-essor-avec-une-anthropologue,8230431.php.
29. Entretien avec l’auteur, janvier 2021.
30. Réveillez le chaman qui est en vous, est le titre d’un ouvrage de Arnaud
Rioux, présenté sur Amazon comme « un formidable outil de dévelop-
pement personnel pour renforcer la pleine présence à soi et aux autres »,
incluant des méditations à écouter. Remplacez « chaman » par druide,
déesse, sorcière… Et vous aurez une idée d’un pattern récurrent de l’offre
spirituelle contemporaine.
31. Nicolas JOURNET, Entretien avec Philippe DESCOLA, « L’animisme
est-il une religion  ?  ». https://www.scienceshumaines.com/l-animisme-
est-il-une-religion-entretien-avec-philippe-descola_fr_15096.html
32. Bien que sa critique concerne éminemment les religions instituées,
la critique d’Emmanuel Kant est bien située ici. Le philosophe allemand
du XVIIIe siècle considère que quiconque ne se fie pas à la seule raison
est un « mineur » qui refuse de devenir « majeur ».
33. Jean-François BARBIER-BOUVET, Les nouveaux aventuriers de la spiri-
tualité : Enquête sur une soif d’aujourd’hui, Médiaspaul, p. 69.
34. De channeling, terme américain utilisé pour désigner une forme de
communication avec une entité situé dans une autre dimension de l’exis-
tence (ange, « maître ascensionné », divinité, voire extraterrestre), où le
medium sert de canal de transmission pour le message reçu. Selon l’an-
thropologue Dureen Hughes, à la différence des expériences de posses-
sion, le channeling serait perçu par les médiums comme une fusion avec
une autre conscience.
35. Jérôme BOURGINE, « Rencontre – Paulo Coelho – La légende per-
sonnelle », [archive], sur i
36. Bertrand HELL : De la modernité du « sacré sauvage », Sciences Hu-
maines hors-série, n° 41, juin-juillet-aout 2003, p. 66.

297
37. Selon Sébastien Baud, cette répartition est tout à fait nouvelle : « Ce
sont là des expressions (très) récentes, propres aux nouvelles spiritualités.
Elles trouvent leur inspiration dans les traditions autochtones des plaines
nord-américaines, notamment celle des Sioux Lakota, dont la spirituali-
té était parmi les premières à trouver un écho en Occident. Les Lakota
parlent de Grand-Père (Tunkashila) ou Grand Esprit, et de son pendant,
Unchi, Grand-Mère, la Terre (aujourd’hui appelée Pachamama ou Gaïa).
Cette complémentarité est présente dans la vision de l’être humain (dans
les nouvelles spiritualités), avec ses énergies masculine et féminine, et
aussi dans les plantes enseignantes, caractérisées comme masculines ou
féminines. C’est nouveau. »
38. De manière aussi paradoxale que versatile pour quelqu’un se présentant
comme luttant pour la transparence, Kahina, tout en ayant accepté que j’en-
registre son témoignage dans le cadre d’une interview, finira par s’opposer
à ce que je l’utilise, me menaçant de poursuite, bien après rédaction de ces
lignes. Après réflexion, nous avons décidé de passer outre cette injonction.
En effet, la loi marocaine ne légalise pas les produits psychotropes comme le
San Pedro et l’ayahuasca sur son sol (bien qu’il y ait une tolérance de fait), il
nous est apparu légitime de mettre en garde le lecteur.
39. Kahina m’a confié avec emballement, être prête à recevoir gratuite-
ment en retraite des personnes n’en ayant pas les moyens financiers, si
cela était nécessaire. Hélas, quand, pour tester sa cohérence, je lui ai de-
mandé cette faveur pour Théa, une jeune femme sans domicile fixe et at-
teinte de troubles dépressifs et victimes d’abus sexuels dans son enfance,
je n’ai reçu aucune réponse de la curandera.
40. Simon MAYBIN, Jocephine CASSERLY, « I was sexually abused by a
shaman at an ayahuasca retreat. », BBC,  https://www.bbc.com/news/sto-
ries-51053580.
41. Malo TRESCA, « Derrière le chamanisme, une quête spirituelle hors
cadre », La Croix, 30/10/2019, https://www.la-croix.com/Religion/Der-
riere-chamanisme-quete-spirituelle-hors-cadre-2019-10-30-1201057472.
42. Ibid.
43. Cette nécessité de lâcher-prise m’empêche personnellement d’adhé-
rer, au moins en partie, à une des analyses qui est souvent faite à propos
du chamanisme : à savoir être une tentative pour contrôler le réel au
moyen de rites.
44. Alice DULCWESKI, « La transe comme outil thérapeutique est étu-
dié à Liège, mais c’est quoi exactement », RTBF, 2021, https://www.rtbf.
be/article/la-transe-comme-outil-therapeutique-est-etudiee-a-liege-mais-
c-est-quoi-exactement-10752288
45. Il avait une relation symbiotique avec la mer dans laquelle il se mou-
vait comme un poisson, les rochers et les arbres où il grimpait comme

298
un singe, remarquaient ceux qui le rencontraient. Un rapport aux élé-
ments qui se voyait en transparence sur les photos qu’il partageait sur
Instagram, images où il saisissait les formes, les éclaboussures et les éclats,
les motifs de l’écume et les lignes et les courbes tracées par les vagues sur
le rivage, dans un style singulier qui avait attiré une dizaine de milliers
de followers. En somme, un créatif spirituel qui s’ignorait, n’ayant pas
d’intérêt doctrinal pour le sujet.
46. Bron TAYLOR, « Dark Green Religion: Nature, spirituality and the
planetary future », University of California Press, p. 104.
47. Ibid.
48. Ibid.
49. Muriel SUDANO, « Écologie et spiritualité, un mariage populaire »,
Allez Savoir, le magazine de l’université de Lausanne, https://wp.unil.ch/
allezsavoir/ecologie-et-spiritualite-un-mariage-populaire/
50. Ibid.
51. Arne NAESS et David ROTENBERG, Vers l’écologie profonde, Wildpro-
ject, 2009, p. 134-135.
52. Le néopaganisme, détaille le socio-anthropologue Nicolas Boissière,
« rassemble une pluralité de traditions différentes, certaines proposant
de restaurer un système religieux particulier – comme celui des anciens
Égyptiens avec le kémitisme ou des anciens Scandinaves avec l’odinisme,
d’autres proposant une forme de sorcellerie créée récemment– à l’instar
de la Wicca ou du reclaiming witchcraft –, mais qui, à leurs commence-
ments, se faisaient héritières d’une ancienne religion paléolithique. Bien
qu’elles s’enracinent dans des mythologies différentes et qu’elles reposent
sur des systèmes organisationnels distincts, ces diverses traditions par-
tagent néanmoins des caractéristiques fédératrices, comme une identité
« païenne » générale, un même calendrier liturgique, une sacralisation de
la nature et une insistance sur le Féminin sacré »
53.https://up-magazine.info/decryptages/etudes/60576-65-des-fran-
cais-croient-a-leffondrement-imminent-de-notre-civilisation/
54. Entretien avec l’auteur, octobre 2020.
55. Le Travail qui relie est une méthode pour entrer en résonance empa-
thique avec le monde élaborée par Joanna Macy, une écologiste inspirée
par le bouddhisme tibétain, le non-dualisme et la pensée systémique. Elle
est une figure phare de l’écopsychologie, terme peut-être un peu moins
effrayant qu’éco-spiritualité pour un néophyte, mais se recoupant pour
l’essentiel. Le travail qui relie est une approche organisée selon quatre
phases présentées comme une spirale s’autorenforçant. La méthode vise
à réaliser ses pouvoirs d’autoguérison, transformant un sentiment de dé-
sespoir en espérance, et en une action collaborative. Les quatre étapes
consistent à : s’enraciner dans la gratitude ; revivre en soi la souffrance du

299
monde ; changer de regard, en se reconnectant à sa lignée ancestrale et en
conversant avec des végétaux, par exemple ; et aller de l’avant en entrant
dans l’action pour défendre la vie sur Terre et imaginer des institutions
alternatives. Notons que Joanna Macy accompagne également la fonda-
tion Findhorn, l’un des plus anciens et importants éco-village spirituel
basé en Écosse, où les participants déclarent cultiver des légumes géants
sur une terre infertile à l’aide notamment de la communication avec des
devas, sortes d’esprits de la nature boostant les récoltes.
56. Entretien avec l’auteur.
57. Le terme de gourou revient souvent pour désigner le célèbre paysan, aussi
bien dans la bouche de ses détracteurs, que de ceux qui l’admirent, bien que
l’intéressé ait toujours rejeté un tel qualificatif. En 1986, l’agronome français
René Dumont, premier candidat écolo aux élections présidentielles de l’his-
toire en France, chargé, d’évaluer le travail de Pierre Rabhi, désapprouve les
méthodes et surtout les croyances appliquées sur place par Pierre Rabhi, en
raison de leur absence de scientificité, et de ses condamnations dogmatiques
des engrais industriels, de Pasteur et des vaccins.
58. La doctrine de Steiner : replacer l’homme en harmonie avec le cos-
mos en prônant des enseignements comme le karma, l’existence d’un «
Christ cosmique » ou d’esprits des éléments comme les ondines (eau), les
salamandres (feu), les sylphes (air) et les gnomes (Terre). Son influence
s’est répandue sur le vieux continent par plusieurs biais : l’éducation,
avec le réseau d’écoles Steiner-Waldorf, l’agriculture, avec les méthodes «
biodynamiques » et dans la médecine alternative les médicaments et pro-
duits cosmétiques Weleda, la médecine anthroposophique, l’eurythmie.
Depuis la fin des années 1990, la Mission interministérielle de vigilance
et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) et les associations spé-
cialisées comme l’Unadfi surveillent les courants anthroposophiques et
notamment leurs écoles. Dans l’été 2021, le rectorat des Hautes-Pyrénées
a prononcé la fermeture d’une école de la fédération Steiner-Waldorf,
pour des manquements « pédagogiques et administratifs ».
59. Le terme de Communication intuitive® a été déposé par Anna Evans,
une vétérinaire qui a développé une méthode visant, explique-t-elle sur
son site, « à donner des clés pour mieux nous faire comprendre des ani-
maux, elle permet par exemple de gagner un temps précieux lors de
l’éducation de son animal. Cependant il ne s’agit pas d’un outil desti-
né à contraindre l’animal à notre volonté, car les animaux ont un libre
arbitre, assure la vétérinaire, et leurs comportements répondent à leurs
logiques propres qu’il faut respecter. » La Communication psychique,
continue-t-elle, « transforme non seulement notre relation à l’animal et
à notre environnement, mais aussi notre perception de nous-mêmes. En
effet, l’animal est un partenaire idéal pour nous aider à nous réconcilier

300
avec notre dimension intuitive, car il nous ramène à notre authenticité
originelle, et il est le plus souvent disponible et désireux de vivre des
échanges avec nous. »
60. Entretien avec l’auteur, juin 2021.
61. L’agroécologie, selon notre interviewée est « un mouvement social
avant tout ; c’est l’idée que notre système alimentaire soit en harmonie
avec les ressources de la Terre, ceci étant la base de la société. Fondamen-
talement, c’est d’être en harmonie avec le système Terre, ça veut dire que
les humains sont en harmonie les uns avec les autres. Tu ne peux pas
consommer quelque chose qui fait du mal à autrui. Il y a une visée de
justice sociale. »
62. Fabrice FLIPO. « La deep ecology, un intégrisme menaçant ou un li-
béralisme non-moderne ? ; Lecture d’Écologie, communauté et style de vie,
Arne NAESS ; Sens public, 2010. https://doi.org/10.7202/1064032ar
63. “Sensing “Subtle Spirituality” among Environmentalists: a Swiss
Study”, BECCI Irène, Monnot Christophe, Wernli Boris, 2021, Journal for
the Study of Religion, Nature, and Culture.
64. Dominique Guillet, fondateur de Kokopelli, organise des distribu-
tions de semences issues de l’agriculture biologique et biodynamique ou
part en croisade contre la « pharmacratie », entre deux propos complo-
tistes. L’éco-fascisme est une tendance existant dans les milieux éco-spi-
rituels, mais une chercheuse en sociologie des religions comme Julia
Itel assure que cette mouvance intégriste reste minoritaire : « la grande
majorité des éco-spirituels ne sont pas éco-fascistes, et ont une sensibilité
plutôt à gauche. » Quant aux propos de Pierre Rabhi, opposé morale-
ment au Mariage pour Tous, rappelons que le chef du mouvement des
colibris s’est converti au christianisme dans son parcours, et ne peut être
représentatif de l’ensemble des tendances traversant l’éco-spiritualité po-
litique, laquelle est plutôt favorable aux progrès des droits LGBT.
65. Entre 2015 et 2020, les signalements liés à des dérives sectaires santé
et bien-être ont doublé, passant de 214 à 412. Le secteur représente 38 %
des affaires traitées par la Miviludes entre 2018 et 2020. Environ 40 %
des signalements concernent des questions de santé ou de bien-être. Les
signalements dans ce domaine « ne cessent d’augmenter » et « touchent
l’ensemble du territoire ».
66. Un athamé est une dague ou un poignard rituel, généralement à
double tranchant, employé lors de cérémonies magiques Wicca pour
délimiter, symboliquement, le cercle, ainsi qu’à tracer divers signes dans
l’air, ou encore à repousser des entités importunes venant perturber l’of-
ficiant du rite.
67. J’avais appris la Wicca par des livres, dont des ouvrages écrits aux
États-Unis, où ce mouvement de sorcières revendiquait être une religion,

301
afin de bénéficier des mêmes droits et protections que les autres mouve-
ments religieux. Je n’avais personnellement pas de problème à considérer
la Wicca comme une religion.
68. Le hashtag #witchtok (combinaison de witch, sorcier en anglais, et tok
du nom du réseau social) a dépassé les 20 milliards de vues, preuve que le
sujet intéresse de plus en plus les jeunes, relève le magazine belge Trends,
qui interprète cette tendance comme le signe d’un monde de plus en plus
incertain, où « la sorcellerie semble offrir à ces jeunes de nouveaux repères.
Cette pratique donne à ses adeptes le sentiment de reprendre le contrôle
sur des choses qui leur paraissaient jusqu’à maintenant incontrôlables. ».
69. Entretien avec l’auteur, octobre 2021.
70. Le coven est un groupe de sorcières se rassemblant régulièrement, afin
de pratiquer, de ritualiser et de partager ses connaissances en collectif.
71. Cahiers Science & Vie, décembre-novembre 2021.
72. Entretien avec l’auteur, novembre 2021.
73. Une « définition » qui contraste avec une interprétation courante
selon laquelle l’intérêt actuel pour la magie et la sorcellerie s’explique
seulement par un besoin de reprendre le contrôle sur le cours incontrô-
lable des choses, en ces temps d’incertitude. À l’aune de mon enquête,
et de mon expérience personnelle, cette explication semble aller un peu
trop vite en besogne.
74. Le boom éditorial autour du Féminin sacré depuis 2015 est également
un indice de l’ampleur montante de la vague. Femmes qui courent avec
les loups. Histoires et mythes de l’archétype de la femme sauvage de Clarissa
Pinkola Estés ou encore Lune rouge. Les forces du cycle féminin de Miran-
da Gray ont été lus par des millions de lectrices à échelle planétaire, et
jouissent de plusieurs rééditions en France.
75. Constance RIMLINGER « Féminin sacré et sensibilité éco-féministe.
Pourquoi certaines femmes ont toujours besoin de la Déesse », Sociologie,
vol. 12, no. 1, 2021, p. 77-91.
76. Geneviève PRUVOST, « Penser l’éco-féminisme. Féminisme de la sub-
sistance et éco-féminisme vernaculaire », Travail, genre et sociétés, no 42, p. 32
77. La notion de guérison des lignées, empruntée à la psychologie trans-
générationnelle et admettant que des traumatismes peuvent s’hériter de
génération en génération, est un thème constant du milieu.
78. Constance RIMLINGER « Féminin sacré et sensibilité éco-féministe.
Pourquoi certaines femmes ont toujours besoin de la Déesse », op. cit.
79. Entretien avec l’auteur, octobre 2021.
80. Samhain, amalgamée avec Halloween, fait partie (avec Lugnasad,
Imbolc et Beltane, ainsi que les quatre fêtes marquant les solstices et
les équinoxes) des huit célébrations de la Roue de l’Année celtique,
un calendrier remis au goût du jour par les adeptes et sympathisants

302
de la Wicca, de différents courants néo-païens, ou autres renouveaux
folkloriques, et de leurs dérivés. Samhain balise la transition vers la
période sombre de l’année, et le passage d’une année à une autre. De
nombreux récits en font une période propice à la communication avec
l’au-delà, notamment avec les esprits des défunts. La fête de la Toussaint
résulte de la christianisation de Samhain.
81. L’existence d’une ère matriarcale durant le néolithique a été portée
par des anthropologues telles que Maria Gimbutas, mais ne s’appuie pas
sur des preuves archéologiques suffisantes pour faire consensus parmi la
communauté scientifique. Cette thèse est fortement controversée.
82. La persécution de femmes accusées de sorcellerie est brandie
pour servir la cause du Féminin sacrée, mais elle a tendance à voiler
la complexité historique des persécutions. Les pouvoirs religieux
persécutaient notamment des scientifiques dont les discours n’avaient
rien à voir avec une connaissance ancestrale et spirituelle. Concernant
les femmes condamnées pour sorcellerie, ces dernières étaient commu-
nément accusées sans motif probant, par des femmes voisines, souvent
pour des conflits de voisinage.
83. Oliver SACK, Le Fleuve de la Conscience, Seuil.
84. Mentionnons ici, pour le coup, le neuromythe très populaire (la
presse n’y est pas pour rien) selon lequel notre cerveau aurait un hémis-
phère gauche siège de la logique analytique et mathématique, davantage
mobilisé par les hommes, et un hémisphère droit, siège de l’instinct et
de la créativité, quant à lui mieux investi par les femmes. En 2013, une
étude d’imagerie médicale pour le journal scientifique PlosOne portant
sur plus de 1000 sujets n’a pas pu faire la preuve d’une activité différen-
ciée des hémisphères.
85. Je pense à Laurence, mon initiatrice au chamanisme, laquelle, ayant
recours à « la langue des oiseaux » (procédé de jeu de mot visant à faire
apparaître un sens caché d’un ou plusieurs mots selon sa phonologie et
non son étymologie, ni sa grammaire), répète souvent : « la magie, c’est
l’âme agit. » Notons que si l’on entend le mot âme au sens de psyché
(âme est précisément la traduction, via le latin anima, du mot grec psy-
ché), comme le fait la psychologie, on peut trouver un terrain d’entente
entre la vision du monde de Laurence et une pensée plus rationnelle, à
travers le célèbre effet placebo, qui peut être pensé comme de «  l’âme
agit ». Et le recours à des déesses, ou toute autre entité, et de tout rituel,
est une manière d’imprégner, de marquer, de faire suffisamment adhérer
sa psyché à une symbolique, de manière à activer le dit effet placebo, de
sorte que « l’âme agit ».
86. L’exploration de pratiques alternatives, dans le cadre de la materni-
té et de l’éducation, peut prendre la forme de l’instruction en famille,

303
l’éducation bienveillante, le maternage proximal, et la réappropriation
de savoirs et connaissances.
87. Du Sanskrit bhajana, pour adoration, les bhajans sont des chants dé-
votionnels consacrés à diverses divinités hindoues. Leur objectif est de
concentrer l’attention du dévot sur le divin afin de réaliser ce dernier en
lui-même, dans le cadre du bhakti-yoga, le yoga de la dévotion. Plusieurs
écoles de yoga en Occident proposent des sessions où sont chantés des
bhajans, parfois même lors de cours se voulant séparés de tout ancrage
religieux.
88. Ce crudivoriste était un bel exemple de ce qu’un régime (alimen-
taire, pour le coup) peut devenir «  totali-terre », comme nous l’avons
évoqué au chapitre 6. En effet, l’hôte hollandais de Kenza l’accueillait
en échange non seulement de volontariat dans son jardin, mais aussi
à la condition qu’elle s’engage à s’abstenir de manger cuit tout au long
de son séjour en son édénique domaine. Je ne résiste pas à l’envie de
raconter cette croustillante anecdote  : le lendemain de ma rencontre
avec la jeune femme, je suis retourné près de la crique, pour lui apporter,
à sa demande, des pâtisseries achetées dans la ville voisine. Je me sentais
comme un trafiquant de drogue ou de contrebande, quand nous avons
dégusté en cachette ces douceurs cuites au four (les premières qu’elle
avalait depuis des semaines) tant Kenza guettait, l’air inquiet, dans toutes
les directions, de peur que le crudivoriste ne débarque de derrière un
avocatier pour la sermonner à cause de sa trahison.
89. Mentionnons à cet égard les lois du judaïsme (tradition « mère », en
quelque sorte, du christianisme et de l’islam) concernant la pureté et
l’impureté, s’appliquant, entre autres, aux femmes en menstruation, ou
venant d’accoucher. Elles sont alors dites «  impures  » (ce qui entraîne
une restriction de certaines activités, notamment sociales, religieuses ou
sexuelles), sans que cette appellation ait un caractère moral dépréciant le
corps des femmes. En effet, selon la pensée abrahamique, est pur ce qui
relève de la vie, et impur, ce qui a trait à la mort. Les menstruations, en
raison du fait qu’elles correspondent à une gestation qui n’a pas lieu, une
mort symbolique, génèrent donc un état d’impureté. Plus le potentiel
de sainteté est élevé, et plus le degré d’impureté est grand. En ce qui
concerne l’impureté d’une femme après accouchement, elle s’explique
en ce que, selon le Talmud, c’est Dieu lui-même, et non une cause se-
conde, qui s’implique directement dans chaque accouchement humain.
Autrement dit, l’intensité de présence divine, de sainteté, est à son cli-
max pendant la naissance. Après quoi Dieu se retire, et ce retrait, ce vide,
génère ainsi une impureté proportionnelle au degré de sainteté l’ayant
précédé. Notons que le mot saint, en hébreu qadosh, n’a pas d’abord de
connotation morale ou psychologique, et signifie la même chose que

304
sacré. La présence divine, source de toute vie, est donc la source du sacré.
Au passage, je ne résiste pas à faire remarquer deux éléments résonnants
entre enseignements juifs et féminin sacré contemporain. Selon la tra-
dition hébraïque, la lune est le véhicule du flux de présence divine irri-
guant la Terre. Et cette présence immanente, la Shekhinah, m’avait confié
le rabbin Gabriel Hagai, serait justement, selon la mystique juive, la di-
mension féminine de la divinité.
90. Entretien avec l’auteur, septembre 2020.
91. Cahiers de Sciences et Vie xxx
92. Judith BUTLER, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006.
93. Parmi eux : que les femmes seraient plus instinctives, davantage dans
la création et l’émotion, tandis que les hommes seraient plus dans la
protection, le mental, l’affrontement.
94. Constance RIMLINGER, « Féminin sacré et sensibilité éco-féministe.
Pourquoi certaines femmes ont toujours besoin de la Déesse », op. cit.
95. Ibid.
96. Ibid.
97. Notons, que d’après les résultats d’enquête de la chercheuse, « plus
que la sensibilisation à la religion ou à la spiritualité, c’est le fait d’avoir
eu des parents à gauche de l’échiquier politique, ou écologistes, qui se
démarque comme un premier déterminant sociologique des adeptes du
Féminin sacré ».
98. Entretien avec l’auteur, avril 2021.
99. Nadia, GARNOUSSI « Le Mindfulness ou la méditation pour la guéri-
son et la croissance personnelle : des bricolages psychospirituels dans la
médecine mentale », Sociologie, vol. 2, no. 3, 2011, p. 259-275.
100. Ibid.
101. Slavoj ZIZEK, « Une revanche de la finance mondiale », Le Monde
Diplomatique, 2005.
102. Propos recueillis par Sevin Rey dans, « Happycratie, l’essai qui dénonce
la tyrannie du bonheur, Madame Figaro, 14 septembre 2018, https://ma-
dame.lefigaro.fr/bien-etre/livre-happycratie-critique-injonction-au-bon-
heur-eva-illouz-edgar-cabanas-interview-auteurs-140918-150495
103. Une précision d’importance s’impose ici. Très souvent confondues,
aussi bien par leurs détracteurs que par ceux qui s’en revendiquent, la
psychologie positive est à distinguer de la « pensée positive ». Cette der-
nière, thème majeur de la mouvance du développement personnel, se
fonde sur une vision spiritualiste selon laquelle nous serions « les créa-
teurs de notre réalité », par un jeu de lois universelles indissociables de la
fameuse « loi de l’attraction ». Selon cette croyance, par nos pensées, nous
enverrions un message à l’Univers, lequel nous renverrait une existence
en correspondance avec cette « vibration » que nous émanons. La psycho-

305
logie positive au contraire, est un courant de recherches ayant vu le jour
aux Etats-Unis à la fin des années 1990, et qui étudie, méthodologie scien-
tifique à l’appui, les déterminants du bien-être, non seulement à échelle
des individus, mais encore à celle des groupes et des organisations.
Cette discipline va même parfois à l’encontre de la « pensée positive »
avec laquelle on la confond : par exemple, certaines découvertes de la
psychologie positive font valoir que la recherche obsessive du bonheur et
la concentration sur des pensées positives seules et le bannissement des
pensées négatives, ont tendance à produire le contraire de l’objectif visé.
Enfin, répondant à l’accusation faite à la psychologie positive d’être un
cheval de Troie du néo-libéralisme et du capitalisme, Gabriel Marais, di-
recteur de recherche au CNRS et dirigeant plusieurs travaux d’étude sur
la discipline, fait valoir sur Médiapart que les conclusions des recherches
en psychologie positive établissent « qu’un système d’organisation sociale
qui repose sur le confort matériel, centré sur l’individu, et qui stimule la
concurrence des uns envers les autres va complètement à l’opposé de
ce qui permet la promotion du bien-être humain. Un message de la
psychologie positive qui dément les critiques sur sa soi-disant promotion
du narcissisme et de l’individualisme. »
104. Le témoignage date de février 2022
105. Arnaud Desjardins était un réalisateur de l’ORTF Français qui s’est
rendu célèbre par des films documentaires, entre les années 1950 et 1970,
portant sur des saints et maîtres spirituels de l’orient traditionnel (boudd-
histes, hindous, soufis, etc.). Il rencontre en Inde Swami Prajnanpad, un
gourou enseignant la tradition de l’advaita vedanta, la doctrine indienne
de la non-dualité, qui devient son maître. Ce dernier accorde un intérêt
particulier pour la psychologie occidentale, qu’il estime utile, notam-
ment pour les Occidentaux qui se lancent dans une quête spirituelle en
présentant une base psychologique déséquilibrée. Sous sa guidance, Ar-
naud Desjardins a élaboré une synthèse des religions traditionnelles et
de la psychologie moderne, qu’il a partagé dans son ashram à Hauteville,
toujours en activité après son décès en 2011.
106. Par exemple, l’attitude répressive vis-à-vis des pulsions sexuelles,
qu’une certaine morale chrétienne aura tendance à réprimer, ce qui peut
provoquer une pathologie et une frustration pouvant rejaillir en des per-
versions qui pour le coup vont aussi bien à l’encontre de la santé que de
la sainteté ! Les traditions orientales auxquelles se réfèrent des auteurs
comme Arnaud Desjardins partagent avec le christianisme l’idée que les
passions sexuelles forment un obstacle au Salut, en obscurcissant l’es-
prit et en nous attachant au monde illusoire, mais elles proposent des
techniques visant à s’en détacher, à s’en désidentifier, voire à canaliser et
à transformer ces pulsions en énergies propices à l’élévation spirituelle,

306
comme c’est le cas dans les voies tantriques.
107. Le psychologue Carl Gustav Jung, étant allée plus loin que son maître
Sigmund Freud, a ajouté à la division du psychisme entre ça, moi et surmoi, la
notion de Soi. Jung a étudié les différentes voies religieuses dans une analyse
comparée, ainsi que la mythologie. Pour lui Le Soi est ce qui contient le psy-
chisme, il en est aussi le centre. Il est l’origine, le moteur et la fin du processus
d’individuation que chaque personne aurait à accomplir dans son existence.
108. Nous saisissons ici l’occasion d’observer que la tendance holistique
à l’hybridation psycho-spirituelle est loin de toucher seulement des per-
sonnes en dehors des cadres d’une religion. Nadia Garnoussi, dans sa
publication « Du spirituel au psy », étudie les évolutions de la mentalité
de nombreux chrétiens à ce propos. Elle note que parmi eux, s’élève une
posture qui, s’oppose à enfermement dans le seul discours de l’institu-
tion : « L’idée d’un cheminement hors des sentiers battus, qui engagerait
l’individu dans une démarche spirituelle plus authentique, mais aussi
dans celle d’une connaissance de soi approfondie. Celle-ci repose sur la
conception d’un soi positif non plus à combattre, mais à réhabiliter dans
une éthique du bien-vivre. Cet aggiornamento des valeurs chrétiennes
s’accompagne d’arguments défendant l’adaptabilité de la religion au
mouvement de l’histoire, refusant toute idée d’incompatibilité de celle-
ci avec les aspirations que la culture psy prend désormais massivement
en charge. » Dans cette optique, « c’est en soi que ce divin pourrait s’expé-
rimenter, non pas seulement en son esprit, mais dans un corps non-souf-
frant ». Cela en opposition avec un certain dolorisme catholique valori-
sant la souffrance comme voie d’accès à Dieu.
109. Sa présentation, dont je cite un extrait non-exhaustif, faute de place,
en dit long sur la très forte inclination à la multi-disciplinarité actuelle,
en matière psycho-spirituelle. Formé au tout départ par l’ostéopathe Pas-
cal Anselin en pratiques biodynamiques, il a approfondi son parcours
de praticien en confrontant différentes approches, à la fois énergétiques
par la médecine traditionnelle chinoise, indo-tibétaine et le reiki, et psy-
chologiques, en se spécialisant en thérapie relationnelle, en approche
systémique, en analyse transgénérationnelle et en Programmation Neu-
ro-Linguistique, qu’il a étudié notamment auprès d’Éric Leroy, Isabelle
Legueurlier, à l’Institut Cassiopée, ou encore à l’institut Généapsy. C’est
à travers ses multiples formations qu’il a développé une approche ana-
lytique et expériencielle en intégrant autant la neuro-biologie et la psy-
chanalyse que les pratiques chamaniques et le travail sur la spiritualité et
l’inconscient collectif.
110. Quand nous étions adolescents, qu’un camarade nous accusait d’une
tare, ou nous insultait, et qu’on ne savait pas trop quoi répondre, on lan-
çait parfois à notre offenseur : « Miroir » ! « C’est celui qui dit qui est »

307
Aujourd’hui, à l’âge adulte, quand on est engagé sur une démarche psy-
cho-spirituelle, quand on entend un reproche, on dit : « Je ne suis qu’un
contenant neutre sur lequel tu projettes ton monde  » ! Est-ce que des
notions comme « Nous sommes tous un », impliquant une interdépen-
dance collective, sont vraiment cohérentes avec des discours partagés par
ces mêmes personnes, et disant que chacun est responsable de sa propre
réalité, et que les zones d’ombre de chacun ne relèvent que de sa respon-
sabilité ? Comment peut-on proclamer l’unité de l’Univers tout en ren-
voyant chacun confiné dans sa bulle intérieure où on l’intime d’opérer
un travail sur soi ?
111. Entre 2015 et 2020, les signalements liés à des dérives sectaires santé
et bien-être ont doublé, passant de 214 à 412. Le secteur représente 38 %
des affaires traitées par la Miviludes entre 2018 et 2020. Environ 40 % des
signalements concernent des questions de santé ou de bien-être. Les signa-
lements dans ce domaine « ne cessent d’augmenter » et « touchent l’ensemble
du territoire ». 
112. Plusieurs témoignages de cheminants et de thérapeutes font ressor-
tir que la question des vies antérieures arrive souvent suite à une expé-
rience. Lors d’une séance avec un patient par exemple, une hypnothé-
rapeute me confiait qu’après avoir cherché en vain l’origine du blocage
émotionnel d’une patiente dans son enfance, puis dans ses ancêtres, la
vision d’un événement vécu à la première personne, qu’elle pouvait dé-
tailler, et qui n’appartenait pas à sa vie présente, s’est imposé à la patiente.
Ni cette dernière, ni la thérapeute n’étaient familiers ni croyants en la no-
tion de transmigration. C’est pourtant en accueillant ce “souvenir” qu’il
aurait été possible de dépasser le blocage de la patiente. Les thérapeutes
qui sont confrontés à ce genre de phénomène lors de leurs pratiques ne
concluent pas nécessairement à une preuve de la réincarnation. Certains
choisissent ne pas se prononcer et se contentent d’observer que les ac-
cueillir et sont utiles au processus de guérison psychique.
113. En contexte hindou et bouddhiste, où il est question respectivement
de réincarnation et de renaissance, la qualité d’une incarnation n’est pas
déterminée par un choix fait par l’âme avant la naissance, mais la qualité
d’une vie est déterminée par ses actions commises dans ses vies passées,
c’est à dire le karma, mot sanscrit se traduisant simplement par « action ».
Pour renaître dans une vie meilleure, il faut accumuler des mérites. Le
libre arbitre et le choix résident dans l’effort de faire le bien, ou de se
laisser aller au mal. Notons aussi que la notion de réincarnation existe
aussi dans la mystique du judaïsme, laquelle se fonde sur une lecture
approfondie de la Torah. Selon ces enseignements, dans sa fine pointe
appelée neshamah, le souffle ou l’haleine de Dieu en elle, l’âme humaine
est une avec le divin. En raison de cette unité on peut, selon le point de

308
vue, dire que cette âme divine choisit les modalités de sa vie à venir, ou
bien affirmer le contraire, à savoir qu’elle ne choisit pas de manière indi-
viduelle, puisqu’elle n’est pas séparée de la volonté divine, qui elle seule
décide de tout. La transmigration des âmes, selon cette tradition juive,
est la conséquence de la miséricorde divine laissant plus de temps à l’être
humain d’accomplir les commandements divins et de réparer ses fautes
avant le jugement dernier.
114. Roos VONK, Anouk VISSER, « An Expliration of Spiritual Supe-
riority : The Paradox of Self-enhancement », European Journal of Soicial
Psycgology, Volume 5, issue 1, février 2021, p. 152-165.
115. La première échelle, « orientation spirituelle », se rapporte à la me-
sure dans laquelle les gens essaient d’aider les autres à acquérir la même
sagesse qu’ils ont acquise. Il comprend des déclarations telles que « J’aide
les autres autant que possible sur leur chemin vers une plus grande sa-
gesse et perspicacité », « J’aide volontiers les autres à acquérir mes connais-
sances aussi » et « Je suis patient avec les autres, parce que je comprends
qu’il faut du temps pour acquérir les idées que j’ai acquises dans ma vie
et mon éducation. La deuxième échelle est « l’excès de confiance surna-
turelle », et elle englobe les capacités auto-attribuées dans le domaine
paranormal. Parmi les exemples d’énoncés, mentionnons « Je peux en-
voyer de l’énergie positive aux autres à distance », « Je peux entrer en
contact avec des personnes décédées » et « Je peux influencer le monde
qui m’entoure avec mes pensées ». La troisième échelle, « la contingence
spirituelle de l’estime de soi », mesure à quel point une personne tire son
estime de soi de sa spiritualité. Des exemples d’énoncés incluent « Ma
foi en moi augmente lorsque j’acquiers plus de sagesse spirituelle  » et
«  Lorsque j’acquiers de nouvelles connaissances spirituelles, cela aug-
mente mon estime de soi ». Dans les trois études décrites ci-dessous, les
chercheurs ont constaté que leur échelle de supériorité spirituelle est un
instrument valable. De plus, elle est significativement corrélée avec les
trois autres échelles. Il est également corrélé de manière significative avec
le narcissisme, l’estime de soi et d’autres variables psychologiques. Enfin,
elle est également corrélée, à des degrés divers, à diverses formes de for-
mation spirituelle.
116. Sevin REY, « Happycratie : l’essai qui dénonce la tyrannie du bon-
heur, » Madame Figaro, op. cit.
117. Les Asuras, dans la mythologie hindoue, explique Morgan Vasoni,
sont les fils de Diti, qui veut dire « limité, coupé ». Alors que les dieux
sont les fils d’Aditi, qui veut dire «  illimité  ». Conclusion : le désir de
toute puissance, le narcissisme, provient en réalité d’une division de
base : moi versus les autres. Il rapproche cette notion de celle du récit de
Lucifer, qui veut être Dieu à la place de Dieu.

309
118. Voici un petit florilège de prédictions issues du chapitre 40 du Lin-
ga Purana, texte shivaïte transcrit à partir du cinquième siècle de notre
ère. Ces « prophéties » reflètent comment leurs auteurs se représentent
l’ordre correct de leur société, en alertant de situations perçues par eux
comme contraires au dharma, qu’ils projettent dans un avenir. Ces boule-
versements sont de plusieurs ordres. Religieux : « Les livres sacrés ne sont
plus respectés » ; « La dégradation des vertus et la censure des puritains
hypocrites et moralisateurs caractérisent la période de la fin du Kali » ;
comportementaux : « Les hommes seront sans morale, irritables et sec-
taire » ; doctrinaux : « Dans l’âge de Kali se répandent de fausses doctrines
et des écrits trompeurs » ; judiciaires : « On tuera les fœtus dans le ventre
de leur mère et on assassinera les héros » ; sexuels : « Nombreuses seront
les femmes qui auront des rapports avec plusieurs hommes » ; politiques
: « Des voleurs deviendront des rois, les rois seront des voleurs » ; clima-
tiques : « Le dieu des nuages sera incohérent dans la distribution des
pluies » ; démographiques : « Il y aura beaucoup de personnes déplacées,
errant d’un pays à un autre » ; moraux : « Des hommes vils qui auront
acquis un certain savoir (sans avoir les vertus nécessaires à son usage)
seront honorés comme des sages  » ; culinaires (!) : «  De la nourriture
déjà cuite sera mise en vente » ; commerciaux : « Les commerçants feront
des opérations malhonnêtes. Ils seront entourés de faux philosophes
prétentieux » ; économiques et sociaux : « Il y aura beaucoup de men-
diants et de sans-travail  » ; Et mon préféré en ce qui nous concerne :
« Des aventuriers prendront l’apparence de moines avec la tête rasée et
des vêtements orangés, des chapelets autour du cou ». Notons que si cer-
taines de ces prédictions concordent avec certaines évolutions modernes,
d’autres s’en écartent : ces textes prédisent par exemple une baisse de
l’espérance de vie au moment où les bouleversements comme ceux cités
plus haut se produisent. C’est le contraire qui a eu lieu.
119. Gilles LIPOVETSKY, interviewé par Philippe NASSIF, «  L’artifice
est parfois la condition pour être soi », Le Figaro Madame, octobre 2021
https://madame.lefigaro.fr/societe/gilles-lipovetsky-sacre-authenticite-ar-
tifice-est-parfois-condition-pour-etre-soi-280921-198418
120. Entretien avec l’auteur, mai 202.
121. @curieuse.spiritualité.
122. Interviewé par le blog Citta Vritti, le sociologue développe : «  La
croyance en l’énergie est fondamentale et elle avait commencé au XVIIIe
siècle en Occident avec ce que l’on appelait le magnétisme animal à
l’époque. Ou avec la notion de fluide que l’on retrouve même chez Bal-
zac. Le fluide est compatible à la fois avec notre croyance industrielle
puisque l’on est dans un monde mouvant. Ça a l’air à la fois très matériel
et en même temps on peut lui donner une signification spirituelle parce

310
que c’est invisible. L’énergie elle-même devient un langage universel.
Que ce soit en Inde avec les chakras, le bindu, les nadis ou en Chine avec
le taoïsme, le Qi ou en Occident avec l’alchimie, l’hermétisme. L’éner-
gie peut être divinisée, faire l’objet d’un culte et être invisible en même
temps. Ces schèmes de croyance ont pu s’enraciner dans ce qu’on croit
savoir. C’est la raison pour laquelle le New-Age s’enracine dans la méca-
nique quantique, les nouvelles sciences, sur ce que l’on croit aujourd’hui
être la matière. »
123. « Le business ou l’art de servir la vie » est le titre d’une conférence
donnée en été 2022 au sommet de l’éco-spiritualité à Paris, par Léa Argel-
lies, coach personnelle pour porteuse de projets entrepreneuses.
124. La participation consciente est la somme qu’un participant souhaite
ou peut donner, en conscience pour ce qu’il a vécu. Aucun montant n’est
fixé ou proposé mais la participation est obligatoire. La participation
consciente fait généralement l’objet d’un temps d’explication de partage
au début mais également à la fin de l’activité. En donnant plus, on contri-
bue au développement et la réalisation de projets futurs de l’association
ou du praticien, et l’on peut compenser les participations inférieures au
seuil d’équilibre financier de l’activité.
125. Cf. Chapitre 5.
126. Facturer un enseignement spirituel, ou même un soin contenant
une dimension spirituelle demeure assez mal vu, parfois pour des rai-
sons inhérentes aux traditions spirituelles. Je pense à Sulayman, un ami
converti à l’islam soufi, et pratiquant la roqya, discipline islamique vi-
sant à guérir des maux occultes (comme la sorcellerie, l’influence néfaste
de djinns, ou encore le mauvais œil). Selon l’enseignement de la voie
traditionnelle dans laquelle il chemine, un accompagnement, un ensei-
gnement ou un soin donné avec une gratuité réelle, permet de bénéfi-
cier de grâces divines particulières, desquelles l’efficacité de la pratique
dépendent. Au contraire, une pratique spirituelle payante exposerait à
des influences invisibles plus douteuses, troubles, voire maléfiques. « J’ai
bien conscience que nous vivons dans une époque qui nous enjoint à ca-
pitaliser sur nos talents, nos passions, et mêmes nos dons spirituels, pour
pouvoir en vivre, néanmoins, c’est méconnaître les influences subtiles
qui se jouent derrière », met en garde ce croyant.
127. J’ai emprunté ce terme au philosophe Henri Corbin qui le définit
ainsi. « La fonction du mundus imaginalis et des Formes imaginales se dé-
finit par leur situation médiane et médiatrice entre le monde intelligible
et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles,
d’autre part, elle « imaginalise » les formes intelligibles auxquelles elle
donne figure et dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part
avec les Formes sensibles, d’autre part avec les Formes intelligibles. C’est

311
cette situation médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative
une discipline impensable là où elle s’est dégradée en « fantaisie », ne
secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergon-
dages. »
128. «  QAnon  » est une théorie et une mouvance conspirationniste
d’extrême droite venue des États-Unis, regroupant les promoteurs de
théories du complot selon lesquelles une guerre secrète a lieu entre
Donald Trump et des élites implantées dans le gouvernement, les milieux
financiers et les médias, qui commettraient des crimes pédophiles,
cannibales et sataniques. Mentionnons que plusieurs enquêtes ont mis
en lumière une corrélation entre croyances ésotériques ou spirituelles et
sympathie ou adhésion aux théories du complot. Dans une enquête de
2017 réalisée par la Fondation Jean-Jaurès, Conspiracy Watch et l’Ifop,
l’adhésion des Français à certaines thèses complotistes était calculée en
fonction de diverses variables, notamment la propension à consulter
un horoscope ! Cette enquête montrait notamment que le nombre de
personnes sensible à la thèse d’une complicité entre le ministère de la
Santé et l’industrie pharmaceutique sur la nocivité des vaccins était plus
importante chez les adeptes des horoscopes : 73 % contre 51 % chez les
Français ne consultant jamais leur horoscope. Selon l’étude, la croyance
dans les parasciences et le complotisme semblent relever des mêmes le-
viers sociaux et comportementaux et répondent au même rejet de l’ins-
titution, qu’elle soit politique, médiatique ou religieuse. Elle indique : «
Pour les individus adhérant à ces visions du monde et ces croyances, la
vérité ou les liens causaux entre différents événements ou phénomènes
ne seraient pas ceux que les discours officiels ou la science mettraient en
avant. Il conviendrait donc d’aller derrière le décor, dans les coulisses,
pour accéder aux véritables explications, qui nous seraient cachées par
idéologie, intérêt ou insuffisante avancée de la science. »
129. Abram est dans la Torah le nom d’Abraham avant que son dieu ne le
renomme en ajoutant la lettre hébraïque Hé (notre h) à son nom.
130. Marie LEMONNIER, Céline Béraud « L’Église catholique s’est en
partie dévitalisée, muséifiée », L’Obs, avril 2022 https://www.nouvelobs.com/
idees/20220424.OBS57564/celine-beraud-l-eglise-catholique-s-est-en-partie-
devitalisee-museifiee.html
131. (Genèse 12:1).
132. La lettre lamed ici, en hébreu, peut se traduire par « pour » ou « vers ».
133. Marc BONOMELLI, « Monothéismes : le Retour des sagesses
oubliées », Le Monde des Religions n°101.
134. Voir chapitre 9.
135. Notons que les histoires d’Abraham contées dans les midrashim
juifs, selon lesquelles il aurait détruit les idoles de la boutique de son

312
père, et aussi prié et adoré les astres dans sa jeunesse, se trouvent aus-
si déclamées dans le Coran. Dans une version et dans le style qui est
propre, le livre saint des musulmans se fait l’écho de la quête de Ibrahim
(le nom arabe de Abraham), en mettant en scène celui-ci, saisi d’une
crainte révérencielle envers la splendeur merveilleuse du soleil, source
de lumière et de vie pour tous les êtres sous le ciel, et pour la Lune,
laquelle demeure présente et brillante dans les ténèbres quand le pre-
mier disparaît à l’horizon. Un passage par l’idolâtrie chapeauté par la
permission divine, Dieu voulant que Ibrahim découvre son erreur par
un cheminement personnel. « Quand la nuit l’enveloppa, dit le Coran,
il observa une étoile, et dit : « Voilà mon Seigneur ! » Puis, lorsqu’elle
disparut, il dit : « Je n’aime pas les choses qui disparaissent ». Lorsqu’en-
suite il observa la lune se levant, il dit : « Voilà mon Seigneur !» Puis,
lorsqu’elle disparut, il dit : « Si mon Seigneur ne me guide pas, je serai
certes du nombre des gens égarés ». Lorsqu’ensuite il observa le soleil le-
vant, il dit : « Voilà mon Seigneur ! Celui-ci est plus grand » Puis lorsque
le soleil disparut, il dit : « Ô mon peuple, je désavoue tout ce que vous
associez à Allah. » (Coran 6 76-78).
136. David FLUSSER, « Abraham and the Upanishad », Immanuel, n° 20, prin-
temps 1986. http://www.etrfi.info/immanuel/20/Immanuel_20_053.pdf
137. Mot sanskrit, les Upanishads désignent un ensemble de textes (plus
de 200) considérés comme révélés et sacrés, et dont la totalité forme le Ve-
danta, littéralement la fin du Veda. Les Upanishads sont des commentaires
philosophiques posant les fondements théoriques de l’hindouisme, et in-
terprétant les Vedas (les textes fondamentaux de l’hindouisme composés
essentiellement de récits mythiques, d’hymnes aux dieux et de prescrip-
tions sacrificielles). Si beaucoup de ces Upanishads sont récents, d’autres
remontent à une période très ancienne : entre 700 et 300 avant J.-C. Leur
thème principal est la libération, la délivrance de l’homme du cycle des
morts et renaissances. À cette fin, l’homme doit déchirer le voile de l’illu-
sion qui le maintien dans l’ignorance de sa véritable nature, afin de réa-
liser l’identité entre le soi individuel (atman) et le Soi universel, l’absolu,
le divin (brahman). Dans cette optique, quête de Dieu et quête profonde
de soi reviennent au même.
138. D’autres traductions préfèrent « parole », ou « discours » à « son »,
que nous avons retenu ici.
139. David FLUSSER, « Abraham and the Upanishads », Immanuel 20,
op. cit.
140. Contrairement à notre pensée occidentale qui va tendre à distinguer
entre une chose et son nom, la première étant sa réalité, et le second une
étiquette que l’on ajoute à cette réalité déjà constituée, pour la mentalité
hébraïque et biblique, le nom est constitutif de la chose ou de l’être. Ici,
le nom d’une réalité désigne ce qu’elle est, elle indique son essence. C’est

313
par la méditation sur les noms divins que l’on peut connaître celui qu’ils
désignent.
141. Dans son ouvrage Les dévots du bouddhisme, Marion Dapsance détri-
cote les mythes que des Occidentaux « fatigués et spirituellement dému-
nis » ont projetés sur cette religion. »
142. Par respect pour la vie privée de sa majesté le djinn (ou parce que
son orthographe exacte a échappé à notre mémoire), nous avons (légère-
ment) modifié son auguste nom.
143. Cf. Chapitre « Ma sorcière bien likée ».
144. https://fr.timesofisrael.com/un-archeologue-affirme-avoir-trouve-la-
plus-vieille-inscription-en-hebreu/.
145. Si Aristote, Megasthène, Voltaire et maintenant plusieurs hindouistes
pensaient que Abraham et les hébreux descendaient des brahmanes in-
diens, les rabbins pensent l’inverse : les brahmanes descendent d’Abraham,
et ils auraient divinisé ce dernier en appelant le dieu créateur Brahma, et
l’absolu le Brahman. Ces différentes voix ne sont pas d’accord sur qui a
l’antériorité, mais toutes y voient un lien entre brahmanes et Abraham.
Est-ce seulement dû à la similitude de sonorités entre ces noms ?
146. Le rabbin ajoute  : «  Ce n’est que Lorsqu’Il se révéla à Abraham,
que l’une une des premières choses que Dieu lui dit fut que son des-
tin, de même que celui de ses descendants, transcendait l’influence des
constellations. Par conséquent, Abraham ne devait plus se soucier des
prédictions astrologiques. » https://www.chabad.org/library/article_cdo/
aid/361874/jewish/Abraham.htm
147. Marc BONOMELLI, « Comment je me suis fait virer d’une secte en
quatre jours », Vice. https://www.vice.com/fr/article/j5wmq8/comment-
je-me-suis-fait-virer-dune-secte-en-quatre-jours.
148. Dans son commentaire de la Genèse, André Chouraqui écrit à pro-
pos du Chêne de Moré qu’il s’agissait probablement d’un bosquet sa-
cré qui « abritait un voyant donneur d’oracles (morè), et peut-être aussi
quelques cultes de divinités païennes. Abram se rend dans les lieux de
culte locaux ».
149. D. BIALE, « The God with Breasts: El Shaddaï in the Bible », History
of Religions, no 20, 1982, p. 240-256.
150. Harriet Lutzky, professeur de psychologie au John Jay College, City
University de New York note que Shaddaï était un attribut d’une déesse
sémitique.
151. Jeanne BURGART GOUTAL, Être éco-féministe, Théories et pratiques,
L’échappée, 2020.
152. Du latin obedire, qui, plus fondamentalement, signifierait «  prêter
l’oreille » plutôt que « se soumettre ».
153. Jean-Marie Martin, décédé fin 2021, théologien, prêtre, et ancien
professeur de dogmatique à l’Institut catholique de Paris, dans le cadre

314
d’une soirée de l’Arbre à Saint Bernard de Montparnasse en 2003, ensei-
gnait à propos de la prière du Notre Père : « Quand je demande que soit
la volonté de Dieu, je demande que moi-même, dans mon insu, je sois
accompli selon l’insu de moi-même, selon mon avoir-à-être que je ne
connais pas. [...] Alors, quand je demande « Que ta volonté soit faite », je
demande que soit accomplie ma semence (mon avoir-à-être), je demande
la liberté. La liberté ne consiste pas à faire ce que mon je empirique veut
ici ou là. La liberté est d’être libéré pour l’accomplissement de mon être
profond, de mon être insu. »
154. « Il en est du royaume de Dieu comme quand un homme jette de
la semence en terre ; qu’il dorme ou qu’il veille, nuit et jour, la semence
germe et croît sans qu’il sache comment. La terre produit d’elle-même,
d’abord l’herbe, puis l’épi, puis le grain tout formé dans l’épi et, dès que
le fruit est mûr, on y met la faucille, car la moisson est là » (Marc 4 :26
-29). Remarquons que Jésus attribue la mise en œuvre de la production
non pas à Dieu mais à la Terre !
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