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Direction éditoriale 

: Stéphane Chabenat
Éditrice : Tiphaine Aubé
Conception graphique et mise en pages : Soft Office
Conception couverture : olo.éditions
 
Les éditions de l’Opportun
16 rue Dupetit-Thouars
75003 Paris
www.editionsopportun.com
Jean-François Marmion

5
CAILLOUX
À RETIRER DE VOTRE CHAUSSURE

Les éditions de l’Opportun


Sommaire
Avant d’entrer en piste…
Générique. Les dix-huit psys et leurs cailloux respectifs
Caillou 1 :
« J’ai peur de souffrir »
La métaphore et ses échos
En route ! Vers la vie, pas vers le bonheur
Le piège du tout, tout de suite
La peur, anticipatrice de souffrances et frustrations
La grande traversée
Surprotection de soi, surprotection des autres
Caillou 2 :
« Je ne peux pas couper le cordon »
On ne naît pas libre, on le devient
Les liens invisibles
Dépendances familiales
Le passé explique (peut-être), mais ne résout rien
Les nouvelles dépendances
Autonomie, oui ! Indépendance, non !
Caillou 3 :

« Je ne mérite pas d’être heureux »


Le biais de négativité
Au bal des ruminations
La négativité contre soi-même
Le poison de la culpabilité
L’estime de soi conditionnelle
La fausse bonne idée du perfectionnisme
La procrastination, un voyage aux calendes grecques
Exister par soi-même
Devenir son meilleur ami (et non son procureur)
Caillou 4 :

« Je ne prends pas soin de moi »


Ne plus se voir en peinture jusqu’à se perdre de vue
Le masque qui nous défigure
« Faux self » et « vrai moi » : à quel soi se vouer ?
Fixité : attention, danger
Désirs évolutifs
S’amuser… sans victimes
Narcisses et baudruches
Caillou 5 :

« Mon chemin n’a pas de sens »


Le déni, remède pire que nos maux
De la difficulté de suivre un chemin qui ne peut que mal finir
La nécessité d’accepter
Notre part de responsabilité
De l’absolutisme à la raison
Choisir une boussole
Le sens, ingrédient majeur du bonheur
Bon… Y a plus qu’à…
Conclusion

Cinq derniers pour la route…


Avant d’entrer en piste…
«  Quels sont les cinq cailloux à retirer de sa chaussure pour mieux
emprunter son chemin de vie ? » La question, lancée par mon éditeur, était
tellement bonne que je ne me l’étais jamais posée. Avancer une réponse
sous forme de livre était risqué, le propre d’une interrogation existentielle
étant qu’elle ne permet guère de certitude. Ou alors, on l’a mal comprise.
Sinon, on s’autorise une posture de sage ou un rien dogmatique, c’est
parfois la même chose et c’est dangereux. Or je n’ai rien d’un gourou, et je
me vois mal en bonze.
Alors l’idée m’est venue  : si je faisais le chef d’orchestre et laissais de
grands solistes jouer à ma place ? Si je menais l’enquête auprès de confrères
et consœurs psychologues que j’ai déjà croisés et que j’apprécie  ? Si j’en
choisissais une dizaine dotés de théories, de pratiques, de personnalités, de
styles, d’âges complètement différents, pour que tous me livrent leur liste
de cinq cailloux, à quoi aboutirais-je  ? À un gigantesque capharnaüm
montrant que la question n’appelle aucune réponse assurée  ? Ou cinq
cailloux consensuels allaient-ils miraculeusement se dégager de ce feu
d’artifice ? Me retrouverais-je avec un tas de gravillons informes, ou bien,
en les tamisant, cinq pépites allaient-elles apparaître ? Je me suis donc lancé
dans l’entreprise en débauchant finalement dix-huit psys, au sens large du
terme  : psychologues, psychanalystes, psychiatres, psychothérapeutes,
psychopraticiens (les électrons libres du champ psy), et coachs.
Ma collecte terminée, il a fallu trier, mettre de l’ordre dans cet
amoncellement. Certains cailloux ont surgi tout de suite, tant leur évocation
s’avérait fréquente, parfois sous des noms légèrement différents  : alors il
n’y avait qu’à se baisser pour ramasser. D’autres sont apparus plus
tardivement en faisant coïncider leurs fragments, de même qu’un
archéologue s’aperçoit que différents débris appartenaient
vraisemblablement au même silex. Les cinq catégories me parurent
finalement cohérentes sans qu’il me soit besoin de les remplir
artificiellement ni de retailler les cailloux pour les insérer de force. Ce livre
constitue ainsi une piste de réflexion, ou un guide de voyage, dans lequel je
ne prétends pas avoir recueilli des Commandements. Bien sûr, le résultat
aurait été légèrement différent si je m’étais mis en quête de quatre cailloux,
ou bien six. Mais pas tant que cela, et la tonalité générale aurait été la
même.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, savez-vous comment les Romains
qualifiaient un caillou pointu dans la chaussure ? De « scrupulum ». Eh bien
voilà  : j’aurais des scrupules à écrire un livre entier à partir de ma liste
personnelle, mais je n’en ai aucun à vous présenter celui-ci ni à remercier
chaleureusement et sincèrement les dix-huit interviewés qui se sont prêtés à
l’exercice alors qu’ils n’avaient rien demandé, les pauvres. Je crois bien
qu’avec mes idées saugrenues, je suis devenu leur sixième caillou. (Dieu
merci, leurs pieds sentent très bon.)
Générique
Les dix-huit psys et leurs cailloux
respectifs
Marie-Frédérique Bacqué
• Psychanalyste et professeure de psychopathologie à l’université de
Strasbourg, directrice de l’unité de recherche Subjectivité, lien social et
modernité
• Ses livres  : Les Psychothérapies analytiques en oncologie (avec Sylvie
Pucheu, Lavoisier Sciences, 2015), et Le Deuil (Que sais-Je ? Gallimard,
8e éd., 2020).
• Ses cinq cailloux : la perte d’un objet, l’inaptitude à la perte, l’inaptitude
au deuil de soi, l’ignorance de sa sexualité, ne pas connaître son
fonctionnement psychique.

Corinne Cosseron
• Formatrice, fondatrice de la rigologie, de l’École internationale du rire
et de l’Institut des sciences du bonheur
• Ses livres : Le Yoga du rire (avec Linda Leclerc, Guy Trédaniel, 2011) et
Rire pour booster sa joie de vivre (ESF, 2016).
• Ses cinq cailloux : la peur, la procrastination, le manque de confiance en
soi, le perfectionnisme, se prendre trop au sérieux.
Jean Cottraux
• Psychiatre et psychothérapeute
• Ses livres : Tous narcissiques (Odile Jacob, 2017) et Sortir des émotions
négatives (Odile Jacob, 2021)
• Ses cinq cailloux : les cinq « P » ; le pessimisme, le perfectionnisme, la
procrastination, la prétention, la perte d’autonomie.

Boris Cyrulnik
• Neuropsychiatre
• Ses livres  : Sauve-toi, la vie t’appelle (Odile Jacob, 2012) et La nuit,
j’écrirai des soleils (Odile Jacob, 2019)
• Ses cinq cailloux  : écouter les conseils, rester seul, négliger son corps,
être perfectionniste, ne pas donner de sens.

Alain Delourme
• Docteur en psychologie, auteur d’une douzaine d’ouvrages
• Ses livres : La Thérapie prospective (Les Impliqués Éditeur, 2014) et La
Paix intérieure (Enrick B. Éditions, 2022)
• Ses cinq cailloux  : se focaliser sur le passé, la négativité, privilégier
l’individuel au collectif, mépriser le jeu, la primauté du matériel par
rapport au spirituel.

Émilie Devienne
• Vice-présidente de la Société française de coaching
• Ses livres  : Savourons le silence. Pour se reconnecter à soi (Eyrolles,
2020) et Ces animaux qui nous font du bien. Les comprendre, les aimer et
les protéger (Eyrolles, 2022)
• Ses cinq cailloux : le refus de la souffrance, l’irresponsabilité, la relation
aux parents, la peur, le manque de confiance en soi.

Gustave-Nicolas Fischer
• Professeur  de psychologie sociale et directeur du laboratoire de
psychologie à l’université de Metz
• Ses livres : Guérir sa vie. Un chemin intérieur (Odile Jacob, 2015) et Les
Bases de la psychologie de la santé (avec Cyril Tarquinio et Virginie
Dodelier, Dunod, 2020)
• Ses cinq cailloux  : la fixité, s’inscrire dans des certitudes, la perte de
conscience, le manque de perspectives, la psychologie illusoire.

Laurie Hawkes
• Psychologue clinicienne et psychothérapeute, cofondatrice de l’École
d’analyse transactionnelle. Paris-Île-de-France
• Ses livres  : Surmonter sa peur de l’autre. Retrouver confiance en sa
capacité à créer du lien (Eyrolles, 2022) et La Force des introvertis. De
l’avantage d’être sage dans un monde survolté (Eyrolles, 2022).
• Ses cinq cailloux : la peur, l’autodénigrement, négliger de penser à soi, la
pression, porter le poids de la dette.

Tobie Nathan
• Professeur émérite de psychologie à l’université Paris-VIII,
ethnopsychiatre, fondateur du centre Georges Devereux
• Ses livres  : Les Âmes errantes (L’Iconoclaste, 2017) et Secrets de
thérapeute (L’Iconoclaste, 2021)
• Ses cinq cailloux : croire qu’on n’a pas de cailloux, ignorer nos liens aux
ancêtres, à la famille, ignorer nos dons, nos liens aux invisibles.
Emmanuelle Piquet
• Psychopraticienne et directrice du centre Chagrin scolaire
• Ses livres  : Mon ado, ma bataille (Payot, 2017) et Je combats ce qui
m’empêche d’apprendre (Albin Michel, 2019)
• Ses cinq cailloux : le déni des cailloux, vouloir les faire exploser, retirer
le caillou de la chaussure d’un autre, vouloir épargner les cailloux à ses
enfants, croire qu’il faut toujours enlever les cailloux.

Didier Pleux
• Docteur en psychologie et psychothérapeute
• Ses livres  : Le Complexe de Thétis (Odile Jacob, 2017) et Comment
échapper à la dictature du cerveau reptilien (Odile Jacob, 2021)
• Ses cinq cailloux  : rompre avec le bon sens, l’intolérance aux
frustrations, l’irresponsabilité, l’estime de soi conditionnelle, refuser la
réalité.

Xavier Pommereau
• Psychiatre, il a ouvert la première unité hospitalière française
spécifiquement dédiée aux jeunes suicidaires au centre Jean Abadie
• Ses livres : Nos ados.com en images. Comment les soigner (Odile Jacob,
2011) et Le Goût du risque à l’adolescence. Le comprendre et
l’accompagner (Albin Michel, 2016)
• Ses cinq cailloux : la dépendance aux parents, la dépendance à la fratrie,
étouffer sa vocation, ignorer le désir de mobilité, ignorer l’évolution
sexuelle.

Nicole Prieur
• Philosophe, psychologue et hypnothérapeute
• Ses livres : La Famille, l’argent, l’amour. Les enjeux psychologiques des
questions matérielles (Albin Michel, 2016) et Les Trahisons nécessaires.
S’autoriser à être soi (Robert Laffont, 2021).
• Ses cinq cailloux : le manque de confiance en soi, la dépendance, la peur
du changement, la culpabilité, les loyautés invisibles.

Catherine Roumanoff
• Hypnothérapeute et conférencière
• Ses livres  : Journal d’une hypnothérapeute (Eyrolles, 2016) et Journal
d’une chercheuse en bonheur (Eyrolles, 2020)
• Ses cinq cailloux : l’ignorance de son monde intérieur, persévérer dans ce
qui ne marche pas, l’autocritique, le perfectionnisme, la culpabilité.

Georges-Elia Sarfati
• Professeur  des universités, directeur scientifique de l’École française
d’analyse et de thérapie existentielles (Logothérapie), il est traducteur
des ouvrages de Viktor Frankl en langue française (Éditions Dunod)
• Ses cinq cailloux  : le bonheur –  une chimère, l’épreuve  – un impensé,
déterminisme/conditionnement, un fatalisme imaginaire, limites –  triade
tragique/et… positives, méconnaissance, ou l’anticuriosité.

Rebecca Shankland
• Professeure des universités en psychologie du développement à
l’université Lumière Lyon 2, responsable de l’Observatoire du bien-être à
l’école (OBE), responsable de l’Observatoire de la parentalité et du
soutien à la parentalité (OPSP)
• Ses livres : La Psychologie positive (Dunod, 3e éd., 2019) et Ces liens qui
nous font vivre (avec Christophe André, Odile Jacob, 2020)
• Ses cinq cailloux  : le biais de négativité, l’autocritique, différer son
engagement, confondre autonomie et indépendance, avoir une mauvaise
hygiène de vie.

Yves-Alexandre Thalmann
• Professeur de psychologie au Collège St-Michel à Fribourg, formateur
• Ses livres : S’accepter pour être heureux (Jouvence, 2019) et Motivations
(HumenSciences, 2022)
• Ses cinq cailloux  : se tourner vers le passé pour essayer de changer,
réduire le bonheur au bien-être, croire que quand on veut on peut,
chercher son vrai moi, s’adonner à la rumination.

Saverio Tomasella
• Psychanalyste
• Ses livres  : Renaître après un traumatisme (Eyrolles, 2011) et Lettre
ouverte aux âmes sensibles qui veulent le rester (Larousse, 2021)
• Ses cinq cailloux  : la toute-puissance, se mettre au centre, le déni de la
mort, la jouissance immédiate, la dépendance infantile.
Caillou 1

« J’ai peur de souffrir »


La métaphore et ses échos
« Enlever les cailloux de ses chaussures ? » L’expression inspire d’emblée
une réflexion au psychologue Georges-Elia Sarfati  : «  Elle suggère que
ces petits morceaux de minéraux empêchent le marcheur d’avancer à son
pas, d’aller à son rythme, parce que son mouvement est gêné par la
présence d’obstacles presque imperceptibles, mais encombrants et
douloureux qui ralentissent sa progression. Les cailloux encombrent la
marche, comme la paille dans l’œil obstrue la vue et déforme le champ de
vision. On pourrait multiplier ces images qui nous parlent toutes de la
formidable force incapacitante de certaines situations. En tout cas, celle du
caillou dans la chaussure illustre bien, par analogie, l’idée que certaines
attitudes que nous adoptons (croyances, postures, habitudes) peuvent
limiter la dynamique de notre vie, autant sinon davantage que de
petites aspérités rocailleuses lorsque nous voulons marcher d’un bon pas.
Ces attitudes amenuisent notre puissance d’exister, en restreignant
considérablement les possibilités qui nous sont a priori offertes de déployer
notre désir et nos talents. »
La métaphore du caillou sur le chemin tient donc la route, si l’on peut dire.
Elle évoque une expérience que nous connaissons tous. Nous pouvons tous
jouer à identifier les nôtres, chercher depuis quand ils nous encombrent, et
surtout, pourquoi diable on ne parvient pas à s’en débarrasser. La métaphore
encourage les réflexions aussi multiples que vertigineuses, mais, quelles
que soient nos réponses personnelles, on n’échappe pas au principe général
qui veut qu’on ne peut pas ne pas avoir de cailloux. Tout au long de sa
vie. Il en apparaît sans cesse  : échecs, deuils, humiliations, ruptures,
incapacités, regrets, remords, traumatismes, agressions, anxiétés, maladies,
incompréhension, vieillissement… De même que le besogneux Sisyphe
passe son existence à remonter sans cesse le rocher qui va fatalement
redégringoler la pente, nous enlevons nos cailloux ou croyons le faire, mais
il en reste, et de nouveaux rejoignent leurs petits copains. Qu’on se sente
nanti de bottes de sept lieues ou d’une pantoufle de vair, on en trimballe son
lot. Et le pauvre Neil Armstrong, sur la Lune, n’y a peut-être pas échappé :
poussière et pierres partout ! « C’est un petit pas pour l’Homme… ouille ! »
Dans un tank, on serait plus tranquille. Mais il se trouverait bien une
caillasse pour gripper la machine.

En route ! Vers la vie, pas vers le bonheur


« Le premier problème qui m’apparaît d’emblée, c’est de croire qu’on n’a
pas de cailloux », résume l’ethnopsychiatre1 Tobie Nathan.
Nous commençons par un paradoxe voulant que le premier obstacle, c’est
refuser qu’il puisse y avoir obstacle. Attendre que la vie se révèle un long
fleuve tranquille sans remous ni tourbillons, ni prédateurs, ni noyade
possible, ni clapotis : un bloc de glace ou une triste flaque, donc. Le chemin
de vie sans cailloux n’existe pas, il n’est pas possible de les éviter tous, ni,
une fois qu’on en écope, de toujours s’en débarrasser. Et bien heureux si on
ne les fait pas entrer soi-même  ! Autant d’aspérités, d’accidents, de
désagréments sur une voie qu’on aimerait lisse et toute tracée… au risque
de s’ennuyer un brin, peut-être. Nous atteignons la première vérité du
bouddhisme, j’ai nommé l’inéluctabilité de la souffrance, quelle que soit sa
variété, son intensité, sa récurrence, sa place discrète ou prépondérante, sa
signification pour chacun de nous.
«  Dieu sait que j’ai publié moi-même des livres de développement
personnel, s’amuse la coach Émilie Devienne. Pourtant, être heureux, c’est
bien mignon, mais il faut aussi accepter que la souffrance fait partie de la
vie. On n’est pas heureux 24 h/24, ce n’est pas possible. » Comme son nom
l’indique, le chemin de vie n’est pas la ligne de chance ni un aller simple
vers le bonheur sur une voie pavée de roses. Vivre, c’est tout éprouver.
Même ce dont on se passerait bien. « Les moments difficiles font partie de
la vie et le bonheur doit être un chemin, pas une injonction, rappelle Émilie
Devienne. Car l’injonction au bonheur nous rend encore plus malheureux
que d’habitude : “Si je dois être heureux… c’est que je ne le suis pas !” »

Zoom
Georges-Elia Sarfati :

Comment le bonheur est devenu une injonction


«  L’injonction au bonheur est d’autant plus délétère qu’elle relève souvent
moins d’une quête philosophique que de l’écoulement d’une marchandise
industrielle  », à en croire  Georges-Elia Sarfati. «  Il y a un peu plus de
deux siècles, au moment de la Révolution française, un idéal collectif inédit
germa dans l’esprit des philosophes  : “Le bonheur est une idée neuve en
Europe”. Cette formule marquait la rupture avec un ordre ancien, et la
naissance d’une autre manière de concevoir le bien commun, désormais
compris comme bien de la majorité. En un peu plus de deux  siècles, cette
idée neuve est devenue un impératif éthique. Encore faut-il rendre compte
de ce qui s’est produit : un changement de mentalité lié à l’apparition d’une
économie de type industrielle, axée sur la production de masse. Ce qui a
sous-tendu cette progression, c’est la volonté de rendre accessible au plus
grand nombre le droit à l’avoir, entendu comme formule exclusive d’un
bonheur matériel. Les évolutions de ce modèle sont indissociables de l’essor
d’un individualisme de marché, pour lequel le repli sur l’espace privé est
devenu synonyme de seule condition du bonheur. À notre époque,
l’impératif industriel du “bonheur” a fini par s’incarner dans une idéologie du
bonheur, seul horizon revendiqué par la plupart de nos contemporains. Mais
le bonheur ainsi entendu est une chimère, puisqu’il se fonde sur la
confusion entretenue de l’avoir et de l’être, et surtout sur
l’indifférenciation des notions de réussite (sociale) et d’accomplissement
(singulier). Il n’est pas jusqu’aux nombreuses propositions de
“développement personnel” qui n’entretiennent cette confusion. La
prétention au bonheur vire de nos jours à l’impératif de la loi du bien-être,
qui est le comble de la dépersonnalisation. Le bonheur est une chimère
parce qu’il n’est pas une valeur en soi ni un but que l’on peut
raisonnablement décider d’atteindre pour lui-même, mais la conséquence
d’un ensemble de choix appliqués à accomplir certaines valeurs (l’amour, la
responsabilité, la dignité). Il en résulte que ce premier caillou constitue le
premier véritable obstacle, puisqu’il peut faire croire qu’une vie privée de
bonheur serait privée de sens. »

Le piège du tout, tout de suite


À défaut d’un lointain bonheur qui tient du miroir aux alouettes pour peu
qu’il se voie rabaissé à un bien de consommation, on peut se sentir tenté par
des plaisirs accessibles, faciles, pour agrémenter notre chemin. Pourquoi
pas  ? Mais la foire aux plaisirs recèle du naturel comme du superflu, du
fécond comme du stérile, du délectable comme de l’addictif, Épicure
l’enseignait déjà. Or certains plaisirs n’en sont pas réellement, mais
confinent à ce que le psychanalyste Saverio Tomasella appelle la
jouissance. « Par jouissance, je n’entends pas le bonheur partagé, la joie,
la jubilation, ou “le plaisir” tout simplement, mais plutôt la recherche de
satisfaction immédiate, en refusant la frustration. Cette jouissance nous
pousse à l’envie, à en vouloir aux autres parce qu’ils ont plus ou ne nous
donnent pas ce qu’on attend, donc à n’être jamais satisfait, et à nous
complaire dans la revendication insatiable. Une telle posture nous pousse à
refuser l’inconfort nécessaire à toute voie d’apprentissage et
d’évolution, en négligeant la connaissance, de soi, de la relation, de la
vie. En étant gavé, je ne prends pas le temps de découvrir ce qui se passe
dans les moments de manque. J’ignore la patience, la persévérance, la
continuité qui permettent de se réaliser et battent en brèche l’injonction
New Age de “l’instant présent”, de l’immédiateté, comme si rien ne pouvait
arriver à la fin de la journée ou le lendemain, ou plus tard encore. Nous
devons réintégrer que le temps est dilaté, et que certaines perspectives sont
nécessairement lointaines. »
Le psychologue Yves-Alexandre Thalmann appelle à la méfiance envers
ces jouissances immédiates et éphémères qui font de nous des insatiables
étourdis par nos caprices  : «  Croire que quand on veut, on peut… Je l’ai
entendu à l’envi pendant mon enfance », soupire-t-il. Celui qui ne parvient
pas à réaliser ses objectifs n’aurait pas assez de volonté. Le psychologue
George Ainslie2 a particulièrement étudié le mécanisme psychique qu’on
appelle la « dévalorisation hyperbolique  » (voir encadré). Notre cerveau a
tendance à surévaluer les récompenses imminentes et à dévaloriser les
récompenses lointaines.

Zoom
Saverio Tomasella :

Qu’est-ce que

la « dévalorisation hyperbolique » ?
« Préférez-vous que je vous donne 100 € tout de suite, ou 110 € demain ? La
réponse donne lieu à discussion. Mais préférez-vous 100  € dans trois cent
soixante-cinq jours ou 110  € dans trois cent soixante-six jours  ? Là, c’est
l’unanimité : tout le monde part du principe que quitte à attendre un jour de
plus, ce serait bête de se contenter de 100  €. Mais c’est un biais cognitif  !
Pourquoi attendre pour gagner plus dans un an, mais pas demain ? Un jour,
c’est un jour, et 10 €, c’est 10 €. Nous dévalorisons donc une récompense en
fonction du temps, et suivant une courbe hyperbolique  : un tout petit
moment fait perdre beaucoup de valeur subjective, mais une longue durée
fait perdre beaucoup moins de valeur. Quand on voit arriver la récompense,
qu’elle est imminente, c’est une “actualisation hyperbolique”. En
conséquence, il arrive forcément un moment où l’on va subir un
renversement des préférences. Autrement dit, on va opter pour une petite
récompense immédiate au détriment d’une grande récompense
lointaine. Le fumeur préfère la petite récompense immédiate, plutôt que la
grande récompense nettement plus valorisée qu’est la santé, dans dix ou
quinze  ans. Ou bien, si je suis un régime alimentaire, ma récompense
lointaine est d’être mince et en forme, mais face à une pâtisserie, le
renversement des préférences me fait opter pour la petite récompense
immédiate. Si je suis un peu fatigué ou bouleversé par des émotions, le
renversement va être encore plus probable. On peut aussi expliquer les
addictions par ce mécanisme. Ce n’est donc pas une question de volonté, de
résistance à la tentation, puisque notre cerveau est câblé pour faire passer
les petites récompenses immédiates devant les plus lointaines mais plus
importantes. Tôt ou tard… 
Par chance, annonce Saverio Tomasella, on dispose de l’antidote, qu’on
appelle le “préengagement”. On le voit déjà dans la mythologie grecque,
avec Ulysse qui demande à ses marins de le ligoter au mât de son navire
pour ne pas céder au chant des Sirènes. Il s’agit d’anticiper ses décisions
plutôt que de les prendre sur le moment et d’être sujet au renversement des
préférences. On peut imaginer un système pour permettre de n’avoir accès
qu’à une cigarette par jour, à un moment précis, ou d’ouvrir un compte
bancaire qui n’autorise pas les retraits avant une certaine date. Si je me fie
uniquement à ma propre volonté, je ne risque pas d’aller bien loin. Si je fais
en sorte de barrer les issues défavorables et de me ligoter suffisamment bien
au mât de mon navire, alors je pourrai atteindre mes objectifs à long
terme. »

Le psychologue Didier Pleux ne peut que revenir sur un thème qui lui est
cher face à cette fringale d’immédiateté, celui de l’intolérance aux
frustrations : « Je ne parle pas de frustrations au sens de masochisme ou de
vision cynique de la vie. La frustration ne veut pas dire castrer ou limiter,
mais faire des efforts, se situer dans une zone d’inconfort, pour rééquilibrer
l’adversité rencontrée dans les aléas de l’existence. Je suis en train de lire
le psychologue canadien Paul Bloom3, qui explique qu’on ne peut
s’épargner de souffrir si on veut être heureux. Le tout est d’équilibrer notre
principe de plaisir avec une discipline de vie pour éviter l’immédiateté et le
court terme. Car les gens que je vois en psychopathologie sont soit dans
l’immédiateté (je veux tout, tout de suite), soit dans l’absence du plaisir de
vivre, l’inhibition, la restriction. L’augmentation du seuil de tolérance aux
frustrations doit se faire dans un cadre de vie positif. Il ne s’agit pas d’être
archi zen et de s’interdire un kebab ou un McDo. Simplement, peut-on
profiter de la vie, des petits plaisirs, sans glisser sur une pente sans fin  ?
C’est une question de tempérance  : on n’a pas à refuser le biologique, le
côté animal ni à oublier qu’on est aussi un animal moral. Il s’agit de jouir
de notre animalité tout en humanisant le désir. Quand je recherche
le pourquoi du comment de certaines pathologies, je trouve souvent non pas
de la carence affective, mais de la carence éducative. Un enfant qui n’a
jamais appris l’effort, le difficile, le contraignant, et qui marche
uniquement à l’envie. L’envie, oui, mais avec de la tempérance. »

La peur, anticipatrice de souffrances

et frustrations
Le bonheur n’est pas une promesse, et le plaisir immédiat est une fin en
soi… sans fin. La frustration qui en résulte constitue déjà une souffrance :
les événements, les gens, ne seront pas toujours tels que nous voudrions
qu’ils soient. Et redouter la souffrance, c’est avoir peur. « Pour moi, avoue
Laurie Hawkes, spécialiste de l’analyse transactionnelle4, la peur a été un
caillou massif, et non pas seulement dans ma chaussure mais sur le chemin.
Il bouchait tout le passage… Peur d’affronter le monde, de la réprobation,
du jugement, que les gens ne nous aiment pas, dans le fond, c’est bien la
peur de l’autre. Qu’il ne soit pas accueillant. L’idée de faire un exposé à
la fac me faisait physiquement mal. Je me disais : “Peut-être que je vais me
flinguer avant…” Maintenant je peux en rire, parce que c’est loin. Mais
c’est un énorme blocage, paralysant, pour beaucoup de gens. Une situation
de stress qui provoque trois réponses classiques, suivant les tempéraments :
certains vont aller au combat pour surcompenser, d’autres se figent en
espérant que personne ne les verra. D’autres encore fuient, comme je le
faisais. En analyse transactionnelle, la peur s’inscrit dans l’état du Moi5
Enfant. »
Corinne Cosseron, spécialiste des émotions, raconte combien la peur sait
se dissimuler derrière les problématiques les plus diverses  : «  Des gens
viennent me voir en consultation privée pour m’expliquer qu’ils n’ont pas
d’humour. Ils se sentent agressés dès que quelqu’un sort une vanne devant
eux. C’est une faiblesse, et un vrai problème ! Il faut trouver la fragilité qui
est derrière. De quoi ont-ils peur ? D’être ridicules, pas à la hauteur, de ne
pas comprendre l’humour  ? De souffrir  ?  » Selon elle, la peur est un
élément omniprésent dans notre vie. «  Un courant américain autour de
l’écrivaine Marianne Williamson ramène tout à deux émotions : l’amour, et
la peur. Quand on n’est pas dans l’amour, n’importe quelle émotion est
réductible à une peur sous-jacente. Par exemple, nous sommes tristes
quand nous perdons quelqu’un, mais en fait nous avons terriblement peur
de vivre sans lui… Personnellement, la grande émotion qui m’a longtemps
cassé les pieds, c’est la colère. Rien de ce que je faisais pour soigner cette
colère ne fonctionnait. Un jour, dans un cours, j’expliquais que dans
certaines familles, par exemple, les hommes n’ont pas le droit de pleurer,
mais ont le droit de se mettre en colère. Et je me suis rendu compte à cet
instant-là que mes propres colères étaient systématiquement liées à
des peurs. Si un de mes enfants traversait la rue et que j’avais peur qu’il
se fasse écraser, au lieu de pleurer en me disant que j’avais failli le perdre,
je lui hurlais dessus le temps que toute ma panique s’évacue. »

La grande traversée
Il arrive que la peur nous fasse fuir aussi bien un danger (le cas échéant,
imaginaire) que notre planche de salut (bien réelle). « En consultation, se
souvient la psychanalyse et hypnothérapeute Nicole Prieur, combien de
fois j’ai pu entendre : “Je suis prêt à lâcher mon angoisse”, ou “à quitter
cet homme qui me rend malheureuse”, etc. “Mais après  ? Que va-t-il se
passer ?” “La tristesse a été la longue compagne de toute ma vie…” On se
trouve devant un vide qui fait peur. »
«  En coaching, ajoute Émilie Devienne, on observe souvent la peur de
dépasser les parents  : on s’interdit d’avoir plus qu’eux. D’où la peur de
se lancer à son compte, par exemple. Chez les femmes de plus de 50 ans, on
entend beaucoup : “Non mais tu vas pas quitter ta boîte à 50 ans ! Tu as un
CDI, c’est quoi ces conneries ? Tu ne retrouveras jamais de boulot !” Oui,
mais elles n’en peuvent plus ! Il est donc important de se questionner pour
réagir non pas contre, mais avec nos peurs. »
«  Plus jeune, quand j’avais un projet, j’avais l’impression que, si je le
ratais, je serais cataloguée pour toute la vie, relate Corinne Cosseron. Les
gens velléitaires s’arrêtent à cette case de la peur : “Je suis nulle, donc je
m’abstiens, et en m’abstenant, je suis encore plus nulle que si j’avais raté.”
Peur de rater, de ne pas être légitime, de ne pas savoir, que ça n’ait aucun
intérêt… On peut décrire sa peur pendant très longtemps, mais quand on
est rigologue comme moi, on se demande ce que nous raconte cette émotion
et de quoi elle a besoin pour aller bien. Or la peur a besoin d’être reconnue
et consolée. Par qui ? Pas par quelqu’un pour lequel nous n’éprouvons pas
spécialement d’admiration, mais par quelqu’un que nous admirons : dans
ce cas, nous pouvons être gonflé d’orgueil et passer par-delà la peur. Il est
donc préférable de présenter son projet, par exemple, à quelqu’un qu’on
considère, à tort ou à raison, comme un mentor plus compétent que soi,
dont l’avis professionnel sera utile et qui va conforter notre valeur. Encore
faut-il avoir l’humilité de demander. Moi, je n’en reviens pas  : à chaque
fois que j’ai frappé à des portes, elles se sont ouvertes ! »

Témoignage
Corinne Cosseron :

Comment les portes se sont ouvertes pour moi


« À la quarantaine, quand j’ai commencé à m’intéresser au rire, j’étais bien la
seule. Il n’y avait guère que le Dr  Henri Rubinstein, neurologue reconnu, à
avoir écrit sur la question, dans  Psychosomatique du rire. À la fin, il
expliquait qu’il aurait adoré créer des salles de rire dans les hôpitaux. Je suis
allée le voir pour lui proposer mon aide, et il m’a tout de suite accueillie en
m’expliquant que ses réflexions avaient évolué et que le rire ne devait pas
être confisqué par les médecins  : “Ce n’est pas à moi de le faire, mais à
vous.” Finalement, c’est lui qui m’a aidée : il est le parrain de mon école et il
a même trouvé le nom de “rigologie”. Depuis, j’ai toujours été favorablement
accueillie par les gens auxquels je me suis adressée. Personne n’est
inaccessible. Il ne faut pas hésiter à s’engouffrer dans les endroits où on a
moins peur. Personnellement, j’ai toujours très peur de décrocher le
téléphone, mais je suis capable d’envoyer des mails ! »

Surprotection de soi,

surprotection des autres


Ce refus de la souffrance est si prégnant qu’il nous paraît indispensable de
l’éviter au maximum aux personnes que nous aimons le plus. C’est la
moindre des choses… Mais il arrive que pour leur éviter le pire, nous les
empêchions d’apprendre à se défendre. L’enfer est donc pavé de bonnes
intentions, observe la psychopraticienne Emmanuelle Piquet : « Ce que je
retrouve souvent chez les parents d’ados, c’est qu’ils essaient de retirer le
caillou de la chaussure de quelqu’un qui ne leur a rien demandé. Ce qui
présente le risque majeur de le faire trébucher, tomber et se faire mal.
Donc, de provoquer l’inverse de ce qu’on voulait. Le cas par excellence, ce
sont les adultes qui essaient d’intervenir dans les problématiques de
harcèlement à la place de l’enfant. “Ne t’inquiète de rien, j’ai l’impression
que ce caillou est très douloureux, mais je vais m’en occuper.” Et l’ado a
beau émettre des réserves, l’adulte y va quand même, mû à la fois par
l’inquiétude et l’amour, le pire cocktail  ! On confisque sa victoire à
l’adolescent, on l’empêche d’aller chercher dans ses propres ressources et
d’avoir confiance en lui pour ce sujet précis. »
« L’enfant aussi peut se croire obligé de retirer le caillou de la chaussure de
ses parents, notamment dans les cas de divorce, poursuit Emmanuelle
Piquet. Évidemment, c’est voué à l’échec parce que les parents n’ont pas
envie que ce soit leur enfant qui s’en occupe. »
« Autre erreur massive, faire en sorte qu’il n’y ait pas de cailloux sur
le chemin de l’enfant. Ce qui paraît extrêmement bienveillant et positif
s’apparente en réalité à de la surprotection préventive. “Comment je fais
pour que tu ne souffres pas, qu’il n’y ait aucune chance pour qu’un caillou
entre dans ta chaussure  ?” C’est l’erreur qui m’inquiète le plus. Je vois
beaucoup de gamins auxquels on a enlevé toute situation potentielle de
souffrance. Par exemple, les parents considèrent qu’il ne devrait pas y
avoir de souffrance à l’école. Or ça pique, l’école, c’est la vraie vie ! Ça ne
peut pas être uniquement un lieu d’épanouissement pédagogique, social,
citoyen, ou alors il faudrait droguer les enfants pour les maintenir dans le
plaisir permanent. Ce ne serait pas une très bonne idée  ! Mais quand on
entoure les enfants d’édredons en permanence pour les protéger des
amours, des amitiés, des mauvais résultats scolaires, on ne peut pas
empêcher les cailloux d’arriver. »
« Résultat, avec ces cailloux-là, par exemple un chagrin d’amour, le gamin
ne sait pas faire. Je vois beaucoup d’ados envisager le suicide parce qu’ils
n’ont jamais rencontré la souffrance. Et quand ils la rencontrent, c’est
insurmontable. À vouloir trop les épargner, on les place dans une
vulnérabilité absolue. Pour apprendre à marcher, il faut bien tomber. Si on
leur épargne les chutes, on leur fait un grand mal. L’idée n’est donc pas
d’enlever les cailloux du chemin, mais de savoir quoi faire quand
on les rencontre. »
La peur de souffrir, voir souffrir, faire souffrir, constitue donc un caillou
ordinaire. Sur fond de recherche du bonheur, ou du plaisir, aucun de nous
n’y échappe. Nous y reviendrons dans l’ultime chapitre, bouclant la boucle,
et verrons comment en réduire la rugosité, à défaut d’espérer s’en
débarrasser une bonne fois.

1.  Ethnopsychiatrie  : Discipline fondée par l’anthropologue et psychanalyste Georges


Devereux, renouvelée par Tobie Nathan, et désignant la prise en charge de souffrances
psychologiques chez les migrants en tenant compte de leur signification dans leur culture
d’origine.
2.  Psychologue américain explorant la pico-économie (ou micro-micro-économie), en
l’occurrence pourquoi et jusqu’à quel point nous préférons une petite gratification immédiate
plutôt qu’un bénéfice plus important, mais plus lointain.
3.  Professeur  de psychologie à l’université de Toronto. Il a publié Le Juste équilibre. Entre
plaisir et souffrance (FYP, 2022).
4. Approche fondée par le psychiatre Éric Berne pour décrire à la fois notre personnalité et
nos styles d’interactions (de « transactions ») avec autrui.
5. En analyse transactionnelle, le Moi, structurellement ou de façon plus fluctuante lors de
nos interactions, passe par des états Enfant, Parent ou Adulte. De leur harmonie et de la
qualité de leurs adaptations avec les états de nos interlocuteurs dépendent notre bien-être
psychique et notre intégration sociale.
En résumé
• La quête du bonheur lointain, jamais assouvie, peut nous rendre
malheureux. Et le plaisir immédiat relève parfois de la fuite en avant.
• On n’évolue pas sans une part d’inconfort, donc de souffrance.
• Dans cette souffrance, la peur est primordiale. Celle de l’autre, d’être
rejeté, mais aussi celle de l’inconnu qui pourrait succéder à nos
souffrances familières.
• Il ne faut pas réfréner sa peur, mais en prendre acte, la connaître,
affirmer qu’on ne se résume pas à elle.
• Plutôt qu’éviter à tout prix la souffrance, nous devons comprendre,
quand elle se présente, comment avancer malgré tout, plutôt que
rester paralysé par la peur d’avoir mal.
En pratique
Comment ôter ce caillou ?
VÉmilie Devienne : Travailler ses peurs
«  Nous sommes très souvent les jouets de nos peurs, ce qui freine
notre créativité, notre enthousiasme, notre audace. Et nous subissons
encore plus, nous sommes encore plus malheureux. Il ne s’agit pas de
nier qu’elles existent, au contraire. Le courage n’est pas d’agir sans
avoir peur, mais de traverser nos peurs. En toute conscience.
D’accepter ses propres peurs, de les connaître, de les tenir à distance :
“La peur est une part de moi, mais pas tout moi.” De comprendre
ce qu’elles ont à nous dire  : certaines peurs, lorsqu’on se trouve au
bord d’un précipice, sont précieuses ! Il faut transformer sa peur en
quelque chose d’utile. Il est important de se dire : “Je ne me réduis
pas à mes peurs.” Et de trouver des solutions créatrices. Je prends
acte que j’ai peur de prendre la parole en public, mais quelle solution
je vais trouver pour éviter de rester paralysé  ? Est-ce que je vais me
débrouiller pour ne jamais prendre la parole, et je vais me retrouver
frustré parce que les autres vont me piquer ma promotion  ? Est-ce
que je me botte les fesses, je mets en place des moyens et je me jette
à l’eau, même si l’exercice ne sera pas agréable ? »
VNicole Prieur : Surmonter la peur

par l’hypnose
«  Il s’agit d’un travail très intéressant en hypnose. Plusieurs
métaphores sont possibles, mais, par exemple, on peut imaginer une
rivière à traverser. On voit très bien la rive sur laquelle on veut se
rendre. On se sent prêt à y aller. Mais on n’ose pas mettre les pieds
dans l’eau pour traverser le gué. En hypnose, on peut dépasser cette
peur, et s’apercevoir que le vide est plein de promesses. L’inconnu à
traverser peut être source de mieux-être. »
VCatherine Roumanoff, hypnothérapeute : Jouer avec nos
représentations des cailloux
« Ici, on présuppose donc qu’il y a des cailloux. Que représentent-ils ?
Pourquoi aurait-on des cailloux dans sa  chaussure  ? Quelle drôle
d’idée  ! Qui les a mis là  ? Pour quoi faire  ? Est-ce que c’est
transgénérationnel, karmique, obligatoire d’en avoir  ? Peut-on
marcher pieds nus ? Ça me fait penser à une histoire qui explique que
le karma, c’est comme porter  des chaussures trop petites. Alors
quand on hérite de ce cadeau, qu’est-ce qu’on peut en faire  :  les
garder aux pieds  et être mal à l’aise  toute sa vie, ou les enlever  ?
Pourquoi cinq cailloux et pas dix, ou trois ? Comment sont-ils : gros,
petits, saillants, doux ? Font-ils circuler le sang ? Y en a-t-il dans les
deux chaussures ? Comment ce serait sans caillou ? Comment savoir
que les cailloux ne sont plus là  ? Que faudrait-il à la place des
cailloux  ? Est-ce que le chemin monte ou descend, peut-on se
reposer ? Comme en hypnose, nous pouvons utiliser les métaphores
et l’imagination pour transformer les représentations que l’on a de soi
et du monde. »
Caillou 2

« Je ne peux pas couper


le cordon »

On ne naît pas libre, on le devient


Larguez les amarres ! Pas de laisse, pas de chaîne ni de boulet pour explorer
le chemin ! Enfin, dans l’idéal… Couper le cordon est parfois déchirant, par
définition. Parfois aussi, c’est un soulagement. Quelquefois encore, c’est
impossible. Parce qu’on s’y refuse… ou parce qu’on n’a pas conscience du
cordon. Ou du faisceau de cordons. De tout ce qui nous lie à des ancêtres,
des traditions… ou des forces invisibles.
Tobie Nathan s’en livre à une démonstration passionnée : « On nous serine
depuis des décennies qu’on naît complètement libre, indépendant,
autonome. C’est une idée non seulement fausse, mais toxique. La sagesse, à
mon sens, est de penser exactement le contraire, de constater qu’on naît
“attaché”, de prendre conscience de nos attachements, qu’ils soient
de type culturel, religieux, linguistique, ou même biologique. Oui, on naît
attaché, englué, empêtré. Par la suite, on pourra accepter ses attachements,
les revendiquer, en devenir un militant, ou s’en défendre, essayer de s’en
détacher. Quoi qu’il en soit, c’est en les comprenant qu’on arrivera peut-
être à devenir un peu plus autonome. Toute ma vie, j’ai travaillé avec les
attachements des gens, là où ils sont liés viscéralement. Je pense
aujourd’hui que c’est le seul moyen de les aider. »

Témoignage
Tobie Nathan :

L’importance de notre nom même


« Être lié à des ancêtres, ça commence par le nom et le prénom qu’on porte,
et qui nous contraignent beaucoup plus qu’on ne le croit. De nos jours, la
mode est à choisir des prénoms selon la fantaisie des parents. Cela n’a pas
toujours été ainsi. Freud a choisi les prénoms de ses enfants pour honorer
ses maîtres, par exemple, son fils Martin a été nommé en hommage à l’un de
ses maîtres, Jean-Martin Charcot. Mais certains choix de prénoms obéissent
à des techniques plus sophistiquées. Au Congo, par exemple, on prénomme
quelqu’un à partir des désastres qui sont survenus au village durant la
grossesse de sa mère. S’il y a eu une épidémie pendant que la maman était
enceinte, l’enfant pourra s’appeler : “On a enterré beaucoup de monde”. Il va
porter ce nom toute sa vie. Or un nom pareil est à la fois une charge, un lien,
mais aussi une protection. Il signifie que celui qui le porte est un survivant,
déjà prévenu des dangers qu’il pourrait encourir. Au Bénin, j’ai souvent
rencontré le nom Babatoundé, qui signifie “grand-père est de retour”.
Forcément, l’enfant se trouvera complètement lié à ce grand-père qu’il n’a
pourtant pas connu. Moi-même, je porte le nom d’un arrière-grand-père
prestigieux dans la famille puisqu’il fut un grand rabbin d’Égypte. Dès la
première fois que j’ai entendu mon nom, j’étais lié à lui. Et du coup, mes
grands-mères ne m’appelaient pas par mon prénom mais seulement “Mon
oncle”, puisque cet arrière-grand-père dont je suis l’homonyme était leur
oncle. Il faut donc prendre conscience de l’importance de son nom.
Ensuite, on en fait ce qu’on veut : on peut le jeter par-dessus le bastingage,
en changer, l’assumer. En tout cas, on ne peut pas l’ignorer. »

« Nous sommes liés à notre famille, constate Tobie Nathan. On l’aime ou


on la déteste, ou bien on en déteste une partie, ou on déteste le fait même
d’avoir une famille. Un proverbe arabe dit  : “Quand tu veux obtenir un
grain de blé, tu dois semer tout un champ”. Ce qui signifie  : “Quand tu
épouses une femme, tu épouses toute sa famille.” La famille vous lie, vous
tient. Vous en êtes dépendant dans votre façon de penser, vos réactions, vos
automatismes. En général, les psychologues savent ces choses-là, même
s’ils n’y accordent pas toute l’importance qu’elles méritent dans leurs
analyses… Une fois de plus, il faut prendre conscience de ce phénomène, en
percevoir les singularités, essayer de découvrir les secrets cachés. Car il
n’y a pas de famille sans secret. Il a forcément existé un oncle qui s’est
retrouvé en prison, un farfelu qui s’est retrouvé bigame, sans parler des
souffrances qu’on ne parvient pas à énoncer tellement elles sont lourdes à
la mémoire. Ces personnes, parfois disparues, sont bien là, peuplant notre
monde intérieur, parfois à notre insu, ce sont des figures auxquelles on
s’identifie ou auxquelles on refuse de s’identifier, mais elles restent
d’invisibles guides. Il faut les rendre visibles pour en prendre conscience. »

Les liens invisibles


Attention, il est des liens plus inattendus, d’après Tobie Nathan : « Enfin,
nous sommes liés aux êtres invisibles, en particulier à des divinités.
Depuis qu’on dispose de connaissances avérées grâce à l’écriture, on sait
que les êtres humains sans Dieu n’existent pas. Il y a eu, il y a toujours, des
dieux partout. Évidemment, ils sont tous différents, n’exigent de leurs
adeptes ni le même type de croyance ni les mêmes dévotions. Si je parlais
aussi des djinns ou des elfes, on me rirait au nez, alors je préfère parler
seulement des dieux… Il s’agit bien d’invisibles non humains. Il est crucial
de savoir que nous partageons le monde avec des invisibles non humains.
Et la religion sert à négocier avec eux, en principe pacifiquement, une vie
partagée. Cette médiation que devrait assurer la religion entre les invisibles
non humains et les humains échoue parfois. On  croit que notre Dieu va
nous protéger au combat, et on finit par perdre la guerre, ou bien la moitié
de la population disparaît dans une épidémie épouvantable… Les dieux
manquent à leurs promesses et les prêtres se révèlent impuissants à
expliquer leurs échecs. C’est peut-être dans la répétition des promesses non
tenues qu’on doit la désaffection des modernes pour les religions.
Aujourd’hui, d’autres invisibles non humains ont pris le pouvoir sur nous :
ce sont les virus. On ne pourra jamais s’en débarrasser, c’est ce que la
récente épidémie de Covid-19 nous a permis de comprendre. On pourra
seulement négocier une vie partagée avec eux, c’est-à-dire les accueillir
dans nos cellules, leur proposer de partager notre A.D.N.… Sinon, nous
risquons fort de disparaître jusqu’au dernier. Nous partageons déjà notre
monde intérieur avec plusieurs kilos de bactéries, qui dictent sans doute
une partie de nos comportements. Ce que je vous dis là n’a rien à voir avec
ce qu’on appelle parfois “la spiritualité”. Je ne crois en aucune manière à
un besoin fondamental de “croire”, ce truc de vieux bobos. Moi, je parle de
connaissance, complexe, des invisibles, née d’un travail acharné, celui des
savants en laboratoire. La connaissance de l’altérité, la connaissance de ce
que nous ne sommes pas devrait être la métaphysique de demain. À mon
sens, il faudrait inverser la maxime de Socrate, passer du “Connais-toi toi-
même” au : “Connais ce que tu n’es pas.” »
À y regarder de plus près, pourtant, d’autres psys défendent des positions
pas si éloignées de celles de Tobie Nathan, en mentionnant des liens
invisibles. Telle Nicole Prieur  : «  J’entends par “loyautés invisibles”
tout ce que je crois devoir faire par loyauté inconsciente vis-à-vis de mes
parents, de mon histoire familiale, pour être reconnu comme une bonne
personne, en sauvant quelqu’un ou quelque chose. Je pense à une patiente
qui est une virtuose du piano. Avant chaque concert, elle s’arrangeait pour
se blesser et ne pas pouvoir jouer. En travaillant avec elle, on s’est aperçu
qu’une grand-mère avait été pianiste pendant des années, jusqu’au moment
où elle eut des enfants et où son mari lui interdit d’aller faire des tournées.
De cette grand-mère, ma patiente recevait le double message  : “Vas-y,
deviens une pianiste aussi virtuose que moi”, et simultanément : “Surtout,
tu n’as pas le droit de réussir mieux que moi !” Rompre avec les loyautés
invisibles, c’est s’autoriser à réussir quelquefois mieux que n’ont pu le
faire ceux qui nous ont précédés, que ce soit professionnellement ou dans le
couple. »

Dépendances familiales
Le psychiatre Xavier Pommereau, qui travaille au quotidien avec des
adolescents, se trouve aux premières loges pour évaluer les ravages de cette
difficulté à oser se lancer sur le chemin en lâchant la main bienveillante
mais encombrante des parents, et en s’éloignant de leur regard. «  Il faut
acquérir la capacité de se démarquer des parents. C’est-à-dire
parvenir à se sentir exister sans subir leur emprise, être distinct, différent et
reconnu comme tel. C’est un vrai caillou d’aujourd’hui  : beaucoup de
jeunes gens, au-delà de l’autonomie financière qu’ils n’ont pas encore,
éprouvent le sentiment qu’il est compliqué de ne plus être soumis au regard
critique parental. Ils vous disent : “J’ai peur que mes parents trouvent mon
projet nul, que ça ne serve à rien.” On sent chez eux une véritable angoisse.
La peur de les décevoir… »
«  C’est quoi, être un bon parent  ? demande Corinne Cosseron. N’est-ce
pas assumer l’enfant qu’on a mis au monde, l’aimer, rester dans son camp
jusqu’à ce qu’il devienne adulte ? Même si nous ne sommes pas le parent
dont notre enfant aurait rêvé, même si nous n’avons pas mené la vie qu’il
aurait voulu que nous menions, il ne peut pas nous reprocher d’avoir été un
mauvais parent dès lors que nous l’avons accompagné et aimé. Et je crois
que l’enfant devient adulte quand il comprend que ses parents
n’ont pas à être parfaits. »

Zoom
Xavier Pommereau :

Le poids de la fratrie
« Les aînés déplorent d’avoir à essuyer les plâtres. Par exemple, les parents
ont bataillé avant de leur autoriser le portable, alors que c’est oui d’entrée
pour le petit frère ou la petite sœur. Les petits derniers, eux, estiment qu’on
est trop sur leur dos, qu’on les couve trop, que le grand frère ou la grande
sœur joue trop souvent le rôle des parents. Tous ont le sentiment que ce
n’est pas le même régime pour tout le monde, ce qui est souvent vrai
d’ailleurs. Les parents n’ont pas le même laxisme ou la même sévérité en
fonction du rang dans la fratrie. Ils ne peuvent pas observer une neutralité
absolue, même s’ils pensent le faire. Par exemple, le père peut être plus
sévère ou plus laxiste avec la fille. Or, de telles différences sont interprétées
comme des prises de position. C’est un véritable enjeu pour les parents, y
compris dans de microdétails. Je dis souvent qu’une fratrie est un nid de
jalousies potentielles. Ça peut plomber une ambiance familiale. La relation
à la fratrie est très peu étudiée, mais ce qu’on voit sur le terrain clinique, ce
sont des demandes de jeunes qui réclament d’intégrer un groupe de patients
rencontrant également des difficultés avec leur fratrie, pour pouvoir
échanger avec eux. C’est une nouveauté, alors que les groupes pour les
parents sont tout à fait classiques. Mais attention, un ado suivi par un psy va
donner à ses frères et sœurs l’impression qu’il absorbe complètement
l’attention parentale, à leur détriment, et que, puisqu’ils n’ont pas de
problème, on ne s’occupe plus de leur réussite ! »

Sans doute couper le cordon nécessite-t-il une «  aptitude à la perte  »


évoquée par la psychanalyste Marie-Frédérique Bacqué. Une perte parfois
littérale, où le lien invisible n’en finit pas de se trancher, à supposer que ce
soit possible ou souhaitable : « Plutôt que de cailloux dans la chaussure, je
préfère parler de facteurs environnementaux. La perte d’un objet, au sens
psychanalytique du terme, c’est-à-dire un être auquel on est attaché
affectivement, me paraît primordiale. L’attachement recouvre beaucoup de
choses, y compris des facteurs d’éthologie humaine, tout ce qui fait qu’étant
bébé je sens l’odeur de mes parents, je sens qu’ils m’entourent, qu’ils me
portent. Si j’ai perdu mon père ou ma mère dans les premières années de
ma vie, je risque de souffrir d’un frein à mon développement psychique.
Encore faut-il établir une nuance entre la disparition irréversible de la mort
et celle occasionnée par un divorce. Des patients me disent, par exemple :
“Quand j’étais bébé, mon père est parti.” Ou bien : “Mes parents se sont
séparés très tôt, je n’ai pas connu mon père.” C’est une perte symbolique
parce que le papa n’a peut-être pas pris le bébé dans ses bras, et qu’il n’y a
pas eu de séquences permettant l’attachement. » De l’attachement plus ou
moins conscient au détachement plus ou moins voulu ou assumé, comme
dans le discours de Tobie Nathan…

Le passé explique (peut-être),

mais ne résout rien


Et encore  ! S’il explique, il n’explique pas tout  ! Yves-Alexandre
Thalmann considère que la tentation de se tourner vers le passé pour
essayer de changer est un caillou à part entière : « C’est une erreur de croire
qu’il faille comprendre les causes d’un problème psychologique pour être
capable de le résoudre, et donc de changer. Prenons un exemple actuel mais
triste, celui du réchauffement climatique : la plupart des gens ont compris
le problème de façon parfaitement logique, mais n’agissent pas pour
autant. Ou un exemple plus intemporel, quelqu’un qui fume, qui sait qu’il se
fiche en l’air la santé, mais qui continue à fumer. Ce n’est pas en creusant
les raisons qui l’amènent à fumer qu’il va s’arrêter tout à coup. Au
contraire, peut-être que l’introspection à outrance peut constituer une sorte
de bouclier contre un changement qui demanderait un effort trop
coûteux. C’est donc un écueil de croire qu’il faille beaucoup réfléchir aux
choses pour les changer. Le corollaire est qu’il ne suffit pas d’argumenter
pour convaincre quelqu’un de modifier son comportement. La pandémie
nous en dit extrêmement long sur cette question : on a essayé de convaincre
tout le monde des bénéfices de se faire vacciner, et on a vu le résultat. Une
partie de la population rentre dans l’argumentation, et crie aux fake news
ou au complotisme pour refuser le vaccin. Notre rationalité n’est pas au
beau fixe. Nous sommes des êtres rationalisants beaucoup plus que des
êtres rationnels. La phrase ne vient pas de moi : je me place sur les épaules
de géants comme Daniel Kahneman6, qui a décroché un prix Nobel pour
l’avoir démontré. »
Pour aborder le lendemain, il apparaît superflu de se tourner indéfiniment
sur le passé. Le secret de l’avenir n’est pas derrière nous, confirme Alain
Delourme, psychologue : « La psychanalyse, par exemple, met l’accent sur
le passé en explication des maux du présent. D’autres approches, comme la
méditation en pleine conscience ou la Gestalt-thérapie7, insistent sur le
présent, sur l’ici et maintenant. Tout cela est intéressant mais n’effectue que
la moitié du chemin. J’ai créé la thérapie prospective, qui ne prétend pas
remplacer ces méthodes, mais les intègre et les complète en promouvant le
futur comme temps qui nous reste à vivre, bien sûr, mais aussi comme
opportunité de résolution des conflits, de réalisation des projets, et de
possible épanouissement. Il s’agit de retrouver nos rêves parfois enfouis
pour redonner vie à nos désirs insatisfaits et mettre en œuvre les projets qui
leur correspondent. Léon Tolstoï disait que le temps qui nous reste à
vivre est plus important que toutes les années écoulées. Et il le disait
à 82 ans ! Et après la mort de Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, on
a trouvé dans un tiroir secret de son bureau un bout de papier sur lequel il
avait écrit : “Reste fidèle aux rêves de ta jeunesse”. Il s’agit tout autant de
déchiffrer sa propre vie, de lui donner du sens, que de la défricher pour la
rendre fertile. De s’élever au-dessus du puzzle de l’existence, d’avoir un
point de vue sur notre trajectoire de vie dans son ensemble, de disposer
d’un miroir surplombant qui reflète notre labyrinthe intérieur de manière à
nous responsabiliser quant à l’orientation qu’on souhaite lui donner. Il y a
peu de progression sans projection, peu de progrès sans anticipation. Le
projet d’un futur intéressant et rassurant est le désir majeur non seulement
des individus, mais de l’humanité dans son ensemble.  » Il ne s’agit ni
d’opérer un déni du passé ni de s’y complaire indéfiniment comme si
l’avenir devait n’être que son prolongement. Le passé doit être dépassé. Il
est là pour ça, non ?
Les nouvelles dépendances
Combien de cordons à couper, ou du moins à distendre ? Question épineuse
puisqu’en dehors de ces liens et loyautés ancestraux et familiaux, nous
nouons, pendant toute notre vie, de nouveaux attachements, parfois tout
aussi constricteurs. Et nous pouvons dépendre de n’importe qui, tout le
monde et personne à la fois, comme le rappelle Nicole Prieur. « La notion
de dépendance recouvre pour moi beaucoup de choses. Quand j’attends que
les autres m’encouragent, me donnent confiance en moi, attestent de
l’importance que je peux revêtir pour eux, c’est comme si j’attendais
leur autorisation. L’absence de reconnaissance nous immobilise. Alors
on n’ose pas, on est inhibé, car on attend quelque chose qui échappe à
notre pouvoir. Si nos parents ou notre amour ne reconnaissent pas certaines
choses, c’est un piège de s’escrimer à faire bien, à répondre aux demandes
et aux désirs des autres, parce qu’on se fragilise encore plus. La peur
d’être jugé se mêle à la dépendance affective. Or, il y a des
reconnaissances qu’on n’aura jamais. Et grandir, c’est renoncer à la
reconnaissance parentale. »
La dépendance infantile est un type de relation, un schéma, qui s’étend bien
au-delà des seuls parents. «  La dépendance infantile repose sur le
fantasme que c’est aux autres de régler nos problèmes, remarque
Saverio Tomasella. Par exemple au travail, sous prétexte que le collègue
est plus expérimenté ou exerce davantage de responsabilités. C’est très net
aussi en politique  : on attend beaucoup trop des gouvernants, comme si
c’était à eux de faire en sorte qu’on ait de l’argent, du confort, de la
sécurité (un mot creux de plus en plus utilisé dans tous les domaines). Il
s’agit de facilité, de paresse intellectuelle, de soumission à ce qu’on croit
que pensent nos parents symboliques, qu’il s’agisse de gouvernants ou de
chefs d’entreprise, ou de figures religieuses. Bien entendu, dans cette
dépendance entre la peur de l’abandon. Alors que dans une posture de
relative autonomie, on ne demande pas aux autres de résoudre nos
problèmes, pas plus qu’on ne les accuse de nos difficultés. Que puis-je
faire, sans maugréer contre les autres, pour que ça aille mieux pour moi, et
que j’accomplisse moi-même le chemin nécessaire pour exaucer ce qui me
semble important, quitte à admettre parfois que j’ai poursuivi de faux
désirs ? L’enjeu d’une vie humaine est de réussir de plus en plus à penser
par soi-même, se déterminer par soi-même, avoir un avis et un chemin
propres. Ce qui n’empêche absolument pas de réaliser des projets avec les
autres, au contraire. »
Psychiatre et psychothérapeute pionnier des thérapies comportementales et
cognitives en  France, Jean Cottraux insiste sur les dangers de la perte
d’autonomie à tout âge de la vie. « C’est un scénario de vie dépendant et
orienté sur les autres. Par exemple, le sujet accomplit les vœux de réussite
de parents qui eux-mêmes n’ont pas si bien réussi que ça. Il se soumet à des
injonctions parentales, et on se sacrifie toujours pour les autres. Une sorte
de schéma chrétien exagéré  : “Ne pense pas à toi, pense d’abord aux
autres, pense à tes parents, ne sois pas toi-même.” Ce sont des
personnes qu’on retrouve souvent en thérapie pour une dépression tardive.
Les plus jeunes se mettent en remorque de la famille, de protecteurs
puissants, et se fabriquent une sorte d’identité falsifiée. Ils se laissent
assujettir. C’est le couple bien connu formé par un homme narcissique et
une femme dépendante, ou l’inverse. J’ai connu une patiente qui était
médecin, très intelligente, sacrificielle sous la coupe d’un homme
effroyablement narcissique qui la malmenait  : elle estimait que c’était sa
faute, parce qu’elle ne le comprenait pas. Ce type de personne dépendante
est la proie favorite du narcissique malveillant. Elle peut y trouver son
compte si elle est contente de se situer dans ce schéma de dépendance.
Certains couples fonctionnent très bien ainsi, avec par exemple un homme
un peu macho mais pas trop, une femme dépendante et contente de l’être.
J’ai connu une patiente ravie d’être dépendante d’un chauffeur de taxi,
parce qu’elle avait horreur de prendre le métro  ! Bien entendu, elle n’a
jamais voulu traiter son agoraphobie. Mais les patientes en thérapie, le
plus souvent, se posent des questions à force d’être malmenées par un
homme violent et imbuvable… et qui viendra se plaindre quand la thérapie
commencera à marcher et développer l’affirmation de soi de la victime. »

Autonomie, oui ! Indépendance, non !


L’indépendance totale  ? Ni possible ni souhaitable, selon Rebecca
Shankland, chercheuse dans le domaine de la psychologie positive8. « Nos
relations facilitent notre épanouissement personnel. Les relations
d’interdépendance sont pourtant souvent perçues sous un angle négatif,
puisque nous vivons dans une société qui prône l’indépendance, censée
refléter une grande réussite sociale et professionnelle. Mais on confond
souvent indépendance et autonomie. L’autonomie, c’est se sentir à
même de réaliser les tâches qui nous incombent au quotidien.
L’indépendance, c’est penser qu’on peut vivre sans avoir besoin des autres.
C’est une illusion  ! Et qui génère beaucoup de problèmes  : on n’ose pas
demander de l’aide, sous peine d’apparaître faible et immature. Comme si
on était un raté ! Au contraire, demander et apporter de l’aide fait partie de
notre condition humaine. Cette vision positive de l’interdépendance nous
sort de la tension interne que nous éprouvons lorsque nous essayons d’être
indépendants au sens autarcique, ce qui nous conduit à l’épuisement et
provoque des effets néfastes pour notre entourage  : le burn-out parental
multiplie par dix les risques de négligence et de maltraitance, le burn-out
professionnel altère nos relations aux collègues… Ce désir d’indépendance
mal comprise crée donc des problèmes aux autres autant qu’à nous-même.
Alors qu’une relation de confiance permet à chacun de laisser émerger le
meilleur de lui-même. Sans les autres, la vie est beaucoup plus difficile.
Pourquoi devrait-on se priver de leur soutien  ? Cela implique aussi de
reconnaître que je ne suis pas le seul responsable de tout ce que je
réussis. »
«  Quand j’étais jeune, déjà, j’avais un grand goût pour les copains,
bavarder, rire, sourit le neuropsychiatre Boris Cyrulnik. Je conseille
d’écrire le nom de quatre à six amis, leur téléphoner, leur donner un
rendez-vous banal pour boire un café, regarder un match à la télé, ou pour
se disputer à propos des films, des livres, ou des pièces de théâtre pour
lesquels on n’est jamais d’accord. Ce petit réseau amical est un excellent
stimulant cérébral, stimulant affectif qui nous permet d’acquérir des
habiletés sociales. »
Faut-il accepter des relations d’interdépendance avec des personnes qui au
contraire nous dérangent, nous remettent en question, ou pire, qui nous font
du mal ? « Si l’on procède à de la restructuration cognitive, c’est-à-dire si
on arrive à regarder les choses sous un angle différent, répond Rebecca
Shankland, les personnes qu’on n’a pas choisi de côtoyer au travail ou
dans la famille peuvent nous permettre de développer différentes forces
comme la patience, l’écoute. On peut apprendre une forme de tolérance,
d’accueil des autres tels qu’ils sont. Ce qui leur permet aussi de se
comporter différemment. Il est ainsi possible de modifier les dynamiques
relationnelles pour les rendre plus constructives. En revanche, si la
dynamique relationnelle n’est pas respectueuse de chaque personne et des
besoins psychologiques fondamentaux, alors il est préférable de se
désengager de ce type de relation et de consacrer son énergie à cultiver
d’autres relations.  » Couper le cordon n’est pas s’aventurer seul. Qu’il
s’agisse de vieilles connaissances ou de nouvelles rencontres, nous avons le
luxe de choisir qui fera un bout de chemin avec nous, pour un instant ou des
années. Et il ne tient qu’à nous de décider, au cas par cas, si les liens seront
étroits ou si, par précaution, nous ferons respecter des gestes barrières !

6. Professeur de psychologie à l’université de Princeton, prix Nobel d’économie en 2002, il


a consacré sa carrière à l’étude de nos biais cognitifs et a théorisé deux systèmes de la
pensée se relayant sans cesse à notre insu, l’un rapide, routinier, mais grossièrement
efficace, l’autre, plus lent, plus précis, mais plus coûteux en énergie pour notre cerveau.
7. Approche fondée par le psychiatre Fritz Perls et sa femme, la psychologue Laura Perls,
et considérant l’être humain comme indissociable de son environnement quotidien et social.
8.  Discipline qui étudie scientifiquement ce qui favorise le bien-être et la qualité
relationnelle.
En résumé
• Nous sommes tous liés à notre famille et nos ancêtres. Ces liens
sont souvent invisibles  : il faut en prendre conscience pour nous
positionner par rapport à eux.
• Ces liens nous paraissent souvent comme une dette vis-à-vis de nos
parents : nous nous sentons coupables d’être plus heureux qu’eux,
de ne pas nous sacrifier comme ils l’ont fait, ou de les décevoir.
• Le tout est de passer de l’attachement inconscient au détachement
conscient, assumé, pour devenir autre que ce que nos parents
attendaient de nous, sans les renier. Se détacher d’eux, c’est aussi
cesser d’explorer le passé et de chercher des explications ou des
coupables.
• Il ne s’agit pas pour autant de cheminer seul, d’être indépendant
d’autrui, mais d’être autonome, d’avoir confiance en soi au sein de
relations équilibrées. Sans nouer de nouvelles dépendances
affectives qui nous soumettraient au jugement de personnes
arrivées plus récemment dans notre vie.
En pratique
Comment ôter ce caillou ?
VLaurie Hawkes : Se libérer

du poids de la dette
« Je vois tellement de gens qui ne se sentent pas libres parce que leurs
parents se sont donné du mal pour qu’ils puissent faire ceci ou cela…
Plutôt que se sentir redevable, mieux vaut se sentir
reconnaissant. Éprouver de la gratitude, sans hésiter à tenir un
journal de nos raisons de remercier autrui : la gratitude est un ressenti
qui ouvre. Il y a quelquefois une réelle dette, à l’égard de parents qui
se sont privés de tout pour qu’on puisse faire des études, par exemple,
et qui, en retour, demandent de l’aide financière, le moment venu. Là,
c’est une dette claire. Mais souvent, la dette est implicite. “Tu nous
dois tout…” C’est sournois, parfois à peine formulé, voire pas du tout.
Alors, on a l’impression de ne même pas s’appartenir. Les autres ont
tous les droits sur nous. “Mes parents ont tellement souffert que je
ne dois pas profiter, ou alors me sacrifier, comme eux, pour eux. Ou
pour la fratrie”… qui, d’ailleurs, n’a rien demandé. Être redevable,
c’est se sentir vaguement coupable de profiter plutôt que de rendre
sans cesse. Il est préférable que les parents décrètent explicitement
qu’ils donnent sans rien attendre. En grandissant, on aura envie de
leur rendre, mais sans se sacrifier. La gratitude assure un don en
retour, et par plaisir. »
VÉmilie Devienne : Le principe

de responsabilité
«  Soyons clair, autant que faire se peut, avec la relation que nous
entretenons avec nos parents. Comme nous, ils présentent ou ont
présenté des défauts et des qualités. On ne peut pas tout leur mettre
sur le dos. Ce qui nous ramène au principe de responsabilité : “C’est
pas moi, c’est l’autre”… Je vois fréquemment des clients dont un
membre de la famille a commencé une thérapie et a envoyé une lettre
absolument épouvantable à leurs parents parce que le psy a cru bon
de leur recommander de lâcher du vitriol. Je ne dis pas que c’est
toujours inutile, mais il faut vraiment relativiser. Il ne s’agit pas de les
condamner, les parents ont fait ce qu’ils ont pu, à l’exception bien sûr
des exemples de maltraitance et d’abus sexuels. »
Rien ne s’oppose, par exemple, à la tenue d’un «  journal de
gratitude  » spécial parents  ! Pour que le droit d’inventaire ne se
cantonne pas au passif…
VTobie Nathan : Prendre conscience

de ce qui nous rend uniques


«  Nous avons tous des dons. La psychologie d’aujourd’hui laisse
souvent penser qu’on naît tous pareils, et qu’on n’est constitué que
par notre seule éducation. C’est totalement faux. Nous avons tous
des capacités singulières qui viennent de nos ancêtres, de la famille,
mais aussi de je ne sais où  : le don de percevoir les émotions de
l’autre, ou bien ce qui est imperceptible aux autres. Qu’on songe
seulement à l’oreille absolue, la capacité d’identifier une note sans
avoir entendu au préalable une autre note de référence. Pour les
personnes qui ont l’oreille absolue, la musique est un véritable récit
qui se déploie comme dans un livre. Ne pas prendre conscience d’un
tel don est une catastrophe. Certains surdoués ont des dons mal pris
en compte par eux-mêmes et par leur entourage, et finissent par se
faire renvoyer de leur établissement scolaire tellement ils s’ennuient.
Ce sont des dons faciles à comprendre, mais il en existe de plus
bizarres. En Afrique, on dit de certains enfants qu’ils “voient”. Cela
veut dire qu’ils voient ce que les autres ne voient pas. Ils voient, dit-
on, les invisibles, les choses de la nuit. Alors ils sont poursuivis,
maltraités, souvent persécutés. Les dons sont de vrais cailloux dont il
faut absolument prendre conscience. »
VAlain Delourme : En thérapie,

l’autonomie grâce au groupe


«  On sait par expérience que le gain thérapeutique de sessions
groupales est supérieur à l’addition de séances individuelles. Il ne
s’agit pas que le groupe remplace l’accompagnement individualisé,
on a besoin d’intimité partagée avec le professionnel consulté. Mais il
est bénéfique de pratiquer en alternance les séances individuelles et
les sessions groupales. Le groupe sort de la léthargie, du système
défensif habituel, des résistances, et c’est formidable du point de vue
thérapeutique et existentiel. Chacun voit que les autres, confrontés à
des problèmes globalement similaires, n’ont pas la même attitude, les
mêmes réactions, les mêmes manières de comprendre le problème,
de le travailler et de s’en dégager. Cela donne beaucoup de
perspectives et de possibilités d’identification. On est plus performant
en groupe que seul. J’ai longtemps cru l’inverse mais l’expérience
montre que non  : en groupe, on a davantage d’idées, on est plus
inventif, plus créatif, alors que, seul, on a tendance à rester sur les
mêmes croyances, les mêmes convictions. »
Caillou 3

« Je ne mérite pas d’être heureux »

Le biais de négativité
«  Je ne mérite pas d’être heureux… Et quand bien même je le mériterais,
dans un monde pareil, je n’en aurais pas le droit. » Que de contradictions en
nous  ! On refuse la souffrance, et pourtant on la voit partout et on la
provoque même en soi. Ce caillou-là se voyait gros comme le nez au milieu
de la figure, dès mes premiers entretiens  : on se met en route en trouvant
que la route est moche, le paysage hideux, la destination sans intérêt. Zéro
étoile dans Tripadvisor, à déconseiller. Les psychologues parlent de « biais
de négativité  » pour évoquer cette tendance à ne remarquer, retenir et
commenter que ce qui va mal, ou que nous jugeons tel, sans admettre que
de belles choses se présentent aussi à nous. Il y a une part de défaitisme, de
mauvaise foi et de perfectionnisme stérile dans ce réflexe qui rend
l’existence irrespirable.
«  Le biais de négativité désigne notre tendance naturelle à porter notre
attention vers tout ce qui dysfonctionne au quotidien, ou tout ce qui nous
dérange chez l’autre, développe Rebecca Shankland. On se focalise ainsi
sur ce qui fait que la vie nous paraît difficile et ne vaut pas la peine d’être
vécue. Tout cela génère des émotions négatives… qui ne font qu’entretenir
le biais de négativité : c’est un cercle vicieux, qui prend le pas sur ce qui
nous satisfait et donne du sens à l’existence. Ce biais de négativité affecte
notre rapport aux autres, à l’existence en général, mais aussi à nous-même.
Par exemple, je vois des étudiants qui se referment sur eux-mêmes parce
qu’ils ont l’impression que les relations seront trop compliquées à gérer.
Par peur, ils préfèrent rester seuls. Cette méfiance est accentuée par
les médias qui parlent essentiellement des nouvelles négatives  : on est
entraîné à soupçonner quelque chose de mauvais derrière des actions ou
gestes positifs. De plus, il y a une valorisation de cette forme d’esprit
critique qui entraîne une recherche active des moindres failles autour de
nous : “Mais lui, pourquoi il est gentil avec moi ? Il veut sûrement profiter
de moi  !” On croit qu’en étant trop optimiste, on serait naïf et que la
situation pourrait se retourner rapidement contre nous. Pourtant, il
semblerait plus utile de laisser la porte ouverte à l’autre pour lui laisser
une chance d’offrir le meilleur de lui-même. Car si je me méfie d’emblée,
c’est moi qui saborde toute relation de confiance. Il faut savoir douter des
jugements négatifs à propos d’autrui ! »
Jean Cottraux place explicitement ce pessimisme en tête de sa liste de
cailloux. «  Le biais de négativité est générateur d’affects négatifs  : ces
émotions provoquent des anticipations d’inefficacité et aboutissent à ne pas
se projeter dans le futur. En effet, rien ne sert à rien, puisque “tout n’est
que vanité et poursuite du vent” comme l’a si bien écrit l’Ecclésiaste. Ce
biais, à son maximum, aboutit à l’inaction : la vie ne m’apprend rien et je
n’en attends plus rien. On le retrouve en clinique chez de jeunes gens qui ne
parviennent pas à imaginer un projet de vie. Ils sont démobilisés. Il se
trouve à la base des troubles anxieux et dépressifs. À l’origine, il s’agit
d’une prédisposition biologique héritable, le neuroticisme, auquel
s’ajoutent des événements traumatiques et des injonctions familiales qui
poussent au perfectionnisme obligé. Il peut aboutir à des accès dépressifs, à
une vie ralentie, anxieuse et à l’improductivité. »

Au bal des ruminations


La négativité n’est pas seulement un tic, une pensée automatique, donc,
qu’on le veuille ou non, irréfléchie, injustifiée, irrationnelle, c’est bel et
bien un fauteur de trouble psychique. Yves-Alexandre Thalmann insiste
sur cette toxicité de la négativité, singulièrement lorsqu’elle tourne en
boucle  : «  Certaines ruminations mentales entraînent des
psychopathologies du type dépression, troubles anxieux, et d’autres mènent
à la fatigue et au burn-out professionnel par perfectionnisme. Dans les deux
cas, les personnes accusent leur cerveau de penser beaucoup et de leur
faire subir ces cogitations incessantes. C’est une croyance erronée. C’est
assez nouveau dans le champ de la psychologie, mais beaucoup d’auteurs
insistent sur le fait que les ruminations mentales sont la réponse à une
pensée anxiogène spontanée, et une réponse contrôlable. Ce n’est pas un
état qui nous submerge et qui nous rend passifs. C’est un peu le
mécanisme des troubles obsessionnels compulsifs  : une pensée spontanée
du type “Je vais contaminer toutes les personnes que je vais toucher, ou me
faire contaminer” entraîne une ritualisation de lavage des mains pendant
une heure. Face à une pensée anxiogène du type “Je pourrais faire mieux”,
“Je ne suis pas parfait”, “Il va se passer quelque chose de grave”, on
commence à ruminer suivant un mécanisme autoentretenu . Il est tout à fait
possible de ne pas s’y engouffrer, de même qu’il est possible de ne pas
ritualiser face à des pensées obsessionnelles. La suractivité mentale n’est
pas une fatalité, pas plus que la signature d’un haut potentiel intellectuel ou
d’une hypersensibilité, mais un mécanisme qu’il est possible de juguler.
Elle répond à la croyance que ces ruminations sont utiles pour résoudre les
problèmes ou prendre les bonnes décisions. À tort  ! Si les pensées
spontanées ou automatiques sont par définition incontrôlables, l’attention
que l’on donne pour les nourrir par la suite résulte quant à elle d’un choix.
Et il y a mieux à faire que de ruminer, n’est-ce pas ? »

Témoignage
Alain Delourme :

Le biais de négativité… chez les psys aussi !


«  Se focaliser uniquement sur les malheurs, les moments douloureux de
l’histoire, en oubliant totalement d’explorer les périodes lumineuses qui font
que la personne est toujours vivante, malgré une histoire parfois sordide, est
une impasse. Je suis superviseur de thérapeutes depuis vingt-cinq ans et je
constate que les psys, lorsqu’ils présentent une situation clinique, restituent
toujours une addition de malheurs : la personne a été violentée, violée, a
connu des traumatismes, des pertes… et c’est tout ! Je leur demande alors
s’ils pensent vraiment que la vie de leurs patients, et leurs existences
personnelles, se résument à cela. Ils ne posent des questions à leurs
patients que sur ce qui s’est mal passé, et très rarement sur ce qui a été
positif et source de prises de conscience bénéfiques. Les patients finissent
par croire et comprendre que ce qui intéresse le psy, c’est ce qui va mal. En se
suradaptant au psy qui focalise ainsi sur la négativité, ils arrivent en séance
pour se plaindre et raconter encore et encore des histoires douloureuses,
persuadés que c’est ce qu’il faut faire en psychothérapie. Et quand je le fais
remarquer aux psys, ils en tiennent rarement compte, car ils sont formatés
comme ça dans leurs cursus professionnels. La fois d’après, c’est
exactement comme si je n’avais rien dit. Alors que, dans l’histoire de chacun,
des rencontres, des lectures, des activités font que tout à coup ou
progressivement, la relation à l’univers et à la vie s’ouvre et devient plus
colorée. »

La négativité contre soi-même


Quand l’impression que tout va mal s’accompagne de la certitude que tout
va mal en soi, la paralysie s’accentue sur le chemin de vie. Nous voici au
seuil de l’autocritique, au sens le plus fort du terme, celui
d’autodénigrement systématique. Loin de pratiquer un examen de
conscience impartial pour essayer de nous améliorer, nous nous fustigeons
sans relâche, sans circonstances atténuantes, et sans perspective
d’amélioration, avec un acharnement et une inventivité dont le dixième
nous rendrait d’immenses services si nous cherchions à nous faire du bien.
Nous sommes nul, sans remède. À quoi bon aller plus loin ? Ce caillou-là,
décidément, nous pétrifie, comme le souligne Rebecca Shankland.
«  L’autocritique est le biais de négativité appliqué à soi-même, avec une
tendance à ressasser ces critiques qui finalement nous empêchent de nous
engager dans des actions utiles, permettant de progresser. L’autocritique
est un facteur de risque important en santé mentale : les recherches
montrent en effet des liens entre l’autocritique et la dépression, voire le
suicide. Pourtant, nous vivons dans une société où la critique négative est
survalorisée : les gens qui critiquent négativement sont perçus comme plus
intelligents ! Ainsi, nous avons l’impression que la bienveillance envers soi
est une forme de naïveté. » Pour peu que le perfectionnisme s’en mêle, et
nous voilà basculant dans la noirceur la plus outrancière : « Les ruminations
de l’autocritique font espérer qu’elles vont nous aider à progresser, mais
cela peut au contraire être stérile et représenter une stratégie de gestion du
stress inefficace. Tout comme un étudiant qui obtient 18 et pas 20 peut se
trouver mauvais, le perfectionnisme engendre une rigidité
psychologique qui fait voir en tout ou rien. Il est donc utile d’accepter que
personne n’est parfait mais qu’on peut s’entraîner à faire de son mieux.
C’est ça qui nous encourage à progresser, et facilite aussi la possibilité
d’oser demander de l’aide en cas de besoin. »
Laurie Hawkes entérine : « L’autodénigrement, c’est quand on se juge en
s’infériorisant. Ce n’est pas toujours accompagné de peur. Par exemple,
on peut avoir envie d’écrire un livre, mais, sans ressentir de peur, on se dit :
“Tu n’y arriveras jamais, tu n’as rien à dire, tu n’intéresses personne…”
C’est un état du Moi, version Parent critique, qui casse le projet et qui nous
casse aussi. Évidemment, pour peu que s’invite la peur de l’autre, les deux
se majorent mutuellement. Je pense que ce critique interne agit toujours
avec une bonne intention : nous aider à rester sur le droit chemin, bien se
comporter, être quelqu’un de bien. Mais ça peut finir par dériver, et j’ai
vu beaucoup de gens, en thérapie, souffrant d’un Parent vraiment cruel,
extrêmement dévalorisant. Il ne s’agit pas pour autant de lui substituer un
Parent version nourricier complètement irréaliste. Si à cinquante ans, je me
dis que je souhaite devenir danseuse étoile à l’Opéra, imaginez que mon
Parent nourricier me dise : “Mais ma chérie, tout ce que tu veux, tu peux !”
Eh, non… En principe, notre état du Moi Adulte va passer ce projet au
tamis et vérifier  : “Prenons un autre projet, par exemple devenir une
danseuse de tango correcte, appréciée dans les bals. Ce sera réaliste, et tu
te feras plaisir.” »

Le poison de la culpabilité
On ne peut pas s’estimer, on ne peut pas avoir confiance en soi, se faire
confiance, quand on juge qu’on a mal agi et que la faute n’est pas réparée. Il
ne s’agit plus alors de doute, mais de flagrant délit  : on s’est pris la main
dans le sac à décevoir autrui, se décevoir soi-même. Ou bien on se sent
coupable non pas d’une action, mais de pensées, d’émotions. On souffre de
mauvaise conscience, pas du regret d’une faute. « La culpabilité, plus qu’un
caillou, c’est un poison, tranche Catherine Roumanoff. Elle prend racine
dans le regard que l’on se porte, elle se nourrit de regret, de remords, de
honte, de frustration, elle vient surtout de l’éducation et de la
méconnaissance du cœur humain. Ce caillou s’en va tout seul, si on
accueille ses propres émotions, sans les juger de façon négative. À partir
du moment où l’on se dit : “Je ne suis pas comme il faudrait que je sois”,
on ouvre la porte à ce caillou et à ses petits copains. L’idée est donc
d’accepter d’éprouver des émotions dites négatives, y compris l’envie de
tuer.  » L’envie seulement… «  Les émotions sont fugitives, poursuit
Catherine Roumanoff, elles ne font que passer, mais par nos jugements
nous les enterrons à l’intérieur de nous-même, ce qui n’est pas la solution.
Notre violence est une énergie, pas la peine de passer à l’acte non plus
pour s’en débarrasser. Juste utiliser l’information d’une part comme une
révélation sur notre monde intérieur, nos valeurs, nos désirs, et d’autre part
utiliser toute cette énergie autrement. Le ressort, c’est d’accepter d’être
traversé par une multitude d’émotions, c’est juste le signe que l’on est
vivant, sans en tirer sur nous-même de fausses conclusions qui nous
enferment. »
« Quand je me sens tellement coupable, par exemple de ne pas m’occuper
suffisamment de mes parents ou de mes enfants, ou de mon travail, c’est
une perte d’énergie psychique, relate Nicole Prieur. À force de me
culpabiliser, je suis centré sur moi, figé sur mon immobilisme, et je
n’avance plus. En hypnose, on apprend à accepter nos difficultés. “Je suis
coupable, je ne sais pas ce qu’il faudrait faire, je n’y arrive pas, ce n’est
pas possible, je ne suis pas capable…” Mais comme disait François
Roustang9, placez-vous là où vous êtes. Je me place dans mon immobilisme,
dans la difficulté de me libérer de ma culpabilité. Je ne m’en défends pas.
J’y rentre, je l’accueille, je fais corps avec elle. Je cesse de me battre
contre quelque chose qui fait partie de moi : à ce moment-là, quelque
chose se passe. » Nous en revenons à la notion d’acceptation. On ne peut
résoudre une difficulté que nous faisons semblant de ne pas voir.

L’estime de soi conditionnelle


À bien y regarder, on trouve certes cinquante nuances de gris, comme disait
l’autre. Nous ne sommes pas toujours un point noir sur fond noir  : pour
certaines personnes, le fond est blanc. La vie est un charmant paysage, un
miracle, mais un élément le défigure : soi. Et on s’excuse de voyager. On
croit mériter à peine d’emprunter son chemin de vie, et qu’il s’agit d’un
gigantesque malentendu, qu’on est là par erreur ou à la place de quelqu’un
d’autre. De qui ? D’un meilleur soi. Ah, si j’étais meilleur, là, d’accord…
Ou quand je serai meilleur, oui, je serai à ma place, mais en attendant…
C’est ce que l’on qualifie d’estime de soi conditionnelle. Je suis valable « à
condition de… ». « Aussi bien à l’école que dans les clubs sportifs, l’adulte
inscrit une dynamique de valorisation, c’est-à-dire un système de cotation,
déplore Didier Pleux. C’est sympathique, de valoriser  ! Ma génération
n’était pas du tout valorisée, on ne remarquait que ce qui était mauvais, et
on avait bien besoin de renforcer notre estime de soi… Mais en
l’occurrence, le positif est soumis à condition  : l’enfant ou l’adolescent
entend parler de sa valeur parce qu’il a fait quelque chose de bien. L’estime
de soi conditionnelle, c’est donc  : qu’est-ce que l’autre pense de moi  ?
Quelle est ma note  ? Nous sommes dans le jugement. Je m’évalue, à mes
yeux ou sous le regard de l’autre. Mais s’accepter, c’est ne pas s’évaluer.
Je peux évaluer un comportement : je serai puni si je fais une connerie, si je
fais quelque chose de bien je serai sympathique, mais je n’ai pas à
m’évaluer en tant qu’humain. Et ma vraie valeur, c’est la valeur humaine.
Attention donc à ne pas confondre notre valeur avec nos actes, car en
cas d’échec, notre valeur s’effondre. Je vois beaucoup d’ados qui, au
premier chagrin d’amour, au premier échec sportif ou scolaire,
s’effondrent. Qu’ont-ils appris jusqu’ici ? Qu’ils étaient les plus grands, les
plus beaux, les plus intelligents, et jamais personne ne s’est opposé à eux.
Hélas, en cas d’échec ou de comparaison, ça ne marche plus : les enfants
qu’on a survalorisés sur leur physique, leur potentiel (il y a des hauts
potentiels partout, maintenant  !), s’effondrent en cas d’échec. Ils sont
valorisés à l’oral par un prof qui leur dit : “C’est génial, tes idées”, alors
ils pensent être formidables. Cette survalorisation est très anglo-saxonne.
Or, on n’a pas à pointer que ce qui va bien. Tu as des talents, ET des
déficits, et tu dois en faire une harmonie. C’est bien de valoriser, mais
quand c’est justifié, et pas dans tous les domaines. Il s’agit de dire la vérité
pour que l’enfant s’améliore, et non pas le bercer d’illusions. Sans
dramatiser les échecs. Il s’agit de montrer le principe de réalité, tout
simplement. Toute la réalité. »
Donner un amour inconditionnel à un enfant en tant que personne, avec ses
qualités et ses défauts, n’est pas la même chose que le renforcer dans ce
qu’il fait de bien, au risque de lui faire perdre toute confiance au premier
échec. « Je t’aime quoi que tu fasses, mais tu n’es pas le meilleur quoi que
tu fasses.  » Pour que l’enfant atteigne une estime de soi inconditionnelle
malgré ses défauts, il doit comprendre qu’il ne se résume pas à ses actes. Or
l’estime de soi est la base de la confiance en soi, explique Émilie
Devienne. « Le manque de confiance en soi est un vieux marronnier, mais
on l’entend tous les jours. Qu’est-ce qui a érodé ma confiance  ? Mon
éducation, mes expériences négatives  ? Ce qui me semble vraiment
important, c’est de comprendre que “la” confiance en soi n’existe pas.
C’est à partir de notre estime de soi que se crée la confiance en soi.
L’estime de soi, c’est la manière dont on se juge : “Je suis beau/pas beau,
intelligent/pas intelligent, je gagne bien ma vie/mal ma vie…” C’est très
manichéen, en tout ou rien, c’est bien ou c’est mal. Si j’ai une mauvaise
estime de moi, évidemment je ne vais pas avoir confiance en moi. Si j’ai une
bonne estime de moi, je me crois capable d’accomplir quelque chose. Il est
donc impossible d’avoir une bonne confiance en soi si on n’a pas une
bonne estime de soi. »
« Quand on a déjà une mauvaise image de soi, et pas beaucoup d’estime de
soi, on a beau savoir ce qu’il faudrait faire de sa vie, on se sent découragé,
complète Nicole Prieur. Mais ce manque de confiance en soi, qui est un
handicap au départ, peut se transformer en ressource. Avec un déclic, on
peut considérer tout à coup qu’on se trouve en face d’un défi à relever. Ce
frein est un caillou qui peut se transformer en sable  ! Et nous servir de
booster. Le doute peut donc s’avérer sclérosant, nous immobiliser, mais pas
indéfiniment.  » «  Nous avons “des” confiances en nous, enchaîne
Émilie Devienne. Personne n’a confiance en soi dans toutes les
circonstances et sur tous les sujets du monde. Le tout est de bien se
connaître pour identifier les lieux, les espaces en nous où on a vraiment
confiance et qui vont nous donner de la force pour faire face aux domaines
dans lesquels on a moins confiance, où on a peur. Quelle solution trouver
comme appui, comme alliée, pour prendre confiance ? »

La fausse bonne idée du perfectionnisme


«  Je ne suis pas quelqu’un de bien  », nous soufflent l’estime de soi
conditionnelle et la culpabilité. « Je ne fais pas assez bien », nous martèle le
perfectionnisme. « Ce caillou-là, même s’il est parfaitement symétrique, et
doux, même s’il est brillant comme un diamant, je l’enterrerais
profondément, prévient Catherine Roumanoff  : j’ai nommé l’idée de
perfection, ou encore l’idéalisme. Ce caillou est très présent et c’est un
piège sur le chemin de la spiritualité.  La perfection est une image, or les
images ne sont pas vivantes. Elles ignorent la multitude des émotions et le
mouvement incessant de la vie. La perfection nous coupe de notre entièreté
et poursuit un but jamais satisfait. Le ressort qui nous propulse quand
nous sommes débarrassé de ce diamant, c’est l’acceptation de la différence
et du changement. »
Les racines peuvent remonter à l’enfance, indique Saverio Tomasella, et à
la nécessité ressentie de se placer au centre de la vie familiale : « Un enfant
qui souffre d’un manque d’attention de ses parents peut imaginer qu’il n’est
pas assez intéressant, pas assez bien, pas assez comme ses parents le
voudraient. Alors que peut-être ses parents connaissent des difficultés de
couple, ou sont très absorbés par le travail. Il se crée ses propres
explications. Il se pense comme celui autour de qui tout devrait
tourner. Ce qui est assez classique pour lui peut l’être aussi pour nous,
adultes. Nous avons du mal à nous dire que, pour sortir d’une mauvaise
passe, nous n’avons pas forcément besoin d’en faire plus. Nous n’avons pas
à faire preuve de perfectionnisme, c’est-à-dire faire non seulement le
maximum, mais mieux que le maximum, ce qui est impossible dans le
travail ou ailleurs. En évitant de nous mettre au centre, nous acceptons que
notre explication du monde n’est pas forcément la vérité absolue.
S’enquérir du point de vue et des intérêts des autres permet de mieux
comprendre certaines situations, et de prendre acte que tout ne vient pas de
nous. »
Le perfectionnisme n’est pas entièrement néfaste, signale Jean Cottraux.
« C’est avoir des standards exigeants et entretenir une attitude critique vis-
à-vis de soi et quelquefois des autres. Il en résulte une profonde
insatisfaction. Le perfectionniste peut passer pour un pédant, quelqu’un
d’exigeant, de rigide, d’ennuyeux. Il ne trouvera jamais, en lui, chez les
autres ou dans la vie, quelque chose qui le satisfasse. D’où de multiples
problèmes relationnels. Dans les formes graves, la vie est complètement
inhibée et sans joie. Le perfectionnisme favorise la dépression. Ce
pessimisme qui peut provenir de parents exigeants, extrêmement critiques,
et dont on retrouve l’écho dans nos ruminations critiques. Cela dit, il
existe un perfectionnisme utile qui peut aboutir à une production d’une
réelle qualité, dont la personne est contente. C’est le perfectionnisme des
grands artistes qui peuvent se dire qu’ils ont accompli l’œuvre qu’ils
souhaitaient, tel Marcel Proust mettant le point final à son roman À la
recherche du temps perdu et pouvant mourir tranquille. On peut aider les
gens perfectionnistes à critiquer leurs pensées négatives, mais aussi leur
faire remarquer les éventuels aspects bénéfiques de leur perfectionnisme,
tout en modérant le perfectionnisme stérile et obsessionnel. »
«  Je suis capable d’aimer un homme qui n’est pas parfait, confesse
Corinne Cosseron. Ses imperfections ne me dérangent pas du tout,
pourquoi les miennes me dérangeraient ? Pourquoi, moi, je devrais être la
reine du monde, être parfaite ? Si j’arrive à aimer les autres malgré leurs
défauts, tout simplement parce qu’ils sont vivants, alors moi aussi je suis
aimable, puisque je suis vivante. »

Témoignage
Boris Cyrulnik :

Commet j’ai progressé

en mettant la barre très bas


«  Mettre la barre très bas pour le sport, l’alimentation, l’amitié, et pour
l’intellect. Ce qui permet de s’entraîner. De temps en temps, mettre la barre
plus haut… Pour parvenir à tout cela, le meilleur entraînement, c’est la
routine. Comme pour tous les entraînements physiques, mentaux,
intellectuels, la routine permet une amélioration de ses performances
physiques, affectives et sociales. Moi, quand j’étais jeune, j’étais délirant
mégalomane. Mais j’ai bénéficié de mon délire. Si j’avais été équilibré, je
n’aurais jamais fait d’études. Je pensais que j’étais capable d’en faire, que j’y
arriverais, ce qui était complètement délirant. J’ai placé la barre assez haut,
pour étudier la neuropsychiatrie, habiter au bord de la mer, écrire, avoir une
famille et des copains, autant de choses impensables à l’époque. Mais c’est
arrivé parce que la méthode que j’ai employée était routinière. Je me suis
routinisé, comme je le fais actuellement. On me reproche de beaucoup
écrire. Mais c’est parce que je routinise ! Je me lève le matin, je me mets à ma
table sans me poser de problème, j’écris tous les jours, et ça finit par faire
beaucoup de livres. »

La procrastination, un voyage

aux calendes grecques


Boris Cyrulnik n’est donc pas du genre à atermoyer avant de suivre sa
routine pour se mettre au travail. En d’autres termes, il ignore la
procrastination, l’art de remettre toujours au lendemain ce qu’on pourrait
faire le jour même, si ce n’est ce qu’on aurait dû faire hier. Non pas tant par
paresse, en l’occurrence, que par perfectionnisme. Ne pas quitter les
starting-blocks tant qu’on n’est pas sûr de la réussite, et sûr de soi. Nous en
revenons aux excuses : pardon de défier ainsi le hasard, de prétendre à un
résultat positif alors que les circonstances ne sont pas réunies, que je n’ai
pas les compétences requises, que je ne le mérite pas. Un beau caillou, pour
Jean Cottraux  : «  La procrastination consiste à remettre toujours à
plus tard  : c’est la justification de l’inaction par le doute. Comme on
doute d’agir, on n’agit pas. On ne fait rien. C’est l’absence de choix. Le ni-
ni. Soupeser les alternatives jusqu’à ne prendre aucune décision. Certains
n’arrivent jamais à se choisir un conjoint ou une profession : ils refusent les
relations ou les postes les uns derrière les autres, parce qu’ils en redoutent
les conséquences. Alors que la pire conséquence, c’est justement la
paralysie. Exactement comme lorsque les bureaucrates empêchent les
gens d’agir en multipliant les commissions et sous-commissions. Les
administrations aussi ont leur côté procrastinateur, y compris du côté de la
recherche. Il faut passer par des fourches Caudines de plus en plus rigides,
ambivalentes et contraignantes, sous-entendant que les chercheurs sont des
gens dangereux. Ce qui provoque des années de retard dans la recherche
française et la fuite des cerveaux vers des horizons plus créatifs… »
Rebecca Shankland dénonce également ce principe de précaution appliqué
à soi-même, cette exigence de planètes alignées, et ce prétexte, parfois, à la
paresse. « On entend souvent des personnes dire : “Quand ça ira mieux, je
pourrai m’engager dans quelque chose qui aura vraiment du sens pour
moi.” Mais c’est un piège d’attendre de se sentir mieux pour accomplir ce
qui nous paraît essentiel. Au contraire, s’engager pas à pas aide à aller
mieux dès maintenant. À prendre confiance en soi, à faire l’expérience de
petites actions satisfaisantes dans le quotidien. Au lieu d’essayer de
repousser les émotions ou les pensées qui tournent en boucle et nous
dérangent, il est bon de s’engager dans des actions qui donnent du sens à
l’existence. Nos émotions vont continuer à fluctuer, et cela tout au long de
notre existence tant que nous sommes vivants, mais on aura la sensation
d’accomplir quelque chose d’utile. On se sentira plus efficace, on aura
l’impression de mieux contrôler sa vie, ce qui est fondamental pour le bien-
être psychologique. Au lieu de se dire  : “Quand j’irai mieux, je pourrai
m’engager, mais pour l’instant c’est impossible”, on peut donc renverser la
proposition : “J’ai beau être en difficulté, si j’apporte ma petite pierre à la
protection de l’environnement ou si je fais preuve de solidarité envers des
personnes en difficulté, j’aurai été utile, et en retour, je me sentirai mieux
sans même avoir cherché à repousser mes émotions négatives.” »

Témoignage
Corinne Cosseron :

Les charmes de la route sinueuse


« Je suis plutôt une précoce, j’ai passé le bac jeune. Comme posters dans ma
chambre de jeune fille, j’avais d’un côté Julien Clerc, et de l’autre, Médecins
du monde. À dix-sept ans, je me suis retrouvée à la fac de médecine, mais
m’occuper du corps humain me barbait. J’ai étudié les lettres à la Sorbonne,
l’histoire de l’art à l’École du Louvre, la réalisation de films à l’ESRA10 et je
suis devenue finalement chargée de production. À Cannes, j’ai monté les
marches en robe longue et je me suis dit  : “Mais qu’est-ce que tu fiches
là ?” À la trentaine, j’ai enfin commencé des études de psychologie. Pendant
mes études, mes deux enfants sont nés, le premier très prématuré et le
second risquant aussi de l’être et m’obligeant à une hospitalisation de
plusieurs mois, pendant que je perdais six membres de ma famille sur trois
générations, un cauchemar. J’ai demandé à une psy de m’aider à traverser
ses épreuves. Je lui ai demandé : “Quand je vais sortir de ce lit d’hôpital, je
vais faire un métier aussi sinistre que le vôtre ? Tous les jours, des gens vont
me raconter des horreurs comme celles que je suis en train de vous
raconter  ?” Elle m’a répondu  : “Vous c’est rien, les autres c’est pire  !” Les
gens mouraient autour de moi, l’avenir de mes enfants était incertain, j’étais
sous perfusion, je ne pouvais même pas aller aux enterrements, alors je me
suis étonnée  : “Comment ça peut être pire, la vie des autres  ?” Elle m’a
expliqué : “Ce n’est pas que c’est pire, mais vous, vous avez de l’humour.” Là,
je me suis dit que cette pauvre femme devait être folle. J’ai arrêté mes
études de psycho pour m’occuper de mes enfants et reprendre mon boulot
de journaliste, et puis, à quarante  ans, j’ai embarqué mes deux enfants et
leur père pour nous installer au bord de la mer sans attendre la retraite. Ça a
été un saut dans le vide en ne sachant absolument pas ce que j’allais faire
de ma vie. Huit jours plus tard, j’allume la télévision et je tombe sur des
femmes indiennes en sari qui rient à gorge déployée. Je découvre le
Dr  Madan Kataria, qui promeut le yoga du rire  : je comprends alors que je
veux toujours aider les gens mais par le chemin de la joie, ce qui donne du
sens à la remarque de la psy sur l’humour. J’ai enfin trouvé ma place. Je ne
peux pas dire que j’aie procrastiné. Je ne suis pas allée en ligne droite et j’ai
pris de nombreux chemins de traverse. Mais y avait-il un chemin plus rapide
pour créer l’École du rire ? »

Vaut-il mieux s’engager «  pour  » ou «  contre  » une cause  ? «  Au lieu de


mobiliser notre énergie pour lutter “contre” ce qui nous dérange, répond
Rebecca Shankland, il est préférable de l’orienter vers quelque chose qui
nous satisfera à la fin de la journée, qui nous fera sentir plus aligné avec
nous-même, en cohérence avec nos valeurs. “Je ne suis pas inutile, je ne
suis pas nul en tout, il y a quelqu’un pour qui mon action a fait la
différence.” S’engager “pour” donne davantage de sens, tandis que
s’engager “contre” encourage davantage les ruminations et le biais de
négativité. Certes, s’engager “contre” est quelquefois indispensable face à
l’injustice : dans ce cas, on s’engage “contre”, mais avec un objectif positif
plus vaste, qui donne de l’espoir. »
Jusqu’où doit aller l’engagement ? Faut-il prendre le risque de se sacrifier
pour une valeur ou un idéal que l’on juge au-dessus de soi  ? L’avis de
Rebecca Shankland : «  Les pratiques de méditation de pleine conscience
peuvent nous aider à trouver le bon équilibre entre l’engagement dans des
actions qui ont du sens pour nous, et la lucidité quant aux ressources dont
on dispose. On peut avoir besoin de se reposer ou de demander de l’aide.
Prendre soin de soi est essentiel pour se rendre mieux disponible aux
autres. L’engagement pour un monde solidaire est une coconstruction,
chacun a sa place, en interdépendance avec les autres. Il n’y a pas des
“sauveurs” et des “sauvés”  : chacun peut amener sa pierre à l’édifice et
donner le meilleur de lui-même. »

Exister par soi-même


Catherine Roumanoff aussi considère l’autocritique, la peur d’être comme
on est, comme un ennemi redoutable : « Le caillou que je jetterais dans un
volcan afin qu’il le désagrège, ce sont les peurs et les autocritiques. Au lieu
de se dire que c’est impossible, c’est pas pour moi, je ne le mérite pas, et de
se saboter  : rêver, désirer, faire comme si tout était possible. Avoir du
respect pour ses désirs et ses rêves, autoriser les choses à se mettre en
place. L’imaginaire transforme notre monde intérieur, c’est d’ailleurs la
quintessence de l’hypnose et porte ses fruits sur le monde extérieur. Ce
ressort-là, s’appelle la permission que l’on se donne à soi-même
d’exister comme on le souhaite. »
Reprendre confiance en soi ne signifie aucunement que tout nous sourira.
Mais nous y puiserons du moins une énergie qui nous permettra de ne pas
considérer les nouveaux échecs comme une fatalité. « Quand un projet nous
convient et que nous le trouvons juste, il est temps de le proposer aux
autres, témoigne Corinne Cosseron. Et si la réponse est non, ce n’est pas
la fin du monde. Quand on est clown, se casser la figure fait partie du job !
Pendant le confinement, j’ai mis au point le “Rigolo’Zoom” avec des
séances de rire gratuites en ligne quatre fois par jour, et une autre réservée
aux soignants une fois par semaine. Là, je me suis sentie utile. Quand j’ai
dit que je voulais faire rire mille personnes au Trocadéro, on m’a répondu
que je n’y arriverais pas. Si, il suffisait d’y aller ! Je suis aussi allée voir
ma propre mairie pour leur proposer de lui décerner le titre de “Ville
Joyeuse”. Ils ont dit oui et ils ont foncé sur tout. Ça va se manifester
concrètement par des séances de rire offertes dans toutes les écoles et tous
les EHPAD, un éclat de rire sur la plage pour la Journée mondiale du rire,
une exposition de photos accrochées à travers la ville et dans le musée… Il
n’y a rien de trop grand, et les gens sont ravis qu’on leur apporte des idées.
Pour autant, il y a des choses que je suis incapable de faire. J’ai mes
limites. Ce n’est pas un manque de confiance en moi, mais la lucidité
d’accepter que je suis incompétente dans certains domaines et d’admettre
que je ne suis pas toute-puissante. Pour parler d’argent, aller voir un
banquier, comprendre son raisonnement, demander des subventions, j’ai
des blocages. Et j’ai du mal à m’entourer de gens qui seraient bons là-
dedans, car je ne les attire pas à moi. C’est une force, pourtant, de savoir
s’entourer de gens qui ont les compétences qui nous manquent. Je suis
formée à la méditation sociale, une forme de méditation qui se pratique
avec les autres, miroirs de nous-mêmes. Qui mieux que l’autre peut nous
connaître et nous aider à nous connaître  ? Pour avancer, il faut avoir le
courage de se confronter à l’autre. Pas seulement nos mentors, mais nos
pairs. La collaboration nous fait grandir. Surtout dans mon domaine : rire
tout seul, ça n’a aucun sens ! »

Devenir son meilleur ami

(et non son procureur)


Rebecca Shankland, de son côté, recommande des pratiques issues de la
psychologie positive. «  La bienveillance envers soi consiste à reconnaître
ses qualités et ses limites, et considérer que nos actions ou réactions ne sont
pas uniquement liées à nos dysfonctionnements personnels, mais qu’une
majorité d’humains, dans cette situation, auraient sans doute agi de
manière similaire. Par exemple, un parent excédé, criant sur son enfant qui
ne veut pas se préparer pour aller à l’école, peut considérer qu’il s’agit
certainement d’un comportement que beaucoup d’autres parents
connaissent également. Cette prise de conscience de nos points communs
avec d’autres dans cette même situation peut redonner du courage pour
essayer d’aborder ensuite cette situation d’une manière plus constructive.
La psychologie positive encourage une telle relation à soi caractérisée par
cette forme d’autocompassion. Cette bienveillance envers soi a constitué un
facteur de protection pendant les confinements contre les problèmes
d’anxiété ou de dépression. Beaucoup d’étudiants pendant cette période ont
perdu confiance en eux et sont entrés dans ce cercle vicieux de
l’autocritique. Par exemple, de bons étudiants de master de psychologie
m’ont dit que puisqu’ils n’avaient pas réussi à gérer leurs propres émotions
difficiles pendant le confinement, ils avaient l’impression de ne pas être
légitimes pour devenir psychologues. Pourtant, en prenant conscience que
bon nombre d’autres étudiants, toutes filières confondues, s’étaient
retrouvés face à ces mêmes difficultés pendant le confinement, et que les
psychologues, comme les autres individus, pouvaient avoir des émotions
difficiles, on peut prendre conscience que l’on n’a pas un problème
spécifique qui nous empêcherait d’être un bon psychologue, mais qu’on a
partagé ces expériences difficiles comme beaucoup d’autres et qu’on peut
s’entraider pour reprendre pied. »
La psychologie positive propose d’autres techniques de prise de recul.
« Parmi les membres fondateurs, Martin Seligman et Christopher Peterson
ont réalisé une étude qui a permis de répertorier vingt-quatre forces
communément reconnues comme utiles pour le bien-être individuel et
collectif. Nous possédons tous ces qualités humaines à des degrés divers.
Grâce au questionnaire qu’ils ont développé, nous pouvons identifier nos
forces principales sur lesquelles nous pouvons nous appuyer, ce qui
contribue à diminuer le biais de négativité à propos de soi. En effet, le
simple fait de repérer ses forces augmente l’estime de soi et le sentiment de
compétence, et lorsque nous décidons consciemment d’activer l’une de nos
forces dans le quotidien pendant une semaine, cela apporte des bénéfices
durables sur le bien-être, mesurables encore six mois après. Nous pouvons
aussi appliquer ce même exercice aux autres en prenant le temps de repérer
leurs qualités humaines dans les gestes du quotidien. Cela permet
d’augmenter la confiance et la coopération. On s’entraîne ainsi à ne plus
repérer principalement ce qui dysfonctionne en soi et chez l’autre. »

9. François Roustang : Philosophe et hypnothérapeute.


10. École supérieure de réalisation audiovisuelle.
En résumé
• Le biais de négativité, c’est-à-dire ne voir que ce qui va mal dans le
monde et en soi-même, mène à l’inaction et à la dépression.
• Le perfectionnisme et l’autocritique poussent à nous accepter sous
conditions seulement, et à confondre ce que nous faisons et ce que
nous valons  : si nous ne réussissons pas aussi bien que nous
l’espérions, c’est que nous ne valons rien et ne méritons pas mieux.
• Ce n’est pas en attendant d’être irréprochable, donc par la
procrastination, qu’on prend confiance en soi, mais en s’acceptant
d’ores et déjà tel qu’on est, en se permettant d’exister et en agissant
en cohérence avec nos valeurs.
• Nous devons accepter nos limites comme nous acceptons celles des
autres. C’est notre part d’humanité. Sinon, nous nous punirons
indéfiniment et refuserons d’être heureux.
En pratique
Comment ôter ce caillou ?
VRebecca Shankland : L’autocompassion
« Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est une relation plus
apaisée à soi qui nous aide à mieux progresser, alors que
l’autocritique augmente les émotions négatives qui favorisent les
tensions et les problèmes de comportements. Au lieu de croire que
l’autocritique nous aide à avancer, il est donc vraiment utile de
développer cette compréhension et cette sympathie envers soi. Plutôt
que se dire : “Tu es vraiment stupide de faire des choses pareilles !”,
imaginons que ce soit un ami qui nous fasse part de ces situations
difficiles. Nous ne tiendrions pas du tout le même discours  ! Nous
dirions  : “Non, c’est normal, c’est vraiment difficile…” Notre crainte
est d’avoir un ami intérieur trop complaisant qui nous donnerait le feu
vert pour nous laisser aller complètement. En réalité, ce n’est pas ce
que montrent les recherches. L’ami compréhensif nous redonne du
courage, nous fait avoir confiance qu’on peut faire mieux, qu’on peut
progresser. Cela favorise l’engagement dans l’action, à l’inverse de la
paralysie que peut générer l’autocritique. »
Et puis, demandons-nous si nous oserions transposer à nos proches
les critiques dont nous nous flagellons…
VRebecca Shankland : Le journal de gratitude
« On y consigne chaque soir jusqu’à cinq choses pour lesquelles on
éprouve de la gratitude. Ce type de pratique permet d’orienter
l’attention vers les aspects satisfaisants du quotidien, en lien avec les
autres, avec nos activités, avec notre environnement. En réalisant un
journal de ce type pendant deux semaines, cela améliore le bien-être
et la santé mentale pendant six mois. Les pratiques de psychologie
positive permettent ainsi de changer de regard sur soi, sur les autres,
sur l’existence. Chacun de nous peut apprendre à se regarder, et
regarder les autres, différemment,  pour cesser de râler sur autrui et
sur soi… »
VCorinne Cosseron : S’engager sans attendre
« “Je suis jeune, donc j’ai le temps, c’est normal que je ne concrétise
rien encore puisque j’ai la vie devant moi…” Du coup, je ne fais rien !
ironise Corinne Cosseron. Lire les biographies des gens qu’on admire
est toujours profitable  : certains ont démarré très jeunes. La valeur,
parfois, n’attend pas le nombre des années. On peut essayer de
modéliser la manière dont ils ont réussi à réaliser des choses très
jeunes, noter par écrit ce qui nous empêcherait d’en faire autant, nos
faiblesses et nos points forts, dresser un bilan objectif. Chercher
quel est le projet dont nous avons envie, de nouveau lister les
avantages de le concrétiser plus tard ou de le lancer dès maintenant.
Peut-être, qu’en effet, nous avons besoin d’attendre (la fin d’une
formation, réunir un budget par exemple), ou peut-être que, très
objectivement, il n’y aura rien de mieux pour ce projet d’ici un an ou
deux. Réaliser cet exercice ne fera peut-être pas avancer le lancement
de notre grand projet, mais nous procurera certainement plein
d’énergie pour en lancer des petits, dès à présent. Mais les
biographies nous montrent aussi que même chez ceux qui ont
démarré jeunes, personne n’a eu une vie en ligne droite. »
VCorinne Cosseron :

Méditation et confiance en soi


«  Un antidote possible au manque de confiance en soi est la
méditation de la fierté, conseille Corinne Cosseron  : se poser en
silence et chercher le souvenir d’une de nos plus grandes fiertés
d’enfant. Qu’est-ce qui l’a procurée, comment nous sommes-nous
senti à ce moment-là, que nous sommes-nous dit  ? Comment nous
respirions, marchions, pensions alors ? Quel était le regard des autres,
mais surtout le nôtre sur nous-même  ? Quelles sont les qualités
requises pour réussir ce qui nous a rendu fier ? Les a-t-on toujours ?
Sinon, où seraient-elles passées ? Comment s’y reconnecter ? Quelles
autres qualités avons-nous développées depuis ? Par écrit, je note les
qualités indispensables pour réussir une mission que je n’ose pas
entreprendre. Objectivement, quelles sont celles que je n’ai pas  ?
Comment concrètement les développer ? Nous pouvons absolument
tous développer des qualités, à n’importe quel moment de notre
vie, peut-être en faisant appel à une aide extérieure  : formation,
thérapie ou coaching. Après tout, c’est fait pour ça ! »
Caillou 4

« Je ne prends pas soin de moi »

Ne plus se voir en peinture

jusqu’à se perdre de vue


Quand on se sent une petite chose qui ne mérite pas d’échapper à la
souffrance et qui en serait d’ailleurs bien incapable, comment s’aimer ? Se
pardonner ? Faire avec soi ? Avancer avec confiance sur le chemin, et pas à
genoux, pas en rampant, pas en se traînant dans la boue ni en se forçant à
avaler les cailloux en plus de les collecter avec des semelles trouées  ?
Autant essayer d’être quelqu’un d’autre, qu’on imaginera plus apprécié par
nos grandes figures de référence (nos parents, et tous ceux dont nous
acceptons de dépendre comme si c’était normal) et par notre juge intérieur,
le plus impitoyable.
« Cette pression-là peut souvent se ressentir physiquement, un peu comme
de la peur, décrit Laurie Hawkes. C’est une pression intérieure, poussant
très fort à réussir, alors qu’on n’est pas sûr qu’il s’agisse de son propre
projet. J’ai connu plusieurs personnes qui ont fait polytechnique  : ce qui
suppose un bac scientifique, math sup, math spé, le concours… Et qui se
sont aperçues vers quarante ans qu’en réalité ça ne les intéressait pas du
tout. Dommage d’avoir passé vingt années de sa vie adulte à courir après
une exigence extérieure… C’est une question de contact avec soi : est-ce
que mon cœur désire vraiment ce projet, ou me dit-on simplement que c’est
ce qu’il faut faire ? Une de mes patientes, surdouée, qu’on exhortait à des
études scientifiques, s’est donné la permission intérieure de vivre sa
passion : devenir chanteuse d’opéra. C’est un exemple assez rare, surtout
en France où on idéalise les maths. Cela dit, je comprends les parents qui
poussent à un bac scientifique par sécurité : “J’entends bien, tu as un désir
complètement différent, mais, pour ne pas fermer les portes, passe le bac
avant d’explorer.” Ce n’est pas si mal d’avoir un plan B, à condition de ne
pas y mettre toute son énergie ni d’éprouver une trop grande pression pour
satisfaire au regard des parents. On doit s’autoriser à ne pas faire
plaisir ! »
«  Qu’en est-il de la reconnaissance des compétences du jeune par ses
proches, et notamment par ses parents  ? s’inquiète Xavier Pommereau.
Par exemple, un ado qui a des notes moyennes en classe, mais est excellent
à la guitare et aimerait faire une école de musique, peut s’entendre dire :
“Tu vas être chômeur ou intermittent du spectacle, c’est pas un boulot,
passe ton bac et fais d’abord une fac.” C’est vraiment criant aujourd’hui.
Les parents sont hyper stressés pour les études avec Parcoursup, qui
représente un moment d’angoisse impensable. Je fais partie des psys qui
sont contre Parcoursup  : une de mes patientes a échoué à sa première
année de médecine, alors que ça a toujours été sa vocation, mais comme la
nouvelle réglementation interdit le redoublement, elle se retrouve fléchée en
droit. Elle n’en a absolument pas envie, mais elle est obligée. C’est nul ! Et
je suis de plus en plus amené à faire reconnaître aux parents que leur enfant
n’a absolument pas envie de s’inscrire en fac, mais qu’il préférerait
fabriquer des bijoux, ou chanter, voyager, s’autoriser à pouvoir
changer de travail. On ne prend donc pas suffisamment en compte les
compétences et les envies du jeune. On a un regard assez has been du
genre : “Si tu fais des maths, tu es sûr de pouvoir t’en sortir.” Ce qui est de
moins en moins vrai. Dans notre monde numérique où toujours plus de
tâches seront assumées par des machines, tout ce qui est du domaine de
l’art, de l’amusement, du présentiel, va selon moi prendre beaucoup
d’importance. Les domaines artistiques ne seront plus des voies de garage
comme dans les années 1980. Quand on est bon en arts plastiques, on peut
travailler dans une start-up qui se spécialise dans la création de sites Web,
par exemple. Il faut arrêter de valoriser uniquement les matières
scientifiques : dans les années qui viennent, on va avoir énormément besoin
de créativité. » Sinon, le message sous-jacent est sans égards : ce que tu te
sens appelé à être serait une erreur. On n’aurait pas fait comme toi. Tu ne
nous ressembles pas assez…

Le masque qui nous défigure


À vouloir porter un masque pour mieux correspondre à ce que les autres
attendent de nous, on prend le risque de ne plus se reconnaître soi-même
dans le miroir, de ne plus savoir pour qui nous vivons, et de porter les
fantasmes, les regrets, les ambitions ratées, en un mot le fardeau de
quelqu’un d’autre.
«  La métaphore que j’utilise le plus en thérapie, illustre Laurie Hawkes,
c’est de rester dans son camp. Beaucoup de gens mettent leur énergie à
l’extérieur, se demandent ce qui est bon pour autrui, ce qui ferait plaisir.
Les soldats se retrouvent alors dispersés, et nous regardent sans nous aider.
Il est préférable de les rappeler dans notre camp, pas forcément pour se
battre, mais pour défendre notre intérêt. Il ne s’agit pas d’égoïsme, mais de
pouvoir résister à notre voix intérieure critique. Si je ne suis pas dans mon
camp, et que je veux écrire un livre sur les cinq cailloux, je risque de me
dire : “Je ne suis peut-être pas le meilleur pour faire ça, tel auteur le ferait
peut-être mieux…” Je ne dis pas qu’il faut se montrer super égoïste et ne
jamais penser à autrui, mais que charité bien ordonnée commence par soi-
même. Il faut bien prendre soin de soi pour s’occuper des autres.
Les recommandations dans un avion, c’est toujours, en cas de problème, de
mettre d’abord son masque à oxygène avant d’aider votre enfant à mettre le
sien. Comme ça, vous pouvez vous occuper de lui. On rassemble les
troupes, on est dans son camp, on voit ce qu’on a à faire personnellement,
et une fois qu’on est bien solide, on peut se montrer authentiquement
généreux sans s’épuiser pour autrui ni espérer qu’il aura pitié de nous pour
nous rendre la pareille, ce qui n’est pas un très bon calcul… Ainsi, de façon
responsable, on peut être généreux avec l’extérieur sans jouer au martyr, au
masochiste ou au sacrificiel. » Sans jouer à ce qu’on n’est pas, parce que
l’on joue parfois si bien qu’on se confond avec son personnage, et qu’on en
oublie qu’il s’agit d’un rôle.
«  La méconnaissance de soi, et des autres, représente sans doute la
limitation la plus destructrice, juge Georges-Elia Sarfati. La
méconnaissance de soi d’abord, parce qu’elle est une fausse connaissance,
qui correspond à l’habitude que nous avons prise d’une certaine “image”
de nous-même. Le plus souvent, cette image n’est elle-même que l’effet en
retour des différents conditionnements auxquels nous avons été et
continuons d’être exposés. Pour “être” ce que nous sommes, ou ce que
nous pensons être, nous avons cru à certaines histoires, et nous les avons
faites nôtres. Il n’est rien de plus enfermant qu’un récit déjà composé, où il
est question de nous, sans que nous n’ayons pris aucune part à sa
composition. Une histoire qui s’écrit sans moi ne saurait définir
mon histoire propre. Une image limitée, ou limitante de soi-même, me
dispose aussi à projeter sur autrui les mêmes limitations. Mais le monde
d’autrui n’est pas à mon image, pas davantage que ma propre identité n’est
à l’image de ce que l’on dit de moi. Défier cette méconnaissance
fondamentale, c’est tenter d’inventer son propre langage, en dépit de ce qui
est attendu de nous, ou prévu pour nous. Exister, c’est essayer de forger son
propre style existentiel. »

« Faux self » et « vrai moi » :

à quel soi se vouer ?


À vouloir correspondre au moi idéal aux yeux d’autrui, on court le risque de
se changer en statue. Pas la plus véloce pour parcourir un chemin de vie…
Pire encore : la statue d’un imposteur, félicité pour ce qu’il n’a jamais voulu
être. Les psychologues qualifient volontiers de « faux self » la personne que
nous nous obligeons à être pour nous sentir bien accueilli dans le théâtre de
la vie sociale. Nous jouons un personnage partiellement écrit par les
exigences des autres, au risque de nous trahir. Le corollaire serait qu’il nous
faudrait donner plutôt la priorité au «  vrai  » moi, celui qui souffre de se
laisser bâillonner.
Oui… mais… Yves-Alexandre Thalmann considère que la quête de son
hypothétique «  vrai moi  » incite à suivre une nouvelle fausse piste. «  On
entend assez souvent dire qu’on aurait un vrai moi, un être authentique
qu’il s’agit de découvrir. C’est une croyance aussi limitante que délétère.
On n’est pas quelqu’un de figé, on devient, en permanence. Les
recherches montrent que la personnalité est dynamique, c’est-à-dire qu’elle
évolue avec le temps. Dire “j’ai découvert qui je suis vraiment”, ça signifie
que je cesserai d’évoluer. Et souvent, découvrir qui l’on est, c’est poser des
qualificatifs : je suis ceci, ou cela. Et quand je me qualifie, je me limite, par
définition. Par exemple, si je crois que je suis timide, je détermine certains
de mes comportements futurs, comme ne pas engager la conversation avec
des inconnus. Les psychologues appellent cela des prophéties
autoréalisatrices ou des confirmations comportementales. Je vais
progressivement me calquer sur mes propres attentes. Plutôt que me
“découvrir”, je devrais plutôt me demander quel est l’être que j’aimerais
incarner, et comment faire pour aller dans ce sens. Même des traits de
personnalité peuvent être modifiés par un travail volontaire ou une
psychothérapie. Découvrir qui l’on est, c’est un piège au même titre que
trouver l’âme sœur, la personne qui nous correspondrait vraiment, alors
qu’il est plus porteur de travailler une relation pour qu’elle devienne
satisfaisante. »
Se crisper, se figer autour d’un moi enfoui mène à refuser un ingrédient
pourtant essentiel du voyage  : la fluidité. Le moi est en devenir, toujours
mouvant, jamais achevé, se remodelant au gré des expériences, des
rencontres et du temps. L’authenticité, c’est le laisser advenir, de même
qu’être parent ne consiste pas à modeler son enfant, mais à accompagner le
développement de sa personnalité unique, parfois inattendue. Quand on
trouve son vrai moi, il est déjà parti. Prétendre tenir son moi ferme et
définitif serait comme vouloir habiller un ado en pleine métamorphose avec
ses éternels habits de petite fille ou de petit garçon sous prétexte que là,
c’est bien lui ou elle, sinon on ne le reconnaît pas. Gare à ne pas se torturer
à force de se contorsionner pour entrer dans le moule dessiné par autrui, ou
dans celui du « vrai moi ». Lequel serait fort malheureux de se laisser traiter
comme un papillon magnifique qu’on se contente d’épingler jusqu’à ce
qu’il se dessèche.
Tout ce flou artistique autour de qui nous sommes nous ramène à la
problématique de l’estime de soi conditionnelle et du perfectionnisme  : je
suis inachevé, fragmentaire, en sous-régime, donc je ne suis pas grand-
chose. Je ne mérite pas l’attention, l’affection, la considération que les
autres pourraient se sentir tentés de m’accorder. À mes propres yeux, je ne
suis qu’une ébauche alors que j’aspire à devenir un chef-d’œuvre. Or, une
ébauche, ça reste dans les archives. Caché. Avec un brin de honte qui
marque la méconnaissance profonde du respect qu’on mérite, quelle que
soit notre immaturité supposée. Méconnaissance de soi, aussi, qu’on évalue
si mal.

Fixité : attention, danger


Il nous faut donc consentir à changer, évoluer, loin d’un masque rigide de
circonstance ou d’un vrai moi taillé dans le roc. Sinon, le chemin de vie
s’ornera d’imparables ornières. Une ornière désigne, au sens propre, les
traces laissées par les véhicules successifs et que, par commodité, nous
suivons par défaut, et, au sens figuré, les habitudes de pensée, les
conventions. En un mot, c’est quand le chemin de vie paraît le plus balisé,
tout tracé, que nous pouvons nous glisser par inadvertance un encombrant
caillou dans la chaussure. Continuer sur sa lancée parce que le hasard, le
passé ou la volonté d’autrui nous ont placé là, croire qu’il suffit de suivre
nos rails confortables en ronronnant, sans bifurquer ni jamais changer de
vitesse, est un mouvement illusoire qui ne vaut pas mieux que
l’immobilité. Or, sur le chemin de vie, on peut s’autoriser des pauses, mais
on ne peut refuser ni de brusques accélérations ni des détours.
Se croire arrivé en possédant le mode d’emploi, la certitude, la vérité, est
une illusion, selon le psychologue Gustave-Nicolas Fischer : «  S’inscrire
dans des certitudes toutes faites induit qu’on ne continue plus à apprendre,
à se former dans son travail ou son expérience. Considérer qu’on a la
vérité est un caillou important. Car il n’y a pas “une” vérité. C’est en
bougeant qu’on arrive à “sa” propre vérité. Et pas dans le
dogmatisme ambiant.  » Comme le biais de négativité, la tentation de la
certitude n’épargne personne, pas même les psychologues  : «  J’ai très
souvent vu, dans ma carrière universitaire, les psychologues et les
chercheurs crispés sur leurs positions. Avec un caillou fondamental qui est
la critique, la plainte, la division. C’est une attitude face au savoir et à la
vie qui montre une difficulté à se remettre en question, et un confort
intellectuel et existentiel opposé à cet impératif profond qu’est le
changement, la transformation, pour pouvoir avancer. C’est une véritable
pétrification psychologique que l’on retrouve d’ailleurs dans beaucoup
de contextes. »
«  Accepter les choses telles qu’elles sont, au risque de se soumettre à la
fausse évidence du désordre organisé, par l’économie, par la politique, par
l’état de nos connaissances, représente un obstacle à la dynamique de
l’existence », prévient Georges-Elia Sarfati.

Zoom
Georges-Elia Sarfati :

Comment le conditionnement

mène au fatalisme
«  Si nous admettons la plupart du temps “le monde comme il est”, c’est
parce que nous sommes persuadés que notre contribution à son
changement y est de peu de poids. Cela tient généralement au fait des
déterminismes (héréditaires, environnementaux, et psychiques) qui nous
ont façonnés, à la force de nos conditionnements. Aux déterminismes,
s’ajoute –  comme une seconde nature  – l’influence des idéologies,
notamment véhiculées par les grands médias, etc. Cela se traduit par de
nombreux automatismes. Nous savons aujourd’hui que la révolution
industrielle du  XIXe siècle a modifié les conduites individuelles et collectives.
De nos jours, les effets de cette “mutation anthropologique” sont visibles, et
audibles, aussi bien dans la standardisation des conduites, que dans les
manières de dire. Il est devenu banal pour un individu moderne de parler de
lui comme s’il était une machine : “mon fonctionnement”, “je me suis mis en
mode automatique”, “il doit changer de logiciel”… La conjonction des
déterminismes et des conditionnements s’attaque finalement au langage. Il
en résulte un penchant généralisé au fatalisme, le même fatalisme qui
s’empare de l’être souffrant, lorsque l’épreuve lui inspire un sentiment
d’écrasement. Seuls l’éveil à soi-même, l’émancipation d’un horizon
robotique permettent de mettre à nu l’empire de la liberté. »

Catherine Roumanoff plaide également pour un refus des réflexes, des


automatismes : « Quand on observe que quelque chose ne fonctionne pas,
quand notre action produit une réaction qui nous déçoit, nous avons
tendance à répéter l’action en espérant un résultat différent. L’idée est
d’utiliser notre ressort créatif,  avoir assez d’agilité pour observer et
imaginer autre chose, afin de mettre en place ce qui nous réussit le mieux. »
Souplesse, adaptation, imagination, et non rigidité et entêtement. Marie-
Frédérique Bacqué déplore elle aussi cette automatisation des désirs et de
la pensée. «  De nombreuses personnes s’assimilent à des machines et
négligent de prendre soin de leur psyché. Or le psychisme est comme
n’importe quelle partie ou n’importe quel système du corps  : il faut le
connaître et s’en occuper.  Pour apprendre, pour créer, la psyché doit
être la plus libre possible. »
Et pour se lancer sur le chemin, aussi, ajoute Xavier Pommereau : «  Le
désir de mobilité des ados est insuffisamment pris en compte, surtout depuis
la crise sanitaire, alors qu’énormément de jeunes se sentent sans frontières
et qu’ils seront probablement obligés de changer de métier ou d’affectation
durant leur vie. J’ai des patients qui sont partis un peu partout dans le
monde, ce qui nous pose d’ailleurs des problèmes puisque la Sécurité
sociale nous oblige, nous les médecins, à ne pas dépasser 20  % de
téléconsultations afin d’assurer l’essentiel de notre activité en présentiel. Il
faut absolument favoriser la mobilité à la fois géographique et
professionnelle  : pour se sentir adulte, il faut être ouvert au monde.  »
Rester planté au risque de s’enliser, c’est se brutaliser.

Zoom
Marie-Frédérique Bacqué :

Pour la psycho dès la maternelle


« Je suis encore aujourd’hui surprise que l’on n’apprenne pas la psychologie
dès la maternelle. Ce serait tout à fait possible. Et d’ailleurs, le terme
“apprendre” n’est pas approprié ici, puisqu’en fait, loin d’être constituée par
une série de connaissances, la psychologie, découverte par les enfants,
serait basée sur des situations de la vie courante et rejouée entre enfants
avec un animateur (qui devrait toutefois être psychologue ou
psychanalyste). Ainsi, les grands principes humains, les grands défauts
humains pourraient être joués et rejoués, différemment en fonction de l’âge
des enfants. Les émotions seraient abordées, mais surtout les affects, c’est-
à-dire la coloration de nos images mentales et la manière dont celle-ci serait
retenue consciemment et inconsciemment. Par exemple, cet enfant m’a
menti et lorsque je m’en suis aperçu(e), il s’est moqué de moi. J’ai ressenti de
la colère puis de la honte qui s’est traduite par un repli. Je n’ose plus
retrouver mes camarades lorsqu’il est là. Cet épisode peut être rejoué
délicatement par les enfants sous la supervision d’un psychologue qui
n’apprend pas les structures cérébrales sous-jacentes à ces séquences
comportementales, mais qui reprend les éprouvés subjectifs des enfants et
leur permet d’en prendre conscience. Ces programmes existent, par exemple
avec certaines méthodes israéliennes comme celle de Reuven Feuerstein11. Il
ne s’agit pas ici d’améliorer le niveau cognitif de l’enfant, mais son aptitude
émotionnelle et ses comportements conscients et inconscients, lorsqu’il est
seul ou en collectivité. Trop souvent, ce sont des difficultés psychologiques
qui empêchent l’enfant de s’adapter à son milieu et, bien sûr d’apprendre. »

Désirs évolutifs
Pour Marie-Frédérique Bacqué, l’ignorance de soi, de son identité
polymorphe et mouvante, passe parfois par l’ignorance de sa sexualité à une
époque où, en apparence, il n’a jamais été aussi facile d’évoquer le sujet et
de s’informer. «  En France, on observe une difficulté à parler de la
sexualité, surtout chez les jeunes, en particulier les jeunes femmes qui se
sentent peu écoutées et entendues. Beaucoup sont soumises à des
représentations négatives, et se sentent par exemple obligées de se
montrer séduisantes sur les réseaux sociaux sans avoir conscience de ce
que cela peut provoquer. Elles le regrettent, dans la plupart des cas. Le
problème est que l’éducation à la sexualité est uniquement basée sur la
biologie à l’école et parfois même avec les parents. J’interviens souvent
dans des collèges et lycées à ce sujet, les jeunes sont demandeurs. En
Angleterre, ce sont des gynécologues et journalistes spécialisés qui viennent
régulièrement parler de la sexualité à ces jeunes. Une meilleure éducation
sexuelle permettrait aux femmes, en particulier plus âgées, de comprendre
les modifications du désir. Beaucoup de femmes en effet ne comprennent
ou n’acceptent pas les changements biologiques, psychologiques et sociaux
dans leur vie sexuelle. Mon expérience en cancérologie m’a montré que
beaucoup de cancers du sein ou de la sphère gynécologique donnent lieu à
des préjugés. Par exemple, les femmes concernées croient que la
reconstruction du sein ne serait réservée qu’aux plus jeunes. Ce préjugé ne
vient pas tant des chirurgiens ou cancérologues que des femmes elles-
mêmes. Si une question simple comme “et au niveau de votre sexualité,
comment allez-vous ?” était posée par les médecins systématiquement lors
de toute consultation, alors la sexualité serait plus aisément abordée par les
Français. »
Hommes et femmes sont logés à la même enseigne, souvent perdus : « La
sexualité des hommes est également empreinte d’énormes doutes, et de
demandes de psychothérapie. Beaucoup d’hommes peuvent aborder en
psychothérapie psychanalytique les stéréotypes masculins, mais ils
voient alors apparaître en eux un sentiment de fragilité, de faiblesse. Il leur
faut travailler la question de parler de sexualité tout en se sentant quand
même un homme, qui assume son désir. Le fait que le sexe des femmes soit
situé à l’intérieur fait qu’elles se tournent plus facilement vers l’intimité, le
care. En Angleterre, les femmes désignent de manière commune leur sexe
par vagina, alors qu’elles parlent de l’aspect extérieur, la vulve. Cette
désignation date évidemment des années 1970. Les hommes ressentent, dès
qu’il y a souci interne, une relative fragilisation. Ce qui a des conséquences
politiques. Par exemple, l’écologie est considérée comme un souci de
l’autre, donc une forme de care, et bien des hommes y sont réfractaires.
Alors que dans ma pratique, beaucoup de femmes, au contraire, ont ce
souci de l’autre et s’interrogent de façon prégnante. D’où l’importance de
jeunes militantes comme Greta Thunberg. Les femmes ont été poussées par
les différentes sociétés humaines à prendre soin des hommes. Aujourd’hui,
elles s’intéressent enfin à leur propre soin. »

Zoom
Marie-Frédérique Bacqué :

La sexualité au temps de la Covid


« La période de la Covid a entraîné beaucoup de troubles psychiques, parce
que le confinement a rendu difficile la sexualité des jeunes, ce qui a
déclenché des dépressions. Ce n’est pas la  Covid qui en l’occurrence a
entraîné les dépressions, mais la réactivation de difficultés à vivre sa
sexualité. En psychanalyse, on voit très bien comment une personne qui
vient consulter pour une “dépression liée au confinement”, dit-elle, va se
rendre compte de ses difficultés antérieures. Des problématiques modernes
comme la Covid ou la guerre en Ukraine font surgir des symptômes et des
plaintes qui en réalité révèlent autre chose. Ce constat clinique est, banal
certes, mais il est exacerbé par les réseaux sociaux. Ce que j’appelle la
“pression du conformisme social” fait que de nombreuses personnes
vivent comme une injonction la nécessité de ressembler à ce que les
algorithmes leur présentent. Cela majore les stéréotypes et enferme encore
plus les enfants et les jeunes dans des façons de se comporter qu’ils
n’aiment pas en fait. Un jeune homme me montre les photos de jeunes filles
postées sur Tinder. Je le pousse à m’en parler plus qu’à m’exposer les
photos : il en est incapable, il ne trouve pas les mots. J’observe que toutes les
jeunes filles ont une posture, une tenue, une attitude toutes semblables. Le
jeune homme est sidéré et ne parvient pas à trouver un compromis entre son
désir et sa submersion par ces jeunes femmes complaisantes. La posture
directement sexuelle de l’objet du désir ne permet pas de secondarisation du
désir et provoque une inhibition complète qui renvoie à la honte. Des
phénomènes aussi subtils pour la jeune psyché d’un adolescent peuvent
hélas le conduire à une attitude fuyante, phobique et parfois même à des
problèmes plus graves  : phobie, dépression voire suicide. La rapidité avec
laquelle les technologies changent désarçonne parfois les
psychothérapeutes et les médecins. L’écoute très précise des plaintes des
jeunes au sujet de la sexualité permet de comprendre les difficultés et
d’amener le patient à trouver ses propres aménagements. Le
psychothérapeute, pour ce faire, doit précisément ramener dans la séance le
matériel déployé par le patient et trouver des liens de causalité (ou pas
d’ailleurs) entre tous ces éléments disparates afin de donner une certaine
cohérence dans la vie du jeune ou moins jeune. C’est en général l’absence de
sens qui perturbe au plus haut point les patients. Mais si je compare le
travail psychanalytique aux religions, la cohérence venait de l’extérieur avec
les croyances dans les dieux. En psychanalyse, la cohérence vient de
l’intérieur à condition que l’on intègre les lois du fonctionnement de
l’inconscient, dont la cohérence est surtout dictée par le principe de plaisir
contrebattu par les interdits parentaux et sociétaux intériorisés. »

« En opposition aux visions parentales hyper genrées, de nombreux jeunes


ont le sentiment que leur identité sexuelle est évolutive, constate Xavier
Pommereau dans ses consultations. Ils peuvent se sentir bien ou mal dans
leur genre. La prise en compte de ces différences est encore tiède.
L’homosexualité passe beaucoup mieux, mais les questions transgenres
restent encore mal prises en compte. Le progrès des sciences et techniques
fait pourtant que la reproduction ne sera plus forcément liée à l’acte sexuel.
On peut avoir des enfants même quand on ne les a pas soi-même portés :
dès lors que c’est possible, ça donne des éléments de choix. Le clonage est
imaginable, ce n’est plus de la science-fiction. Il est important pour les
adultes d’accepter de telles évolutions.  Le point commun à mes cinq
cailloux, c’est le déterminisme, la peur d’être fixé dans un genre, dans
un métier, un lieu géographique. Être dans un moule inamovible, rigide, qui
empêche toute évolution et tout changement. Alors que la vie est toujours
évolutive ! Il faut essayer d’être le plus ouvert possible au monde pour ne
pas se crisper sur l’ignorance et les certitudes qui nous font combattre les
différences, quelles qu’elles soient. Ceux qui refusent de s’adapter, qui
restent rigides et campés sur leurs positions intangibles, ne peuvent pas
supporter la différence et se radicalisent. »
Explorer ses possibles, son imaginaire et ses désirs, c’est bien. Mais la
sexualité n’est pas le seul domaine où il est indispensable d’écouter son
corps. Prendre soin de son âme, son esprit, son psychisme, comme on
voudra, en le laissant à l’abandon n’a pas de sens. Négliger l’alimentation,
le sommeil, l’exercice physique, c’est ouvrir toute grande la porte de la
fatigue, de la dépression, des complexes d’infériorité. C’est se fermer aux
autres.

S’amuser… sans victimes


À l’encontre des clichés portant sur leur côté imperturbable et purement
cérébral, plusieurs psys sollicités pour ce livre non seulement encouragent à
accorder une place centrale au corps, mais tirent à boulets rouges sur un
trop grand esprit de sérieux. Tel Alain Delourme : « Dans nos cultures, on
considère que jouer n’est pas sérieux, que ce soit en pédagogie, dans
l’entreprise ou même en thérapie. C’est absolument faux. Le jeu donne du
plaisir et développe la motivation. En thérapie et en supervision, j’utilise
beaucoup les jeux et l’humour, et cela procure du plaisir à être ensemble
pour mieux travailler sur des sujets difficiles. Il importe de prévoir des
espaces-temps pour le jeu relationnel, notamment collectif. Le jeu assumé
développe à la fois la lucidité et la ludicité, élargit la conscience et
développe des capacités sous-estimées, voire endormies, comme la
curiosité. L’enfant est naturellement curieux, mais dans son cursus scolaire,
on va essentiellement lui demander d’ingurgiter et d’apprendre par cœur,
puis de régurgiter au moment des examens ce qu’il va se hâter d’oublier
ensuite. Alors que la curiosité est une qualité intellectuelle et
existentielle absolument formidable. Il s’agit au contraire de la soutenir
par le jeu plutôt que de l’enfouir, que de l’ensommeiller par un système
scolaire archaïque. »
On imagine mal la créatrice de la rigologie, Corinne Cosseron, se méfier
d’une bonne partie de rigolade. Et pourtant, tous les rires ne se valent pas.
« Le pire, ce sont les gens très intelligents, cultivés, brillants, qui rient tout
le temps, de tout, avec cynisme  : jamais rien n’est grave, tout est risible.
Pour moi, c’est un rire mal à propos, faux. Très malsain. Les émotions ne
peuvent jamais sortir, respirer, vivre, tout est plaqué par le rire qui masque
la réalité des choses. Un patron m’a un jour appelée parce que le service
financier et le service informatique de son entreprise ne s’adressaient
jamais la parole. Quand je les ai tous interrogés, ils ont protesté que si, ils
avaient de l’humour… En fait, chaque groupe se soudait en se moquant de
l’autre en permanence ! Parfois aussi, j’interviens dans des entreprises où
les gens m’assurent qu’ils rient beaucoup, mais en vérité, ils se moquent
d’un faire-valoir qui se force à sourire comme s’il trouvait ça drôle,
alors que sa souffrance est épouvantable. C’est monstrueux  ! Le rire peut
être destructeur. » À une époque où le rire public est étroitement surveillé,
il reste une forme d’humour que nul ne censurera jamais : rire de soi.

Narcisses et baudruches
Rire de soi sans cruauté est un merveilleux garde-fou contre ce produit
dérivé de l’esprit de sérieux que constitue la prétention. «  La toute-
puissance nous pousse à croire que nous pouvons beaucoup plus que ce
dont nous sommes réellement capables, décrit Saverio Tomasella. Si je
regarde un grand joueur de football ou de tennis, ou un danseur, je peux
très vite avoir l’impression que je pourrais faire aussi bien, même si je sais
rationnellement qu’il n’en est rien. Du fait de l’identification et des
neurones miroirs12, on se croit capable de faire beaucoup de choses, à tort.
Cela nous rend beau parleur pour les autres  : “Elle devrait faire
comme ci ; il devrait faire comme ça ; à sa place, je ferais comme ci…” Il
s’agit d’une forme de prétention, soit dit sans jugement moral. En réalité,
ce qu’on imagine, ce qu’on mentalise, ce qu’on intellectualise est largement
au-dessus de nos capacités physiques. C’est paradoxal parce que parmi les
cailloux, on pourrait aussi ranger le manque de confiance en soi. Or il est
nécessaire d’accepter les leçons de la vie, les échecs, de s’engager dans un
processus d’apprentissage si le sujet est important pour nous, ou renoncer
si le désir se révèle secondaire. Sans s’en vouloir, mais en revenant à une
certaine modestie. Sinon, la toute-puissance peut être comme une
justification a posteriori où l’on se dit qu’on fera mieux la prochaine fois,
que les conditions n’étaient pas optimales, qu’on était fatigué. Et on
continue à croire qu’on est capable de comprendre les autres, de se montrer
lucide, alors qu’on est dans la projection, les suppositions, les
croyances, les superstitions. »
La prétention est particulièrement honnie par Jean Cottraux. «  La frime
narcissique, falsification prétentieuse, est très fréquente dans notre société.
La recherche récente montre qu’il en existe trois sortes.  Le narcissisme
ambivalent ou instable, dans un schéma de compensation d’une
faiblesse par une attitude arrogante. Il se voit dans le trouble de
personnalité borderline. Le narcissisme à haut fonctionnement, où le
sujet ne se prend pas pour n’importe qui, mais est doté d’un authentique
leadership, ou qui s’avère un véritable créateur. Le problème pour lui est de
maintenir la foule des adorateurs et des suiveurs par des exploits toujours
plus grands avec le risque de dépression en cas d’échec. »
Mais il y a pire : « Le narcissisme malveillant. Il caractérise celui qui
n’est pas à la hauteur de ce qu’il prétend être. C’est un falsificateur, un
manipulateur qui entend prendre le contrôle des autres. En d’autres termes,
le bon vieux pervers narcissique. C’est typiquement le politicien
corrompu. Le narcissique malveillant peut, à l’extrême, présenter la triade
noire : narcissisme, psychopathie, machiavélisme auxquels s’ajoute parfois
le sadisme (tétrade noire). Il est destructeur des autres. Il sait parfois
prendre très doucement les rênes du pouvoir, se dissimuler, et sa toxicité se
révèle maximale lorsqu’il arrive au sommet. Ainsi Poutine, d’abord dans
l’ombre de Eltsine, puis qui déploie en douceur sur vingt ans sa politique de
grandeur malveillante. Il sait prendre en compte le regard des autres pour
passer, aussi longtemps que nécessaire, pour plus inoffensif qu’il n’est
vraiment. La grandeur malveillante a déjà été théorisée dans Le Curé de
Tours, de Balzac : “Monsieur, on se gêne, jusqu’au moment où on gêne les
autres.” L’arriviste narcissique camouflé ne s’observe pas seulement
chez les dictateurs, mais chez des gens d’une grande banalité qui tissent
leur toile. Ils ont souvent été maltraités dans leur enfance, et ont dû
surmonter très tôt de réelles épreuves. »
Prendre soin de soi ne signifie pas éclipser les autres. C’est une histoire de
juste milieu, et même, pour annoncer une notion abordée au chapitre
suivant, de bon sens. Rien de révolutionnaire a priori en cela, et pourtant,
n’en déplaise à la célébrissime opinion de  Descartes, il n’est pas certain
qu’il soit la chose du monde la mieux partagée…
11.  Reuven Feuerstein  : Pédagogue israélien ayant élaboré un programme dit
d’«  enrichissement instrumental  » en prenant acte qu’un sujet peut «  apprendre à
apprendre ».
12.  Cellules cérébrales s’activant aussi bien lorsqu’on accomplit un geste que lorsqu’on
observe quelqu’un d’autre l’accomplir.
En résumé
• Par peur d’être moins aimé, on peut se sentir obligé de mener une
vie professionnelle ou privée qui ne nous ressemble pas. Nous avons
alors l’impression de vivre la vie de quelqu’un d’autre, et de la vivre
mal.
• Pour autant, derrière ce masque d’imposteur ne se cache pas un
«  vrai moi  » fixe et définitif, comme fossilisé. Nous ne cessons
d’évoluer, de nous transformer. Pour être soi, il ne faut pas se
focaliser sur le «  vrai moi  », mais nous laisser changer par
l’expérience.
• Nos ambitions, nos opinions, nos désirs ne sont jamais figés
qu’artificiellement, par nos soins. Accepter les changements, c’est
accepter le cours même de la vie.
• Se respecter, c’est respecter notre liberté. C’est nous autoriser à
expérimenter, jouer, rire, en nous méfiant de nos certitudes et de
notre propension au narcissisme.
En pratique
Comment ôter ce caillou ?
VBoris Cyrulnik et Rebecca Shankland : Commencer par soigner
son corps
BC : « Pendant mes études, je travaillais et je faisais du sport. Je jouais
au rugby, mais c’était vraiment minable. Qu’importe  ! Pratiquer un
sport de faible niveau, par opposition au sport de haut niveau. Par
exemple, marcher, faire un peu de vélo, seul ou avec des amis pour
bavarder en même temps. Tout sport de petit niveau doit se pratiquer
à 50 ou 60 % de ses capacités maximales. Ne pas forcer. Et aussi,
dormir. Parce que c’est bien pour la mémoire, la sécrétion des
hormones de croissance et les hormones sexuelles, et c’est un
excellent antidépresseur. Enfin, renoncer à l’alimentation industrielle.
Manger moins de viande, plus de légumes et de fruits. Qu’on aura
cuisinés personnellement. »
RS  : «  Un quart des jeunes présentent des difficultés
d’endormissement. De ce fait, ils multiplient les activités du soir pour
retarder le plus possible le moment de se coucher, en espérant
s’endormir d’épuisement. Mais il existe d’autres stratégies. L’activité
physique fait énormément de bien  : on parvient mieux à s’endormir,
on gère mieux les émotions et frustrations, et les problèmes
relationnels s’améliorent puisque l’agressivité diminue. On parle
beaucoup des bienfaits de la méditation sur la santé mentale, mais le
sport est aussi efficace sur les symptômes anxieux et
dépressifs  !  J’entends beaucoup d’étudiants dire qu’ils n’ont pas le
temps de faire du sport. Pourtant, le sport favorise la mémorisation et
les apprentissages, ne serait-ce que parce qu’il améliore la qualité du
sommeil. Il est donc important d’accorder du temps à une activité
physique. Lorsque cette activité est liée à une motivation intrinsèque,
le plaisir de l’activité elle-même, on aura plus de chance de pratiquer
régulièrement. Si j’ai toujours rêvé de faire du cirque lorsque j’étais
enfant, je peux tout à fait me lancer même à l’âge adulte  ! Ma
motivation ira alors au-delà des contraintes d’efforts et d’emploi du
temps. Pour certains, marcher peut être suffisant, surtout dans la
nature, pour se ressourcer  : de très nombreuses recherches
soulignent les bienfaits de la nature sur la santé physique et
mentale. À défaut, une simple photo d’un environnement naturel
dans sa chambre fait déjà du bien ! La nature nous apaise, et cela peut
aussi nous inspirer à nous engager pour la défendre.  Si on ne prend
pas soin de sa santé physique, on peut être amené à multiplier les
suivis psychologiques par négligence des besoins fondamentaux.
Pendant le confinement, le programme en ligne EtuCare, comprenant
huit modules de prévention pour la santé mentale, proposait aussi
des contenus autour de l’hygiène de vie (sommeil, alimentation,
activité physique) pour les étudiants. Certains d’entre eux sautent des
repas pour éviter de grossir, ce qui génère exactement l’effet inverse.
En plus, nos performances intellectuelles sont moindres en cas de
déficit calorique. En matière d’alimentation, la régularité est
essentielle. Le livre de Perla Kaliman et Miguel Aguilar, Nourrissez
votre cerveau, constitue une bonne porte d’entrée pour comprendre
que l’alimentation fait vraiment partie de l’équilibre de vie. Le
changement de quelques habitudes seulement améliore à la fois la
santé physique et mentale. De plus, l’alimentation est en lien avec
nos valeurs personnelles  : s’engager dans une alimentation saine,
c’est-à-dire biologique ou végétarienne par exemple, donne plus de
sens à l’existence. C’est un choix quotidien à la fois bon pour la santé
et pour la planète. »
VCorinne Cosseron :

Savoir (bien) rire de soi


«  Le rire le plus important, c’est rire de soi. On va passer notre vie
entière avec nous-même : si on sait rire de soi, on est sûr de rire. On
a notre dose quotidienne de dix minutes ! Et c’est un minimum vital de
politesse vis-à-vis des autres gens. Ça nous permet de dédramatiser
et de se pardonner, et quand on se pardonne, on peut commencer à
s’aimer. Mais attention, on doit rire de soi, mais à condition de ne pas
se dénigrer. Au début de l’École du rire, j’ai fait un burn-out, j’ai passé
trois jours à me pelotonner devant une armoire, à pleurer sans plus
pouvoir parler. Je me suis rendu compte que je riais méchamment de
moi-même, et que je ne m’aimais pas assez. Il faut l’humour ET
l’amour de soi-même, de l’humour avec de l’amour et de l’amour avec
de l’humour. S’occuper de soi, c’est le contraire de l’égoïsme. On
essaie d’aller bien pour que les autres n’aient pas à s’occuper de vous,
et c’est un cadeau pour tout le monde puisque vous pourrez mieux
donner à autrui. »
Caillou 5

« Mon chemin n’a pas de sens »

Le déni, remède pire que nos maux


On souffre parce qu’on essaie d’être quelqu’un d’autre que soi, et qu’un soi
qui ne demande qu’à se renouveler plutôt que se pétrifier. On souffre parce
qu’on se néglige, par ignorance, culpabilité, négativité réflexe. On souffre
parce qu’on ne s’estime bon qu’à ça. On souffre parce qu’on se sent
incapable de déployer nos ailes. On souffre parce qu’on a peur de tomber,
au point de souffrir parfois davantage que lorsqu’on tombe effectivement.
On souffre par peur de souffrir. La souffrance est notre pire hantise, mais
nous ne cessons de la créer quand elle ne nous tombe pas dessus. Nous n’en
voulons pour rien au monde, mais nous ne savons pas vivre sans. On
l’amplifie autant qu’on la fuit, nous l’avons vu depuis le début de nos
pérégrinations.
Ce refus tout naturel de la souffrance, hérité de l’instinct de survie, se
complexifie en un phénomène d’une sophistication proprement humaine : le
déni. «  Pire encore que minimiser l’importance des cailloux, explique
Emmanuelle Piquet, une première grande erreur consiste à nier leur
existence. Comme s’ils n’étaient pas là. “Il faut que j’avance, que j’avance,
ils vont bien finir par disparaître…” On s’exhorte à ne pas ressentir. C’est
parfois le cas de ces jeunes gens terrorisés par ce qu’on appelle
l’écoanxiété, avec une ampleur que n’ont pas connue les générations
précédentes. “On va tous crever rapidement ! Qu’est-ce qu’on fait à notre
planète  ?” Si certains s’engagent dans le militantisme, d’autres vont
s’efforcer de ne pas y penser, tellement c’est anxiogène et douloureux. Mais
ce déni crée des spirales amplificatrices de souffrances  : plus j’essaie
de ne pas ressentir, plus le ressenti se fait violent, et plus je me sens mal. Le
même phénomène est à l’œuvre dans les phobies scolaires : je suis tellement
dans l’évitement de ce qui me fait peur, par exemple qu’on se moque de
moi, et je refuse tellement d’y penser, que je me dis que je ne dois pas aller
à l’école. Puis je me dis que je dois rester dans ma chambre… »
Le plus grand déni de tous est celui de la souffrance que pourtant nous
n’avons jamais expérimentée et que nous ne subirons qu’une seule fois
avant d’en être débarrassés : la mort. Le déni de sa future propre disparition
constitue ce que Marie-Frédérique Bacqué qualifie d’« inaptitude au deuil
de soi  ». «  Il s’agit d’accepter sa propre mortalité. Cette acceptation
commence vers l’âge de sept ans. L’enfant découvre que non seulement ses
parents peuvent mourir, mais que lui le peut également. Étonnamment, cette
aptitude est complètement remise en cause à l’adolescence. Le corps
devient progressivement un corps d’adulte, avec une sexualité d’adulte
potentielle, et l’adolescent teste sa propre capacité à mourir, qu’il
s’agisse d’excès d’alcool, de boissons, de nourriture, ou même de jeux
vidéo  : le sujet agit alors avec des avatars, c’est-à-dire d’autres êtres
potentiels, et peut s’y complaire, voire s’y abîmer  littéralement. C’est
encore une façon de ne pas accepter la mort. On est aussi confronté à
l’acceptation de sa propre mort dans la maladie grave et le vieillissement.
Certaines personnes consultent un psychanalyste parce qu’elles sont
victimes d’un déficit intellectuel ou biologique inédit, ou parce qu’elles vont
mourir, et ne peuvent pas l’envisager. Il faut alors un travail psychique
d’élaboration, et de préparation à mourir. J’appelle ce travail psychique le
“deuil de soi”. Ce prétexte ne va évidemment pas diriger l’ensemble de
l’analyse. Il s’agit d’une marque de confiance, car pour certains, la peur de
la mort est vécue comme une honte. Partager cette peur permet de fortifier
en soi les représentations de la mort et d’apprivoiser progressivement l’idée
de sa venue. Cela ne signifie pas que l’on n’aura plus peur, mais au moins,
les mots, les pensées, les images mentales auront été déjà prononcés et
entendus, et la personne commencera inconsciemment à se préparer. Le
principe est le même de la personne âgée à l’enfant : partager sa peur
avec une personne qui peut écouter et entendre toutes les possibilités sans y
opposer un savoir ou une réprobation. »

De la difficulté de suivre un chemin

qui ne peut que mal finir


« Le déni de la mort est aussi le déni de la maladie grave, de nos limitations
réelles, précise le psychanalyste Saverio Tomasella. Tant qu’on n’a pas
accepté qu’on est mortel, quelque chose est biaisé dans notre relation avec
le réel. On ne prend pas la mesure de ce qui est essentiel pour nous. Dès
lors que j’accepte d’être mortel, je me recentre sur ce que je veux vraiment
vivre, sur ce qui est vraiment essentiel pour moi, ce que je veux réaliser, ou
transmettre, autant que ce qui ne me correspond pas et dont je n’ai pas
besoin de faire l’expérience, même si c’est à la mode. Ainsi, je ne fais pas
les choses pour les autres ou en fonction des critères de la société et de
normes. Je reviens à mon être profond, mes désirs authentiques. »
L’inaptitude au deuil de soi est le paroxysme de l’inaptitude générale à la
perte, déjà évoquée par Marie-Frédérique Bacqué  au chapitre  1  :
«  L’aptitude à la perte est une certaine capacité psychique à tolérer un
éloignement, une séparation temporaire, ou le cas échéant, définitive et
irréversible, comme la mort. Si l’enfant ne présente pas cette aptitude, il va
souffrir d’un frein au développement psychique. L’aptitude à la perte
constitue un véritable organisateur de la vie intérieure. Sans elle, nous
pouvons éprouver des difficultés devant toutes les séparations et pertes. Et
les psychanalystes constatent souvent un narcissisme fragile, une
conception de soi aux niveaux conscient et inconscient qui fait que le sujet
n’est pas à l’aise avec ce qu’il pense et ressent. On peut alors consulter
parce qu’on se sent soumis à une situation diffuse de perte, parfois
inconsciente et pas forcément liée à un deuil. Il peut s’agir de la perte de
l’idéal au travail, par exemple. »
L’aptitude à la perte s’apprend-elle ? Oui, mais elle ne s’enseigne pas, selon
Marie-Frédérique Bacqué. « C’est un des grands apprentissages de la vie,
mais qui ne relève pas de l’éducation. Le sujet la développe de l’intérieur.
Prenons le cas d’une famille dans laquelle le papa décède. Les enfants vont
évidemment observer leur mère, et s’observer les uns les autres. Mais ceci,
d’après mon expérience, ne constitue en rien un modèle ni une aide. Au
contraire. “Ma mère pleurait tout le temps, elle nous emmenait au cimetière
et restait des heures devant la tombe sans rien dire. Nous, on ne savait pas
quoi faire.” Bien sûr, c’est une reconstruction  : on se doute bien que la
mère, en réalité, n’est pas restée pendant des heures sur la tombe. Mais
c’est ce que l’enfant a vécu dans sa subjectivité. Le sujet va ici se
construire en contre-modèle, en opposition. Et à l’âge adulte, le
revendiquera : “Je viens de perdre quelqu’un, mais je ne veux surtout pas
faire comme ma mère. Je ne vais jamais y penser. Si je vous le dis, c’est
parce que vous m’avez posé la question, mais je refuse d’aller plus loin
dans cette idée.” Le développement de l’aptitude à la perte permet donc au
sujet de tolérer, autant que faire se peut, les aléas. Mais ne protège pas la
psyché de tout ! »

La nécessité d’accepter
La souffrance est paralysante, mais la nier, ou l’éviter à nos proches à tout
prix est un piège. Cette souffrance, il nous faut l’accepter. L’acceptation est
un concept important de la philosophie d’hier («  Donne-moi la sérénité
d’endurer ce que je ne peux changer…  » comme le dit une prière
multiséculaire) et de la psychologie d’aujourd’hui (avec la thérapie ACT13,
par exemple). «  La thérapie ACT est un enfant de l’approche émotive et
rationnelle d’Albert Ellis14, qui m’a formé, raconte Didier Pleux. C’est
l’acceptation inconditionnelle de la réalité  : je constate que les
choses sont ainsi, dès lors, quelles sont mes stratégies pour résoudre les
problèmes, avec prudence, plutôt que piocher des recettes déjà écrites ou
pensées  ? Ça ne veut pas dire qu’il faut exclure toute théorisation, toute
hypothèse, mais travaillons la réalité avant d’extrapoler. De la prudence,
de la distanciation. »
Marie-Frédérique Bacqué décrit elle aussi, à sa manière, les enjeux de
l’acceptation : « En l’absence d’aptitude à la perte, mon narcissisme étant
fragile, je ne supporte pas ce qui m’arrive. Alors, que faire  ? Je sublime,
c’est-à-dire que je déplace la question de la perte dans un autre
investissement. Pas mal, mais insuffisant  ! Le mieux est d’intégrer cette
perte. Si j’ai eu un accident de voiture, je peux être traumatisé par le choc,
je peux être l’objet de phénomènes de reviviscence, d’angoisse, qui vont
s’atténuer avec le temps pour que la vie continue. Mais cette anxiété peut
se réactiver avec un nouveau choc, parce que le traumatisme n’aura
pas été réellement intégré. En psychothérapie, par le travail qui consiste à
mettre des mots, des paroles, et à s’entendre prononcer ces mots à un
interlocuteur qui est l’analyste, je vais traiter le traumatisme en profondeur.
L’intégrer complètement. Si certains l’appellent “acceptation”, pour ma
part, je qualifie cette intégration de “mentalisation”, comme le
psychanalyste Pierre Marty, pour qui l’expression somatique et sans doute
neurologique d’un traumatisme relevait d’un défaut de mentalisation,
concept repris par des Anglais et des Américains comme Peter Fonagy. »
Notre part de responsabilité
L’acceptation dont il est question ici n’est pas le fatalisme ballant dénoncé
plus haut par Georges-Elia Sarfati. L’acceptation n’est pas non plus la
neutralité ni l’indifférence. Il s’agit d’accepter le réel tel qu’il est, mais
pour mieux nous y adapter et négocier une marge de liberté, pas pour
ânonner que le réel est immuable et qu’il nous détermine. « C’est comme
ça  » ne signifie pas que ça doive le rester. C’est comme ça maintenant.
Accepter n’est pas se résigner, mais prendre acte. Et prendre rendez-vous
pour la suite. Oui, la souffrance est là, on ne joue pas l’autruche, on ne
s’enferre pas dans le déni. Mais elle n’est pas toujours inévitable, la vie ne
se résume pas à elle, et je peux m’efforcer de la limiter dès maintenant. Je
peux même la retourner à mon avantage si elle me donne une leçon. « On
fait tout pour éviter la souffrance, évidemment, mais quand elle est là, elle
nous dit quelque chose », confirme Émilie Devienne.
«  De quelque façon qu’elle s’impose à nous, l’épreuve, qu’elle soit
souffrance morale ou maladie, nous inspire spontanément deux attitudes  :
l’envie de nous en débarrasser, et le désir de l’oublier, constate Georges-
Elia Sarfati. Un premier principe d’hygiène mentale devrait guider nos
conduites  : il faut se garder des souffrances évitables. Le second
principe consiste à se résoudre à verbaliser cette souffrance, à la
questionner. Non pas sur le mode culpabilisant consistant à identifier une
raison morale qui la justifierait, mais en nous demandant en quoi notre
responsabilité s’y mêle, non pour s’accabler, mais afin d’en tirer une leçon
de vie. La souffrance inévitable que l’on ne questionne pas est un bien plus
grand mal que celui qu’elle semble nous causer. Questionner l’épreuve – et
non la distendre en rumination  – signifie encore la resituer dans une
histoire, afin qu’elle ne colore pas arbitrairement l’image que nous nous
faisons de nous-même. Cela signifie enfin de s’efforcer à lui donner un
sens, afin qu’elle n’interfère pas comme une force étrangère, mais comme
un aspect de notre espace psycho-physique dont nous pouvons restreindre
la place et les effets en la délimitant comme la cause d’une modification
d’attitude enrichissante, qui peut s’avérer source de renouveau. »
Questionner l’épreuve, mais jusqu’au bout, donc, quitte à poser la question
qui fâche  : et si c’est moi qui, par négligence, me lestais la chaussure en
traînant les pieds ou en n’empruntant pas la portion du chemin la plus
praticable  ? Didier Pleux se montre très sensible à cette hypothèse.
«  L’irresponsabilité était un concept très cher à Albert Ellis, qui
s’intéressait beaucoup à l’existentialisme. Comme Sartre, il pensait que
malgré les déterminismes sociologiques ou familiaux, la mauvaise foi
nous pousse à nier notre part de responsabilité dans la
souffrance. Le travail thérapeutique consiste justement à objectiver nos
émotions, penser les événements, revoir notre histoire. Plonger dans notre
émotion évoque des souvenirs  : le conscient est là pour mettre de l’ordre
dans les processus inconscients et émotionnels. Je ne veux pas dire qu’il
n’existe pas de processus inconscients, mais il n’y a pas, selon moi, de
Docteur  Jekyll et Mister  Hyde comme en psychanalyse. Ce n’est pas une
force qui nous détermine toute notre vie, c’est nous qui pouvons dire et
reconnaître ce que nous avons subi, et ce que nous pouvons faire
désormais. Cette prise de conscience de la responsabilité aide à lutter
contre la mauvaise foi  : la faute à papa et maman, au président, à la
biologie, et à cette lutte intérieure que je ne peux pas dominer… C’est
redonner ses lettres de noblesse à notre faculté de penser notre vie. »

De l’absolutisme à la raison
« La logothérapie de Viktor Frankl15 nous ramène aux trois grandes valeurs
qui donnent du sens à la vie, annonce Émilie Devienne  : nos valeurs de
création, d’expérience et d’attitude. Les valeurs d’attitude, c’est de se dire
que si on n’est pas toujours responsable de ce qui nous tombe sur le coin du
nez, en revanche, on est toujours responsable de la manière dont on y fait
face. Nous sommes dans une société qui n’aime pas trop la
responsabilisation, mais c’est pourtant une vérité : il faut assumer une part
de responsabilité dans nos vies. C’est comme ça qu’on devient davantage
sujet qu’objet. Moins subir notre destin contribue à notre bonheur. Nous
nous sentons acteurs de nos vies. »
Emmanuelle Piquet abonde dans ce sens. «  Je m’assois… J’enlève ma
chaussure, je regarde le caillou, et je me demande à quelle place il me fera
le moins de mal. Y compris dans la chaussure. Je ne l’enlève pas forcément,
mais je lui trouve la place la moins inconfortable pour moi. J’ai connu un
ado qui s’est fait recoller les oreilles pour arrêter les moqueries, mais qui,
du coup, s’est fait charrier pour les cicatrices. Il était désespéré  : à ses
yeux, il avait pourtant cassé le caillou. Je l’ai aidé à l’accepter, à l’assumer.
Grâce à l’autodérision. Le caillou devient plus doux, plus poli, et s’intègre
mieux à la chaussure. J’aime bien la métaphore du colocataire acariâtre,
agressif, qu’on n’a pas du tout envie de montrer. On a beau l’enfermer dans
la cave quand des copains viennent, le risque est qu’il se manifeste en
défonçant la porte. Autant le montrer d’emblée  : “Je vous présente mon
coloc, il n’est pas ultrafacile, il est un peu facho, voire conspi, les deux
finalement… Mais voilà, c’est mon coloc, c’est moche mais c’est comme
ça.” »
«  L’acceptation de la réalité est l’aboutissement d’un travail sur soi ou
d’une psychothérapie, reprend Didier Pleux. C’est passer d’une pensée très
absolutiste (“la vie devrait être comme ça”, “il faudrait”…), génératrice de
colère, celle du surmoi16, à une synthèse rationnelle : la réalité est ainsi, les
autres sont ainsi, je suis ainsi, qu’est-ce que je fais ? Comme le dit Robert
Misrahi17, le bien-être, c’est comme devenir philosophe de sa vie  : je
préférerais que les choses soient autrement, mais j’en prends acte. Et je
continue. C’est comme Viktor Frankl après son expérience dans les camps :
“Je redonne un sens à ma vie parce que j’accepte l’horreur que je traverse,
sans passer mon temps à me plaindre et à crier à l’injustice. Je suis dans ce
que l’être humain peut faire de plus horrible, je préférerais qu’il en soit
autrement, mais qu’est-ce que je vais faire de ma vie, désormais ?” »
Et si l’acceptation paraît un concept trop ambitieux, n’oublions pas que l’un
de ses ingrédients n’est autre que… le bon sens. « Le bon sens est toujours
connoté “ras des pâquerettes”, pour désigner quelqu’un qui ne réfléchit
pas trop, ironise Didier Pleux. Pour moi, faire preuve de bon sens, c’est ne
cesser de se répéter : “Attention, tu as une nouvelle doctrine, une nouvelle
approche qui a l’air assez fascinante, assez séduisante, mais continue de
regarder la réalité, pas simplement l’hypothèse d’un auteur, d’une
école.” C’est ce qui m’a guidé dans mes études. J’ai souvent été caricaturé
comme un opposant systématique à Dolto et à la psychanalyse, mais c’est
par refus du dogmatisme et de l’absolutisme qui régnaient en maîtres quand
j’étais étudiant. C’est pour cela que certaines approches des thérapies
cognitives et comportementales me paraissaient plus proches de la réalité,
de l’observable. Instruisons-nous, mais en regardant toujours la réalité en
face pour faire contrepoids. Le bon sens n’est donc pas le sens
commun, mais tenir compte de la réalité. Si quelqu’un n’est pas très
confiant pour passer un examen ou rencontrer un partenaire, n’entrons pas
tout de suite dans des élucubrations et des interprétations qui
expliqueraient sa timidité ou son anxiété. Regardons déjà la réalité : qu’est-
ce qu’il a fait, qu’est-ce qu’il n’a pas fait, qu’est-ce qu’il lui est possible de
faire, qui est sa partenaire, qu’est-ce que cet examen, a-t-il beaucoup
travaillé  ?… Essayer d’objectiver avant de s’intéresser à des réponses
toutes faites. »

Zoom
Georges-Elia Sarfati :

Vers la « noétique »
«  L’image amoindrie de l’être humain, qui culmine dans le fatalisme, nous
rappelle constamment à nos propres limites. Ces dernières ne sont-elles pas
suffisamment ancrées dans notre condition, pour que les “facteurs objectifs”
viennent les aggraver  ? Comme l’a montré Viktor Frankl, nous sommes
constitutionnellement marqué par la “triade tragique”, à savoir : la finitude
(la conscience de notre mortalité), la culpabilité existentielle (le sentiment
d’insatisfaction), et la souffrance (en tant que forte probabilité au cours
d’une vie). Mais il n’en demeure pas moins que nous disposons de
puissances, le plus souvent sous-estimées (méconnues ou galvaudées par le
discours social) : la conscience, la liberté, la responsabilité. Ces aptitudes ne
seraient rien si elles n’étaient directement liées à notre propension à
donner “sens à notre vie”. Il est de notre premier devoir, non pas
seulement de nous poser la question du “sens de la vie”, mais surtout d’y
répondre, chaque fois qu’elle se pose ou s’impose à nous. Le plus souvent,
cette question n’est pas explicite, et le questionnement qui en résulte n’est
pas conscient, tant nous avons tendance, à cause de la mécanisation de nos
vies, à les envisager comme des “résolutions de problèmes”. Or la question
du sens de l’existence est une question proprement humaine, à laquelle
aucune médiation mécanique ou numérique ne pourrait se substituer  : un
mécanisme, un programme informatique n’a pas notion de l’enjeu des
valeurs, puisqu’il est soustrait aussi bien à la contrainte biographique qu’à
l’influence de l’histoire en train de se faire, un logiciel est indifférent aux
détails de la vie vécue, au pari qu’un être humain pose chaque fois qu’il
exerce son jugement ou son discernement. Le philosophe Max Scheler a
donné le nom de “noésis”, et son disciple Viktor Frankl, celui de “dimension
noétique” à ce qui fonde chez tout être humain la quête du sens. Cette
propriété spécifiquement humaine se traduit par la mise en œuvre de deux
qualités cognitives  : la capacité à l’autodétachement et la capacité à
l’autodépassement. Encore faut-il se donner l’espace mental pour
conscientiser cela, et l’agir dans des choix responsables. Cela a
profondément à voir avec l’idée que nous nous faisons du temps vécu : les
obstacles nous convainquent souvent à tort de ce que “les choses sont
jouées d’avance”, ou “déjà écrites”. Mais il n’est rien de plus faux. Cette
croyance appartient encore à la force d’aplanissement du monde tel qu’il va.
En vérité, le temps n’est pas une ligne continue dont les étapes sont
d’emblée prévisibles, il s’apparente à une énergie qui nous advient. Saisir
cette perspective suppose d’accorder de l’importance à ce qui dépend
d’abord de nous-même. »

Choisir une boussole


Le sens apparaît comme un choix conscient, une planche de salut au milieu
d’une impression de naufrage généralisé. Gustave-Nicolas Fischer semble
particulièrement sensible à cette perte de repères accentuée par la
multiplicité des perspectives kaléidoscopiques et des points de vue opposés
que diffractent les écrans. «  On comprend la vie, on comprend les autres,
d’une manière très clivée, avec un manque de discernement dû aux
informations et aux réseaux qui nous assaillent et qui sont extrêmement
perturbateurs. On consomme des émotions instantanées qui impactent
directement notre niveau de conscience, en l’anesthésiant. Prenons
l’exemple de la guerre en Ukraine. Il y a là des réalités qui nous
parviennent en termes d’images, d’émotions, mais quel est notre niveau de
conscience de la réalité que vivent les personnes concernées ? Ce sont des
niveaux d’ordre émotionnel, qui induisent un rapport biaisé à la réalité. Les
informations qui nous assaillent accentuent ces biais qui nous étouffent.  »
Et Gustave-Nicolas Fischer d’enfoncer le clou : « Il n’y a plus vraiment de
boussole et de vecteurs de force pour projeter les jeunes vers un horizon. Ils
sont de plus en plus connectés sur Internet, décentrés et dispersés dans
un autre monde qui ne leur dit pas comment s’inscrire, s’impliquer,
s’engager dans un avenir ou en eux-mêmes. C’est lié à une ambiance
structurelle beaucoup plus large : les modes de fonctionnement éducatifs et
professionnels, notamment en France, n’ont aucune synergie. En
psychologie, on voit toute une cohorte d’étudiants qui ne trouveront jamais
de boulot parce que l’articulation entre l’université et le monde
professionnel est déficitaire. Il n’y a pas de colonne vertébrale à
l’existence. »
Alain Delourme partage ce constat d’une réalité sans cesse impossible à
reconstituer, pour peu qu’on accepte de l’aviser en face  : «  Il existe une
énorme difficulté, socialement entretenue, à différencier l’essentiel de
l’inessentiel. L’essentiel étant pour moi l’amour partagé, l’élévation
spirituelle et l’humour complice. La focalisation outrancière sur la
possession de biens matériels mais aussi la recherche de pouvoir sont des
erreurs lourdes de conséquences. J’accompagne par exemple un patient
très angoissé à l’idée de manquer d’argent alors qu’il a un travail
hautement rémunéré et possède plusieurs biens immobiliers. Il est
prisonnier de ce mécanisme de défense qu’est le déplacement, c’est-à-
dire une angoisse de perte, à l’origine affective, qui est focalisée sur
l’argent et les biens matériels. En explorant ce point avec lui, il s’est
aperçu qu’au fond il était angoissé à l’idée de perdre l’amour de ses
parents, de sa concubine, mais aussi le sens de sa vie. Au cœur de
l’existence humaine se trouvent le sens de l’amour et l’amour du sens,
ce sont deux fils directeurs de toute trajectoire de vie. Mais la pression
sociale exige qu’on les déplace sur des sujets qui n’ont pas d’importance
primordiale, et ce au détriment d’une élévation spirituelle. »
On en revient toujours là : « Donner sens à ce qu’on fait et à ce qui nous
arrive, recommande Boris Cyrulnik. Ce n’est possible que si on rêve, si on
a des projets, y compris des projets banals. C’est-à-dire s’engager dans une
O.N.G., une association, ou une bande de copains pour une marche, aller
au cinéma, bavarder, voyager. Le sens qu’on donne aux événements et aux
choses modifie la manière dont on les ressent. On souffre d’accomplir ce
qui n’a pas de sens, mais si on fait la même chose avec en tête un rêve à
réaliser, on métamorphose la souffrance comme pour un entraînement
sportif ou un travail intellectuel, ou un effort relationnel. » Le rêve donne
sens à la réalité. On ne la nie plus, on y pose notre empreinte.

Témoignage
Boris Cyrulnik :

J’ai rêvé comme un fou


« J’ai donné naissance à des projets parce que, comme le disait papa Freud,
que j’ai fréquenté (!) : “Quand on est malheureux, le refuge dans la rêverie
est un mécanisme de défense.” Et moi, je rêvais comme un fou. Tout le
monde me disait d’être garçon de ferme. Quand j’ai demandé une bourse, on
me l’a refusée, parce qu’on pensait que je n’y arriverais pas. Je lisais, je
rencontrais des copains… J’aurais pu faire une carrière universitaire
classique, à Marseille ou Paris, mais plutôt que de prendre l’autoroute, avec
des diplômes et de l’administratif, j’ai préféré suivre un chemin de chèvre !
Ça m’a permis de travailler sur l’éthologie, que tout le monde critiquait alors
que maintenant elle est tout à fait rentrée dans la culture et même dans la
législation, et de travailler aussi sur la résilience, qui a été très agressée au
début alors que maintenant un nombre faramineux de publications
internationales, de thèses, de mémoires, de congrès, y sont consacrés. J’ai
eu la chance de réaliser une bonne partie de mes rêves. »

Le sens, ingrédient majeur du bonheur


Si le bonheur est une chimère, il s’avère d’autant plus inatteignable que
nous le définissons mal tant nous le confondons facilement avec le plaisir
prolongé, expliquait Saverio Tomasella dans le premier chapitre. Nous le
confondons aussi avec le bien-être, selon une nuance chère à Yves-
Alexandre Thalmann, qui pointe une dimension fréquemment oubliée
lorsqu’on pense au bonheur : celle du sens, encore une fois. « Une idée très
à la mode veut que le bonheur soit équivalent au bien-être. Or le bien-être
subjectif, c’est quoi  ? Tel que mesuré classiquement, c’est vivre beaucoup
d’émotions agréables, peu d’émotions désagréables, et être satisfait de son
existence (hédonisme). Mais en procédant ainsi, on coupe la deuxième
aile du bonheur, c’est-à-dire mener une vie qui a du sens (eudémonisme).
Pour le dire de façon un peu plus brutale, l’hédonisme nous piège dans le
présent. On nous dit qu’il faut vivre dans l’instant, en s’aidant parfois de la
méditation. Oui, mais on connaît le résultat : si je me focalise entièrement
sur le moment présent, je n’agis pas pour le futur. Or, il faut bien que je me
projette dans l’avenir pour façonner le monde de demain, c’est absolument
nécessaire. Des personnes suivent leur cours de yoga, méditent, apprécient
le moment présent, tandis que d’autres sont aux antipodes, complètement
anxieuses d’un futur hypothétique, plongées dans des émotions
extrêmement désagréables… mais elles agissent. Je pense à Greta
Thunberg, l’antithèse de la contemplative. Elle vit des émotions
désastreuses. Quand on la voit parler, elle transpire parfois de hargne.
Mais je pense que quand elle s’endort le soir, elle se dit que sa vie a du
sens. Alors que je ne suis pas sûr que la méditation produise le même
résultat. Je ne dis pas qu’il ne faut pas être dans le présent, simplement, si
on se focalise trop sur lui parce qu’on croit que le bonheur, c’est le bien-
être, alors on rate quelque chose d’essentiel  : la projection dans l’avenir,
avec des buts qui ont du sens. Qu’est-ce que je fais pour améliorer ce
monde ? Des études montrent que les gens passionnés par leur métier, s’il
n’a pas beaucoup de sens ou d’utilité, sont moins épanouis que les gens qui
n’aiment pas forcément ce qu’ils font, du moment que cela a du sens. C’est
typique du bénévolat. Celui qui va servir la soupe populaire, j’ose espérer
qu’il n’y prend pas trop de plaisir, auquel cas ce serait un acte plutôt
égoïste qu’altruiste, mais pour lui ça a beaucoup de sens, et ça contribue à
enrichir sa vie. »
«  Précisons que le sens ne peut être produit que, et uniquement par, le
mental. Je me méfie de ces courants qui nous disent  : “Débranchez votre
mental, soyez dans les sensations de l’instant présent, appréciez le
monde…” À quoi ça sert que l’évolution nous ait dotés d’un cerveau
extrêmement puissant s’il fallait tuer notre réflexion  ? Les deux
dimensions sont indispensables pour le bonheur : le ressenti agréable
et le sens. Il ne suffit pas de claquer des doigts pour avoir la banane, il faut
aussi se sentir porté par ses contributions, ses choix, ses engagements. Et
l’engagement peut impliquer des émotions désagréables. À certains
moments, nos choix amènent à des sacrifices de bien-être. Par exemple,
renoncer à la voiture pour se déplacer en vélo. Clairement, nous pouvons
renoncer à une forme de bien-être dans le présent pour un projet d’avenir.
C’est aussi ça, le bonheur ! »

Bon… Y a plus qu’à…


Mais à chacun son chemin, son pas, son rythme. Les recettes toutes faites
sont indigestes. «  Beaucoup de propositions en psychologie sont
intéressantes mais ne marchent tout simplement pas, soupire Gutave-
Nicolas Fischer, et provoquent des illusions en donnant à croire qu’il existe
un mode d’emploi pour nous sauver. J’ai conçu moi-même des
enseignements sur le deuil perçu comme un chemin de vie, pour encourager
la résilience en ce contexte. Or les conseils donnés de manière générale
pour atteindre la résilience sont bons, mais délivrés dans un monde
rationnel, psychologique et intellectuel déconnecté de chaque parcours
individuel. Quels sont les cailloux qui m’empêchent, moi en particulier,
d’avancer  ? Ils ne sont pas forcément matériels, mais peuvent être liés à
l’expérience, à des chemins qu’on n’aurait pas dû emprunter ou qu’il nous
faut débroussailler. L’enjeu est la guérison psychique, la guérison de
notre vie. Guérir nos blessures, et avancer par rapport à ce qui nous
bloque. Il n’y a donc pas de réponse toute faite. Un blocage n’est jamais
définitif : il s’inscrit dans une dynamique qu’il s’agit de métaboliser. Pour
que la vie se transforme. »
« Une bonne façon de mal gérer ses cailloux, c’est de taper dessus avec le
talon pour les faire exploser, parce qu’il serait impératif qu’ils
disparaissent, s’amuse Emmanuelle Piquet. Prenons la façon dont les
ados essaient de gérer leur acné. C’est très genré  : les garçons préfèrent
éclater leurs boutons, tandis que les filles ont plutôt tendance à les
dissimuler derrière du fond de teint, ce qui nous renvoie d’ailleurs à une
autre façon de mal gérer ses cailloux, c’est-à-dire l’évitement. Mais un
caillou qui explose se change en cailloux plus petits : au lieu d’une douleur,
on en a plusieurs. Moins fortes peut-être, mais plus nombreuses, donc tout
aussi problématiques. Il m’arrive d’encourager un gamin à ne plus se
regarder dans les miroirs ou les vitres des magasins, à ne plus percer ses
boutons… sauf le soir, à 19 heures. Dans la grande majorité des cas, l’acné
disparaît en trois semaines. C’est toute la différence entre une acné
intrinsèque de niveau 1, et, en l’occurrence, une acné réactionnelle de
niveau 2. Le problème c’est souvent la solution, même du point de vue
psychosomatique. Que ce soit pour l’acné, l’eczéma, les verrues,
l’insomnie, les pannes érectiles ! »
Même souplesse, même doigté, même patience prônés par Saverio
Tomasella  : «  On n’enlèvera pas forcément les cinq cailloux en même
temps. À mon avis, il vaut mieux commencer par celui qui semblera le plus
accessible. En prenant le temps. Car on a le temps  : dans le domaine
psychique, on est en chemin toute sa vie. »

13.  Thérapie d’acceptation et d’engagement  : fondée par Steven Hayes, professeur  de


psychologie à l’université du Nevada, et intégrant des pratiques de méditation de pleine
conscience, elle encourage le patient à prendre acte de la réalité pour s’engager plus
efficacement en accord avec ses valeurs essentielles.
14.  Fondateur de la thérapie comportementale rationnelle-émotive, précurseur des
thérapies cognitives et comportementales, il s’est notamment inspiré du stoïcisme pour
analyser comment notre représentation des événements peut générer des troubles
psychiques, et comment nous pouvons revenir à des pensées plus rationnelles.
15.  Viktor Frankl  : Psychiatre viennois, son expérience dans différents camps de
concentration l’a incité à développer la logothérapie, qui insiste sur le sens que nous
devons trouver à nos épreuves afin de pouvoir les surmonter.
16. Surmoi : Instance morale inconsciente, dans la théorie psychanalytique freudienne.
17. Robert Misrahi : Philosophe et spécialiste de Spinoza.
En résumé
• Dénier notre part de souffrance, à commencer par notre mortalité,
nous rend incapable de considérer la réalité sans mauvaise foi. Nous
nous dissimulons ce qui nous déplaît, y compris notre part de
responsabilité.
• Or, nous sommes toujours responsable sinon de ce qui nous arrive,
du moins de la façon dont nous réagissons. Il ne tient qu’à nous de
tirer une leçon de nos épreuves et de décider ce que nous voulons
vivre dorénavant. C’est nous qui choisissons si nos souffrances
seront prétextes à une leçon de vie, ou resteront absurdes et
inutiles.
• C’est nous qui fixons le cap, et qui décidons si nos cailloux seront le
prix à payer pour un voyage certes trop court mais le plus agréable
possible, ou nous auront empoisonné l’existence sur un chemin qui
tourne en rond.
En pratique
Comment ôter ce caillou ?
VBoris Cyrulnik : Attention aux gourous

et aux modes d’emploi


«  Mon conseil no  1  : ne pas écouter les conseils. Trouver son propre
chemin. Analyser, au cours de notre développement, les facteurs de
protection et les facteurs de vulnérabilité qu’on a acquis dans notre
famille, dans notre quartier, à l’école. »
VCatherine Roumanoff :

Moins de cailloux, pour aller où ?


« Avec la métaphore des cinq cailloux, le but est de se débarrasser de
ce qui gêne, mais le risque est de se focaliser dessus. Et si on se
concentrait sur ce que l’on veut à la place des cailloux  ? Vers quoi
veut-on aller ? Quels sont les ressorts à mettre dans ses chaussures
pour être propulsé vers ses objectifs  ? Le premier caillou que je
mettrais hors de ma chaussure et que j’abandonnerais à son sort, je le
remplacerais par la liberté intérieure d’exploration. La faculté de
décrire  son monde intérieur par l’élaboration de ses propres
métaphores et la possibilité et l’agilité à les faire évoluer. Connaître
son monde intérieur est un bon ressort, pour sautiller gaiement sur le
chemin de la vie. »
VDidier Pleux : On arrête la plainte !
«  Les gens que je vois en consultation commencent par me dire  :
“C’est à cause de ma femme, de mon patron, de l’environnement
politique, du réchauffement climatique…” Oui, il y a un peu de tout
ça, mais, bonhomme, qu’est-ce que tu vas faire en tant qu’humain, là-
dedans ? On arrête la plainte ! Que la force du conscient dise : “OK,
maintenant je suis lucide, je me regarde et je regarde le monde dans
lequel je suis pour savoir ce que je vais faire. Je prends conscience, et
je fais.” C’est un peu une interprétation à l’américaine du stoïcisme
avec la fameuse prière de la sérénité  : il y a des choses que je peux
changer et d’autres que je ne peux changer. Ce ne sont pas les choses
qui nous émeuvent, mais ce que nous en pensons, nos
représentations. Petit humain, arrête de te la jouer dans ta toute-
puissance : ton malheur, c’est ce que tu penses de la vie ! Si je fais
l’effort d’accepter une certaine souffrance, oui, je peux mener une vie
plus sereine. »
Une façon d’échapper à ce que Saverio Tomasella a qualifié dans un
livre éponyme de «  syndrome de Calimero  », du nom de ce
personnage de dessins animés dont la phrase fétiche n’est autre que :
« C’est vraiment trop injuste ! ».
Conclusion
Cinq derniers pour la route…
Les miens  ! À force de jouer les géologues et les orfèvres, de tamiser les
gravillons des autres pour les trier en cinq grandes catégories, mes cailloux
à moi ont surgi du brouillard et se sont précisés. Je ne sais guère ce qu’ils
valent, mais ce sont ceux dont j’ai pris conscience et dont je me suis à peu
près débarrassé à cette période de ma vie. Lapidez-moi avec ou semez-les
derrière vous pour retrouver votre chemin, je vous laisse juge. Je me lance.
Premier caillou : confondre ses pensées avec la réalité. Les insurpassables
philosophes antiques, stoïciens en tête, ne m’ont pas attendu pour expliquer
que nous prenons nos jugements pour la vérité, que ce ne sont pas les
circonstances qui nous émeuvent, mais le discours intérieur qu’elles nous
inspirent. Un de mes préceptes fétiches est que les choses n’ont que
l’importance qu’on leur accorde  : il ne tient qu’à nous de diriger notre
attention, nos ruminations, nos émotions ailleurs. D’où par exemple, à
chaque fois que c’est possible, l’avantage de pardonner. Ou de s’en foutre
(c’est un peu la même chose).
Deuxième caillou : se complaire dans le biais de négativité. Aussi putride
en soi-même qu’assommant quand les autres vous l’imposent. Marteler que
noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir, est aussi stupide qu’essayer de radoter
perpétuellement la vie en rose. Il y a du noir, du rose, du lumineux, des
ombres, des liserés, des enluminures, des contours flous, toutes les couleurs.
Regarder les choses en face pour mieux savoir qu’en faire suppose de ne
pas se forcer à loucher vers le côté obscur. Il est là, mais se montre bien
assez envahissant sans qu’en plus, on l’étale.
Troisième caillou : se prendre au sérieux. Regardez autour de vous, passez
en revue les tristes sires qui se croient appelés à un destin grandiose, à
entrer dans l’Histoire de gré ou de force, tous ceux qui nous pourrissent la
vie en se montrant sourds aux intérêts de l’humanité dans son ensemble
avec une constance sidérante, qui nous hissent au bord du gouffre en
demandant qu’on les applaudisse… Vous en voyez un seul capable de faire
preuve d’humilité, d’autodérision ? Tout est dit.
Quatrième caillou : refuser d’aimer et d’être aimé. Oui, je sais que c’est
niais, mais vous n’êtes pas obligés de me croire. N’empêche que si je joue
le jeu, si je suis absolument sincère, oui, j’en suis là, et j’aurai au moins
appris ça. Mais je place les deux, aimer et être aimé, à stricte égalité. Les
deux sont aussi importants à accepter. Sinon, c’est une parodie de vie.
Puisque l’amour est ce qui, parfois, peut nous faire le plus de mal, mais qui,
souvent, nous fait le plus de bien, le calcul est vite fait.
Cinquième caillou  : s’interdire absolument toute transcendance. Nous
sommes ainsi faits que quelque chose nous appelle. C’est peut-être le chant
des sirènes qui n’est là que pour nous perdre, c’est peut-être du vent, peut-
être du relief en trompe-l’œil pour nos vies trop plates, ou c’est peut-être
sublime, le cœur de tout, mais c’est là, et se draper dans un rationalisme
trop radical et obtus nous dessèche. Qu’on se rue sur un livre saint, des
ouvrages de spiritualité ou d’astrophysique, de mathématiques de l’infini,
ou qu’on se contente de contempler le vivant, de s’émerveiller, de tirer son
chapeau, cette légère griserie mystique est un nectar. Et s’il ne s’agit que
d’une illusion, tant qu’on ne fait pas de prosélytisme, où est le problème ?
Voilà. J’ai attendu la toute fin du livre pour obéir à la consigne initiale et
déballer mon tout petit tas de réflexions personnelles. Nous voilà donc dix-
neuf protagonistes à avoir relevé le défi. Vingt, ce serait mieux, non  ? Ça
ferait un compte rond… Eh bien, le vingtième, c’est vous. Je vous souhaite
un beau et long chemin, en espérant que vos cailloux personnels finiront par
vous chatouiller.
ISBN : 9782380156492
Dépôt légal : janvier 2023

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