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: Stéphane Chabenat
Éditrice : Tiphaine Aubé
Conception graphique et mise en pages : Soft Office
Conception couverture : olo.éditions
Les éditions de l’Opportun
16 rue Dupetit-Thouars
75003 Paris
www.editionsopportun.com
Jean-François Marmion
5
CAILLOUX
À RETIRER DE VOTRE CHAUSSURE
Corinne Cosseron
• Formatrice, fondatrice de la rigologie, de l’École internationale du rire
et de l’Institut des sciences du bonheur
• Ses livres : Le Yoga du rire (avec Linda Leclerc, Guy Trédaniel, 2011) et
Rire pour booster sa joie de vivre (ESF, 2016).
• Ses cinq cailloux : la peur, la procrastination, le manque de confiance en
soi, le perfectionnisme, se prendre trop au sérieux.
Jean Cottraux
• Psychiatre et psychothérapeute
• Ses livres : Tous narcissiques (Odile Jacob, 2017) et Sortir des émotions
négatives (Odile Jacob, 2021)
• Ses cinq cailloux : les cinq « P » ; le pessimisme, le perfectionnisme, la
procrastination, la prétention, la perte d’autonomie.
Boris Cyrulnik
• Neuropsychiatre
• Ses livres : Sauve-toi, la vie t’appelle (Odile Jacob, 2012) et La nuit,
j’écrirai des soleils (Odile Jacob, 2019)
• Ses cinq cailloux : écouter les conseils, rester seul, négliger son corps,
être perfectionniste, ne pas donner de sens.
Alain Delourme
• Docteur en psychologie, auteur d’une douzaine d’ouvrages
• Ses livres : La Thérapie prospective (Les Impliqués Éditeur, 2014) et La
Paix intérieure (Enrick B. Éditions, 2022)
• Ses cinq cailloux : se focaliser sur le passé, la négativité, privilégier
l’individuel au collectif, mépriser le jeu, la primauté du matériel par
rapport au spirituel.
Émilie Devienne
• Vice-présidente de la Société française de coaching
• Ses livres : Savourons le silence. Pour se reconnecter à soi (Eyrolles,
2020) et Ces animaux qui nous font du bien. Les comprendre, les aimer et
les protéger (Eyrolles, 2022)
• Ses cinq cailloux : le refus de la souffrance, l’irresponsabilité, la relation
aux parents, la peur, le manque de confiance en soi.
Gustave-Nicolas Fischer
• Professeur de psychologie sociale et directeur du laboratoire de
psychologie à l’université de Metz
• Ses livres : Guérir sa vie. Un chemin intérieur (Odile Jacob, 2015) et Les
Bases de la psychologie de la santé (avec Cyril Tarquinio et Virginie
Dodelier, Dunod, 2020)
• Ses cinq cailloux : la fixité, s’inscrire dans des certitudes, la perte de
conscience, le manque de perspectives, la psychologie illusoire.
Laurie Hawkes
• Psychologue clinicienne et psychothérapeute, cofondatrice de l’École
d’analyse transactionnelle. Paris-Île-de-France
• Ses livres : Surmonter sa peur de l’autre. Retrouver confiance en sa
capacité à créer du lien (Eyrolles, 2022) et La Force des introvertis. De
l’avantage d’être sage dans un monde survolté (Eyrolles, 2022).
• Ses cinq cailloux : la peur, l’autodénigrement, négliger de penser à soi, la
pression, porter le poids de la dette.
Tobie Nathan
• Professeur émérite de psychologie à l’université Paris-VIII,
ethnopsychiatre, fondateur du centre Georges Devereux
• Ses livres : Les Âmes errantes (L’Iconoclaste, 2017) et Secrets de
thérapeute (L’Iconoclaste, 2021)
• Ses cinq cailloux : croire qu’on n’a pas de cailloux, ignorer nos liens aux
ancêtres, à la famille, ignorer nos dons, nos liens aux invisibles.
Emmanuelle Piquet
• Psychopraticienne et directrice du centre Chagrin scolaire
• Ses livres : Mon ado, ma bataille (Payot, 2017) et Je combats ce qui
m’empêche d’apprendre (Albin Michel, 2019)
• Ses cinq cailloux : le déni des cailloux, vouloir les faire exploser, retirer
le caillou de la chaussure d’un autre, vouloir épargner les cailloux à ses
enfants, croire qu’il faut toujours enlever les cailloux.
Didier Pleux
• Docteur en psychologie et psychothérapeute
• Ses livres : Le Complexe de Thétis (Odile Jacob, 2017) et Comment
échapper à la dictature du cerveau reptilien (Odile Jacob, 2021)
• Ses cinq cailloux : rompre avec le bon sens, l’intolérance aux
frustrations, l’irresponsabilité, l’estime de soi conditionnelle, refuser la
réalité.
Xavier Pommereau
• Psychiatre, il a ouvert la première unité hospitalière française
spécifiquement dédiée aux jeunes suicidaires au centre Jean Abadie
• Ses livres : Nos ados.com en images. Comment les soigner (Odile Jacob,
2011) et Le Goût du risque à l’adolescence. Le comprendre et
l’accompagner (Albin Michel, 2016)
• Ses cinq cailloux : la dépendance aux parents, la dépendance à la fratrie,
étouffer sa vocation, ignorer le désir de mobilité, ignorer l’évolution
sexuelle.
Nicole Prieur
• Philosophe, psychologue et hypnothérapeute
• Ses livres : La Famille, l’argent, l’amour. Les enjeux psychologiques des
questions matérielles (Albin Michel, 2016) et Les Trahisons nécessaires.
S’autoriser à être soi (Robert Laffont, 2021).
• Ses cinq cailloux : le manque de confiance en soi, la dépendance, la peur
du changement, la culpabilité, les loyautés invisibles.
Catherine Roumanoff
• Hypnothérapeute et conférencière
• Ses livres : Journal d’une hypnothérapeute (Eyrolles, 2016) et Journal
d’une chercheuse en bonheur (Eyrolles, 2020)
• Ses cinq cailloux : l’ignorance de son monde intérieur, persévérer dans ce
qui ne marche pas, l’autocritique, le perfectionnisme, la culpabilité.
Georges-Elia Sarfati
• Professeur des universités, directeur scientifique de l’École française
d’analyse et de thérapie existentielles (Logothérapie), il est traducteur
des ouvrages de Viktor Frankl en langue française (Éditions Dunod)
• Ses cinq cailloux : le bonheur – une chimère, l’épreuve – un impensé,
déterminisme/conditionnement, un fatalisme imaginaire, limites – triade
tragique/et… positives, méconnaissance, ou l’anticuriosité.
Rebecca Shankland
• Professeure des universités en psychologie du développement à
l’université Lumière Lyon 2, responsable de l’Observatoire du bien-être à
l’école (OBE), responsable de l’Observatoire de la parentalité et du
soutien à la parentalité (OPSP)
• Ses livres : La Psychologie positive (Dunod, 3e éd., 2019) et Ces liens qui
nous font vivre (avec Christophe André, Odile Jacob, 2020)
• Ses cinq cailloux : le biais de négativité, l’autocritique, différer son
engagement, confondre autonomie et indépendance, avoir une mauvaise
hygiène de vie.
Yves-Alexandre Thalmann
• Professeur de psychologie au Collège St-Michel à Fribourg, formateur
• Ses livres : S’accepter pour être heureux (Jouvence, 2019) et Motivations
(HumenSciences, 2022)
• Ses cinq cailloux : se tourner vers le passé pour essayer de changer,
réduire le bonheur au bien-être, croire que quand on veut on peut,
chercher son vrai moi, s’adonner à la rumination.
Saverio Tomasella
• Psychanalyste
• Ses livres : Renaître après un traumatisme (Eyrolles, 2011) et Lettre
ouverte aux âmes sensibles qui veulent le rester (Larousse, 2021)
• Ses cinq cailloux : la toute-puissance, se mettre au centre, le déni de la
mort, la jouissance immédiate, la dépendance infantile.
Caillou 1
Zoom
Georges-Elia Sarfati :
Zoom
Saverio Tomasella :
Qu’est-ce que
la « dévalorisation hyperbolique » ?
« Préférez-vous que je vous donne 100 € tout de suite, ou 110 € demain ? La
réponse donne lieu à discussion. Mais préférez-vous 100 € dans trois cent
soixante-cinq jours ou 110 € dans trois cent soixante-six jours ? Là, c’est
l’unanimité : tout le monde part du principe que quitte à attendre un jour de
plus, ce serait bête de se contenter de 100 €. Mais c’est un biais cognitif !
Pourquoi attendre pour gagner plus dans un an, mais pas demain ? Un jour,
c’est un jour, et 10 €, c’est 10 €. Nous dévalorisons donc une récompense en
fonction du temps, et suivant une courbe hyperbolique : un tout petit
moment fait perdre beaucoup de valeur subjective, mais une longue durée
fait perdre beaucoup moins de valeur. Quand on voit arriver la récompense,
qu’elle est imminente, c’est une “actualisation hyperbolique”. En
conséquence, il arrive forcément un moment où l’on va subir un
renversement des préférences. Autrement dit, on va opter pour une petite
récompense immédiate au détriment d’une grande récompense
lointaine. Le fumeur préfère la petite récompense immédiate, plutôt que la
grande récompense nettement plus valorisée qu’est la santé, dans dix ou
quinze ans. Ou bien, si je suis un régime alimentaire, ma récompense
lointaine est d’être mince et en forme, mais face à une pâtisserie, le
renversement des préférences me fait opter pour la petite récompense
immédiate. Si je suis un peu fatigué ou bouleversé par des émotions, le
renversement va être encore plus probable. On peut aussi expliquer les
addictions par ce mécanisme. Ce n’est donc pas une question de volonté, de
résistance à la tentation, puisque notre cerveau est câblé pour faire passer
les petites récompenses immédiates devant les plus lointaines mais plus
importantes. Tôt ou tard…
Par chance, annonce Saverio Tomasella, on dispose de l’antidote, qu’on
appelle le “préengagement”. On le voit déjà dans la mythologie grecque,
avec Ulysse qui demande à ses marins de le ligoter au mât de son navire
pour ne pas céder au chant des Sirènes. Il s’agit d’anticiper ses décisions
plutôt que de les prendre sur le moment et d’être sujet au renversement des
préférences. On peut imaginer un système pour permettre de n’avoir accès
qu’à une cigarette par jour, à un moment précis, ou d’ouvrir un compte
bancaire qui n’autorise pas les retraits avant une certaine date. Si je me fie
uniquement à ma propre volonté, je ne risque pas d’aller bien loin. Si je fais
en sorte de barrer les issues défavorables et de me ligoter suffisamment bien
au mât de mon navire, alors je pourrai atteindre mes objectifs à long
terme. »
Le psychologue Didier Pleux ne peut que revenir sur un thème qui lui est
cher face à cette fringale d’immédiateté, celui de l’intolérance aux
frustrations : « Je ne parle pas de frustrations au sens de masochisme ou de
vision cynique de la vie. La frustration ne veut pas dire castrer ou limiter,
mais faire des efforts, se situer dans une zone d’inconfort, pour rééquilibrer
l’adversité rencontrée dans les aléas de l’existence. Je suis en train de lire
le psychologue canadien Paul Bloom3, qui explique qu’on ne peut
s’épargner de souffrir si on veut être heureux. Le tout est d’équilibrer notre
principe de plaisir avec une discipline de vie pour éviter l’immédiateté et le
court terme. Car les gens que je vois en psychopathologie sont soit dans
l’immédiateté (je veux tout, tout de suite), soit dans l’absence du plaisir de
vivre, l’inhibition, la restriction. L’augmentation du seuil de tolérance aux
frustrations doit se faire dans un cadre de vie positif. Il ne s’agit pas d’être
archi zen et de s’interdire un kebab ou un McDo. Simplement, peut-on
profiter de la vie, des petits plaisirs, sans glisser sur une pente sans fin ?
C’est une question de tempérance : on n’a pas à refuser le biologique, le
côté animal ni à oublier qu’on est aussi un animal moral. Il s’agit de jouir
de notre animalité tout en humanisant le désir. Quand je recherche
le pourquoi du comment de certaines pathologies, je trouve souvent non pas
de la carence affective, mais de la carence éducative. Un enfant qui n’a
jamais appris l’effort, le difficile, le contraignant, et qui marche
uniquement à l’envie. L’envie, oui, mais avec de la tempérance. »
et frustrations
Le bonheur n’est pas une promesse, et le plaisir immédiat est une fin en
soi… sans fin. La frustration qui en résulte constitue déjà une souffrance :
les événements, les gens, ne seront pas toujours tels que nous voudrions
qu’ils soient. Et redouter la souffrance, c’est avoir peur. « Pour moi, avoue
Laurie Hawkes, spécialiste de l’analyse transactionnelle4, la peur a été un
caillou massif, et non pas seulement dans ma chaussure mais sur le chemin.
Il bouchait tout le passage… Peur d’affronter le monde, de la réprobation,
du jugement, que les gens ne nous aiment pas, dans le fond, c’est bien la
peur de l’autre. Qu’il ne soit pas accueillant. L’idée de faire un exposé à
la fac me faisait physiquement mal. Je me disais : “Peut-être que je vais me
flinguer avant…” Maintenant je peux en rire, parce que c’est loin. Mais
c’est un énorme blocage, paralysant, pour beaucoup de gens. Une situation
de stress qui provoque trois réponses classiques, suivant les tempéraments :
certains vont aller au combat pour surcompenser, d’autres se figent en
espérant que personne ne les verra. D’autres encore fuient, comme je le
faisais. En analyse transactionnelle, la peur s’inscrit dans l’état du Moi5
Enfant. »
Corinne Cosseron, spécialiste des émotions, raconte combien la peur sait
se dissimuler derrière les problématiques les plus diverses : « Des gens
viennent me voir en consultation privée pour m’expliquer qu’ils n’ont pas
d’humour. Ils se sentent agressés dès que quelqu’un sort une vanne devant
eux. C’est une faiblesse, et un vrai problème ! Il faut trouver la fragilité qui
est derrière. De quoi ont-ils peur ? D’être ridicules, pas à la hauteur, de ne
pas comprendre l’humour ? De souffrir ? » Selon elle, la peur est un
élément omniprésent dans notre vie. « Un courant américain autour de
l’écrivaine Marianne Williamson ramène tout à deux émotions : l’amour, et
la peur. Quand on n’est pas dans l’amour, n’importe quelle émotion est
réductible à une peur sous-jacente. Par exemple, nous sommes tristes
quand nous perdons quelqu’un, mais en fait nous avons terriblement peur
de vivre sans lui… Personnellement, la grande émotion qui m’a longtemps
cassé les pieds, c’est la colère. Rien de ce que je faisais pour soigner cette
colère ne fonctionnait. Un jour, dans un cours, j’expliquais que dans
certaines familles, par exemple, les hommes n’ont pas le droit de pleurer,
mais ont le droit de se mettre en colère. Et je me suis rendu compte à cet
instant-là que mes propres colères étaient systématiquement liées à
des peurs. Si un de mes enfants traversait la rue et que j’avais peur qu’il
se fasse écraser, au lieu de pleurer en me disant que j’avais failli le perdre,
je lui hurlais dessus le temps que toute ma panique s’évacue. »
La grande traversée
Il arrive que la peur nous fasse fuir aussi bien un danger (le cas échéant,
imaginaire) que notre planche de salut (bien réelle). « En consultation, se
souvient la psychanalyse et hypnothérapeute Nicole Prieur, combien de
fois j’ai pu entendre : “Je suis prêt à lâcher mon angoisse”, ou “à quitter
cet homme qui me rend malheureuse”, etc. “Mais après ? Que va-t-il se
passer ?” “La tristesse a été la longue compagne de toute ma vie…” On se
trouve devant un vide qui fait peur. »
« En coaching, ajoute Émilie Devienne, on observe souvent la peur de
dépasser les parents : on s’interdit d’avoir plus qu’eux. D’où la peur de
se lancer à son compte, par exemple. Chez les femmes de plus de 50 ans, on
entend beaucoup : “Non mais tu vas pas quitter ta boîte à 50 ans ! Tu as un
CDI, c’est quoi ces conneries ? Tu ne retrouveras jamais de boulot !” Oui,
mais elles n’en peuvent plus ! Il est donc important de se questionner pour
réagir non pas contre, mais avec nos peurs. »
« Plus jeune, quand j’avais un projet, j’avais l’impression que, si je le
ratais, je serais cataloguée pour toute la vie, relate Corinne Cosseron. Les
gens velléitaires s’arrêtent à cette case de la peur : “Je suis nulle, donc je
m’abstiens, et en m’abstenant, je suis encore plus nulle que si j’avais raté.”
Peur de rater, de ne pas être légitime, de ne pas savoir, que ça n’ait aucun
intérêt… On peut décrire sa peur pendant très longtemps, mais quand on
est rigologue comme moi, on se demande ce que nous raconte cette émotion
et de quoi elle a besoin pour aller bien. Or la peur a besoin d’être reconnue
et consolée. Par qui ? Pas par quelqu’un pour lequel nous n’éprouvons pas
spécialement d’admiration, mais par quelqu’un que nous admirons : dans
ce cas, nous pouvons être gonflé d’orgueil et passer par-delà la peur. Il est
donc préférable de présenter son projet, par exemple, à quelqu’un qu’on
considère, à tort ou à raison, comme un mentor plus compétent que soi,
dont l’avis professionnel sera utile et qui va conforter notre valeur. Encore
faut-il avoir l’humilité de demander. Moi, je n’en reviens pas : à chaque
fois que j’ai frappé à des portes, elles se sont ouvertes ! »
Témoignage
Corinne Cosseron :
Surprotection de soi,
par l’hypnose
« Il s’agit d’un travail très intéressant en hypnose. Plusieurs
métaphores sont possibles, mais, par exemple, on peut imaginer une
rivière à traverser. On voit très bien la rive sur laquelle on veut se
rendre. On se sent prêt à y aller. Mais on n’ose pas mettre les pieds
dans l’eau pour traverser le gué. En hypnose, on peut dépasser cette
peur, et s’apercevoir que le vide est plein de promesses. L’inconnu à
traverser peut être source de mieux-être. »
VCatherine Roumanoff, hypnothérapeute : Jouer avec nos
représentations des cailloux
« Ici, on présuppose donc qu’il y a des cailloux. Que représentent-ils ?
Pourquoi aurait-on des cailloux dans sa chaussure ? Quelle drôle
d’idée ! Qui les a mis là ? Pour quoi faire ? Est-ce que c’est
transgénérationnel, karmique, obligatoire d’en avoir ? Peut-on
marcher pieds nus ? Ça me fait penser à une histoire qui explique que
le karma, c’est comme porter des chaussures trop petites. Alors
quand on hérite de ce cadeau, qu’est-ce qu’on peut en faire : les
garder aux pieds et être mal à l’aise toute sa vie, ou les enlever ?
Pourquoi cinq cailloux et pas dix, ou trois ? Comment sont-ils : gros,
petits, saillants, doux ? Font-ils circuler le sang ? Y en a-t-il dans les
deux chaussures ? Comment ce serait sans caillou ? Comment savoir
que les cailloux ne sont plus là ? Que faudrait-il à la place des
cailloux ? Est-ce que le chemin monte ou descend, peut-on se
reposer ? Comme en hypnose, nous pouvons utiliser les métaphores
et l’imagination pour transformer les représentations que l’on a de soi
et du monde. »
Caillou 2
Témoignage
Tobie Nathan :
Dépendances familiales
Le psychiatre Xavier Pommereau, qui travaille au quotidien avec des
adolescents, se trouve aux premières loges pour évaluer les ravages de cette
difficulté à oser se lancer sur le chemin en lâchant la main bienveillante
mais encombrante des parents, et en s’éloignant de leur regard. « Il faut
acquérir la capacité de se démarquer des parents. C’est-à-dire
parvenir à se sentir exister sans subir leur emprise, être distinct, différent et
reconnu comme tel. C’est un vrai caillou d’aujourd’hui : beaucoup de
jeunes gens, au-delà de l’autonomie financière qu’ils n’ont pas encore,
éprouvent le sentiment qu’il est compliqué de ne plus être soumis au regard
critique parental. Ils vous disent : “J’ai peur que mes parents trouvent mon
projet nul, que ça ne serve à rien.” On sent chez eux une véritable angoisse.
La peur de les décevoir… »
« C’est quoi, être un bon parent ? demande Corinne Cosseron. N’est-ce
pas assumer l’enfant qu’on a mis au monde, l’aimer, rester dans son camp
jusqu’à ce qu’il devienne adulte ? Même si nous ne sommes pas le parent
dont notre enfant aurait rêvé, même si nous n’avons pas mené la vie qu’il
aurait voulu que nous menions, il ne peut pas nous reprocher d’avoir été un
mauvais parent dès lors que nous l’avons accompagné et aimé. Et je crois
que l’enfant devient adulte quand il comprend que ses parents
n’ont pas à être parfaits. »
Zoom
Xavier Pommereau :
Le poids de la fratrie
« Les aînés déplorent d’avoir à essuyer les plâtres. Par exemple, les parents
ont bataillé avant de leur autoriser le portable, alors que c’est oui d’entrée
pour le petit frère ou la petite sœur. Les petits derniers, eux, estiment qu’on
est trop sur leur dos, qu’on les couve trop, que le grand frère ou la grande
sœur joue trop souvent le rôle des parents. Tous ont le sentiment que ce
n’est pas le même régime pour tout le monde, ce qui est souvent vrai
d’ailleurs. Les parents n’ont pas le même laxisme ou la même sévérité en
fonction du rang dans la fratrie. Ils ne peuvent pas observer une neutralité
absolue, même s’ils pensent le faire. Par exemple, le père peut être plus
sévère ou plus laxiste avec la fille. Or, de telles différences sont interprétées
comme des prises de position. C’est un véritable enjeu pour les parents, y
compris dans de microdétails. Je dis souvent qu’une fratrie est un nid de
jalousies potentielles. Ça peut plomber une ambiance familiale. La relation
à la fratrie est très peu étudiée, mais ce qu’on voit sur le terrain clinique, ce
sont des demandes de jeunes qui réclament d’intégrer un groupe de patients
rencontrant également des difficultés avec leur fratrie, pour pouvoir
échanger avec eux. C’est une nouveauté, alors que les groupes pour les
parents sont tout à fait classiques. Mais attention, un ado suivi par un psy va
donner à ses frères et sœurs l’impression qu’il absorbe complètement
l’attention parentale, à leur détriment, et que, puisqu’ils n’ont pas de
problème, on ne s’occupe plus de leur réussite ! »
du poids de la dette
« Je vois tellement de gens qui ne se sentent pas libres parce que leurs
parents se sont donné du mal pour qu’ils puissent faire ceci ou cela…
Plutôt que se sentir redevable, mieux vaut se sentir
reconnaissant. Éprouver de la gratitude, sans hésiter à tenir un
journal de nos raisons de remercier autrui : la gratitude est un ressenti
qui ouvre. Il y a quelquefois une réelle dette, à l’égard de parents qui
se sont privés de tout pour qu’on puisse faire des études, par exemple,
et qui, en retour, demandent de l’aide financière, le moment venu. Là,
c’est une dette claire. Mais souvent, la dette est implicite. “Tu nous
dois tout…” C’est sournois, parfois à peine formulé, voire pas du tout.
Alors, on a l’impression de ne même pas s’appartenir. Les autres ont
tous les droits sur nous. “Mes parents ont tellement souffert que je
ne dois pas profiter, ou alors me sacrifier, comme eux, pour eux. Ou
pour la fratrie”… qui, d’ailleurs, n’a rien demandé. Être redevable,
c’est se sentir vaguement coupable de profiter plutôt que de rendre
sans cesse. Il est préférable que les parents décrètent explicitement
qu’ils donnent sans rien attendre. En grandissant, on aura envie de
leur rendre, mais sans se sacrifier. La gratitude assure un don en
retour, et par plaisir. »
VÉmilie Devienne : Le principe
de responsabilité
« Soyons clair, autant que faire se peut, avec la relation que nous
entretenons avec nos parents. Comme nous, ils présentent ou ont
présenté des défauts et des qualités. On ne peut pas tout leur mettre
sur le dos. Ce qui nous ramène au principe de responsabilité : “C’est
pas moi, c’est l’autre”… Je vois fréquemment des clients dont un
membre de la famille a commencé une thérapie et a envoyé une lettre
absolument épouvantable à leurs parents parce que le psy a cru bon
de leur recommander de lâcher du vitriol. Je ne dis pas que c’est
toujours inutile, mais il faut vraiment relativiser. Il ne s’agit pas de les
condamner, les parents ont fait ce qu’ils ont pu, à l’exception bien sûr
des exemples de maltraitance et d’abus sexuels. »
Rien ne s’oppose, par exemple, à la tenue d’un « journal de
gratitude » spécial parents ! Pour que le droit d’inventaire ne se
cantonne pas au passif…
VTobie Nathan : Prendre conscience
Le biais de négativité
« Je ne mérite pas d’être heureux… Et quand bien même je le mériterais,
dans un monde pareil, je n’en aurais pas le droit. » Que de contradictions en
nous ! On refuse la souffrance, et pourtant on la voit partout et on la
provoque même en soi. Ce caillou-là se voyait gros comme le nez au milieu
de la figure, dès mes premiers entretiens : on se met en route en trouvant
que la route est moche, le paysage hideux, la destination sans intérêt. Zéro
étoile dans Tripadvisor, à déconseiller. Les psychologues parlent de « biais
de négativité » pour évoquer cette tendance à ne remarquer, retenir et
commenter que ce qui va mal, ou que nous jugeons tel, sans admettre que
de belles choses se présentent aussi à nous. Il y a une part de défaitisme, de
mauvaise foi et de perfectionnisme stérile dans ce réflexe qui rend
l’existence irrespirable.
« Le biais de négativité désigne notre tendance naturelle à porter notre
attention vers tout ce qui dysfonctionne au quotidien, ou tout ce qui nous
dérange chez l’autre, développe Rebecca Shankland. On se focalise ainsi
sur ce qui fait que la vie nous paraît difficile et ne vaut pas la peine d’être
vécue. Tout cela génère des émotions négatives… qui ne font qu’entretenir
le biais de négativité : c’est un cercle vicieux, qui prend le pas sur ce qui
nous satisfait et donne du sens à l’existence. Ce biais de négativité affecte
notre rapport aux autres, à l’existence en général, mais aussi à nous-même.
Par exemple, je vois des étudiants qui se referment sur eux-mêmes parce
qu’ils ont l’impression que les relations seront trop compliquées à gérer.
Par peur, ils préfèrent rester seuls. Cette méfiance est accentuée par
les médias qui parlent essentiellement des nouvelles négatives : on est
entraîné à soupçonner quelque chose de mauvais derrière des actions ou
gestes positifs. De plus, il y a une valorisation de cette forme d’esprit
critique qui entraîne une recherche active des moindres failles autour de
nous : “Mais lui, pourquoi il est gentil avec moi ? Il veut sûrement profiter
de moi !” On croit qu’en étant trop optimiste, on serait naïf et que la
situation pourrait se retourner rapidement contre nous. Pourtant, il
semblerait plus utile de laisser la porte ouverte à l’autre pour lui laisser
une chance d’offrir le meilleur de lui-même. Car si je me méfie d’emblée,
c’est moi qui saborde toute relation de confiance. Il faut savoir douter des
jugements négatifs à propos d’autrui ! »
Jean Cottraux place explicitement ce pessimisme en tête de sa liste de
cailloux. « Le biais de négativité est générateur d’affects négatifs : ces
émotions provoquent des anticipations d’inefficacité et aboutissent à ne pas
se projeter dans le futur. En effet, rien ne sert à rien, puisque “tout n’est
que vanité et poursuite du vent” comme l’a si bien écrit l’Ecclésiaste. Ce
biais, à son maximum, aboutit à l’inaction : la vie ne m’apprend rien et je
n’en attends plus rien. On le retrouve en clinique chez de jeunes gens qui ne
parviennent pas à imaginer un projet de vie. Ils sont démobilisés. Il se
trouve à la base des troubles anxieux et dépressifs. À l’origine, il s’agit
d’une prédisposition biologique héritable, le neuroticisme, auquel
s’ajoutent des événements traumatiques et des injonctions familiales qui
poussent au perfectionnisme obligé. Il peut aboutir à des accès dépressifs, à
une vie ralentie, anxieuse et à l’improductivité. »
Témoignage
Alain Delourme :
Le poison de la culpabilité
On ne peut pas s’estimer, on ne peut pas avoir confiance en soi, se faire
confiance, quand on juge qu’on a mal agi et que la faute n’est pas réparée. Il
ne s’agit plus alors de doute, mais de flagrant délit : on s’est pris la main
dans le sac à décevoir autrui, se décevoir soi-même. Ou bien on se sent
coupable non pas d’une action, mais de pensées, d’émotions. On souffre de
mauvaise conscience, pas du regret d’une faute. « La culpabilité, plus qu’un
caillou, c’est un poison, tranche Catherine Roumanoff. Elle prend racine
dans le regard que l’on se porte, elle se nourrit de regret, de remords, de
honte, de frustration, elle vient surtout de l’éducation et de la
méconnaissance du cœur humain. Ce caillou s’en va tout seul, si on
accueille ses propres émotions, sans les juger de façon négative. À partir
du moment où l’on se dit : “Je ne suis pas comme il faudrait que je sois”,
on ouvre la porte à ce caillou et à ses petits copains. L’idée est donc
d’accepter d’éprouver des émotions dites négatives, y compris l’envie de
tuer. » L’envie seulement… « Les émotions sont fugitives, poursuit
Catherine Roumanoff, elles ne font que passer, mais par nos jugements
nous les enterrons à l’intérieur de nous-même, ce qui n’est pas la solution.
Notre violence est une énergie, pas la peine de passer à l’acte non plus
pour s’en débarrasser. Juste utiliser l’information d’une part comme une
révélation sur notre monde intérieur, nos valeurs, nos désirs, et d’autre part
utiliser toute cette énergie autrement. Le ressort, c’est d’accepter d’être
traversé par une multitude d’émotions, c’est juste le signe que l’on est
vivant, sans en tirer sur nous-même de fausses conclusions qui nous
enferment. »
« Quand je me sens tellement coupable, par exemple de ne pas m’occuper
suffisamment de mes parents ou de mes enfants, ou de mon travail, c’est
une perte d’énergie psychique, relate Nicole Prieur. À force de me
culpabiliser, je suis centré sur moi, figé sur mon immobilisme, et je
n’avance plus. En hypnose, on apprend à accepter nos difficultés. “Je suis
coupable, je ne sais pas ce qu’il faudrait faire, je n’y arrive pas, ce n’est
pas possible, je ne suis pas capable…” Mais comme disait François
Roustang9, placez-vous là où vous êtes. Je me place dans mon immobilisme,
dans la difficulté de me libérer de ma culpabilité. Je ne m’en défends pas.
J’y rentre, je l’accueille, je fais corps avec elle. Je cesse de me battre
contre quelque chose qui fait partie de moi : à ce moment-là, quelque
chose se passe. » Nous en revenons à la notion d’acceptation. On ne peut
résoudre une difficulté que nous faisons semblant de ne pas voir.
Témoignage
Boris Cyrulnik :
La procrastination, un voyage
Témoignage
Corinne Cosseron :
Zoom
Georges-Elia Sarfati :
Comment le conditionnement
mène au fatalisme
« Si nous admettons la plupart du temps “le monde comme il est”, c’est
parce que nous sommes persuadés que notre contribution à son
changement y est de peu de poids. Cela tient généralement au fait des
déterminismes (héréditaires, environnementaux, et psychiques) qui nous
ont façonnés, à la force de nos conditionnements. Aux déterminismes,
s’ajoute – comme une seconde nature – l’influence des idéologies,
notamment véhiculées par les grands médias, etc. Cela se traduit par de
nombreux automatismes. Nous savons aujourd’hui que la révolution
industrielle du XIXe siècle a modifié les conduites individuelles et collectives.
De nos jours, les effets de cette “mutation anthropologique” sont visibles, et
audibles, aussi bien dans la standardisation des conduites, que dans les
manières de dire. Il est devenu banal pour un individu moderne de parler de
lui comme s’il était une machine : “mon fonctionnement”, “je me suis mis en
mode automatique”, “il doit changer de logiciel”… La conjonction des
déterminismes et des conditionnements s’attaque finalement au langage. Il
en résulte un penchant généralisé au fatalisme, le même fatalisme qui
s’empare de l’être souffrant, lorsque l’épreuve lui inspire un sentiment
d’écrasement. Seuls l’éveil à soi-même, l’émancipation d’un horizon
robotique permettent de mettre à nu l’empire de la liberté. »
Zoom
Marie-Frédérique Bacqué :
Désirs évolutifs
Pour Marie-Frédérique Bacqué, l’ignorance de soi, de son identité
polymorphe et mouvante, passe parfois par l’ignorance de sa sexualité à une
époque où, en apparence, il n’a jamais été aussi facile d’évoquer le sujet et
de s’informer. « En France, on observe une difficulté à parler de la
sexualité, surtout chez les jeunes, en particulier les jeunes femmes qui se
sentent peu écoutées et entendues. Beaucoup sont soumises à des
représentations négatives, et se sentent par exemple obligées de se
montrer séduisantes sur les réseaux sociaux sans avoir conscience de ce
que cela peut provoquer. Elles le regrettent, dans la plupart des cas. Le
problème est que l’éducation à la sexualité est uniquement basée sur la
biologie à l’école et parfois même avec les parents. J’interviens souvent
dans des collèges et lycées à ce sujet, les jeunes sont demandeurs. En
Angleterre, ce sont des gynécologues et journalistes spécialisés qui viennent
régulièrement parler de la sexualité à ces jeunes. Une meilleure éducation
sexuelle permettrait aux femmes, en particulier plus âgées, de comprendre
les modifications du désir. Beaucoup de femmes en effet ne comprennent
ou n’acceptent pas les changements biologiques, psychologiques et sociaux
dans leur vie sexuelle. Mon expérience en cancérologie m’a montré que
beaucoup de cancers du sein ou de la sphère gynécologique donnent lieu à
des préjugés. Par exemple, les femmes concernées croient que la
reconstruction du sein ne serait réservée qu’aux plus jeunes. Ce préjugé ne
vient pas tant des chirurgiens ou cancérologues que des femmes elles-
mêmes. Si une question simple comme “et au niveau de votre sexualité,
comment allez-vous ?” était posée par les médecins systématiquement lors
de toute consultation, alors la sexualité serait plus aisément abordée par les
Français. »
Hommes et femmes sont logés à la même enseigne, souvent perdus : « La
sexualité des hommes est également empreinte d’énormes doutes, et de
demandes de psychothérapie. Beaucoup d’hommes peuvent aborder en
psychothérapie psychanalytique les stéréotypes masculins, mais ils
voient alors apparaître en eux un sentiment de fragilité, de faiblesse. Il leur
faut travailler la question de parler de sexualité tout en se sentant quand
même un homme, qui assume son désir. Le fait que le sexe des femmes soit
situé à l’intérieur fait qu’elles se tournent plus facilement vers l’intimité, le
care. En Angleterre, les femmes désignent de manière commune leur sexe
par vagina, alors qu’elles parlent de l’aspect extérieur, la vulve. Cette
désignation date évidemment des années 1970. Les hommes ressentent, dès
qu’il y a souci interne, une relative fragilisation. Ce qui a des conséquences
politiques. Par exemple, l’écologie est considérée comme un souci de
l’autre, donc une forme de care, et bien des hommes y sont réfractaires.
Alors que dans ma pratique, beaucoup de femmes, au contraire, ont ce
souci de l’autre et s’interrogent de façon prégnante. D’où l’importance de
jeunes militantes comme Greta Thunberg. Les femmes ont été poussées par
les différentes sociétés humaines à prendre soin des hommes. Aujourd’hui,
elles s’intéressent enfin à leur propre soin. »
Zoom
Marie-Frédérique Bacqué :
Narcisses et baudruches
Rire de soi sans cruauté est un merveilleux garde-fou contre ce produit
dérivé de l’esprit de sérieux que constitue la prétention. « La toute-
puissance nous pousse à croire que nous pouvons beaucoup plus que ce
dont nous sommes réellement capables, décrit Saverio Tomasella. Si je
regarde un grand joueur de football ou de tennis, ou un danseur, je peux
très vite avoir l’impression que je pourrais faire aussi bien, même si je sais
rationnellement qu’il n’en est rien. Du fait de l’identification et des
neurones miroirs12, on se croit capable de faire beaucoup de choses, à tort.
Cela nous rend beau parleur pour les autres : “Elle devrait faire
comme ci ; il devrait faire comme ça ; à sa place, je ferais comme ci…” Il
s’agit d’une forme de prétention, soit dit sans jugement moral. En réalité,
ce qu’on imagine, ce qu’on mentalise, ce qu’on intellectualise est largement
au-dessus de nos capacités physiques. C’est paradoxal parce que parmi les
cailloux, on pourrait aussi ranger le manque de confiance en soi. Or il est
nécessaire d’accepter les leçons de la vie, les échecs, de s’engager dans un
processus d’apprentissage si le sujet est important pour nous, ou renoncer
si le désir se révèle secondaire. Sans s’en vouloir, mais en revenant à une
certaine modestie. Sinon, la toute-puissance peut être comme une
justification a posteriori où l’on se dit qu’on fera mieux la prochaine fois,
que les conditions n’étaient pas optimales, qu’on était fatigué. Et on
continue à croire qu’on est capable de comprendre les autres, de se montrer
lucide, alors qu’on est dans la projection, les suppositions, les
croyances, les superstitions. »
La prétention est particulièrement honnie par Jean Cottraux. « La frime
narcissique, falsification prétentieuse, est très fréquente dans notre société.
La recherche récente montre qu’il en existe trois sortes. Le narcissisme
ambivalent ou instable, dans un schéma de compensation d’une
faiblesse par une attitude arrogante. Il se voit dans le trouble de
personnalité borderline. Le narcissisme à haut fonctionnement, où le
sujet ne se prend pas pour n’importe qui, mais est doté d’un authentique
leadership, ou qui s’avère un véritable créateur. Le problème pour lui est de
maintenir la foule des adorateurs et des suiveurs par des exploits toujours
plus grands avec le risque de dépression en cas d’échec. »
Mais il y a pire : « Le narcissisme malveillant. Il caractérise celui qui
n’est pas à la hauteur de ce qu’il prétend être. C’est un falsificateur, un
manipulateur qui entend prendre le contrôle des autres. En d’autres termes,
le bon vieux pervers narcissique. C’est typiquement le politicien
corrompu. Le narcissique malveillant peut, à l’extrême, présenter la triade
noire : narcissisme, psychopathie, machiavélisme auxquels s’ajoute parfois
le sadisme (tétrade noire). Il est destructeur des autres. Il sait parfois
prendre très doucement les rênes du pouvoir, se dissimuler, et sa toxicité se
révèle maximale lorsqu’il arrive au sommet. Ainsi Poutine, d’abord dans
l’ombre de Eltsine, puis qui déploie en douceur sur vingt ans sa politique de
grandeur malveillante. Il sait prendre en compte le regard des autres pour
passer, aussi longtemps que nécessaire, pour plus inoffensif qu’il n’est
vraiment. La grandeur malveillante a déjà été théorisée dans Le Curé de
Tours, de Balzac : “Monsieur, on se gêne, jusqu’au moment où on gêne les
autres.” L’arriviste narcissique camouflé ne s’observe pas seulement
chez les dictateurs, mais chez des gens d’une grande banalité qui tissent
leur toile. Ils ont souvent été maltraités dans leur enfance, et ont dû
surmonter très tôt de réelles épreuves. »
Prendre soin de soi ne signifie pas éclipser les autres. C’est une histoire de
juste milieu, et même, pour annoncer une notion abordée au chapitre
suivant, de bon sens. Rien de révolutionnaire a priori en cela, et pourtant,
n’en déplaise à la célébrissime opinion de Descartes, il n’est pas certain
qu’il soit la chose du monde la mieux partagée…
11. Reuven Feuerstein : Pédagogue israélien ayant élaboré un programme dit
d’« enrichissement instrumental » en prenant acte qu’un sujet peut « apprendre à
apprendre ».
12. Cellules cérébrales s’activant aussi bien lorsqu’on accomplit un geste que lorsqu’on
observe quelqu’un d’autre l’accomplir.
En résumé
• Par peur d’être moins aimé, on peut se sentir obligé de mener une
vie professionnelle ou privée qui ne nous ressemble pas. Nous avons
alors l’impression de vivre la vie de quelqu’un d’autre, et de la vivre
mal.
• Pour autant, derrière ce masque d’imposteur ne se cache pas un
« vrai moi » fixe et définitif, comme fossilisé. Nous ne cessons
d’évoluer, de nous transformer. Pour être soi, il ne faut pas se
focaliser sur le « vrai moi », mais nous laisser changer par
l’expérience.
• Nos ambitions, nos opinions, nos désirs ne sont jamais figés
qu’artificiellement, par nos soins. Accepter les changements, c’est
accepter le cours même de la vie.
• Se respecter, c’est respecter notre liberté. C’est nous autoriser à
expérimenter, jouer, rire, en nous méfiant de nos certitudes et de
notre propension au narcissisme.
En pratique
Comment ôter ce caillou ?
VBoris Cyrulnik et Rebecca Shankland : Commencer par soigner
son corps
BC : « Pendant mes études, je travaillais et je faisais du sport. Je jouais
au rugby, mais c’était vraiment minable. Qu’importe ! Pratiquer un
sport de faible niveau, par opposition au sport de haut niveau. Par
exemple, marcher, faire un peu de vélo, seul ou avec des amis pour
bavarder en même temps. Tout sport de petit niveau doit se pratiquer
à 50 ou 60 % de ses capacités maximales. Ne pas forcer. Et aussi,
dormir. Parce que c’est bien pour la mémoire, la sécrétion des
hormones de croissance et les hormones sexuelles, et c’est un
excellent antidépresseur. Enfin, renoncer à l’alimentation industrielle.
Manger moins de viande, plus de légumes et de fruits. Qu’on aura
cuisinés personnellement. »
RS : « Un quart des jeunes présentent des difficultés
d’endormissement. De ce fait, ils multiplient les activités du soir pour
retarder le plus possible le moment de se coucher, en espérant
s’endormir d’épuisement. Mais il existe d’autres stratégies. L’activité
physique fait énormément de bien : on parvient mieux à s’endormir,
on gère mieux les émotions et frustrations, et les problèmes
relationnels s’améliorent puisque l’agressivité diminue. On parle
beaucoup des bienfaits de la méditation sur la santé mentale, mais le
sport est aussi efficace sur les symptômes anxieux et
dépressifs ! J’entends beaucoup d’étudiants dire qu’ils n’ont pas le
temps de faire du sport. Pourtant, le sport favorise la mémorisation et
les apprentissages, ne serait-ce que parce qu’il améliore la qualité du
sommeil. Il est donc important d’accorder du temps à une activité
physique. Lorsque cette activité est liée à une motivation intrinsèque,
le plaisir de l’activité elle-même, on aura plus de chance de pratiquer
régulièrement. Si j’ai toujours rêvé de faire du cirque lorsque j’étais
enfant, je peux tout à fait me lancer même à l’âge adulte ! Ma
motivation ira alors au-delà des contraintes d’efforts et d’emploi du
temps. Pour certains, marcher peut être suffisant, surtout dans la
nature, pour se ressourcer : de très nombreuses recherches
soulignent les bienfaits de la nature sur la santé physique et
mentale. À défaut, une simple photo d’un environnement naturel
dans sa chambre fait déjà du bien ! La nature nous apaise, et cela peut
aussi nous inspirer à nous engager pour la défendre. Si on ne prend
pas soin de sa santé physique, on peut être amené à multiplier les
suivis psychologiques par négligence des besoins fondamentaux.
Pendant le confinement, le programme en ligne EtuCare, comprenant
huit modules de prévention pour la santé mentale, proposait aussi
des contenus autour de l’hygiène de vie (sommeil, alimentation,
activité physique) pour les étudiants. Certains d’entre eux sautent des
repas pour éviter de grossir, ce qui génère exactement l’effet inverse.
En plus, nos performances intellectuelles sont moindres en cas de
déficit calorique. En matière d’alimentation, la régularité est
essentielle. Le livre de Perla Kaliman et Miguel Aguilar, Nourrissez
votre cerveau, constitue une bonne porte d’entrée pour comprendre
que l’alimentation fait vraiment partie de l’équilibre de vie. Le
changement de quelques habitudes seulement améliore à la fois la
santé physique et mentale. De plus, l’alimentation est en lien avec
nos valeurs personnelles : s’engager dans une alimentation saine,
c’est-à-dire biologique ou végétarienne par exemple, donne plus de
sens à l’existence. C’est un choix quotidien à la fois bon pour la santé
et pour la planète. »
VCorinne Cosseron :
La nécessité d’accepter
La souffrance est paralysante, mais la nier, ou l’éviter à nos proches à tout
prix est un piège. Cette souffrance, il nous faut l’accepter. L’acceptation est
un concept important de la philosophie d’hier (« Donne-moi la sérénité
d’endurer ce que je ne peux changer… » comme le dit une prière
multiséculaire) et de la psychologie d’aujourd’hui (avec la thérapie ACT13,
par exemple). « La thérapie ACT est un enfant de l’approche émotive et
rationnelle d’Albert Ellis14, qui m’a formé, raconte Didier Pleux. C’est
l’acceptation inconditionnelle de la réalité : je constate que les
choses sont ainsi, dès lors, quelles sont mes stratégies pour résoudre les
problèmes, avec prudence, plutôt que piocher des recettes déjà écrites ou
pensées ? Ça ne veut pas dire qu’il faut exclure toute théorisation, toute
hypothèse, mais travaillons la réalité avant d’extrapoler. De la prudence,
de la distanciation. »
Marie-Frédérique Bacqué décrit elle aussi, à sa manière, les enjeux de
l’acceptation : « En l’absence d’aptitude à la perte, mon narcissisme étant
fragile, je ne supporte pas ce qui m’arrive. Alors, que faire ? Je sublime,
c’est-à-dire que je déplace la question de la perte dans un autre
investissement. Pas mal, mais insuffisant ! Le mieux est d’intégrer cette
perte. Si j’ai eu un accident de voiture, je peux être traumatisé par le choc,
je peux être l’objet de phénomènes de reviviscence, d’angoisse, qui vont
s’atténuer avec le temps pour que la vie continue. Mais cette anxiété peut
se réactiver avec un nouveau choc, parce que le traumatisme n’aura
pas été réellement intégré. En psychothérapie, par le travail qui consiste à
mettre des mots, des paroles, et à s’entendre prononcer ces mots à un
interlocuteur qui est l’analyste, je vais traiter le traumatisme en profondeur.
L’intégrer complètement. Si certains l’appellent “acceptation”, pour ma
part, je qualifie cette intégration de “mentalisation”, comme le
psychanalyste Pierre Marty, pour qui l’expression somatique et sans doute
neurologique d’un traumatisme relevait d’un défaut de mentalisation,
concept repris par des Anglais et des Américains comme Peter Fonagy. »
Notre part de responsabilité
L’acceptation dont il est question ici n’est pas le fatalisme ballant dénoncé
plus haut par Georges-Elia Sarfati. L’acceptation n’est pas non plus la
neutralité ni l’indifférence. Il s’agit d’accepter le réel tel qu’il est, mais
pour mieux nous y adapter et négocier une marge de liberté, pas pour
ânonner que le réel est immuable et qu’il nous détermine. « C’est comme
ça » ne signifie pas que ça doive le rester. C’est comme ça maintenant.
Accepter n’est pas se résigner, mais prendre acte. Et prendre rendez-vous
pour la suite. Oui, la souffrance est là, on ne joue pas l’autruche, on ne
s’enferre pas dans le déni. Mais elle n’est pas toujours inévitable, la vie ne
se résume pas à elle, et je peux m’efforcer de la limiter dès maintenant. Je
peux même la retourner à mon avantage si elle me donne une leçon. « On
fait tout pour éviter la souffrance, évidemment, mais quand elle est là, elle
nous dit quelque chose », confirme Émilie Devienne.
« De quelque façon qu’elle s’impose à nous, l’épreuve, qu’elle soit
souffrance morale ou maladie, nous inspire spontanément deux attitudes :
l’envie de nous en débarrasser, et le désir de l’oublier, constate Georges-
Elia Sarfati. Un premier principe d’hygiène mentale devrait guider nos
conduites : il faut se garder des souffrances évitables. Le second
principe consiste à se résoudre à verbaliser cette souffrance, à la
questionner. Non pas sur le mode culpabilisant consistant à identifier une
raison morale qui la justifierait, mais en nous demandant en quoi notre
responsabilité s’y mêle, non pour s’accabler, mais afin d’en tirer une leçon
de vie. La souffrance inévitable que l’on ne questionne pas est un bien plus
grand mal que celui qu’elle semble nous causer. Questionner l’épreuve – et
non la distendre en rumination – signifie encore la resituer dans une
histoire, afin qu’elle ne colore pas arbitrairement l’image que nous nous
faisons de nous-même. Cela signifie enfin de s’efforcer à lui donner un
sens, afin qu’elle n’interfère pas comme une force étrangère, mais comme
un aspect de notre espace psycho-physique dont nous pouvons restreindre
la place et les effets en la délimitant comme la cause d’une modification
d’attitude enrichissante, qui peut s’avérer source de renouveau. »
Questionner l’épreuve, mais jusqu’au bout, donc, quitte à poser la question
qui fâche : et si c’est moi qui, par négligence, me lestais la chaussure en
traînant les pieds ou en n’empruntant pas la portion du chemin la plus
praticable ? Didier Pleux se montre très sensible à cette hypothèse.
« L’irresponsabilité était un concept très cher à Albert Ellis, qui
s’intéressait beaucoup à l’existentialisme. Comme Sartre, il pensait que
malgré les déterminismes sociologiques ou familiaux, la mauvaise foi
nous pousse à nier notre part de responsabilité dans la
souffrance. Le travail thérapeutique consiste justement à objectiver nos
émotions, penser les événements, revoir notre histoire. Plonger dans notre
émotion évoque des souvenirs : le conscient est là pour mettre de l’ordre
dans les processus inconscients et émotionnels. Je ne veux pas dire qu’il
n’existe pas de processus inconscients, mais il n’y a pas, selon moi, de
Docteur Jekyll et Mister Hyde comme en psychanalyse. Ce n’est pas une
force qui nous détermine toute notre vie, c’est nous qui pouvons dire et
reconnaître ce que nous avons subi, et ce que nous pouvons faire
désormais. Cette prise de conscience de la responsabilité aide à lutter
contre la mauvaise foi : la faute à papa et maman, au président, à la
biologie, et à cette lutte intérieure que je ne peux pas dominer… C’est
redonner ses lettres de noblesse à notre faculté de penser notre vie. »
De l’absolutisme à la raison
« La logothérapie de Viktor Frankl15 nous ramène aux trois grandes valeurs
qui donnent du sens à la vie, annonce Émilie Devienne : nos valeurs de
création, d’expérience et d’attitude. Les valeurs d’attitude, c’est de se dire
que si on n’est pas toujours responsable de ce qui nous tombe sur le coin du
nez, en revanche, on est toujours responsable de la manière dont on y fait
face. Nous sommes dans une société qui n’aime pas trop la
responsabilisation, mais c’est pourtant une vérité : il faut assumer une part
de responsabilité dans nos vies. C’est comme ça qu’on devient davantage
sujet qu’objet. Moins subir notre destin contribue à notre bonheur. Nous
nous sentons acteurs de nos vies. »
Emmanuelle Piquet abonde dans ce sens. « Je m’assois… J’enlève ma
chaussure, je regarde le caillou, et je me demande à quelle place il me fera
le moins de mal. Y compris dans la chaussure. Je ne l’enlève pas forcément,
mais je lui trouve la place la moins inconfortable pour moi. J’ai connu un
ado qui s’est fait recoller les oreilles pour arrêter les moqueries, mais qui,
du coup, s’est fait charrier pour les cicatrices. Il était désespéré : à ses
yeux, il avait pourtant cassé le caillou. Je l’ai aidé à l’accepter, à l’assumer.
Grâce à l’autodérision. Le caillou devient plus doux, plus poli, et s’intègre
mieux à la chaussure. J’aime bien la métaphore du colocataire acariâtre,
agressif, qu’on n’a pas du tout envie de montrer. On a beau l’enfermer dans
la cave quand des copains viennent, le risque est qu’il se manifeste en
défonçant la porte. Autant le montrer d’emblée : “Je vous présente mon
coloc, il n’est pas ultrafacile, il est un peu facho, voire conspi, les deux
finalement… Mais voilà, c’est mon coloc, c’est moche mais c’est comme
ça.” »
« L’acceptation de la réalité est l’aboutissement d’un travail sur soi ou
d’une psychothérapie, reprend Didier Pleux. C’est passer d’une pensée très
absolutiste (“la vie devrait être comme ça”, “il faudrait”…), génératrice de
colère, celle du surmoi16, à une synthèse rationnelle : la réalité est ainsi, les
autres sont ainsi, je suis ainsi, qu’est-ce que je fais ? Comme le dit Robert
Misrahi17, le bien-être, c’est comme devenir philosophe de sa vie : je
préférerais que les choses soient autrement, mais j’en prends acte. Et je
continue. C’est comme Viktor Frankl après son expérience dans les camps :
“Je redonne un sens à ma vie parce que j’accepte l’horreur que je traverse,
sans passer mon temps à me plaindre et à crier à l’injustice. Je suis dans ce
que l’être humain peut faire de plus horrible, je préférerais qu’il en soit
autrement, mais qu’est-ce que je vais faire de ma vie, désormais ?” »
Et si l’acceptation paraît un concept trop ambitieux, n’oublions pas que l’un
de ses ingrédients n’est autre que… le bon sens. « Le bon sens est toujours
connoté “ras des pâquerettes”, pour désigner quelqu’un qui ne réfléchit
pas trop, ironise Didier Pleux. Pour moi, faire preuve de bon sens, c’est ne
cesser de se répéter : “Attention, tu as une nouvelle doctrine, une nouvelle
approche qui a l’air assez fascinante, assez séduisante, mais continue de
regarder la réalité, pas simplement l’hypothèse d’un auteur, d’une
école.” C’est ce qui m’a guidé dans mes études. J’ai souvent été caricaturé
comme un opposant systématique à Dolto et à la psychanalyse, mais c’est
par refus du dogmatisme et de l’absolutisme qui régnaient en maîtres quand
j’étais étudiant. C’est pour cela que certaines approches des thérapies
cognitives et comportementales me paraissaient plus proches de la réalité,
de l’observable. Instruisons-nous, mais en regardant toujours la réalité en
face pour faire contrepoids. Le bon sens n’est donc pas le sens
commun, mais tenir compte de la réalité. Si quelqu’un n’est pas très
confiant pour passer un examen ou rencontrer un partenaire, n’entrons pas
tout de suite dans des élucubrations et des interprétations qui
expliqueraient sa timidité ou son anxiété. Regardons déjà la réalité : qu’est-
ce qu’il a fait, qu’est-ce qu’il n’a pas fait, qu’est-ce qu’il lui est possible de
faire, qui est sa partenaire, qu’est-ce que cet examen, a-t-il beaucoup
travaillé ?… Essayer d’objectiver avant de s’intéresser à des réponses
toutes faites. »
Zoom
Georges-Elia Sarfati :
Vers la « noétique »
« L’image amoindrie de l’être humain, qui culmine dans le fatalisme, nous
rappelle constamment à nos propres limites. Ces dernières ne sont-elles pas
suffisamment ancrées dans notre condition, pour que les “facteurs objectifs”
viennent les aggraver ? Comme l’a montré Viktor Frankl, nous sommes
constitutionnellement marqué par la “triade tragique”, à savoir : la finitude
(la conscience de notre mortalité), la culpabilité existentielle (le sentiment
d’insatisfaction), et la souffrance (en tant que forte probabilité au cours
d’une vie). Mais il n’en demeure pas moins que nous disposons de
puissances, le plus souvent sous-estimées (méconnues ou galvaudées par le
discours social) : la conscience, la liberté, la responsabilité. Ces aptitudes ne
seraient rien si elles n’étaient directement liées à notre propension à
donner “sens à notre vie”. Il est de notre premier devoir, non pas
seulement de nous poser la question du “sens de la vie”, mais surtout d’y
répondre, chaque fois qu’elle se pose ou s’impose à nous. Le plus souvent,
cette question n’est pas explicite, et le questionnement qui en résulte n’est
pas conscient, tant nous avons tendance, à cause de la mécanisation de nos
vies, à les envisager comme des “résolutions de problèmes”. Or la question
du sens de l’existence est une question proprement humaine, à laquelle
aucune médiation mécanique ou numérique ne pourrait se substituer : un
mécanisme, un programme informatique n’a pas notion de l’enjeu des
valeurs, puisqu’il est soustrait aussi bien à la contrainte biographique qu’à
l’influence de l’histoire en train de se faire, un logiciel est indifférent aux
détails de la vie vécue, au pari qu’un être humain pose chaque fois qu’il
exerce son jugement ou son discernement. Le philosophe Max Scheler a
donné le nom de “noésis”, et son disciple Viktor Frankl, celui de “dimension
noétique” à ce qui fonde chez tout être humain la quête du sens. Cette
propriété spécifiquement humaine se traduit par la mise en œuvre de deux
qualités cognitives : la capacité à l’autodétachement et la capacité à
l’autodépassement. Encore faut-il se donner l’espace mental pour
conscientiser cela, et l’agir dans des choix responsables. Cela a
profondément à voir avec l’idée que nous nous faisons du temps vécu : les
obstacles nous convainquent souvent à tort de ce que “les choses sont
jouées d’avance”, ou “déjà écrites”. Mais il n’est rien de plus faux. Cette
croyance appartient encore à la force d’aplanissement du monde tel qu’il va.
En vérité, le temps n’est pas une ligne continue dont les étapes sont
d’emblée prévisibles, il s’apparente à une énergie qui nous advient. Saisir
cette perspective suppose d’accorder de l’importance à ce qui dépend
d’abord de nous-même. »
Témoignage
Boris Cyrulnik :