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DU MÊME AUTEUR

Vivre en pleine conscience : se détendre, Belfond, 2017


Vivre en pleine conscience : aimer, Belfond, 2016
Vivre en pleine conscience : marcher, Belfond, 2016
Vivre en pleine conscience : manger, Belfond, 2016
Vivre en pleine conscience : s’asseoir, Belfond, 2016
L’Art de communiquer en pleine conscience, Trédaniel, 2015
Les Bienfaits du silence, Trédaniel, 2015
Prendre soin de l’enfant intérieur. Faire la paix avec soi, Belfond, 2014 ; Pocket, 2015
La Peur. Conseils de sagesse pour traverser la tempête, Courrier du livre, 2013
Conversations intimes avec le Bouddha, Courrier du livre, 2013
La Plénitude de l’instant, Marabout, 2013
Instant présent, instant précieux, Courrier du livre, 2012
Thich Nhat Hanh, Albin Michel, 2012
Le Novice, Courrier du livre, 2012
Savourez !, Le Dauphin blanc, 2011
Bouddha et Jésus sont des frères, Éditions du Relié, 2011
Pratique de la méditation à chaque instant, Courrier du livre, 2011
Ce monde est tout ce que nous avons, Courrier du livre, 2010
Cérémonies du cœur, Sully, 2010
Toucher la vie, J’ai Lu, 2010
Le Prince dragon, Courrier du livre, 2009
L’Énergie de la prière, Courrier du livre, 2009
L’Art du pouvoir, Trédaniel, 2009
Chant du cœur du Village des Pruniers, Sully, 2009
Sagesses d’Orient, Albin Michel, 2009
La Sérénité de l’instant, J’ai Lu, 2009
Le Miracle de la pleine conscience, J’ai Lu, 2008
Changer l’avenir, Albin Michel, 2008
Pour une métamorphose de l’esprit, Pocket, 2008
L’Esprit d’amour, Pocket, 2007
Le Cœur des enseignements de Bouddha, Pocket, 2007
Esprit d’amour, esprit de paix, Pocket, 2007
Paroles de sagesse, Vega, 2006
La Paix en soi, la paix en marche, Albin Michel, 2006
L’Enfant de pierre, Albin Michel, 2006
Maître Tang Hôi, Sully, 2006
Il n’y a ni mort ni peur, Pocket, 2005
Transformation et guérison, Albin Michel, 2005
La Colère, Pocket, 2004
Soyez libre là où vous êtes, Dangles, 2003
Feuilles odorantes de palmier, La Table ronde, 2000
Entrer dans la liberté, Dangles, 1999
Sur les traces de Siddharta, JC Lattès, 1998
Une flèche, deux illusions, Dzambala, 1998
Le Silence foudroyant, Albin Michel, 1997
Bouddha vivant, Christ vivant, JC Lattès, 1996
La Respiration essentielle, Albin Michel, 1996
La Vision profonde, Albin Michel, 1995
La Paix, un art, une pratique, Bayard, 1991
Clés pour le zen, JC Lattès, 1971

Vous pouvez consulter le site de l’auteur à l’adresse suivante :


http://plumvillage.org
THICH NHAT HANH

LA TERRE
EST MA DEMEURE
Autoportrait d’un artisan de paix

Traduit de l’anglais
par Stéphanie Chaut
Nous n’enseignons pas que par la parole.
Nous enseignons par notre façon de vivre.
Ma vie est mon enseignement.
Ma vie est mon message.
THICH NHAT HANH
La Terre est ma demeure

En 1968, pendant la guerre du Vietnam, je suis allé en France


pour représenter la Délégation vietnamienne bouddhiste pacifiste aux
négociations pour la paix à Paris. Nous avions pour mission de
dénoncer cette guerre au nom du peuple vietnamien, dont la voix
n’était pas entendue. Je revenais du Japon, où j’avais donné une
conférence, et je m’arrêtai en chemin à New York pour voir mon ami
Alfred Hassler, président du Mouvement international de la
réconciliation, une association qui œuvrait activement pour la fin de
la guerre du Vietnam et la promotion de la justice sociale. Mais je
n’avais pas de visa de transit ; alors, quand j’atterris à Seattle, on me
prit à part pour m’emmener dans une pièce où je fus enfermé à clé,
sans pouvoir ni parler ni voir personne. Les murs étaient couverts
d’avis de recherche avec des photos de criminels recherchés. Les
autorités confisquèrent mon passeport et m’interdirent de contacter
qui que ce soit. Ce ne fut que quelques heures plus tard, quand mon
avion s’apprêtait à décoller, que je pus enfin récupérer mes papiers
avant d’être escorté jusqu’à la piste d’embarquement.
Deux ans auparavant, en 1966, j’étais à Washington D.C. pour
donner une conférence lorsqu’un reporter du Baltimore Sun
m’informa qu’une dépêche officielle de Saigon exhortait les
gouvernements des États-Unis, de France, du Royaume-Uni et du
Japon à ne plus honorer mon passeport car, selon les autorités
vietnamiennes, j’avais tenu des propos qui s’opposaient à leurs efforts
de guerre contre le communisme. Les gouvernements en question
obtempérèrent et mon passeport fut invalidé. Certains amis de
Washington D.C. me poussèrent à entrer dans la clandestinité mais,
en restant aux États-Unis, je risquais la déportation et la prison.
Je ne suis donc pas entré dans la clandestinité, préférant
demander l’asile politique à la France. Le gouvernement français
m’octroya l’asile et je pus obtenir un titre de voyage pour apatride.
« Apatride » signifie que vous ne faites partie d’aucun pays : vous êtes
sans patrie. Avec ce document, je pouvais me rendre dans n’importe
quel pays signataire de la convention de Genève. Mais pour les pays
comme le Canada ou les États-Unis, il me fallait encore demander un
visa, très difficile à obtenir quand vous n’êtes plus citoyen d’aucun
pays. Mon intention première avait été de quitter le Vietnam trois
mois pour donner des cours à l’université Cornell ainsi que des
conférences à travers l’Europe et les États-Unis, afin d’appeler à la
paix au Vietnam, puis de rentrer chez moi. Ma famille, tous mes amis
et collègues, toute ma vie étaient au Vietnam. Mais, finalement, j’ai
vécu en exil pendant près de quarante ans.
Chaque fois que je demandais un visa pour les États-Unis, il
m’était systématiquement refusé. Le gouvernement américain ne
voulait pas de ma présence : il pensait que je saboterais ses efforts de
guerre au Vietnam. Je n’avais pas le droit de me rendre aux États-
Unis et je n’avais pas le droit non plus d’aller en Angleterre. Il me
fallait écrire à des personnalités publiques comme les sénateurs
George McGovern ou Robert Kennedy pour leur demander de
m’envoyer une invitation. En général, leur réponse était : « Cher
Thich Nhat Hanh, j’aimerais en savoir plus sur la situation de la
guerre au Vietnam. Je vous prie de bien vouloir venir m’en informer.
Si vous rencontrez des difficultés pour obtenir un visa, téléphonez-
moi au… » Seule une telle lettre pouvait me permettre d’avoir un
visa. Sinon, cela s’avérait impossible.
Je dois admettre que les deux premières années d’exil ont été
vraiment difficiles. J’étais déjà un moine d’une quarantaine d’années,
avec de nombreux disciples, mais je n’avais pas encore trouvé ma
vraie demeure. Je pouvais donner des conférences très appréciées sur
la pratique du bouddhisme, mais je n’étais pas encore vraiment arrivé
dans l’ici et le maintenant. Intellectuellement, j’avais beaucoup de
connaissances sur le bouddhisme : je m’étais formé pendant de
nombreuses années à l’Institut bouddhique et je pratiquais depuis
l’âge de seize ans, mais je n’avais pas réellement trouvé ma vraie
demeure.
À travers les conférences organisées aux États-Unis, mon intention
était de communiquer des informations sur la situation réelle du
Vietnam, auxquelles les citoyens américains n’avaient accès ni par la
radio ni par les journaux. Au cours de ces voyages, je ne dormais
qu’une ou deux nuits dans chaque ville où je me rendais. Certaines
nuits, je me réveillais sans savoir où j’étais. C’était très difficile. Je
devais revenir à mon inspiration et à mon expiration pour me
souvenir de la ville et du pays dans lesquels je me trouvais.
À cette époque-là, je faisais un rêve récurrent : j’étais chez moi,
dans mon temple mère, au centre du Vietnam. Je grimpais sur une
colline verdoyante couverte de beaux arbres quand, à mi-chemin, je
me réveillais et me rendais compte que j’étais en exil. Ce rêve me
revenait encore et encore. En même temps, la journée, j’étais très
actif ; j’apprenais à jouer avec des enfants de nombreux pays : des
enfants allemands, français, américains et anglais. Je me liais d’amitié
avec des prêtres anglicans, catholiques, des pasteurs protestants, des
rabbins, des imams, etc. Ma pratique était celle de la pleine
conscience. J’essayais de vivre dans l’ici et le maintenant et d’entrer
en contact avec les merveilles de la vie tous les jours. C’est grâce à
cette pratique que j’ai survécu. Les arbres en Europe étaient si
différents de ceux du Vietnam. Les fruits, les fleurs, les gens, tout
était complètement différent. La pratique me ramenait à ma vraie
demeure dans l’ici et le maintenant et le rêve n’est plus revenu.
Vous croyez peut-être que je souffrais parce que je n’avais pas le
droit de rentrer chez moi au Vietnam, mais ce n’est pas le cas. Quand
j’ai enfin été autorisé à y retourner, après près de quarante ans d’exil,
ce fut une joie pour moi de pouvoir offrir les enseignements et les
pratiques de la pleine conscience et du bouddhisme engagé aux
moines, aux moniales et aux laïcs là-bas. Ce fut une joie de prendre le
temps de parler à des artistes, à des écrivains et à des érudits.
Toutefois, quand est venu le temps de quitter à nouveau mon pays
natal, je n’ai pas souffert.
L’expression « Je suis chez moi, je suis arrivé » est l’incarnation de
ma pratique. C’est un des principaux sceaux du Dharma du Village
des Pruniers. Elle exprime ma compréhension de l’enseignement du
Bouddha ; elle est l’essence de ma pratique. Depuis que j’ai trouvé ma
vraie demeure, je ne souffre plus. Le passé n’est plus une prison pour
moi. L’avenir n’est pas une prison non plus. Je suis capable de vivre
dans l’ici et le maintenant et d’entrer dans ma vraie demeure. Je peux
revenir à la maison à chaque respiration et à chaque pas. Je n’ai
besoin ni d’acheter de billet d’avion ni de passer par le contrôle de
sûreté : en l’espace de quelques secondes, je peux rentrer chez moi.
Quand nous sommes en contact profond avec l’instant présent,
nous pouvons être en contact à la fois avec le passé et avec l’avenir ;
et si nous savons nous occuper de l’instant présent correctement,
nous pouvons guérir le passé. C’est justement parce que je n’avais
plus de pays que j’ai eu l’opportunité de trouver ma vraie demeure.
Cela est très important. C’est parce que je n’appartenais plus à aucun
pays en particulier que j’ai dû faire un effort pour atteindre une vision
profonde et trouver ma vraie demeure. Le sentiment de ne pas être
accepté, de n’avoir aucune appartenance et aucune identité nationale
peut provoquer en nous la vision profonde nécessaire pour trouver
notre vraie demeure.
LA VIE AU VIETNAM
Manger mon banh gio
Quand j’avais quatre ans, ma mère me rapportait un banh gio
enveloppé dans une feuille de bananier chaque fois qu’elle rentrait du
marché. J’allais m’asseoir devant la maison et prenais mon temps
pour le manger. Je mettais parfois une demi-heure ou trois quarts
d’heure pour manger un seul banh gio. J’en avalais une petite
bouchée en regardant le ciel, puis je touchais le chien avec mes pieds
et je prenais un autre morceau. J’appréciais simplement d’être là,
avec le ciel, la terre, les bosquets de bambou, le chat, le chien, les
fleurs. Si je pouvais passer tout ce temps à manger mon banh gio,
c’était parce que je n’avais pas beaucoup de préoccupations. Je ne
pensais pas à l’avenir, je ne regrettais pas le passé. Je m’établissais
complètement dans l’instant présent, avec mon banh gio, le chien, les
bosquets de bambou, le chat et tout ce qui m’entourait.
Il est possible de prendre nos repas aussi lentement et avec autant
de joie que je mangeais le banh gio de mon enfance. Peut-être avez-
vous l’impression d’avoir perdu la madeleine de votre enfance, mais
je suis sûr qu’elle est encore là, quelque part au fond de votre cœur.
Tout est encore là et, si vous le voulez vraiment, vous pouvez la
retrouver. Manger en pleine conscience est une des pratiques de
méditation les plus importantes. Nous pouvons manger de façon à
faire revivre la madeleine de notre enfance. L’instant présent est empli
de joie et de bonheur. Si vous êtes attentif, vous le verrez.
Du temps pour vivre
Quand j’étais jeune, la vie au Vietnam était très différente de ce
qu’elle est aujourd’hui. Un anniversaire, une lecture de poèmes ou la
commémoration du décès d’un membre de la famille durait une
journée entière, pas seulement quelques heures. Vous pouviez arriver
et partir à n’importe quel moment. Vous n’aviez pas besoin d’avoir
une voiture ou un vélo pour vous y rendre, vous y alliez à pied. Si
vous viviez loin, vous partiez la veille et passiez la nuit chez un ami
en chemin. Quelle que soit l’heure à laquelle vous arriviez, on vous
accueillait et on vous servait à manger. Quand les quatre premières
personnes étaient arrivées, on les servait ensemble à la même table.
Si vous étiez la cinquième personne, vous attendiez jusqu’à ce que
trois autres arrivent pour pouvoir manger avec eux.
En chinois, « prendre le temps » s’écrit avec le caractère qui
désigne la porte ou la fenêtre. À l’intérieur de cette porte ou fenêtre,
il y a le caractère de la lune. Cela signifie qu’il faut être vraiment libre
pour prendre le temps de voir la lune et de l’apprécier. Aujourd’hui, la
plupart d’entre nous ne disposent pas d’un tel luxe. Nous avons plus
d’argent et de confort matériel, mais nous ne sommes pas vraiment
plus heureux, parce que nous n’avons simplement pas le temps
d’apprécier la compagnie de ceux qui nous entourent.
Il existe une façon de vivre notre quotidien qui transforme une vie
normale en vie spirituelle. Même les choses les plus simples, comme
boire du thé en pleine conscience, peuvent devenir des expériences
profondément spirituelles capables d’enrichir notre vie. Pourquoi
passer deux heures à ne boire qu’une tasse de thé ? Sur le plan
économique, c’est une perte de temps.
Mais le temps n’est pas de l’argent. Le temps a beaucoup plus de
valeur que l’argent. Le temps, c’est la vie. L’argent n’est rien par
rapport à la vie. Pendant les deux heures passées à boire du thé
ensemble, nous ne gagnons pas d’argent, mais nous gagnons la vie.
La joie d’avoir des toilettes
On pourrait se demander : « Comment est-il possible d’être
heureux en nettoyant des toilettes ? » En réalité, nous avons de la
chance d’avoir des toilettes à récurer. Quand j’étais moine novice au
Vietnam, nous n’avions pas de toilettes du tout. Je vivais dans un
temple avec plus d’une centaine de personnes et aucunes toilettes.
Mais nous avons survécu. Autour du temple, il y avait des buissons et
des collines, alors il nous suffisait de monter sur une colline. Il n’y
avait pas de papier toilette là-haut ; nous devions emporter quelques
feuilles de bananier sèches ou espérer trouver des feuilles mortes que
nous pourrions utiliser. Même à la maison où je vivais dans mon
enfance, avant de devenir moine, nous n’avions pas de toilettes. En ce
temps-là, seules quelques rares personnes étaient assez riches pour en
avoir. Toutes les autres devaient se rendre dans les rizières ou sur les
collines. Il y avait à cette époque vingt-cinq millions d’habitants au
Vietnam et la plupart n’avaient pas de toilettes. Alors, avoir des
toilettes à nettoyer peut suffire à nous rendre heureux. Nous pouvons
être vraiment heureux quand nous reconnaissons que nous avons
déjà plus de conditions de bonheur que nécessaire.
La feuille
Un jour, quand j’étais enfant, je mis mon nez au-dessus de la
grande jarre en argile qui se trouvait devant la maison et que nous
utilisions pour récupérer l’eau, et j’y vis une très belle feuille tout au
fond. Elle avait tellement de couleurs. Je voulus la prendre pour jouer
avec, mais mon bras était trop court pour atteindre le fond. J’utilisai
alors un bâton pour essayer de la sortir. C’était si difficile que je
perdis patience. J’avais remué l’eau vingt fois, trente fois, mais la
feuille ne remontait toujours pas à la surface. J’abandonnai donc et
jetai le bâton.
Quand je revins quelques minutes plus tard, je découvris avec
surprise que la feuille flottait à la surface de l’eau et je la pris dans
mes mains. Après mon départ, l’eau avait continué de tourbillonner,
ramenant la feuille à la surface. C’est ainsi que fonctionne notre
inconscient. Quand nous avons un problème à résoudre ou quand
nous voulons avoir une vision plus profonde de la situation, nous
devons confier la tâche de trouver une solution au niveau le plus
profond de notre conscience. Lutter avec notre mental ne nous aidera
pas.
Avant d’aller vous coucher, vous pouvez vous dire par exemple :
« Demain, je veux me réveiller à quatre heures et demie. » Et le
lendemain matin, vous vous réveillez naturellement à quatre heures
et demie. Notre inconscient, que nous appelons dans le bouddhisme
notre « conscience du tréfonds », sait écouter. Il collabore avec la
partie de notre esprit appelée le « mental », que nous utilisons
beaucoup dans la vie quotidienne. Quand nous méditons, nous
n’utilisons pas seulement notre conscience mentale ; nous avons
besoin d’utiliser également notre conscience du tréfonds. Quand nous
semons la graine d’une question ou d’un problème dans notre
conscience du tréfonds, nous devons avoir confiance, notre
méditation quotidienne fera émerger une vision profonde. Respirer
profondément, regarder en profondeur et nous autoriser à être, tout
simplement, aide notre conscience du tréfonds à offrir la meilleure
vision profonde.
Une image du Bouddha
Quand j’étais un petit garçon de sept ou huit ans, je vis un jour un
dessin du Bouddha sur la couverture d’un magazine bouddhiste. Le
Bouddha était assis sur l’herbe, très paisible, et j’en fus impressionné.
Je me dis que l’artiste devait avoir eu beaucoup de paix et de calme
en lui pour pouvoir dessiner une image aussi extraordinaire. Le
simple fait de regarder ce dessin me rendit heureux car, en ce temps-
là, beaucoup de gens autour de moi étaient loin d’être calmes et
heureux.
En voyant cette image paisible, j’ai eu envie de devenir comme ce
Bouddha : quelqu’un qui pourrait s’asseoir dans le calme et la paix. Je
crois que c’est à ce moment-là que j’ai voulu devenir moine pour la
première fois, même si je ne savais pas encore l’exprimer ainsi.
Le Bouddha n’est pas un dieu ; c’était un être humain tout à fait
comme vous et moi. Comme beaucoup d’entre nous, il a
considérablement souffert pendant l’adolescence. Il voyait la
souffrance dans son royaume et il savait que son père, le roi
Suddhodana, essayait de réduire cette souffrance autour de lui, mais
il semblait impuissant. Pour le jeune Siddhartha, la politique
paraissait inefficace. Encore adolescent, il était déjà à la recherche
d’un moyen de sortir de la souffrance. Bien qu’il fût né prince, tout le
confort matériel dont il bénéficiait ne suffisait pas à le rendre
heureux, ou en paix, et il ne se sentait pas chez lui. Il quitta donc le
palais où il avait grandi pour trouver un moyen de sortir de la
souffrance et découvrir sa vraie demeure.
Je crois que beaucoup de jeunes aujourd’hui se sentent comme le
jeune Siddhartha. Nous sommes à la recherche de quelque chose de
bon, de vrai et de beau qui puisse nous inspirer. Mais quand nous
regardons autour de nous, nous ne trouvons pas ce que nous
cherchons et nous tombons dans la désillusion. Même quand j’étais
très jeune, j’avais déjà ce sentiment en moi. C’est pourquoi j’ai été
tellement heureux de trouver cette image du Bouddha. Je voulais
simplement être comme lui.
J’ai appris que si je pratiquais bien, je pourrais être comme un
bouddha. Quiconque est paisible, aimant et compréhensif peut être
appelé « bouddha ». Il y a eu de nombreux bouddhas par le passé, il y
a des bouddhas dans le moment présent et il y aura de nombreux
bouddhas à l’avenir. « Bouddha » n’est pas le nom d’une personne en
particulier ; le terme « bouddha » n’est qu’un nom commun qui
désigne une personne ayant un haut degré de paix, de
compréhension et de compassion. Nous sommes tous capables de
porter ce nom.
Le kaléidoscope
Quand j’étais enfant, j’aimais m’amuser avec un kaléidoscope que
j’avais fabriqué en utilisant un tube et quelques morceaux de verre
dépoli. Quand je tournais le tube, des couleurs et des motifs
merveilleux se dévoilaient sous mes yeux. Chaque fois que je faisais
un petit mouvement avec mes doigts, une image s’effaçait pour laisser
la place à une autre. Je ne pleurais pas quand le premier spectacle
disparaissait, parce que je savais que rien n’était perdu ; une autre
scène féerique s’ensuivait toujours.
Quand nous regardons dans un kaléidoscope, nous pouvons
observer une belle image symétrique et, chaque fois que nous
tournons le kaléidoscope, l’image disparaît. Pouvons-nous décrire
cette transformation comme une naissance ou une mort ? Ou l’image
n’est-elle qu’une manifestation ? Après cette manifestation, une autre
apparaît, tout aussi belle que la précédente ; rien ne se perd. J’ai vu
des gens mourir en paix, le sourire aux lèvres, parce qu’ils avaient
compris que la naissance et la mort ne sont que des vagues à la
surface de l’océan et non l’océan lui-même, à l’instar de ces belles
images dans le kaléidoscope.
Il n’y a ni naissance ni mort. Il n’y a que continuation.
L’ermite et le puits
Dans mon enfance, j’ai vécu dans la province de Thanh Hoa au
nord du Vietnam. Un jour, notre maître d’école nous annonça que
nous irions faire une excursion sur une montagne proche appelée Na
Son. Il nous raconta qu’au sommet de cette montagne vivait un
ermite, un moine solitaire qui restait paisiblement assis nuit et jour
pour devenir calme et paisible comme le Bouddha. Je n’avais encore
jamais rencontré d’ermite et j’étais enthousiasmé par cette idée.
La veille de cette sortie, nous avons préparé de la nourriture pour
notre pique-nique. Nous avons fait cuire du riz que nous avons roulé
en petites boules et enveloppé dans des feuilles de bananier. Nous
avons aussi préparé un mélange de graines de sésame, de cacahuètes
et de sel, pour y tremper nos boules de riz et nous avons fait bouillir
de l’eau pour en emporter avec nous. Tôt le lendemain, nous nous
sommes mis en route pour une longue randonnée qui devait nous
mener au pied de la montagne. Une fois parvenus à destination, mes
amis et moi avons entrepris de grimper le plus rapidement possible.
Nous ne connaissions pas encore la pratique de la méditation
marchée. Nous avons marché très vite jusqu’au sommet de la
montagne.
Quand nous avons atteint le sommet, nous étions très fatigués.
Nous avions bu toute notre eau en chemin. J’ai regardé autour de moi
à la recherche de l’ermite, mais je ne l’ai aperçu nulle part. J’ai
seulement vu sa cabane, faite de bambous et de paille. À l’intérieur,
j’ai découvert un petit lit de camp et un autel en bambou, mais pas
d’ermite. Peut-être nous avait-il entendus et était-il parti se cacher,
loin du bruit et de tous ces enfants.
C’était l’heure de prendre le déjeuner, mais je n’avais pas faim.
J’étais tellement déçu de ne pas avoir vu l’ermite ! J’ai quitté mes
amis pour marcher encore dans la montagne, dans l’espoir de le
trouver. En m’avançant dans la forêt, j’ai entendu le ruissellement
d’un cours d’eau. C’était un joli son. Je me suis dirigé vers ce bruit et
j’ai rapidement découvert un puits naturel, entouré de gros rochers
multicolores. L’eau y était si claire que je pouvais voir le fond. J’avais
très soif. Je me suis agenouillé, j’ai recueilli de l’eau au creux de mes
mains et l’ai bue. Elle était délicieuse. Je n’avais jamais rien goûté
d’aussi bon que cette eau. Je me suis senti pleinement satisfait. Je
n’avais plus besoin ni envie de rien ; même mon désir de rencontrer
l’ermite s’était évanoui. J’avais la sensation d’avoir rencontré l’ermite.
Je me suis imaginé que l’ermite s’était transformé en puits.
J’étais fatigué. Je me suis allongé sur le sol pour me reposer, afin
de passer encore quelques minutes avec le puits. J’ai regardé au-
dessus de moi et ai vu une branche d’arbre se découper sur le ciel
bleu. J’ai fermé les yeux, et je suis tombé rapidement dans un
profond sommeil. Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi. Quand
je me suis réveillé, je ne savais plus où j’étais. Puis j’ai vu la branche
sur fond de ciel bleu et ce puits merveilleux. Et tout m’est revenu en
mémoire.
Il était temps de rejoindre mes camarades de classe. À contrecœur,
j’ai fait mes adieux au puits et j’ai commencé à redescendre. En
quittant la forêt, une phrase m’est venue à l’esprit, qui émanait du
plus profond de mon être. C’était comme un poème d’un seul vers :
« J’ai goûté l’eau la plus délicieuse au monde. »
Je me suis assis par terre pour manger avec mes amis. Ils étaient
contents de me revoir et m’ont demandé où j’étais passé, mais je
n’avais aucune envie de parler. Je voulais chérir cette expérience et la
garder pour moi plus longtemps, car elle m’avait profondément
touché. J’ai mangé mon pique-nique en silence. Le riz et les graines
de sésame étaient si bons !
Cela fait des années que j’ai gravi cette montagne, mais l’image du
puits et le son doux et paisible de l’eau qui ruisselle sont toujours
vivants en moi. Peut-être avez-vous aussi rencontré votre ermite.
Peut-être sous la forme d’un rocher, d’un arbre, d’une étoile ou d’un
beau coucher de soleil.
Ce fut ma première expérience spirituelle. Après cela, je devins
plus calme et apaisé. Je ne ressentais pas le besoin de partager ce qui
m’était arrivé. Je voulais le garder dans mon cœur. Mon intention de
devenir moine devint plus forte. À l’âge de seize ans, mes parents
m’ont donné la permission d’entrer au temple Tu Hiêu, à Huê, pour y
pratiquer en tant qu’aspirant, puis novice.
Des cadeaux de mon maître
Quand je suis devenu novice à l’âge de seize ans, j’ai reçu un
cadeau de mon maître. C’était un livre de cinquante poèmes de
pratique intitulé Gathas pour la vie quotidienne, compilé par un grand
maître zen chinois. L’emploi des gathas pour nous aider à prendre
conscience de nos actes du quotidien est une tradition monacale zen
qui remonte à plus d’un millénaire.
Le premier livre d’apprentissage que je reçus fut donc un recueil
de poèmes. Étonnant ! En tant que novices, nous devions mémoriser
tous ces poèmes pour les pratiquer. Dans ma tradition, la poésie est
très proche de la méditation, tout comme la musique et l’art en
général. Les poèmes de ce livre étaient composés de quatre vers en
chinois classique, de cinq caractères chacun ; chaque poème avait
donc en tout vingt mots. Il y avait un poème pour s’asseoir, nous
incitant à nous asseoir de façon à générer l’énergie de pleine
conscience. Il y avait même un poème pour faire sa toilette ou mettre
sa robe de moine. Tous les actes du quotidien peuvent être accomplis
avec poésie et en pleine conscience. J’aime beaucoup cette pratique.
Il y avait aussi un poème à réciter quand on allume une lampe. De
mon temps, il n’y avait pas d’électricité, pas plus que d’eau courante.
Nous utilisions donc des lampes à kérosène ; et quand nous allumions
la lampe, nous récitions ce poème en silence. Il y en avait un autre
pour allumer une bougie. J’étais très heureux en tant que jeune
moine novice. Nous avions beaucoup de temps pour pratiquer et nous
avions aussi du temps pour jouer dehors et nous amuser.
Plus tard, quand j’étais pleinement ordonné, je me suis dit que les
poèmes devraient être traduits en vietnamien moderne pour qu’on
puisse les pratiquer avec plus de naturel. Je les ai donc traduits.
Aujourd’hui, ils existent en anglais, en français, en allemand et dans
de nombreuses autres langues pour que tout le monde puisse les
apprécier et les mettre en pratique.
Certains éléments de la culture monacale peuvent aussi être
utilisés par les laïcs qui vivent dans la société. Quand j’ai rencontré le
moine trappiste Thomas Merton dans son monastère au Kentucky en
1966, nous en avons parlé ensemble avec enthousiasme. La
méditation marchée, l’emploi des gathas et la pratique de la
respiration en pleine conscience peuvent facilement s’appliquer à la
vie quotidienne. Cela fait des années que je partage la culture
monastique avec les amis laïcs qui souhaitent pratiquer. Il y a
beaucoup d’amis, partout dans le monde, qui pratiquent le brossage
des dents avec le poème pour se brosser les dents ou qui mettent leur
manteau avec le poème pour mettre un manteau.
À mon époque, il y avait des bicyclettes, mais les moines ne les
utilisaient pas. Autrefois, les moines montaient à cheval, pas à
bicyclette. J’ai été un des premiers moines bouddhistes au Vietnam à
monter à bicyclette. En ce temps-là, on trouvait que ça ne faisait « pas
très moine ». Mais un jour, avec cinq autres jeunes moines, nous
avons décidé de faire un essai. Nous avons loué six bicyclettes et
avons appris à nous en servir. Et, par la suite, nous avons continué à
monter à bicyclette. À l’époque, les gens étaient surpris. De nos jours,
les moines conduisent des voitures, ce qui est encore plus rapide,
mais, en ce temps-là, voir un moine à bicyclette était une grande
nouveauté. Puisque nous roulions dans la joie et en conscience, nous
pratiquions la méditation de la bicyclette. J’ai même écrit un poème
pour rouler à bicyclette et, plus tard, un autre pour conduire une
voiture. De tels poèmes peuvent nous aider à vivre chaque moment
profondément, en pleine conscience et en contact avec la dimension
spirituelle de la vie.
La robe de mon maître
Ma cérémonie d’ordination monastique au temple Tu Hiêu était
prévue à quatre heures du matin. La veille, après le chant du soir, je
vis mon maître assis sur un coussin dans sa chambre, éclairé par la
lumière vacillante d’une bougie. Une grande pile d’anciens textes
sacrés s’élevait sur une table à côté de lui. Il était en train de
raccommoder consciencieusement une vieille robe marron. Malgré
son âge avancé, sa vue était encore nette et sa posture droite. Frère
Tâm Man et moi nous arrêtâmes à l’entrée de la pièce pour le
regarder. Alors qu’il passait l’aiguille dans l’étoffe, mon maître
ressemblait à un bodhisattva en profonde méditation.
Au bout d’un moment, nous entrâmes dans la pièce et mon maître
leva les yeux. Lorsqu’il nous vit, il hocha la tête, puis baissa les yeux à
nouveau pour terminer le point qu’il avait commencé. Frère Tâm Man
prit la parole : « Cher maître respecté, allez vous reposer ; il est déjà
très tard. »
Mon maître ne leva pas la tête. « Laisse-moi finir de recoudre
cette robe pour que ton frère puisse la porter demain matin. »
Je compris alors que mon maître avait passé tout l’après-midi à
trier ses vieilles robes, cherchant la moins usée afin de la
raccommoder et de la rendre présentable pour moi. Demain, pour la
première fois, je porterais une robe marron. Ces trois dernières
années, en tant qu’aspirants, nous n’avions pu porter que la robe
grise. Une fois ordonné novice, j’aurais le droit de mettre la précieuse
robe que les soutras appellent « la robe de libération », « la robe de
liberté ».
D’une voix hésitante, je dis : « Cher maître respecté, permettez-
nous de demander à Tante Tu de finir la couture.
— Non, je veux la coudre pour toi de mes propres mains »,
répondit-il doucement.
Le silence se fit.
Les bras croisés en signe de respect, nous nous mîmes sur le côté,
n’osant ajouter mot. Un peu plus tard, sans lever les yeux de son
aiguille, mon maître prit la parole.
« Connaissez-vous l’histoire, racontée dans les soutras, d’un grand
disciple du temps du Bouddha qui atteignit l’éveil simplement en
cousant des robes ?
Laissez-moi vous la raconter, continua-t-il. Ce disciple trouvait
souvent la joie et la paix en raccommodant les robes abîmées ; il
recousait la sienne, mais aussi celles de ses frères dans le Dharma.
Chaque fois qu’il passait l’aiguille dans le tissu, il faisait naître en lui
une grande bonté qui avait le pouvoir de le mener à la libération. Un
jour, tandis que l’aiguille était en train de traverser l’étoffe de la robe,
il obtint une vision profonde sur un enseignement des plus profonds
et des plus merveilleux et, en six points, il atteignit les six pouvoirs
miraculeux. »
Je tournai la tête et regardai mon maître avec un profond respect
et affection. Peut-être mon maître n’avait-il pas obtenu les six
pouvoirs miraculeux, mais il avait atteint un stade avancé de
compréhension et de vision profonde.
La robe était enfin raccommodée. Mon maître me fit signe
d’approcher et m’invita à l’essayer. Elle était un peu trop large pour
moi, mais cela ne m’empêcha pas d’être heureux à en avoir les larmes
aux yeux. J’avais reçu la forme d’amour la plus sacrée : un amour pur,
qui était doux et vaste, qui nourrirait et entretiendrait mon aspiration
pendant mes nombreuses années d’apprentissage et de pratique.
Mon maître me tendit la robe. Je la reçus en sachant qu’elle
représentait un formidable encouragement et qu’elle m’était donnée
avec un amour tendre et discret. En cet instant, la voix de mon maître
fut probablement la plus douce et la plus gentille que j’aie jamais
entendue :
« Je l’ai raccommodée moi-même pour que tu puisses la porter
demain, mon enfant. »
C’était si simple. Mais je fus profondément ému par ces paroles.
Bien que l’heure de la cérémonie d’ordination ne fût pas encore
arrivée et que je ne fusse pas encore agenouillé devant le Bouddha,
en train de prononcer le grand vœu de sauver tous les êtres, mon
cœur fit le vœu vaste et profond, en toute sincérité, de vivre une vie
de service. Frère Tâm Man me regarda avec une affection sans
réserve. En cet instant, l’univers était véritablement à nos yeux un
univers de fleurs parfumées.
Depuis ce jour, j’ai eu de nombreuses robes neuves. En général,
elles retiennent mon attention pendant quelque temps avant d’être
oubliées, mais la vieille robe marron usée de mon passé demeurera
sacrée à jamais. Cette robe est aujourd’hui trop usée pour être portée,
mais je la garde encore avec moi pour que, dans les moments de
contemplation, je puisse me remémorer les beaux souvenirs du passé.
Les feuilles de bananier
Quand j’étais un jeune moine au Vietnam, j’ai eu une réalisation
en méditant un jour sur un jeune pied de bananier qui avait trois
feuilles. La première feuille s’était complètement déroulée, exposée
au soleil et à la pluie, savourant sa nouvelle vie en tant que feuille. La
deuxième était encore en train de se dérouler ; elle n’était pas encore
complètement ouverte. Quant à la troisième, la benjamine, elle n’était
pas du tout ouverte.
Je remarquai que, en s’ouvrant, la première aidait aussi ses petites
sœurs à grandir. Elle se déroulait et savourait le soleil et la pluie. Elle
chantait chaque fois que le vent soufflait. La première et la deuxième
feuille se voyaient dans la troisième. Quand le temps était venu pour
la première de sécher et de tomber, elle ne pleurait pas. Elle savait
qu’elle perdurerait dans la deuxième et la troisième feuille. Au bout
du compte, elle retournait à la terre où elle servait de nourriture à
tout le bananier et aux autres feuilles qui venaient après elle.
C’est le sens de notre vie. Nous sommes là pour faire quelque
chose. Nous avons un but. En regardant profondément dans la
première feuille, je pouvais me voir. En savourant ma vie, je
nourrissais mes petites sœurs et mes petits frères et je leur
transmettais la joie, l’espoir et le meilleur de moi-même. Quant à eux,
ils m’aidaient à nourrir nos autres frères et sœurs qui n’étaient pas
encore nés. Grâce à la sagesse de non-discrimination, appelée
upeksha en sanscrit, nous ne nous battons pas, nous ne nous
querellons pas, nous ne sommes pas en compétition les uns contre les
autres. Quand nous ne sommes pas emprisonnés dans la notion d’être
un soi séparé des autres humains, l’harmonie peut s’établir entre
nous. Quand j’enseigne la méditation à un ami, je ne me vois pas
comme « enseignant » et ne définis pas mon ami comme « élève ». Il
n’y a pas de transmetteur ni de receveur. Nous ne formons qu’une
seule et même entité. Ensemble, nous pouvons nous entraider à
grandir.
Un cactus en fleur
Jadis, au Vietnam, quand notre cactus s’apprêtait à fleurir, c’était
l’occasion d’organiser une réception pour célébrer l’événement. On
prédisait que, tel jour, les fleurs seraient au summum de leur beauté
et on prenait le temps d’écrire une invitation personnelle pour chacun
de ses amis. On préparait tout le nécessaire pour s’assurer que ses
invités puissent savourer un excellent thé et qu’il y ait un mets
délicat, peut-être même des bonbons aux germes de blé, à déguster
avec le thé.
Au Vietnam, on avait l’habitude de choisir le meilleur blé quand il
était encore jeune et de le faire tremper dans de l’eau tiède pour qu’il
germe. Une fois qu’il avait germé, on le faisait cuire, avant de le
presser pour obtenir une sorte de sirop. Même sans ajout de sucre, il
était un peu sucré. On le concentrait jusqu’à ce que le sirop soit très
épais. Ensuite, on allait ramasser des petits cailloux à la rivière, qu’on
lavait soigneusement et qu’on faisait sécher au soleil. Puis on
enveloppait les cailloux de ce sirop de blé germé et on les faisait
sécher à nouveau, afin que chaque caillou soit enrobé de sirop. C’est
ce que nos ancêtres dégustaient en buvant du thé. Il fallait beaucoup
d’amour et d’énergie pour préparer ce genre de « bonbons ». (On
appelait ça des « bonbons », mais il ne s’agissait pas vraiment de
bonbons, car si on avait croqué dedans comme on croque un bonbon,
on se serait brisé les dents.)
Le jour de l’événement, on faisait le grand ménage dans sa
maison ; le cactus était en fleur, les bonbons aux cailloux et le thé
étaient prêts. Il arrivait parfois que le temps se rafraîchisse quelques
jours avant et que les fleurs de cactus ne fleurissent pas à temps pour
l’événement. Dans ce cas, les gens apportaient un tambour et jouaient
près de la plante pour stimuler la floraison. Voilà comment on vivait
autrefois. Cela peut sembler puéril, mais c’était très poétique et très
beau.
Quand les invités arrivaient, on les accueillait dans le jardin.
L’atmosphère était très festive : nos amis venaient nous rendre visite,
c’était un grand événement. Tous les enfants et petits-enfants
sortaient de la maison pour fêter leur arrivée et vivre cette forme de
célébration sacrée, profitant de l’atmosphère joyeuse de détente, de
liberté et de fraternité. On n’avait pas besoin d’apprendre aux enfants
et aux petits-enfants à s’arrêter pour fêter l’événement, ils prenaient
part tout naturellement aux festivités.
Peut-être n’avez-vous pas un rituel si élaboré pour célébrer les
plantes en fleurs avec vos amis, et vous n’avez probablement pas de
petits bonbons de cailloux enrobés de sirop de blé germé. Cela dit,
prendre le temps de créer un moment particulier pour boire le thé ou
savourer un repas ensemble dans la joie, la beauté et la simplicité
peut initier vos enfants à une vie spirituelle.
Fermer la porte
Les enfants me demandent parfois : « Pourquoi est-ce que tu
médites ? » Je médite parce que j’aime ça. Mais je n’aime pas que la
méditation assise : j’aime aussi méditer en marchant et même quand
je suis debout. Imaginez que vous ayez besoin de faire la queue, que
ce soit à la caisse d’un supermarché ou pour vous servir à manger.
Vous pouvez profiter de cette occasion pour pratiquer la respiration
en pleine conscience, conscient de votre inspiration et de votre
expiration, vous réjouissant d’être avec vous-même et avec les
personnes qui vous entourent.
La méditation peut être très informelle. Quand vous conduisez, si
vous conduisez en pleine conscience, savourant votre inspiration et
votre expiration, vous pouvez dire que vous pratiquez la méditation.
Quand vous lavez la vaisselle, si vous savourez votre inspiration et
votre expiration, le sourire aux lèvres, cette vaisselle peut devenir très
agréable. Je me réjouis toujours beaucoup de laver la vaisselle. Nous
ne lavons pas la vaisselle uniquement pour avoir de la vaisselle
propre, mais aussi pour apprécier simplement ce moment. Avec
l’énergie de la pleine conscience, chaque action de notre vie
quotidienne peut être un moment de plaisir.
Je pratique ainsi quotidiennement. Un jour, quand j’étais un
moine novice, mon maître me demanda d’accomplir une tâche pour
lui. Impatient de lui rendre service, je sortis très vite pour le faire.
Mais j’étais si enthousiaste que je n’étais pas vraiment en pleine
conscience et je claquai la porte derrière moi en sortant. Mon maître
me rappela et dit : « Mon enfant, sors de cette pièce et ferme à
nouveau la porte derrière toi. » En entendant ces paroles, je sus que
ma pratique avait fait défaut. Je m’inclinai alors devant mon maître
et sortis de la pièce en mettant tout mon être dans cet acte, faisant
chaque pas en pleine conscience. Je sortis et, avec beaucoup
d’attention, je fermai la porte derrière moi. Mon maître n’eut pas à
me rappeler une seconde fois. Aujourd’hui, chaque fois que j’ouvre ou
ferme une porte, je le fais avec pleine conscience, en souvenir de
cette expérience.
De nombreuses années plus tard, j’eus l’opportunité de passer au
monastère de Thomas Merton, dans le Kentucky. Après mon départ, il
donna un discours devant ses étudiants et leur dit : « Rien qu’en
voyant Thich Nhat Hanh fermer la porte, j’ai su qu’il était un moine
authentique. »
Bien des années plus tard, une Allemande catholique fit une
retraite dans notre centre de pratique du Village des Pruniers en
France. Le dernier jour, elle nous expliqua qu’elle était venue par pure
curiosité. Elle avait écouté un enregistrement du discours de Thomas
Merton et elle était venue voir comment je fermais la porte.
Les feuilles ria
Les montagnards, ces peuples indigènes qui vivaient près de notre
ermitage dans les forêts des hauts plateaux du centre du Vietnam,
vendaient aux citadins de nombreux produits qu’ils récoltaient dans
la forêt (pousses de bambou, rotin, orchidées et gibier), mais jamais
d’herbe ria. Ils nous disaient qu’ils l’utilisaient en prévention contre
les crampes musculaires. Je crois qu’elle contient également des
molécules qui peuvent soigner l’arthrite et oncle Dai Ha disait que
c’était un bon médicament contre l’insomnie. De temps en temps,
nous allions ramasser de cette précieuse herbe ria et nous
demandions à tante Tâm Huê d’en faire une soupe. Mais nos amis
montagnards ne faisaient pas de soupe avec cette herbe. Ils
préféraient l’écraser, y ajouter un peu de sel et la faire cuire à la
vapeur. C’était leur plat préféré. Un après-midi, Phuong 1, qui était
professeure de botanique, arriva de Saigon. Elle alla cueillir quelques
herbes qu’elle croyait être des ria et en fit une soupe. Après avoir
mangé la soupe de « ria », nous étions tous comme drogués. Nous
prîmes un grand plaisir à taquiner notre aimable amie : une botaniste
qui n’arrivait pas à reconnaître les plantes !
1. Elle sera ordonnée en 1988 comme Sœur Chân Không, l’une des premières disciples
monastiques de Thich Nhat Hanh.
Laver la vaisselle
Quand j’étais encore novice à la pagode Tu Hiêu, on ne pouvait
pas dire que la vaisselle fût une tâche agréable. Pendant la retraite
annuelle de la saison des pluies, tous les moines revenaient au
monastère pour pratiquer ensemble pendant trois mois et nous
n’étions parfois que deux novices à faire toute la cuisine et toute la
vaisselle pour plus d’une centaine de moines. Il n’y avait pas de
liquide vaisselle. Nous n’avions à notre disposition que de la cendre,
de la balle de riz et des écorces de noix de coco ; rien d’autre. Laver
une pile de bols aussi gigantesque se révélait une tâche ardue, surtout
en hiver quand l’eau était glacée. Nous devions alors faire chauffer
une grosse marmite d’eau avant de pouvoir récurer quoi que ce soit.
De nos jours, avec le liquide vaisselle, les éponges à gratter et même
l’eau chaude qui sort du robinet, c’est beaucoup plus facile
d’apprécier de faire la vaisselle.
À mon avis, l’idée que faire la vaisselle est désagréable ne peut
nous venir à l’esprit que quand on n’est pas en train de la faire. Une
fois qu’on se tient devant l’évier, les manches retroussées et les mains
dans l’eau chaude, on peut dire que c’est plutôt agréable. J’aime
prendre mon temps à chaque assiette, pleinement conscient de ce que
j’ai entre les mains, de l’eau et de chacun de mes mouvements. Je sais
que si je me dépêche de finir pour me rasseoir plus vite et prendre un
dessert ou une tasse de thé, ce moment passé à faire la vaisselle sera
désagréable et ne méritera pas d’être vécu. Ce serait dommage, car
chaque minute, chaque seconde de la vie est un miracle. La vaisselle
elle-même et mon action de la laver sont des miracles !
Si je suis incapable de faire la vaisselle dans la joie, si je veux en
finir rapidement pour prendre un dessert ou une tasse de thé, je serai
tout aussi incapable d’apprécier le dessert et le thé quand je les aurai
enfin devant moi. La cuiller à la main, je serai en train de réfléchir à
ce que je ferai après ; la texture et la saveur du dessert, ainsi que le
plaisir de le manger seront perdus. Je serai constamment entraîné
vers l’avenir, passant à côté de la vie, jamais capable de vivre l’instant
présent.
Chaque pensée, chaque action produite à la lumière de notre
attention devient sacrée. Sous cette lumière, il n’y a pas de frontière
entre le sacré et le profane. J’avoue que je mets un peu plus de temps
à faire la vaisselle, mais je vis pleinement chaque instant et je suis
heureux. Laver la vaisselle est à la fois un moyen et une fin en soi.
Nous lavons la vaisselle non seulement pour avoir de la vaisselle
propre, mais aussi simplement pour faire la vaisselle, pour vivre
pleinement chaque instant pendant que nous accomplissons cette
tâche et pour être vraiment en contact avec la vie.
Le durian
En Asie du Sud-Est, beaucoup de gens raffolent d’un gros fruit,
hérissé de nombreuses épines, appelé « durian », qui sent
extrêmement fort. On peut même affirmer que certains en sont
accros. Il y en a qui, après avoir fini de le manger, déposent sa peau
sous leur lit pour pouvoir continuer à profiter de son odeur. Pour ma
part, je trouve que l’odeur du durian est épouvantable.
Un jour, je chantais seul des textes sacrés dans mon temple au
Vietnam, mais un durian avait été posé sur l’autel en offrande au
Bouddha. J’essayais de réciter le Soutra du Lotus, à l’aide d’un petit
tambour en bois et d’une grande cloche en forme de bol pour
accompagner mon chant, mais je n’arrivais pas à me concentrer tant
cette odeur me dérangeait. Je finis par décider de mettre la cloche à
l’envers et d’y emprisonner le durian pour pouvoir continuer de
chanter le soutra. Après avoir terminé, je m’inclinai devant le
Bouddha et libérai le durian.
Si vous me dites : « Je vous aime tellement que je voudrais vous
offrir un peu de durian », je souffrirai terriblement. Vous dites que
vous m’aimez et que vous voulez me rendre heureux, mais vous
voulez me faire manger du durian ! C’est un bon exemple d’amour
sans compréhension. Vous avez de bonnes intentions, mais votre
compréhension n’est pas correcte.
Quand vous aimez quelqu’un, vous voulez son bonheur. Si cette
personne n’est pas heureuse, vous ne pouvez pas être heureux. Le
bonheur n’est pas une affaire individuelle. L’amour véritable implique
une compréhension profonde. En fait, l’amour est l’autre nom de la
compréhension. Si vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas aimer.
Sans compréhension, votre amour ne pourra que faire souffrir celui
ou celle que vous aimez.
La Voix de la marée montante
Quand j’étais un jeune moine à l’Institut bouddhiste de Huê, on
pouvait dire que j’étais un moine révolutionnaire. Je voulais que le
bouddhisme puisse nous aider à libérer et à unifier le peuple
vietnamien, mais les enseignements ne nous donnaient aucune
instruction particulière à pratiquer pour ce faire. Nous étions un petit
groupe à ressentir que si nous ne renouvelions pas les enseignements
et les pratiques bouddhistes, ceux-ci seraient incapables d’offrir des
pratiques concrètes appropriées qui pourraient nous unir et nous
aider à abolir l’injustice sociale et la guerre.
La première action que nous entreprîmes fut de publier un
magazine pour exprimer nos idées. En ce temps-là, nous n’avions pas
de photocopieuse ; nous n’avions même pas de machine à ronéotyper.
Chaque moine écrivait un article, puis nous les reliions ensemble
pour en faire un magazine. Nous étions très ambitieux et nous avions
intitulé cette revue La Voix de la marée montante. Le son de la marée
montante est le son qui transcende tous les sons du monde. Le
magazine passait de main en main et tout le monde le lisait à
l’Institut bouddhiste. Certains de nos professeurs l’aimaient beaucoup
parce que les idées qu’il exprimait étaient nouvelles, rafraîchissantes
et stimulantes, mais d’autres professeurs nous trouvaient dangereux
et ils prohibèrent le magazine.
À l’Institut, beaucoup de professeurs parlaient de paix, de
compassion, de non-soi et du bonheur des êtres vivants, mais rares
étaient ceux qui passaient à l’action. Ils parlaient de l’importance
d’aider la société, mais ils ne prenaient aucune mesure concrète pour
venir en aide aux pauvres et aux opprimés. À l’époque, au Vietnam,
de nombreux jeunes rejoignaient avec enthousiasme des groupes
politiques et révolutionnaires comme le parti communiste et le
Kuomintang. Des dizaines de mouvements politiques s’étaient
mobilisés pour combattre les Français, regagner l’indépendance
nationale, et beaucoup luttaient pour plus de justice sociale. Quand
on est jeune, on veut faire quelque chose pour son pays. Beaucoup de
jeunes moines et moniales étaient attirés par l’idéologie marxiste et
étaient tentés de quitter leur monastère pour rejoindre ces
mouvements. Ils trouvaient la pratique bouddhiste désuète, inadaptée
aux réels besoins du peuple.
Agir contre l’injustice ne suffisait pas. Nous croyions que l’action
devait incarner la pleine conscience. Sans conscience, notre action ne
ferait que causer plus de dégâts. Notre groupe croyait qu’il devait être
possible de combiner méditation et action pour créer une action en
pleine conscience.
L’Institut était si conservateur et résistait tant au changement que
quatre d’entre nous décidèrent de partir. Nous laissâmes derrière
nous une lettre dans laquelle nous exigions la réforme et le
renouveau de l’enseignement et de la pratique du bouddhisme. Notre
départ fut comme une cloche de pleine conscience, rappelant à tous
que s’ils ne prêtaient pas attention à ce mouvement, l’Institut risquait
de perdre beaucoup d’étudiants. Nous voulions créer une nouvelle
communauté au sein de laquelle nous pourrions étudier, enseigner et
pratiquer le bouddhisme comme nous l’entendions.
Ce fut une période très difficile. Nous n’avions pas d’argent, mais,
grâce au soutien de plusieurs amis, nous parvînmes à trouver du
terrain à la campagne et à y bâtir un petit temple, où nous pûmes
commencer notre pratique. Nous avions beaucoup d’énergie, de
motivation et de bonne volonté. Nous ne cherchions pas l’argent, le
pouvoir ou la renommée ; nous cherchions une forme de bouddhisme
qui pourrait nous aider à changer la société et à répondre aux défis
de notre époque.
Nous avions alors établi une communauté de pratique. J’avais
aussi publié plusieurs livres et magazines sur la mise en pratique et le
renouveau du bouddhisme dans les domaines économique, éducatif,
politique et humanitaire. Entre-temps, l’Institut bouddhiste de Saigon
s’était rendu compte qu’il avait besoin d’évoluer s’il ne voulait pas
continuer de perdre des étudiants. Il avait commencé à dispenser des
cours de philosophie, de religion comparée et de sciences.
Quelques années plus tard, en 1964, l’administration bouddhiste
de Saigon me demanda de devenir le rédacteur en chef d’une
nouvelle édition hebdomadaire de La Voix de la marée montante, ce
que j’acceptai. Cette fois-ci, une décennie après nos premiers
magazines brochés à la main, La Voix de la marée montante fut
imprimée et reliée convenablement, et distribuée à grande échelle.
Notre équipe éditoriale commença par relater les actions mises en
œuvre par la communauté bouddhiste pour aider à apporter la paix
et à réunifier le pays. Des bouddhistes s’exprimaient, organisant
d’immenses manifestations et grèves de la faim, écrivant des articles
et des lettres. Nous avions également réservé toute une partie du
magazine aux écrits des poètes les plus éloquents et les plus radicaux
de l’époque. Le magazine devint rapidement l’hebdomadaire
bouddhiste le plus populaire du Vietnam. Cinquante mille
exemplaires étaient imprimés chaque semaine, dont une partie était
expédiée à Huê et à Danang par avion pour répondre à la demande.
À l’époque où nous travaillions tous pour l’hebdomadaire à
Saigon, je vivais dans un petit ermitage au toit de chaume sur les
terres du monastère de la Forêt de Bambous, à environ une heure à
mobylette du centre-ville. Les frères monastiques qui y vivaient
contribuaient à faire de ce monastère un endroit merveilleux et plein
de bonheur, où nous pouvions tous prendre refuge. Chaque semaine,
nous nous rassemblions pour pratiquer la méditation assise, la
méditation marchée, et pour imaginer ensemble un avenir plus
lumineux. Nous étions arrivés à concrétiser nos rêves : nos actions
étaient enracinées dans la pratique et répondaient aux besoins du
peuple. Cette expérience nous montra que la pratique engagée était
non seulement possible, mais nécessaire, si nous voulions instaurer
des changements réels dans la paix.
LA GUERRE ET L’EXIL
Le dernier sac de riz
En 1946, pendant la guerre d’Indochine, j’étais encore moine
novice au temple Tu Hiêu à Huê, au centre du Vietnam. En ce temps-
là, la ville de Huê était occupée par l’armée française. Un jour, deux
soldats français arrivèrent à notre temple. L’un d’eux resta dans la
jeep devant le portail tandis que l’autre entra, une arme à la main, et
nous ordonna de lui donner tout notre riz. Nous n’avions qu’un sac de
riz pour tous les moines et il voulait nous le prendre. Le soldat était
jeune, il n’avait pas vingt ans, et il avait faim. Il était pâle et maigre,
comme s’il avait la malaria, ce que j’avais aussi en ce temps-là.
Je dus lui obéir et porter ce gros sac de riz jusqu’à la jeep. La
distance était longue et je titubais sous le poids de ce précieux sac. Ils
étaient en train de prendre le peu de riz que nous avions, laissant
notre communauté sans nourriture. Ce n’est que plus tard que j’appris
qu’un de nos aînés avait secrètement enterré en profondeur un grand
récipient plein de riz sur les terres du temple.
Au cours des années, j’ai souvent médité sur ce soldat français.
J’ai vu que, encore jeune, il avait dû quitter ses parents, ses frères et
sœurs ainsi que ses amis pour parcourir le monde jusqu’au Vietnam,
où il faisait face aux horreurs de la guerre : tuer mes compatriotes ou
être lui-même tué. Je me suis souvent demandé si ce soldat avait
survécu à la guerre et s’il avait pu revoir ses parents. Il est très
probable qu’il n’y ait pas survécu. La guerre d’Indochine dura de
nombreuses années, jusqu’à la défaite française à Diên Biên Phu et
aux accords de Genève en 1954. Après avoir regardé en profondeur,
j’en suis venu à me rendre compte que les Vietnamiens n’étaient pas
les seules victimes de la guerre ; les soldats français étaient
également des victimes. Grâce à cette vision profonde, j’éprouvais de
la compassion dans mon cœur, et je ne souhaitais que le meilleur à ce
soldat.
Je ne connaissais pas son nom et il ne connaissait pas le mien,
mais quand nous nous sommes rencontrés, nous étions déjà ennemis.
Quand il est arrivé, il était déjà prêt à me tuer pour obtenir notre
nourriture, et je fus obligé d’obtempérer pour me protéger et protéger
mes frères dans le Dharma. Et pourtant, par nature, nous n’étions pas
ennemis. Dans d’autres circonstances, nous aurions pu devenir des
amis proches, peut-être même liés par un amour fraternel. C’était la
guerre qui nous avait séparés et qui avait installé la violence entre
nous.
Telle est la nature de la guerre : elle nous transforme en ennemis.
Des gens qui ne se sont jamais rencontrés s’entre-tuent sous le coup
de la peur. La guerre crée tellement de souffrances : des enfants
deviennent orphelins, des villes et des villages entiers sont détruits.
Tous ceux qui souffrent dans ces conflits sont des victimes. Ayant
grandi au milieu de tant de destructions et de souffrances, ayant vécu
la guerre d’Indochine et la guerre du Vietnam, j’aspire au plus
profond de mon cœur à faire en sorte qu’il n’y ait plus jamais de
guerre.
Je prie pour que les nations n’envoient plus leur jeunesse se
battre, même au nom de la paix. Je n’accepte pas le concept de
« guerre pour la paix » ni de « guerre juste », tout comme je ne peux
pas accepter les concepts d’« esclavage juste », de « haine juste » ou
de « racisme juste ». Au cours des guerres successives au Vietnam,
mes amis et moi nous déclarions neutres ; nous n’avions pas
d’ennemis et ne prenions pas parti, que ce soit pour le Nord ou le
Sud, pour les Français, les Américains ou les Vietnamiens.
Un soldat français
En 1947, je vivais et étudiais à l’Institut bouddhiste du temple Bao
Quôc, à Huê, non loin du temple mère où j’avais été ordonné moine
et où je résidais jusqu’alors. C’était pendant la première guerre
d’Indochine. L’armée française occupait toute la région et avait
installé une base militaire à Huê. Nous entendions souvent autour de
nous les coups de feu des soldats français et vietnamiens. Partout sur
les collines, les deux camps avaient bâti de petites forteresses pour se
protéger. Certaines nuits, les villageois s’enfermaient chez eux, se
barricadant contre les attaques. Le matin au réveil, ils trouvaient sur
la route les corps des victimes de la bataille qui avait eu lieu dans la
nuit, accompagnés de slogans écrits à la chaux mêlée à du sang.
Parfois, des moines empruntaient les chemins reculés de cette région,
mais presque personne d’autre n’osait traverser cette zone, surtout
pas les habitants de Huê qui étaient revenus récemment, après avoir
été évacués de la ville. Bien que Bao Quôc fût situé près d’une gare,
presque personne ne s’y risquait, ce qui en dit long !
Un matin, je quittai Bao Quôc et me mis en route pour ma visite
mensuelle à mon temple mère. Il était assez tôt ; la rosée perlait
encore sur l’herbe. Dans un sac en tissu, j’avais emporté avec moi ma
robe de cérémonie ainsi que quelques soutras et, à la main, le
chapeau conique traditionnel de mon pays. Je me sentais léger et
joyeux à l’idée de revoir mon maître, mes frères monastiques et le
temple ancien que j’aimais tant.
Je venais juste de franchir une colline quand j’entendis quelqu’un
m’appeler. Au sommet, de l’autre côté de la route, un soldat français
me faisait signe de la main. Croyant qu’il se moquait de moi parce
que j’étais moine, je lui tournai le dos et continuai mon chemin. Mais
j’eus soudain la sensation qu’il ne s’agissait pas d’une moquerie.
J’entendis derrière moi le pas lourd des bottes du soldat qui me
courait après. Peut-être voulait-il me fouiller ; mon sac en tissu avait
pu lui paraître suspect. Je m’arrêtai et attendis. Ce jeune soldat aux
traits fins et gracieux s’approcha de moi.
« Où vas-tu ? », demanda-t-il en vietnamien. À sa prononciation,
je sus qu’il était français et que sa connaissance du vietnamien était
très limitée.
Je souris et lui demandai à mon tour en français : « Si je te
répondais en vietnamien, est-ce que tu comprendrais ? »
Lorsqu’il m’entendit parler français, son visage s’éclaira. Il
m’assura qu’il n’avait nullement l’intention de me fouiller et qu’il
voulait seulement me demander quelque chose : « J’aimerais savoir
de quel temple tu viens. »
Quand je lui répondis que je vivais au temple Bao Quôc, il parut
intéressé.
« Le temple Bao Quôc, répéta-t-il après moi. Est-ce le grand
temple sur la colline, près de la gare ? »
Comme je hochais la tête, il pointa du doigt une compagnie d’eau
non loin et proposa : « Si tu n’es pas trop occupé, viens là-haut avec
moi, pour que nous puissions bavarder un moment. » Nous nous
assîmes près de la compagnie d’eau et il me raconta sa visite au
temple Bao Quôc dix jours auparavant, en compagnie de cinq autres
soldats. Ils avaient pénétré dans le temple à dix heures du soir, à la
recherche de partisans du Viêt-minh, des résistants vietnamiens, qui
se seraient rassemblés là-bas.
« Nous étions déterminés à les trouver. Nous étions armés. Nous
avions reçu l’ordre de les arrêter et même de les tuer si nécessaire.
Mais quand nous sommes entrés dans le temple, ce fut un choc.
— Parce qu’il y avait beaucoup de gens du Viêt-minh ?
— Non ! Non ! s’exclama-t-il. Nous n’aurions pas été choqués si
nous en avions rencontré. Nous les aurions attaqués, quel que soit
leur nombre. »
Je ne comprenais pas. « Qu’est-ce qui vous a surpris ?
— Ce qui s’est passé était tellement inattendu. Jusqu’alors, chaque
fois que nous faisions des fouilles, les gens s’enfuyaient en courant ou
étaient pris de panique.
— Les gens ont été terrorisés tant de fois qu’ils s’enfuient en
courant tellement ils ont peur, lui expliquai-je.
— Ce n’est pas dans mon habitude de terroriser ni de menacer qui
que ce soit, répliqua-t-il. Peut-être sont-ils effrayés à ce point parce
que ceux qui nous ont précédés leur ont fait du mal.
Mais quand nous sommes entrés dans l’enceinte du temple Bao
Quôc, nous avons eu l’impression d’arriver dans un lieu
complètement désert. Les lampes à huile diffusaient une faible
lumière. Nous avons fait exprès de marcher d’un pas lourd et bruyant
sur le gravier, et j’ai eu la sensation qu’il y avait beaucoup de monde
dans le temple, mais nous n’entendions rien ni personne. Tout était
incroyablement silencieux. Lorsqu’un de mes camarades s’est mis à
crier, je me suis senti mal à l’aise. J’ai allumé ma torche et l’ai dirigée
vers une pièce que nous croyions vide, et là j’ai vu une cinquantaine
ou une soixantaine de moines assis paisiblement en silence, en pleine
méditation.
— C’est parce que vous êtes venus pendant notre méditation
assise du soir, dis-je en hochant la tête.
— Oui. C’était comme si nous nous trouvions face à une force
étrange et invisible, ajouta-t-il. Nous avons tellement été pris de court
que nous avons tourné les talons et sommes ressortis dans la cour. Les
moines nous ont tout simplement ignorés ! Ils n’ont pas réagi à notre
intervention et n’ont montré aucun signe de panique ni de peur.
— Ils ne vous ignoraient pas : ils pratiquaient la concentration sur
leur respiration, c’est tout.
— Je me sentais attiré par leur calme, admit-il. Ils m’ont vraiment
inspiré le respect. Nous avons attendu dans la cour en silence, au
pied d’un grand arbre, pendant une demi-heure environ. Ensuite, des
cloches ont sonné et le temple a repris son activité normale. Un
moine a allumé une torche avant de venir vers nous et de nous inviter
à entrer dans le bâtiment, mais nous lui avons simplement expliqué
pourquoi nous étions venus et nous sommes repartis. Ce jour-là, mon
opinion sur le peuple vietnamien a commencé à changer.
Il y a beaucoup d’hommes jeunes parmi nous, poursuivit-il. Nous
avons le mal du pays ; notre famille et notre pays nous manquent.
Nous avons été envoyés ici pour tuer les membres du Viêt-minh, mais
nous ne savons pas si nous les tuerons ou si nous serons tués par eux
sans pouvoir jamais revoir les nôtres. Quand je vois ici les gens
mettre tout leur cœur à reconstruire leur vie brisée, je me rappelle les
vies brisées dans ma famille en France, après la seconde guerre
mondiale. La vie paisible et sereine de ces moines me fait penser à la
vie de tous les êtres humains sur cette Terre. Et je me demande
pourquoi nous sommes venus ici. Pourquoi la haine entre les Viêt-
minh et nous est-elle si forte que nous sommes venus jusqu’ici pour
les combattre ? »
Je lui pris la main, profondément ému. Je lui racontai l’histoire
d’un vieil ami à moi qui s’était enrôlé pour combattre les Français et
qui avait gagné de nombreuses batailles. Un jour, il vint me rendre
visite au temple où je vivais et éclata en sanglots dans mes bras. Il me
raconta qu’au cours de l’attaque d’une forteresse, alors qu’il était
caché derrière des rochers, il avait vu deux jeunes soldats français
assis en train de discuter. « Quand j’ai vu ces garçons au visage
radieux, beau et innocent, dit-il, je n’ai pas eu la force de tirer, mon
cher frère. Les gens peuvent me traiter de faible ou de lâche ; ils
peuvent dire que si tous les combattants vietnamiens étaient comme
moi, notre pays entier devrait bientôt signer sa défaite. Mais le temps
d’un instant, j’ai aimé l’ennemi comme m’aime ma propre mère ! Je
savais que la mort de ces deux jeunes hommes ferait souffrir leur
mère en France, exactement comme ma mère a pleuré la mort de
mon petit frère. »
« Alors tu vois, déclarai-je au soldat français, le cœur de ce jeune
soldat vietnamien était rempli d’amour pour l’humanité. »
Le soldat français garda le silence, perdu dans ses pensées. Peut-
être devenait-il, comme moi, de plus en plus conscient de l’absurdité
des massacres, des désastres de la guerre et des souffrances de tant
de jeunes gens qui meurent d’une mort injuste et déchirante.
Le soleil était déjà haut dans le ciel et il était temps pour moi de
poursuivre mon chemin. Le soldat me dit qu’il s’appelait Daniel Marty
et qu’il avait vingt et un ans. Il venait d’achever ses études au lycée
quand il était parti pour le Vietnam. Il me montra des photos de sa
mère, de son petit frère et de sa petite sœur. Nous nous quittâmes sur
un sentiment de compréhension et d’amitié, et il promit de me rendre
visite au temple tous les dimanches.
Les mois qui suivirent, il vint effectivement me rendre visite
quand il le pouvait, et je l’emmenais alors dans notre salle de
méditation pour qu’il pratique avec moi. Je lui donnai le nom
spirituel Thanh Luong, qui signifie « pureté », « clarté », « fraîcheur »,
et qui lui plut beaucoup, car il aspirait à une vie paisible et pure. Je
lui enseignai le vietnamien et, au bout de quelques mois, nous pûmes
avoir de petites conversations dans ma langue maternelle. Quand il
m’annonça qu’il n’était plus obligé de faire des raids, je partageai son
soulagement. Quand il recevait des lettres de sa famille, il me les
montrait. Chaque fois qu’il me rendait visite, il joignait les paumes de
ses mains pour me saluer.
Un jour, nous invitâmes Thanh Luong à un repas végétarien au
temple. Il accepta l’invitation avec joie et ne tarit pas d’éloges sur les
olives noires ainsi que sur les plats savoureux que nous lui servîmes.
Il trouva la soupe de riz parfumée aux champignons, préparée par
mon frère, si délicieuse qu’il ne pouvait croire qu’elle était
végétarienne. Je dus lui expliquer en détail comment elle avait été
cuisinée pour qu’il le croie.
Il y avait des jours où, assis à côté du clocher du temple, nous
nous engagions dans des conversations sur la spiritualité et la
littérature. Quand je me mis à louer la littérature française, je vis les
yeux de Thanh Luong briller de fierté pour la culture de sa nation.
Notre amitié devenait très profonde.
Et puis un jour, en arrivant au temple, Thanh Luong m’annonça
que son unité allait partir dans une autre région et qu’il pourrait sans
doute bientôt rentrer en France.
Je le raccompagnai à la sortie du temple, sous l’arche des trois
portails, et je le serrai dans mes bras pour lui dire au revoir. « Je
t’écrirai, frère, m’assura-t-il.
— Je serai très heureux de recevoir tes lettres et d’y répondre. »
Un mois plus tard, je reçus une lettre de sa part m’annonçant qu’il
était effectivement sur le point de rentrer en France, mais qu’il se
rendrait ensuite en Algérie. Il me promit de m’écrire à nouveau
lorsqu’il y serait. Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles. Qui sait où se
trouve Thanh Luong aujourd’hui ? Est-il en sécurité ? Mais ce que je
sais, c’est que lorsque je l’ai vu pour la dernière fois, il était en paix.
Cet instant de profond silence au temple l’avait transformé. Il avait
autorisé son cœur à s’ouvrir à la vie de tous les êtres vivants et il avait
vu l’absurdité de la guerre et ses destructions. Ce qui avait permis
cette transformation avait été cet instant d’arrêt total et complet et
d’ouverture à l’océan puissant, miraculeux et porteur de guérison
qu’on appelle silence.
Un bouquet de fines herbes
Nous avions tellement de préoccupations pendant la guerre du
Vietnam. Des bombes tombaient chaque jour et des gens mouraient.
Mon esprit était complètement focalisé sur ce qu’il fallait faire pour
arrêter la guerre, les massacres et la souffrance. J’étais persuadé que
je n’avais pas le temps d’entrer en contact avec les merveilles de la
vie, sources de fraîcheur et de guérison. À cause de cette croyance, je
ne recevais pas la nourriture dont j’avais tant besoin.
Un jour, une de mes étudiantes vint m’assister dans ce travail. Elle
avait préparé un panier de fines herbes parfumées, un assortiment
d’herbes aromatiques que nous mangions à tous les repas au Vietnam.
Je m’émerveillai devant leur beauté et leur arôme. Je pris une
profonde respiration. Savourer cette simple assiette de fines herbes
me suffit pour me ressourcer.
Je pensais ne pas avoir le temps de remarquer ce qui est beau et
bon, comme les fines herbes, mais en cet instant-là je compris que je
ne pouvais pas me permettre d’être toujours complètement immergé
dans le travail. J’avais aussi besoin de prendre le temps de vivre,
d’entrer en contact avec les éléments rafraîchissants et porteurs de
guérison qui étaient en moi et autour de moi.
Quand nous militons pour une cause, nous avons un profond désir
de réussir à sauver le monde. Mais si nous ne maintenons pas un
équilibre entre travailler et nous ressourcer, nous n’arriverons pas à
grand-chose. Il est crucial pour notre survie de pratiquer la
méditation marchée et la respiration en pleine conscience, de
permettre à notre corps et à notre esprit de se reposer et d’entrer en
contact avec les éléments rafraîchissants et porteurs de guérison qui
sont en nous et autour de nous.
Ne pas baisser les bras
En 1964, l’année où nous avons diffusé la nouvelle version de La
Voix de la marée montante, nous avons fondé l’École de la jeunesse
pour le service social (EJSS). L’EJSS a formé des milliers de jeunes
pour qu’ils puissent apporter une aide humanitaire dans les villages
reculés ravagés par la guerre. Un jour, nous apprîmes que Tra Lôc, un
village que nous avions aidé à construire dans la province de Quang
Tri, avait été bombardé. Il était situé juste à côté de la zone
démilitarisée qui séparait le Nord du Sud. Nous (les travailleurs
sociaux de l’EJSS) avions passé plus d’un an à bâtir ce village pour
qu’il soit vraiment un lieu où il fait bon vivre. Et puis, un jour, des
avions américains étaient venus le bombarder. Les Américains avaient
entendu dire que des rebelles communistes s’y étaient infiltrés.
Les villageois avaient perdu leur maison et nos travailleurs
sociaux furent forcés de se réfugier ailleurs. Ils envoyèrent un
message aux bureaux de l’école pour nous demander s’ils devaient
rebâtir le village. Nous répondîmes par l’affirmative : « Oui,
reconstruisez ce village. » Nous passâmes donc six mois à le
reconstruire, mais le village fut détruit une deuxième fois par des
bombardements. Les habitants perdirent de nouveau leur maison.
Nous avions reconstruit de nombreux villages à travers le pays, mais
c’était particulièrement difficile près de la zone démilitarisée. Nos
travailleurs sociaux nous demandèrent donc si nous devions le
reconstruire une troisième fois, et après avoir longuement délibéré,
nous répondîmes : « Oui, nous devons le reconstruire. » Alors, nous le
reconstruisîmes pour la troisième fois. Et savez-vous ce qui se passa ?
Il fut détruit encore une fois par des bombardements américains.
Nous étions au bord du désespoir.
Le désespoir est ce qui peut arriver de plus terrible à un être
humain. Nous avions rebâti le village une troisième fois et il avait été
bombardé pour la troisième fois. À nouveau, la question fut posée :
« Devrions-nous le reconstruire ? Devrions-nous abandonner ? » Nous
en discutâmes beaucoup au siège de l’école et nous fûmes tentés de
laisser tomber : trois fois, c’en était trop. Mais, au bout du compte,
nous avons eu assez de sagesse pour ne pas baisser les bras. Nous
avons pris conscience que nous ne pouvions pas nous permettre de ne
pas reconstruire. Si nous renoncions à Tra Lôc, cela voulait dire que
nous perdions espoir. Et si nous perdions espoir, nous serions
submergés par le désespoir. Alors, nous rebâtimes ce village une
quatrième fois.
Nous voulions désespérément mettre fin à la guerre, mais nous ne
le pouvions pas, parce que la situation n’était pas entre nos mains :
elle était entre les mains des grandes puissances. On aurait dit qu’il
n’y avait plus d’espoir d’en voir la fin, tant la guerre durait depuis
longtemps. Je devais pratiquer assidûment la respiration en pleine
conscience et revenir toujours à moi-même. Je dois avouer que je
n’avais pas beaucoup d’espoir en ce temps-là, mais si je n’avais eu
aucun espoir, cela aurait été dévastateur pour ces jeunes. Je devais
pratiquer profondément et nourrir le peu d’espoir qui était en moi
afin de pouvoir être un refuge pour eux. Dans des situations difficiles
comme celle-ci, nous devons revenir en nous-mêmes et nous rétablir,
pour retrouver notre solidité, notre liberté, notre paix et notre calme
intérieurs afin de pouvoir aller de l’avant. C’est pourquoi il est aussi
important d’avoir une dimension spirituelle dans notre vie.
Je me souviens qu’à cette époque-là un groupe de jeunes s’est
assis un jour avec moi et m’a demandé : « Cher Thây, avez-vous le
moindre espoir que la guerre finisse bientôt ? » À ce moment-là, je ne
voyais aucun signe de la fin de la guerre. Mais je ne voulais pas les
faire sombrer dans un océan de désespoir, tout comme je ne voulais
pas y sombrer moi-même. Je restai silencieux pendant quelque
temps. Je finis par répondre ceci : « Chers amis, le Bouddha a dit que
tout est impermanent. La guerre doit cesser un jour. » La vraie
question consiste à se demander : que pouvons-nous faire pour
accélérer l’impermanence de cette guerre ? Il y a des choses que nous
pouvons faire. Il est très important de revenir en nous-mêmes et de
regarder profondément afin de voir ce que nous pouvons faire tous
les jours pour aider la situation à s’améliorer. Agir nous aide à ne pas
sombrer dans le désespoir.
À quoi sert-il de voir ?
Pendant la guerre du Vietnam, tant de nos villages furent
bombardés. Il nous fallait prendre une décision, mes frères et sœurs
monastiques et moi-même. Devions-nous continuer à pratiquer dans
nos monastères ou au contraire quitter les salles de méditation pour
aller secourir ceux qui souffraient sous les bombes ? Après mûre
réflexion, nous avons décidé de faire les deux à la fois : aller aider les
gens et le faire en pleine conscience afin d’offrir une aide spirituelle
et concrète. Nous appelions cela « le bouddhisme engagé ». La pleine
conscience doit être engagée. Une fois que nous avons vu qu’une
action doit être entreprise, nous devons l’entreprendre. La vision et
l’action vont de pair. Sinon à quoi servirait-il de voir ?
Nous devons prendre conscience des vrais problèmes du monde.
Ensuite, grâce à la pleine conscience, à la concentration et à la vision
profonde, nous savons quoi faire et ne pas faire pour aider. Si nous
maintenons la conscience de notre respiration et continuons à
pratiquer l’équanimité, même dans les situations difficiles, beaucoup
d’humains, d’animaux et de végétaux profiteront de notre façon
d’agir. Êtes-vous en train de semer des graines de joie et de paix ?
C’est ce que j’essaye de faire à chaque pas. La paix est à chaque pas.
Alors, on continue notre route ensemble ?
L’aérodrome
C’était en 1964, sur les hauts plateaux du centre du Vietnam.
J’étais assis sur un terrain d’aviation désert, en train d’attendre un
avion qui devait m’emmener à Danang, dans le Nord, où j’allais
évaluer les dégâts à la suite des inondations et apporter de l’aide aux
victimes. La situation étant très urgente, j’avais pris le premier avion
– un avion militaire qui transportait des couvertures et des
vêtements. Mais cet avion n’allait que jusqu’à Plei Ku, sur les hauts
plateaux. J’étais donc assis sur le tarmac, seul, à attendre l’avion
suivant.
Quelque temps plus tard, un officier américain arriva ; lui aussi
attendait son avion. Il n’y avait que nous deux sur cet aérodrome. Je
vis qu’il s’agissait d’un jeune officier américain et j’eus beaucoup de
compassion pour lui. Pourquoi fallait-il qu’il vienne au Vietnam pour
tuer ou être tué ? Le cœur plein d’empathie, je lui dis : « Vous devez
avoir très peur des Viêt-congs. » Les Viêt-congs étaient les
combattants communistes vietnamiens. Il posa immédiatement sa
main sur son arme et me demanda : « Vous êtes un Viêt-cong ? »
Je compris alors que mon commentaire avait été maladroit ;
j’avais arrosé la graine de peur en lui. Avant qu’ils partent au
Vietnam, on apprenait aux officiers de l’armée américaine que tout le
monde au Vietnam pouvait être un Viêt-cong, et la peur habitait le
cœur de chaque soldat américain. Chaque enfant, chaque mère,
chaque moine pouvait être un combattant. Les soldats avaient été
éduqués ainsi et voyaient des ennemis potentiels partout. J’avais
essayé d’exprimer ma sympathie à cet homme, mais lorsqu’il entendit
le terme « Viêt-cong », il fut gagné par la peur et porta la main à son
arme.
Je savais que je devais rester très calme. Je me mis à inspirer et
expirer très profondément. Puis, tranquillement, je lui répondis :
« Non, j’attends un avion pour aller à Danang évaluer les dégâts
causés par les inondations. » En restant assis sans bouger et en
parlant d’une voix très calme, j’espérais lui faire comprendre que
j’avais beaucoup de sympathie pour lui et que j’étais conscient que la
guerre avait engendré de nombreuses victimes, non seulement parmi
les Vietnamiens, mais aussi parmi les Américains. Heureusement,
j’étais suffisamment serein pour qu’il se calme et qu’il lâche son arme.
Si j’avais agi sous le coup de la peur, peut-être m’aurait-il tué, lui
aussi sous le coup de la peur. Comme j’avais fait très attention à
maintenir la pleine conscience dans mon comportement et dans mes
paroles, nous pûmes continuer notre route, avec un peu plus de
compréhension entre nous.
Le danger vient souvent de l’intérieur. Certains accidents ne
peuvent être évités, mais si vous avez assez de stabilité et de clarté
d’esprit, vous pourrez parfois désamorcer et apaiser une situation
potentiellement dangereuse, voire fatale.
La canicule
En 1965, à Saigon, je logeais dans les bureaux exigus de
l’université Van Hanh et j’apportais mon aide aux victimes de la
guerre. Dans ces bureaux, la chaleur était insupportable. Le plafond
en papier n’offrait aucune protection contre la chaleur torride et, dès
la fin de la matinée, nous devions aller nous réfugier sous les
aréquiers. Cette chaleur écrasante nous coupait l’appétit. Par de
pareilles journées, pouvoir s’échapper de la ville et se rendre dans un
village de campagne était aussi bon que de nager dans l’eau froide
d’une rivière. La petite brise et la vue des rizières et des palmiers
étaient vraiment rafraîchissantes.
À Saigon, M. Tu, un voisin, essayait de me persuader d’installer la
climatisation dans la pièce où je travaillais. Il fit de son mieux pour
me convaincre des bienfaits d’un tel appareil : cela me coûterait de
l’argent mais je pourrais accomplir deux fois plus de travail.
Il y avait du vrai dans ses paroles. Il m’était impossible d’écrire
quand il faisait aussi chaud. Malgré cela, je décidai de ne pas acheter
d’appareil. L’argent n’était pas un problème ; le directeur avait
approuvé cette idée et avait même proposé d’en trouver un pas cher.
Mais nous aurions été les seules personnes de ce quartier pauvre à
avoir la climatisation et le regard des gens aurait changé. C’est une
chose d’avoir une vieille voiture, mais c’en est une autre d’avoir la
climatisation.
Je me mis en quête d’une autre solution. M. Bay vivait seul dans
une maison à étage à côté du temple. Il partait travailler tous les
matins sur sa mobylette et ne revenait pas avant le soir. Je lui
demandai si je pouvais utiliser la pièce du rez-de-chaussée pendant
les grosses chaleurs en journée, ce qu’il accepta. Quand je voulais
écrire ou travailler sans être dérangé par les visiteurs, il me suffisait
d’aller chez le voisin.
Au Vietnam, les amis passent vous voir quand bon leur semble.
Personne ne téléphone ni ne prend rendez-vous pour vous rendre
visite. Si j’étais absent, cela m’évitait de paraître impoli quand
quelqu’un arrivait. Je continuais à travailler quelques heures par jour
au bureau de l’université, ce qui, à cause de la chaleur oppressante,
était l’activité que j’aimais le moins.
Une autre solution pour pallier la chaleur était la soupe sucrée
froide que vendait une voisine. Elle préparait des soupes aux haricots
mungo et d’autres aux fleurs d’aréquier tout comme celles du centre
du Vietnam. J’adorais ces deux soupes. En vietnamien, les soupes
sucrées sont appelées chè. Il est difficile de décrire le chè à quelqu’un
qui n’y a jamais goûté, mais c’est délicieux. La vendeuse le servait très
frais. Par une chaude journée, deux petits bols de soupe étaient aussi
rafraîchissants qu’un grand verre de lait de coco glacé.
Comme un naufragé en pleine terre
Il y a bien longtemps, j’avais écrit quatre caractères chinois sur un
abat-jour en papier. Ces caractères pourraient être traduits ainsi : « Si
vous voulez la paix, la paix est avec vous, immédiatement. »
Quelques années plus tard, en 1976, à Singapour, j’ai eu l’occasion de
mettre cette phrase en pratique.
J’étais à Singapour pour une Conférence internationale de la
religion et de la paix, et je pris conscience de ce que vivaient les boat
people, ces réfugiés vietnamiens qui tentaient d’échapper aux
persécutions et aux violences dans leur pays. En ce temps-là, le
monde ignorait tout des boat people, et les gouvernements de
Thaïlande, de Malaisie et de Singapour leur interdisaient de
débarquer sur leurs terres. Singapour menait une politique
particulièrement dure : chaque fois que des réfugiés essayaient
d’accoster, ils étaient repoussés en mer où on les laissait mourir.
Avec quelques amis, nous avions mis en place un programme
d’aide aux réfugiés. Nous l’avions appelé « Quand le sang est versé,
nous souffrons tous ». Nous avions loué deux grands bateaux, le
Leapdal et le Roland, pour aller secourir les réfugiés en pleine mer, et
deux petits bateaux, le Saigon 200 et le Blackmark, qui nous servaient
de moyens de communication entre la rive et les bateaux ainsi que
pour le ravitaillement. Nous avions l’intention de remplir les deux
grands bateaux de réfugiés pour les emmener en Australie et sur l’île
de Guam où, à notre arrivée, nous informerions la presse de leur
situation, afin que le monde prenne conscience de leur détresse et
qu’ils ne soient pas renvoyés en mer. Parler de compassion n’est pas
suffisant ; nous devons agir avec compassion. Il nous fallait travailler
dans le plus grand secret, car la plupart des gouvernements
refusaient de reconnaître la situation des boat people en ce temps-là,
et nous savions que nous serions expulsés de Singapour si notre plan
était découvert.
Nous avions réussi à secourir près de huit cents boat people dans
le golfe de Siam. Pendant le réveillon du nouvel an, j’avais ramé à
bord du petit bateau Saigon 200 pour rejoindre les réfugiés qui
étaient sur les grands navires et leur parler. À l’aide du mégaphone, je
leur avais souhaité une bonne année. C’était en pleine nuit. Après
leur avoir dit au revoir, je faisais demi-tour pour retourner sur la rive
quand, soudain, une énorme vague se dressa devant moi et me
trempa jusqu’aux os. J’eus l’impression que les grandes puissances des
ténèbres me mettaient en garde : « C’est leur destin de mourir.
Pourquoi es-tu en train d’interférer ? »
À Singapour, si nous voulions aider les boat people, nous n’avions
d’autre choix que d’enfreindre la loi. Nous allions à la rencontre des
pêcheurs, à leur domicile, pour les prévenir : « Chaque fois que vous
portez secours à un boat people, téléphonez-nous, s’il vous plaît.
Nous viendrons et les emmènerons avec nous. Ainsi, le gouvernement
ne pourra pas vous punir de les avoir aidés », et nous leur donnions
notre numéro de téléphone. De temps en temps, un pêcheur nous
appelait et nous allions chercher le réfugié en taxi. Nous l’emmenions
ensuite à l’ambassade de France, de nuit, quand l’ambassade était
fermée, et nous l’aidions à grimper par-dessus le portail, puis nous lui
conseillions d’attendre dans la cour jusqu’au matin.
L’ambassadeur de France à Singapour en ce temps-là avait
beaucoup de compassion. Quand il découvrait des boat people le
matin, il appelait la police de Singapour pour qu’elle vienne les
chercher. Il savait que si c’était lui qui appelait la police, les boat
people obtiendraient un statut de « réfugié en situation irrégulière »
et seraient en sécurité en prison. Être emprisonné était de loin
préférable à être renvoyé en mer, où ils auraient péri.
La souffrance que nous côtoyions en accomplissant cette tâche
était si terrible que si nous n’avions pas eu un réservoir de force
spirituelle, nous n’aurions pas pu continuer. Ces jours-là, nous
pratiquions avec beaucoup de concentration la méditation assise, la
méditation marchée et la méditation des repas en silence. Nous
savions que, sans une telle discipline, nous échouerions dans notre
tâche. La vie de tant de personnes dépendait de notre pratique de la
pleine conscience.
Malheureusement, après que nous avions secouru près de huit
cents réfugiés sur de petits bateaux en pleine mer, le gouvernement
de Singapour découvrit notre intention de les emmener en Australie
sur le Roland et le Leapdal. Une nuit, vers deux heures du matin, des
policiers encerclèrent le bâtiment où je me trouvais. Deux policiers
bloquaient la porte d’entrée, deux autres la porte arrière, et deux
entrèrent. Ils me confisquèrent mes documents de voyage et
m’ordonnèrent de quitter le pays dans les vingt-quatre heures.
À ce moment-là, nous avions déjà huit cents personnes à bord des
deux grands navires. Nous devions trouver un moyen de les emmener
en lieu sûr sur la côte australienne ou sur l’île de Guam. Comment
faire ? Nous avons dû respirer profondément, de tout notre être. À
une heure pareille, personne ne répondrait au téléphone. Et nous ne
pouvions pas nous rendormir. Nous avons donc commencé à
pratiquer la méditation marchée lente dans notre petit appartement.
Le Saigon 200 et le Blackmark n’étaient pas autorisés à quitter le
port pour apporter de la nourriture et de l’eau aux réfugiés qui
étaient à bord du Leapdal et du Roland. Le Roland avait assez de
gasoil pour atteindre la rive australienne, mais son moteur était en
panne. Nous devions apporter à manger à tous ces gens. Il y avait
beaucoup de vent et la mer était très agitée ; nous nous faisions du
souci pour ce bateau à la dérive, mais le gouvernement malaisien ne
le laissait pas pénétrer dans les eaux territoriales malaisiennes. J’avais
déjà tenté d’obtenir la permission d’entrer dans un pays voisin pour
que nous puissions continuer l’opération de sauvetage, mais les
gouvernements de Thaïlande, de Malaisie et d’Indonésie ne m’avaient
pas accordé de visa. Puis nous fûmes prévenus qu’un enfant venait de
naître sur un des bateaux, le Leapdal.
Bien que je fusse sur la terre ferme, j’étais moi aussi en train de
dériver en pleine mer, car ma vie était intimement liée à celle des huit
cents réfugiés qui étaient sur nos deux bateaux.
Dans cette situation extrêmement difficile, je me rendis compte
que j’avais besoin de mettre en pratique ces mots que j’avais écrits :
« Si vous voulez la paix, la paix est avec vous, immédiatement. » Je
me surpris à être assez calme, sans aucune peur ni inquiétude. Mes
soucis avaient disparu. J’étais vraiment en paix.
Et pourtant, nous avions plus de problèmes que nous pensions
pouvoir en résoudre en vingt-quatre heures. Beaucoup de gens se
plaignent de ne pas avoir assez de toute une vie pour accomplir ce
qu’ils ont à faire. Alors comment pouvions-nous accomplir toutes ces
tâches en vingt-quatre heures seulement ? Je fis le vœu d’être en
paix, car si je ne pouvais pas être en paix en cet instant, je ne
pourrais jamais l’être. Si je ne pouvais pas être paisible au cœur du
danger, alors la paix que je pourrais ressentir dans des moments plus
simples n’aurait pas de sens. Si je ne pouvais pas trouver la paix au
cœur même des problèmes, je savais que je ne connaîtrais jamais de
paix véritable. Jamais je n’oublierai ces secondes de méditation
assise, ces respirations et ces pas en pleine conscience au milieu de la
nuit.
La solution se présenta enfin quand je fis face au problème
directement. À quatre heures du matin, j’eus l’idée de demander à
l’ambassadeur français d’intervenir pour que nous puissions rester dix
jours de plus à Singapour, afin d’accomplir notre opération et
d’amener les réfugiés en lieu sûr. Mais l’ambassade française
n’ouvrant pas avant huit heures, nous reprîmes notre pratique de
méditation marchée en plein air.
Nous étions devant le portail de l’ambassade pour l’ouverture à
huit heures. Nous pûmes entrer et parler avec l’ambassadeur, qui
écrivit une lettre en notre faveur à l’intention du gouvernement de
Singapour, lui demandant de nous permettre de rester dix jours
supplémentaires. Munis de cette lettre, nous nous précipitâmes au
Bureau de l’immigration, qui nous envoya au ministère des Affaires
étrangères. Juste avant midi, on nous accorda une extension de
séjour. Il ne nous restait que quinze minutes pour retourner au
Bureau de l’immigration afin d’avoir notre visa renouvelé pour dix
jours. Si nous n’avions pas eu une dimension spirituelle dans notre
vie, nous aurions été perdus.
Le moine Cocotier
Pendant la guerre, il y avait un moine qui vivait sur une île au
milieu du Mékong. Il avait construit dans un cocotier une plate-forme
sur laquelle il pouvait méditer. Là-haut, il pouvait sentir la brise
fraîche et regarder le fleuve. Le moine Cocotier entreprit beaucoup de
choses pour éduquer le peuple à la paix. Il établit un centre de
pratique sur l’île, où il invitait les gens à venir pratiquer la méditation
assise avec lui. Il avait rassemblé des balles et des fragments de
bombe et les avait fait fondre pour en faire une grosse cloche, une
cloche de pleine conscience, qu’il avait accrochée dans son centre de
pratique. Tous les matins et tous les soirs, il invitait la cloche à
sonner. Il avait écrit un beau poème qui disait ceci :

Chères balles, chères bombes,


je vous ai aidées à vous rassembler pour pratiquer.
Dans votre vie antérieure, vous avez tué et détruit.
Mais dans cette vie vous pratiquez,
appelant les gens à s’éveiller,
à s’éveiller à l’humanité, à l’amour, à la compréhension.
Une fois, il voyagea à pied jusqu’à Saigon pour se rendre au palais
présidentiel. Il voulait apporter un message de paix au président
Nguyên Van Thiêu. Comme le gardien ne l’autorisait pas à entrer
dans le palais, il attendit dehors. Il avait emporté avec lui une cage
dans laquelle étaient enfermés un chat et une souris. Le chat ne
mangeait pas la souris. Le gardien lui dit : « Allez-vous-en ; vous ne
pouvez pas rester assis ici. Et puis, qu’est-ce que vous êtes venu
faire ? » Le moine Cocotier répondit : « Je veux montrer au président
que même un chat et une souris peuvent vivre ensemble dans la
paix. »
Il avait élevé les deux animaux de sorte que le chat ne ressente
pas le besoin de manger la souris. Il voulait démontrer que même un
chat et une souris pouvaient vivre en paix ; alors pourquoi pas nous,
les humains ? Voici le genre d’actions qu’entreprenait le moine
Cocotier. Certains le prenaient pour un fou, mais il ne l’était pas. Il
était très lucide. Tout ce qu’il faisait avait pour but de faire passer son
message.
La pleine conscience sur le champ
de bataille
En 1968, je me rendis aux États-Unis pour appeler à la fin des
bombardements américains au Vietnam. En mai cette année-là, les
bombardements de Saigon étaient devenus si intenses que toute la
zone qui entourait le campus de l’École de la jeunesse pour le service
social avait été détruite. Plus de dix mille personnes s’étaient
réfugiées sur notre campus ; beaucoup étaient blessées et nous
devions en prendre soin. Nous n’étions pas du tout équipés pour faire
face aux besoins en nourriture et en matériel médical, les conditions
d’hygiène étaient déplorables et il était très dangereux de s’aventurer
hors du camp pour se ravitailler. Une fois que nous avions épuisé tout
notre stock de pansements, les jeunes femmes déchiraient leurs robes
longues pour continuer à panser les blessés.
Au cœur de cette situation désespérée, nous devions évacuer les
blessés graves. Mais, pour ce faire, il nous fallait traverser la zone de
tir, qui nous séparait de l’hôpital. Nous prîmes la décision d’utiliser le
drapeau bouddhiste à cinq couleurs, qui ferait office de drapeau de la
Croix-Rouge. Les moines et les moniales mirent leur sanghati, leur
robe de cérémonie, pour transporter les blessés. Le drapeau
bouddhiste et les robes sanghati signalaient aux troupes que nous
étions un groupe pacifique. Heureusement, cela fonctionna et nous
pûmes évacuer les patients ; sinon, beaucoup d’entre eux auraient
péri.
Le troisième jour des bombardements, la panique s’empara de
notre campus surpeuplé : une rumeur circulait selon laquelle les
anticommunistes allaient bombarder l’école parce qu’on comptait de
nombreux communistes parmi les réfugiés. En entendant cela,
beaucoup de gens rassemblèrent leurs affaires pour partir, mais les
bombardements étaient si intenses qu’ils firent rapidement demi-tour.
Les communistes et les anticommunistes combattaient juste à l’angle
du campus. Le directeur de l’école, Thây Thanh Van, un moine de
vingt-cinq ans, prit alors un grand mégaphone. Il s’apprêtait à
déclarer que personne ne devait quitter l’école, quand il se demanda
soudain : « Et si les bombardements allaient vraiment avoir lieu ? »
Des milliers de personnes périraient ; comment ce jeune moine
aurait-il pu porter une telle responsabilité ? Il reposa donc lentement
le mégaphone et ne fit aucune annonce.
Thây Thanh Van comprit qu’il devait parler aux deux parties
belligérantes. Pour cela, il fallait qu’il traverse la zone de tir en
rampant afin d’éviter de se faire tuer par un côté ou par l’autre. Il alla
d’abord à la rencontre des anticommunistes et persuada l’officier qui
commandait de donner l’ordre à ses pilotes de ne pas bombarder
l’école remplie de réfugiés. Il se dirigea ensuite vers les combattants
communistes, qui avaient installé des canons antiaériens juste à
l’angle de notre campus. Il leur intima de ne pas tirer sur les avions
ennemis, afin que le campus ne soit pas bombardé en guise de
représailles. Les deux parties furent touchées par sa requête et agirent
selon ses vœux. Cela tenait du miracle. Lors de cette mission, il
n’avait rien emporté avec lui que son courage, son amour et sa
compassion.
Dans une telle situation, votre pleine conscience doit être
extrêmement développée. Vous êtes parfois amené à réagir vite tout
en restant calme. Si vous êtes en colère ou si vous avez des
inquiétudes, cela vous est impossible. Votre esprit doit être très clair.
Dans le contexte de la guerre, notre pratique de la non violence est
devenue beaucoup plus profonde. La non-violence n’est pas une
combinaison de techniques que vous pouvez apprendre avec votre
intellect. L’action non violente émane naturellement de votre
compassion, de votre lucidité et de votre compréhension.
La pétition
Pendant la guerre du Vietnam, une de mes étudiantes les plus
proches, Sœur Chân Không, rédigea une pétition pour la paix. Elle
était professeure dans une université de Saigon et elle persuada
soixante-dix de ses collègues de signer cette pétition. Peu de temps
après, il y eut des attaques à grande échelle sur le Sud Vietnam par
des troupes originaires du Nord. L’atmosphère était devenue très
tendue. En conséquence, les autorités locales diffusèrent une annonce
demandant à tous les professeurs signataires de se rendre au
ministère de l’Éducation pour signer une déclaration stipulant qu’ils
rétractaient leur soutien à cette pétition pour la paix. Tous les
professeurs obtempérèrent, sauf Sœur Chân Không.
Elle fut convoquée au bureau du ministre de l’Éducation en
personne, qui l’informa que, si elle ne retirait pas sa déclaration pour
la paix, elle perdrait son poste à l’université et risquait même d’être
emprisonnée.
Sœur Chân Không était déterminée à assumer l’entière
responsabilité de son acte. Elle prit alors la parole face au ministre :
« Monsieur le Ministre, en tant que professeure, je crois que ce que
nous pouvons accomplir de plus important en ce temps de tuerie et
de confusion est de nous exprimer avec courage, compréhension et
amour. C’est un précieux cadeau que nous pouvons offrir à nos
étudiants. C’est ce que j’ai fait. Vous-même, monsieur le Ministre de
l’Éducation, étiez professeur avant d’obtenir un poste important dans
le gouvernement. Vous êtes comme un grand frère pour nous autres,
jeunes enseignants. » Le ministre, touché par ces paroles, sentit son
cœur s’adoucir, et ne put que s’excuser et s’abstenir de prendre des
mesures contre Sœur Chân Không.
Nous pouvons arroser la graine de la compassion, même dans une
telle situation d’adversité. Quand nous voyons clairement avec les
yeux de la compréhension et de la compassion, nous ne nous sentons
plus victimes des violences. Nous pouvons même ouvrir le cœur et les
yeux de la personne qui, d’après nous, est en train d’essayer de nous
blesser. Nous pouvons transformer nos ennemis en amis.
Martin Luther King, un bodhisattva
La première fois que j’écrivis à Martin Luther King, c’était le
1er juin 1965. Je lui racontai pourquoi des Vietnamiens s’étaient
immolés en signe de protestation contre la guerre. Je lui expliquai
qu’il ne s’agissait pas de suicides, ni d’actes de désespoir ; c’était un
acte d’amour.
Il y a des fois où nous n’avons pas d’autre solution que de mettre
le feu à notre propre corps pour être entendus, pour faire passer
notre message. Le peuple vietnamien ne voulait pas la guerre, mais il
n’avait aucun moyen de se faire entendre. Les parties en guerre
contrôlaient tous les médias : la radio, la télévision et la presse écrite.
S’immoler ainsi n’était pas un acte de violence. C’était un acte de
compassion, un acte de paix. La souffrance du moine qui s’immole
pour délivrer un message d’amour et de compassion est de même
nature que la mort de Jésus-Christ sur la croix, une mort sans haine,
sans colère, seulement dans la compassion, laissant derrière elle un
appel compatissant à la paix, à la fraternité.
Un an plus tard, à Chicago, le 1er juin 1966, je rencontrai pour la
première fois le révérend Martin Luther King en personne. Dès le
premier instant, je sus que j’étais en présence d’une personne sainte.
Non seulement son œuvre, mais son être même était une grande
source d’inspiration pour moi. Quand ceux qui représentent une
tradition spirituelle incarnent l’essence de leur tradition, leur simple
façon de marcher, de s’asseoir et de sourire en dit long sur cette
tradition. Martin Luther King était jeune en ce temps-là et moi aussi.
Nous faisions tous deux partie du Mouvement pour la réconciliation,
une organisation qui aidait les groupes en conflit à trouver une
résolution paisible.
Nous avons pris le thé ensemble dans sa chambre, puis nous
sommes descendus pour une conférence de presse. Au cours de cette
conférence de presse, Martin Luther King s’exprima pour la première
fois contre la guerre du Vietnam. De ce jour nous avons commencé à
unir nos efforts pour la paix au Vietnam et pour les droits civiques
aux États-Unis. Pour lui comme pour moi, l’ennemi véritable de
l’homme n’était pas l’homme. Notre ennemi n’est pas extérieur à
nous. Notre véritable ennemi est la colère, la haine et la
discrimination qui se logent dans notre cœur et notre esprit. Nous
devons identifier l’ennemi réel et chercher des moyens non violents
de l’éradiquer. Je déclarai à la presse que les actions de Martin Luther
King en faveur des droits civiques et des droits de l’homme étaient
parfaitement en accord avec nos efforts pour faire cesser la guerre au
Vietnam.
En mai 1967, soit un an plus tard, je rencontrai à nouveau Martin
Luther King à Genève dans le cadre d’une conférence appelée Pacem
in Terris (« la paix sur Terre »), organisée par le Conseil œcuménique
des Églises. Il logeait au dixième étage et moi au troisième. Il m’invita
à monter prendre le petit déjeuner avec lui. En chemin, je fus retenu
par des journalistes et j’arrivai en retard. Il avait gardé le petit
déjeuner au chaud en m’attendant. Je le saluai : « Dr King, Dr King !
— Dr Hanh, Dr Hanh ! », me répondit-il.
Nous pûmes continuer à parler de paix, de liberté et de
communauté, et des mesures que l’Amérique pourrait adopter pour
mettre fin à la guerre. Et nous étions d’accord pour affirmer que, sans
communauté, nous ne pouvions pas aller très loin. Sans une
communauté heureuse et harmonieuse, nous ne pourrions pas
réaliser notre rêve.
Je lui dis : « Martin, vous savez, au Vietnam, ils disent de vous
que vous êtes un bodhisattva, un être éveillé qui essaye d’éveiller les
autres êtres vivants et de les aider à aller vers plus de compassion et
de compréhension. » Je suis heureux d’avoir eu la chance de le lui
dire, car il fut assassiné à Memphis quelques mois plus tard.
J’étais à New York quand j’entendis la nouvelle de son assassinat.
Je fus anéanti. Je n’arrivais plus à manger ; je n’arrivais plus à dormir.
Du fond du cœur, je fis le vœu de continuer à bâtir ce qu’il avait
appelé « la communauté bien-aimée », non seulement pour moi-
même mais aussi pour lui. J’ai tenu ma promesse envers Martin
Luther King. Et je crois que j’ai toujours senti qu’il était là pour me
soutenir.
Prisonnier de conscience
Je connais une moniale bouddhiste qui avait fait ses études à
l’université de l’Indiana aux États-Unis et qui pratiquait au Vietnam.
Elle fut arrêtée par la police et jetée en prison pour ses actions en
faveur de la paix et de la réconciliation. Elle fit alors de son mieux
pour pratiquer dans sa cellule. C’était difficile car, lorsque les
gardiens de prison la voyaient pratiquer la méditation assise, ils
considéraient son attitude calme et paisible comme de la provocation.
C’est pourquoi ils lui interdisaient de s’asseoir en méditation. Elle
était donc contrainte d’attendre l’extinction des feux pour pouvoir
s’asseoir et pratiquer. Ils essayaient de tout lui confisquer, jusqu’à sa
liberté de pratiquer. Malgré ces conditions difficiles, elle persévéra.
Elle pratiquait la méditation marchée dans l’espace minuscule de sa
cellule. Elle pouvait aussi parler avec douceur et gentillesse à ses
codétenues. Grâce à sa pratique, elle était en mesure de les aider à
moins souffrir.
J’ai un autre ami vietnamien qui a été interné dans un camp de
« rééducation » dans le nord du Vietnam, au fin fond de la jungle.
Pendant ces quatre années, il pratiqua la méditation et parvint à
conserver sa paix intérieure. Lorsqu’il fut libéré, son esprit était aussi
tranchant qu’une épée. Il savait qu’il n’avait pas perdu son temps
pendant quatre ans, et qu’au contraire, il s’était « rééduqué » par la
méditation.
Beaucoup de choses peuvent nous être confisquées, mais personne
ne pourra jamais nous voler notre détermination ni notre liberté.
Personne ne pourra jamais nous voler notre pratique. Même dans des
cas extrêmes, il est possible de préserver notre bonheur, notre paix et
notre liberté intérieure. Tant que nous serons capables de respirer, de
marcher et de sourire, nous pourrons être heureux et en paix.
Je viens du Centre
Un jour, tandis que je participais à une manifestation à
Philadelphie pour faire cesser la guerre du Vietnam, un journaliste
me demanda : « Venez-vous du Nord ou du Sud ? » Selon lui, si j’étais
du Nord, j’étais antiaméricain, un communiste, et si j’étais du Sud,
j’étais un anticommuniste. Je marchais en pleine conscience et il
tenait le micro devant moi. Je m’arrêtai un instant et lui répondis :
« Je viens du Centre. »
Parfois, les gens ont des idées préconçues, une certaine vision de
la réalité, et ils veulent vous enfermer dans une boîte. Mais que se
passe-t-il si vous n’entrez dans aucune des catégories formées par leur
esprit ? C’est la réalité qui compte, pas le terme employé pour la
décrire. Un nom n’est qu’une désignation conventionnelle, ce n’est
pas la réalité. Nous devons nous entraîner à regarder profondément
dans la nature véritable de la réalité.
Quand nous pensons à Paris, nous avons une certaine idée, une
certaine vision de Paris et des mots pour la décrire. Mais Paris est très
différent de cette idée et des mots que nous employons pour la
définir. Peut-être avons-nous visité Paris pendant quelques jours et
nous croyons le connaître. Pourtant, il y a des gens qui vivent à Paris
depuis dix ou vingt ans et qui n’ont pas encore découvert toute la
vérité sur cette ville. Nous ne devrions pas confondre l’appellation ou
l’idée avec la réalité.
Un jour, à la fin des années 1980, alors que je donnais une
conférence à Amsterdam, un théologien se leva et me posa une
question sur une phrase tirée d’Un lotus dans une mer de feu, un livre
que j’ai écrit en 1967. Je le regardai et répondis : « Je n’ai pas écrit ce
livre. » Il fut très choqué. Mais en vérité j’étais un être vivant devant
lui, et il s’intéressait à un fantôme de vingt ans auparavant. En 1967,
la situation était très différente, que ce soit au Vietnam ou dans le
monde. Chacun de nous est constamment en train de changer. Ne
restons pas emprisonnés dans l’idée de ce que nous étions il y a de
nombreuses années.
« On n’est pas en Chine ! »
En 1966, alors que j’étais aux États-Unis, je donnai un soir une
conférence dans une église à Minneapolis. Une fois la conférence
terminée, j’étais très fatigué. Je retournai à ma chambre en marchant
lentement pour pouvoir apprécier l’air frais et agréable de la nuit, qui
me nourrissait et m’apaisait.
Tandis que je marchais en pleine conscience, faisant chaque pas
dans la liberté, une voiture arriva par-derrière et s’arrêta
brusquement juste à côté de moi. Le chauffeur ouvrit la porte
violemment, me lança un regard noir et cria : « On est aux États-Unis
ici, on n’est pas en Chine ! » avant de repartir en trombe. Peut-être
s’était-il dit : « Qui est ce Chinois qui ose marcher en toute liberté sur
le sol américain ? », trouvant cela insupportable. Ou peut-être avait-il
pensé : « On est aux États-Unis, seuls les Blancs peuvent vivre ici. Toi,
le Chinois, comment oses-tu être là, comment oses-tu marcher aussi
librement ? Tu n’as pas le droit de marcher comme ça. On est aux
États-Unis ici ; on n’est pas en Chine ! »
Je n’étais pas en colère (ce qui était une bonne chose), je trouvais
la situation plutôt drôle. Je me dis : « S’il s’était arrêté ne serait-ce
qu’un instant, je lui aurais répondu : “Je suis entièrement d’accord
avec vous, on est aux États-Unis ; on n’est pas en Chine. Pourquoi
faut-il que vous me criiez dessus ?” »
Nous savons que la graine de discrimination repose en chacun de
nous. Je me suis fait injurier par toutes sortes de gens de toutes les
couleurs. L’opprimé et l’oppresseur sont présents en chacun de nous,
et notre pratique, c’est d’atteindre la sagesse de non-discrimination.
Quand les gens nous qualifient d’afro-américains, nous devrions
répondre « oui ». Quand ils nous qualifient d’africains, nous
répondons « oui », et quand ils nous qualifient d’américains, nous
répondons aussi « oui ». Quand les gens nous appellent par le nom de
victimes de discrimination, nous répondons « oui ». Et quand ils nous
appellent par le nom de ceux qui font de la discrimination, nous
répondons aussi « oui ». Ils font tous partie de nous. En chacun de
nous, il y a à la fois la victime de la discrimination et celui qui en est
l’auteur.
Alfred Hassler
Mon ami Alfred Hassler travaillait pour le Mouvement
international de la réconciliation à Nyack, dans l’État de New York.
Avec le Pr George Kahin de l’université Cornell, ils m’ont fait venir
aux États-Unis pour parler de la guerre du Vietnam. Alfred a organisé
pour moi une tournée de conférences dans des églises et des
universités à travers les États-Unis en 1966.
Il a passé beaucoup de temps à travailler avec nous pour
sensibiliser le peuple américain aux souffrances du peuple vietnamien
victime de cette guerre. Œuvrer pour la paix lui apportait beaucoup
de bonheur et de plaisir. Après la tournée en Amérique du Nord, il
m’a également aidé à organiser des tournées en Europe, en Asie et en
Australie. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble.
Un jour, bien des années plus tard, je m’apprêtais à offrir une
retraite de pleine conscience au nord de l’État de New York quand
j’appris qu’Alfred était mourant et qu’il avait été hospitalisé dans un
établissement catholique de la ville de New York. L’hôpital n’étant pas
loin, quelques moines et moniales qui lui étaient proches, dont Sœur
Chân Không et moi-même, décidèrent de faire un détour pour lui
rendre visite. À notre arrivée, Alfred était déjà dans le coma. Son
épouse Dorothy et sa fille Laura étaient présentes. Elles furent
vraiment heureuses de nous voir.
J’entrai dans la chambre d’Alfred avec Sœur Chân Không. Cela
faisait quelque temps qu’il était dans le coma et il ne se réveilla pas
immédiatement. Sœur Chân Không commença à lui chanter une
chanson que j’avais écrite : « Ce corps n’est pas moi ; je ne suis pas
limité par ce corps. Je suis la vie sans limites. Ma nature est la nature
de la non-naissance et de la non-mort. »
Lorsqu’elle répéta cette chanson pour la troisième fois, Alfred
reprit conscience. Ne croyez pas que, quand quelqu’un est dans le
coma, vous ne pouvez plus communiquer avec lui. Parlez-lui, quel
que soit son état. D’une manière ou d’une autre, il percevra votre
message.
Sœur Chân Không se mit alors à lui rappeler le temps où nous
œuvrions tous ensemble pour la paix. Elle lui remémora maintes
anecdotes de notre lutte commune : « Alfred, te souviens-tu du jour
où, à Rome, trois cents prêtres catholiques ont porté les noms de trois
cents moines bouddhistes vietnamiens jetés en prison parce qu’ils
avaient refusé d’entrer dans l’armée ? Alfred, te souviens-tu du temps
où nous étions à Copenhague ? »
Elle continua à évoquer les bons souvenirs de cette époque où
nous avons œuvré ensemble pour la paix. Je lui massais les pieds et
Sœur Chân Không lui remémorait ces souvenirs. Soudain, Alfred
ouvrit la bouche et dit : « Merveilleux, merveilleux. » Puis il sombra à
nouveau dans le coma.
Il commençait à faire nuit et comme nous devions donner le
premier enseignement de la retraite ce soir-là, nous devions partir. Le
lendemain matin, j’appris par sa fille qu’Alfred était mort quelques
heures après notre départ, très paisiblement et sans douleur.
Appelez-moi par mes vrais noms
Au cours de mes premières années d’exil en France, j’entendis un
jour l’histoire d’une petite fille de onze ans qui avait fui le Vietnam
avec sa famille et d’autres boat people. Elle avait été violée par un
pirate, sur le bateau, devant tout le monde. Quand son père avait
essayé d’intervenir, le pirate l’avait jeté en mer. Après avoir été violée,
l’enfant sauta dans l’océan pour se suicider. Nous apprîmes la
nouvelle de cette tragédie un jour où nous étions en train de
travailler au bureau de la Délégation bouddhiste pour la paix à Paris.
Je fus si affecté par cette terrible nouvelle que je ne pus pas dormir ce
soir-là.
Ce soir-là en méditation assise, je me visualisai comme un petit
garçon né au sein d’une famille de pêcheurs très pauvres sur la côte
thaïlandaise. Mon père était un pêcheur ; il ne savait pas lire ; il
n’était jamais allé à l’école ni au temple ; il n’avait jamais reçu aucun
enseignement bouddhiste ni aucune éducation. Les hommes
politiques, les éducateurs et les travailleurs sociaux thaïlandais
n’avaient jamais aidé mon père. Ma mère non plus ne savait ni lire ni
écrire, et elle ne savait pas éduquer ses enfants. Dans la famille de
mon père, on était de pauvres pêcheurs depuis des générations : mon
grand-père et mon arrière-grand-père avaient eux aussi été des
pêcheurs. À l’âge de treize ans, je suis parti à la pêche, comme le
reste de ma famille. Je ne suis jamais allé à l’école, je ne me suis
jamais senti aimé, compris, et j’ai vécu dans cette pauvreté chronique
qui persiste de génération en génération.
Et puis, un jour, un autre jeune pêcheur est venu me voir en
disant : « Viens avec moi, partons au large de l’océan. Il y a des boat
people qui passent près d’ici et ils ont souvent sur eux de l’or et des
bijoux, parfois même de l’argent. Il nous suffira d’un voyage pour
nous sortir de cette pauvreté. » J’ai accepté cette invitation en
pensant : « Nous pourrons emporter avec nous quelques-uns de leurs
bijoux seulement ; ça ne fera de mal à personne, et nous pourrons
ainsi en finir avec cette pauvreté. » C’est comme cela que je suis
devenu pirate. La première fois que je suis parti en pleine mer, je
n’étais même pas conscient d’être devenu un pirate. Une fois au large,
j’ai commencé à voir les autres pirates violer de jeunes femmes à bord
des bateaux. Je n’avais jamais touché une jeune femme ; je n’avais
même jamais pensé à prendre la main d’une jeune femme ni à sortir
avec elle. Mais là, sur ce bateau, il y avait une très belle jeune femme,
et aucun policier pour m’arrêter. J’ai vu d’autres hommes passer à
l’acte et je me suis dit : « Pourquoi ne pas essayer moi aussi ? Voilà
pour moi une occasion de découvrir le corps d’une jeune femme. » Et
je suis passé à l’acte.
Si vous aviez été là sur le bateau, une arme à la main, vous
m’auriez peut-être tiré dessus. Mais me tuer ne m’aurait pas aidé.
Personne ne m’a jamais appris à aimer, à comprendre, à voir la
souffrance des autres. Personne ne l’a jamais enseigné à mon père ni
à ma mère. Je ne sais pas ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, je ne
comprends pas les relations de cause à effet. Je vis dans l’ignorance.
Si vous aviez une arme, vous pourriez me tirer dessus et je mourrais.
Mais vous ne pourriez pas m’aider.
Tandis que je continuais ma méditation assise, je vis des centaines
de bébés nés ce soir-là sur la côte thaïlandaise dans des circonstances
similaires, dont beaucoup de petits garçons. Si les hommes politiques
et les ministres de la Culture pouvaient regarder profondément, ils
verraient que, vingt ans plus tard, ces bébés deviendraient des
pirates. Quand je fus capable de le voir, je compris les actes du pirate.
Quand je me mis dans la peau de ce petit garçon né dans une famille
sans éducation, dans la pauvreté de génération en génération, je
compris que je ne pouvais faire autrement que de devenir pirate.
Quand j’en pris conscience, je pus ressentir de la compassion pour ce
pirate.
Quand je vis ces bébés qui étaient nés et qui grandissaient sans
aucun soutien, je sus que je devais faire quelque chose pour qu’ils ne
deviennent pas des pirates. L’énergie d’un bodhisattva, un être
compatissant empli d’un amour sans limites, grandit en moi. Je ne
souffrais plus. Je pouvais embrasser non seulement la souffrance de
l’enfant de onze ans victime du viol, mais aussi la souffrance du
pirate.
Quand vous vous adressez à moi en m’appelant « Vénérable Nhat
Hanh », je réponds « oui ». Quand vous m’appelez par le nom de
l’enfant qui a été violée, je réponds aussi « oui ». Et si vous m’appelez
par le nom du pirate, je répondrai encore « oui ». En fonction de
l’endroit où je suis né et des circonstances dans lesquelles j’ai grandi,
j’aurais tout aussi bien pu être cette fillette ou le pirate.
Je suis l’enfant, en Ouganda ou au Congo, qui n’a que la peau sur
les os, les jambes maigres comme des baguettes. Et je suis aussi le
trafiquant d’armes, qui vend cette artillerie de la mort au Congo. Ces
pauvres enfants congolais n’ont pas besoin de bombes ; ils ont besoin
de nourriture. Mais ici, en Occident, nous vivons en produisant des
bombes et des armes à feu. Et si nous voulons pouvoir vendre ces
armes et ces bombes, nous devons créer des guerres. Si vous
prononcez le nom de cet enfant au Congo, je réponds « oui ». Si vous
prononcez le nom des fabricants de bombes et d’armes, je répondrai
aussi « oui ». Quand je suis capable de sentir que je suis tous ces gens-
là, ma haine disparaît et je suis déterminé à vivre de telle sorte que je
puisse venir en aide aux victimes des guerres, mais aussi à ceux qui
créent et perpétuent ces guerres et ces destructions.
Guérir les blessures de guerre
Nous avons organisé de nombreuses retraites de méditation pour
les vétérans américains de la guerre du Vietnam. Ce sont des gens
merveilleux, mais ils ne sont pas toujours faciles à vivre, parce que
beaucoup d’entre eux bataillent encore avec leurs souffrances. Au
cours d’une retraite au début des années 1990, un officier me raconta
qu’un jour il avait perdu quatre cent dix-sept personnes en une seule
bataille. Depuis ce jour, il devait vivre avec la douleur de cette perte.
Un soldat me confia au cours d’une retraite que c’était la première
fois en quinze ans qu’il se sentait en sécurité au sein d’un groupe.
Depuis quinze ans, il avait du mal à avaler des aliments solides, et il
ne parlait plus aux autres. Mais après avoir pratiqué l’assise et la
marche en pleine conscience pendant trois ou quatre jours, il
commençait à s’ouvrir et à parler aux personnes qui l’entouraient. Il
faut offrir beaucoup de bienveillance pour aider de telles personnes à
entrer à nouveau en contact profond avec la vie. Au cours de cette
retraite, nous nous encourageâmes mutuellement à revenir aux
nombreux éléments positifs et porteurs de guérison qui sont en nous
et autour de nous.
Nous prenions notre petit déjeuner en silence. Nous faisions des
pas en pleine conscience et en paix quand nous pratiquions la
méditation marchée, touchant la Terre avec amour et compassion.
Nous respirions en pleine conscience pour entrer en contact profond
avec l’air frais et nous regardions en profondeur dans notre tasse de
thé afin d’être vraiment en contact avec le thé, l’eau, les nuages et la
pluie. Nous nous asseyions ensemble, respirions ensemble, marchions
ensemble et essayions de tirer des leçons de ce que nous avions vécu
au Vietnam.
L’expérience des vétérans fait d’eux la flamme en haut de la
bougie, illuminant les racines de la guerre et le chemin qui mène à la
paix. Nous pouvons apprendre beaucoup de leurs souffrances. Rien
n’existe par soi-même ; nous sommes interdépendants ; nous ne
pouvons pas découper la réalité en morceaux. Mon bonheur est votre
bonheur ; ma souffrance est votre souffrance. Nous guérissons et
nous nous transformons ensemble. Chaque camp est « notre camp »,
il n’y a pas de mal absolu, pas d’ennemi.
La pratique est un bateau
J’ai rencontré un vétéran de la guerre du Vietnam qui avait tué
cinq enfants vietnamiens innocents et qui n’arrivait pas à se
pardonner son acte. Son unité était tombée dans une embuscade et
un grand nombre de ses amis avaient été tués ; seuls lui et quelques
autres soldats avaient survécu. Il était furieux. En représailles, il
tendit un piège dans le village où ses amis avaient péri. Il prépara des
sandwichs avec de la viande et d’autres ingrédients, ajouta de
l’explosif entre les tranches de pain et les déposa aux abords de
l’entrée du village.
Il se cacha ensuite pour observer ce qui allait se passer.
Rapidement, des enfants sortirent de chez eux, découvrirent les
sandwichs et commencèrent à les manger. Sous ses yeux, les enfants
se mirent à pleurer et à se tordre de douleur. Leurs parents couraient
en tous sens, en proie au désespoir. Ils voulaient appeler une
ambulance, mais ils vivaient dans un lieu très reculé et cela était
impossible. Le soldat savait que même si une ambulance avait pu
venir les chercher, il aurait été trop tard pour sauver ces enfants. Il les
regarda agoniser dans les bras de leurs parents.
Depuis qu’il était rentré aux États-Unis, il n’arrivait pas à dormir. Il
ne supportait pas de se retrouver seul dans une pièce avec des
enfants et, quand cela lui arrivait, il devait sortir le plus vite possible.
Il n’était parvenu à en parler à personne sauf à sa mère, mais elle
n’entendait pas sa souffrance. Elle ne pouvait que lui dire : « Mon fils
adoré, c’est la guerre. De telles choses peuvent se passer pendant la
guerre. » Cela ne l’aidait pas du tout, il continuait à souffrir. Il ne
pouvait pas se pardonner d’avoir tué ces cinq enfants.
Il raconta cette histoire au cours de la première retraite que nous
avions organisée pour les vétérans du Vietnam. C’était une retraite
très difficile. Beaucoup de vétérans étaient venus sur le conseil de
leur psychothérapeute, mais ils craignaient qu’il s’agisse d’une
embuscade pour les tuer, surtout après avoir appris que cette retraite
serait menée par un moine bouddhiste vietnamien.
Un jour, pendant la méditation marchée, je vis un vétéran qui
avançait en arrière du groupe, à une distance d’une vingtaine de
mètres environ. Quand quelqu’un lui demanda pourquoi il ne
marchait pas avec nous, il expliqua que, s’il y avait un guet-apens, il
aurait ainsi le temps de s’enfuir en courant. Un autre vétéran était
incapable de dormir en dortoir. Il avait monté dans les bois une tente
où il pouvait dormir seul et avait dressé des pièges tout autour pour
se protéger. De nombreux vétérans n’arrivaient pas à prononcer un
mot.
Un jour, je me tournai vers celui qui avait tué les cinq enfants avec
des sandwichs empoisonnés et je lui dis : « Vous avez tué cinq
enfants, c’est vrai, mais il est tout aussi vrai qu’aujourd’hui vous
pouvez sauver cinq enfants. »
Il y a des enfants qui meurent partout dans le monde, y compris
aux États-Unis, du fait de la violence, de la pauvreté et de
l’oppression. Dans certains cas, il suffirait d’un peu de médicaments,
de nourriture ou de vêtements chauds pour les sauver. Je proposai au
vétéran : « Pourquoi ne pas consacrer votre vie à sauver des enfants ?
Vous avez tué cinq enfants, mais à présent vous avez l’opportunité
d’en sauver cinquante. Dans le moment présent, vous pouvez guérir
le passé. »
La pratique de la pleine conscience est comme un bateau et, en
pratiquant la pleine conscience, vous vous offrez ce bateau. Tant que
vous continuerez à pratiquer, tant que vous resterez sur le bateau,
vous ne vous noierez pas et vous ne sombrerez pas dans la rivière de
la souffrance.
Le vétéran assimila doucement ces paroles. Il consacra ensuite sa
vie à aider les enfants et, ce faisant, il guérit grâce à son travail.
L’instant présent renferme le passé et, si vous vivez profondément
dans le moment présent, vous pouvez guérir le passé. Vous n’avez pas
besoin d’attendre quoi que ce soit.
Les premières fleurs
J’ai grandi au Vietnam. Je suis devenu moine au Vietnam. J’ai
appris et pratiqué le bouddhisme au Vietnam. Et avant d’arriver en
Occident, j’ai enseigné le bouddhisme à plusieurs générations
d’étudiants au Vietnam. Mais je peux affirmer aujourd’hui que c’est
en Occident que j’ai réalisé ma voie.
En 1961, j’ai reçu une bourse de la Fondation d’Asie pour étudier
les religions comparées à l’université de Princeton et c’est là que j’ai
commencé à avoir de nombreuses visions profondes : les fleurs et les
fruits de ma pratique. Pour moi, aller à Princeton, c’était comme
entrer au monastère. En ce temps-là, c’était une université pour
hommes, où il n’y avait pas d’étudiantes, et je résidais à Brown Hall,
au Séminaire théologique. L’atmosphère était paisible et saine. C’était
si différent de l’intensité et de la pression que j’avais laissées derrière
moi au Vietnam. J’avais beaucoup de temps pour pratiquer la
méditation marchée sur les chemins de la faculté. C’est à Princeton
que j’ai vu ma première neige, mon premier printemps et mon
premier automne. C’est là que j’ai goûté pour la première fois la paix
qui rayonne quand on s’établit avec bonheur dans l’instant présent.
La pleine conscience est ma pratique fondamentale de méditation.
Être en pleine conscience signifie s’établir dans l’instant présent et
prendre conscience de tous les éléments, qu’ils soient positifs ou
négatifs, présents en nous et autour de nous. Nous apprenons à
nourrir ce qui est positif et à reconnaître, à embrasser et à
transformer ce qui est négatif.
Nous pouvons nous rappeler chaque jour que la pratique ne
consiste pas à nous rendre quelque part ni à réaliser quelque chose.
La pratique est en elle-même la joie et la paix que nous recherchons.
La pratique est notre destination. Chacun de nous peut s’établir avec
bonheur dans l’instant présent.
La Bambouseraie
Quand je suis rentré au Vietnam en 1964, après mon séjour aux
États-Unis, j’ai vécu dans le centre affairé de Saigon. Là-bas, j’ai fondé
l’université bouddhiste Van Hanh, publié La Voix de la marée
montante et préparé le terrain pour l’École de la jeunesse pour le
service social. Je passais le plus de temps possible au temple de la
Bambouseraie (le temple Truc Lâm), à Go Vâp, Gia Dinh, hors de la
ville, dont j’appréciais l’atmosphère calme et agréable.
Un matin, dans ma petite cabane à Truc Lâm, je me réveillai très
tôt, vers trois heures. Quand je posai mes pieds sur le sol en terre
battue, la fraîcheur de la terre me réveilla complètement. Je restai
dans cette position pendant près d’une heure. Tout en regardant par
la fenêtre la nature encore enveloppée par la nuit, j’écoutai les
premières cloches du matin. Même si je ne pouvais pas distinguer de
formes particulières, je savais que le prunier et le bosquet de
bambous étaient là. Dans la nuit sombre, je savais que vous étiez là,
parce que j’étais là.
Vous êtes là pour moi et je suis là pour vous ; c’est l’enseignement
de l’inter-être. La conscience est toujours conscience de quelque
chose ; la cognition inclut toujours à la fois le sujet et l’objet.
Le bras tendu de la cognition
En un éclair
Relie ce qui est à un million d’éons de distance,
Relie la naissance à la mort,
Et le connaisseur à la connaissance.
L’ESSOR DU VILLAGE
DES PRUNIERS
Un ermitage dans la tempête
Il y a une trentaine d’années environ, j’ai eu la grande joie de faire
une retraite solitaire dans l’ermitage de notre communauté des
Patates douces au nord de la France, dans la forêt d’Othe. J’aimais
m’asseoir et marcher au milieu des arbres. Un matin où le temps était
très beau, je décidai de passer la journée dans les bois. Je préparai
donc un bol de riz, des graines de sésame et une bouteille d’eau, et
me mis en route. J’avais prévu de passer toute la journée dehors
mais, vers trois heures de l’après-midi, des nuages noirs
commencèrent à se rassembler dans le ciel. Avant de quitter
l’ermitage ce matin-là, j’avais ouvert la porte et toutes les fenêtres
pour que le soleil et l’air frais puissent y pénétrer. Mais bientôt, le
vent se mit à souffler et je compris que je devais rentrer pour
m’occuper de l’ermitage.
En arrivant, je trouvai l’ermitage sens dessus dessous. Les papiers
que j’avais posés sur mon bureau avaient été éparpillés dans toute la
pièce par de fortes bourrasques de vent. Il y faisait froid et lugubre.
La toute première chose que je fis fut de fermer porte et fenêtres pour
que le vent ne puisse pas continuer à faire des ravages. Ensuite,
j’allumai un feu dans la cheminée et, une fois que le feu eut
commencé à prendre, je me mis à rassembler toutes les feuilles de
papier qui étaient par terre, je les rangeai sur la table, posai une
petite brique par-dessus et essayai de faire un peu d’ordre et de
ménage dans l’ermitage. Le feu de cheminée rendit bientôt
l’atmosphère chaleureuse, agréable et douillette. Je m’assis devant, en
réchauffant mes mains et en écoutant avec bonheur le chant du vent
et de la pluie au-dehors.
Il y a des jours où on a l’impression que ce n’est vraiment pas son
jour et que tout va de travers. Plus on fait d’efforts, plus la situation
empire. Tout le monde connaît cela. Dans ces moments-là, il vaut
mieux tout arrêter, rentrer chez soi, fermer toutes les fenêtres et
prendre refuge en soi-même. Les yeux, les oreilles, le nez, la langue,
le corps et l’esprit sont vos six fenêtres, que vous fermez quand vous
vous sentez sens dessus dessous. Fermez-les pour empêcher les
rafales de vent de s’y engouffrer et de vous rendre malheureux.
Fermez les fenêtres, fermez la porte et allumez un feu. Créez une
sensation de chaleur, de confort et de bien-être en pratiquant la
respiration en pleine conscience. Remettez en place tout ce qui s’est
dispersé en tous sens : vos sensations, vos perceptions, vos émotions ;
c’est une vraie pagaille à l’intérieur de vous. Reconnaissez et
embrassez chaque émotion. Rassemblez-les comme j’ai rassemblé
toutes les feuilles de papier qui étaient dispersées dans l’ermitage.
Pratiquez la pleine conscience et la concentration et rangez tout ce
qui est en vous. Cela vous aidera à rétablir le calme et la paix.
Si nous ne dépendons que des conditions externes, nous nous
perdrons. Nous avons besoin d’un refuge sur lequel nous pouvons
toujours compter ; ce refuge est l’île du soi. Fermement établis sur
notre île intérieure, nous sommes vraiment en sécurité. Nous pouvons
prendre le temps de nous retrouver, de nous rétablir et de devenir
plus forts, jusqu’à ce que nous soyons prêts à sortir à nouveau pour
nous engager dans le monde.
Même si vous êtes très jeune, vous pouvez trouver cette île en
vous-même. Chaque fois que vous souffrez et que tout semble aller de
travers, arrêtez tout et rendez-vous immédiatement sur cette île.
Prenez refuge dans votre île intérieure aussi longtemps que vous en
avez besoin. Ce peut être cinq, dix ou quinze minutes, ou encore une
demi-heure. Vous vous sentirez plus fort et beaucoup plus en paix
intérieurement.
Le bonheur d’avoir un sac de couchage
En 1969, à la demande de l’Église bouddhique unifiée du
Vietnam, j’ai aidé à constituer la Délégation bouddhiste pacifiste qui
devait participer aux négociations pour la paix à Paris. Cela faisait
trois ans que j’étais en exil et j’avais demandé l’asile à la France. Les
négociations avaient déjà commencé depuis quelque temps, mais
personne ne donnait la parole au peuple vietnamien, qui voulait la
paix et la fin de la guerre.
La Délégation bouddhiste pour la paix était basée dans un tout
petit appartement d’un quartier très pauvre, dans le
18e arrondissement. Beaucoup de gens vivaient dans ce logement, si
bien qu’il n’y avait pas toujours assez de place pour dormir par terre
et que Sœur Chân Không devait parfois aller dormir dans un
restaurant du quartier.
C’était un véritable défi que de trouver assez de nourriture et de
vêtements pour nous tous. Au lieu d’acheter du riz normal au
supermarché, nous devions aller dans une animalerie acheter des
brisures de riz, vendues comme nourriture pour oiseaux. Un jour, le
vendeur de l’animalerie nous demanda : « Comment se fait-il que
vous achetiez autant de riz ? Vous devez avoir beaucoup d’oiseaux à
la maison. » Nous lui répondîmes : « Oui, ils sont neuf en tout et
chacun d’eux est très gros ! » Et nous lui montrâmes par des gestes la
taille des oiseaux en question.
Malgré les difficultés, notre vie était pleine de bonheur. J’avais
trouvé un lieu où enseigner et je touchais un salaire de mille francs
par mois. D’autres membres de la délégation étaient aussi contraints
de trouver du travail. Sœur Chân Không, autrefois professeure dans
une université de Saigon, enseignait les mathématiques et donnait
des cours particuliers à de jeunes étudiants pour compléter nos
revenus. Je pus suivre une formation en imprimerie professionnelle.
Nous avions une presse et nous imprimions des livres pour les
réfugiés afin de les aider à soulager leurs souffrances, mais aussi à
apprendre une langue étrangère pour qu’ils puissent s’installer dans
d’autres pays.
Treize ans plus tard, nous avons trouvé du terrain dans le sud-
ouest de la France, où nous avons fondé le centre de pratique de
pleine conscience du Village des Pruniers. Je n’ai jamais voulu bâtir
un monastère qui soit beau et luxueux. Chaque fois que nous
recevions des dons, nous les envoyions au Vietnam pour soulager les
victimes de la faim et des inondations. Il y a aujourd’hui encore
beaucoup de gens qui viennent au Village des Pruniers et dorment
dans des sacs de couchage. Jusqu’à ce jour, Sœur Chân Không dort
encore dans un sac de couchage. Je dormais sur un matelas en
mousse très fin posé sur une planche en bois soutenue par quatre
briques, une à chaque coin. Dormir dans un sac de couchage sur des
planches en bois ne nous empêchait pas d’être heureux.
La Peugeot
Dans les années 1970, quelque temps après être arrivé en France,
notre groupe a acheté une petite voiture d’occasion, une Peugeot.
Nous avons voyagé à travers toute l’Europe à bord de cette voiture, et
nous nous en sommes servis pour transporter non seulement des
gens, mais aussi du sable, des briques, des outils, des livres, de la
nourriture et de nombreux matériaux pour les débuts de la
communauté des Patates douces, dans un vieux corps de ferme non
loin de Troyes. Nous avons utilisé cette voiture pour couvrir tous nos
besoins et nous l’avons gardée pendant de nombreuses années.
Quand elle est devenue trop vieille pour rouler, nous avons eu du mal
à nous en séparer. Nous étions attachés à notre petite Peugeot, parce
que nous avions traversé tellement de choses ensemble ! Elle avait
survécu à des pannes, à de nombreux accidents et à un nombre
incalculable de réparations. Mes amis et moi étions tristes le soir où
nous avons dû l’abandonner.
Je ne sais pas si les gens entretiennent aujourd’hui un lien
profond avec ce qu’ils achètent. Beaucoup de gens éprouvent un vif
désir de posséder ce qui vient de sortir, et les industriels ainsi que les
publicitaires ne l’ignorent pas. Ce n’est pas un hasard si, de nos jours,
les objets ne sont pas faits pour durer.
Les objets de notre désir changent constamment. Et nos désirs
pour les objets que nous consommons changent aussi d’un moment à
l’autre. Nous sommes toujours en train de courir après quelque chose
de nouveau. Si, dans un premier temps, nous sommes fiers de ce que
nous avons acheté, nous le considérons rapidement comme quelque
chose d’acquis. Cela nous ennuie, nous le jetons et nous achetons
quelque chose d’autre.
Au fur et à mesure que nous développons notre pleine conscience,
nous reprenons possession de notre vie. Nous commençons à nous
rendre compte de tout ce temps que nous perdons à consommer sans
raison. En regardant profondément, nous voyons qu’une
consommation vide de sens ne nous apporte pas un bonheur durable,
mais plutôt de la souffrance.
M. Mounet et les cèdres
La première propriété que nous avons achetée pour le Village des
Pruniers était une vieille ferme dotée de vingt et un hectares de terres
cultivées et plusieurs bâtiments en pierre : une grande grange, des
étables et des hangars.
Nous y avons planté mille deux cent cinquante pruniers, achetés
grâce aux dons des enfants qui venaient pratiquer avec nous. C’est
pour cela que nous avons appelé notre centre « le Village des
Pruniers ». Beaucoup d’enfants ont économisé leur argent de poche
pour pouvoir acheter des pruniers. Il fallait à l’époque vingt-cinq
francs pour acquérir un petit prunier. Nous en avons planté mille
deux cent cinquante, car c’était le nombre de moines et de moniales
qui formaient la Sangha originelle du Bouddha. Nous avions
l’intention de faire sécher une partie des prunes pour les transformer
en pruneaux et de faire aussi de la confiture de prunes, le tout pour
récolter des fonds que nous pourrions envoyer au Vietnam afin
d’aider les enfants qui avaient faim. Nous n’étions que très peu de
moines et de moniales en ce temps-là et nous nous occupions de
nombreux réfugiés, qui étaient très faibles du fait des épreuves de la
guerre et de leur périple pour arriver jusqu’en France. Rénover cette
propriété en ruine pour la rendre habitable représentait beaucoup de
travail et, outre ce dur labeur, nous devions apprendre à jardiner
dans un climat très différent de celui de notre terre natale.
Nous avons eu la chance extraordinaire d’avoir comme voisin un
véritable bodhisattva, M. Mounet. La maison où il habitait était le
corps de ferme original de la propriété et se trouvait tout près de chez
nous. Il nous a beaucoup aidés, nous prêtant ses outils, nous
montrant quoi planter et à quelle époque, et il était toujours de
bonne humeur, quoi qu’il arrive. M. Mounet était un homme très
grand et très fort. Nous nous reposions beaucoup sur lui et nous
l’aimions de tout notre cœur.
Je fus sous le choc le jour où j’appris qu’il venait de décéder d’une
crise cardiaque, sans aucun signe avant-coureur. Nous préparâmes ses
funérailles avec beaucoup de soin, en lui envoyant notre soutien et
notre énergie spirituelle de tout notre cœur. Une nuit, j’étais
tellement peiné par la perte de notre ami que je n’arrivais pas à
dormir. Tandis que je pratiquais la méditation marchée pour apaiser
la tristesse de ce deuil, l’image de M. Mounet surgit dans mon esprit.
C’était bien M. Mounet, cela ne faisait aucun doute, mais ce n’était
pas le M. Mounet que j’avais connu. C’était M. Mounet enfant, qui
arborait le sourire du Bouddha, calme et heureux. C’était la bonté de
M. Mounet qui me souriait, toujours vivante en moi.
La perte d’un ami comme M. Mounet était vraiment douloureuse.
Je devais prononcer un discours le lendemain matin. Je voulais
dormir, mais je n’y arrivais pas, alors je pratiquai la respiration
consciente. C’était une froide nuit d’hiver, j’étais couché sur mon lit et
je visualisais les beaux arbres dans la cour de mon ermitage.
Quelques années plus tôt, j’avais planté trois beaux cèdres, des
cèdres de l’Himalaya. Ils étaient déjà très grands et, pendant la
méditation marchée, j’aimais m’arrêter devant ces beaux cèdres et les
prendre dans mes bras en inspirant et en expirant. Les cèdres
répondaient toujours à mon étreinte, j’en suis sûr. Alors cette nuit-là,
allongé dans mon lit, je revins seulement à mon inspiration et à mon
expiration, devenant ces cèdres et mon souffle. Je me sentis
beaucoup mieux mais je ne pouvais toujours pas dormir.
Finalement, je me remémorai une charmante petite fille
vietnamienne surnommée « Petit Bambou ». Elle était venue au
Village des Pruniers quand elle avait deux ans et elle était si
mignonne que tout le monde voulait la prendre dans ses bras, surtout
les enfants. Petit Bambou avait rarement l’occasion de poser le pied à
terre ! Je pratiquai la respiration et le sourire, son image à l’esprit. En
quelques instants, je m’endormis profondément.
Nous avons tous besoin d’une réserve d’expériences et de
souvenirs qui soient suffisamment beaux, joyeux et puissants pour
nous aider à traverser les moments difficiles. Parfois, quand la
douleur qui nous accable est trop forte, nous n’arrivons pas à entrer
en contact avec les merveilles de la vie. Nous avons besoin d’aide.
Mais si notre réserve est remplie de joyeux souvenirs et de belles
expériences, nous pouvons les faire émerger dans notre conscience
pour nous aider à embrasser le bloc de douleur qui est en nous.
Peut-être avez-vous un ami proche qui vous comprend en
profondeur. Le simple fait d’être à ses côtés, sans mot dire, vous
apporte déjà un grand réconfort. Dans les moments difficiles, vous
pouvez inviter l’image de votre ami à se présenter à votre conscience
et à respirer avec vous. Vous vous sentirez tout de suite mieux.
Chaque fois que vous êtes avec votre ami, vous arrivez à rétablir
l’équilibre en vous. C’est pourquoi, quand vous êtes assis avec lui, ou
quand vous marchez avec lui, il est important que vous pratiquiez la
pleine conscience, afin de pouvoir vraiment ressentir sa présence en
profondeur. Cela vous aidera à contacter votre force intérieure pour
pouvoir être solide quand vous vous retrouverez seul. Mais si vous
profitez juste de la présence de votre ami pour alléger vos
souffrances, son souvenir ne sera pas assez fort pour vous nourrir
quand vous rentrerez chez vous. Chaque expérience positive que nous
vivons profondément, en pleine conscience, est comme une bonne
graine semée dans notre conscience. Nous avons besoin de pratiquer
la pleine conscience tout le temps pour pouvoir semer en nous des
graines positives et porteuses de guérison. Plus tard, quand nous en
aurons besoin, elles pourront prendre soin de nous.
Les pins parasols
Nous avons organisé notre toute première retraite d’été pour les
familles à l’ermitage des Patates douces, au nord-est de la France.
Mais le centre était si petit qu’il n’y avait pas assez de place pour tout
le monde. Nous sommes donc partis vers le sud, à la recherche d’un
terrain où nous pourrions établir un centre de pratique permettant
d’accueillir plus de monde.
Quand nous avons découvert le Hameau du Haut, je l’ai aimé tout
de suite, tellement il était beau. J’ai vu le chemin que nous pourrions
utiliser pour notre méditation marchée et j’en suis tombé amoureux
au premier regard. Toutefois, le propriétaire de ce terrain, M. Dezon,
ne voulait pas le vendre. Il l’aimait tellement et il l’avait cultivé
pendant si longtemps !
Nous avons poursuivi nos recherches et, quelques jours plus tard,
le 28 septembre 1982, nous avons trouvé le Hameau du Bas, que
nous avons acheté. Mais comme nous avions encore envie d’acquérir
le Hameau du Haut, nous gardions un œil sur ce qui s’y passait. Or,
cette année-là, une averse de grêle avait détruit toutes les vignes de
M. Dezon. Il était très en colère et avait mis sa propriété en vente,
mais au prix fort, car il n’avait pas vraiment l’intention de la vendre.
Malgré cela, nous nous sommes portés acquéreurs parce que nous
aimions vraiment ce terrain.
Anh Thiêu arrivait du Vietnam en bateau, accompagné de sa
femme et de leurs deux enfants. Ils ont été les premières personnes à
nous aider à fonder le Village des Pruniers. Entre l’hiver 1982 et l’été
1983, nous avons eu beaucoup à faire. Début 1983, nous avons
entrepris de planter des arbres au Hameau du Haut. Les premiers
arbres étaient six pins parasols. La terre du Hameau du Haut était
très caillouteuse et nous avons dû faire appel à un agriculteur pour
creuser des trous avec sa machine pour pouvoir planter les arbres.
Nous avons mis un peu de fumier de bovin au fond de chaque trou. Il
pleuvait, ce jour-là, et tout le monde était trempé. Après, je suis
tombé malade et je suis resté alité pendant trois semaines. Tout le
monde était inquiet. Heureusement, au bout de quelque temps, j’ai
pu me lever et manger de la soupe de riz.
En ce temps-là, nous avions nommé notre nouvelle demeure le
« Village des Kakis ». Dans les années 1950, nous avions fondé la
communauté des Feuilles odorantes de Palmier dans la forêt de Dai
Lao, sur les hauts plateaux du centre du Vietnam, mais l’École de la
jeunesse pour le service social avait besoin d’un centre plus près de la
ville. Quand j’ai écrit le livre Le Miracle de la pleine conscience, j’ai
mentionné l’idée de fonder un centre de pratique appelé le « Village
des Kakis ». Huit ans plus tard, notre vision était devenue réalité.
Mais si nous avions pensé planter des kakis, nous nous sommes vite
rendu compte que ce n’était pas pratique, alors, au lieu de cela, nous
avons planté des pruniers. Nous étions très naïfs : nous croyions que,
si nous plantions beaucoup de pruniers, nous pourrions avoir assez
de revenus pour subvenir à nos besoins. Mais nous n’étions pas
arboriculteurs, et nous ne nous en sommes pas très bien sortis. Nous
avons pu apprécier plus de fleurs de prunier que de prunes. Le nom
« Village des Pruniers » était beau, aussi nous avons troqué celui de
« Village des Kakis » pour celui de « Village des Pruniers ».
La reliure
Les premières années du Village des Pruniers, je prenais vraiment
plaisir à relier des livres. J’utilisais une méthode simple. À l’aide d’une
brosse à dents, d’une petite roue et d’une brique réfractaire de deux
kilos environ, j’arrivais généralement à relier deux livres par jour.
Avant de commencer, je rassemblais toutes les pages et les disposais
dans l’ordre autour de plusieurs longues planches de bois. Ensuite,
j’allais et venais le long de ces planches et, quand j’en avais fait un
tour complet, je savais que j’avais le nombre de pages qu’il me fallait
pour une signature. Quand je marchais, je savais que je n’allais nulle
part ; je marchais donc lentement, rassemblant les pages une à une,
conscient de chaque mouvement, respirant doucement, conscient de
chaque respiration. J’étais en paix pendant que j’assemblais les pages,
pendant que je les collais ensemble et que je couvrais les livres.
Je savais qu’en une journée je ne pourrais pas confectionner
autant de livres qu’un relieur professionnel ou une machine, mais je
savais également que j’aimais mon travail. Si vous voulez gagner
beaucoup d’argent, vous devez travailler dur et vite, mais si vous
vivez simplement, vous pouvez travailler avec ménagement et en
pleine conscience.
Que pourriez-vous faire pour apprécier votre travail ?
Jus de pomme et pommes de pin
Un jour, quatre enfants étaient en train de jouer dans notre centre
des Patates douces, du côté de Troyes. Parmi eux, il y avait Thanh
Thuy, une petite fille de quatre ans. Les trois autres étaient ses
camarades de classe. Thuy a vécu avec nous pendant quelques mois,
le temps que son père trouve un travail à Paris. Les quatre enfants
étaient allés jouer sur la colline derrière la maison et ils revinrent au
bout d’une heure. Quand ils demandèrent à boire, je pris notre
dernière bouteille de jus de pomme artisanal pour leur en servir un
verre. Comme je servis Thuy en dernier, il y eut de la pulpe dans son
verre. Quand elle le remarqua, elle fit la moue et refusa de le boire.
Les quatre enfants repartirent jouer sur la colline. Thuy n’avait rien
bu.
Une demi-heure plus tard, alors que j’étais en train de méditer
dans ma chambre, je l’entendis appeler. Thuy voulait se servir un
verre d’eau fraîche, mais même sur la pointe des pieds, elle n’arrivait
pas à atteindre le robinet. Je lui rappelai que son verre de jus de
pomme était toujours sur la table et lui demandai de le boire d’abord.
Quand elle se tourna pour le regarder, elle vit que la pulpe s’était
déposée au fond du verre et que le jus était clair et avait l’air
délicieux. Elle s’approcha de la table et prit le verre entre ses mains.
Après en avoir bu la moitié, elle le reposa et demanda : « Est-ce que
c’est un autre verre de jus de fruits, grand-père moine ? » (Grand-père
moine est un surnom que les enfants vietnamiens utilisent
fréquemment quand ils s’adressent à un moine âgé.)
« Non, répondis-je. C’est le même que tout à l’heure. Il est resté
assis tranquillement pendant quelque temps et, à présent, il est clair
et délicieux. » Thuy regarda à nouveau le verre. « C’est vraiment bon.
Est-ce qu’il a médité comme toi, grand-père moine ? » Je ris et lui
caressai la tête. « Disons plutôt que j’imite le jus de pomme quand je
m’assois en méditation ; c’est plus proche de la réalité. »
Thuy était certaine que le jus de pomme s’était assis quelque
temps pour se clarifier, tout comme le faisait son grand-père moine.
Je pense que Thuy, qui n’avait pas encore quatre ans et demi, avait
déjà compris le sens de la méditation sans avoir besoin d’explication.
Le jus de pomme était devenu clair après s’être reposé quelque temps.
De même, si nous nous reposons en méditation un moment, notre
esprit devient clair lui aussi. Cette clarté nous rafraîchit et nous
apporte force et sérénité. Et quand nous nous sentons revigorés, notre
entourage aussi est revigoré.
Cette nuit-là, après que les enfants étaient allés se coucher, un ami
arriva. Je versai le fond de la bouteille de jus de pomme dans un
verre et le déposai sur la table au milieu de la salle de méditation.
Puis j’invitai mon hôte à s’asseoir très calmement, à l’instar de ce jus
de pomme.
Un autre jour, pendant les vacances scolaires, je me promenais
avec Thuy en ramassant des pommes de pin, quand elle m’expliqua
que la Terre donnait naissance aux pommes de pin afin que nous
puissions nous en servir pour démarrer les feux de cheminée et rester
bien au chaud tout l’hiver. Je répliquai alors que les pommes de pin
étaient là pour donner naissance à des bébés pins, pas pour allumer
des feux. Au lieu d’être déçue par mon explication, elle me regarda
avec des yeux encore plus pétillants.
Le bonheur d’écrire
Les premières années du Village des Pruniers, je m’installais
souvent dans une chambre du Hameau du Haut, dans la résidence
des moines, au premier étage du bâtiment en pierre, au-dessus de ce
qui était alors la librairie.
En ce temps-là, j’écrivais le livre Sur les traces de Siddhartha. Nous
n’avions pas encore de chauffage central ; il n’y avait qu’un poêle à
bois dans cette petite pièce et il faisait très froid. J’écrivais de la main
droite et je tendais la main gauche au-dessus du poêle. J’étais
vraiment heureux d’écrire. De temps en temps, je me levais pour me
préparer une tasse de thé. Pendant ces quelques heures que je passais
à écrire chaque jour, j’avais l’impression d’être assis au côté du
Bouddha et de prendre le thé avec lui. Je savais que les lecteurs
seraient très heureux de lire ce livre, parce que j’avais tant de
bonheur à l’écrire.
Écrire Sur les traces de Siddhartha n’était pas un dur labeur ;
c’était au contraire une immense joie et une période de découverte.
Certains chapitres étaient plus difficiles à écrire que d’autres. L’un
d’eux raconte l’épisode où le Bouddha donna les premiers
enseignements aux trois frères Kashyapa, qui sont devenus par la
suite ses disciples. Selon les textes anciens, le Bouddha aurait utilisé
son pouvoir magique pour les convaincre, mais je voulais, au
contraire, montrer qu’il avait simplement utilisé sa grande
compassion et sa grande compréhension. La capacité de compassion
et de compréhension du Bouddha est sans limites ; pourquoi aurait-il
eu besoin d’utiliser des pouvoirs miraculeux ? J’étais sûr que je
pourrais écrire le chapitre dans cette perspective. Ce fut pour moi le
passage le plus difficile du livre.
Le deuxième chapitre le plus ardu fut celui où le Bouddha vient
rendre visite à sa famille après son éveil. Bien qu’il soit à ce moment-
là un être éveillé, il est toujours le fils de ses parents et un frère pour
ses frères et sœurs. Je voulais raconter cet événement de telle sorte
que l’on puisse voir ses qualités humaines. Je voulais montrer qu’il
était naturel quand il a pris la main de son père lors de leurs
retrouvailles, quand il était avec sa petite sœur, avec son ancienne
épouse Yasodhara et avec son fils Rahula. Si j’ai pu relater ainsi ces
événements, c’est parce que je sentais en moi le soutien des maîtres
ancestraux. Le but de Sur les traces de Siddhartha est d’aider les
lecteurs à redécouvrir le Bouddha en tant qu’être humain. J’ai essayé
de balayer les halos mystiques qui entourent souvent le Bouddha. Si
nous ne pouvons pas voir le Bouddha comme un être humain, il nous
sera difficile de nous sentir proches de lui et de le comprendre.
Le thé au lotus
Autrefois, au Vietnam, les gens se rendaient sur un étang aux
lotus à bord d’une petite barque pour déposer quelques feuilles de thé
au creux d’une fleur de lotus ouverte. La fleur se fermait le soir et
parfumait le thé pendant la nuit. Puis, dans la paix de l’aurore, quand
la rosée scintillait encore sur les grandes feuilles de lotus, ces mêmes
personnes remontaient à bord du bateau avec leurs amis pour aller
recueillir le thé. Ils emportaient avec eux tout ce dont ils avaient
besoin pour préparer ce thé parfumé et délicieux : de l’eau fraîche, un
réchaud, de petites tasses et une théière. Alors, à la lumière douce et
belle du matin naissant, ils préparaient le thé sur place, savourant la
matinée et le thé sur l’étang aux lotus. De nos jours, il se peut que
nous ayons un étang aux lotus, mais nous n’avons sans doute plus le
temps de nous arrêter pour le regarder, sans parler de préparer le thé
et de le boire comme autrefois.
Au Village des Pruniers, nous organisons souvent des méditations
du thé. Ces méditations du thé sont des vestiges de l’époque où nous
passions deux ou trois heures à ne boire qu’une tasse de thé. Nous
prenons le temps de préparer tout en avance afin de pouvoir
apprécier une atmosphère calme et paisible. Nous disposons les
coussins et les tapis en cercle et préparons un beau bouquet de fleurs
et quelques bougies que nous plaçons au centre. Ensuite, nous nous
rassemblons pour savourer une tasse de thé, un biscuit et la
compagnie de nos amis pendant environ une heure et demie. Nous
n’avons rien à faire et nulle part où aller. Dans cette atmosphère
sereine, intime et informelle, nous partageons des poèmes, des
chansons, des histoires… tout ce qui vient de la profondeur de notre
cœur. En général, il suffit de quelques minutes pour boire une tasse
de thé, mais, en prenant le temps d’être vraiment présents les uns
pour les autres, nous nourrissons notre compréhension et notre
bonheur mutuels.
Entre frère et sœur
Il y avait un petit garçon qui venait au Village des Pruniers chaque
année avec sa petite sœur. Chaque fois qu’il tombait et qu’il se faisait
mal, au lieu de lui venir en aide, son père lui criait dessus. Le petit
garçon avait fait le vœu de ne pas être comme son père quand il
serait grand. Il s’était promis que, s’il avait des enfants, il ne leur
crierait pas dessus quand ils tomberaient et se feraient mal ; il
essaierait au contraire de leur venir en aide. Il y était fermement
résolu.
Et puis un été, alors qu’ils étaient au Village des Pruniers, la petite
sœur de ce garçon était en train de jouer avec une autre petite fille
sur un hamac, quand ce dernier se cassa. Elle tomba et se mit à
saigner du genou. Le petit garçon sentit la colère monter en lui, et il
avait envie de lui crier : « Comment peux-tu être aussi stupide ? »
Comme il avait appris à pratiquer la reconnaissance simple de ses
sentiments et à ne pas réagir sous le coup de la colère, il s’arrêta à
temps et ne cria pas. Il préféra tourner le dos à sa sœur pour aller
pratiquer la marche lente et se calmer. Tandis qu’il marchait, il
reconnut que l’énergie de colère qu’il ressentait en lui avait été
transmise par son père. S’il ne pratiquait pas la respiration en pleine
conscience et la méditation marchée dans le calme et la paix, il
deviendrait exactement comme son père. C’est ce que l’on appelle en
sanscrit le samsara, la continuation habituelle des comportements
négatifs ou destructeurs. Le petit garçon eut soudain un vif désir de
rentrer chez lui pour inviter son père à pratiquer la méditation assise
avec lui. Quand cette belle intention surgit en lui, toute sa colère et
tout son ressentiment envers son père commencèrent à se dissoudre.
Ce garçon n’avait que douze ans. Pour un adulte, mais plus encore
pour un jeune de douze ans, avoir une vision profonde qui
transforme notre souffrance est vraiment une réalisation
remarquable. S’il en a été capable, nous en sommes sans doute
capables nous aussi.
Le tilleul
Au Village des Pruniers, nous avons un beau tilleul qui offre
chaque été beaucoup d’ombre et de joie à des centaines de visiteurs.
Un jour, au cours d’une grosse tempête, il perdit de nombreuses
branches et faillit mourir. Quand je vis le tilleul après la tempête, j’eus
envie de pleurer. J’éprouvais le besoin de toucher son tronc, mais cela
me faisait mal parce que je pouvais sentir que l’arbre souffrait. Je
résolus donc de trouver des moyens de l’aider. Heureusement, un de
mes amis était un médecin des arbres. Il soigna si bien le tilleul que
celui-ci fut ensuite encore plus fort et plus beau qu’autrefois. Notre
centre ne serait pas le même sans cet arbre. Chaque fois que j’en ai
l’occasion, je touche son écorce et j’entre en contact profond avec lui.
Les arbres sont comme nos grands frères et grandes sœurs. Nous
devons prendre soin d’eux et les traiter avec beaucoup de respect.
Soyez aussi loyaux envers eux que vous le seriez avec les membres de
votre famille et vos amis les plus proches.
Apprendre à étreindre une personne
La première fois que j’ai appris à serrer quelqu’un dans mes bras,
c’était à Atlanta en 1966. Une poétesse m’avait emmené à l’aéroport
et, au moment de nous dire au revoir, elle me demanda : « Est-ce
qu’on a le droit de serrer un moine bouddhiste dans ses bras ? » Dans
mon pays, nous n’avons pas l’habitude d’être aussi expressifs en
public, mais je me fis cette réflexion : « Je suis un maître zen. Cela ne
devrait pas me poser de problème. » Alors, je lui répondis :
« Pourquoi pas ? », et je la laissai me prendre dans ses bras. Mais
j’étais plutôt raide. Une fois dans l’avion, je me dis que, si je voulais
travailler avec mes amis en Occident, je devrais apprendre la culture
occidentale. C’est ainsi que j’ai inventé la méditation de l’étreinte.
La méditation de l’étreinte est une combinaison de l’Orient et de
l’Occident. C’est comme les sachets de thé : le thé vient d’Asie, où
nous le récoltons et le faisons infuser précautionneusement ; mais
quand il est arrivé en Occident, le thé s’est transformé en infusettes,
qui sont pratiques et permettent d’avoir du thé rapidement.
Selon la pratique de la pleine conscience, il faut vraiment
étreindre la personne qui est dans vos bras. Vous devez la rendre très
réelle dans vos bras. Vous ne le faites pas juste pour la forme, en lui
tapotant le dos deux ou trois fois pour faire semblant d’être là. Soyez
au contraire vraiment là, pleinement présent. Respirez consciemment
pendant qu’elle est dans vos bras et étreignez-la avec tout votre
esprit, votre corps et votre cœur. « En inspirant, je sais que cette
personne que j’aime est dans mes bras, bien vivante. En expirant, je
suis conscient qu’elle est très précieuse pour moi. » Pendant que vous
l’étreignez en inspirant et en expirant trois fois, la personne qui est
dans vos bras devient réelle et vous aussi devenez réel en même
temps. Quand vous aimez quelqu’un, vous voulez son bonheur. S’il
n’est pas heureux, vous ne pouvez pas être heureux non plus. Le
bonheur n’est pas une affaire individuelle. L’amour véritable exige une
compréhension profonde. En fait, l’amour est synonyme de
compréhension. Si vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas aimer
correctement. Sans compréhension, votre amour n’apportera que des
souffrances à l’autre personne.
Quelques clous
Je me souviens d’un jour où je suis allé au supermarché avec un
groupe d’enfants. Nous voulions fabriquer une table et nous avions
décidé d’aller ensemble acheter quelques clous. Avant de me rendre
au supermarché, je leur ai dit : « C’est une séance de méditation. »
Les enfants étaient très heureux de cette expédition spéciale. Nous
nous étions mis d’accord pour ne rien acheter d’autre que les
quelques clous dont nous avions besoin.
Je guidai les enfants tandis que nous marchions lentement et en
pleine conscience le long de chaque allée du supermarché, prenant le
temps de regarder tous les articles du magasin. Notre intention n’était
pas d’acheter plus, mais de regarder en profondeur. De temps en
temps, nous nous arrêtions et je pointais du doigt certains articles sur
les étagères en décrivant ce qu’ils contenaient, ce qui avait été
impliqué dans leur production et les conséquences de leur
consommation.
Nous pouvons profiter de ces occasions-là pour expliquer à nos
enfants pourquoi nous ne devrions pas consommer certains produits,
afin qu’ils apprennent à prendre soin d’eux, de leur entourage et de la
Terre. Certains articles vendus dans les supermarchés ont été
fabriqués par des enfants, des enfants qui n’ont pas la chance d’aller à
l’école. D’autres articles sont très toxiques et les produire pollue notre
planète. Nous devons apprendre à consommer de telle sorte que la
compassion reste présente dans notre cœur. En pratiquant la
consommation en pleine conscience, nous pouvons nous guérir,
guérir notre société et guérir la Terre.
Ce jour-là, avec les enfants, nous avons passé une heure et demie
au supermarché. Et tout ce que nous avons acheté a été une poignée
de clous.
La méditation de la mandarine
Il y a bien longtemps, j’ai fait la connaissance de Jim, un jeune
Américain qui m’avait demandé de lui enseigner la pratique de la
pleine conscience. Un jour que nous étions ensemble, je lui offris une
mandarine. Jim l’accepta, mais il continua à exposer les nombreux
projets dans lesquels il était impliqué : son travail pour la paix, la
justice sociale, etc. Pendant qu’il mangeait, il continuait de réfléchir
et de parler. J’étais à son côté tandis qu’il épluchait la mandarine et
gobait les quartiers sans retenue, les mâchant et les avalant
rapidement.
Je finis par lui dire : « Jim, stop ! » Il me regarda et j’ajoutai :
« Mange ta mandarine. » Il comprit. Il s’arrêta de parler et se mit à
manger beaucoup plus lentement et en pleine conscience. Il séparait
soigneusement chacun des quartiers restants, respirait leur délicieux
parfum, mettait un quartier à la fois dans sa bouche et sentait le jus
de mandarine sur sa langue. Il lui fallut plusieurs minutes pour
goûter et manger la mandarine, mais il savait qu’il n’y avait aucune
raison de se presser, qu’il avait assez de temps pour la savourer. En
mangeant ainsi, il savait que la mandarine était devenue réelle, que
celui qui la mangeait était devenu réel et que la vie aussi était
devenue réelle en cet instant. À quoi sert-il de manger une
mandarine ? Simplement à manger une mandarine. Pendant tout le
temps où vous mangez une mandarine, manger cette mandarine est
l’acte le plus important de votre vie.
La prochaine fois qu’au travail ou à l’école vous grignoterez
quelque chose comme une mandarine, posez-la dans la paume de
votre main et regardez-la de telle sorte qu’elle devienne réelle. Vous
n’avez pas besoin de prendre beaucoup de temps pour cela, deux ou
trois secondes suffisent. En la regardant, vous pourrez voir un bel
arbre, une fleur, le soleil et la pluie, et vous pourrez voir aussi un fruit
minuscule en train de se former. Vous pourrez voir la continuation du
soleil et de la pluie, et la transformation du bébé fruit devenu cette
mandarine mûre dans votre main. Vous pourrez voir la couleur
évoluant du vert à l’orange, et vous pourrez voir la maturation de la
mandarine, qui devient plus sucrée. En regardant ainsi la mandarine,
vous verrez que tout ce qui existe dans le cosmos est en elle : le soleil,
la pluie, les nuages, les arbres, les feuilles, tout ce qui existe. En
épluchant la mandarine, en la sentant et en la goûtant, vous pourrez
éprouver beaucoup de bonheur.
Ratisser les feuilles
En automne, j’aime ratisser les feuilles autour de mon ermitage au
Village des Pruniers. Je le fais tous les trois jours environ, à l’aide
d’un râteau à feuilles. Je sais que je ratisse les feuilles entre autres
pour avoir un chemin propre et net sur lequel me promener et, quand
je le peux, pour y pratiquer la méditation du jogging. Quand je suis
en bonne santé, j’aime faire du jogging au moins deux fois par jour.
Je pratique le jogging en pleine conscience et le ratissage des feuilles
en pleine conscience.
Mais je ne ratisse pas seulement les feuilles pour avoir un joli
chemin sur lequel marcher ou courir. Je ratisse aussi les feuilles
simplement pour me réjouir de ratisser les feuilles. Je tiens donc le
râteau de telle sorte que je ressente du bonheur, de la paix et de la
solidité pendant tout le temps du ratissage. Je veux m’assurer que
chaque mouvement est un acte d’éveil, un acte de joie et un acte de
paix. Alors je ne me dépêche pas, car je vois que l’acte même de
ratisser est au moins aussi merveilleux que le résultat qu’il engendre.
Il me faut au moins ça pour être satisfait. Chaque mouvement que je
fais devrait m’apporter de la joie, de la solidité et de la liberté. Je
veux être complètement moi-même, complètement présent pendant
que je ratisse les feuilles. Ainsi, ratisser les feuilles ne se résume plus
à un moyen d’arriver à une fin que nous appelons « avoir un chemin
propre et net ». Ratisser les feuilles, c’est la vie elle-même.
Il faut peu de temps pour atteindre les fruits de la pratique du
ratissage. Si vous pouvez faire un seul mouvement en étant
complètement investi dans l’action de ratisser, vous serez récompensé
immédiatement. Chaque mouvement est un chef-d’œuvre.
Respirer et faucher
Avez-vous déjà utilisé une faux ? Il y a bien longtemps, j’avais
rapporté une faux pour essayer de couper l’herbe autour de mon
ermitage. J’ai mis plus d’une semaine à trouver le meilleur moyen de
l’utiliser. Votre posture est très importante, tout comme le port de la
faux et l’angle de la lame par rapport à l’herbe. J’ai découvert que si
je coordonnais le mouvement de mes bras au rythme de ma
respiration et que je fauchais sans me presser, en maintenant la
conscience de mes mouvements, je pouvais travailler pendant de
longues périodes. Sinon, j’étais déjà fatigué après dix minutes.
Un jour, un Français qui avait grandi dans l’Italie rurale est venu
rendre visite à mon voisin. Je lui ai demandé de me montrer
comment utiliser une faux. Il était bien plus doué que moi, mais il
avait à peu près la même position et les mêmes mouvements que moi.
J’ai été surpris de voir que, lui aussi, il coordonnait ses mouvements
et sa respiration. Après cela, chaque fois que j’apercevais un voisin en
train de faucher l’herbe, je savais qu’il était en train de pratiquer la
pleine conscience.
Aujourd’hui, quel que soit l’outil que j’utilise, qu’il s’agisse d’une
pioche, d’une pelle ou d’un râteau, je coordonne mon souffle avec
mes mouvements. Ce n’est pas facile de maintenir la pleine
conscience de la respiration pendant les travaux très physiques,
comme déplacer des rocs ou pousser une brouette bien remplie, mais
la plupart des travaux de jardinage (comme retourner la terre, tracer
des sillons, semer des graines, épandre du fumier ou arroser) peuvent
être réalisés dans la détente et la pleine conscience.
J’évite de m’épuiser ou de perdre mon souffle. Je pense qu’il vaut
mieux que je ne maltraite pas mon corps. Je dois en prendre soin et
le traiter avec respect, tout comme un musicien prend soin de son
instrument. Appliquer la « non-violence » à votre corps n’est pas
qu’un simple moyen de pratiquer la pleine conscience ; c’est une
pratique en soi. Votre corps n’est pas que le temple ; il est aussi le
sage.
Le professeur de mathématiques
Il y a un professeur de mathématiques canadien qui est venu à
plusieurs retraites de méditation au Village des Pruniers. Bien qu’il fût
un excellent professeur de mathématiques, il avait beaucoup de
difficultés dans sa classe depuis de nombreuses années, parce qu’il se
mettait facilement en colère. Quand il était énervé, il criait sur ses
élèves et leur lançait même parfois des craies à la figure. Il lui
arrivait, dans un accès d’irritation, d’écrire des commentaires sur
leurs devoirs comme : « Stupide ! »
Après avoir pratiqué la pleine conscience pendant quelque temps,
il s’est transformé de façon radicale. Il entrait dans la classe en
pratiquant la méditation marchée lente. Il s’approchait du tableau
pour l’effacer d’une manière extrêmement détendue. Ses étudiants,
surpris, lui demandaient : « Professeur, que se passe-t-il ? Vous êtes
malade ? » Il répondait alors en souriant : « Non, je ne suis pas
malade, j’essaie juste d’agir en pleine conscience. »
Comme il n’y avait pas de cloche en classe, il proposa qu’un élève
frappe dans ses mains tous les quarts d’heure et qu’à ce moment-là
toute la classe cesse de travailler pour pratiquer la respiration
consciente, se détendre et sourire. Ses étudiants aimaient pratiquer
avec lui et ils se mirent à l’apprécier de plus en plus. Au lieu d’écrire
sur leurs copies : « Stupide ! », il écrivait à présent : « Vous n’avez pas
compris ; c’est ma faute. » C’était un professeur en pleine conscience
et un professeur de pleine conscience.
Son cours devint un des plus populaires et des plus agréables de
l’école. Très vite, toutes les classes adoptèrent ses techniques.
Lorsqu’il atteignit l’âge de la retraite, il était tellement apprécié qu’on
lui demanda de rester encore quelques années.
Lentement, grâce à nos actions en pleine conscience, nous
pouvons nous transformer, transformer notre famille, notre école,
notre lieu de travail, notre quartier, notre ville, notre gouvernement
et le monde. Si vous êtes enseignant, parent, journaliste, thérapeute
ou écrivain, utilisez vos talents pour promouvoir ce changement.
Nous devrions pratiquer la méditation collectivement, parce que
regarder notre situation en profondeur n’est plus une affaire
individuelle. Nous devons combiner nos visions profondes
individuelles pour faire émerger une sagesse collective.
Un palmier dans mon jardin
Un jour que je visitais la Chine avec un groupe de mes disciples,
un abbé nous fit visiter le jardin de son temple. En montrant du doigt
un buisson, il déclara : « Aujourd’hui, quand les gens regardent les
feuilles et les fleurs, c’est comme s’ils étaient dans un rêve. » Chaque
fois que je marche, et surtout quand je marche dans les bois, je
m’applique à être en contact avec les plantes et les arbres de telle
sorte qu’ils soient réels, qu’ils ne soient pas un rêve. Et j’y arrive ! Une
nuit, j’ai rêvé que je pratiquais la méditation marchée au milieu des
palmiers. Les jeunes feuilles de palmier étaient fraîches, tendres et si
vertes. Les plantes et les arbres paraissaient si réels. Dans mon rêve,
je tendais les mains pour toucher en pleine conscience ces feuilles de
palmier, me délectant de leur exquise beauté. Si vous pratiquez
suffisamment bien la pleine conscience, vous pouvez être en pleine
conscience et entrer en contact avec les merveilles de la vie, même
dans vos rêves. Quand je me suis réveillé, je me suis dit que, dès que
je rentrerais en France, je planterais un palmier dans mon jardin.
Quand je suis rentré chez moi, je suis allé dans une pépinière, où
j’ai trouvé un très joli petit palmier que j’ai invité à venir dans mon
jardin. On peut dire que ce palmier ne vient pas seulement de la
pépinière, mais également de mon rêve. Je l’ai planté de façon à
pouvoir le voir de ma fenêtre et, au printemps, il offre de belles
fleurs. Chaque fois que je fais une pause dans mon travail d’écriture
ou d’édition, je regarde par la fenêtre et je le vois. Il fait partie de ma
Sangha, me rappelant d’être heureux, d’apprécier chaque moment de
la vie quotidienne.
Chaque village, chaque quartier ou communauté devrait avoir un
petit parc, un lieu calme, tranquille et beau où les familles puissent
venir s’asseoir ensemble pour s’offrir mutuellement paix et
tranquillité. Dans ce parc, vous pourriez planter des arbres que vous
auriez envie d’admirer et dont vous aimeriez vous occuper, tout
comme je suis heureux de soigner ce petit palmier. Ensemble avec des
voisins, vous pourriez prendre soin du parc et vous lier d’amitié avec
les arbres. Vous pourriez créer un joli chemin de méditation marchée,
avec des endroits où les gens pourraient s’asseoir et juste s’asseoir,
sans avoir à parler ni à faire quoi que ce soit. Si vous savez vous
asseoir dans le calme, vous aurez assez de bonheur en vous.
Ne ratez pas les occasions que vous avez de vous asseoir sans vous
soucier de quoi que ce soit, sans avoir à penser à quoi que ce soit.
Déposez vos fardeaux, vos projets et vos préoccupations. Asseyez-
vous simplement et sentez que vous êtes en vie. Asseyez-vous avec
votre fils, votre fille, votre partenaire, votre ami. Cela suffit pour être
heureux.
Je suis amoureux
Chaque matin d’hiver quand je me réveille, je mets des vêtements
chauds et sors me promener autour du Hameau du Haut. En général,
il fait encore nuit et je marche doucement, conscient de la nature qui
m’entoure, du ciel, de la lune et des étoiles. Un jour, après avoir
marché ainsi, je rentrai dans ma cabane pour écrire cette phrase : « Je
suis amoureux de la Terre Mère. » J’étais aussi excité qu’un jeune
homme qui vient de tomber amoureux. Mon cœur battait la chamade.
C’est vrai : le simple fait de penser à me promener sur la Terre et à
profiter de la nature, de ses beautés et de ses merveilles remplit mon
cœur de joie. La Terre me donne tant. Je suis tellement amoureux
d’elle. Et c’est un amour merveilleux ; il n’y a pas de trahison. Nous
confions notre cœur à la Terre et elle nous confie tout son être.
La Terre Mère est réelle. Elle est une réalité vivante que vous
pouvez toucher, goûter, sentir, entendre et voir. Elle nous a donné la
vie. Et quand nous mourrons, nous retournerons à elle et elle nous
ramènera à la vie, encore et encore. Il y a des gens qui n’ont plus
d’espoir, qui sont fatigués de vivre sur Terre et qui prient pour
renaître ailleurs, dans un paradis sans souffrance. Mais ils ne sont
même pas sûrs qu’un tel endroit existe vraiment. Les astronomes ont
découvert de nombreuses galaxies éloignées de nous grâce à de
puissants télescopes, mais ils n’ont jamais rien trouvé d’aussi beau
que cette planète Terre. Où pouvez-vous avoir envie d’aller quand la
Terre Mère est si belle, toujours prête à vous embrasser et à vous
accueillir ?
J’ai appris que ma maison, mon pays, c’est la planète Terre
entière. Je ne limite pas mon amour à un minuscule lopin de terre en
Asie, au Vietnam. J’ai pu connaître de nombreuses transformations et
guérisons grâce à cette vision profonde. Si votre amour est encore
trop petit, élargissez votre cœur. Votre amour doit pouvoir embrasser
toute la planète Terre.
Le changement véritable ne pourra avoir lieu que quand nous
tomberons amoureux de notre planète. Seul l’amour peut nous
montrer comment vivre en harmonie avec la nature et ceux qui nous
entourent, et nous éviter de souffrir des effets dévastateurs des
changements climatiques. Quand nous reconnaissons les vertus et les
talents de la Terre, nous nous sentons connectés à elle, c’est alors que
peut naître l’amour. Nous voulons être connectés. C’est le sens de
l’amour : nous voulons ne faire qu’un. Quand vous aimez quelqu’un,
vous voulez prendre soin de lui comme vous prendriez soin de vous-
même. Quand nous aimons la Terre de cet amour-là, il s’agit d’un
amour réciproque. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour
la Terre et la Terre fera tout ce qui est en son pouvoir pour notre
bien-être.
Un vieil arbre qui porte de nouvelles
fleurs
Physiologiquement, je vieillis jour après jour. Mais on peut dire
aussi que je rajeunis de plus en plus. C’est très étrange. Chaque jour,
je me réveille avec de nouvelles visions profondes, comme un vieil
arbre qui produirait de nouvelles fleurs, et mon amour continue de
s’élargir.
Au Vietnam, il existe une variété de prunier qui a des fleurs jaunes
et qui peut vivre très longtemps. Il arrive parfois que son tronc soit
tordu. Au moment du nouvel an lunaire, il porte beaucoup de jolies
fleurs qui éclosent non seulement sur les petites branches délicates,
mais même à la base du tronc. J’ai la sensation d’être comme cet
arbre. Je me réveille le matin et une nouvelle vision profonde émerge
en moi. Elle apparaît sans effort et non par une pratique acharnée.
C’est comme quand vous semez une graine et que vous l’arrosez : elle
pousse naturellement.
Si vous venez chez moi en avril, dans le sud-ouest de la France,
vous ne verrez aucun tournesol. Pourtant, les agriculteurs ont déjà
semé. Ils ont épandu du fumier et du compost sur la terre et tout est
prêt pour les tournesols. Début juin, les pieds feront près de
cinquante centimètres de haut et, un mois plus tard, les tournesols
fleuriront partout. Notre pratique est de cultiver les bonnes graines
dans le terreau de notre esprit, en sachant qu’elles mûriront et
germeront à leur rythme. Si nous regardons suffisamment en
profondeur, nous pouvons déjà voir les tournesols en avril.
Jouer à cache-cache
Le patriarche zen Huyên Quang aimait beaucoup les fleurs de
chrysanthème. Il fut le troisième maître de l’école de la Forêt de
Bambous au Vietnam, aux XIIIe et XIVe siècles. Il vivait au temple Con
Son, au nord du Vietnam, où il avait planté des chrysanthèmes dans
tous les jardins alentour.
Quand nous aimons quelque chose, nous sommes attachés à sa
forme ; pourtant, nous savons qu’elle changera et mourra et cela nous
fait souffrir. Une fleur se manifeste : elle forme un bouton, éclôt, reste
avec nous le temps de quelques semaines, puis elle commence à se
modifier et ses pétales à flétrir peu à peu. Et, un jour, la fleur entière
tombe et meurt. Quand nous aimons un chrysanthème, nous devons
voir le chrysanthème en dehors de ces processus de naissance, de vie,
de transformation et de mort. Quand il se manifeste, nous sourions et
nous apprécions sa présence. Mais quand il se cache, nous ne
pleurons pas et nous ne sommes pas tristes. Nous lui disons :
« L’année prochaine, je te reverrai. »
Dans mon ermitage en France, il y a un cognassier du Japon. Il
fleurit généralement au printemps, mais une année, l’hiver a été si
doux que ses bourgeons sont apparus bien plus tôt. Une nuit, une
vague de froid a tout gelé. Le lendemain, pendant la méditation
marchée, j’ai vu que tous les boutons de cognassier avaient péri. En
découvrant cela, je me suis dit : « Cette année, nous n’aurons pas
assez de fleurs pour décorer l’autel du Bouddha au nouvel an. »
Mais, quelques semaines plus tard, le temps s’est radouci. Tandis
que je marchais dans le jardin, j’ai vu de nouveaux bourgeons
apparaître sur le cognassier, annonçant une nouvelle génération de
fleurs. J’ai demandé aux fleurs de cognassier : « Êtes-vous les mêmes
que celles qui sont mortes de froid, ou êtes-vous des fleurs
différentes ? » Les fleurs ont répondu : « Nous ne sommes pas les
mêmes et nous ne sommes pas différentes. Quand les conditions sont
suffisantes, nous nous manifestons, et quand les conditions ne sont
pas suffisantes, nous nous cachons. C’est aussi simple que cela. »
C’est ce que le Bouddha a enseigné. Quand les conditions sont
suffisantes, les choses se manifestent. Quand les conditions ne sont
plus suffisantes, elles se retirent. Elles attendent le bon moment pour
se manifester à nouveau.
Avant ma naissance, ma mère avait été enceinte d’un autre enfant.
Elle a fait une fausse couche et cet enfant n’a pas pu naître. Quand
j’étais jeune, je me suis souvent posé cette question : « Était-ce mon
frère ou était-ce moi ? » Qui essayait de se manifester à ce moment-
là ? Quand un bébé meurt, cela signifie que les conditions n’étaient
pas suffisantes pour qu’il puisse se manifester et que l’enfant a décidé
de se retirer en attendant de meilleures conditions. « Je ferais mieux
de partir ; je reviendrai bientôt, mon amour. » Nous devons respecter
sa volonté. Si vous posez un tel regard sur le monde, vous souffrirez
beaucoup moins. Était-ce mon frère que ma mère a perdu ? Peut-être
était-ce moi qui, sur le point de naître, me suis dit avant de me
retirer : « Ce n’est pas encore le moment. »
LA TERRE EST MA DEMEURE
La salutation
Il y a bien longtemps, alors que je me trouvais en Chine, j’étais en
train de marcher dans la rue avec des amis. Une femme et son jeune
fils s’avançaient de l’autre côté en se tenant par la main. Nos regards
se croisèrent et je saluai le petit garçon, joignant mes mains pour
former un bouton de lotus devant mon cœur, de ce geste traditionnel
de salutation qui montre que je reconnais le Bouddha dans ce petit
garçon. Le garçon me sourit et, sa mère lui tenant toujours la main, il
leva l’autre main devant sa poitrine et s’inclina en signe de
reconnaissance du Bouddha qui est en moi. Juste après nous avoir
croisés, le petit garçon se retourna pour nous regarder à nouveau. Il
écarquilla les yeux et nous eûmes tous l’impression qu’il m’avait
reconnu. Quant à moi, j’avais le sentiment de l’avoir déjà rencontré.
J’ai parfois considéré cette belle rencontre comme une illustration
de notre capacité à reconnaître la bonté et la paix qui est en l’autre.
Nous ne sommes pas des étrangers les uns pour les autres. Nous
sommes unis par notre nature de Bouddha. Le désir de devenir une
personne éveillée est fort en nous tous. Si nous lui permettons de se
manifester, il nous apportera beaucoup de bonheur ainsi qu’à notre
entourage.
La cloche
Au Vietnam, comme dans les églises chrétiennes en Europe, tous
les temples ont une grosse cloche. Tous les jours, très tôt le matin,
tous les villageois commencent leur journée en écoutant les sons de la
cloche. Dans la communauté du Village des Pruniers, nous écoutons
la cloche tout au long de la journée. Chaque fois que nous entendons
une cloche, qu’il s’agisse de notre cloche annonçant une activité ou de
la cloche de l’église du village, nous revenons à nous-mêmes et
apprécions notre respiration. Quand nous inspirons, nous disons
intérieurement : « J’écoute, j’écoute », et quand nous expirons : « Ce
son merveilleux me ramène à ma vraie demeure. »
Notre vraie demeure est l’instant présent. Vivre dans l’instant
présent est un miracle. Le miracle n’est pas de marcher sur l’eau. Le
miracle est de marcher dans l’instant présent sur la Terre verte,
d’apprécier la paix et la beauté qui sont disponibles en cet instant. La
paix est présente tout autour de nous (dans le monde et dans la
nature) et en nous-mêmes, dans notre corps et notre esprit. Ce n’est
pas une question de foi ; c’est une question de pratique. Il nous suffit
de trouver des moyens de ramener notre corps et notre esprit au
moment présent pour pouvoir entrer en contact avec ce qui est
merveilleux, rafraîchissant et porteur de guérison, en nous et autour
de nous.
Nos frères et sœurs partout dans le monde programment
également une cloche de pleine conscience sur leur ordinateur. Tous
les quarts d’heure, quand la cloche sonne, ils arrêtent de travailler ou
de réfléchir et retournent à leur inspiration et à leur expiration ; ils
reviennent à leur corps. Ils sentent qu’ils sont là, vraiment vivants. Ils
apprécient de respirer en pleine conscience et de sourire le temps de
trois respirations au minimum, avant de continuer leur travail.
Dans notre vie quotidienne, nous devons nous rappeler de revenir
à notre corps et de prendre soin de lui. Nous sommes nombreux à ne
pas avoir été assez bienveillants envers notre corps. Nous l’avons trop
mis à l’épreuve ; nous l’avons négligé. Quand nous passons deux
heures sur l’ordinateur, nous oublions parfois complètement que nous
avons un corps. Notre corps se sent seul ; il a des tensions, des
douleurs. Quand l’esprit n’est pas avec le corps, vous n’êtes pas
vraiment là, vous n’êtes pas vraiment vivant. Quand notre esprit est
avec notre corps, alors nous sommes vraiment vivants. Ainsi, en
entendant le son de la cloche, nous nous rappelons que nous devons
revenir en nous, dans notre corps et, tout à coup, nous sommes
pleinement présents dans l’ici et le maintenant. Nous relâchons les
tensions corporelles et nous sourions. C’est un acte de réconciliation,
un acte d’amour.
Notre corps est une merveille de la vie, à l’instar de tout ce qui
nous entoure : la douce pluie, l’air frais, une belle fleur. Chacun de
nous est une fleur dans le jardin de l’humanité. Nous avons besoin de
prendre soin de notre corps pour avoir un refuge agréable où nous
pouvons revenir.
Il y a quelques années, j’étais dans un taxi à New York et je
pouvais voir que le chauffeur n’était vraiment pas heureux. Il n’y
avait aucune paix ni joie en lui. Il n’était pas capable d’être vraiment
vivant dans son travail et cela se reflétait dans sa conduite. Nous
sommes nombreux dans ce cas. Nous courons çà et là, mais notre
esprit est ailleurs, dans le passé ou dans l’avenir, possédé par la
colère, la frustration, les espoirs ou les rêves. Nous ne sommes pas
vraiment vivants ; nous ne sommes pas pleinement présents ; nous
sommes comme des fantômes. Si notre adorable petit enfant venait
vers nous et nous offrait un sourire, serions-nous présents pour
recevoir ce merveilleux cadeau ? Ce serait tellement dommage de
passer à côté de cette précieuse opportunité de rencontrer la vie et
tous ceux qui nous entourent !
L’âme de l’Europe ancienne
Au Hameau du Haut du Village des Pruniers, quand nous
entendons les cloches des églises alentour sonner midi, nous sommes
souvent en train de pratiquer la méditation marchée sur les sentiers
forestiers. Je m’arrête toujours avec toute la communauté pour
écouter les cloches tandis qu’elles résonnent dans la vallée.
Une cloche restera toujours une cloche ; qu’elle soit catholique,
protestante, orthodoxe ou bouddhiste, c’est une cloche. L’écoute de la
cloche est une pratique très profonde et très agréable, qui nous
procure de la paix, de la solidité et de la liberté chaque fois que nous
la pratiquons.
Autrefois, en Europe, les villageois s’arrêtaient pour réciter une
prière chaque fois qu’ils entendaient sonner les cloches de l’église.
J’espère que les générations futures sauront préserver ces cloches
dans le paysage européen et américain et qu’à nouveau, quand les
cloches sonneront, tout le monde s’arrêtera pour les écouter en
souriant.
La première fois que je fus profondément touché par des cloches
d’église, c’était en visitant la vieille ville de Prague. Au printemps
1992, nous nous étions rendus à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Nous
avions partagé plusieurs retraites et journées de pleine conscience en
Russie, avant de continuer notre voyage en Europe de l’Est, où nous
devions aussi guider une retraite dans la ville de Prague. Après de
nombreuses journées de travail intense, nous profitions d’un jour de
repos en visitant cette belle ville. Je marchais très lentement,
accompagné de quelques amis, de moines et de moniales. Nous nous
étions arrêtés pour regarder des cartes postales à l’entrée d’une
adorable petite église, dans une très belle petite allée.
Soudain, les cloches de l’église se mirent à sonner. Je ne sais pas
pourquoi mais, en cet instant particulier, leur son me toucha
profondément. J’avais entendu beaucoup de cloches d’église
auparavant, que ce soit en France, en Suisse ou dans bien d’autres
pays, mais jamais je n’avais entendu de telles cloches. Au son de ces
cloches, j’eus la sensation d’entendre l’âme de l’Europe ancienne. Je
vivais alors en Europe depuis longtemps déjà et j’en avais beaucoup
vu, mais, en cet instant, leur son me fit entrer en connexion profonde
avec l’âme de l’Europe.
Derrière les cloches de cette église de Prague, je pouvais entendre
dans ma conscience du tréfonds la cloche d’un temple bouddhiste.
C’était une forme de rencontre entre deux civilisations. Quand vous
entrez en contact profond avec l’une d’elles, vous avez l’occasion
d’entrer en contact profond avec l’autre. C’est pourquoi ceux d’entre
vous qui ont des racines chrétiennes ou juives devraient essayer de
les maintenir vivantes. Plus vous êtes enraciné dans votre propre
tradition, mieux vous comprendrez le bouddhisme. C’est ce qui se
passe pour moi. Plus j’entre en contact avec le christianisme et le
judaïsme, mieux j’arrive à comprendre le bouddhisme.
Quand vous pratiquez dans une tradition spirituelle, cela peut
vous aider à mieux comprendre d’autres traditions. Vous êtes comme
un arbre qui a de bonnes racines : si on le transplante, il pourra
absorber les nutriments de sa nouvelle terre, de son nouvel
environnement. À Prague, nous gardâmes le silence pour écouter les
cloches.
Quand vous entendez le son d’une cloche, il se peut que vous ne
ressentiez rien au premier abord. Vous pouvez croire que le son de la
cloche n’a pas grand-chose à voir avec vous, mais en réalité, chaque
cloche peut vous parler. Chaque cloche est une invitation.
Le rêve du marché
Un automne, alors que j’enseignais en Angleterre, j’ai fait un rêve
qui est resté vivant en moi pendant longtemps. Mon frère et moi
étions au marché, quand un homme nous a guidés vers un étalage au
coin d’une rue. Quand nous sommes arrivés, j’ai vu tout de suite que
chacun des articles exposés représentait un événement que j’avais
vécu personnellement avec mes frères et d’autres personnes qui
m’étaient proches. Presque tous les articles, toutes les expériences
évoquaient des moments difficiles : pauvreté, incendies, inondations,
tempêtes, faim, discrimination raciale, ignorance, haine, peur,
désespoir, oppression politique, injustice, guerre, mort et détresse.
Alors que je touchais chacun de ces articles, un sentiment de tristesse
surgit en moi, en même temps qu’un sentiment de compassion.
Au milieu du stand, il y avait une longue table sur laquelle étaient
disposés plusieurs cahiers d’école primaire. Je reconnus que l’un
d’eux était à moi et un autre à mon frère. En feuilletant mon cahier, je
retrouvai plein de beaux souvenirs de mon enfance qui m’avaient
marqué, ainsi que de nombreux moments de souffrance. Le cahier de
mon frère, quant à lui, retraçait les moments que nous avions vécus
ensemble quand nous étions petits garçons. À l’époque de ce rêve,
j’étais en train d’écrire les souvenirs de mon enfance, mais je n’avais
inclus aucun des matériaux qui étaient dans ces carnets. Peut-être
s’agissait-il d’expériences que je n’avais vécues qu’en rêve et que
j’avais oubliées au réveil. Peut-être s’agissait-il d’expériences de vies
antérieures. Je n’en étais pas sûr. Mais ce dont j’étais certain, c’est que
ces expériences étaient vraiment miennes, et je voulus tout rapporter
à la maison pour pouvoir les inclure dans mes mémoires. Cette idée
me donnait beaucoup de joie, car je ne voulais pas oublier une fois de
plus tous ces souvenirs.
Mais, au moment où l’idée me vint à l’esprit, l’homme qui nous
avait invités à son stand prononça des paroles terribles. Debout à
mon côté, il déclara : « Vous devrez traverser tout cela à nouveau ! »
Il s’exprimait avec beaucoup d’autorité, comme un juge en train
d’énoncer son verdict et qui me condamnait à souffrir à nouveau. On
aurait dit Dieu ou le Destin. J’étais sous le choc. Serais-je vraiment
obligé de revivre toute cette souffrance, toutes ces tempêtes et
inondations, cet enfer de la famine, toute cette discrimination raciale,
cette ignorance, cette haine, ce désespoir, cette peur, ce chagrin, cette
oppression politique, cette détresse, ces guerres et ces morts ? J’avais
l’impression qu’avec mon frère et mes compagnons d’autrefois nous
avions déjà souffert pour d’innombrables vies. Pendant si longtemps
nous n’avions pas pu voir la lumière au bout du tunnel. Maintenant
que nous pouvions enfin jouir d’espace et de liberté, nous fallait-il à
nouveau traverser toutes ces expériences ?
Ma réaction immédiate fut un mouvement de révulsion et je
pensai : « Oh non ! », mais une fraction de seconde plus tard, j’avais
changé. Je pointai deux doigts de ma main droite face au visage de
cet homme et je lui dis, avec force et détermination : « Vous
n’arriverez pas à me faire peur. Même si je dois traverser à nouveau
toutes ces épreuves, je le ferai ! Non seulement une fois, mais des
milliers de fois si nécessaire. Et nous tous, nous le ferons ensemble ! »
C’est à ce moment-là que je me suis réveillé. Les premiers
instants, je ne suis pas parvenu à me rappeler mon rêve. Je savais
juste que je venais de faire un rêve très important et très fort. Je suis
donc resté allongé et j’ai pratiqué la respiration consciente et, peu à
peu, les détails me sont revenus en mémoire. J’avais le sentiment que
cet homme représentait quelque chose et qu’il me disait des paroles
que j’avais besoin d’entendre. Au début, j’ai cru que ce rêve me
signalait que j’allais bientôt mourir, pour reprendre le chemin qui
m’était destiné. Cela dit, je me sentais calme. La mort n’était pas un
problème. Je n’avais pas peur. Tout ce dont j’avais besoin, c’était de
prévenir Sœur Chân Không, qui faisait partie de mes disciples les plus
proches depuis une trentaine d’années, pour qu’elle y soit préparée et
qu’elle aide les autres à se préparer. Mais j’ai compris rapidement qu’il
n’était pas encore temps pour moi de mourir. Le rêve avait une
signification plus profonde.
J’ai regardé l’heure. Il était trois heures et demie du matin. J’ai
pensé à tous les enfants du Vietnam, du Cambodge, de Somalie, de
Yougoslavie, d’Amérique du Sud et de tous ces pays où il y a tant de
souffrances et j’ai éprouvé un très fort sentiment de solidarité avec
eux. Je me sentais prêt à traverser ces difficultés avec eux, encore et
encore.
Vous, mes frères et sœurs, êtes mes compagnons. Vous êtes de
véritables bodhisattvas, surfant sur les vagues de la naissance et de la
mort sans vous y noyer. Vous avez traversé des souffrances
interminables, des tunnels de chagrin et de ténèbres qui n’en
finissaient pas. Mais vous avez pratiqué et, grâce à la pratique, vous
avez acquis une vision profonde et une liberté. À présent, il est temps
de nous rassembler et de joindre nos forces pour relever les défis qui
se présentent à nous. Je suis sûr que cette fois nous ferons mieux.
Les pas du Bouddha
En 1968, en me rendant à Paris afin d’aider à former la Délégation
bouddhiste pour les négociations de paix, je me suis arrêté en Inde
dans l’espoir de visiter l’endroit où le Bouddha avait atteint l’Éveil.
J’ai pris un avion à New Delhi pour Patna, au nord du Gange. De
Patna, je pouvais aller à Bodhgaya, où le Bouddha a atteint l’éveil.
L’avion suivait les traces du Bouddha le long du Gange.
Le Bouddha ne voyageait ni en voiture, ni en avion, ni en train. Il
a toujours marché, allant d’une ville à l’autre. Il est même allé à pied
jusqu’à Delhi. Il a visité plus d’une quinzaine de royaumes en
marchant. En regardant le Gange depuis l’avion, je pouvais voir les
traces de ses pas partout où se posait mon regard. Les pas du
Bouddha continuent d’apporter la solidité, la liberté, la paix, la joie et
le bonheur en tous lieux.
C’était très agréable d’avoir un quart d’heure pour visualiser le
Bouddha là-bas, en train de marcher et de partager son bonheur, son
éveil, sa paix et sa joie avec la Terre et les êtres humains qui
habitaient cette région de la Terre. J’étais ému jusqu’aux larmes en
regardant par le hublot, en voyant la présence du Bouddha dans l’ici
et le maintenant. Le regard fixé sur le Gange, j’ai fait le vœu de
pratiquer la méditation marchée afin d’apporter les pas du Bouddha
ailleurs dans le monde. Nous pouvons marcher en Europe, en
Amérique, en Australie, en Afrique, en étant la continuation du
Bouddha, apportant la paix et la joie, la solidité et la liberté dans de
nombreuses régions du monde.
J’ai voyagé partout dans le monde. J’ai partagé la pratique de la
méditation marchée avec tant de personnes. Et beaucoup d’amis,
monastiques ou laïques, marchent ainsi sur les cinq continents. Alors,
le Bouddha est partout à présent, il n’est plus seulement dans le delta
du Gange.
Quand j’ai visité l’Inde cette fois-là, j’ai eu l’occasion de grimper
sur le pic des Vautours, le mont Gridhrakuta. Le Bouddha aimait
beaucoup vivre là-haut, non loin de Rajgir, la capitale du Magadha, le
pays du roi Bimbisara.
J’ai gravi le pic des Vautours avec un groupe d’amis (moines,
moniales et laïques). Parmi eux, il y avait un moine qui s’appelait
Mahagosananda. Il était encore jeune en ce temps-là. Plus tard, il est
devenu le patriarche du Cambodge. Nous avons gravi le pic des
Vautours lentement, en pleine conscience. Quand nous sommes
arrivés au sommet, près de l’endroit où le Bouddha s’asseyait, nous
nous sommes assis et nous avons pu admirer le même coucher de
soleil que le Bouddha regardait en son temps. Assis ensemble, nous
avons pratiqué la respiration consciente et contemplé la beauté du
coucher de soleil. Nous utilisions les yeux du Bouddha pour admirer
et apprécier ce beau coucher de soleil.
Le roi Bimbisara avait fait construire un chemin en pierres du pied
de la montagne jusqu’à son sommet, pour que le Bouddha puisse
monter et descendre plus facilement. Ce chemin en pierres est
toujours là. Si vous y allez, vous pourrez aussi vous réjouir de gravir
cette montagne, sur ce même chemin, et vous pourrez peut-être voir
l’image du Bouddha qui a foulé ces mêmes pierres.
Deux minutes de paix
Quand j’étais en Inde en 1997, j’ai eu l’occasion de rencontrer M.
K. R. Narayanan, le vice-Président de l’Inde et président du
Parlement. Notre discussion a eu lieu le jour d’ouverture de la session
budgétaire du Parlement, juste avant l’entrée en fonction de trois
nouveaux membres du gouvernement. J’ai remercié M. Narayanan de
prendre le temps de me rencontrer lors d’une journée déjà aussi
remplie. Il a répondu que, occupé ou non, il était toujours important
pour lui de rencontrer une personne spirituelle. Nous nous sommes
assis et nous avons discuté des moyens que pourraient utiliser les
membres du Parlement pour appliquer la pratique de la pleine
conscience, de l’écoute profonde et de la parole aimante au cours de
leurs sessions.
Je lui ai suggéré de commencer chaque séance par la pratique de
la respiration en pleine conscience. Un texte de quelques lignes
pourrait être lu pour sensibiliser chaque personne, comme par
exemple : « Chers collègues, le peuple qui nous a élus attend de nous
que nous communiquions en utilisant des paroles aimables et
respectueuses et que nous nous écoutions profondément les uns les
autres avant de partager une vision profonde, afin que le Parlement
puisse prendre les meilleures décisions pour le bénéfice de la nation
et du peuple. » La lecture de ce texte prendrait moins d’une minute.
Je lui ai suggéré aussi que, chaque fois que le débat deviendrait trop
houleux ou que les députés commenceraient à s’insulter ou à se faire
des reproches, quelqu’un ait le droit d’inviter une cloche pour
demander à tout le monde d’arrêter de se disputer et de rester en
silence une ou deux minutes. Tous les députés pourraient alors
pratiquer la respiration consciente pour se calmer.
Quand nous disons : « Observons deux minutes de silence », les
gens ne savent généralement pas quoi faire pendant ces deux
minutes. Mais ceux d’entre nous qui pratiquent la pleine conscience
savent exactement quoi faire. Nous savons comment respirer,
comment focaliser notre attention sur notre souffle et comment
détendre le corps et l’esprit pour permettre à la compassion
d’émerger. Un moment de silence ne coûte rien. Nous n’avons pas
besoin de budget pour cela. Un moment de silence peut rétablir la
paix, la compréhension et la vision profonde. Tout le monde en est
capable. Nul besoin d’être bouddhiste.
M. Narayanan a été très attentif à ce que je lui disais et il m’a
invité à revenir pour faire un discours au Parlement indien à ce sujet.
Dix jours plus tard, alors que je guidais une retraite à Madras,
quelqu’un m’a montré un article de journal expliquant qu’un comité
d’éthique avait été mis en place, qui avait pour tâche d’améliorer la
qualité de la communication au Parlement.
Cette forme de pratique de la non-violence est possible partout,
dans tous les pays. Nous avons besoin, de toute urgence, de réduire
l’animosité et la tension au sein des gouvernements. Nous ne sommes
pas impuissants. Nous devons faire de notre mieux ; nous devons
arrêter la guerre qui est en nous. C’est la pratique de la paix et cela
peut être fait à tout moment. Si nous ne pratiquons pas la paix dans
notre vie, la guerre continuera à faire des ravages en nous et dans le
monde qui nous entoure.
Le nectar de la compassion
J’étais en Californie le 11 septembre 2001 quand j’entendis la
nouvelle de la destruction des tours jumelles à New York. L’énergie de
colère et de peur était phénoménale autour de nous. Quand une
nation entière ressent une haine et une peur aussi intenses, il faut
peu de chose pour qu’elle accomplisse des actes destructeurs. Il est
très facile de déclarer la guerre dans de tels moments. Nous avons
besoin de clarté d’esprit pour savoir quoi faire et ne pas faire, afin
d’éviter d’empirer la situation.
Avec quatre-vingts moines et moniales qui formaient notre
délégation, je devais donner une conférence trois jours plus tard à
Berkeley, devant quatre mille personnes. L’émotion était palpable.
C’était une émotion nationale. Nous savions qu’il fallait arriver à
contrebalancer l’énergie collective de colère, de peur et de
discrimination avec l’énergie collective de pleine conscience, de
compassion et de fraternité. Il est très important de faire contrepoids
à la peur avec le calme et la paix.
Pour commencer, nous avons offert une méditation guidée et des
chants afin d’aider tout le monde à pratiquer la pleine conscience de
son souffle, pour calmer le corps et l’esprit et embrasser la peur qui
était présente. J’ai offert une prière de guérison et de paix, pour
toucher notre aspiration profonde à donner à l’humanité les plus
belles fleurs et les plus beaux fruits de notre pratique : la lucidité, la
solidité, la fraternité, la compréhension et la compassion. J’ai rappelé
à tout le monde qu’en répondant à la haine par la haine nous ne
ferions que démultiplier la haine et que seule la compassion peut
nous permettre de transformer la haine et la colère. J’ai invité tout le
monde à revenir en soi et à pratiquer la respiration et la marche en
pleine conscience, à calmer ses émotions fortes et à permettre à la
lucidité de l’emporter sur la confusion. Seule notre compréhension
peut faire éclore la compassion. Quand le nectar de la compassion
commence à se former dans notre cœur et notre esprit, nous pouvons
offrir des réponses concrètes à une situation donnée.
Notre conscience individuelle reflète la conscience collective.
Chacun de nous peut commencer dès à présent à calmer sa colère, à
regarder profondément les racines de la haine et de la violence qui
sont dans notre société et dans le monde. Chacun de nous peut
pratiquer l’écoute profonde avec compassion afin d’entendre et de
comprendre ce que nous n’avons pas encore entendu ni compris. Une
fois que nous aurons entendu et regardé en profondeur, nous
pourrons commencer à développer l’énergie de fraternité entre toutes
les nations, qui est l’héritage spirituel le plus profond de toutes les
traditions culturelles et religieuses. Ainsi, la paix et la compréhension
se développeront jour après jour dans le monde entier. Développer le
nectar de compassion dans notre cœur est la seule réponse spirituelle
efficace à la haine et à la violence.
The Times of India
Lors d’une autre visite en Inde, en 2008, j’ai été invité par le
quotidien The Times of India à être rédacteur en chef pour un jour.
C’était le jour de commémoration du Mahatma Gandhi et le journal
pensait qu’il était approprié de proposer à un moine bouddhiste d’être
le rédacteur en chef invité d’une édition spéciale sur le thème de la
paix. J’ai accepté l’invitation et je m’y suis rendu accompagné de
nombreux frères et sœurs monastiques. Dès notre arrivée dans la salle
de rédaction ce matin-là, nous avons appris une très mauvaise
nouvelle : une attaque terroriste à la bombe venait juste d’avoir lieu à
Bombay et beaucoup de gens avaient été tués. L’atmosphère était très
tendue et on m’a demandé de participer à une réunion avec tous les
rédacteurs. Je me souviens de ce moment où nous étions tous assis en
silence autour d’une table gigantesque.
Un des rédacteurs leva les yeux et demanda : « Que devrions-nous
faire en un pareil jour où, dès le matin, nous recevons des nouvelles
aussi terribles ? » Il était très difficile de répondre à cette question. Je
pratiquai la respiration consciente pendant un moment, puis je
répondis : « Chers amis, nous devons rapporter ces nouvelles. Mais
nous devons le faire de façon à promouvoir la compréhension et la
compassion, et non à cultiver la colère et le désespoir. Et cela dépend
de vous, de votre façon de relater l’événement. »
Quand un fait tragique comme celui-ci se produit, nous devons
regarder en profondeur et nous poser la question : « Qu’est-ce qui a
poussé les terroristes à agir ainsi ? Quelles perceptions, quelles
convictions ont-ils accumulées en eux pour en arriver à commettre un
acte aussi terrible envers leurs propres concitoyens ? » Ils devaient
avoir beaucoup de colère et de haine et beaucoup de perceptions
erronées. Ils devaient se sentir lésés, maltraités ou incompris. Ils
devaient croire qu’ils agissaient au nom de la justice ou au nom de
Dieu. Nous devons regarder en profondeur pour comprendre de tels
actes de violence et la motivation qui se cache derrière. Une fois que
nous aurons atteint une certaine vision profonde, les nouvelles que
nous rapporterons incarneront notre compréhension et notre
compassion.
Il y a de nombreuses façons de faire du journalisme. La plupart
des nouvelles que nous consommons dans les journaux, à la radio, à
la télévision ou sur Internet renferment beaucoup de violence, de
peur, de haine, de discrimination, de désespoir. Nous pouvons
affirmer qu’une grande partie des nouvelles sont toxiques : elles
empoisonnent notre cœur et notre esprit ainsi que le cœur et l’esprit
de nos enfants. En tant que journalistes, nous devons rapporter les
événements en toute honnêteté, tout en arrosant la graine de
compréhension et de compassion de notre public. Et, en tant que
consommateurs, nous devons utiliser notre pleine conscience pour
être attentifs à nos pensées, à nos sensations et à nos perceptions
quand nous consommons des informations, afin de pouvoir nous
protéger. Nous devons être capables de nous arrêter. La pleine
conscience nous aide à protéger la souveraineté de notre cœur et de
notre esprit et à empêcher les graines négatives d’être arrosées dans
notre conscience.
Notre façon de communiquer, de parler et d’écouter est très
importante. Nous pouvons tous nous engager à ne pas arroser les
graines de violence, de haine, de discrimination et de désespoir en
nous-mêmes et dans nos relations. De même, il est tout aussi
important que nous nous engagions à arroser activement les graines
de compréhension, de tolérance et de non-discrimination en nous-
mêmes et dans notre société.
Un voyage reposant
Un jour, j’étais assis dans un bus en Inde à côté d’un ami qui avait
organisé mon voyage à travers ce pays. Mon ami faisait partie de la
caste qui est victime de discrimination depuis des milliers d’années.
J’étais en train d’admirer le paysage par la fenêtre, quand je me
rendis compte qu’il était assez tendu. Je savais qu’il se faisait du souci
et voulait s’assurer que mon séjour soit agréable, alors je lui dis : « Tu
peux te détendre. Je me réjouis vraiment de cette visite. Tout se passe
à merveille. » Il n’avait vraiment aucun souci à se faire. Il s’adossa à
son siège en souriant mais, quelques instants plus tard, il était à
nouveau tendu. Quand je le regardais, je pouvais voir la lutte qui se
livrait en lui et au sein de sa caste tout entière depuis quatre ou cinq
mille ans. Ce jour-là, en organisant ce voyage, il continuait de lutter.
Il était arrivé à se détendre, mais il était à nouveau tendu après une
seconde de détente.
Nous avons tous dans notre corps et dans notre esprit cette
tendance à lutter. Nous croyons que le bonheur n’est possible que
dans le futur. C’est pourquoi la pratique qui consiste à réaliser que
« je suis arrivé » dans le moment présent, à s’établir avec bonheur
dans l’instant présent, est très importante. Quand nous réalisons que
nous sommes déjà arrivés, que nous n’avons pas besoin d’aller plus
loin, que nous sommes déjà chez nous, nous avons tout de suite plus
de paix et de joie. Nous avons déjà plus de conditions qu’il n’en faut
pour être heureux. Tout ce dont nous avons besoin, c’est de nous
permettre d’arriver pleinement dans le moment présent, pour pouvoir
être en contact avec ces conditions.
Assis dans le bus, mon ami n’arrivait pas à s’autoriser à s’établir
paisiblement dans le moment présent. Il continuait de se faire du
souci, se demandant comment me mettre à l’aise, quand bien même
je me sentais déjà bien. Je lui suggérai alors de s’autoriser à être, tout
simplement ; mais ce n’était pas facile pour lui, parce que l’énergie
d’habitude d’anxiété était présente depuis si longtemps. Même après
notre arrivée, même après être descendu du bus, mon ami n’arrivait
pas à apprécier l’instant présent. Mon voyage en Inde s’est très bien
déroulé du début à la fin et son organisation était excellente, mais j’ai
bien peur que, jusqu’à ce jour, mon ami soit encore incapable de se
détendre. Nous sommes sous l’influence des générations précédentes,
de nos ancêtres et de notre société. La pratique de l’arrêt et du regard
profond a pour but de mettre fin à nos énergies d’habitude
alimentées par les graines négatives qui nous ont été transmises.
Quand nous sommes capables de nous arrêter, nous le faisons pour
tous nos ancêtres et nous mettons fin au cercle vicieux appelé
samsara.
Nous devons vivre de telle sorte que nous libérions nos ancêtres et
les générations futures qui sont en nous. La joie, la paix, la liberté et
l’harmonie ne sont pas des affaires individuelles. Si nous ne libérons
pas nos ancêtres, nous serons en esclavage toute notre vie et nous
transmettrons nos énergies d’habitude négatives à nos enfants et à
nos petits-enfants. Il est temps de nous libérer et de les libérer. L’un ne
va pas sans l’autre. C’est l’enseignement de l’inter-être. Tant que nos
ancêtres en nous continueront de souffrir, nous ne pourrons pas être
en paix. Mais quand nous faisons un pas en pleine conscience et dans
le bonheur, touchant la Terre en toute liberté, nous le faisons pour
toutes les générations passées et futures. Elles arrivent toutes avec
nous au même moment, et nous trouvons tous la paix et le bonheur
en même temps.
Les oliviers
Un jour que j’étais en Italie pour une retraite, j’ai remarqué que
les oliviers poussaient en petits groupes. Surpris, j’ai demandé :
« Pourquoi plantez-vous les oliviers par groupes de trois ou quatre ? »
Nos amis italiens nous ont expliqué que chaque groupe de trois ou
quatre n’était en fait qu’un seul et même arbre. Quelques années
auparavant, il avait fait si froid que tous les oliviers avaient péri. Mais
sous terre, au niveau de leurs racines, ils étaient encore en vie. Après
cet hiver rigoureux, de jeunes pousses avaient jailli au printemps.
Alors, au lieu de n’avoir qu’un tronc, les oliviers en avaient trois ou
quatre. À la surface, ils paraissaient séparés, mais en réalité ils ne
faisaient qu’un.
Si vous êtes frères et sœurs issus de mêmes parents, vous faites
partie du même arbre. Vous avez les mêmes racines, le même père et
la même mère. Ces trois ou quatre oliviers ont eux aussi les mêmes
racines. Ils ressemblent à des arbres différents, mais ils ne sont qu’un
seul et même arbre. Ce ne serait vraiment pas normal qu’il y ait de la
discrimination entre eux, qu’ils se disputent ou s’entretuent ; il
s’agirait clairement d’actes d’ignorance. Car, en regardant
profondément, ils sauraient qu’ils sont frères et sœurs, qu’en réalité
ils ne font qu’un.
Marcher librement
Je me rappelle une belle méditation marchée que nous avions
guidée en Italie, au cœur de Rome, en 2010. Il y avait environ mille
cinq cents personnes, et j’ouvrais la marche en compagnie d’une
dizaine d’enfants, dont deux me tenaient la main. La ville avait
bloqué toutes les rues pour nous et, à une vingtaine de mètres devant
nous, huit grands policiers marchaient côte à côte. Ce qui était
inhabituel, c’était de les voir marcher eux aussi dans la détente, dans
la liberté, souriant aux conducteurs et aux piétons pour les arrêter et
les guider gentiment. On aurait dit que ces huit policiers prenaient
aussi part à la méditation marchée ; c’était comme s’ils ne faisaient
qu’un avec la marche.
Peut-être n’y a-t-il jamais eu autant de liberté dans les rues de la
capitale. Nous avons laissé des empreintes de liberté à chacun de nos
pas. Il n’y avait pas de stress et le centre-ville s’était simplement
arrêté pour le plaisir de marcher. Devant les policiers, un véhicule de
police roulait à la vitesse de notre marche méditative. Toutes les
personnes qui marchaient dans la rue, qui étaient dans les parcs ou
qui regardaient par la fenêtre le long de notre itinéraire ont pu être
témoins de la liberté que nous ressentions. Nous étions très
nombreux, mais la méditation marchée n’avait rien à voir avec une
manifestation. Il n’y avait ni drapeau, ni sifflet, ni tambour, ni
banderole, pas le moindre cri. Personne ne demandait rien à
personne ; il n’y avait aucune énergie de lutte ou de résistance,
aucune revendication. Tout se passait dans un silence total, tout le
monde souriait. Tout le monde suivait sa respiration en appréciant ses
pas, au cœur de la ville. La paix et la joie, la fraternité et la sororité
étaient vraiment présentes, vraiment palpables pour tout le monde.
Nous avions commencé la marche piazza San Marco, où j’avais
partagé des instructions sur la pratique de la méditation marchée,
avant que nous nous mettions en route. En un quart d’heure, plus
d’un millier de personnes s’étaient rassemblées. Nous avons tous
marché en pleine conscience, en paix et en silence, longeant les rues
du centre historique, pour arriver à la piazza Navona, où nous nous
sommes assis pour méditer dans le square. Quelqu’un jouait du
saxophone sur la piazza, mais il s’est arrêté en nous voyant arriver. La
piazza tout entière est devenue une salle de méditation en plein air,
silencieuse. Il faisait beau ce jour-là. J’ai offert une méditation guidée
pour inviter tout le monde à regarder profondément sa vraie nature,
ses ancêtres, ses parents, la vie et le non-soi, au cœur même de la
capitale italienne. Ça a été un très beau moment, qui nous a offert à
tous nourriture et guérison.
Nous avons pratiqué la méditation marchée et la méditation assise
dans de nombreux pays, apportant la paix aux plus grandes villes du
monde avec chacun de nos pas. Nous avons mené des marches pour
la paix à Paris, à New York et à Los Angeles. Un millier de personnes
ont marché en méditation le long des berges du fameux lac Hoan
Kiêm à Hanoi, en 2008, et quatre mille personnes se sont assises
paisiblement en méditation à Londres, à Trafalgar Square, en 2012.
Où que nous soyons, dès lors que nous pratiquons la méditation
marchée, nous générons une puissante énergie collective de
compassion, de pardon et de paix.
JE SUIS ARRIVÉ
Le rêve du cours de musique
Une nuit, il y a plus de vingt-cinq ans, j’ai rêvé que j’étais étudiant
à l’université. Alors que j’avais déjà vécu plus de soixante ans, je n’en
avais que vingt et un dans mon rêve. Dans ce rêve, on m’annonçait
que j’avais été accepté dans un cours dispensé par un professeur très
distingué, le professeur le plus apprécié de l’université. C’était le
cours le plus prestigieux et le plus difficilement accessible.
J’étais tellement heureux d’avoir été accepté que j’allai sur-le-
champ au bureau d’accueil pour savoir dans quelle salle cela aurait
lieu. Je vis une foule d’étudiants en train d’entrer et, soudain, je
remarquai un jeune homme de mon âge qui me ressemblait comme
deux gouttes d’eau. Son visage, la couleur de ses vêtements, tout chez
lui était exactement comme chez moi. Je fus très surpris. Était-ce moi
ou n’était-ce pas moi ? Il cherchait son chemin. Trouvant cela très
curieux, je demandai à la secrétaire qui était à l’accueil si ce jeune
homme avait été accepté dans la même classe que moi. Elle me
répondit : « Non, absolument pas. Vous avez été accepté, mais pas
lui. »
On me dit que le cours aurait lieu le matin même, au dernier
étage de ce bâtiment. Je montai l’escalier pour me rendre dans la
salle mais, à mi-chemin, je me tournai vers d’autres étudiants pour
leur demander : « Quel est le sujet de ce cours ?
— C’est un cours de musique », me répondit-on. Je trouvai cela
étrange qu’on m’ait accepté dans un cours de musique enseigné par
un professeur distingué, dans la mesure où je n’étudiais pas la
musique. J’étais un peu inquiet, mais je me dis que si j’avais été
accepté dans ce cours, c’était qu’il devait y avoir une bonne raison,
alors je n’avais pas de souci à me faire.
Quand j’arrivai devant la porte de la classe, je l’ouvris et regardai
à l’intérieur. J’avais imaginé qu’il n’y aurait que vingt-cinq ou trente
étudiants, mais, à ma grande surprise, j’en vis plus d’un millier.
C’était une réelle assemblée. En regardant par la grande fenêtre, je
découvris un paysage incroyablement beau. Je vis la lune, le soleil,
des constellations d’étoiles et des montagnes aux sommets enneigés.
C’était d’une beauté indicible. Je ne pourrais pas décrire ce que je
ressentis quand je me retrouvai face à ce décor sublime. C’était un tel
honneur pour moi d’être dans cette classe.
Tout à coup, on m’informa que je devrais faire une présentation à
l’arrivée du professeur. J’étais complètement perdu. Je n’y connaissais
rien en musique, et on me demandait de faire un exposé sur la
musique ! Je regardai autour de moi et me mis à fouiller mes poches
instinctivement. Je sentis quelque chose de dur dans ma poche et je
le sortis : c’était une petite cloche. Je pensai alors : « Voici un
instrument de musique. Je peux le présenter. » Comme je pratiquais
avec la cloche depuis de nombreuses années déjà, je repris confiance.
Je m’apprêtais à parler mais, juste au moment où on annonçait
l’arrivée du professeur, je me suis réveillé. J’ai tellement regretté de
m’être réveillé ! Si seulement le rêve avait continué pendant deux ou
trois minutes encore, j’aurais pu voir le visage de ce professeur que
tout le monde adorait.
Après mon réveil, j’ai essayé de me remémorer tous les détails du
rêve et de les déchiffrer. Il me semblait que le jeune homme qui
n’avait pas été accepté dans ce cours était également moi. Peut-être
était-il un ancien moi, encore emprisonné dans certaines vues et pas
encore assez libre pour être accepté dans ce cours. En grandissant, je
l’avais laissé derrière moi. J’avais atteint une certaine forme de vision
profonde qui me permettait de me libérer de l’attachement aux vues
ou à toute autre chose qui pouvait empêcher ce jeune homme d’aller
de l’avant.
Chacun de nous s’accroche à des vues qu’il prend pour la vérité et
nous sommes attachés à ces idées. Mais si nous restons emprisonnés
dans nos vues, nous n’aurons aucune chance de progresser. Mon rêve
m’a rappelé que, parfois, il me faut abandonner une partie de moi-
même pour pouvoir avancer sur mon chemin.
Cultiver des laitues
Quand vous plantez des laitues, vous ne les grondez pas si elles ne
poussent pas bien. Vous essayez de comprendre ce qui ne va pas.
Peut-être ont-elles besoin d’engrais, d’un arrosage plus fréquent ou de
moins de soleil. Vous ne faites jamais de reproches aux laitues.
Pourtant, quand nous avons des problèmes avec nos amis ou notre
famille, nous avons tendance à faire des reproches. Mais quand nous
savons prendre soin des autres correctement, ils se développent bien,
à l’instar des laitues. Cela n’apporte rien de positif de faire des
reproches, ni même d’essayer de persuader l’autre de changer en le
raisonnant ou en se disputant. C’est mon expérience. Pas de
reproches, pas de raisonnement, pas de disputes ; juste de la
compréhension. Lorsque vous comprenez et que vous montrez que
vous comprenez, vous pouvez aimer et n’importe quelle situation
difficile s’améliorera.
Un jour, j’ai donné un enseignement dans notre centre de pratique
Fleur de Cactus à Noisy-le-Grand sur l’importance de ne pas faire de
reproches aux laitues. Après mon discours, je pratiquais la méditation
marchée seul quand, à côté d’une serre dans le jardin, j’ai entendu
une petite fille de huit ans dire à sa mère : « Maman, souviens-toi de
m’arroser. Je suis ta laitue. » J’ai été extrêmement content qu’elle ait
compris mon enseignement aussi pleinement. Ensuite, j’ai entendu sa
mère lui répondre : « Oui, ma chérie. Et moi aussi je suis ta laitue,
alors, s’il te plaît, n’oublie pas de m’arroser non plus. » La mère et la
fille pratiquaient ensemble ; c’était si beau !
Nos deux mains
Un jour, j’ai essayé d’accrocher un tableau au mur. Ma main
gauche tenait un clou et ma main droite un marteau. Ce jour-là, je
n’étais pas vraiment en pleine conscience et, au lieu de frapper sur le
clou, j’ai donné un coup de marteau sur mon doigt. Ma main gauche
souffrait. Immédiatement, la main droite a posé le marteau et a
commencé à prendre soin de la main gauche avec douceur et
compassion, comme si elle prenait soin d’elle-même. Elle ne
considérait pas cela comme un devoir. C’était très naturel : ma main
droite agissait pour ma main gauche comme si elle agissait pour elle-
même.
Ma main droite considère la souffrance de ma main gauche
comme sa propre souffrance. C’est pourquoi elle a fait tout ce qu’elle
a pu pour prendre soin de la main gauche. Ma main gauche n’était
pas en colère du tout. Elle n’a pas dit : « Toi, main droite, tu m’as fait
du mal. Donne-moi ce marteau. Je veux la justice ! »
La main gauche n’avait pas de telles pensées. Il y a de la sagesse
dans ma main gauche, la sagesse de la non-discrimination. Quand
nous possédons cette forme de sagesse, nous ne souffrons pas. Ma
main gauche ne se bat jamais contre ma main droite. Mes deux mains
aiment vivre en harmonie et dans la compréhension mutuelle. Quand
l’une d’elles souffre, elles souffrent toutes les deux ; quand l’une
d’elles est heureuse, elles sont heureuses toutes les deux.
Regarde tes mains
Un de mes amis vietnamiens, un artiste, vit loin de son pays natal
depuis plus de quarante ans. Depuis tout ce temps, il n’a pas revu sa
mère. Quand elle lui manque, il lui suffit de regarder ses mains et il
se sent mieux. Sa mère, une Vietnamienne traditionnelle, ne savait
lire que quelques mots et elle n’avait jamais étudié la philosophie ou
la science occidentale. Pourtant, avant que mon ami parte du
Vietnam, elle lui avait pris la main en lui disant : « Chaque fois que je
te manquerai, regarde ta main, mon enfant. Alors tu me verras, sans
attendre. » Depuis quarante ans maintenant, c’est ce qu’il fait : il a
regardé ses mains maintes et maintes fois.
La présence de sa mère en lui ne se résume pas à ses gènes. Son
tempérament, ses espoirs et sa vie sont aussi présents en lui. Quand il
regarde ses mains, il peut pénétrer profondément la réalité du temps
qui n’a jamais commencé et qui ne finira jamais. Il peut voir en lui la
présence des milliers de générations qui l’ont précédé et des milliers
de générations qui le suivront. Depuis des temps immémoriaux et
jusqu’au moment présent, sa vie ne s’est jamais interrompue et ses
mains sont toujours là, une réalité sans commencement ni fin.
Parfois, quand je pratique la calligraphie, j’invite ma mère, mon
père ou mon maître à dessiner un cercle avec moi. Quand je trace le
cercle avec eux, j’entre en contact avec la vision profonde du non-soi
et cela devient une pratique profonde de méditation. La méditation,
le travail, la joie et la vie ne font plus qu’un.
Nous pouvons reconnaître la présence de notre père, de notre
mère et de nos ancêtres dans toutes les cellules de notre corps. Non
seulement la méditation, mais la science également nous l’enseigne.
Nos parents ne sont pas seulement en dehors de nous. Chaque fois
que nous sommes capables de respirer en pleine conscience et de
calmer notre corps et notre esprit, nos parents en nous respirent en
pleine conscience et se calment en même temps. Quand nous
parvenons à générer un sentiment de joie et de compassion, nos
parents en nous vivent également cette joie et cette compassion. Nos
parents n’ont peut-être pas eu la chance de pratiquer la pleine
conscience et de transformer leurs souffrances. En les regardant avec
les yeux de la compassion, nous pouvons partager avec eux notre
joie, notre paix et notre pardon.
Donne-moi du tabac !
Depuis quelques années, les prisonniers ont accès à des livres sur
la méditation, à des magazines et même à des enregistrements des
enseignements sur la pleine conscience. Je reçois régulièrement des
lettres de prisonniers, provenant en général d’Amérique du Nord. L’un
d’eux m’a écrit ceci : « Quand je suis en haut de l’escalier et que je
regarde en bas, je vois les autres prisonniers monter et descendre en
courant, et je peux voir leurs souffrances, leur agitation. J’aimerais
tellement qu’ils puissent faire comme moi, qu’ils montent et
descendent l’escalier en pleine conscience, en suivant leur respiration.
Quand je marche ainsi, quand j’arrive à sentir la paix en moi, je peux
voir très clairement la souffrance des autres prisonniers. »
Une autre fois, j’ai reçu une lettre d’un prisonnier qui était dans le
couloir de la mort et qui avait eu une copie d’un de mes livres : La
Paix, un art, une pratique. Il avait beaucoup aimé ce livre et il s’était
mis à pratiquer la méditation assise dans sa cellule. Un jour, le
prisonnier qui vivait dans la cellule à côté de la sienne avait cogné
contre le mur et lui avait crié de lui donner du tabac.
Bien que le prisonnier qui méditait ne fumât plus, il lui en restait
encore. Il avait déchiré la première page de La Paix, un art, une
pratique pour y envelopper un peu de tabac, et l’avait glissée de
l’autre côté du mur, espérant secrètement que l’autre détenu
apprécierait la lecture de ce texte. Il ne lui avait donné qu’un tout
petit peu du tabac qui lui restait ; lorsque son voisin lui avait à
nouveau demandé du tabac, il avait utilisé la deuxième page du livre
pour lui en faire passer et, la fois d’après, la troisième page. Il finit
ainsi par lui transférer tout le livre, page par page.
Au début, son voisin criait et jurait pour lui demander du tabac.
Mais il se calma rapidement. À la fin, il était devenu très paisible. Le
jour où son voisin fut libéré, ce dernier passa devant sa cellule ; et
lorsqu’ils se regardèrent dans les yeux, ils récitèrent ensemble une
phrase du livre, qu’ils connaissaient tous deux par cœur.
Il est évident que punir n’est pas la seule solution contre la
criminalité. Il y a des réponses beaucoup plus efficaces et
compatissantes pour aider ceux qui ont enfreint la loi. Un jour, on m’a
demandé d’écrire une lettre d’encouragement à un prisonnier qui
s’appelait Daniel, qui était dans le couloir de la mort à Jackson en
Géorgie, aux États-Unis. Il avait commis un crime à l’âge de dix-neuf
ans et il avait passé treize ans, toute sa vie d’adulte, derrière les
barreaux. Il avait lu un de mes livres et l’avait trouvé très utile alors
que la date prévue pour son exécution approchait.
J’ai envoyé à Daniel une petite lettre manuscrite qui disait, entre
autres : « Il y a autour de vous beaucoup de gens qui sont pleins de
colère, de haine et de désespoir, ce qui les empêche d’entrer en
contact avec l’air frais, le ciel bleu ou la rose parfumée. Ils vivent
dans une forme de prison. Mais si vous pratiquez la compassion, si
vous pouvez voir la souffrance dans votre entourage et si vous
essayez chaque jour de les aider à moins souffrir, alors vous êtes libre.
Une journée vécue avec compassion vaut plus que cent jours sans
elle. »
Nous qui souffrons moins, dehors, nous pouvons faire quelque
chose pour aider ceux qui sont dedans. La peine de mort n’est qu’un
révélateur de notre faiblesse et de notre impuissance : nous ne savons
pas quoi faire et nous préférons baisser les bras. Quand une société
en vient à tuer, c’est un cri de désespoir. Il est possible de réconcilier
justice et compassion et de prouver que la justice véritable doit être
empreinte à la fois de compassion et de compréhension.
La vague et l’eau
Un de mes amis, qui était chercheur, traversa un hiver une grande
crise spirituelle. En apprenant cela, je lui envoyai une image
représentant une vague à la surface d’une eau très calme. J’écrivis
sous cette image : « Comme toujours, la vague vit la vie d’une vague
et, en même temps, la vie de l’eau. Quand tu respires, tu respires
pour nous tous. » En écrivant ces mots, je sentais que je nageais à ses
côtés, l’aidant à traverser cette période de troubles ; et,
heureusement, cela nous aida tous deux.
La plupart des gens se voient comme des vagues et oublient qu’ils
sont également l’eau. Ils vivent dans le royaume de la naissance et de
la mort et ils oublient le royaume de la non-naissance et de la non-
mort. Tout comme une vague vit la vie de l’eau, nous vivons la vie de
la non-naissance et de la non-mort. Nous avons besoin de le
reconnaître et d’être en contact avec cette réalité que nous vivons, la
vie de la non-naissance et de la non-mort. Le verbe « reconnaître » ici
est très important. Reconnaître, c’est réaliser. La réalisation est la
pleine conscience. Tout le travail de la méditation a pour but de nous
éveiller pour que nous reconnaissions une chose : que la naissance et
la mort ne pourront jamais nous toucher de quelque façon que ce
soit.
Le Googleplex
En 2013, j’ai guidé une journée de pratique de pleine conscience
pour les employés de Google au siège de l’entreprise, en Californie,
qu’ils appellent le « Googleplex ». Nous étions une délégation d’une
trentaine de moines et moniales, et plus de sept cents employés de
Google s’étaient inscrits pour la journée. Nous avons commencé tôt le
matin, nous avons guidé des séances de méditation assise, de
méditation marchée, des repas en pleine conscience et des relaxations
profondes, exactement comme une journée de pleine conscience au
Village des Pruniers.
Les employés de Google sont jeunes, intelligents et créatifs, et
nous avons pu voir qu’ils s’investissaient de tout leur cœur dans la
pratique. L’énergie de concentration et d’attention était très forte, ils
pratiquaient très bien. Je pense que la raison pour laquelle ils mettent
tant de cœur dans la pratique est qu’ils ont beaucoup de souffrance.
Ils ont soif d’une forme de pratique spirituelle qui puisse les aider à
moins souffrir. Nous savions qu’ils travaillaient beaucoup. Toutes les
entreprises s’efforcent de réussir et il y a toujours ce désir d’être le
meilleur. C’est pourquoi beaucoup de jeunes investissent tout leur
temps et leur énergie dans leur travail, dans leur entreprise, et ils
n’ont plus le temps de prendre soin de leur corps, de leurs sensations,
de leurs émotions et de leurs relations. Et même quand ils ont du
temps, il se peut qu’ils ne sachent pas quoi faire de ce temps-là pour
prendre vraiment soin de leur corps et de leur esprit.
J’ai partagé avec tous les participants comment pratiquer la
méditation marchée et nous avons commencé la journée en marchant
lentement, en pleine conscience et en silence autour du campus. Au
bout de quinze minutes environ, nous nous sommes assis
paisiblement, sans mot dire. J’ai pris ma tasse de thé entre mes deux
mains et j’ai bu le thé avec plaisir, le temps que tout le monde arrive
pour s’asseoir avec nous et pour suivre ensemble notre respiration.
Nous sommes restés assis paisiblement pendant longtemps,
appréciant le silence et la quiétude du matin. Pendant ce temps-là, on
voyait beaucoup d’employés arriver au travail, et chaque fois qu’ils
nous apercevaient ils s’arrêtaient subitement, surpris. Ils constataient
que quelque chose était en train de se passer : des centaines de
personnes étaient assises ensemble sans rien faire, simplement en
train de respirer. Tout était si calme ! C’était quelque chose
d’entièrement nouveau et inattendu. Le temps est plus que l’argent.
Le temps est la paix ; le temps est la vie.
Beaucoup d’entre nous sont si occupés et travaillent tellement
qu’ils n’ont pas le temps de vivre. Notre travail peut prendre toute
notre vie. Peut-être même sommes-nous dépendants de notre travail,
non parce que nous avons besoin d’argent, mais parce que nous ne
savons pas faire face à la souffrance et à la solitude qui sont en nous ;
alors, nous prenons refuge dans notre travail. Il y a des moments où
nous ne savons pas quoi faire de notre solitude, de la douleur et du
désespoir dans notre cœur. Nous cherchons quelque chose pour les
recouvrir. Nous regardons nos e-mails, nous prenons le journal, nous
écoutons les actualités, nous faisons n’importe quoi pour oublier
notre solitude et notre souffrance intérieures. Notre corps est agité,
notre esprit est agité, nous ne savons pas quoi faire. Nous essayons de
nous asseoir, mais c’est comme si nous nous asseyions sur des
charbons ardents. Et quand nous sortons marcher, c’est comme si
nous marchions sur du feu.
Quand l’énergie de l’agitation se manifeste, nous devons
reconnaître ce qui se passe et dire : « Bonjour, mon agitation. Je sais
que tu es là. Je vais prendre bien soin de toi. » Puis nous
commençons à pratiquer la respiration en pleine conscience et nous
ramenons notre esprit à notre corps. Quand le corps et l’esprit sont
réunis et que vous êtes établis dans l’ici et le maintenant, vous pouvez
entrer en contact avec la vie et prendre soin de vos sentiments. La
nature se révèle alors, avec toutes ses merveilles. Si nous continuons
de travailler autant, nous n’aurons pas assez de temps pour vivre ;
nous n’aurons pas assez de temps pour entrer en contact avec les
merveilles de la vie et recevoir la nourriture et la guérison dont nous
avons besoin. Nous avons besoin de cette vision profonde pour nous
libérer de notre agitation. Dans le pays du moment présent, nous
pouvons nous guérir et apprécier la vie en profondeur.
Le Bouddha est-il dans la voiture ?
Au Vietnam, comme dans d’autres pays bouddhistes, les gens ont
souvent une statuette du Bouddha dans leur voiture, leur camion ou
dans le bus pour les protéger des accidents.
Un jour, lors d’un voyage en bus, je demandai à mon intendant :
« Crois-tu que le Bouddha est dans le bus avec nous ? » Il répondit :
« Oui, je crois bien. » Je répliquai alors : « En es-tu sûr ? »
C’est facile de savoir si le Bouddha est dans le bus ou pas. S’il y a
cinquante personnes dans le bus et qu’une seule d’entre elles respire
en pleine conscience, nous pouvons dire que le Bouddha est dans le
bus. Si non seulement une, mais deux, trois ou même cinq personnes
respirent en pleine conscience, appréciant calmement le paysage,
alors nous pouvons être sûrs que le Bouddha est vraiment présent et
pas seulement sous forme de statue.
En voiture, il nous suffit d’une personne qui respire en pleine
conscience pour savoir que le Bouddha est présent avec nous. Avec la
présence du Bouddha, le bus ou la voiture est transformé en un lieu
de méditation. Avec le Bouddha dans la voiture, tout le monde est
plus en sécurité et mieux protégé grâce à son énergie de pleine
conscience.
La présence du Bouddha, l’énergie d’éveil, peut nous
accompagner à chaque moment de notre vie. Avant de démarrer la
voiture, nous pouvons nous demander : « Le Bouddha est-il dans la
voiture ? » Si nous sommes capables de respirer en pleine conscience,
alors la présence du Bouddha se fera ressentir immédiatement et son
énergie nous protégera pendant le trajet. La présence du Bouddha
dans la voiture fait de chaque moment du voyage un moment digne
d’être vécu. Plus nous serons nombreux à respirer en pleine
conscience, plus la présence du Bouddha sera forte. Pourtant, il nous
arrive souvent d’oublier que, avec notre respiration en pleine
conscience, nous avons ce grand pouvoir : celui de faire apparaître le
Bouddha dans notre voiture.
Au cours d’un de nos pèlerinages en Inde, il a fallu louer onze bus
pour notre délégation de plus de trois cents pratiquants ; dans chaque
bus, il y avait une statuette du Bouddha. Mais une statuette du
Bouddha, qu’elle soit en plastique ou en jade précieux, ne garantit
pas la présence du Bouddha dans la voiture. La seule chose qui nous
assure que le Bouddha soit bien dans la voiture, c’est qu’il y ait à
l’intérieur au moins une personne qui respire en pleine conscience.
Moi-même, je pratiquais la respiration consciente, mais je voulais
m’assurer de la présence du Bouddha dans chaque bus, pas seulement
dans le mien. J’ai donc suggéré que nous ayons une cloche dans
chaque bus et que, de temps en temps, la cloche soit invitée pour
rappeler à tout le monde de respirer en pleine conscience. Lorsque
tout le monde respire en pleine conscience, nous pouvons être sûrs
que le Bouddha est dans le bus.
Où que nous soyons, nous devrions avoir une cloche dans notre
voiture, que nous pourrions inviter à sonner pour nous rappeler de
revenir à notre respiration consciente et à l’instant présent. C’est cela
qui nous protégera vraiment : pas une statuette du Bouddha, mais
notre pleine conscience.
Marcher sur les chemins de campagne
J’aime me promener sur les chemins de campagne bordés d’herbes
sauvages. Je pose chaque pas en pleine conscience, conscient que je
suis en train de marcher sur cette Terre merveilleuse. Dans ces
moments-là, l’existence devient une réalité mystérieuse et
miraculeuse. Les gens considèrent en général que marcher sur l’eau
ou dans l’air est un miracle. Or je crois que le vrai miracle n’est pas de
marcher sur l’eau ou dans les airs, mais de marcher sur Terre. Nous
vivons tous les jours au beau milieu d’un miracle que nous ne
reconnaissons même pas : le ciel bleu, les nuages blancs, les feuilles
vertes et les yeux des enfants pleins de curiosité, tout cela est un
miracle.
Quand nous marchons, nous ne marchons pas seuls. Nos parents
et nos ancêtres marchent avec nous. Ils sont présents dans chaque
cellule de notre corps. Alors, chaque pas qui nous apporte guérison et
bonheur apporte aussi guérison et bonheur à nos parents et à nos
ancêtres. Chaque pas en pleine conscience a le pouvoir de nous
transformer et de transformer tous les ancêtres qui sont en nous, y
compris nos ancêtres animaux, végétaux et minéraux. Nous ne
marchons pas que pour nous. Quand nous marchons, nous le faisons
pour notre famille, pour le monde entier.
Un seul pas
Un jour, lors d’une tournée d’enseignement en Chine, notre
délégation du Village des Pruniers a eu l’opportunité de gravir la
montagne sacrée Wutai Shan. Notre guide touristique avait déjà eu
l’occasion d’accompagner de nombreux groupes, peut-être même
plusieurs centaines, dans cette ascension. Mais, ce jour-là, nous lui
avons offert de nous suivre plutôt que de nous guider, parce que nous
avons notre propre façon de marcher.
Au pied de la montagne, j’ai expliqué comment marcher. En
inspirant, nous faisons un pas ; en expirant, nous faisons un autre
pas. Comme il y avait des milliers de pas à faire pour parvenir au
sommet et que nous voulions apprécier chaque pas, notre but n’était
pas d’atteindre ce sommet. Notre but était d’atteindre la paix et la
joie à chaque pas. Nous devions marcher sur la droite de l’escalier, car
beaucoup de groupes nous dépassaient. Ils se retournaient ensuite
pour nous regarder, essayant de voir qui pouvait bien aller au rythme
d’un escargot jusqu’en haut de la montagne. Ce n’était pas facile pour
notre guide. Je me rappelle très bien cette marche. J’inspirais et
posais mon pied gauche sur une marche, puis j’expirais et posais mon
pied droit sur une autre. Nous arrivions à gravir la montagne de telle
sorte que le plaisir et la joie étaient possibles à chaque pas. Nous nous
arrêtions toutes les dix marches pour regarder en bas et apprécier le
paysage tout en continuant de respirer en pleine conscience. Puis
nous reprenions notre marche. Les autres touristes arrivaient
essoufflés au sommet de la montagne, mais nous, nous n’étions pas
du tout fatigués.
Il y avait dans notre délégation une moniale qui parlait chinois et,
dans le bus, elle a entendu la guide touristique raconter à sa
collègue : « Ce moine est extraordinaire. J’ai guidé des centaines de
groupes jusqu’au sommet de la montagne et, chaque fois, je suis
épuisée en arrivant. Mais aujourd’hui, pour la première fois, je me
suis sentie revigorée une fois au sommet. Il est vraiment incroyable. »
En ce temps-là, en Chine, les guides touristiques devaient rendre à la
police des rapports sur les activités des visiteurs. Notre guide a
expliqué à sa collègue : « J’ai terminé mon rapport sur ce qu’ils ont
fait et sur ce que ce moine a dit aujourd’hui, mais je ne l’ai pas encore
soumis, parce que ce qu’il a dit était si intéressant que je veux d’abord
en faire une photocopie pour moi. »
Alors, que vous marchiez dans une gare, un aéroport ou le long
d’une rivière, assurez-vous que chacun de vos pas vous apporte de la
joie, de la détente et du bonheur. Chaque pas peut nous guérir, que
nous marchions seuls ou accompagnés. Nous ne devrions pas passer à
côté d’un seul pas. À chaque pas, nous arrivons dans notre vie.
Chaque pas nous aide à cesser de courir, de courir non seulement
avec notre corps, mais aussi avec notre esprit. C’est devenu une
habitude de courir et nous ne sommes plus capables d’apprécier notre
vie dans l’ici et le maintenant. Même dans notre sommeil, dans nos
rêves, nous continuons de courir. Alors, arriver vraiment et s’arrêter à
chaque pas est un entraînement. Nous devons nous entraîner à nous
arrêter.
Chaque fois que vous marchez, même sur une courte distance,
que ce soit de chez vous à l’arrêt de bus ou du parking à votre lieu de
travail, vous pouvez choisir de marcher de telle sorte que tous les pas
vous apportent de la joie, de la paix et du bonheur. Vous pouvez vous
rappeler que d’autres personnes sont aussi en train de marcher
comme vous, pour pouvoir vous sentir connecté à elles. Il est très
important d’être connecté. Ce n’est pas parce qu’on a un téléphone
qu’on est connecté. Je n’ai jamais eu de portable et, pourtant, je ne
me suis jamais senti déconnecté de qui que ce soit. Ce qui nous
connecte, c’est notre marche en pleine conscience, nos pas en pleine
conscience. Alors, si vous voulez vous connecter aux autres, il vous
suffit de pratiquer la méditation marchée tous les matins après le
petit déjeuner, en allant au travail. En marchant ainsi, dans la paix et
la liberté, nous sommes immédiatement connectés.
Le sentiment d’appartenance
Quand j’étais enfant, les familles incluaient les parents, les
cousins, les oncles, les tantes, les grands-parents et les enfants, et
tous vivaient sous le même toit. Les maisons étaient entourées
d’arbres, sous lesquels la famille accrochait des hamacs et organisait
des pique-niques. Les gens n’avaient pas les mêmes problèmes
qu’aujourd’hui. Quand les parents se disputaient, les enfants
pouvaient toujours s’échapper en allant voir un oncle ou une tante. Il
y avait d’autres personnes en qui ils pouvaient prendre refuge, en
plus de leurs parents.
La famille nucléaire, composée de deux parents et de quelques
enfants, est une organisation de la famille relativement récente. Dans
une famille aussi petite, il n’y a pas toujours assez d’air pour respirer.
Quand il y a des difficultés entre les parents, toute la famille est
affectée. L’atmosphère est lourde à la maison et il n’y a aucune
possibilité de s’échapper.
Parfois, un des enfants s’enferme dans les toilettes pour être seul,
mais, même là, il n’y a pas d’échappatoire : l’ambiance tendue
s’infiltre jusque dans les toilettes. Alors l’enfant grandit avec
beaucoup de graines de souffrance, qu’il transmettra plus tard à ses
propres enfants.
Nous avons tous un besoin fondamental d’appartenance, un
besoin de nous sentir en sécurité, vivant et accueilli. Nous pouvons
transformer notre famille ou notre foyer en un lieu qui réponde à ces
besoins. Nous pouvons pratiquer la respiration et le sourire avec
notre famille, assis ensemble, partageant une tasse de thé en pleine
conscience. Si nous avons une cloche, la cloche fait aussi partie de
notre famille, parce qu’elle nous aide à pratiquer, nous ramenant à
nous-mêmes dans l’instant présent. Et si nous avons un coussin de
méditation, le coussin fait lui aussi partie de la famille.
De nombreux outils peuvent nous aider à pratiquer la pleine
conscience, même l’air que nous respirons. Si nous vivons près d’un
parc ou d’une rivière, nous pouvons y pratiquer la méditation
marchée avec bonheur et le parc ou la rivière feront aussi partie de
notre famille, de notre communauté. Nous avons besoin de fonder
une communauté à la maison. De temps en temps, nous pouvons
inviter un ami à nous rejoindre. Nous avons besoin d’étendre notre
définition de la famille pour y inclure non seulement nos amis, mais
aussi le soleil, le ciel, les arbres, les oiseaux et les collines qui nous
entourent. Pratiquer la pleine conscience est bien plus facile quand
nous le faisons tous ensemble.
Le bodhisattva gentil et le bodhisattva
féroce
Quand vous passez le portail d’un temple bouddhiste, il y a en
général à votre gauche la statue d’un personnage très gentil qui vous
accueille avec un sourire. Mais, à votre droite, vous pouvez voir un
personnage au visage féroce, brandissant une arme. Son visage tout
entier est rongé par la fureur, et des flammes et de la fumée sortent
de ses yeux et de sa bouche.
Ces deux personnages sont des bodhisattvas, des êtres qui ont
consacré toute leur vie à mettre fin à la souffrance des autres. Le
personnage féroce est celui qui a la capacité de maîtriser les esprits
affamés. Chaque fois que nous organisons une cérémonie d’offrande
de nourriture et de boisson aux esprits affamés, aux âmes perdues et
errantes, nous avons besoin d’invoquer le bodhisattva au visage
enflammé pour qu’il nous vienne en aide. Les esprits affamés ne
l’écoutent que parce qu’il a un regard féroce qui leur dit : « Vous avez
intérêt à bien vous tenir, sinon, gare à vous ! » Alors, quand vous
regardez une personne au regard féroce, ne croyez pas qu’elle est
nécessairement mauvaise. Il pourrait bien s’agir d’un véritable
bodhisattva. Il est peut-être effrayant mais, au fond de lui, il y a un
cœur de bodhisattva. Vous pouvez être très ferme tout en étant plein
de compassion.
Si vous êtes un bodhisattva gentil, il vous faut avoir une réelle
compassion et une réelle compréhension en vous. Et si vous êtes le
bodhisattva féroce au visage rougi, faisant preuve de rigueur et de
fermeté, vous devez également avoir un cœur tendre et une
compréhension profonde.
L’astronaute
Imaginez un astronaute qui se rend sur la Lune. Après
l’alunissage, son vaisseau spatial tombe en panne et ne peut plus
décoller pour retourner sur la planète Terre. Le centre de contrôle de
la Nasa à Houston ne parvient pas à entrer en contact avec
l’astronaute. Celui-ci sait qu’il ne lui reste de l’oxygène que pour un
court laps de temps, trop peu pour attendre les secours. Dans ces
derniers moments de sa vie, à quoi pense-t-il d’après vous ? De quoi
a-t-il envie ?
Sur la Lune, on ne peut pas marcher en pleine conscience comme
sur la Terre. Tout ce qu’on peut faire, c’est sauter, tellement il y a peu
de gravité. Peut-être l’astronaute se souvient-il de la beauté de la
Terre. Quand nous regardons la Lune de la Terre, nous pouvons nous
dire qu’elle est très belle. Mais si nous sommes sur la Lune et que
nous regardons la Terre, nous voyons la magnificence de notre
planète.
Nous vivons sur Terre depuis tant d’années, mais sommes-nous
vraiment en contact avec les merveilles de la vie qui sont sur cette
planète ? Nous nous disputons avec une personne, nous sommes
jaloux d’une autre, nous courons après tel but et poursuivons tel
autre, et nous sommes aveugles face à toutes les beautés qui nous
entourent. Nous ne nous rendons pas compte à quel point il est
miraculeux de pouvoir marcher sur cette belle planète.
Si l’on demandait à l’astronaute échoué sur la Lune ce qu’il
souhaite le plus au monde, il répondrait sans doute que son vœu le
plus cher est de retourner sur Terre. Il n’aurait pas envie d’une
nouvelle voiture ou d’une nouvelle maison. Tout ce qu’il voudrait
serait probablement de marcher sur cette belle planète Terre. Tous les
autres désirs lui sembleraient tellement insignifiants !
Heureusement, au dernier moment, un vaisseau arrive à la
rescousse et l’astronaute peut retourner sur Terre. Nous sommes tous
comme cet astronaute qui vient d’être sauvé. Nous pouvons faire des
pas avec bonheur et légèreté, en toute liberté, sur notre belle planète
Terre. Rappelons-nous à quel point cela est précieux.
En pratiquant la marche en pleine conscience, nous avons la
chance d’entrer en profonde communion avec la planète Terre et de
nous rendre compte que la Terre est notre demeure. Une respiration,
un pas, c’est tout ce dont nous avons besoin pour nous sentir chez
nous dans l’ici et le maintenant. À chaque respiration, vous pouvez
ramener votre corps et votre esprit à l’instant présent. Vous n’avez
plus besoin de courir après quoi que ce soit. La Terre est ici même ;
vous vous sentez pleinement satisfait du moment présent. Il ne
manque rien.
La marche en pleine conscience peut nous apporter beaucoup de
bonheur. Chacun de nos pas nourrit notre cœur, notre esprit et notre
corps. Nous avons bien plus de conditions de bonheur que nous le
croyons. La méditation marchée est un moyen de retourner à nous-
mêmes. Nous pouvons revenir en nous en un clin d’œil. Il faut
beaucoup de temps pour se rendre sur la Lune et pour en revenir,
mais une seule respiration suffit pour revenir à votre vraie demeure.
Une feuille d’automne
Un jour, alors que j’étais sur le point de marcher sur une feuille
morte, je m’arrêtai. En la regardant de près, je vis que la feuille n’était
pas vraiment morte ; elle était en train de se fondre dans l’humus et
se préparait à réapparaître sur l’arbre au printemps suivant, sous une
autre forme. Je souris à la feuille et lui dis : « En fait, tu fais
semblant. »
Tout ce qui existe fait semblant de naître et de mourir, y compris
la feuille sur laquelle j’ai failli marcher. Le Bouddha a dit : « Quand
les conditions sont suffisantes, le corps se révèle et nous disons que le
corps est. Quand les conditions ne sont pas suffisantes, le corps ne
peut plus être perçu par nous et nous disons que le corps n’est pas. »
Le jour de notre prétendue mort est un jour de continuation : nous
continuons d’exister sous de nombreuses autres formes. Toucher cette
vérité est une pratique profonde, qui apaise nos peurs les plus
ancrées.
Nirvana signifie « extinction » : l’extinction de toute notion et de
tout concept, y compris les concepts de naissance, de mort, d’être, de
non-être, de venue et de départ. Le nirvana est la dimension ultime
de la vie, un état de fraîcheur, de paix et de joie. Ce n’est pas un état
que l’on doit atteindre après la mort. Vous pouvez toucher le nirvana
en ce moment même en respirant, en marchant et en buvant votre
thé en pleine conscience.
Trouver sa vraie demeure
J’ai entendu un jour l’histoire d’un jeune Américain d’origine
japonaise qui était entré dans un bar. Tandis qu’il buvait son café, il
vit près de lui deux jeunes hommes qui parlaient vietnamien et qui
étaient en train de pleurer. L’Américain d’origine japonaise leur
demanda pourquoi ils pleuraient et l’un des deux Vietnamiens
répondit : « Nous ne pouvons pas revenir dans notre pays. Le
gouvernement vietnamien nous interdit de rentrer. »
Visiblement contrarié, l’Américain répliqua : « Ce n’est pas une
raison pour pleurer. Même si vous êtes en exil et que vous ne pouvez
pas rentrer chez vous, vous, au moins, vous avez un pays, un endroit
dont vous faites partie. Moi, je n’ai pas de pays où retourner. Je suis
né et j’ai grandi aux États-Unis et même si j’ai l’air d’un Japonais,
culturellement, je suis américain. Mais les Américains ne m’acceptent
pas comme un des leurs ; ils me considèrent comme un Asiatique, un
étranger. Alors je suis allé au Japon pour essayer de me sentir chez
moi là-bas. Mais quand je suis arrivé là-bas, les Japonais ont dit que
je ne parlais pas comme un Japonais, que je ne me comportais pas
comme eux, alors ils ne m’ont pas accepté non plus. J’ai beau avoir
un passeport américain et pouvoir me rendre au Japon, je n’ai pas de
chez-moi. Vous, si. »
Il y a beaucoup de jeunes qui sont nés et ont grandi aux États-
Unis mais qui ne se sentent pas acceptés comme Américains par
d’autres Américains. Ils sont tristes et veulent quitter ce pays pour
trouver leur demeure. Ils se disent : « Si je ne suis pas chez moi aux
États-Unis, je dois l’être ailleurs. » Mais ils ne parviennent pas non
plus à s’intégrer dans leur pays d’origine. Rares sont ceux qui se
sentent vraiment chez eux. Même si nous avons la chance d’avoir une
nationalité et un passeport, beaucoup d’entre nous cherchent encore
un endroit où ils peuvent se sentir chez eux.
Avez-vous un chez-vous ? Avez-vous une demeure véritable où
vous vous sentez bien, libre et en paix ?
Certains citoyens américains vivent aux États-Unis depuis
longtemps, parfois depuis plusieurs générations, mais ils ne se
sentent toujours pas les bienvenus. Au Vietnam, beaucoup de gens ne
se sentent ni acceptés ni compris par leur pays ou ont l’impression de
ne pas avoir d’avenir et désirent émigrer.
Qui parmi nous a une vraie demeure ? Qui se sent vraiment chez
lui dans son pays ? J’ai un chez-moi et je me sens vraiment bien dans
ce chez-moi, même si j’ai été exilé du Vietnam pendant près de
quarante ans. Malgré l’exil, je ne souffre pas, parce que j’ai trouvé ma
vraie demeure. Ma vraie demeure n’est pas le Village des Pruniers en
France. Ma vraie demeure n’est pas aux États-Unis. Ma vraie demeure
n’est pas limitée à un endroit ou à un moment particulier.
Ma vraie demeure ne peut pas être définie en termes de lieu ou de
culture. Il serait trop simpliste de dire que, par la culture et la
nationalité, je suis vietnamien. Je n’ai ni passeport ni carte d’identité
vietnamienne, donc, légalement, je ne suis pas vietnamien. Et
génétiquement, il n’existe pas de « race » vietnamienne. Si vous
regardez en moi, vous pourrez voir des éléments mélanésiens,
indonésiens, mongols et africains. En fait, la race vietnamienne est
composée exclusivement d’éléments non vietnamiens. Et il en est de
même pour n’importe quelle nationalité. Prendre conscience de cette
réalité peut nous libérer. Le cosmos tout entier s’est rassemblé pour
vous aider à vous manifester.
La vie est notre vraie demeure
Dans la tradition bouddhiste, une séance de méditation assise
commence toujours par le son de la cloche. Ce son nous rappelle
amicalement de revenir chez nous, en nous-mêmes.
Notre demeure véritable est l’instant présent et ce qui se passe ici
et maintenant. Notre demeure véritable est un lieu sans
discrimination, un lieu sans haine. Notre demeure véritable est le lieu
où nous ne poursuivons plus rien, où nous ne recherchons plus rien,
où nous ne regrettons plus rien. Quand nous revenons ici et
maintenant avec l’énergie de la pleine conscience, nous pouvons
établir notre demeure véritable dans l’instant présent.
Votre vraie demeure est un espace que vous devez créer pour
vous-même. Quand nous savons nous réconcilier avec notre corps,
prendre soin de notre corps et relâcher les tensions de notre corps,
alors notre corps devient une demeure confortable et paisible où nous
pouvons revenir dans l’instant présent. Quand nous savons comment
prendre soin de nos sentiments, quand nous sommes capables de
générer la joie et le bonheur et d’embrasser un sentiment douloureux,
nous pouvons créer et retrouver un foyer heureux dans l’instant
présent. Et quand nous savons générer les énergies de compréhension
et de compassion, notre demeure peut devenir un lieu très
confortable, très agréable, où nous pouvons prendre refuge. Mais si
nous n’en sommes pas capables, nous ne voudrons pas rentrer à la
maison. Avoir un chez-soi n’est pas quelque chose à espérer, mais à
cultiver. Il n’y a pas de chemin qui nous mène à notre demeure ; la
demeure est le chemin.
La libération se trouve dans l’instant présent. Nous pouvons être
en contact avec tous nos ancêtres spirituels et génétiques au cœur
même de l’instant présent. Nous avons besoin d’apprendre à revenir
dans l’instant présent et à pénétrer ce moment, afin de découvrir
notre demeure véritable. Quand nous arrivons à sentir la présence de
nos ancêtres en nous dans l’instant présent, nous n’avons plus à nous
faire de souci ni à souffrir. Quand nous ne cherchons plus notre chez-
nous en dehors de nous-mêmes (que ce soit dans l’espace, le temps,
la culture, le territoire, la nationalité ou la race), nous pouvons
trouver le bonheur véritable.
Notre vraie demeure n’est pas une idée abstraite. C’est une réalité
palpable que nous pouvons toucher avec nos pieds, nos mains et
notre esprit à chaque moment. Quand nous savons cela, personne ne
peut nous confisquer notre vraie demeure. Même si des gens
occupent notre pays ou nous jettent en prison, nous aurons toujours
notre vraie demeure et personne ne pourra jamais nous exiler. Je
m’adresse à ceux d’entre vous qui ont le sentiment de n’avoir jamais
eu de chez-soi. Je parle aux parents qui ne se sentent plus chez eux
dans le pays qu’ils ont quitté, mais qui ne se sentent pas non plus
chez eux dans leur nouveau pays. Chacun de nous peut pratiquer
pour trouver sa vraie demeure et aider ses enfants à trouver eux aussi
leur vraie demeure.
Vous vous demandez peut-être si les plus beaux moments de votre
vie sont déjà derrière vous. Ou peut-être pensez-vous que le meilleur
moment de votre vie n’est pas encore arrivé. Mais voici le moment
que nous attendions. Le Bouddha a dit : « Vous devez faire en sorte
que le moment présent soit le plus beau moment de votre vie. »
Je ne suis pas là-dedans
Une de mes disciples au Vietnam a l’intention de bâtir un stoupa,
selon la tradition, pour y déposer mes cendres quand je serai mort.
Elle et d’autres personnes voudraient y apposer une plaque avec ces
mots : « Ici repose mon maître bien-aimé ». J’ai demandé à ce disciple
de ne pas gaspiller les terres du temple. « Ne me mets pas dans une
petite boîte que tu enfermeras là-dedans ! lui ai-je dit. Je ne veux pas
continuer sous cette forme-là. Je préférerais qu’on répande mes
cendres dehors pour aider les arbres à pousser. »
J’ai suggéré que, s’ils insistent pour construire un stoupa, ils
écrivent plutôt sur la plaque : « Je ne suis pas là-dedans ». Mais, au
cas où les gens ne comprendraient pas, ils pourraient ajouter une
deuxième plaque : « Je ne suis pas là-dehors non plus ». Et si les gens
ne comprennent toujours pas, ils pourront écrire sur une troisième et
dernière plaque : « Vous pouvez me trouver dans votre façon de
respirer et de marcher ».
Mon corps se désintégrera, mais mes actes me survivront. Dans
ma vie quotidienne, je pratique toujours de façon à voir ma
continuation tout autour de moi. Nous n’avons pas besoin d’attendre
la dissolution totale de ce corps pour continuer : nous continuons à
chaque instant. Si vous croyez que je ne suis que ce corps, alors vous
ne m’avez pas vraiment vu. Quand vous regardez mes amis, vous
voyez ma continuation. Quand vous voyez quelqu’un en train de
marcher en pleine conscience et avec compassion, vous savez qu’il est
ma continuation. Je ne vois pas pourquoi nous devons dire « je vais
mourir », parce que je peux déjà me voir en vous, en d’autres
personnes et dans les générations futures.
Même quand le nuage n’est plus là, il continue sous forme de
neige ou de pluie. Un nuage ne peut pas mourir. Il peut se
transformer en pluie ou en grêle, mais il ne peut pas devenir « rien ».
Le nuage n’a pas besoin d’avoir une âme pour continuer. Il n’y a ni
commencement ni fin. Je ne mourrai jamais. Ce corps se dissoudra,
mais je ne mourrai pas pour autant. Je continuerai, pour toujours.
Titre original :
AT HOME IN THE WORLD: STORIES
AND ESSENTIAL TEACHINGS FROM A MONK’S LIFE
publié par Parallax Press, Berkeley

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EAN : 978-2-7144-7586-2

© Unified Buddhist Church, Inc., 2016. Tous droits réservés.

© Illustrations Jason DeAntonis. Tous droits réservés.

© Belfond, 2017, pour la traduction française.

En couverture : Couverture Guylaine Moi - Illustration : Cercle Zen de Thich Nhat Hanh ©
UBC

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