Vous êtes sur la page 1sur 227

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement

réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion


au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de
cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon
prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété
Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute
atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
juridictions civiles ou pénales. »
© Éditions Robert Laffont, S.A.S., Paris, 2023
Couverture : studio Robert Laffont
EAN : 978-2-221-26542-0
Éditions Robert Laffont – 92, avenue de France 75013 Paris
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Suivez toute l’actualité des Éditions Robert Laffont sur
www.laffont.fr
À mon épouse.
SOMMAIRE
Titre
Copyright
Dédicace
Le marchand et le perroquet
« La blessure est l’endroit par où la lumière pénètre en vous » Rûmî
Pour commencer
Comment identifier la DIP ?
Mélanie
L’amour de soi
Comment l’épreuve aide-t-elle à grandir ?
L’épreuve de Mélanie
La dépression infantile précoce
L’aptitude au bonheur
Les couleurs de l’arc-en-ciel
La réalité et l’idéal
La plainte
La reconstruction de Mélanie
Victor
1. Mésententes parentales
2. Désordres dans le triangle
3. L’impact des abus sexuels
Mère nourricière
Se protéger de la culpabilité
Vie intérieure
Le fils et son père
« Tout ce qui arrive est pour le bien ! »
Comment s’aider soi-même ? « Les quatre points cardinaux »
Du même auteur
Le marchand et le perroquet
Un marchand possédait un perroquet doué, entre autres, de
la parole ; son maître conversait avec lui, le traitant comme s’il
était un membre de sa famille.
Le commerçant décida un jour de partir pour ses affaires en
Inde. Il demanda à ses proches les cadeaux qu’il pouvait leur
ramener de son voyage.
Il en fit la liste et, juste avant de partir, il posa la même
question à son perroquet.
— Non, je n’ai besoin de rien ; mais si tu passes dans la
forêt où vivent mes semblables, voudrais-tu les saluer de ma
part, les informer de ma situation et me rapporter le message
qu’ils te confieront ?
Au terme de son voyage, le marchand se rendit à l’endroit
indiqué pour honorer sa promesse. Il s’adressa alors aux
perroquets perchés sur l’arbre :
— J’ai, chez moi, dans une cage, un des vôtres qui m’a
chargé de vous saluer ; auriez-vous un message pour lui ?
À peine avait-il terminé sa phrase qu’un des perroquets se
mit à trembler, poussa un cri et tomba, inerte, du haut de
l’arbre.
Le marchand, bien attristé, crut que le perroquet était mort
de chagrin en apprenant la captivité de son parent. Il bégaya,
une seconde fois, le même message : un autre oiseau, aussi
splendide que le précédent, se mit à s’agiter à son tour et
tomba raide sur le sol.
Le marchand, plus navré encore et se croyant coupable de
ces drames, n’ajouta plus un mot.
De retour chez lui, il distribua à sa famille les présents
ramenés d’Inde.
— As-tu trouvé mes semblables ? s’enquit le perroquet.
T’ont-ils confié un message ?
— Oui, je leur ai raconté ta vie chez moi ; j’ai, d’ailleurs,
bien regretté de l’avoir fait…
— Pourquoi donc ? insista le perroquet.
Le marchand raconta, ému et attristé, sa malheureuse
aventure, tout ce qui s’était passé.
Le bel oiseau écouta avec attention et, d’un seul coup, il se
mit, lui aussi, à trembler de tout son être et il tomba inanimé
au fond de sa cage.
Le marchand, peiné, après avoir longtemps pleuré, finit par
ouvrir la cage, saisit son perroquet et le déposa avec regret
dans un coin du jardin.
Mais, miracle, au contact du sol, l’oiseau commença
aussitôt à s’agiter puis s’envola avec grâce pour se poser sur
une branche de l’arbre.
— Que veut dire cette histoire ? lui cria le marchand,
stupéfait. Rentre vite dans ta cage ! Raconte-moi le secret de
tout cela !
— Oui, répondit le perroquet, il existe un sens caché dans
cette histoire. J’ai envoyé par toi un message à mes
congénères ; je leur ai expliqué ma tristesse d’être prisonnier
dans une cage, même dorée, en leur demandant de m’aider à
retrouver ma liberté. En fait, les deux perroquets auxquels tu
as parlé ne sont pas morts. Ils ont seulement cherché à te
transmettre une vérité profonde : « Tant que l’on se trouve
prisonnier d’un monde étranger, il faut mourir à soi-même
avant la mort fatale. » Ils m’ont suggéré de faire le mort pour
me libérer. Pas besoin, ainsi, de paroles ni de combat !
Conte de Rûmî
« La blessure est l’endroit
par où la lumière pénètre en vous »
Rûmî
Djâlal ad-Dîn Rûmî est un célèbre théologien, de portée
universelle, philosophe et mystique persan, né en 1207 et mort
soixante-six ans après. Il ne s’est jamais vraiment éteint
cependant, puisque son œuvre, demeurée vivante, ne cesse
d’illuminer l’âme de ses lecteurs, depuis huit cents ans, à
travers les cinq continents.
J’ai connu Rûmî quand j’étais jeune écolier. J’apprenais ses
poèmes, en persan dans le texte, à l’école, dans son
impressionnant livre Mesnevi. C’est longtemps plus tard que
j’ai deviné le sens de mon admiration pour lui. Elle tient à la
richesse, mais surtout à la complexité de sa vision de l’être
humain et de la vie, exempte de tout simplisme, de tout
manichéisme binaire.
Partant d’une approche paradoxale, « dialectique », il
n’oppose jamais les contraires entre eux de façon
antinomique – la joie et la souffrance, par exemple, le bien et
le mal, le bon et le mauvais, le positif et le négatif – en louant
les premiers et en évacuant les seconds : « Ces douleurs que
vous ressentez sont des messagers. Écoutez-les. »
Sa sagesse est porteuse ainsi d’une dimension initiatique,
transformatrice, « thérapeutique » de l’épreuve. Elle invite le
sujet à dépasser l’immédiateté des apparences pour se relier à
son être profond. Elle l’exhorte à s’ouvrir, à privilégier
l’accueil et l’acceptation au refus et à la lutte. Elle l’encourage
enfin à se désaltérer à ses sources profondes, à reconquérir son
trésor intérieur caché sans s’égarer au-dehors.
Voici quelques autres pépites dans la même veine, en
parfaite cohérence avec les idées maîtresses développées dans
ce livre, qui peuvent nous aider à grandir, à devenir soi, à se
reconstruire :
N’évitez pas les expériences difficiles, elles sont
d’excellents professeurs.
Vous pensez être la peine, en réalité vous êtes le
médicament qui guérit. Vous pensez être la serrure de votre
cœur, alors qu’en réalité, vous êtes la clé qui l’ouvre.
Ce qui vous blesse vous bénit. L’obscurité est votre bougie.
Ne vous détournez pas. Gardez votre regard sur la place
obscure. Voilà où la lumière entre en vous.
Ne vous affligez pas. Tout ce que vous perdez revient sous
une autre forme.
Vous êtes né avec des ailes, pourquoi préférer ramper dans
la vie ?
Il y a un lieu au-delà du bien et du mal : c’est là que je vous
attends.
Et alors que tu vas plonger vers la sérénité de la nuit et
retrouver tes songes, sache que la beauté que tu vois en moi
est le reflet de toi-même.
Tout ce que tu vois autour de toi, y compris les choses que
tu n’aimes guère, y compris les choses que tu méprises ou
détestes, est présent en toi, à divers degrés.
Pour commencer
Comment une épreuve pourrait-elle devenir maturante,
aider la personne à grandir, à devenir adulte ?
La maladie, la perte d’un être cher ou d’un emploi, la
découverte d’une infidélité dans le couple… chacun de ces
traumatismes risque d’être ressenti comme un effondrement,
une déflagration, chute dramatique et définitive dans le néant.
La victime rumine des idées noires, sombrant dans une
dépression sévère, avec l’impression d’être soudainement
dépossédée de sa légitimité, du sens de sa vie et de l’utilité de
son être au monde. Elle se perd elle-même, en perdant quelque
chose ou quelqu’un, emportée par un torrent de culpabilité,
celle d’avoir subi le délaissement, en toute innocence.
Certains cherchent le refuge et la consolation, espérant se
débarrasser de leur insupportable douleur – dans la
consommation de drogues, licites ou non, dures ou douces,
dans les médicaments, la « bouffe », le sexe, l’alcool, les
voyages ou les vacances, le travail, l’argent et
l’hyperactivisme, notamment utilisé comme antidote contre les
parties inanimées – c’est-à-dire libidinalement dénutries – du
psychisme. Le désespoir en poussera plus d’un, la passion
muée en haine vengeresse, à des passages à l’acte violents,
auto- ou hétéro-destructeurs. Alors, où se trouve le gain dans
ce champ de délabrement ?
Il existe évidemment des personnes aussi qui, bien
qu’ébranlées par l’épreuve, mais sans être fissurées dans leur
fondement identitaire, parviennent, après un temps, à
cicatriser, à accomplir le deuil de l’objet perdu et à tourner la
page, pour s’engager dans de nouveaux projets et liens.
Comment comprendre, dès lors, cette dissimilitude entre
ceux qui s’enlisent et d’autres qui, tel le phénix, se relèvent et
repartent ?

L’épreuve frappe chacun au niveau des deux pans de son


psychisme, qui sont les deux colocataires de la maison-soi :
l’adulte qu’il est manifestement, mais aussi et surtout son
enfant intérieur, dont il méconnaît l’existence. Ainsi,
lorsqu’elle paraît intense, irréparable et persistante, la
souffrance apparaît rarement en lien de cause à effet ou
proportionnelle à l’infortune réelle qui nous affecte. C’est
parce qu’elle renvoie à une plaie ancienne, à une dépression
masquée, et plus précisément à la détresse du petit garçon ou
de la petite fille que l’adulte était jadis, prisonnier encore de
son passé douloureux.
L’éraflure actuelle ne fait que raviver une dépression
infantile précoce (DIP), consécutive à la carence matricielle, à
un manque originaire d’enveloppement, de nourriture
narcissique et de sécurité. Elle fait ressurgir les parties
inanimées, dénutries du psychisme, à l’image de plantes
rabougries, fanées par manque d’eau et de lumière.

Le terme « épreuve » contient au moins trois significations.


Il veut dire, je viens de le souligner, « souffrance » d’abord,
douleur morale. Il signifie « test » ensuite, examen, miroir,
révélateur de l’état de santé de l’enfant intérieur, de ses failles
et de sa robustesse, des dangers de sombrer – mais aussi de ses
possibilités de rebondir. Elle est enfin « expérience
initiatique », l’occasion d’un apprentissage et d’une
maturation en vue de devenir un sujet adulte, psychiquement
autonome.
Comment identifier la DIP ?
Invisible et insaisissable en tant que telle, la dépression
infantile précoce peut néanmoins se détecter à travers ses
émanations, d’une part, mais aussi par le biais des mécanismes
de défense et de lutte auxquels le sujet a recours pour s’en
protéger : quête de perfection et d’importance, altruisme
masochiste destiné à attirer l’intérêt et la reconnaissance des
autres, obsession de plaire, recherche boulimique d’excitations
pour se sentir animé, vivant dans un corps réel.
Très tôt dans l’enfance, le petit humain se voit contraint,
afin d’assurer sa survie psychologique et de continuer à
grandir (la vie étant toujours plus forte que la mort), de
combattre énergiquement la DIP, en la refoulant. Cet
écartement introduit et entretient dès lors un clivage, une
division en deux parties du psychisme devenant opposées,
antinomiques, en conflit permanent, au lieu de demeurer
insécablement reliées. L’une servira de repaire, de dépotoir
aux émotions taxées de « négatives » – la culpabilité,
l’angoisse, la dépression, le vide, le sentiment d’impuissance –
occasionnées par les aléas de la vie, que le sujet s’empressera
d’éliminer. L’autre partie sera utilisée comme masque ou
devanture pour afficher des images, pensées, croyances,
représentations qualifiées de « positives », alors idéalisées,
fortement recherchées donc, puisque servant d’antidépresseurs
– la joie, l’estime des autres, leur amour, la paix, l’harmonie,
la sécurité, le comblement, le confort, le bonheur en un mot –,
soit tout antidote susceptible de rassurer l’enfant intérieur, en
le protégeant de la DIP, avec, en prime, la promesse de la
matrice.
Le mot « matrice » n’est pas utilisé ici dans son acception
première biologique, de l’utérus maternel, mais dans un sens
symbolique et psychologique. Il renvoie au fantasme infantile
d’un enveloppement fusionnel, chaleureux, nourricier et
sécurisant dont le nourrisson a fait l’expérience durant ses neuf
mois de gestation.
Chaque humain sera attiré ensuite, tout au long de sa vie, à
des degrés divers, par ce fantasme originaire. Il sera en quête
de cet Éden où régnaient la paix, l’entente, l’harmonie,
l’amour, la complétude, en un mot, exempt de toute
frustration, de tout conflit. Il tentera alors de revivre ce rêve
nostalgique, d’autant plus intensément s’il a été carencé dans
son enfance, par recours à des situations, objets ou personnes
(compagnon, enfant…) susceptibles de satisfaire ce fantasme
de complétude.
Ces deux mécanismes de clivage et de refoulement, tout à
fait salvateurs à l’origine, permettaient au petit d’assurer sa
survie. Leur perpétuation devient cependant problématique,
contre-productive, délétère, toxique, poussant l’adulte dans des
excès nocifs, le blocage ou l’agitation, lui interdisant de vivre
sa vie d’homme ou de femme adultes.
La DIP continuera à se tonifier dans les catacombes de
l’inconscient. Elle fera irruption, tel un volcan, lors de la
survenue d’une infortune ne jouant qu’un rôle de facteur
déclencheur, en continuité de sens toutefois avec le
délaissement subi dans l’enfance – une rupture amoureuse ou
un licenciement évoquant surtout le rejet maternel originel.
Le clivage et le refoulement s’attaquent aux autres couples
d’opposés, rongeant, tel un virus sournois, leurs connexions.
La raison et la réflexion se trouveront déconnectées de
l’affectivité, de même que le sera l’intériorité du dehors. Le
sujet, soumis dès lors à une émotionnalité infantile – donc à
fleur de peau et privé de régulateur –, tout aléa de l’existence
lui paraîtra grave, dramatique, question de vie ou de mort.
Manquant de distance et notamment de confiance dans ses
ressources propres, il aura tendance à lutter en se tournant vers
les autres et le dehors, idéalisés à l’excès, pris pour des
sauveurs – des mères de substitution en réalité –, censés lui
prodiguer magiquement nourriture narcissique et protection. Il
s’épuisera à mendier quelques gouttes d’eau à travers les
quatre coins du monde, aveugle à la fontaine qui coule devant
ses yeux !
Le clivage manichéen entre les « bonnes » et les
« mauvaises » émotions, et le refoulement de ces dernières,
ainsi que l’appel à embrasser le bonheur sont en permanence
encouragés dans notre culture, à des fins de manipulation. Le
marketing commercial et la propagande politique s’adressent
exclusivement à l’émotivité de l’enfant intérieur et non à la
raison de l’adulte : ils s’ingénient à lui insuffler l’illusion,
voire l’injonction d’un bonheur matriciel facile, débarrassé de
ses contraires, du tragique existentiel – à condition de
consommer tel produit et de voter pour tel sauveur politique.

Le mot « épreuve » signifie, en troisième lieu, « expérience


initiatique », en ce qu’elle est susceptible d’aider le sujet à
accéder à un niveau supérieur de l’être, à grandir, à devenir
plus adulte. Il s’agit d’envisager la souffrance de l’adulte face
à l’épreuve non plus comme une manifestation pathologique,
a-normale, à éluder, à faire taire, mais plutôt comme un miroir,
un fil d’Ariane, à utiliser, à mettre à profit pour retrouver son
enfant intérieur en détresse. Ce n’est pas en brisant le miroir
qu’on effacera ce qu’il reflète ! Plus le sujet se débat contre ce
qui le tourmente, l’angoisse ou le déprime, plus il ravive sa
douleur ; l’énergie mobilisée se verra alors interceptée et
retournée contre lui-même.
Seule l’acceptation de l’inacceptable permet d’économiser
ses forces pour gérer l’épreuve « en adulte ». La cessation de
la guerre civile intérieure permettra ainsi de récupérer une
grande quantité d’énergie, gaspillée jusqu’ici dans l’évitement
de la DIP, afin de la réinvestir dans la réparation des clivages,
dans le raccommodage des liens déchirés entre les opposés,
comme l’adulte/l’enfant intérieur, ou le dedans/le dehors – les
premiers ayant été colonisés par les seconds. C’est bien ce
nouveau regard qui aidera le patient à s’unifier, à
approvisionner son capital narcissique, à s’accepter et à
s’aimer dans son entièreté, dans la pluralité de ses facettes,
avec ses ombres et ses lumières. Le manichéisme infantile,
binaire et simpliste entre bon ou mauvais, gentil ou méchant,
laissera ainsi place à la dialectique féconde des contraires où
la complexité contribue, paradoxalement, à simplifier la vie !
Seule la guérison des clivages intérieurs, dont la souffrance
psychique est à la fois la conséquence et le révélateur,
permettra de prendre sa place d’adulte, soit un individu
psychiquement autonome. Le sujet se noie, coule et disparaît
sous les sables mouvants, en raison de ses défenses, de son
agitation et de sa panique notamment, et non pas de ses
« problèmes », faute de détachement et de distance.
Une pointe d’humour : le mollah Nasr Eddine part à la
chasse en compagnie de quelques amis. Au bout d’un moment,
il est distancé par le groupe et se retrouve seul au milieu des
bois. Une terrible averse se déclare et, faute d’abri pour se
protéger, tous les chasseurs sont trempés jusqu’aux os… mais
quand le mollah retrouve les autres, tous sont étonnés de voir
Nasr Eddine revenir complètement sec. Celui-ci, dès qu’il a vu
la pluie tomber, a retiré tous ses vêtements, les a
soigneusement pliés et s’est assis dessus ; dès que l’averse
s’est arrêtée, il s’est rhabillé et a rejoint paisiblement la maison
de son hôte.
Donc marcher nu sous la pluie pour rester sec !

On retrouve pareille dimension initiatique de l’épreuve


dans l’art du kintsugi. Cette pratique ancestrale, avec sa
philosophie et sa technique, élaborée au XVe siècle au Japon,
consiste à restaurer une porcelaine brisée en recollant
ensemble et bord à bord tous les morceaux. Il ne s’agit pas de
camoufler ou colmater les fissures, mais à l’inverse, de les
souligner, les faire briller, avec des jointures en or,
parfaitement visibles. Ainsi, l’objet cassé, mais réparé,
conserve et assume son passé, son histoire, ses cicatrices, les
marques des brisures et des accidents subis. Sa reconstruction,
grâce à un travail patient, le sauvera non seulement de la
disparition et de l’oubli, mais le rendra encore plus solide, plus
résistant, plus beau et bien plus précieux qu’il ne l’était avant
le choc. La cassure n’aboutira pas à sa fin, mais à son
renouveau, dévoilant les beautés de l’imperfection et ses
richesses.
Celui qui se ferme à sa souffrance ne pourra accéder au
bonheur !
Les témoignages de Mélanie et de Victor, que j’ai choisi de
présenter dans ce livre, rendent similairement saillantes les
vertus du passage par l’épreuve et par la guérison. Voyons ce
qu’ils ont à nous apprendre.
MÉLANIE
Mélanie est une jolie femme de quarante-cinq ans, habillée
décontracté, sans fioriture. Elle me salue et se montre
charmante d’emblée, me demande si je vais bien en me serrant
chaleureusement la main avec un grand sourire. Je suis touché
par cet abord chaleureux. Je m’interroge cependant,
déformation professionnelle oblige, sur les motifs de l’allure si
avenante de ma patiente.

Je suis vraiment très contente de vous rencontrer. J’avoue que


j’avais un peu peur, en venant. Je m’imaginais qu’au bout d’un entretien
ou deux, vous ne souhaiteriez plus me revoir sous prétexte d’une
disponibilité insuffisante.
Voilà, j’ai suivi depuis une vingtaine d’années plusieurs thérapies,
mais sans résultats véritablement durables. Connaître une nouvelle
personne et découvrir une autre méthode me faisait du bien à chaque
fois. Je reprenais espoir et confiance en moi. Je dédramatisais mon
« cas », mes soucis, je me sentais surtout encouragée à envisager les
choses et à regarder les gens de façon plus sereine, moins noire. Mais
l’embellie ne durait jamais bien longtemps… Peu à peu, les nuages
s’amoncelaient, les uns après les autres, dans le ciel de mon âme,
produisant, sans prévenir, de gros orages, risquant de m’emporter à
chaque fois. Je souffre en résumé de deux problèmes. Le premier
concerne la solitude, et puis, comme conséquence directe et principale,
le second consiste en de sérieux problèmes de sommeil. Oui, le lien
entre les deux me paraît de plus en plus évident.
Quand un homme se trouve à mes côtés la nuit et que je peux
dormir dans ses bras, tout va bien. Si, par contre, je suis toute seule,
plus rien ne va. Je mets beaucoup de temps à m’endormir. J’ai froid, je
suis plongée dans le désespoir et le désarroi. J’ai peur de me faire
agresser par des rôdeurs, ou des monstres, les uns plus terrifiants que
les autres, prêts à m’avaler. Cela fait des années que je lutte, par
épisodes, contre mes insomnies. Pourtant, rien n’a jamais vraiment été
efficace. Ce qui me manque, le seul médicament, c’est la présence et la
chaleur d’un homme dans mon lit. Ma seule préoccupation est relative,
justement, à mes rapports avec les hommes. Ils ne sont pas simples du
tout.
Je souffre, depuis mon adolescence surtout, de mes relations
amoureuses. Elles commencent toujours très bien, dans
l’enthousiasme. Je me sens légère et heureuse. Mais, assez
rapidement, la flamme s’éteint, les malentendus et les conflits font
surface. Quelquefois, ce sont eux qui m’abandonnent, mais, bien
souvent, c’est moi qui prends l’initiative de la rupture. Cependant, je
refuse qu’elle soit définitive. D’accord pour se séparer, mais j’ai
absolument besoin de rester en contact avec l’homme que j’ai pourtant
décidé de quitter. J’aimerais que l’on puisse s’écrire, se téléphoner ou
se revoir parfois en simples amis. Du coup, il nous est arrivé de
reprendre nos relations, après une parenthèse plus ou moins longue,
mais avec quelques bonnes résolutions. Cependant, peu à peu, comme
s’il s’agissait d’un plat réchauffé ou d’un vieux vase rafistolé, mon
enthousiasme s’érodait et disparaissait. C’est à ce moment-là que la
coupure définitive s’impose – malgré moi, je l’avoue.
Pourtant, quand je décide d’arrêter une relation, je peux me sentir
encore, bizarrement, amoureuse. Je m’en vais parce que je suis
convaincue de ne pas être vraiment aimée pour moi-même, pour la
personne que je suis, mais par intérêt, par calcul, pour mon argent ou
pour le sexe. Mon ex-mari, Charles, m’a offert un beau capital, en
prestations compensatoires, pour obtenir le divorce. De plus, il me
verse, chaque mois, une pension alimentaire qui me dispense de
travailler. Mais je m’enfonce dans un état dépressif où plus rien ni
personne ne réussit à me consoler vraiment, pas même mes trois
enfants.
C’est entre le départ d’un homme et l’arrivée d’un nouveau que je
me sens affreusement seule, surtout la nuit, avec mes insomnies et
mes angoisses parfois proches de la panique. Depuis mes quinze ans,
c’est le même scénario. Avant de rencontrer mon mari, à vingt-quatre
ans, je venais de rompre avec un ami. Je l’avais quitté parce qu’il était
dépressif, mais surtout incapable de m’aimer, d’être présent et
sécurisant. La rencontre avec Charles m’a évité de sombrer dans la
dépression à ce moment-là. L’homme que j’ai épousé, de vingt ans plus
vieux que moi, était beau, de corps et de visage, avait beaucoup de
prestance, il était très intelligent et riche en même temps. Je me
demande maintenant s’il n’incarnait pas l’image d’un bon père, fort et
rassurant. Il venait de divorcer. Il avait eu deux enfants de son
précédent mariage. Nous étions heureux, sans habiter ensemble,
pendant environ un an. Puis, alors que nous faisions très attention lors
de nos rapports, je suis tombée enceinte. Il s’est défilé d’un seul coup et
a décidé de me quitter.
Le choc de me retrouver seule du jour au lendemain, avec un bébé
dans le ventre, m’a rendue très malheureuse. C’est là que j’ai consulté
pour la première fois un thérapeute, pour m’aider à supporter cette
séparation et me préparer aussi à l’avortement. Étant toute seule, je ne
souhaitais pas garder l’enfant. La veille de mon entrée en clinique,
Charles est venu m’annoncer qu’il avait changé d’avis. Non seulement il
avouait m’aimer, mais il me proposait aussi de garder le bébé et de
m’épouser. J’ai accepté. Nous nous sommes mariés et nous avons eu
deux autres enfants, aujourd’hui de vingt, quinze et treize ans. Il y a eu
beaucoup de hauts et de bas dans notre couple pendant nos dix
années de vie commune.
C’est moi qui ai décidé de demander le divorce. Je vous l’ai dit,
malgré ma panique de me retrouver seule, bien souvent, c’est moi qui
mets fin à la relation, convaincue de ne pas être aimée vraiment. Ce qui
me perturbait le plus alors, c’était qu’il se comportait, une fois marié,
dans tous les domaines, comme un patriarche tout-puissant. Il ne me
traitait pas comme sa femme, ni comme la mère de ses trois enfants,
mais comme sa fille aînée – en quelque sorte sous sa dépendance. Il
ne respectait jamais ma place, sabotant sans cesse mon autorité,
dénigrant mes choix et mes préférences. Être père ne lui suffisait pas,
manifestement.
Avec nos enfants aussi, il se conduisait comme dans un contexte de
séduction, en rivalité avec moi, jouant le rôle d’une gentille maman.
Ainsi, il ne les frustrait jamais, ne leur disait pas non, ne les grondait
pas, ne leur fixait aucune limite, bafouant sans cesse mon autorité. Il ne
les reprenait pas quand ils me parlaient mal. Si, par exemple, le plat
que j’avais préparé ne plaisait pas à l’un d’eux qui avait envie, ce jour-
là, d’une pizza ou d’un hamburger, il commandait tout de suite, sans
même me consulter, ces plats livrés à domicile. Si l’un d’eux n’avait pas
envie de prendre le bus ou le métro pour se rendre à son cours de
tennis ou de danse, il appelait immédiatement un taxi, sans tenir
compte de mes objections. Je me sentais si humiliée parfois ! Ils ont fini
par prendre tout ce qui vient de ma part pour des contraintes.
Encore maintenant, même quand c’est moi qui ai leur garde, si je
propose une sortie ou une activité en plein air, ils ont tendance à
rouspéter, préférant rester collés aux écrans. Ils ont été si habitués à ne
rien faire chez leur père… J’essaie de leur proposer des balades dans
la forêt, certaines activités comme le tennis, ou le poney… Si j’insiste un
peu, ils appellent leur père pour se plaindre et lui demander de venir les
chercher. Je passe, dans ces conditions, pour une méchante mère, la
mégère autoritaire et rabat-joie. Il ne prend jamais ma défense. Il me
donne toujours tort. Si je cherche à me justifier, il se met à hurler devant
eux, répétant que je suis folle et que je devrais consulter un psy. Il
prétend aussi que les enfants ne sont pas en sécurité avec moi.
Chez lui, il satisfait pratiquement tous leurs caprices. Il réussit de
cette façon à les conserver sous son emprise. Il ne me reconnaît pas
comme une bonne mère. Il ne m’appelle jamais pour me parler de l’un
d’eux, me confier quelque chose, me demander un avis et encore moins
un conseil. De plus, se rendant fréquemment en voyage d’affaires, il
confie leur garde en son absence à une domestique qui se plie en
quatre pour exécuter leur moindre fantaisie, dans le seul but, à mon
avis, de se faire bien considérer auprès du patron patriarche. Cette
employée les gâte trop, ne leur fixe aucun interdit. Elle ne m’appelle pas
non plus pour se renseigner sur ma position. Je n’existe pas, elle me
remplace complètement. Une seule chose qui m’a rempli le cœur de
joie : il m’a dit que notre fils me ressemblait. Enfin, un de nos trois
enfants a quelque chose de moi, sa mère ! Je n’étais donc pas
totalement inexistante, effacée.
Les deux filles de son précédent mariage ne vivaient pas avec nous,
mais lorsqu’elles venaient passer quelques jours à la maison, elles se
comportaient comme des princesses, plutôt désagréables avec moi.
Elles manquaient de politesse, surtout lorsque je tentais de faire
respecter quelques règles élémentaires de la vie de famille – mettre ou
débarrasser, de temps en temps, la table. Elles prenaient trop de place,
réduisant la mienne dans cette famille recomposée à peau de chagrin.
Je n’existais plus !
Enfin, son ex-femme n’a jamais souhaité, malgré mes sollicitations
répétées, établir entre nous des rapports cordiaux, bavarder au
téléphone ou prendre un thé ensemble, à l’extérieur. Elle me rejetait
aussi, comme si son divorce avait été de ma faute, alors
qu’évidemment, je n’y étais strictement pour rien. Quand j’ai rencontré
mon mari pour la première fois, son divorce avait déjà été prononcé. Je
n’ai vu cette femme qu’une ou deux fois.
J’ai voulu divorcer parce que j’ai pris conscience que nous vivions
en fait dans deux univers totalement différents. Non seulement nous ne
défendions pas le même projet éducatif pour nos enfants, mais en
outre, nous ne partagions pas la même philosophie de l’existence. Lui
était préoccupé par la réussite sociale, le pouvoir, la richesse matérielle,
les apparences, le luxe, les dépenses. Moi, je suis davantage tournée
vers la vie intérieure, le romantisme, la religion, la spiritualité, le yoga, la
protection de l’environnement. Nous n’étions donc vraiment pas sur la
même longueur d’onde. Il n’existait pas de complicité dans notre couple.
En l’écoutant, je suis saisi, impressionné, je l’avoue
(comme cela arrive à tout thérapeute dans le contexte contre-
transférentiel), par le manque d’autonomie psychique chez ma
patiente. Je l’imagine tel un radeau au beau milieu de l’océan,
à la merci du vent. Je me la représente aussi comme un lierre
(de l’ancien français iedre, puis iere, signifiant « être
attaché »), qui ne peut pousser qu’en s’enroulant autour d’un
arbre, collé à lui, servant d’étai, d’axe, de colonne vertébrale.
De plus, cette dépendance s’accompagne chez elle d’une forte
ambivalence, « Je veux, mais je ne veux pas », « Tu me fuis, je
te suis ; je te suis, tu me fuis » !
Par « manque d’autonomie », je ne veux évidemment pas
parler d’une incapacité, d’une inaptitude, mais plutôt d’une
timidité, d’un interdit imposé par la petite fille en elle
d’occuper sa place et de s’affirmer en exprimant son désir.
Mais continuons d’écouter Mélanie :

Depuis notre séparation, j’ai eu l’occasion de rencontrer d’autres


hommes. Il m’est impossible de rester trop longtemps seule. Je déprime
et je dépéris. J’ai besoin de me sentir aimée, en lien, entourée. Je suis
une assoiffée d’amour. Il faut toujours qu’un homme pense à moi, qu’il
exprime et qu’il me montre son attachement. Autrement, je me sens
perdue, abandonnée au milieu de nulle part.
La solitude constitue une épreuve terrible pour moi. Je me fane. Je
perds toute capacité de vivre et de créer. L’autre me revitalise, me
redonne vie. Être vue et reconnue, exister dans son cœur et son regard,
ça me ranime. Faire l’amour, ça me soigne, ça me ressuscite. Seule, je
sombre dans un puits de désespoir et de désarroi. Tout me paraît alors
sans goût ni intérêt, sans allant. Je me sens vide, inexistante, ça me fait
peur.
Quand les enfants vivent chez moi, je cesse d’être physiquement
seule, évidemment. Nous nous parlons, nous mangeons ensemble.
Nous discutons et nous nous disputons aussi, parfois. Pourtant, je
n’arrive pas à me réjouir, à me sentir bien, à vivre le moment présent
avec eux. Je les aime, évidemment. Je suis contente qu’ils soient là,
mais j’ai du mal à me sentir mère.
Curieusement, lorsque j’invite des amis avec leurs enfants ou quand
nous allons passer un moment chez eux, je suis super heureuse. Je me
sens entourée et soutenue. J’ai surtout, devant mes yeux, un modèle.
Les autres mamans me montrent ce qu’il est bien de dire ou de faire,
d’accepter ou de refuser. Ça m’aide à me centrer. Toute seule, avec les
trois, je suis un peu paumée. J’éprouve beaucoup de mal à être
maman. La vie de famille me pèse énormément. Je m’observe et je me
juge, me demandant sans cesse si je fais bien ou pas. Je ressens un
grand besoin d’être rassurée, approuvée par les autres, pour réussir à
apaiser ma crainte d’être mauvaise mère.
Chez moi, ils restent enfermés la plupart du temps. Ils rechignent à
sortir. C’est souvent le lit, la télé et l’ordi. Tout se transforme en lutte. Je
m’inquiète pour eux. Si je montre un peu de fermeté, je me sens
coupable après. Je me reproche de les avoir maltraités. Ma fille aînée
reste sous l’emprise de son père qui la gâte outre mesure. Elle vit dans
une bulle. Il ne se passe rien dans sa vie. À vingt ans, pas encore de
petit ami. J’aurais souhaité que mes enfants soient plus vivants, plus
dynamiques.
De toute façon, même quand ils sont chez moi, je me sens toute
seule dans mon lit, la nuit, surtout. Mon corps n’est pas touché ni
caressé par un homme. Je suis pourchassée dans les bois par des
monstres terrifiants qui cherchent à m’abattre. Je cours partout, mais je
ne peux me réfugier nulle part ! L’angoisse me rend hypervigilante alors.
Je guette le moindre bruit dehors ou dedans.
En revanche, quand je passe la nuit dans les bras d’un homme, je
me blottis contre lui après avoir fait l’amour, et je m’enfonce tout
doucement comme un bébé, repu et apaisé, dans un sommeil profond.
Dès que je quitte un homme, mon objectif, c’est d’en rencontrer un
autre, le plus tôt possible, tellement le poids de la solitude m’accable.
D’ailleurs, j’ai beaucoup de mal à tourner la page. J’essaie de
conserver obstinément un lien, non plus amoureux mais amical. L’idée
qu’il ait repris sa vie normalement, comme avant de me connaître,
comme si je n’avais pas existé, m’est insupportable. Je me dis que je ne
compte plus, que je n’ai jamais compté sûrement – insignifiante,
inexistante. Je m’imagine qu’il est sûrement content de s’être
débarrassé de moi, pour sortir tranquillement avec une autre, capable
de le rendre beaucoup plus heureux que moi.
Rencontrer vite un autre m’aide ainsi non pas à oublier le précédent,
mais à tolérer moins douloureusement l’absence. L’an dernier, j’ai mis
fin à mes relations avec un homme, Benoît, bien sous tous rapports.
Nous nous entendions parfaitement. Nous avions même beaucoup
d’affinités. Sexuellement, ça marchait bien aussi. J’étais amoureuse de
lui, en plus. Je le maternais, enfin, faisant tout pour qu’il soit heureux et
qu’il ne manque de rien. Seulement, je ne me sentais pas aimée –
toujours le même schéma. Il m’a dit que j’idéalisais l’amour, que je lui
demandais trop ! Curieusement, quand je suis amoureuse, je ne suis
plus trop maternelle avec mes enfants. Je ne vais pas spontanément
vers eux, je ne leur fais pas souvent des câlins, etc.
De toute façon, quand je n’ai pas d’homme dans ma vie, je ne suis
pas davantage présente non plus. Pas évident, d’être maman, pour
moi !
J’avais aussi fait la connaissance d’un jeune homme de trente-trois
ans, treize ans plus jeune. J’ai rapidement senti, dans sa façon de
m’observer et de me parler, une forte attirance sexuelle à mon égard.
Assez vite, je me suis mise à le désirer aussi, comme si j’avais capté,
absorbé son envie pour le satisfaire. Cela m’est arrivé d’ailleurs plus
d’une fois de me laisser pénétrer par le désir d’un homme en étant
persuadée ensuite qu’il s’agissait du mien. Ce jeune homme était très
correct. Il m’avait annoncé honnêtement dès le départ qu’il n’avait pas
l’intention de s’engager. Il souhaitait juste que nous puissions partager
de bons moments ensemble, selon nos envies et nos disponibilités. J’ai
accepté naturellement, tout de suite. Dire oui à un homme, ça me fait
exister.
Quelques semaines plus tard, il a cessé de m’appeler, j’ignore
pourquoi. Tout allait si bien entre nous. Pourtant, alors que les choses
avaient été claires dès le départ, je n’ai pas arrêté de lui envoyer des
messages, en insistant pour le revoir. Je me sentais si fragile. Il m’a
répondu qu’il m’avait prévenue qu’il n’avait aucun projet d’engagement
avec moi, qu’il avait été honnête, etc. Je me suis mise à pleurer sans
plus pouvoir m’arrêter. Tout est ressorti, mes angoisses d’abandon, ma
douleur de ne rien valoir, de ne pas compter, d’être jetée comme un
chiffon après usage. Une amie a réussi à m’apaiser et à me redonner
espoir.
Peu après, mon cœur s’est mis à vibrer pour un jardinier que j’avais
embauché quelques jours – marié et père de famille. Rien ne nous
rapprochait, évidemment. Il était bien plus vieux que moi, l’âge de mon
père, sans doute, d’un milieu très modeste et, surtout, il ne me
demandait rien, aucune attitude de séduction. Ce qui me touchait
néanmoins, c’était sa douceur, sa prévenance. Il était respectueux,
accueillant, attentif à ma présence et à mes paroles. Je me sentais bien
à ses côtés, en confiance. Heureusement, il n’a rien deviné de mon
trouble. J’aurais eu si peur de perturber son bonheur, de briser son
couple et de l’éloigner de sa femme. Je me serais sentie si coupable !
Puis un jour, tout à fait par hasard, j’ai croisé dans la rue Benoît,
l’homme avec qui j’avais entretenu une relation plutôt bonne mais
entrecoupée de hauts et de bas. Il m’avait quittée quelques mois
auparavant en déplorant que nos relations souffraient d’une inégalité de
moyens, moi financièrement à l’aise alors que lui devait calculer et
réfléchir pour tout achat. Il s’agissait d’un enseignant plus ou moins de
mon âge, qui venait de divorcer, avec deux adolescentes à la garde de
leur mère. En deux ans, nous avons vécu de nombreux allers-retours,
ruptures et réconciliations.
Le dernier épisode m’a paru long et pénible. Au départ, j’aspirais à
vivre une histoire d’amour simple et paisible. Je souhaitais quelqu’un de
présent et de joyeux à mes côtés. Mais il se plaignait de tout,
constamment insatisfait et incapable de gratitude. J’avais donc la triste
impression de ne pouvoir rien lui apporter, de me sentir inutile.
Normalement, je tiens à éviter, dans mes relations amoureuses, les
hommes déprimés et grognons. Je me crois d’une part coupable,
comme s’ils étaient malheureux par ma faute. Et, d’un autre côté, je
risque d’être contaminée moi-même par leur mal-être, sans qu’ils
puissent m’aider ni m’aimer comme je le souhaite, centrés
exclusivement sur eux-mêmes.
Quand les filles de Benoît nous rejoignaient, pour un week-end ou
quelques jours de vacances, je me sentais totalement envahie, mise de
côté, exclue du clan qu’elles formaient avec leur père. Je m’épuisais, je
pense, à les séduire, comme pour leur prouver que j’étais ravie qu’elles
soient là, mais aussi pour qu’elles ne croient pas que leur maman avait
été abandonnée à cause de moi. J’en faisais trop, je l’avoue !
Benoît était un avare affectif, en réalité. Il ne manifestait pas
beaucoup de chaleur. Il ne prononçait quasiment jamais de paroles
d’amour, de mots rassurants, du genre : « Ma chérie, je t’aime », « Tu
m’as manqué », « Je tiens à toi ». Moi, j’ai besoin de ces mots, ils me
nourrissent et m’apaisent. Lorsqu’il nous arrivait de passer une soirée
entre amis, il ne s’occupait pas beaucoup de moi, sauf quand il
apercevait un autre homme me tourner autour. Seule la jalousie avec la
crainte de me perdre le faisait se précipiter vers moi.
En outre, il ne montrait, dans les détails de la vie quotidienne, aucun
signe d’attachement. Il ne dépensait, par exemple, jamais un sou pour
moi, en m’offrant un petit cadeau, un dîner ou une place de cinéma.
C’était toujours moi, d’ailleurs, qui devais proposer des projets ou
prendre des initiatives pour animer notre couple. Il prétextait ne pas en
avoir les moyens. En revanche, quand il avait envie de partir en
vacances plus de quinze jours avec ses filles, sans m’inviter, cela ne lui
posait aucun problème, curieusement ! Je n’existais pas. Pire encore,
quand il avait besoin de moi, il n’hésitait pas à se montrer attentif et
affectueux, je dirais manipulateur, pour m’emprunter de l’argent. Ces
attitudes me déplaisaient. Je me sentais vampirisée !
J’avais imaginé, une fois, faire un enfant avec lui, créer une nouvelle
famille, pour consolider nos relations. Je ne lui en ai pas parlé par
crainte qu’il s’imagine que, trop dépendante de lui, je cherchais à
l’emprisonner.
Je me suis donc résolue à le quitter, après un énième aller-retour et
rafistolage, tout en étant amoureuse de lui. J’ai réalisé qu’il ne tenait
pas vraiment à moi, que je ne comptais pas, que je n’étais pas
importante à ses yeux et qu’il me fréquentait par calcul égoïste. Pour
preuve, quand je lui ai annoncé mon intention de rompre, il n’a pas
protesté, il ne m’a pas suppliée de rester. Il n’a pas pleuré, ne m’a pas
prise dans ses bras. Il a réagi comme si cela lui était égal ou
l’arrangeait. Je faisais appel à sa tendresse, mais il se montrait froid,
distant. Je ne comptais pas pour lui, aucune place dans sa vie.
Quand ma colère est tombée, j’ai cherché à le recontacter. Je ne
voulais pas le perdre complètement. Au téléphone, notre conversation
n’a pas duré plus de trente secondes. Il était pressé de raccrocher. Pour
lui, sa vie reprenait sans moi, comme avant. Je n’existais plus. Il m’avait
effacée. Je me suis sentie humiliée, vraiment abusée. Il ne m’avait donc
jamais aimée vraiment. Il n’a pas cherché à me retenir…
Je m’en veux de m’être fourvoyée tant d’années à ce point avec les
hommes. C’est ce que j’aurais souhaité éclaircir avec vous en thérapie.
Ne les ai-je pas trop idéalisés ?

J’avoue que j’étais un peu interloqué par les deux, trois


premières séances. Voici une femme qui ne manque
apparemment de rien, comparée à tant d’autres individus aux
prises avec des épreuves qu’on pourrait qualifier de plus
terribles. Je connais bien d’autres personnes en souffrance
pour des motifs objectivement plus « graves » – la misère, la
maladie, le handicap, la maltraitance, la stérilité…
L’expérience m’a cependant appris à me méfier des
premières impressions relevant davantage du domaine des
bavardages de comptoir que d’une réflexion psychologique, à
distance autant que possible des apparences et de la
superficialité, dénuée de jugement, respectueuse, donc, de la
règle d’or de la neutralité bienveillante.
Il n’existe en réalité aucun instrument de mesure, nulle
balance pour mesurer et peser les souffrances psychiques, pour
en apprécier le poids et l’intérêt. Elles ne peuvent, par
conséquent, pas être comparées d’une personne à une autre,
comme on le ferait du taux de cholestérol ou de sucre dans le
sang. Chacun saigne là où il a été blessé, et non ailleurs ! En
tout état de cause, chacun considère ses épreuves comme
sérieuses, pénibles, douloureuses, voire insupportables parfois,
sans penser à les comparer à celles des autres, ce qui
permettrait de relativiser et de dédramatiser souvent sa vision.
La très grande majorité des patients attribuent leur
souffrance à l’existence d’un manque, à la privation, à
l’absence de quelque chose ou de quelqu’un qui, ils en sont
convaincus, leur est indispensable pour être heureux (santé,
enfant, argent, beauté, amour, jeunesse…). En réalité, ce n’est
pas la personne ou l’objet manquant en lui-même qui les
tourmente, mais toujours le décalage entre un idéal de
complétude, de perfection, et une réalité qu’ils considèrent
comme médiocre, quand bien même elle semblerait enviable
pour de nombreuses personnes.
L’aspect le plus troublant relatif au manque est qu’il
envahit la totalité du champ psychique, en faisant oublier à
l’individu tout ce dont il dispose encore et pourrait jouir. En
fait, la privation – de quelque chose ou de quelqu’un – ne
constitue pas la cause réelle des plaintes, elle en est un facteur
déclencheur. Elle fait remonter à la surface une détresse
intérieure/antérieure, un « manque à être soi » de l’adulte qu’il
s’acharne depuis longtemps à combattre et à compenser, par
recours à des remplissages.
Le message du symptôme
Comment comprendre la problématique de ma patiente ?
Quel sens donner à ses deux épreuves, la solitude et les
troubles du sommeil, contre lesquelles elle s’épuise à lutter
sans résultat ? En quoi seraient-elles « maturantes », capables
d’initier Mélanie à un palier supérieur de l’être ?
Ces deux symptômes ne constituent pas des pathologies en
soi. Ils ne sont pas à soigner ni à combattre en tant que tels. Je
remarque d’ailleurs que ces deux verbes, « soigner » et
« combattre », sont quasiment devenus des synonymes
aujourd’hui. Dès que l’on se trouve face à un symptôme
somatique indésiré ou à un malaise psychologique, on se
mobilise instinctivement pour s’en débarrasser au plus vite.
D’où la surconsommation, le mésusage et le gaspillage des
médicaments, toutes catégories confondues, en automédication
ou prescrits par le médecin : antalgiques, somnifères,
antidépresseurs, anxiolytiques – qui deviennent
paradoxalement responsables à leur tour de bien d’autres
dégâts. Je ne suis évidemment pas anti-médicaments pour
autant, comme certains ont pu le croire. Les antibiotiques ont
sauvé des millions de vies, la chimiothérapie psychiatrique a
contribué à atténuer d’insupportables souffrances psychiques,
notamment les angoisses de dépersonnalisation et de
dissociation chez les personnes psychotiques. Je m’inquiète en
revanche de leur systématisation et de leur banalisation, donc
de leur indication parfois hâtive et inadéquate. Je m’interroge
également sur les risques de pollution des corps et des âmes,
mais aussi de l’environnement, puisque toutes ces substances
ingérées finissent par être rejetées dans la nature, par le biais
des urines et des excréments. Je n’évoque même pas ici la
question de l’accoutumance, la dépendance chimique venant
en occulter et remplacer d’autres.
Le symptôme remplit, au fond, une mission
d’avertissement, d’alerte, d’indication, comme la fièvre et la
douleur viennent, par exemple, informer l’individu de
l’existence d’un foyer infectieux, d’une tumeur, d’un muscle
déchiré ou d’un os cassé, dont il ne pourrait avoir conscience
autrement et dont il devrait pourtant s’occuper d’urgence. La
dépression, à son tour, ne représente pas une maladie à guérir,
à neutraliser au plus vite par recours, et de façon guerrière, à
l’« arsenal » chimique. Elle est porteuse, de façon
bienveillante et positive, d’un message précieux qu’il nous
faut accueillir et écouter, mais surtout entendre, en se défaisant
de sa cuirasse et en déposant les armes.
Que nous dit le symptôme ? « Tu ne peux plus, tu ne
devrais plus survivre en t’oubliant, en te sacrifiant aux autres,
en t’épuisant dans ta quête infantile de la perfection et de
l’excellence en te maltraitant masochistement pour mériter
l’amour des autres et leur reconnaissance. Tu devrais investir
désormais ton énergie vitale dans la voie de ton autonomie
psychique, pour dépendre moins de l’extérieur et des autres,
pour devenir toi, te nourrissant dans tes sources profondes,
prenant soin de toi, de ton bien-être physique et moral, comme
une gentille mère le ferait avec son bébé et tel un père
protecteur. »
Le symptôme dépressif invite ainsi à préférer le verbe
« être soi » à ceux d’« être avec quelqu’un », « avoir » ou
« faire ». Il invite à se placer comme sujet, comme personne,
au centre de sa vie, encombrée jusque-là par des objets et des
autres. Il exhorte à se reconnecter à son intériorité, trop
longtemps délaissée, pour développer la confiance en soi.
Ainsi, Mélanie prend le manque au premier degré et
s’efforce de le combler en recourant à des hommes « bouche-
trous ». Mais ses deux symptômes, la solitude et les insomnies,
ne sont pas à prendre au premier degré, de façon persécutive,
comme des sources premières de souffrance. Ils sont comme
des messagers porteurs d’une annonce à accueillir et dont il
nous faut tirer des enseignements. « La blessure est l’endroit
par où la lumière pénètre en vous », disait Rûmî.
La crainte d’inexister
Le thème central – celui de la solitude – s’imposant
itérativement dans le discours de ma patiente renvoie à la
souffrance de son enfant intérieur : celle de ne pas exister dans
le cœur, le regard et le désir des autres, de ne pas occuper de
place, de ne pas avoir d’importance, de poids, de valeur, de
respect – en un mot, de légitimité. Mélanie souffre d’un
insupportable manque de lien, d’attention et de chaleur. Elle
peine donc à s’affirmer en tant que femme ou mère, en lien
d’amour avec un homme ou ses enfants. D’où son combat
acharné pour se sentir acceptée et aimée, légitimée, vivante, à
travers un contexte de dépendance voire de fusion avec les
autres. Elle s’évertue à démontrer qu’elle existe et qu’elle
mérite qu’on l’apprécie et qu’on lui accorde une place. Son
insistance à créer des liens d’amitié avec les ex-épouses de ses
compagnons pourrait paraître, sortie de son contexte, ridicule,
absurde pour une personne ignorant le vécu de Mélanie.
De même, son ambition à sauvegarder des relations
d’amitié avec ses ex-compagnons, qu’elle a par ailleurs
volontairement repoussés, leur reprochant de ne pas l’avoir
aimée suffisamment, peut sembler ubuesque au premier abord.
Rappelons aussi qu’elle avait imaginé faire un enfant avec son
dernier amant, non pas inspirée par le désir d’une nouvelle
maternité mais par le besoin enfantin d’empêcher les liens de
s’effilocher.
Être seule est synonyme d’inexister pour Mélanie. La
solitude révèle et réveille, en les faisant remonter à la surface,
toutes ses craintes infantiles – désamour, rejet, agressivité –
ainsi que ses fragilités, ses vides et ses failles intérieurs,
autrement invisibles.
J’utilise le verbe « inexister » plutôt que « mourir » car la
petite fille en Mélanie ne craint pas vraiment de tomber
malade et de décéder dans sa réalité physique. Elle est
perturbée par une sensation difficilement exprimable, mais
qu’on pourrait décrire en termes de n’« être pas », de ne pas
compter, de déranger, même. Il est d’ailleurs très rare qu’un
patient exprime des inquiétudes relatives à sa propre mort,
même et surtout si, atteint de maladie grave, ses jours se
trouvent réellement en danger. Il peut, en revanche, se montrer
effrayé en anticipant la disparition d’un être cher. Sa propre
mort lui paraît lointaine, plutôt abstraite, irréelle. Il se trouve
en revanche sans cesse envahi, en raison de la DIP et de ses
parties inanimées, consécutive à la carence matricielle, par des
angoisses d’inexister. Il souffre, exactement comme Mélanie,
de ne pas se sentir vivant, de ne pas compter, de ne pas être
reconnu, important, estimé, considéré, intégré, désiré dans le
cœur et le regard d’autrui. Le fantasme d’inexister se révèle
ainsi bien plus terrifiant que la mort dans son sens premier !
Mélanie se comporte, au fond, non pas comme une adulte
psychiquement autonome mais plutôt comme une enfant
immature, assoiffée d’amour, de présence, de chaleur,
d’enveloppement, dépendante du regard et du jugement
d’autrui. Elle éprouve sans cesse le besoin qu’on lui prouve
qu’elle est vivante, qu’elle est bonne, désirée, utile et
bienfaisante, autorisée, par conséquent, à occuper en toute
légitimité une place de personne désirante. Elle gaspille ainsi
son énergie à se prouver à elle-même et aux autres qu’elle
n’est pas fautive du divorce de son ex-époux, ni de celui de
son récent compagnon. Ce n’est donc pas elle qui a brisé leurs
unions par son arrivée.
Il paraît aussi étrange de constater que Mélanie ne
« tombe », si l’on peut dire, que sur des hommes mariés ou
divorcés ou en instance de l’être. Tisser des liens avec les ex-
épouses de son amant constitue au fond une stratégie pour
conclure avec elles un pacte de non-belligérance, exorcisant
ainsi leur hostilité redoutée. Cependant, malgré, ou plutôt à
cause de l’énergie considérable investie dans cette requête, sa
culpabilité d’exister ou sa crainte d’inexister s’amplifie avec le
temps. Pourquoi donc cette inanité, voire cette nocivité de la
bataille que mène Mélanie ? Parce que sa lutte contre un
symptôme indésiré, repoussé – puisque risquant de troubler
l’harmonie et la quiétude souhaitées – exige et mobilise
beaucoup d’énergie. À la longue, le Moi finit par se décharger
comme une batterie, par s’affaiblir, s’exténuer.
Cependant, cette force engagée dans le combat ne disparaît
pas totalement, comme volatilisée par enchantement. Elle est
immédiatement, dès son émission, interceptée, captée,
récupérée à son profit, par le symptôme indésiré combattu.
Celui-ci continue ainsi à se fortifier au détriment du
combattant qui s’affaiblit. Bouddha disait : « Pour gagner, il
faudrait d’abord renoncer à vaincre. »
Il existe en fait un clivage au sein de l’identité de Mélanie
entre les deux pans de son psychisme, l’un adulte et l’autre
infantile, avec l’emprise du second sur le premier, sans qu’elle
en ait la moindre conscience. L’adulte se trouve parlé et agi,
alors qu’il croit parler et agir, maître à la barre de sa vie.
Mélanie devient ainsi victime d’une illusion majeure. Elle se
croit entièrement libre alors qu’elle est assujettie à la petite
fille en elle.
L’amour de soi
Disons, en résumé, que la faille principale à l’origine de ce
clivage est relative à la dépression infantile précoce
consécutive à la carence matricielle qui continue, encore
aujourd’hui, à l’âge adulte, de diriger les sentiments et, par
voie de conséquence, les actes de Mélanie. Ne se sentant pas
vivante à l’intérieur, en raison de l’importance des parties
inanimées, elle cherche au-dehors, en les idéalisant à l’excès,
des personnes, des liens ou des actions susceptibles de
circonscrire ce fantasme d’inexister, cette mort dans l’âme. Le
manque ne renvoie jamais à celui de quelque chose ou de
quelqu’un de précis. Il est toujours identitaire. Il dévoile un
manque à être soi, adulte, vivant et psychiquement autonome.
Tout excès vers l’extérieur est destiné à camoufler et
compenser un vide, une pénurie interne, un défaut de
soutènement et de racine. Le manque d’amour de soi, par
exemple, pousse le sujet vers une quête narcissique
boulimique, insatiable. Cette demande massive n’est pas
forcément visible, ni consciente. Elle se manifeste néanmoins
par nombre de comportements. Certains cherchent en
permanence à plaire, séduire, attirer l’attention des autres, à
l’affût de la moindre marque d’amour et de reconnaissance
sous toutes ses formes, sexuelle, filiale, amicale,
professionnelle. Toutefois, souvent insatisfaits, en raison de
l’importance des attentes, ils ont tendance à accuser leur
conjoint, parent, enfant, ami ou collègue de ne pas les aimer
suffisamment, ou bien de faire semblant. Ces personnes sont
souvent qualifiées d’« égoïstes ». Tout ce qu’elles disent ou
font doit servir à susciter l’admiration, l’approbation, des
éloges et des compliments, pour réparer ainsi, dans un souci de
réassurance narcissique, l’affection qui leur a fait défaut dans
leur enfance. L’égoïste s’aime trop, apparemment – mais ne
s’aime pas du tout, au fond !
D’autres, à l’exact opposé, ont érigé l’amour du prochain,
l’altruisme, le dévouement et le don de soi au rang de vertu et
d’injonction cardinale. Cet allocentrisme, en raison de son
excès, est finalement de la même essence que l’égoïsme. Ce
qui sépare un extrême d’un autre n’est souvent guère plus gros
que l’épaisseur d’un cheveu. L’altruisme excessif qui frise le
sacrifice de soi n’est en réalité pas motivé par l’amour d’autrui
ni par la gratuité du désir adulte. Bien au contraire, il ne
constitue pas un don mais une demande infantile déguisée, qui
sert à se donner bonne conscience, à démontrer à soi-même et
aux autres sa bonté et son innocence. Il peut même représenter
une manière perverse de les dominer, de les étouffer, de les
endetter, de les vampiriser, de les garder sous sa coupe, tout en
les persuadant de sa générosité et de son désintéressement. Je
n’aborde même pas ici la jouissance sadique éprouvée face à
la détresse et à l’infortune des plus malheureux que soi.
Le véritable amour de soi et de l’autre, les deux étant
inextricablement reliés, s’inscrit dans la dialectique féconde
des contraires. Tout clivage entre le désir adulte et le besoin
infantile prouve la carence, aussi bien d’amour de soi que de
l’autre.
Ces deux facettes se trouvent clivées chez ma patiente. Le
manque d’amour de soi pousse Mélanie à le rechercher
avidement à l’extérieur, à le quémander auprès des autres.
Écoutons-la :

En voyage, je me sens toujours très bien, lors de mes déplacements


dans les pays pauvres, pour venir en aide, dans le cadre de mon
association humanitaire, aux enfants défavorisés. Là-bas, ma venue est
programmée, désirée. Je suis attendue, accueillie, entourée.
J’ai ainsi passé quelques merveilleuses semaines en Amérique
latine, au sein d’écoles accueillant des enfants orphelins déshérités
dont certains sont handicapés. Tout s’est bien passé. Je me sentais
comme en famille, auprès des miens. Les gens pauvres, c’est très
joyeux, finalement ! Je suis si heureuse de me trouver parmi eux, là-
bas. Les jours précédant mon départ, j’étais déprimée, mal. Je ne
trouvais aucun sens à ma vie, aucun intérêt, nulle utilité. Là, j’étais
chaleureusement reçue, comme faisant partie de leur communauté. Les
aider, leur offrir mon temps et mon argent, leur apporter des choses de
qualité, les rendre heureux, ça me permettait de me sentir utile et de me
réconcilier avec moi-même. Ça me remplissait vraiment, au point que je
me demandais si je n’allais pas m’y installer définitivement, parmi eux.
N’être que mère avec mes enfants ne me suffit pas !
Je ressens exactement les mêmes émois joyeux lorsque je
fréquente mon groupe de spiritualité. Là aussi, nous sommes en
communion, tous ensemble, solidaires. Je m’y sens attendue. Nous
échangeons, nous prions, partageons parfois des confidences dans un
cadre paisible et chaleureux, imprégné de bienveillance. Il ne s’agit
absolument pas d’une secte. Chacun est totalement libre de ses
convictions religieuses. Le groupe est composé de femmes
uniquement. Cela permet à chacune de se concentrer sur sa prière
sans se laisser parasiter par d’autres émotions. Je participe aussi
régulièrement à un cours de yoga. Je me réjouis de pratiquer cette
activité, dans une ambiance bienveillante et chaleureuse.

Ma patiente poursuit ainsi, par le biais de ses activités


humanitaires, spirituelles ou sportives, toujours le même
objectif : fuir sa solitude et restaurer son narcissisme
cachectique. La petite fille en elle a besoin de se lier aux autres
et de faire partie d’une famille pour se croire légitime. Sinon,
privée de la présence, de l’affection et de la chaleur qu’elle
butine dans les regards et la parole des autres, elle voit son
énergie vitale se flétrir et dépérir, telle une plante manquant
d’eau et de lumière.
L’identité plurielle
Je n’ai évidemment pas l’intention de dénigrer l’altruisme,
les manifestations de solidarité entre les humains ou la
pratique religieuse. C’est leur idéalisation que je dénonce, la
puissance transformatrice magique que l’enfant intérieur leur
attribue. Le véritable danger n’est jamais la religion mais
l’excès, l’hybris, le fanatisme et le prosélytisme ; la croyance,
évidemment fausse, qu’il existe une vérité vraie qu’il faudrait
imposer à tous. La libido, l’énergie vitale, n’est pas d’essence
sexuelle, contrairement aux affirmations des premiers
psychanalystes. Si elle circule de façon libre et fluide, elle
nourrit normalement toutes les plantes du jardin de l’identité
plurielle, chacune des diverses pièces de la maison-soi. Elle
stimule l’amour de soi et d’autrui, mais aussi d’autres
émanations/expressions du psychisme : la dimension
religieuse, justement, l’art et la création, le gain d’argent,
l’intelligence, le désir d’apprendre, la curiosité de comprendre
et de savoir – la fameuse pulsion épistémophilique… Aucune
de ces manifestations n’est supérieure ou inférieure aux autres.
À l’inverse, aucune ne devrait être ni bannie ni érigée au rang
de thérapie ou de « religion ».
C’est lorsque l’énergie vitale se trouve clivée, bloquée dans
l’une des sphères – la nourriture ou la sexualité par exemple –
au détriment des autres que les désordres font leur apparition.
D’après le Talmud, pour avoir sa tête dans le ciel, il faudrait
avoir ses pieds sur terre ! Le vrai obstacle, c’est le clivage.
Toutes les facettes de l’énergie vitale ont besoin d’être
nourries pour être vécues et exprimées, contribuant de la sorte
à l’épanouissement de l’identité plurielle.
La difficulté pour une personne d’aimer son prochain et ses
proches ou l’absence d’un minimum d’intérêt pour la
spiritualité me paraissent aussi problématiques que l’oblativité
ou la dévotion excessives. Les humains ne cessent de
s’interroger depuis la nuit des temps sur ces thèmes. Les
mythes et les religions tentent d’accueillir et d’accompagner
cette curiosité. L’attirance pour le sacré constitue un besoin
psychologique fondamental. La seule satisfaction de nos
besoins principaux – boire, manger et dormir – ou de nos
pulsions ne suffit pas à donner sens à nos existences. La
spiritualité, la culture, la poésie, l’art, la littérature participent
grandement à l’oxygénation de l’âme et donc au maintien de
l’identité plurielle, non assujettie à la seule consommation.
L’impossibilité d’aimer autrui, la difficulté de lui exprimer
son affection dénature et frelate cet amour bloqué, le
transforme en venin, intoxiquant le psychisme. D’où le drame
de la petite fille qui, abusée sexuellement naguère par son
père, continue de le détester à l’âge adulte. La peine est double
pour elle puisque la souffrance d’avoir été maltraitée
s’accompagne du blocage de l’amour filial, de l’impossibilité
de le ressentir et de l’exprimer à l’égard de son père, bien qu’il
ait été haïssable.
Voici pourquoi l’amour du prochain est érigé dans nombre
de religions en devoir moral : « Tu aimeras ton prochain
comme toi-même » !
La peur du vide
Mélanie s’adonne à la spiritualité et à l’altruisme dans
l’optique d’un nourrissement narcissique. Elle semble les
considérer comme des médicaments, comme des
antidépresseurs ou anxiolytiques, des sauveurs, pour pouvoir
se sentir ombilicalement reliée aux autres, reconnue et
intégrée, à l’abri de sa panique d’inexister, frappée
d’illégitimité. Je l’ai souligné, la lutte acharnée contre la
dépression n’aboutit qu’à l’affaiblissement du Moi, tout en
fortifiant le symptôme indésiré et combattu. Pourquoi ?
Dès notre plus jeune âge, nous avons été habitués à
percevoir et à gérer notre intériorité psychique, invisible et
immatérielle, exactement de la même manière et avec les
mêmes outils et modèles que la réalité extérieure, visible,
tangible. Nous souhaitons maîtriser pareillement les deux
mondes. Or il s’agit là de deux univers, certes reliés, mais non
confondables. Leurs essences sont dissemblables, chacun
ayant sa spécificité et son fonctionnement propre. Une attitude
parfaitement adaptée et bénéfique à l’un peut ainsi s’avérer
inadéquate et dangereuse pour l’autre.
Les réalités du dehors sont gérées avec efficacité, à l’aide
de moyens tels que le colmatage, la vitesse, l’évitement, la
fuite, le combat, la force, la volonté, la persévérance, le calcul,
le raisonnement… Cependant ces mêmes instruments si
efficients s’avèrent non seulement inopérants mais, pire
encore, contre-productifs, nuisibles, aggravants lorsqu’ils sont
appelés à manier et à gérer les émois internes comme la peur,
l’angoisse, la dépression, le vide intérieur, les sentiments
d’abandon, de solitude, d’imperfection, d’insécurité et de
faute.
Plus on s’acharne à combler ses failles, son vide, son
manque, par la consommation addictive ou cannibalique de
personnes, de nourriture, d’alcool, d’amour, de sexe… et plus
on les amplifie. Plus on s’entoure de garanties et de sécurités
(le pouvoir, le contrôle, l’hygiénisme, l’argent, la maîtrise, la
réussite), plus on exacerbe son insécurité identitaire, ses
angoisses d’inexister, de ne pas compter, comme Mélanie. Il
arrivera toujours ce que l’on n’a pas prévu, lorsque l’on avait
justement tout prévu ! Être par et pour soi, ce sentiment si
précieux d’habiter son corps, d’être vivant parmi les vivants,
s’éloigne et s’émousse dans l’acharnement à vouloir tout
résoudre, tout maîtriser, tout réussir, il disparaît dans les nœuds
et les douleurs psychiques, en grande partie inconscients. Plus
on croit gagner du temps et plus on en perd, curieusement.
Plus on tape sur un clou et plus on l’enfonce, évidemment !
Pourquoi ?
Comme je l’ai dit, étant donné l’hétérogénéité de nature et
de fonctionnement entre les deux univers du dedans et du
dehors, il est illusoire de tenter de solutionner une difficulté
intérieure, psychologique et ancienne, par recours à une
stratégie extérieure, matérielle et actuelle, aussi performante
soit-elle ! Ce qui convient à l’un disconvient à l’autre, et vice
versa. Dès lors, le travail sur soi ne serait fructueux qu’en
respectant certains principes régissant spécifiquement le
psychisme humain, la réalité matérielle obéissant à d’autres
lois. En voici quelques-uns, qui sont à considérer non pas
comme des recettes magiques mais plutôt comme des repères,
permettant de cultiver un nouveau regard, un nouvel état
d’esprit pour approcher son intériorité de façon plus pacifique.
Ils ont très vite aidé Mélanie à changer de « logiciel » pour
envisager autrement ses deux symptômes : la solitude et les
troubles du sommeil.
L’accueil du symptôme indésiré et non la fermeture, le
déni, le rejet, la lutte.
L’acceptation de la souffrance psychique et non la fuite, le
refus, l’obsession de s’en débarrasser au plus vite.
La primauté de la patience, de l’attente, de la lenteur, de la
passivité et non de l’immédiateté et de l’urgence, de
l’impulsivité.
Le détachement, en s’exerçant à la frugalité affective :
demander moins et se contenter de ce qui est offert, dans un
état d’esprit de gratitude, pour apaiser l’avidité affective de
l’enfant intérieur déprimé, de toute façon insatiable.
L’intégration des sentiments injustement négativisés dans
notre culture positiviste tels que le vide, le manque, l’ennui,
le doute… afin d’empêcher leur prolifération hégémonique.
Ces émois ne révèlent pas un manque réel concrètement
réparable, mais l’insuffisance d’être soi, adulte, en raison de
l’acharnement de l’enfant intérieur à recouvrer la matrice.
En réalité, la première attitude à tenter face à l’angoisse ou
à la dépression, c’est précisément de ne rien faire. L’action à
tout prix, la force, la volonté, le combat, le courage, la
persévérance constituent certes des qualités appréciables
lorsqu’il s’agit de régler un différend commercial ou un
préjudice matériel par exemple. Mais, ils ne seront d’aucun
secours pour se rapprocher de soi-même et dialoguer avec le
petit garçon ou la petite fille en détresse.
Voici pourquoi, aussitôt que l’on pressent le tsunami
émotionnel s’approcher, il conviendrait d’éviter de s’activer,
de fuir à toutes jambes, en se précipitant sur son portable, ses
cachets, sa tablette de chocolat, son paquet de cigarettes ou sa
bouteille d’alcool. Ce n’est jamais l’adulte qui souffre
vraiment, en prise avec une épreuve réelle, mais à travers lui,
son enfant intérieur, affecté par la DIP.
La caractéristique principale de l’enfant intérieur est son
émotionnalité débordante, qui le pousse à opérer dans
l’immédiateté et l’urgence, comme si, chaque fois, sa survie
psychique se trouvait en danger. De surcroît, nous avons été
formatés, depuis tout petits, à croire que chaque problème
pouvait trouver une solution, à condition d’agir vite et de faire
ceci ou cela pour s’en débarrasser. Attendre, se détendre, se
concentrer sur soi est devenu une preuve de faiblesse et de
couardise, alors que le contrôle de son impulsivité requiert
plus de courage et de confiance en soi que le passage à l’acte
ou le déni. Face à une contrariété ou une difficulté, le simple
fait de ne pas succomber aux réactions instinctives comporte le
précieux avantage de ne pas aggraver son mal, pris que l’on
est dans les sables mouvants de l’agitation.
Beaucoup de nos problèmes proviennent des solutions que
nous y apportons. Peut-être l’action a-t-elle été un peu trop
valorisée dans nos cultures, avec des injonctions de « décider
vite » et d’« agir rapidement », au détriment d’autres
nécessités également légitimes, comme la prise de recul, la
distance, la patience, l’évaluation des limites et des risques.
Paradoxalement, la prise en compte de ces valeurs est
susceptible de contribuer à l’élaboration d’une conduite plus
adaptée, plus efficiente, plus adulte, avec une bien moindre
dépense d’énergie.
Souvent, rien qu’une courte pause, quelques minutes de
détente accompagnées de respirations profondes, en étant
tranquillement installé dans un fauteuil ou allongé sur un lit,
pourrait vous aider à accueillir cette voix intérieure
emprisonnée, qui recèle toutes les émotions que vous vous êtes
empêché de ressentir et qui ne réclament rien d’autre que de
voir enfin le jour.

Il existe dans l’Ancien Testament deux catégories de


prescriptions. Il formule d’une part le devoir d’accomplir
certaines actions, par exemple l’amour de son prochain ou la
circoncision ; et, d’autre part, l’interdiction de certaines
conduites, comme l’inceste, l’adultère, le meurtre, l’idolâtrie.
Un péché découlant du non-respect d’une action prescrite
s’avère ainsi bien moins grave que la faute résultant de
l’accomplissement d’un geste prohibé. Transgresser un interdit
est donc davantage condamnable que la négligence d’une
obligation. Ne pas agir est préféré à l’action. Ainsi, la vertu
première de l’homme renvoie à ses capacités de contrôle, à sa
force de ne pas faire, aux limites qu’il parvient à imposer à son
impulsivité et à son hyperactivisme. C’est sans doute pour ce
motif qu’il n’existe pratiquement aucun commandement
obligeant le fidèle à travailler malgré le nombre
impressionnant des jours fériés, chômés.
De même sur le plan psychique, face au symptôme
indésiré, le mieux serait de ne point s’agiter, ce qui exige bien
plus de force intérieure que le contraire. Si la parole est
d’argent et le silence d’or, c’est parce que se taire est beaucoup
plus difficile !

Comment l’épreuve aide-t-elle


à grandir ?
Il n’est possible de se séparer – de quelque chose, d’un lieu,
d’une personne, d’une situation, d’une page de son histoire et
notamment si elle a été traumatique, mais aussi d’un
symptôme indésiré gênant, tel que la dépression et l’angoisse –
que dans la paix et l’amour. Une telle assertion, j’en conviens,
peut surprendre au premier abord. Comment aimer avec
sérénité une personne ou une épreuve qui nous tourmente et
nous empêche d’être heureux ?
C’est que la paix et l’amour créent un climat qui encourage
à renoncer au combat, à déposer les armes, et qui met dans de
bonnes dispositions pour flairer la dimension aidante,
salvatrice de certains émois – ceux que l’on juge, au premier
abord, négatifs, dérangeants, et que l’on s’empresse d’évacuer.
Il serait impossible, par exemple, de se débarrasser du
symptôme alcool par la haine, en s’imposant de rudes
résolutions comme : « Je ne toucherai plus jamais à ce
poison ! » Ce genre de serment ne tiendra évidemment pas
bien longtemps. La séparation de toute addiction à visée
anxiolytique ou antidépressive n’est imaginable que dans la
paix et l’amour. Il s’agit, en fait, de lui rendre grâce,
d’« aimer » cette addiction en quelque sorte, de la regarder
avec bienveillance, à distance des autoflagellations, des regrets
et des repentances, puisque c’est bien grâce à elle que le sujet
a réussi à survivre, lorsqu’il était confronté à une
insupportable douleur psychique. « Tu m’as sauvé la vie hier,
mais aujourd’hui tu me dessers. Laisse-moi m’envoler, je
saurai désormais m’assumer sans ton aide ! »
Il serait, de même, plus douloureux de divorcer dans la
détestation de quelqu’un qu’on a aimé et qui nous a
accompagné pendant une période de notre vie qu’en prenant
appui sur le capital d’amour qui, de toute façon, restera à
jamais acquis. Impossible, autrement, de mener son travail de
deuil pour se reconstruire, refaire sa vie sentimentale, libéré du
fantôme de « l’autre ».
Je préconiserai la même démarche d’accueil à propos des
mécanismes de défense et de protection que nous avons dû
utiliser, naguère, pour assurer notre survie psychique, mais qui
ont fini par nous empêcher de vivre et de nous épanouir
aujourd’hui. L’injonction de paraître parfait, par exemple,
solide et brillant, dans le but d’attirer la reconnaissance et
l’affection, ou face à la nécessité de taire sa souffrance, ses
angoisses, sa colère – quand bien même on aurait été victime
de maltraitance –, est une injonction qui peut causer de la
souffrance lorsque l’individu ne parvient pas à s’en départir
dans la suite de son développement. Il aura donc tout intérêt à
prendre de la distance avec cette « béquille » d’antan et à
trouver de nouvelles façons de se reconstruire.
Dès lors, face à tout symptôme ou à une situation
anxiogène, seule la pacification est susceptible de nous aider à
nous en séparer dans la paix ou à l’intégrer, pour vivre avec. Il
est, certes, parfaitement normal, humain, de vouloir se
débarrasser rapidement de ce qui nous contrarie, nous pose
problème, nous déplaît, nous dérange, nous agresse, de ce qui
nous paraît blessant, angoissant, mauvais, négatif – en un mot,
inacceptable. Chacun poursuit un idéal de bonheur
inconditionnel, de perfection, d’harmonie, de tranquillité, de
complétude, de satiété, de confort et de bien-être, aussi bien
moral que matériel.
Chacun rêve d’un ciel bleu azur, sans brume ni nuages.
L’unique ambition de l’enfant intérieur, le sens ultime de sa
quête consiste à recouvrer l’Éden matriciel, d’autant plus que
celui-ci n’a pu être pleinement habité auparavant. Pour ce
motif, l’adulte affecté par la DIP ne peut tolérer aucun
manque, aucune contrariété ni remise en cause, défaillance,
critique, conflit, aucun échec ou aucune perte. Il s’acharne en
permanence à refouler, à fuir tous les contraires de cette
béatitude matricielle fantasmée pour se prémunir contre le
risque d’abandon, avec ses deux principales menaces :
l’insécurité et la dèche narcissique. Il souhaite que tout aille
pour le mieux, que la réalité et l’idéal correspondent, sous
l’égide de sa pensée magique infantile. D’où la nécessité
impérieuse, pour lui, de tout maîtriser, contrôler, réussir, en
étant parfait et infaillible. C’est précisément là que la
pacification avec le symptôme indésiré, avec l’ennemi
intérieur, le fantôme de son enfance « sautée », prend sa place
et toute son importance.
Le travail thérapeutique devrait ainsi aider le patient, non
pas à aller bien ou mieux rapidement, mais à regarder son
« problème » autrement, comme un messager, un ami
bienveillant l’incitant au changement et non plus comme un
persécuteur dont il faudrait se débarrasser d’urgence. Il ne fait,
au fond, que révéler l’emprise de l’enfant intérieur déprimé sur
l’adulte, son aspiration à retrouver la matrice. C’est bien le
« problème » qui, tel un fil d’Ariane, peut mener à la
délivrance. C’est lui qui abrite la solution, qui détient la clé :
devenir soi en occupant sa place d’adulte. À l’inverse, toute
échappatoire improvisée et importée de l’extérieur – fuite,
combat, déni, refoulement – n’aboutira qu’à l’accentuation de
la tyrannie de l’enfant intérieur, épuisant progressivement
l’adulte.
Un grand merci, donc, au « problème » qui peut être
accueilli et mis judicieusement à profit, travaillé, comme
facteur d’évolution psychique. C’est lorsque l’adulte regarde
et ressent les choses à travers les yeux et le cœur de son enfant
intérieur en détresse qu’elles lui paraissent graves,
dramatiques, vitales, contestant sa légitimité et le poussant, par
voie de conséquence, à paniquer, à fuir ou à lutter pour assurer
sa survie, par recours à la perfection et à l’impeccabilité.

L’épreuve de Mélanie
Comment comprendre, dès lors, le sens et l’origine des
tourments de ma patiente ? Pourquoi la solitude tracasse-t-elle
à ce point Mélanie et fait remonter à la surface tant
d’angoisses, celles notamment d’inexister, de ne pas compter,
de ne rien valoir ? Que s’est-il passé dans son enfance ?
Mélanie est la dernière d’une famille de trois, avec une
sœur et un frère aînés. Elle a perdu celui-ci, plus vieux qu’elle
d’à peine un an, d’un cancer, il y a environ six ans. Ce décès
l’a beaucoup perturbée, dit-elle.

Nous étions très proches tous les deux, solidaires. En perdant mon
frère, c’était comme si j’avais été amputée d’une partie de moi-même. Il
est mort d’un cancer des poumons. Pourtant il ne fumait pas trop ! Ma
mère est décédée aussi il y a trois ans, un an avant le départ de mon
père. Celui-ci n’était pas très gentil avec moi, ni avec mon frère, mais
assez proche de ma sœur, traitée comme une princesse, sa préférée.
Ses colères injustifiées m’ont beaucoup marquée. Cependant, un peu
avant son décès, nous avons pu nous rapprocher. Lorsqu’il est parti,
nous étions pacifiés.
Quant à ma sœur, je n’avais pas trop d’atomes crochus avec elle.
On n’aurait pas dit qu’elle était ma sœur, toujours enfermée dans sa
chambre ; aucune complicité entre nous. Mon frère était, de son côté, le
préféré de ma mère, qui lui passait tout, ce qui rendait mon père jaloux.
Moi, je me trouvais toute seule au milieu d’eux. Ma mère était gentille,
mais pas affectueuse, pas câline, pas tactile, pas chaleureuse. Elle ne
me touchait pas, ne me prenait pas souvent dans ses bras. En
revanche, elle n’était pas avare d’un mot gentil à mon égard quand
j’avais fait quelque chose qui lui plaisait.
Mes parents s’entendaient plutôt bien. Ils ne se disputaient pas trop,
je veux dire, mais ne semblaient pas très amoureux l’un de l’autre. Ma
mère était plutôt distante, froide parfois, mais toujours polie, sans élever
la voix. Elle se plaignait rarement d’ailleurs, répétant que tout allait bien.
À côté de cela, le soir, elle se mettait au lit avant mon père et prenait
des cachets pour s’endormir. Elle souffrait peut-être de dépression,
mais nous n’en avons jamais parlé.
Je n’ai pas trop fréquenté mes grands-parents. Ils vivaient assez
loin. Nous leur rendions rarement visite, peut-être une fois l’an. Ma
mère disait qu’elle aimait beaucoup son père, alors que tout le monde
soutenait qu’il avait été très dur avec elle. Elle répétait en vieillissant
que, quand elle était enfant, sa mère cherchait souvent à la punir, à
cause de sa proximité avec son père, par jalousie. Cette grand-mère
avait été dépressive toute sa vie. Elle a été internée à plusieurs reprises
et pour de longues périodes en milieu psychiatrique. Je ne la voyais pas
souvent, mais lors de nos rares rencontres, je la trouvais souriante. Je
ne me rendais pas compte qu’elle était déprimée. J’ignore le motif de
ses hospitalisations.
Petite, j’avais très peur du noir. Je plaçais en cachette mes
chaussons entre la porte de ma chambre et celle de mes parents pour
ne pas me sentir trop isolée. Je faisais des cauchemars épouvantables,
les mêmes qu’aujourd’hui. Je me vois pourchassée dans des forêts. Je
ne trouve aucun endroit pour me réfugier. Je sais qu’on cherche à me
tuer, qu’on veut ma mort. Une présence diabolique me poursuit. Je suis
parfois en compagnie d’enfants. Ils sont prisonniers dans des cages
pour être mangés. Il faut que je les sauve, que je nous protège, mais
j’ignore de quelle manière.
En fait, j’ai découvert que mon père, décédé l’an dernier, n’était pas
mon père biologique. Je dis « découvert », mais il ne s’agissait pas
vraiment d’une surprise. Je m’en doutais depuis longtemps, sans en
être convaincue. D’abord, peut-être parce que je ne ressemblais pas
trop à mon frère ni à ma sœur. Ensuite, peu à peu, j’ai décidé de faire
confiance à mon intuition. Je sentais bien dans les regards de mon père
que ma présence le gênait, qu’il ne m’adressait pas souvent la parole,
qu’il ne me regardait pas dans les yeux, comme si je n’étais pas la
bienvenue. J’ai fini par interroger une tante. Elle m’a avoué que ma
mère avait effectivement trompé mon père, son mari je veux dire, avec
son patron. Je me suis alors résolue à pratiquer un test de paternité
avant le décès de celui que je prenais pour mon père. Il a été positif,
montrant sans ambiguïté qu’il était le géniteur de ma sœur et de mon
frère, mais pas le mien.

Quelques mois après le début de sa thérapie, Mélanie a


décidé de contacter et puis de rencontrer son père biologique.
Le travail qu’elle avait effectué jusque-là sur elle-même, le
cheminement intérieur qu’elle avait accompli lui ont permis de
franchir ce pas. La découverte, l’accueil et l’écoute de la petite
fille en elle lui ont procuré la force d’accéder à des émotions
qu’elle avait dû enfouir, faute d’une solidité et d’un soutien
psychique nécessaires à leur prise de conscience.

J’ai réussi à téléphoner à mon père biologique. Il était très surpris


par mon appel. Je me suis présentée et lui ai expliqué le but de ma
démarche. Il s’est montré gentil, compréhensif. Il m’a proposé assez
rapidement de me rappeler plus tard, sa nouvelle compagne se trouvant
à ses côtés. Il m’a téléphoné le lendemain. Nous avons parlé plusieurs
autres fois au téléphone, en cachette de sa femme, souvent « collée » à
lui, m’a-t-il dit, « un peu jalouse et méfiante ! ».
J’ai insisté, ensuite, pour lui rendre visite avec mes enfants. J’ai loué
un petit logement près de son domicile. Entre-temps, il avait mis sa
compagne au courant. Je me suis rendue chez lui, avec beaucoup
d’enthousiasme, mais aussi une certaine anxiété. Sa compagne s’est
montrée très correcte, plutôt accueillante.
Notre entrevue autour d’un déjeuner s’est agréablement déroulée.
C’est un homme très élégant. Il n’est pas loin de ses quatre-vingt-dix
ans. Il m’a semblé fatigué, « prêt à partir au cimetière », a-t-il plaisanté.
Très touchant ! Il m’a expliqué qu’il ignorait mon existence, qu’il s’en
doutait un peu mais qu’il n’avait pas vraiment cherché à en savoir
davantage, ayant le sentiment de « marcher sur des œufs ». Il m’a dit
aussi qu’il ne s’agissait pas avec ma mère d’une histoire d’amour, d’une
simple « coucherie » non plus, puisque leur relation, étalée sur une
assez longue période, a commencé lorsque ma mère était enceinte de
mon frère. Il m’a laissé entendre qu’il avait, dans sa jeunesse, connu
d’autres femmes que son épouse légitime. J’étais très déçue de n’avoir
pas été désirée par lui, d’être le fruit d’une liaison coupable, cachée et
illégitime, dépourvue de toute coloration romantique.
C’est dans les deux semaines qui ont suivi cette visite que j’ai
encore plus souffert de solitude et d’insomnies. Je me suis mise alors à
me parler et à me regarder en face. J’ai refait, deux autres fois encore,
dans mes nuits agitées, le cauchemar auquel je finissais par m’habituer.
J’étais pourchassée dans la forêt par des monstres dévoreurs d’enfants.
Je m’enfuyais à toutes jambes, en quête d’un refuge. Ces monstres
cherchaient à me tuer. Ils voulaient que je meure, c’était clair ! Mon
cauchemar se passait de commentaire désormais. C’est le thème
essentiel de ma vie qu’il mettait en scène. J’ai enfin compris. Tout
devenait plus clair !
Personne ne voulait donc de moi dans cette famille. Je m’y étais
toujours ressentie comme une enfant adoptée que mes parents
hébergeaient, ou, plus exactement, qu’ils devaient nourrir et loger,
comme dans une famille d’accueil. Je ne me sentais pas vraiment
intégrée. Je commence à comprendre certaines choses que je ne
voyais pas jusque-là, que je me refusais à voir !
J’imagine que « mon père », sachant dès le départ que j’étais née
parce que sa femme l’avait trompé, ne devait pas trop se réjouir de ma
présence. Il aurait sans doute souhaité ma disparition. Je me dis qu’à
chaque fois qu’il me regardait ou entendait prononcer mon nom, son
cœur devait taper très fort, réalisant que sa femme lui avait été infidèle.
J’en étais la preuve vivante. J’ai cru savoir que, peu après ma
naissance, il avait quitté la maison, laissant ma mère seule avec ses
trois enfants. Il a réintégré le foyer quelques semaines plus tard. A-t-il
songé à divorcer ? Je ne sais pas.
Quant à ma mère, elle ne me désirait pas non plus, probablement.
Elle a peut-être pensé à se faire avorter, pratique interdite à l’époque.
Je n’ai rien appris à ce sujet. J’ignore ce qui a pu se passer dans son
couple, mais d’après mes calculs, elle a dû tromper son mari pas plus
de trois mois après avoir accouché de mon frère, puisqu’il avait à peine
un an quand je suis née. Ma naissance a dû pas mal perturber sa vie,
mais elle n’a jamais été maltraitante avec moi. Elle manquait de chaleur,
certes, avare en câlins et bisous, mais se montrait plutôt gentille en
paroles, généreuse en compliments.
Après avoir rencontré mon père biologique, je me suis mise à
éprouver de la colère contre ma mère pour la première fois. Quant à cet
homme, il ne voulait pas non plus de moi. Il aurait certainement préféré
que je n’aie pas été conçue, que je n’aie pas existé, puisque je mettais
en danger son couple, avec le risque pour lui de devoir quitter sa
femme. Bref, je n’étais pas la bienvenue, personne ne souhaitait ma
naissance. Je dérangeais tout le monde, ma mère, mon père génétique,
celui que je prenais pour mon vrai père, et peut-être même mon frère et
ma sœur, jaloux de mon arrivée !

Nous comprenons mieux maintenant le sens et l’origine des


symptômes qui tourmentent ma patiente : la solitude et les
insomnies sont les parties manifestes d’un iceberg. Ces deux
symptômes se sont avérés salutaires, au fond, maturants,
puisqu’ils ont permis à Mélanie de découvrir son passé, dans
la paix, et de grandir. Ils ont plutôt joué le rôle de « l’arbre qui
cachait la forêt ». La principale épreuve renvoie, en réalité, à
son illégitimité, dont elle se doutait un peu mais qu’elle n’osait
pas regarder en face, et dont, surtout, elle n’osait deviner
l’importance concernant ses angoisses d’inexister.
Le symptôme – déprime, anxiété, trouble alimentaire,
sexuel ou de sommeil – est malheureusement considéré de nos
jours de façon négative, comme prélude à une pathologie
psychique. Il est souvent appréhendé dans un sens
persécutoire, comme une agression, un obstacle au bien-être, à
la joie, au bonheur. En réalité, il n’est pas d’essence délétère,
malfaisante. Il ne devient perturbant, cause de douleurs et
d’afflictions, qu’en raison du refus du sujet de l’accueillir, et
de l’entendre avec bienveillance. C’est bien la lutte, le
refoulement, la fermeture, la censure émotionnelle qui le
rendent insupportable. De même que, dans l’acte sexuel – dans
une relation consentie, évidemment –, ce n’est pas
nécessairement l’introduction du pénis dans le vagin qui
produit des douleurs chez la femme, mais la crispation, la
contraction, le refus de s’ouvrir et de se donner à l’autre, la
peur de recevoir. De même, chez l’homme, toujours dans le
domaine sexuel, les fantasmes assez répandus du « petit zizi »,
ou celui du « vagin denté », traduisant la peur irrationnelle de
la femme et de son sexe, vécu comme dangereux, coupant,
châtrant. Ils risquent de rendre l’homme tout à fait impuissant.
Ce n’est donc pas vraiment le symptôme qui rend malade.
Bien au contraire, il est venu pour soigner le sujet déjà mal en
point. Il peut ainsi représenter une chance si l’on accepte de
l’accueillir et d’écouter son message, si l’on s’en sert comme
d’un fil d’Ariane.
La lutte ne représente qu’un pari, perdu d’avance. Elle
n’aboutit qu’à la dilapidation des ressources libidinales, sans
apporter aucune délivrance. Elle affaiblit par exemple ma
patiente sans parvenir à la protéger de tous ces minotaures la
pourchassant en pleine nuit à travers les dédales labyrinthiques
de son inconscient.

Une note d’humour pour éclaircir ce paradoxe : depuis


quelque temps, Nasr Eddine a un esclave. Un beau matin, en
se réveillant, le mollah découvre que son esclave a pris la
poudre d’escampette. Le maître se met à sa recherche dans
toutes les rues de la vie.
— Quel pauvre imbécile tu es ? Pourquoi t’es-tu enfui sans
prévenir ?
Tous les passants que Nasr Eddine croise compatissent avec
lui, tous sauf un :
— Excuse-moi, Nasr Eddine, de ne pas être du même avis
que toi. À mon sens, ton esclave a bien raison de s’enfuir.
Existe-t-il de pires conditions dans la vie que l’esclavage ?
— Tu ne comprends rien, lui répond le mollah. S’il était
resté mon esclave, je l’aurais un jour libéré. Alors qu’en
s’enfuyant, il restera à jamais mon esclave !

Mélanie a été, dès l’instant de sa conception, dès la


rencontre entre le spermatozoïde et l’ovule, bien avant même
son arrivée au monde, une enfant illégitime, fruit d’un amour
coupable et adultère. Je ne porte évidemment aucun jugement
moral en écrivant « enfant illégitime », « amour coupable », ou
« adultère ». Mon intention n’est pas de culpabiliser les
personnes, ni de condamner leur conduite ou de dramatiser
l’impact des événements dans la construction de la psyché de
ma patiente, mais de remonter à la source de ses troubles pour
en comprendre les manifestations.
En ce sens, Mélanie ne souffre pas aujourd’hui seulement
parce que sa mère a vécu une aventure extraconjugale avec
son patron, ni parce que l’homme qu’elle prenait pour son père
n’était pas son géniteur. La réalité n’a jamais le dernier mot.
Ce qui est décisif, c’est le sens, l’impact émotionnel,
l’interprétation qu’on lui confère, le symbole qu’elle incarne.
Une filiation génétique pure (l’adjectif « pure » ne signifie pas
ici « propre », il qualifie un non-mélange des semences, une
filiation paternelle unique, non partageable avec un autre
géniteur) grâce à une fidélité conjugale absolue ne garantit en
rien une évolution optimale de sa progéniture. Pour celle-ci,
qu’elle soit biologiquement illégitime, adultérine, bâtarde ou
pas, beaucoup de choses dépendront de la place qui lui aura
été réservée dans le cœur et le désir de la mère, avec sa
personnalité, son histoire, avec la petite fille qu’elle était, avec
sa conscience morale et l’importance enfin qu’elle attache au
regard social et aux jugements d’autrui. Il y a une cinquantaine
d’années encore, par exemple, une fille non vierge avant son
mariage ou une « fille-mère » ne suscitait que mépris et
adversité, contrairement à ce qui se passe dans notre
modernité. Et que deviendraient tous ces enfants adultérins ou
nés sous X, abandonnées à la naissance puis adoptés dans le
secret le plus absolu de leurs origines, issus d’ovules et de
spermatozoïdes anonymes ? Seraient-ils condamnés à être
handicapés psychologiquement, cabossés ? La vie est
heureusement plus compliquée. Nos schémas binaires,
simplistes, manichéens ne parviennent pas toujours à en saisir
les sinuosités et méandres. La vie advient et fleurit parfois
dans le désordre et le brouillard contre toute prévision et
attente. On voit parfois pousser de très jolies fleurs sur un tas
de fumier, dans les campagnes.
C’est bien souvent l’illégitimité psychologique,
consécutive à la carence matricielle et donc au manque
d’amour de soi, qui tenaille les patients, même bien nés et
ayant grandi dans des familles ne souffrant d’aucun soupçon
quant à leur « pedigree », assurés d’une filiation et d’une
« traçabilité » transparentes. La légitimité psychologique me
paraît fondamentale. Le destin psychologique d’un enfant
légitime, mais non accepté dans le triangle, affectivement
orphelin de père et/ou de mère malgré la présence physique de
ses parents, ou non désiré, maltraité, abusé, délaissé, témoin de
leur mésentente ou de leur violence, ne sera pas forcément
moins hypothéqué que celui d’un enfant adultérin.
Mélanie, quant à elle, a été une enfant doublement
illégitime, sur les deux plans biologique et psychologique. Elle
a, très tôt, intériorisé cette illégitimité, cette non-place, ce non-
droit à exister. L’adulte de quarante-cinq ans qu’elle est
devenue continue à être séquestrée par cette aube, cette
première page du livre de sa vie, par ce schéma, malédiction
originaire. Elle se regarde, se juge et se jauge avec le même
prisme négatif par lequel elle a été perçue naguère. Ma
patiente possède un cœur et des yeux, évidemment, mais c’est
encore avec ceux des autres qu’elle s’observe et s’évalue – se
dévalue, plus exactement.
L’enfant, et plus tard, l’adulte, ne pourra s’aimer et
s’estimer (narcissisme secondaire) que s’il a été aimé et estimé
avant (narcissisme primaire). Un satellite nécessite une
certaine quantité d’énergie lors de son lancement, mais dès son
arrivée dans l’orbite, il produira lui-même la force nécessaire à
son fonctionnement.
De l’illégitimité d’être née
Qu’est-ce qu’un bon parent, dans ces circonstances ? Un
bon parent, cela va de soi, n’est pas maltraitant ; mais il n’est
pas non plus, à l’extrême opposé, parfait et comblant. Présent
à lui-même pour pouvoir l’être auprès de ses proches, il
parvient à occuper sa place et à assumer la fonction qui lui
revient dans le triangle familial. Ainsi, non inféodé à la petite
fille ou au petit garçon en lui, il sera davantage à l’écoute de la
demande d’amour et de sécurité de son enfant qu’à celle de
son propre besoin infantile de reconnaissance.
La quasi-totalité des doléances de ma patiente, même si elle
a tendance à en imputer la responsabilité aux autres, révèle
cette illégitimité psychologique ainsi que le combat engagé
contre elle-même. D’où l’usage extrêmement itératif du verbe
« exister », notamment dans sa forme négative « ne pas
exister ». Elle reproche, un peu à tout le monde, ses enfants,
son ex-époux ou ses amants, de ne pas la respecter, de ne pas
lui accorder de place, de valeur, d’importance. Elle les accuse
de ne pas l’aimer vraiment, suffisamment, pour elle-même, de
la priver de chaleur et de douceur, de la rejeter, de ne pas
l’écouter, de ne pas solliciter son avis, comme si elle n’existait
pas, qu’elle n’en avait pas le droit. Elle se croit aussi toujours
fautive d’avoir été la cause de la rupture entre les hommes de
sa vie et leur compagne, marquée par la cassure qui s’est
produite au moment de sa naissance entre ses parents, alors
qu’elle n’y a jamais été pour rien.
Cependant, tous ces griefs formulés à l’endroit des autres
dérivent du poids non négligeable de la culpabilité qui
l’envahit. Mélanie est marquée psychologiquement par la
cassure qui s’est produite entre ses parents lors de sa
conception et, ensuite, après sa naissance. Ainsi, c’est, à
l’heure actuelle, son enfant intérieur victime de désamour et
donc coupable d’exister qui s’épuise à déjouer cette fatalité.
Elle est d’abord coupable d’avoir souffert, d’avoir été
négligée, non désirée, objet de souhait de mort. Il s’agit de la
culpabilité de la victime innocente. Elle a ensuite aspiré la
« faute » de sa mère d’avoir conçu un enfant illégitime ; celle
aussi de son géniteur, d’avoir mis le couple de sa mère en
danger ; celle enfin du mari de sa mère d’avoir été cocufié,
persuadé sans doute que sa femme avait été infidèle parce
qu’il avait été incapable de la satisfaire.
Les deux symptômes dont Mélanie se plaint renvoient ainsi
à la détresse de son enfant intérieur, de la petite fille en elle,
victime de solitude et en danger de mort, dès sa conception.
D’ailleurs, le motif principal des difficultés d’endormissement
renvoie, comme l’a bien pressenti le poète, à l’angoisse de
mort : « Dormir, c’est mourir un peu. » Homère a aussi dit :
« Le sommeil est le frère jumeau de la mort », et, Salvador
Dali : « Dormir est une façon de mourir ou, tout au moins, de
mourir à la réalité, mieux encore, c’est la mort de la réalité. »
Mélanie n’éprouve aucune angoisse de mort, explicitement,
dans le sens physique ; mais, sur le plan psychologique, elle
est traversée par l’effroi d’inexister.
On l’a dit, la souffrance de l’adulte, notamment lorsqu’elle
est récurrente et intense, ne résulte pas d’une contrariété ou
d’une peine réelle, actuelle, extérieure. Elle apparaît plutôt
comme la résurgence d’un contentieux psychologique
antérieur, non résolu, resté en suspens. Les tracas réels, certes
contrariants, n’en constituent pas l’origine ; ils jouent tout au
plus un rôle de déclencheur, de déclic. Mélanie s’est sentie
seule et délaissée depuis toujours. Sa solitude est intérieure,
comme son sentiment de ne pas avoir de place ni d’importance
dans le cœur des autres, ou sa sensation pénible de ne pas
compter.

Les angoisses d’abandon, de maladie et de mort,


lorsqu’elles dépassent un certain degré d’intensité et de
fréquence, ne proviennent pas des épreuves réelles. Elles ne
renvoient surtout pas à ce qui risquerait de se produire
prochainement, ou un jour dans le futur. De toute manière,
l’avenir demeure totalement imprévisible pour tous ; les pires
maux pourraient nous frapper, aussi bien que les meilleures
choses nous enchanter. Nul ne saurait les prédire, aucune
vaccination ni police d’assurance dans ce domaine. D’ailleurs,
plus on s’arme de précautions à l’égard du futur et plus nos
inquiétudes enflent, avec, paradoxalement, le sérieux risque de
nous propulser vers les dangers que nous nous épuisons à
éviter. Tout dépend du regard, effaré ou confiant, de l’enfant
intérieur, de s’il est accompagné par son ange gardien ou,
affecté par la DIP, supplicié par ses fantômes sans sépulture.
Tout discours est discours du désir, ou de la peur !
En réalité, les craintes de rejet, de solitude et de maladie
sont plutôt le reflet de ce que l’enfant a effectivement subi
dans son passé. Elles lui rappellent qu’il a été victime
d’abandon, de désamour et d’inanition en raison de sa sous-
alimentation narcissique. Voici pourquoi il serait parfaitement
vain, illusoire et, surtout, délétère, de s’épuiser à panser une
blessure intérieure, psychologique et ancienne, par recours à
une stratégie extérieure, matérielle et actuelle, à l’aide de
l’hyperactivisme par exemple, de la consommation addictive
de médicaments, d’objets ou de personnes.
Mélanie espérait, lorsqu’elle a entamé sa thérapie, que je
lui proposerais quelques clés, exercices ou conseils l’aidant à
nouer ou à entretenir des relations satisfaisantes avec son
entourage, les hommes notamment. Elle a pris conscience
assez rapidement que le vrai lien à réparer ou à tisser, c’était
d’abord et surtout celui avec elle-même, celui de la femme et
la petite fille, deux pans clivés de son identité plurielle. Tout
rapport avec autrui, raté ou réussi, dépendra de ce schéma
premier.
L’identité victimaire
Mélanie a certes été, dès l’origine, délaissée, indésirée,
gênante, tout le monde semblant préférer qu’elle n’eût pas
existé. Mais faisant sien ce souhait, elle s’est comportée, sans
s’en rendre compte, à l’égard d’elle-même, comme elle a été
traitée. Elle s’est délaissée, négligée, récusée, exclue, réfutée,
désertant sa place, sacrifiant son être profond, se jugeant
mauvaise, inutile. C’est bien ce mécanisme d’introjection,
d’aspiration de la négativité d’autrui – culpabilité, colère,
angoisses, fantasmes de disparition – qui semble caractériser le
psychisme de ma patiente. Souvenez-vous qu’il lui arrivait de
désirer sexuellement un homme du simple fait d’avoir
pressenti chez lui une attirance sexuelle envers elle, d’avoir
capté son désir. C’est le fantasme de l’autre qui induit son
envie à elle. D’où la forte probabilité qu’elle ait aussi fait siens
les souhaits de mort, d’inexister, plus précisément, de son
géniteur, de sa mère et de son conjoint qui fait office de père.
De plus, sur le plan transgénérationnel, il lui a fallu résorber la
dépression maternelle et celle de sa grand-mère qui avait
effectué de nombreux séjours à l’hôpital psychiatrique.
Je dirais que Mélanie est porteuse d’une identité victimaire.
Le fait d’être victime de négligence et de maltraitance
suscite de la culpabilité chez l’enfant. Il s’imagine que
l’agressivité qu’il subit sans pouvoir s’en défendre est une
juste punition contre sa mauvaiseté foncière. Il s’installe alors
dans une position masochiste de « fautif à châtier ». Cette
croyance perdure, telle une malédiction, destin fatal, ligaturant
l’enfant intérieur.
L’adulte luttera avec acharnement pour se dégager de ce
mauvais sort. Il fait tout pour plaire, s’épuisant à bien se
conduire, à se justifier, à tenter de montrer qu’il est
irréprochable dès qu’il est critiqué, afin de prouver son
innocence et sa bonté. Pourtant, malgré ces efforts (je dirais en
raison de son acharnement), il devient la cible d’agressivité,
de rejet et d’irrévérence à répétition. Plus il camoufle son
identité victimaire, cachant son enfant intérieur qui, coupable,
attend la punition, plus il s’expose à la désobligeance, parfois
gratuite, des autres. Plus il se montre généreux et plus il
récolte l’ingratitude. Rien n’est aussi flagrant que ce qui est
enfoui profondément !
J’ai connu une femme qui revivait systématiquement, avec
tous les hommes de sa vie – frère, mari, amant, beau-fils… –,
des situations de viol et de violence, physiques et
psychologiques, selon le même schéma exactement que celui
enduré jadis avec son père alcoolique. Elle ne cessait ainsi de
« tomber », « par malchance » disait-elle, sur des loups
pervers. L’identité victimaire prive le sujet de la possibilité de
vivre des relations simples, saines, heureuses, « normales »,
paisibles, entre deux adultes, dans le respect mutuel et une
égalité de droits et de valeurs. L’un endosse l’habit du
persécuteur et l’autre celui de l’expiateur.
J’ai connu une autre patiente, maltraitée aussi dans son
enfance, qui, en se comportant, par compensation, avec son
fils comme « la meilleure des mamans », provoquait,
paradoxalement, l’animosité de ce « chéri pourri gâté » qu’elle
avait beaucoup de mal à comprendre. La récompense d’un
bien était forcément un mal pour elle, à chaque fois.
Le loup, comme tout prédateur humain, ne s’attaque qu’aux
agneaux déprimés, à ceux qui lui prêtent masochistement le
flanc. Il court après ceux qui ont quelque chose à se reprocher
et qui s’enlisent, pour ce motif, dans les sables mouvants de la
quête infantile de la perfection et de l’innocence. La
connexion s’opère toujours, non pas entre deux personnes
adultes, mais par l’entremise des enfants intérieurs, dans un
contexte de complicité sadomasochiste inconscient, par-delà
les velléités et discours policés et seyants.
Que faire, alors ? Rien de précis. L’essentiel, c’est la prise
de conscience de son identité victimaire, le repérage du
clivage entre l’adulte se voulant parfait et son enfant intérieur
se croyant coupable, passible de châtiment. S’aimer
davantage, être meilleur avec soi-même et moins bon avec
autrui peut représenter une issue féconde.
Chez Mélanie, le fantasme de l’illégitimité, notamment
psychologique, a entretenu durant des décennies un contexte
douloureux, tissé de peur, de vide, de manque et d’insécurité.
La carence matricielle, le défaut d’attachement fusionnel subi
dès sa conception, a installé dans son psychisme la dépression
infantile précoce. Dès lors, Mélanie a dû s’engager, la pulsion
de vie étant toujours plus forte que la mort, dans une lutte
acharnée pour survivre, telle une plante en période
de sécheresse. Elle s’est lancée dans une quête intense de
présence, de lien, d’enveloppement, d’attention, bref,
de matrice à l’extérieur dans le but d’alimenter son capital
narcissique squelettique. Toute son énergie a été mobilisée
pour éviter l’abandon, son traumatisme originaire. Elle s’est
efforcée d’apaiser sa soif, son immense besoin d’être
valorisée, aimée, touchée, regardée, désirée, appréciée,
considérée comme bonne et non fautive, nécessaire et utile.
Elle a investi une grande part de sa libido pour se croire reliée
aux autres, pour se sentir exister, vivante et entière dans un
corps réel.
Cette ardeur lui a certes été bénéfique au départ, la
préservant du dépérissement. Elle a cependant semé en elle les
germes de nombreux clivages intrapsychiques, dont le plus
toxique renvoie au manichéisme. Celui-ci consiste à quérir, à
courir après les valeurs dites positives – la vie, le lien, l’amour,
le bonheur, la paix, la joie –, toutes si vitales pour l’enfant
intérieur, offertes généreusement, et sans qu’il ait à en
formuler la demande, par la mère lors du séjour dans son Éden
matriciel. Il s’agit d’écarter parallèlement, avec la même
énergie, les autres facettes, tous les contraires du bonheur,
hâtivement et injustement taxés de négatifs – le vide, le
manque, l’angoisse, l’ennui, l’insécurité, l’impuissance, le
conflit, la solitude, le risque d’un déboire amoureux ou
financier, bref, le tragique existentiel.
Ce sont toujours le clivage, le blocage, le
dysfonctionnement de la dialectique féconde des contraires qui
créent le déséquilibre et la pathologie, servant ainsi de repaire
favori aux fantômes privés de sépulture, c’est-à-dire aux
émotions refoulées, interdites de parole. Seule l’intégration des
contraires permet l’accès à la joie et à la sérénité.

L’unique aspiration d’une personne victime, enfant, de


carence matricielle, et donc porteuse de la DIP, consiste, à
travers ses rêves et ce qu’elle entreprend tout au long de sa vie,
à recouvrer la complétude matricielle, le paradis maternel
perdu – plus exactement jamais habité, demeuré inaccessible
en son temps.
La quête boulimique de tendresse et d’importance obéit
chez Mélanie à ce besoin infantile vital insatisfait et non à son
désir de femme adulte. Malgré sa sincérité et sa certitude de
vouloir aimer ses enfants ou son amant, elle est bien plus
motivée par la demande que par le don. D’où sa tendance à
prendre ses objets d’amour pour des objets tout court,
contraphobiques, antidépresseurs, anxiolytiques, bouche-trous,
susceptibles de contribuer à sa restauration narcissique :
« Faire l’amour, ça me soigne, ça me ressuscite », dit-elle.
L’amour et l’angoisse contiennent tous deux une dimension
foncièrement narcissique lorsqu’on aime pour être aimé par
celui que l’on croit aimer, ou lorsqu’on a peur de perdre l’autre
par crainte de se perdre, de n’être plus, d’inexister. Le vrai lien
adulte n’est possible que dans le respect et l’amour de soi,
grâce à sa capacité d’être seul aussi, sans le besoin addictif
d’autrui comme étai, comme Moi auxiliaire ou assistant
respiratoire ! Être adulte signifie pouvoir jouir d’une
autonomie psychique suffisante pour ne plus dépendre de
l’appui, de la présence, de l’estime, de la bénédiction de
l’autre pour exister. Il permet ainsi de le désirer sans en avoir
besoin, dans la gratuité, mais aussi de le quitter,
éventuellement, sans que la séparation inflige de déchirure
incicatrisable.
Si Mélanie avait été légitimée dans le cœur et le désir
maternels, c’est-à-dire désirée, acceptée, accueillie, nourrie de
son lait d’amour, l’illégitimité biologique n’aurait eu alors
qu’un impact non pas nul, mais secondaire. De toute façon,
personne ne saurait réécrire les pages du livre de son histoire,
indélébiles.

La dépression infantile précoce


Lorsqu’elles sont confrontées à la carence matricielle et
donc à la cessation de l’approvisionnement narcissique,
certaines parties du psychisme enfantin, alors sous-alimentées,
entrent en hibernation, se flétrissent et deviennent comme
inanimées. Privé ainsi d’amour et de sécurité, l’enfant délaissé
développe une mauvaise image de lui-même, cabossée. Il ne
s’accorde aucune légitimité ni valeur, ne parvient pas à trouver
sa place, est convaincu de n’avoir pas d’importance, d’être
mauvais, gênant, inutile. N’ayant pas été suffisamment
enveloppé et chéri (narcissisme primaire), il se verra dans
l’impossibilité de s’aimer lui-même (narcissisme secondaire)
ou d’aimer véritablement autrui dans la gratuité du désir.
Difficile de se materner si l’on n’a pas été materné dans son
passé.
Ces parties inanimées serviront désormais de repaire, de
terreau nourricier à la DIP, aux cadavres intérieurs, à tous les
fantômes sans sépulture hantant le psychisme. Cette DIP est
invisible et indétectable, évidemment. Lorsque nous tâchons
d’approcher l’inconscient, contrairement à ce qui se passe en
médecine organiciste, nous ne disposons d’aucun outil, de nul
instrument de mesure pour détecter ou quantifier les causes de
nos tourments. Nous ne disposons ni d’examen biologique, ni
de radio, ni de scanner, ni d’échographie. Cependant, la DIP
est aisément repérable à travers ses émanations. Au fil des
pages qui suivent, quelques-unes vous seront présentées.
Hypersensibilité
Elle se manifeste d’abord par l’existence d’une sensibilité
enfantine, à fleur de peau, intempestive, débordante,
explosive. L’adulte affecté par la DIP méconnaît la
modération, la relativité et la palette des nuances. L’affectivité
devient envahissante, privant le sujet de ses capacités de
réflexion, de raisonnement, d’intelligence. Tout est abordé
sous l’angle émotionnel, sentimental, affectif. Une chose paraît
soit horrible, soit magnifique. Si le sujet ressent une certaine
sympathie pour une personne, il aura tendance à juger tous ses
actes et paroles de manière positive, condescendante,
minimisant leur importance s’il s’agit d’inconduites. S’il est
appelé à départager deux adversaires dans un conflit, il
prendra parti pour celui qu’il trouvera charmant au détriment
de l’autre, sans se soucier de l’exigence de l’impartialité dans
la quête de la vérité. Dans la vision infantile, une seule
caractéristique, qualité ou défaut, suffit à juger de la totalité,
de l’essence de l’objet ou de la personne, de manière
définitive.
Cette sensibilité épidermique le fait balancer entre les
extrêmes, tout ou rien, blanc ou noir, sans intermédiaire. Une
remarque, même anodine, sur son travail ou son habillement
peut l’enchanter ou le déprimer, perçue avec exagération
comme un éloge ou une méchanceté. Cela témoigne de la soif
d’amour et d’approbation de son enfant intérieur, ainsi que de
sa crainte de désamour et de rejet. De même, un choc ou une
contrariété sont perçus comme un ouragan. Tout lui semble
grave, dramatique, question de vie ou de mort.
Ces personnes hyperémotives constituent la proie
privilégiée, guettée par les manipulateurs pervers qui abusent
de leur crédulité sans vergogne. Douées pourtant d’une
intelligence normale, elles se laissent idiotement avoir, comme
dépossédées de leurs facultés.
Cette affectivité bouillonnante constitue une première
manifestation de la présence de la DIP. Elle atteste surtout de
l’emprise de l’enfant intérieur sur l’adulte, privé de
discernement. Le sujet ainsi parasité, démuni de son sens
critique, se trouve empêché de se concentrer, de réfléchir
sereinement, sans partialité ni préjugés. L’absence parfois
totale de sens de l’humour constitue le corollaire de cette
émotivité fébrile. Le sujet risque de s’offusquer fréquemment
en prenant tout au premier degré, se sentant facilement visé
voire persécuté. C’est ce qu’on a nommé, après les années
1920, à la suite du psychiatre allemand Ernst Kretschmer, la
« paranoïa sensitive ». Fier de son « intuition », il croit
pouvoir deviner ce qui se passe dans la tête d’autrui rien qu’en
interprétant certains gestes, regards ou paroles, chargés selon
lui d’intentions plutôt malveillantes à son endroit, très
rarement favorables. Cette émotionnalité exaltée, infantile
parce que coupée de la réflexion adulte, prouve l’emprise de
l’enfant intérieur. Ce clivage s’accompagne de trois autres :
entre l’enfant intérieur et l’adulte, entre le passé et le présent,
et entre le dehors et le dedans. Le sujet est alors pleinement
convaincu de la véracité absolue de sa vision persécutive, sans
la moindre conscience de la forte affectivité infantile qui
l’imprègne. Pour lui, l’hostilité et la malveillance de certaines
personnes à son égard ne sont pas une crainte ou un fantasme.
Il en est persuadé, sans l’ombre d’un doute !
Une émotionnalité débordante peut se manifester aussi par
l’excès inverse, c’est-à-dire par le blocage, la fermeture, la
sécheresse, le silence, l’extinction. Certaines personnes
semblent porter un masque de froideur. Elles paraissent
anesthésiées, inaffectives, éteintes ou indifférentes, et même
coupées de ce qu’elles ressentent. Lors d’une réunion entre
amis ou collègues, elles restent silencieuses, un peu à l’écart,
comme vides ou paralysées. « Je n’ai rien d’intéressant à
raconter », disent-elles, se comparant aux autres qu’elles ont
tendance à idéaliser. Il ne s’agit évidemment là ni d’une
pauvreté intellectuelle ni d’un manque de culture, mais d’une
difficulté à ressentir ses émotions, à les mettre en mots, puis à
oser les exprimer. Ce blocage provient surtout d’une exigence
de perfection et d’impeccabilité. Le sujet, souffrant d’une
image dénigrée de soi, consécutive à la sous-alimentation
narcissique, ne s’autorise à s’exprimer que s’il fait jaillir des
perles de sa bouche. Il préfère donc se taire, dans une logique,
illogique parce qu’infantile, du tout ou rien. Pas de nuances ni
de gradation chez lui entre la médiocrité et la brillance. Le
blocage provient également de la crainte de blesser l’autre par
ses paroles ou de provoquer son agressivité.
J’ai connu une patiente qui se qualifiait d’« handicapée
émotionnelle ». Elle se désolait d’ignorer ce qui signifie
« aimer un homme ». Elle n’avait jamais connu de passion, de
coup de foudre, ni vibré pour aucun des nombreux amants
qu’elle avait eus. Elle affirmait bien aimer son mari, éprouver
de l’amitié pour lui, mais ne pas ressentir de véritable amour.
Elle tenait néanmoins à continuer sa vie avec lui, pour la
sécurité et le confort qu’il lui apportait, pour les enfants qu’ils
avaient eus ensemble. C’est donc la raison qui l’avait emporté
chez elle, un raisonnement calculé, un peu froid donc,
dépourvu de sentiments, de romantisme.
J’ai connu une autre patiente, célibataire, sans enfant, mais
vivant des aventures au gré des circonstances. Elle ne
parvenait à exprimer ni, surtout, à ressentir aucun émoi
amoureux. Elle n’éprouvait pas non plus la moindre sensation
agréable particulière durant l’acte sexuel. Elle était frigide,
donc, congelée, de corps et de cœur. Elle faisait l’amour pour
faire plaisir, disait-elle, pour ne pas être rejetée, pour ne pas
avoir à expliquer, parce que « C’est plus compliqué de dire
non que de se laisser faire ».
L’extinction émotionnelle renvoie à la difficulté, à
l’interdiction, plus exactement, que l’enfant intérieur impose à
l’adulte de s’engager dans une relation amoureuse, de se
donner à un homme et de le recevoir, ce qui impliquerait
l’aveu et la reconnaissance d’avoir grandi, de n’être plus une
petite fille prépubère mais une femme adulte, autorisée à
quitter sa mère. Orienter sa libido vers une autre personne,
ailleurs, dehors, génère sans doute une forte culpabilité,
comme si grandir signifiait abandonner, tromper, trahir sa
mère, lui notifiant qu’elle n’était plus utile, ni surtout
prioritaire.
Dans ces circonstances, qu’est-ce qu’une émotionnalité
saine ? C’est lorsque, grâce à la dialectique féconde des
contraires, l’émotion ne se trouve plus coincée dans l’un ou
l’autre des extrêmes, l’exaltation ou l’extinction. Cela ne
signifie pas qu’elle devrait se situer, de façon ennuyeuse et
monotone, dans l’« entre-deux » du juste milieu. Non, elle
peut s’enflammer, s’exalter parfois, dans certaines
circonstances joyeuses ou tragiques de l’existence. Cependant,
l’enfant intérieur n’étant plus le seul à la barre, il ne décrète
plus la pluie et le beau temps. L’intensité émotionnelle devient
modulable, proportionnelle à l’importance de l’événement
grâce à la présence amortissante de la raison.
La présence d’un thermostat régulateur dans le psychisme
adulte aide le sujet à réguler l’hybris, l’excès, à l’adapter aux
contingences, à ne pas tout dramatiser ou banaliser. L’adulte
devient ainsi capable de s’émouvoir, de rire ou de pleurer,
certes, mais, régi par le principe de réalité, il sait aussi
réfléchir, patienter, agir parfois ou rester passif, punir ou
pardonner, sans nécessité de sombrer dans les excès. Il est écrit
dans l’Ecclésiaste : « Il y a un moment pour tout et un temps
pour chaque chose sous le ciel : il y a un temps pour donner la
vie et un temps pour mourir, […] un temps pour pleurer et
un temps pour rire, un temps pour gémir et un temps pour
danser. »
Clivages
La DIP est responsable, en second lieu, d’un grand nombre
de clivages intrapsychiques, au détriment de la dialectique
féconde des contraires, comme je viens de le souligner, entre
l’émotion et le discernement, par exemple.
Chez le sujet affecté par la DIP, nous assistons souvent à de
nombreux autres clivages, dissociations ou antinomies, entre
bon et mauvais, bien ou mal, positif ou négatif. Chez les
enfants, disons jusqu’à la fin de l’école élémentaire, au
moment de leur accession à l’abstraction et au symbole, à
travers les apprentissages de la lecture, de l’écriture et du
calcul, les couples de contraires tels que gentil/méchant,
bien/pas bien, etc. ne constituent pas vraiment des clivages
mais des oppositions saines, nécessaires à leur structuration
psychique. Ils ont, en effet, besoin de pouvoir différencier ce
qui leur est bénéfique ou, au contraire, nuisible – une action,
un lieu, une personne, un aliment, un objet…
Ces distinctions les aident d’abord à se rassurer en se
prémunissant contre certains risques ; brûlures, chutes,
ingestion de produits toxiques, manipulation d’objets
dangereux. L’opposition autorisé/interdit, comportant alors un
aspect éducatif, leur apprend à patienter, à supporter la
frustration, à respecter quelques règles d’hygiène, à contrôler
leur agressivité – ne pas mordre sa petite sœur ou ne pas casser
ses jouets. Il s’agit de leur fixer un cadre, des repères et des
limites pour structurer leur psychisme, organiser leur
intériorité par le biais de la gestion des réalités.
Le nourrisson vit, en effet, à sa naissance, dans un contexte
de fusion/confusion total, de tohu-bohu. Il ne distingue rien de
rien. Il est tout, comme l’univers illimité et infini. Son
évolution consistera, dès lors, à la mise en place des
différenciations successives, l’aidant à construire une image
saine de lui-même, c’est-à-dire limitée, ainsi qu’un désir et un
destin personnels, subjectifs. Il apprendra à devenir soi, donc
différent, unifié, unique. L’intégration de la différence des
sexes et des générations ainsi que de la propreté sphinctérienne
sera aussi déterminante, servant de base d’apprentissage de
nombreuses autres oppositions : dehors/dedans,
fantasme/réalité, conscient/inconscient, passé/présent,
amour/loi, émotion/raison, désir/besoin, manifeste/caché…
La personnalité se construit ainsi, nous dit la psychanalyse,
grâce à l’assimilation de tous ces couples de contraires
permettant de s’extraire de l’homogénéité matricielle, où
règnent l’équivalence et la mêmeté. C’est exactement la même
idée qui préside, dans l’Ancien Testament, à la construction de
l’univers et de tous les vivants, grâce à des séparations
successives entre les lumières et les ténèbres, le ciel et la terre,
elle-même différenciée des mers, des plantes et des végétaux,
chacun selon son espèce, les animaux et les humains, le mâle
et la femelle…
Distinguer les deux facettes d’un couple d’opposés ne vise
nullement à les isoler, les dissocier, les éloigner l’un de l’autre,
mais, bien au contraire, à les relier, étant donné leur
interdépendance mutuelle. L’émotion, amputée de la raison,
l’amour de la loi, la réalité du rêve, le bonheur du manque, le
bien du mal, n’engendrent que ruine et désolation. La vie et la
joie ne naissent que grâce à leur mariage, à leur conjonction.
Lors de la crise d’adolescence, la jeune fille et le jeune
homme ressentent le besoin de se révolter : contre l’autorité, et
notamment contre le système des valeurs des parents, ainsi que
contre les normes sociales. C’est l’âge des bêtises, des
transgressions et de la désobéissance. Ce qui caractérisera plus
tard le psychisme adulte, s’il n’est pas trop impacté par la DIP,
sera sa capacité à flâner au milieu des valeurs contraires, qui
sont toutes légitimes bien que certaines soient qualifiées de
positives par le regard social, et d’autres hâtivement
considérées comme négatives. Ce qui embrouille et
empoisonne le psychisme, c’est le manichéisme, le clivage, la
dissociation hermétique entre les contraires. Cette acrobatie
aura d’autant plus de chances de réussir qu’elle s’exercera
avec souplesse, sans dogmatisme ni rigidité et sans
intolérance, préservant de la sorte l’esprit de la dialectique
féconde des contraires. Le sujet sera ainsi apte à prendre
conscience de la relativité foncière de toute chose.
La dialectique des contraires ne constitue pas un concept
philosophique abstrait, farfelu et incompréhensible parmi tant
d’autres. Son absence d’application est repérable à travers tous
les errements de notre quotidienneté. En voici deux
illustrations.
J’ai reçu en séance un médecin qui se montrait, dans
l’exercice de son métier, extrêmement consciencieux,
scrupuleux, j’irais jusqu’à dire obsessionnel. Il pensait être
obligé de tout connaître. Il n’osait jamais dire : « Je ne sais
pas. » Il craignait toujours de « passer à côté d’une merde »,
disait-il, quand il établissait son diagnostic. Il avait ainsi pris
l’habitude de multiplier les analyses de sang et les examens
complémentaires, sans se fier à son intuition, à sa compétence,
à son sens clinique, à sa subjectivité. Se voulant irréprochable,
il était paniqué à l’idée d’exposer, par inadvertance, la vie de
ses patients au danger. Ce perfectionnisme, loin de le
rasséréner, ne faisait que diminuer sa confiance en lui-même,
accentuant son angoisse de se tromper, sans parler du stress
qu’il transmettait à ses patients. Le récit de son passé dévoilait
qu’étant le dernier enfant d’une fratrie de sept, conçu « par
accident », il n’avait réussi à trouver une certaine légitimité
que dans l’omniscience et l’excellence, par le biais du travail
scolaire notamment, où être le premier de sa classe constituait
son objectif principal. Ses camarades le surnommaient
d’ailleurs « 20 sur 20 » !
La thérapie lui a permis de réhabiliter la dialectique
féconde des contraires. Il a pris conscience que la quête de la
perfection l’avait aidé, plus jeune, à assurer sa survie, mais
qu’elle l’empêchait aujourd’hui de vivre et d’être lui-même. Il
a donc compris que ce que son évolution intérieure réclamait
aujourd’hui, c’était d’intégrer l’idée d’imperfection, d’accepter
que son savoir et ses compétences aient des limites, de même
que sa responsabilité – autrement dit : qu’il pouvait être
faillible.
Il s’agissait donc de corriger le déséquilibre chez lui entre
les deux pans, adulte et enfantin, en soutenant et nourrissant le
premier pour faire face au caractère envahissant du second.
Curieusement, ce changement de regard et l’accueil de ses
côtés « négatifs » lui ont permis de retrouver confiance en lui-
même et de cesser de se sous-estimer.
Autre exemple. J’avais eu à m’occuper d’un homme qui,
épris d’une femme beaucoup plus jeune que lui, avait décidé
de divorcer pour vivre avec son nouvel amour, parée de tous
les qualificatifs : jeune et belle, évidemment, mais aussi
intelligente et surtout très amoureuse de lui, contrairement à
son « ex », qui était par ailleurs moins portée sur la sexualité.
Cette idylle ne dura pas bien longtemps. Un soir, rentrant
inopinément d’un voyage d’affaires, il surprit sa bien-aimée
enlacée dans leur lit avec un ami qu’elle connaissait depuis
toujours. Le choc fut cruel et violent. Il envisagea de tout
envoyer balader sur-le-champ, de disparaître, partir sur les
routes, à pied, sans but, sans plus donner de nouvelles à
personne. Mon patient, éperdument amoureux, subjugué par le
charme et la sensualité de cette fille, était devenu aveugle,
d’une certaine façon, perdant toute raison et vigilance, tout
sens critique la concernant. Il faisait confiance à sa belle
comme à une Madone. C’est après coup qu’il prit conscience
de sa double facette, ensorcelante par-devant mais fatale et
déstructurante par-derrière.

Elle avait pris l’habitude de se lever, certains soirs, de prendre son


sac, de m’embrasser sur les lèvres en me disant : « Je vais aller faire
un petit tour » ou « boire un verre avec une copine ». Moi, par confiance
et par amour, je la croyais. Je voulais qu’elle soit heureuse, contente de
moi. Elle m’avait demandé deux fois auparavant de la laisser partir en
voyage avec ce vieux copain d’enfance, en fait depuis toujours son
amant, en prenant tous ses frais à ma charge. J’ai dit oui, comme un
idiot. C’est maintenant que je réalise à quel point je me suis fait avoir.
Mon patient ayant clivé les contraires, il était persuadé que,
lorsqu’on fait confiance à quelqu’un, il n’est plus nécessaire
de rester un minimum vigilant ; que si on l’aime, on ne peut
plus lui en vouloir, que si on le trouve formidable, c’est qu’il
doit être exempt de tout défaut. Dans sa logique infantile du
tout ou rien, l’amour excluait toute autre émotion contraire, la
colère, la plainte, la déception, le conflit, le malentendu, le
doute, l’incompréhension. Petit, il s’était donné la mission
d’enfant-thérapeute, en protégeant sa mère, sujette à des accès
de violence alternant avec des épisodes de dépression. Il devait
alors l’entourer de toute son affection, la materner en quelque
sorte, en s’interdisant tout geste ou parole susceptibles de la
froisser. Dans ces conditions, en se montrant trop gentil avec
sa bien-aimée, cédant à ses caprices et ne lui fixant aucune
limite, mon patient s’est comporté comme un petit garçon et
non comme un homme adulte. Il a rejoué inconsciemment
exactement le même scénario que naguère avec sa mère
maniaco-dépressive, afin d’exorciser ses angoisses d’abandon.
La bonne action est celle qui s’avère bénéfique pour les deux
partenaires : aucun ne doit se sacrifier pour l’autre ni le
sacrifier sur l’autel de son égoïsme.
Voici pourquoi Mélanie interprète la moindre inattention
comme la preuve d’une absence totale d’amour à son égard.
Voici pourquoi aussi, elle se croit coupable d’être « une
mauvaise mère » s’il lui arrive d’éprouver parfois de
l’agacement vis-à-vis de l’un de ses enfants.
Le rétablissement de la dialectique féconde des contraires
doit contribuer à la circulation libre et fluide de l’énergie vitale
à travers les allées du jardin de l’identité plurielle. Il aide le
sujet à se libérer du carcan des schémas rigides et définitifs.
Dégagé du clivage, il peut ainsi s’autoriser un minimum de
doutes et d’incohérence parfois, considérés à tort comme
négatifs, voire pathologiques dans notre culture. La personne
libérée des clivages peut, par exemple, apprécier quelqu’un,
une idée, un film, un plat, un livre tout en se donnant le droit
d’imaginer ou de formuler certaines limites ou questions à son
égard. Rien de plus étouffant que l’injonction de la certitude
absolue, de l’infaillibilité, de l’évidence, du tout ou rien.
De même, le sujet peut offrir sa confiance, tout en
conservant, dans un petit coin de son âme, un zeste de réserve,
de prudence ; il se garde simplement de sombrer dans le
dénigrement ou dans le béni-oui-oui. Il ne s’interdit pas de
changer de goûts ou d’opinion en fonction des circonstances.
Il peut défendre une idée aujourd’hui et la critiquer plus tard,
après réflexion, limitant ainsi l’envahissement émotionnel lié à
l’emprise de l’enfant intérieur et à son émotionnalité
capricieuse. Il a le droit de se montrer plus joyeux aujourd’hui
qu’hier, ou plus radin, ou plus triste, plus fatigué ou plus actif,
sans mériter l’étiquette de « bipolaire ».

Ce syndrome de bipolarité ne correspond à aucune entité


nosographique sérieuse. Il a plutôt été vulgarisé pour légitimer
l’idéologie de la forme, l’injonction de se montrer toujours
« bien dans sa peau », positif, optimiste, d’humeur stable, en
chassant le moindre petit nuage ou gros orage dans le ciel de
son âme, la plus petite déprime, baisse de moral ou moment de
cafard. Cette idéologie de la forme, dans le contexte de la
psychiatrisation galopante de nos existences, a provoqué une
consommation de drogues et de médicaments psychiatriques
exorbitante. En vérité, une certaine labilité émotionnelle, à
condition qu’elle soit consciente, c’est-à-dire non clivée et
maintenue dans un certain cadre, sans valser entre l’excitation
et la dépression, n’a rien d’a-normal. Bien au contraire, elle
prouve la santé psychique, la souplesse de l’énergie vitale.
En revanche, la psychose maniaco-dépressive, c’est-à-dire
lorsque le sujet passe de l’euphorie du septième ciel aux
noirceurs du septième sous-sol, du blocage à la désinhibition,
et vice versa, relève d’un cas nécessitant une hospitalisation
psychiatrique avec prescription médicamenteuse. Justement,
c’est bien le clivage qui caractérise cette pathologie, la rupture
entre les deux pôles, l’ascension dans un excès et puis la chute
brutale dans l’autre.
La dialectique féconde des contraires comprend le précieux
avantage de relier chaque force ou valeur à son opposé
complémentaire, lui servant de garant et de limite. Être adulte
implique, certes, la capacité de choisir et de s’engager dans la
quotidienneté, de s’impliquer, de croire, de prendre parti, de
militer – mais avec un minimum de distance, de détachement
et de vigilance, pour ne pas s’impliquer totalement ! Elle aide
à se protéger contre les désenchantements inévitables que la
croyance en des vérités irréfutables ou en des sauveurs ne
manquera pas d’entraîner. L’adulte accède à la lumière et à
la joie à condition d’intégrer ses contraires, l’ombre et la
souffrance, également légitimes et même nécessaires. Le
positif, le bon et le bien ne sont donc pas une question
d’essence, de nature, pas plus que le négatif, le mauvais et le
mal. Rien, aucune substance ni aucune émotion, ne relève, de
façon absolue, d’un axe ou de l’autre. Tout dépend des
circonstances, des désirs, des nuances, du regard porté. Une
légère brise rafraîchit, tandis qu’une tempête détruit tout – il
est pourtant dans les deux cas question de vent. La pluie
irrigue et nourrit les terres fertiles, mais, se faisant déluge, elle
inonde les champs, emporte les maisons et déracine les arbres.
Un doux feu de cheminée réchauffe le cœur et le corps, mais
un incendie réduit tout ce qu’il touche en cendres.
Ce qui caractérise l’esprit adulte, c’est le dépassement du
manichéisme infantile responsable des clivages et réfractaire à
la dialectique féconde des contraires. En fait, c’est la DIP qui
impose et entretient ce schisme, cette division du psychisme
en deux parties antinomiques, en guerre civile. La première
sert alors de repaire aux émotions dites négatives, que le sujet
s’épuise à éliminer, tandis que l’autre moitié sera accaparée
par les émotions dites positives – le bonheur, la paix, la
liberté… En s’évertuant à évacuer les premières, le sujet a
pour objectif de repousser la DIP, qui renferme une mauvaise
image de soi ainsi que les craintes d’abandon et de désamour.
Les secondes, fortement idéalisées, comme la joie, l’estime
des autres, leur amour… entretiennent chez le sujet l’illusion,
l’espoir de retrouver la complétude matricielle à l’abri de tout
manque ou frustration.
Le clivage se voit malheureusement encouragé en
permanence dans la culture moderne, par le biais du marketing
commercial et de la propagande politique. Les deux
s’ingénient, en s’adressant à l’émotivité de l’enfant intérieur, à
court-circuiter l’intelligence et la raison adultes. Ils lui
insufflent l’illusion d’un bonheur béat, débarrassé de ses
contraires, du tragique existentiel. Ils réussissent à
« bipolariser », à cliver précisément la vie sociale et culturelle
– d’un côté les modernes et de l’autre les rétrogrades, par
exemple. Ils procèdent de la même façon en matière de vie
politique, diabolisant une idéologie et un leader, encensant une
autre doctrine et un autre chef, présenté comme le sauveur,
capable de métamorphoser la vie des gens pour y faire régner
l’amour, la paix, la liberté et l’abondance – tout ce vers quoi
aspire l’enfant intérieur.
J’ajouterai que, contrairement à une croyance répandue, les
notions de bien et de mal ne sont guère d’origine religieuse ou
d’essence métaphysique. Le manichéisme est consubstantiel à
notre fonctionnement psychique. Notre culture moderne se
voulant et s’affirmant laïque, a-religieuse, athée, prêchant le
respect de la liberté des croyances et des différences, possède
aussi sa morale (nommée « éthique »), aussi asservissante que
les religions traditionnelles, mais de façon implicite,
camouflée, non ouvertement exprimée. Elle célèbre également
ses prêtres et ses missionnaires, prêchant sans en avoir l’air.
Elle déifie, encense nombre de valeurs, la Science, l’Hygiène,
la Médecine, la Liberté, le Bonheur, le Corps, le Sexe et
l’Amour, la Jouissance, la Consommation, et enfin, les sacro-
saintes Vacances !
L’essor forcé d’une certaine psychologie de bazar
s’autoproclamant « positive » est l’expression caricaturale de
cette nouvelle religion… antireligieuse !
Curieusement, plus la vie devient difficile sur les plans
socio-économique, rationnel et intime, plus certaines idées
simplistes, nourries par une pensée magique infantile,
présentant la réussite et le bonheur comme faciles et à portée
de main, font florès !
Un combat perdu d’avance…
Quoi qu’il en soit, la subdivision arbitraire des émotions
entre les « bonnes » qui seraient à cultiver et les « mauvaises »
à éliminer est un clivage qui s’avère non seulement illusoire,
mais surtout délétère. Les yeux sont faits pour voir la beauté
comme la laideur. Les oreilles servent à entendre le
magnifique chant du rossignol comme le raffut que fait la
voisine ou l’explosion d’une bombe. La peau capte aussi bien
les caresses pleines de douceur et de tendresse que la morsure
d’une vipère venimeuse. Le nez intercepte, de même, toutes
les odeurs, le parfum ensorcelant de la rose comme les
effluves nauséabonds des égouts. Enfin, le palais accueille
tous les goûts, celui, succulent, du miel de jujubier ou d’un
bordeaux millésimé, mais aussi l’amertume du fiel, l’œuf ou le
poisson pourris ! Autrement dit, nous sommes faits pour
appréhender toute la palette des nuances de la vie, du beau au
laid, du bon au mal, du délicat à l’abominable.
En cas de perte d’odorat (anosmie), de goût (dysgueusie),
de la sensibilité tactile (hypoesthésie), de la vue (cécité) ou de
l’ouïe (surdité), plus aucune odeur, saveur, sensation, image,
son : plus rien, ni d’agréable, ni de désagréable, ni de positif,
ni de négatif. De la même manière qu’avec les cinq sens,
refuser de vivre le « mauvais » dans sa vie, c’est, par
définition, se condamner à une privation totale des perceptions
– et donc du positif. Point de rose sans épines !
Le combat contre la DIP en tant que repaire par excellence
des émois refoulés apparaît donc toujours vain, perdu
d’avance, et, à long terme, préjudiciable. La DIP ressurgira tôt
ou tard, à l’occasion d’un traumatisme inattendu, parfois
banal, ou d’une épreuve rattrapant l’adulte se croyant
définitivement débarrassé des blessures de son enfance
(licenciement, rupture sentimentale, perte de quelque chose ou
de quelqu’un…). Le sujet sera d’autant plus déstabilisé qu’il
aura été affaibli par le clivage et l’usure de ses mécanismes de
défense. Une part importante de son énergie vitale aura été
gaspillée dans les opérations du refoulement, mises en place à
l’origine pour se protéger du délabrement.
D’où l’intérêt, grâce à la prise de conscience des clivages,
de cesser la lutte afin d’accueillir, à l’inverse, ses émotions
sans les juger, puisqu’elles ne sont ni bonnes ni mauvaises.
Elles sont, c’est tout ! Impossible de se sentir vivant,
d’éprouver de la joie, de rire, de tisser des liens si l’on
continue à fuir et à récuser ses fantasmes infantiles de n’avoir
pas compté, ou les parties inanimées de sa DIP, comme chez
Mélanie.
Inconcevable de recouvrer la paix intérieure, le bien-être et
le plaisir, si l’on se barricade contre la tristesse, si l’on fuit le
vide intérieur et sa solitude en remplissant à craquer son frigo,
son armoire à pharmacie ou son carnet d’adresses. Impossible
de sortir de la dépression si l’on n’y entre pas d’abord. De
même, l’unique possibilité pour le Moi de se sentir utile et de
le devenir réellement, c’est de prendre conscience et
d’accepter son inutilité. Le négatif soutient et garantit le
positif, en le limitant, et vice versa. Le clivage entre les deux
pôles ne sert qu’à accentuer la souffrance psychique.
Prendre son enfant intérieur par la main
L’adulte se définit notamment par sa capacité de réflexion
et de distance, face à l’émotionnalité infantile débordante. Il ne
s’agit évidemment pas de privilégier la raison en bridant et
censurant les émotions. L’objectif est de réparer le clivage
entre les deux énergies pour empêcher la domination de l’une
sur l’autre, l’extinction dépressive et l’exaltation. Devenir
adulte nécessite l’intégration de l’enfant intérieur, la
conscience de la complexité des choses, de l’écart inévitable
entre la réalité et l’idéal. Le sujet comprendra qu’une idée, une
valeur, une substance, aussi bonnes et positives paraissent-
elles, sont susceptibles, au-delà d’une certaine limite ou durée,
de s’inverser, et même de devenir nuisibles. Ce qui sépare un
extrême d’un autre n’est jamais plus gros que l’épaisseur d’un
cheveu. Une joyeuseté bruyante et factice, un hyperactivisme
exacerbé sont les révélateurs d’une dépression masquée, qu’ils
ont pour fonction de camoufler, mais qu’ils finissent par
dévoiler !
L’enfant intérieur déprimé, victime de la DIP et donc du
clivage, propulse l’adulte d’un extrême à l’autre. Seule
l’intégration de la dialectique féconde des contraires, où
chaque pôle sert de garant et de limite à l’autre, pourrait
pacifier l’adulte et son enfant intérieur. C’est ce qui lui
permettra de tolérer, d’apprécier même, une personne
différente de lui, présentant, par-delà ses qualités et vertus, des
aspects moins glorieux, plus sombres, sans le condamner en
bloc. S’accepter en tant que différent et imparfait tout en
acceptant l’imperfection et la différence des autres est l’indice
d’un psychisme adulte, non clivé par la DIP.

Toutes les sauvageries qui ont été commises dans l’histoire


l’ont été au nom d’idéaux nobles, tels que l’Amour, la Vérité
et le Bien – mais clivés, coupés de leurs contraires,
énergiquement refoulés, évacués. Impossible, pourtant, de
marcher autrement que sur ses deux pieds !
Le manichéisme, en clinique, est un processus qui conduit
les patients à entretenir une vision clivée d’eux-mêmes et
d’autrui. Ils se vivent d’une façon dépréciative, à la poursuite
d’un idéal de perfection infantile excluant tout « défaut », dans
une logique illogique du tout ou rien, où dix moins un se solde
par zéro et non par neuf. Cette opération a d’ailleurs onze
comme résultat, eu égard à l’arithmétique de l’inconscient. La
compréhension et notamment l’intégration d’un vide ou d’un
manque – un moins – s’y traduisent par un gain – un plus. Une
faille, une vulnérabilité aident ainsi à devenir davantage soi,
plus adulte, plus autonome, bien moins dépendant de
l’extérieur, du regard et du jugement des autres. Le sacrifice
est toujours régénérateur.
Toutes les épreuves ne représentent évidemment pas,
regardées de l’extérieur, de façon « objective », la même
importance ni la même gravité. Il n’existe par exemple aucune
commune mesure entre une déception sentimentale chez un
jeune adulte de vingt ans et la perte d’un enfant pour une mère
de cinquante. Cependant, l’intensité de la douleur consécutive
à un traumatisme ainsi que sa durée dépendent également
d’une autre variable, parfaitement subjective celle-là :
l’importance de la DIP eu égard aux aléas de l’histoire
individuelle mais aussi transgénérationnelle. Une banale
rupture amoureuse dramatisée à l’excès, apparaissant comme
une question de vie ou de mort, risque en effet de dévaster le
psychisme, tel un ouragan, poussant à des actes hétéro- ou
autodestructeurs irréparables. En revanche, chez une autre
personne, un drame, même objectivement qualifiable
d’horrible, tel que la disparition brutale d’un conjoint et des
enfants dans un accident, peut être géré, après une
indispensable période de deuil, d’une façon plus paisible, la
plaie cicatrisant avec les années.
C’est donc la virulence de la DIP qui décide de la gravité
subjective d’une épreuve et de l’intensité de la douleur morale
et de son destin ultérieur. L’un s’ébranle à la suite d’une
infortune alors qu’un autre s’effondre. Cela rappelle la fable
« Le Chêne et le Roseau », de La Fontaine. La solidité
psychique dépend de l’acuité de la DIP. Et puis, chaque
personne saigne selon sa sensibilité, de là où elle est blessée et
non d’ailleurs. Impossible de comparer les souffrances en les
pesant sur une balance.
Par ailleurs, la source principale de la souffrance psychique
ne se situe pas dans les épreuves, traumatismes ou frustrations
de l’existence. Ceux-ci risquent d’apparaître pénibles et
déstabilisants certes, mais insuffisants pour faire écrouler le
Moi. Ils peuvent jouer un rôle de révélateur et de déclencheur,
titillant et réveillant la DIP, retenue jusque-là dans les
catacombes de l’inconscient – donc d’autant plus toxiques que
privés de la lumière et de la parole conscientes. La véritable
« cause » renvoie à la déliaison des contraires, au clivage des
émotions, à leur scission en « positives » et « négatives », et,
pire encore, au refoulement de ces dernières.
Aussi, pour aller plus loin, ce ne sont pas l’angoisse, la
culpabilité ou la dépression qui accablent le sujet et bloquent
sa vitalité, mais leur déni, leur refus, la mobilisation de
l’énergie pour leur évacuation. C’est bien la peur de la peur
qui ronge l’âme, épuise et paralyse. La source de la souffrance
psychique se situe dans un décalage entre l’idéal infantile de
Nirvana, de complétude matricielle et ce que le sujet imagine
comme étant sa réalité, jugée imparfaite, médiocre, péjorée,
donc devant être repoussée.
Une vie avant la mort ?
La DIP est responsable, en outre, de trois autres clivages,
déjà mentionnés, chacun générant des déséquilibres et des
conflits internes :
— entre l’enfant intérieur et l’adulte ;
— entre l’intériorité et le dehors ;
— entre le présent et le passé.
Je n’ai pas souhaité développer séparément ces trois
thèmes, compte tenu de leurs interférences et
interdépendances. Le clivage dans l’un des couples entraîne
forcément toutes les autres déliaisons.
Nombre d’individus s’interrogent sur l’existence d’une vie
après la mort, comme certaines religions cherchent à nous en
persuader. Conscient des limites de mes connaissances, de
mon intelligence et de mon intuition, je ne saurais évidemment
pas répondre à une telle question ; en outre, personne n’est
jamais revenu d’un supposé autre monde de quelque forme
que ce soit pour confirmer ou infirmer la solidité ou la
caducité de telles croyances. Aussi, la mort représente le
mystère par excellence. Elle fait cogiter l’esprit des humains
depuis la nuit des temps. Nul ne saurait avoir les
connaissances nécessaires pour en parler aussi longtemps qu’il
est vivant. Et, une fois passé de l’autre côté, il lui sera ensuite
impossible de témoigner de son expérience.
Pour ma part, j’aurais plutôt tendance à poser la question
autrement : existe-t-il véritablement une vie avant la mort ?
Pourquoi ? Car je me suis aperçu que la quasi-totalité de mes
patients souffrent moins de la question de la vie après la mort
que d’un doute identitaire, d’une insécurité ontologique.
Pour exprimer sa crainte de ne pas compter, de ne pas avoir
de place ni d’importance, son incertitude d’être vivante dans le
présent parmi les vivants, Mélanie emploie souvent le verbe
« exister » (dans sa forme négative) plutôt qu’« inexister ».
Elle est séquestrée, en premier lieu dans son passé, par une
enfance blanche, c’est-à-dire non vécue, non habitée en son
temps, tout en étant convaincue de vivre dans le présent et
d’être adaptée à ses normes et à ses exigences (clivage
présent/passé). Elle croit aussi pouvoir, désirer, penser, vibrer,
choisir, agir en femme adulte, en toute liberté et indépendance,
alors qu’au fond elle est parlée et agie, sous l’emprise de la
petite fille déprimée en elle, faisant à son insu la pluie et le
beau temps. Elle s’imagine, de même, qu’elle souffre
réellement de solitude et de désamour, alors qu’elle n’est que
le porte-voix de son enfant intérieur, de son autre Moi, avec
lequel elle se confronte totalement (clivage adulte/enfant
intérieur). La véritable épreuve de Mélanie concerne son
illégitimité. Mélanie s’épuise enfin à guerroyer contre les
fantômes, donnant des coups d’épée dans l’eau alors que le
nœud du problème – et la solution – se trouve caché ailleurs, à
l’intérieur d’elle-même, du côté de la DIP. Ces trois clivages
font qu’elle ne peut être présente à elle-même – elle reste mue
par la petite fille en elle –, connectée à son intériorité – laissée
en jachère –, ni ancrée dans l’ici et maintenant – non confiante
en la femme adulte qu’elle est devenue.
La vie avant la mort n’apparaît déjà pas aussi évidente ni
acquise que certains se l’imaginent. J’ai d’ailleurs constaté à
maintes reprises que plus le sujet est incarné dans son présent,
le fameux Carpe diem, et moins il éprouve le besoin de
s’interroger sur la vie dans l’au-delà. L’utopie procure
l’illusion soporifique de pouvoir arriver à compenser, dans le
futur, un défaut d’incarnation dans le présent.
De même, je dirais, sans chercher à heurter les convictions
des croyants, que le paradis et l’enfer représentent moins une
félicité ou un supplice post mortem que des vérités
psychologiques. L’enfer, c’est lorsque le sujet se laisse torturer
par les fantômes errants et sans sépulture de son passé, cerné
par la DIP et ses parties inanimées. Le paradis, c’est lorsqu’il
est accompagné par son ange gardien, son enfant intérieur,
naguère nourri du lait d’amour maternel, se trouvant par
conséquent habité par une saine image de lui-même.
Le sujet victime de ces trois clivages dilapide ensuite une
grande part de son énergie libidinale, de son énergie vitale,
dans la quête de l’excellence et de l’innocence afin de
contenter concrètement ses besoins infantiles de
reconnaissance pour conquérir et mériter la légitimité dont il
se croyait dépourvu. Il idéalise l’importance des autres et de
l’extérieur, leur conférant le pouvoir magique de combler ses
manques. Il cherche alors à plaire, à s’intégrer aux normes, à
satisfaire aux attentes pour apaiser ses craintes infantiles de
rejet.
Voilà pourquoi nous assistons dans notre modernité à une
quête obsessionnelle et boulimique sans précédent d’un
bonheur démesurément exalté, utopique, de toute évidence,
puisque débarrassé de tous ses contraires. La course au trésor
passe préférentiellement, de nos jours, par la consommation
d’objets ou de personnes, pour retrouver de façon régressive et
fantasmatique l’Éden matriciel. Certains espèrent parvenir à
mettre fin à leur dépression, leur solitude ou leur vide intérieur
en changeant d’emploi, de partenaire ou de lieu de résidence.
D’aucuns gaspillent leurs économies dans des jeux de hasard
de toutes sortes, enivrés par l’illusion de décrocher le trésor
d’Ali Baba. J’ai connu des femmes qui plaçaient leur espoir de
retrouver le moral en se lançant dans une nouvelle maternité –
quoi de plus réconfortant que de retrouver les rondeurs
vivifiantes de la grossesse et de la complétude ? D’autres, se
croyant disgracieuses, faute d’amour de soi, se laissent
charcuter par le bistouri des plasticiens ou se torturent avec
des régimes d’amaigrissement draconiens, d’autant plus
complaisamment qu’elles sont asservies à des normes sociales.
Seulement, s’agissant des maux révélateurs de la DIP, aucun
de ces exutoires ne parviendra à les neutraliser, ils
continueront de résister à toute solution concrète, actuelle,
extérieure. Il n’est évidemment pas interdit de changer
d’emploi, de partenaire ou de résidence, ni de jouer à la loterie
ou de se lancer dans une nouvelle maternité pour une femme,
surtout pour se sentir vivante, pleine ! J’essaie simplement de
rappeler qu’aucune de ces dérivations ne saurait être prise pour
un traitement miracle capable de restaurer une image ternie de
soi. J’ai déjà souligné l’inefficacité voire la dangerosité, à long
terme, de ces mécanismes de lutte et de fuite contre la DIP par
recours à des stratagèmes extérieurs.
La culpabilité de la victime innocente
Je voudrais maintenant ajouter un autre frein, celui-ci
inconscient, hypothéquant la jouissance, l’accès au bonheur
tant recherché : cela s’appelle la culpabilité de la victime
innocente. Il s’agit là d’une autre composante de la DIP.
L’enfant indésiré, rejeté, maltraité, victime de carence
matricielle est convaincu que l’agressivité qu’il subit est de
son fait et de sa faute. S’il n’est pas chéri, c’est parce qu’il
n’en est pas digne. Il en déduit donc qu’il est foncièrement
mauvais, détestable, nuisible. Cette culpabilité imaginaire est,
bien entendu, parfaitement illogique et injuste, puisque le petit
n’a rien commis de répréhensible. Elle va cependant s’emparer
de l’énergie psychique et la pousser dans trois voies parallèles.
Le sujet sera tenté de démontrer sans cesse sa pureté et son
innocence, en se montrant bon, gentil, aimable, utile,
irréprochable, pour se racheter et, surtout, pour se sentir
digne de recevoir de l’amour. Il fera l’impossible pour
materner les autres, les prendre en charge, se sacrifiera à
eux parfois en négligeant ses propres désirs et besoins.
Poussé par la nécessité infantile de plaire, il se montrera
serviable et altruiste précisément afin d’obtenir et de
mériter leur reconnaissance.
C’est exactement ce que Mélanie recherchait en devenant
l’enfant-thérapeute, la mère Teresa des orphelins, des
enfants déshérités des pays pauvres.
Mélanie, la personne adulte, est évidemment très sincère,
nullement dans l’imposture ou l’hypocrisie. Elle fait
généreusement don de son temps et de son argent. Encore
une fois, bien loin de moi l’idée de décrier la solidarité
entre les humains, l’amour pour son prochain. Je tiens
simplement à pointer la dimension quelque part égoïste du
dévouement ; l’injonction, l’impérieuse nécessité pour
l’enfant intérieur de prouver à lui-même et aux autres sa
bonté et sa pureté, dans l’objectif de dénier sa culpabilité de
victime innocente. La solidarité représente évidemment une
vertu majeure – à condition de ne pas instrumentaliser la
personne secourue, de ne pas l’utiliser comme faire-valoir
pour restaurer son narcissisme.
Le concept de l’« enfant-thérapeute » me paraît ici assez
éclairant. Le petit humain confronté à une famine
narcissique, suite à l’indisponibilité maternelle, cherche à
guérir sa mère pour qu’elle puisse recommencer à
l’approvisionner en amour, pour qu’elle redevienne
chaleureuse, présente, enveloppante. Il procède, pour ce
faire, à l’aspiration, à la ponction, à l’absorption, tel un
buvard, des émotions maternelles pour éponger cette
dépression dans le but d’assurer sa propre survie
psychologique.
C’est le motif pour lequel la dépression chez l’adulte, plus
tard, est composée de deux couches : la sienne propre, qui
fait suite à la carence matricielle, mais également celle de
la mère, absorbée, héritée. Dès lors, le manichéisme
habituel opposant l’égoïsme et l’altruisme perd totalement
son sens. Ces deux dimensions se trouvent
indissolublement présentes dans toute action. Donner de
l’amour comporte aussi une demande. Il faudrait
simplement être conscient de cela. De même, l’agressivité
n’est jamais uniquement tournée contre soi (suicide,
automutilation, masochisme) ou contre les autres
(maltraitance, sadisme, meurtre). En mettant fin à ses jours
par exemple, on meurtrit aussi fortement et durablement
son entourage, qui se pense coupable et se sent impuissant
face à un tel drame. Et, à l’inverse, en malmenant autrui, on
s’abîme soi-même, simultanément. Ce qui peut devenir
délétère, fortement toxique, c’est le clivage, la déliaison
entre les deux pôles, contraires mais nullement
antinomiques, qu’il s’agisse d’agressivité ou d’amour.
Le sujet cherchera, en outre, à apaiser sa culpabilité de
victime innocente par le biais de l’expiation masochiste. Je
viens de le souligner, le besoin de trouver l’absolution et le
pardon le contraint à s’autopunir et à se maltraiter en
taisant son désir et en se sacrifiant aux autres. Il est ainsi
poussé à se placer inconsciemment dans des scénarios
d’échec, de maladie, de perte, dans des situations de rejet,
de harcèlement et de victimité, en attirant l’agressivité des
autres, notamment des loups pervers. Ceux-ci ne se
révèlent, en fait, et ne passent à l’acte que s’ils détectent un
agneau complaisant ou complice, prêt à se faire immoler,
fragilisé par la dépression, ayant quelque chose à se
reprocher.
La différence entre la culpabilité inconsciente de la victime
innocente et la culpabilité consciente renvoie au fait que
cette dernière, parce qu’elle survient souvent à la suite
d’une inconduite, d’un geste ou d’une parole blessants, est
facilement repérable. Elle peut donc aisément être mise en
mots et exprimée par son auteur. Celui-ci peut ensuite
solliciter le pardon, en présentant ses excuses, en
s’acquittant d’une amende ou en purgeant une peine
d’emprisonnement par exemple. En revanche, la culpabilité
de la victime innocente ne saurait être ressentie ou
exprimée à l’aide des mots. Une femme victime de
maltraitance par son époux ou violée par un pervers ne
pourra pas se penser explicitement fautive d’avoir été
agressée. Elle aura cependant tendance à introjecter, à
aspirer la faute que l’auteur des violences se refuse à
reconnaître et à assumer, exactement comme chez le
pharmakos dans l’Antiquité grecque, ce sacrifice rituel par
lequel on offrait un humain innocent afin de détourner une
catastrophe naturelle de manière apotropaïque.
La victime cherchera alors à se mortifier masochiquement
dans l’espoir de se purifier, pour obtenir l’absolution. Elle
s’interdira, par exemple, de jouir sexuellement, succombera
à la boulimie ou à l’alcoolisme, à l’hyperactivité ou à
l’obsession de la propreté et du rangement. Certaines se
lavent ainsi de façon compulsive les mains et le sexe,
passent l’aspirateur plusieurs fois dans la journée, comme
pour se débarrasser de la honte et de l’indécrottable
« souillure ».
L’essentiel, afin de retrouver la paix intérieure, grâce à un
travail sur soi, consistera à réussir à se pardonner, d’abord,
les offenses endurées. Pardonner à l’auteur des méfaits se
fera plus tard, éventuellement, si cela s’avère possible,
après avoir obtenu réparation matérielle et morale
notamment.
La projection constitue une autre voie permettant à certains
de se débarrasser de leur culpabilité en l’attribuant aux
autres. Nous connaissons tous des personnes éprouvant une
forte difficulté à se remettre en question, à reconnaître leurs
torts, à exprimer des excuses ou des regrets ; de cela
découle une tendance à se surestimer en jugeant
négativement les autres, qu’ils estiment aveugles à leurs
propres manquements et indélicatesses. La célèbre parabole
dans l’Évangile selon Mathieu le dit bien, dénonçant celui
qui sait voir la paille dans l’œil de son frère et non la poutre
qui est dans le sien.
J’ai connu des patients qui, souffrant de problèmes
d’érection et d’éjaculation précoce, rejetaient
automatiquement la « faute » sur leur partenaire, en
l’accusant de frigidité. Curieusement, lorsqu’elle devenait
plus demandeuse en prenant certaines initiatives, c’étaient
eux qui se trouvaient bloqués.
Voici donc la toile d’araignée dans laquelle ma patiente
Mélanie ne cessait de se débattre. Elle était poussée d’une part
par une quête matricielle intense, recherchant l’amour, la
reconnaissance et la légitimité. Mais, elle était, d’autre part,
bloquée par son enfant intérieur, porteuse de la culpabilité de
la victime innocente, réduite à l’autopunition, frappée
d’indignité et d’illégitimité. Elle était prise entre le marteau et
l’enclume, entre l’accélérateur et le frein.
Elle repoussait ainsi inconsciemment la satisfaction qu’elle
ne cessait pourtant de fantasmer, d’espérer et de solliciter.
Voici un autre clivage encore, entre la demande consciente et
l’interdiction inconsciente. C’était en effet Mélanie qui mettait
volontairement fin à chacune de ses relations amoureuses, en
présumant de leur inauthenticité ou de leur manque de
profondeur. Elle prétendait souffrir de faim, de soif et de froid,
mais elle repoussait curieusement le morceau de pain, le bol
d’eau, la couverture qui lui étaient offerts.
L’aptitude au bonheur
La différence entre le clivage et l’ambivalence renvoie
surtout au fait que, dans cette dernière, le sujet se trouve
consciemment coincé dans une alternative. Il doit choisir entre
deux objets, deux personnes, deux conduites, deux possibilités.
Il rumine, hésite, tergiverse, avance et recule, pèse et repèse
les avantages et les inconvénients, sans réussir à trancher.
Dans le cas du clivage, l’individu ne ressent aucune perplexité.
Il ne perçoit aucun lien entre les deux motions contraires que
sont sa demande d’amour consciente et sa difficulté
inconsciente d’accueillir l’objet de sa requête.
Les personnes atteintes par ce clivage prétendent
sincèrement aspirer à une vie sereine et heureuse, tout en
s’interdisant de jouir de ce que la vie pourrait leur offrir ici et
maintenant. Le besoin masochiste d’expiation et le fantasme
d’indignité de recevoir les plongent dans des schémas
d’automaltraitance et d’échec, à commencer par leurs relations
avec ceux qui leur sont chers, curieusement. Elles courent
après le bonheur, certes, mais le repoussent sans s’en rendre
compte. La clé d’or du bonheur réside dans le repérage de ce
clivage.
Pour ces motifs, le travail en psychothérapie ne consiste
pas à rechercher les moyens permettant au patient d’accéder à
la satisfaction de ses désirs et besoins, ou de réussir en amour
ou au travail. Il s’agit de lui faire prendre conscience de
l’empêchement intérieur, du frein, de l’interdiction qu’il
s’impose, de sa croyance d’illégitimité et de non-droit. D’où la
nécessité d’une grande vigilance face aux discours positivistes
qui s’adressent à l’émotivité et à la pensée magique de l’enfant
intérieur pour le convaincre que la pratique de tel exercice ou
la consommation de tel produit seront capables de le délivrer
de ses démons. Le bonheur est une aptitude intérieure. Il n’est
tributaire d’aucune condition réelle. Il s’offre à celui qui, se
pensant légitime et digne, s’autorise à l’accueillir. Mélanie en
est un parfait exemple. Elle ne souffre d’aucun manque
objectif : elle est jeune, belle, en bonne santé, riche et mère de
trois enfants.
Une masse lourde de culpabilité pèse sur les épaules de ma
patiente, alors qu’elle n’a jamais commis aucun mal. C’est la
petite fille en elle qui se croit coupable d’être née et d’exister.
Elle se reproche, en outre, d’avoir brisé des couples, celui de
ses parents à l’origine, celui de ses amants plus tard, alors
qu’elle n’a aucune raison de s’en blâmer. Elle a siphonné, de
surcroît, la culpabilité double de sa mère : celle d’avoir trompé
son époux, que Mélanie prenait pour son père biologique, ainsi
que celle d’avoir été elle-même délaissée par sa mère
déprimée qui était soignée régulièrement à l’hôpital
psychiatrique, quand elle était petite. L’enfant est relié aux
plans de la réalité des personnes adultes et, a fortiori, de ses
parents. Ceux-ci lui transmettent certains principes et valeurs,
mais peut-être aussi certaines blessures, en fonction de
l’éducation qu’ils ont eux-mêmes reçue, à travers leurs paroles
et comportements.
Le petit est aussi connecté, tout perméable qu’il est dans
ses jeunes années à l’ambiance culturelle collective de son
époque, par définition différente de celle dans laquelle ont
baigné jadis ses aïeux. Mais il est aussi branché à l’inconscient
de ses géniteurs, autrement dit à leur enfant intérieur, à la
petite fille ou au petit garçon qu’ils furent, et à leur enfance,
surtout si elle a été blanche. C’est pourquoi l’éducation
dispensée consciemment n’est pas forcément celle qui a été
effectivement reçue et intégrée. Ce décalage peut s’expliquer
par le fait que l’enfant a pu capter les refoulés de ses parents,
leurs vérités inconscientes, leur propre DIP, angoisse
d’abandon, manque d’amour de soi, culpabilité d’avoir été
victime, leurs colères inexprimées, blessures non cicatrisées,
secrets inavoués, deuils inaccomplis, rêves déçus…
Ainsi, un fils en apparence « pourri gâté » a pu souffrir,
contrairement à l’idée que l’on s’en fait et, par-delà les
apparences, d’une carence matricielle importante. Il a sans
doute été aimé, mais pas nécessairement dans la gratuité du
désir pour lui-même, peut-être par une mère qui,
psychiquement, n’est ni adulte ni autonome. Il a même pu être
trop chéri, mais d’une manière qui a servi de faire-valoir, de
pansement narcissique, de béquille. Le parent hyperprotecteur,
couvant son petit et se sacrifiant pour lui, cherche, au fond, à
prouver, à lui-même et aux autres, sa bonté et son innocence,
assouvissant de la sorte ses besoins infantiles d’amour et de
reconnaissance. Il ne se trouve ainsi pas dans le don, mais dans
la demande.
Quant à Mélanie, la petite fille en elle a sans doute capté
toute cette négativité toxique, notamment les souhaits qu’elle
n’eût jamais existé. C’est bien cette culpabilité imaginaire,
injuste et révoltante pour la raison consciente qui l’empêche de
prendre sa place et de s’affirmer. Elle s’excuse ainsi sans cesse
d’être née et d’exister. Elle se fait toute petite, s’impose
nombre de limites et de devoirs – être parfaite, impeccable,
gentille, compréhensive, disponible, serviable –, refoulant
ainsi son agressivité saine et naturelle – son envie de vivre, en
réalité. Voici pourquoi, lorsqu’on abuse de sa gentillesse en
empiétant sur son terrain ou en lui manquant de respect, elle
s’interdit de se défendre.
Une bonne action
Au fond, se montrer trop gentil s’avère toujours
préjudiciable, aussi bien pour soi que pour la personne qui en
bénéficie, en raison du déni et du non-respect des limites,
caractéristiques de l’émotionnalité infantile. L’amour
authentique, c’est-à-dire adulte, est régi par quatre critères
principaux :
la personne psychiquement autonome est capable de donner
dans la gratuité du désir plutôt que poussée exclusivement
par le besoin infantile d’obtenir la reconnaissance d’autrui ;
elle s’autorise, dans certaines circonstances, à fixer des
limites, à dire « non », à frustrer si nécessaire, nullement
par agressivité ou vengeance mais par respect pour soi et
par amour pour l’autre. Elle peut s’abstenir de gratifier
parce qu’elle n’en a pas les moyens parfois, ou parce que le
don ne relève pas de sa fonction ou, plus simplement
encore, parce qu’elle n’en ressent pas le désir ;
le sujet adulte désire et accepte de recevoir à son tour. Il se
sent digne de ce qui lui est offert. Il se permet d’exprimer
sa satisfaction et sa gratitude sans ressentir le besoin de
pointer un manque, d’exiger plus ou autre chose, façon de
relever les failles d’autrui ;
enfin, il se donne la liberté de refuser de recevoir, lorsque
l’offre risque de heurter ses valeurs et croyances profondes,
son intégrité psychologique et morale.
Aimer, donner, dire « oui » suppose ainsi la capacité
d’intégrer les contraires ; le droit de dire « non », de s’opposer,
de refuser de recevoir, sans la hantise de déplaire, d’être puni
et rejeté. Dans le véritable amour, le donneur ne se sacrifie pas
au receveur. Il ne sacrifie pas non plus ce dernier sur l’autel de
son égoïsme, pour imposer sa domination psychologique. Une
relation saine commence par l’écoute et le respect de soi.
Alors il devient possible de s’ouvrir à l’autre, de s’offrir à lui
comme personne adulte, entière – et, en retour, de l’accueillir
dans toute son individualité, sa singularité, son unicité.
Le recours à l’expiation masochiste, la quête démesurée de
l’absolution et du pardon dans le but d’apaiser sa culpabilité
ne réussit à soulager la victime innocente que très
provisoirement. Et, à long terme, cela risque de l’embraser
encore davantage, comme dans un cercle vicieux.
L’acharnement à recouvrer la bonté et l’innocence par le
sacrifice de soi, en passant outre ses désirs et besoins, en se
manquant de respect, en se maltraitant, représente en effet,
pour l’inconscient, la faute la plus grave, la pire des offenses.
Par conséquent, la satisfaction éphémère du besoin infantile
d’irréprochabilité ne fait, en définitive, qu’aggraver sa peine
au tribunal de l’inconscient. De plus, l’insistance à se justifier
pour prouver sa non-culpabilité alimente et entretient le
sentiment d’être fautif : si on se pensait vraiment innocent, on
n’éprouverait pas le besoin de se justifier. La vérité est
silence ! Le tambour fait beaucoup de bruit parce qu’il est
vide, justement !
Alors, « Aimer son prochain comme soi-même », pourquoi
pas ? Mais il ne s’agit pas de l’aimer davantage, de le préférer
à soi. C’est d’ailleurs l’amour de soi qui étaye et nourrit celui
pour son prochain. En réalité, par-delà les considérations
abstraites ou métaphysico-religieuses, une bonne action est
une action qui se révèle bénéfique pour les deux parties, le
donneur et le receveur. De même, une mauvaise conduite est
celle qui endommage les deux parties. C’est la dialectique
féconde des contraires qui sert encore ici de référence. Si on se
montre systématiquement gentil et disponible, on finit par
susciter la méfiance, l’ingratitude, voire l’agressivité de
l’autre, peut-être parce qu’il pressent l’inauthenticité du don. Il
se méfie, se croit manipulé, infériorisé, abusé, peut-être
infantilisé aussi, et dominé enfin – en dette.
Ce qui sert de révélateur et d’indicateur au mal-être
psychique, c’est l’absence de variété émotionnelle permettant
à la libido, la pulsion de vie, de circuler de façon souple, libre
et fluide. L’adulte psychiquement autonome éprouve la
nécessité de se mouvoir au sein d’une identité plurielle. Il
pense, s’exprime, choisit et agit sans rigidité, de façon variée,
il ne se cantonne pas à l’identique. Il sera sensible aux
circonstances extérieures et à ses interlocuteurs, certes, mais
sera aussi à l’écoute de sa subjectivité. Il se donnera ainsi le
droit, sans craindre l’exclusion, de ne pas toujours coller aux
normes collectives, au regard, au jugement et aux attentes
d’autrui.
C’est bien cette légèreté qui témoigne de la santé
psychique. Une vision du monde rigide, systémique,
forcément factice, éludant tout écart, toute spontanéité, toute
erreur, est plutôt révélatrice de la détresse de l’enfant intérieur
affecté par les clivages de la DIP, obsédé par l’idée de
perfection. Le plus petit décalage entre la réalité et son idéal
lui paraît grave, dramatique. Le piège le plus funeste est tendu
par le manichéisme, le pire des clivages ! En voici une
illustration.
Vous vous trouvez en compagnie d’une personne qui vous
est chère et disposez de deux pommes. En adulte
psychiquement autonome, vous pouvez décider d’en garder
une et de lui offrir la seconde. Une autre fois, vous pouvez lui
proposer généreusement les deux pommes parce que vous
n’éprouvez pas vraiment l’envie de les manger ou souhaitez
lui faire plaisir. Et, dans une autre circonstance, rien ne vous
empêche de conserver les deux fruits, sans rien lui céder, sans
crainte de déplaire, sans culpabilité. C’est la capacité, la liberté
de dire « non », de frustrer, de refuser parfois, qui valorise
votre « oui » et votre don.
Dire « non » à ses envies !
Autonomie psychique et liberté ne sont pas deux
synonymes comme on pourrait le croire. Ils constituent même,
bien au contraire, deux antonymes. Examinons cette idée à
travers des exemples concrets pris dans la vie quotidienne.
Une personne présentant une addiction à l’alcool, au tabac, à
la nourriture, au sport, aux médicaments, pour ne citer que les
substances licites, a la possibilité de consommer un ou
plusieurs de ces produits sans retenue, de façon tout à fait
libre, aussi abondamment et aussi souvent qu’elle le souhaite.
En revanche, son addiction, même légale, hypothèque quasi
totalement son autonomie psychique, la mettant dans
l’incapacité de se fixer des limites, de se restreindre, de se
contrôler, de se dire « non », de patienter, voire de renoncer.
Ce n’est pas en disant « oui » à ses envies, à celles de son
enfant intérieur déprimé en quête de consolation, que le sujet
parvient à développer son autonomie psychique. Bien au
contraire, puisque plus il agrandit son champ de liberté
d’action – toujours dans le cadre de son addiction –, plus il
devient prisonnier de ses pulsions, de son enfant intérieur,
mais aussi des normes collectives lui promettant de recouvrer
la matrice grâce à la consommation. L’autonomie psychique
ne devient possible que grâce au sacrifice partiel de sa liberté
sociologique, par l’acceptation de certaines règles et limites.
Seul l’interdit est susceptible de libérer.
Le besoin infantile de complétude et d’amour demeure, de
toute façon, insatiable, de même que l’est la tentative de
combler son vide intérieur par la nourriture, le tabac ou
l’alcool. Dans toutes les addictions, la satisfaction obtenue par
recours à la consommation n’apaise que très provisoirement.
L’angoisse et la dépression écartées referont surface
épisodiquement, chaque fois plus fortes que précédemment,
face à un Moi de plus en plus affaibli. Par ailleurs, toutes ces
compensations comportent l’immense inconvénient
d’empêcher le désir adulte de surgir et de s’épanouir.
La différence entre le désir et le besoin est considérable,
dans la mesure où le premier, intégrant la limite et la patience,
n’a pas besoin de se concrétiser d’urgence. Il n’est pas vital.
Le sujet psychiquement autonome, bien que limité dans sa
liberté d’action, se libère de ses dépendances à l’égard des
objets et des personnes. Il est capable de patienter, en cas de
frustration, de se contenter de peu tout en éprouvant de la
gratitude ; il sait renoncer, même, et sublimer, sans ressentir le
risque de voir son intégrité psychique se fissurer. Le château,
la maison-soi, demeure solide, même si la fenêtre de la salle de
bains ferme mal !

Les couleurs de l’arc-en-ciel


Résumons-nous. La carence matricielle consécutive à
l’indisponibilité psychologique de la mère crée dans le
psychisme enfantin une dépression infantile précoce. Elle est
le résultat de la disette narcissique occasionnée par la pauvreté
ou la médiocrité de la relation originaire. La notion de DIP ne
renvoie évidemment à aucune réalité localisable,
contrairement à une maladie affectant l’organisme. Aucun
examen de laboratoire ne saurait la détecter, à l’image de
toutes les notions utilisées en psychanalyse – le Moi, le
Surmoi, l’inconscient, la névrose, la psychose, la libido, le
fantasme, le désir, la pulsion… Elle représente une hypothèse,
une supposition, un postulat susceptibles de témoigner de
certaines réalités psychiques qui échapperaient autrement à
toute représentation mentale, à toute formulation verbale,
intelligible et communicable.
Mais, me diriez-vous, pourquoi avoir mis en exergue
l’importance de la fonction maternelle dans le développement
du psychisme enfantin comparée à celle du père – mère et père
étant ici entendus comme des personnes physiques mais aussi
comme symboles, respectivement de la matrice et du tiers
séparateur ? S’agirait-il d’un parti pris misogyne, exagérant
l’influence de la mère pour pouvoir ensuite mieux la
culpabiliser, en lui rejetant l’entière responsabilité des
malheurs ultérieurs de sa progéniture ? Bien loin de moi cette
détestable intention. Je n’ai jamais cherché ni à juger ni à
culpabiliser quiconque, qu’il s’agisse du patient ou de ses
ascendants. Le père est évidemment pour beaucoup dans
l’épanouissement psychologique de l’enfant. Celui-ci a besoin
de ses deux parents, sans hiérarchie, tel un arbre plongeant ses
racines dans la terre, symbole maternel, et s’orientant vers le
soleil, symbole paternel. Rien ne pourrait germer ni grandir
en dehors du triangle que le père contribue à construire grâce à
sa présence aux côtés de la mère et de l’enfant. Il appartient
déjà à ce triangle avant même la conception, par sa volonté,
son désir de donner la vie, par l’offrande de sa semence à celle
qu’il chérit.
Les liens homme-femme s’inscrivent, comme le Yin et le
Yang, dans la dialectique féconde des contraires. Chacun sert à
la fois de garant et de limite à son contraire. L’homme permet
à son alter ego de devenir femme et mère, en la désirant, en la
fécondant. Il est vrai que les couples féminin/masculin,
homme/femme et père/mère se sont trouvés, ces dernières
décennies, affectés à leur tour par le clivage, alors que depuis
toujours dans le règne du vivant, qu’il s’agisse des plantes, des
animaux ou des humains, le couple mâle/femelle, sans nulle
péjoration, demeurait insécable, garant de la continuation de la
vie.
Faire advenir l’autre pour devenir soi
L’amour qui lie la femme à son compagnon et à son enfant
l’aide à advenir, à s’accomplir, à se réaliser, à s’épanouir dans
sa féminité. Cet amour crée en même temps une certaine
dépendance qui la protège contre le fantasme de toute-
jouissance et de toute-puissance, l’empêchant de se croire
« toute », complète, sans manque. On retrouve donc la double
fonction de garant et de limite, pour qu’elle ne se mue pas en
matriarche incastrable, dominatrice et castrante.
De même, la femme permet à son tour à son partenaire
masculin de s’assumer en tant qu’homme et père, en le
désirant, tout en fixant des limites à sa toute-puissance, pour le
protéger contre lui-même en premier lieu, et réfréner la
volonté d’être un pater familias tyrannique et intolérant d’un
autre temps. La dialectique féconde des contraires aide chacun
à prendre sa place, sans ravir celle de l’autre, ni délaisser la
sienne propre. Seul le retrait est garant de la présence.
Certes, la femme est l’avenir de l’homme, comme l’a si
bien dit le poète. J’ajouterai simplement : « Et vice versa ! »
Chaque être, en créant l’autre, se crée lui-même. Chacun, en
devenant soi, fait advenir l’autre. Aucun ne saurait exister sans
la présence de son contraire, à la fois son garant et sa limite,
paradoxalement.
Le père occupe donc naturellement une place et une
fonction déterminantes auprès de son enfant depuis le
commencement, par le biais de sa voix déjà, perçue et
reconnue dans le ventre. Cependant, surtout durant la
grossesse et les premières années après la naissance, son
importance et son influence sont relayées, transitées, par
l’entremise du psychisme maternel, étant donné la nature
fusionnelle de l’attachement entre le nourrisson et sa maman.
C’est en effet elle qui porte le fœtus neuf mois dans son
ventre, et qui connaît la plus grande proximité physique à la
naissance, bien que les pères et conjoints travaillent de plus en
plus à développer ce rapprochement. C’est elle aussi qui
supporte les douleurs de l’accouchement, prend soin de lui,
puis le nourrit et le protège, continuant symboliquement une
« grossesse extra-utérine » encore des mois durant.
La mère parvient d’autant mieux à assumer et à assurer sa
maternité qu’elle se sent accompagnée, soutenue, sécurisée,
aimée et désirée, voire maternée elle-même, parfois, par son
compagnon. Dans le cas contraire, si elle se trouve seule,
privée d’amour et d’attention, inquiète, déprimée, frustrée,
maltraitée par son partenaire devenu son adversaire, elle
cessera d’être présente à elle-même et suffisamment
disponible à l’égard de son bébé, même s’il s’agit d’une
personne porteuse de toutes les vertus et qualités. Elle sera
alors physiquement présente, elle prendra ses responsabilités,
accomplira son devoir, s’occupera, matériellement, bien de son
enfant, parfois même trop bien ; car elle sera
psychologiquement abandonnante, ne parvenant plus à être
présente, à être en lien. Elle « se sacrifiera », comme on
l’entend souvent, à son enfant : mais, coupée du père, elle le
sera aussi d’elle-même et du petit, même si elle devient trop
présente, envahissante, étouffante.
Voilà donc comment une mère se trouvant dans
l’impossibilité de donner de l’amour à son compagnon et d’en
recevoir de lui, en raison de l’absence ou de la mauvaiseté de
ce dernier, risquera de reporter ses espoirs et ses demandes sur
le petit. Devenant ainsi « trop mère » car insuffisamment
femme, frustrée sur le plan amoureux et sexuel, elle placera
l’enfant au rang d’un bouche-trou compensateur, d’un
antidépresseur duquel elle attendra la satisfaction de ses
besoins infantiles d’amour et de reconnaissance. L’enfant trop
investi, trop aimé, adulé, adultifié se trouvera à une place qui
n’est plus la sienne.
Cesser de vivre sa féminité en renonçant à l’amour et à la
sexualité ne rend pas la femme plus ou meilleure mère, bien au
contraire. Les divers pans de l’identité plurielle étant
insécablement reliés, chacun d’eux mérite d’être assumé en
tant que tel, protégé des excès.
Devenir femme
L’expérience de la maternité dépend évidemment, en
amont, pour la femme, de sa personnalité antérieure, de son
histoire, de la petite fille et de celle qu’elle était, de son
autonomie psychique, de sa maturité affective, ainsi que du
sens et de l’importance qu’elle donne au fait d’« avoir un
enfant ».
Devenir femme, tisser des liens amoureux et sexuels, est
également tributaire de la connexion de l’adulte, non clivée
intérieurement, à son deuxième sexe, à sa partie masculine, à
son « animus », comme le dirait Carl Jung. Le vocable
« comprendre » a deux sens. Il signifie saisir, sentir, « piger »,
mais également contenir, comporter, inclure, comme dans « Le
service est compris ». La femme ne peut ainsi véritablement
aimer son partenaire et se laisser aimer par lui que si elle le
comprend, c’est-à-dire que si elle le contient en elle, pour
réussir à s’imaginer ce qu’il serait susceptible de désirer ou de
ressentir.
C’est évidemment la même chose pour l’homme : sa
masculinité dépend d’une part de son histoire personnelle, du
petit garçon qu’il était, de l’adolescent et de l’adulte qu’il est
devenu ensuite, de son rapport à la paternité, mais également
de l’état de son second sexe refoulé, de sa féminité, de son
anima, lequel lui sert de pont, de logiciel de compréhension
pour se lier, dans la réalité extérieure, à l’autre sexe.
La relation homme-femme, pour aussi commune qu’elle
soit, s’avère malgré tout assez complexe. Commençons par
dire qu’il existe plusieurs niveaux dans le lien. La rencontre ne
s’opère pas uniquement entre deux corps mais, par-delà les
caractères visibles, entre deux identités plurielles, chacune
comprenant de nombreux tiroirs, de multiples facettes,
plusieurs personnages imbriqués, à l’image des poupées
russes. La femme n’est pas qu’une épouse, qu’une partenaire
sexuelle et amoureuse, se contentant du sexe et de l’amour.
Elle abrite aussi une petite fille en elle, exigeant de son
partenaire qu’il la materne, qu’il la comprenne en lui
prodiguant douceur, chaleur et tendresse. Elle lui demande de
la protéger, d’elle-même et des autres, de la sécuriser en lui
fixant des limites, comme jadis son papa adoré. Elle souhaite
aussi, dans la plupart des cas, s’accomplir en tant que mère,
engendrer et materner, le fameux instinct maternel, certes
contesté par certaines féministes modernes mais demeurant
néanmoins une incontournable réalité biologique. Elle ressent
de nombreux autres désirs et besoins, tous également
légitimes : exercer un métier, gagner de l’argent, participer
comme citoyenne au débat et au combat social… Elle aspire,
de même, à nourrir sa dimension spirituelle, philosophique,
religieuse, culturelle et créative, sans nulle antinomie avec ses
autres aspirations. Elle souhaiterait, en outre, trouver chez son
compagnon un frère, une sœur et notamment un ami avec
lequel échanger et réfléchir.
Nous pourrions nous demander d’ailleurs si le féminisme
outrancier, importé d’Outre-Atlantique comme tant d’autres
objets et idées, ne camoufle pas, à l’exact opposé de ses
apparences, une philosophie misogyne. Il tente en effet
d’imposer une image de la femme comme un être, une
personne neutre, asexuée, désincarnée, interchangeable avec
l’homme. Certaines particularités de son identité plurielle se
voient ainsi dénigrées et censurées, son corps et son sexe de
femme anatomiquement différenciés, sa fonction spécifique
d’enfantement, mais aussi la fascination qu’éprouve l’homme
pour elle, comme source de vie et de jouissance.
L’homme nourrit, de son côté, exactement les mêmes
aspirations. Il attache de l’importance à l’amour et à la
sexualité, à son devenir-père. Il voudrait que sa compagne soit
une mère attentive et sécurisante elle aussi, sans s’interdire de
lui rappeler, si nécessaire, ses limites. Il aspire à trouver chez
elle une personne à qui se confier, une associée, une
collaboratrice dans cette entreprise qu’est la famille.
L’essentiel est que la relation homme-femme ne se
cantonne pas aux seuls niveaux amoureux et sexuel, au risque
de dépérir. Être « normal », « comme les autres », c’est-à-dire
adapté, conforme aux normes et conventions sociales, pourtant
changeantes et relatives dans l’espace et le temps, ne constitue
pas l’unique ni le meilleur critère de santé psychique.
Je qualifierais une identité ou une relation de « saine »
lorsqu’elle réussit à fonctionner dans la conscience et la
pluralité de ses facettes, dans le respect de sa différence et de
sa subjectivité, sans se réduire à un seul de ses visages. Ainsi,
la libido n’est plus réduite à ses manifestations extérieures ;
pour reprendre l’image de la maison-soi, elle n’est plus ni
coincée au-dehors ni séquestrée à l’intérieur, à la cave ou au
grenier, dans la cuisine ou dans la chambre, à l’exclusion des
autres pièces. Cette maison est habitée par plusieurs
colocataires, qui se meuvent dans chacune des pièces.
L’énergie vitale peut alors circuler de façon libre et fluide,
non clivée, nourrissant tous les pans de l’identité ou de la
relation. C’est toujours le clivage, consécutif à la DIP, qui
engendre et entretient des dérèglements, aussi bien personnels
que relationnels. En revanche, c’est bien l’acrobatie entre les
divers élans de la personnalité, aux essences variées, qui
garantit l’identité adulte, forcément plurielle.
Tout excès a pour double fonction de voiler et de
contrebalancer une démesure inverse refoulée. La sollicitude
exagérée maternelle, par exemple, n’est pas une preuve de
l’abondance de l’amour de la mère pour son petit, dans la
gratuité du désir. Elle cache, à l’inverse, une forte demande
d’affection et de reconnaissance destinée à réparer la carence
matricielle dont elle fut elle-même victime dans son enfance.
« Il faut se méfier des penchants de son cœur et de ce que
voient ses yeux 1 », nous enseigne l’Ancien Testament !
La relation de couple est donc réussie et heureuse lorsque
l’homme et la femme parviennent à se connecter, à
communiquer, à se nourrir mutuellement, en tant que
personnes adultes, dans l’appréhension de leurs diverses
facettes respectives, sans se laisser piéger de façon rigide et
clivée dans l’une d’elles. Un lien uniquement basé sur le
corps, le sexe et la jouissance, ou seulement sur l’amitié, la
parentalité ou les sentiments ne tardera pas à se faner, rongé
par l’ennui et la monotonie. Une association scellée entre les
enfants intérieurs, chacun sous l’emprise du petit garçon ou
de la petite fille, soucieux en tant qu’enfant-thérapeute de
réparer l’autre, de l’aimer pour se faire aimer, satisfera certes
les besoins infantiles immédiats de reconnaissance, mais sera
vouée tôt ou tard, à l’échec.
Par conséquent, seul le lien entre deux adultes, chacun
psychiquement autonome, c’est-à-dire n’ayant pas besoin de
l’autre comme pansement narcissique pour exister, ancré dans
son assise identitaire, parviendra à traverser pleinement les
quatre saisons de l’amour ; le printemps, l’été, l’automne et
l’hiver, les étapes de la vie d’un couple.
À l’inverse, un couple se verra peu à peu endommagé par
l’irruption de nombreux clivages, par exemple entre la
maternité et la féminité, l’une éteinte et l’autre exaltée, ou bien
entre l’homme et le petit garçon, soit dictateur intransigeant,
soit falot, châtré, inféodé à la toute-puissance de la matriarche.
La dialectique féconde des contraires se trouve empêchée de
fonctionner s’il existe, chez l’un ou chez les deux, des
carences matricielles anciennes à l’origine de la DIP et donc
des clivages.
Je dirai, pour clore sur ce sujet, que les relations
amoureuses s’apparentent à une corde tissée de plusieurs fils,
aux multiples couleurs, comme les nuances de l’arc-en-ciel. Il
est aussi comparable à un mets élaboré à partir d’une grande
diversité d’ingrédients et d’épices, si subtilement dosés et
combinés qu’il devient difficile de deviner ses composantes
originelles. Nous pourrions le comparer enfin à une
symphonie, œuvre musicale interprétée par de nombreux
musiciens et instruments. Elle peut paraître harmonieuse,
agréable à entendre, ou, au contraire, assourdissante, sans que
l’on parvienne facilement à discerner la part de chaque
instrument.
Pour revenir à Mélanie, elle entretient avec le masculin une
relation non pas de femme désirante, psychiquement adulte,
avec un partenaire lui aussi adulte, dans la gratuité du désir,
mais comme une petite fille en quête de matrice. Elle
recherche principalement une présence, une chaleur et
beaucoup d’attention, luttant ainsi contre sa solitude, ses
craintes d’abandon, ses sentiments d’inexister, d’être
dépourvue de légitimité, d’importance et de valeur. Il s’agit
d’une demande infantile, d’abord, parce qu’elle est intense
mais aussi clivée, à travers son refus inconscient de se laisser
aimer, en raison de sa propre certitude de ne pas mériter ce
qu’elle n’a pourtant cessé de solliciter. C’est elle qui a toujours
mis fin à ses relations amoureuses sous des prétextes divers,
mais c’est, au fond, parce que la petite fille en elle se croit
maudite, condamnée à être rejetée.

La réalité et l’idéal
La DIP, suite à l’indisponibilité maternelle est, rappelons-
le, imperceptible directement. Elle se devine et se détecte
cependant par le biais de ses émanations, ses irruptions dans la
quotidienneté, à travers nombre de clivages. Les émotions,
parfois éteintes, parfois exaltées, sont scindées de façon
binaire, « bonnes » à cultiver et « négatives » à éliminer. La
DIP pousse également le sujet à désunir l’enfant intérieur de
l’adulte, le présent du passé et l’intériorité de l’extérieur. Le
dedans est maintenu en sous-développement, tandis que le
dehors est idéalisé à l’excès, censé lui procurer par magie le
bonheur et la complétude qui lui ont fait défaut naguère. Une
autre scission, jusque-là seulement évoquée, se faufile entre la
réalité d’une part, ce que le sujet s’imagine être et avoir, perçu
de façon dépréciative, et son idéal de complétude et de
perfection d’autre part, sur lequel il investit une énergie
considérable.
Le sujet affecté par la DIP a en effet, en raison d’une image
de soi délibidinalisée, tendance à se dénigrer, à se juger
mauvais, médiocre, raté, incompétent, inutile, inférieur aux
autres et donc indigne de toute considération. Plus ce manque
d’amour de soi est massif et plus, par compensation, l’idéal à
atteindre paraîtra inflationné, grandiose. L’écart entre les deux
pôles, l’un plongé dans les abysses et l’autre s’élevant
jusqu’au zénith, risque de s’accroître avec le temps, devenant
de plus en plus tendu et, donc, douloureux.
Cette « vision » de soi-même, des autres et de l’extérieur
est évidemment une projection de l’imaginaire, elle ne
correspond à aucune réalité objective. Mais le sujet abritant un
enfant intérieur déprimé se dénigre quel qu’il soit, quoi qu’il
fasse, quels que soient son âge, son sexe, son rayonnement
social, sa beauté, son intelligence, sa fortune… Il demeure
inconsolable, imperméable à tout raisonnement logique, à
toute démonstration. L’énumération de ses qualités et succès,
la tentative de relativisation de ses malheurs par l’évocation
des drames que d’autres peuvent subir, par comparaison
n’allègent en rien son fardeau. D’abord parce qu’il se mesure
constamment aux autres, à commencer par ceux qu’il
considère comme supérieurs à lui, comblés, chanceux, heureux
– évidemment, sans rien connaître de leur intimité. Ensuite, il
ne se compare jamais aux plus démunis, ce qui l’empêche de
prendre du recul par rapport à sa situation et l’enferme dans
ses complaintes. Il est persuadé, en outre, d’être un imposteur,
avec le sérieux risque d’être démasqué un jour ou l’autre. Il ne
se perçoit pas tel qu’il est en réalité, mais à travers le prisme
déformant et désavantageux du manque d’amour et d’estime
de soi.
Paradoxalement, ce déficit peut se manifester chez certains
sous une forme inversée, par une inflation narcissique. Dans ce
cas-là, le sujet se croit orgueilleusement supérieur.
Autosuffisant, satisfait de lui, prétentieux et méprisant, il
s’imagine tout savoir, persuadé d’avoir toujours raison. Il
s’accorde enfin des droits qu’il dénie aux autres, qu’il
surcharge de la responsabilité de leurs devoirs.
La même problématique, le manque d’amour de soi, peut
ainsi se manifester de deux manières opposées. Les uns
s’enferment dans la noirceur, se déprécient et s’autoflagellent.
Les seconds s’aveuglent et s’enfoncent dans le déni pour ne
pas affronter le vide.
Seule la conscience de la dialectique féconde des contraires
serait susceptible d’aider chacun à transcender les clivages
binaires, pour se protéger, se tenir à distance des excès, aussi
malsains les uns que les autres.
Le décalage entre l’idéal et la réalité, celle-ci pareillement
tout à fait imaginaire – puisqu’on ne peut la percevoir qu’à
travers le prisme déformant de notre subjectivité –, peut
toutefois s’avérer fécond. D’abord, il est inévitable,
consubstantiel à notre humanité. Aussi, contenu dans certaines
limites, ce décalage perçu permet de grandir, de s’améliorer,
d’espérer, de se dépasser, d’offrir le meilleur de soi-même.
Cependant, pour les personnes poussées par une impérieuse
injonction de perfection, la tentation est grande de chercher à
le supprimer, dans le but de faire coïncider les deux pôles et
ainsi de « réaliser leurs rêves », croient-ils. Peine perdue,
évidemment, puisqu’au lieu de les rapprocher, ils font
s’éloigner davantage les deux pôles l’un de l’autre, creusant le
décalage initial et accentuant le poids des déceptions.
Le refus du manque ne fait qu’exacerber la souffrance
psychique. La lutte épuise le Moi, le faisant valser en
permanence d’un extrême à l’autre, de l’enchantement à la
désillusion. Ce n’est, en réalité, pas le manque supposé réel de
quelque chose ou de quelqu’un qui cause la tourmente
psychique, mais bien son refus qui le rend insupportable, de
plus en plus décalé par rapport à l’idéal de complétude.
J’ai eu à m’occuper d’une jeune mannequin de vingt-quatre
ans qui, souffrant d’une mauvaise image d’elle-même,
délibidinalisée, était devenue addicte, si l’on peut dire, à la
chirurgie esthétique. Elle ne cessait de rechercher, et,
fatalement, de trouver, des « mochetés », des « horreurs » sur
son visage, sa poitrine ou ses fesses. Lorsque je lui ai pointé le
décalage entre la représentation qu’elle se faisait de son corps
et celle qu’en avait sans doute le publiciste qui offrait de
substantiels cachets pour l’engager, elle se mit à pleurer en me
répondant qu’elle était dans l’imposture et vivait avec
l’angoisse de se faire démasquer tôt ou tard.
L’examen du récit de son enfance montrait, exactement
comme chez Mélanie, qu’elle avait grandi avec une mère
physiquement présente, mais froide, inaffective, distante, avare
de contacts physiques avec sa fille qu’elle élevait toute seule
depuis sa naissance. Son père, se déclarant inapte à la
paternité, avait abandonné la mère et l’enfant peu après
l’annonce de la grossesse. Cette jeune femme s’est toujours
crue injustement coupable de la démission de son géniteur,
qu’elle n’a par ailleurs jamais rencontré, et donc de la
dépression de sa mère. Elle a aussi imaginé que la répudiation
subie était sa faute et que c’était pour la punir que sa mère
rechignait à la prendre dans ses bras et à la couvrir de baisers.
Ainsi, très tôt, elle a investi son énergie libidinale à devenir
et à rester belle, parfaite, sans défaut, comme Vénus, déesse
romaine de la Beauté, disait-elle. Elle s’est passionnée pour les
femmes d’un certain âge, en couple avec des hommes mais
sexuellement insatisfaites, pour les séduire et les rendre
heureuses. Au début, c’était toujours l’enthousiasme, l’amour
parfait et le bonheur absolu, mais, quelques mois après, la
déception frappait à sa porte. Elle laissait alors ses amantes
désespérées, la suppliant de ne pas les abandonner. Elle les
quittait cependant, justifiant ses ruptures immotivées,
exactement comme Mélanie, en déclarant : « Je les quittais
non pas parce que je ne les aimais plus, mais parce que je
réalisais qu’elles ne m’aimaient pas assez, pour moi-même,
pour la personne que j’étais, mais seulement pour “mes
fesses”. »
Cette jeune femme cherchait toujours à guérir sa mère
déprimée, jouant l’enfant-thérapeute dans les bras de substituts
maternels, mais qu’elle finissait par punir cruellement en les
chassant après leur avoir fait goûter des plaisirs nouveaux, les
délices saphiques de la jouissance.

La plainte
La plainte, en ce qu’elle est à la fois l’expression d’un
manque et d’une quête de réparation, est révélatrice,
notamment chez Mélanie, de l’écart entre la réalité et son
idéal. Il existe en fait deux catégories de plaintes, en fonction
de leur origine. Les premières sont insufflées par l’enfant
intérieur, les secondes par le sujet adulte.
Lorsqu’elle émane de l’enfant intérieur victime naguère de
carence matricielle, la plainte revêt un caractère itératif avec
une coloration dramatique. Le sujet « jamais content »,
« toujours insatisfait » reproche aux autres – qui jouent le rôle
de substituts maternels, en réalité – leur manque d’amour,
d’attention, de considération. Il se blâme également, se
reprochant de nombreuses carences : manque d’argent, de
relations, de capacités, de beauté… Il s’épuise à les réparer,
avec acharnement parfois, mais sans parvenir à apaiser son
idéal de complétude, son avidité narcissique. Certains ont alors
tendance à imputer la responsabilité de leur insuccès à ceux
qu’ils considèrent comme ayant trop bien réussi – à leur
détriment, d’une certaine façon.
Les plaintes appartenant à la seconde catégorie proviennent
de l’adulte non envahi par la détresse de son enfant intérieur.
Elles sont l’expression d’une frustration et d’un souhait de
satisfaction, certes, mais elles n’apparaîtront ni aussi
nombreuses ni surtout aussi insatiables que dans la catégorie
précédente. Le Moi, à l’abri du clivage, garantit un espace
naturel, propice aux manifestations de la gratitude, cette
capacité de se contenter en rendant grâce à ce qu’offre la vie
dans le présent, sans toujours réclamer autre chose, ou encore
plus. En outre, l’assouvissement d’un désir ou d’un besoin ne
lui paraît ni urgent ni vital. Il est capable de patienter, d’y
renoncer même ou de le sublimer, sans se laisser happer par la
dépendance ou l’addiction. Devenir adulte signifie parvenir à
tempérer son fantasme infantile de perfection et de
complétude. Privilégier l’être à l’avoir nécessite l’apaisement
du besoin impérieux de tout vouloir, avoir et maîtriser, et
permet ainsi de cesser de s’épuiser dans les refus et les luttes
vaines, jusqu’à accepter parfois même, si nécessaire,
l’inacceptable.
Accepter d’être jeune, beau, intelligent, riche, admiré et en
bonne santé ne mérite aucun éloge. Notre plus belle vertu
consiste à accueillir, chez nous-même ou autrui, ce qui ne nous
plaît pas au premier abord : notre ombre, ce qui nous dérange,
heurte notre idéal narcissique grandiose. La gratitude, grâce à
l’intégration de l’indésirable, fait advenir chez l’adulte la
capacité de recevoir ce qu’il a recherché, pour en jouir sans
culpabilité, honte ou indignité. En revanche, l’individu clivé,
qui est parlé plus qu’il ne parle et est agi plus qu’acteur, sous
l’emprise de son enfant intérieur, se plaint, gémit, pleure,
insiste, implore, réclame, quémande – et, parallèlement, il
s’interdit d’agréer ce qu’il n’a pourtant cessé de solliciter. La
demande et le refus semblent d’égale puissance chez lui, le
clivage est à son comble. Plus il cherche à se remplir et plus
son intérieur se vide.
Disons que la vraie différence entre les deux catégories de
plaintes renvoie au fait que l’adulte psychiquement autonome
parvient à s’aimer et à se materner lui-même. Il se nourrit et se
désaltère à ses sources profondes. Il se laisse rarement séduire
par les discours lui promettant la complétude, le Nirvana, par
le biais de la consommation addictive d’objets ou de
personnes. Il ne s’aliène pas non plus dans les dépendances
affectives sadomasochistes avec des individus qui lui font
miroiter la béatitude, l’Éden matriciel, dans le seul but pervers
d’abuser de sa candeur et de sa générosité. Car c’est
précisément ce besoin infantile de supprimer le manque,
d’annuler l’écart entre les deux pôles, idéal et réalité, qui
constitue le pain béni, l’hameçon favori des manipulateurs en
tout genre, au niveau aussi bien individuel que collectif.
S’adressant exclusivement à l’émotionnalité de la petite fille et
du petit garçon en quête de la matrice, déconnectés de la
réflexion et du jugement adultes, ils lui font miroiter la
possibilité d’une réécriture de son histoire, d’une restauration
narcissique et d’une complétude harmonieuse. Autrement dit,
ils lui font croire qu’il pourra désormais vivre dans un monde
d’amour, de chaleur, de sécurité, de douceur, d’abondance, de
paix, sans plus aucun danger, ni manque ni contrariété.
Plus la carence matricielle a été massive naguère, plus le
risque de culbuter dans la nasse du pervers s’accentue, en
raison de l’emprise exercée par l’enfant intérieur sur l’adulte.
Il s’agit, sur le plan collectif, d’une même promesse de
complétude, par-delà les masques et les étiquettes trompeurs,
comme dans l’histoire du Petit Chaperon rouge. Le marketing
commercial ainsi que la propagande politique, s’adressant à la
naïveté, à la pensée magique de l’enfant intérieur, cherchent à
le persuader qu’acheter tel produit, voter pour tel politicien,
s’enrôler dans telle association, avec ou sans but lucratif, lui
prodiguera, comme par enchantement, tout ce qu’il s’imagine
lui faire défaut – la santé, la forme, l’équilibre, la longévité, la
liberté, l’égalité, la justice, la richesse… La particularité de
l’enfant intérieur consiste à prendre pour équivalents, à
mélanger, à confondre les mots et les choses, la promesse et
l’engagement, l’espérance et la certitude, le rêve et sa
concrétisation, mettant tout sur le même plan. En revanche,
c’est la distance, la distinction entre le fantasme et la
concrétude, l’émotion et la raison, la capacité à faire preuve
d’un minimum de prudence qui caractérisent la vision de
l’adulte. Son aptitude à ne pas tout prendre pour argent
comptant le protège grandement contre le danger des
enthousiasmes qui ne tarderont pas à virer au
désenchantement.
Tous les faux prophètes et les charlatans se désintéressant
totalement de notre sort, ne se soucient en réalité de rien
d’autre que de la conquête et de la conservation du pouvoir,
politique ou économique – peut-être, en fin de compte, pour se
sentir eux-mêmes dignes de l’amour de leur mère. Chaque
humain, fût-il le roi ou la reine, porte en lui un enfant, d’autant
plus assoiffé d’amour qu’il a été victime de carences
matricielles en son temps. C’est la raison pour laquelle le petit
garçon ou la petite fille que nous abritons risque de tomber
facilement dans le piège des beaux parleurs, maîtres dans l’art
de la séduction, par recours aux mots alléchants, aux chants et
poèmes flatteurs.
Évidemment, la satiété et le comblement promis, par le
déni de la castration, du manque et de la souffrance, loin de
nous apporter la plénitude et l’épanouissement, ne feront que
creuser davantage l’écart incompressible entre la réalité et le
fantasme. Voilà pourquoi dans nos sociétés postindustrielles
d’opulence, malgré toutes les gratuités et assurances, les
sécurités, les libertés et l’abondance, la plainte gagne de plus
en plus de terrain, réduisant la place laissée à la gratitude à
peau de chagrin.
La satisfaction du besoin infantile de complétude
hypothèque le désir adulte d’être soi, psychiquement
autonome, extrait de la matrice. L’idéal grandiose de
perfection est révélateur, de toute évidence, d’un déficit
d’amour de soi, consécutif au défaut d’enveloppement dans la
petite enfance. Il a pour fonction le recouvrement de la
matrice, la restauration du vide narcissique laissé par
l’indisponibilité maternelle. Un excès au niveau conscient est
révélateur, au niveau inconscient, de l’excès inverse, qu’il
cherche à réparer !
Cela dit, vivre heureux n’est pas une chimère pour autant,
pour peu que l’on mise davantage sur l’objectif d’être soi et
psychiquement autonome plutôt qu’avoir, consommer ou être
avec quelqu’un à tout prix… À condition de ne pas s’imaginer
être vacciné à jamais contre le tragique existentiel pour autant.
Point de salut, donc, en-dehors de la dialectique féconde des
contraires !
Le manque, invisible mais envahissant
Durant mes années de pratique, j’ai toujours trouvé
extraordinaire la place, la prépondérance du manque dans le
discours et notamment dans la vie de mes patients. Le manque
n’a pourtant pas de consistance, de volume, de poids, d’odeur.
Il est invisible, immatériel, intangible, mais il envahit tout
l’espace, écrase le sujet, bloquant son énergie vitale et
l’empêchant de jouir de ce dont il dispose, de celui qu’il est,
dans le présent. Doté d’un pouvoir de néantisation
exceptionnel, il fait disparaître, occulte et supprime tout ce qui
se trouve dans son voisinage. Quand il est là, on ne voit plus
que lui, on ne pense plus à rien d’autre qu’à ce qui fait défaut.
On devient dès lors totalement sourd au bruissement de l’eau
qui coule, aveugle au rougeoiement du soleil qui se couche.
J’avais une patiente dont la situation générale correspondait
à tous les critères de réussite de notre société : jeune, jolie et
en bonne santé, mariée, mère de trois beaux enfants, belle
situation sociale, grand appartement, un conte de fées, en
quelque sorte, et qui se plaignait pourtant. Elle se disait
malheureuse, au bord de la dépression parfois, parce que son
époux se refusait à « lui faire » un quatrième enfant. Elle avait
même songé à divorcer pour s’envoler avec un autre homme
qui accepterait d’accéder à sa demande. Le manque, telle une
gigantesque toile d’araignée, avait tout envahi et obscurci chez
elle, transformé le miel en fiel.
Le chiffre quatre, assimilé au carré, symbolise la totalité du
monde créé, manifeste. Il évoque aussi les quatre éléments
(l’air, le feu, la terre et l’eau), les quatre points cardinaux
(nord, sud, est, ouest), les quatre vertus cardinales (la force, la
prudence, la justice et la tempérance), les quatre lettres du nom
divin dans l’Ancien Testament (YHWH)… Il représente donc
la totalité, la complétude, la plénitude, l’équilibre et la
perfection.
J’ai pensé, et le récit de son histoire et l’évolution de sa
thérapie me l’ont confirmé plus tard, que le besoin d’un
quatrième enfant, primordial aux yeux de ma patiente,
renvoyait à un impératif intérieur d’inventer, de mettre en
avant un manque. Elle avait besoin d’un grain de sable dans
l’engrenage lui permettant de s’empêcher masochiquement de
jouir de ce dont elle disposait dans le présent. Tant de femmes
en mal d’enfant auraient été si comblées d’en avoir ne serait-
ce qu’un seul !
« Je me surprends souvent à chercher, et je trouve toujours,
un souci quelconque, un ennui, un problème qui m’empêche
de me sentir bien. Je peux m’imaginer aussi des tracas futurs si
je ne trouve rien sur le moment », me dit ma patiente.
D’ailleurs, pendant les premiers mois de sa thérapie, elle
parlait surtout de son époux, pour pointer ses insuffisances,
mais pratiquement pas un mot au sujet de ses trois enfants, qui
existaient bel et bien pourtant. Elle espérait en fait, grâce à
cette quatrième maternité et alors qu’elle approchait de la
cinquantaine, retrouver une nouvelle jeunesse. La perspective
de la grossesse, le fait de se savoir fertile l’aidait à se sentir
vivante, admirée des autres, importante, pleine, le centre
d’attention de ses proches, luttant ainsi contre sa DIP et ses
parties inanimées, la taraudant en permanence de l’intérieur.
« J’ai toujours besoin de projets, de voyages, de rencontres,
de vacances, d’événements. Je me dis souvent : “Qu’est-ce que
tu vas faire maintenant ?” S’il ne se passe rien, je me sens
vide, comme inerte. Il me faut pouvoir repartir, sinon je
déprime », m’a-t-elle déclaré au cours d’une séance.
J’ai compris un peu plus tard que le besoin quasi vital d’un
autre enfant renvoyait à l’exigence intérieure de renaître à elle-
même, de retrouver, de réhabiliter la petite fille qu’elle n’avait
pas pu être, faute de présence et de nourriture matricielles.
Cette femme avait déjà assumé nombre des pans de son
identité plurielle. Elle avait été la fille de ses parents, la femme
de son époux, la mère de ses enfants, l’employée de son
patron, mais la case « exister pour soi » avait été sautée.
Adultifiée assez jeune, endossant le rôle d’enfant-thérapeute
de sa mère déprimée, puis frustrée dans sa relation amoureuse
et sexuelle avec son mari, ma patiente n’avait pas eu la chance
de vivre pleinement son enfance, avec légèreté et insouciance.
L’idée de donner naissance à une « petite fille » exprimait sans
doute l’éveil d’une possibilité et d’un désir en elle de
réhabiliter enfin cette part essentielle de son identité non
vécue, sautée jadis, cette page de son histoire non écrite. Ce
retour symbolique à son passé lui permettait ainsi, croyait-elle,
de s’unifier, de s’appartenir enfin à elle-même, de renaître à
soi, de se réincarner, si l’on peut dire, sans être réduite à
« la femme de », à « la mère de », etc.
L’exemple de cette patiente prouve d’ailleurs que l’objet de
la plainte n’est jamais vraiment l’objet. Elle ne dénonce pas le
manque réel de quelque chose ou de quelqu’un de précis,
concrètement réparable. Sa plainte exprimait une carence
matricielle ancienne, assortie du souhait d’y remédier par
retour à la matrice. Seulement, ce vœu se trouvait interdit
d’être exaucé, paradoxalement, en raison de la présence de
sentiments d’indignité.
Recevoir sans réclamer !
Réclamer à cor et à cri le bonheur, la réussite, la santé, la
richesse, la paix… ne présage en rien d’une aptitude intérieure
à les agréer et à en jouir. Demander trop avec insistance
prouve justement la difficulté de recevoir. Nul besoin de
réclamer, d’ailleurs, si, intérieurement, on s’autorise à
accueillir, en se tenant à distance des fantasmes de mauvaiseté
et de non-mérite. Inutile de quémander aussi, lorsqu’on jouit
d’une image saine de soi et qu’on ose prendre tout
naturellement les choses pour ce qu’elles sont, sans agressivité
ni l’impérieuse nécessité de démontrer son innocence.
De même, il est certain qu’une demande formulée comme
une exigence massive, martelée, risque de donner aux autres
l’impression d’être harcelés, culpabilisés et, surtout,
impuissants à combler le demandeur, les poussant, à terme, à
démissionner. Moins on quémande et plus cela encourage les
autres à donner.
Mélanie souffrait au fond d’elle-même de ce clivage. Elle
s’arrangeait inconsciemment pour se faire rejeter, dans la
victimité, même si, dans les faits, c’était elle qui prenait les
initiatives de rupture. Elle trouvait injuste de ne pas être aimée
comme elle le souhaitait. Elle en souffrait consciemment, elle
se révoltait, mais sans se douter un instant que, faute d’avoir
été désirée et accueillie à son arrivée dans la vie, elle
s’interdisait à elle-même d’occuper sa place et d’exister.
Affectée par la DIP qui, chez elle, conduisait à la quête
matricielle et à la difficulté d’accéder à son bonheur, Mélanie
implorait les hommes et ses enfants de la reconnaître, de lui
accorder une place de femme et de mère, sans s’autoriser
cependant la légitimité ni la dignité de l’occuper avec sérénité.
D’où son fantasme d’imposture et celui de jouer des rôles. Il
n’était ainsi pas évident pour elle de devenir femme, de
s’accomplir dans des liens d’amour et de sexualité, de s’ériger
en mère, confiante en sa bonté et sa compétence, faute d’avoir
été confirmée, consacrée dès sa conception, faute d’avoir été
petite fille dans le cœur de ses géniteurs.
Mélanie m’avait dit qu’elle avait décidé de prendre un
chien pour inciter son fils à habiter avec elle plutôt qu’avec
son père. Elle s’était imaginé que « faire un enfant » avec son
amant obligerait ce dernier à s’engager et à ne plus la
délaisser. Elle avait espéré aussi se trouver le plus rapidement
possible un homme, pour le présenter à son père en tant que
fiancé avant qu’il ne décède. Tout se passait comme s’il lui
était inconcevable d’être aimée et acceptée pour elle-même,
gratuitement, en tant que personne, sans les étiquettes de mère
ou de fille, sans un bonus, un bakchich, un pot-de-vin, un
chien, un enfant ou un fiancé !

La reconstruction de Mélanie
Le mot « épreuve » contient, je l’avais déjà souligné, trois
sens : douleur morale, test révélateur de la solidité et
expérience initiatique, aidant le sujet à mûrir, à accéder à un
degré supérieur de l’être. En quoi la souffrance de Mélanie,
relative à son illégitimité – bien qu’exprimée de façon
déguisée à travers ses angoisses de solitude et des troubles du
sommeil –, lui a-t-elle permis de grandir ?
Mélanie réussit progressivement à cesser la lutte, c’est-à-
dire à ne plus revendiquer avec véhémence la légitimation de
sa personne et donc de ses fonctions de mère et de femme. Elle
renonce même à son projet de saisir le juge des enfants pour
obtenir, contre la volonté de son ex-mari, leur garde exclusive.
C’est curieusement à partir de ce moment précis que ses
enfants ont commencé à exprimer leur désir de lui rendre
visite le plus souvent possible et de passer du temps en sa
compagnie. Son ex-époux surtout, Charles, qui ne l’appelait et
ne lui rendait jamais visite, s’est mis à lui parler, de leurs
enfants, mais aussi de lui-même, de son moral, de ses
affaires…
Renoncer au combat ne contraint pas à la résignation, au
sacrifice de soi, à l’abandon de ses droits, à une démission
passive et dépressive. Bien au contraire, cela aide à se
légitimer, à ses propres yeux d’abord, pour réussir à
s’approprier sa place et à affirmer ses désirs. Seul le retrait est
garant de la présence. S’agripper à une place ou à une
personne accentue non seulement la certitude d’indignité et de
non-droit, mais, de plus, incite l’entourage, captant ce doute, à
se montrer rejetant et agressif. Par conséquent, pour gagner, il
faudrait d’abord renoncer au combat, comme le préconisait
Bouddha.
Ma patiente arriva, de même, à mettre de l’ordre dans sa
vie sentimentale. Avant, dès qu’un homme éprouvait ou
manifestait une attirance envers elle, Mélanie se jetait
pratiquement dans ses bras, comme honorée, flattée qu’on
puisse la considérer et la désirer. « Faire l’amour, ça me
soigne, ça me ressuscite », disait-elle alors. Elle avait aussi
tendance à se donner, en enfant-thérapeute, pour faire plaisir,
payant ainsi le prix pour mériter d’être acceptée et chérie.
Maintenant, bien plus dégagée de la petite fille assoiffée, elle
fait son choix parmi les avances, elle est capable de dire
« oui », mais aussi « non », ainsi que de prendre ses distances
si elle le décide.
Quant au travail, Mélanie, naguère professeur des écoles,
avait décidé à la naissance de son premier bébé d’arrêter
d’exercer, pour mieux s’occuper de lui, mais aussi parce que
son époux subvenait largement aux dépenses de la famille.
Après son divorce, son ex-mari lui ayant versé une belle
somme, elle n’avait pas ressenti le besoin de retravailler.
Pourtant, au fur et à mesure de son cheminement intérieur, le
désir de retourner à son ancien métier, l’envie de « gagner sa
vie » sans nécessité financière réelle lui apparut comme une
évidence, un pas vers son épanouissement psychologique. Elle
décida surtout, après avoir mis de l’ordre dans l’univers de ses
sentiments, de gérer un peu plus rationnellement son argent.

Je me suis dit, récemment, que je n’avais plus très envie de passer


une si grande partie de mon temps dans des associations à faire du
bénévolat. Je pense que je continuerai à donner des coups de main, si
l’on a besoin, mais sans exagération. Ce n’est pas à moi toute seule de
sauver les malheureux de la terre. On ne peut être constamment dans
le don. J’ai envie de monnayer certains de mes services, quitte à
soutenir financièrement parfois les associations d’utilité publique en
fonction de leurs projets mais aussi de mes préférences.

Voici, enfin, une autre manifestation confirmant la


« réincarnation » de ma patiente, c’est-à-dire sa possibilité
d’exister pour elle-même naturellement, de s’affirmer et
d’occuper sa place, sans revendication ni violence. Pendant ses
deux années de thérapie, il lui était arrivé à quelques reprises
d’oublier et de rater ses rendez-vous, pourtant notés
soigneusement dans son agenda. Elle était donc absente,
manquante, pas là, inexistante, alors même qu’elle s’épuisait à
se faire exister, à conquérir et à conserver une place, ainsi que
la reconnaissance et le respect de ses proches pour compenser
l’« oubli » dont elle avait été victime à sa naissance.
Je l’avoue, il m’est arrivé à moi aussi, le thérapeute,
d’oublier l’heure ou même le jour de l’entretien, d’être surpris
par son appel ou son arrivée. Le patient communique à son
thérapeute, par le biais d’un invisible canal, la problématique
dans laquelle il patauge. Je reconnais, en outre, qu’il m’est
arrivé au cours de quelques séances d’être physiquement
présent, mais psychologiquement absent, je ne sais où, mais
ailleurs, sans pouvoir me concentrer ni m’intéresser avec la
neutralité bienveillante requise à ce qu’elle disait. Je réitérais,
en quelque sorte, et elle répétait avec moi, le rôle du tiers
exclu qui lui avait été imparti à son arrivée au monde dans le
scénario de sa vie. N’ayant pas été légitimée jadis par ses
géniteurs, et s’interdisant de s’affirmer, elle ne pouvait pas
exister non plus à mes yeux.
L’incarnation
Mélanie s’autorise, de plus en plus, à être la personne
qu’elle est et à vivre, s’appropriant ainsi le droit qui lui avait
été naguère refusé. Elle prend corps dans les divers domaines
de la vie, se donne une place et prend une parole qu’elle avait
jusque-là délaissées, persuadée d’être frappée d’illégitimité.
Guérir signifie au fond parvenir à se regarder avec ses yeux
propres, avec son désir de vie à soi, forcément différent de ce
qui avait été ingéré depuis son engendrement. La libido de ma
patiente, telle la sève d’une jeune plante, semble se remettre à
s’épancher. Cette réincarnation ne s’effectue pas uniquement
sur le plan psychologique ou émotionnel. Elle apparaît aussi
notamment au niveau corporel. Autrement dit, ma patiente
prend conscience de sa corporéité. Elle prend corps.

C’est curieux, je commence à m’inquiéter pour ma santé. Je me


rends compte pour la première fois que je pourrais tomber malade ou
même mourir. Cela faisait des années que je n’éprouvais pas de telles
inquiétudes, que je n’avais pas consulté de médecin, que je ne m’étais
pas occupée de mon corps de femme. J’ai pris enfin rendez-vous pour
une mammographie et un frottis vaginal, un autre avec mon dentiste,
que je n’avais pas vu depuis longtemps. J’ai décidé de m’intéresser
aussi à mes petites douleurs dorsales auxquelles je n’attachais guère
d’importance jusque-là.

Cette apparition d’intérêts relatifs au corps, bien qu’ils


soient mêlés d’appréhension, me semble de bon augure. Il
serait en effet impossible d’exister pour autrui, d’attirer son
attention ou d’espérer sa sollicitude si on ne porte pas soi-
même de l’intérêt à son corps, si on ne le materne pas, si on ne
l’aime pas et qu’on ne prend pas soin de lui comme une mère
aimante le ferait avec son enfant.
Ressentir et exprimer certaines préoccupations concernant
sa santé signifie s’accorder de l’importance, compter à ses
propres yeux. Cela encourage le processus de la réincarnation,
à condition évidemment de ne pas dépasser certaines limites
en sombrant dans l’hypocondrie. Habiter son corps prouve
d’abord que le sujet ne se prend pas pour un pur esprit. Il n’est
ni dissous dans une émotionnalité infantile débordante clivée
de la chair ni porteur d’une faille psychotique. L’écart entre les
deux pôles, toujours existant, s’avère minime, symbolique,
sans jamais devenir rupture.
La rupture est le phénomène récurrent que l’on observe
dans la dissociation schizophrénique où le psychotique, clivé
de sa corporéité, se croit indestructible. Déniant tout danger, il
peut sauter par exemple du cinquième étage, sans crainte, se
prenant pour un oiseau ou pour Spider-Man. En outre, il
n’exprime aucune angoisse ni symptôme somatique
particuliers. Plus il est envahi par ses délires et hallucinations,
et moins il ressent son corps comme réalité et l’habite. Il lui
arrive d’ailleurs rarement d’être physiquement malade, comme
constitué d’acier inoxydable, il est capable de boire et de
manger n’importe quoi, de se balader nu par un froid sibérien
ou encore de nager dans un lac gelé à moins vingt degrés après
avoir cassé la glace, sans tomber malade.
Aussi, curieusement, l’amélioration de son dédoublement
psychotique, de son délabrement, lors de la diminution de ses
délires et hallucinations, coïncide avec l’apparition
d’affections corporelles. Lorsqu’il lui arrive d’être
physiquement blessé, suite à une tentative de suicide par
défenestration, par exemple, il gagne en conscience de soi, il
est davantage incarné, connecté à la réalité, et plus
communicatif avec son entourage. C’est donc lorsqu’il va
mieux qu’il peut s’autoriser à tomber malade !
Quant à l’hypocondriaque, le malade imaginaire de
Molière, il se montre en apparence paniqué à l’idée de tomber
malade et de mourir. Le plus petit symptôme lui paraît le signe
de quelque chose de plus grave. Il se montre surtout tout à fait
inconsolable. Ses angoisses n’ont, en fait, rien à avoir avec son
corps, ni avec la peur de la maladie ou de la mort. Il
n’ambitionne pas, contrairement à ce que l’on croit, une santé
parfaite. Ses plaintes sont l’expression de la détresse de son
enfant intérieur, sous l’épée de Damoclès des cauchemars
d’abandon. Ses plaintes lui permettent en réalité d’attirer
l’attention et la bienveillance d’autrui. L’inquiétude de son
entourage lui prouve son attachement et son amour. Il s’agit
souvent d’enfants psychologiquement délaissés, naguère livrés
à eux-mêmes. Ils avaient, par expérience, la certitude que leur
mère ne les aimait et ne s’occupait d’eux que s’ils tombaient
malades, devenaient dépendants, en demande de soins.
Cependant, à peine rétablis, ils se sentaient à nouveau
dépourvus de tout intérêt.
« Être malade » est donc un scénario que l’hypocondriaque,
poussé par son enfant intérieur carencé, répète à l’infini, dans
le but d’une réassurance narcissique. N’oublions pas que c’est
bien grâce aux contacts physiques et soins divers, touchers et
caresses, mais aussi par le biais des douleurs et des frustrations
que le petit fait connaissance avec son corps et construit son
identité vivante propre, en tant que personne différente,
singulière, celle qu’il sera durant toute son existence,
interchangeable avec personne d’autre. Il habite son corps
comme une maison qu’il chérit ou qu’il abhorre, en fonction
de l’amour qu’il s’accorde ou se refuse. L’image, la
représentation que chacun se fait de son corps est une
construction parfaitement imaginaire, ne correspondant
nullement à ses mensurations objectives. Un visage, un corps
peut paraître beau surtout en fonction de l’amour que le sujet
se porte, sans plus ressentir l’impérieux besoin de se jauger par
rapport à l’étalon, l’idéal, les normes, les modèles d’un lieu et
d’une époque. C’est la croyance d’être coupable, mauvais et
indigne qui noircit le regard porté sur soi-même. On se perçoit
donc comme disgracieux faute d’un regard de désir et d’amour
porté sur soi. Lorsqu’on chérit une personne, elle est
forcément belle pour son admirateur. Dès lors, les régimes
d’amaigrissement ou la chirurgie esthétique capable de
remodeler des seins ou des hanches s’avèrent tout à fait
impuissants à inculquer au sujet l’amour de soi, pourtant le
seul ingrédient susceptible de l’embellir.
Mélanie, « orpheline » de mère et de père, a manifestement
souffert d’un manque de contacts physiques, de corps-à-corps,
d’embrassades, de bercements et d’étreintes. La relation
fusionnelle originaire avec sa mère n’a pu être correctement
vécue pour être transcendée : « Ma mère était gentille avec
moi en paroles, mais n’était pas tactile du tout ; elle ne me
touchait pas, ne me prenait que rarement dans ses bras. »
Voici donc pourquoi les deux pôles, l’un émotionnel et
l’autre corporel, se sont trouvés clivés chez ma patiente, le
premier surdéveloppé et le second anémié, désincarné. Peut-
être aussi que l’importance un peu excessive qu’elle attache à
l’acte sexuel (rappelons-nous : « Faire l’amour, ça me
ressuscite », « Dire oui à un homme, ça me fait exister »)
pourrait trouver son sens dans l’extrême besoin de la petite
fille en elle de compenser le manque de proximité fusionnelle
avec sa maman, dans les entrelacements fusionnels avec les
amants.
De la gratitude
J’ai choisi de présenter les clivages de la DIP l’un après
l’autre dans ces pages, par souci de transmission pédagogique.
La prise de conscience de leur existence – notamment celui
entre la réalité et l’idéal et celui entre la demande consciente et
le refus inconscient, soutenu par le sentiment d’illégitimité –,
la compréhension de leur origine et de leur sens constituent le
pivot de toute psychothérapie. Les patients arrivent toujours
avec un épais cahier de doléances. Ils se plaignent d’un tas de
manques, d’imperfections qu’ils considèrent comme étant la
source de leurs souffrances. Ils formulent, séance tenante, une
demande urgente de réparation et de comblement : « Je n’en
peux plus », « Que faire pour m’en débarrasser
définitivement ? », « Comment m’en sortir ? », « Comment
tourner la page ? ».
Je l’ai déjà souligné, il ne s’agit jamais évidemment du
manque réel de quelque chose ou de quelqu’un, concrètement
réparable, mais d’une insuffisance d’être soi, adulte,
rassemblé, unifié, psychologiquement autonome, qui provient
de la nuisibilité des clivages. La plainte exprime le tiraillement
entre un souhait de complétude, c’est-à-dire le besoin régressif
de recouvrer la matrice, et un sentiment de frustration et
d’échec face à la réalité, paraissant vide et médiocre. Le défaut
d’un seul élément suffit à faire écrouler la maison-soi comme
un château de cartes, puisque dix moins un devient égal à
zéro !
Un autre clivage concerne la scission entre une quête
intense consciente et un refus inconscient, d’égale puissance,
de recevoir ce qui a été ardemment demandé, faute de légitimé
et de mérite.
Le repérage de ces deux clivages, dès les premiers
entretiens, me paraît essentiel. Il permet d’en déceler, en peu
de temps, de nombreux autres affectant les divers pans de
l’identité plurielle, colonisés, retenant le sujet dans
l’immaturité, le sous-développement affectif et enrayant ainsi
son devenir-soi, adulte.
J’ai expliqué précédemment les principaux clivages, dont le
premier et le plus délétère concerne le schisme des émotions,
les unes « positives », à cultiver, et les secondes « négatives »,
à évacuer, dans l’illusion de parvenir à se débarrasser de la
DIP. Il s’agit également de la rupture entre l’enfant intérieur et
l’adulte, avec son intériorité psychique et son monde extérieur
peuplé d’objets et de personnes idéalisés à l’excès, censés
procurer la complétude. Le clivage isole, coupe aussi le
présent du passé, l’adulte de son enfant intérieur, la distinction
entre le désir et le besoin. C’est précisément ce qui égare le
sujet en lui faisant croire que c’est lui, l’adulte, qui souffre
réellement ici et maintenant, est victime d’insatisfactions – et
non pas son enfant intérieur qui est affecté par la DIP, dans son
ailleurs et un avant.
C’est donc bien la découverte de tous ces clivages, leur
mise en lumière et notamment la réparation des liens abîmés
ou perdus entre l’enfant intérieur et l’adulte, entre hier et
aujourd’hui, entre le besoin et le désir, qui permettent
d’accéder à sa vérité profonde, à l’origine et au sens de sa
souffrance. Celle-ci s’exprime ou explose parfois à travers
certains symptômes indésirés et gênants, certes, mais qui ne
jouent, au fond, qu’un rôle bienveillant de lanceur d’alerte,
d’informateur, exactement comme la fièvre ou la douleur
signalent une infection ou une déchirure. Regardés autrement,
accueillis et « appréciés » en récompense de leur fonction
d’émissaires, ils peuvent nous guider, tel le fil d’Ariane, à
travers les dédales du labyrinthe, vers la délivrance.
La prise de conscience des clivages permet de retrouver et
d’écouter enfin le petit garçon ou la petite fille en soi, jusque-
là réduits au silence. Tous ces clivages sont reliés entre eux.
Lorsqu’on en convoque un, les autres font rapidement leur
apparition, fermement assemblés tels les grains d’une grappe
de raisin.
Encore une fois, croire que c’est seulement l’adulte qui
souffre de dépression et d’angoisse occasionnées par des
épreuves réelles qu’il suffirait d’évacuer pour recouvrer la paix
ne fera qu’affaiblir le Moi en aggravant la peine. Dans cette
perspective, la guérison ne signifie plus réussir à se
débarrasser le plus rapidement possible de ce qui pose
problème, éradiquer la souffrance psychique par recours à
l’action et à la consommation. Elle découlera naturellement,
avec un peu de patience, de la restauration des liens
intrapsychiques dans le but de rétablir, de réhabiliter la
dialectique féconde des contraires. Il s’agit de cesser de
percevoir le monde, la vie, les êtres et les choses par le biais
d’un prisme binaire, manichéen, dissocié, délié, clivé,
schizoïde, en bon ou mauvais, en positif ou négatif, en gentil
ou méchant. L’objectif consiste à intégrer et à connecter les
deux pôles, les deux énergies, nullement antinomiques.
Chacun d’eux ne peut exister, au fond, que grâce à la présence
de son opposé complémentaire, l’aidant à éclore en lui servant
de garant, mais aussi de limite, pour l’empêcher de se saboter
dans la démesure.
L’aspiration à « nager dans le bonheur », à un monde
parfait où règnent l’harmonie, la satiété, la paix et la sécurité,
enveloppé dans un cocon d’amour et de chaleur, exprime
surtout le besoin régressif de l’enfant intérieur, carencé
affectivement, de recouvrer l’Éden matriciel, de retrouver la
mère. L’adulte porté par la dialectique des contraires ne
s’acharnera pas, pour accéder au bonheur, à éliminer le
tragique existentiel. Il se laissera effleurer par le parfum et la
beauté de la rose, sans batailler contre ses épines. Celles-ci
deviendront, de ce fait, bien moins agressives. Guérir, c’est
cesser de lutter pour laisser la vie advenir.
La plainte signale ainsi les tourments de l’enfant intérieur
en prise avec la DIP, préoccupé et occupé à livrer la lutte
contre ses failles identitaires, au lieu de les accueillir pour les
restaurer. Le refoulement de la plaie s’accompagne d’une
quête narcissique boulimique d’amour et de légitimité au-
dehors, destinée à panser les blessures non cicatrisées, mais
sans jamais y parvenir, en raison du clivage, du refus
inconscient de recevoir, d’accéder à la satisfaction de sa
demande, la conviction d’illégitimité et de non-mérite se
dressant comme un obstacle insurmontable.
À l’inverse de la plainte, la gratitude est révélatrice d’une
personnalité adulte, portée par le désir et non par le besoin
infantile de recouvrer la matrice. L’individu sera ainsi confiant
dans ses capacités, mais également conscient des limites, les
siennes, mais également celles des autres, qu’il cessera alors
d’idéaliser et de croire tout-puissants. Il acceptera d’être aimé
et estimé par certains et moins par d’autres, peut-être même
parfois pas du tout, sans que son intégrité psychique se trouve
remise en cause, sans que les fondations de sa maison-soi se
fissurent. Il n’existe pas de bonheur plus grand que la
sensation d’exister, vivant parmi les vivants, par et pour soi,
branché à ses sources de vie intérieures.
Lors de nos dernières séances, Mélanie me fit part de son
intention d’arrêter nos entretiens. Elle me dit qu’elle se sentait
maintenant « suffisamment grande » pour mener sa vie, sans
plus besoin d’un père protecteur et d’une mère aimante. Elle
m’annonça aussi qu’elle réfléchissait sur son projet de se
remettre en ménage, cette fois sérieusement, avec Benoît, son
dernier amant, avec qui elle avait partagé des morceaux de vie,
certains merveilleux et d’autres moins excitants, des hauts et
des bas, dirait-on plus communément.
Elle avait changé de regard sur sa relation avec cet homme
qu’elle avait décidé de quitter un an auparavant, le suspectant
de ne pas l’aimer vraiment, suffisamment, profondément, pour
celle qu’elle était, mais égoïstement, pour son argent : « Le fait
de me sentir davantage exister et vivante, de m’estimer et de
me faire plus confiance en ce moment me rend bien moins
exigeante vis-à-vis des autres, surtout de mon ami et de mes
enfants. Je ne leur demande plus de me prouver leur amour en
m’obéissant. »
Je n’ai pu m’empêcher de me demander cependant si
Mélanie, en m’annonçant ces deux nouvelles en même temps,
« me quitter » pour s’unir à son amant, ne procédait pas à une
sorte d’échange, comme si moi, son thérapeute, je représentais
le prix dont elle devait s’acquitter pour obtenir l’autre. Tourner
une page de son passé, en quelque sorte, pour en ouvrir une
nouvelle ? Je ne sais pas, j’en doute. Je lui ai posé la question.
Elle m’a dit en partant : « Je vous remercie de m’avoir
aidée à retrouver la petite fille en moi, pour pouvoir
commencer à vivre enfin ma vie de femme et de mère. »
À travers l’épreuve, Mélanie a souffert, elle a vu sa solidité
psychique ébranlée mais, surtout, elle s’est finalement ouverte
à un degré supérieur de son être. « La blessure est l’endroit par
où la lumière pénètre en vous ! »

1. Genèse, 8-21.
VICTOR
Victor me déclare, sans me regarder, après un instant de
silence comme pour s’assurer de mon écoute :

Voilà, je viens d’avoir soixante-trois ans. Je suis chercheur en


oncologie et professeur à l’université. J’ai aussi de multiples autres
formations, en médecine interne, endocrinologie… Je me suis décidé à
venir vous voir pour vous parler de mes malheurs. Je souffre depuis
toujours, je dirais depuis tout petit, de manières diverses.
J’ai quatre enfants, un fils aîné et trois filles. Ma première fille est
décédée l’an dernier à l’âge de quarante ans après avoir lutté deux ans
contre le cancer. Je ne me remets pas de cette perte. C’est affreux, j’en
pleure encore. Elle était artiste, une merveilleuse danseuse d’opéra,
très brillante. Quand elle m’a appelé pour m’annoncer sa maladie :
« Papa, je suis très malade, je vais mourir ! », je ne l’ai pas crue tout de
suite. J’ai pensé qu’elle dramatisait, qu’elle était folle. Je connais la
vraie médecine. J’ai beaucoup de sens clinique. Cela ne me paraissait
pas possible. Je m’en veux énormément. Je me sens coupable d’avoir
douté de sa parole.
Quelques mois plus tard, après sa chimio, elle m’a annoncé, cette
fois, qu’elle était guérie. Je me reproche, là, de n’avoir pas partagé son
enthousiasme. Je lui ai même un peu transmis mon scepticisme. Je lui
ai laissé entendre que je la souhaitais certes totalement rétablie, sortie
d’affaire, mais que je redoutais aussi une éventuelle rechute. Elle m’a
accusé, très contrariée, d’être négatif, rabat-joie, pessimiste. Non, je lui
ai dit la vérité ! J’ai depuis toujours ressenti une immense soif de
vérité… Un peu avant la nouvelle de sa maladie, elle m’en avait voulu
de ne pas l’avoir aidée financièrement. Je n’avais pas pensé judicieux
de lui donner de l’argent, comme je l’avais fait de multiples autres fois.
J’estimais qu’elle devait s’assumer en tant que femme adulte et mariée.
À ce moment-là, elle n’avait pas encore divorcé. Peu après, elle a
subitement décidé de quitter son mari qu’elle soupçonnait de l’avoir
trompée avec sa meilleure amie, ce que celle-ci n’a d’ailleurs jamais
avoué. Elle n’a pas souhaité avoir d’enfants, arguant qu’elle refusait de
mettre au monde des êtres destinés à mourir.
Le décès de ma fille représente un échec cuisant pour moi. Mon but
principal, quasi unique dans la vie, a été, depuis tout petit, d’aider les
gens, de les accompagner, de les guérir, de les rendre heureux – de les
sauver, oui, j’ose le dire.
Là, j’ai totalement échoué avec l’être qui m’était le plus précieux.
Elle était merveilleuse, exceptionnelle, la personne que j’aimais le plus
au monde ! Elle m’aimait énormément aussi, me reconnaissait, admirait
mon parcours, me trouvait respectable. Elle adorait être avec moi. Nous
parlions musique, peinture, philosophie. Elle s’intéressait vraiment à ce
que je disais. De surcroît, elle était une très belle femme. Nous
pouvions discuter pendant des heures. Elle m’aidait à vivre. Elle me
trouvait courageux.
Je n’ai pas encore réussi à faire mon deuil. Me voici amputé d’une
partie essentielle de moi-même. Je me trouvais comme un jeune
homme bien en forme jusqu’à sa maladie. Là, je me sens vieux dans
mon cœur et dans ma tête, je n’ai plus d’énergie. Si elle était là, ça
m’aurait été égal de vieillir et de mourir.

Ces derniers mots, je les ai devinés plus que je ne les ai


entendus, puisque Victor, débordé par l’émotion, s’est mis à
pleurer tout doucement, plus fortement ensuite. J’avais envie
de pleurer avec lui, je l’avoue, mais j’ai réussi à me retenir,
m’accrochant de toutes mes forces à la règle sacro-sainte de la
neutralité bienveillante. Non, l’analyste n’est pas le Sphinx
impassible et énigmatique doté d’un cœur en acier inoxydable
que l’on s’imagine parfois. Il peut d’ailleurs être lui-même
porteur d’un enfant intérieur meurtri, qui le rend justement, par
empathie, d’autant plus sensible à celui de ses patients.
Je regardais mon patient, que j’avais d’abord trouvé
sympathique, avec empathie et compassion désormais. Je
comprenais, je partageais, je m’imaginais la douleur qui
l’enserrait en me mettant à sa place. Je me demande s’il existe
un drame plus atroce que celui de perdre son enfant. Il
constitue une plaie qui nécessite beaucoup de temps pour
cicatriser – et, pour certains, cela ne cicatrise jamais. Même
une fois le deuil accompli, la plaie pourra continuer à saigner
de temps à autre, ravivée par certains souvenirs ou certaines
rencontres ; une vieille photo retrouvée dans un album de
vacances, une de ses copines d’enfance croisée fortuitement
dans la rue.
La douleur des pères, me semble-t-il, face au drame que
représente la perte d’un enfant, s’est trouvée longtemps sous-
estimée voire ignorée, en comparaison à celle des mères, peut-
être considérée comme plus légitime, plus naturelle parce
qu’elles ont porté le bébé neuf mois durant dans leur ventre.
La souffrance n’est pourtant pas un apanage féminin ou
maternel. Ce n’est pas parce que les pères éprouvent une
grande difficulté ou parfois une certaine pudeur à ressentir et à
extérioriser leurs émotions, douloureuses ou tendres, qu’ils en
sont dépourvus pour autant. Les mères, en revanche, jouissant
souvent d’une solidité psychologique supérieure, réussissent à
les ressentir et à les exprimer aisément.
Les hommes et les femmes n’entretiennent pas avec la
parole, les mots, le langage, les mêmes rapports. On reproche
souvent aux premiers d’être taiseux et aux secondes d’être trop
bavardes. « Lorsque le Saint-Bénit-Soit-Il distribua les dix
doses de la parole d’en haut du Ciel, les femmes en attrapèrent
neuf ! » dit le Talmud. Les femmes ont, en général, une plus
grande facilité à s’exprimer verbalement, à échanger à l’aide
de mots pour partager ce qu’elles ressentent ou pensent, leurs
soucis, leurs joies. Il ne s’agit pas de satisfaire uniquement un
besoin de communication et d’échanges. Parler, écouter leur
procure un grand bien-être, une certaine « jouissance », égale
ou même supérieure parfois, pour certaines, au plaisir sexuel.
Les hommes seraient en revanche plus à l’aise dans le
domaine de l’action, du corps-à-corps ou de la recherche de
solutions concrètes. N’oublions pas que l’homme abrite en lui
un côté féminin et maternel qu’il cache ou qu’il ignore parfois,
qu’il est susceptible de manifester dans certaines circonstances
une sensibilité et une tendresse étonnantes.
Je pense enfin que la perte d’un enfant dans les siècles
passés, où le taux de naissances était bien plus élevé que de
nos jours, n’était pas forcément moins douloureuse que dans
notre modernité, caractérisée par la raréfaction des enfants et,
en conséquence, leur idéalisation (avec le règne de l’enfant-
roi), consécutive aux changements des mentalités et des modes
de vie, ainsi qu’à l’avènement de la contraception et de
l’avortement. Un bel exemple est celui de Victor Hugo
exorcisant la souffrance d’avoir perdu sa fille aînée
Léopoldine, âgée de dix-neuf ans, à travers son poème
désormais célèbre « À Villequier », lieu de la noyade de sa
fille chérie : « Hélas ! laissez les pleurs couler de ma paupière,
/ Puisque vous avez fait les hommes pour cela ! / Laissez-moi
me pencher sur cette froide pierre / Et dire à mon enfant :
Sens-tu que je suis là ? »
Il serait toutefois impossible de loger tous les parents à la
même enseigne. Beaucoup sont présents, aimants et
protecteurs. Certains se montrent à l’inverse indisponibles,
physiquement mais surtout psychologiquement, froids, voire
maltraitants et, pire encore, meurtriers. Il serait certes bien
commode d’expliquer de façon intellectuelle, à l’aide de
quelques notions théoriques, l’horrible phénomène qu’est
l’infanticide. Je crois cependant qu’il demeure un grand
mystère pour nous autres, puisqu’il ne serait possible de
comprendre une conduite que si l’on est capable de
l’accomplir soi-même ! Nous sommes tous des humains,
semblables en apparence, avec deux yeux et deux jambes,
mais nous ne partageons pas la même sensibilité, le cœur et
l’âme, la même humanité. Certains magnifient, exaltent leur
enfant, le considérant comme le plus beau et le plus intelligent.
Le plaçant sur un piédestal, ils le chargent alors de réaliser
leurs propres rêves demeurés inaccomplis, en suspens.
L’enfant n’est ainsi pas aimé dans la gratuité du désir, pour ce
qu’il est réellement. Il est utilisé comme faire-valoir, comme
pansement narcissique de ses parents. D’autres, dans l’excès
inverse, se vengent, déversant sur lui la haine et la violence
dont ils furent les victimes impuissantes dans leur ailleurs et
leur avant. Ce qui sépare un extrême d’un autre n’est pas plus
gros, encore une fois, que l’épaisseur d’un cheveu. La
démesure, l’hybris comme diraient les Grecs, demeure
également vénéneuse dans ses deux facettes opposées.
L’amour authentique, bienfaisant pour le donneur comme pour
le receveur, s’inscrit obligatoirement dans la dialectique
féconde des contraires, alliant l’amour et la limite, la capacité
d’aimer mais de frustrer aussi si les circonstances l’exigent.
Pour en revenir à Victor, il est certain qu’un traumatisme le
touche à deux endroits, à deux niveaux différents. Il est
ébranlé, dans sa personne adulte d’abord, avec une intensité
proportionnelle à l’importance affective du drame. Ainsi, la
perte d’une tante de quatre-vingt-quinze ans ne sera pas
ressentie aussi dramatiquement que celle de son enfant âgé de
quinze ans. Mais le choc affecte aussi l’enfant intérieur de
Victor, de façon bien plus profonde et déstabilisatrice, et
même disproportionnée. Ce qui signifie que l’épreuve, en plus
de la blessure qu’elle occasionne chez l’adulte, révèle aussi, en
les faisant remonter à la surface, l’ouragan émotionnel et la
détresse du petit garçon jusque-là refoulés. La maison-soi est
habitée par deux colocataires, l’adulte et son enfant intérieur.
En évoquant ainsi, en tant que père, la perte de sa fille
chérie, Victor se fait, en même temps, le porte-parole du petit
garçon qu’il abrite, de ses manques et aspirations, de ses
fragilités et craintes, de sa culpabilité – de sa dépression
infantile précoce, en résumé. Nos peurs et nos amours m’ont
toujours semblé contenir, sans nulle péjoration, une dimension
également égocentrique, égoïste. En pleurant la disparition
d’un objet d’amour, d’une personne précieuse à nos yeux,
nous déplorons sa perte, certes, mais nous nous lamentons
aussi sur nous-même, sur la privation d’un lien qui nous
maintenait en vie, qui nous ravitaillait d’amour, qui légitimait
notre existence, lien procurant sens et utilité. Il pourrait nous
arriver, de même, d’aimer intensément une personne allant
jusqu’à vouloir nous « sacrifier » pour elle, alors qu’au fond,
le petit garçon ou la petite fille en nous se préoccupe surtout
de la satisfaction de ses besoins infantiles de reconnaissance et
d’amour. Cette quête se trouve souvent camouflée sous
l’apparence du don ou du sacrifice. D’ailleurs, lorsqu’on « se
sacrifie » pour quelqu’un, c’est en réalité lui que l’on immole
sur l’autel de son narcissisme !
Deux questions se posent maintenant concernant la douleur
morale de mon patient, consécutive au décès de sa fille.
D’abord, en quoi ses émotions pénibles, notamment la
culpabilité d’avoir échoué à sauver sa fille, reflètent-elles les
failles, les points sensibles taraudant depuis toujours son
enfant intérieur ? Seconde interrogation : l’épreuve que Victor
endure avec ce terrible traumatisme serait-elle susceptible de
l’aider à grandir, c’est-à-dire de fortifier le pan adulte de son
identité plurielle, de le guérir ? Comment transformer le venin
en médicament et le vil plomb en métal noble, en or ou en
argent ? En d’autres termes, le malheur pourrait-il être
l’occasion d’un progrès, d’un renouveau ? Le mot « épreuve »
contient trois significations.
Il veut dire douleur, déchirure, déflagration, comme lors
d’une perte ou d’un traumatisme.
Il est aussi test, examen, indicateur de la solidité psychique,
révélateur de la vérité profonde de l’être par-delà ses
prétentions d’invulnérabilité.
Il peut servir, enfin, de passage initiatique, offrant la chance
privilégiée de mûrir, de se reconstruire, de devenir soi, adulte.
Il est vrai que la culture moderne enjoignant à solutionner
l’épreuve ou à l’éliminer d’urgence, par recours à une
joyeuseté factice ou à des médicaments, risque de priver ses
membres de ce creuset fécond. « Ce qui ne me tue pas me rend
plus fort », disait Nietzsche.
Écoutons à nouveau Victor.

Je vous remercie d’avoir accepté de me recevoir et de vous occuper


de moi. En fait, je suis un grand malade. J’ai le sentiment d’être à côté
de ma vie. Je fais semblant, ou presque. J’aurais envie, par moments,
de tout arrêter. Je ne me crois pas vraiment déprimé, mais triste, avec
peu d’investissement. Je manque de gaieté profonde, de légèreté et
d’insouciance. Je ne suis pas marrant, me répète mon épouse. Je me
sens devenir bête, du point de vue intellectuel, moi, professeur
d’université ; et puis vieux aussi, diminué physiquement, fatigué ! Pas
de maladie grave encore, mais plein de bobos ; arthrose d’un genou,
cataracte, baisse auditive, et surtout des érections difficiles. Le vieux
doute relatif à ma faible virilité et à mon petit pénis s’accentue. Je me
fais aider par la chimie parfois, mais lorsque ma femme s’en rend
compte, son désir s’émousse et, du coup, je perds rapidement mon
érection.
En vieillissant, tout se débite progressivement. Tout ce qui a motivé
ma vie et lui a donné sens : travailler, choisir les femmes qui me
plaisent, mes enfants, les recherches, les associations caritatives… Je
me sentais nul après la mort de ma fille, en véritable burn out ! Je
n’étais plus capable de travailler ni de penser, je me sentais abandonné,
amoindri. J’avais connu un peu le même chaos quand j’étais étudiant.
J’avais peur de devenir fou. J’étais saisi par des attaques de panique
face à une femme amoureuse de moi que je trouvais extrêmement
belle. Mon cœur tapait, je transpirais, dégoulinais de sueur. Je me
sentais inconsistant à l’époque, inadapté au monde, saisi d’un
sentiment d’irréalité, de dissolution, de dépersonnalisation. Je ne savais
plus qui j’étais. Je me sentais, de plus, incapable de répondre aux
attentes des autres, paralysé ! C’est la rencontre avec ma future femme
qui m’a sauvé à ce moment-là.
Je travaille trop d’ailleurs, à mon âge. J’ai encore un emploi du
temps dément. Ce n’est pas qu’une histoire d’argent. J’ai toujours
ressenti le besoin d’être occupé, utile, au service des autres, pour aider
ceux qui souffrent, pour sauver des vies. C’est la raison principale pour
laquelle j’ai, depuis toujours, été ambitieux, préoccupé par la réussite
professionnelle. C’était logique et évident dans ma tête. Si je finissais
ouvrier dans une usine ou balayeur dans la rue, je ne pourrais secourir
personne. Il fallait donc que je perce et brille. J’étais souvent le premier
de ma classe. À la récré, tous les enfants jouaient, s’amusaient, se
taquinaient, dansaient à la ronde. Je trouvais cela ridicule. Je comptais
les cubes dans mon coin. J’étais déjà un garçon sérieux, d’une maturité
précoce.
À sept ans, je me souviens avoir donné des conseils à mon père
pour la vente. Je lisais le Discours de la méthode de Descartes à douze
ans, pour apprendre à bien raisonner et à chercher la vérité dans la
science. Je lisais Jung à treize ans. Mes ambitions étaient totalement
désintéressées. Je cherchais vraiment à faire du bien autour de moi, à
sauver les gens. Du coup, certaines personnes abusent de ma
générosité en me demandant trop, parfois. Je ne me donne pas le droit
de leur dire « non ». Je me crois obligé de payer pour tout le monde. Je
commence à en avoir marre de servir de banque. Il faudrait que j’arrive
à penser un peu plus à moi-même. Dès qu’il y a un problème, c’est moi
qu’on appelle, sans même avoir essayé de trouver une solution au
préalable.
Je suis devenu indispensable à la longue, au centre de tout. Je n’ai
pas profité de mon adolescence non plus. Je ne me suis pas amusé
comme les jeunes de mon âge. Je ne me suis pas révolté contre mes
parents, n’ai pas vécu la fameuse crise d’adolescence, loin de là. La
majorité civile étant fixée à vingt et un ans à l’époque, j’ai obtenu qu’on
avance la mienne à dix-huit ans, pour que mes parents, en cas
d’accident de voiture de ma faute, ne soient pas embêtés, pour les
épargner de tout ennui.

Victor est un homme grand, aux cheveux poivre et sel, avec


beaucoup de prestance. Il porte un long manteau en laine et
une écharpe assortie qu’il ne quitte pratiquement jamais durant
les séances. Il s’exprime sans me regarder, sauf de temps en
temps, lorsqu’il croit avoir dit quelque chose de très important,
pour sonder ma réaction. Il impose le respect et l’écoute. Il est
reconnu dans son domaine. Je suis non seulement touché par
ses confidences, mais également impressionné par le
personnage. Je me demande si j’arriverai à lui être aidant, à la
hauteur de ses attentes, capable de l’accompagner dans les
méandres de son cheminement. Encore une fois, le
psychanalyste aussi abrite, comme tout un chacun, un enfant
intérieur, peu sûr de lui parfois, doutant de ses compétences.
Victor m’a confié dès le premier entretien avoir été en analyse
durant plusieurs années, avec certains pontes de la
psychanalyse très renommés sur la place de Paris. Il était hors
de question pour moi de me comparer à ces célébrités. Victor
semblait posséder, en outre, une culture psychanalytique assez
étendue. Il connaissait de nombreux auteurs dont certains
m’étaient totalement inconnus. Il citait des livres dont
j’ignorais l’existence. Il avait rédigé lui-même plusieurs
ouvrages faisant autorité dans son domaine scientifique. J’étais
donc, durant les premières séances, assez tendu, davantage
soucieux de son appréciation, je l’avoue, qu’attentif au récit de
ses heurs et malheurs. J’étais content de le revoir, certes, mais
ressentais un certain soulagement à la fin de l’entretien,
comme si je sortais d’un examen. J’avais en face de moi « le
sauveur de l’humanité », que j’avais pour mission de sauver à
mon tour, empli d’espérances et d’incertitudes évidemment.
J’ai toutefois compris assez rapidement que mon patient
souffrait déjà avant, en réalité non pas depuis la perte de sa
fille chérie mais depuis bien plus longtemps, d’une dépression
infantile précoce tapie au fond de lui.
Celle-ci s’était révélée une première fois déjà, tel un
séisme, lorsqu’il était étudiant. Le tremblement avait été
apaisé puis refoulé à nouveau lorsqu’il avait rencontré sa
future épouse qui l’avait, dit-il, « sauvé » de la
dépersonnalisation. C’est la même problématique dépressive
qui était de retour aujourd’hui, consécutive à la disparition de
sa fille, agissant non pas comme cause unique, mais comme
déclencheur de ce nouveau séisme.
J’ai toujours pensé que la souffrance psychique contient
une dimension salutaire. Elle ne vient pas rendre le sujet
malade mais le guérir, au contraire. Elle cherche à aider la
personne déjà mal en point à prendre conscience de son
dysfonctionnement, dans le but de devenir elle-même et de
s’aimer. À condition, bien évidemment, que la douleur soit
accueillie d’abord, reconnue, et puis travaillée, malaxée et,
surtout, à la condition de ne rien entreprendre de concret, de ne
pas lutter contre elle, de ne pas s’acharner à s’en débarrasser
par tel ou tel dérivatif déjà énuméré plus haut (hyperactivité,
addictions diverses, etc.). L’essentiel est d’arriver à se mettre à
l’écoute du message qu’elle cherche à communiquer.
La première étape consiste donc à déconnecter la
souffrance du traumatisme subi dans son ici et maintenant (la
perte de son enfant) pour la reconnecter à la DIP, à la détresse
de son enfant intérieur, dans son ailleurs et avant. Il s’agit là
d’un préalable indispensable, quoique, je le reconnais,
d’emblée rebutant, chacun étant convaincu instinctivement
qu’il souffre de l’épreuve qui le frappe dans son présent et non
de je ne sais quel hypothétique nœud ou vieux choc oublié,
effacé depuis longtemps.
La DIP se trouve à la source de nombreux clivages.
Chez Victor, les deux dimensions émotionnelle et
intellectuelle se trouvent complètement clivées, la première,
rachitique et la seconde, hyperdéveloppée. Voici un homme
d’une culture et d’un niveau d’intelligence sans conteste au-
dessus de la moyenne, puisque chercheur renommé et
professeur d’université, qui souffre d’un manque d’estime et
de confiance en lui presque caricatural. Il cherche depuis tout
petit à attirer et, surtout, à mériter l’attention et la
considération d’autrui, jusqu’à l’oubli de lui-même. Il travaille
d’une façon « démente », investit une énergie considérable
dans la réussite et la brillance, pour sauver l’humanité, croit-il
sincèrement, à l’opposé du politicien langue de bois cherchant
à manipuler ses électeurs en s’adressant à leurs émotions.
Cependant, du point de vue de la dynamique inconsciente,
il est en quête permanente de légitimation pour se sentir
vivant, utile, bienfaisant et surtout important. Le but consiste à
apaiser sa culpabilité et à restaurer sa mauvaise image de lui-
même, pour se sentir aimé et accepté. Il s’agit là d’un clivage
dans lequel le pan adulte ignore sa subordination au petit
garçon en lui. Le sujet se comporte de façon infantile, en quête
d’amour matriciel, séquestré donc dans un passé non révolu,
mais tout en étant convaincu d’agir dans le présent et de
choisir librement en tant que personne adulte et autonome. Il
est extérieurement libre, certes, mais intérieurement prisonnier.
Victor le reconnaît aisément lui-même, il n’a vécu ni son
enfance, dans la légèreté et l’insouciance, ni sa crise
d’adolescence, perturbante, mais structurante. L’une comme
l’autre ont été avortées, sautées, blanches. Sa maturité précoce
a abouti à une immaturité affective impressionnante, masquée
par une intelligence brillante. Sa « soif de vérité » et son côté
« sérieux » le poussaient à s’exprimer en séance avec gravité
et passion. Il avait tendance à couper les cheveux en quatre,
examinant avec minutie un lapsus ou un jeu de mots, d’une
façon dénuée d’humour. Les quelques blagues que j’ai tenté de
lui faire en guise de clin d’œil ou d’interprétation, mais aussi
pour détendre l’atmosphère, ont évidemment fait un flop…
Voici maintenant, dans les grandes lignes, l’histoire de mon
patient : Victor est le second et le dernier enfant de sa famille.
Il est né trois ans après sa sœur. Curieusement, Victor s’est
extrêmement peu exprimé à son sujet, comme si elle n’avait
pas existé ou qu’elle n’avait eu aucune importance. Il semble
se considérer, quelque part, comme un enfant unique. Cette
grande sœur n’apparaît même pas dans les souvenirs de
vacances. Victor dit qu’elle a été jalouse de lui, et qu’elle est
décédée sans avoir eu de mari ni d’enfant, à cinquante-cinq
ans. Il ne m’a pas beaucoup parlé non plus de ses grands-
parents, ni de ses oncles, tantes, cousins et cousines du côté
paternel. Il m’a déclaré qu’il ne s’était jamais intéressé
vraiment à ses ancêtres dont certains, engagés dans la
Résistance au cours de la Seconde Guerre, furent déportés et
anéantis dans les camps : « J’ai fait un black-out sur tout ça »,
m’a-t-il répété à plusieurs reprises.
En revanche, Victor s’étendait volontiers sur sa vie avec ses
parents.

Ma mère manifestait un amour délirant à mon égard. J’étais son


dieu, elle m’idolâtrait. Elle ne me refusait rien, comblait tous mes
besoins avant même que j’aie le temps de les ressentir et de les
exprimer. Elle avait dit à une copine : « Si le président de la République
m’invite à déjeuner, j’irai d’abord faire à manger à mon fils avant d’aller
le rencontrer. » Elle entretenait comme une relation amoureuse avec
moi. J’étais « tout » pour elle, me disait-elle. Souvent, elle se précipitait
vers moi, après une dispute avec mon père, me serrait fort dans ses
bras et me disait en pleurant : « Heureusement que je t’ai toi, sinon je
serais déjà morte ! » Elle se sacrifiait pour me payer la pension, quand
j’étais petit. Elle s’est saignée pour m’offrir une jolie voiture, pour mes
dix-huit ans.
Je l’idolâtrais moi aussi, en retour. Je l’adorais. Je cherchais à lui
plaire et à lui faire plaisir. C’est sans doute pour ces raisons que ma
grande sœur était jalouse et me détestait. J’ai cependant réalisé en
grandissant qu’elle m’adorait peut-être, mais qu’elle ne m’aimait pas. Tel
un dieu sur un piédestal, elle m’a idolâtré, mais pas aimé tout
simplement… Elle me prodiguait tout, ne me refusait rien, comblait tous
mes besoins, mais ne me donnait rien en fait, parce que j’étais son
faire-valoir, son otage.
Elle cherchait à me plaire et, en conséquence, je devais lui plaire.
Elle parlait à l’infini, sans discontinuer, comme un moulin à paroles,
mais lorsque j’essayais de dire quelque chose, elle ne m’écoutait pas
vraiment, elle ne m’entendait pas. Petit, je zozotais. Quand je chantais
ou parlais au téléphone, on me prenait pour une fille. Après, j’avais des
doutes sur moi-même, me demandant si j’étais une fille ou un garçon.
Ce doute sur mon identité sexuelle m’angoissait beaucoup. Je n’ai
jamais osé en parler à mes parents.
Quant à mon père, nos liens étaient bien moins passionnels. Il
s’était, avant ma naissance, engagé dans la Résistance et avait
participé à la guerre aussi, par conviction personnelle. Il en était revenu
blessé. Il a perdu ses deux sœurs, prisonnières et déportées. De santé
plutôt fragile, il n’a pas été très brillant sur le plan professionnel. Il a dû
exercer plusieurs métiers. Il a même été un moment employé par son
père. Il m’amenait parfois à son atelier de maroquinerie. Les ouvrières
se précipitaient pour m’embrasser. Je l’accompagnais aussi dans les
courses pour la maison, avec l’argent que ma mère lui donnait puisqu’il
ne gagnait lui-même que des clopinettes. Il ne faisait pas de liste. C’est
moi qui lui servais de mémoire, de magnétophone. Il me disait de lui
rappeler d’acheter ceci ou cela, ou de passer dans tel ou tel magasin.
Ce manque d’argent ne m’incitait pas à le considérer comme un homme
à part entière. J’étais vraiment torturé par ça…
Ma mère avait, depuis toujours, été commerçante. Son affaire
marchait correctement, mais nous devions quand même faire attention
aux dépenses. Du coup, elle ne se gênait pas pour disqualifier mon
père, lui reprochant de ne pas gagner assez d’argent. J’étais très
affecté par ses gémissements permanents contre lui, qu’elle ne
semblait pas aimer vraiment. Elle se moquait, en outre, de son grand
nez, qu’elle qualifiait de « tordu ». Je souffrais beaucoup de le voir
maltraité, sadisé de la sorte. Ils n’arrêtaient pas de s’entredéchirer. Elle
l’engueulait sans cesse. C’était toujours elle, saisissant n’importe quel
prétexte, qui prenait l’initiative des disputes. Parfois, mon père, excédé,
ne sachant plus quoi répondre, claquait la porte et disparaissait. Ma
mère se jetait alors, en larmes, dans mes bras et me déclarait :
« Heureusement que je t’ai toi, sinon je serais déjà morte ! »
Elle passait donc son temps à le dénigrer à mes yeux, à dire du mal
de lui, à le détruire. Tout cela me faisait beaucoup de peine. Une fois, à
treize ou quatorze ans, je les ai entendus faire l’amour dans la pièce
voisine. Ma mère était en train de lui dire : « Mais laisse-moi tranquille,
n’insiste pas, tu vois bien que tu n’y arrives pas ! » J’ai compris plus tard
qu’en plus du manque d’argent et de son nez tordu, mon père souffrait
aussi de l’impuissance sexuelle, probablement consécutive à ses
blessures de guerre.
J’ajouterai, pour compléter le tableau, qu’il était accablé, en plus,
par les infidélités de ma mère. Je connaissais ce secret depuis
longtemps. Me mettant dans la confidence, elle n’hésitait pas à faire des
allusions à ses amants. Elle en a eu plusieurs, je pense. Ces
déchirements entre mes parents ainsi que le constat des défaillances
paternelles ont provoqué et entretenu chez moi deux contraintes, deux
obligations. J’ai ressenti d’abord l’impérieux besoin de ne pas être, de
ne pas devenir comme mon père, de ne pas m’identifier à lui. J’ai lutté
contre l’envie de lui ressembler, de l’imiter, poussé, encouragé sans
doute par le discours très négatif de ma mère à son égard. Je
m’éloignais donc de lui en me rapprochant de plus en plus d’elle, pour
lui plaire. Il fallait que je sois génial, le meilleur de tous pour ne pas la
décevoir.
J’ai éprouvé ensuite la nécessité de secourir mon père, de lui venir
en aide, de le sauver. Je suis devenu ainsi, sans m’en rendre compte, le
père de mon père. Je lui expliquais, par exemple, comment se
comporter à l’égard de ma mère. Je l’encourageais à lui offrir des fleurs,
à la complimenter. Je lui donnais des conseils aussi pour gagner plus
d’argent en vendant telles marchandises au marché. Quand j’ai
commencé médecine, me plaçant clairement dans une position de
thérapeute, il me parlait de ses troubles sexuels, comme pour me
demander de le soigner. Je lui donnais un peu d’argent dès que je le
pouvais, puisqu’il n’avait aucun revenu régulier, m’interdisant certaines
dépenses personnelles. Il n’aimait manifestement pas se trouver dans
une telle position. Il se sentait humilié, sans doute, mais il acceptait tout
de même ce que je lui offrais. Mon but était de lui faire plaisir, de
l’épauler. Il ne tenait, cependant, pas bien souvent compte de mes avis.
Une fois, je lui ai offert une cravate à l’occasion de la fête des Pères. Il
m’a remercié, mais je crois qu’il ne l’a jamais portée !
À trente ans, j’étais déjà marié et exerçais mon métier de chercheur
et d’enseignant à l’université. J’ai suggéré à ma mère de demander le
divorce, me désolant de la dégradation de leur relation. Mon père, tenu
au courant par la suite, s’est mis en colère. Il s’est calmé peu après et
s’est résigné à accepter une séparation de fait. J’ai donc beaucoup
souffert des failles et de la défaillance de mon père. J’ai cruellement
manqué de référence paternelle. Il n’a réussi à rien me donner, rien
m’apprendre, aucun lien à me transmettre, démoli comme il l’était dans
le discours de ma mère. J’aimais bien, par contre, lorsqu’il m’emmenait
avec lui à l’atelier de maroquinerie où les ouvrières se jetaient sur moi
pour m’embrasser. Cela m’amusait aussi de lui servir de mémoire
quand nous allions faire des courses au marché.
Plus tard, lorsque les choses se sont apaisées, nous avons pu nous
rapprocher. Je sentais dans son regard et dans ses propos qu’il
m’estimait, qu’il était fier de son fils ayant si brillamment réussi. L’autre
jour, je regardais un vieux film à la télévision, Le Fils du cordonnier.
Célestin le cordonnier et sa femme Joséphine se voient contraints par la
misère de confier leur fils Pierre aux sœurs. Pierre est placé ensuite,
après la mort de sa mère, chez un couple malhonnête qui l’exploite et le
maltraite. Au bout d’une longue péripétie, malgré toutes les épreuves
subies, Pierre est reçu premier au certificat d’études. Lorsqu’il présente
le diplôme à son père, celui-ci, très fier de son fils, explose en larmes à
côté de Léontine, sa nouvelle épouse. J’étais vraiment très ému de
regarder ce film, profondément touché par le passage où le père
reconnaît son fils et pleure en lui exprimant sa fierté. J’ai fondu en
larmes en regardant cette scène. La tendresse père-fils m’émeut
énormément. Mes filles, me voyant pleurer, m’ont pris dans leurs bras
pour me dire : « On t’aime papa, on t’aime, ne pleure plus ! »

Victor éclate en effet en sanglots pendant la séance en me


racontant cette scène émouvante entre le père et son fils, qu’il
n’a jamais pu vivre personnellement. Voici maintenant une
autre page non moins importante de l’enfance de mon patient :

Petit, je dirais cinq ou six ans, j’ai été victime pendant deux années
environ d’abus sexuels. Ma mère me confiait souvent, durant la journée,
à une nounou, une dame assez corpulente, que j’aimais beaucoup. Elle
était très affectueuse avec moi. J’avais le sentiment qu’elle m’aimait
plus que mes parents. Elle devait me garder lorsque ma mère
s’absentait pour son travail ou – cela, je l’ai compris plus tard – quand
elle allait rejoindre son amant. Lors de la sieste, elle venait s’allonger à
côté de moi dans le lit et me caressait, « pour m’endormir », disait-elle,
le sexe, tout en mettant un doigt dans mon derrière. Elle me demandait
si c’était agréable, si cela me faisait plaisir. Je répondais par
l’affirmative, d’une part parce que j’aimais bien ses caresses et puis
parce que je la voyais heureuse grâce à moi. Elle insistait à chaque fois
pour que je garde le secret entre nous, sans rien dire à personne, son
jaloux de mari risquant de la frapper. Un jour, croisant celui-ci qui venait
la chercher, je lui ai asséné un coup de pied sur la jambe et me suis vite
éloigné. Il m’a fixé d’un air très surpris, mais ne m’a rien dit !
Peu après mes sept ans, mes parents, je veux dire ma mère, ont
décidé de me mettre dans une pension très huppée. J’ai pensé qu’il
s’agissait d’une punition contre moi et la nounou, en décrétant ainsi de
nous éloigner. J’ai été envahi, pour la première fois, par une forte
douleur de perte, ainsi que par un intense sentiment de culpabilité. Je
me croyais abandonné, exclu. Je me sentais également fautif d’être la
cause de fortes dépenses pour la pension. Ma mère disait qu’elle « se
saignait » pour la payer. Ayant pris la phrase au premier degré,
j’imaginais ma mère bientôt complètement vidée de tout son sang à
cause de mes bêtises… J’ai appris peu après que ma nounou était
décédée de maladie, mais on me l’avait caché. On m’avait dit qu’elle
était partie pour un long voyage et que nul ne savait quand elle
reviendrait.
Plusieurs nuits, j’ai rêvé que l’on jouait à cache-cache tous les deux
et que je la surprenais dans un placard sous une couverture. Son deuil
a été long et pénible pour moi. C’est curieux, mais en évoquant ces
vieux souvenirs ici, pour la première fois, ils font écho à la mort de ma
fille. Je n’avais encore jamais réalisé ce lien.

Nous comprenons sans doute un peu mieux maintenant


l’origine et le sens de la détresse de Victor, consécutive au
départ de sa fille chérie. Mon patient a éprouvé une immense
culpabilité lors de sa maladie et notamment après son décès. Il
s’était reproché d’avoir sous-estimé la gravité du cancer, de
s’être montré pessimiste ensuite, lorsque sa fille se croyait
guérie, de ne l’avoir pas soutenue financièrement non plus, et
enfin d’avoir échoué à la sauver. Le but que Victor s’était fixé
dans sa vie, depuis tout petit, n’était autre qu’aider, rendre
heureux, réparer, faire plaisir. Cette culpabilité d’avoir été
impuissant et d’avoir échoué n’a pas été causée, engendrée de
toutes pièces par l’horrible traumatisme de la disparition de sa
fille. Présente, mais cachée et active depuis longtemps, elle a
été plus simplement titillée, réveillée, révélée : « La mort de la
nounou fait écho à celle de ma fille », a déclaré Victor.
De toute façon, contrairement au credo répandu, la
culpabilité n’est pas un virus, un dangereux microbe qui
s’introduirait dans le psychisme sournoisement, de l’extérieur.
Elle n’est pas injectée non plus perversement par les religions
pour intoxiquer nos âmes, dans le but de nous empêcher de
vivre et d’éprouver le bonheur. Il s’agit d’une aptitude, d’une
donnée, d’un affect, d’une fibre naturelle, consubstantielle à
notre humanité, au même titre exactement que la capacité
d’abstraction pour raisonner, s’exprimer, communiquer avec
des mots, des images, des concepts.
Le sentiment de faute représente, de même, une émotion
comme une autre, parfois modérée, parfois exagérée : la peur,
la fierté, la honte, la haine, l’amour… Dans cette perspective,
elle ne constitue pas une névrose, une calamité à éradiquer
comme on cherche à nous le faire croire à travers les
campagnes de « déculpabilisation ». Elle remplit même une
fonction parfaitement saine de limitation, dans le but
d’endiguer la puissance instinctive, pulsionnelle. Elle ne
réprime pas l’accès à la jouissance, mais la garantit, au
contraire. C’est, paradoxalement, l’interdit qui libère le sujet
dans la voie de son autonomie psychique, alors que l’excès de
liberté sociologique le rend prisonnier de la pulsion et des
normes collectives. Le but de l’interdit est donc de protéger
l’individu contre lui-même, en l’aidant à modérer la tentation
naturelle et humaine de vouloir tout, sans se soucier du désir
ou de la souffrance d’autrui.
La culpabilité sauve ainsi l’individu de la perversion. Elle
le met à l’abri de la démesure, notamment des deux couples
d’excès également nocifs, le blocage et la licence, l’extinction
dépressive et l’exultation perverse. Par conséquent, à l’opposé
de la croyance commune, la fonction de l’interdit n’est pas de
culpabiliser la joie et le plaisir – on se demanderait bien dans
quel but. Il cherche, bien au contraire, à protéger la pulsion de
l’hybris, du tout ou rien, empêchant la chaudière libidinale de
monter à plus cinquante ou de chuter à moins trente.
Le sentiment de faute ne représente donc pas une émotion
négative, pathologique, qu’il faudrait s’empresser d’éliminer.
Plus on cherche à s’en débarrasser et plus il séquestre dans ses
toiles invisibles. En revanche, s’il est accueilli, il peut se
transformer en une énergie salutaire, devenir une vertu
libératrice et non plus une infirmité.

Il existerait, en gros, deux formes de culpabilité. La


première est consécutive à la transgression d’une limite, d’une
règle, d’une loi : tuer, voler, agresser. Elle est la conséquence
conscientisée de faits avérés. La seconde forme de culpabilité,
inconsciente celle-là, renvoie à ce que j’appelle la culpabilité
de la victime innocente, déjà évoquée plus haut.
Je suis parfaitement conscient de l’aspect choquant d’une
telle assertion, c’est-à-dire de l’idée même d’une culpabilité
quelconque chez une victime, innocente, par définition. Nous
sommes depuis toujours habitués à attribuer la faute
directement à l’auteur d’une infraction, d’une inconduite.
Cependant, cette logique rationnelle, soucieuse de justice et
basée sur l’objectivité des faits, ne correspond pas à celle,
« illogique », de l’inconscient. Face à un moment difficile ou à
un drame, chacun souffre dans sa chair et dans son âme de ces
traumatismes, mais pire encore, de la certitude, évidemment
imaginaire, d’en avoir été le responsable, la cause,
l’instigateur. Cela vaut pour l’enfant maltraité aussi bien que
pour celui qui assiste à la souffrance de ses parents, pour un
homme qui se fait tromper par sa compagne aussi bien que
pour une femme violentée par son conjoint. Double peine, par
conséquent, pour la victime : l’offense subie et la culpabilité
en prime.
Au cours de nos psychothérapies, en clinique, nous ne
rencontrons que très rarement, pratiquement jamais, la
première version, la version consciente. Elle est susceptible de
se gérer plus aisément du fait qu’elle peut être nommée,
ressentie et verbalisée. La faute pourra alors être excusée, suite
à une repentance, une demande de pardon, à une amende en
guise de dommages et intérêts… En revanche, la culpabilité de
la victime innocente n’est, souvent, ni consciente, ni
exprimable en mots, ni, surtout, réparable concrètement.
Pour en revenir à mon patient, sa fibre de culpabilité a été
titillée régulièrement, dès sa petite enfance, au moins dans
trois circonstances : la mésentente entre ses parents, le
désordre dans le triangle familial et l’impact de l’abus sexuel.

1. Mésententes parentales
L’enfant a besoin de se sentir, de s’imaginer comme le fruit
de l’amour entre ses deux parents. C’est bien cet unisson, cette
communion originaire entre ses géniteurs qui lui procure un
sentiment de légitimité, le droit d’exister et d’occuper une
place, sans la nécessité de lutter ni de se justifier, sans craindre
donc d’être dépossédé de cette légitimité suite à la moindre
péripétie. Il a besoin de se croire tout pour eux, important,
essentiel, unique, irremplaçable, au centre de leur univers.
C’est ce que j’ai nommé la « sécurité ontologique » : le droit
incontestable d’être et de vivre parmi les autres. C’est bien
cette conviction qui procure un axe, un pivot central au
psychisme, une colonne vertébrale, si l’on peut dire. S’il a été
le fruit du hasard, non désiré, s’il est né contre la volonté des
parents après des tentatives ratées d’avortement, par exemple,
ou, fruit d’un viol, s’il est venu au monde pour combler un
vide, servir de faire-valoir ou pour remplacer un enfant disparu
précédemment, sa construction narcissique sera défaillante.
C’est bien le narcissisme primaire, l’amour inconditionnel et
gratuit des parents qui fondent le narcissisme secondaire, socle
de l’amour de soi.
En résumé, s’il a été conçu par le seul croisement
biologique entre un spermatozoïde et un ovule, il aura du mal
à bâtir correctement son assise narcissique. Un enfant non
aimé dans la gratuité du désir éprouvera plus tard certaines
difficultés à s’aimer, à se respecter, à avoir confiance en lui-
même, en sa bonté et son utilité. Il sentira sans cesse au-dessus
de sa tête l’épée de Damoclès de l’abandon et de l’exclusion.
Il n’osera pas prendre place confortablement dans un fauteuil,
mais occupera timidement un strapontin ou un siège d’appoint,
éjectable à tout moment. Il dépensera son énergie libidinale
non pas pour vivre simplement sa vie, psychiquement
autonome, le moins dépendant possible des autres et de
l’extérieur, mais pour assurer sa survie. Celle-ci apparaîtra en
conséquence comme fragile, incertaine, sans cesse remise en
cause, à la merci des jugements et des caprices des autres. Plus
le sujet aura été affecté dans son passé par l’illégitimité et
donc par l’insécurité ontologique et la crainte d’inexister, plus
il s’acharnera, à l’âge adulte, à s’imposer, à plaire, séduire,
briller, c’est-à-dire à prouver son droit d’exister, par la lutte si
nécessaire, en s’appropriant la place des autres, parfois avec
virulence et agressivité.
Paradoxalement, plus il dépensera d’énergie pour assurer sa
sécurité et plus il sera rattrapé par ce qu’il aura cherché depuis
le début à éviter, à savoir le désamour et l’exclusion. Autrui ne
décèle et ne voit donc en nous que ce que nous cherchons à
tout prix à camoufler, à taire. Voilà pourquoi, faute d’avoir été
désiré, la conscience et surtout l’acceptation de son illégitimité
constituent la meilleure protection, la plus précieuse assurance
vie.
Or, depuis tout petit, Victor s’ingénie à briller, à exceller, à
plaire, pour fuir ou pour compenser son illégitimité. Celle-ci
n’est pas forcément ressentie consciemment comme telle, mais
elle se repère à travers sa manifestation majeure : le syndrome
d’abandon. Mon patient n’a, certes, pas été victime d’abandon
réel physique, à l’image de la petite Cosette dans
Les Misérables, le fameux roman de Victor Hugo ; il a
néanmoins souffert de délaissement, de négligence dans
l’entre-deux d’un couple indisponible psychologiquement,
l’un comme l’autre étant absorbés et tracassés par leur
mésentente, leur colère, leurs insatisfactions et récriminations
mutuelles. Dans ces conditions, la disponibilité n’est plus au
rendez-vous pour nourrir leur enfant d’amour et le protéger
paisiblement. La mère prétendait « adorer » son fils, mais elle
était davantage en quête de reconnaissance que dans le don
gratuit. Pire encore, elle utilisait Victor dans la guerre qui
l’opposait à son mari. En outre, le père, disqualifié par son
épouse, n’était guère en mesure d’occuper sa place ni
d’exercer la fonction qui lui revenait.
L’enfant ainsi psychologiquement orphelin de père et de
mère devient en proie à deux angoisses majeures : la privation
de nourriture affective et l’insécurité. L’enjeu de la
psychothérapie consiste dès lors à parvenir à différencier
progressivement hier d’aujourd’hui, l’enfant intérieur de
l’adulte, le fantasme de la réalité. Pourquoi ? Dans le but
précis d’alléger, d’atténuer l’emprise du passé sur le présent,
du petit garçon ou de la petite fille sur la personne adulte, du
dedans sur le dehors. Oui, enfant, j’ai été victime
d’illégitimité, faute de désir gratuit chez mes géniteurs ; j’ai
subi l’abandon, le manque d’amour et de sécurité. Je reconnais
mon histoire. Je ne m’épuise plus à arracher ces premières
pages grises ou noires du livre de ma vie. Toutefois,
aujourd’hui je ne suis plus un petit garçon ou une petite fille.
Je ne vis plus à la même époque ni avec les mêmes personnes,
je ne suis plus confronté aux mêmes enjeux. Je choisis de
m’accorder moi-même cette légitimité dont je fus privé
naguère. Je prends l’enfant en moi par la main et je poursuis
mon chemin. Je me donne l’amour qui m’a fait défaut.
J’avance du passé vers le futur, pour assumer mon présent.
Le présent est un cadeau, comme un cadeau est un présent,
offert seulement à celui qui s’enracine dans la terre de
l’ancêtre et qui se penche vers l’horizon du fils à naître. La
plainte ne fait qu’aggraver l’insatisfaction.
De même, toutes les tentatives de réparer un manque
intérieur, psychologique et ancien par recours à des solutions
concrètes extérieures et actuelles ne feront qu’alourdir le poids
des frustrations. Ainsi, l’intégration des épreuves endurées, de
l’héritage jugé négatif, voire toxique, est susceptible de se
transformer en une énergie psychique extraordinaire. Il s’agit
de la transmutation du plomb en or, comme le soutenaient les
alchimistes. À l’inverse, le refus, le déni ou la lutte contre ce
qui fut affaiblissent encore davantage le sujet, le fragilisent,
l’exposent à toutes sortes d’abus, à l’agressivité et à la
perversion de loups déguisés en agneaux. Seules, par
conséquent, la prise de conscience et l’acceptation du passé
contiennent en elles les germes d’une libération.
À qui la faute ?
Je l’ai déjà souligné, la culpabilité la plus corrosive affecte
toujours la victime innocente ou celui qui a été témoin de la
violence ou de la souffrance de ses proches ; par exemple,
dans sa famille, la souffrance de ses parents, le décès d’une
sœur ou d’un frère, la dépression de sa mère, le chômage de
son père… Le terme « assister à » signifie en français
« regarder », « observer », « voir », mais « assister » signifie
également « aider », « participer », « collaborer ». On peut
assister à un spectacle comme à des scènes traumatisantes où
papa insulte et frappe maman. Le petit croit alors, comme par
une confusion des sens du mot, que la mésentente entre ses
parents ou les épreuves qui les accablent sont de son fait et de
sa faute, dues à sa présence, à sa mauvaiseté foncière, parce
qu’il n’a pas été gentil, n’a pas fini son dessert, a prononcé un
gros mot ou n’a pas obéi en allant se coucher tout de suite…
Dans l’inconscient, toute coïncidence se mue en causalité sous
l’égide d’une pensée magique et superstitieuse. Celle-ci
demeure encore prédominante dans certaines tribus primitives,
mais aussi dans notre mentalité archaïque, notre fameux
cerveau reptilien, toujours vivant, en chacun de nous : « Papa a
eu un accident parce que j’ai renversé la crème au chocolat sur
mon tee-shirt tout neuf ! »
La culpabilité de la victime innocente s’avère ineffable et
indicible comme telle, c’est-à-dire qu’elle ne pourrait être ni
ressentie consciemment ni exprimée clairement à l’aide de
mots. D’ailleurs, dès qu’elle tente de faire surface, le sujet
s’emploie à la faire taire, à la refouler en raison de sa
coloration négative, de sa charge perturbatrice, dérangeante. Il
est bien plus facile d’afficher ses bonnes actions, ses mérites et
ses bienfaits avec fierté, d’exposer ses médailles et ses
diplômes que ses travers, que son ombre, en résumé, indésirée.
Je ne sais plus qui a dit que l’échec demeure orphelin, alors
que la réussite a de nombreux pères !
Voici pourquoi la culpabilité se trouve toujours combattue
et donc bannie de la conscience. Mais alors, si elle est invisible
et indétectable en tant que telle, qu’est-ce qui prouve son
existence ? Elle se devine et se repère à travers trois
conséquences : l’expiation, la quête de perfection et
d’innocence, et l’angoisse.
Les deux premiers points renvoient à la nécessité, pour le
sujet, dans le but d’apaiser sa culpabilité, de se maltraiter de
manière masochiste pour prouver à lui-même et aux autres
qu’il est légitime et innocent. Il cherchera alors « des bâtons
pour se faire battre » d’un côté, tout en s’ingéniant
parallèlement à se montrer bon, aimable, serviable, parfait,
bienfaisant. La culpabilité de la victime innocente se
soupçonne, en troisième lieu, à travers l’angoisse, la crainte,
l’attente anxieuse de la survenance imminente d’une
catastrophe. Qui dit « faute » pense instinctivement punition,
vengeance, châtiment, condamnation. Le petit se trouve, en
cas de mésentente entre ses parents, envahi, rongé, par l’effroi
de les voir se séparer bientôt, en représailles à ses travers, bien
évidemment imaginaires, comme si toute la violence à laquelle
il assistait, en toute impuissance, était de son fait et de sa faute.
Abandonné ainsi à lui-même, délaissé, il n’existera plus
personne, s’imagine-t-il, pour prendre soin de lui, l’aimer, le
nourrir et le protéger. Il se trouve dès lors perdu au milieu de
nulle part, en détresse, dans une atmosphère hostile, ne sachant
plus que faire ni où aller.
Je m’occupais d’une patiente qui, à l’âge de six ans, se
croyait non seulement la cause de la maladie et de la mort de
son père, mais se reprochait, de surcroît, son impuissance face
à ce drame, son désespoir de n’avoir rien pu entreprendre pour
le sauver. Elle vivait dans la terreur de se retrouver à la rue,
avec sa sœur et sa mère, sans rien, dans une pauvreté et
insécurité absolues. Arrivée à la retraite, elle revivait les
mêmes craintes, puisque, plus on avance en âge, plus on se
rapproche de son enfance. On retrouve alors le petit garçon ou
la petite fille qu’on était, héritier des tourments de nos
ascendants, soucis que nous avions aspirés naguère, dans le
rôle aliéné de l’enfant-thérapeute, pour les en délivrer. Jésus
n’a-t-il pas versé son sang pour purifier les fautes de
l’humanité ? Cette patiente redoutait ainsi, malgré une
situation financière tout à fait convenable, de manquer de
moyens pour ses vieux jours et de se retrouver un jour
fatalement à la rue. La maladie et la mort de son père alors
qu’elle était enfant avaient installé chez elle, avec son cortège
de culpabilité et d’impuissance, un syndrome d’abandon
comme châtiment, avec privation d’amour et de sécurité.
Ainsi, la perte de quelque chose et surtout de quelqu’un
ravive – je dirais, et sans connotation péjorative,
« égoïstement » – l’effroi infantile de l’abandon, du désamour,
de la solitude et de l’insécurité comme punition, requise contre
la culpabilité d’avoir été une victime innocente. Ce n’est pas
seulement l’autre que nous pleurons, mais aussi notre propre
infortune. Ainsi, la quasi-totalité de nos passions et de nos
craintes s’avère d’essence égocentrique.
J’ai eu à m’occuper d’une autre patiente qui avait été
victime, dans le ventre de sa mère, d’une tentative « avortée »
d’avortement. Marquée par ce traumatisme, à deux doigts de la
mort, au sens figuré et propre, elle avait cherché durant des
décennies à apaiser ses craintes de mourir de manière
imminente – celles du fœtus de trois mois évidemment – par
recours à la lutte et à l’évitement. La vue d’un arbre abattu ou
celle d’un chat écrasé sur la route la mettait dans tous ses états.
Lorsqu’elle apercevait un escargot sur le chemin, elle le
ramassait avec précaution et le plaçait sur l’herbe de peur qu’il
ne se fasse écraser. La moindre indisposition chez elle-même
ou ses proches lui faisait redouter le pire. Elle est devenue non
seulement hypocondriaque, mais aussi végétarienne et une
fervente militante écologiste, luttant avec passion pour la
préservation de la planète, des animaux et des plantes. Ses
« discussions » avec ses amis et connaissances finissaient par
des hurlements. Elle cherchait à les convertir avec véhémence
à sa cause : l’arrêt de l’abattage animal, l’interdiction de la
chasse, la réduction au maximum du gaspillage, des
déplacements inutiles, des voyages touristiques en avion, par
respect pour un environnement en danger d’anéantissement.
Ma patiente souffrait, de plus, d’un syndrome
d’hyperactivité. Comme prise dans un tourbillon, elle
ressentait constamment un besoin impérieux de bouger, d’être
occupée, de faire mille choses à la fois, jusqu’à ne plus savoir
où donner de la tête. Une force mystérieuse en elle la poussait
à sortir, à partir, à revenir, à courir sans pouvoir s’arrêter, rester
tranquille, ne rien faire. Par conséquent, il lui était difficile de
conserver le même emploi, de s’installer quelque part ou de
s’engager, de rester longtemps avec la même personne,
redoutant de perdre ainsi son temps, de s’ennuyer. La
monotonie, la routine la perturbaient. Elle devait tout le temps
se fixer des buts, des programmes, des projets, des
changements, de la nouveauté pour se sentir vivante. Chez
elle, elle passait beaucoup de temps à bavarder au téléphone
ou laissait la radio allumée, sans vraiment l’écouter, pour se
sentir accompagnée. Sa culpabilité d’avoir été victime de
violence mais également celle d’avoir survécu nonobstant le
souhait maternel de disparaître la faisait s’exprimer avec
impétuosité, sans sérénité ni distance, avec sévérité, privée
d’indulgence vis-à-vis d’elle-même et à l’égard des autres.
Tout débat se transformait dans son esprit en procès, dans un
tribunal où elle s’acharnait à « sauver sa peau », en fait, à
conquérir et à imposer son droit à survivre. Tout se passait
comme si, à cinquante ans, elle se sentait encore en danger
dans l’utérus maternel, comme si l’ange de la Mort s’apprêtait
à lui ôter la vie avec sa faux tranchante.
Le motif principal de l’hyperactivité est de lutter contre la
DIP et ses parties inanimées, sa dépression masquée, l’horrible
sensation d’inexister. Quelle preuve plus indéfectible que le
mouvement, pour s’assurer à soi-même et aux autres qu’on est
vivant ? La première fois que l’enfant fait connaissance avec
l’idée de la mort, c’est lorsqu’il s’aperçoit avec étonnement
qu’une mouche, un papillon, un lézard ou un chat qu’il tente
d’attraper ne s’enfuit pas, demeure figé, ne bouge plus ! Ma
patiente mimait le mouvement de la vie, mais elle était en
réalité plus en survie et en sursis, donc pas en vie, vivante !
Je ne suis évidemment pas hostile ni indifférent à la
souffrance animale ni à la dégradation de l’environnement,
loin de là. Je cherche seulement à soutenir l’idée de
l’impossibilité, voire de la dangerosité de chercher à résoudre
une difficulté psychologique intérieure et antérieure (angoisse
de mort et la culpabilité de survivre) par recours à la lutte et à
l’évitement. Ma patiente militait sincèrement pour sauver les
arbres, les animaux et les plantes de l’anéantissement, mais
elle s’épuisait surtout à abréger ses propres angoisses de mort,
l’attentat dirigé contre elle dans l’utérus maternel.
Paradoxalement, la prise de conscience de ce trauma
originaire lui permit de commencer à s’exprimer, sans
renoncer pour autant à ses convictions, qu’elle pouvait
désormais s’approprier avec sérénité, sans plus la rage de
convaincre, puisque c’était la femme adulte qui parlait
désormais et non plus le fœtus en détresse. Quant à ses
interlocuteurs, ceux-ci purent s’ouvrir, à leur tour, en toute
sécurité, pour accueillir ses paroles, sans se sentir culpabilisés
ni menacés d’extermination par une apocalypse planétaire
imminente. « Lorsque vous hurlez, votre interlocuteur
s’éloigne et se bouche les oreilles. Si vous lui parlez
doucement, il s’approche pour mieux vous écouter ! » disait
Bouddha.
L’angoisse peut ainsi être envisagée comme une sanction,
une punition inconsciente que le sujet s’inflige à lui-même
pour se châtier de sa culpabilité, notamment celle de la victime
innocente. Elle n’est donc pas forcément justifiée, prise dans
un lien de cause à effet ou suscitée par des manques, des
risques, des épreuves ou des dangers réels. Ceux-ci ne servent,
tout au plus, que de déclencheurs. L’angoisse ne constitue pas
non plus le présage d’une catastrophe à venir, la prémonition
d’un malheur comme tomber malade, mourir, perdre son
emploi, son conjoint, son enfant, se ruiner… Ces frayeurs
apparaissent bien souvent comme la résurgence de craintes
infantiles anciennes relatives à l’abandon, à l’illégitimité, au
désamour ou à toute épreuve subie naguère, à l’origine de la
culpabilité de la victime innocente. Dès lors, il ne servirait à
rien de s’épuiser à dénier ces angoisses, à les sous-estimer, à
les fuir, à les combattre dans l’espérance de parvenir à s’en
débarrasser définitivement pour retrouver la quiétude.
Beaucoup de personnes s’étonnent de se voir happées
soudainement et immergées dans une marée noire d’angoisses
irrationnelles, sans nul objet ni motif apparent, curieusement
au moment même où tout semble aller bien. Tout se passe
comme si une voix mystérieuse et menaçante leur chuchotait :
« Tu vas voir, ça ne va pas durer, tu ne perds rien pour
attendre. »
Contrairement à la peur (de l’avion, des serpents, d’un
précipice…), l’angoisse n’a pas vraiment d’objet précis. Le
sujet l’éprouve d’abord de façon confuse avant de parvenir à
lui attribuer un motif, une raison. On est donc angoissé, mais
sans savoir pourquoi. D’où la disproportion, parfois
importante, des réactions face à une contrariété, où une
moindre gravité objective déclenche un tsunami émotionnel,
un vent de panique faisant craindre les pires scénarios. Et la
mécanique est la même en ce qui concerne le bonheur, qui est
pourtant à l’extrême opposé de l’angoisse. Lui non plus n’est
pas tributaire d’un objet quelconque – chose ou personne – ce
qui le rend de fait assez mystérieux. Le bonheur témoigne, en
réalité, d’une aptitude intérieure. Il dépend bien moins que
l’on ne le croit des circonstances et des réalités extérieures, des
autres, de notre richesse, beauté, jeunesse, santé, vie
sentimentale… Le sujet se l’autorise ou se l’interdit seulement
en fonction de l’amour qu’il éprouve pour lui-même, du
respect, du mérite qu’il s’accorde ou se refuse, de son capital
narcissique, de son sentiment de légitimité d’être au monde.
Le lien entre l’angoisse et la culpabilité de la victime
innocente ne semble, j’en conviens, pas évident d’emblée, en
raison de son caractère inconscient et ineffable. La culpabilité
paraît très injuste surtout, illogique, voire scandaleuse !
Comment se qualifier de coupable alors même qu’on n’a rien
commis de répréhensible ? et que l’on a souffert, à l’inverse,
d’abandon et de maltraitance ? C’est bien ce côté
manifestement absurde, aberrant, qui empêche de la repérer.
J’ai connu plus d’un patient dont le syndrome de la culpabilité
de la victime innocente provenait du fait d’avoir été malade
dans son enfance, hospitalisé, opéré, objet d’attention et de
surveillance extrêmes et de vives inquiétudes chez ses parents.
La « paranoïa », quelles que soient ses formes, sensitive,
névrotique ou psychotique, de personnalité ou de caractère,
légère ou grave, offre un bel exemple de ce lien invisible. Tous
ses symptômes, sans exception, convergent vers la principale
et l’unique notion de persécution. Le paranoïaque vit en effet
dans un monde cauchemardesque empli d’hostilités dirigées
contre lui, de violences, de trahisons, d’infidélités, de
jalousies, de méchancetés, de médisances, de menaces, de
complots, d’injustices, de suspicions, de « vacheries ». Il est
convaincu qu’on lui en veut, qu’on le hait, qu’on le juge mal,
qu’on cherche à lui nuire, par des moyens détournés, fourbes –
souriant par-devant mais méchant par-derrière. Il est persuadé
que l’on cherche à le manipuler, à le trahir, à abuser de sa
candeur, à le léser, à le voler, à lui tendre des pièges. Il se tient
alors, tel un soldat en guerre, tendu, mobilisé, méfiant, sur ses
gardes, aux aguets, prêt à se défendre, à riposter, avec
agressivité si nécessaire. Souvent plus intelligent que la
moyenne, il fait preuve, tout de même, d’une susceptibilité
infantile, prenant tout au sérieux, au premier degré, sans
humour, tout étant dirigé contre lui. La moindre allusion ou
plaisanterie est susceptible d’être interprétée par lui comme
une marque d’agressivité. Il dépense alors une grande part de
son énergie vitale à prouver, par la voie judiciaire notamment,
sa probité écornée, son innocence bafouée, en projetant la
faute sur autrui. C’est bien ce qui démontre, paradoxalement,
l’existence d’une forte culpabilité chez lui, contre laquelle il
lutte avec force, par recours à la dénégation et à la projection.
Qui veut trop prouver ne prouve rien ! Seul le prisonnier aspire
à la liberté, le malade à la santé, le vieux à la jeunesse, et le
pauvre à la richesse. Pourquoi donc cet acharnement contre la
« méchanceté » des autres si l’on n’a rien à se reprocher ?
À cause de sa culpabilité imaginaire, celle de son enfant
intérieur évidemment, victime jadis de maltraitance.
Bien entendu, il est tout à fait naturel, normal, je dirais
même nécessaire, de s’inquiéter quelquefois sans nul motif
relatif à ce qui se passe dans le présent ou à ce qui risquerait
de nous arriver dans le futur, à nous-même, à nos proches ou à
l’humanité. Nous pouvons nous laisser traverser par ce que les
philosophes ont dénommé l’« angoisse existentielle » ou
« angoisse métaphysique », relative aux interrogations
auxquelles nul ne saurait répondre – à commencer par le sens
de la vie, et ce qui nous attend dans l’au-delà !
Ces questions sont consubstantielles à notre humanité,
parfaitement saines, légitimes, fécondes – à condition qu’elles
ne soient pas symptomatiques d’une dépression masquée,
finissant par déconnecter le sujet de la réalité. Cependant,
l’angoisse de l’adulte n’est pas de même nature que celle de
son enfant intérieur. Le premier est ébranlé, mais son être
profond demeure solide et vivant, à l’abri du risque de
s’effondrer sous l’effet d’une dramatisation apocalyptique,
caractéristique de l’émotionnalité infantile. En outre,
l’angoisse adulte est modulable en fréquence et en intensité,
n’envahissant pas durablement le Moi en bloquant la libido.
En revanche, la détresse de l’enfant intérieur est susceptible de
s’apaiser provisoirement, mais demeure en permanence en
toile de fond, même lorsque les nuages ont laissé la place à un
ciel bleu azur.

2. Désordres dans le triangle


La seconde source de culpabilité pour Victor, qui est en
continuité de sens avec la première (mésentente des parents),
renvoie aux dysfonctionnements du triangle familial dans
lequel il a grandi.
Mon patient a passé son enfance et son adolescence entre
deux parents désunis, entretenant une image idolâtrée de sa
mère et une de son père totalement disqualifiante. L’un et
l’autre se trouvaient donc aux extrêmes opposés. Ne s’aimant
pas et ne se respectant pas, ils ne pouvaient pas faire couple
ensemble pour édifier un triangle nécessaire à la bonne santé
de chacun. Sa mère était qualifiée de belle, elle jouissait d’une
bonne santé, gagnait de l’argent avec son commerce et vivait
sa féminité au-dehors, sans trop le cacher, avec ses amants.
Elle se montrait, de plus, dominatrice et envahissante. Le père
est décrit, en revanche, comme faible, laid, avec « un nez tordu
au milieu de la figure », en mauvaise santé, désargenté,
impuissant sexuel et enfin « cocufié ». Il ne pouvait donc jouer
qu’un rôle de figurant, de potiche dans ce trio bancal, privé de
sa place et de sa fonction paternelle. Trop d’un côté, et pas
assez de l’autre. Victor ne pouvait regarder son père qu’avec
les yeux de sa mère, c’est-à-dire de façon négative. Il était
contraint, enjoint de prendre parti pour elle puisqu’elle
l’idolâtrait, le comblait, le couvait sous son aile.
Un homme peut être perçu par son enfant comme un
mauvais mari pour sa mère, mais jamais comme un mauvais
père ; les deux fonctions ne sauraient être confondues.
L’importance du père dans le psychisme de l’enfant est
tributaire du capital d’amour qu’il détient dans le cœur de son
épouse. Dans un triangle sain, il n’existe pas de hiérarchie, pas
de rôle du dominant et du dominé, du maître et de l’esclave.
Ses trois membres sont intrinsèquement reliés. Aucun d’eux ne
saurait d’ailleurs exister sans la présence des deux autres, lui
servant à la fois de garant et de limite. La femme ne pourra
s’accomplir, vivre pleinement sa féminité que si elle est
désirée par un homme qui l’aime et la respecte. Il la fait
devenir mère en lui offrant sa semence (garant), tout en
l’aidant à intégrer ses manques (limite).
Ainsi, dans son propre intérêt d’abord, elle ne se croit pas
toute-puissante, androgyne, père et mère, complète, parfaite,
autosuffisante. Quant à l’homme, c’est grâce au désir de la
femme qu’il peut s’ériger en amant et se réaliser en tant que
père (garant), tout en étant empêché de se prendre pour le
pater familias antique, despote, tyrannique, propriétaire de sa
femme et de ses enfants (limite).
Contrairement à l’idée reçue, l’homme et la femme ne se
complètent pas : ils s’incomplètent mutuellement, c’est-à-dire
que chacun apporte à l’autre non pas ce qui lui fait défaut pour
le compléter, mais le manque, tout simplement. Cela contribue
à faire prendre conscience à l’autre de son incomplétude, de
son imperfection, ce qui n’est nullement un défaut, mais une
vertu.
« Je » se dit ani en hébreu. En permutant les trois lettres,
ani devient ain, qui signifie « néant » dans cette langue. Toute
identité repose sur le manque. L’aspiration à la perfection est
destinée à recouvrer sa complétude ronde, comme lorsque l’on
faisait un avec le corps maternel dans l’utérus. Grâce à la
psychothérapie, ce vœu infantile laissera place au devenir-soi
adulte, non pas malgré, mais bien grâce au manque, aux
limites qui structurent le Moi.
Quant au petit dans ce triangle, il se trouve limité aussi par
sa dépendance totale à l’égard de ses géniteurs, sur les deux
plans, matériel et psychologique. Sans la nourriture affective et
la protection qui lui sont prodiguées, il ne survivrait pas
longtemps, même si tous ses besoins biologiques étaient
satisfaits par ailleurs. C’est la célèbre thèse défendue par le
grand psychanalyste autrichien René Spitz, avec son concept
de dépression anaclitique lors du syndrome de l’hospitalisme.
Le petit a un besoin vital de ses deux parents. Tel un arbre, il
plonge ses racines dans la terre (symbole maternel) et pointe
ses branches vers le soleil (symbole paternel). Cependant, d’un
autre côté, c’est lui qui préside à la construction de l’identité
de chacun d’eux, à leur accomplissement (garant). C’est, en
effet, lui le véritable bâtisseur qui rend l’homme père et la
femme mère. « Fils » se dit ben en hébreu, et signifie aussi
« bâtisseur ». Chacun, en se construisant, aide les deux autres
membres à s’accomplir, à se réaliser, tout en les empêchant de
sombrer dans l’hybris, la démesure, l’excès. Il leur sert donc à
la fois de garant et de limite. D’ailleurs, dès sa naissance et
pour longtemps encore, c’est lui qui, malgré sa petitesse et sa
chétivité, commande les grands en faisant la pluie et le beau
temps dans sa famille. Le plus faible n’est pas forcément celui
que l’on croit, dans la culture moderne notamment, avec le
sacre de l’enfant-roi !
L’édification du triangle est ainsi soumise à la loi de la
dialectique féconde des contraires où l’un ne pourrait subsister
et s’épanouir que grâce à l’implication des autres.
Chez Victor, son père n’a pas pu occuper et exercer sa
fonction paternelle auprès de lui, dénigré qu’il était dans le
cœur et la parole maternels, et donc dans le regard de mon
patient, contraint, par solidarité, de se conformer au désir de la
matriarche. La toute-puissance maternelle et l’impuissance
paternelle se sont avérées, l’une comme l’autre, néfastes pour
Victor, demeuré en fusion avec sa mère, faute d’un père
suffisamment solide, capable de les séparer en s’immisçant
dans leur entre-deux.
Il est capital pour la construction du triangle, indispensable
à l’épanouissement de ses membres, que le père soit
physiquement présent, certes, mais aussi qu’il soit assez
adulte, qu’il « fasse le poids », soit doté d’une colonne
vertébrale psychologique adéquate, pour réussir ce
décollement. Celui-ci n’est nullement synonyme
d’arrachement ni d’éloignement. Il sert à circonscrire la fusion
originaire, à fixer des limites afin d’empêcher la dilution des
corps et des désirs. Il ne signifie pas coupure mais
différenciation et distance, sans lesquelles, paradoxalement,
aucun lien ne saurait advenir. C’est bien le père en tant
qu’étranger, l’autre, le tiers, le différent, physiquement et
sexuellement, de la mère et générationnellement de l’enfant,
dans sa fonction paternelle différenciante, qui transforme le
duo naturel en triangle, permettant à chacun d’exister et de
tisser des liens avec les deux autres. Loin d’éloigner, il
rapproche et relie plutôt chacun aux deux autres.
Cependant, lorsque le père est séquestré par le petit garçon
en lui, affecté par la carence matricielle de son passé, il ne
pourra plus assumer sa fonction séparante et reliante. Il
cherchera à préserver sa relation fusionnelle auprès de sa
compagne, prise pour une « maman », en se montrant jaloux et
rejetant vis-à-vis de son enfant. La fonction paternelle
séparante a de tout temps aidé le père, étranger au processus
naturel de grossesse et de l’accouchement, à s’intégrer dans le
triangle, sans être réduit au seul rôle biologique de fournisseur
de spermatozoïdes. Ainsi, n’étant plus quantité négligeable,
insignifiant, rien, « la cinquième roue de la charrette », il peut
sauver la femme, incontestablement supérieure à lui sur tous
les plans, de la toute-puissance matriarcale déstructurante.
Cette supériorité ne se réduit pas au seul privilège de porter
la vie dans son ventre, ce que les hommes lui envient
jalousement. La petite fille accède déjà plus aisément et plus
tôt au langage ainsi qu’à l’éducation sphinctérienne. Avec une
espérance de vie supérieure à celle de l’homme, la femme fait
preuve d’une plus grande solidité psychologique face à la soif,
à la faim, à la douleur physique mais aussi morale. Douée
d’une fine intelligence émotionnelle, centrée davantage sur
son intériorité, on lui apprend à se montrer plus à l’aise dans
l’accueil et l’expression de ses peines, fantasmes et sentiments
à l’aide de mots, contrairement à son alter ego, plus enclin à
décharger sa tension au-dehors, par recours à des objets et des
actions. Cette proximité avec l’intériorité, ainsi que sa facilité
à verbaliser, à pleurer, sans cacher ses fragilités, lui permet une
catharsis spontanée. Les décharges émotionnelles ainsi
effectuées la protègent contre les effets néfastes du
refoulement, celui des non-dits et des émois indésirés,
devenant toxiques et ravageurs à long terme. L’homme, en
revanche, se voulant fort, en raison justement de sa chétivité
inavouée, s’interdit de révéler et de partager ses tourments,
perçus comme preuves de sa faiblesse. Selon les statistiques de
l’Inserm, il y a eu près de 9 000 décès par suicide en 2017, en
France, avec trois fois plus d’hommes suicidés que de femmes.
En revanche, en ce qui concerne les tentatives de suicide, les
femmes passent deux fois plus souvent à l’acte. Face aux
chocs psychologiques, les hommes s’ébranlent donc bien
moins, en apparence, mais ils s’effondrent trois fois plus que
les femmes.
L’alliance par la dialectique des contraires ne pourra se
réaliser qu’à la condition que l’homme ne sombre pas lui-
même dans la dictature et la violence, façon pour lui de
camoufler sa tristesse et sa jalousie de ne pouvoir porter la vie
dans son ventre. Cette présence paternelle dans le cœur et le
désir de la mère affranchit, délivre l’enfant de l’injonction de
la rendre heureuse, de la combler, d’être « tout » pour elle. Il
ne sert plus de faire-valoir ni de bouche-trou. Il reste dans sa
place, non adultifié, non responsable, non coupable des
frustrations de ses géniteurs, non aliéné, non soumis à leurs
désirs. La fonction paternelle séparante semble d’ailleurs
s’éclipser dangereusement dans nos sociétés postmodernes, en
raison de la désacralisation des pères ainsi que de l’éclatement
du triangle, sans que cela soit profitable à aucun de ses
membres. Le motif principal des relations compliquées et
conflictuelles que certaines filles entretiennent avec leur mère,
encore à l’âge adulte, renvoie justement au manque de
séparation et de différenciation entre elles, faute, naguère dans
le triangle, d’une présence paternelle, réelle et symbolique,
séparante et reliante.
Dans ces circonstances, il a été impossible pour Victor de
se lier à son père, de l’aimer et de s’identifier à lui. En réalité,
étant donné la domination maternelle, Victor s’interdisait
d’investir positivement son père. Cela aurait représenté un acte
d’infidélité, de trahison, d’ingratitude envers celle qui le
comblait. « Si le président de la République m’invite à
déjeuner, j’irai d’abord faire à manger à mon fils avant d’aller
le rencontrer » disait-elle !
Œdipe aujourd’hui
Qu’en est-il du fameux complexe d’Œdipe, dans ces
conditions ? Mon patient n’a jamais souhaité ni cherché à
supprimer son père pour s’unir sexuellement à sa mère,
suivant la définition classique de ce concept. J’avouerai
d’ailleurs qu’au cours de mes quelques décennies de pratique,
je n’ai jamais rencontré, pas même une seule fois, de patient,
homme ou femme, ayant caressé dans son enfance un
quelconque fantasme ou une attirance sexuelle à l’égard de
l’un de ses parents ou d’un autre adulte.
Dans l’histoire de Victor, comme à chaque fois, ce sont les
personnes adultes, en l’occurrence la nounou de mon patient,
qui ont abusé sexuellement des petits, pris pour des objets,
sous forme de viol ou d’attouchements, mais jamais le
contraire. Ces gestes intrusifs ont pu procurer parfois au petit
garçon ou à la petite fille un certain plaisir, mêlé à de la peur,
de l’étonnement et de la culpabilité. Cependant, il ne s’agit
nullement d’une jouissance érotique génitale à proprement
parler, comme chez les adultes, mais d’une simple réaction
biologique. Je fais référence ici aux stades de l’évolution
libidinale tels que décrits par Freud, caractérisant la sexualité
génitale adulte, après les phases orale, anale et phallique.
Palper les zones érogènes de n’importe quel humain, ou même
animal, produit un certain émoi, un trouble, n’ayant rien à voir
avec ce qui se produit lors d’ébats amoureux. L’idée d’une
attirance sexuelle des enfants pour leurs parents m’a toujours
paru saugrenue, infondée cliniquement, je dirais perverse,
l’adulte projetant sur eux et leur attribuant ses propres
inclinations !
Victor n’avait strictement aucun effort à fournir pour
s’approcher de sa mère ou pour la séduire, puisqu’il était
idolâtré par elle, collé, riveté à elle, placé sur un piédestal, tel
un dieu grec, en tant que faire-valoir, bouche-trou,
antidépresseur : « Heureusement que je t’ai toi, répétait-elle à
l’envi, sinon je serais déjà morte. »
Ce n’est donc point, contrairement au credo classique, le
père qui cherchait à éloigner son fils-rival de son épouse, mais
bien celle-ci qui interdisait toute relation entre les deux
hommes en disqualifiant au maximum le père, laid,
désargenté, impuissant sexuel, cocu.
En outre, contrairement au dogme freudien, Victor ne
s’ingéniait nullement à éliminer son père pour coucher avec sa
mère. Il n’avait pas besoin de le tuer, la mission était déjà
endossée psychologiquement par sa mère. En vérité, mon
patient a plutôt souffert de l’absence de figure paternelle,
séquestré comme il était dans la toile d’araignée maternelle. Il
n’a pas été fils d’abord, pour pouvoir un jour destituer le père
et devenir adulte.
Victor souffrait, non pas parce que ses parents s’aimaient
trop à son détriment, mais d’un manque de proximité entre
eux, de leur mésentente, de leurs disputes et désaccords
permanents, sans pouvoir y remédier. L’enfant, je l’ai déjà
souligné, a besoin de naître et de grandir au sein d’un triangle,
dans l’entre-deux d’une mère et d’un père adultes, capables de
lui assurer sa légitimité en lui prodiguant ces deux ingrédients
indispensables à sa survie que sont la nourriture affective et la
sécurité. Il n’a donc aucun intérêt à ce qu’ils se disputent ou
divorcent. Il souhaite, à l’inverse, qu’ils soient unis et
solidaires, heureux ensemble afin de pouvoir s’occuper de lui,
l’aimer et le protéger. Il s’est donc opéré dans le triangle de
mon patient une sorte d’inversion. Orphelin symbolique de
père et de mère, il s’est érigé en enfant-thérapeute, guérisseur
de l’un comme de l’autre, pour les réparer, les relier, les rendre
capables de reprendre leurs vraies place et fonction, en tant
que parents nourriciers et protecteurs.
La naissance de la volonté thérapeutique chez mon patient
renvoie à cette nécessité originaire. D’où l’injonction chez lui
de devenir le meilleur, brillant, génial, gentil, sérieux, parfait,
en un mot, pour sauver ses parents, certes, mais pour qu’ils
puissent le sauver lui, en l’aimant, en le nourrissant et en le
protégeant. L’amour est d’essence égoïste !
Déjà tout petit, il donnait des conseils à son père pour ses
ventes au marché. Il lui conseillait d’offrir des cadeaux et des
fleurs à sa mère pour tenter de l’amadouer, de la reconquérir. Il
ne cherchait pas à désunir ses parents mais à les ré-unir, à les
recoller, à les re-marier, au contraire, pour qu’ils reprennent
leur approvisionnement narcissique. C’est exactement ce
schéma de fonctionnement que Victor a réitéré tout au long de
sa vie, dans les domaines affectif et professionnel notamment :
aider, soigner, briller, se rendre utile, indispensable, se placer
au centre, travailler avec acharnement, se sacrifier, rendre
heureux, réparer, sauver les autres pour satisfaire le besoin de
reconnaissance et d’estime du petit garçon délaissé en lui, pour
panser sa blessure d’abandon.
Impossible, dans ces conditions, dans son économie
libidinale, d’accueillir une faiblesse, une fragilité, un défaut,
un manque, une faute, une faille, un échec – son ombre, en
définitive. La DIP introduit un clivage dans le psychisme. Elle
le scinde en deux zones, une libre et une occupée, une chargée
de lumière et de sérénité, et l’autre noire, antre de l’angoisse et
de la dépression, du manque, du conflit, toutes ces émotions
taxées arbitrairement de négatives, à éliminer d’urgence, quitte
à y dépenser toute son énergie.
Cette emprise de la mère, s’accompagnant de l’exclusion
du père par souci de conformité au désir maternel, a été très
puissante et durable chez mon patient. Elle ne s’est pas limitée
aux seules premières années de son enfance. Victor m’a
déclaré dès nos premières séances qu’il ne s’était jamais
vraiment intéressé à ses racines paternelles, à ses aïeux dont
certains, engagés dans la Résistance, furent déportés et
périrent dans les camps. Il n’a jamais éprouvé l’envie, malgré
de nombreuses années de psychanalyse, d’établir son arbre
généalogique ni de se pencher sur les péripéties de l’histoire
de son père, blessé à la guerre. « J’ai décidé de faire le black-
out sur tout ça », m’avait-il avoué d’emblée.
Sa femme lui avait proposé, à la naissance de leur fille,
celle emportée par un cancer, de la nommer en souvenir d’une
tante du côté paternel. Victor avait rejeté cette suggestion,
choisissant un autre prénom plutôt neutre, Cécile, sans
hommage ni référence à une autre personne de son passé.
Mon patient a donc non seulement assisté au rejet de son
père par sa mère, mais il l’a écarté à son tour, d’une certaine
manière. Tout se passe, en réalité, comme s’il avait été conçu
d’une façon parthénogénétique, par la mère seule, sans aucune
intervention ni nécessité d’un tiers – son père –, à l’image de
ce qui se produit naturellement chez certaines espèces
végétales et animales, comme les abeilles. La culpabilité
inconsciente de Victor a été titillée et entretenue ainsi des
années durant… D’abord du fait d’avoir été témoin de la
souffrance de son père malheureux, disqualifié sur tous les
plans. Il s’est rendu ensuite complice de cette violence en se
conformant passivement au désir maternel. De surcroît, il s’est
sans doute cru fautif, en tant que préféré de la mère, d’un
déséquilibre d’importance et d’estime entre lui et son père,
injustement maltraité. Alors que ce dernier n’avait et n’était
rien, son fils se trouvait au centre de l’univers maternel.
Comme si le dénuement de l’un était la faute de l’opulence de
l’autre. Le père a, peut-être, été jaloux de son fils. La question
de la jalousie des parents à l’égard de leur progéniture apparaît
parfois comme un thème tabou. Or, il s’agit d’une réalité
incontestable bien plus répandue qu’on ne serait tenté de le
croire, sur le plan aussi bien individuel que collectif – comme
en Mai 1968, où l’on a développé, sur le plan collectif, le
concept devenu célèbre de la « révolte contre le père ». C’est
le fameux conflit des générations, cette tension entre les jeunes
qui veulent monter et les vieux qui refusent de redescendre, les
uns accrochés à un passé révolu et les autres lancés à la
conquête d’un futur encore inexistant.
Victor devenait ainsi celui qui avait contribué à la
destitution de son père, le délogeant de sa place et le privant de
ses droits, non par volonté personnelle, mais passivement,
manipulé inconsciemment par sa mère. Celle-ci ne lui refusait
peut-être rien, mais lui demandait tout en réalité, l’essentiel.
Rien n’est gratuit. Tout a un prix, d’autant plus élevé qu’il a
été obtenu de façon gratuite !
Cette fusion avec la mère, jamais contrebalancée par une
référence paternelle, a eu comme conséquence une certaine
identification féminine chez mon patient : « Petit, je ne savais
pas trop si j’étais un garçon ou une fille. J’ai zozoté assez
longtemps. On ne m’entendait pas bien. Quand je répondais au
téléphone, certains me prenaient pour une fille, me disant
“Bonjour mademoiselle !” »
Culpabilité de la victime innocente encore, dans la mesure
où mon patient s’est trouvé, en raison de la discrimination
entre les trois membres du triangle, non seulement orphelin de
père, mais aussi et notamment de mère, malgré les apparences.
Il a souffert ainsi d’une carence matricielle massive. D’abord
parce qu’une mère ne pourrait exister que grâce à la présence
désirée et désirante de son compagnon, et vice versa. Ensuite,
parce que devenir mère nécessite d’avoir été enfant et fille
dans son passé, maternée correctement, nourrie d’amour et
protégée.
La mère de mon patient souffre très probablement elle-
même d’une carence matricielle ancienne, sinon, elle n’aurait
pas été à ce point dépendante de l’amour de son fils, adultifié
en conséquence, utilisé comme substitut maternel. Une mère
hyperprotectrice n’est pas forcément celle qui aime trop son
enfant, mais plutôt celle qui, sous l’emprise de la petite fille
affamée en elle, quémande auprès de son petit, en se montrant
excessivement bonne, l’affection qui lui a fait défaut dans son
enfance. Le vrai amour entre parents et enfants s’inscrit dans
la dialectique féconde des contraires, c’est-à-dire dans la
gratuité du désir. Le sujet peut donner de l’amour, certes, mais
à condition qu’il se montre capable d’en recevoir en retour,
sans se sentir indigne, et à condition aussi de pouvoir le
refuser parfois, dans certaines circonstances, si l’offre entre en
contradiction avec ses valeurs.
Victor n’a, ainsi, pas manqué seulement d’un père, mais
également d’une mère aimante. Il a été idolâtré, évidemment,
mis sur un piédestal, pris pour un prince, mais au fond, il n’a
pas été aimé simplement, pour lui-même, pour l’enfant qu’il
était. Il a servi, nous dit Victor, de faire-valoir, d’étai, de
pansement narcissique. Lorsqu’on donne trop, c’est pour ne
pas se donner soi-même – et c’est exactement ce qu’a fait sa
mère tout au long de son enfance. Un amour, un don
démesuré, sacrificiel, camoufle, en réalité, une quête infantile,
une demande de reconnaissance, une manière de se prouver à
soi-même et aux autres son innocence et sa bonté, pour mériter
ainsi d’être aimé. La mère de mon patient a couvé son fils, non
pas dans la gratuité du désir adulte, mais telle une petite fille
cherchant à apaiser ses craintes infantiles de rejet et de
désamour. L’enfant écoute et voit ce que disent et font « les
grands ». Il est invité à suivre leur exemple, mais il se trouve
principalement connecté à leur inconscient, à leur enfant
intérieur, à la petite fille ou au petit garçon qu’ils furent et dont
eux-mêmes ignorent souvent l’existence :

« Ma mère était un moulin à paroles. Elle parlait sans cesse. Elle se


racontait à l’infini, mais elle ne m’écoutait pas, ne m’entendait pas.
J’étais son confident, partageais le secret de ses amants, ses heurts et
malheurs avec eux. Cela me faisait beaucoup de peine pour mon père.
Elle me donnait tout, mais rien en fait, puisque j’étais son faire-valoir,
son otage plus exactement. Elle comblait mes besoins en manifestant
un amour délirant. En échange, je devais lui plaire et la combler. J’étais
idolâtré, mais pas aimé. »

Tous les enfants hyper gâtés que j’ai eu l’occasion de


rencontrer souffraient en réalité de sérieuses béances
narcissiques. Au lieu d’être nourris simplement et protégés, ils
ont été pompés, vampirisés, en quelque sorte, enjoints de
satisfaire le besoin infantile d’amour des « grands ».
La carence matricielle, cela se comprend aisément, laisse
certains pans du psychisme dénutris, délaissés, en jachère. Ces
parties, inanimées mais non mortes, sont indétectables telles
quelles. Elles envahissent cependant la conscience à travers
nombre de symptômes chroniques : la fatigue, l’ennui, la
dépression, le pessimisme, la crainte de mourir, d’inexister
précisément. Le sujet éprouve alors, par voie de conséquence,
un besoin impérieux de bouger, voire de s’agiter, en
multipliant les relations. Il est contraint de s’activer, de se
divertir, en quête de sensations fortes et variées, bref de tout ce
qui serait susceptible de le ranimer, de le « ressusciter ». Il a
sans cesse besoin qu’on lui rappelle qu’il est bien vivant, à
l’intérieur d’un corps réel et entier.

3. L’impact des abus sexuels


Enfin, un autre événement contribuant à alourdir le poids
de la culpabilité de la victime innocente chez Victor est celui
des abus sexuels, des viols plus précisément, dont il a été
victime de la part de sa nounou durant une période longue de
deux années. Il était, en effet, souvent confié à une dame, qui
« l’aimait plus que ses parents », lorsque sa mère se rendait à
son travail ou rejoignait un amant. Le petit Victor tirait du
plaisir des attouchements, ce qui paraît normal au contact des
zones érogènes – anus, pénis, clitoris –, quels que soient le
sexe ou l’âge. Ce qui lui plaisait surtout, c’était de pouvoir
rendre cette nounou heureuse, la sauver, elle qui était
maltraitée par son méchant mari. Il s’agit, de la part de cette
femme, d’un passage à l’acte pervers pédocriminel, nuisible,
préjudiciable à la croissance psychologique de l’enfant pour au
moins deux raisons : l’importante différence d’âge et l’absence
de consentement. L’enfant ne se trouve plus ici à sa place
naturelle. Il en est brutalement, et sans rien y comprendre,
expulsé, arraché, il est pris pour l’adulte qu’il n’est pas, affecté
à une pratique sexuelle qui ne correspond pas à son âge. Il est
aliéné. Son enfance lui est extorquée, volée, gâchée, devient
« blanche » du fait de son inachèvement. Elle se mue ainsi en
fantôme errant et persécuteur.
Cette adultification forcée et précoce séquestre le petit,
hypothéquant son avenir, l’empêchant de s’ériger en adulte
plus tard, faute de fondations et de racines. Il n’est possible de
devenir adulte que si l’on a été un enfant d’abord et un
adolescent ensuite, en son lieu et temps. Impossible de se
prétendre femme et mère, père et amant, si l’on n’a pas été
reconnu comme une petite fille ou un petit garçon dans le
triangle. La fixation au passé ne se produit pas, contrairement
à certaines croyances, lorsque l’enfant a été dorloté, chéri,
cajolé, mais lorsqu’il a été délaissé, frustré, privé d’amour et
de sécurité. Cette fixation au passé est révélatrice d’une soif
inextinguible, d’un manque, d’un vide que le gavage a eu pour
fonction de masquer, mais aussi pour conséquence d’accentuer
à long terme.
Ce défaut d’enfance, en raison de son interruption brusque,
introduit un hiatus, un clivage. Le sujet, tout en se croyant
adulte, tout en étant convaincu de vivre dans le présent et
d’opérer ses choix en toute conscience, se comporte de façon
immature, infantile, avec les mêmes craintes qui le taraudaient
jadis, mais sans en être conscient. Il gaspille alors son énergie
à satisfaire ses besoins, au fond insatiables, de perfection dans
l’objectif de mériter estime et reconnaissance.
Ce qui me paraît aussi dévastateur concernant l’abus sexuel
des enfants est sa dimension perverse et pervertissante. Oui,
parce qu’un enfant maltraité aura tendance, devenu adulte, à se
venger de façon parfois sadique sur ses propres enfants. De
même, s’il a été victime d’attouchements sexuels ou de viols,
il risque, plus tard, par le biais du mécanisme de
l’« identification à l’agresseur » décrit par Anna Freud, de
commettre à son tour des actes pervers par lesquels il a lui-
même été contaminé jadis. Le petit Victor n’a pas été
considéré par sa nounou comme une personne, propriétaire de
son corps et de son désir dans le cadre d’échanges consentis,
mais comme un objet quelconque, un sex-toy, dirions-nous
aujourd’hui. Par « perversion », j’entends ici une confusion
entre le tout et la partie, c’est-à-dire lorsque des parties du
corps, en l’occurrence l’anus et le pénis, sont prises pour
l’être, pour la personne tout entière. Nous pourrions aussi
parler de perversion chez un adulte lorsqu’il prend une portion
du corps d’un autre adulte, le vagin de la femme par exemple,
comme objet d’excitation et de jouissance en excluant sa
personne et sa personnalité singulière, son entièreté.
Enfin, mon patient a dû absorber aussi la culpabilité que sa
nounou n’a ni ressentie ni assumée durant ces deux années où
elle a utilisé Victor en tant que chose pour son propre plaisir.
Elle lui faisait d’ailleurs comprendre qu’il s’agissait d’un acte
interdit, fautif, répréhensible puisqu’elle insistait pour que le
petit garde le « secret ».
Le pervers ne ressent pas de culpabilité, sentiment qui
aurait d’ailleurs été susceptible de l’empêcher de passer à
l’acte et de nuire. Il n’éprouve aucune empathie non plus,
c’est-à-dire qu’il lui est impossible de se mettre ne serait-ce
qu’un instant à la place de sa victime pour s’imaginer ce
qu’elle éprouve, pour se représenter sa souffrance. Il lui arrive
parfois de ressentir de la peur, en revanche, quant aux
conséquences punitives éventuelles, aux « emmerdements »
que son inconduite pourrait lui causer – mais cette crainte
s’établit en-dehors de toute considération morale propre. C’est
donc Victor qui a dû absorber la faute de son malfaiteur.
Le sentiment de culpabilité s’est d’ailleurs trouvé aggravé
par l’envoi en pension, que mon patient a ressenti, interprété
comme une punition alors que les deux événements étaient
sans lien puisque personne n’était au courant. Victor s’est en
effet cru exclu, expatrié, éloigné de la personne qui lui donnait
le plus d’amour et qu’il cherchait à rendre heureuse. De
surcroît, il se sentait coupable de voir sa mère « se saigner »
pour lui payer « sa pension de gosses de riches », qu’il n’avait
d’ailleurs nullement envie d’intégrer.

Mère nourricière
Nous saisissons sans doute mieux maintenant, par le récit
de son enfance, les points sensibles chez l’enfant intérieur de
mon patient, ces points allergènes et douloureux, révélateurs
de sa DIP. Celle-ci a été fortement ravivée par la disparition de
sa fille, mais elle était depuis longtemps présente et active, en
arrière-plan, en sourdine dans son psychisme. Un traumatisme
affecte toujours doublement le sujet : la personne adulte qu’il
est dans le présent, mais aussi et surtout son enfant intérieur.
Mon patient a donc réagi face à son épreuve en tant que père,
bien sûr, mais en tant que petit garçon aussi, se perdant lui-
même, abandonné, « amputé d’une partie essentielle » de lui-
même.
Il a aussi pris conscience, au cours d’une séance, que « la
mort de la nounou fait écho à celle de [s]a fille ». Pourquoi ?
Que représentait cette dernière ? À quoi renvoyait-elle ? Elle
tenait une place très importante dans le cœur de Victor. Elle
incarnait, au-delà d’être sa fille, une bonne mère, idéale, une
enfant consolatrice, thérapeute, réparatrice, une source
d’amour – un peu comme sa nounou, quoique de manière
différente. Elle venait compenser une carence matricielle, un
manque de nourriture affective que la mère de Victor n’avait
pu lui dispenser, tout en satisfaisant par ailleurs la totalité de
ses besoins, sans manque, sans frustration :

Elle était mignonne ma fille, passionnante. Elle m’aidait à vivre. Elle


me disait qu’elle m’aimait. Elle m’a consolé lorsque j’ai fondu en larmes
en regardant le film Le Fils du cordonnier. Elle me répétait : « Ne pleure
pas, papa, on t’aime, on est avec toi, on ne te laissera pas seul. » Elle
était la plus tendre de mes filles, bien plus que ma femme, je dirais. Elle
me reconnaissait, m’estimait, m’admirait, adorait mon parcours. Elle me
trouvait respectable, courageux, exceptionnel. Elle m’a beaucoup aidé
quand j’écrivais mon premier livre. Elle disait qu’il était bien écrit et que
je raisonnais juste. Nous passions de longues heures à discuter, assis
sur le canapé, le soir, tous les deux, alors que tout le monde était
couché. Quand il nous arrivait de nous déplacer en voiture, nous
bavardions, dans un contexte de complicité et de chaleur, des sujets qui
nous passionnaient, la musique surtout, la philosophie et la littérature
aussi. Nous nous entendions à merveille !

Cet exemple montre clairement, encore une fois, que la


relation entre les parents et leur progéniture ne se limite pas
aux seuls échanges conscients, verbaux et visuels, à travers les
paroles et le comportement. La communication s’opère
également par le truchement des inconscients et, en réalité,
l’enfant n’est pas seulement relié aux personnes adultes que
sont ses parents, il est aussi à l’écoute de leur enfant intérieur,
de celui qu’ils furent dans le passé. Et plutôt devrais-je dire à
l’enfant qu’ils ne furent pas, aux enfances qu’ils n’ont pas eu
la possibilité de vivre dans la légèreté et l’insouciance.
L’enfance blanche, non vécue, se mue en fantôme errant,
comme tout ce qui est demeuré inaccompli, inachevé, avorté,
en suspens. C’est ce qui aboutit parfois à une inversion
générationnelle, lorsque l’enfant adultifié se donne pour
mission de materner ou de paterner, si l’on peut dire, son
parent sans que celui-ci s’en rende compte ni l’ait souhaité
consciemment.
Voilà pourquoi il est de la plus haute importance dans
l’éducation que le parent prenne conscience de l’existence de
son enfant intérieur, affecté par la DIP consécutive à la carence
matricielle et donc affamé d’amour et de reconnaissance.
Seule cette lumière pourra l’aider à ne plus placer son enfant
dans une fonction maternante, lui demandant inconsciemment
de combler son vide et manque, de satisfaire son besoin
régressif infantile d’attachement.
C’est ce qui permet d’ailleurs au sujet de devenir davantage
soi, plus adulte, dégagé de l’emprise despotique de l’enfant en
lui, moins préoccupé par la satisfaction de ses besoins
infantiles, plus attentif donc au surgissement de son vrai désir
et, enfin, bien plus présent auprès de l’enfant en tant qu’adulte.
Peut-être même que, d’une certaine façon, Victor a répété
avec sa fille, sans le vouloir ni le savoir, ce qu’il a vécu jadis
avec sa propre mère. Celle-ci le considérait comme le sens et
la raison mêmes de sa vie. Plus tard, en devenant père, sa fille
s’est trouvée happée dans cette même position d’enfant-
thérapeute, comblante et maternante, que Victor avait dû
occuper naguère. L’histoire est parfois une éternelle répétition
du même roman.
Ce qui semble certain, en tout cas, c’est que le syndrome
d’abandon provenant chez mon patient de l’indisponibilité
psychologique de sa mère s’est trouvé ravivé par la mort de sa
nounou et, plus tard, par celle de sa fille. Toujours le même
couteau avec ces trois femmes, remué dans la même plaie –
l’abandon !
L’existence d’un petit garçon chez l’homme, aussi viril
paraisse-t-il, aspirant à être materné par moments, n’a rien
d’anormal ni même d’étonnant. La maison-soi est habitée, je
l’ai déjà souligné, par deux colocataires, l’adulte et son enfant
intérieur. Le passé ne représente pas une période finie,
terminée, que l’on peut s’empresser d’effacer, de scotomiser,
comme si elle n’avait jamais existé. Il incarne les racines, les
fondations de la maison-soi, sur lesquelles les divers étages et
pièces sont érigés. Il ne sera, dès lors, possible de devenir
adulte que si l’on a été enfant d’abord, ou à défaut, si on
réussit à réhabiliter son enfant intérieur grâce à un travail sur
soi.
Ainsi, le besoin d’être materné me paraît parfaitement
légitime, à condition qu’il ne tende pas à être satisfait, dans un
désordre générationnel, par sa progéniture mais bien au sein
d’une relation affective ou amoureuse avec un partenaire
adulte, capable de jouer à son tour plus d’un rôle, celui de
femme, de mère, d’amie, de collaboratrice, en fonction des
circonstances. Bien évidemment, toute femme, aussi féminine
et mature soit-elle, éprouve le même besoin de maternage lié à
son enfant intérieur. Seules la découverte et l’intégration de
l’enfant en soi, sauvé ainsi du déni et de l’oubli, permettent
d’éviter ce genre de dévoration incestueuse, perverse et
narcissique. Il existe d’ailleurs certains parents qui n’hésitent
malheureusement pas à pratiquer l’abus sous forme d’inceste,
par des passages à l’acte sexuels.

Se protéger de la culpabilité
À quels mécanismes de défense mon patient a-t-il eu
recours pour se protéger contre sa culpabilité de victime
innocente, mais également pour compenser sa carence
matricielle, sa boulimie d’amour et sa quête de sécurité ?
Comment a-t-il organisé son existence pour se prémunir des
risques d’abandon ?
La fibre « culpabilité » comme disposition ou sensibilité de
Victor s’est trouvée fortement titillée lors de l’épreuve
tragique de la disparition de sa fille. Il s’est reproché d’avoir
mal évalué la gravité de son cancer, d’abord en le sous-
estimant, puis, plus tard, en se montrant sceptique à l’égard de
sa guérison. Il se blâme aussi de ne l’avoir pas soutenue
financièrement. Il s’accuse et se condamne d’autant plus
gravement d’avoir été impuissant à la sauver qu’il a fondé le
sens de sa vie sur l’impératif catégorique de secourir les
autres, de les guérir, de les sauver. Cependant, je l’ai déjà
souligné, ces autoblâmes et ces auto-admonestations ne
constituent que les émanations d’une problématique de
culpabilité ancienne, non conscientisée, clivée du présent,
susceptible d’être ravivée à chaque nouvelle blessure
narcissique, notamment celles suscitées par l’abandon.
L’enfant Victor s’imaginait déjà fautif des déchirures de ses
parents dans leur couple, de l’agressivité entre eux, de la
détresse de son père disqualifié par sa mère. Il devait se croire
coupable, de surcroît, de cette disgrâce, comme si c’était parce
que lui monopolisait l’affection maternelle que le père n’avait
plus accès à l’amour de sa femme. Il s’est sans doute imaginé
aussi que ce déséquilibre, cette injustice dans la distribution de
l’amour, était de son fait, de sa faute, et que c’était lui le
responsable de leur discorde.
Enfin, la tendance à la culpabilisation de mon patient a été
éprouvée par le viol que lui a fait subir sa nounou pendant
deux très longues années, entre cinq et sept ans, dans le secret
et le silence.
Mais, me diriez-vous, quelle « preuve » avons-nous de la
présence, que je qualifierais de massive, de cette culpabilité de
la victime innocente chez mon patient ? Après tout, les
« psy », exercés dans l’art de couper les cheveux en quatre,
sont capables, par ces cheminements sinueux dont ils ont
l’habitude et le secret, d’échafauder nombre d’arguments pour
valider leurs interprétations ! Je répondrai que cette
culpabilité, du fait de son double caractère, refoulé et
inconscient, n’est pas détectable de façon évidente et
consciente. Il est cependant parfaitement possible de repérer
son existence chez mon patient à travers deux de ses
conséquences majeures : l’expiation et la quête de perfection
et d’innocence.
Il s’agit, d’une part, de s’infliger des punitions, de se
maltraiter, en s’interdisant masochistement le bonheur, en un
mot, pour recouvrer l’absolution, le pardon. Le sujet se lance
parallèlement dans une recherche exagérée de perfection,
d’excellence, de brillance et d’irréprochabilité. Il se lance
également dans un altruisme excessif afin de prouver aux
autres qu’il est bon, utile, bienfaisant, méritant, par
conséquent, d’être apprécié et aimé.
Sinon, a contrario, si le sujet n’avait rien ou peu à se
reprocher, s’il ne ployait pas sous le poids de fautes
imaginaires, pourquoi gaspillerait-il tant de temps et d’énergie
à se sacrifier pour les autres, à se maltraiter sans raison, à
solliciter le pardon, à prouver son innocence pour mériter la
considération ?
Victor m’a déclaré, en effet, avoir un emploi du temps
dément, travailler énormément, éprouver beaucoup de
difficultés à s’arrêter, à prendre du temps pour lui-même, à
répondre « non » lorsqu’on lui demandait une faveur ou de
l’argent. À l’inverse, il m’avoue :

Je n’aime pas du tout solliciter un service, même lorsque j’en


éprouve le besoin. J’ai peur de déranger les autres, et puis, je n’ai pas
assez de valeur pour qu’on m’accorde des faveurs. Je sers de banque à
tout le monde. Je me sens obligé de payer. Du coup, on abuse de moi.
Ma fille me disait souvent : « Tu es vraiment trop gentil papa, tu
travailles comme un forcené. Tu donnes plein d’argent à maman pour
qu’elle aille s’amuser avec ses copines et s’acheter tout ce qu’elle
veut. » Je suis toujours disponible pour aider les gens. Je peux rester
travailler tard au laboratoire, jusqu’à trois heures du matin s’il le faut,
pour surveiller une expérience en cours, terminer un article ou
remplacer un collègue. Je ne compte jamais mes heures.

En outre, depuis tout petit, Victor s’est érigé en enfant-


thérapeute dans l’espoir de guérir sa mère et son père au
départ, de les rendre heureux, de rafistoler leur couple. Il a
poursuivi la même démarche avec sa nounou qui lui donnait,
dit-il « beaucoup plus d’amour que [s]es parents ». Il m’a dit
une fois qu’il cherchait aussi à réparer « les dégâts subis par
les générations précédentes », faisant sans doute allusion à
certains de ses aïeux déportés pendant la Seconde Guerre
mondiale.
Il a donc investi précocement son énergie libidinale dans la
brillance, l’excellence, la réussite scolaire puis universitaire
pour se rendre utile, aider les autres, même des inconnus. D’où
la raison principale pour laquelle, trop sérieux avant l’âge, il
n’a pu vivre ni son enfance ni son adolescence, les deux furent
sautées, demeurées blanches. « Si je devenais un simple
ouvrier, je n’aurais rien pu faire. Il fallait donc que je
réussisse, que je sois ambitieux », m’a-t-il répété.
Cette volonté thérapeutique insufflée par son enfant
intérieur s’est avérée profonde et durable chez Victor, elle l’a
suivi tout au long de sa vie. C’est la motivation principale qui
l’a aidé à se construire et qui a notamment présidé à son
orientation professionnelle : devenir médecin, chercheur en
oncologie, enseignant à la faculté. Se rendre utile aux autres, à
tous ceux qui souffrent, faire du bien, sauver la planète, dans le
but principal d’apaiser le petit garçon en lui, coupable d’avoir
assisté à la détresse de ses parents. Son dévouement sert aussi
à conjurer ses angoisses, liées aux risques d’abandon, sa
panique, surtout celle de devenir fou, la fameuse angoisse de
dépersonnalisation qui l’a submergé lorsqu’il était étudiant.
À contre-courant
Mais pourquoi cette inversion générationnelle contre
nature ? Pourquoi l’enfant s’érige-t-il en thérapeute, celui de
ses parents au départ, puis, à l’âge adulte, celui de la terre
entière, ainsi que Victor en avait fait sa devise ? Pourquoi cette
quête de perfection, d’impeccabilité, d’excellence ?
Parce que le petit a besoin que ses parents s’aiment,
s’entendent bien et continuent à rester ensemble, unis pour
pouvoir prendre soin de lui, pour nourrir son corps et son âme,
pour le protéger contre les dangers possibles, ceux de
l’extérieur et ceux, fantasmatiques, internes. Le petit humain
ne vise et n’aspire, nonobstant tout romantisme, qu’à assurer
sa survie, comme chaque être vivant, animal ou plante ! C’est
en premier lieu à ses géniteurs, les deux piliers de son
existence, qu’il s’adresse pour quémander l’énergie, la
nourriture affective et la sécurité qui lui sont indispensables.
Rappelons-le encore une fois : comment procède-t-il, pour
s’ériger en enfant-thérapeute, dans une optique égocentrique,
afin de garantir son approvisionnement narcissique ? Il aspire,
gobe, éponge, prend sur lui la dépression parentale,
notamment maternelle, pour rendre ses ravitailleurs à nouveau
opérationnels, aptes à lui prodiguer de l’amour et à assurer sa
protection. Les Athéniens de l’époque classique avaient
l’habitude de sacrifier tous les ans, le 6 du mois de mai, deux
esclaves, une femme et un homme, au cours d’un rituel de
purification, afin d’apaiser la colère de leurs dieux. Celle-ci se
devinait par l’apparition de certains malheurs et calamités
naturels : stérilité, maladies, sécheresses, tempêtes, absence de
vent pour la navigation. Les Athéniens promenaient ces
esclaves à travers les rues de la cité, invitant les citoyens à les
insulter et à leur cracher dessus. Ces malheureux étaient
censés absorber de la sorte toutes les souillures, les fautes et le
mal. Débarrassés de leur impureté, devenus ainsi blanchis,
expurgés, détoxinés, les citoyens pouvaient mériter à nouveau
les faveurs de leurs dieux pour s’autoriser à jouir des bienfaits
de la vie. Savez-vous comment on appelait ces victimes
émissaires ? Les pharmakos, de la même racine que
pharmacie, ou katharma, de la même origine que catharsis,
qui signifie « nettoyage », « purgation » !
Ainsi, l’enfant victime de carence matricielle en raison de
l’indisponibilité psychologique maternelle n’est plus porteur
seulement de sa propre DIP, consécutive à sa privation
d’amour. Il renferme aussi la dépression de sa mère, qu’il a dû
gober pour la remettre sur pied, assurant de la sorte la reprise
de son ravitaillement narcissique. Voilà pourquoi il existe
invariablement chez l’adulte deux couches, deux strates de
dépression, la sienne propre, sa DIP, et celle héritée de la mère,
imbriquées l’une dans l’autre. Voilà également pourquoi, à la
suite d’un traumatisme (un licenciement, une rupture
sentimentale…), certains adultes réagissent si fortement,
sombrant dans la violence et/ou dans l’autodestruction. Ils se
trouvent submergés par la détresse de leur enfant intérieur,
écartée pendant longtemps. Aux prises avec cette double
dépression, ils sont rattrapés, de plein fouet, par un passé
douloureux qu’ils croyaient oublié, effacé à jamais. Tout rejet
rappelle et ravive celui subi naguère. Ainsi, la notion de
résilience, présentée avec emphase comme une
cicatrisation/guérison automatique, miraculeuse et surtout
définitive, ne correspond à aucune réalité clinique.
C’est donc bien la culpabilité, celle de la victime innocente,
qui se trouve à la source de la volonté thérapeutique. C’est elle
qui anime l’enfant intérieur, le poussant dans la voie de la
perfection et de l’impeccabilité, l’obligeant à devenir le
meilleur et le plus fort dans l’espoir de plaire à la mère et de
mériter enfin son affection.
Plus la culpabilité est forte, et donc inconsciente, plus la
volonté thérapeutique incitant le sujet à se prendre pour l’abbé
Pierre ou mère Teresa sera importante. C’est d’ailleurs la prise
de conscience, d’abord, et l’intégration, ensuite, de ce
fantasme grandiose de sauveur de la planète qui permettent de
devenir authentiquement solidaire des autres et d’agir avec
efficacité. C’est bien la reconnaissance de sa petitesse qui nous
permet de réaliser de grandes œuvres, portés par le désir adulte
et non pas le besoin infantile de plaire !
L’amour, bien qu’il soit d’essence foncièrement
égocentrique, devient alors susceptible d’être voué, offert aux
autres, dans la gratuité du désir, mais sans plus le besoin
d’infantiliser ni d’endetter son receveur. Ce don n’est possible
que si le sujet, psychologiquement autonome, s’aime d’abord
lui-même, assuré de sa légitimité, sans nécessité de la justifier
constamment, délivré du besoin vital infantile d’être avalisé,
approuvé par l’extérieur. Il sera ainsi capable de dire « oui »,
de donner de l’amour, mais de frustrer aussi si nécessaire, sans
se sentir coupable ni craindre le désamour et le rejet comme
punition. Il se pensera, de même, digne d’en recevoir, dans la
gratitude, sans réclamer toujours autre chose ou davantage. Un
amour motivé par le sacrifice de soi ou au service de la
séduction représente le pire des égoïsmes, hautement
empoisonnant.
En résumé, mon patient Victor a cherché, par le biais de la
brillance, de l’excellence mais aussi de l’expiation masochiste,
à assurer sa survie psychologique, circonscrivant sa DIP et ses
parties inanimées. Il lui était indispensable, voire vital,
d’apaiser sa culpabilité et d’étancher sa soif d’amour en
s’acharnant à briller et à se montrer utile, digne d’éloges et
d’attentions, quand sa mère n’avait jamais été que dans la
demande plutôt que dans le don gratuit. Cette opération s’est
révélée salutaire à l’époque. Elle lui a permis, la vie étant
toujours bien plus puissante que la mort, de survivre.
C’est exactement ce qui se passe sur le plan collectif. Une
population confrontée à une famine ou à une guerre dans son
pays se voit contrainte aussi de s’exiler, de se déplacer, de
s’expatrier, de quitter sa terre natale, dans l’espérance de
retrouver ailleurs, dehors, auprès des autres, la sécurité et
l’abondance, toutes deux vitales, indispensables à sa survie.
Seulement, rien n’étant jamais bon ou mauvais ni
définitivement ni par essence, la même action salutaire dans
l’enfance, procurant au petit humain l’amour et la sécurité, se
transforme en joug, en poison à l’âge adulte. Elle empêche de
respirer, de vivre et de s’épanouir, d’assumer une identité, de
prendre une place et une fonction nouvelles, mieux adaptées
au présent.
Les fantasmes de perfection et d’excellence ont été d’un
grand secours à Victor dans son enfance. Cependant, tout
ayant un prix et comportant des effets secondaires
indésirables, ils ont introduit et entretenu chez lui un clivage
entre son dehors et son dedans, le premier survalorisé et le
second négligé, laissé en jachère. Cela a créé un déséquilibre
entre les deux pôles, ainsi qu’une forte dépendance à l’égard
de l’importance que l’extérieur et les autres sont censés lui
apporter.
L’enjeu de la thérapie consiste à repérer ce clivage entre les
deux pôles, et surtout à équilibrer progressivement le rapport
de force entre le dehors et le dedans. Il s’agit de soutenir le
patient dans son invention d’autres moyens de se nourrir et de
se protéger que ceux utilisés en période de crise dans
l’enfance, devenus obsolètes, parfaitement inadaptés et contre-
productifs à l’âge adulte.
Cette reconstruction, ce rééquilibrage, cette pacification
entre les deux pôles passera par la réhabilitation de ses parents
intérieurs, les « vrais » s’étant trouvés psychologiquement
indisponibles dans l’enfance. Il s’agira dès lors de s’autoriser à
s’aimer, en prenant soin de soi, telle une mère attentive, et en
se protégeant, comme un père bienveillant. Cette reconnexion
à son intériorité permettra au sujet de se nourrir, branché
désormais à ses sources et à ses fontaines profondes, au lieu de
s’épuiser à mendier, aux quatre coins du monde, quelques
gouttes d’eau.
Victor a montré pendant assez longtemps, au cours de sa
thérapie, une certaine avidité narcissique, preuve de
l’existence d’une forte carence matricielle chez lui, assez
saisissante. Contrairement à la quasi-totalité d’autres patients
qui ont tendance à se dénigrer, en insistant lourdement parfois
sur leurs présumés travers et insuffisances – manque de
capacités, de droits, de mérite, d’intelligence, etc. –, Victor
n’hésitait jamais à s’envoyer des fleurs, comme on dit, à se
vanter, à faire son propre éloge.
J’en ai fait une petite liste, non exhaustive, évidemment :

Je ne suis pas mal pour mon âge – J’ai beaucoup de flair – Je suis
un rêveur, un poète, mais j’ai, en même temps, un sens aigu de la
réalité – J’écrivais de très beaux articles avant-gardistes qui m’ont
apporté beaucoup de joie – J’ai une intelligence synthétique, je cherche,
j’invente, je crée – Je ne me rendais pas compte d’à quel point j’étais
beau – Je suis séduisant, mais pas séducteur, bel homme, souriant,
avenant – J’aurais dû avoir la Légion d’honneur, je ne suis pas reconnu
à ma juste valeur – Ma femme trouve que je travaille trop, mais
personne ne fait aussi bien que moi – Je refusais, étant petit, qu’on me
tienne la main pour traverser la rue, je tenais déjà farouchement à mon
indépendance, je voulais que l’on me fasse confiance – J’étais très
intelligent, mais je ne devais pas le montrer, il fallait être modeste – Je
parle très bien français, ce n’est pas un fantasme, c’est une réalité – Je
n’avais pas envie que mon père me fasse des remarques sur mon
bulletin de notes, le seul maître à bord, c’était moi ! – J’ai toujours
ressenti le besoin d’être reconnu, j’ai horreur des compromis – Mon fils
a dû hériter de la gentillesse que j’ai au fond de moi ! – Je suis très
généreux, très bon en calcul mental – Personne ne fait aussi bien que
moi – Je dis la vérité – Je suis gentil mais pas faible, je dégage
beaucoup de force – Je présente dans des congrès internationaux des
points de vue qui tiennent très bien la route dans mes recherches, je
suis subversif dans mes interventions – Un ami m’a dit que je
ressemblais à Robert Redford !

À l’écoute des premières autocongratulations, j’étais, je


l’avoue, tellement surpris que je croyais avoir mal entendu.
J’avais tant été habitué au spectacle inverse, à l’écoute de
patients qui ne cessaient de se dénigrer, de se noircir, aveugles
à leurs mérites et qualités… Puis, je me suis dit que Victor
n’était pas sérieux, qu’il faisait de l’humour, pince-sans-rire,
de l’ironie, de l’autodérision en se moquant de lui-même et
que je ne devais donc pas le prendre au premier degré. J’ai
toutefois fini par me rendre compte qu’il ne plaisantait pas du
tout, et que c’était là une manière pour lui de cacher, de panser
ses blessures, d’alimenter son narcissisme rachitique. En tout
état de cause, malgré les apparences, je ne qualifierais pas mon
patient de « prétentieux » – je m’interdis par ailleurs de porter
un jugement, quel qu’il soit. Non, à travers ses
autocongratulations, j’ai fini par entendre les cris du petit
garçon en lui, affamé d’amour et de reconnaissance, plutôt que
les hâbleries du grand chercheur.
Force est de constater, cependant, que, en dépit de tout ce
panégyrique, mais aussi de toute l’admiration dont il a joui
réellement jusqu’ici de la part des autres, la faim, voire la
boulimie affective de mon patient était demeurée insatisfaite.
D’ailleurs, ces autosatisfecits et louanges ne témoignent pas
d’une bonne image de sa personne, dans la mesure où une
représentation saine de soi se passerait totalement de publicité
et de réclame. La vérité est silence !
S’aimer soi-même
J’ai toujours préféré le concept de « représentation saine »
à celui de « bonne image ». Si une image maîtrisée de soi
exclut ses « mauvais côtés », son ombre, ses aspérités, ses
failles et fragilités éventuelles, en revanche, la première tend à
les respecter en les incluant dans une totalité indivise plurielle,
bien plus proche de la vérité de l’être. Elle peut se résumer
dans la devise suivante : « La confiance dans ses capacités et
la conscience de ses limites. » La paix intérieure requiert la
cessation de la guerre civile, cet affrontement permanent entre
son Moi social, défini par les normes – la persona, selon le
terme de Jung –, et son être profond et singulier. La
pacification entre ces deux Moi ennemis est tributaire de
l’abandon du manichéisme infantile au profit de l’intégration
de la dialectique féconde des contraires. Le travail en
psychothérapie consiste précisément à réparer les clivages,
nombreux chez Victor, entre le dehors et le dedans, comme je
l’ai souligné tout à l’heure, entre le petit garçon
narcissiquement décharné, rachitique, et le professeur
inflationné, dilaté de partout, prêt à exploser.
Mais pourquoi, au fond, Victor ne réussit-il pas, malgré
toute l’énergie investie, sa pacification intérieure afin de
parvenir à s’estimer sans la nécessité impérieuse d’arborer
sans cesse ses diplômes et ses médailles ? Pourquoi ne réussit-
il pas à se satisfaire simplement, et en rendant grâce à celui
qu’il est devenu aujourd’hui ? La réponse me paraît claire. J’ai
dû souligner cette idée déjà.
En premier lieu, il est impossible de résoudre une difficulté
intérieure, psychologique et ancienne, affectant son enfant
intérieur, par recours à des compensations concrètes,
extérieures. Ensuite, les deux mécanismes de l’expiation et de
la quête de perfection et d’innocence, au départ nécessaires,
voire salvateurs, ayant permis à Victor d’assurer sa survie, en
court-circuitant sa DIP, se sont usés avec le temps, sont
devenus de plus en plus inefficaces, inopérants.
La vitalité qui lui a permis d’exister coûte que coûte
naguère le handicape aujourd’hui, l’empêchant de s’épanouir.
Pire encore, loin de colmater son vide narcissique et de
restaurer la confiance en sa légitimité, ces deux opérations ont,
à l’inverse, amplifié jour après jour sa béance, transformant le
trou originaire en un puits sans fond. Plus on boit l’eau salée
de la mer, et plus on accentue sa soif ! Une existence fondée
quasi exclusivement sur la séduction ressemble à une bâtisse
reposant sur du sable, susceptible de s’écouler à tout moment.
D’abord, le besoin vital, impérieux, de plaire accentue jour
après jour le clivage entre le dehors fortement idéalisé et un
dedans négligé, déserté. Ensuite, il contraint à refouler sans
cesse ses supposés défauts, failles ou manques, les camouflant
sous des couches superposées de maquillage.
Seulement, tous ces émois qualifiés à tort de « négatifs »,
une fois écartés du champ de la visibilité et du ressenti
conscient, ne disparaissent pas pour autant. Émigrés dans
l’obscurité de l’inconscient, ils contribuent à fortifier la DIP et
ses parties inanimées au détriment du Moi conscient, de plus
en plus affaibli, jusqu’à l’épuisement. Certains combats sont,
de toute façon, perdus d’avance. Descartes et saint Thomas
d’Aquin avaient sans doute raison lorsqu’ils encourageaient à
ne croire qu’à ce que nous pouvons voir de nos yeux ; mais
l’inconscient fonctionne selon d’autres lois. Le refoulé s’avère
d’autant plus envahissant et perturbateur, paradoxalement,
qu’il est privé de parole et de visibilité conscientes. Ce n’est
pas parce qu’on ferme les yeux devant certaines réalités
qu’elles cessent d’exister pour autant !
On pourrait dresser une petite liste macabre, non exhaustive
malheureusement, des personnes mondialement réputées qui
ont cru au leurre de réussir à éliminer leur DIP, leur manque à
être et à s’aimer, en se gavant de l’estime et de la
considération de la foule. Un jour, acculées, encerclées de
toutes parts par les parties inanimées de leur psychisme, elles
ont fini par déposer les armes et se donner la mort, englouties
dans de profonds abysses : Robin Williams, Charles Boyer,
Philip Seymour Hoffman, Romain Gary, Amy Winehouse,
Stefan Zweig, Dalida, Mike Brant, Marilyn Monroe, Ernest
Hemingway, Jean Seberg, Vincent van Gogh, Romy
Schneider…
Ainsi, l’entreprise consistant à panser ses blessures
intérieures par recours à des expédients importés de
l’extérieur, sexe, pouvoir, célébrité ou fortune, ne pourra
qu’échouer. Il n’est évidemment pas interdit de jouir de tout ce
que la vie pourrait nous offrir – gardons-nous de tout
ascétisme monacal masochiste –, mais à l’impérieuse
condition de ne pas les prendre pour des médicaments,
anxiolytiques ou antidépresseurs, dans une optique magique
infantile de résurrection, en leur attribuant le pouvoir d’effacer
la DIP.
Ils sont cependant susceptibles de nous procurer beaucoup
de joie, voire de bonheur si on les approche et les utilise en
adultes, psychiquement autonomes, les prenant pour ce qu’ils
sont et ce qu’ils sont capables de nous donner, avec leurs
limites et les nôtres, sans trop d’illusions. L’essentiel, ici et
partout, consiste à se protéger de l’hybris, de la démesure, en
prenant de la distance à l’égard des deux excès également
nocifs que sont l’extinction dépressive et l’exultation perverse.

Vie intérieure
La vie sentimentale et sexuelle de mon patient a été, sans
doute, marquée par son enfance. Elle s’est étayée sur les liens
qu’il a tissés jadis dans le triangle avec son père et sa mère,
certes, mais aussi sur le modèle de leur couple, tel qu’il a pu
être perçu ou imaginé par le petit Victor.
Ce que je trouve saisissant, c’est l’existence, ici aussi, d’un
clivage entre le petit garçon qu’il était et l’adulte qu’il est
devenu, entre son passé et son présent. Le clivage en tant que
mécanisme de défense et de protection a été utile,
indispensable même, voire salvateur à l’origine. Il lui a permis
de garder la tête hors de l’eau, d’assurer sa survie, grâce au
refoulement de la DIP et de son cortège d’émois pénibles – les
craintes d’abandon, les sentiments d’insécurité, la culpabilité,
l’impuissance aussi face aux mésententes parentales, entre un
père disqualifié et une mère envahissante. Ces émotions
« négatives », sombres, ont dû être judicieusement écartées,
éloignées, au bénéfice d’autres, plus « positives », plus
lumineuses, plus dynamisantes, plus résilientes, dirions-nous
aujourd’hui, l’enfant se trouvant dans l’impossibilité de gérer
ses infortunes. Mon patient a investi une part importante de
son énergie vitale dans la réussite et la brillance, pour, il en est
sincèrement convaincu, aider les autres, les réparer, les guérir,
les « sauver ».
Le clivage réside ici dans la croyance d’avoir choisi en tant
qu’adulte de s’engager dans le dévouement aux autres, sans se
douter qu’il a obéi, au fond, aux injonctions du petit Victor, ne
se préoccupant, lui, que de la satisfaction de son insatiable
besoin d’amour et de reconnaissance. Mon patient aspire ainsi,
en cherchant à sauver les autres, à être sauvé lui-même,
protégé de sa DIP et de l’ardeur de ses parties inanimées.
Le voici dès lors davantage agi et parlé qu’il ne parle et
n’agit en son nom propre. Il rejoue sans cesse avec les autres,
dans un contexte de boulimie narcissique, le scénario écrit et
joué dans le triangle familial : guérir ses parents à travers le
rôle aliéné d’« enfant-thérapeute », dans le but de les amener à
reprendre leur place et à assumer leur fonction de fournisseurs
d’amour et de protection. C’est ce que nous appelons en
psychanalyse la « compulsion de répétition ». Seulement, ce
clivage en tant que mécanisme de défense, nécessaire et
constructeur à cinq ans, s’avère totalement délétère au fil du
temps. Toute la « négativité » étouffée et refoulée au départ
dans l’objectif d’éviter d’hypothéquer son développement
ressurgit tôt ou tard. Elle s’installe alors aux commandes en
prenant possession de la marche de l’existence.
Voilà pourquoi le sujet se voit en permanence replongé
dans les mêmes situations pénibles que vécues précédemment,
tout en ayant cherché à les éviter énergiquement. Les acteurs
ne sont certes pas les mêmes désormais, mais c’est
invariablement la même pièce qui se joue, avec des rôles
inchangés.
Pour ces motifs, la tâche prioritaire en psychothérapie
consiste à repérer les divers clivages. C’est ce qui aide à
conscientiser les césures entre le dehors et le dedans, le passé
et le présent, la raison et les émotions, l’adulte et son enfant
intérieur. La restauration de ces liens, cachés ou apparemment
perdus, quoique toujours existants, permettra au sujet de se
dégager du cycle infernal des répétitions pour devenir enfin
autonome, acteur de sa vie et de son désir, délivré de ses
fantômes. Il sera dès lors capable de donner de l’amour et
digne d’en recevoir, dégagé de l’emprise de l’enfant en lui,
avide d’attentions mais finalement jamais rassasié quoi qu’il
advienne, puisque refusant de recevoir.
Seulement, la prise de conscience en thérapie n’est pas une
illumination permettant soudain de résoudre tous les
problèmes comme par magie. Bien qu’indispensable, elle ne
sera pas suffisante. Elle nécessite, pour produire de réels
changements, de s’incarner dans la vie quotidienne,
concrètement, à travers les divers pans de l’identité plurielle.
Toutefois, se contenter, à l’inverse, de l’action, c’est-à-dire des
tentatives de recouvrer l’équilibre et la paix intérieure en
cherchant à modifier certains paramètres de son existence
(emploi, partenaire, résidence, activités, relations…)
s’avérerait une démarche infructueuse, vouée à l’échec et
même nuisible à long terme. Ainsi, les deux phénomènes de
prise de conscience et d’incarnation vont de pair, sont
complémentaires l’un l’autre. Aucun ne pourrait générer de
fruit à lui seul.
J’appelle ce concept la « compréhension incarnée ». Une
véritable évolution psychique n’adviendra que si le sujet
réussit d’abord à connaître son histoire pour repérer la DIP en
identifiant ses diverses composantes. Par exemple, en ce qui
concerne Victor, les thèmes de l’abandon affectif, de
l’illégitimité suite aux mésententes entre les parents,
l’impossible accès au père, la culpabilité consécutive au viol,
représentent les principales caractéristiques de sa DIP. Un
accompagnement psychothérapeutique devrait pouvoir aider
ensuite le patient à mettre en évidence les mécanismes de
défense, de lutte, de réparation, de compensation ou
d’évitement que l’enfant a dû mettre en place afin d’assurer sa
survie, pour se sentir exister et vivant, malgré tout – quête
d’innocence et de perfection, expiation, rejet de ses racines
paternelles, aspiration à s’ériger en sauveur afin d’être sauvé
lui-même…
La guérison consiste, dans cette perspective, à parvenir à
renoncer aux procédés défensifs infantiles afin d’en élaborer
de nouveaux, en tant qu’adulte ; plus mûrs, plus efficients,
davantage adaptés au présent, peut-être plus raisonnables et
moins émotionnels. Impossible de continuer à porter, à trente
ou à quarante ans, les habits de nos cinq ou six ans. Le but
consiste à stopper les schémas répétitifs qui ne font, au bout du
compte, qu’aggraver la détresse affective. Sans quoi ce ne
seront plus les péripéties de son histoire – les manques,
traumatismes, frustrations, la maltraitance – ni son passé, aussi
douloureux qu’il eût été, qui le condamneront et le
séquestreront, qui l’empêcheront de s’accomplir, lui
interdisant de mener sa vie en son nom propre et d’accéder au
bonheur, mais, paradoxalement, toute la stratégie de fuite, de
lutte, de combat, de déni qu’il a naguère mise en place pour
continuer à survivre. Ce qui était salvateur hier devient
emprisonnant aujourd’hui. Le refoulement de la souffrance,
des émois « négatifs » dépressifs et anxieux, totalement
justifié à une certaine époque, produit certains effets
secondaires, néfastes désormais, de nombreux clivages au sein
du sujet, coupant son passé du présent, son intériorité
du dehors, son pan adulte du reste du territoire squatté par
l’enfant intérieur.
L’enjeu d’une psychothérapie réussie consiste dès lors à
réparer ces clivages intrapsychiques, seule possibilité de
libérer enfin les émotions qualifiées de négatives, et de les
ramener à la lumière du ressenti et de la parole conscients,
transmutant ainsi les immondices en engrais fertilisant.
Plus le sujet cherche à combler son vide intérieur par
recours à des expédients dénichés à l’extérieur, plus il l’élargit,
en définitive. Lorsqu’on est pris dans des sables mouvants,
pour mettre toutes les chances de salut de son côté, la
meilleure attitude consiste à se calmer et à patienter, à ne pas
s’agiter, à ne pas se débattre, à ne rien tenter pour « s’en
sortir » à tout prix. La très grande majorité des victimes de
noyades, environ un millier par an en France, sont celles qui,
dès qu’elles se sentent perdre pied, se mettent à paniquer, à
hurler, à s’agiter de façon désordonnée, envahies par
l’épouvante – tout ce qui contribue à les faire couler. Seule
l’acceptation de l’inacceptable permet de ne pas gaspiller sa
force dans des combats d’une autre époque, aujourd’hui
devenus anachroniques, caducs, inutiles.
Les deux vies, l’une, psychique intérieure, et l’autre,
concrète extérieure, bien que totalement reliées, ne
fonctionnent nullement selon les mêmes lois et modalités.
Bien au contraire. La gestion et l’épanouissement de la
seconde dépendent des valeurs telles que l’action, la volonté,
la lutte, l’évitement… Le bon fonctionnement de la première
est tributaire, en revanche, de certains autres principes, parfois
diamétralement opposés. Si vous découvrez un trou dans votre
jardin, vous avez intérêt à vous précipiter pour le combler. Si
une voiture fonce sur vous ou si une vipère s’apprête à vous
piquer, vous feriez mieux de les éviter, de vous éloigner, de
vous écarter sur-le-champ. Si vous souhaitez réaliser un projet,
réussir un examen, obtenir une promotion, acquérir une
maison, il faudra faire preuve de combativité, de persévérance,
de volonté. Si, enfin, vous souhaitez vous rendre à Barcelone
depuis Paris, vous mettrez bien moins de temps à voyager en
voiture, en train ou en avion, plutôt qu’à pied, cela tombe sous
le sens ! Un manque réel, une frustration, une perte peuvent se
satisfaire ou se réparer, souvent sans délai, avec plus ou moins
de facilité, assurant ainsi votre confort matériel.
Si vous souffrez, en revanche, d’un vide intérieur, plus
vous chercherez à le combler, à l’aide d’objets, de personnes
ou de comportements – la boulimie, l’hyperactivisme, les
divertissements, les addictions, le sexe, le pouvoir, l’argent, les
médicaments –, et plus, paradoxalement, vous l’élargirez. Face
aux menaces internes comme l’angoisse, la culpabilité, la
dépression, plus vous chercherez à les combattre, plus vous
augmenterez leur intensité et les prolongerez dans la durée.
Impossible de se débarrasser du cafard comme on le ferait
« des cafards ». D’ailleurs, ceux-ci ne font que proliférer
malgré les – je dirais même à cause des – millions de tonnes
de pesticides déversés sur eux depuis des années, avec comme
résultat la pollution de la terre et des corps, la recrudescence
des cancers.
Par conséquent, quant au cheminement intérieur, plus le
sujet s’ingénie à se débarrasser d’urgence de ce qui le trouble
et le tourmente, plus il risque de le rendre revêche, « mutant »,
résistant au changement, imbattable. Ce sont finalement les
symptômes indésirés et donc combattus qui, à long terme,
finiront par avoir raison de leur agresseur. La force, la volonté,
l’action, la vitesse, la combativité ne s’avèrent d’aucune aide
ni utilité dans l’abord et le maniement du psychisme. Celui-ci
exige douceur, lenteur, passivité, il attend le chuchotement, la
caresse, la patience, le détachement, le renoncement,
autrement dit, l’acceptation de l’inacceptable. Ce qui
conviendrait à l’un disconviendrait totalement à l’autre,
dangereusement.
Dans un tel état d’esprit, le patient devrait être invité à
cesser de lutter et de fuir contre le retour du refoulé, contre son
ombre, tout ce qui a paru, à ses yeux et à ceux des autres,
« négatif », imparfait, incomplet, a-normal, différent, décalé
par rapport à son idéal du Moi, à ce que le sujet s’impose
d’être ou de paraître pour plaire, pour être conforme aux
normes collectives. Ainsi, l’importante quantité d’énergie
psychique gaspillée à refouler l’angoisse, la dépression, la
culpabilité, la honte, les limites, l’impuissance ou ses supposés
défauts, manques et fragilités, par crainte d’être exclu comme
naguère, redevient disponible. Elle pourra être investie enfin
dans l’amour de soi, de la vie, puis des autres aussi, mais dans
la gratuité du désir. C’est bien le refoulement qui transforme
un kilo de chagrin en trois tonnes d’angoisse, la rendant
écrasante, insupportable. C’est la fuite qui mue le lézard en
crocodile et le chat en tigre ! L’acceptation transforme le vil
plomb en or.
Tout à fait à l’opposé d’une certaine croyance répandue,
elle ne mène pas à la résignation ni à l’inaction. Elle permet,
au contraire, d’agir, si nécessaire, de façon plus sereine, plus
pertinente, avec davantage d’efficacité, puisque c’est l’adulte
qui se trouvera au volant et non plus l’enfant intérieur paniqué,
faisant étrangement tout capoter par son empressement et son
exigence de perfection.
Le fils et son père
Si Victor souffre depuis longtemps, et davantage encore
après le décès de sa fille, c’est parce que le mot « échec » ne
faisait pas partie de son vocabulaire. Échouer à guérir ses
parents d’abord et, plus tard, sa fille s’avérait inconcevable
pour cet enfant déifié mis sur un piédestal par sa mère. Les
fondements de son existence reposaient sur des valeurs telles
que le succès, la réussite, la victoire, la brillance, l’excellence,
la perfection, afin de satisfaire son insatiable besoin de
légitimité. Il avait lutté de toutes ses forces pour éviter
l’identification à son père, dénigré dans le cœur et les yeux de
sa mère, et donc dans ceux de son fils, parce qu’il était
désargenté, d’une santé fragile, peu séduisant et, surtout,
sexuellement défaillant. Mon patient, lui, est un bel homme,
riche, socialement brillant, à l’opposé de son père. Pourtant,
les deux vies amoureuses et sexuelles, celles du père et du fils,
ne sont nullement dénuées de ressemblances. Écoutons
Victor :

Je ressens un profond amour pour mon épouse. Elle est magnifique,


je la considère comme la plus belle personne au monde. Elle est très
intelligente, cultivée, une véritable artiste. Nous avons fêté nos
cinquante ans de mariage il y a peu. Avant de la rencontrer, j’avais
connu une autre femme, d’une beauté inégalable. Elle travaillait comme
hôtesse de l’air. Tous les hommes étaient à ses pieds. Très amoureuse
de moi, elle insistait pour qu’on se marie. Je l’ai quittée, fuie, plutôt,
alors qu’elle était enceinte de moi. J’en étais bien malheureux
évidemment, je l’ai fait à contrecœur, parce que je ne me trouvais pas
assez homme pour prendre une femme. Je me sentais incapable de la
combler. Je ne me trouvais pas du tout à sa hauteur. Je fantasmais que
le commandant de bord avait un bien plus beau pénis que le mien. Je
manquais de virilité. Oui, j’ai toujours cru que j’avais un trop petit pénis.
J’ai d’ailleurs conservé encore maintenant cette détestable tendance à
lorgner le pénis des hommes dans les vestiaires lorsqu’ils se changent.
Je les trouve, sans hésitation, plus gros et plus longs que le mien. Je
me considère donc moins homme qu’eux !
De plus, cette femme m’avait sidéré par sa beauté. Ça a toujours
été bien plus difficile pour moi d’avoir une relation sexuelle avec une
très jolie femme plutôt qu’avec une ordinaire. Je stresse. Je l’imagine
plus difficilement « comblable ». Je crains de ne pas être à la hauteur,
pas assez puissant, comme si je passais le concours de l’école
Polytechnique. Cette femme n’était pourtant pas bien compliquée. Elle
était saine, douce, heureuse de vivre, répandant de la joie autour d’elle.
Je ne comprenais pas pourquoi elle m’aimait. Une fois, je lui ai parlé de
la petite taille de mon zizi, elle s’est mise à rire comme si je lui avais
raconté une ânerie. Elle m’a rassuré, bien sûr, mais j’ai continué à me
sentir disqualifié. Elle n’avait vraiment aucun besoin de moi pour être
heureuse. Je ne pouvais rien lui apporter, en définitive. En m’aimant,
elle me faisait un joli cadeau que je ne méritais pas. Je l’ai croisée, une
dizaine d’années plus tard, dans une librairie, par hasard. Nous étions
très émus l’un et l’autre. Elle était devenue l’épouse d’un ministre très
influent et mère de trois enfants.
Peu avant que je rencontre ma femme, il y a eu une autre fille, une
très jolie interne en médecine qui m’aimait avec passion. C’est à cette
époque-là que j’ai eu mes attaques de panique et mes angoisses
atroces de dépersonnalisation. J’avais vraiment peur de devenir fou.
Face à elle et à sa beauté, j’avais perdu tous mes moyens. Durant cette
période difficile, celle qui, peu après, allait devenir ma femme, m’a
énormément aidé. Elle m’a sauvé, je dirais.
Cependant, elle et moi, ça n’a jamais été terrible sur le plan sexuel –
peut-être en partie en raison des doutes sur ma virilité, je veux dire sur
la petite taille de mon pénis. Après la naissance de nos enfants, elle
s’est mise à regarder et à parler de certains hommes d’une façon
équivoque. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est moi qui l’ai pas
mal encouragée à passer à l’acte. En fait, cela me donnait le feu vert
pour aller voir des femmes de mon côté, la voie devenait ainsi libre. Je
ne suis pas de nature infidèle. Si elle me satisfaisait, je ne l’aurais
jamais trompée. En mal de sexe, je fantasmais sur celles qui auraient
envie de moi. J’espérais surtout que ces escapades nous aideraient à
nous retrouver mieux dans notre couple. Je n’aime pas la dépendance,
ni la traîtrise. Son aventure m’a libéré, finalement, d’un désir insatisfait.
Seulement, lorsqu’elle a commencé à sortir avec son amant, je me
suis senti assez perturbé. Ça a confirmé l’idée que je n’étais pas
suffisamment homme et que je manquais de virilité. J’étais en mal de
sexe, mais je n’ai jamais dragué. J’ai toujours été plutôt harcelé. Je me
faisais draguer outrageusement par nombre de femmes, par ailleurs
actives et entreprenantes dans leur vie professionnelle. Toutes ne me
plaisaient pas forcément. Certaines menaçaient de se suicider. Je ne
pouvais donc pas toujours leur dire non. Je leur donnais rendez-vous
pour les aider, d’une certaine façon, les soutenir moralement, parce que
je les trouvais désespérées. Elles m’aimaient toutes. D’ailleurs, j’ai
toujours plu aux femmes. J’éprouvais parfois bien du mal à m’en
défaire. Je n’étais amoureux d’aucune d’elles. Nous nous rendions
mutuellement service, je dirais. Elles me procuraient du plaisir sexuel,
l’estime et la tendresse dont j’étais privé chez moi.
Oui, ma femme ne me materne pas beaucoup. Elle est trop
exigeante et se montre plutôt froide, bien plus prodigue en reproches
qu’en compliments, ni trop douce ni trop tendre, alors qu’elle ne
manque de rien avec moi. J’exauce toutes ses envies et tous ses
besoins. Elle ne vient pas spontanément vers moi, ne m’embrasse pas.
Elle se plaint que je travaille trop, que je rentre trop tard, que je me tiens
mal à table, que je mange mal mon fromage. Elle me reproche d’avoir
grossi, de ne pas lire assez, de ne pas l’écouter vraiment quand elle
parle… sans cesse insatisfaite et mécontente, en un mot. Lorsque j’ai
besoin qu’elle me materne un peu, elle me répond qu’elle n’en a pas
envie, ou pas le temps, je me sens ridicule face à elle parfois, comme
un petit garçon capricieux qui fatigue et désespère sa maman !
Un soir, après lui avoir fait l’amour, je lui ai demandé timidement si
elle avait pris plaisir. Elle m’a répondu : « Pas vraiment », mais qu’elle
avait eu le plaisir de me faire plaisir !

Chez Victor, le syndrome de répétition se repère avec


évidence. Mon patient reproduit un schéma de vie étrangement
semblable à celui de son père, en amour et sexuellement,
malgré toutes les dissemblances indéniables entre les deux
hommes. Mon patient n’est ni moche ni désargenté. Il se
montre cependant sexuellement défaillant, bridé par le
fantasme du petit sexe, et psychologiquement dominé par les
femmes. Il se croit incapable et indigne de se lier à elles en
adulte, d’égal à égale. Il a fui les femmes qui se déclaraient
amoureuses de lui, justement celles qui le considéraient
comme un homme à part entière – d’abord l’hôtesse de l’air, et
ensuite l’interne en médecine. Il ne se sentait pas à la hauteur,
pas assez homme, dit-il, pour prendre femme, puisque
dépourvu d’un pénis adéquat. Il ne s’agit évidemment là que
d’un pur fantasme, mais celui-ci est partagé par bien plus
d’hommes que l’on ne croit. Il ne correspond, sauf dans de
rares cas pathologiques, à aucune réalité physique. En outre, la
taille et la grosseur du pénis n’ont qu’une importance
négligeable lors du coït.
Victor se laisse aussi, d’une certaine façon, « écraser » dans
son couple par son épouse, à l’image de ce qui se passait chez
ses parents, une mère toute-puissante et un père disqualifié,
nous dirions « castré » psychologiquement, évidemment sans
nulle référence à l’organe génital comme chez les animaux.
Victor, comme jadis son père, n’a pas désapprouvé la conduite
infidèle de son épouse. Il prétend l’avoir même souhaitée,
encouragée, dans la mesure où cela lui permettrait d’agir
pareillement de son côté, dans le but de satisfaire ses besoins
sexuels. Je ne remets évidemment pas en doute le vécu ni la
sincérité de mon patient. Je me demande cependant si, par le
biais du déni et de son indifférence affichée, il ne cherchait pas
à se protéger contre les craintes d’abandon que toute
découverte d’infidélité provoque forcément chez le partenaire
qui en a été victime. Ce qui inciterait à soutenir une telle
hypothèse est relatif au discours ainsi qu’à son comportement
donjuanesque, se voulant détaché, froid, frisant le cynisme
lorsqu’il prétend faire l’amour avec ses maîtresses par
compassion, presque par pitié, pour leur rendre service – on
retrouve là l’optique thérapeutique, altruiste. « Je ne peux leur
dire non, parce que je les trouve désespérées ! » dit-il à leur
sujet.
Les difficultés à s’engager en amour sont dictées par les
angoisses d’abandon. Elles sont révélatrices du besoin, pour
l’infidèle, de se prémunir contre l’imminence, la fatalité d’un
rejet inéluctable aux yeux de son enfant intérieur, le poussant à
déguerpir avant d’être mis à la porte.
On trouve entre le père et le fils deux autres ressemblances
qui s’illustrent dans leur rapport à la santé et à la richesse.
Victor ne semble souffrir d’aucune pathologie particulière,
sauf quelques baisses normales d’énergie, d’érection ou
d’ouïe, principalement dues à son âge. Cependant, il se montre
souvent inquiet, préoccupé, soucieux, dès l’apparition du
moindre bobo, et dramatise ses contrariétés. Avec une
inclination hypocondriaque, il a tendance à multiplier les
examens sanguins et au laboratoire, ainsi qu’une
consommation boulimique de médicaments. Peut-être
s’imagine-t-il naïvement, quelque part, qu’en tant que
professeur, sauveur de l’humanité, il ne doit pas, il n’a pas le
droit de tomber lui-même malade, ce ne serait pas convenable
ni normal.
Quant à ses finances, alors qu’il jouit d’une aisance
matérielle certaine, il se montre souvent très attentif à son
budget, à tout ce qu’il gagne et dépense. Il fait preuve d’une
vigilance exagérée et inquiète, disproportionnée eu égard à ses
revenus, plus que confortables.
En résumé, au fil de son existence, mon patient mène
exactement la même vie psychique que son père. Il répète son
schéma de relation avec les êtres et les choses, assujetti à la
compulsion de répétition. À force de ne pas vouloir lui
ressembler, il se laisse « écraser » par sa femme, la première à
avoir été infidèle. Il s’imagine, en outre, défaillant
sexuellement, en mauvaise santé, exactement comme son père
inquiet de manquer. D’ailleurs, ces deux préoccupations
relatives à la santé et à l’argent sont, du point de vue de leur
signification inconsciente, similaires. Elles renvoient toutes les
deux à une certaine insécurité ontologique, existentielle, à la
crainte de la mort, de ne pas être assez vivant, d’inexister, de
manquer de vitalité, d’énergie, de « ne plus en avoir pour
longtemps ». Compter son argent reviendrait à compter, à
peser, à mesurer son capital de survie, le temps qui reste. « Le
temps, c’est de l’argent », rappelle l’adage populaire.
Je noterai, pour ma part, deux motifs principaux présidant à
cette compulsion de répétition chez Victor. D’abord, l’idée de
refuser le bonheur par fidélité, par loyauté masochiste envers
son père qui a été privé jadis d’amour dans son couple. Il peut
arriver à l’enfant de s’interdire, par pudeur ou par culpabilité,
certaines satisfactions pour ne pas dépasser, ne pas humilier
son géniteur qui en serait frustré.
Victor espérait, en second lieu, qu’en rejouant une scène
traumatique, une page malheureuse de son existence, à savoir
le rôle de fauché, de nécessiteux, d’insatisfait sexuel, de
« cocu », il finirait par arriver un jour à exorciser cette époque,
à en faire enfin le deuil, à réécrire ces pages malheureuses de
son enfance, à réparer son père, en un mot, ce qui lui a été
impossible lorsqu’il était petit. Je veux parler de l’enfant-
thérapeute qui, par sa souffrance, cherche à sauver les autres.
Il n’est pas rare qu’une fille ayant souffert, dans son
enfance, de l’alcoolisme de son père, épouse plus tard un
homme alcoolique lui aussi, ou en passe de le devenir. Elle
s’interdit ainsi de vivre sa vie de femme adulte, en paix et
heureuse. Elle s’ingénie en fait, par recours à cette expiation
masochiste, à sauver son père, à le ressusciter, à le délivrer de
ses démons, comme si son addiction à lui était de son fait et de
sa faute à elle, et qu’il lui revenait maintenant de le guérir pour
recouvrer le pardon.
Il existe chez certains petits un trouble de conduite
alimentaire appelé mérycisme. Il se caractérise par la
régurgitation et la mastication des aliments. L’enfant
« rumine », en réalité, comme le bœuf ou le chameau, en
faisant remonter le bol alimentaire dans sa bouche, pour le
remastiquer et l’avaler à nouveau, dans le but d’en faciliter la
digestion. Tout ce qui a dû être refoulé, évacué du champ de la
visibilité et de la parole consciente, tout deuil resté inachevé,
demeuré en suspens, ressurgira tôt ou tard sous forme de
compulsion de répétition dans l’espoir d’être enfin ressenti,
vécu, exprimé, élaboré, digéré et donc archivé dans la
mémoire du vivant. Voici comment les immondices se
métamorphosent, grâce à la thérapie, en engrais fertilisant !
Il existait chez les Aztèques une déesse mangeuse
d’ordures répondant au nom de Tlazolteotl. Lorsqu’une
personne était mourante et qu’elle confessait ses péchés, la
déesse dévorait les impuretés accumulées dans l’âme du
mourant. Étant aussi la déesse de l’Enfantement et la patronne
du renouveau, elle avait le pouvoir d’accorder le pardon et la
guérison, transformant les immondices en forces de vie. Dans
la relation thérapeutique, c’est l’analyste qui jouera, à son
insu, le rôle cathartique de mangeur d’immondices de la
déesse Tlazolteotl, accueillant, par son écoute, les tourments
de son patient.

« Tout ce qui arrive est pour


le bien ! »
Victor était venu me consulter pour que je l’accompagne
notamment dans son chemin de croix vers le deuil de sa fille.
Il souffrait (quoi de plus normal ?) en tant que père, certes,
face à cette perte tragique. Mais, confronté aux douleurs que
ce drame éveillait en lui et qu’il avait repoussées jusque-là
pour préserver sa survie, c’était également le petit Victor qui
avait été affecté en profondeur. Cette épreuve, telle une
déflagration, avait fait voler en éclats tous les mécanismes de
protection et de défense qu’il avait mis en place depuis son
jeune âge pour se blinder contre sa DIP, voire s’en débarrasser,
se trouvant dans l’impossibilité de la gérer. Il s’était réfugié
dans un château qu’il s’imaginait inexpugnable, ignorant
qu’échafaudé sur du sable, il risquait de s’effondrer tôt ou tard.
D’où ce clivage, assez précoce chez lui, entre une persona
inflationnée et un être profond rabougri, immature, inachevé.
D’un côté, monsieur le Professeur, le savant, le chercheur
reconnu, auteur de nombreux livres, prenant la parole dans les
congrès internationaux, beau comme Robert Redford, riche,
sauveur, convoité par les plus belles femmes, méritant la
Légion d’honneur. De l’autre, un petit garçon délaissé, fragile,
impuissant, coupable d’avoir échoué à sauver sa fille, comme
naguère ses parents, peu performant sexuellement,
exagérément soucieux de sa santé et de ses finances, se
laissant marcher sur les pieds par une épouse qu’il prétend
idolâtrer, paradoxalement, comme jadis le faisait avec lui sa
maman.
Le travail psychothérapique consiste à réparer les clivages,
à repérer et à accueillir la DIP, pour la rendre consciente et
donc supportable, au lieu de la laisser pulluler dans l’obscurité
de l’inconscient. Il s’agit, au fond, d’un travail de mise en lien,
de reconnexion entre certains éléments à première vue
disparates, opposés voire incohérents en raison de la
multiplication des clivages. Seule cette quête de vérité sera
susceptible de transformer les énergies qualifiées de négatives
en forces de vie, dans la voie du devenir-soi adulte, délivré de
la compulsion de répétition et de l’emprise de son enfant
intérieur. Écoutons Victor :
Je crois que je commence à faire le deuil de ma fille, ce dont je ne
me sentais pas capable il y a encore six mois. Je pleure souvent. Je
retrouve mon âme d’enfant. Ça me fait du bien.
Avant, je n’arrivais pas à exprimer mes émotions, je m’étais coupé
d’elles, surtout de mes angoisses et de ma déprime. Je ne cherche plus
à m’en débarrasser lorsqu’elles pointent leur nez à l’horizon, quand je
pense à ma fille. Je commence à accepter qu’elle ne soit plus là. Elle
demeure, malgré tout, vivante dans mon cœur et ma mémoire.
Je me suis mis à écrire un livre pour enfants. J’y rassemble les
histoires que je lui racontais avant qu’elle ne s’endorme. J’ai
l’impression d’être en contact avec elle, ça m’aide à m’en séparer. Je
risque, je présume, d’être toujours un peu triste et malheureux, par
moments. Je l’étais depuis que je suis tout petit, de toute façon, avant
même de devenir papa, sans lien avec le départ de ma fille. Mais avant,
je n’admettais pas ça. Je ne pouvais faire autrement.
J’ai pris la décision, non pas de me mettre à la retraite tout de suite,
puisque, au fond, j’adore mon travail, mais de réduire sensiblement mes
activités, de me disperser moins et de m’autoriser à prendre davantage
de temps pour moi. J’ai pris conscience qu’en m’épuisant à sauver la
terre entière, à rendre tout le monde heureux, je me maltraitais
bêtement. C’était trop déséquilibré. Je voudrais me rendre désormais
un peu plus disponible avec moi-même.
Quant aux femmes, j’ai décidé aussi de ne plus me disperser dans
des aventures sexuelles sans lendemain, sans profondeur ni réel
intérêt. Il est vrai qu’elles m’apportaient certaines satisfactions en
s’offrant à moi, mais elles m’occasionnaient aussi de nombreuses
complications. Je n’ai plus envie d’être dans la séduction, comme je
l’étais avec ma mère. D’ailleurs, d’une façon générale, je suis devenu
beaucoup moins sévère, moins exigeant, avec ma personne et envers
les autres, bien sûr, beaucoup moins perfectionniste, moins obligé
d’être toujours parfait, le meilleur, comme par le passé.
J’ai rêvé, l’autre nuit, que je me trouvais en compagnie de quelques
collègues dans les couloirs d’un congrès. L’un d’eux me posait une
question. Je lui disais paisiblement que je ne pouvais pas lui répondre.
Il insistait en reformulant sa question. Je lui ai rétorqué alors, un peu
sèchement, que je n’en savais rien, que je n’étais pas omniscient, que
je voulais qu’il me lâche, qu’il me foute la paix ! Après, je me suis senti
soulagé !
Avec ma femme, nos rapports commencent à évoluer aussi. J’arrive
à reprendre progressivement une place que j’avais délaissée, fortement
absorbé, je pense, toutes ces années, par mon métier, mes cours et
mes recherches. J’étais, je l’avoue, trop préoccupé par la réussite
professionnelle, par le succès – pour compenser, sans doute, l’échec
social et financier de mon père. Maintenant, lorsqu’elle m’emmerde un
peu trop, je le lui dis. Je n’hésite plus à la remettre à sa place et à lui
fixer certaines limites. Curieusement, depuis que je lui résiste, elle est
devenue plus attentionnée. Elle m’adresse de moins en moins de
reproches. Lorsqu’elle se plaint ou quand elle parle trop, je le lui fais
remarquer et je l’arrête. D’emblée, elle n’est pas contente, mais après
elle se calme et reconnaît avoir dépassé les bornes.

J’étais évidemment ravi d’assister aux progrès de mon


patient, dans la voie du devenir-soi, davantage adulte, avec
assez de confiance en lui mais aussi, enfin, la conscience de
ses limites. Avoir trop de confiance en soi m’a toujours paru
suspect, une attitude défensive camouflant une pénurie
narcissique puisque ne laissant aucune place à la remise en
question, au sentiment d’insuffisance, de manque ou
d’incapacité.
Je m’apprêtais à lui proposer de cesser nos entretiens,
puisqu’il semblait multiplier les signes attestant de son
autonomie psychique, sa capacité de s’envoler de ses propres
ailes, sans plus avoir besoin de son papa ou de sa maman, je ne
sais pas. Le patient peut projeter sur son analyste aussi bien
l’image d’un père, idéal ou persécuteur, que celle d’une mère,
idéale, bienveillante ou mauvaise parfois. Pourtant, le jour où
j’avais prévu de lui suggérer d’arrêter la thérapie après
quelques semaines de pause dues aux vacances, il arriva avec
un air sombre inhabituel. Il prit place rapidement et sans mot
dire dans le fauteuil, séchant avec application les larmes qui
embrumaient ses yeux. Cette scène inattendue m’a ému, et
même perturbé. Avais-je donc tout faux ? Se trouvait-il à
nouveau séquestré par ses démons intérieurs ?
Rien n’est en réalité, sauf dans les manuels, jamais ni tout
noir ni tout blanc. Le cheminement intérieur ne s’effectue pas
d’une façon harmonieuse et linéaire, comme on conduirait à
vitesse constante sur l’autoroute. Les progrès sont parfois
rapides, très lents à d’autres moments, sans oublier les
piétinements, les temps morts en apparence, ou certaines crises
et régressions. J’ai cependant compris assez rapidement qu’il
ne s’agissait, en l’occurrence, pas d’une rechute dépressive
mais d’une prise de conscience très importante, d’une
illumination, provoquée par un événement qui était, en soi,
sans grande importance. Écoutons-le :

En participant, la semaine dernière à l’anniversaire de mon petit-fils


de dix ans, j’ai rencontré une dame qui s’est révélée, de fil en aiguille,
être la fille d’une vieille cousine du côté paternel, décédée récemment,
que j’avais connue il y a plus de trente ans. J’avais pris la détestable
habitude, je l’avoue, de repousser cette cousine avec énervement et
même un certain mépris à chaque fois qu’elle tentait de m’approcher,
bien souvent pour solliciter un service ou un coup de pouce financier.
À l’époque, je justifiais mon attitude rejetante par le fait qu’elle était
collante, négligée, plutôt un peu grosse et laide. Elle me faisait honte, je
ne tenais pas à ce que l’on sache qu’elle faisait partie de ma famille.
C’est seulement à l’anniversaire des dix ans de mon petit-fils que je me
suis souvenu d’elle, réalisant brusquement qu’au fond, c’était toute la
branche paternelle que je rejetais à travers cette pauvre cousine. Je me
suis senti si coupable. J’ai eu honte de moi, cette fois, de mon attitude,
de mon arrogance, de mon cynisme. Je me suis jugé impardonnable !
Je me suis souvenu alors d’un autre événement bien triste que ma
mère m’avait raconté quand j’étais étudiant en médecine. Un autre
cousin, toujours du côté paternel, s’était suicidé en se jetant sous un
train. Il portait, lorsqu’on a découvert son corps, mes vieilles affaires,
mes chaussures notamment, que ma mère lui avait offertes peu avant.
Ce drame ne m’avait pas fait grand-chose sur le moment. Je m’en suis
désintéressé assez rapidement. J’ai cherché à l’oublier.
Depuis cet anniversaire, je n’arrête plus d’y repenser. Je pleure
comme si cela venait de se produire. Je m’en veux atrocement de ne
pas lui avoir porté secours, tendu la main, de m’être coupé d’eux, de
mes racines, de cette part importante de moi-même, de ma branche
paternelle, comme si je n’avais pas eu de père. Je n’avais jamais
ressenti l’envie de faire mon arbre généalogique. Je censurais tout ce
qui était relatif à mon père, comme s’il n’aurait pas dû exister.
C’est après quelques séances qu’il m’est devenu clair que
l’horizon se dégageait progressivement, que mon patient
n’était pas sujet à une rechute dépressive, au sens
psychopathologique classique, mais soumis à un orage avant le
beau temps, à quelques giboulées de printemps. Tout
changement s’accompagne inévitablement d’une dépressivité,
d’une désespérance. Ce dernier mot n’est nullement équivalent
dans mon esprit au désespoir, cette plongée angoissante dans
une noirceur sans lueur, dans ce vide intersidéral, démuni de
toute possibilité de retour à la surface. La désespérance est
révélatrice, au contraire, d’un travail de deuil. Elle permet
notamment la restauration du clivage entre l’idéal grandiose de
soi et la réalité perçue comme imparfaite, minable, repoussée,
inacceptable. Elle aide à renoncer partiellement à son fantasme
infantile d’excellence et de gloire, à son mythe du sauveur, mis
en place à l’origine pour lutter contre sa disette narcissique,
ses craintes d’inexister, de désamour et d’abandon.
De la désespérance
L’intégration de ce décalage inévitable, consubstantiel à
notre humanité, qui que nous soyons, indépendamment de
notre sexe, âge, fortune, beauté, santé, rang social, signe
l’entrée dans l’âge adulte, attestant de la maturité du sujet.
Dans ce sens, la désespérance apparaît comme l’inverse du
désespoir dépressif, comme son antidote, la meilleure
préservation. Toute dépression est une déception, en fait. Elle
s’incruste dans le décalage/clivage entre un fantasme infantile
de grandeur et un autre, à l’extrême opposé, faisant percevoir
sa réalité comme petite, minable, ratée. La désespérance
permet ainsi d’intégrer son ombre, ses limites, certaines
fragilités qu’on aurait tendance, encouragé par la normativité
culturelle, à évacuer. La désespérance permet de s’accepter et
de s’aimer malgré, je dirais grâce à, ses imperfections, sans
plus s’épuiser à tout être, tout avoir, tout prendre, tout
comprendre, des fruits du jardin d’Éden à ceux de l’arbre de la
connaissance.
Le manque et la perte ainsi légitimés ne seront plus
considérés comme des défauts, anormaux, insupportés,
insupportables, par conséquent. Je le rappelle, dix moins un ne
feront plus zéro, ni même neuf, mais onze !
Le mot « désespérance » renvoie aussi au vécu de la femme
durant l’accouchement. À la phase d’expulsion, juste avant la
sortie du bébé, la mère ressent une forte angoisse, avec une
envie de mourir, parfois. La panique déclenche, à ce moment
précis, une forte poussée d’adrénaline favorisant la fin de
l’accouchement. Les douleurs s’arrêtent, d’ailleurs,
immédiatement après l’expulsion. J’ai trouvé cette analogie
entre les deux processus de naissance et de re-naissance
saisissante !
Mon patient Victor s’humanise en grandissant. Il devient
apte à éprouver des sentiments de culpabilité et de honte, de la
peine pour ses cousins du côté paternel, qu’il a
orgueilleusement dédaignés pendant tant d’années.

J’ai rêvé que je me trouvais avec mon père dans un groupe d’une
dizaine de personnes. Quelqu’un lui a proposé de chanter. J’aurais
préféré qu’il refuse, par crainte qu’il déraille et qu’il me fasse honte.
Finalement, il se met à chanter avec une très belle voix. Je suis
agréablement surpris ! Tout le monde est admiratif, tout se passe bien.
Un car doit ensuite transporter la bande à la gare. Ayant un peu traîné,
je le rate. Je saute alors dans un taxi pour le rattraper. Je suis accueilli
chaleureusement par mon père et ses copains.
J’avoue que je pense beaucoup à mon père ces temps-ci. Il prend
de plus en plus de place et d’importance dans mon esprit. J’arrive à
visualiser clairement sa tête, son sourire, sa démarche, images que je
croyais avoir totalement oubliées, effacées. J’ai conservé pas mal de
souvenirs finalement. Ils ne sont pas, contrairement à ce que j’ai
longtemps imaginé, tous négatifs. Je me suis souvenu, l’autre jour, que
tout petit, je l’appelais « papa confiture », lorsque je courais derrière lui
pour le manger, en lui faisant plein de bisous ! Je me suis réconcilié, je
crois, avec mon père. Je l’ai réhabilité !

Voici maintenant, pour finir, les grandes lignes de notre


dernier entretien, réalisé à distance, via Skype, en raison des
mesures de confinement, durant l’épidémie de coronavirus.

Je n’ai plus du tout honte de mon père. Il ne m’a rien donné, certes,
enfin pas grand-chose, sûrement parce qu’il ne pouvait pas. J’éprouve
cependant une certaine gratitude envers lui ; il m’a donné la vie, c’est
déjà pas mal, et puis il m’emmenait à son travail et au marché où je lui
servais de pense-bête. Je me considère désormais comme sa mémoire.
Cette réconciliation m’a aidé à retrouver le fils en moi, et puis l’homme,
mon identité masculine pour pouvoir m’affirmer davantage, mais sans
exagération cette fois.
J’ai éprouvé pendant longtemps une certaine aversion à l’égard des
hommes. Je les trouvais nuls. Je cherchais surtout leurs failles, aveugle
évidemment aux miennes. Soit je les méprisais, soit je les soupçonnais
de tenter de me dominer, en affichant des airs de supériorité.
Parallèlement, je ressens moins d’attirance, moins de fascination
envers les femmes. En fait, en les embrassant ou en faisant l’amour
avec elles, c’est la pureté que je recherchais, surtout quand je les
fécondais.
En me réconciliant avec mon père, je me réconcilie avec mon pénis.
Avant, je ne me donnais pas le droit d’avoir un père et de l’aimer. Je
devais le nier pour être conforme au souhait de ma mère. J’avais donc
une mauvaise image de moi, pas assez homme, avec un petit pénis,
interdit d’en avoir peut-être. Je retrouve enfin l’homme en moi, sans
même me dire que c’est un peu trop tard. Je commence à devenir
indulgent avec moi-même. Je vous remercie d’avoir bien voulu
m’accompagner…

J’avoue avoir ressenti, lorsque Victor me disait « au revoir


et merci », une certaine émotion, de l’ordre d’une fierté envers
lui, comme jadis Célestin le cordonnier à l’égard de son fils
Pierre, quand celui-ci lui présentait son certificat d’études. La
terrible épreuve qu’il avait subie, en perdant sa fille chérie, lui
avait occasionné beaucoup de souffrances, certes, mais il
l’avait aidé aussi, telle une expérience initiatique, à grandir, à
devenir lui-même, à guérir !
Victor avait réussi à réparer ainsi un clivage majeur chez lui
entre les deux pôles, enfantin et adulte, de son psychisme, l’un
exagérément enflé et l’autre rachitique. Le premier,
assujettissant depuis longtemps le second, n’aspirait qu’à
recouvrer la matrice, par recours à la séduction, en se montrant
parfait, brillant, thérapeute et bienveillant, auprès des femmes
notamment, les maîtresses, l’épouse et la fille, appelées à jouer
le rôle de la mère comblante. L’autre pan, flétri, demeuré en
sous-développement, faute d’un soutènement paternel adéquat,
l’avait empêché pendant de longues années d’occuper
légitimement sa place de fils, d’homme, de père et d’époux
avec confiance dans son sexe et sa virilité.
La réparation de ce clivage, réhabilitant la figure du père
dénigrée, occultée jusque-là par celle de la mère, à l’inverse
auréolée, a permis à Victor de renaître enfin à lui-même et de
se reconstruire.
Comment s’aider soi-même ?
« Les quatre points cardinaux »
Transformer une épreuve en une occasion privilégiée de
changement et de maturation nécessite de se pencher, en
premier lieu, sur le sens de sa souffrance.

Qu’elle soit considérée comme importante ou mineure,


l’épreuve renvoie toujours à un décalage entre l’idéal infantile
de perfection – bonheur, complétude, harmonie, sécurité – et
une réalité perçue comme négative, ratée ou médiocre. Elle
résulte, autrement dit, de la difficulté d’intégrer la dialectique
des contraires, d’accueillir la vie telle qu’elle est, avec ses
ombres et ses lumières, ses joies et ses peines. C’est
principalement cet écart entre les deux niveaux qui génère et
entretient la souffrance, largement dramatisée parfois,
disproportionnée eu égard aux vicissitudes de l’existence.
Il n’y a rien de plus normal, de plus sain, que de souffrir
face à certains aléas ; cependant, l’intensité et la durée de
l’épreuve sont symptomatiques du déphasage entre les deux
plateaux de la balance, qui sera plus éprouvant encore chez
celui qui est affecté par la dépression infantile précoce. Ce
n’est alors pas l’adulte qui est tourmenté face aux difficultés
qu’il rencontre, mais le petit garçon ou la petite fille déprimés
en lui, en proie à un sentiment d’impuissance, de culpabilité et
d’abandon.

La véritable épreuve réside donc dans la réapparition de la


DIP, les contrariétés et infortunes ne jouant qu’un rôle
secondaire de facteur déclencheur. Elle se manifeste surtout
par la présence de quatre clivages intrapsychiques entre : le
présent et le passé – l’adulte et l’enfant intérieur – la raison et
l’émotion – l’intériorité et le dehors.
Le sigle PARI, avec ses quatre lettres, présente un double
avantage, à la fois diagnostique et thérapeutique, pouvant aider
le sujet à déceler, puis à réparer ces coupures. Une épreuve,
aussi douloureuse qu’elle paraisse – la rupture amoureuse ou
un licenciement par exemple –, peut toujours être mise à profit
pour retrouver le petit garçon ou la petite fille affectés par la
DIP. Les déceptions sentimentales se trouvent chaque année à
l’origine d’un nombre considérable de dépressions.
• P comme présent : le sujet est persuadé de vivre un
traumatisme dramatique dans sa vie actuelle alors qu’il est
délogé de celle-ci. Effondré, il se trouve à nouveau pris dans
des scénarios anciens d’abandon et de désamour, peuplés de
fantômes. Il revit, sans s’en rendre compte, des épreuves
passées de rejet ou de maltraitance, mais comme si elles se
déroulaient dans son ici et maintenant !
• A comme adulte : par conséquent, il ne peut plus réagir de
façon sereine, adulte, psychiquement autonome, avec du recul
et de la patience. Il est mû par l’enfant en lui, il se bloque ou
s’emporte de manière infantile sans pouvoir se contrôler, tel un
petit en détresse s’agitant pour reconquérir le sein maternel.
• R comme raison : la DIP le prive ensuite de son
intelligence, du soutien modérateur de la raison, terrassé par
une émotionnalité débordante et par des sentiments pénibles :
colère, mésestime de soi, culpabilité et indignité. Dans un tel
contexte, il se trouve incapable de réfléchir aux conséquences
de ses décisions, le principe de réalité étant bloqué par son
affectivité.
• I comme intériorité : enfin, il est déconnecté de son
intériorité, de son être profond, demeurant sans assise ni
racines, envahi par des parties inanimées. Il se croit
excessivement dépendant de l’objet d’amour perdu, se sentant
désormais incapable d’exister par et pour lui-même : il
recherchera la consolation à l’extérieur et auprès des autres,
idéalisés, considérés comme des sauveurs, des mères de
substitution.

Pour transformer le vil plomb en or, il est important de


prendre conscience, à l’aide des quatre points cardinaux du
PARI, de l’emprise de l’enfant intérieur sur l’adulte. C’est le
repérage des clivages, dans la vie quotidienne, entre les deux
termes de la dialectique des contraires (dehors/dedans, ou
émotion/raison, par exemple, les premiers étant surestimés et
les seconds délaissés) qui permet au sujet de rassembler ses
forces et de « s’en sortir », comme il ne cesse de le répéter.
Mais comment ?
Inspirons-nous du kintsugi, l’art initiatique japonais, pour
restaurer nos failles et nos brisures, sans rien jeter ni cacher,
sans honte ni regret, en rassemblant les divers pans de notre
identité plurielle, par la restauration de nos clivages internes…
avec des jointures en or !
La thérapeutique, en suivant le diagnostic PARI, consiste à
secourir l’adulte, en réduisant l’écart entre l’exiguïté de son
territoire et l’hégémonie de son enfant intérieur déprimé –
d’autant plus pesant qu’il est refoulé, reclus dans l’obscurité
de l’inconscient.
Cependant, cette prise de conscience seule, quoique
indispensable, s’avère insuffisante si elle ne s’accompagne pas
d’un changement de regard, mais également de comportement.
C’est ce que j’ai appelé la compréhension incarnée.
Dès lors, comment agir ?
La chose la plus importante, à faire d’urgence, consiste à…
ne rien entreprendre et attendre !
Pourquoi ? Parce que la souffrance déclenchée par
l’épreuve ne résulte pas du manque de quelque chose ou de
quelqu’un de précis, dans la réalité, concrètement réparable,
par recours à la consommation d’objets ou de personnes. Il est
impossible de solutionner une difficulté psychologique
intérieure et ancienne à l’aide de stratagèmes concrets,
extérieurs et actuels. Le psychisme et la réalité ne fonctionnent
pas de manière semblable, ne sont pas soumis aux mêmes
principes.
Renoncer à la chimère de dénicher un jour la « clé
magique » permet de ne plus dilapider inutilement son énergie
psychique.
Rien de pire que l’injonction de se débarrasser de ce qui
dérange, pressant d’exaucer l’idéal infantile de bonheur de
complétude, de sécurité et de perfection ! Tout combat
affaiblira encore plus le pan adulte, accentuant l’emprise
délétère de l’enfant intérieur malheureux, de toute façon
insatiable, quoi que l’on fasse.
Une fois ce « deuil » accompli, l’essentiel sera de s’exercer
à accueillir sa souffrance, en acceptant de ne pas aller bien
quelquefois… L’approche la plus appropriée consiste à se
mettre à l’écoute de ses émotions, telles qu’elles se présentent,
sans les juger ni les censurer ; notamment celles taxées de
« négatives », qui sont en réalité les plus précieuses et les plus
fécondes, car porteuses de messages et d’enseignements !
Il suffit d’instaurer un dialogue intérieur, en se parlant à
soi-même, en se racontant ses soucis comme si l’on se livrait à
une personne de confiance de façon libre et franche.
Je conseille à mes patients, afin de faciliter l’exercice,
d’écrire ou de s’enregistrer, pour se relire et s’écouter ensuite.
Ce dédoublement volontaire introduit un retrait, un certain
détachement facilitant l’accueil et l’expression des émois,
mais surtout leur écoute bienveillante, comme s’il s’agissait
d’une autre personne. Voici un échantillon de questions :
Que se passe-t-il ? Que ressens-tu ? Que crains-tu ?
De quoi as-tu peur ? Quelle est la menace, quel est le
danger ? Quel est l’enjeu affectif par-delà les tracas
réels ? Que risques-tu de perdre ? Que désires-tu,
quels sont tes attentes, tes souhaits, tes espoirs ? Qui
parle en toi lorsque tu as peur, lorsque tu es
malheureux ? Qui te pousse à fuir, à refuser ou à
combattre ?
Cette enquête devrait permettre de faire émerger la
présence de la DIP avec son noyau principal : le complexe
d’abandon, terreau des craintes d’inexister, de ne rien valoir,
de ne compter pour personne, d’être privé d’amour et de
protection.
Elle mettra en évidence l’énergie extraordinaire que le sujet
mobilise pour assurer sa survie en échappant à des situations
de désamour, de rejet, en repoussant ses sentiments
d’impuissance et de culpabilité, par la quête de l’innocence et
de la perfection.

Je suggère aussi à mes patients, une fois la DIP et son


antidote dépistés, de vérifier la continuité de ces deux thèmes
au cours des différents âges de leur vie :
Comment le sujet se percevait-il lorsqu’il avait cinq,
dix ou quinze ans ? De quoi souffrait-il ? Quelles
étaient ses joies ? Comment procédait-il pour se
sentir bien, se faire aimer, plaire, exister ?
Il est indispensable de revisiter son histoire d’enfance, de
se souvenir, d’interroger ses proches aussi. L’objectif n’est pas
d’établir une froide chronologie des faits, mais d’accéder à
son univers émotionnel enfantin.
La constitution d’un album de photos personnel peut aider
à visualiser le petit garçon ou la petite fille que l’on était
autrefois, avec les mêmes chagrins et espérances
qu’aujourd’hui, formulés autrement. Ce pèlerinage sert aussi à
se remémorer les émotions, les joies et les peines qu’on
éprouvait à l’époque et qu’on n’osait pas exprimer par crainte
de blesser ou de se faire rejeter. Dater les images aide à se
rendre compte aussi que le passé est révolu et que la page est
tournée !
Ce lien entre hier et aujourd’hui, jusque-là clivé, s’avère
fondamental pour parvenir à différencier les époques. La
conscience de sa continuité profonde fera comprendre au sujet
qu’il n’est plus un enfant, qu’il ne vit plus dans ce passé révolu
mais qu’il est devenu un adulte avec ses soucis, ses joies et
désirs propres.
C’est toujours le lien qui favorise la séparation.

S’aider soi-même face à l’épreuve pour grandir consiste à


incarner ses prises de conscience, en réparant ses clivages de
la vie quotidienne : entre le passé et le présent – l’adulte et
l’enfant intérieur – la raison et l’émotion – l’intériorité et le
dehors.
Seule la distinction, la différenciation, permettra de pacifier
ces contraires, de transcender les clivages pour les intégrer au
sein d’une unité plus vaste : l’identité plurielle, multicolore, tel
un diamant à plusieurs facettes.
La découverte et l’écoute bienveillante de cette autre voix
tue jusque-là, son dévoilement et son intégration dans le
conscient constituent la promesse de la délivrance.

La guérison advient enfin lorsque le deuil d’une mère


aimante et d’un père protecteur a pu s’accomplir. Ce
renoncement favorise justement la réhabilitation des parents
intérieurs.
Elle rendra alors l’adulte capable de s’aimer et de
s’accepter, libéré de l’effroi de l’abandon, prenant soin de sa
propre personne comme une mère le ferait avec son bébé.
Il saura, de même, se protéger tel un bon père, délivré des
normes collectives et de l’injonction de la perfection.
Confiant, dès lors, dans ses capacités et conscient de ses
limites, porté donc par la gratitude, il accédera enfin à la joie
et à la paix intérieures, grâce à la réduction du décalage entre
l’idéal infantile de la complétude et la réalité adulte –
forcément imparfaite ! C’est l’apaisement entre ces deux
pôles qui aidera le Moi à recouvrer sa légitimité, sans plus
avoir besoin de quémander l’approbation des autres pour
exister.
Pour être informé du programme des séminaires de Moussa
Nabati, vous pouvez lui écrire à l’adresse suivante :
moussa.nabati927@orange.fr
Voir aussi : www.moussanabati.fr
Merci à Fabrice Midal, pour ses encouragements et sa
bienveillance !
DU MÊME AUTEUR
Réussir la séparation. Pour tisser des liens adultes, Fayard, 2018 ; Le Livre de
Poche, 2020.
Renouer avec sa bonté profonde. Se regarder avec bienveillance, Fayard, 2016 ; Le
Livre de Poche, 2017.
Devenir femme au sein du triangle familial, Dervy, 2014.
« Comme un vide en moi ». Habiter son présent, Fayard, 2012 ; Le Livre de Poche,
2014.
La Bible. Une parole moderne pour se reconstruire, Dervy, 2011.
Vivre une solitude heureuse. Habiter son présent (avec Marie Borrel), Hachette
Pratique, 2010.
Le Fils et son père. Pour en finir avec le complexe d’Œdipe, Les Liens qui
Libèrent, 2009 ; Le Livre de Poche, 2011.
Guérir son enfant intérieur. Faire la paix avec son passé, Fayard, 2008 ; Le Livre
de Poche, 2009.
Ces interdits qui nous libèrent. La Bible sur le divan, Dervy, 2007 ; Dervy poche,
2012.
Le Bonheur d’être soi, Fayard, 2006 ; Le Livre de Poche, 2008.
La Dépression. Une maladie ou une chance ?, Fayard, 2005 ; Le Livre de Poche,
2010.
L’Humour-thérapie, Bernet Danilo, 2002 ; Le Livre de Poche, 2010.
La Dépression, Bernet Danilo, 2002.
Le Père, à quoi ça sert ? La valeur du triangle père-mère-enfant (avec Simone
Nabati), Jouvence, 1994 ; Dervy, 2015.

Vous aimerez peut-être aussi