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Chez BricoRémi, le rayon de Chloé est toujours nickel 

! Les tournevis par


couleur, les rallonges par taille… Tout le monde s’y retrouve, surtout les
clients. Que ce soit au travail ou chez elle, Chloé apprécie les étagères bien
ordonnées. Personne ne pourrait croire que cette employée modèle cache un
secret depuis deux ans. Même l’exubérante Josy, sa collègue et confidente,
ne s’est aperçue de rien.
Pour s’échapper de son quotidien, Chloé imagine à haute voix la vie des
passants. Un jour, un homme ose déranger son rituel en s’asseyant près
d’elle au parc. Sur son banc. Il s’appelle Ethan et écoute plus qu’il ne parle.
Mais qui est-il réellement ? Josy a-t-elle raison de conseiller à son amie de
s’en méfier ? La vie réservant son lot de surprises, Ethan pourrait bien ne
pas être celui qu’il prétend…
 
Un roman plein d’espoir pour se reconnecter à l’essentiel
 
 
 
Passionnée de relations humaines, Véronique Maciejak partage son temps
entre sa famille et l’écriture. Elle est l’autrice de N’attends pas que les
orages passent et apprends à danser sous la pluie, Les étoiles brillent plus
fort quand on y croit vraiment et Quand la reine chantent les abeilles
dansent aux Éditions Eyrolles.
Éditions Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com
Collection « Romans de développement personnel »
 
 
 
Mise en page et réalisation des schémas par Soft Office
 
 
 
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement
le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre
français d’exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

© Éditions Eyrolles, 2022


ISBN : 978-2-416-00503-9
VÉRONIQUE MACIEJAK

Demain se dessine
aujourd’hui
Note de l’auteure

CETTE œuvre est une fiction, toute ressemblance entre les héros du livre et
des personnes existantes ou ayant existé serait purement fortuite.
Les lieux évoqués (Barré-les-Douces, BricoRémi, le parc Vascos, le
cabinet de Théodore Gavignet, l’église Sainte-Capucine, Okawu…)  ne se
trouvent nulle part ailleurs qu’au travers de ses pages. Toute similitude avec
des endroits ou des sociétés portant le même nom ne serait que pure
coïncidence.
À propos de l’auteure

Ancienne journaliste, Véronique Maciejak s’attache à partager des outils


permettant à chacun d’embellir son quotidien. Le bonheur est un chemin
qu’elle invite le lecteur à emprunter au fil des pages. Ses histoires,
touchantes et authentiques, portent sur nos vies un regard résolument
optimiste. Demain se dessine aujourd’hui est son quatrième roman. Elle est
également l’autrice de guides pratiques à destination des parents : 1,2,3, je
me mets à l’éducation positive, 1,2,3, frères et sœurs et 1,2,3, les devoirs ne
sont plus un cauchemar publiés dans la collection «  Parents au top  »
d’Eyrolles.
Véronique Maciejak vit à la campagne avec son mari et ses trois filles.
Introduction

Mercredi 20 novembre, 20 heures


VOILÀ près de deux heures que je patiente dans la salle d’attente obscure du
Dr Gavignet. L’unique source de lumière de la pièce, un plafonnier carré à
incandescence, n’offre qu’un faible halo clignotant. Heureusement, la porte
d’entrée vitrée laisse entrevoir l’éclat du néon du couloir  ; les lieux
paraissent ainsi un peu moins intimidants. Plus qu’une personne et ce sera
mon tour. Les mains croisées, je m’occupe en tournant mes pouces l’un
autour de l’autre. J’aurais bien voulu lire mais ma concentration me fait
défaut. Mes pensées tournent en boucle, je ressasse les événements de ces
derniers jours… Je ferme les yeux un instant pour tenter d’apaiser mon
esprit. J’ai toujours été sujette au stress et j’ai tenté bien des choses pour me
calmer depuis que je suis lycéenne, du sport – pas trop mon truc – à la
tisane de plantes – pas assez efficace. C’est Théodore Gavignet, justement,
qui a fini par trouver l’outil qui me convient  : la respiration abdominale
contrôlée. J’inspire lentement en gonflant mon ventre, je bloque ensuite ma
respiration quelques secondes en pensant à une chose positive, en
l’occurrence une image de plage, puis j’expire sur le même temps en
imaginant que je rejette tout ce qui m’oppresse. Cinq fois de suite. Lorsque
j’ouvre les yeux, je me sens plus légère. Mes inquiétudes n’ont pas disparu,
évidemment, ce n’est pas magique non plus, mais je les aborde avec plus de
sérénité.
La patiente qui me précède est une mère avec son fils. Installée dans un
coin du sofa verdâtre de la salle d’attente, elle touche régulièrement le front
de son enfant tout en lui chantonnant des berceuses. Sa voix est douce et
chaleureuse, ses gestes délicats. Les longues boucles de ses cheveux blonds
chatouillent le visage du petit qui les repousse sans cesse. Avec sa large
jupe fleurie et ses multiples bracelets, elle me fait penser à une artiste
bohème. Je l’imagine musicienne, non… plutôt chanteuse. Si ça se trouve
elle devait se produire sur scène ce soir et son public l’attend sans savoir
qu’elle ne viendra plus, davantage préoccupée par le bien-être de son enfant
que par une notoriété fugace. Le garçonnet, qui doit avoir entre deux et
quatre  ans, commence à montrer des signes d’impatience. Balançant ses
pieds frénétiquement de bas en haut, il se met à pleurer. La jeune femme
essuie ses larmes en lui murmurant des mots doux à l’oreille. Cette image
m’attendrit autant qu’elle me blesse, m’obligeant à détourner le regard.
Qu’il me semble loin le temps où moi aussi je me blottissais dans les bras
de ma mère sur ce même canapé. L’attente me paraissait déjà interminable.
Théodore Gavignet fait partie de cette catégorie de médecins méticuleux
qui aime prendre son temps. Tout son temps. Trop, parfois. Il veut être
certain de poser le bon diagnostic tout en rassurant au mieux ses patients.
Alors il écoute, examine, réfléchit, réécoute puis prescrit. Il panse les maux
du corps aussi bien que ceux de l’âme. Certains viennent le voir juste pour
parler et se sentir exister. Je ne connais pas de médecin plus bienveillant
que lui. Il aime sincèrement les gens et, s’il n’a pas fait fortune, il a au
moins conquis le cœur de nombreux habitants ici, à Barré-les-Douces. Mes
parents et moi lui sommes toujours restés fidèles. Avec le temps, il est
même devenu un ami de la famille. Il sort d’ailleurs toujours régulièrement
avec mon père pour profiter des animations offertes par l’association du
village. Lorsque j’étais jeune écolière, ma mère venait régulièrement le
consulter. Entre mes angines à répétition et mes maux de ventre quotidiens,
elle avait besoin d’être rassurée autant que moi. J’étais une petite fille
anxieuse et la moindre contrariété s’inscrivait dans mon corps. La maladie,
ou plutôt le mal a dit. Le Dr Gavignet avait tout compris dès le début mais
ma mère, scientifique pure et dure, ne pouvait croire que mes maux
n’étaient finalement que des mots non-dits. Moi non plus d’ailleurs. Nous
voulions un traitement constitué de «  vrais  » médicaments. J’aurais dû
écouter plus souvent Théodore. Notamment la dernière fois que je l’ai vu, il
y a deux ans, lorsque…
Enfin bref, il m’a conseillé d’aller voir un psychothérapeute. Son
insistance m’avait tellement braquée que j’avais décliné net sa proposition
sans même prendre le temps d’y réfléchir. J’ai préféré m’isoler pour oublier,
affichant un sourire de façade en toutes circonstances, verrouillant tout le
reste au plus profond de moi, comme je l’ai toujours fait.
Jusqu’à Ethan.
Ethan…
Mon cœur se serre et mon ventre se noue à l’évocation même de ce
prénom. Il faut que je l’oublie… d’autant plus que c’est à cause de lui si je
suis ici !
Un cri perçant m’oblige à quitter mes pensées. Le petit garçon de la salle
d’attente vient de hurler en voyant, tapie dans l’ombre, une caisse d’où
dépassent des puzzles incomplets, des cubes cassés et des livres déchirés. Il
est visiblement très excité par cette découverte. Je me demande comment
réagirait ma boulangère si je m’extasiais autant à la vue d’un éclair à la
vanille, mon péché mignon, dans sa vitrine. Elle m’interdirait probablement
l’accès à la boutique en pensant que je suis possédée. L’euphorie du gamin
se transforme en désespoir lorsque sa mère l’empêche d’aller explorer ce
trésor. Les jouets – ou du moins ce qu’il en reste – n’ont, semble-t-il, pas
été nettoyés depuis longtemps. La mère craint sans doute que son fils ne
reparte avec encore plus de microbes qu’il n’en a apporté. Le garçonnet
mécontent se débat tant qu’il peut dans les bras de sa mère. Sa fièvre le rend
sans doute moins téméraire qu’il ne l’est d’habitude, pourtant il se démène
comme un petit diable. J’ose à peine imaginer comment il se comporterait
s’il était au mieux de sa forme. Ses braillements stridents m’horripilent à tel
point que j’aimerais quitter la pièce un moment. Je ne m’y risque pas, par
égard pour sa mère qui semble suffisamment mal à l’aise comme cela.
J’admire le calme et la bienveillance dont elle fait preuve. Tout en
maintenant son fils, elle lui murmure à l’oreille quelques phrases dont je ne
peux saisir la signification exacte. Sa technique s’avère payante : le mioche
finit par s’apaiser. Bien joué. Si ça se trouve, elle lui a flanqué la trouille de
sa vie en lui lançant discrètement  : «  Tu vois la dame en face de nous  ?
C’est une méchante sorcière qui mange les enfants turbulents. Continue de
crier comme ça et elle va t’emporter dans sa maison pour te faire griller
dans son four ! » Ce ne serait pas impossible, vu le regard apeuré que me
lance le gamin.
Je ne sais pas si j’aurai des enfants un jour mais, si tel était le cas, je crois
pouvoir affirmer qu’ils auront le droit de mâchouiller tous les objets sales et
pourris qui les feront rêver. J’opterai pour la solution de facilité  : jouer la
camisole de force et les convaincre d’entendre raison, très peu pour moi.
Être parent me semble déjà être un job suffisamment difficile pour que je
me rajoute des contraintes. Quand j’écoute ma collègue et amie Josy me
parler de son quotidien, elle qui a trois enfants, j’ai limite envie de me faire
ligaturer les trompes. Je suis déjà rincée après ma journée de travail, alors
enchaîner dans un rôle de maman le soir, non merci. J’ai à peine vingt-
six ans, je suis célibataire… Je m’occupe de moi et c’est déjà bien assez !
Le gamin se remet à pleurer. Enfin, «  brailler  » serait un terme plus
approprié. La mère, elle, reste stoïque. Elle a dû faire un stage en Inde avec
le dalaï-lama, ce n’est pas possible autrement. Par chance, la porte du
cabinet s’ouvre enfin. Le mioche file dans l’autre pièce sans demander son
reste sous le regard amusé de Théodore. Il me glisse un clin d’œil complice
tout en refermant derrière eux. J’ai beau ne pas l’avoir vu depuis deux ans,
je ne le trouve pas changé. Il reste toujours aussi élégant dans son costume
trois-pièces bien repassé, comme s’il était attendu à la messe. Ses cheveux
blancs hirsutes et ses petites lunettes rondes lui confèrent un air de savant
fou. Il marche le dos légèrement voûté, comme s’il portait le poids du
monde sur les épaules. Quand j’étais petite, je lui donnais un  siècle. Mon
objectivité s’étant améliorée, je dirais maintenant qu’il tend plutôt vers les
soixante-quinze  ans. Quel veinard  ! Non seulement le temps n’a pas
d’emprise sur lui mais, mieux encore, il le rajeunit. Tout le contraire de sa
salle d’attente. Elle est restée dans son jus comme on dit. Maintenant que
les derniers patients sont partis, je prends le temps de l’inspecter.
Minimaliste et peu avenante, elle ne contient que l’essentiel  : un canapé
usé, quelques chaises disparates en bois – terriblement inconfortables – et
un bac à jouets qui ressemble à une poubelle remplie de déchets
hétéroclites. La décoration est assurée par de vieilles affiches murales
jaunies par le temps. J’ai passé tellement d’heures ici durant mon enfance
que je les connais par cœur. L’une d’entre elles promeut l’allaitement, une
autre le schéma vaccinal en vigueur en l’an  2000 tandis qu’une troisième
vante les mérites d’un sirop Stop’ptitetoux qui ne doit plus exister.
Théodore Gavignet est certes un médecin empathique, mais on ne peut pas
dire que ce soit un expert de la décoration.
Lorsque la porte s’ouvre de nouveau, trois quarts d’heure plus tard, c’est
enfin mon tour. Je m’installe dans le fauteuil en skaï rouge face au bureau
de Théodore qui, d’un signe de tête, m’invite à me confier. Ma vue se
brouille et mes idées se mélangent, je sens le stress monter en moi… Je me
permets de fermer les yeux quelques instants pour rassembler mes idées.
Quand j’ouvre les paupières, je découvre le regard attendri de mon aîné
posé sur moi. Ses yeux sont toujours aussi clairs. Un bleu azuréen qui vous
apaise immédiatement et vous rassure. Après une dernière et lente
respiration, je choisis d’énoncer simplement mon problème :
— Docteur, je suis folle.
Son visage n’exprime aucun jugement.
— Personne n’est parfait.
— Je suis sérieuse, m’agacé-je. Je pense que je suis schizophrène.
—  Ah oui, tu as même posé ton diagnostic  ! s’exclame Théodore en
s’enfonçant dans son siège. Remarque, tu me fais gagner un temps
précieux.
— Docteur…
— Écoute, Chloé, poursuit-il d’un ton compatissant. Je te connais depuis
que tu es toute petite. Tu ne penses pas que si tu étais schizophrène, je
l’aurais vu avant  ? Pour être tout à fait honnête, tu me sembles aussi
schizophrène que je suis polyglotte.
Voyant ma mine dépitée, le docteur précise qu’il ne parle que le français
et se penche vers moi avec sollicitude.
— Et si tu commençais par tout me raconter ? reprend-il.
— Je me sens perdue…
Il est déjà très tard, pourtant il n’a aucune hésitation lorsqu’il répond :
— Eh bien, je vais t’aider à retrouver ton chemin. Raconte-moi ce qui te
tracasse.
— Je ne sais même pas par quel bout commencer.
— Par le début, c’est mieux.
— Docteur…
— Je suis sérieux, Chloé, m’interrompt-il. Débute le jour où tu crois que
ta prétendue « folie » a commencé. J’ai tout mon temps, tu es ma dernière
patiente. Et puis… tu sais bien que personne ne m’attend à la maison.
Les yeux du docteur se ternissent. Il y a vingt ans environ, son unique fils
a été emporté par une méningite foudroyante. Tout le village s’est rendu à
l’enterrement, c’était terriblement émouvant. J’avais à peine six  ans
pourtant je m’en souviens encore. Le cabinet était resté fermé durant de
longs mois. La femme de Théodore, incapable de supporter la douleur de
son mari en plus de la sienne, avait fini par partir. C’est à cette époque que
mes parents se sont rapprochés de lui, l’invitant régulièrement à déjeuner
chez nous le dimanche midi. Et puis, un jour, il a rouvert son cabinet et
repris sa vie. Seul.
—  Je vais nous commander à manger, propose-t-il en retrouvant sa
gouaille. Indien, ça te dit ?
Il détaille un menu déniché au hasard dans le fatras de papiers recouvrant
son bureau. Le tri est visiblement un autre de ses points faibles.
—  Apparemment, un nouveau traiteur vient d’ouvrir au centre
commercial. Coup de chance pour nous, il livre.
— Je n’ai pas faim, mais… merci.
— L’appétit te reviendra probablement quand tu m’auras raconté ce qui te
tracasse, m’assure-t-il. Parler requiert de l’énergie. Je vais prendre des
menus dégustation. Tu me croiras si tu veux, mais je n’ai jamais mangé
indien ! Je t’invite, depuis le temps qu’on ne s’est pas vus.
Je prends sa dernière remarque pour un reproche. Après tout, je l’ai
soigneusement évité après mon refus d’aller voir un psychothérapeute. Mal
à l’aise, je tente de me justifier :
— Je travaille beaucoup…
— Eh bien, commence par cela !
— Mon travail ? m’étonné-je.
— Eh bien, oui ! Ton poste de cheffe de rayon semble occuper pleinement
ton temps, alors… Parle-m’en.
— Je vais vous tenir éveillé toute la nuit si je commence à vous raconter
tout ce qui passe chez BricoRémi.
—  Aucun problème, de toutes façons, je suis insomniaque ! J’appelle le
restaurant et je suis à toi.
Chapitre 1
BricoRémi

Deux mois plus tôt


Mercredi 18 septembre
LE MERCREDI est un jour calme chez BricoRémi. Il m’arrive souvent d’errer
seule dans les rayons à la recherche d’un client désireux d’avoir mon
expertise. Sourire jusqu’aux tempes, dos bien droit, démarche assurée,
j’essaie d’attraper le regard du moindre badaud. Je ressemble à un pêcheur
prêt à ferrer un poisson… Force est de constater que je manque souvent mes
prises. Les clients du mercredi sont avertis, pressés et efficaces. Ils savent
ce qu’ils veulent et n’ont besoin d’aucun renseignement. Ils pénètrent dans
le magasin d’un pas vif, entrent dans le bon rayon, jettent rapidement un
coup d’œil aux étals et, hop, attrapent l’objet de leur convoitise. Bien
souvent, ils ont vérifié au préalable que nous avions le matériel en stock.
Je n’aime pas trop passer mon mercredi au travail ; je ne me sens pas très
utile ce jour-là. Et, surtout, Josy est absente. Elle s’occupe de ses trois fils
âgés de sept, quatorze et dix-sept  ans. Josiane, quarante-deux  ans, est une
amie fidèle, de celles qui mettent du pep’s dans votre quotidien. Elle a
seize  ans de plus que moi, c’est une mère de famille aguerrie et le petit
grain de folie de BricoRémi. Ce sont peut-être ses enfants qui la
maintiennent si alerte. Tout le monde s’accorde à dire que ses deux aînés
sont « attachiants » : ils débordent d’amour autant que d’envie de faire des
conneries. Leur imagination paraît sans limites et taquiner les adultes
semble leur apporter un bonheur incommensurable. Josy ne compte plus ses
convocations au lycée. Marlon et Jason me font un peu penser aux jumeaux
dans la saga Harry Potter, Fred et George Weasley. Qui sait si ces deux
fripons n’ouvriront pas leur boutique de farces et attrapes  eux aussi  ? En
attendant, Josy revient épuisée chaque jeudi. Je l’entends jurer dans les
vestiaires  : «  Ces gamins me tuent. C’est décidé, je vais me remettre à
100  %  !  » Heureusement, elle peut compter sur son mari. Frank, alias
Franky, tourneur dans une entreprise de métallurgie, est un véritable papa
poule. On peut dire qu’ils forment une belle équipe tous les deux. Ils
réussissent même à s’octroyer une sortie en amoureux tous les quinze jours.
Et où vont-ils à votre avis ? Suivre des cours de… danse country ! Il faut
savoir que Josy et Franky sont un peu les Fiona Murray et Melvin van
Boxtel1 de Barré-les-Douces. Ils rencontrent un certain succès lors des
spectacles de fin d’année de leur club. J’ai rarement rencontré un couple
aussi fusionnel et attentionné l’un envers l’autre.
J’espère que moi aussi, un jour, j’aurai mon Franky. En tout cas, j’ai déjà
trouvé ma Josy et ça, c’est un merveilleux cadeau. C’est la seule véritable
amie sur laquelle je puisse compter. J’avais quelques bons potes au lycée
mais je n’ai pas su entretenir le lien. Les SMS, les appels durant des heures,
je n’y arrive plus. Je n’ai même pas de compte Snapchat, c’est dire. Je n’ai
plus aucun contact au village, tous les jeunes de mon âge ont déserté les
lieux dès qu’ils en ont eu l’occasion. Faut dire qu’à part le centre
commercial et l’église Sainte-Capucine, il n’y a pas grand-chose ici. Je
serais probablement partie, moi aussi, si… si la vie avait été différente.
Mais alors je n’aurais jamais rencontré Josy ni la touche de couleur
qu’elle met dans ma vie. Et, surtout, je n’aurais pas pu apprendre d’elle. Car
pour moi qui déteste le conflit, passer mes journées à ses côtés est un défi
permanent.
Josy est la caissière en chef de BricoRémi. Enfin, son appellation exacte
est « Cheffe des hôtes.ses de caisses » mais Josiane, elle, elle s’en fout du
titre, ça l’énerve même. Avant, elle était femme de ménage dans une maison
de retraite. Le jour où le directeur lui a dit qu’elle était devenue
technicienne de surface, elle a failli se « pisser dessus » tellement elle riait
(c’est elle qui me l’a dit, je ne fais que la citer). Elle a demandé si son
salaire allait augmenter autant que son titre pompeux. Quand on lui a
répondu que non, elle a moins rigolé et s’est barrée. Elle est comme ça ma
Josy : entière et directe. Et c’est ainsi qu’elle a débarqué chez BricoRémi un
samedi matin, il y a maintenant quinze ans, alors que le centre commercial
venait juste d’ouvrir ses portes.
Tout en elle est bruyant, mais joyeusement bruyant. Sa voix, sa démarche
mais aussi les innombrables breloques qu’elle porte autour de ses poignets
et qui s’entrechoquent à chaque fois qu’elle tape sur sa caisse. Josiane est
« haute en couleur », comme on dit, et ne laisse personne indifférent. C’est
un peu l’âme de BricoRémi et le boss le sait bien. Mine de rien, elle amène
énormément de clientèle avec sa gouaille. Et puis, à sa caisse, ça papote et
ça se raconte les derniers potins du village. BricoRémi est un microcosme
où les habitants de Barré-les-Douces et des alentours aiment venir se
retrouver. Il arrive que des petits vieux viennent acheter un tournevis ou un
sachet d’écrous juste pour échanger avec elle.
Il faut dire qu’elle a une façon de parler bien à elle qui la rend encore plus
attachante. Elle s’emmêle souvent les pinceaux, et ses phrases sont parfois
de véritables mots fléchés  ! Elle est aussi la reine des expressions
remaniées, à l’insu de son plein gré comme dirait l’autre. Bref, Josy est
unique en son genre et je suis fière d’être son amie.
On s’arrange toujours pour partager notre pause-déjeuner. Comme on
n’occupe pas le même poste, cela ne dérange pas M. Rémi. Je m’achète une
pasta box au restaurant d’à côté alors qu’elle se mitonne des petits plats
maison au goût discutable qu’elle réchauffe au micro-ondes dans la salle de
repos. Un jour, elle a même revisité les lasagnes de sa grand-mère avec de
la purée de betterave…
On ne mange jamais à l’extérieur car M.  Rémi aime nous savoir au
magasin «  au cas où  ». Il craint qu’un bus rempli de bricoleurs amateurs
arrive sur le temps de la pause-déjeuner. Nous devons donc tous nous tenir
disponibles  ; M.  Rémi a même ajouté une clause dans notre contrat à cet
effet. Je me suis sentie comme le président de la République lorsque je l’ai
signée. C’est tout de même très valorisant de se savoir indispensable dans
son travail !
Fut un temps, M.  Rémi avait même envisagé qu’on reste disponibles
vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il voulait être la première enseigne de
bricolage en France à appliquer ce principe. Heureusement pour nous, la
direction du centre commercial avait trouvé ce projet ubuesque avec un
intérêt économique inexistant. Elle voyait mal les clients se bousculer à
3 heures du matin pour acheter six clous et trois vis. M. Rémi, lui, voulait
simplement répondre à la demande, vous savez… «  au cas où  ». Résultat
des courses, nous sommes ouverts six jours sur sept de 8 h 30 à 20 heures,
et tenus d’être disponibles à tout instant.
Sauf le mercredi. Ce jour-là, nous avons l’autorisation exceptionnelle
d’aller manger à l’extérieur. J’en profite d’autant plus que D’Jonatane a sa
pause en même temps que la mienne et qu’il déjeune dans la salle de repos.
Oui, D’Jonatane avec un D’, un e mais sans h. J’imagine que ses parents ont
voulu la jouer cool. Dommage pour lui ! Cela dit, j’ai du mal à compatir…
Il est à l’arrogance ce que la cérémonie des Césars est au cinéma français :
la consécration suprême. Avant de travailler pour BricoRémi il était
commercial chez Facom, l’une des meilleures marques d’outillage à main
chez qui M. Rémi se fournit. La première fois que le boss me l’a présenté, il
m’a lancé  : «  J’étais le n°  1 des vendeurs dans ma boîte, avant.  » Le ton
était donné. Le mec est obsédé par les chiffres, la performance et aime se
mettre en avant, tout le temps. Autant vous dire qu’entre lui et moi il y a
tout un monde. Je suis plutôt du genre à travailler dans l’ombre  : je suis
convaincue que si je suis suffisamment bosseuse, on me remarquera. Alors
que dès que D’Jonatane a les prémices d’une bonne idée, vous pouvez être
sûr que tout BricoRémi est au courant. Je m’en méfie comme de la peste :
c’est le genre à s’arranger avec la vérité si ça peut lui permettre de briller.
C’est comme ça que j’ai pris l’habitude de sortir déjeuner le mercredi. J’ai
toujours le même rituel. Après avoir quitté le magasin vers midi, je longe
les boutiques de la galerie en direction de la porte B et là, juste avant de
sortir, je m’arrête chez Okiwu, le traiteur japonais. Je me prends des makis,
des yakitoris ou encore des sashimis, tout dépend de mon humeur et de ma
faim. C’est ma petite dose d’imprévu de la semaine (la seule). Puis, avec
mon pique-nique et mon thermos de thé sous le bras, je sors. Il est alors
environ 12 h 15. Je discute parfois quelques minutes avec Amine, le vigile
de l’entrée B. Enfin, discuter est un bien grand mot. Disons plutôt qu’on
s’échange deux ou trois phrases de convenance. Il me faut ensuite sept
minutes pour traverser le parking et rejoindre le parc Vascos. Je m’assois
généralement près de la fontaine, en plein cœur du jardin. L’air y est frais et
je trouve toujours un banc libre pour déjeuner au calme. Toujours… Sauf
aujourd’hui.

1. Mégastars lors du championnat mondial de danse country en 2014.


Chapitre 2
Quand les mots deviennent des maux

12 h 35
QUEL EST ce vacarme que j’entends en franchissant les portes du parc  ?
Arrivée près de la fontaine, il ne me faut pas plus de quelques secondes
pour comprendre le drame qui se joue devant moi.
Des enfants.
Un milliard d’enfants.
Trois centres aérés des villages environnants ont décidé de déjeuner dans
le parc. À leurs cris, je comprends qu’ils vont ensuite participer à une
grande chasse au trésor. Ici même. Les gamins sont surexcités et les
animateurs déjà à bout de patience. Ça crie, ça court… et moi j’observe la
scène, médusée, mon Buddha Bowl à la main. Je me demande si discuter
avec D’Jonatane n’aurait pas été plus supportable.
Ne pouvant rester au bord de la fontaine devenue le repaire de lutins
survoltés, je me résous à chercher une planque. Je me dirige du côté de la
roseraie, espérant que les animateurs choisiront d’éviter les épines pour
disséminer leurs indices. Contournant un petit kiosque, j’aperçois un coteau
dissimulé derrière un cerisier japonais. La pente est un peu abrupte et le
chemin sombre. Je me dis que les animateurs n’auront pas été assez vicieux
pour envoyer les gamins se promener seuls par ici. Quoique… Le chemin
débouche sur un immense saule pleureur abritant un vieux banc en fer
forgé. Rouillé mais joli. Une chose est sûre  : personne ne me trouvera
jamais ici. Luxe absolu, je vois tout sans être vue  : les branches du saule
jouent le rôle d’une vitre sans tain. La fontaine est en dessous de moi,
quelques dizaines de mètres en contrebas. J’observe des petits gilets jaunes
s’agiter dans tous les sens, contrastant avec le calme absolu de ma cachette.
Je me sens sereine. Une vraie bouffée de liberté.
J’ai l’impression de pouvoir être moi-même, comme une parenthèse dans
mon éternel rôle de marionnette au sourire figé. Ce banc rouillé, isolé de
tout, invite à la confidence… J’ai envie de l’appeler Marcel. Mon arrière-
grand-père s’appelait ainsi et il était comme lui  : vieux, rouillé mais
paisible. Je ferme les yeux et j’écoute le chant des oiseaux, mon dos appuyé
sur le métal froid. J’essaie de ne penser qu’au présent, à cet instant de paix
qui m’est offert. Ça faisait si longtemps.
Lorsque j’ai fini mon repas, je sors le roman que m’a prêté Josy.
D’habitude j’échange mes lectures avec Ophélie, qui travaille en tant
qu’intérimaire au magasin. Nous affectionnons toutes les deux la littérature
anglaise fantastique, Harry Potter ayant, bien évidemment, nos faveurs.
Ophélie étant en vacances cette semaine ma Josy a tenu à me prêter un de
ses bouquins, « un petit bijou », m’a-t-elle assurée en le glissant dans mon
sac. Elle a tellement insisté que je n’ai pas osé refuser. Le titre laisse peu de
place à l’interprétation : Attraction de Jackie Ashenden. J’ouvre le livre et
je m’aperçois que le roman classé «  sexy  » est édité chez Harlequin. J’ai
beau apprécier Josiane et respecter ses goûts, je ne me sens pas prête à lire
son roman. «  Ce petit bijou  », comme elle dit, restera dans mon sac
aujourd’hui.
Désœuvrée, je m’adonne à ma seconde activité préférée  : observer les
passants. J’imagine la vie des gens  : je parle à haute voix, je fais des
imitations et je ris intérieurement. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai
toujours aimé faire ça. Petite, quand je venais au parc, je pouvais rester des
heures, assise sur un banc, à regarder les autres enfants jouer. Je ne
m’ennuyais jamais, perdue dans mon monde intérieur. Les gamins du
village me trouvaient bizarre alors j’ai fini par arrêter, du moins en public.
Mon imagination reste toujours un terreau fertile et inventer des histoires,
l’une de mes plus grandes satisfactions (au même titre qu’un rayon de
bricolage bien ordonné).
Mon petit capuchon de thé à la menthe entre les mains, bien calée sur
Marcel, mon auditoire forcé, je cherche une proie… Trouvée !
— Tiens, Marcel, tu vois la nana qui court avec son oreillette de téléphone
vissée à l’oreille  près du kiosque  ? Ses baskets sont toutes neuves et son
chignon trop strict. C’est louche… Je pense que c’est la première fois de
l’année qu’elle essaie de courir. Je te parie que dans dix minutes, elle crache
ses poumons.
Et en effet, dix minutes plus tard, la grande blonde s’affale sur un banc,
les joues rouge écarlate.
—  Bingo  ! J’ai gagné. Et maintenant… Tiens, regarde ce petit gars en
costume gris qui s’essuie le front avec un mouchoir. Ah, euh… non,
maintenant il se mouche avec. Après le double effet Kiss Cool, le double
emploi du Kleenex, malin. Tu le vois ?
— Oui, très bien.
Merde alors ! Qui m’a répondu ?
Je reste figée un instant sans oser bouger. Retenant mon souffle, je me
retourne lentement.
Un homme se tient derrière moi, à quelques pas de Marcel. Il m’a fait une
de ces peurs ! J’ai horreur de me faire surprendre. Tout en tentant de calmer
les battements de mon cœur, je dévisage le nouveau venu. Discrètement,
hein, je ne lui fais pas un scan de haut en bas non plus, ce n’est pas mon
genre. Il n’a pas l’air méchant. Ses cheveux bruns en bataille entourent un
visage angélique avec deux grands yeux sombres, très sombres d’ailleurs.
Je crois n’avoir jamais vu un tel regard. Il n’est pas très grand et a un ventre
bedonnant. Trop de bière ou pas assez de sport, voire les deux. Il devait être
séduisant plus jeune mais là, un peu trop vieux pour moi  : trente-cinq,
quarante  ans  ? Ses rides prononcées sur le front lui confèrent un air doux
empreint de sagesse. Il porte une chemise en lin blanche et un pantalon
clair. Simple et classe à la fois. Il tient un livre entre les mains.
Il me sourit d’un air penaud.
— Bonjour…
— Bonjour.
Je lui réponds assez froidement, sur mes gardes.
— J’espère que je ne vous ai pas effrayée ?
— Non.
Ben si, en fait, mais je n’ai pas envie de le lui avouer.
— Je vous ai entendue parler de cet homme près de la fontaine. Je l’avais
remarqué aussi. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai eu envie de participer à
votre conversation. Je vous prie de m’excuser. Je ne pensais pas que vous
m’entendriez.
Raté, je ne suis pas sourde. Devant son air contrit, je me radoucis. Il se
triture les mains avec l’air de ne plus savoir où se mettre. Je rougis à mon
tour, consciente de le mettre mal à l’aise. Après tout, il cherchait juste à
engager la conversation.
— Excuses acceptées, dis-je avec un sourire un peu forcé.
Je ne relance pas la conversation, pressée de retrouver ma solitude. Il est
déjà 12 h 55 et je dois être de retour au magasin dans peu de temps.
— Puis-je m’asseoir sur votre banc ? continue-t-il. J’avoue que cet endroit
me plaît beaucoup. On a une vue imprenable sur le parc tout en étant au
calme, je viens ici régulièrement.
— Euh…
— Merci.
Eh ben voilà, il s’est installé ! J’ai l’impression de me retrouver dans la
salle d’attente du dentiste. Je suis seule, tranquille, assise sur l’une des dix
chaises de la pièce quand arrive un autre patient qui décide de se mettre sur
le fauteuil juste à côté du mien. La logique voudrait pourtant qu’il opte pour
la place la plus éloignée, non  ? En tout cas, moi, c’est ce que je fais.
Question de territoire, de limite, je ne sais pas moi… Il doit bien y avoir une
trentaine de bancs dans le parc, pourquoi s’assoit-il sur le mien ?! En même
temps, j’ai bien conscience que je ne peux pas empêcher cet inconnu de
s’asseoir sur Marcel. C’est mon banc, certes, mais nous sommes dans un
lieu public. Peut-être que si je me plonge dans mon livre il comprendra que
je n’ai pas envie de discuter ?
— À mon avis, il vient de lui avouer qu’il la trompait…
Autant pour ma tranquillité. Je ne réponds pas, mais tends l’oreille malgré
moi.
—  Je pense qu’il veut rompre, chuchote l’inconnu en inclinant sa tête
légèrement vers la mienne. Il lui explique comment il est tombé fou
amoureux d’une autre. Il donne un peu trop de détails sur son idylle
naissante, d’où la colère de Tatiana.
Du doigt, il désigne un couple près de la fontaine. En un éclair, je
comprends qu’il s’essaie à mon jeu de devinettes.
— Pas « Tatiana », rétorqué-je spontanément.
Tatiana c’est vraiment une mauvaise idée de prénom. Une «  Tatiana  »
c’est grand, blond avec d’immenses yeux bleus et des jambes à la Adriana
Karembeu. Tout le contraire de cette jeune fille.
— Ah ? reprend l’homme, un peu surpris. Comment, alors ?
— Véronique, Sandrine… ou Vanessa à la rigueur.
Voilà que je me prends au jeu, j’ai même décroisé les jambes sans m’en
rendre compte. Je n’ai pourtant pas l’habitude de parler si facilement,
excepté avec les clients du magasin. C’est juste que c’est la première fois
que je rencontre quelqu’un qui semble autant s’amuser que moi à imaginer
la vie des autres.
—  À mon avis, c’est Vanessa qui a surpris Maxime avec sa nouvelle
idylle, poursuis-je.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Jamais un homme n’avouera à sa femme qu’il la quitte pour une autre.
Il faut faire preuve de courage pour cela : tous les hommes en manquent.
Voyant son air blessé, je m’empresse de corriger :
— Peut-être pas tous.
—  Sans vouloir vous importuner… vous devriez vous méfier des mots
toxiques.
Je fronce les sourcils, piquée au vif par le reproche sous-jacent.
— Désolée si je vous ai blessé, mais je n’ai utilisé aucun terme délétère.
C’était une façon de parler.
Il sourit avec douceur, comme pour désamorcer le conflit. Il m’explique
d’un ton docte :
— Les mots dits « toxiques » ou « poisons » sont des termes négatifs qui
font d’un cas exceptionnel des généralités réductrices. En une phrase vous
en avez déjà utilisé deux : « jamais » et « tous ». Il aurait été plus opportun
de dire : « Il est rare qu’un homme avoue à sa femme qu’il la quitte pour
une autre. Il faut faire preuve de courage pour cela et je pense que la plupart
des hommes en manquent. »
OK… le mec est du genre à pinailler. Même M.  Mouette, mon
professeur de 4e  à la rigidité extrême, n’était pas aussi pointilleux. Face à
mon manque de réaction, l’inconnu se justifie :
— Les mots sont à l’origine de bien des maux. Pour moi, tout commence
par là… J’avoue que j’ai à cœur d’essayer d’appliquer au mieux le premier
accord toltèque : « Que votre parole soit impeccable. »
Les Quatre Accords toltèques, ça je connais ! Ophélie, qui aime autant le
développement personnel que les sorciers à lunettes, m’a bassinée avec ça
toute l’année dernière. Après avoir suivi je ne sais quelle conférence sur le
bien-être, elle s’est passionnée pour l’ouvrage de Don Miguel Ruiz.
Évidemment, elle me l’a prêté et je l’ai lu pour lui faire plaisir. Je me
souviens machinalement des trois autres grands principes  : «  N’en faites
jamais une affaire personnelle  », «  Ne faites pas de suppositions  » et
« Faites de votre mieux ». Le livre, marqué par de nombreux cas concrets,
m’avait intéressée, mais je n’étais pas allée plus loin.
—  Je comprends votre désir de parler au plus juste et c’est tout à votre
honneur, dis-je, quelque peu agacée. Maintenant, en ce qui me concerne,
mon utilisation de mots « toxiques », comme vous dites, est simplement une
habitude. Je sais pertinemment que tous les hommes ne sont pas lâches.
— Pour l’instant oui mais votre mental pourrait, à terme, vous persuader
du contraire. Nos croyances s’établissent à partir de phrases ou de pensées
d’apparence anodines qui, répétées plusieurs fois, finissent par s’ancrer en
nous. L’utilisation des mots toxiques revient, à mon sens, à utiliser la
méthode Coué à l’envers.
Quelle prise de tête pour un simple petit mot…
Légèrement irritée, je me renferme dans ma bulle. J’aimerais bien lui
répliquer vertement qu’il n’a qu’à s’en aller si ma conversation ne lui
convient pas mais je me retiens. Vexée… voilà, c’est le mot « juste  » : je
suis vexée. Personne ne m’a jamais reprise sur ma façon de parler, même
pas Ophélie.
L’inconnu m’a déstabilisée et il le remarque :
—  Je manque vraiment de manières… Toutes mes excuses, je vois bien
que je vous ai heurtée. J’ai tendance à m’emballer quand on aborde un sujet
qui me passionne.
Derrière sa timidité apparente, je retrouve la fougue d’Ophélie qui revient
d’une conférence un peu plus sûre d’elle-même, ou qui brûle de débattre sur
un outil qu’elle a découvert au fil de ses nombreuses lectures. Je comprends
qu’il ne cherche pas à me blesser. Peut-être qu’il n’a pas souvent l’occasion
de discuter de ce genre de sujet ?
Un peu radoucie, et confuse de m’être sentie agressée, j’avoue du bout des
lèvres :
— Je ne connais pas la méthode Coué, désolée.
Ragaillardi, il prend ça pour une invitation à poursuivre… et peut-être
qu’il n’a pas tout à fait tort.
—  C’est une technique d’autohypnose mise en place par feu le
psychologue Émile Coué de la Châtaigneraie. Il proposait à ses patients de
répéter régulièrement une phrase positive et optimiste pour aller mieux.
— Du genre : « Je vais bien, tout va bien » ?
— Oui, mais avec une formule un peu plus précise. « Je vais de mieux en
mieux  » ou «  J’apprends à lâcher prise chaque jour un peu plus  », par
exemple.
— Et ça fonctionne ?
—  Si le patient est régulier dans sa pratique et croit en lui, oui. Cette
maxime est à répéter quotidiennement vingt fois de suite jusqu’à ce que
l’inconscient admette cela comme une réalité audible. C’est ce que l’on
nomme l’autosuggestion.
Entraînée par mes nombreux débats avec Ophélie, je ne résiste pas à me
laisser embarquer dans cette conversation un peu surréaliste. Qui eût cru
que je parlerais de « mots toxiques » et d’« autosuggestion » un mercredi
midi, sur un banc baptisé Marcel ? Il y a certains moments dans la vie, des
instants de grâce un peu spéciaux, où il faut savoir se laisser porter. Et tant
pis si ça ne nous ressemble pas.
Laissant parler ma curiosité naturelle, je le relance :
— On finit par se persuader que c’est vrai et ça finit par le devenir, c’est
ça ?
— Exactement. Un véritable cercle vertueux.
—  Intéressant… Mais je reste quand même sceptique quant à la
démarche.
—  L’essentiel est d’abord d’y croire. Un placebo peut très bien vous
guérir pour peu que vous vous persuadiez qu’il s’agisse d’un remède
miracle.
Pas faux. L’inconnu continue sa tirade sur les mots toxiques par un
parallèle avec la pensée positive. Quand Ophélie m’en avait parlé la
première fois, j’en avais déduit qu’il s’agissait de voir la vie toujours en
rose même quand elle était noire. À en croire mon voisin de banc, l’idée
serait plus subtile qu’il n’y paraît  : il faudrait se focaliser sur ce qui
fonctionne sans pour autant omettre ce qui ne marche pas. L’objectif serait
de différencier ce qui peut être changé de ce qui ne peut pas l’être pour agir
en conséquence. Il me donne l’exemple de la météo et des opportunités qui
s’offrent à moi face à un aléa climatique :
— Vous aviez prévu de tondre votre pelouse et un orage, inattendu, éclate.
Vous voilà contrariée. La pluie est là et vous ne pouvez rien y changer,
m’explique l’homme, c’est un fait. Deux possibilités s’offrent à vous : soit
vous décidez de râler toute la journée, soit vous choisissez d’agir face à la
situation. Pourquoi ne pas en profiter pour prendre du temps pour vous ? Ou
pour faire du tri dans votre garage ? Voire aller déjeuner chez un ami que
vous n’aviez pas vu depuis longtemps  ? Le choix ne manque pas. D’une
manière générale, la pensée positive nous propose de sortir de notre rôle de
victime pour nous transformer en acteurs du changement. Enfin… c’est
comme ça que je le perçois.
En écoutant ces explications je pense inévitablement à Amine, le vigile.
Amine est très sympa, mais c’est un bougonneur de la première heure. Il
fait trop chaud ou trop froid, il y a trop de monde au centre commercial ou
au contraire pas assez… Le juste milieu, il ne connaît pas, Amine. Je
l’écoute et lui réponds en lui souriant : « Eh oui ! La vie n’est pas facile »,
comme si nous étions tous des victimes, avant de poursuivre mon chemin.
Malgré moi, je me prends à réfléchir aux paroles de cet étrange inconnu
installé sur mon banc. Il n’y a rien de très nouveau dans ce qu’il dit,
d’autant que j’ai souvent eu l’occasion d’en discuter avec Ophélie, mais il
parvient davantage à susciter mon intérêt que ma collègue. Il a quelque
chose de différent, de plus… solaire. C’est dans sa façon de parler peut-être,
très douce et convaincue à la fois… c’est presque envoûtant. Il m’entraîne
dans un jeu de questions/réponses improbables auquel je me prête
volontiers, à ma grande surprise.
— Imaginez une femme qui n’aimerait plus son mari mais qui ne voudrait
pas le quitter pour des raisons financières. Si elle dit  : «  Je ne peux pas
quitter mon mari », c’est faux et toxique. Elle se positionne en martyre. Il
serait plus juste d’affirmer  : «  Je choisis de rester avec mon mari  pour
garder un train de vie confortable. »
— Le résultat est le même, non ? Elle est coincée avec son mari…
— Au contraire, ça change tout ! La seconde phrase lui permet de prendre
sa vie en main : elle a conscience que le fait de rester est un choix personnel
et réfléchi, sans se positionner en victime. Le fait de rester avec son mari
n’est pas une fatalité mais bel et bien une volonté de sa part qu’elle assume
après avoir pesé le pour et le contre.
— Intéressant… Mais que penser des femmes qui n’osent pas quitter un
mari violent par peur des représailles ? « Je choisis de rester avec mon mari
car j’ai peur de lui ? » Pas très positif, tout ça…
— En effet, il serait plus opportun de dire : « Je choisis de rester avec mon
mari car je n’ai pas encore trouvé de solution pour assurer ma sécurité en le
quittant. »
— Mouais…, dis-je, moyennement convaincue.
—  Je n’ai pas dit que la pensée positive réglait tous les problèmes,
simplement qu’elle nous offrait de meilleures croyances et de nouvelles
perspectives. Ce qui est finalement déjà beaucoup…
—  Oh, regardez  ! m’écrié-je. Notre petit couple  ! Ça y est, la gifle est
partie !
Je me lève comme si j’allais faire une ola. Le gars va me prendre pour une
hystérique, tant pis.
— Vous êtes pour la violence ? m’interroge-t-il.
— Non, je suis pour la justice réparatrice, précisé-je tout en me rasseyant.
Je suis sûre que Vanessa se sent beaucoup mieux maintenant.
— M’est avis que si elle reste dans le coin, on la verra pleurer plutôt que
rire. Elle aimait sûrement Maxime… La colère qu’elle laisse entrevoir n’est
qu’une émotion-écran, ce qu’elle ressent au plus profond d’elle-même est
une énorme peine.
Je ne peux m’empêcher de faire une moue dubitative.
— Vous parlez comme un livre, lui lancé-je, un brin provocatrice.
—  C’est amusant que vous me disiez cela, car j’en ai écrit un dans une
autre vie.
— …
Pourquoi ne pas répondre simplement : « J’ai été écrivain il y a quelques
années » ? Le type n’a pas cent ans non plus. Je ne comprends pas les gens
qui utilisent l’expression «  dans une autre vie  ». Je ne sais jamais quoi
répondre. Si on y réfléchit bien, c’est une phrase toxique, non  ? Le gars
s’est fait prendre à son propre jeu… Comme quoi, personne n’est parfait !
— Ethan, reprend-il doucement.
—  Non, «  Maxime  », rectifié-je en portant mon regard sur le jeune
homme près de la fontaine.
— Il s’agit de mon prénom, précise l’inconnu, gêné. Je m’appelle Ethan.
— Ah… OK, acquiescé-je, quelque peu surprise.
— Et… vous ?
— Et moi… Oh… Merde ! m’exclamé-je en regardant ma montre. Je suis
en retard !
Chapitre 3
L’Alchimiste

13 h 35
MAIS pourquoi j’ai discuté avec l’inconnu du banc ?
OK, il aime imaginer la vie des gens en leur choisissant des prénoms,
comme moi.
OK, son discours est fluide et percutant.
OK, il y a quelque chose de touchant en lui qui m’intrigue.
Mais… c’est tout !
Et à cause de lui, je suis en retard.
J’aurais dû l’ignorer ou carrément changer de banc.
Je n’ai jamais été en retard de ma vie : « L’exactitude est la politesse des
rois  », comme on dit. La ponctualité est une valeur essentielle pour moi,
tout comme le respect des règles. En plus il fallait que ça tombe
aujourd’hui, LE jour où M.  Rémi a laissé les rênes du magasin à
D’Jonatane. Une erreur de ma part et c’est le jackpot pour lui !
M.  Rémi cherche un adjoint pour le remplacer à la tête de la boutique
quand il partira sur Lyon : « L’enseigne BricoRémi a fait un petit », comme
il dit. Enfin, ce serait plutôt un grand frère car le nouveau magasin sera
deux fois plus vaste. Le patron pense que c’est le début de la gloire. Il se
voit comme le colonel Sanders, le petit vieux qui a rencontré le succès
passé soixante  ans avec ses chickens frits. Le créateur de KFC a en effet
attendu d’avoir tous ses cheveux blancs pour régner sur un empire. Bien
qu’il soit mort depuis plus de quarante ans, son visage sert toujours de logo
à la chaîne de fast-food. Et ça, c’est la consécration ultime pour M. Rémi.
Moi, ça me fait rire d’imaginer la face rondouillarde de mon boss sur une
affiche en format A0. Il mettrait quoi dans sa main ? Une boîte à outils ? Un
nettoyeur haute pression ? Une lunette de W.-C. ?
Je ne suis pas certaine que BricoRémi rayonne un jour à l’international
mais avoir deux boutiques en France, je trouve ça déjà très classe. Ce qui
serait encore plus classe c’est que je sois nommée directrice du magasin de
Barré-les-Douces. Je m’entends à peu près bien avec tout le monde, je ne
compte pas mes heures, je suis force de propositions et j’aime encadrer.
Depuis mon arrivée à BricoRémi je n’ai commis aucun faux pas, gravissant
les échelons rapidement. Je sais que je suis jeune mais je suis tout de même
l’une des plus anciennes du magasin : six ans à temps partiel et deux ans à
temps plein. Si Macron est devenu président à trente-neuf ans, moi, Chloé
Lejeune, je peux bien devenir gérante d’un magasin de bricolage à vingt-
six ans, non ?
Pour l’heure, le patron enchaîne les allers-retours entre la Ville des
lumières et Barré-les-Douces pour superviser les travaux de son nouveau
bébé. Et, quand il s’absente, D’Jonatane ou moi le remplaçons. Je crois
qu’il nous teste discrètement pour voir qui gère le mieux la boutique. Tout
le monde pense que M. Rémi donnera le nom du nouveau directeur d’ici la
fin de l’année, au moment des entretiens individuels. J’espère que mon
prénom sortira du lot car ce poste est dans mes cordes. Et puis, si je ne
l’obtiens pas, j’imagine que c’est D’Jonatane qui l’aura et ça, c’est
inenvisageable. Un gars qui porte une coupe mulet2 version années 1980 ne
peut pas devenir mon boss.
Impossible.
13 h 40, j’arrive au magasin. En courant avec mes petites tongs j’ai une
pensée pour la joggeuse de ce midi : j’aurais bien eu besoin de ses runnings
pour m’éviter des cloques aux pieds. Je n’aurais pas dû me moquer d’elle,
je paie mon karma. Arrivée dans la salle de repos, je lance mon sac dans
mon casier, troque mes nu-pieds contre des chaussures plus
conventionnelles (des baskets sombres, le dress code de l’enseigne) et
j’essuie les quelques gouttes de sueur perlant sur mon front. J’enfile ma
veste de cheffe de rayon, je remets mon badge et j’y vais. Pas de
D’Jonatane à l’horizon. Je m’installe à mon poste, derrière mon ordinateur,
au rayon outillage. Il est 13 h 47. Je serais bien passée aux W.-C. mais il est
déjà tard. Et, surtout, j’ai vu que Philippe y allait.
Philippe, on sait quand il entre aux toilettes mais jamais quand il en sort.
Il est tellement stressé qu’il en devient constipé ou au contraire diarrhéique.
Le pauvre… Il a manqué une place de chef de rayon pour ça. Pas
directement pour ses problèmes gastriques mais à cause des dommages
collatéraux occasionnés. M. Rémi a besoin de chefs de rayon qui peuvent se
rendre disponibles rapidement, vous savez, «  au cas où  ». Or c’est trop
demander pour Philippe qui a du mal à gérer ses soucis intestinaux. Le
patron le garde parce que c’est un ami d’enfance et que tout le monde
l’adore. Ce grand gaillard tout timide n’est que bienveillance et attentions.
Il déteste le conflit et est un parfait médiateur. Josy s’agace parfois de sa
nonchalance et de son manque de réaction, mais moi jamais. Sa présence
m’apaise. Son seul défaut en ce qui me concerne, ce sont ses intestins.
D’habitude on s’en accommode, mais en ce moment c’est un peu plus
compliqué car les deuxièmes W.-C. sont hors service. Une petite fuite. Oui,
je sais, c’est un comble pour une enseigne de bricolage. On ne peut pas dire
qu’on n’a pas le matériel pour la réparer, mais M.  Rémi est tellement
occupé par l’ouverture de son second magasin qu’il ne s’est pas encore
penché sur la question. Il a simplement mis une étiquette sur la porte avec
quatre initiales évocatrices  : «  W.C. H.S.  ». Je patiente encore deux jours
puis je m’attaque au problème  ; ou alors je supplie Philippe de poser des
jours de congés. En attendant, je regrette ma tasse de thé de ce midi… Le
temps va me sembler long jusqu’à ma prochaine pause. Je respire
profondément et tente de contracter au maximum mon plancher pelvien.
Allez, ça va le faire, ça va le faire…
Toujours pas de D’Jonatane en vue.
Sur ce coup-là, j’ai vraiment de la chance. «  Une chance de cocue  »,
comme dirait Josiane. Il a dû commencer son tour par les Extérieurs et
Jardins. Le rayon est à l’opposé du mien. Si mes calculs sont bons, je
devrais voir sa petite tête de fayot débouler d’ici dix minutes, pas avant. Je
suis certaine qu’il inspecte chaque rayon avec son air d’adjudant. En
l’attendant, je consulte les stocks au niveau de l’outillage à main. Bizarre, il
ne me reste plus que deux pistolets à colle. Ah oui, j’oubliais… on a
proposé une belle promotion à la fin des vacances, ils sont partis comme
des petits pains. Faut croire que la rentrée scolaire donne envie de coller.
Ses enfants peut-être ?
J’en recommande. Des pistolets à colle, pas des enfants. Le rayon
outillage n’est pas mon domaine de prédilection mais c’est celui qui m’a été
attribué jusqu’à novembre. M. Rémi fait tourner les chefs de rayon tous les
trimestres à peu près, et les vendeurs tous les mois. C’est la force de
BricoRémi. Aucun salarié ne dira jamais à un client  : «  Ah, désolé, je ne
peux pas vous renseigner, ce n’est pas mon domaine.  » En huit  ans, j’ai
touché à tout : de l’électricité à la quincaillerie, du chauffage à la décoration
en passant par le jardin ou encore les sols et murs intérieurs. M.  Rémi
dispense également des formations internes pour les salariés en CDI  ; la
dernière date de février. J’ai suivi un module autour de la réalisation, la
pose et le remplacement d’éléments de menuiserie. Du coup, maintenant, je
suis parée pour changer une porte d’entrée à cinq points. La prochaine fois,
je crois que je suivrai la formation autour de la rénovation des sanitaires.
C’est plus utile de nos jours.
Pour en revenir au travail, je crois que vous l’aurez bien compris : je me
donne à fond. Je ne m’appuie jamais sur mes acquis et je veux sans cesse
progresser. D’Jonatane a ce côté besogneux aussi. Ça m’arrache un peu de
le dire mais c’est un vrai bosseur. Il est con mais il est bon. Du coup, la
compétition s’annonce serrée pour le poste de directeur… J’ai quand même
un avantage, et pas des moindres, car c’est moi qui ai été à l’initiative des
«  Ateliers BricoRémi  : faites-le vous-même  !  ». C’était il y a plus de
trois ans. Je n’étais alors que simple vendeuse et cette idée m’a permis de
devenir cheffe de rayon un an plus tard, lorsque je suis passée à plein temps.
Tous les samedis nous organisons des animations autour d’une thématique
définie. Selon le sujet les places sont limitées à cinq ou dix personnes, et un
atelier dure entre une et six heures. Ça va de « Utiliser sa boîte à outils »
pour les novices à « Créer soi-même sa propre salle de bains » pour les plus
expérimentés. Les Ateliers BricoRémi remportent un franc succès – on doit
refuser du monde chaque semaine –, et c’est en grande partie grâce à moi.
M. Rémi n’aurait jamais tenté ce défi si je ne m’y étais pas autant investie.
Il pensait que les particuliers préféraient visionner des tutos sur Internet
plutôt que de suivre des cours en magasin. Raté. Les tutos ne fournissent
pas de conseils personnalisés ni ne corrigent d’éventuelles erreurs.
—  Tiens, une revenante  ! me lance D’Jonatane d’un air hautain en
arrivant avec une cliente. Je me demandais si tu avais pris ton après-midi. Je
sais que nous sommes mercredi mais quand même, j’aurais aimé être
prévenu. Mme  Vincent cherchait désespérément la cheffe du rayon
outillage.
— Je… Je suis désolée, bredouillé-je, gênée. Je vais prendre la suite…
—  J’apprécierais, en effet, Chloé, me coupe-t-il. Je suis assez occupé
aujourd’hui, j’ai toute la gestion du magasin. Si chacun arrive avec quinze
minutes de retard, les choses peuvent vite devenir compliquées. C’est une
histoire de respect. Respect des clients, des collègues.
— Oui, bien sûr…
— Bon, eh bien, madame Vincent, je vous laisse avec Chloé. Au plaisir.
Je regarde D’Jonatane partir avec son air satisfait. C’est limite s’il n’a pas
fait un baise-main à la cliente. Non mais quel lèche-bottes ! Je regrette de
ne pas pouvoir lui dire franchement le fond de ma pensée. Il voulait me
prendre en faute et il a réussi. Je lui en veux… mais je m’en veux encore
plus. Comment ai-je pu lui offrir une si belle opportunité de m’humilier ? Il
doit jubiler derrière sa moustache à la Magnum (oui, D’Jonatane a une
coupe mulet ET une grosse moustache).
—  Bonjour…, tente timidement la femme devant moi alors que je reste
focalisée sur mon retard. Je… Je cherche une perceuse.
— Oui, oui, bien sûr, réponds-je en me recentrant sur ma cliente. Je suis
désolée que vous ayez eu à patienter.
— Oh, ne vous inquiétez pas, reprend la dame avec un sourire. Je n’ai pas
attendu du tout. J’arrivais dans l’allée «  Vis en tout genre  »  quand votre
collègue m’a interpellée. Il voyait bien que je m’étais perdue. Quand je lui
ai dit que je recherchais une perceuse, il a tenu absolument à ce que la
cheffe de rayon me renseigne maintenant, là, tout de suite. Pour être tout à
fait honnête, je voulais d’abord regarder par moi-même avant de vous
solliciter.
D’Jonatane fait vraiment des histoires pour rien… Et le pire, c’est qu’il a
réussi à me faire culpabiliser !
J’amène Mme Vincent devant les perceuses en lui présentant brièvement
nos différents modèles. Je ne lui fais pas un cours magistral non plus, mais
pas loin. Entre les percussions, les colonnes, les sans-fils… nous n’avons
rien à envier aux grandes enseignes et j’en suis fière. Afin d’affiner le choix
de Mme  Vincent, je lui demande le type de murs auquel elle souhaite
s’attaquer. Son sourire s’efface quand je parle de parois pleines et creuses,
de placo ou encore de béton armé. La quarantaine bien avancée, elle semble
complètement désorientée. Fraîchement divorcée, elle m’explique qu’elle
vient d’emménager dans une nouvelle maison où toute la décoration est à
refaire. Le problème, c’est qu’elle n’a jamais touché à un clou ni une vis de
sa vie. Reconnaître un mur ne fait absolument pas partie de ses
compétences. Dans son ancien foyer, elle gérait le ménage et les repas
quand son mari s’occupait du bricolage et du jardin. Le bon vieux schéma
classique. Son ex-mari lui a proposé de l’aider à s’installer mais
Mme Vincent a refusé. Elle veut prouver qu’elle peut se débrouiller seule,
et j’avoue que je suis assez d’accord avec ce principe. Elle me confie que
c’est lui qui l’a quittée pour une jeune fille à peine plus âgée que leur fils.
Le fameux démon de midi. Elle l’a mauvaise, Mme Vincent. Je l’écoute et
j’essaie de la rassurer, du moins pour la partie bricolage. Pour le reste, ce
n’est pas trop mon rayon. Finalement je l’oriente sur une perceuse sans fil
en promotion. Je lui propose également de l’inscrire à l’atelier « Apprenti
bricoleur  » de ce samedi  ; il me reste une place. Elle y apprendra
notamment à reconnaître les différents types de murs. Elle repart, ravie. Je
la sens remotivée à bloc, et moi avec. Nos échanges m’ont fait oublier les
remontrances de D’Jonatane et mon envie de pause pipi. C’est ce que
j’aime le plus dans mon métier  : les rencontres. Discuter, mieux cerner le
problème de chacun, deviner les besoins et y répondre au plus près. J’ai
l’impression d’entrer dans la vie des gens, de partager un peu leurs projets
et leurs rêves. Certains diront que j’ai juste vendu une perceuse, moi j’y
vois beaucoup plus.

*
**
20 h 15
En sortant de BricoRémi, je fais un saut au supermarché de la galerie pour
acheter de quoi me sustenter ce soir. Bien que les caisses soient en train de
fermer, Amine, qui gère les sorties en fin de journée, me laisse passer. Il me
connaît bien et sait que je serai rapide. Une barquette industrielle et zou…
je file. J’achète toujours des trucs à l’arrache en sortant du travail. J’opte
pour des plats tout faits qui se réchauffent rapidement. Le soir, j’ai trop faim
pour attendre. En général, je ne quitte jamais BricoRémi avant 21  heures,
alors me mitonner un bon petit plat à cette heure-là, non merci. Les portes
du magasin ferment à 20 heures, mais le temps de vérifier les rayons et de
faire un point sur la journée avec M. Rémi, l’heure passe vite. D’Jonatane et
moi sommes toujours les derniers à partir. Josiane ne comprend pas à quoi
je joue. Une fois sa caisse fermée elle n’aspire qu’à une chose : rentrer chez
elle. Mais moi, après le boulot, dans mon petit appartement, je me sens vide
et seule. Je n’ai pas d’amoureux, pas d’enfants, pas de chien, pas de chat,
pas même un cochon d’Inde  ; il n’y a que moi. Alors, non, je n’ai pas
spécialement d’entrain à quitter le travail. BricoRémi a pris toute la place
dans ma vie depuis deux ans. C’est comme ça.
Ce soir, il est à peine 20  h  30 quand je pose les fesses sur mon canapé.
Comme le boss n’était pas là j’ai juste rangé mon rayon, vérifié que tout
allait bien en caisse et je suis partie. J’ai laissé D’Jonatane faire les comptes
de la journée tout seul comme un grand. D’autant qu’en début de soirée j’ai
eu affaire à un client hyper désagréable. Ce maçon du dimanche, ou
devrais-je dire du mercredi, voulait absolument acheter, là tout de suite, une
scie à onglet que je n’avais pas en stock. Je lui ai proposé de la lui réserver
pour samedi matin mais il m’a hurlé dessus en me disant que c’était trop
tard, qu’il la lui fallait pour demain au plus tard. Il m’a dit que j’étais une
incompétente et que de toute façon «  une nana au bricolage c’était de la
belle merde, que c’était comme remplacer Ronaldo par Barbie  ». Je suis
restée impassible. Enfin en apparence. Je ne vous raconte pas comme je
bouillonnais intérieurement. Il a gueulé tout seul au milieu du rayon avant
de finalement passer commande. Tout ça pour ça… Je m’arrangerai pour ne
pas avoir à lui donner sa scie samedi, je n’ai pas envie de me faire injurier
de nouveau. Autant j’adore servir les clients aimables, autant les péteux
sexistes me sortent par les yeux.
M. Rémi ne cesse de nous dire que le chef suprême chez BricoRémi c’est
l’acheteur  : «  Le client a toujours raison même si c’est un gros con  ». Je
comprends le principe mais de là à se faire traiter comme du poisson
pourri… Satisfaire le client, oui, évidemment ; en faire un roi omnipotent,
non, pas forcément.
Enfin, au moins demain pas de BricoRémi pour moi, je suis off. Non pas
que j’aie besoin de souffler mais j’y suis obligée  : RTT imposée. Une
salariée qui veut trop travailler, ça ne le fait pas dans notre société actuelle.
M.  Rémi aurait des ennuis s’il me laissait faire. Et puis Josiane, notre
représentante du personnel, veille au grain en s’assurant que je récupère
bien tous mes jours de congé. Elle veut que je me repose, que je sorte entre
djeuns’ comme elle dit, que je m’amuse… bref, que j’aie une vie hors de
BricoRémi. Je sais qu’elle a raison mais je n’y arrive pas vraiment.
J’ouvre mon micro-ondes pour y placer ma barquette d’«  Émincés de
poulet mariné aux cinq légumes du soleil ». Dans deux minutes trente, mon
repas sera prêt. Je reste toujours perplexe face aux noms des plats
industriels. Les photos tape-à-l’œil et les titres alambiqués nous laissent
imaginer que l’on va goûter à un plat digne d’un chef étoilé. La déception
est souvent à la hauteur du taux de sel contenu dans ces produits
transformés. Je m’installe dans le salon, mon plateau-repas sur les genoux.
Je découvre six morceaux de viande élastique se battant en duel avec
quelques points de couleur. Les cinq légumes du soleil j’imagine. Je mange
sans grande conviction, histoire de stopper les bruits de mon estomac criant
famine.
Il est 21 h 15.
J’ai beau avoir le câble, Netflix et tout ça, je ne trouve aucun programme
correspondant à mes attentes ce soir. Je zappe, en vain. Je finis par éteindre
l’écran, blasée par les images. De toute façon je n’ai jamais été très
téléphage. Je parcours ma bibliothèque des yeux à la recherche d’un livre
qui pourrait me faire vibrer. Le problème, c’est que je connais par cœur tous
les ouvrages qui remplissent ces étagères. Je cherche une nouveauté… en
vain. Il faudra que je passe à la médiathèque ou à la librairie.
J’emprunte aussi bien que j’achète. J’en échange aussi, et je prête
beaucoup. Je crois qu’il n’y a pas un collègue à BricoRémi qui n’ait pas
emprunté l’un de mes livres. Enfin si, un  : D’Jonatane. Imaginer que ce
petit cafard puisse poser ses doigts sur l’un de mes ouvrages me révulse.
Bon OK, j’exagère un peu. La vérité c’est que je ne le lui ai tout
simplement jamais proposé. Je ne sais même pas s’il aime lire  ! J’ai
tellement pris l’habitude d’entrer dans ma bulle quand il parle que je ne sais
pas grand-chose de lui au final…
Bon, tout ça ne me dit pas ce que je vais faire de ma soirée…
Je ne vais quand même pas aller me coucher. Si  ? Il n’est même pas
21 h 30… Dans des moments comme ça, j’aimerais avoir des amis avec qui
m’amuser. J’ai pour ainsi dire coupé les ponts avec tout le monde. Josiane
et Philippe m’ont proposé à de nombreuses reprises de sortir avec eux mais
j’ai toujours refusé. J’ai inventé tellement de prétextes qu’ils ont fini par
croire que j’avais moult amis et que j’avais à cœur de différencier ma vie
professionnelle de ma vie privée. En réalité, c’est juste que je n’ai pas envie
qu’ils me connaissent vraiment. Parler de mon passé… Je ne crois pas en
être capable. Plus depuis deux ans.
Bricoler et lire ; voilà à quoi se résume ma vie aujourd’hui. Pendant mes
journées de repos je travaille chez des particuliers, des clients de BricoRémi
ou des voisins  : je monte des meubles, je fais un peu de peinture, une
chouille de plomberie… Je conseille aussi parfois. C’est plus pour
m’occuper que pour l’argent car je ne suis pas dépensière.
Je sens un vague spleen s’installer en moi.
Le livre de Josiane : la voilà ma solution !
Attirance ou Attraction, je ne sais plus. Parfait pour une soirée de
déprime.
Elle sera contente que je m’intéresse à son roman. Déjà que je refuse de
boire un coup après le boulot ou de l’accompagner à l’un de ses cours de
danse country, je peux bien me forcer à lire un bouquin qu’elle aime. Après
avoir calé un coussin sous ma tête et déployé un plaid sur mes pieds,
j’attrape le livre dans mon sac. Et là, stupeur, en lieu et place d’un corps
d’Apollon je découvre un homme et deux chameaux.
L’Alchimiste de Paulo Coehlo.
Mais d’où il sort, celui-là ?
Je me relève pour retourner fouiller le reste de ma besace. Point
d’Attraction à l’horizon. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Perplexe, j’ouvre la première page où quelques lettres manuscrites
apparaissent  : Ethan W. Je souris. En voilà un autre qui note son prénom
dans les livres qu’il prête, je ne suis donc pas la seule à le faire.
Ethan… Ethan… Mais oui, bien sûr ! L’inconnu du banc ! Je suis partie
tellement vite que j’ai dû emporter son roman à la place du mien en
rangeant mes affaires. La cruche  ! Ethan aurait-il ramassé Attraction  ? Je
rougis un peu à l’idée qu’il m’imagine en train de lire cette romance très
sexy ; mais, après tout, il n’y a pas de mauvaise lecture.
Je regarde à nouveau L’Alchimiste, curieuse d’en découvrir un peu plus
sur ses goûts à lui. J’ouvre la première page avec la sensation d’entamer
une nouvelle leçon.

*
**
3 h 05
J’étais partie pour lire un roman  X et me voilà en plein conte
philosophique. Je pensais m’évader pour une ou deux heures mais l’histoire
me prend aux tripes jusqu’à la fin. Santiago, le héros, a suivi ce que son
cœur et son âme lui dictaient et l’Univers a alors conspiré pour lui apporter
tout ce dont il avait besoin. Le roman était court et l’écriture fluide. Si je
n’ai pas trop adhéré au côté spirituel, certaines choses m’ont tout de même
interpellée. J’aimerais bien savoir ce qu’en pense Ethan… Avait-il même
terminé de le lire ?
Épuisée, je décide de monter me coucher. Enfin, «  monter  » est un bien
grand mot puisque ma chambre se trouve exactement au même endroit que
mon salon. J’habite un studio dans le centre-ville de Barré-les-Douces. Mon
lit n’est autre qu’un clic-clac que je défais chaque jour. Je pourrais le laisser
ouvert ; ce serait plus simple, mais pas très esthétique. Or, chez moi, tout est
ordonné, classé, soigné. Mes rideaux sont alignés, mes franges de tapis
brossées, mes télécommandes rangées par taille et mes livres par auteur. Je
ferais une super femme de ménage. Mais je suis une super cheffe de rayon
et c’est déjà pas mal.

2. Coupe qui consiste à porter les cheveux longs sur la nuque et plus court sur les tempes. Dans les
années  1980 de nombreuses célébrités se sont essayées à la coupe mulet, avec plus ou moins de
succès. Pour D’Jonatane, c’est sans succès. Et puis surtout nous ne sommes plus dans les
années 1980.
Chapitre 4
Je m’affirme chaque jour davantage

Jeudi 19 septembre, 10 heures


C’EST FOU comme une simple rencontre avec un inconnu peut parfois vous
troubler bien plus qu’une longue discussion avec l’un de vos proches.
Ce matin, j’effectue quelques recherches sur Internet autour de la pensée
positive. Je ne sais pas ce qui me prend mais j’ai envie d’y croire, ou au
moins d’essayer, pour voir.
Je réfléchis à la dernière situation qui m’a contrariée. Je n’ai pas à
chercher loin  : mon après-midi d’hier m’apparaît comme une évidence.
Entre les réprimandes de D’Jonatane et le mépris du client à la scie
ongulaire  : j’ai été servie  ! Si je ne peux pas changer les faits, puis-je au
moins changer mon regard dessus ?
Ces échanges me permettent surtout de mettre en exergue mon incapacité
à m’affirmer. C’est un réel problème dont j’aimerais me libérer. Voilà, c’est
ça  ! J’ai vraiment besoin de prendre davantage confiance en moi pour
réussir à m’imposer face aux autres. Ma phrase « Coué » pour changer la
donne sera donc : « Je m’affirme chaque jour davantage. »
Merci D’Jonatane et Monsieur-macho-qui-aime-pas-les-filles-au-
bricolage ! Grâce à vous j’ai mis le doigt sur un problème qui me pèse et
dont il faut que je m’affranchisse.
Debout, face à mon miroir de salle de bains, je tente de répéter ce qui sera
ma devise pour les prochains mois. Heureusement que personne ne
m’entend, j’ai l’air ridicule ! Je ris nerveusement, en détournant le regard.
Pff… Il faut que je sois un minimum convaincue, sinon ça ne fonctionnera
pas. Allez, je recommence. Plus sérieusement cette fois-ci et avec l’envie
d’y croire sincèrement. Je fronce les sourcils pour avoir l’air plus inflexible
et je hausse le ton :
—  Je m’affirme chaque jour davantage, je m’affirme chaque jour
davantage… JE M’AFFIRME CHAQUE JOUR DAVANTAGE !
Wahou, ça fait du bien ! Je recommencerai demain.

*
**
Mardi 24 septembre, 15 h 30
Je ne sais pas si c’est le fait de répéter quotidiennement ma phrase
« positive », mais force est de constater que je me sens (un peu) plus sûre de
moi au magasin. J’essaie de changer de posture aussi, de me tenir plus
droite et les épaules en arrière. M. Rémi m’a dit qu’il me trouvait « plus en
forme », j’aime à croire que c’est un peu plus que ça. Ethan m’accompagne
souvent dans mes pensées depuis notre rencontre.
Ce matin, Josy était contrariée par un petit vieux qui  avait payé un gros
caddie avec de la petite monnaie. Elle avait pris dix minutes pour tout
recompter. Lorsqu’elle m’a lancé  : «  De toute façon c’est toujours pareil
avec les retraités, ils paient tous en pièces  !  », je me suis permis de
rectifier :
— La plupart des personnes âgées que tu rencontres à BricoRémi aiment
payer en espèces, mais… pas toutes.
Comme elle me regardait avec des yeux ronds, je lui ai parlé des mots
toxiques, de la méthode Coué et de pensées positives. Je lui ai retourné le
cerveau à ma Josy ! Et forcément elle m’a demandé d’où je sortais ça. Elle
savait qu’Ophélie n’y était pour rien vu qu’elle ne revient que dans une
dizaine de jours. Du coup je lui ai tout raconté. Je ne sais pas si j’aurais dû
car son état frôlait l’hystérie. Un mercredi, un banc, un inconnu… il n’en
fallait pas davantage à la spécialiste des comédies romantiques pour
imaginer la suite. Elle m’a dit que ce devait être l’homme de ma vie (avec
un grand H s’il vous plaît !) et qu’il fallait absolument que je le revoie. J’ai
eu beau lui expliquer que mon attirance était plus intellectuelle que
physique, rien n’y a fait.
Sacrée Josiane.
En attendant, je pense toujours à Ethan. Viendra-t-il s’asseoir sur mon
banc demain ? Je l’espère en tout cas.

*
**
Mercredi 25 septembre, 12 h 25
Je retrouve Marcel après une semaine d’absence. Le ciel est d’un bleu
azur et le soleil radieux. À quelques jours de l’automne, on se croirait en
plein cœur de l’été. Chaussée de nu-pieds et d’un joli débardeur rayé,
j’accueille avec un plaisir non dissimulé les rayons du soleil sur ma peau. Je
ferme les yeux et souris, libérant ma chevelure d’un chignon bien trop serré.
Moi qui suis d’un naturel plus que frileux, là, je n’ai rien à redire : je ne suis
on ne peut plus à mon aise. Le réchauffement climatique a parfois ses bons
côtés et j’avoue en profiter sans trop de culpabilité. Est-ce mal ?
L’écologie est un sujet qui me tient à cœur mais je ne suis pas non plus
une militante comme Fabienne, une autre cheffe de rayon. Écolo dans
l’âme, elle nous sensibilise régulièrement aux gestes simples qui, à grande
échelle, peuvent faire beaucoup.
J’admire les gens engagés comme Fabienne, je les envie même. Elle lutte
contre le réchauffement climatique alors que moi… je milite pour qu’on ne
confonde pas écrou et vis. J’aimerais bien apporter plus au monde mais…
quoi ? Et surtout, comment ?
Je ne sais même pas pourquoi je réfléchis à ça, là maintenant. Je me suis
perdue dans mes pensées, comme d’habitude. C’est fou comme je peux
m’éparpiller ! Petite, je fatiguais mes parents à passer d’un sujet à l’autre et
aujourd’hui, c’est moi que j’épuise. On m’a dit un jour que j’avais un
cerveau qui fonctionnait en arborescence  : une idée, une image me font
penser systématiquement à autre chose et ainsi de suite. Du coup, je
papillonne régulièrement d’un thème à un autre sans raison linéaire logique.
Je me perds souvent et les autres avec.
Cela me joue parfois des tours. Je me souviens notamment d’un cours de
mathématiques en primaire. Je devais avoir six ou sept  ans et le maître,
M.  Julien, nous racontait l’histoire de passagers sur un bateau. Il fallait
simplement calculer le nombre de personnes restées à quai. Tous les enfants
de la classe avaient rapidement trouvé la réponse, il s’agissait d’un calcul
simple à un seul chiffre. Ce n’était d’ailleurs pas vraiment un problème
mais plutôt une devinette. En tout cas, en ce qui me concerne, j’étais partie
très loin. Je me demandais sur quel type de bateau les passagers avaient
embarqué  : un voilier, un catamaran, un paquebot  ? Comment ils étaient
habillés, leurs âges, s’ils se connaissaient avant de partir en voyage… Que
des questions sans aucun rapport avec l’énoncé  ! Du coup, j’étais
complètement larguée. Finalement la seule élève restée à quai ce jour-là, ce
fut moi. Bref, tout ça pour dire que je pense beaucoup et que j’ai la fâcheuse
tendance à m’éparpiller quand je raconte une histoire.
Allez, STOP. J’arrête.
Revenons à cette magnifique journée de fin d’été, à Marcel et à… Ethan.
Si j’étais certaine qu’il viendrait je l’attendrais pour commencer mon
déjeuner, mais dans le doute j’ouvre dès à présent mon Poke Bowl. Le gars
qui m’a servie m’a rajouté des rondelles de concombre. Je déteste ça. Il
faudrait que je pense à demander « sans » la prochaine fois. Je dis ça mais
je sais pertinemment que je ne le ferai pas. C’est comme Josiane qui affirme
qu’elle va reprendre un temps plein : des paroles en l’air. Ça paraît pourtant
simple de dire  : «  Je voudrais sans concombre s’il vous plaît monsieur  »,
mais c’est au-dessus de mes forces. Je sais, c’est étrange mais c’est ainsi : je
suis la fille qui n’ose jamais. Vous pouvez me faire patienter une demi-
heure à un rendez-vous sans que je vous fasse la moindre remarque. Je suis
aussi la fille qui déclarera avec aplomb : « Oui, avec plaisir » pour le plat du
jour conseillé par le serveur alors qu’elle mourait d’envie de goûter le
risotto de la carte. Ça ne sort jamais.
En revanche, je rumine… J’essaie de me convaincre que ce n’est pas si
grave mais bon, je m’agace quand même. C’est dingue d’être aussi neuneu.
Bon pour les concombres, ce n’est effectivement pas bien grave mais…
quand même. Question de principe. Si Josy était là, elle se moquerait de
moi. D’une part car je suis trop timide et d’autre part parce que je me
prends trop la tête pour ça. Ça tourne en boucle dans mon cerveau. Vous
allez sûrement vous moquer de moi mais il m’est déjà arrivé de préparer des
phrases à l’avance pour réussir à dire non. La semaine dernière, par
exemple, je me suis entraînée pendant dix minutes devant mon miroir pour
répéter « Non merci, ce n’est pas la peine » avant mon rendez-vous chez le
coiffeur. La gérante, Marion, veut toujours – ce n’est pas un mot toxique,
c’est vraiment le terme exact  – me faire un soin aux cheveux qu’elle me
facture sept euros et pour lequel je ne vois aucun bénéfice. En plus, je lui ai
acheté un pot de crème hyper cher pour réaliser des masques capillaires à la
maison entre deux rendez-vous. À BricoRémi, l’ensemble de mes collègues
s’accordent à dire que ma chevelure auburn est digne d’une pub télé où je le
vaudrais bien. Donc, non, je n’ai absolument pas besoin d’un soin lorsque je
me rends chez le coiffeur pour couper mes pointes ! Eh bien, jeudi dernier,
alors que j’avais la tête dans le bac et ma phrase de refus bien affûtée,
qu’est-ce qui s’est passé quand elle m’a demandé : « On leur fait un soin ?
Ils en ont bien besoin vos cheveux ! » ? Je vous le donne dans le mille, j’ai
répondu  : «  Ben… d’accord.  » Josy était morte de rire quand je lui ai
raconté ma mésaventure. Bref… je crois que j’ai vraiment bien trouvé ma
phrase Coué !
La légère brise qui souffle dans le feuillage du saule pleureur protégeant
Marcel me fait penser au son des vagues s’échouant sur la plage. Je décide
de rester là, les yeux clos, en me laissant porter par ce son. Depuis ma
rencontre avec Ethan, je savoure plus intensément les petits bonheurs que
m’offre mon quotidien. Je dois reconnaître que, passé mon scepticisme,
chercher le positif de chaque situation me fait vraiment du bien.
Au fait, j’ai retrouvé Attraction sur Marcel. Quelques feuilles de saule lui
sont tombées dessus mais c’est tout. Ethan ne l’a donc pas pris. Ou alors il
l’a pris puis redéposé, je ne sais pas. Peut-être est-il revenu le lendemain de
notre rencontre en espérant me revoir ? J’ose en tout cas l’espérer.
 
Et aujourd’hui… viendra ou viendra pas ?

*
**
13 h 20
Viendra pas.

*
**
Vendredi 27 septembre, 14 h 30
Je n’ai commencé qu’à 11  heures ce matin et pourtant je suis déjà
épuisée… Faut dire que je suis tombée sur Mme Odilon dès mon arrivée au
magasin et ça, c’est rude. Elle avait fini ses achats mais Josiane l’a retenue
en lui assurant que j’arrivais bientôt et que je serais ravie de la voir. Elle
n’en rate pas une celle-là… Papoter est la passion n° 1 de Mme Odilon. De
tout, de rien mais surtout d’elle. Depuis un an qu’elle fréquente le magasin,
je connais toute sa vie : son mari, René, ses enfants Danièle et Bernard, ses
crises de psoriasis, ses problèmes de thyroïde, ses disputes récurrentes avec
Mme  Laurent, sa voisine, qu’elle continue tout de même de fréquenter ou
encore les tribulations de son chien Enzo qui souffre d’arthrose. Lorsque
Mme  Odilon commence à raconter sa vie, c’est un peu comme quand
Philippe va aux toilettes : on n’en voit jamais la fin. Ce matin, elle a tenu
une heure sur son chien. Elle l’avait promené dans le village lorsqu’il a eu
besoin… de faire ses besoins. Seul hic, Mme  Odilon avait oublié
d’emporter un petit sac en plastique pour ramasser sa création. Elle a donc
pris un bâton et poussé discrètement l’objet du délit sur le bas-côté. Pas de
chance pour elle, Pascal, le cantonnier du village, l’a repérée ! Il lui a refilé
illico une amende. C’est qu’on ne plaisante pas avec les crottes de chien, à
Barré-les-Douces. Le nouveau maire met tout en œuvre pour garder nos
chemins de campagne propres. Il en avait même fait le slogan de sa
campagne : « Déjection = pollution, pas de cacas sur nos traces de pas ! »
Faut croire que ses rimes ont plu puisqu’il a été élu. Un collectif s’était tout
de même créé au début de son mandat pour dénoncer ses méthodes de
répression, baptisé «  Touche pas à mon caca  ». Les meilleurs publicistes
habitent à Barré-les-Douces, c’est certain. Tout ça pour vous dire que
Mme Odilon a tenu une heure sur les crottes de son chien et sur l’abus de
pouvoir de Pascal. Elle m’a d’ailleurs affirmé avoir eu une poussée de
psoriasis tant cette histoire l’avait contrariée. C’est qu’elle n’aime pas être
mise en défaut, Mme Odilon. Moi non plus, remarquez : je garde toujours
en travers mon retard de la semaine dernière avec D’Jonatane.
Quoi qu’il en soit, je suis rincée. Je compte bien profiter de ma pause-
déjeuner pour me reposer. La salle des employées est grande et lumineuse,
M.  Rémi nous a concocté un endroit plutôt sympa. On a même un grand
canapé couleur bleu canard assez classe. De loin le sofa fait son effet, de
près un peu moins. Il a fait son temps, dirons-nous. Il faut surtout éviter de
s’asseoir sur le côté gauche, là où les ressorts ont rendu l’âme. Le dernier
qui a essayé a dû être hélitreuillé pour se relever. Du côté droit, en
revanche, ça passe plutôt pas mal, on est même très bien installé, il y a de la
place pour deux, voire pour trois si on se serre un peu. Lorsqu’un
intérimaire arrive et s’étonne de nous trouver collés serrés sur le côté droit,
on se tait. Il se pose alors sur le côté gauche et… paf : il est englouti. On
fait le coup à chaque fois, de vrais gamins !
Ceux qui ne profitent pas du canapé se retrouvent autour de la table ronde
encadrée de chaises disparates. L’intégralité du mobilier a été déniché par
Fabienne. Notre écolo préférée ne jette rien et récupère régulièrement les
objets laissés à l’abandon par ses voisins. Son garage est à lui seul une
annexe de la déchetterie départementale. Vous y trouverez tout : de la roue
de vélo aux vêtements d’enfants en passant par des tuyaux de plomberie, de
vieilles étagères ou encore des tableaux indatables. Selon elle, tout objet a
plusieurs vies. Tel Lavoisier, elle applique à la lettre l’adage : « Rien ne se
perd, rien ne se crée, tout se transforme.  » Elle passe ses week-ends à
organiser des journées de nettoyage dans la région, à aider au tri à la
recyclerie ou bien encore à fouiller les bennes de la déchetterie (si, si, je
vous jure). Chez BricoRémi tout le monde admire l’engagement de
Fabienne même s’il est parfois… encombrant. Ce matin, par exemple, elle
est arrivée avec plus d’une demi-heure de retard pour ramasser un énorme
frigo américain découvert dans un fossé. Elle a stoppé la circulation jusqu’à
ce qu’une âme charitable s’arrête pour l’aider à sortir cette vieille carcasse
de la nature et la dépose au magasin. L’engin, immense, obsolète et abîmé
trône maintenant fièrement au beau milieu de notre salle de repos.
—  Qu’est-ce qu’on va faire de ça ? me demande Josy, les mains sur les
hanches.
— Fabienne a entrepris de le restaurer pour en faire une bibliothèque.
— Cette nana est folle.
—  Follement géniale, précisé-je en rejoignant Josy sur le canapé. On
pourra y entreposer tous les livres qu’on veut bien se prêter entre nous.
C’est pratique et original. Fabienne va le customiser, je suis certaine qu’il
va claquer.
—  Tant qu’elle ne nous reparle pas de son lombri composteur en guise
d’objet de déco, moi ça me va ! Bon, et sinon, comment va Mme Odilon ?
— T’abuses de me l’avoir envoyée…
— Cela faisait longtemps que tu ne l’avais pas vue, se justifie Josy pleine
d’ironie. J’ai pensé qu’elle te manquait.
— J’ai pris un retard fou dans le placement des produits à cause d’elle.
—  Ah non, rectifie Josy, ça c’est à cause de toi. Tu n’avais qu’à pas la
laisser parler.
—  Mais elle ne fait jamais de pause  ! objecté-je. C’est comme si elle
retenait sa respiration pendant une heure pour être certaine de ne pas être
interrompue. Elle est championne du monde d’apnée, ce n’est pas possible
autrement. Elle est la définition type de la logorrhée verbale.
— Une logo quoi ?!
—  Une logorrhée verbale, c’est un terme qui caractérise un besoin
constant de parler.
— Attends, je me le note pour ressortir ça ce soir au dîner. Je vais épater
mon Franky.
Josy sort son petit calepin rose de sa blouse. Elle y inscrit les bonnes
blagues qu’elle a entendues, de nouvelles expressions, des citations célèbres
ou encore des mots de vocabulaire «  qui se la pètent  » comme elle dit  ;
comme « logorrhée verbale ».
— Tu me fais rire, reprend-elle après m’avoir demandé trois fois d’épeler
le mot « logorrhée ». Qu’est-ce que tu peux prendre des pincettes avec les
gens  ! Tu te compliques trop la vie. Si tu veux que Mme  Odilon se taise,
coupe-la dans son élan, tout simplement.
— En pleine phrase ? C’est chaud quand même.
— Mais non, question d’habitude. Je suis devenue experte en la matière
avec l’âge. La prochaine fois qu’elle revient, je te la renvoie histoire que tu
t’entraînes. Mais trêve de plaisanteries : passons au dossier du jour !
—  Lequel  ? m’étonné-je. Le fait qu’on fasse une super promo sur les
décapeurs thermiques ? Tu veux que je t’en mette un de côté ?
—  Je ne sais même pas à quoi ça sert  ! me lance-t-elle en riant à gorge
déployée. Mais je sais qu’ils partent comme des petits pains, j’en ai passé
dix en caisse ce matin. Et non, nouillotte  : je parle de ton bel inconnu du
banc !
Ethan. J’ai beau essayer de ne plus penser à lui, je n’y arrive pas. J’aurais
réellement aimé le revoir.
— Tu n’as rien écouté de ce que je t’ai dit hier. Il n’est pas venu mercredi.
Il n’y a donc aucun « dossier ».
— Justement, j’ai peut-être trouvé une solution.
— Une solution pour quoi ?
— Pour que tu le retrouves, évidemment !
Josy me tend une feuille déchirée sur laquelle elle a écrit une prose.
« Je t’ai vu mercredi 18 septembre dans un coin reculé du parc Vascos
à l’heure du déjeuner. Sur un banc isolé, à l’ombre d’un saule pleureur,
nous nous sommes rencontrés pour mon plus grand bonheur. Tu m’as
laissé ton prénom, Ethan, mais je n’ai pu te donner le mien. Je ne
m’appelle pas Océane mais Chloé et je t’attendrai toute ma vie si besoin.
Je crois qu’entre toi et moi, il peut y avoir du toi + moi. J’ai craqué pour
toi alors contacte-moi vite au … ».
Il me faut toute ma volonté pour ne pas partir dans un grand fou rire. Josy
m’explique qu’elle a acheté un livre de rimes spécialement pour cette
occasion. Son Franky a validé le texte en lui assurant qu’elle était aussi
forte que Rambo. Je pense qu’il a voulu parler de Rimbaud mais, après
réflexion, je n’en suis pas si certaine alors dans le doute, je ne rectifie pas.
Je suis tellement médusée que je ne sais pas quoi répondre. Face à ma moue
indécise, Josy enchaîne :
— Je me suis dit qu’on pourrait placarder des affiches dans le parc, voire
distribuer des flyers dans les boîtes aux lettres aux alentours. Je demanderai
aux gamins de m’aider, ça nous occupera ce dimanche. Pour le numéro de
téléphone, j’hésitais, je laisse ton portable ou celui du magasin ?
—  Aucun des deux  ! objecté-je avec véhémence. Tu imagines tous les
appels bizarres que je pourrais recevoir ?
— Tu préfères lui donner directement rendez-vous sur votre banc secret ?
— Je ne préfère rien du tout. Je te remercie pour ton implication et pour
ce poème… singulier, mais non merci. Je ne souhaite rédiger aucune
annonce pour retrouver Ethan.
— Pourtant j’ai passé un temps fou à rédiger ce texte. Franky était épaté
et m’a dit que ça mériterait même un prix. J’ai même fait des rimes !
— Je crois que ma préférée est « Je ne m’appelle pas Océane » pour rimer
avec Ethan.
—  J’ai peut-être un don pour la poésie, se met à réfléchir à haute voix
Josy.
—  Sûrement, lui assuré-je. Mais en attendant de pouvoir exploiter ce
nouveau talent, mange vite ta soupe car on doit reprendre le boulot. Tu t’es
préparé quoi ce midi ?
—  Une soupe aux épinards, aux pommes, à la vache qui rit et au
gingembre.
— OK…
— Je me suis dit que ça pouvait se tenter.
— Et alors ?
— Ça ne se tente pas.
Chapitre 5
À la recherche du soi perdu

Mercredi 2 octobre, 12 h 15


TOUT en attendant de pouvoir régler ma commande chez Okiwu – sans
concombre ! –, j’écoute un message vocal de Josy qui me donne le sourire
malgré ma matinée d’ennui. Hier soir, juste avant de se coucher, Jason a fait
croire à ses parents qu’il s’était fait tatouer le visage de sa mère sur la fesse
gauche. Fier comme un paon et pas pudique pour un sou, le gamin a alors
baissé son pantalon pour montrer le résultat à ses parents. Cri d’effroi de la
part de Josy quand elle a découvert l’œuvre. Elle était dessinée bouche
ouverte, yeux mi-clos avec un triple menton. Le gosse a raconté avoir
montré en modèle une photo de sa mère prise sur le vif, au réveil. L’image
était si réaliste que Josy a réellement cru que le dessin avait été créé à
l’encre indélébile. Elle était folle et ses gamins hilares. Jason a attendu plus
d’une heure avant de lui avouer que le tatouage était éphémère. Le gamin
avait tout de même déboursé plus de vingt euros pour fabriquer ce tatoo via
un site internet spécialisé ! Cet ado me tue. Josy aussi je crois.
Je tape mon code avec le sourire aux lèvres, puis me dirige vers le parc,
pleine d’espoir. Qui sait ? Ethan y sera peut-être lui aussi.
En sortant du centre commercial, je croise Amine, fidèle au poste. Il
m’apprend que son fils aîné vient de se casser la jambe en réalisant un salto
avant sur le trampoline du voisin. Résultat des courses  : six semaines de
plâtre. Amine maugrée en affirmant qu’il n’a jamais de chance et que cette
histoire tombe vraiment mal. Je m’apprête à acquiescer avant de me raviser.
—  En même temps, y a-t-il réellement un moment idéal pour se casser
une jambe ?
—  Non… évidemment, s’étonne Amine. Mais là, c’est la rentrée des
classes. Ilyan est en CM2 et les béquilles ce n’est pas simple pour lui,
surtout dans la cour.
—  Les béquilles en primaire, c’est la classe absolue, assuré-je avec
aplomb. Les copains te tournent autour, veulent les essayer… Ils sont aussi
beaucoup à se battre pour t’aider à porter ton plateau à la cantine. Ilyan va
être la star de la récré. Et je ne te parle pas de tous les copains qui voudront
lui écrire une dédicace sur son plâtre.
— Moi je pense qu’il va surtout s’ennuyer, soupire Amine. Ce gamin ne
supporte pas de rester assis à rien faire.
— Et qui te dit qu’il va le rester ? Ton gamin est costaud, il deviendra vite
la star du cloche-pied ! C’est un sportif, non ?
— Il fait du judo depuis ses quatre ans, confirme Amine, non sans fierté,
1,70 mètres à dix ans !
—  Et puis la jambe, ce n’est pas comme un bras, ça n’empêche pas
d’écrire. Ilyan ne manquera aucun cours.
—  Tu essaies de me montrer tous les côtés positifs de la situation  ?
comprend Amine.
— Parfaitement ! Est-ce que j’y arrive un peu ?
— Tu n’es pas trop mauvaise, m’assure-t-il en souriant.
Nous échangeons encore quelques mots avant de nous quitter. J’ai
l’impression qu’Amine est un peu moins ronchon qu’au début de notre
conversation. Et curieusement… moi aussi, je me sens plus légère. Savoir
que j’ai pu apporter un réconfort, aussi léger soit-il, en échangeant quelques
phrases est un sentiment très agréable. Ethan a raison : les mots ont un réel
pouvoir.
 
J’arrive près de Marcel.
Personne.
Je sors L’Alchimiste de mon sac. Quinze jours que je le transporte dans
l’espoir de le rendre à son propriétaire  ! J’y récupère mon marque-page
lorsque je découvre plusieurs inscriptions sur la page de couverture. Je ne
les avais pas remarquées lors de ma précédente lecture. Plusieurs phrases
barrées se succèdent.

7 clés pour trouver son équilibre


7 clés pour une vie plus authentique
7 clés pour réussir sa vie
Petit traité de paix avec soi-même en 7 étapes
Qu’est-ce que cela peut bien signifier  ? Je feuillette les pages à la
recherche d’autres indices quand j’entends un bruit derrière moi.
C’est sûrement lui !
Je me retourne lentement, apercevant deux grands yeux verts cachés
derrière les branches du saule qui me fixent.
Miaou !
Il m’a fait une de ses peurs, tapi dans l’ombre, là, sans bouger ! Allez, va-
t’en le chat, tu m’as fait espérer pour rien.
Comme Ethan n’est pas là, je reviens à ma priorité du moment  : mon
déjeuner.
Zut, il arrive.
Le chat.
Il saute sur le banc en émettant un miaulement plaintif. Il me fait le coup
du regard désespéré comme dans le dessin animé du Chat Potté. C’est bon,
tu as gagné, je ne suis pas insensible à ce point. Je lui émiette un peu de
mon saumon. En quelques secondes il me mange une brochette à lui tout
seul. Après s’être léché le museau avec ses pattes pendant une bonne
dizaine de minutes, il commence sa sieste. Sur mes genoux.
— Tu sais quoi, Marcel ? Si ça se trouve Ethan s’est réincarné en chat et
là, il dort tranquillement sur moi. Mais si, souviens-toi… C’est l’homme
que j’ai rencontré ici il y a quinze jours, alors que je fuyais une troupe de
gamins en furie lâchés dans le parc. Il est charmant avec un petit côté
désuet, tout comme toi. Tu resitues ?
— Oui, très bien.
Mon cœur se met à battre à toute allure et mes joues rougissent aussi vite
qu’une tomate sous le soleil du Sahara. Cette fois-ci nul doute possible,
c’est bien lui : Ethan !
— Puis-je m’asseoir à vos côtés ?
—  Je vous… Je vous en prie, bredouillé-je, gênée en lui renvoyant son
sourire.
Il pose son regard loin devant lui, le dos bien droit et les mains jointes
comme s’il allait méditer. Après quelques instants, j’ose rompre le silence
qui nous entoure :
—  C’est amusant que nous nous retrouvions encore, je ne pensais pas
vous revoir.
J’omets de lui préciser que je l’espérais ardemment et que Josy était prête
à lancer un avis de recherche national à son encontre.
— « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. »
— C’est de qui ?
— Paul Éluard.
—  Je ne connaissais pas. Je veux dire, me rattrapé-je, je connais Paul
Éluard bien sûr mais… pas cette phrase.
En fait non, je ne connais absolument pas Paul Éluard. Qu’est-ce qui m’a
pris de lui sortir ça ?
— Au fait, c’est lui Marcel ? me demande Ethan.
— Marcel ?
— Oui, Marcel, reprend Ethan en me montrant le chat sur mes genoux. Je
ne l’avais pas remarqué la première fois que l’on s’est rencontrés.
— Ah ! Oui… Enfin, non, ce n’est pas lui. C’est la première fois de ma
vie que je vois ce chat mais… Marcel est un prénom qui lui irait bien.
Je ne sais pas comment lui expliquer que Marcel est le banc sur lequel
nous sommes assis. Je crains qu’il me prenne pour une fille un peu barrée et
prenne ses jambes à son cou. Heureusement, il ne me relance pas sur le
sujet.
Ethan regardant toujours l’horizon, j’en profite pour l’observer à la
dérobée. Il porte le même costume que la première fois. Mais propre, je
vous rassure. J’imagine que c’est son style. Je regarde ses mains, si fines et
délicates. Des mains de pianiste. Plus qu’un col bleu, je l’imagine en col
blanc. Avocat  ? Je trouve qu’il a la repartie pour. Je le vois assez bien en
costume de magistrat au beau milieu d’une plaidoirie : « Monsieur le Juge,
il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous, laissez-moi vous
expliquer ce qui est arrivé à mon client. » Ou alors il enseigne le français au
lycée. Il a une bonne tête de prof aussi. Il dégage quelque chose de
magnétique, une sorte d’aura. Si je pouvais le comparer à un personnage
célèbre, je choisirais M.  Keating, professeur  de lettres anglaises, imaginé
par Peter Weir dans le film Le Cercle des poètes disparus.
— Vous y croyez ? m’interroge-t-il.
— À quoi ? demandé-je, un brin étonnée.
— Au hasard.
— Euh… oui…, j’imagine. Pas vous ?
— Non, je suis comme Paul Éluard, je crois aux rencontres.
— Le hasard ne nous fait pas forcément rencontrer des gens.
— D’une manière ou d’une autre, si, même si ce n’est pas immédiat.
—  Vous croyez donc au destin  ? le relancé-je. Au fait que tout est joué
d’avance, que tout est écrit ?
—  Que tout est écrit non, mais que chaque individu ait une destinée
propre, oui. Après, libre à chacun de l’accomplir. Tout homme est
l’architecte de sa fortune. J’ai juste l’intime conviction que ceux qui suivent
leur intuition réussissent plus vite.
Il me tend la perche idéale pour lui rendre son livre. Dans L’Alchimiste, le
héros apprend à reconnaître les signes que la vie lui apporte pour trouver
son chemin.
— J’ai l’impression que vous me parlez de Santiago dans L’Alchimiste. Je
dois d’ailleurs vous rendre votre livre. Je l’ai pris par mégarde l’autre fois.
— Ou pas.
— Ou pas quoi ?
— Par mégarde. Peut-être avez-vous réellement voulu prendre mon livre,
je veux dire… inconsciemment.
— Un hasard qui n’en serait pas vraiment un ? médité-je.
M. Vascos ! Voilà à qui me fait penser Ethan. C’était mon prof de philo en
terminale. Même façon de parler et de nous faire réfléchir. Un prof
charismatique, super sympa et proche de ses élèves. Contrairement aux
autres adultes qui nous répétaient inlassablement « Vous verrez quand vous
serez grands », M. Vascos ne nous prenait pas de haut. Il estimait que notre
discours avait autant de valeur que le sien. Ses cours étaient un véritable
terrain de jeu, de joutes verbales et de discussions sans fin. Il répétait sans
cesse qu’il était ouvert à toute perception et que la seule certitude qu’il avait
était celle d’Aristote : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. » J’ai
comme l’impression que ça conviendrait bien à Ethan.
Ce dernier refuse que je lui rende son livre, insistant pour que je le garde.
« Un cadeau de rencontre », me dit-il. Soit. J’en profite pour l’interroger sur
les énigmatiques phrases barrées à la fin de l’ouvrage. Il m’apprend qu’il
cherchait le titre de son livre. Professeur à l’université (tiens, finalement il
n’est pas magistrat  !), il a créé un module en sept cours pour aider ses
élèves à mieux se connaître. Un éditeur lui a proposé d’en faire un guide
initiatique. Alors il est aussi écrivain ! Ou du moins il l’était car il en parle
au passé. Ses idées sont toutes barrées  : aucune n’a été retenue par sa
maison d’édition.
— Du coup, comment s’est appelé votre livre ?
— « À la recherche du soi perdu », je suis un grand fan de Marcel Proust.
Avec en sous-titre : « 7 clés pour atteindre le succès ».
— Tout un programme ! Si c’est à l’image de notre dernière conversation,
je serais curieuse d’en savoir davantage. Enfin… si vous êtes d’accord, bien
évidemment.
Je m’étonne, et me félicite, d’avoir fait preuve de tant d’aplomb. Ethan ne
semble guère surpris par ma spontanéité, me proposant simplement de
m’exposer son travail mercredi prochain. Son guide compte sept chapitres
qu’il me suggère de me raconter en autant de rendez-vous. Je jubile
intérieurement : je vais pouvoir le revoir au moins sept fois !
— Mais si nous nous donnons rendez-vous ce ne sera plus un vrai hasard,
non ? m’amusé-je à lui faire remarquer.
—  Vous ne viendrez plus ici guidée par votre intuition mais par votre
cœur et votre mental. Ce sera un choix assumé et… c’est beaucoup. En ce
qui me concerne, je serai présent mercredi prochain sur ce banc, libre à
vous de m’y retrouver. Au plaisir, Chloé.
Il me salue en se levant. Je me retourne pour lui répondre, mais il a déjà
descendu le coteau. Mais au fait, comment connaît-il mon prénom ? Je suis
certaine de ne pas lui avoir dit comment je m’appelais. Je ressens tout à
coup une pointe d’angoisse monter en moi. Ces discussions philosophiques
sur un vieux banc isolé… trop beau pour être vrai, non ? Et s’il ne s’agissait
pas d’un véritable hasard  ? Ethan est-il aussi sincère qu’il le prétend ? Se
pourrait-il qu’il m’espionne depuis des mois  ? Mais dans quel but  ? Mon
cœur tambourine dans ma poitrine et mes mains deviennent moites. C’est
fou comme on peut passer d’une émotion à une autre en si peu de temps !
Le ronronnement du gros matou me rappelle à l’ordre. Il s’appuie sur mon
buste, frottant mon badge sur son museau. Mais oui, c’est ça  : mon
insigne  de BricoRémi  ! J’ai oublié de l’enlever en partant déjeuner. Mon
prénom y est inscrit en gros et rose sur fond noir – un grand merci à
M. Rémi pour ce formidable choix de calligraphie.
Je pousse un profond soupir de soulagement en m’adossant à Marcel.
Ethan n’est pas plus dangereux que le félin qui squatte toujours mes genoux
et, oui, à mercredi prochain.
Chapitre 6
À rayon bien ordonné, rallonges mieux exposées

Jeudi 3 octobre, 13 h 15


— ET tu lui as dit oui ? m’interroge Josy, la mine circonspecte.
Je lui ai raconté mon rendez-vous d’hier tout en réfléchissant à ma tête de
gondole. Aujourd’hui j’ai décidé de mettre en avant les rallonges
multiprises.
— Mais vous allez faire quoi ensemble tous les mercredis ? poursuit Josy
tout en m’aidant à ouvrir un nouveau carton (elle ne reprend sa caisse que
dans dix minutes).
— Je viens de te le dire : il va me détailler son livre À la recherche du soi
perdu : 7 clés pour atteindre le succès. C’est chouette comme programme,
non ?
— Pour moi, c’est juste de la poudre d’escampette.
— On dit de la poudre de perlimpinpin, ma Josy.
— C’est pareil, c’est juste du blabla quoi. Les théories n’ont jamais aidé
personne à réussir sa vie.
— La théorie non, mais la pratique : oui ! Je vais essayer d’appliquer au
maximum ses conseils.
Moi aussi j’étais sceptique au départ. Les mots toxiques, la pensée
positive, ça me dépassait un peu. Mais, force est de constater que ça m’aide,
mine de rien, quand je fais l’effort. Cela fait maintenant quinze jours que je
répète ma phrase Coué rigoureusement matin et soir, face à ma glace, et je
me sens réellement plus affirmée.
Je m’écarte de quelques mètres afin de vérifier mon achalandage. Les
rallonges sont rangées selon la longueur de câble mais aussi du nombre de
prises qu’elles contiennent. Les clients pourront se repérer facilement.
—  Moi, je me méfierais quand même si j’étais toi. C’est tout de même
bizarre ce gars sorti de nulle part qui prétend avoir les clés pour te rendre
plus heureuse, non ? Qui te dit qu’il n’est pas le chef d’une secte et qu’il ne
cherche pas à t’ensorceler ?
—  Un sorcier ensorcelle, un gourou enrôle, ma Josy, rectifié-je, tout en
terminant de trier mes rallonges.
— C’est pareil, il veut te mettre des trucs dans la tête quoi. Et te détourner
de ton quotidien.
—  La semaine dernière tu disais que c’était l’homme de ma vie, et
aujourd’hui tu insinues qu’il est venu pour me dépouiller de mon argent et
m’éloigner de mes proches. Il faudrait que tu te positionnes, ironisé-je. Moi
je pense que c’est un homme qui a à cœur de partager ses connaissances et
d’aider son prochain. Tout simplement.
— Sur ce coup-là, ma Chloé, je te trouve un peu trop naïve.
À vrai dire je suis plutôt du genre méfiante, et il faut des années pour me
faire sortir de ma carapace, surtout depuis… Enfin, surtout maintenant.
Même Josy n’a pas encore réussi. Mais avec Ethan, les choses paraissent
plus simples. Peut-être parce que c’est un inconnu, peut-être parce qu’il a
l’air si sûr de lui. En tout cas, il donne envie de lui faire confiance. Et puis,
qu’est-ce que je risque ?
— Si ça peut te rassurer, précisé-je, il ne m’a rien demandé en échange de
ses leçons.
—  En tout cas reste vigilante s’il te plaît et, au pire, contacte la
Millenium.
— La quoi ?!
—  La Millenium… le truc sur les dérives sectaires. Toi qui es une
véritable encyclopédie sur pattes, je m’étonne que tu n’aies jamais entendu
parler d’eux.
Je réfléchis un instant face à mes étagères de rallonges. Tiens, je vais aussi
les trier par couleur, ce sera plus clair.
—  La Miviludes  ! finis-je par m’exclamer dans un éclair de génie au
moment de séparer les blocs blancs des blocs noirs.
—  Millenium, Miviludes, Pédiluve, tu m’as comprise… Tu es trop
pointilleuse !
—  Et toi spécialiste de la mauvaise foi  ! réponds-je en riant aux éclats.
C’est bien pour ça que je t’adore, d’ailleurs. Et si ça peut te tranquilliser,
j’irai regarder sur le site internet de la Miviludes si on y parle d’un certain
Ethan et de son programme autour du succès. Mais… fais gaffe, je pourrais
y trouver la fiche de ton association de point de croix.
— Doigts de fée et compagnie ?
— Bah oui… Des hommes et des femmes qui se retrouvent régulièrement
avec des aiguilles pour faire des croix sur des bouts de tissu, c’est tout de
même un peu suspect.
— Fous-toi de moi, tiens ! Allez, retourne donc bosser ! me lance Josy en
me donnant une tape sur les fesses. N’oublie pas de classer tes rallonges par
ordre alphabétique aussi, hein  ! C’est le bordel absolu là, me lance-t-elle
d’un ton sarcastique tout en retournant vers l’accueil.
Je regarde ma tête de gondole et laisse échapper un rire nerveux. Josy a
raison de se moquer : je n’ai jamais vu un rayon aussi bien agencé. Même
les distances entre les différentes rallonges semblent avoir été calculées au
millimètre près. Ce n’est pas l’envie qui me manque de prendre mon rayon
en photo. Les clients seront-ils aussi sensibles que moi à cette exposition de
rallonges ? J’espère que oui.
Chapitre 7
Ressentis, sentiments, besoins et… solutions !

Lundi 7 octobre, 7 h 45


M.  RÉMI a pris l’habitude de nous convier une fois par mois pour une
réunion d’équipe autour d’un petit déjeuner pantagruélique. Une tradition
qu’il aimerait bien voir perdurer avec l’arrivée du nouveau boss. S’il me
choisit, nul doute que ce sera le cas. Ce temps, certes convivial, reste
essentiellement professionnel : on fait un point sur le mois à venir. M. Rémi
rappelle les promotions en cours ou à venir, ainsi que les animations et
ateliers prévus. Chacun repart avec son planning mensuel et un cadre précis
dans lequel travailler ; tout ce que j’aime.
Le boss répartit également les vendeurs dans les rayons en fonction des
besoins. Je suis contente car durant quinze jours je travaillerai en binôme
avec Ophélie. En plus de son boulot d’intérimaire au magasin, elle effectue
une formation pour devenir coach d’entreprise. Si j’ai bien suivi, ça consiste
à aider les salariés à se sentir plus épanouis au travail et à collaborer de
manière optimale. Elle adore mais ça lui demande un gros investissement
alors on la voit de moins en moins ces temps-ci. Ses cours ne reprenant que
dans deux semaines, elle remplace Philippe parti en croisière en
Méditerranée avec sa femme. J’espère pour les autres passagers qu’il n’y a
pas qu’un seul W.-C. sur le bateau…
Seul bémol du jour  : Josy est absente. Elle veille l’un de ses enfants,
malade. Ce n’est pas la première fois depuis la rentrée et sûrement pas la
dernière. La pauvre… Je m’étonne que Franky ne prenne pas le relais sur ce
coup-là. Josy a dépassé son quota de pose de journées «  enfant malade  »
depuis longtemps. Je ne sais pas trop comment elle s’arrange avec le boss…
Quoi qu’il en soit, à chaque fois qu’elle s’absente ces derniers temps, sa
cousine Albertina la remplace. M. Rémi n’est donc jamais pris au dépourvu.
Tant mieux pour lui, mais… tant pis pour moi. Albertina est aussi aimable
qu’un balai à chiottes. À côté d’elle D’Jonatane passe pour un collègue
adorable, c’est dire. Raide comme un piquet, lèvres pincées, yeux sombres
ressemblant à des revolvers, elle déclenche le blizzard à chacun de ses
passages. Elle ne parle presque pas et scanne les articles comme elle
passerait sa tondeuse  : machinalement. Lorsque les clients lui disent
bonjour, elle hoche doucement la tête mais aucun son ne sort de sa bouche.
La première fois que je l’ai rencontrée, j’ai pensé naïvement qu’elle était
muette. Josy m’a ri au nez. Albertina sait très bien parler mais réserve sa
salive à ceux qui le méritent. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est elle. Cette
femme aime très peu de gens et ne craint pas de le dire. Je ne sais pas
comment Josy et elle peuvent être de la même famille  : je ne leur trouve
aucun point commun. Autant je suis hyper à l’aise avec la franchise de Josy,
autant celle d’Albertina me met mal à l’aise. Je me rappelle une fois, quand
je n’avais pas encore cerné le personnage, où je lui avais proposé un café.
Elle m’a répondu qu’elle n’avait pas le temps et qu’elle était comme les
enfants : elle ne parle pas aux inconnus ! Je n’ai jamais récidivé. Josy m’a
garanti qu’il ne fallait pas que je le prenne pour moi, qu’Albertina était un
peu « à part » mais qu’il n’y avait pas plus empathique qu’elle. Je ne suis
pas certaine que Josy et moi ayons la même définition du mot « empathie »,
mais bon… c’est comme ça. Je suis juste un peu déçue car, selon Josy,
Albertina adore lire. Elle voue, semble-t-il, un véritable culte aux auteurs
russes. J’aurais aimé comprendre ce qui l’attire tant vers cette culture et
échanger des ouvrages avec elle via notre bibliofrigo. Raté  ! La seule
qualité d’Albertina, ou du moins la seule qui me saute aux yeux, est sa
rapidité. Elle passe et empaquette les articles plus vite qu’Usain Bolt court
le cent mètres.
Elle remplace Josy de plus en plus souvent ces derniers temps. Je n’ai pas
fait les comptes mais j’ai l’impression que c’est au moins deux ou trois fois
par mois. La dernière fois Kevin avait une otite, j’espère que ce n’est pas
plus grave cette fois-ci. J’enverrai un SMS à Josy ce soir pour prendre des
nouvelles.
Alors que nous terminons de ranger le petit déjeuner, Fabienne débarque
la fleur au fusil. Je sens qu’un imprévu écolo l’a encore retardée.
— Regardez ma merveille du jour…
Gagné ! Elle a trouvé un nouvel objet de récup’.
— … une lunette de toilettes quasi neuve !
L’objet en question orne son cou. Le couvercle, qui lui tape sur la tête,
représente un éléphant assis sur un hamac en train de regarder l’océan.
L’assise est orangée. Nous restons tous médusés face à un tel spectacle.
Fabienne poursuit son monologue :
— Elle est belle, hein ? Je l’ai récupérée chez mes nouveaux voisins qui
voulaient s’en débarrasser. Quel dommage  ! On dirait qu’elle n’a jamais
servi.
—  Oui, mais… elle a déjà servi, Fabienne, soutient D’Jonatane d’un air
de dégoût. Et… tu la portes autour de ton cou. C’est bof, non ?
Pour le coup, je suis assez d’accord avec lui. Je n’aurais jamais eu l’idée
de me passer une lunette de W.-C. par-dessus la tête. Encore moins
dénichée dans la poubelle de mes voisins.
— Ne t’inquiète pas ! s’exclame Fabienne en la frottant avec ses mains. Je
l’ai désinfectée au vinaigre blanc et à l’eau chaude avant. Bon alors : qui la
veut ?
Nous nous regardons tour à tour, sans piper mot. Le trésor de Fabienne ne
semble attirer la convoitise de personne. Si Philippe avait été là il aurait
sûrement accepté pour lui faire plaisir, arrangeant et généreux qu’il est.
Fabienne semble déçue ; elle propose de stocker sa lunette dans les toilettes
du magasin «  pour plus tard  », si quelqu’un change d’avis. M.  Rémi,
habitué à l’excentricité de son employée, accepte bien volontiers. Entre les
« au cas où » du boss et les « ça pourra servir » de Fabienne, ces deux-là
font vraiment la paire !

*
**
15 h 45
— Magalie me soûle ! me lance Ophélie, agacée, de retour de la salle de
pause.
Magalie, une autre cheffe de rayon, filerait le bourdon à Mary Poppins et
à Bob l’Éponge réunis. C’est l’éternelle gentille fille qui se fait avoir par les
vilains méchants (les autres salariés, les clients, sa famille…). Elle a
toujours une anecdote à raconter pour corroborer ses plaintes, si bien que
tout le monde, excepté moi, a fini par l’éviter. Entendre ruminer à chaque
pause, dur, dur !
En ce moment, Magalie s’est persuadée que tout le monde parlait dans
son dos. Elle dit n’attendre qu’une seule chose : sa retraite. Elle a soixante
et un ans, plus qu’un an à tenir donc. Josy, qui ne la supporte plus, attend ce
jour avec impatience pour lui organiser un pot de départ de folie auquel elle
ne serait pas conviée. Je ne sais pas si Josy plaisante mais dans le doute, je
ne la relance pas sur le sujet, c’est quand même un peu violent.
Bref  : pas besoin qu’Ophélie en dise plus, je sais très bien de quoi elle
parle.
—  Laisse-moi deviner  : le monde s’est encore ligué contre elle pour lui
gâcher la journée ?
— C’est quand même dingue de se positionner en victime à ce point !
—  Oui… Et chaque fois que j’essaie de lui montrer le positif de sa
situation, je me heurte à un mur. À croire qu’elle se complaît dans son
malheur.
Contrairement à Amine, elle n’a pas été du tout sensible à mes arguments
de pensée positive. Il faut croire que chaque outil a ses limites… ce qui ne
l’empêche pas d’être efficace pour autant. Je soupire, frustrée.
— Toi qui étudies le développement personnel, relancé-je Ophélie, tu ne
connaîtrais pas quelque chose qui pourrait l’aider ?
—  Tant qu’elle reste dans son triangle de Karpman, je ne vois pas ce
qu’on peut faire pour elle.
Je ne comprends pas du tout de quoi parle Ophélie et, entre deux clients,
lui demande de me fournir davantage d’explications. Ophélie n’est pas aussi
claire qu’Ethan lorsqu’elle m’explique un concept théorique, mais j’arrive
tout de même à rassembler les morceaux du puzzle. Le triangle de Karpman
est un outil d’analyse transactionnelle symbolisant une communication,
malsaine, entre trois personnes. L’une se pose en victime (Magalie), la
deuxième en persécuteur (les salariés de BricoRémi) et la troisième en
sauveur (moi, en l’occurrence). En écoutant Magalie se plaindre et en
tentant de trouver des solutions à sa place, je l’infantiliserais et
l’entretiendrais dans ce schéma.
— Le pire dans tout ça, m’explique Ophélie, c’est que les rôles peuvent
s’inverser  ! Si tu ne soutiens plus Magalie un jour parce que tu es trop
agacée, elle pourrait t’en vouloir et se transformer alors en ta propre
persécutrice.
— Ça m’a tout l’air d’une histoire sans fin…
— L’histoire s’arrêtera quand Magalie sortira de ce triangle. Il faut qu’elle
reconnaisse ses vulnérabilités, assume sa part de responsabilités et apprenne
à régler ses problèmes seule.
— Donc, selon toi, je dois la laisser se débrouiller toute seule ?
— Si tu l’écoutes trop et essaies de la « sauver », elle va rester dans son
rôle de victime. Elle est assez grande pour trouver ses propres solutions et
doit en prendre conscience. Magalie doit arrêter de se voir comme une
pauvre biche apeurée sur laquelle des chasseurs veulent tirer. Elle a besoin
d’apprendre à communiquer autrement.
Je réfléchis un instant, assimilant l’information. Il y a quelques semaines
je serais passée à autre chose sans m’interroger davantage, mais ma
conversation avec Ethan résonne toujours en moi. Apprendre à
communiquer autrement : voilà qui semble enfin prendre un sens pour moi.
Les mots paraissent, en effet, avoir un véritable pouvoir.
— La communication c’est ton truc justement, non ? interrogé-je Ophélie.
Ce n’est pas ce que tu apprends dans ta formation ?
—  Entre autres, si. Il y a tellement de choses qu’on pourrait facilement
appliquer au quotidien ! Même Magalie pourrait y être sensible.
— Tu penses à quelque chose en particulier ?
Ma collègue me lance un regard étonné, comme si elle ne s’attendait pas à
ce que je veuille en savoir plus. Elle a l’habitude de rester vague sur le
sujet, consciente que pour la plupart des gens ça passe pour une lubie un
peu bizarre. Quand elle comprend que je suis sérieuse, ses yeux se mettent à
pétiller et son visage s’enflamme avec tant de passion que je regrette de ne
pas avoir fait l’effort de m’y intéresser plus tôt.
—  La CNV, ou communication non violente, par exemple, serait l’outil
idéal pour l’aider. On en aurait tous besoin en fait. J’en ai d’ailleurs parlé à
M. Rémi la semaine dernière et il a eu l’air intéressé. Je lui ai bien vendu le
truc en lui expliquant qu’au final si ses salariés se sentaient mieux, le chiffre
d’affaires de la boîte ne pourrait que croître. Il semble avoir été sensible à
cet argument. Je croise les doigts  pour qu’on soit formés bientôt à cette
technique de communication.
Ophélie m’en expose les grandes lignes  : cette démarche, mise en place
par un certain Marshall Rosenberg dans les années  1970, serait une
invitation à entrer en lien avec l’autre sans aucun jeu de pouvoir. L’idée
serait que chacun apprenne à définir ses sentiments puis ses besoins en
s’exprimant en « Je » avant de trouver des stratégies pouvant être mises en
place pour chacun et respectées par tous.
— Si on invite Magalie à s’exprimer en CNV, elle pourrait trouver le cœur
de son problème.
— Ses problèmes, rectifié-je. Rien ne va jamais.
— Elle commencerait par se focaliser sur une situation particulière de son
quotidien qui l’agace.
— Elle n’aurait que l’embarras du choix, ironisé-je.
—  C’est sûr… La CNV t’invite ensuite à une véritable introspection.
Qu’est-ce que tu ressens réellement face à une problématique  définie  ?
Quels sentiments éprouves-tu ?
À quel(s) besoin(s) non nourris correspondent-ils ?
— OK… mais en quoi, concrètement, cela pourrait aider Magalie ? Je ne
situe pas l’enjeu.
—  Tu ne crois pas que Magalie serait plus à même de sortir la tête de
l’eau si elle disait  : «  Je me sens triste car je ne trouve pas ma place au
travail, j’aurais besoin de me sentir connectée au reste de l’équipe » plutôt
que « Tout le monde est méchant à BricoRémi » ?
— Possible, oui.
— Carrément, tu veux dire ! Elle pourrait ensuite réfléchir à des moyens
concrets pour se sentir davantage impliquée au boulot.
Sur le papier cela semble bien beau, reste à savoir si nous arriverions à le
mettre en pratique… J’espère que M. Rémi nous proposera un intervenant
sur cette thématique pour l’année prochaine. En attendant, je vais faire
attention à ce que je dis à Magalie et je ne la complairai plus dans son rôle
de victime. Je vais déjà apprendre à m’occuper de moi et ce sera très bien.
Chapitre 8
Les émotions

Mercredi 9 octobre, 12 h 24

Première clé : ouvrir son cœur


ETHAN m’attend comme prévu dans notre repaire isolé. Il est déjà assis
lorsque j’arrive. Je le salue rapidement et déballe mon plateau-repas du
jour : aujourd’hui c’est makis party et je m’en réjouis d’avance. Mon Dieu
ce que j’aime la nourriture asiatique ! Ethan me regarde en souriant, il n’a
rien apporté à manger. Gênée, je lui propose de partager mon déjeuner
même si cela ne m’enchante guère. J’ai très faim et je n’ai pas pris assez
pour deux… Coup de chance pour moi, il décline poliment ma proposition.
Je n’insiste surtout pas.
Nous entrons très vite dans le vif du sujet : À la recherche du soi perdu :
7  clés pour atteindre le succès. Grâce à ses leçons, Ethan se propose de
m’emmener dans un voyage intérieur dont la finalité sera de me rapprocher
au plus près de mon essence. Je m’abstiens de faire une blague autour du
Sans-plomb 95 et lui demande un éclaircissement sur ce terme abstrait.
— L’essence est ce qui vit en vous depuis votre naissance et vous définit
réellement.
— C’est ma personnalité donc ?
—  Non, les deux entités sont séparées. Votre personnalité ou ego s’est
dessinée au fil du temps, elle est acquise. Elle est directement influencée
par votre environnement, votre milieu social, votre éducation ou encore vos
expériences de vie. Votre essence, elle, reste immuable. Elle est innée et
révèle le meilleur de vous-même.
— Et donc, selon vous, si je me reconnecte à mon essence, j’atteindrai le
succès ? demandé-je, pragmatique.
J’ai beau être déterminée à l’écouter et à mettre ses conseils en pratique,
je ne peux m’empêcher d’être un peu sur la réserve. Cette histoire
«  d’essence  » me laisse perplexe. Mais après tout, je l’étais aussi pour la
méthode Coué…
—  Votre essence vous donnera l’opportunité de retrouver votre
authenticité et de vous épanouir pleinement vers ce qui fait sens pour vous.
Et donc, oui, d’atteindre le succès. Votre succès.
— Ok… go alors !
Je ne sais pas trop à quoi je m’engage, mais bon. Je ne perds rien à
essayer, à part un peu de temps.
—  La première clé est d’ouvrir votre cœur. Il est indispensable de vous
relier à vos émotions.
Je ne peux m’empêcher d’afficher une moue de dégoût. Les émotions  ?
Sérieusement  ? Je me referme instinctivement, peu désireuse d’aborder le
sujet. Face à cette attitude de rejet, qu’il remarque immédiatement, il ne
prononce plus un mot et regarde l’horizon. Au bout de cinq minutes qui me
paraissent interminables, je finis par expliquer :
—  Sans vouloir vous offenser, les émotions ne m’intéressent pas. Je ne
vois pas d’intérêt à travailler dessus… Tout ce qu’on y gagne, c’est
d’appuyer là où ça fait mal sans résoudre le problème. Je crois que je
préférerais directement passer à votre deuxième clé.
—  Mon module n’est pas un menu à options, m’assure Ethan avec un
certain aplomb. Je l’ai créé dans un esprit de continuité et de cohérence. Pas
à pas, marche après marche. Les émotions font partie intégrante de la vie et
de notre équilibre, psychique et physique. Nous sommes des êtres dotés de
trois esprits indissociables et tout aussi essentiels les uns que les autres  :
notre corps, notre mental et notre cœur. Il faut savoir prendre soin des trois.
Reconnaître les émotions qui nous traversent, apprendre à les accueillir sans
pour autant se laisser envahir est une des clés menant à notre essence.
Je secoue la tête, déçue. Je m’attendais à des exercices concrets, des outils
quotidiens comme la pensée positive ou la respiration contrôlée. Pas à une
thérapie autour de la gestion des émotions.
—  Désolée, c’était une mauvaise idée. Je pense que votre programme
n’est pas fait pour moi.
Après tout, qu’est-ce qui m’a pris de croire que le premier inconnu croisé
sur un banc allait révolutionner ma façon de vivre ? Je lui souris poliment,
m’excusant de lui avoir fait perdre son temps. Je vais finir mon déjeuner et
nous en resterons là.
— Vous savez ce que je pense ? dit-il pour toute réponse. Que vous avez
peur.
Je me fige aussitôt, vexée.
— Peur de quoi ?
— De vos émotions.
Je fronce les sourcils.
— Je suis seulement pudique sur le sujet. Et puis, je ne vois pas l’intérêt
d’en faire un déballage sur la place publique.
—  Les émotions font partie de l’être humain, il est donc naturel d’en
parler. Si vous les gardez pour vous, vous risquez d’en souffrir. En fait, j’ai
l’impression que vous en souffrez déjà…
Ethan a touché un point sensible. Je mange un maki pour m’occuper et
faire comme si de rien n’était. Une petite mamie vient de s’asseoir près de
la fontaine en contrebas.
—  Jacqueline a rendez-vous avec un admirateur secret, affirmé-je en la
désignant, taquine. Ça, c’est un sujet intéressant, non ?
À ma grande déception, cette fois, il ne se laisse pas prendre au jeu.
—  Si vous préférez imaginer la vie des autres plutôt que de vivre
authentiquement la vôtre, libre à vous, assure-t-il avec douceur. J’abdique.
Touché.
Mais, au moins, il a l’air déterminé à me ficher la paix, cette fois.
—  Savez-vous réellement ce qu’est une émotion  ? m’interroge-t-il
pourtant.
Le gars est tenace… En même temps, c’est moi qui ai insisté la semaine
dernière pour découvrir le contenu de ses cours. Il est venu exprès pour ça,
et je renonce avant même de savoir exactement ce qu’il entend par là. Je
devrais peut-être jouer le jeu, au moins un peu.
— Pour moi, c’est un ressenti qui nous empêche d’être rationnel et qu’il
faut apprendre à mettre de côté pour avancer. Rien de plus.
— Je ne partage pas votre avis. Bloquer une émotion brouille les pistes,
annihile notre vrai moi et nous empêche d’accéder au bonheur.
Mon portable sonne, m’empêchant de réfléchir davantage à la question. Je
sursaute. Je croyais l’avoir mis en vibreur, surtout aujourd’hui. Mes mains
se crispent. Je les croise pour mieux les calmer. J’aimerais bien faire un
coup de respiration abdominale contrôlée pour maîtriser mes angoisses mais
Ethan me regarde. Il sent bien que quelque chose ne va pas et me scrute
comme pour mieux comprendre. Je me ressaisis, tentant de lui faire croire
que seul le bruit du téléphone m’a troublée.
C’est mon père qui m’appelle. J’imagine qu’il veut m’inviter à dîner pour
la veillée.
— Vous ne répondez pas ?
— Non…
Je reste là, figée avec mon portable dans les mains et Ethan qui aimerait
parler des émotions. Je voudrais me lever et partir mais quelque chose m’en
empêche, comme une petite voix intérieure.
— Chloé ? Tout va bien ?
Je me tais. Je sens les larmes arriver et me bats pour les retenir. Je me
mords intérieurement la bouche et serre les poings. Ethan ne dit plus rien. Il
regarde droit devant lui en respirant lentement. Comment fait-il pour rester
si impassible ? Je ferme les yeux et laisse couler une larme. Il la remarque
mais se tait. Reconnaissante, je reste ainsi en silence, un silence de plus en
plus pesant. Le fait qu’il soit là, précisément aujourd’hui, prêt à écouter mes
émotions qui menacent de déborder m’interpelle. Je suis effrayée et quelque
part soulagée. Pour la première fois, je ressens l’envie de partager ce qui me
ronge depuis deux  ans jour pour jour. Je n’ai jamais rien dit à Josy, et
pourtant… je suis la première étonnée quand je finis par me jeter à l’eau :
— Ma mère est morte.
— Je suis désolé.
— Cela fait deux ans aujourd’hui mais je n’aime pas en parler.
— Pour quelle raison ?
— Pourquoi quelle raison ?! m’étonné-je. Parce que, parce ce que… c’est
triste, voilà tout. Et puis, il n’y a rien à dire. Elle est partie, enterrée six
pieds sous terre, elle ne reviendra plus.
— On n’en parle plus, alors…
Nous restons à nouveau silencieux un moment. Puis, avec une grande
douceur, il finit par reprendre :
— Je pense que votre deuil n’est pas terminé.
— Cela fait deux ans. Mon deuil est clos depuis longtemps.
—  Il ne s’agit pas d’une question de durée mais plutôt d’étapes, Chloé.
Peut-être restez-vous coincée à l’une d’entre elles ? Cela expliquerait aussi
peut-être votre crainte à parler de vos émotions.
— …
— Connaissez-vous la courbe du deuil ?
— Non.
— C’est un processus psychologique que l’on pourrait visualiser comme
un escalier à cinq marches. Le deuil se termine lorsque l’on a terminé de
gravir la dernière. Ce modèle sert aussi à comprendre les émotions qui nous
traversent pendant une période de grand changement comme la perte d’un
emploi, un divorce ou encore un déménagement.
— Et à quelle étape pensez-vous que je me sois arrêtée ?
— Je n’en suis pas certain mais je dirais à la première, celle du déni. Vous
vous refusez de parler de votre mère comme si vous fuyiez sa perte, comme
si ça n’existait pas. Vous gardez peut-être au fond de vous le secret espoir
qu’elle soit encore vivante.
Mes mains tremblent de nouveau, j’ai du mal à respirer. Ses paroles
résonnent étrangement en moi, avec une force inattendue. Je déboutonne le
bouton du col de ma chemise pour aider mes poumons à se remplir d’air
plus facilement. Bien sûr que je sais que ma mère est morte ! Je ne suis pas
stupide. Je n’en parle pas parce qu’il n’y a rien à ajouter, tout simplement.
— Vous l’avez dit ? m’interroge Ethan.
— Quoi ?
— Que votre mère était morte.
— Je viens de vous le dire.
—  Oui, mais à moi ce n’est pas pareil  : nous ne nous connaissons pas
vraiment et l’occasion était facile. L’avez-vous dit à vos proches, vos
collègues, votre meilleure amie ?
— Non, seul M. Rémi le sait. Ce n’est pas que j’ai voulu le cacher, je n’ai
juste vu aucun intérêt à en parler autour de moi. Je devais déjà vivre avec
cette perte qui me déchirait le cœur un peu plus chaque jour, alors le crier
sur les toits… non merci. Et surtout dans quel but  ? Pour me faire encore
plus mal  ? Et puis je suis pudique, tout simplement. Ma mère a eu un
accident de voiture le 9 octobre 2017. Sa mort fut un choc brutal pour mon
père et moi. Nous n’étions pas préparés à cette disparition prématurée. À
cette époque, j’étudiais à l’École nationale supérieure d’architecture de
Lyon tout en travaillant à BricoRémi le week-end. Le jour où ma mère est
morte, j’ai lâché la fac. L’École d’archi c’était surtout son rêve et je ne me
voyais pas le poursuivre sans elle. J’ai demandé un temps plein à M. Rémi
et je me suis trouvé un petit studio dans le centre-ville du village. Je ne
pouvais pas rester vivre chez mes parents sans ma mère. BricoRémi a
ensuite pris toute la place dans ma vie. Josy croit que j’ai arrêté mes études
pour entrer plus rapidement dans la vie active… Je ne considère pas lui
avoir menti.
— Mais vous ne lui avez pas tout raconté.
— C’est vrai…, concédé-je à demi-mot.
— Si je puis me permettre un conseil, Chloé : dites-le-lui maintenant.
— Ça ne changera rien. Et puis, j’aurais l’air ridicule.
— Soyez vraie et authentique, Chloé, c’est la clé de tout.
Chapitre 9
Grimper ou se laisser glisser ?

Mardi 15 octobre

« Ma mère est morte. »

VOILÀ ce que j’ai envoyé comme SMS à Josy en rentrant du travail


mercredi dernier. Simple, court, direct. Je me suis sentie un peu bête après
avoir appuyé sur « valider » mais aussi, d’une certaine façon, soulagée. Je
l’ai fait par défi, pour prouver à Ethan qu’être « authentique » comme il dit
ne changerait rien à ma vie. Il semblait si sûr de lui que mon orgueil en a
pris un coup. Crier haut et fort à qui voudra l’entendre que ma mère est
morte ne me la ramènera pas. Alors oui, je peux le dire.
Ça ne changera rien.
Josy m’a répondu d’un «  Merde  !  » avant de me rappeler peu de temps
après. Quand je lui ai précisé que c’était il y a deux ans, elle est restée sans
voix. Elle a finalement débarqué chez moi et j’ai pleuré dans ses bras
pendant au moins trois heures. Je me suis trouvée cruche… Je n’arrivais pas
à m’arrêter. Je ne pensais pas que l’on pouvait autant pleurer, surtout à
retardement. J’essayais de me contenir mais… impossible. Les vannes
étaient ouvertes et il fallait qu’elles se vident. À un moment, je me suis dit
que je n’allais jamais m’arrêter. Je m’imaginais comme Alice au pays des
merveilles, emportée par mes larmes transformées en une mer indomptable.
Mais non, au bout de quelques heures la source s’est tarie et mes yeux,
rougis de douleur, n’avaient plus de quoi mouiller mes joues.
Josy, si loquace d’habitude, est restée silencieuse. Elle s’est contentée de
m’écouter tout en me prenant dans ses bras. Plus elle me serrait fort et plus
je me confiais à elle. Tout ce que j’avais enfoui au fond de moi depuis
deux ans est ressorti : ma colère, ma haine, ma rage, mon incompréhension
et puis surtout, ma peine. Je lui ai expliqué la véritable raison de l’arrêt de
mes études et pourquoi j’étais, peut-être, un peu plus distante avec elle ou
les collègues ces deux dernières années. Je crois que je ne m’autorisais plus
vraiment à être heureuse. La culpabilité sans doute. Le bonheur ne me
semblait plus une option possible sans ma mère. Je me suis donc réfugiée
dans le travail pour oublier.
Josy a passé la nuit avec moi. Lorsqu’au petit matin elle est rentrée chez
elle pour se changer avant d’aller travailler, elle m’a ordonné de rester au
lit. J’ai eu beau protester, rien n’y a fait. Elle m’a imposé trois jours de
congés et a expliqué la situation à M.  Rémi histoire que personne ne me
demande des comptes à mon retour. Je suis restée enfermée chez moi
pendant quarante-huit  heures, cachée sous ma couette, des dizaines de
photos de ma mère empilées contre moi. J’ai eu peur de sombrer sans
pouvoir me relever mais, encore une fois, Josy était là, m’apportant un
repas chaud – comestible en plus – chaque soir et m’enlaçant de ses bras
réconfortants. Dimanche, je suis allée me recueillir sur la tombe de ma mère
avec elle. Et là encore, j’ai pleuré. Je crois qu’Ethan avait raison : je n’avais
pas fini mon deuil.
Après avoir déposé un bouquet d’hortensias sur sa sépulture, ses fleurs
préférées, je me suis rendue à la bibliothèque pour chercher un livre traitant
de la perte d’un être proche. J’ai retrouvé cette histoire de courbe du deuil et
j’ai ainsi pu identifier les cinq étapes à passer pour panser correctement ses
blessures  : le déni, la colère, le marchandage, la dépression puis enfin
l’acceptation. Chaque personne avance à son propre rythme et certaines
phases peuvent prendre plus de temps que d’autres  ; mais elles sont,
généralement, toutes indispensables. Encore une fois Ethan avait vu juste :
j’étais bel et bien coincée à la première phase depuis deux  ans. Bloquée
dans un déni lié au choc d’une perte si brutale, je me suis enfermée dans
une réalité parallèle en refusant de voir la vérité en face. Je le reconnais
aujourd’hui : ne pas évoquer la mort de ma mère me permettait de croire,
inconsciemment, qu’elle était toujours en vie.
Le deuil est un véritable chemin de reconstruction qui passe avant tout par
l’acceptation de ses émotions. Je me rends compte à présent que ma vie
n’était qu’une fuite du passé, sans issue possible vers un avenir serein.
J’avais mis un pansement sur ma douleur mais elle restait toujours là,
intense et vive, me rongeant de l’intérieur et m’empêchant de vivre
pleinement. Aujourd’hui j’ai retiré la compresse et j’applique du baume
apaisant sur ma blessure. Je garderai une cicatrice à vie, mais elle est moins
à vif. Elle est aussi et surtout remplie de merveilleux souvenirs que je n’ai
maintenant plus peur d’évoquer. J’ai enfin « accepté » le fait que ma mère
ne soit plus de ce monde. Il m’aura fallu deux  ans pour passer les deux
premières étapes de la courbe et quelques jours pour les trois dernières.
Appelez-moi Diesel  : longue à démarrer mais qui assure à l’arrivée. La
douleur me semble plus douce. Et surtout, elle me donne envie d’avancer.
J’ai beaucoup discuté avec mon père cette semaine. Il en avait besoin
autant que moi. Depuis le décès de ma mère, je ne le voyais presque plus,
trouvant toujours des prétextes pour décliner ses invitations. À bien y
réfléchir je crois que nous étions tous les deux dans le déni, mais d’une
manière différente. Alors qu’il avait un désir irrépressible de parler de ma
mère encore et encore pour continuer à la faire vivre, je me murais dans un
silence absolu pour oublier qu’elle venait de mourir. Il nous aura fallu
deux  ans pour trouver un nouvel équilibre. Nous allons maintenant nous
soutenir et avancer ensemble vers un futur à deux. Je suis heureuse d’avoir
retrouvé mon petit papa. Je me rends compte qu’en perdant ma mère, je
l’avais aussi un peu perdu, lui. Il était temps que cela s’arrête. J’ai envie
qu’il fasse partie de ma vie, partage mes rêves et mes bonheurs. Pierre
Hebey disait : « La vie offre toujours deux pentes, on grimpe ou on se laisse
glisser. » Je viens de choisir mon camp.
Chapitre 10
Petit à petit l’oiseau fait son nid

Mercredi 16 octobre, 12 h 25

Deuxième clé : mieux comprendre ses émotions


— JE n’étais pas sûr de vous revoir.
— Pour être tout à fait honnête, je n’étais pas certaine de revenir.
— Comment allez-vous ?
— Mieux.
Je sens bien qu’Ethan n’ose pas me questionner sur ma mère et je lui en
suis reconnaissante. Nous restons quelques instants silencieux avant que je
n’ose me lancer :
— Vous aviez raison.
— À propos de quoi ?
— À propos de tout. De mon deuil, de mon déni et… des émotions que
j’ai trop longtemps refoulées. Elles m’ont un peu explosé à la figure cette
semaine. Je me sens aujourd’hui comme vidée.
— Vidée mais… libre ?
—  Je l’espère. En tout cas, j’ai beaucoup pleuré. Si j’étais un canal, je
serais à sec !
— Les larmes sont salutaires et réparent de nombreux maux.
Il sourit et me précise que les larmes de tristesse contiennent des toxines
associées au stress. Elles libéreraient également des substances servant de
calmants naturels. Je le crois aisément  : je me sens en effet comme
« shootée » après mes crises de cette semaine. Ethan m’assure que cet effet,
une fois dissipé, me permettra de porter ma peine plus facilement.
— Vous ne m’en voulez pas ? s’enquit-il.
—  Non, au contraire, j’aimerais même vous remercier. Je me rends
compte que je vivotais depuis deux  ans, m’enfermant dans mon travail
aveuglément. Je ne sortais plus, comme si je me refusais tout droit aux
plaisirs de la vie.
— Vous vous sentiez coupable ?
— Probablement. Je ne suis pourtant en rien responsable de la mort de ma
mère, c’est très étrange.
—  Non, pas du tout. C’est un sentiment courant lorsque l’on perd
quelqu’un de proche. Sourire, prendre du plaisir, se passionner, aimer…
sont des actions que l’on peine à entreprendre, comme si on n’avait pas le
droit de les éprouver sans l’être aimé.
— On s’empêche d’être heureux ?
— Exactement, en s’infligeant une double peine.
—  En ce qui me concerne je crois qu’on pourrait parler de triple peine.
Pour éviter d’évoquer ma mère, je fuyais également mon père.
—  Encore une fois, vous n’êtes pas la seule à fonctionner ainsi. Ne pas
évoquer un problème tel qu’un deuil, un licenciement ou une rupture peut
laisser penser qu’il n’existe pas. Durant un court instant, la vie nous semble
alors plus supportable. «  Sembler  », seulement… car au fond de nous la
réalité reste ancrée et nous meurtrit petit à petit. Parler de notre peine,
même si cela est douloureux, est nécessaire pour s’en affranchir.
— J’en suis maintenant pleinement consciente. Depuis deux ans, je vivais
en apnée dans une vie en noir et blanc. Je respire aujourd’hui plus
facilement.
— Il ne reste plus qu’à y remettre de la couleur, alors !
— J’en suis sur le chemin… Mais bon, Rome ne s’est pas faite en un jour.
— C’est tout à votre honneur de le reconnaître. Petit à petit, l’oiseau fait
son nid.
— Je m’attendais à une meilleure citation de votre part, le taquiné-je.
—  Quelque chose comme… «  Un voyage de mille lieues commence
toujours par un premier pas » de Lao Tseu ?
— C’est nettement mieux ! D’ailleurs, à propos de voyage… Pourrions-
nous poursuivre le nôtre ? Je pense être prête pour découvrir votre leçon sur
le monde des émotions.
— Une leçon ? Voilà un bien grand mot, s’amuse Ethan. L’essentiel n’est
pas ce que je dis, qui reste de la jolie théorie, mais ce que vous déciderez
d’en faire après. Je peux vous offrir des clés mais libre à vous de choisir les
portes que vous souhaitez ouvrir avec.
— Je reste maître de mon destin, donc ?
— Toujours.
Chapitre 11
La colère salutaire

Jeudi 17 octobre, 13 h 15


J’ESSAIE de retranscrire ma «  leçon  » de la veille à Josiane. Ce n’est pas
simple car elle m’interrompt sans cesse. Agitée comme une puce, elle
s’agace lorsque je lui explique que les émotions seraient toutes salutaires.
— Ah non, je ne suis pas d’accord ! s’exclame-t-elle. La joie, OK, ça fait
du bien à tout le monde, mais je ne vois pas en quoi la colère et la peur
seraient des émotions sympas.
—  Je n’ai pas dit qu’elles étaient «  sympas  » mais utiles. Elles te
protègent.
— De quoi ?
Heureusement que j’ai une bonne mémoire, je vais pouvoir ressortir le
cours d’Ethan, ou plutôt sa «  leçon de vie  » comme il dit. C’est d’autant
plus difficile que je lui ai opposé les mêmes arguments que Josy… mais il a
réponse à tout, et j’ai vraiment le sentiment que cette façon de voir les
choses peut m’aider à vivre mieux, plus en accord avec moi-même.
L’expliquer à Josy est un véritable exercice de mise en pratique.
Je commence par la colère, qui protège de l’injustice et sert à défendre des
droits.
—  Kevin, me coupe-t-elle, me pique des crises de colère tous les deux
jours au moment de faire ses devoirs. Il défend quoi, là  ? Son droit à la
paresse ?
— Non, m’amusé-je. Je pense que, dans le cas de ton fils, ce n’est pas une
«  vraie  » colère mais plutôt ce qu’on appelle une crise de rage, due à
l’accumulation de stress. Il a probablement eu une journée trop chargée et
du coup, plus rien ne passe. Dans son cas, la colère est une émotion-écran
qui en cache une autre ; de la tristesse probablement. Kevin a besoin de se
vider, de se confier, de souffler, d’un bon câlin ou alors de pleurer… Les
devoirs pourront être faits lorsqu’il aura déposé ce qu’il a sur le cœur.
— Et tu sais tout ça après une seule discussion avec ton Ethan ?
Elle ne cache pas son scepticisme. Difficile de la blâmer  : il y a encore
une semaine je jurais ne jamais vouloir parler de mes émotions, et
désormais le sujet me passionne tellement que je suis intarissable.
—  Je ne fais que supposer, je ne maîtrise pas bien tous les tenants et
aboutissants de sa leçon… mais j’ai soif d’apprendre, et décrypter des
situations du quotidien est une source de réflexion inépuisable.
—  Nous y voilà, j’avais raison  ! Il t’a gouroutisée  en faisant de toi son
adepte.
—  Une adepte des émotions  ? m’esclaffé-je. Je doute que cela mette en
péril mon âme. Et puis, c’est grâce à Ethan que j’ai pu me confier à toi sur
le décès de ma mère. Un gourou ne t’aide pas à t’ouvrir aux autres  : il
t’isole.
Josy ne peut qu’acquiescer et accepte d’écouter la suite en oubliant ses
suspicions. Du moins, pour le moment. Le temps nous manquant (nous
réembauchons dans vingt minutes), je simplifie au mieux et ne marque des
pauses que pour manger mes pâtes au pesto. Josy, elle, s’est préparé un
gratin de salsifis au roquefort et aux airelles. Mais où va-t-elle puiser toutes
ces idées ? Alors qu’elle s’apprête à entamer la dernière bouchée de ce mets
audacieux, elle tente de trouver une situation où elle a ressenti de la
« vraie » colère. Elle n’a pas à chercher loin. Mardi dernier, en rentrant du
travail, elle a trouvé ses quatre hommes affalés sur le canapé devant la télé
alors que les tâches ménagères s’accumulaient.
— J’ai horreur d’être prise pour la bonniche de service ! Les garçons ne
sont pas impotents et peuvent très bien m’aider pour le quotidien. Vider un
lave-vaisselle ou cuisiner n’est pas réservé aux femmes. Chacun doit
apporter sa patte à l’édifice, quoi. Ils m’ont entendue gueuler, ça je te le
dis ! J’ai même cassé une assiette pour les faire bouger.
Je la rejoins sur le fond mais pas sur la forme. La forme de sa phrase déjà,
lorsqu’elle utilise « patte » à la place de « pierre », mais aussi sur la manière
d’exprimer son mécontentement.
— C’est super que tu exprimes ta colère, lui dis-je, au moins elle ne reste
pas cachée en toi à créer des tensions dans ton corps et des rancœurs vis-à-
vis des autres, comme moi je l’aurais fait… En revanche, tu pourrais la
rendre plus efficace en expliquant clairement ce que tu trouves injuste. Et
sans gueuler ou casser de la vaisselle.
— Ben… C’est quand même évident, ce que je veux !
— C’est évident pour toi mais visiblement pas pour tes hommes. Tout le
monde n’a pas la même perception des choses. D’après Ethan, dans une vie
en groupe c’est important de pouvoir parler à cœur ouvert en expliquant
concrètement ce qui nous contrarie. Si j’ai bien compris, l’idée c’est : sers-
toi de ta colère et mets en action Franky et les enfants. Gueuler pour gueuler
ne suffit pas.
— Franky me dit que je m’énerve pour rien.
—  Tu ne rouspètes pas pour rien mais là où Franky a peut-être raison
c’est sur ta manière d’exprimer ta colère. Si toutes les émotions sont
entendables, toutes les réactions, elles, ne le sont pas forcément. L’idée est
de manifester ta colère sans pour autant être agressive, piquante, incisive ou
encore… violente avec ta vaisselle. Tu dis ce que tu ressens, de quoi tu
aurais besoin et tu proposes des stratégies pour y arriver. En gros  : tu
dresses à voix haute la liste des choses à faire dans la maison et tu
demandes à tes quatre hommes de s’en occuper.
—  Moi je voudrais surtout que Franky et les garçons fassent les choses
spontanément… Je n’ai pas à leur dire quoi faire, sinon bonjour la charge
mentale ! Ils voient un truc sale, ils le ramassent et ils le lavent, point.
— Tu ne peux pas contrôler les autres, ma Josy. Tes hommes n’ont sans
doute pas le même seuil de tolérance que toi. Maniaque comme je suis, je te
comprends mais eux peut-être pas. Il y a plein de gens pour qui un évier
rempli de vaisselle sale est un simple « détail » qui peut attendre. Tu dois
accepter que les priorités de Franky et tes enfants diffèrent parfois des
tiennes.
— Alors je fais quoi ? Je range tout sans rien leur demander ?
— Je n’ai pas dit ça. Je dis juste que tu pourrais aussi te la jouer plus cool.
C’est une autre option. Tu pourrais te poser avec eux, passer du temps en
famille et après mettre tout le monde à l’œuvre pour les tâches ménagères.
— Tu viens de me donner une idée…
— Pour répartir les tâches équitablement ou pour te la jouer plus cool ?
— Les deux. Je vais faire la grève. Du linge, du repassage, des repas, de
tout ! Ils vont être comme des cons à la maison.
—  Oui… enfin… bon… La grève c’est vraiment en dernier recours,
lorsque les négociations n’ont pas abouti à un consensus satisfaisant les
deux parties.
— On dirait une politicienne qui prépare la présidentielle ! Tu me la refais
en version décodée ?
—  En gros, je te conseille d’abord de parler à ta famille plutôt que de
lancer les hostilités. Expose ton problème lors d’un dîner de famille, sois
factuelle et liste toutes les tâches ménagères que tu fais et que, eux, ben…
ne font pas. Essayez ensuite, tous les cinq, de trouver des solutions qui te
soulagent. Si personne ne te prête attention ou s’ils prennent tes
revendications à la légère, alors GO, tu pourras débuter une grève.
J’aurais bien évoqué la peur avec Josy mais la pause est terminée. Nous
en rediscuterons samedi : demain, je suis en repos.
De retour dans mon rayon, je repense aux émotions. Dire que je pensais
que ça ne servait à rien et qu’elles méritaient d’être enfouies… C’est
comme si j’avais été myope toute ma vie sans m’en rendre compte. Ethan
m’a offert une paire de lunettes et tout s’éclaire maintenant pour moi. Je
repense à mon enfance et à toutes ces colères que je refoulais. Mon grand-
père me répétait souvent qu’une petite fille qui s’énerve c’était moche
comme un pou. Il m’appelait «  la vilaine  » dès que je commençais à
rouspéter. Avec le temps, j’ai appris à ne plus contredire les adultes et à
accepter toutes les situations, même celles que je trouvais injustes. Je
n’avais pas envie d’être considérée comme une petite fille «  laide  ». Ma
colère, je la gardais en moi, persuadée qu’elle était mon ennemie. J’ai fini
par cacher aussi ma tristesse et mes peurs car j’ai vu qu’elles dérangeaient
mon entourage. Je suis devenue une gentille fille sage et calme, mais avec
un milliard d’émotions refoulées  ! Je comprends maintenant pourquoi
j’étais si souvent malade. Mon corps appelait au secours pour que j’exprime
mes émotions. Tout prend sens.

*
**
23 heures
Je me réveille en sursaut après un terrible cauchemar. Mon rayon avait
totalement été chamboulé dans la nuit par D’Jonatane  ! Imaginez le
carnage  : il m’avait remplacé tous les tournevis à tête fendue par des
tournevis cruciformes en mélangeant les têtes Philipps et Pozidriv.
Impossible pour les acheteurs de s’y repérer et pour moi de justifier ce
désordre. J’avais envie de pleurer, perdue, au milieu de mon rayon…
Mais ouf, tout cela n’était qu’un mauvais rêve. D’Jonatane est fourbe,
mais pas à ce point-là quand même. Il faut dire que j’ai passé plus de trois
heures à trier mes tournevis cet après-midi. Ophélie m’a trouvée trop zélée
mais elle se trompe : je voulais juste que tout soit plus clair pour le client.
J’ai même créé des fiches mémo explicatives disponibles gratuitement à
l’entrée du rayon. Il existe tellement de types de tournevis différents… Plus
le client sera informé et plus pertinent sera son achat, non  ? Un chef de
rayon se doit de satisfaire au mieux le consommateur. Enfin, c’est ce que je
pense.
Je n’ai plus sommeil, mince… Ce cauchemar m’a bien réveillée.
Que faire ?
J’allume la télévision, à la recherche d’un film à regarder. Surfant sur les
replays disponibles, mon regard s’arrête sur un film d’animation Disney,
intitulé Vice-Versa. Je ne suis pas très dessin animé, mais celui-là
m’intrigue. Au pire, il m’aidera à retrouver le sommeil  ; au mieux je
passerai un bon moment.
Ce long-métrage m’entraîne au pays des émotions d’une jeune fille
prénommée Riley. Dans sa tête cohabitent la joie, la tristesse, le dégoût, la
peur et la colère. Le film m’émeut plus que je ne l’aurais cru. Comme en
écho à la leçon d’Ethan, il montre que toutes les émotions ont leur place
dans notre vie et qu’aucune n’est à négliger. La joie, même si elle paraît
plus « acceptable », ne doit pas se montrer omniprésente. La peur, la colère,
le dégoût et la tristesse cherchent, eux aussi, à nous rendre la vie meilleure.
C’est fou que je sois tombée sur ce film aujourd’hui. Ethan a peut-être
raison : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. »
Je m’endors apaisée, en jurant de laisser mes tournevis de côté.
Chapitre 12
Les réactions émotionnelles parasitaires

Samedi 19 octobre, 8 h 05


RÉUNIS autour de la machine à café, nous échangeons des banalités avant
d’embaucher. Les portes du magasin s’ouvrent dans à peine trente minutes.
Josy, qui en est déjà à son deuxième café de la matinée, me prend par le
bras pour que nous discutions plus à l’écart. Apparemment, Kevin lui cause
quelques misères.
—  Il a trouvé un passe-temps amusant qui m’agace au possible, me dit-
elle. Il joue au perroquet en répétant tout ce qu’il entend.
—  Je faisais ça aussi gamine, ça horripilait mes parents  ! confié-je en
gloussant.
—  Je veux bien te croire  ! Je n’en peux plus. Mais hier, ça a été le
pompon. Je parlais de D’Jojo à Franky et j’ai lâché un «  gros connard  »
dans la conversation. Kevin, qui passait par là, a chanté toute la soirée  :
« Djojo, connard, Djojo, connard. »
— Excellent…, murmuré-je en pouffant de rire.
— Tu parles ! Tu sais qu’il a un cahier d’écrivain à l’école dans lequel il
raconte chaque jour un truc qui s’est passé dans sa journée ? Imagine qu’il y
note que sa mère traite ses collègues de connards ? Je n’ai pas envie de me
faire mal voir par sa prof.
— Le week-end terminé, il sera passé à autre chose.
—  J’espère… En attendant, j’en suis quitte pour faire attention à mon
langage à la maison.
— Être parent, c’est montrer l’exemple, je suppose.
J’imagine mal Josy parler sans ses gros mots  ! Mais elle a déjà montré
souvent qu’elle était prête à de nombreux sacrifices pour ses enfants. Si elle
a à cœur que Kevin parle bien, elle le fera aussi.
Josy voudrait qu’on poursuive notre discussion sur les émotions mais ça
devra attendre : Ophélie a l’air d’avoir quelque chose à nous dire.
En effet, notre jeune collègue débarque dans la salle de repos, son plus
beau sourire sur les lèvres. Elle frappe dans ses mains pour attirer notre
attention et grimpe sur la table. Tout le monde la regarde, elle est aux anges.
—  Salut tout le monde  ! J’ai une super idée à vous proposer  ! Et…
M. Rémi a déjà validé.
— Je crains le pire, répond Josy en pestant. Tu ne veux pas attendre mon
troisième café avant de nous sauter dessus ?
— Pas le temps, c’est hyper pressé ! Qui est dispo dimanche 3 novembre
au matin ?
D’Jonatane, Adrien, un autre chef de rayon, et Fabienne lèvent la main
instantanément. Ils n’ont vraiment peur de rien ! Josy dit qu’elle verra avec
son Franky ; je la soupçonne d’attendre la proposition d’Ophélie avant de
donner son aval. Magalie décline. Quant à moi, je botte en touche en
prétextant l’oubli de mon agenda.
—  Philippe peut venir, je lui ai envoyé un texto hier, précise Ophélie.
M. Rémi sera là aussi. Il m’a même prévenue qu’il aurait une surprise pour
nous.
— Dans ce cas, compte sur moi ! assure Josy. Les surprises, j’adore. Peu
importe ce que tu proposes, je m’arrangerai pour en être. Bon allez, crache
le morceau maintenant !
—  On va se faire une petite matinée team building  ! s’écrie Ophélie en
sautillant sur place.
— C’est quoi ça ? s’exclame Josy, perplexe.
Pendant que les autres échangent autour du sujet, j’explique à Josy le
principe du truc. L’idée est de passer du temps entre collègues autour d’un
événement un peu fun. Il s’agit de renforcer la cohésion de l’équipe ou
encore de nourrir le lien fraternel au travers d’une activité commune.
L’objectif est d’apprendre à mieux se connaître et à s’apprécier davantage.
Pas moyen que je manque ça, mon absence pourrait être mal perçue. Il me
tient à cœur d’avoir une attitude professionnelle impeccable. Si team
building il y a, j’en serai.
— Et quand certains collègues te sortent par les trous de nez, me demande
Josy, tu les détestes encore plus après ce team machin truc ?
—  T’es bête  ! Mais non, justement  : tu apprends à découvrir leurs bons
côtés. Enfin, en théorie.
—  C’est quoi le bon côté de D’Jojo-le-fayot ou de Magalie-déprime-la-
vie ?
— Chut… ils pourraient t’entendre. De toute façon Magalie ne vient pas.
Quant à D’Jonatane, je ne sais pas quoi te dire. Il pourrait… nous
surprendre, qui sait ?
J’essaie de penser positif, mais j’avoue que pour le coup, moi aussi je suis
dubitative.
— Tu veux dire… comme à la fête de fin d’année de BricoRémi ? glousse
Josy. Lorsqu’il s’est pris pour une toupie géante sous Guronsan ?
D’Jonatane, dont les initiales font DJ par ironie du sort, danse en effet
aussi bien qu’un éléphant en équilibre sur une planche de skate-board. En
décembre dernier, Josy et moi l’avions observé se déhancher au son de
Beyoncé avec quelques inquiétudes. Il avait emmêlé ses bras autour de lui
et tourbillonnait telle une girouette en proie à des vents violents. Tout le
monde s’était écarté de la piste par crainte d’être emporté. Josy s’était
même demandé s’il ne fallait pas appeler le SAMU ou un exorciste. Je ne
peux m’empêcher de rire nerveusement en y repensant. J’invoque une
stupide blague de Josy pour expliquer mon hilarité avant de me joindre au
reste du groupe. Karting, paint ball, course d’orientation, murder party…
les idées fusent  ! Ophélie les note sur son téléphone (plus écolo qu’un
paperboard) tout en recueillant les votes de chacun. Fabienne propose que
nous nous retrouvions pour manifester contre le réchauffement climatique.
Son projet, bien que très louable, tombe à l’eau. Sans doute pas assez
« fun ». Elle n’obtient qu’une seule voix : la sienne. La majorité vote pour
un escape game suivi d’un resto. Ophélie se chargera de tout organiser et
M. Rémi de payer.
Il est 8 h 30 tapantes, les premiers clients de BricoRémi nous attendent !

*
**
13 h 05
Mes pieds sont en compote… Je n’ai pas arrêté de faire des allers-retours
dans les rayons ce matin. Le samedi, c’est vraiment de la folie ici ! Je suis
bien contente de pouvoir souffler un peu avant de retourner dans la fosse
aux lions. Je retrouve ma Josy pour trente minutes de pause commune.
—  Au fait, je t’ai écoutée, me confie-t-elle. J’ai convoqué Franky et les
enfants pour une rencontre au sommet ce soir.
— Une réunion sur quoi ? l’interrogé-je tout en massant mes petits petons.
— Sur les tâches ménagères, pardi ! Pour que je leur montre tout ce que je
fais et que je réclame leur aide.
— Génial ! Je croise les doigts pour que ça marche.
Elle redresse fièrement le menton, d’un air de dire  : «  De toute façon
sinon tant pis pour eux, je fais la grève.  » Et elle le fera, aucun doute là-
dessus !
—  Bon, en attendant, balance-moi la fin de ton topo sur les émotions,
reprend-elle. En quoi, selon M. Ethan, la peur serait-elle une émotion utile ?
Je souris intérieurement, heureuse d’avoir quelqu’un avec qui en discuter.
J’y ai beaucoup réfléchi depuis mercredi, alors je n’ai aucun mal à lui
répondre :
— Elle te protège d’un potentiel danger.
— « La peur n’évite pas le danger », pourtant, me cite Josy.
Que se passe-t-il ? Où est passée ma Josy qui se mélange les pinceaux ? Je
crois que c’est la première fois de ma vie que j’entends mon amie me citer
un proverbe sans erreur. Non seulement chaque mot est correct mais en plus
ils sont dans le bon ordre ! Je la félicite.
— Et je n’ai même pas eu besoin de mon carnet, me précise-t-elle d’un air
satisfait.
— Tu peux être fière de toi.
—  Bon, allez, cesse de m’huiler le bras et termine vite ton histoire de
pétoche utile.
« Huiler le bras », j’adore. Je ne rebondis pas, c’est trop mignon.
— Bon, imagine que tu fais un jogging dans la forêt…
— Je déteste courir, me coupe-t-elle.
— Josy, mets-y un peu du tien s’il te plaît, sinon je n’aurai jamais fini et je
reprends dans vingt minutes.
— OK, OK, vas-y ! Je cours donc dans un bois, et j’ai un corps sculpté
comme une déesse égyptienne.
— Voilà, c’est mieux. Tout à coup tu entends un gros bruit provenant des
buissons. La peur s’immisce alors en toi. D’abord c’est physique : ton pouls
s’accélère, ta nuque se raidit et tu te mets à transpirer. Ce corps en alerte va
te permettre de rester sur tes gardes. « Au cas où ».
—  M.  Rémi sortez de ce corps  ! hurle Josy en me secouant par les
épaules.
— La peur peut donc t’éloigner du danger, résumé-je en souriant. Mais…
attention, murmuré-je à l’oreille de Josy après qu’elle m’a lâchée. Tu peux
aussi avoir des « fausses » peurs.
—  Ah ben nous voilà pas sortis de l’auberge… Après la fausse colère,
v’là la fausse peur. Faut avoir bac +15 pour apprendre à bien se
connaître avec ton Ethan ? Non parce que si c’est ça, je n’ai pas encore le
niveau.
Je reste concentrée, tentant de ne pas perdre le fil de mes pensées. Les
fausses peurs tiennent plus de l’habitude, Ethan appelle ça des « réactions
émotionnelles parasitaires  », celles que l’on peut avoir en lien avec un
souvenir douloureux. Par exemple, j’ai compris que je détestais la sonnerie
du téléphone tout simplement car j’y associais l’annonce d’une mauvaise
nouvelle. J’ai en effet appris la mort de ma mère par le coup de fil d’un
pompier. Du coup, chaque fois que je reçois un appel, je fais
immédiatement une association inconsciente, j’imagine qu’on va
m’annoncer une mauvaise nouvelle et je préfère ne pas répondre. C’est pour
ça que je communique essentiellement par textos.
Josy réfléchit, je crois que j’ai attiré son attention. Elle m’évoque sa peur
des hommes grands et barbus sans en comprendre l’origine. Je l’invite à y
réfléchir. Alors que les vraies émotions sont utiles et nous permettent
d’adapter nos attitudes face à une situation, les réactions émotionnelles
parasitaires, elles, ne servent à rien : je ne cours aucun danger à répondre au
téléphone, et cette «  peur  » ne me protège pas. Pire, elle m’empêche de
vivre sereinement. Le seul nom de «  réaction émotionnelle parasitaire  »
suffit à évoquer ce qu’elle provoque  en nous  : une gêne qui vit à nos
dépens. Maintenant que j’ai identifié la raison de ma « fausse » peur pour le
téléphone, je vais pouvoir la combattre plus facilement.
—  Je ne vois pas en quoi le fait de savoir que tu flippes des appels
téléphoniques depuis la mort de ta maman va t’aider à vaincre cette
angoisse.
—  Mon but est de pouvoir rationaliser cette «  fausse  » peur. Je sais
maintenant qu’elle n’a aucune raison valable d’exister, elle ne me protège
en rien. Ethan m’a dit de me concentrer sur les émotions qui m’animaient
quand mon portable sonne. Qu’est-ce que je ressens  ? Pourquoi  ? Et
surtout : de quoi aurais-je besoin pour aller mieux ?
—  Et tu crois que si je trouve pourquoi les grands barbus me font peur
j’aurais moins peur d’eux ?
— J’imagine. En tout cas ça vaut le coup d’essayer, non ?
— Mouaip, ça ne mange pas de main.
De « pain » mais bon, ce n’est pas grave. Nous discutons encore un peu
quand D’Jonatane arrive. Je baisse le ton pour éviter qu’il ne s’immisce
dans notre conversation. Les émotions et lui, ça doit faire dix !

*
**
14 h 10
Une pour qui les émotions doivent signifier quelque chose, c’est sans nul
doute Ophélie. Non seulement les siennes sont visibles comme le nez au
milieu du visage mais j’imagine aussi qu’elle doit en parler dans sa
formation. Désireuse de valider mes théories et d’avoir un autre avis éclairé
sur le sujet, je lance la conversation « au cas où ». Quand je la vois partir
dans un monologue sans fin sur le sujet, je me dis que j’ai visé juste. Si je
suis devenue membre du fan club des émotions, nul doute qu’Ophélie en est
la présidente.
— Plus jeune, j’ai souvent pleuré seule dans mon lit, me confie-t-elle. Ma
mère ne venait jamais me consoler. Je lui en ai longtemps voulu, pensant
qu’elle n’en avait rien à faire.
— Et ce n’était pas le cas ?
—  Pas du tout. En fait elle ne savait pas comment réagir, mes larmes
l’effrayaient. Elle m’a avoué récemment que son père la giflait à chaque
fois qu’elle pleurait.
— C’est horrible…
— Il ne savait pas quoi faire lui non plus. Tout ça pour te dire que l’écoute
des émotions des autres, c’est compliqué. On ne peut pas donner ce que l’on
a soi-même jamais reçu. Ma mère ne pouvait pas écouter mes pleurs car ses
parents ne l’avaient eux-mêmes jamais fait pour elle. Heureusement,
comme pour tout, cela se travaille.
Entre l’écoute de mes émotions et celle des autres, je me dis que j’en
apprendrai toute la vie… Ophélie m’apporte une foule d’autres exemples
qui me confortent dans mes réflexions ou, au contraire, les élargissent.
Je suis obligée de la stopper dans son élan car une animation m’attend. Je
lui confie la charge de mon rayon et file vers la salle des ateliers. Quelques
mètres avant d’arriver à bon port, je tombe nez à nez avec Mme  Odilon.
C’est bien ma veine !
—  Ah  ! Chloé  ! Tu tombes bien. Tu ne devineras jamais… Je ne lui
parlerai jamais plus !
— De qui parlez-vous ?
— De Myriam, évidemment.
— …
— Myriam Laurent !
Ça y est, je resitue, c’est la voisine et meilleure amie de Mme  Odilon.
Enfin, aujourd’hui j’ai l’impression que c’est son ex-meilleure amie.
Mme Odilon a beau avoir soixante-quinze ans passés, ses relations amicales
ressemblent davantage à des engueulades de télé-réalité qu’à des rapports
apaisés. C’est « Je t’aime, moi non plus », comme dans une cour de récré.
— Je vais t’expliquer ce qu’elle m’a fait, tu vas comprendre…
Et la voilà repartie… Plus qu’un magasin de bricolage, c’est un cabinet de
psychologues qu’elle devrait consulter. Comment vais-je faire pour me
sortir de ce traquenard ? Autant je peux couper un collègue dans son élan
mais une cliente, j’ai du mal… Mais là, Fabienne m’attend pour la mise en
place de son atelier « Recycl’ et récup’ ». Elle a réussi à convaincre le boss
de l’insérer dans les animations du samedi. C’est une première pour elle et,
comme elle est un peu stressée, j’ai proposé de l’aider, ne serait-ce que pour
l’accueil des participants et la présentation de l’atelier. Aujourd’hui, elle
propose de réaliser des tawashis avec des chaussettes usagées. Les tawashis
sont des éponges zéro déchet fabriquées avec du matériel de récup.
Fabienne m’en a déjà confectionné plusieurs, du coup, je maîtrise le dossier.
Mme  Odilon me raconte comment Myriam a oublié son anniversaire et
tenté de draguer son mari. Pour une fois j’aurais bien voulu connaître la
chute de l’histoire (René s’est-il laissé amadouer  ?) mais je ne peux
vraiment pas. Prenant mon courage à deux mains, j’interromps Mme Odilon
au moment où elle insulte sa voisine de «  coureuse de remparts  ». Cette
expression plairait sûrement à Josy, je la retiens.
— Je suis désolée, Mme Odilon, mais je dois y aller. Fabienne m’attend
pour…
— J’ai presque fini, Chloé, m’interrompt-elle. Je voudrais ton avis.
Et elle repart…
Cette femme est incroyable. Et très culottée  ! La moutarde commence à
me monter au nez. Son attitude est tout de même hyper sans-gêne  ! Je
commence à ressentir des tensions en moi, je sens la colère arriver. Elle est
justifiée, donc, contrairement à mon habitude, je vais la laisser sortir mais…
calmement, comme je l’ai conseillé à Josy. Je ferme les yeux un bref instant
et me répète intérieurement ma devise «  Coué  »  : «  Je m’affirme chaque
jour un peu plus ». Allez, un, deux, trois, j’y vais !
—  J’ai un rendez-vous, Mme  Odilon, déclaré-je avec un aplomb
inhabituel, et je déteste me faire attendre. Je suis certaine que vous
comprendrez. Passez mercredi prochain, c’est un jour plutôt calme au
magasin. Vous aurez le temps de terminer votre histoire. Bonne journée à
vous !
J’ai parlé avec un débit accéléré pour être certaine de ne pas être coupée.
J’ai joint la parole aux actes en plantant Mme  Odilon au beau milieu du
rayon. Je me dirige actuellement d’un pas vif vers le lieu de l’atelier. Au
bout de quelques secondes, je me retourne. Yes ! Sauvée. Mme Odilon ne
m’a pas suivie et je la vois discuter avec Ophélie. Notre future coach
trouvera-t-elle un moyen aimable de lui dire qu’elle nous gonfle ? Quant à
moi, je suis satisfaite de ma réaction. J’ai réussi à exprimer mon besoin et à
m’affirmer en douceur. Enfin, je trouve. Je suis hyper fière de moi !
Chapitre 13
L’ennéagramme

Mercredi 23 octobre, 12 h 27

Troisième clé : découvrir son profil ennéagramme


L’ATELIER sur les tawashis a été un tel succès que ça a donné une idée à
M.  Rémi. Il a proposé à Fabienne de s’occuper de la mise en place d’un
nouveau rayon intitulé «  Récup’ en tout genre  » dans un coin annexe du
magasin. Elle pourra y entreposer et vendre tous les objets qu’elle récupère
et pour lesquels, selon elle, une seconde vie est possible. Je vous laisse
imaginer l’euphorie de Fabienne quand elle l’a appris ! Elle était d’ailleurs
en train de commencer à préparer sa mise en place quand je suis partie
déjeuner. Le premier article de son rayon est tout trouvé  : une formidable
lunette de W.-C. avec un éléphant dessus.
Ce midi, je suis excitée comme une gamine qui irait pour la première fois
à un cours de guitare. Ou de danse, de dessin… Bref, un truc nouveau qui
m’attire. Je ne sais absolument pas à quoi m’attendre ni même comment le
nouveau rendez-vous avec Ethan va se dérouler mais je m’en réjouis par
avance. Une chose est sûre : je me sens beaucoup mieux depuis que je l’ai
rencontré, et je suis prise d’une soif d’apprendre que je n’avais plus connue
depuis l’École d’architecture.
Même Josy a identifié sa peur parasite des grands barbus. Elle m’a envoyé
un SMS dimanche soir après avoir eu une révélation en échangeant avec sa
mère  : son professeur  de CP, M.  Potin, portait une longue barbe brune et
avait une grosse voix. Un jour, alors que sa classe était trop bruyante à son
goût, il a assuré aux enfants qu’il était le descendant du célèbre pirate
Barbe-Noire et qu’il possédait toujours son bateau dans lequel il enfermait
les enfants turbulents. Terrorisée, Josy avait cru à cette histoire sans jamais
en souffler mot à personne. Elle n’avait eu le courage d’en parler avec sa
mère que quelques années plus tard, lorsque le professeur  avait quitté
l’école. Elle, d’habitude si loquace, s’était transformée en élève réservée et
docile toute l’année scolaire avec lui. Son inconscient a fini par assimiler
homme barbu =  dangereux psychopathe  ! Elle a demandé à Franky de se
laisser pousser la barbe pour se rassurer et trouver une nouvelle association
d’idées. Je ne sais pas si sa technique va payer, mais ça se tente.
Je m’apprête à en parler à Ethan pour connaître son avis, mais il me
devance en m’annonçant le sujet du jour :
— Pour notre troisième étape, nous allons parler de votre peur.
— Ah bon ? questionné-je Ethan, un peu déçue. Nous avons déjà échangé
sur ce sujet la semaine passée.
Je me doute qu’on n’a pas fait le tour de la question, mais j’avais hâte de
découvrir la suite…
— Mercredi dernier, je vous ai présenté les émotions dans leur globalité :
je voulais vous montrer leur importance afin que vous puissiez les accueillir
avec plus d’agilité. Aujourd’hui, je voudrais revenir sur votre peur
principale, celle qui guide vos pas et influence votre manière de vivre dans
sa globalité.
—  Ma peur du téléphone  ne parasite pas mon quotidien, assuré-je avec
une moue dubitative. Et puis, je vais apprendre à la rationaliser maintenant
que j’en ai pris conscience. Je ne crois pas qu’il soit utile qu’on s’étale
davantage sur le sujet.
—  Je ne vous parle pas de cette crainte mais de votre plus grande peur,
celle qui grandit en vous depuis votre plus jeune âge. Celle qui rythme vos
pas et biaise la réalité. Cette peur qui sert de fil rouge à votre vie nourrit
votre ego et vous éloigne de votre essence !
— Oulah… Je ne vous suis plus du tout…
— Connaissez-vous l’ennéagramme ?
— Encore moins.
Il marque une pause, comme pour signifier qu’il s’apprête à aborder une
notion importante. Je fronce les sourcils, très concentrée.
— L’ennéagramme, qui signifie en grec « Neuf et Figure », est symbolisé
par un cercle autour duquel se situent des points équidistants numérotés de
1 à 9, explique Ethan. Il s’agit d’un outil d’étude de la personnalité qui
répertorie les humains selon leur peur principale.
— Du genre ?
— Peur de l’échec, de l’abandon, de l’erreur… mais je vous les détaillerai
un peu plus tard. Chaque être humain se positionne sur le cercle en fonction
de sa peur principale. Ce que je veux vous faire comprendre avant tout,
c’est que cette peur ancrée en vous est à l’origine d’un désir sous-jacent que
vous cherchez à tout prix à assouvir. La plupart de vos pensées et actions du
quotidien sont dirigées vers cet unique but.
— J’ai donc, selon vous, une peur inconsciente qui me suivrait et qui, en
quelque sorte, conditionnerait mon existence ?
— Tout à fait.
J’acquiesce, pas certaine de voir où il veut en venir, mais je le connais
suffisamment maintenant pour lui laisser le bénéfice du doute.
— Et quel intérêt y aurait-il à mettre cette peur en exergue ?
—  Le même que depuis le début de nos échanges  : apprendre à mieux
vous connaître et à renouer avec votre essence. En comprenant avec quelle
vision vous voyez la vie, vous serez plus à même de maîtriser votre peur et
d’en faire votre alliée. Vous ne serez plus soumise à elle. Vous ne serez plus
«  coincée  » sur une seule et même place sur le cercle de l’ennéagramme.
Vous me suivez ?
— Difficilement… Pour commencer, je ne comprends pas pourquoi nous
aurions nécessairement peur de quelque chose. Certaines personnes ont l’air
extrêmement sûres d’elles.
Je pense à Josy, criant toujours son avis haut et fort, sans jamais se laisser
marcher sur les pieds.
—  La confiance en soi n’évite pas les peurs, me corrige Ethan. Une
personne qui semble avoir de l’assurance peut craindre de souffrir, de
passer inaperçue ou encore de laisser paraître ses faiblesses. Tout part d’une
quête d’amour. Notre ego naît lorsque nous pensons que pour être
«  aimable  », il est nécessaire de laisser paraître une certaine image au
monde extérieur. Cette image prendra sa source dans notre peur. La trouver
nous rapproche de notre essence.
Je l’arrête un instant.
— Vous auriez un exemple plus concret ? C’est assez flou…
— Imaginez une petite fille rentrant un jour de l’école avec une tache sur
sa belle robe blanche. Si sa mère lui dit  : «  Oh  ! Quelle est cette vilaine
tache  ? Tu es moche, va vite te changer  !  », cette enfant pourra alors se
forger la croyance que pour être aimé, il est impératif d’être immaculé,
parfait. Ce sera sa perception de la vie. Elle craindra l’imperfection qu’elle
fera tout pour éviter au quotidien. Sa personnalité se construira autour de sa
peur.
— Donc, si je vous suis bien, tout être humain se modélise une certitude
de la vie durant sa jeunesse,  se créant ainsi un certain type de
personnalité  qui l’éloigne de son essence, c’est-à-dire de qui il est
vraiment ?
— C’est ce que je pense, oui.
— Pour être certain d’être aimé ?
— Oui.
Je fais un rapide calcul.
—  Je veux bien, mais bon… Il y aurait neuf peurs seulement, et nous
sommes quand même plus de sept milliards d’individus  ! Il y a bien plus
que neuf personnalités différentes sur Terre.
— Votre personnalité n’est pas uniquement liée à votre peur et donc, votre
positionnement sur l’ennéagramme. Votre éducation, votre religion, votre
environnement, vos expériences de la vie… nourrissent votre ego.
— Nous sommes donc bien tous uniques.
— Évidemment ! Mais nous nous retrouvons sur nos peurs. En identifiant
la vôtre, vous apprendrez à agir et non plus à « réagir ». Petit à petit, vous
pourrez ôter votre armure et comprendre que pour être aimé il suffit d’être
vous.
—  L’objectif ultime de vos clés est donc de devenir une nouvelle
personne.
—  Non, c’est de redevenir celle que vous avez toujours été. Il ne s’agit
pas d’améliorer votre personnalité, mais…
— De retrouver mon essence.
— Voilà.
Pendant près de trois quarts d’heure, Ethan me décrit les différents profils
de l’ennéagramme, numérotés de 1 à 9. J’écoute en m’attachant à retenir
l’essentiel : le sujet me semble sans fin et je perds un peu le fil… Mais peu
importe, je m’accroche aux branches et me dis que je pourrai approfondir le
sujet, si je le souhaite, grâce à une série d’ouvrages qu’Ethan me conseille.
En attendant voici ce que je retiens : le 1 porte son attention sur l’erreur. Il
aime l’ordre, les bons comportements et parfaire son travail. Il est
surnommé «  le perfectionniste  ». Le 2, «  l’altruiste  », fuit ses propres
besoins en répondant sans cesse à ceux des autres. Il veut ainsi éviter le
rejet qu’il appréhende plus que tout. Le 3 déteste l’échec et fait tout pour
l’esquiver quitte à, parfois, enjoliver la vérité sur ses performances. Ses
faiblesses, il les enfouit au plus profond de lui, c’est le «  battant  ». Le 4,
appelé «  le créatif  », veut se faire remarquer. Il aime le beau, l’unique,
l’exceptionnel et aimerait vivre son quotidien comme un renouveau
permanent. Sa plus grande peur ? Être vu comme quelqu’un de banal et être
abandonné. Le 5 quant à lui craint le vide intérieur et l’intrusion.
Observateur de la vie, il possède de nombreuses connaissances qu’il préfère
souvent garder pour lui par crainte de se sentir appauvri. Les peurs du 6
sont le danger, l’insécurité et la trahison. Vérifiant les moindres détails d’un
projet, il met parfois du temps à passer à l’action. Il a l’œil pour mettre en
lumière les zones d’ombre. Le 7, «  l’épicurien  », fuit l’ennui,
l’enfermement et la souffrance. Il fait de sa vie un grand terrain de jeu et
profite de chaque instant. Papillonnant d’une activité à l’autre, il peut passer
pour un dilettante. Le 8, surnommé le « protecteur », craint l’injustice et la
faiblesse. Ce boulimique de travail au charisme indéniable en impose. Il
prend sous son aile ceux qu’il estime méritants. Le 9 déteste le conflit qu’il
fuit comme la peste. Faisant souvent passer les besoins du groupe avant les
siens, il est appelé « le médiateur ». Sa colère tapie dans l’ombre ne sort que
rarement mais quand elle arrive, elle est explosive !
Ethan m’explique que chaque être humain a toutes ces peurs, ces facettes
en lui, mais qu’il en développe une de manière prédominante depuis
l’enfance, s’éloignant ainsi de son essence.
— Je ne vois toujours pas en quoi m’intéresser à mon profil ennéagramme
pourrait me permettre de mener une vie plus épanouie. Je trouve surtout que
cet outil nous enferme dans une case.
—  Une personne dépendant à l’alcool ne peut véritablement se soigner
que lorsqu’elle a pris conscience de son addiction. Il en va de même pour
votre profil ennéagramme  : si vous souhaitez prendre du recul et vous
détacher vis-à-vis du vôtre, il vous faut le reconnaître. L’objectif de
l’ennéagramme est multiple, mais l’une de ses priorités est de nous faire
sortir du carcan dans lequel nous nous sommes nous-mêmes enfermés
depuis notre plus tendre enfance. Notre «  fausse  » peur  principale dirige
notre vie. La perfection pour le 1, répondre aux besoins des autres pour le 2,
réussir pour le 3, être unique pour le 4, savoir pour le 5, répondre aux
dangers pour le 6, rester un trublion de la vie pour le 7, être fort en toutes
circonstances pour le 8 et enfin vivre dans l’harmonie pour le 9. N’avez-
vous pas envie de trouver la vôtre pour vous en détacher ? N’avez-vous pas
envie d’apprendre à utiliser votre profil ennéagramme comme un port
d’attache et non comme un camp de retranchement ? Notre personnalité ou
ego nous enferme dans une prison aux murs invisibles, Chloé. Rechercher
son essence, c’est retrouver la liberté d’être vraiment soi dans ce que nous
avons à offrir de plus pur et beau. C’est retrouver sa joie profonde pour
s’ouvrir pleinement à soi et aux autres, ne faire qu’un avec la vie, être
heureux dans l’instant présent et apporter sa contribution au monde.
Ethan semble comme possédé, son regard brûle de passion. Il est
convaincu, c’est certain, et forcément un peu convaincant. Je pensais qu’il
avait terminé mais non  : il poursuit. Je surveille tout de même l’heure,
histoire de ne pas me faire avoir et arriver encore en retard à BricoRémi.
Lorsqu’il me voit ranger mes affaires, il conclut en m’invitant à passer la
semaine à rechercher ma peur.
— Comment puis-je m’y prendre ?
—  Feuilletez des livres sur l’ennéagramme, lisez des témoignages de
différents individus et voyez dans quelle description vous vous retrouvez le
plus. Vous devriez également le ressentir vibrer au plus profond de vous.
— Vous n’avez pas plutôt un questionnaire à me proposer ? Ce serait plus
simple.
—  Je ne suis pas certain que cela soit probant. Vous seriez tentée de
répondre ce que vous aimeriez être plutôt que ce que vous laissez
réellement paraître aux autres. Prenez plutôt de la hauteur et observez-vous
dans votre quotidien. Où se porte le plus souvent votre attention ?
Je quitte Ethan encore plus perplexe que la semaine dernière. Où se porte
le plus mon attention ? Je n’en sais strictement rien !
Chapitre 14
Ma peur principale

Samedi 26 octobre, 13 heures


APRÈS une matinée bien agitée – comme chaque samedi  –, je demande à
Josy de me raconter une anecdote au sujet de ses enfants afin de m’aérer
l’esprit. Elle picore sa composition du jour (salade verte, noix de pécan,
saucisson et litchis) tout en réfléchissant. Apparemment, les idées de Jason
et de Marlon s’épuisent.
—  Ils deviennent comme Fabienne  : ils recyclent  ! Leurs blagues, leurs
tours… Ils m’ont quand même fait un truc nouveau cette semaine, mais
bon… rien de bien exceptionnel. Je les ai connus plus créatifs.
— Raconte !
—  Mardi soir, Jason a découpé une mygale en photo et l’a collée à
l’intérieur de l’abat-jour de Franky. Lorsqu’il a allumé sa lumière pour aller
aux toilettes en plein milieu de la nuit il a hurlé à mort. Il faut savoir que
Franck a une peur bleue des araignées. Tiens, d’ailleurs… vraie ou fausse
peur ?
— Arrête de te moquer de moi et explique-moi ce qui s’est passé ensuite !
Comment as-tu réagi ?
— Pour le coup j’ai tout de suite vu la supercherie : l’ombre de la mygale
faisait 30  cm. On n’est pas en Amérique du Sud non plus  ! J’ai fait
semblant d’attraper la bestiole et de la mettre dans un pot. Franck était épaté
et m’a trouvée hyper courageuse, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il ne
s’agissait que d’une photo. Il s’est même demandé si je n’avais pas
orchestré la blague avec les gosses.
— Excellent !
Le visage de Josy s’éclaire.
—  Mais au fait, tu vas être fière de moi  ! J’ai exprimé une colère de
manière vraiment… positive !
Devant mon air intrigué, elle me raconte une autre anecdote, cette fois-ci
arrivée ce matin à sa caisse.
—  Tu as une dame qui arrive avec un chariot rempli d’objets de
décoration. La quarantaine, bien propre sur elle avec une petite jupe plissée
et un joli chemisier blanc brodé. Son gamin, Antonin, environ six  ans je
dirais, n’arrêtait pas de s’agiter dans le chariot. Un gamin normal, quoi, qui
s’ennuie dans un magasin de bricolage. Sa mère commence à s’énerver en
lui disant qu’il faut se tenir correctement et être bien sage si…
— Si quoi ?
— S’il ne veut pas finir comme « la dame ».
— Elle parlait de toi ?!
—  J’ai arrêté de scanner ses articles pour lui demander ce qu’elle
entendait par là. « Une simple caissière », voilà ce qu’elle m’a répondu. Et
en plus elle ne semblait même pas gênée.
— Merde alors…
— Oh, ne t’inquiète pas, ça me passe au-dessus, je sais qui je suis.
— Et comment as-tu réagi ?
— J’ai pensé très fort « La caissière, elle t’emmerde », et puis je me suis
ravisée. Je trouvais que ce n’était pas un bon exemple à montrer au gamin.
Le pauvre, ce n’est pas sa faute si sa mère est une grosse vache.
« Grosse vache » seulement ? Là, c’est sûr, Josy a pris sur elle ! Depuis
notre dernière conversation, elle s’entraîne à dire moins de gros mots pour
son petit dernier. Grâce à sa maîtresse, Kevin a même installé une boîte à
gros mots dans le salon de ses parents. Chaque personne qui en prononce un
est redevable de 10  centimes. Dimanche dernier, Kevin avait déjà récolté
10  euros. La maîtresse a dit aux enfants que l’argent récolté servirait à
financer l’achat de nouveaux livres pour l’école.
—  Avec nous, l’école va pouvoir se payer tout une bibliothèque  !
m’assure Josy, hilare. N’empêche que ça fonctionne, je m’améliore.
— Et à la grosse vache, tu lui as répondu quoi finalement ?
— Rien. Je me suis tournée vers son fils et je lui ai demandé s’il voulait
être heureux dans la vie.
— Et ensuite… ?
— Je lui ai expliqué que moi, j’étais très heureuse et que mon métier me
convenait très bien. Et que sans moi sa maman serait bien embêtée pour
faire ses courses. Les caisses automatiques à BricoRémi, c’est pas pour
demain. Je lui ai aussi dit que c’était chouette d’être caissière car je
rencontrais plein de gens sympathiques et ouverts d’esprit. Là-dessus, je me
suis fendue de mon plus beau sourire à l’égard de sa mère.
— Putain Josy, tu mérites une médaille d’or.
— 10 centimes dans la boîte, Chloé !
Je ris franchement, ravie de son enthousiasme. Si on m’avait dit il y a
quelques semaines que Josy serait aussi motivée pour changer son langage
et exprimer sa colère de manière saine, je ne l’aurais pas cru !
— Comme quoi, on peut être franc, ne pas se laisser marcher sur les pieds
et remettre les gens à leur place sans insulter personne. Une belle leçon,
merci Josy !
—  Attends, ce n’est pas tout  ! J’ai ensuite invité le fameux Antonin à
passer derrière la caisse pour scanner quelques articles avec moi. Il était fou
de joie.
— Et la mère ?
—  Blanche comme un linge, surtout quand son gosse lui a dit que le
métier de caissier était vachement sympa et que ça le branchait plutôt bien.
Il était encore plus agité qu’avant.
— Excellent !
— J’ai passé l’âge de faire l’éducation des parents alors autant essayer de
sauver celle de leurs gosses.
—  Franchement, je t’admire. Moi je suis mal à l’aise quand les clients
dénigrent mon travail et je ne sais jamais trop quoi dire…
—  Il faut rester droite dans tes bottes, tout simplement. Ta vie c’est la
tienne, les autres n’ont rien à y redire. Et puis, il faut de tout pour faire un
monde. Des architectes, des médecins, des plombiers, des chauffeurs de
bus, des profs, des cuisiniers, des artisans, des chefs de rayons… et des
hôtes de caisse  ! Certains vont faire de hautes études, d’autres pas. Et…
alors ? Au final nous avons tous la même valeur et… on chie tous sur des
W.-C. !
Hormis les six derniers mots, la tirade de Josy était parfaite ! Je crois que
j’apprends autant à ses côtés qu’en discutant avec Ethan. Josy est une
passionnée de la vie et elle n’est pas à BricoRémi par dépit, contrairement à
ce que certains clients pourraient croire. Elle aime ce qu’elle fait et, par-
dessus tout, elle aime les autres. Durant son temps libre, hormis son
association de point de croix et la danse country, Josy donne des cours de
soutien pour les élèves de primaire du coin. Diagnostiquée dyslexique sur le
tard (à trente ans passés grâce à l’orthophoniste de son fils aîné !), elle se
bat, depuis, pour aider les jeunes qui en souffrent. Josy mélange les mots
des citations, est une piètre cuisinière, a parfois le verbe un peu haut, mais
c’est surtout la personne avec le plus grand cœur que je connaisse.

*
**
17 h 30
Je retrouve Ophélie après avoir animé l’atelier « Bricolos du dimanche ».
Le thème du jour portait sur le rafraîchissement d’une salle de bains. J’y ai
expliqué la pose d’un pommeau de douche mais aussi, plus difficile, d’un
mitigeur de lavabo, avant de donner des astuces pour customiser des
meubles et du carrelage. J’y ai retrouvé Mme Vincent qui, après avoir posé
ses rideaux toute seule, a décidé de donner un coup de jeune à sa salle de
douche. C’est vraiment une chouette femme. Je ne sais pas ce qu’elle fait
comme métier mais je sais qu’elle travaille de chez elle. Se faire un petit nid
douillet après son divorce est donc très important pour elle. Elle doit
repasser prochainement, elle compte repeindre quelques pièces.
Ophélie ayant repris sa formation, je ne la vois plus que le samedi à
présent. Entre deux clients, je lui parle de l’ennéagramme. Je n’ai toujours
pas identifié ma peur principale et j’aimerais bien qu’elle m’aiguille un peu,
si toutefois elle connaît l’outil.
— Carrément que je connais ! Mais pourquoi tu me demandes ça ?
— Comme ça… Je…
Je marque une pause et réfléchis un instant. Ai-je envie de parler d’Ethan
à Ophélie ? Rien n’est moins sûr. Même si je l’apprécie de plus en plus, elle
est toujours trop pipelette à mon goût. En plus elle est très copine avec
D’Jonatane. Je n’ai pas envie que tout BricoRémi, et encore moins
monsieur coupe mulet, sache pour mes rendez-vous du mercredi. Josiane ne
trouve déjà pas ça très clair alors si tous mes collègues y vont de leur
jugement, je crois que j’aurai du mal à y faire face.
—  Je… Je suis tombée par hasard sur un livre traitant de ce sujet et je
cherche à mieux comprendre.
—  La semaine dernière les émotions, aujourd’hui l’ennéagramme… Le
développement personnel semble t’intéresser ou je me trompe ? Tu devrais
t’inscrire aux cours libres de la fac.
Ophélie m’explique que des rencontres gratuites sont dispensées chaque
jeudi soir au sein même de son université, située à quarante-cinq minutes du
village. Organisées par des élèves de master et ouvertes à tous, jeunes
étudiants, retraités, chômeurs ou encore actifs, elles rencontrent un franc
succès. Développement de l’enfant, communication intra et
interpersonnelle, psychologie cognitive… tout y passe. Je note
l’information dans un coin de la tête. « Au cas où », comme dirait M. Rémi.
Pour l’heure, j’ai un prof particulier nommé Ethan et cela me suffit.
— Pour en revenir à l’ennéagramme, m’explique Ophélie, tu dois trouver
la peur qui, plus que toutes les autres, conditionne tes réactions. Par
exemple, moi, c’est l’abandon qui m’effraie le plus. Je l’ai compris à ma
façon de gérer mes relations intimes : je suis toujours celle qui quitte et bien
souvent sans raison. C’est juste que je ne suis pas capable d’accepter qu’on
me laisse. Je me suis aussi rendu compte que j’étais parfois un peu
« extrême » au niveau des émotions.
Je ne peux que valider : je me souviens d’une fois où Ophélie avait raté un
de ses examens et qu’elle pensait tout quitter. La formation, mais aussi
BricoRémi et sa famille. L’échec lui faisait tout voir en noir.
— Je travaille à trouver un juste équilibre avec ma psychothérapeute.
— Tu suis une psychothérapie ?
—  Oui, et j’apprends beaucoup  ! Je pense que tout le monde devrait en
suivre une. On traîne tous des casseroles depuis l’enfance.
— Pas faux.
— Bon et toi, alors, tu l’as identifié ton profil ?
— Non, justement… je m’y perds un peu. En réalité, plusieurs me parlent.
— Et c’est bien naturel car nous sommes tous un peu de tout. Néanmoins,
il est clair que nous avons tous une peur qui prédomine.
— Je ne sais absolument pas quelle serait la mienne…
Ophélie manque de s’étouffer avec son soda.
— Tu te fous de moi ?
— Non, pourquoi ?
— Sérieusement ? Tu ne vois pas ce qui compte plus que tout pour toi ?
Bah oui je suis sérieuse et non, je ne vois pas ce qui me semble essentiel.
Je ne comprends pas pourquoi elle insiste tant.
—  Pardonne-moi… C’est juste que cela me semble tellement évident  !
Autant il y a des gens que j’ai plus de mal à cerner, comme Magalie, mais
toi… Ça saute au visage quoi.
— Ah bon ?! m’étonné-je. Eh bien, instruis-moi ! répliqué-je, légèrement
agacée.
— Je pense que tu es de profil 1, une perfectionniste quoi. Je n’ai jamais
rencontré de personne aussi maniaque et cadrée que toi. L’erreur est, selon
moi, ta plus grande peur. Un tournevis blanc à côté d’un tournevis noir et tu
t’évanouis  ! Tu ne fais pas «  juste  » ton travail, tu essaies de le faire de
manière… parfaite.
— Tu exagères.
—  Tu as quand même fait une fiche à destination des clients pour
identifier tous les types de tournevis qui existent  ! J’étais là, j’ai tout vu.
Qui fait ça ?
— Une personne méticuleuse.
— Une personne de profil 1. Enfin… Ce n’est que mon humble avis. Si tu
as encore des doutes, sache que le 1 a également un problème avec la
colère. Il fait tout pour l’éviter. Chez les autres, en faisant tout ce qu’il faut
pour être irréprochable, et chez lui aussi  en contrôlant au maximum ses
émotions négatives. Est-ce que ça te parle ?
— Un peu…
Beaucoup en fait, mais je n’ose pas l’avouer à Ophélie. Je n’ai pas envie
de lui raconter toute ma vie. Nous nous arrêtons là car trois clients arrivent
vers nous. C’est toujours comme ça à BricoRémi  : personne ne vient
pendant dix minutes et, d’un coup, tout le monde a besoin de nous en même
temps. Je fais au mieux pour renseigner chacun au plus vite, mais quel
stress !

*
**
21 heures
Rincée, je suis rincée… Je suis tellement fatiguée que je peine à ouvrir ma
porte d’entrée. Heureusement que je ne travaille pas demain. Je ne veux
dire AUCUN travail. Pas de BricoRémi ni de chantier chez des particuliers,
je vais déjeuner chez mon père. J’ai un peu peur mais je suis surtout hyper
heureuse. Il m’a dit qu’il avait fait du tri dans la maison et changé deux,
trois meubles de place, histoire d’apporter du renouveau. Je suis contente
qu’il aille de l’avant, comme moi, et j’ai hâte de voir ça. Je lui proposerai
aussi mon aide pour repeindre le salon et sa chambre. Il est temps de
redonner de la couleur à cette maison, trop longtemps restée figée dans le
passé.
J’enlève mes chaussures que je dépose sur un petit tapis dédié à cet effet
dans ma mini-entrée et accroche mon manteau dans le placard. Après
m’être lavé les mains, je m’enfonce dans mon canapé en soupirant. Mon
Dieu que je suis bien ! J’observe la pièce et les objets qui m’entourent et je
souris malgré moi. Tout est soigneusement rangé, trié, aligné, ordonné : une
vraie maison témoin. Ophélie a raison, je crois que j’ai un petit penchant
pour la perfection.
Chapitre 15
Personne n’est parfait et…
c’est parfait comme ça !

Mercredi 30 octobre, 12 h 30

Quatrième clé : prendre soin de soi


— JE CROIS que j’ai identifié mon profil ennéagramme, assuré-je à Ethan en
enroulant mes nouilles udon autour de ma fourchette. En fait, j’en suis
même certaine à présent. Je suis 1, la perfectionniste. J’ai hésité toute la
semaine mais aujourd’hui cela m’apparaît comme une évidence  : c’est
comme si je le vivais dans mes tripes.
— C’est amusant que vous parliez de « tripes » car le profil 1, tout comme
les types 8 et 9, réagit en priorité avec son corps. Il ressent physiquement
les événements avant toute chose.
Je n’aurais pas dû prendre des nouilles ce midi, je n’arrive pas à les
manger proprement. En plus le vendeur a abusé sur la sauce et je m’en mets
partout ! J’aurais bien noué ma serviette autour de mon cou mais je n’ose
pas. J’ai passé l’âge de porter un bavoir en public… J’envie Ethan qui n’a
pas ce genre de problème existentiel. Il n’apporte en effet jamais son repas
lorsque nous nous voyons. Déjeune-t-il avant  ? Après  ? Si ça se trouve il
mange comme un goret et préfère éviter de m’infliger ce carnage. Devrais-
je jeûner moi aussi pour être plus sereine à ses côtés ? Impossible… Je ne
tiendrais jamais la journée. Bon allez, j’arrête de me polluer l’esprit avec
cette histoire et je me tapote délicatement la bouche. Je me pose trop de
questions, comme d’habitude.
—  Je pense aussi beaucoup, précisé-je en reprenant le fil de la
conversation. Je me fais des nœuds au cerveau pour tout.
À son petit sourire, je devine qu’il comprend que ça vient tout juste de
m’arriver. Je rosis légèrement.
— Vous rappelez-vous lorsque je vous avais raconté que nous étions dotés
de trois esprits indissociables tous aussi essentiels les uns que les autres ?
— Notre corps, notre cœur et notre mental ?
— Exactement, approuve Ethan. Eh bien, nous avons tous tendance à en
privilégier deux. Pour vous ce serait le corps et le mental. Votre cœur, siège
de vos émotions, reste donc votre point faible.
— Il est vrai que je n’ai jamais aimé parler de mes émotions. Mais ça y
est, j’ai compris leur importance… grâce à vous !
Il sourit humblement, touché. Ça m’a demandé un sacré effort de lui
avouer ma gratitude, mais je suis contente de l’avoir fait.
— Pour en revenir à l’ennéagramme, je dois vous avouer que je suis un
peu déçue. Le profil 7, l’épicurien, semblait nettement plus fun. Ça m’aurait
bien plu d’y correspondre !
—  Aucune personnalité n’est meilleure qu’une autre, Chloé. Toutes ont
leurs qualités et leurs défauts. L’essentiel est d’en être conscient pour ne pas
sombrer dans l’excès. Le 7, pour reprendre votre exemple, fuit sa tristesse et
celle des autres. Dans des situations extrêmes, comme la perte d’un être
cher, il peut vouloir changer la situation, jouer au trublion quitte à en faire
parfois « trop ». Or à certains moments de la vie, il faut savoir simplement
accepter la souffrance.
J’acquiesce en ne comprenant que trop bien ce qu’Ethan sous-entend. Je
ne remercierai jamais assez Josy d’avoir été présente pour accueillir ma
peine lorsque je lui ai avoué le décès de ma mère. J’avais juste besoin d’être
écoutée et soutenue, pas qu’on me raconte des blagues ou qu’on essaie de
me changer les idées.
— Visualisez-vous la figure de l’ennéagramme ?
— Le cercle avec neuf points à équidistance ? Oui, je l’ai vu en cherchant
des informations sur le Web.
—  Imaginez que les points soient des maisons. Le 1 doit devenir votre
port d’attache et non plus votre camp de retranchement. Vous devez
apprendre à voyager tout autour de l’ennéagramme. Visualisez-vous comme
un bateau qui vogue sur les flots de la vie et qui doit adapter ses voilures en
fonction du vent.
—  Jolie métaphore. En somme, si je vous suis, il s’agit encore d’une
histoire d’équilibre à trouver ? Je suis 1 et le resterai mais il ne tient qu’à
moi d’aller explorer d’autres mondes pour m’ouvrir davantage et renouer
avec qui je suis vraiment. C’est bien ça ?
—  Vous êtes une excellente élève. C’est tout à fait le message que je
souhaitais vous faire passer.
Ethan m’invite à prendre du recul, à rire de mes travers, à développer de
la bienveillance et de la douceur. Envers moi-même avant tout et, dans un
second temps, vis-à-vis des autres. Le perfectionniste se donne pléthore
d’injonctions : il faut/je dois/c’est obligé, exigeant considérablement de son
entourage mais encore plus de sa personne. Il me suggère de lâcher prise,
comme je commence à le faire avec les émotions.
— Votre corps a besoin de se détendre, votre mental de se reposer et votre
cœur de s’ouvrir. Mangez mieux, bougez, sortez, accordez-vous du temps
pour profiter de la vie et surtout… riez  ! C’est le meilleur remède que je
conseille aux personnes de profil 1. Vous n’avez pas à être parfaite pour que
le monde vous apprécie, Chloé. Soyez simplement vous. Et… ce sera
parfait comme ça.
Si je voulais être vraiment authentique, je commencerais par mettre ma
serviette autour du cou… mais je n’ose pas encore. Comme quoi, j’ai
encore du chemin !
—  En tant que 1, poursuit Ethan, vous devez être une experte dans
l’organisation ?
— En effet, j’aime que les choses soient claires.
— Servez-vous donc de cette qualité pour prendre soin de vous.
— Comment ça ?
—  Listez plusieurs activités qui pourraient apaiser vos trois centres
d’intelligence et planifiez-les dans votre quotidien.
Voilà qui semble dans mes cordes. Des listes, j’en fais des tas, tout le
temps. Pourquoi ne pas les employer à embellir ma vie  ? Motivée à bloc,
j’évoque avec Ethan un autre aspect de ma personnalité qui m’irrite et sur
lequel je ne vois pas comment agir : mon incapacité à dire non. Je ne sais
pas si cette problématique est liée à mon profil ennéagramme.
—  Probablement. Le 1 n’aime pas susciter la colère chez l’autre, alors
dire oui est souvent l’option la plus simple qui s’offre à lui. Les profils 2 et
9 ont aussi beaucoup de mal à refuser une demande. Après, il peut aussi
s’agir d’une histoire d’éducation. Quoi qu’il en soit, dire non s’apprend.
— Comment ?
— Dire non à quelque chose, c’est finalement dire oui à autre chose
— Comme quoi ?
— Oui à votre santé, votre bien-être, votre repos, vos valeurs…
Je reprends l’exemple de ma coiffeuse car je n’arrive pas à voir où il veut
en venir.
—  En refusant ce soin, par exemple, vous pourriez dire oui à vos
économies, me suggère spontanément Ethan. Combien gagneriez-vous ?
— Sept euros.
—  Et que pourriez-vous vous offrir d’autre pour le même prix qui vous
mette davantage en joie ?
Je réfléchis un instant. Je sais  ! Trois éclairs à la vanille dans la petite
boulangerie d’à côté.
— Eh bien, la prochaine fois que votre coiffeuse essaiera de vous vendre
quelque chose dont vous ne voulez pas, pensez à ces trois pâtisseries qui
n’attendent que vous. Il devrait vous paraître plus simple de décliner sa
proposition.
Je m’imagine une balance Roberval dans laquelle je mettrai d’un côté un
soin pour cheveux et d’un autre trois de mes gâteaux préférés. Les sucreries
l’emporteraient haut la main, c’est certain. Je grave cette image dans ma
tête telle une antisèche en espérant que cela fonctionnera lorsque je reverrai
Marion. En tout cas, l’idée me plaît assez.
— Encore une fois, Chloé, dire non, comme tout apprentissage, prend du
temps. Plus vous vous entraînerez et plus ce sera facile pour vous.
Avant que nous nous séparions, Ethan me propose un dernier exercice
pour la semaine. Il aimerait que je partage un temps, en tête à tête, avec le
collègue pour lequel je ressens le moins d’affinités. Le visage de
D’Jonatane m’apparaît immédiatement en gros plan. Je ne peux retenir une
grimace.
— Quel serait mon intérêt à m’infliger un tel supplice ?
— S’ouvrir à soi-même, c’est aussi savoir s’ouvrir aux autres.
— Je m’ouvre auprès de mon amie Josy.
—  Et je ne peux que vous encourager dans cette direction. Mais là, il
s’agit de passer à l’étape supérieure. D’Jonatane, comme vous, a ses défauts
mais aussi ses qualités. Trouvez-les. Vous pourriez être surprise dans le bon
sens. Ne trouvez-vous pas ce défi excitant ?
Excitant ? Non. « Barbare » aurait été plus proche de mes pensées.
Pff… Je retourne à BricoRémi, la tête un peu ailleurs. Je me vois mal
aborder D’Jonatane, que j’évite soigneusement depuis toujours, comme si
de rien n’était : « Hé, salut D’Jonatane ! Un type avec qui je discute tous les
mercredis sur un banc que je surnomme Marcel m’a demandé de passer du
temps avec le collègue que j’appréciais le moins. Eh ben bingo, c’est tombé
sur toi  ! Alors, heureux  ?  » Le gars ne va rien comprendre. Pire  : s’il
accepte, je vais être obligée de me le coltiner, rien qu’y penser me file de
l’urticaire. Ce n’est pas ce que j’appelle penser à mon bien-être !
En même temps, rien ne m’oblige à accepter l’exercice. Je suis libre,
non ? Ethan propose et je dispose. Oui, mais… j’ai toujours été « excellente
élève » et là, c’est un peu comme si Ethan me donnait des devoirs et que je
décidais sciemment d’en sécher un. Ça me met mal à l’aise… Dilemme.
Chapitre 16
Savoir dire non avec aplomb

Samedi 2 novembre, 13 h 45


JOSY rit tellement qu’elle manque de s’étouffer avec son cake au potiron.
Un peu plus et j’étais obligée de lui faire la technique de Heimlich ! Je lui
tends un grand verre d’eau, qu’elle boit d’un trait, tout en lui tapotant dans
le dos. Elle s’essuie le front, respire bien fort et me lance :
— Quel rigolo quand même ton Ethan ! Il te demande de prendre soin de
toi et paf  ! Il t’oblige à te jeter dans les bras de D’Jonatane. Où est la
logique ?
— Il ne me jette pas dans ses bras, il m’invite juste à ouvrir les miens.
Même moi, je manque de conviction en argumentant.
—  Bon, au moins, poursuit Josy, il a dit un truc intéressant  : tu dois
t’amuser. Que dirais-tu de m’accompagner à mon association de broderie
dimanche matin ?
Je regarde mon amie, interloquée. Ethan m’a conseillé de me détendre,
pas de mourir d’ennui… Je décline gentiment l’invitation en arguant que
j’ai piscine.
—  C’est marrant comme tu peux facilement me dire non alors que pour
un pauvre soin des cheveux ça te tourmente les méninges ! Enfin, passons.
La broderie n’est pas ta tasse de thé, OK, mais sache que tu passes à côté de
quelque chose. En plus Véronique devait nous montrer sa reproduction de
La Joconde sur sa pochette de téléphone. Tant pis pour toi !
Je me rappelle tout à coup que nous avons notre matinée team building ce
dimanche ! Josy avait complètement oublié aussi. La Joconde de Véronique
l’attendra.
— J’ai bien un autre plan, reprend Josy, mais c’est pour ce soir. Serais-tu
prête à faire face à une proposition de dernière minute ?
Josy sait que je suis toute chamboulée quand M. Rémi me programme une
animation au dernier moment, alors une sortie n’en parlons pas. Même si je
n’ai rien de prévu ce soir (comme chaque samedi depuis deux  ans), il est
vrai que j’ai besoin d’un minimum de préparation psychologique… mais je
suis prête à me faire violence. Enfin… si l’idée de Josy me convient.
— C’est ma soirée de danse country, continue Josy. Frank et moi y serons
dès 20 h 30 mais tu peux nous y rejoindre quand tu le veux. On ne termine
jamais avant minuit, voire minuit trente. On est des fous !
J’ai refusé au moins une dizaine de fois d’accompagner Josy à ses cours.
L’idée de danser me mettait mal à l’aise ; je me rends compte maintenant
que je ne me sentais pas capable de lâcher prise suffisamment pour
m’amuser… ou peut-être que j’avais peur de ce que Josy pourrait découvrir
si je le faisais. Tous mes samedis soir depuis deux ans, je les ai passés seule,
dans mon appartement, à lire ou à regarder des films. Pourtant j’ai le droit
de m’amuser, comme n’importe qui d’autre ! J’accepte donc l’invitation de
Josy. Cette décision de dernière minute me grise légèrement. C’est un grand
pas pour moi, et j’en suis fière.
Adrien arrive en pause ; je vais devoir retourner travailler et surveiller son
rayon pendant son déjeuner. Les yeux vissés sur son portable, il tente de
s’immiscer dans notre conversation. Pire qu’un ado, Adrien, trente  ans et
des brouettes, est obsédé par son iPhone. Il passe tout son temps libre sur
Instagram. Son rêve  ? Avoir un compte certifié. Je n’ai pas tout à fait
compris ce que c’était mais, à l’écouter, c’est le Graal absolu. Pas un jour ne
passe sans qu’il ne poste au moins cinq stories. Le jour où il a dépassé les
mille abonnés, il a payé le champagne à tout BricoRémi. Aujourd’hui, je
crois qu’il stagne à trois mille followers et cela le contrarie beaucoup.
— Vous parliez de quoi ?
— J’ai enfin réussi à convaincre Chloé de m’accompagner à mon cours de
danse country ce soir. Si tu veux te joindre à nous, ce sera avec plaisir.
Adrien daigne quitter son téléphone pour nous regarder. Je crois bien que
c’est la première fois que je vois la couleur de ses yeux. Verts, ils sont vert
foncé. Étonné que je puisse vouloir m’amuser avec des quarantenaires en
santiags, il me suggère plutôt de l’accompagner avec ses potes pour une
sortie au Macumba Bar, une boîte populaire de la région. Adrien me
draguerait-il ? Josy le regarde telle une inquisitrice. Ce n’est pas son petit
air de George Clooney qui va l’amadouer. Amusée, je le remercie pour sa
proposition mais réitère mon engouement à l’idée de découvrir la passion
de Josy et de son mari. Les clubs, la musique trop forte, l’alcool qui coule à
flots (je ne bois que des sodas), très peu pour moi.
Sans compter qu’Adrien n’est absolument pas mon genre  ; accepter son
offre pourrait lui donner de fausses idées. Il est mignon, certes, mais les
seules conversations qu’on ait jamais eues tournaient autour de Raphaël
Pépin ou Julien Tanti, deux influenceurs installés à Dubaï auxquels il voue
un culte infini. Il est fan des Marseillais et des jeux vidéo, deux univers qui
me sont totalement inconnus et qui ne m’attirent pas. M’ouvrir davantage
aux autres, d’accord, mais je ne suis pas encore prête pour un tel grand
écart. De toute façon, Adrien ne semble prêter aucune attention à mon refus,
retournant illico à son écran et à ses likes. Finalement, je ne dois pas
l’intéresser tant que ça.

*
**
19 h 30
Je m’active à ranger mon rayon pour partir le plus tôt possible. J’ai envie
de dîner tranquillement puis de prendre une bonne douche avant de
rejoindre Josy. C’est fou comme cette sortie avec elle me réjouit  ! Il était
temps que j’accepte son invitation. Ce n’est pas grand-chose, mais j’ai
l’impression de revivre. Qui eût cru qu’accompagner mon amie à un cours
de danse country dans la salle communale de Barré-les-Douces
m’enthousiasmerait autant ?
Je suis tellement dans ma bulle que je n’entends pas M. Rémi approcher.
Il s’excuse de m’avoir effrayée et me demande de remplacer D’Jonatane
pour la fermeture mais aussi pour l’inventaire des stocks. Ce soir  ?
Impossible. Pour une fois, le boss fera sans moi.
— Je ne peux pas.
—  Tu ne peux pas  ? s’étonne M.  Rémi. Mais… tu peux toujours
d’habitude ?
— C’est vrai, mais là j’ai décidé de prendre du temps pour moi, assumé-je
fièrement. J’accompagne Josy à son cours de danse country. J’ai hâte de
découvrir le fameux « Apple Jack » dont elle me parle tant et…
—  Ah, me coupe M.  Rémi, rassuré. Ce n’est que ça  ! Tu peux donc
annuler facilement. Tu pourras toujours y aller une prochaine fois.
Pendant quelques secondes je me dis que le boss a raison, que ce n’est pas
si important que ça et que je peux me rendre disponible. Le boulot est plus
important, non ? Je joue ma place de directrice, et après tout ce n’est pas si
grave. Puis, je repense à ma discussion de mercredi et au fait de vouloir
toujours être parfaite aux yeux des autres. Je prends le temps de
m’interroger  : qu’est-ce qui compte le plus pour moi, là, tout de suite  ?
J’imagine ma balance Roberval avec d’un côté BricoRémi et de l’autre Josy
et sa country. Le verdict est sans appel : le Far West écrase tout. Et puis…
Ce n’est pas un unique refus qui remettra en cause la qualité de mon travail
et mon investissement.
—  Non, monsieur  Rémi. Je suis désolée mais je ne peux pas vous aider
pour ce soir.
Le patron me regarde, hébété. Je crois qu’il ne m’a jamais entendue
prononcer le mot « non ». Il met un long moment à trouver une repartie…
Finalement, il tente le chantage affectif :
—  Chloé, j’ai vraiment besoin de toi, j’ai beaucoup de pression en ce
moment avec l’ouverture de ma nouvelle boutique. Ce soir, je suis fatigué…
La colère gronde en moi. Je trouve cette situation terriblement injuste. En
quoi sa fatigue est-elle plus importante que la mienne  ? Ce n’est pas moi
qui lui ai demandé d’ouvrir un second magasin. J’ai bien envie de lui
dresser la liste de tous les soirs où j’ai fait la fermeture alors que ce n’était
pas mon tour mais je me ravise. Peu importe : ce soir, c’est non et c’est tout,
je n’ai pas à me justifier davantage. Il a le droit de me faire une demande et
moi de la lui refuser.
— J’entends bien, monsieur Rémi, mais je vous confirme que je ne suis
pas libre.
M. Rémi n’en croit pas ses oreilles et les traits de son visage commencent
à se durcir. Il me regarde droit dans les yeux, sourcils froncés, en
m’assurant qu’il « retient ». Moi qui le pensais compréhensif, je tombe de
haut. Je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse réagir ainsi. Après tout, peut-
être que ce seul refus est suffisant à me porter préjudice… ? J’aurais peut-
être dû dire oui.

*
**
21 heures
—  Certainement pas  ! me certifie Josy en m’entraînant dans un
mouvement à quatre temps appelé « grapevine ». Stop au « trop bon, trop
con » ! Tu as réagi comme il fallait et je suis fière de toi, ma Chloé.
—  Je te remercie pour ton soutien, mais je me sens un peu mal quand
même… M. Rémi avait l’air vraiment contrarié.
— Eh bien tant pis pour lui ! C’est son problème, pas le tien. Il a tellement
pris l’habitude que tu dises amen à tout, que là, il s’est mangé une porte ! Il
n’est certainement pas content, mais ça vaut mieux  : s’il t’engage comme
directrice en pensant que tu es toujours disponible, il s’attendra à ce que tu
le sois à l’avenir et demandera toujours plus. Ce n’est pas une base saine
pour une relation de travail. Tu vois, ajoute-t-elle tout en m’entraînant avec
elle sur la droite pour un pas de jazz box, moi, je lui dis souvent non. Du
coup, le jour où il me demande de faire des heures sup’ et où je lui dis oui,
il est tout content ! C’est toujours ceux qui râlent le plus qui ont le plus.
Josy a sans doute raison, j’ai mal habitué M. Rémi, et après tout c’est son
problème, pas le mien. Je vais essayer d’arrêter de penser à lui et de me
concentrer sur la danse. Pas question de le laisser me gâcher la soirée  !
D’autant que la country est beaucoup plus technique qu’il n’y paraît. Moi
qui ne suis pas à l’aise avec mon corps, j’ai un peu du mal à suivre le
rythme.

*
**
Minuit
Je suis morte, Josy m’a tuée ! Elle ne m’a pas laissé une minute de répit.
Je me suis tapé TOUTES les danses de la soirée. Du Clogging à la Square
dance en passant par la fameuse danse en ligne, j’ai tout vu ! En tout cas, je
me suis bien amusée. Vraiment. Je suis même partie dans un fou rire
incontrôlable quand Josy est arrivée en cours avec sa tenue de cow-girl ! Du
chapeau aux santiags en passant par la petite jupe en jean et la chemise à
carreaux, rien ne manquait. Moi qui suis habituée à la voir en tenue de
BricoRémi, j’ai été bien dépaysée. J’avais l’air un peu à l’ouest en jogging
et converse mais peu importe : j’ai bien dansé quand même. Pendant deux
heures, au son de Johnny Cash ou Kenny Rogers, au milieu de tous ces
danseurs plus cow-boys les uns que les autres, je me serais crue à Nashville
au Tennessee. Je m’endors avec Further Up on the Road dans la tête en
songeant à notre team building de demain matin.
When the road is dark and the seed is sowed
Where the gun is cocked and the bullet’s cold
Where the miles are marked in the blood and gold
I’ll meet you further up on the road3…

3 Quand la route est sombre, et la graine est semée


 Quand le pistolet est armé, et la balle est froide
 Quand les kilomètres sont marqués dans le sang et l’or
 Je te rencontrerai plus loin sur la route…
Chapitre 17
Team building et… surprise

Dimanche 3 novembre, 9 h 55


JOSY s’est mise à l’arrière pour somnoler tranquillement  ; mon petit doigt
me dit qu’elle et Franky ont dû se coucher bien après minuit trente. Sa tête
posée sur l’épaule de Philippe, elle ronfle. Heureusement que c’est moi qui
conduis, sinon je n’aurais pas donné cher de notre peau ! Fabienne est à la
place du mort, ravie que nous fassions du covoiturage pour nous rendre à
notre matinée team building. Elle me parle de ses dernières trouvailles pour
son rayon «  Récup’ en tout genre  ». Son plus beau butin selon elle  : des
roues de poubelles. « J’en ai récupéré dix. Les parents vont se battre pour
les acheter. Imagine les caisses à savon formidables pour les gamins ! » Si
elle le dit.
Ophélie a réservé un escape game près de sa formation, à Villefranche-
sur-Saône. Je serais bien passée la récupérer sur le chemin mais la voiture
est bondée. J’ai une Peugeot 107, pas un van. Philippe et son mètre quatre-
vingt-dix ont déjà eu toutes les difficultés du monde à se positionner dans
mon tacot. Fabienne ne circulant qu’à vélo, Philippe en bus et Josy en mini,
ma voiture était la seule option valable. Je pense qu’il aurait été préférable
que Philippe monte à côté de moi mais, lorsque Fabienne lui a dit qu’elle
était malade en voiture, il a préféré lui céder sa place. Gentleman avant tout.
Il est 10 heures pile lorsque nous arrivons au lieu du rendez-vous. Ophélie
nous accueille toute de cuir vêtue.
—  Tu t’es prise pour Catwoman ou quoi  ? lui lance Josy, tout juste
réveillée.
—  Je me suis mise dans l’ambiance agent secret  ! On va résoudre des
énigmes, lutter contre le temps…
— On va faire un jeu, l’arrête Josy, pas une mission de filature.
— Heureusement, car entre ta jupe orange et ton pull fuchsia on se serait
fait remarquer direct, ironise Ophélie.
Pas faux.
Marie et Laurent, les propriétaires des lieux, nous invitent à pénétrer dans
leur salle de préparation. Là, nous sommes obligés de laisser nos sacs et nos
téléphones dans des casiers dédiés à cet effet. Je regarde comment va
Adrien… Ça va, il tient le coup. Espérons que ses abonnés aussi. Assis sur
un immense sofa jaune poussin, nous nous regardons sans trop savoir à
quelle sauce nous allons être mangés. M.  Rémi semble de bonne humeur,
exit sa petite crise d’hier soir, j’ai bon espoir qu’il ne m’en tiendra pas
rigueur ! Je me retiens de lui demander comment il s’est débrouillé pour la
fermeture du magasin.
— Je vais vous rappeler le principe d’un escape game, commence Marie.
Il s’agit d’un jeu d’énigmes à vivre en équipe, d’une durée maximale d’une
heure. Vous allez vous retrouver enfermés dans un lieu clos en lien avec la
thématique de la magie.
— Et si on a besoin d’aller aux toilettes ?
La question vient de Philippe, évidemment.
— Vous pouvez y aller juste avant et une fois la mission terminée.
Devant la mine déconfite de Philippe, Marie rajoute :
— Mais s’il y a une urgence, évidemment, je vous ouvrirai la porte, soyez
sans crainte. En revanche, tout joueur qui sort en cours de jeu ne peut plus
réintégrer la partie.
Laurent prend le relais pour nous expliquer l’ambiance de leurs deux
salles. La première, appelée « Le cabinet de Merlin », nous plongera dans
l’univers du célèbre sorcier médiéval ; tandis que la seconde, « Mystère au
Palacio », nous emmènera dans les coulisses d’un spectacle de magie.
—  Comme vous êtes huit, nous allons vous séparer en deux équipes de
quatre. La première équipe sera composée de Fabienne, Philippe, Chloé et
D’Jonatane. Vous allez partir avec Marie en direction du cabinet de Merlin.
Quant à Ophélie, Josiane…
— Josy, je préfère Josy.
— Pas de souci. Donc, Josy, Ophélie, Adrien et Fulbert font partie de la
deuxième team.
Fulbert ? Qui est Fulbert ?
Oh, mon Dieu… C’est M.  Rémi  ! À force de l’appeler
« monsieur Rémi », j’en avais oublié qu’il portait un prénom. Je me retiens
difficilement d’éclater de rire. Fulbert, quand même… quelle idée !
Bon, en attendant, me voilà coincée pendant une heure avec D’Jonatane.
Et sans ma Josy !
Marie sera donc notre game master. Elle suivra nos recherches en temps
réel grâce aux caméras installées dans la salle. Elle nous explique qu’elle
n’interviendra que si nous nous égarons ou si nous perdons trop de temps
sur un indice. Il faudra tout fouiller, ouvrir des coffres, résoudre des
énigmes ou encore trouver des codes. Cela demande une vraie coopération
si on veut sortir de la pièce dans le temps imparti. L’adrénaline monte en
moi : j’ai envie de gagner… même avec D’Jonatane.
Marie nous détaille les enjeux du cabinet de Merlin, c’est une
merveilleuse conteuse et nous nous prenons rapidement au jeu. Je
commence à comprendre pourquoi Ophélie s’est habillée en combinaison
d’agent secret. Après nous avoir laissé prendre une dernière pause pipi, la
game master nous enferme dans la salle. Nous nous retrouvons plongés
dans un noir quasi total. Seul un cadran lumineux nous indique le temps qui
passe.
— Vous croyez qu’on doit allumer des torches ? chuchote Fabienne. Du
temps de Merlin, l’électricité n’existait pas…
—  Tu peux parler plus fort, assure D’Jonatane. Et non, je ne pense pas
qu’on doive allumer un feu. Nous sommes dans un escape game, pas dans
un épisode de Koh Lanta.
Philippe appuie sur un interrupteur, donnant vie à quelques points
lumineux épars. L’obscurité n’est plus que partielle.
— Bien joué Philippe ! soufflé-je. Première énigme résolue.
Philippe rougit, il a du mal avec les compliments.
Nous attendons que nos yeux s’habituent à la pénombre pour enfin
détailler les lieux. Les décors sont époustouflants  ; j’ai réellement
l’impression de me trouver dans la caverne secrète d’un véritable sorcier.
Quelques éléments attirent particulièrement mon attention  : des animaux
empaillés, des bocaux aux étiquettes illisibles ou encore des dizaines de
fioles regorgeant de liquides multicolores. Avec Philippe, nous décidons de
nous attaquer à la bibliothèque pendant que Fabienne et D’Jonatane
fouillent l’immense bureau en chêne. Nous regroupons tous les indices que
nous découvrons au centre de la pièce  : clés, aimant, messages codés…
Pour le coup, je nous trouve hyper organisés. Chacun fouille, réfléchit,
analyse, donne son avis. J’utilise mon profil de perfectionniste pour
coordonner les recherches et trier les indices. Nous sommes tous connectés
ce matin.
Tout en m’activant, j’observe discrètement mes compagnons.
L’ennéagramme m’obsède tellement que j’ai envie de trouver la
personnalité de chacun, pour mieux les comprendre. Philippe, qui n’ose
prendre aucune décision et s’en remet toujours à l’avis du groupe, me fait
penser au profil 9, le médiateur. D’Jonatane serait un 3, un « battant ». Très
impliqué et survolté, il nous remotive quand nous ne savons plus quoi faire
de tous ces indices éparpillés à même le sol. Il a clairement envie de gagner
et nous porte pour que nous y arrivions tous ensemble. Moi qui pensais
qu’il allait se la jouer perso, je lui découvre une autre facette. Ce matin il est
un véritable moteur pour l’équipe. Je comprends mieux pourquoi M. Rémi
pense qu’il ferait un bon gérant. Quant à Fabienne, elle est également très
investie. Elle ne ménage pas ses efforts et réussir semble lui tenir à cœur.
Pourrait-elle être un 1, comme moi ? Vu sa passion pour l’écologie, ce ne
serait pas impossible. Les 1 ont de grands idéaux, et il leur tient à cœur de
les mener jusqu’au bout.
Je sens mon cœur déborder d’empathie, tout à coup. Je ne vois plus les
défauts de mes collègues ni leurs excès, mais simplement les désirs qui les
animent. À notre manière, et parfois maladroitement, nous courons tous
finalement vers un seul et unique but : être aimé.
*
**
On a gagné ! À une minute près… Et grâce à Philippe, de surcroît, qui a
su prendre la bonne décision au moment opportun. Comme quoi, tout peut
arriver ! Se sentir soutenu et avoir confiance en soi suffit pour oser. Nous
jubilons comme des gamins.
Entre ma soirée d’hier et ce jeu d’évasion, je me sens complètement
shootée. Shootée à la bonne humeur, à l’esprit de groupe, à l’adrénaline, à la
dopamine… Et ça me fait un bien fou. D’Jonatane ne m’a même pas agacée
un seul instant, c’est dire. Fabienne est tellement ravie de cette expérience
qu’elle en tire une nouvelle idée  : elle aimerait créer un concept d’escape
game autour du thème du recyclage… dans son garage. Elle en discute
même avec Marie qui lui suggère de déposer un dossier de candidature
auprès de la Région pour obtenir une subvention. L’écologie est en effet un
sujet au cœur des préoccupations de nos élus locaux. Le projet de Fabienne,
une fois bien ficelé, pourrait donc les intéresser.
L’équipe de Josy est nettement moins enthousiaste que la nôtre : elle n’a
pas réussi sa mission et est restée enfermée dans la loge du magicien. Josy
sort tout essoufflée, elle ne semble pas avoir ménagé ses efforts. M. Rémi
reproche à Adrien sa nonchalance qui lui-même critique ma Josy pour son
éparpillement. Bonne ambiance quoi. Ophélie, désireuse de leur rendre le
sourire, nous propose de nous diriger vers le lieu de notre déjeuner, un
restaurant grec. Au menu : dolmadakia, moules saganaki et galaktoboùreko.
Je m’en pourlèche les babines d’avance.

*
**
15 heures
Josy ne dort pas, pourtant il règne un silence de mort dans la voiture. La
surprise de M. Rémi nous a tous fait perdre notre langue. Elle se prénomme
Mathias. Ce beau gosse de trente et un  ans, directeur d’une enseigne de
Bricolage sur Lyon, sera notre futur boss d’ici deux mois. « Le choisir m’est
apparu comme une évidence  », a précisé M.  Rémi qui va le former dès
lundi. D’Jonatane et moi n’étions donc que des options de dernier recours.
Un « second choix », en somme.
— Bon, je crève l’abcès ! s’exclame Josy après dix minutes. C’est quoi ce
bordel ? D’où il sort ce Mathias ?
— De « Brico et nous », un concurrent, rappelle Fabienne.
—  Ça j’avais compris, mais pourquoi c’est lui qui récupère le poste de
M. Rémi ?
— Fulbert a sans doute trouvé qu’il avait le bon profil, suggère Philippe.
La seule évocation du prénom du boss suffit à déclencher l’hilarité
générale. Je ne sais pas si la situation est si drôle ou si rire nous détend les
nerfs, mais plus personne n’arrive à s’arrêter. Quand la pression retombe,
Josy reprend :
— Ce poste devait te revenir, Chloé. Ou alors à défaut, à D’Jojo.
— M. Rémi ne nous a rien promis…, précisé-je.
— Il n’a jamais faire croire le contraire non plus, et il a largement profité
de la situation pour vous faire travailler plus dur. On y a tous cru.
—  C’est vrai, confirme Fabienne. J’en parlais encore hier avec
D’Jonatane  : il était sûr que ça allait se jouer entre vous deux. Il tenait
beaucoup à ce poste, il avait déjà plein d’idées pour améliorer le magasin.
Je n’ai pas pu en discuter avec lui tellement il a quitté précipitamment le
restaurant ce midi, mais j’imagine qu’il a dû tomber de haut.
Je ne me doutais pas que D’Jonatane convoitait tant cette place. Je savais
qu’il la voulait, évidemment, mais j’imaginais que c’était plus dans un
esprit de compétition qu’autre chose. Lui ou moi : il voulait gagner, quoi. À
en croire Fabienne, c’était plus fort que ça.
Est-ce que je suis déçue que M. Rémi ne m’ait pas choisie ? Oui ! Mais
sans doute moins que D’Jonatane. Je ne pense pas m’être autant investie
que lui dans la démarche. C’est surtout mon orgueil qui a été touché, ainsi
que ma confiance en moi. Pour l’instant, j’accuse le coup. Je suis aussi
terriblement déçue de l’attitude ambiguë de M.  Rémi. Il a laissé planer le
doute jusqu’au bout pour finalement nous dire que Mathias était un choix
« évident »… Un peu difficile à encaisser !
Chapitre 18
Un peu de moodboard et ça repart

Lundi 4 novembre, 11 h 30


JOSY est absente. Encore. Je crois que c’est la varicelle cette fois… Pas pour
elle, pour Kevin. Un petit perroquet avec des taches rouges, ce doit être
rigolo.
Quoi qu’il en soit je me retrouve sans elle pour déjeuner. J’ai l’impression
de replonger dans le passé, à ne pas savoir quoi faire de ma solitude. Au
collège je n’avais qu’une seule amie ; lorsqu’il lui arrivait d’être malade, je
me retrouvais désemparée sans savoir comment organiser ma journée.
J’aime bien que les choses se déroulent comme je les avais imaginées ; les
changements de dernière minute, les imprévus, je ne suis pas fan. Ce doit
être mon côté perfectionniste-qui-aime-contrôler-et-tout-anticiper  qui
ressort.
Ethan me dirait probablement de prendre de la hauteur et d’en rire… Soit.
Je vais donc aller me chercher des cotillons et sortir un chapeau pointu pour
faire la fête. Peut-être devrais-je demander à D’Jonatane et Albertina, la
cousine de Josy, de me rejoindre ? Plus on est de fous plus on rit, après tout.
Ils sont actuellement en pause avec moi. Enfin, «  avec  » moi est un bien
grand mot  : Albertina a le nez plongé dans un roman russe de mille cinq
cents pages et D’Jonatane joue avec son téléphone. Ça ne lui ressemble pas,
d’ailleurs. Serait-ce l’annonce surprise de M. Rémi qui lui pèse ?
Vous allez me prendre pour une folle, mais… j’aimerais tenter une
approche. Sans les cotillons, évidemment. Je ne sais pas si c’est notre
victoire chez Merlin qui nous a rapprochés, notre déception commune, ou
s’il me tient simplement à cœur de réussir la mission confiée par Ethan,
mais je finis par me lancer :
—  Que penses-tu du fait que le patron ait choisi Mathias pour le
remplacer ?
D’Jonatane lève les yeux et me regarde comme si j’étais une
extraterrestre. Ce doit être la première fois de l’année que j’essaie
d’engager une conversation avec lui.
— Rien.
Le gars esquive, replongeant immédiatement dans son jeu. Candy Crush
l’a littéralement hypnotisé. Son ton était sec, limite agressif. Josy a raison :
c’est vraiment un trou du cul sans fond, il n’y a rien à en tirer. Pour une fois
que j’essayais de communiquer avec lui ! On ne m’y reprendra plus. Ethan
et son défi « excitant » ? Tu parles…
En même temps… je ne peux m’empêcher de ressentir de la compassion
pour D’Jonatane. L’arrivée de Mathias a dû être un véritable coup de
massue. Je me demande même s’il n’a pas créé une poupée à l’effigie de
Mathias dans laquelle il pique secrètement des épines pour se venger. Si
D’Jonatane est un profil  3 comme je l’imagine, qui ne croit avoir de la
valeur que pour ce qu’il fait, son estime de lui a dû être sacrément
égratignée. Mais il ne l’admettra jamais… Trop d’ego. Ou trop de peine. À
bien y réfléchir, je crois qu’il me touche. Les fêlures qu’il cache me font
penser au décès de ma mère que je me refusais d’évoquer. J’aurais envie de
lui dire de parler, de crier ce qu’il a sur le cœur, mais je n’ose pas. On s’est
toujours cordialement détestés, je ne suis pas la mieux placée pour ça… Je
l’observe, les yeux rivés sur son écran, sans savoir quoi faire.
Ma pause est terminée, je vais retourner travailler. Avant de quitter la salle
de repos, je me retourne vers D’Jonatane et, dans un élan de spontanéité, lui
lance :
— Tu aurais fait un très bon gérant, D’Jonatane. N’en doute pas.

*
**
Je ne sais pas pourquoi j’ai sorti ça. Enfin si, je sais : je le pensais, tout
simplement. Pour une fois, j’ai dit tout haut ce qui me traversait l’esprit.
D’Jonatane va me trouver bizarre… Tant pis. Quelque part, ça m’a fait du
bien. Et puis, après tout, moi aussi je le trouve étrange par de nombreux
côtés, sa coiffure et sa moustache remportant la palme.

*
**
Bye bye le rayon outillage, place à la peinture !
Je suis trop contente, c’est l’un de mes rayons préférés. Mon nuancier en
poche, je me sens un peu comme la reine du monde. J’adore les couleurs,
elles changent la donne et ont un réel pouvoir. Une teinte peut apaiser,
stimuler, motiver… Elle n’est donc pas à choisir à la légère. Saviez-vous
que Google a choisi de mettre de la couleur partout dans ses locaux ? Mais
attention, pas n’importe comment. Les employés de l’entreprise américaine
choisissent d’aller travailler dans un bureau en fonction de leur envie du
jour. Ils recherchent l’inspiration  ? Direction la salle bleue. Ils ont besoin
d’être productifs  ? Go dans l’open space aux murs rouge vif  ! Ceux qui
veulent réfléchir et prendre de grandes décisions préféreront la salle de
réunion jaune. Les couleurs, c’est toute une histoire… Plusieurs livres
abordent le sujet. Je suis en train d’en parler avec Philippe quand une
cliente m’interpelle :
— J’aurais besoin de vos conseils avisés, mademoiselle.
Mon ego se gonfle et je ne peux m’empêcher de sourire. Non, parce que
bon, c’est sympa de ranger le rayon et d’indiquer où trouver du papier à
poncer, mais utiliser mon savoir-faire pour aiguiller un client dans un projet,
ça, c’est vraiment gratifiant.
— Je voudrais repeindre mon local de travail, me précise la jeune femme.
Je cherche aussi des sièges et un peu de déco. Je viens de m’installer à mon
compte comme ostéopathe, ajoute-t-elle non sans une pointe de fierté.
—  Félicitations, me réjouis-je pour elle. Combien de pièces devez-vous
refaire ?
— Deux. La salle d’attente et mon cabinet. J’aimerais en faire des lieux
cocooning où les patients se sentent bien. Un truc un peu punchy et sobre à
la fois. Je voudrais aussi créer deux ambiances différentes mais qui
s’accordent, évidemment. Je ne sais pas si je suis très claire… En même
temps, tout est encore un peu fouillis dans ma tête !
—  Et c’est bien naturel  : vous partez de rien, tout est à faire. Afin
d’affiner vos envies, je peux vous proposer la réalisation d’un moodboard
pour commencer.
— Un moodboard ?
Le moodboard, que l’on peut traduire littéralement par «  tableau
d’humeur  », est une combinaison d’images (photos, cartes postales, pages
de magazine), d’objets, de tissus et parfois de courts textes définissant le
style visuel que l’on souhaite donner à un projet. De nombreux créatifs
utilisent cet outil, designers et publicitaires en tête, afin de définir l’identité
graphique qu’ils souhaitent apporter à leur produit. Je propose à ma cliente
d’en réaliser un en ligne via un logiciel de montages que j’ai installé sur
mon poste de travail. Nous passons trois quarts d’heure à sélectionner
quelques photos et différentes textures. Philippe prend le relais pour
aiguiller les autres clients du rayon. Je ne sais pas ce qui se passe, mais je
constate qu’il va beaucoup moins aux toilettes aujourd’hui. Aurait-il enfin
trouvé une solution miracle ? J’en serais ravie pour lui.
Le tableau de Mlle  Camille est majoritairement composé d’images de
nature et d’objets couleur or. Le vert, le jaune et une ambiance écolo sont
donc des thèmes qui ressortent. Après une heure passée ensemble à tourner
dans les différents rayons du magasin, son chariot est rempli et son visage
reflète sa joie. Elle est ravie, et moi aussi. Quel plaisir de se sentir utile et de
mettre ses connaissances à profit pour aider les autres ! Quant à Philippe, il
a assuré comme un chef en restant à son poste non-stop.

*
**
20 h 30
Je suis déjà chez moi, les pieds bien au chaud dans mes chaussons
douillets, un plaid sur mes jambes. Une vraie mémère ! Manque plus que le
chat sur les genoux et un tricot dans mes mains pour parfaire le tableau.
J’ai quitté à l’heure ce soir, aucun zèle. Pourquoi donner «  trop  » si
M. Rémi n’en est pas reconnaissant ? Je vais continuer à faire correctement
mon travail, sans excès. Le boss n’a vraiment pas été honnête avec
D’Jonatane et moi et ça, ça me reste en travers de la gorge.
En parlant de D’Jonatane, j’en ai une bien bonne. Il est venu me parler.
Enfin… il m’a juste dit quelques mots mais ça m’a toute chamboulée, j’en
ai même oublié d’aller m’acheter à manger, c’est pour dire ! Au moment de
quitter BricoRémi, il m’a interpellée. Je m’attendais à une blague toute
pourrie, mais il a fait sobre en me disant simplement :
— Toi aussi, Chloé.
Ethan avait raison : il n’est pas si con finalement.
Chapitre 19
Programme de remise en forme

Mercredi 6 novembre, 12 h 35

Cinquième clé : transformer un rêve en réalité


AUJOURD’HUI, pas de bon petit plat japonais  : Okiwu est fermé pour cause
d’inventaire. Je me suis contentée d’un sandwich que j’ai mangé en
marchant. « Englouti » serait plus exact : j’avais une faim d’ogre. Il ne me
reste que ma petite infusion pour me réchauffer le cœur. Et les mains aussi.
Il fait un froid glacial ce midi, l’hiver semble être arrivé avant l’heure.
Après l’été qui perdure, voilà l’automne qui meurt trop tôt.
Ethan est en retard, ce n’est pas son habitude. J’espère qu’il viendra,
d’autant plus que j’ai bien fait mes devoirs cette semaine. Déjà, j’ai parlé
avec D’Jonatane en tête à tête (la présence d’Albertina ne compte pas, je ne
l’ai même pas entendue respirer). Alors, soit, nous ne nous sommes pas
raconté nos vies, mais l’air de rien nous en avons dit beaucoup en quelques
mots.
J’ai également rempli la deuxième partie du contrat en réfléchissant à des
activités qui pourraient me faire du bien. Je regarde ma fiche mémo en
attendant Ethan.
Plongée dans ma lecture, je n’entends pas Ethan arriver et s’asseoir près
de moi. Son « bonjour » murmuré en douceur me sort tranquillement de ma
bulle :
— Vous êtes en retard, lancé-je instinctivement.
— C’est vrai, et je vous prie de m’en excuser.
— Faute avouée à moitié pardonnée. C’est juste que j’ai eu peur que vous
ne veniez pas.
— Bravo, Chloé.
— Bravo pour quoi ?
— Vous venez d’exprimer vos sentiments.
Je ne m’en étais même pas rendu compte. C’est vrai qu’habituellement je
ne fais pas remarquer aux gens qu’ils m’ont fait attendre. Je n’explique pas
non plus ce que cette absence m’a fait ressentir. J’encaisse, c’est tout.
Je change sans m’en rendre compte… C’est chouette, ça  ! Pas à pas,
j’avance sur mon chemin.
Fière comme un paon, je montre ma fiche à Ethan qui me questionne sur
quelques points, notamment sur le karaoké. Je ne l’ai jamais avoué à
personne mais j’adore ça. Ma chanson préférée ? Richard Cocciante et son
Coup de soleil. Je chante faux, terriblement faux mais je m’éclate. Plus
jeune, mes parents m’avaient acheté un jeu de karaoké à brancher sur une
télé. Je n’arrêtais pas de chanter toute seule dans ma chambre. Il faudrait
que je retrouve ce jeu.
—  Chanter est aussi un bon moyen d’évacuer son stress, m’apprend
Ethan.
— Raison de plus pour que je m’y remette !
Concernant le rendez-vous chez le naturopathe, c’est Fabienne qui m’en a
soufflé l’idée. J’étais en train de surfer sur des sites pour trouver des
recettes saines, équilibrées et rapides à faire quand on s’est mises à
échanger sur le sujet. Comme j’étais complètement perdue et que je ne
savais pas par où commencer, elle m’a conseillé d’aller consulter sa
naturopathe. L’idée serait de faire un bilan sur ma façon de manger, de voir
de quoi je souffre régulièrement, de s’intéresser à mon style de vie… afin
d’adopter une alimentation en adéquation. Fabienne m’a convaincue, je vais
prendre rendez-vous.
— Votre planning me semble parfait. Il ne tient maintenant qu’à vous de
vous montrer rigoureuse en le mettant en application rapidement. Je pense
aussi qu’il serait utile que vous marquiez des fréquences concernant
certaines activités, comme le sport ou la marche. Ne vous surchargez pas
trop surtout. Mieux vaut commencer doucement mais… sûrement. Les
personnes perfectionnistes, encore plus que d’autres, ont tendance à faire
passer leur bien-être après le travail ou leurs obligations
familiales/personnelles. Résistez à la tentation ! Prenez-vous réellement en
main et concrétisez rapidement toutes vos propositions en les inscrivant
dans votre agenda comme des priorités.
Ethan insiste aussi sur mon assiduité. Selon lui, la clé du succès réside
dans la régularité. Il est nécessaire que je me crée des petits rituels qui, à
force de persévérance, deviendront des habitudes naturelles. Un peu de
marche, un peu de sport, un peu de sorties… dispersées, sans contraintes,
dans mon quotidien. Il me parle aussi d’applications gratuites proposant des
méditations de courte durée. Je note l’idée. C’est vrai que fermer les yeux et
tenter de me concentrer sur ma respiration, toute seule dans un coin en
position de lotus, ne me paraît pas évident de prime abord. Si je suis
« guidée » ce devrait être plus simple.
C’est bien beau de faire un planning mais encore faut-il le respecter ! Je
me promets de prendre le temps, très vite, de tout mettre en œuvre. Ethan
m’enseigne la théorie, à moi de passer à la pratique.
Cette mise au point faite, nous passons à la leçon du jour.
— Chloé, avez-vous des rêves ?
— Comme tout le monde.
— Pouvez-vous m’en citer un ?
—  Hum… Laissez-moi réfléchir… Gagner au loto, faire le tour du
monde, avoir un corps de rêve, être aussi zen qu’un moine tibétain, devenir
bilingue… ?
— La question est de savoir débusquer les vrais rêves des faux et de vous
donner les moyens de transformer les vrais en objectif de vie.
— Des faux rêves… comme les émotions parasites ?
— C’est un peu ça. Les vrais rêves sont ceux qui comptent réellement et
qui satisfont un besoin ancré en vous. Les faux restent des désirs qui n’ont
nul autre but que de nous divertir l’esprit.
— Se divertir l’esprit c’est plutôt positif, non ?
—  Tout à fait, tant que vous en êtes consciente. Cela devient
dommageable lorsque vous prenez vos fantasmes pour des réalités
inaccessibles et que vous jalousez ceux qui les obtiennent à votre place.
Je pense à Adrien tout à coup, toujours scotché à ses écrans à idolâtrer la
vie des influenceurs d’Instagram. Il perd un temps fou sur les réseaux
sociaux en imaginant que leur quotidien est meilleur que le sien. Ce n’est
pas un rêve mais une obsession dont il devient la victime.
—  Prenons un exemple, poursuit Ethan. Gagner au loto… vrai ou faux
rêve ?
— Je ne sais pas trop… vrai ?
— Quelles sont vos motivations ?
—  Si je gagne au loto, je n’aurai plus à travailler et je pourrai voyager
partout dans le monde.
—  Vous pouvez très bien voyager dans le monde entier sans être
millionnaire, m’assure Ethan. Si le frein est l’argent, de nombreuses
solutions existent. Vous pouvez économiser en faisant du stop, loger chez
l’habitant en vous inscrivant sur des sites de couchsurfing ou encore
bénéficier du gîte et du couvert gratuit grâce au woofing. Vous pouvez aussi
partir en mission humanitaire. Les stratégies sont multiples si votre
véritable rêve est de voyager et que vous ne disposez pas des moyens
financiers suffisants.
— OK… mais si je gagne au loto je ne serai plus obligée de travailler.
—  Vous aimeriez réellement ne plus avoir aucune activité
professionnelle ?
Ethan me pose un nombre incalculable de questions, jusqu’à me faire
avouer que gagner au loto n’est finalement qu’un fantasme. Être plus riche
ne me permettrait pas d’être plus épanouie. Il m’invite à me concentrer sur
les besoins que l’accomplissement de mon rêve combleraient. Je ne suis pas
encore certaine d’avoir compris toute la différence entre un vrai et un faux
rêve mais j’écoute, curieuse. J’essaierai de réfléchir à ce qui compte
vraiment pour moi plus tard.
— Une fois que vous aurez défini votre projet, il s’agira d’exprimer votre
intention de manière positive, claire et précise. Le vrai rêve que vous voulez
voir se réaliser doit être limpide et limité dans le temps.
— Par exemple : je veux perdre trois kilos en trois mois ? proposé-je en
tentant de comprendre.
—  C’est presque juste mais le terme «  perdre  » a une connotation trop
négative. N’oubliez pas, Chloé, que chaque mot a un pouvoir. «  Je veux
retrouver un poids d’équilibre que je me fixe à…  » me semble plus
opportun.
Je retiens le principe mais pas la phrase exacte car cet objectif ne
m’intéresse pas : c’était juste une idée qui me passait par la tête en pensant
à Josy qui aimerait mincir. Les régimes, très peu pour moi.
—  Vous m’auriez posé la question la semaine dernière, expliqué-je, je
vous aurais répondu sans hésiter : « Je veux que mon patron me donne le
poste de directrice quand il partira sur Lyon. »
J’explique à Ethan les derniers événements et l’arrivée de Mathias.
—  Ce rêve n’était pas un projet, conclut rapidement Ethan  : c’était une
attente, une exigence qui engageait une tierce personne, en l’occurrence
votre patron. Un véritable rêve qui se transforme en objectif ne doit
concerner les efforts que d’une seule personne : vous. Cela pourrait plutôt
se formuler ainsi : « Je veux devenir directrice d’un magasin de bricolage
avant mes trente-cinq ans. » Qu’en pensez-vous ?
Je me rends compte que cette ambition ne me convient pas vraiment : elle
ne me met pas des étoiles dans les yeux ou des picotements dans le ventre.
Si c’était un vrai rêve je devrais le ressentir dans mes tripes ; là, clairement,
ce n’est pas le cas. J’aurais aimé obtenir le poste de directrice car je me suis
beaucoup investie pour BricoRémi et je pensais être légitime aux yeux de
mes collègues. C’était une suite logique de mon parcours professionnel,
rien de plus. Plus les jours passent et plus je m’en rends compte.
Qu’est-ce qui vibre réellement au fond de moi ? Je dois avouer que je n’en
sais rien. Ethan m’invite à prendre le temps d’y réfléchir cette semaine.
— Votre rêve doit vous rendre heureuse. Vous devez, en vous imaginant
avoir réussi à le réaliser, ressentir votre corps irradier de bonheur. Ce rêve
devenu réel doit nourrir un ou plusieurs besoins en vous. Besoin
d’accomplissement, de liberté, d’amusement, d’apprentissage, de créativité
et que sais-je encore ! Enfin, ce rêve doit en valoir la chandelle comme on
dit. Les avantages doivent être supérieurs aux inconvénients.
— Je ne vous suis plus…
— Lorsque l’on se met en quête de passer du rêve à la réalité, il faut être
conscient des efforts à fournir. Vous parliez tout à l’heure de mincir.
Reprenons cet exemple. Seriez-vous prête à vous priver de certains aliments
et à pratiquer régulièrement un sport pour atteindre cet objectif  ? Si la
réponse est oui, ce rêve est « vrai », si la réponse est non alors il ne s’agit là
que d’un fantasme à laisser de côté. La réalisation de tout objectif entraîne
des compromis, des prises de risques et de la discipline. Rares sont les rêves
qui se réalisent sans contrainte ou sans une goutte de sueur. Vous allez peut-
être devoir faire des concessions ou des sacrifices pour atteindre votre but,
donner de votre temps, de votre argent  ou encore prendre des risques. La
question est de savoir si ce que vous allez gagner reste supérieur à ce que
vous allez perdre.
Je quitte Ethan avec un planning virtuel à rendre réel et un « véritable »
rêve à trouver. Pas simple, mais… terriblement excitant !
Chapitre 20
Le cercle d’or

Mercredi 13 novembre, 12 h 28

Sixième clé : se présenter grâce au cercle d’or


MATHIAS est plutôt sympa finalement. Je ne sais pas pourquoi j’ajoute le
mot «  finalement  »  : il est sympa, c’est tout, et très beau en plus. Il
ressemble à s’y méprendre à l’acteur britannique Kit Harrington, alias John
Snow dans la série Game of Thrones.
Mathias n’y est pour rien si M. Rémi nous a déçus, il n’était même pas au
courant que D’Jonatane et moi convoitions sa place. J’ai brièvement
échangé sur le sujet avec lui hier matin et il est tombé des nues. Selon lui,
M.  Rémi cherchait une personne venant de l’extérieur pour apporter un
regard neuf.
En parlant de D’Jonatane, il démissionne ! Enfin, pour être plus exacte, il
a négocié un licenciement à l’amiable. Plus que trois mois avant qu’il ne
quitte définitivement BricoRémi. Apparemment, il veut se lancer dans
l’entrepreneuriat en créant sa propre boîte. Ophélie nous a dit qu’il avait un
«  concept fabuleux  » et qu’il allait démarcher des banques pour
l’accompagner dans ce projet. Nous n’avons pas réussi à en savoir
davantage… c’est étonnant, d’ailleurs. Ophélie fait de grands progrès dans
le gardiennage de secrets. Avec Josy, on s’est amusées à imaginer qu’il
comptait créer une chaîne de salons de coiffure spécialisée dans les coupes
mulets. Après tout, qui sait ?
Quoi qu’il en soit, même si D’Jonatane et moi ne sommes pas devenus les
meilleurs amis du monde, je suis heureuse pour lui. Je le trouve d’ailleurs
beaucoup plus serein depuis qu’il a signé sa rupture de contrat. Il se met en
action pour réaliser un rêve et je ne peux qu’être admirative de son choix.
Et puis, autre bonne nouvelle  : c’est Philippe qui reprendra son poste de
chef de rayon. Comme il gère beaucoup mieux ses intestins ces derniers
temps, M. Rémi et Mathias se sont accordés pour lui offrir cette promotion.
En ce qui me concerne, j’ai fait une folie le week-end dernier au boulot :
j’ai déposé dans un grand bac toutes les fins de série de nos pots de
peinture. J’ai juste écrit « Déstockage, prix cassés » et tout laissé en vrac. Il
y a encore quelques semaines, j’aurais rangé, classé, soigneusement aligné
mais là, j’ai improvisé. Vous me croirez si vous voulez mais le bac a été
dévalisé en quelques heures à peine. Les gens ont adoré farfouiller à la
recherche de la perle rare. Comme quoi, la simplicité est parfois la
meilleure option.
 
J’ai pris toute la semaine pour réfléchir à mon rêve, celui qui me tient le
plus à cœur. Je n’ai rien trouvé jusqu’à hier soir. Là, plongée dans La Vie
secrète des écrivains de Guillaume Musso, j’ai eu une révélation.
— Je veux écrire un roman !
— Voilà un bien joli projet, me confie Ethan.
— Quand je me projette, que je visualise mon premier manuscrit terminé,
que j’imagine des lecteurs me lire, je suis tout excitée. Mon cœur s’emballe,
mes poils se hérissent, ma tête tourne et je me sens tout étourdie. Je le veux,
vraiment ! J’ai toujours aimé lire et raconter des histoires mais je ne pensais
pas qu’il me tenait tant à cœur d’écrire. Aujourd’hui, cela m’apparaît
comme une évidence. Je pense que je gardais ce rêve caché au fond de moi
car j’avais peur. Peur que ce soit impossible à réaliser, que ça demande trop
de travail pour trop peu de résultats. À présent je me dis… et pourquoi pas ?
Et puis, si je n’essaie pas, je ne pourrai jamais savoir. Vivre avec des regrets
n’est plus une option qui me convient.
— Je ne peux que vous encourager dans cette voie.
—  J’ai réfléchi à mon organisation, poursuis-je, grisée par l’aventure.
J’écrirai sur mon temps libre, les soirs ou encore le dimanche. Je vais me
faire un calendrier prévisionnel pour y voir plus clair.
— Et votre planning de bien-être ?
—  Je n’ai pas encore tout organisé mais j’avance. J’ai déjà pris rendez-
vous avec la naturopathe de ma collègue pour le mois prochain et j’ai
commencé à me promener deux fois par semaine dans la forêt près de chez
moi. Je me suis acheté des bâtons pour faire de la marche nordique, c’est
plus fun et sportif. Et je me suis aussi programmé un massage shiatsu pour
mon prochain jour off. Philippe, l’un de mes collègues, m’a conseillé un
praticien qu’il a rencontré en croisière. Il a réussi à apaiser ses soucis
gastriques grâce à ce type de massage.
—  Le shiatsu s’inspire de l’acupuncture chinoise. Le thérapeute exerce
des mouvements de pression des doigts pour agir sur les tensions
musculaires, le stress et les problèmes digestifs.
— Pour mon collègue, ça a été une révélation, j’ai donc envie d’essayer à
mon tour. En ce qui me concerne, mon estomac ne m’embête pas trop mais
les tensions musculaires, je connais  ! Je n’ai pas encore regardé les
applications de méditation, mais je vais le faire très vite.
— C’est très bien, Chloé, c’est même plus que parfait, m’encourage Ethan
en souriant. Continuez ainsi et surtout n’abandonnez pas. L’essentiel est
d’être régulière dans votre démarche. Vous devez vous créer de nouvelles
petites habitudes qui feront ensuite votre grande réussite !
— Pas à pas, j’avance sur mon chemin.
— Tout à fait ! Place maintenant à notre avant-dernière leçon de vie…
Mince… l’avant-dernière  ? Comme le temps passe vite  ! J’espère que
nous pourrons tout de même poursuivre nos échanges après mercredi
prochain. Je me suis habituée à ces rendez-vous et j’avoue que je n’aimerais
pas les voir s’arrêter si vite. Je me permettrai d’en discuter avec Ethan. En
attentant, je l’écoute.
— Pourriez-vous vous présenter ?
La question me surprend, mais j’ai appris à lui faire confiance. Je me plie
volontiers à l’exercice.
—  Bien sûr. Je m’appelle Chloé, j’ai vingt-six  ans et je suis cheffe de
rayon chez BricoRémi.
— Pensez-vous que votre identité se résume à un prénom, un âge et une
fonction ?
— Non… mais ce sont des éléments importants.
—  Ils ne m’apprennent rien de vous, ou alors seulement du superflu. Je
suis certain que si je trouvais une autre Chloé en France née la même année
que vous et travaillant dans le même secteur, j’aurais face à moi deux
personnes totalement différentes. Un prénom, un âge et une fonction ne
donnent qu’une vision limitée de votre identité.
Ethan me laisse méditer quelques minutes avant de reprendre :
— Connaissez-vous Simon Sinek ?
— Absolument pas.
Je n’essaie pas de mentir, cette fois.
—  Simon Sinek est un auteur spécialisé dans le management et la
communication. Si je vous parle de lui aujourd’hui c’est parce qu’il est à
l’origine d’une méthode visant à se présenter au mieux. Mise en place à
l’origine pour le marketing d’entreprise, elle est également applicable à
chaque individu.
— Et comment a-t-il créé sa technique ?
— En observant les meilleurs communicants dans leur domaine, comme
Steve Jobs ou Martin Luther King. Il s’est rendu compte que les gens
n’achètent pas ce que vous faites mais pourquoi vous le faites.
— Je ne suis pas à vendre.
—  Non, bien sûr, mais vous avez quelque chose d’unique à offrir au
monde et l’idée est de le mettre en valeur au mieux. Simon Sinek propose
pour ce faire un modèle qu’il nomme le cercle d’or, et qu’il décompose en
trois points, ou trois questions : quoi, comment et pourquoi. Que proposez-
vous, quelle est la façon de faire qui vous différencie des autres et pourquoi
voulez-vous faire ça ? L’astuce réside dans le fait de commencer par cette
dernière question : pourquoi.
—  Je devrais donc définir pourquoi je suis cheffe de rayon chez
BricoRémi avant tout ?
— Vous pouvez commencer par cela, évidemment. Néanmoins, si je vous
parle de ce cercle d’or aujourd’hui, c’est surtout pour que vous puissiez
l’utiliser pour votre rêve.
— Mon projet de roman ?
—  Oui  ! Vous désirez ardemment être auteure, et l’essentiel est
d’expliquer aux éditeurs, ou à votre public potentiel, pourquoi.
Ethan m’invite donc à utiliser le cercle d’or de Simon Sinek pour ma
présentation en tant qu’auteure. Il m’assure que cet exercice me permettra
d’affiner plus précisément mon nouveau projet professionnel. L’objectif
n’est pas d’en écrire dix pages, bien au contraire. Il est essentiel de savoir
être court et percutant. Hé oui : les mots, toujours eux ! Je m’isole dans ma
bulle et rédige une première bafouille.

Pourquoi  : «  D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé


inventer des histoires. Pour me faire rire, développer mon sens de la
repartie mais aussi m’inciter à réfléchir à mon quotidien. Assise sur un
banc, dans la cour de récréation ou au parc, je regardais les enfants
jouer en imaginant ce qui pouvait se passer dans leur tête. Je leur
inventais de drôles de vies mélangeant le réel et le virtuel pour tenter
d’apaiser mes propres tourments. »
Comment : « J’aimerais partager les histoires qui me trottent dans la
tête en me concentrant sur deux grandes priorités  : divertir et nourrir
l’esprit. »
Quoi : « J’aimerais écrire une fiction dans laquelle je m’attacherai à
proposer quelques outils pratiques aux lecteurs pour améliorer leur
quotidien. »
—  Voilà un projet qui s’éclaircit de plus en plus, m’assure Ethan après
m’avoir écoutée. En à peine quinze minutes vous avez fait un immense
bond !
— En effet, acquiescé-je en souriant. J’y vois un peu plus clair. Je ne veux
pas simplement écrire une histoire : j’aimerais y inclure de vraies infos et
des pistes de réflexion pour le lecteur. Je ne sais pas encore trop comment…
mais c’est ça qui me parle ! Je pourrais y parler déco, peinture mais aussi
bien-être…
Je repense tout à coup aux cours libres de psychologie dont m’a parlé
Ophélie. Et pourquoi pas m’y inscrire  ? Je pourrais y trouver des idées
supplémentaires pour mon roman.
—  Je ne me permettrai qu’une seule remarque, déclare Ethan après un
instant. Je pense que votre texte aurait plus d’impact si vous utilisiez le
présent et non le conditionnel.
— Donc… « Je veux partager les histoires qui me trottent dans la tête » ?
—  Oui. Je vous invite également à vous lever et à adopter une power
posture en le disant : c’est une pose dans laquelle vous trouvez davantage
d’assurance. Ayez confiance en vous, Chloé. Vous avez toutes les clés pour
réussir, il suffit juste d’y croire. Évitez le dos courbé ou les yeux rivés au
sol. Regardez comment se positionnent les superhéros et imitez-les !
Je pense à Wonder Woman, mon héroïne préférée, interprétée à la
télévision par Linda Carter. La série est vieillotte, mais mes parents en
étaient fans. Ils m’avaient offert l’intégrale des trois saisons pour mes
vingt  ans. Contre toute attente, j’avais adoré cette fiction tirée des comics
américains. Wonder Woman avait la classe, la très grande classe même.
Avec son shorty aux couleurs des USA, son lasso magique et ses bracelets
dorés ultra puissants, aucun méchant ne lui résistait. Comment se tenait-
elle ? Bien droite, c’est certain. Et les mains posées sur les hanches. Je me
prête donc au jeu en imitant cette posture et relis mon texte en corrigeant les
verbes au présent. Ethan m’incite à recommencer jusqu’à ce que mon ton de
voix soit suffisamment audible pour lui. J’ai l’impression que ma dernière
lecture était plus un cri qu’autre chose. Un cri de victoire, assurément !
Je me prends à rêver les yeux ouverts. Et si tout ça pouvait devenir vrai ?
Chapitre 21
Dernière leçon

Mercredi 20 novembre, 8 heures


JE me suis acheté un petit calepin pour noter mes premières idées d’écriture.
Je n’en ai parlé à personne, même pas à Josy. Non que je veuille le lui
cacher mais nous n’avons fait que nous croiser cette semaine. L’un de ses
enfants a encore été malade, et le rythme de travail a été soutenu ces
derniers jours. Le boss est en pleine passation de pouvoir avec Mathias, il
lui montre tout et nous devons nous rendre disponibles dès qu’il nous
appelle pour répondre aux interrogations du petit nouveau.
À ce propos il me plaît de plus en plus ce gars, même s’il a pris ma place.
Non seulement il est sympa mais réellement efficace. Il a de bonnes idées et
une belle manière de les faire passer. Il explique calmement son point de
vue et nous écoute beaucoup. Je sens que BricoRémi va évoluer dans le bon
sens. En plus il a toujours le sourire et un optimisme sans faille. C’est une
sorte d’Ethan en plus jeune. Ce matin, il nous a rapporté des chouquettes et
des macarons. Ça m’écorche un peu de le dire, mais M.  Rémi l’a bien
trouvé.
— Salut poulette ! Me voici, me voilà !
Josy entre triomphante dans la salle, toute de bleu vêtue.
—  Je me suis prise pour Michou ce matin, me lance-t-elle toute
guillerette. Même mes lunettes sont bleues. On a la classe ou on ne l’a pas.
—  «  Michou  »  ?, m’étonné-je. Le youtubeur  ? Celui qui fait des vidéos
sur des jeux en ligne ?
— Mais non, Michou du cabaret Michou, l’homme en bleu. Tu ne connais
pas ?
— Alors là, pas du tout. Mais au fait, pourquoi tu es là ? On est mercredi !
—  Franky s’est tordu la cheville au boulot, du coup il est coincé à la
maison pour quelques jours. La bonne nouvelle c’est qu’il peut ainsi rester
avec les gamins pendant que je bosse. J’ai des jours à récupérer.
— C’est vrai que tes enfants ont été souvent malades ces derniers temps.
— Oui… voilà. Enfin bref, qu’est-ce que c’est que ce joli petit carnet que
tu tiens dans la main ?
— Tu promets de ne pas te moquer ?
— Croix de bois, croix de fer !
Je raconte en détail ma dernière rencontre avec Ethan et mon projet
d’écriture. Josy m’écoute attentivement sans piper mot. Je devine ses
pensées :
— Tu trouves que c’est ridicule et qu’Ethan me met des chimères en tête ?
En même temps je devrais sans doute laisser tomber, tu as raison, je ne sais
même pas par où commencer… Écrire un roman ne s’improvise pas. J’y ai
cru un peu trop vite. Je suis une lectrice, pas une auteure ou autrice… je ne
sais même pas quel est le mot juste  ! Je devrais rester à ma place. Ethan
m’invite à rêver les yeux ouverts et moi, je fonce droit dans le mur… C’est
ça que tu penses ?
— Oulah, ça fait beaucoup trop de questions/réponses tout ça ! Laisse-moi
d’abord prendre un café et ensuite j’essaierai d’en placer une si tu le
permets !
Josy se remplit une tasse d’arabica tout en lorgnant discrètement sur les
chouquettes. Elle est tentée mais se ravise en regardant son tour de taille.
Elle a commencé un régime ce matin et compte s’y tenir… au moins
quelques heures.
— Finalement, M. Rémi qui choisit Mathias à ta place, c’est un mal pour
un bien. Sans ça, tu ne te serais jamais mise à réfléchir à ce que tu voulais
vraiment faire. En quelque sorte c’est l’occasion qui fait le paon, réfléchit
Josy.
— Le larron. On dit « l’occasion qui fait le larron ».
—  Bref, ça te permet de revoir tes priorités quoi. Tu te poses des
questions sur tes véritables rêves et tu as raison. Écrire un roman ? Pourquoi
pas si c’est ça qui te tente. Moi je dis : fonce. Pas dans le mur, hein ? ironise
Josy. Vers le succès ! On n’a qu’une vie alors autant en profiter.
—  Mais toi, par exemple, tu te poses moins de questions et tu es très
épanouie.
— Oui, alors… ne te fie pas à moi car… Je crois que je vais partir vers
d’autres horizons prochainement.
— Ah bon ? m’étonné-je. Je croyais que tu étais très heureuse ici ?
— Je l’étais, je le suis toujours… Mais… je me demande si je ne serais
pas plus utile ailleurs. En réalité j’ai un rêve, moi aussi. Et plus fort que
celui de rester chez BricoRémi.
Josy me raconte qu’à l’aube de ses quarante  ans, il y a maintenant
deux  ans, elle a fait une sorte de petite déprime. La crise du «  milieu de
vie  » comme on dit. Elle s’est interrogée sur ce qui faisait vraiment sens
pour elle et a pris du recul sur son travail au sein de BricoRémi. Je crois que
j’étais tellement centrée sur moi-même à ce moment-là que je ne me suis
rendu compte de rien. Je m’en veux un peu.
— On a tous nos petits secrets… Et… ce n’est pas grave, me rassure Josy
en voyant ma mine déconfite. On en parle quand on est prêt, voilà tout.
Je comprends que Josy fait allusion à la mort de ma mère et la remercie
d’un sourire pour sa subtilité.
— Bon, allez, je peux te l’avouer maintenant : j’aimerais être AVC ! Ou
plutôt… Je VEUX être AVC ! s’écrit-elle en adoptant une wonder posture
comme je le lui ai expliqué.
Elle imite un body-builder en train de bomber le torse et de gonfler ses
muscles. Impressionnant.
—  AVC  ?! Genre… «  Accident Cardio Vasculaire  »  ? m’exclamé-je en
riant.
— Euh… non. Attends… Ah oui, je me suis gourée dans le sigle : je veux
être AVS, assistante de vie scolaire. Ce sont les personnes qui
accompagnent des enfants en difficulté scolaire ou en situation de handicap
dans les classes.
— Je connais, mais je ne savais pas que tu étais tentée par cette activité.
Je tombe des nues.
Josy me confie que l’idée lui trotte dans la tête depuis qu’elle a commencé
son bénévolat pour l’école de Barré-les-Douces. Voir des élèves laissés sur
le carreau par un système éducatif plus fondé sur le compétitif que sur le
coopératif l’a rapidement exaspérée. Elle veut être celle qui relève les
amochés de la vie scolaire et leur redonne confiance en eux. Émue, Josy se
confie sur sa scolarité en dents de scie et sur les remarques acerbes de
certains professeurs. Il y a encore quelques années, Josy pensait qu’elle
n’était pas faite pour apprendre. Certaines tâches lui semblaient tellement
difficiles qu’elle a fini par croire qu’elle était réellement bête. Son salut lui
est venu de l’orthophoniste de Jason. Elle a aidé son fils,
dysorthographique, mais elle aussi par la même occasion.
—  Tout ça pour te dire qu’entre mes cours d’orthophoniste et mon
bénévolat, j’ai commencé à y voir plus clair et une nouvelle ambition m’est
apparue : aider les jeunes comme j’aurais aimé l’être.
—  Et du coup, concrètement parlant, comment tu vas t’y prendre  ? Je
veux dire… quelles sont les démarches pour devenir AVS ?
— Faut remplir un dossier de candidature au rectorat.
— OK…
— Et avoir le bac.
Aïe, ça coince, Josiane a quitté l’école à dix-sept  ans avec son simple
brevet des collèges en poche.
—  Je suis en train de passer un DAEU, me rassure-t-elle en voyant ma
déconvenue. C’est un équivalent du bac, j’aurai les résultats en juin
prochain.
— Mais… comment ?
—  Je prends des cours à distance depuis deux  ans et je travaille avec
Jason, qui passe son bac cette année.
— Tu rigoles ?! Mais… quand est-ce que tu révises ?
— Quelques heures chaque soir quand les enfants dorment, les mercredis
et dimanches quand ils sont chez des copains. Et certains autres jours de la
semaine.
— Albertina ! m’exclamé-je à haute voix. Je viens de comprendre… c’est
pour ça qu’elle te remplace si souvent ? Pour que tu révises ?
— Oui.
— Les angines à répétition, la varicelle… c’était du pipeau en fait ?
— Oui, me confesse Josy, un peu honteuse. Tu sais, c’est comme les gens
qui essaient d’avoir un enfant et qui ont des problèmes de stérilité  : ils
évitent d’en parler à leur entourage de peur de créer trop d’attentes. J’ai fait
mon truc dans mon coin en me disant que si ça ne marchait pas, eh bien…
je ne décevrais personne. Je n’avais pas envie de sentir une autre pression
que la mienne.
— Et tu es OK pour en parler maintenant ?
—  Oui, parce que je sais que je vais y arriver  ! J’ai foi en moi. Mon
dossier de candidature est béton, la directrice de l’école est à fond derrière
moi et je suis l’une des meilleures élèves du cycle. Je vise même une
mention au bac, c’est dire.
— Eh ben dis donc… Je ne sais pas quoi dire. Tu m’épatais déjà… Mais
là, encore plus !
Quelle revanche pour cette ancienne élève qualifiée parfois de « cancre »,
et quel exemple pour ses enfants !
— Bon, c’est pas tout ça mais il est l’heure d’embaucher. On se retrouve
ce midi pour papoter davantage ?
—  Ah… non, je ne peux pas, je vais retrouver Ethan. Tu sais… c’est
mercredi.
— Parfait, je viens avec toi ! Depuis le temps que j’ai envie de voir à quoi
ressemble ton gourou du bonheur. Je pourrai ainsi vérifier qu’il n’y a pas
baleine sous roche.
Un peu gênée, j’avoue à Josy que je préférerais voir Ethan en tête à tête.
C’est sa dernière leçon aujourd’hui et j’ai envie d’en profiter. Un autre
mercredi, si nos rendez-vous se poursuivent, oui, mais pas celui-là.
Josy me propose de couper la banane en deux  : elle m’accompagne, dit
bonjour et nous laisse. Elle veut juste voir à quoi ressemble cet inconnu à
qui je parle depuis des semaines et qui, mine de rien, a pas mal chamboulé
ma vie. Josy insiste tellement que je finis par céder. J’espère qu’elle tiendra
parole…
*
**
12 h 25
Nous arrivons près du coteau. Les talons aiguille de Josy n’étant pas
adaptés à ce chemin boueux et escarpé, je l’entends râler tout le long de la
montée. Ses enfants n’étant pas là pour l’entendre, j’ai le droit à des jurons
sortis de nulle part.
Je lui fais promettre de ne pas s’éterniser et de me laisser après les
politesses d’usage. Elle acquiesce, amusée de mon inquiétude. Lorsque
nous arrivons, Ethan est déjà là. Je m’approche du banc pour lui faire face
et lui présenter mon amie. J’insiste sur le fait qu’elle voulait simplement le
rencontrer mais qu’elle ne va pas s’éterniser, un autre rendez-vous l’attend.
— Chloé ? m’interroge Josy. Mais à qui parles-tu ? Il n’y a personne sur
ce banc.
Chapitre 22
La réalité des uns s’arrête là
où commence celle des autres

Mercredi 20 novembre, cabinet de Théodore Gavignet


IL est 2 heures du matin lorsque je termine mon récit. Je ne me suis arrêtée
que pour manger un morceau de naan au fromage, une part de poulet tikka
masala et un peu de dahl de lentilles. Théodore avait raison : l’appétit vient
en parlant. En plus, je me suis régalée. Pourtant ma préoccupation
principale reste toujours Ethan : suis-je folle ? Que pense Théodore de cette
histoire ?
Je le regarde, impatiente, attendant son verdict avec angoisse. Le docteur
retire ses lunettes pour se frotter les yeux un instant ; il semble fatigué. Se
reculant dans son fauteuil comme pour mieux m’observer, il soupire avant
d’avaler d’un trait le fond de son lassi. Je ne tiens plus.
— Alors ? Qu’en pensez-vous ?! lui lancé-je.
— Je pense que tes collègues sont de sacrés personnages et que tu as un
don pour raconter les histoires, rétorque-t-il d’un ton enjoué. J’étais
complètement dedans, je n’ai pas décroché un seul instant, bravo. Tu as
raison de vouloir écrire et je t’encourage à le faire. Ton patron… quel drôle
de zozo. Il n’a pas été très correct. Quant à ce Mathias, il m’a l’air bien
aimable et tu as insisté sur le fait qu’il était bel homme. Je trouve ça
intéressant.
Mes joues rougissent sans que je puisse les contrôler. Théodore a mis le
doigt sur quelque chose. Néanmoins, mon problème actuel n’est pas
d’évoquer mon éventuelle attirance envers le nouveau dirigeant.
—  J’aimerais connaître votre verdict sur Ethan,  pas sur ma vie
sentimentale.
— C’est dommage, j’aurais beaucoup plus à en dire.
À se demander si Théodore a réellement écouté mon récit.
— Bon alors, je suis folle ou pas ?
— Un peu comme nous tous… mais pas plus qu’un autre, me promet-il.
— Docteur… j’ai vraiment besoin de vous ! Qui est Ethan à votre avis ?
Est-ce que ça pourrait être une vision due à une surcharge de travail ? Ou un
ami imaginaire que je me serais inventé  parce que ma vie me semblait
fade ?
— Peut-être…
—  Vous ne m’aidez pas du tout  ! lâché-je, plus sèchement que je ne
l’aurais voulu.
Théodore remet ses lunettes en place, pose ses coudes sur la table et se
rapproche de moi. Plantant ses yeux dans les miens, il prend une profonde
inspiration et me lance sur un ton calme mais solennel :
— Chloé, est-ce réellement important qui il est vraiment ?
J’en reste coite. Cela fait des semaines que je discute tous les mercredis
avec une personne invisible aux yeux de Josy et Théodore me demande si
connaître sa véritable identité est important ? Évidemment, quelle question !
—  Pour moi le vrai problème se situe ailleurs, poursuit-il en observant
mon désarroi.
— Où ça ?
— Sur le fait que tu crois davantage ton amie, Josy, que toi.
Je m’attendais à tout sauf à ça. Je lui demande de développer.
— Pourquoi ne serait-ce pas elle qui aurait un problème en ne voyant pas
Ethan ?
C’est bon, j’en suis certaine à présent : Théodore est encore plus fêlé que
moi. Je lui réexplique qu’à partir du moment où Josiane m’a certifié qu’elle
ne voyait pas Ethan, je ne l’ai plus vu à mon tour. Comme si elle m’avait
réveillée de mon songe. Grâce à elle je suis revenue à la réalité.
—  La réalité de Josy, me précise le docteur, certainement. Mais qui dit
que c’est la tienne ? Tu sais, j’ai vu bien des choses dans ma vie et la seule
certitude que j’ai acquise avec le temps est que la vérité des uns s’arrête là
où commence celle des autres. Alors pour répondre à ta première question :
non, je ne pense pas que tu sois folle. Qui est Ethan ? Je ne sais pas. Il est
peut-être le fruit de ton imagination, une âme égarée, un véritable être
visible uniquement par toi ou je ne sais quoi d’autre… mais finalement…
peu importe. Tu l’as vu et tu as échangé avec lui, alors il a existé pour toi.
C’est tout. Je ne crois pas qu’il faille chercher plus loin.
Je reste bouche bée. Jamais je n’aurais pensé qu’il tiendrait un tel
discours. Je ne sais pas si je dois rire, pleurer ou être soulagée… Devant
mon air ébahi, Théodore continue :
—  Quand Alexis, mon fils, est mort, le monde s’est écroulé sous mes
pieds. J’ai ressenti énormément de culpabilité. Je m’en voulais de n’avoir
pas pu le sauver, surtout en étant moi-même médecin. Je suis resté prostré
de longs mois jusqu’à ce que je reçoive sa visite.
— D’Alexis ? m’étonné-je.
— Oui. Il m’est apparu une nuit.
— Vous avez dû rêver, lui assuré-je.
Le docteur me regarde en souriant.
—  Libre à toi de croire que son apparition n’était qu’un songe. Moi, je
suis certain aujourd’hui qu’il s’agissait d’autre chose. Mais, encore une fois,
peu importe. L’objectif n’est pas de savoir qui a raison : nous ne ferions que
discuter de manière stérile sur quelque chose qui, selon moi, nous dépasse,
à savoir nos croyances. À l’instar de ton ami Ethan, je crois que nous
observons tous la vie avec un regard différent et que la vérité n’est
finalement que très subjective.
Théodore marque une pause. Il semble réfléchir à ses mots pour être
certain que je comprenne bien son point de vue et son analyse. Il continue
d’une voix posée :
—  Pour en revenir à Alexis, ce que j’essaie de te dire c’est que son
« apparition », quelle qu’en soit l’origine, m’a libéré. Le lendemain je me
sentais prêt. Prêt à revivre même s’il n’était plus à mes côtés physiquement.
—  Je comprends le principe mais, dans mon cas, Ethan m’est apparu à
plusieurs reprises et nous avons échangé ensemble. C’est tout de même
différent de votre vision fugace.
— T’a-t-il fait du mal ? me questionne Théodore. Ou t’a-t-il encouragée à
en faire aux autres ?
— Pas du tout ! m’insurgé-je. Au contraire, je me sens bien mieux depuis
que j’ai fait sa connaissance. Je me suis libérée de la mort de maman, je suis
plus indulgente avec mon entourage et je réfléchis à ce que je veux
vraiment dans la vie.
— Je te le répète, donc… où est le problème ?
Je m’adosse à mon siège, bras croisés, en soupirant. Où est le problème ?
Je ne sais plus… J’espérais trouver des réponses en me rendant ici mais j’ai
l’impression que je suis encore plus perdue qu’avant. Théodore Gavignet
m’ouvre un chemin par lequel je n’aurais jamais osé passer. Se pourrait-il
qu’il ait raison ? Cette journée est l’une des plus folles que j’ai pu vivre de
toute ma vie. Je n’ai plus d’énergie, je suis vidée. Je n’arrive plus à penser.
Le docteur, sentant ma vulnérabilité, me suggère de rentrer chez moi me
reposer.
—  La nuit porte conseil, me souffle-t-il en me raccompagnant à ma
voiture. Tu y verras probablement plus clair demain matin. Passe me voir
samedi après ton travail, nous en reparlerons. Quoi qu’Ethan ait pu être, je
pense que tu ne le reverras plus maintenant. Concentre-toi sur ton avenir : je
suis persuadé que tu as déjà toutes les clés en toi pour avancer.
Les clés, toujours des histoires de clés… Pour l’heure, j’espère surtout
que je n’ai pas oublié celles de mon appartement. Je touche la poche de ma
veste pour vérifier : elles sont bien là. Je suis partie tellement vite du boulot
que j’aurais pu oublier de les prendre dans mon casier. Mais non, ma bonne
étoile est là. Je remercie le docteur pour son écoute et le dîner qu’il m’a
offert.
De retour chez moi, je n’ai pas la force de déplier mon canapé et
m’endors directement dessus sans même prendre le temps de me
déshabiller.
Chapitre 23
Je rêvais d’un autre monde…

Jeudi 21 novembre, 7 h 15


J’AI RÊVÉ d’Ethan cette nuit. En même temps, le contraire eût été étonnant.
Je ne vais pas pouvoir l’oublier si facilement, peu importe ce qu’il a été.
Dans mon songe Ethan était assis sur notre banc dans le parc Vascos, son
regard perdu au loin. Il semblait porter son attention sur quelque chose, en
contrebas, près de la fontaine. Je l’ai observé quelques instants sans qu’il
me voie, à quelques mètres de Marcel. J’ai fini par avancer vers lui à pas
feutrés, comme lors de notre première rencontre, à l’exception que nos rôles
étaient inversés. Lorsque je suis arrivée à sa hauteur, il a tourné son visage
vers moi. Son sourire illuminait ses traits  ; ils étaient encore plus doux et
apaisés que d’habitude. Je me suis assise près de lui, sans rien dire, et j’ai
fermé les yeux quelques instants. Lorsque je les ai rouverts, il avait disparu
et je me suis réveillée.
Je suis un peu nostalgique ce matin.
J’ai l’impression que Théodore a raison : je ne reverrai plus Ethan.

*
**
7 h 55
Josy m’attend devant l’entrée de service de BricoRémi, une cigarette à la
main. Aujourd’hui elle a fait soft niveau vestimentaire  : jupe noire et
chandail rose. J’espère qu’elle n’est pas malade. Je ne l’ai pas revue depuis
hier. Lorsqu’elle m’a dit qu’elle ne voyait pas Ethan au parc, j’ai pour ainsi
dire « bugué ». Je l’ai observée, médusée, j’ai regardé le banc vide devant
moi et je suis partie sans dire un mot. J’ai pris mes affaires dans mon casier
et je suis rentrée chez moi en invoquant une gastro fulgurante. Josy m’a
laissé une dizaine de messages pour savoir où j’étais et si on pouvait
discuter. Je lui ai renvoyé un simple texto en lui disant que je me reposais et
qu’on échangerait ce matin. Adossée au mur et tirant une bouffée de sa
clope, elle me tend sa joue pour avoir sa bise du jour, me demandant si
Nono va mieux.
— Nonovirus. C’est le nom intello et plus discret pour parler de la gastro,
affirme-t-elle, clin d’œil à l’appui. C’est bien pour ça que tu es partie si vite
hier midi, non ?
— Oui… Enfin, non.
Mal à l’aise, je me décide à lui raconter mon rendez-vous chez mon
docteur, non pour un nonovirus mais pour une suspicion de schizophrénie.
J’ai peur que Josy me dise que mon médecin est aussi timbré que moi. Je
l’imagine me conseiller de demander un abonnement groupé dans l’asile le
plus proche. Je lui raconte tout de même l’intégralité de ma discussion avec
Théodore. Elle m’écoute attentivement sans m’interrompre un seul instant,
ce qui est assez rare pour être souligné. Josy prend ensuite quelques
secondes pour réfléchir, écrase son mégot par terre avant de le ramasser
dans son sachet « recyclop » puis plante ses yeux dans les miens. Triturant
les clés dans ma poche de blouson, j’attends son avis telle une sentence à
l’issue d’un procès.
— Après tout, pourquoi pas, finit-elle par déclarer simplement en hochant
la tête. Peut-être que c’est moi qui ai un problème.
Je ne m’attendais pas à cette déclaration et reste circonspecte. Qu’entend-
elle par là ? Entre sa réaction et celle de Théodore, je n’y comprends plus
rien. Moi qui me pensais folle, je vais finir par croire que tout le monde
l’est sauf moi ! Josy vérifie que personne ne nous écoute et baisse la voix
comme pour me confier le plus grand des secrets :
— Il y a quelques années, alors que nous venions tout juste d’emménager
dans notre maison, Jason a commencé à faire des cauchemars. Il ne voulait
plus rester seul dans sa chambre et a demandé à dormir avec Marlon. Tu
imagines  ? C’était le monde à l’envers. Le gosse avait dix  ans et il était
pourtant très autonome et débrouillard. D’où lui venait cette idée saugrenue
de pioncer avec son petit frère ?
— Pourquoi me racontes-tu cette histoire ?
— Tu vas comprendre, m’assure Josy, patiente un peu.
À l’époque, j’avais évoqué le problème avec Albertina qui avait pris très à
cœur de m’aider.
— Attends… On parle bien de ta cousine porte de prison ? la questionné-
je. Genre… elle a eu de l’empathie pour toi ?
— Oui, et beaucoup. Toi, tu connais la partie émergée de l’iceberg, celle
qui glace lorsqu’on la regarde, m’explique Josy très sérieusement. Mais je
t’assure qu’Albertina peut se montrer réellement protectrice et bienveillante
avec ceux qu’elle aime.
— Si tu le dis…
Josy m’explique qu’Albertina lui a présenté l’une de ses amies, Marianne,
une chamane sachant parler aux esprits.
— Et tu l’as crue ? demandé-je, dubitative.
—  Sur le coup, bien sûr que non  ! s’écrie Josy. Mon deuxième prénom
avant cette histoire c’était «  sceptique  ». J’étais comme saint Lucas, je ne
croyais que ce que je voyais.
— Je pense que c’est saint Thomas, rectifié-je discrètement.
— Quoi qu’il en soit, je ne voyais pas de fantôme chez moi. J’ai surtout
pensé qu’Albertina avait perdu la tête, sa copine avec. Mais devant la
recrudescence des crises de panique de Jason j’ai quand même accepté que
Marianne nous aide. Après tout je ne risquais pas grand-chose, elle ne me
demandait rien en échange.
— Ne me dis pas qu’elle a allumé des bâtons d’encens chez toi, fumé de
l’herbe et prononcé des incantations à mi-voix ?
—  Dis donc tu es hyper cliché toi, je te pensais plus ouverte, s’étonne
Josy.
—  J’avoue…, concédé-je, honteuse. En plus je ne me suis jamais
réellement intéressée au sujet, j’ai juste regardé des vidéos parodiques sur le
Net.
—  Je te charrie mais je comprends parfaitement ta réaction, je pensais
pareil que toi à l’époque. Franky allait même encore plus loin et
surnommait Marianne «  la marabout des morts vivants  ». Il n’a jamais
voulu la rencontrer, persuadé que c’était un charlatan. Moi, j’étais tellement
désespérée par le changement de comportement de Jason que j’ai voulu
tenter le coup.
—  J’aurais sans doute fait pareil, lui assuré-je. Elle ne t’a pas demandé
d’argent ?
— Rien. Elle voulait juste aider Jason et moi par la même occasion. J’ai
simplement dû lui fournir une photo de la chambre du gamin pour qu’elle
effectue son «  travail  ». Ensuite je l’ai laissée faire sans poser aucune
question. Elle m’a simplement expliqué qu’elle allait faire un rituel pour
tenter d’entrer en contact avec une éventuelle âme perdue chez nous. Je ne
lui en ai pas demandé davantage et son rituel, elle l’a fait de chez elle.
— Et…
Et Josy me raconte que les crises de panique de son fils se sont aussitôt
arrêtées.
— Un soir, avant de le coucher, j’ai demandé à Jason s’il savait pourquoi
il se sentait mieux. Tu sais ce qu’il m’a répondu ?
— Non.
— Il m’a dit : « Il est parti, je n’ai plus peur. »
— Merde alors ! lancé-je tout en sentant un frisson me parcourir le corps.
Tu crois qu’il parlait de qui ?
— Franchement, j’en sais rien… mais ça me remue toujours autant d’en
parler. Tout ce que je peux te dire c’est que Marianne m’a raconté qu’elle
avait bien rencontré une âme perdue dans la chambre de Jason. Elle m’a dit
que c’était un jeune homme qui répondait au nom de Dimitri. Elle l’a aidé à
rejoindre l’autre monde, celui des morts quoi, et m’a assurée qu’il ne
reviendrait plus chez nous.
— Ça fiche la trouille ton truc…
—  Marianne m’a assurée que les âmes perdues n’étaient pas méchantes
mais juste égarées, comme il peut nous arriver de l’être dans la vraie vie.
— Merde alors…
—  Ça fait deux fois que tu le dis, ma poulette, varie un peu ton
vocabulaire. Tu sais bien que j’essaie d’arrêter les gros mots.
Josy me précise que Jason n’a jamais su pour l’intervention de Marianne
et qu’il n’a donc pas pu être victime d’un effet placebo. Je reste interdite,
soufflée par cette histoire dont je ne sais trop quoi penser. Forcément, je fais
le rapprochement avec Ethan en me demandant s’il n’était pas, lui aussi,
une âme égarée.
— Jason, termine Josy, hormis le fait d’être un grand blagueur, a vraiment
quelque chose d’unique par rapport à ses frères. J’ai du mal à expliquer sa
différence mais c’est comme s’il «  sentait  » des choses que Franky, ses
frères ou moi ne percevons pas. Il a déjà une ouïe et un toucher ultra
développés, alors pourquoi pas un genre de sixième sens ? Si ça se trouve,
oui, il est capable de «  voir  » des âmes perdues ou quelque chose de ce
type. Et toi aussi.
— Ou alors je me suis fait des films toute seule et Ethan n’existe que dans
mon imaginaire.
—  Peut-être aussi… et alors  ? Au fond, on s’en fout, non  ? Je rejoins
complètement l’avis de ton doc. Est-ce qu’on n’est pas un peu tous fous,
finalement ? Toi à parler avec l’invisible, moi qui tente des essais culinaires
plus improbables les uns que les autres, Fabienne avec ses trips écolo à
gogo ou encore D’Jojo qui porte une coupe mulet au XXIe siècle ?
— Tu es bête ! m’esclaffé-je.
—  Folle et bête, la totale quoi  ! fanfaronne Josy en dansant sur place.
Quoi qu’il en soit, je rejoins Théodore Machin-chose : on s’en bat le steak
de savoir qui est réellement Ethan vu tout le bien qu’il te fait.
— Qu’il me faisait. Il est parti.
— Comment le sais-tu ?
— Je le sens, comme ton fils l’a probablement senti pour Dimitri.
Chapitre 24
À la recherche du soi perdu… retrouvé !

Vendredi 22 novembre, 13 h 45


JE n’ai pas l’habitude qu’on m’appelle par mon prénom au magasin. Je veux
dire, excepté les autres employés évidemment. Les gens m’appellent
« mademoiselle », « madame » ou éventuellement me lancent un « Hé, psst,
vous ! » mais rarement « Chloé ».
C’est un jeune couple qui cherche à repeindre son crépi extérieur. Ils
étaient partis pour acheter un rouleau et de la peinture extérieure lorsque je
les ai redirigés vers une taloche et une peinture pour façade. J’ai pris le
temps de leur décrire la technique pour appliquer le produit et les aider dans
leur choix de couleur. Ils allaient prendre quelque chose de bien trop foncé
et avaient mal calculé les mètres carrés à peindre. À la fin, la jeune femme
s’est retournée vers moi, prenant le temps de lire mon badge, et m’a dit  :
« Merci beaucoup pour votre aide, Chloé ».
Ce n’est pas grand-chose, juste un prénom, comme Ethan. Mais pour moi
c’est beaucoup.

*
**
— Je voulais te remercier, ma Josy.
— De quoi ?
— De m’avoir écoutée puis de m’avoir confié ton histoire avec Jason. Ton
ouverture d’esprit m’épate. Je ne sais toujours pas où j’en suis ni si ce que
j’ai vu était vrai, mais je suis beaucoup moins affolée de la situation qu’hier
après-midi.
— Je suis factuelle, tout simplement, et puis la vie m’a appris à regarder
plus loin que le bout de mon nez. Ce n’est pas parce que je suis « juste »
caissière que je suis bornée et que je ne réfléchis pas au pourquoi du
comment.
— Je le sais bien, ma Josy. Et tu n’es pas « juste » caissière, tu es cheffe
de caisses, je te rappelle.
— Fous-toi de ma gueule, va ! s’exclame-t-elle dans un immense éclat de
rire. Mais plus pour très longtemps… Tu auras bientôt face à toi une AVS !
Quoi qu’il en soit, plus le temps passe et plus je pense que la réalité n’est
pas forcément la même pour tous. Un jour je me suis incrustée dans une
discussion sur la religion avec deux clientes de ma caisse. La première était
catholique, la seconde musulmane et moi, au milieu des deux, totalement
athée.
— Tu aimes les discussions risquées !
— Même pas ! Les deux nanas étaient hyper avenantes, et si j’avais pu je
serais allée prendre un café avec elles pour échanger davantage. On a
convenu que, finalement, peu importaient nos convictions tant qu’elles ne
nuisaient pas à autrui et qu’elles nous rendaient plus fortes.
— Jolie conclusion.
— Et depuis leur rencontre j’ai décidé de croire aux lutins des bois et aux
fées de la nature.
— Tu déconnes ?!
— Oui ! Quoique… pourquoi pas… ?
Des fées de la nature et des lutins des bois… Josy me fait bien rire. Ce
soir, je m’endormirai en espérant rêver de Clochette, Rosélia, Noa ou
encore Ondine, les esprits imaginés par Walt Disney. Enfin, imaginés… Qui
sait ? Peut-être que cet éternel enfant les a réellement rencontrés. Après ma
discussion avec Théodore et Josy, je me mets à douter de tout ou plutôt à
croire en tout. Ethan me l’avait dit  une fois  : les étoiles brillent plus fort
quand on y croit vraiment.

*
**
2 h 22
Je me réveille en sursaut : L’Alchimiste d’Ethan ! Enfin… L’Alchimiste de
Paulo Coehlo offert par Ethan, en voilà une preuve matérielle de mon
histoire  ! Je saute de mon clic-clac et j’allume les lumières de ma
bibliothèque à la recherche de ladite œuvre. Si je la retrouve, cela me
prouvera que je suis saine d’esprit et qu’Ethan existe réellement. Je
farfouille mes étagères sans arriver à mettre la main sur l’ouvrage. Je
pensais l’avoir rangé à C, comme le nom de l’auteur, mais… rien. Je
regarde à la lettre P, puis A… chou blanc. Je finis par détailler tous les
livres présents sur les dix étagères de mon armoire. Rien. Une fois, deux
fois… toujours rien. Ma déception est immense. Je m’assois sur le rebord
de mon canapé et me laisse tomber en arrière. Les mains sur mon visage, je
ferme les yeux et souffle… À cet instant, mon mental et mon corps sont en
dissonance. Alors que le premier me certifie que j’ai rêvé, l’autre m’assure
que tout ce que j’ai vécu était bien vrai. Mes tripes, alliées à mon cœur sur
ce coup-là, me garantissent que mes rencontres avec Ethan ont existé.
Je tente un instant de méditation pour calmer mon esprit et laisser mes
pensées voguer sans m’envahir. Je reprends l’image conseillée par une
application que j’ai téléchargée il y a quelques jours. Je m’imagine nageant
dans un immense lac, sans me laisser distraire par les autres nageurs qui
tentent de m’interpeller. Je reste concentrée sur mes mouvements de brasse,
à regarder droit devant moi. Mon objectif est clair  : traverser le lac, et je
suis focalisée dessus. Mes pensées matérialisées par les autres nageurs
gravitent autour de moi sans m’atteindre. Un calme m’envahit peu à peu. Je
me sens plus apaisée. Et puis soudain, elle arrive ! Une intuition si forte que
je ne peux m’empêcher de l’écouter. Je retourne vers la bibliothèque. C’est
assez troublant comme expérience mais je sens une force en moi qui
m’attire vers une étagère précise. Je touche une à une les reliures de mes
livres du bas jusqu’à… jusqu’à un ouvrage d’un certain Ethan Walter.
— Ethan…
Je le touche sans oser le saisir. Je n’ai aucun souvenir de ce texte. La
coïncidence est trop forte pour ne pas être liée à mon histoire. Ethan Walter
est forcément mon Ethan  ! Prenant mon courage à deux mains, je tire le
livre vers moi. Le serrant très fort dans mes bras, je décide de m’asseoir sur
mon lit avant de l’ouvrir. Je ne sais pas encore ce qu’il contient, mais je suis
certaine que c’est important. Emmitouflée dans mon édredon, je détaille le
précieux sésame en commençant par la couverture, rouge et or.

À la recherche du soi perdu


7 clés pour atteindre le succès
Ethan Walter
Ethan Walter, docteur  en psychologie et professeur à l’université de
Paris XI, offre ici un condensé de son cours intitulé « À la recherche du
soi perdu  ». Il expose ses théories en sept grandes leçons pour une vie
davantage tournée vers l’authenticité et la réalisation de son plein
potentiel. Le lecteur est invité à un véritable voyage initiatique dont lui
seul est le héros…
Je tourne les pages rapidement pour me rendre compte du contenu de ce
guide pratique. Il contient sept chapitres, autant que de clés :

1. Ouvrir son cœur


2. Mieux comprendre ses émotions
3. Découvrir son profil ennéagramme
4. Prendre soin de soi
5. Transformer un rêve en réalité
6. Se présenter grâce au cercle d’or
7. Faire de l’univers son allié du succès
J’y retrouve tous les enseignements d’Ethan. Je tourne et retourne
l’ouvrage dans mes mains sans comprendre. S’il me dit bien quelque chose,
je suis presque certaine de ne l’avoir jamais lu. La dédicace de la première
page me heurte en plein cœur, faisant remonter en moi le vibrant souvenir
de l’anniversaire de mes vingt ans. Je m’arrête à la première ligne et ferme
les yeux pour me replonger dans le passé.
Le 10  avril 2013, mes parents avaient décidé de m’offrir vingt cadeaux,
un pour chaque année passée auprès d’eux. J’avais trouvé l’idée adorable et
je m’étais délectée de tous ces présents déposés un à un devant moi.
L’intégrale de la série Wonder Woman en faisait partie. Ce livre aussi, sans
que j’y attache un grand intérêt. La sobriété de la couverture ne m’avait pas
convaincue et le titre me paraissait un peu trop ésotérique. Surtout, cet
ouvrage se retrouvait face à un énorme poids lourd  : l’intégrale d’Harry
Potter en version collector dédicacée par J.K. Rowling elle-même ! Le rêve
ultime. J’avais donc soigneusement rangé le guide d’Ethan Walter dans ma
bibliothèque.
Les yeux toujours clos, je me remémore cette journée au travers de flashs
rapides. C’était une magnifique soirée de printemps. Nous étions réunis
dans le jardin avec mes parents autour d’un énorme gâteau…
immangeable ! Ma mère s’était essayée à la réalisation d’un rainbow cake
totalement raté. Nous en avions tellement ri. Heureusement, le reste de ses
préparations culinaires, des valeurs sûres testées et approuvées, avaient
rattrapé le coup. Je me sentais merveilleusement bien ce soir-là, avec des
rêves plein la tête. Pour moi, tout était possible.
Aujourd’hui, j’ai vingt-six ans et je me remets à penser que oui, en effet,
tout est possible pour peu que l’on y croie.
J’ouvre le guide d’Ethan, prenant le temps de lire la dédicace laissée par
ma mère à l’occasion de ce cadeau.

À ma puce,
Voilà un livre au titre bien inspirant qui, j’espère… t’inspirera (même
si je sais pertinemment que tu vas littéralement te jeter sur Harry Potter
en priorité  ).
Je te souhaite de trouver ta voie, d’être passionnée et heureuse, ma
fille. N’aie pas peur de ce que tu ne connais pas, ne t’attends à rien pour
ne jamais être déçue et surtout rêve en grand !
À vingt ans (et bien après encore, je te rassure), tout est possible.
Aie confiance en la vie, en toi.
Tout est parfait !
 
Merci d’être toi.
 
Je t’aime
Maman.
N.B. : Demain se dessine aujourd’hui, Chloé. Fonce vers ta vie !

Je referme le livre en le serrant encore plus fort dans mes bras. Quel
trésor… Je suis si émue que j’en tremble. Un souvenir retrouvé qui n’a pas
de prix… Ce texte résonne aujourd’hui en moi comme jamais et prend enfin
tout son sens. C’est comme s’il s’agissait de la pièce manquante d’un
puzzle enfin achevé. C’est une page qui se tourne et, oui, tout est parfait.
Les larmes qui coulent sur mes joues ne me brûlent pas, elles me
réchauffent le cœur. Je me sens bien.
Ma mère, plus scientifique que littéraire, avait dû peser chaque mot avant
de les coucher sur le papier. Je l’imagine, perfectionniste comme moi,
rédiger des brouillons pendant des heures sans être totalement satisfaite.
Elle voulait sans doute marquer le coup et écrire en quelques lignes
l’essentiel pour elle. À l’époque j’avais jeté un coup d’œil rapide sur cette
dédicace, trouvant le discours un peu trop Bisounours à mon goût. Les mots
de mon auteure britannique préférée, J.K. Rowling, m’interpellaient
davantage. Le temps ayant fait son œuvre, le livre d’Ethan Walter avec la
trace de ma mère a bien plus de valeur à mes yeux aujourd’hui.
Merci maman, merci Ethan, merci la vie.
Chapitre 25
Demain se dessine aujourd’hui

Samedi 23 novembre, 19 h 45

Septième clé : faire de l’univers son allié du succès


THÉODORE ferme son cabinet à 19  h  30 le samedi. Il renvoie ensuite ses
patients vers la permanence de SOS Médecins. M.  Rémi s’étant absenté,
j’ai demandé l’autorisation à Mathias de quitter exceptionnellement plus tôt
pour avoir le temps de le voir. Je ne suis pas du genre à quémander ce type
de faveur mais là, c’était important. J’ai proposé au futur boss de venir en
avance la semaine prochaine mais il a décliné ma proposition en arguant
que je travaillais déjà beaucoup. Un patron qui reconnaît les heures sup’ de
ses employés ? Trop beau pour être vrai. Lorsqu’il m’a souri, j’ai failli me
liquéfier sur place. J’avais l’impression de me retrouver douze  ans en
arrière face à Christophe Blin, le gars le plus populaire du collège. Je me
demande si Mathias était aussi canon lorsqu’il avait quinze  ans. Non. Je
pense qu’il devait être l’un de ces gars un peu gauches affublés d’un
appareil dentaire et couverts de boutons qui s’est arrangé avec le temps.
Mathias est beau, mais il ne le sait pas. Je veux dire par là qu’il n’est pas
arrogant pour un sou. Ce doit être un « jeune » beau. Il n’a pas l’habitude, et
du coup la confiance ne l’étouffe pas. Tant mieux. Nous avons discuté
ensemble près d’une demi-heure au final.
Je ne m’imposerai pas ce soir, Théodore est attendu. Mon père et lui
participent à une soirée loto organisée au village. Le mois dernier c’était
bingo party. Y a pas à dire, il y a de l’ambiance à Barré-les-Douces.
Je raconte à Théodore le déroulement de ces derniers jours. J’insiste
surtout sur ma découverte d’hier. Après m’être renseignée j’ai appris
qu’Ethan était mort il y a deux ans, comme ma mère.
— Donc soit j’avais déjà lu son livre et mon inconscient a fantasmé nos
rencontres, soit Ethan était une âme égarée venant me faire passer un
message.
— Plus de schizophrénie au menu ? m’interroge, incertain, Théodore.
—  Vous m’aviez dit que non  mercredi… Vous revenez sur votre
verdict initial ? demandé-je avec une pointe d’angoisse.
— Je te taquine, Chloé, détends-toi ! s’exclame-t-il en riant.
Théodore et son humour : inimitable.
—  Si je ne m’abuse, reprend-il, il te manquait un dernier rendez-vous
avec Ethan. Est-ce exact ?
— Oui et c’était le dernier chapitre du livre : faire de l’univers son allié
vers le succès.
Il me demande si je l’ai lu. Évidemment !
Ethan y évoque la loi de l’attraction, ou comment nos pensées peuvent
influer sur notre corps. Il suggère de penser à son projet, en l’occurrence
écrire un livre pour moi, en en faisant une réelle intention prête à se réaliser
sous peu. Il dit d’y croire à 100 % comme si le projet était en phase finale,
de le visualiser au maximum et d’avoir des pensées positives à son sujet.
— En gros, conclus-je, Ethan propose aux lecteurs de croire en leur projet
plus que tout pour attirer de bonnes ondes autour. L’univers devrait alors
conspirer à leur apporter tout ce dont ils auraient besoin pour réussir dans
leur entreprise. C’est un peu comme Santiago dans L’Alchimiste qui, en
écoutant les signes de la vie, réussit à trouver ce qui lui manque pour
réaliser son rêve.
— Voilà une bien belle façon de penser.
— Vous y croyez ?
—  Je crois en moi avant tout, m’assure Théodore en souriant. Je suis
comme Gandhi qui pense que la différence entre le possible et l’impossible
se trouve dans la détermination. La foi, pour moi, est essentielle. La foi en
soi, en les autres, en la vie… Et toi, Chloé, quelle est ta foi ?
— Je pense en effet que croire en soi est essentiel. Des hommes ordinaires
ont réalisé des choses extraordinaires simplement parce qu’ils avaient
pleinement confiance en eux. Je pense notamment à Nelson Mandela qui
s’est battu toute sa vie contre la ségrégation raciale. Il a tout de même passé
près de trente ans en prison et pourtant, il n’a jamais rien lâché !
— Des histoires comme celle-là forgent le respect, en effet.
—  Maintenant, je suis aussi de plus en plus convaincue qu’il faut être
attentif aux signes que la vie nous envoie. Une jeune femme en quête
d’amour qui refuserait de discuter avec un séduisant inconnu mis sur sa
route passerait, selon moi, à côté de quelque chose. Je crois, comme Ethan,
qu’il faut savoir reconnaître quand l’univers se fait notre allié.
J’ai un exemple précis sur le sujet que je m’empresse de raconter à
Théodore. Mme  Vincent, la cliente sympathique récemment divorcée qui
cherchait une perceuse, est venue ce matin au magasin pour acheter de la
peinture. En échangeant avec elle, j’ai appris qu’elle était… auteure. Elle
écrit des fictions pour une grande maison d’édition. Incroyable, non  ?
J’étais tellement scotchée que j’en suis restée sans voix pendant plusieurs
minutes. Réponse de l’univers ou chance incroyable, peu importe  : j’ai
sauté sur l’occasion. Je lui ai expliqué que j’avais le rêve d’écrire un roman.
Elle a écouté très attentivement mes arguments, ma présentation… et a
trouvé que c’était un beau projet qui méritait d’être concrétisé. Je me suis
permis de lui dire que j’avais mille et une histoires dans la tête mais que je
ne savais pas par laquelle commencer. Elle m’a conseillé de faire simple et
d’écrire d’abord sur un sujet que je maîtrisais.
— Et alors ?
— Et alors, j’ai trouvé : je vais parler de ma vie.
— Tu comptes écrire une autobiographie ?
—  Non, non… enfin, pas tout à fait. Ce sera une fiction, c’est certain,
mais j’y glisserai certains éléments de mon quotidien. Je raconterai
l’histoire d’une fille qui travaille dans un magasin de bricolage avec tous les
aléas que cela comporte. J’inventerai des anecdotes et j’en raconterai aussi
quelques vraies. J’en profiterai également pour glisser des conseils de déco.
— Laisse-moi deviner la suite. Est-ce que ton héroïne ne rencontrait pas
un certain Ethan sur un banc du square ?
— Il s’appellera Julien. Là encore le vrai et le faux se mélangeront. Je suis
tellement motivée que je crois que je vais m’y mettre dès ce soir ! En plus,
Mme Vincent a proposé de me relire une fois que j’aurais terminé.
— Tu as beaucoup de chance.
— Je ne sais pas si « chance » est le mot le plus juste. Disons plutôt que
tout coïncide. Tout est… parfait, pour reprendre les mots de maman.
— Tu as raison, me répond Théodore en souriant.
Il regarde sa montre : le loto va bientôt commencer. J’imagine que le lot
de serviettes de bain ou l’aspirateur sans fil le tentent en priorité. Je me lève
pour lui signifier que je vais prendre congé : il ne sera pas en retard pour
récupérer ses grilles.
— Une dernière chose, docteur, et je pense que cela va vous faire plaisir.
Vous vous souvenez de Mathias ?
— Absolument ! Celui qui a pris la place que tu convoitais-un peu-mais-
finalement-pas-tant-que-ça et qui a un regard de braise ?
— Je n’ai jamais dit qu’il avait un regard de braise !
—  Non, mais tu l’as pensé très fort. Alors, que se passe-t-il avec ce
Mathias ?
— Alors que je lui demandais son aval pour quitter plus tôt le travail ce
soir, il m’a demandé si je serais éventuellement intéressée pour
l’accompagner à une fête chez des amis la semaine prochaine.
—  Il ne perd pas de temps, ce jeune homme  ! Et c’est très bien ainsi.
J’espère que tu comptes y aller.
—  J’y réfléchis, c’est peut-être un peu prématuré pour moi. Donc… je
n’ai pas encore dit oui. Mais… je n’ai pas dit non non plus.
— Si j’étais à ta place, je ne tergiverserais pas trop longtemps. Repense à
ton exemple de tout à l’heure, lorsque tu me parlais d’une fille qui refuserait
de parler à un séduisant inconnu.
— Elle cherchait l’homme de sa vie ; moi, pas spécialement. En tout cas,
vous savez le plus drôle dans l’histoire ? L’invitation de Mathias, c’est une
soirée karaoké ! C’est fou, non ?
— « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rencontres… »
CHLOÉ LEJEUNE

Demain se dessine
aujourd’hui

EYROLLES ROMAN
AUJOURD’HUI, je suis assise sur un banc. Pas n’importe lequel : il s’appelle
« Marcel ». C’est là que ma vie a basculé. Enfin, « basculé » n’est peut-être
pas le terme exact. Je dirais plutôt que c’est ici que ma vie a repris des
couleurs, après deux années passées en noir et blanc. Mais ces couleurs
m’ont aussi parfois aveuglée, et un peu perdue.
Marcel se situe dans un coin reculé du parc Vascos à Barré-les-Douces,
juste derrière le centre commercial Jacquier. Ou devant, tout dépend de quel
angle on se place. C’est comme pour tout dans la vie : la perception des uns
s’arrête là où commence celle des autres. Pourtant la réalité, elle, reste
identique. Déconcertant, non ?
Mais je m’égare, revenons à Barré-les-Douces. Il y a encore vingt ans ce
petit havre de paix, à vingt kilomètres à peine de Mâcon, n’était connu que
pour ses champs et son église à trois piscines liturgiques. Oui, vous avez
bien lu  : trois piscines liturgiques. Et qui plus est, en bon état. Petite,
j’appelais ça les lavabos de Sainte-Capucine. Quand le curé Antoine m’a
vue m’y laver les mains avant le catéchisme (j’avais même apporté du
savon), il m’a fait un de ces sermons ! Mes parents ont rapidement compris
que la religion et moi ça faisait deux. Alléluia.
Quoi qu’il en soit, croyante ou non, comme tous les habitants de Barré-
les-Douces, je reste fière de mon église et de ses fameuses piscines
liturgiques. Les fervents catholiques en parleraient avec davantage d’ardeur
que moi, d’autant qu’ils sont nombreux à passer par chez nous rien que
pour ça. Enfin… étaient. Il est plus juste d’utiliser l’imparfait. Aujourd’hui
la tentation l’emporte sur la foi. Car, si la population de Barré-les-Douces a
été multipliée par dix et si la rue principale desservant le village est
régulièrement embouteillée le samedi, ce n’est plus pour l’église Sainte-
Capucine. Non. C’est pour le centre commercial Jacquier.
Même si j’étais jeune à l’époque de la construction de ce mastodonte – je
devais avoir six ou sept ans –, mes souvenirs restent intacts. Je me rappelle
très bien l’émoi suscité chez les habitants lors de la venue des promoteurs
immobiliers. Imaginez… bâtir un centre commercial ici, à Barré-les-
Douces, village rural de six cents âmes  ! Forcément, le projet avait fait
jaser. Puis il avait fallu se rendre à l’évidence : la perspective n’était pas si
aberrante. La commune se désertait, l’école avait fermé et les champs
agricoles s’étalaient à perte de vue sans repreneur. Il fallait créer de
l’emploi, redynamiser le hameau, construire de nouveaux logements. Pour
faire céder les derniers réfractaires, une convention avait été signée entre la
mairie et les constructeurs. Ces derniers s’engageaient à édifier, dos au
centre commercial, un immense parc. Pas un simple square, non, un
véritable jardin paysager avec  deux fontaines, un grand bassin d’eau, un
carrousel, des jeux pour enfants et une roseraie. Le tout sur un hectare de
verdure. Le projet était ambitieux. Certains n’y ont pas cru, et pourtant
aujourd’hui le parc Vascos est bel et bien là. Et Marcel aussi. C’est fou
comme tout ne tient qu’à peu de choses dans la vie. Pour moi, tout ne tient
qu’à ce centre commercial, au parc Vascos et à ce banc.
Et si je m’étais assise ailleurs, serait-il quand même venu  ? J’aurais pu
m’installer sur la table de pique-nique en face des jeux pour enfants. Ou
encore sur l’une des innombrables chaises qui bordent le bassin principal.
J’aurais pu tout aussi bien décider d’aller flâner sous la tonnelle près de la
roseraie, mes écouteurs sur les oreilles. Mais non. Je suis montée jusqu’ici,
chercher ce banc sorti de nulle part. Il n’a pourtant rien d’extraordinaire. On
pourrait même dire qu’il est le mal-aimé du site. Niché sur un coteau, dans
un coin reculé du jardin, à l’ombre d’un immense saule pleureur, il n’est
accessible que par un sinueux chemin de terre. Qui plus est, il est abîmé. La
peinture de son assise s’écaille et ses pieds, rouillés par le temps, ne cessent
de grincer. Rares sont les personnes qui osent s’y aventurer. Si je suis venue
ici la première fois c’était pour éviter la foule. J’y suis tranquille, bien
protégée. Je n’entends rien mais vois tout. Les branches du saule pleureur
jouent le rôle de vitre sans tain. J’ai une vision panoramique sur le parc et
ses entrées principales. De ma tour d’ivoire, j’observe les badauds qui
s’activent telles des fourmis dans un nid. Voilà quelque temps que je viens
déjeuner sur ce banc, tous les mercredis midi. Je l’ai baptisé Marcel.
Pourquoi Marcel ? Je n’en sais rien. Marcel, c’est désuet et classe à la fois,
comme ce banc, tout simplement. Ce n’est pas un hommage à Marcel
Pagnol ou encore au grand amour d’Édith Piaf. Je n’ai jamais aimé
suffisamment quelqu’un au point d’idolâtrer un prénom. Qu’on soit roi
d’Égypte ou femme de ménage, qu’on s’appelle Marcel, D’Jonatane ou
Ethan ou Julien, on est tous pareils, non ?
De simples mortels avec des rêves plein la tête.
On mange, on travaille, on dort, on aime, on se déchire, on survit, on
meurt.
Point.
Fin de l’histoire.
Ou… le début.
La bibliothèque de Chloé, d’Ethan, d’Ophélie et…
de Josy

Harry Potter, coffret, la collection complète (tomes  1 à 7), J.K.  Rowling,


French & European Pubns, 2004.
Attraction, Jackie Ashenden, Éditions Arlequin, 2018.
L’Alchimiste, Paulo Coehlo, J’ai Lu, 2007.
Les Quatre Accords toltèques, Don Miguel Ruiz, Éditions Jouvence, 2018.
La Vie secrète des écrivains, Guillaume Musso, Le Livre de Poche, 2020.
Tout est toujours parfait, François Lemay, Le Dauphin Blanc, 2017.
La Pensée positive, c’est malin, Aurore Aimelet, Quotidien Malin éditions,
2014.
Le Grand Livre de la psychologie positive, Bruno Adler, Guila Clara
Kessous, Eyrolles, 2020.
Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs), Marshall B.
Rosenberg, La Découverte, 2016.
Cessez d’être gentil, soyez vrai  ! Thomas d’Ansembourg (auteur), Alexis
Nouailhat (illustrations), Éditions de l’Homme, 2014.
Quand la girafe danse avec le chacal, Serena Rust, Éditions Jouvence,
2008.
Le Grand Livre de l’ennéagramme, Fabien Chabreuil et Patricia Chabreuil,
Eyrolles, 2022.
L’ennéagramme en BD  : mieux comprendre votre personnalité et celle de
votre entourage, Johanna Crainmark et Nathalie Leclef, Eyrolles, 2017.
Grandir avec l’ennéagramme, Olivia Varin Barnier, Eyrolles, 2020.
L’ABC de l’ennéagramme, Éric Salmon, Grancher, 1997.
Mieux comprendre sa personnalité avec l’ennéagramme, Laurence
Daniélou et Éric Salmon, InterÉditions, 2020.
Le Grand Livre des cœurs en point de croix, Isabelle Hacourt Vautier, De
Saxe, 2019.
Merveilleuse Nature au point de croix, Marie-Thérèse Saint-Aubin
(auteure), Fabrice Besse (photographies), LTA, 2018.
La Danse country & western, Ralph G. Giordano (auteur), Christian
Rolland (traduction), 2011.
VOTRE CARNET
DE VIE

Pour que demain se dessine aujourd’hui


Activité n° 1
La respiration abdominale contrôlée
« La respiration est le berceau du rythme. »
Rainer Maria Rilke

Face à une situation imprévue, nouvelle, inconfortable ou qui vous met


en difficulté, un stress énergivore peut vous envahir. Afin de faire
redescendre la pression à un niveau plus acceptable, procédez, comme
Chloé, à quelques mouvements de respiration abdominale contrôlée.
Votre rythme cardiaque s’apaisera, vous permettant d’y voir plus clair et
d’agir à bon escient.
 
Si vous le pouvez, fermez les yeux et isolez-vous afin de reposer votre
vue et votre ouïe. Asseyez-vous confortablement.
Inspirez lentement par le nez en gonflant votre ventre.
Bloquez ensuite votre respiration quelques secondes.
Expirez doucement par la bouche en rentrant votre abdomen.
Les temps d’inspiration et d’expiration doivent être réguliers et le plus
long possible.
Répétez cette mécanique cinq fois de suite ou durant cinq minutes si
vous le pouvez.
Vous pouvez imaginer que toutes vos pensées négatives quittent votre
corps grâce à votre expiration, alors qu’à chaque inspiration c’est un
nouveau souffle, positif, qui vous est transmis.
 
La respiration abdominale contrôlée, répétée quotidiennement, vous
permettra de faire face plus sereinement à un stimuli extérieur anxiogène.

*
**
Activité n° 2
La méthode Coué
« Ayez la certitude d’obtenir ce que vous cherchez et vous l’obtiendrez, pourvu que cette chose
soit raisonnable. »
Émile Coué de la Châtaigneraie

Que ce soit face à des projets professionnels, à votre vie familiale ou


amicale, ou tout simplement à votre quotidien, vous pouvez parfois vous
sentir angoissé, fatigué, démuni… La méthode d’autosuggestion du
médecin Émile Coué peut vous permettre de retrouver la motivation ou
l’envie qui vous manquent.
 
Choisissez, parmi ces exemples, la maxime qui vous convient :
 
Je vais de mieux en mieux
J’apprends à lâcher prise chaque jour un peu plus
J’ai de plus en plus d’entrain
Je me sens plus apaisé
Je profite chaque jour de l’instant présent
 
Si aucune de ces phrases ne vous satisfait, pensez à créer la vôtre
(positive et optimiste évidemment  ).
Je…
 
Une fois votre «  dicton  » trouvé, répétez-le à voix haute, 20  fois de
suite (pour éviter de compter, vous pouvez tenir dans votre main  20
perles, ou autres petits objets, que vous laisserez tomber dans un panier
après chacune de vos énonciations. Certaines personnes utilisent un
chapelet qu’elles tiennent et avancent dans leurs mains).
 
L’idéal est de vous positionner debout, face à un miroir.
 
Cette maxime répétée quotidiennement – idéalement matin et soir –
devrait convaincre votre inconscient. Ce doux désir récité se
transformera alors en réalité avérée.

*
**
Activité n° 3
La pensée positive
« L’optimiste ne refuse jamais de voir le côté négatif des choses ; il refuse simplement de
s’attarder dessus. »
Alexandre Lockhart

Choisissez une situation dans laquelle vous vous retrouvez


actuellement et que vous jugez déplaisante (un changement de travail, un
déménagement, une séparation, une dispute, un retard dans un projet…).
Prenez le temps d’analyser les faits de manière objective puis
réfléchissez à tous les avantages que vous pouvez ou pourrez en tirer.
 
Si vous ne pouvez pas changer une situation imprévue, vous pouvez au
moins changer votre regard dessus. Votre voiture est tombée en panne et
vous êtes contraint de prendre le RER pour aller travailler ? Voyez le bon
côté des choses  : vos deux heures de transports en commun vous
permettront de récupérer votre retard en lecture !
La pensée positive, si elle ne change pas une situation inconfortable,
vous permet de voir la vie sous un aspect plus plaisant.

*
**
Activité n° 4
La pensée positive bis !
« Il n’y a pas d’erreurs dans la vie, il n’y a que des leçons. Il n’y a pas d’expériences
négatives, il n’y a que des occasions de grandir, d’apprendre, d’avancer le long de la voie de
la maîtrise de soi. »
Robin S. Sharma

Chaque soir, avant de vous endormir, plutôt que de ruminer sur les
contrariétés de votre journée, pensez à trois choses positives qui vous
sont arrivées. Même la pire journée du monde possède son lot de « petits
bonheurs  ». Ce peut être des moments très simples, comme le sourire
d’un inconnu dans la rue, le bonjour jovial de votre boulangère, la
caresse du soleil sur votre peau ou encore les remerciements d’un voisin
pour une aide apportée.
Grâce à ces trois pensées positives, vous vous endormirez plus
« léger » et vous réveillerez dans un meilleur état d’esprit.
 
La pensée positive, pratiquée de manière régulière, peut avoir un réel
impact sur votre santé physique et psychique. Elle permet notamment de
dénouer les tensions musculaires, de développer votre bienveillance, de
réduire les troubles de l’anxiété ou encore de favoriser un sommeil
réparateur.

*
**
Activité n° 5
Une colère salutaire
« La violence, quelle que soit sa forme, est une expression tragique de nos besoins
insatisfaits. »
Marshall B. Rosenberg

La colère peut être extrêmement salutaire pour peu qu’elle soit


correctement exprimée (sans violences physiques ou morales ni injures).
La CNV, communication non violente, est un outil pertinent qui peut
vous aider en ce sens.
 
Que faire quand la colère monte en vous ?
 
1. Prenez un temps de pause.
La colère, lorsqu’elle atteint son paroxysme, vous met dans un état dit
« hors de contrôle » qui vous déconnecte de votre rationalité et de votre
empathie envers autrui. Afin de retrouver votre équilibre psychique, il est
impératif d’abaisser votre seuil de stress (en pratiquant la respiration
abdominale contrôlée par exemple, voir activité n° 1).
 
2. Décrivez de manière factuelle la situation qui vous met en colère.
Exemples : quand je vois que… le repas n’est pas préparé, mon salaire
est constant depuis plusieurs années, je n’ai pas été averti du problème,
quelqu’un est entré dans ma chambre en mon absence…
 
3. Exprimez les sentiments qui vous animent.
Oubliez le «  Tu qui tue  » comme dirait l’écrivain psychosociologue
Jacques Salomé et parlez en utilisant « Je ».
Exemples : je me sens… remonté, fatigué, dérouté, surpris, d’humeur
massacrante, débordé, crispé, attristé, accablé…
 
4. Déterminez le besoin qui vous anime derrière ce sentiment.
Exemples : parce que j’ai besoin… d’empathie, de sécurité (affective,
matérielle), de sincérité, de paix, de calme, de sens, de considération, de
partage, de me sentir appartenir à ce groupe, d’une contribution
équitable…
 
5.  Proposez à votre interlocuteur des idées concrètes pour répondre à
votre colère.
Exemples  : je souhaiterais que… nous fassions les repas à tour de
rôle, qu’on me demande la permission avant d’entrer dans ma chambre,
qu’on me prévienne immédiatement si un changement arrive…
 
6.  Validez auprès de votre interlocuteur la ou les stratégies qui lui
conviendraient le mieux.
 
Repensez à votre dernière colère et essayez de l’exprimer «  façon  »
CNV.
Quand j’ai vu que…
Je me suis senti.e…
Parce que j’avais besoin de…
J’aurais aimé que…
Une colère exprimée, même à retardement, est essentielle. Elle permet
de dénouer les tensions dans votre corps et d’apaiser votre esprit.

*
**
Activité n° 6
Ennéagramme et peur
« Le courage n’est pas l’absence de peur
mais la capacité de vaincre ce qui fait peur. »
Nelson Mandela

 
Lisez les 9  encarts suivants et entourez celui qui, selon vous, vous
correspond le mieux (pour découvrir plus en détail l’outil ennéagramme,
une bibliographie vous est proposée avec quelques références page 219).

Profil 1
J’ai peur de l’imperfection. J’affectionne l’ordre, l’organisation, le cadre et les «  bons  »
comportements. On peut me trouver « strict » ou pas toujours « très drôle », c’est juste que je
suis concentré sur l’erreur. Je peux paraître exigeant avec les autres mais je le suis avant tout
avec moi-même. Mon juge intérieur est terrible. J’évite de montrer ma colère car je pense que
« c’est mal », que c’est un défaut à gommer. Du coup, je ressens beaucoup de tensions en moi.

Profil 2
J’ai peur de la solitude alors je ressens toujours le besoin d’aider et de soutenir les autres,
même si on ne me le demande pas. J’ai le don de savoir ce dont mon entourage a envie. Je
suis profondément altruiste. Mon amour peut parfois paraître étouffant et je m’en désole : je
veux simplement faire plaisir et me rendre utile. À force de m’occuper des autres, je m’oublie.
Je donne beaucoup et peux souffrir du manque de reconnaissance de mon entourage, ce qui
peut me rendre agressif.

Profil 3
Je déteste l’échec. Je fais d’ailleurs tout pour l’éviter quitte, je le concède, à enjoliver parfois
la réalité ou certaines de mes performances. Je ne veux pas que les autres voient mes
faiblesses. Pleurer en public, très peu pour moi, je suis un battant  : «  je gère  ». Véritable
moteur, j’entraîne les autres dans mon sillage. Je suis un caméléon, m’adaptant à toutes les
situations. Pour être aimé il faut « paraître » plutôt qu’être selon moi. J’ai besoin de montrer
aux autres mon succès et mes réussites (professionnelles et privées).

Profil 4
L’hyperémotif  ? C’est moi. Je ressens tout plus fort (l’amour, la tristesse, la souffrance…).
J’aime le beau, l’unique, le sublime, l’exceptionnel. J’aimerais que ma vie soit un renouveau
permanent. Avec moi, on ne s’ennuie pas et une simple fleur devient tout un poème. On me
dit parfois que je suis excessif, que j’en fais « trop ». J’apprécie toutes les formes d’art : la
musique, le cinéma, la lecture, le théâtre… Ma plus grande crainte  ? Être perçu comme
quelqu’un de « banal » et être abandonné.

Profil 5
On peut me trouver en retrait, c’est simplement que j’aime observer. J’ai une soif insatiable
d’apprendre et de comprendre le monde qui m’entoure. J’évite les discussions futiles, j’ai
besoin de contenu. Je réfléchis beaucoup. Je suis un très bon analyste. Je crains le vide
intérieur et l’intrusion. J’ai parfois besoin de me reculer du monde afin d’avoir une
meilleure vue d’ensemble. On pourrait me croire «  sans émotions  » alors qu’elles
bouillonnent secrètement en moi comme des milliers de petites âmes.

Profil 6
Certains me trouvent « trouillard » ou au contraire « tête brûlée ». Le danger : je le sens, le
reconnais et le crains plus que tout. Soit je fais tout pour l’éviter, soit au contraire je me jette
dedans  ! Lorsque j’étudie une situation, je suis le meilleur pour trouver ce qui pourrait mal
tourner. J’apporte des solutions efficaces et réalisables. Réfléchissant beaucoup, je peux
mettre du temps à passer à l’action. La loyauté est une valeur très importante à mes yeux.

Profil 7
L’épicurien de la vie : c’est moi ! Je ne croque pas la vie, je la bouffe ! On me trouve solaire
et toujours de bonne humeur. Je vois les bons côtés des choses. L’ennui, l’enfermement et la
souffrance sont mes phobies. Je veux être libre. Je papillonne d’une activité à l’autre pour ne
pas perdre une miette de chacune de mes envies. On peut me prendre pour une personne
dilettante mais c’est parce que mes rêves se comptent par milliers. J’ai besoin de tout tester.

Profil 8
J’aime être le maître  de la situation et les rapports de force ne me font pas peur.
Incontestablement, je suis un meneur. On dit souvent de moi que j’ai du charisme et que j’en
impose. Je peux faire peur et je le regrette. Je suis toujours prêt à défendre les plus faibles.
L’injustice est ce que je déteste le plus. Je défends avec fermeté et ferveur tout ce qui doit
l’être, je n’arrête jamais. Faire la sieste  ou rester au lit lorsque je suis malade  ? Quelle
hérésie ! Je suis un boulimique de l’action.

Profil 9
Ce que je fuis plus que tout ? Le conflit évidemment. Je n’aspire qu’à un monde de paix et
d’harmonie. Dans un groupe, je suis souvent le médiateur. On me dit que ma présence est
apaisante. J’aime juste que tout le monde soit content. On me prend parfois pour quelqu’un
d’indécis voire de « mou » simplement parce que j’ai pris l’habitude de me référer à l’avis des
autres. Ma colère est tapie dans l’ombre mais lorsqu’elle surgit… elle est explosive  et en
surprend plus d’un.
 
Déterminer votre profil ennéagramme, c’est finalement trouver le filtre
avec lequel vous percevez la réalité. La vie n’est que subjectivité, tout
dépend de quel point de vue vous vous placez. Pour trouver la « vérité »
il est bon de se détacher de sa place, de prendre de la hauteur et
d’accepter les points de vue de chacun.
Reconnaître votre plus grande peur vous permettra de la combattre
pour revenir à davantage d’authenticité.

*
**
Activité n° 7
Votre programme bien-être
« Prendre une pause, briser volontairement le rythme,
c’est se donner le temps de vivre. »
Robert Brisebois

Voici deux pistes pour démarrer un programme de remise en forme


selon votre profil ennéagramme.
 
Si vous pensez être de profil…
 
Retrouvez votre âme d’enfant. Riez, jouez, dansez… chantez fort
et faux (stop à la perfection).
Prenez soin de vous. Faites-vous masser régulièrement pour
➊ dénouer les tensions de votre corps et trouvez un sport que vous
aimez et qui vous aide à décompresser de toute cette pression que
vous vous mettez.

Répondez à vos besoins avant tout. Réfléchissez à cinq  choses


simples à faire seul et qui vous font du bien (prendre un thé au calme,
vous promener dans la nature, faire du shopping, aller au cinéma,
écouter de la musique…). Et planifiez ces moments dans votre
➋ agenda comme des priorités.
Évitez de devancer les besoins de votre entourage. On ne vous
sollicite pas ? Parfait ! Profitez-en pour prendre soin de vous. N’aidez
pas vos proches si ceux-ci ne vous demandent rien. Ils savent que
vous êtes là, rassurez-vous.

➌ vous
Repensez à vos derniers échecs. Que vous ont-ils apporté  ? Où
ont-ils amené ? Les échecs sont de grandes aventures qui nous
apprennent souvent bien plus que nos réussites, n’en ayez plus peur
et affrontez-les.
Ouvrez votre cœur pour davantage d’authenticité. Si cela vous
semble trop compliqué de prime abord, essayez avec des jeux de
société. Sous couvert d’une activité en famille ou entre amis, vous
pourrez vous confier plus facilement (exemples  de jeux invitant à
libérer la parole  : Perlipapotte de Frédérique Epelly aux Éditions
Souffle d’or, Le Monstre des couleurs, Asmodee, Feelings de Act in
Games…).
Apprenez à regarder ce qui va bien plutôt que ce qui vous
manque. Pour cela, la tenue d’un cahier de gratitudes peut être utile.
Réfléchissez quotidiennement à trois  remerciements que vous
pourriez adresser autour de votre journée (aussi banale fût-elle  !).
➍ Remerciez… le Soleil d’avoir été présent, un ami d’être venu vous
voir, votre facteur pour son sourire…
Développez encore et toujours votre créativité. Mettez votre
hyper émotivité au service d’un art  : peinture, sculpture, gravure,
danse, théâtre…

Ouvrez-vous aux autres. Le théâtre, la peinture ou encore


l’écriture sont des activités qui devraient vous permettre d’exprimer
vos émotions avec la retenue qui reste la vôtre.
➎ Trouvez un sport « physique ». Ne choisissez pas une activité qui
nécessite de travailler le mental, vous utilisez déjà bien trop le vôtre.
Privilégiez un sport tel que le squash, la course à pied ou encore le
vélo pour vous aider à vous dépenser tout en vous « dé-pensant ».

Pratiquez un sport de combat. La boxe est un très bon exemple.


L’objectif est de travailler sur votre peur de… la peur. Le danger de
cette activité étant constant et imprévisible, vous ne pourrez pas
l’anticiper  : il vous faudra l’affronter immédiatement en utilisant
votre courage.
➏ Développez votre sens de l’intuition. L’intuition est une forme
d’intelligence qui se cultive. Vous pouvez tenter d’apprivoiser la
vôtre au travers d’apprentissages récurrents. Une fois par semaine,
par exemple, reposez votre mental et laissez-vous guider par votre
corps pour prendre une décision.
➐ Tentez la monotâche ! Entraînez-vous à finir une activité que vous
venez de commencer avant de vous lancer dans une nouvelle. Vous
verrez que vous ressentirez beaucoup de plaisir (et de fierté) à
terminer rapidement un projet.
Développez votre sens de l’écoute. Apprenez à écouter vos
proches sans chercher automatiquement à chasser leur peine.
Exercez-vous à écouter l’autre de manière empathique sans
l’interrompre ou lui proposer des solutions à tout-va. La prochaine
fois qu’un ami viendra vous voir, laissez-le simplement déposer le
fardeau de sa tristesse devant lui.

Ralentissez le rythme. Et si vous vous mettiez au yoga ou à la


méditation ? Vous offrirez ainsi des moments de calme et de quiétude
à votre corps. Apprenez à l’écouter, lui que vous malmenez si
➑ souvent.
Passez du temps avec des enfants. Jouez avec eux, promenez-
vous, discutez… Vous retrouverez ainsi votre enfant intérieur et votre
vulnérabilité. Et vous verrez, cela ne vous en rendra que plus fort.

Apprenez à vous connaître. Vous semblez indécis car vous ne


prenez pas le temps de vous écouter. Interrogez-vous sur ce qui vous
fait vraiment plaisir et ce que vous aimez sincèrement. Ne répondez
plus « Je te suis » lorsque l’on vous propose une sortie, osez prendre
➒ les devants et être l’instigateur de la soirée.
Exprimez votre colère. N’attendez pas de bouillir à l’intérieur
pour exploser en tous sens. Utilisez la CNV pour exprimer votre
colère le plus sainement possible (cf. activité 5).

*
**
Activité n° 8
Le cercle d’or
« Les gens n’achètent pas ce que vous faites
mais pourquoi vous le faites. »
Simon Sinek

Imaginez que vous rencontrez un inconnu avec qui vous commencez à


tisser un lien. À la question « Que faites-vous dans la vie ? » entraînez-
vous, comme Chloé, à vous présenter selon le cercle d’or pour être plus
impactant.
 
1. POURQUOI ? Quel sont vos buts, vos croyances, vos valeurs… ?
Quelle est la cause qui vous importe le plus ? Trouvez la ou les raisons
qui motivent ce que vous réalisez au quotidien.
2.  COMMENT  ? Quelles sont les caractéristiques qui vous
différencient des autres ? Qu’est-ce qui fait votre unicité dans le domaine
que vous défendez ?
3. QUOI ? En dernier lieu, expliquez à votre interlocuteur le produit ou
le service que vous proposez.
 
Vous n’êtes pas «  que  » mécanicien, médecin, vendeur, professeur,
homme au foyer, auteur, au chômage, à la retraite, étudiant… Vous êtes
unique ! Soyez-le donc dans votre présentation.

*
**
Activité n° 9
Du rêve à la réalité
« Pour réaliser une chose extraordinaire, commencez par la rêver. Ensuite, réveillez-vous
calmement et allez jusqu’au bout de votre rêve sans jamais vous laisser décourager. »
Walt Disney

À la fin des années  1940, Walt Disney voulait créer un grand parc
d’attractions avec des animations et des personnages de dessin animé à
câliner, Mickey en tête. Malgré des dizaines de refus de banques pour
l’accompagner sur ce projet un peu fou, Walt Disney n’a jamais perdu de
vue son rêve qu’il a fini par transformer en réalité. À votre tour !
 
 
1.  Réfléchissez à l’un de vos rêves que vous aimeriez voir se
réaliser. Posez-vous des questions concernant votre motivation afin de
savoir si votre projet répond sincèrement à vos besoins du moment. Votre
rêve doit être une véritable ambition et non un fantasme divertissant.
 
2. Transformez votre rêve en intention. Il faut donner du pouvoir à
votre rêve ! Votre volonté doit être claire et limitée dans le temps. Elle ne
doit impliquer que vous (exit les «  Je veux que mon patron
m’augmente.  »). Choisissez une forme affirmative de phrase et utilisez
des termes positifs. Écrivez votre intention dans le cadre ci-dessous et
prononcez-la à haute voix (avec une power posture de surcroît !). Vous
devez impérativement y croire.

3. Visualisez votre rêve comme si vous l’aviez déjà presque atteint.


Laissez les émotions vous envahir et s’installer en vous pour les ressentir
le plus intensément possible. Montrez à votre cerveau que vous allez y
arriver.
4. Au boulot ! Faites un premier pas vers la réalisation de votre rêve et
continuez ainsi jusqu’à ce qu’il devienne réalité.
 
N.B. : Répétez les étapes 2 et 3 tous les jours jusqu’à ce que votre rêve
soit exaucé.

*
**
Merci à…

…toute l’équipe d’Eyrolles pour m’avoir permis de donner vie à ce


nouveau projet
 
…aux libraires qui croient en mes romans et les recommandent
 
…aux blogueurs qui mettent mon travail en avant sur les réseaux sociaux
 
…à vous lecteurs, évidemment  ! Merci pour vos retours, vos
encouragements et votre soutien qui ne cesse de grandir.
 
 
Pour ce roman,
je voudrais adresser quatre dédicaces spécifiques :
 
à Stéphanie mon éditrice depuis 2015 qui me soutient dans toutes mes
propositions (même si je ne suis pas toujours la plus claire quand je les lui
présente !)
 
à Aurore, graphiste chez Eyrolles, qui a su trouver ma Chloé pour la
couverture
 
à Agnès ma correctrice qui, me semble-t-il, s’est arraché les cheveux en
essayant de remettre mon texte en forme. Grâce à elle j’ai – enfin – compris
que les tirets pour les dialogues étaient des tirets cadratin et non les tirets de
la touche 8  .
 
Et, enfin, merci à mon amie et auteure Catherine-Rose Barbieri qui a été
ma première lectrice sur ce roman. Je lui envoyais chaque chapitre en
espérant qu’elle les apprécie et me dise  : «  C’est OK, continue  !  » Elle a
réussi grâce à sa bienveillance, sa douceur et son écoute, à me redonner la
foi quand je doutais ou déviais de ma route.
 
 
Vous voulez m’envoyer un mot doux ?
Un encouragement ? (N’hésitez pas, j’adore !)
 
Instragram @veroniquemaciejak
 
Facebook @veroniquemaciejakauteure
 
www.veroniquemaciejak.com
Merci d’avoir choisi ce livre Eyrolles.
Nous espérons que sa lecture vous a intéressé(e) et inspiré(e).
 
Nous serions ravis de rester en contact avec vous et de pouvoir vous proposer d’autres idées de livres
à découvrir, des nouveautés, des conseils,
des événements avec nos auteurs ou des jeux-concours.
 
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Vivre à l’endroit, Juliette Allais


Une histoire captivante,
qui questionne nos places assignées

Depuis toujours, Siobhan Dorsé se tient dans l’ombre des hommes de sa vie. Son mari notamment –
éditeur accompli – ne la prend pas au sérieux. Pourtant, un jour, Siobhan se met à écrire en cachette.
Une fois son roman terminé, elle l’adresse à Dorsé Livres, sous un pseudonyme. Contre toute attente,
son mari adore le manuscrit et veut le publier ! S’engage alors une correspondance passionnelle entre
cette autrice fictive et son éditeur de mari. Siobhan révélera-t-elle sa véritable identité ?
Cornichon Therapy, Karen Merran
Une thérapie déjantée,
qui tourne au conte de fous !

« Bonjour, je suis un génie de bureau. J’ai le pouvoir d’exaucer trois de vos vœux. »
Lorsque Jeannette découvre cet improbable message devant son clavier d’ordinateur, elle se pense
victime d’un canular. Pourtant, la proposition tombe à pic  : la vie de Jeannette manque de sel, ses
enfants sont partis, son mari se désintéresse d’elle et au travail, elle est invisible ! Se prenant au jeu,
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elle dans une périlleuse affaire, Jeannette parviendra-t-elle à être heureuse ?
Ce petit rien qui change tout, Alexandra Potter
Lorsque tout s’écroule,
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Fraîchement divorcée et confrontée à un avenir incertain, Liv Brooks quitte impulsivement sa vie
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décide d’adopter Harry, un vieux chien du refuge voisin. Bientôt, Liv s’aperçoit qu’elle n’est pas la
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juste quitté par sa femme, il s’effondre, et refuse d’assurer ses coachings. Éléonore décide alors de
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cherchant à reprendre en main l’éducation de sa fille, licencie brutalement Fatima. Cette décision va
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