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En finir avec le New Public Management

Nicolas Matyjasik et Marcel Guenoun (dir.)

Éditeur : Institut de la gestion publique et du développement économique


Lieu d'édition : Paris
Année d'édition : 2019
Date de mise en ligne : 16 mai 2019
Collection : Gestion publique
ISBN électronique : 9782111294493

http://books.openedition.org
Édition imprimée
Date de publication : 17 mai 2019
ISBN : 9782111293779
Nombre de pages : 248

Référence électronique
MATYJASIK, Nicolas (dir.) ; GUENOUN, Marcel (dir.). En finir avec le New Public
Management. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Institut de la gestion publique et du
développement économique, 2019 (généré le 20 mai 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/igpde/5756>. ISBN : 9782111294493. DOI : ERREUR PDO
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© Institut de la gestion publique et du développement économique, 2019


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« En finir avec le New Public Management » est un livre qui mêle un constat et une espérance.
Le New Public Management (NPM) est en passe de ne plus être revendiqué comme étendard
des réformes administratives, c’est le constat mais il porte également l’espérance que
vienne la fin du NPM au profit d’autres modèles d’inspiration de l’action publique.
Par-delà les multiples définitions dont il a fait l’objet, le NMP renvoie à la volonté et à
l’action de transposer les outils, modes de gestion et d’organisation du secteur privé vers le
secteur public.
Cet ouvrage est tout entier consacré aux problèmes que le NPM pose. Les contributions qu’il
contient se répartissent en trois catégories : tout d’abord, des recherches qui circonscrivent
le NPM en analysant son origine, son contenu et sa portée sur les administrations, en
France, en Europe et dans le monde ; ensuite des recherches qui énoncent les vices
dissimulés et les effets imprévus du NPM et, enfin, des travaux qui explorent les formes que
prennent ou pourraient prendre l’action publique après le NPM.

NICOLAS MATYJASIK
Nicolas Matyjasik est politiste. Docteur en science politique, il
enseigne à Sciences Po Lille où il dirige le master of science MPP. Il est
conseiller de femmes et d’hommes politiques et a notamment
coordonné le programme d’un candidat à l’élection présidentielle de
2017. Ses travaux de recherche portent sur les nouvelles pratiques
démocratiques (budgets participatifs, construction collaborative des
politiques publiques, économie sociale et solidaire, etc.) et la
modernité dans l’action publique. Il élabore une déconstruction du
tournant néolibéral des administrations publiques, en analysant les
outils de management qui s’y propagent depuis les années 1980. Il a
déjà publié plusieurs livres sur la réforme de l’État dont 2056 : quel
État du futur ! aux éditions La Tengo, 2017.

MARCEL GUENOUN
Directeur de la recherche à l’Institut de la gestion publique et du
développement économique, chercheur associé au Centre d’Études et
de Recherches en Gestion d’Aix-Marseille, il travaille sur les
systèmes de pilotage et la relation de service dans les organisations
publiques. Il a récemment participé au programme européen COST
« local Reforms in Europe ». Ses publications récentes : « Les
démarches de réduction des coûts dans les collectivités territoriales
françaises : enjeux et état des lieux », article co-écrit avec François
Meyssonnier et Emil Turc, Politiques et Management public, vol. 32/3,
2015, pp. 265-283 et avec David Carassus, et Younès Samali « La
recherche d’économies dans les collectivités territoriales : quels
dispositifs pour quelles rationalités ? Plus de contrôle ou plus de
pilotage ? » dans Gestion et management public, 2017/2, vol. 5 / no 4,
pp. 9 à 39, https://www.cairn.info/revue-gestion-et-management-
public-2017-2-page-9.htm.
NOTE DE L’ÉDITEUR
Le présent ouvrage est issu des 13e Rencontres internationales de la
gestion publique organisées le 14 mai 2014 intitulées « En finir avec
le New Public Management. De nouvelles perspectives pour l’action ».
De nombreux intervenants, venus de différents pays, ont apporté
leur témoignage et leur contribution.
SOMMAIRE
La fin de l’histoire du NPM ?
Marcel Guenoun et Nicolas Matyjasik

Néo-management et action publique

Le rôle des institutions internationales dans la diffusion du


New Public Management
Magdaléna Hadjiisky
Les impasses de l’hypothèse matricielle
Une standardisation nécessaire ?
L’international en contexte ?
Conclusion

Variété des transformations des bureaucraties européennes : une lecture


par les instruments de gestion
Philippe Bezes et Gilles Jeannot
Cartographier les instruments de gestion dans les administrations européennes
Les variations selon les types d’organisation
Explorer les variations entre pays. Une vue comparative des variétés de managérialisation
Conclusion

Les cabinets de conseil dans la Révision générale des politiques


publiques (RGPP)
Fabien Gélédan
Les consultants, la haute fonction publique et le néomanagement : histoire d’une
conversion
La direction générale de la Modernisation de l’État (DGME) : un passeur entre deux mondes
Ce que font les consultants dans la réforme : les outils néomanagériaux en action
Le système RGPP : les conditions d’une importation sous contrainte
Conclusion
Le NPM déconstruit

Lire la bureaucratisation néolibérale avec Weber


Béatrice Hibou
Redéploiement du politique et modes de gouvernement
« La bureaucratisation du monde », une lecture wébérienne du néolibéralisme
Conclusion

Normes, performance et soumission


Roland Gori
L’État et la quantification de la société
Un nouveau mode de gouvernement : le New Public Management
Comment retrouver le « langage de l’humanité » ?
Conclusion

Existe-t-il des alternatives ?

Le citoyen, un agent public comme les autres ? Espoirs et enjeux de


la coproduction des services publics
Taco Brandsen et Marcel Guenoun
La coproduction n’est pas une démarche de démocratie participative
Qu’est-ce qui pousse les administrations et les citoyens à s’engager dans la coproduction ?
Comment fonctionne la coproduction et quels sont ses effets ?
Conclusion

BP vs NPM : deux acronymes, deux mondes opposés ou étroitement liés ?


Giovanni Allegretti
Introduction
Le NPM est mort. Vive le NPM !
À la recherche d’une définition du budget participatif : des origines aux géographies
actuelles de son expérimentation
Relation entre budgets participatifs et NPM

La carte et le territoire de l’innovation publique : une exploration


des démarches design
Emmanuel Coblence, Philippe Lefebvre et Frédérique Pallez
Un paysage touffu et évolutif
Les objectifs et missions affichés : agir pour transformer
Les processus, disciplines et outils mobilisés : entre science et artisanat ?
Les modèles organisationnels adoptés : trois idéaux–types
Conclusion
La fin de l’histoire du NPM ?
Marcel Guenoun et Nicolas Matyjasik

The war is over, the victors have lost


James March 1
1 Si « l’État est indissociablement une solution et un problème » 2 ,
alors il était prévisible que le New Public Management 3 (NPM), qui se
posait en solution au problème de l’État, par sa banalisation voire sa
dilution, se mut progressivement en problème.
2 Le titre de cet ouvrage En finir avec le New Public Management mêle à
la fois un constat et une espérance. Il constate que le NPM est en
passe de ne plus être revendiqué comme étendard des réformes
administratives mais il porte également l’espérance (ou l’impératif)
que vienne la fin du NPM au profit d’autres modèles d’inspiration de
l’action publique.
3 Cet ouvrage est justement tout entier consacré au(x) problème(s)
que pose le NPM. Les contributions qu’il contient se répartissent en
trois catégories : tout d’abord, des recherches qui circonscrivent le
NPM en analysant son origine, son contenu et sa portée sur les
administrations, en France, en Europe et dans le monde ; ensuite des
recherches qui dénoncent les vices dissimulés et les effets imprévus
du NPM et, enfin, des travaux qui explorent les formes que prennent
ou pourraient prendre l’action publique après le NPM.
4 Mais qu’est-ce que ce NPM avec lequel on devrait en finir ?
Immédiatement les difficultés commencent car le NPM est un
étrange puzzle doctrinal 4 doté d’une variété de fondements
conceptuels (notamment les principes de l’organisation scientifique
du travail et les postulats de l’école des choix publics et de la
nouvelle économie institutionnelle), qui au fur et à mesure de leur
mise en œuvre ont abouti à une multiplicité de configurations
d’application 5 et à une variété encore plus grande de pratiques
effectives.
5 Un point commun se dégage néanmoins des différentes définitions :
le NPM renvoi à la volonté et à l’action de transposer les outils,
modes de gestion et d’organisation du secteur privé vers le secteur
public. La relation entre théorie (ou représentation) et pratique est
ici centrale : la croyance dans la supériorité, la plus grande efficience
du secteur privé aboutirait à la mise en œuvre d’instruments de
gestion issus du privé dans le secteur public. Une ligne de clivage
sépare sur cet aspect les auteurs de ce livre : pour Roland Gori,
Béatrice Hibou et Fabien Gélédan, le NPM est performatif au sens
d’Austin 6 c’est-à-dire que la représentation du monde que véhicule
le NPM détermine et transforme les pratiques des administrations
ou, à tout le moins, interagit avec elles. Pour d’autres auteurs, la
diffusion des pratiques apparentées au NPM n’est pas
nécessairement le signe de l’imprégnation de cette doctrine. D’une
part on peut faire de la prose sans le savoir, mais encore l’utilisation
d’un outil tiré de la panoplie du NPM peut avoir lieu sans que
l’ensemble des principes d’organisation et les valeurs de
l’administration ne soient radicalement transformés. Il peut y avoir
rejet discret ou domestication des outils du NPM, qui dès lors ne
resterait qu’une pétition de principe, déconnectée de l’action.
6 Que le lecteur ne s’y trompe pas : l’absence de défense du NPM dans
cet ouvrage ne le réduit pas à un pamphlet. La dénonciation n’épuise
pas ici le travail d’énonciation. Il faut plutôt voir cet ensemble de
textes comme une tentative d’histoire des idées et débats
managériaux dans le secteur public, notamment français. Le NPM est
depuis l’origine intrinsèquement polémique et génère des querelles
quasi-religieuses 7 . Ses promoteurs avaient pour ambition de
produire un choc à la fois intellectuel et administratif et les
réactions furent à la mesure. Il n’est ainsi pas anodin que
Christopher Hood, dans son article séminal « A public management
for all seasons ? » 8 , présente simultanément le contenu doctrinal
du NPM et les critiques qu’il suscitait déjà.
7 Or, après quarante années d’applications diverses et variées que
retracent plusieurs contributions de cet ouvrage, il devient possible
de tirer un bilan plus factuel du NPM. Ainsi, Christopher Hood et
Ruth Dixon analysent les données longitudinales relatives aux
dépenses de fonctionnement, aux coûts de recouvrement des impôts
et à la masse salariale dans l’administration centrale en Grande-
Bretagne entre 1980 et 2010. Ils montrent que – sur la période
correspondant à l’acmé du NPM, de surcroît dans un des pays
iconiques de sa mise en œuvre – il n’existe pas de preuves tangibles
de réduction des coûts ni d’augmentation de l’efficience 9 . La
promesse de faire plus avec moins grâce aux outils du secteur privé
et à la régulation marchande, aurait abouti à « faire un peu moins
bien, pour un peu plus cher ».
8 On pourrait ainsi conclure à l’échec de ce mouvement, affirmer qu’il
faut donc arrêter les frais et en finir avec le NPM. On s’éviterait par
la même occasion la lecture du présent opus.
9 On aurait tort.
10 Au travers de la déconstruction du NPM, cet ouvrage donne les clés
pour comprendre sa diffusion et son ancrage progressif dans les
situations quotidiennes de travail de certaines administrations voire
dans la manière de vivre et de penser de chacun, si l’on suit les
analyses de Béatrice Hibou et de Roland Gori. Puisque cet ouvrage
est une réponse à l’affirmative. On se permettra le temps de cette
introduction d’intégrer deux tensions : En a-t-on fini avec le New
Public Management ? Que vient-il après le NPM ?

Le NPM e(s)t la fin de l’histoire ?


11 Depuis les années 1930, une idéologie s’est progressivement
élaborée, forgée, disséminée, à tel point qu’elle est devenue le
paradigme de référence au milieu du siècle dernier : le
néolibéralisme. Ce mot polymorphe, « attrape tout » pour certains,
provient d’un long processus de formulation, notamment par les
économistes orthodoxes Hayek et Von Mises. Un précieux travail
d’archéologie a déjà été fait à ce sujet et a mis en lumière les réseaux
d’acteurs, les structures qui ont permis l’établissement d’une
nouvelle façon de voir le monde 10 . Ce nouveau système de
gouvernementabilité, pour reprendre l’analyse de Michel Foucault 11 ,
voit ainsi les normes managériales et autres injonctions
performatives pénétrer le corps des institutions et des individus. La
concurrence est érigée en principe fondamental et elle doit être
favorisée par l’État. Celui-ci doit œuvrer directement et activement
en faveur de l’ordre concurrentiel et de l’efficacité des marchés en
employant pour cela « une armature juridique soigneusement
conçue » nous dit précisément Von Hayek dans La route de la servitude
en 1944 12 . Le néolibéralisme veut donc s’appuyer sur les cadres
publics, réduits au minimum, pour favoriser l’extension des intérêts
privés. Il faut alors réduire les périmètres d’intervention, libéraliser.
Cela va avoir une traduction politique dans les faits et prendre le
nom d’un programme, certes très hétérogène dans son déploiement,
le NPM.
12 Le NPM naît dans le contexte de la fin de la guerre froide et prend
son essor international en parallèle de l’effondrement du modèle
communiste. Il accompagne une séquence de l’histoire occidentale
où la croyance que l’histoire touchait à sa fin au profit d’une gestion
pacifiée et rationnelle des affaires publiques était recevable. Si tout
le monde connaît l’ouvrage de Francis Fukuyama « La fin de
l’histoire et le dernier homme » 13 annonçant une démocratie
raisonnée et universelle dans une filiation aux thèses de Kojève et
d’Hegel, on sait peut-être moins que Fukuyama devînt ensuite
professeur de management public à la John Hopkins University, voyant
dans l’extension du NPM le marqueur gestionnaire de cette
évolution politique et sociale. Certaines des figures symboliques de
la fin de la guerre froide, telles Ronald Reagan, sont celles de la
promotion du NPM. Dans une analogie fort peu scientifique, on
pourrait dire que le NPM est à la gestion publique ce que la fin de
l’histoire est aux relations internationales : le pari de la fin des
idéologies au profit d’une gouvernance de l’action collective fondée
sur des principes rationnels et objectifs, quasi-mécaniques
(indicateurs de performance articulés à des mécanismes incitatifs,
contractualisation interne et externe, agencification, planification
stratégique, etc.)
13 Assez rapidement, de l’aveu même de Fukuyama, la fin de l’histoire…
prit fin. Le conflit, le débat, la politique, les tensions réinvestirent
l’espace apparemment perdu. Au même moment, apparurent des
contre-modèles au NPM. Par exemple, Tony Blair lança en 1997 le
programme de Joined-Up Government visant à corriger les effets
pervers de la trop grande tendance du NPM à parcelliser l’action
administrative. Tout au long des années 2000, une vogue
administrative et scientifique consista, prioritairement dans les pays
anglo-saxons, à concevoir et nommer des contre-programmes pour
succéder au NPM : Whole of Government Approach, Digital Era
Governance, New Public Governance, New Public Value, Neo-Weberian
State…
14 La profusion de candidats à la succession du NPM doit-elle nous
amener à la conclusion que le NPM est mort et qu’avec lui
l’espérance d’une gestion plus efficiente des services publics par
l’importation des méthodes du secteur privé s’est éteinte ? Avant de
tenter une réponse à cette question, regardons plus en détail le
contenu de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le post-NPM.

Qu’y a-t-il après la fin du NPM ?


15 Parmi les alternatives au NPM qui visent à qualifier les concepts et
outils qui irriguent les politiques contemporaines de réforme des
États, trois ont fait l’objet d’une abondante littérature durant les dix
dernières années : la Digital Era Governance, qui met l’accent sur le
caractère déterminant du changement technologique (internet et les
réseaux sociaux) dans la transformation publique ; la New Public
Governance qui met l’accent sur les efforts pour rendre la production
de l’action publique plus inclusive et la Whole-of-Government Approach
qui rend compte de la montée en puissance des efforts de
coordination administrative pour corriger les effets néfastes du
NPM.

La Digital Era Governance (DEG) : la réforme de l’État tirée


par les ruptures technologiques
16 Dans un article au titre évocateur “New Public Management is Dead :
Long Live Digital Era Governance” 14 , P. Dunleavy, H. Margetts,
S. Bastow et J. Tinkler partent du constat de la fin du NPM pour
indiquer que les transformations culturelles et administratives à
venir seront tirées par les ruptures liées aux technologies
numériques. La gouvernance à l’ère digitale advient dans un premier
temps du fait que la rupture qu’opère internet, puis par celle opérée
par les réseaux sociaux qui, par la centralisation des réseaux et la
décentralisation des bases de données, rendent encore plus forte la
convergence entre transformation numérique et transformation
organisationnelle. En d’autres termes, il est désormais impossible de
penser l’organisation de l’État sans penser sa numérisation 15 .
17 Dunleavy et ses collègues retiennent trois caractères principaux de
la DEG : la réintégration, l’holisme fondé sur les besoins et la
conversion numérique.
La réintégration : le numérique conduit à reconstruire des systèmes
administratifs structurellement intégrés. En effet, les opportunités ouvertes par
les technologies de l’information reposent sur la capacité à collecter, croiser et
exploiter ensemble une variété de données éparses. Le besoin d’aligner et
connecter des systèmes d’information pousse à des fusions ou des formes de
consolidation organisationnelle à l’instar de la fusion entre les douanes et le fisc
16
britanniques en 2004 . L’intégration procède également de l’idée que le
numérique permet de mieux gérer la complexification de la société mais
implique, à la manière de la loi de variété requise d’Ashby, de complexifier à
nouveau l’organisation administrative. Par exemple, une réflexion britannique
(Mirrlees Review) visant à fusionner les services de santé, de retraite, et d’emploi
avec les administrations fiscales, partait du constat que la plupart des citoyens
sont désormais simultanément des contribuables et des bénéficiaires de l’argent
public. La redistribution aurait pu être optimisée par la mise en commun des
17
informations . Enfin, la réintégration consiste également à centraliser
certaines activités stratégiques comme l’analyse de données et le contrôle des
dépenses selon le modèle Intelligent Center/ Devolved Delivery où les unités
déconcentrées de l’administration servent d’outils de collecte de données et de
distribution de services dont l’analyse est centralisée dans un grand entrepôt
national exploité par des datas scientists. La tendance est ici diamétralement
inverse à celle du NPM qui préconisait la fragmentation administrative.
L’holisme fondé sur les besoins : là où le NPM se focalisait sur l’obtention
d’économies à court terme par la ré-ingénierie de micro-processus internes (lean
management notamment), le numérique, via les plateformes et la disruption de la
chaîne de valeur qu’elles induisent, pousse à des transformations globales et
inter-organisationnelles. L’idée est ici de partir du besoin de l’usager, de recenser
les informations nécessaires à la réalisation de son besoin quelques que soient les
administrations qui en disposent et de voir comment celles-ci peuvent être
concentrées, regroupées, mutualisées, fournies automatiquement tout en
respectant l’interdiction du croisement de certaines données par les
administrations en vue du respect des libertés individuelles. Une palette large de
solutions a d’ores et déjà été mise en œuvre : l’entreposage et la ré-utilisation
d’informations au sein de guichets uniques communs à plusieurs
administrations. Le fédérateur d’identité numérique « France Connect », la
déclaration directe à la maternité des nouveau-nés à l’état civil et aux aides
sociales en Serbie, ou encore les principes du « dites-le nous une fois » et de la
dématérialisation de 100 % des démarches administratives sont autant
d’exemples de coopération inter-administrative fondées sur le numérique pour
simplifier le service à l’usager. Cet holisme fondé sur les besoins s’est bien
acclimaté à la période d’austérité des années 2010 où, d’une part, la
dématérialisation a été perçue comme un moyen de réduire les dépenses par la
fermeture des guichets physiques, et d’autre part, la coproduction numérique
des services a été perçue comme un levier de privatisation acceptable de certains
segments de politique publique, qu’il s’agisse de la transcription des données au
transfert de mini-tâches de mesure de la performance administrative.
La conversion numérique renvoie au basculement d’activités, services et
politiques où le numérique n’est plus uniquement une séquence de l’activité mais
l’activité elle-même. Les services « digital by design » la logique « strategy is
delivery » promue par le Government Digital Service britannique indiquent cette
logique de l’État qui devient une plateforme. Internet et les réseaux sociaux
transforment, par-delà les structures, les modalités concrètes d’inter­action entre
citoyens et administration via la dématérialisation complète de certains
domaines d’activité (inscription, déclaration), l’automatisation de certaines
politiques (mobilité, gestion des risques naturels, etc.), la désintermédiation et la
réduction des étapes dans la relation aux services publics. Avec l’internet des
objets, la mobilisation de l’intelligence artificielle y compris pour les activités
relationnelles (chatbots), c’est un changement de rôle de l’État qui se dessine et
qui prend une part de plus en plus prégnante dans le souci de soi 18 de l’État
numérique qui s’envisage désormais moins producteur et davantage gestionnaire
des transactions numériques et facilitateur des coproductions.
La New Public Governance (NPG) : la participation plus
forte d’acteurs et de réseaux

18 La « nouvelle gouvernance publique » 19 , se fonde sur la


transformation des relations à l’intérieur du secteur public et entre
les administrations et les citoyens. Les chercheurs qui s’y intéressent
partent du constat d’une approche plus inclusive de l’action
publique 20 et d’une logique moins hiérarchique fondée sur la
coordination horizontale de réseaux d’acteurs. Ce modèle prend acte
de l’évolution des ressorts de la légitimité de l’action publique dans
une société où l’asymétrie de savoir et de savoir-faire entre
l’administration et les citoyens est moins marquée. Dans une telle
perspective, apprendre à « faire avec » devient le défi essentiel de
l’administration publique.
19 Le rôle de l’État se relativise dans la mesure où il est de moins en
moins l’acteur unique ou central de production des politiques
publiques, mais un acteur d’un processus plus large. Comme l’écrit R.
Rhodes 21 : « l’État devient un assemblage de réseaux
d’organisations publiques, privées, associatives sans acteur
surplombant capable d’imposer sa vue aux autres. Le défi pour l’État
est de susciter ces réseaux et de trouver de nouvelles formes de
coopération ».
20 Cette approche de l’État comme ensemble d’interactions entre
acteurs interne et externe, présente au moins trois grandes
différences avec le NPM :
Du volume d’État aux modalités de coproduction : la question du plus ou moins d’État
sur laquelle le NPM se focalise est périphérique dans le modèle de la NPG. La question
centrale de la NPG est de savoir comment l’État organise les interactions entre acteurs.
22
De producteur, l’État devient coproducteur et c’est l’étude de cette coproduction
qui est le cœur de la NPG. La coproduction est définie comme « la coopération
ponctuelle ou continue entre des professionnels et des usagers ou des citoyens, chacun
23
apportant une part des ressources nécessaires à la réalisation du service »;
Impacts versus résultats : l’autre changement induit par le modèle de la NPG est
l’attention portée aux impacts plutôt qu’aux résultats. Dans un modèle co-productif, ce
ne sont pas les résultats obtenus isolément par les acteurs qui comptent mais le
processus ou la politique publique qui en sont impactés. Les résultats des acteurs
constituent une contribution à la production de la prestation considérée plus
globalement. Comme l’indiquent Bovaird et Löffler (2009 : 9) : « ce qui compte n’est pas
ce que nous faisons, mais ce que les gens éprouvent, pensent de ce que nous faisons » ;
Du marché à la variété des modes de coordination : à l’inverse du NPM la concurrence
et la compétition ne sont pas considérées comme les modes exclusifs de coordination,
le recours à la hiérarchie ou idéalement au réseau sont également perçus comme
pertinents. D’où l’importance accordée à la préservation d’espaces de négociation dans
le processus décisionnel (médiation, arbitrage, auto-régulation) et à une conception
plus souple du droit permettant une adaptation des règles formelles (loi, règlement) et
24
informelles (codes éthiques, habitudes, traditions) à un cas particulier .

21 Le préfixe « co- » est au cœur de ce modèle, que la collaboration avec


la société civile porte sur la décision politique (co-décision, co-
évaluation) ou sur la réalisation du service public (co-design,
coproduction). La panoplie de processus inspirés de la NPG peut
aussi bien s’inscrire dans une perspective de démocratie
participative où la finalité est d’amener à l’expression et à la
contribution civique un nombre accru de personnes, que dans une
perspective économique où la participation est considérée comme
une forme de ressource complémentaire permettant de réduire les
coûts de production des services publics. Les deux orientations
pouvant être simultanées à l’instar du programme de Big Society mis
en œuvre en 2010 par David Cameron qui, dans le cadre de sa
politique d’austérité, consistait à promouvoir l’implication civique
(community organizing, banque de financement des associations,
transfert de la gestion des services publics à des associations).
La Whole of Government approach (WoG) : coordination et
intégration culturelle

22 Là où la DEG met l’accent sur la technologie, où la NPG met l’accent


sur la coproduction, la Whole of Government (le gouvernement
intégré) met l’accent sur l’organisation et les structures des
administrations publiques 25 . Elle désigne « les agences publiques
qui œuvrent au-delà des frontières de leur portefeuille de missions
pour mettre en œuvre des objectifs partagés et une réponse
cohérente de l’ensemble du gouvernement sur un problème
particulier » 26 .
23 En réaction aux effets négatifs du NPM qui puisait dans la théorie
économique des préceptes favorables à la fragmentation
administrative via la déconcentration, l’autonomisation et les
structures mono-mission 27 , la WoG consiste en une approche plus
intégrée, holistique, de la réforme des services publics mobilisant
des savoirs issus de différentes sciences sociales. Trouvant ses
racines dans la création par Tony Blair 28 d’unités et réseaux
interministériels (Joined-Up Government ou gouvernement
décloisonné) pour coordonner la gestion intersectorielle des
problèmes épineux (exclusion, terrorisme, etc.) 29 , la WoG s’est
progressivement élargie pour servir de label à toutes les initiatives
de renforcement de la coordination. La WoG concerne aussi les
réformes structurelles (fusions, création de guichets uniques) ainsi
que des transformations culturelles ou managériales (chartes de
valeurs communes, méthodes de travail collaboratif, techniques de
facilitation, etc.).
24 Christensen et Lagreid 30 identifient deux variantes de la WoG : une
approche hiérarchique et une approche horizontale.
L’approche hiérarchique renvoie au renforcement du pouvoir du centre
gouvernemental par exemple via la centralisation des décisions financières, ou par la
création de nouvelles entités (tasks forces, délégations interministérielles) visant à
31
renforcer le leadership interministériel .
L’approche horizontale repose sur les initiatives structurelles ou culturelles qui visent
à briser les silos. Elle se matérialise soit par la création de structures de coordination
au sein des institutions et directions existantes en vue d’assurer une meilleure
intégration soit par la création de guichets uniques afin de mieux gérer la continuité
des prestations des services publics. Une bonne part des initiatives WoG repose sur la
conviction que la culture organisationnelle est le principal levier de changement et
32
qu’elle doit donc être créée, gérée et partagée . La prolifération actuelle des
démarches de facilitation et de gestion de projet, les laboratoires d’innovation en ce
qu’ils représentent des tiers-lieux d’échanges transversaux intra et inter-
administrations, les démarches de team-building et de co-développement ou tout ce qui
concoure au « travail collaboratif » peut par extension être rapproché de la WoG.

25 Si WoG et NPM s’opposent, la première valorisant l’appartenance à


une culture commune et la coordination tandis que le deuxième
valorise les initiatives individuelles et la spécialisation, ils peuvent
néanmoins parfois marcher de concert. Philippe Bezes et Patrick Le
Lidec montrent ainsi que certaines fusions de services « métiers »
épars (achats, immobilier, etc.) ont été conduites dans une logique
de renforcement de la spécialisation 33 .

Fin du NPM ou de son exclusivité ?


26 À travers ce résumé incomplet des modèles présentés par leurs
auteurs comme de potentiels successeurs du NPM, on voit que les
idées et les programmes de réformes ne manquent pas et que la fin
de l’ère du NPM ne ferait pas basculer dans l’ère du vide. Pour
autant, beaucoup peinent encore à croire que l’on serait sorti
complètement du NPM, ou que l’on serait en passe de constater son
dépassement progressif.
27 L’expression même de « post-NPM » fournit un indice du doute qui
agite la recherche. Elle indique simultanément la postériorité des
modèles et donc un processus de séquençage, mais les définit en
creux par rapport au NPM. Preuve que le NPM reste, le point de
référence de la gestion publique. On évoque parfois le « beyondism »
34
pour souligner que l’on pressent que certains chercheurs ont
envie, à coups d’innovations conceptuelles, de provoquer le
dépassement de ce qu’ils perçoivent comme un danger intellectuel et
un échec pratique. Si projets descriptifs et normatifs s’entremêlent
toujours un peu 35 , dans ce cas précis il n’est pas impossible que la
deuxième éclipse hâtivement le premier.
28 Si l’expression NPM disparaît en tant que label de nouveauté et
d’innovation, certains des instruments et modes de raisonnement
qu’il a véhiculés semblent bien partis pour durer. Philippe Bezes 36
rappelle que si une bonne partie des contre-modèles ont émergé au
début des années 2000, la crise de 2008 a peut-être ressuscité le NPM.
Par-delà, il recense cinq transformations héritées du NPM et qui
devraient durer 37 :
1. Le renforcement des contrôles et de la régulation par le chiffre ;
2. La refonte de la division du travail via de nouvelles formes organisationnelles ;
3. La prolifération des outils de management et de pilotage stratégique et la
managérialisation des professions (c’est-à-dire déconstruites en processus plus ou
moins standardisables/standardisés) ;
4. La transformation des marchés de l’emploi public marqué par la flexibilisation et
l’importance accrue des compétences managériales dans les stratégies et parcours de
carrière ;
5. Le brouillage des frontières public-privé via la multiplication des formes de portage de
l’action publique (PPP, gouvernement ouvert, etc.).

29 La plupart des contre-modèles n’empêchent pas, voire ravivent,


l’appel à la transposition dans le public des instruments et logiques
issues du secteur privé au cœur du NPM. La transformation
numérique de l’État fait des GAFAM le modèle à adapter et l’idée
d’un État en mode start-up assume explicitement la référence au
privé, la coproduction est pensée en référence aux pratiques des
entreprises de services. Même le gouvernement intégré n’interdit
pas l’analogie avec les fusions-acquisitions.
30 Dans chaque contre-modèle se maintient la promesse, ou a minima
la possibilité, de faire autant ou mieux avec moins. Qu’il s’agisse des
opportunités offertes par le numérique dans la DEG, de l’apport de
ressources supplémentaires ou substitutives par les citoyens co-
producteurs dans la NPG ou le regroupement de services dans la
WoG, le souci de l’efficience n’est absent nulle part.
31 Par ailleurs, ces contre-modèles même s’ils mettent l’accent sur tel
ou tel trait dominant (numérisation, participation, intégration) sont
loin de s’exclure : l’intégration, au cœur de la WoG, est un des
éléments clé de la DEG, la coproduction et le travail collaboratif,
fondements de la NPG font partie des promesses de la DEG et de la
WoG. Enfin les analystes de la WoG et de la NPG soulignent les
espérances ouvertes par les plateformes, le big data et l’intelligence
artificielle pour faciliter l’intégration et la coproduction. Leurs
frontières sont poreuses et, hormis la question de l’intégration, les
contres modèles mettent l’accent sur des éléments auxquels le NPM
ne s’oppose pas.
32 Ce n’est peut-être pas dans le contenu des contre-modèles qu’il faut
chercher le changement mais dans leur raison d’être, leur fait causal.
Un point traverse la littérature relative à ces trois contre-modèles du
NPM : la sécurité et le renforcement de la capacité de protection des
populations par l’État en sont une des puissantes motivations. Quand
on évoque le besoin d’une meilleure intégration-coopération des
services de l’État, les exemples récurrents concernent les services de
renseignements et le partage de leurs informations à l’ère des
menaces terroristes. Idem, les rêves de prédiction par le croisement
et l’exploitation des données, les méthodes agiles de la DEG sont
motivées en partie au moins pour mieux éviter ou réagir aux
attentats. Enfin, dans les discours politiques et d’experts il est en
permanence indiqué que la sécurité est l’affaire de tous et que c’est
la société dans ce qui lie les services de l’État et le citoyen que se joue
la résolution des problèmes sécuritaires (confiance et acquisition
d’information, alerte, vigilance distribuée).
33 Christopher Hood, dans son article déjà cité sur le NPM, indiquait
que le service public est un effort d’équilibrage entre trois types de
valeurs : frugalité (parcimonie dans l’usage de l’argent public),
honnêteté et probité, robustesse et résilience. Le NPM qui
correspondait bien à une ère de fin des menaces priorisait sur la
frugalité. Le retour de l’Histoire et des préoccupations sécuritaires
favorise peut-être tout simplement des modèles travaillant au
renforcement de la robustesse et à la résilience des administrations
publiques.
34 Au final, si le NPM laisse des traces et que les modèles « post-NPM »
s’y articulent davantage qu’ils ne s’y substituent, l’enjeu est de
penser la relation qui noue le NPM à ses alternatives. Deux pistes
peuvent être proposées en forme de boutade conclusive : la
confortation rusée du NPM et la subversion du NPM.
35 L’hypothèse de la confortation rusée du NPM est pessimiste et
critique. Elle s’inscrit dans la lignée des travaux de Luc Boltanski et
d’Ève Chiapello sur le nouvel esprit du capitalisme 38 . Dans leurs
travaux, ils défendent que la particularité et la force du capitalisme
sont de désamorcer les critiques qui lui sont faites en leur faisant de
la place et en les intégrant. Ils prennent pour exemple la littérature
managériale des années 1990 pour montrer que les valeurs de
réalisation de soi, de développement personnel de management par
projet dominant incorporent les critiques faites au capitalisme
durant les années 1960 mais les assujettissent aux objectifs
d’accumulation du capital. Il n’y aurait pas donc de transformation
du capitalisme mais une complexification des formes de domination
39
. Le NPM, par l’extension qu’il véhicule du privé sur l’État peut
être analysé comme le traceur de la manière dont l’esprit du
capitalisme a saisi l’État. Dès lors, rien n’empêche d’analyser
l’apparition des critiques du NPM via les valeurs d’intégration, de
participation de collaboration comme des leviers de sa pérennisation
et de son acceptabilité. La question reste posée : la plus belle ruse du
diable n’est-elle pas de vous faire croire qu’il n’existe plus ?
36 L’hypothèse de la subversion du NPM est ironique et optimiste. Dans
une célèbre conférence à la société américaine d’administration
publique, James March déclara : la guerre est finie, les vainqueurs
ont perdu 40 . Il évoquait l’extension tous azimuts de la science
économique standard, qui s’appliquant à des domaines sans cesse
croissants a dû répondre à des défis descriptifs et normatifs et
intégrer des problèmes d’irrationalité comportementale des acteurs,
de gouvernance d’intérêts multiples, d’ambiguïté des objectifs et des
règles. En résumé, en s’étendant, la théorie économique se
transforma et intégra des paradigmes qui lui étaient alternatifs. Elle
se subvertit. Les problématiques de coordination, de gouvernance et
d’intégration qui sont modélisées actuellement dans la réforme de
l’État indiquent potentiellement la même trajectoire : le NPM
continue de gagner, du terrain, mais en devenant autre chose que ce
vers quoi ses hypothèses fondamentales le portaient.
37 Une seule chose semble acquise : le NPM, qui n’en finit pas de finir,
n’a pas produit l’uniformisation administrative tant attendue.
38 La réflexion produite dans le présent opus s’articule autour de trois
points pour saisir le développement du NPM, le déconstruire et voir
les alternatives qui se dessinent.
39 Au-delà des théories, ce sont des pratiques que cet ouvrage éclaire,
dévoilant les formes d’art contemporain de gouvernement.

Néo-management et action publique

40 Cette première partie permet de repérer l’ampleur du phénomène


que l’ouvrage analyse en montrant, d’une part, qui a diffusé le NPM
et comment s’est déroulée la diffusion et, d’autre part, qu’est-ce qui
a été concrètement importé dans les administrations, notamment
européennes et françaises.
41 Dans sa contribution intitulée Le rôle des institutions internationales
dans la diffusion du NPM, Magdalena Hadjiisky, cherche à apprécier
le rôle des organisations internationales (OI) dans la diffusion du
NPM : quelle place ont-elles parmi les différents vecteurs de
diffusion et comment s’imbriquent-elles avec eux ?
42 Elle montre que les OI ne sont pas le lieu de création du NPM, mais
des opérateurs de sa diffusion. Plus précisément, ce sont les OI à
vocation économique telles que la Banque mondiale ou l’OCDE qui se
sont plus facilement saisies du NPM du fait de son imprégnation par
les sciences économiques et de gestion et parce qu’il leur offre une
opportunité pour s’investir dans le champ de la réforme
administrative. Les États membres des OI les ont également
influencés leur adoption et leur promotion du NPM. Bien que
d’autres vecteurs de diffusion aient pu jouer un rôle, tels que les
réseaux politiques, les cabinets de conseil en management ou la
situation économique dégradée de la fin des années 1970, l’apport de
l’analyse de ces vecteurs est de montrer que la diffusion du NPM ne
peut s’expliquer uniquement sur le plan de la conversion
idéologique.
43 Le rôle de l’OCDE est déterminant car le NPM coïncide avec le mode
de légitimation de cette OI non-financeuse qui repose sur sa capacité
à devancer les grandes évolutions mondiales. Se focalisant sur les
États « réformateurs » elle fut particulièrement encline à jouer le
rôle de caisse de résonance des initiatives anglo-saxonnes du NPM.
Mais cette résonance se réalisa en standardisant et en neutralisant la
dimension politique de certains préceptes du NPM très visibles dans
les pays « sources ». Les OI ont ainsi certifié plusieurs outils du NPM
en jouant le rôle d’instance extérieure légitime qui, en promouvant
certaines pratiques, les modélisaient de manière plus abstraite,
facilitant ainsi leur récupération dans d’autres contextes
administratifs.
44 Philippe Bezes et Gilles Jeannot, dans Variété des transformations des
bureaucraties européennes : une lecture par les instruments de
gestion, retracent changements introduits par le NPM dans les
administrations européennes en analysant les usages des
instruments de gestion. Ils s’appuient sur une enquête réalisée
auprès de six mille cadres dirigeants de dix-sept États européens. Il
faut souligner le tour de force de cette enquête à grande échelle
menée dans le cadre du projet Cocops (Coordinating for Cohesion in the
Public Sector of the Future) dont la richesse empirique permet à la fois
de mesurer les variations de l’influence du NPM entre les États mais
également à l’intérieur des États. Ce qui leur permet d’apprécier la
portée effective du NPM et de discuter l’affirmation récurrente de sa
prédominance.
45 Les résultats révèlent que les outils les plus utilisés sont le
management par les objectifs et la performance et montrent que les
fonctionnaires interrogés ont le sentiment que la performance s’est
davantage accrue en matière de coûts et de qualité de service qu’en
matière de fonctionnement interne. Ils montrent également que
parmi les différentes administrations, les agences apparaissent
significativement plus outillées, quels que soient les outils. Les
agences seraient ainsi le lieu de la managérialisation des États. D’un
point de vue sectoriel, si le domaine des finances fait partie des plus
équipés sans être le plus marqué, les secteurs de l’emploi et du social
disposent également d’un taux d’équipement élevé, notamment en
ce qui concerne les outils de gestion de la relation aux usagers.
46 L’analyse comparée recèle ici son lot de surprises. Si la Suède, la
Grande-Bretagne et les Pays-Bas sont les pays globalement les plus
équipés, une analyse plus fine par type d’outils montre que la
Grande-Bretagne et désormais moins équipée en instruments de
types marchands et en mécanismes incitatifs que la Suède, le
Danemark et la Norvège. Ces outils sont pourtant au cœur de la
logique du NPM. Il y a donc des chassés-croisés et des reflux dans la
dynamique de diffusion du NPM. Un des apports de l’étude est
justement de mettre en évidence la faible diffusion de ce type
d’outils à l’échelle européenne.
47 Si l’étude confirme l’opposition classique entre pays du Nord et pays
du Sud de l’Europe, elle souligne également les différences marquées
au sein des groupes, l’Espagne étant bien moins équipée que ne le
sont l’Italie et le Portugal. On notera également avec intérêt la très
grande similarité entre la France et l’Allemagne.
48 La dernière contribution de la première partie du livre étudie la
pénétration du NPM dans la fonction publique française au travers
des relations entre haute fonction publique et consultants en
management dans le cadre de la Révision générale des politiques
publiques (RGPP). Dans Les cabinets de conseil dans la Révision
générale des politiques publiques, Fabien Gélédan montre que cette
pénétration passe par un double processus d’acculturation lente des
élites d’abord, puis d’expérimentation sous contrainte.
49 La conversion des élites politico-administratives à l’éthos
gestionnaire est le préalable à l’arrivée des consultants dans le
secteur public. L’appropriation du répertoire managérial ne date
ainsi pas de l’augmentation du chiffre d’affaires réalisé par les
cabinets de conseil auprès du secteur public à partir de 2007, date du
début de la RGPP. De nombreuses expérimentations la précèdent.
Dès février 1989, la circulaire Rocard ouvre le secteur public à des
collaborations ponctuelles avec des cabinets de conseil, et tout au
long des années 1990 une appropriation des savoirs managériaux par
certains hauts fonctionnaires s’opère dans la mesure où ils y voient
un levier de ressourcement de leur légitimité. Le rôle du bureau 1B
de la direction du budget au sein des opérateurs de diffusion du NPM
tels que l’OCDE est à cet égard souligné.
50 Si ces évolutions timides s’amplifient petit à petit dans jusqu’aux
années 2000, les audits de modernisation menés entre 2005 et 2007,
qui sont confiés à des cabinets de conseil pour identifier des pistes
d’économies, constituent le réel point de rupture de la
managérialisation de l’État.
51 La RGPP ne fait que renforcer cette réforme par l’audit en les
multipliant et en y adjoignant de nouveaux outils tels que le lean
management via plus de cent missions de conseil conduites en 2007
et 2012.
52 La DGME, clef de voûte de la réforme de l’État à partir de 2008, va
devenir le passeur entre les cabinets de conseil et le secteur public
sous l’effet de deux mécanismes : tout d’abord elle récupère
l’ensemble des crédits de modernisation de chaque ministère et va
les distribuer via des contrats-cadres garantissant un chiffre
d’affaires plancher aux prestataires. Le marché devient dès lors
suffisamment gros et peu risqué pour que les gros cabinets de
conseils viennent se positionner sur le secteur public. Ensuite, la
DGME se met à recruter des consultants issus de ces cabinets qui
représentent, dès 2008, la moitié de ses effectifs.
53 Les consultants sont désormais au cœur de l’État central et
transposent leurs pratiques forgées dans le privé. Le NPM se diffuse
donc dans le cadre des audits qui aboutissent à 500 décisions de
réforme fondées sur les outils des consultants, à dominante
financière. Le suivi centralisé des mesures de chaque ministère dans
un Comité de modernisation des politiques publiques sous l’égide du
Président de la République catalyse cette mécanique. Chaque
ministère est placé face à la tension entre gestion de ses activités
quotidiennes et conduite de projets de transformation sans
ressources supplémentaires. Dès, lors la possibilité de recourir aux
consultants de la DGME devient un apport d’expertise bienvenu,
mais oblige ceux-ci à suivre les recommandations de mise en place
de démarches de gestion.
54 L’auteur identifie pourtant une surprise : outre l’intérêt logistique à
recourir aux consultants financés par la DGME, les administrations
tendent à y recourir à nouveau par la suite et à leurs frais propres.
Car dans la transposition des méthodes du privé au public, les
consultants transposent aussi ce qui fait leur succès à eux : « leur
capacité à matérialiser dans des instruments de gestion l’impact de leur
travail » : ils produisent des « formalités » qui permettent à leurs
clients de rendre visibles les résultats.

Le NPM déconstruit

55 La deuxième partie explicite la nature profonde du NPM et montre


que les formalités et quantification de la réalité sociale qu’il véhicule
constituent primordialement une transformation de la manière dont
chacun donne sens au monde. C’est par le biais du sens donné au
monde que le NPM le transforme.
56 Dans Lire la bureaucratie néolibérale avec Weber, Béatrice Hibou
analyse le NPM comme l’extension du champ d’application de
« formalités » issues du secteur privé, non seulement dans le secteur
public, mais dans l’ensemble du champ social jusqu’à l’intimité
individuelle. Ces formalités qui recouvrent autant de normes,
catégorisations, procédures, guides ou indicateurs sont diffusées
avec l’ambition de réduire l’incertitude et le risque dans tous les
domaines de la vie sociale. À l’encontre de la promesse faite par les
tenants du NPM que les dispositifs qui le composent contribueraient
à débureaucratiser la bureaucratie, Béatrice Hibou définit le NPM
comme une forme particulière de bureaucratisation. Revenant à la
définition de Max Weber, elle montre que les caractéristiques
propres à la bureaucratie – rationalisation, professionnalisation,
impersonnalisation, calculabilité, prévisibilité – se retrouvent dans
les formalités du NPM qui se réduit à les fonder sur le marché.
57 Une bureaucratisation par les procédures marchandes est ainsi à
l’œuvre qui vient remplacer une bureaucratie publique par une
autre, tout autant bureaucratique, qui proclame l’absence de
spécificité du secteur public et y insère des formalités qui véhiculent
deux principes : une logique de résultat et de gouvernement à
distance.
58 Un des points clé de l’analyse de l’auteur est de montrer que la
bureaucratisation est non seulement un ensemble de processus mis
en œuvre par des personnes mais également une mise en sens, une
manière de penser. La bureaucratisation néolibérale est une figure
du néolibéralisme qui transforme le monde à partir de la croyance
en l’universalité des pratiques de management et petit à petit, telle
une prophétie auto-réalisatrice aboutit à rendre effectivement
universelles ces pratiques de management. Ce n’est pas tant l’État
qui disparaît ou est pénétré par le privé, mais le fait que l’État se
pense insidieusement avec les termes et les principes du marché.
59 La conséquence est que la bureaucratisation néolibérale de l’État est
un phénomène sociologique et pas exclusivement politique : ce
processus est diffus. Bien qu’il soit porté par une constellation
d’acteurs et d’intérêts, passe par chacune des personnes vivant dans
la société, qui, voulant des standards, un risque nul, des
certifications et des preuves rassurantes, pousse au développement
infini des formalités. Le NPM, c’est un peu nous tous dirait l’autre. Cette
diffusion « par le bas » du NPM explique également la variété des
significations et des formes qu’il prend dans les différents pays et
secteurs d’activité.
60 Convoquant Foucault, Polanyi, Desrosières, Bourdieu, Lyotard, Weil
et Camus, Roland Gori dans Normes, Performance et soumission
formule l’hypothèse de la dimension cognitive, gouverne-mentale,
tant de l’État que de sa remise en cause.
61 Il interroge la performativité du gouvernement par les nombres,
c’est-à-dire comment la numérisation des activités transforme
lesdites activités et la manière dont on les perçoit et conçoit. Le NPM
n’est pas une description neutre des activités publiques, mais une
prescription chiffrée de ce que l’on doit faire. C’est le propre de l’État
de construire les cadres, notamment statistiques, qui bornent et
structurent nos visions de la réalité sociale, il faut donc décrypter le
sens de cette nouvelle forme de l’État que propose le NPM. L’État
néolibéral dont le NPM est le nom, organise paradoxalement
aujourd’hui une société où, bien que l’État reste l’instance
d’organisation de la société, le commun disparaît, la valeur se réduit
à une propriété émergente de la quantité, la compétition remplace la
préservation des vulnérables. Le subtil, l’inénarrable, l’amour et
l’amitié qui se prêtent mal à la quantification se dévalorisent dans un
tel contexte. L’auteur ne nous laisse pas sans pistes pour clore sa
critique : la porte de sortie pour en finir avec le NPM consiste à
retrouver le goût et le sens de récit comme de sa transmission.

Existe-t-il des alternatives ?

62 La troisième partie nous plonge dans l’investigation des nouvelles


pratiques qui irriguent la modernisation administrative et qui
accompagnent potentiellement l’émergence d’un nouveau
management public. Que ce soit au travers de la coproduction des
budgets participatifs, du design thinking ou du management de
l’innovation les auteurs se demandent si l’ampleur de la diffusion et
la profondeur de l’ancrage de ces pratiques permettent de
considérer qu’un ou des nouveaux modèles se font jour.
63 Taco Brandsen et Marcel Guenoun s’intéressent à la coproduction
des services publics et se demandent si le citoyen est en passe de
devenir un agent public comme les autres. Se faisant ils proposent
une clarification du concept « attrape-tout » qu’est la coproduction.
En effet, avec l’essor de la démocratie participative et le rôle plus ou
moins important accordé selon les pays au bénévolat ainsi qu’aux
associations, la notion de coproduction tend à être
systématiquement revendiquée. Le « co » est fréquemment plus
entendu que la dimension opérationnelle qu’implique le terme
« production ». Définie comme « une relation entre un salarié
rémunéré d’une organisation et des citoyens individuels (ou des
groupes de citoyens) qui implique une contribution active directe de
ces citoyens au travail de l’organisation », la coproduction même si
elle renvoie à une ouverture de l’administration, ne relève pas de la
démocratie participative. La compétence de la personne qui est
engagée dans une démarche de coproduction compte davantage que
sa représentativité. Ce faisant, pour les services publics, le défi posé
par la pratique de la coproduction concerne l’exercice des métiers et
la conception du professionnalisme des agents publics. En effet, faire
travailler ensemble agents et citoyens implique de considérer les
compétences qu’ils mettent respectivement et conjointement en
œuvre dans la réalisation de telle ou telle action. Dans cette
perspective aucun des acteurs ne dispose de l’ensemble des
compétences nécessaires et doit de surcroît apprendre à organiser le
partage des compétences internes et externes. C’est donc très
concrètement, une nouvelle manière de faire les services publics à
laquelle la coproduction renvoie davantage qu’à une nouvelle
manière de concevoir ces services publics.
64 La contribution de Giovanni Allegretti, consacrée aux budgets
participatifs analysés dans leur relation au NPM, est une plongée
dans la variété des modalités de mise de cette innovation publique
mondialisée souvent présentée comme une alternative au NPM. Tout
en retraçant l’histoire singulière d’une innovation qui se diffuse du
« Sud global » à partir de Porto Alegre pour se répandre
massivement vers le Nord et l’ensemble de la planète, il montre la
difficulté à tracer une ligne de séparation nette entre des pratiques
issues du NPM et des pratiques issues de modèles alternatifs. Les
budgets participatifs trouvent en effet leur origine dans une
intention radicale de cogestion des dépenses entre les citoyens et les
représentants afin de réduire les injustices dans l’allocation de
ressources. On rejoint là une antienne du NPM dont une des
ambitions est de transformer l’organisation interne de
l’administration pour mettre le citoyen au centre. Ce n’est donc pas
au plan des principes généraux que les distinctions apparaissent
mais au plan de réglages concrets et des pratiques sur le terrain : les
budgets participatifs ne visent pas les usagers mais les citoyens, ils
visent à mobiliser les citoyens individuels – et particulièrement ceux
les plus en peine de se faire entendre – et non les associations ou les
organisations professionnelles. Les budgets participatifs cherchent à
susciter de la participation, pas uniquement à s’adapter aux attentes
formulées par ceux qui disposent déjà du pouvoir de s’exprimer.
65 Las, comme pour le NPM, le mythe de Porto Alegre plus ou moins
invoqué par les 3 500 initiatives que comptabilise l’auteur ne permet
pas d’unifier la diversité des pratiques qui ont parfois pu se concilier
avec l’esprit du NPM 41 . Pour Giovanni Allegretti, le NPM et les
budgets participatifs nous confrontent aux relations tumultueuses
entre théorie universelle et pratiques locales. En d’autres termes, le
NPM peut survivre à sa mort apparente par le simple recours
rhétorique à d’autres mots sans que la trame de fond ne s’estompe.
Le concept de budget participatif peut dès lors tout autant
représenter la fin du NPM que le moyen de sa pérennisation.
66 Enfin, dans La carte et le territoire de l’innovation publique : une
exploration des démarches design, Emmanuel Coblence, Philippe
Lefebvre et Frédérique Pallez analysent l’émergence d’un nouveau
régime de transformation de l’administration via des labs (ou Public
Innovation Places, PIP) mobilisant les méthodes du design et de
l’innovation sociale. Les auteurs se demandent si ces nouvelles
« formes d’innovation publique » sont suffisamment prégnantes,
diffusées et cohérentes pour que l’on puisse parler d’un nouveau
modèle d’action publique ?
67 Après un constat quantitatif de la prolifération du nombre de lieux
d’innovation publique en Europe, ils cartographient les pratiques
existantes en prenant en compte leurs objectifs, les processus
disciplines et outils utilisés et les formes organisationnelles
adoptées.
68 Les labs visent la plupart du temps trois types objectifs :
1. Améliorer les services par le recours à de nouvelles méthodes et processus qui
conduisent à de l’innovation ;
2. Changer de la société par la prise en charge de nouveaux problèmes inconsidérés
jusqu’alors ;
3. La production d’une recherche mobilisable dans l’action et pouvant être produite par
des « profanes ».

69 Les processus et outils mobilisés sont centraux pour ces labs et


renvoient pour la plupart au modèle du « double-diamant » où
alternent des phases de divergence et de convergence. Malgré un
rapport parfois critique à la formalisation d’une boîte à outils, un
portefeuille standard est très largement utilisé : outils d’immersion,
de mise en relation, personas, mise dans les pas des usagers,
brainstorming, prototypage, etc. Les labs revendiquent quasi
systématiquement deux manières d’utiliser ces formalités : via des
processus itératifs et en faisant participer a minima des destinataires
du service public.
70 Enfin, les auteurs identifient trois idéaux-types de formes
organisationnelles des labs : le cabinet spécialisé de petite taille à but
lucratif, le laboratoire intégré de taille moyenne et public (tel le
célèbre MindLab danois fermé en 2018) et l’agence d’intermédiation
indépendante et de taille moyenne ou importante (tel le NESTA au
Royaume-Uni).
71 Dans l’ensemble, si ces nouvelles formes se distinguent par des
marqueurs que sont les méthodes design et l’implication des usagers,
deux questions sont posées par les auteurs : ces méthodes sont-elles
si différentes des démarches participatives, qui impliquent presque
mécaniquement une itération et, enfin, au regard du démontage et
de la dissolution d’ores et déjà effective de certains laboratoires (labs
dans le langage indigène), cette vague constitue-t-elle une inflexion
pérenne ? Cette dernière question reste ouverte, comme pour le
NPM d’ailleurs.
NOTES
1. March (J.G.), “The War Is over, the Victors Have Lost”, Journal of Public Administration
Research and Theory, Vol. 2, no 3 (Jul., 1992), pp. 225-231.
2. Rosanvallon (P.), L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, Paris, 1990, p. 14.
3. Nouvelle gestion publique ou nouveau management public. Nous avons choisi de garder
la formulation anglaise New Public Management pour évoquer le NPM, mais aussi des autres
référentiels globaux de gestion, car ils sont non seulement régulièrement utilisés en tant
que tels dans la recherche et la pratique, mais également parce que leur caractère anglo-
saxon participe à notre sens de leur image de modernité et concoure à leur performativité.
La formulation en anglais de termes dont les équivalents existent dans d’autres langages
participe du fait que les notions véhiculées ne donnent pas partout lieu à des significations
homogènes, Legendre (P.), 2013, https://www.fayard.fr/sciences-humaines/tour-du-monde-
des-concepts-9782213671420.
4. Bezes (P.), « État, experts et savoirs néo-managériaux, les producteurs et diffuseurs du
New Public Management en France depuis les années 1970 », Actes de la recherche en sciences
sociales, 2012/3 no 193, pp. 16 à 37.
5. C’est notamment la thèse de Ferlie et alii., qui identifie quatre idéaux type de NPM dans
Ferlie (E.), Pettigrew (A.) et Ashburner (L.), The New Public Management in Action, Oxford,
Oxford University Press, 1996.
6. Austin (J.-L.), Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970.
7. Hood (C.), “Public Management: the Word, the Movement, the Science” dans Ferlie (E.),
Lynn (J.), Laurence (E.) et Pollitt (C.), (eds.), The Oxford Handbook of Public Management, New
York, Oxford University Press, 2005, pp. 7-26. (citation p. 13).
8. Hood (C.), “A Public Management for All Seasons?”, Public Administration, 69 (1), 1991,
pp. 3-19.
9. Hood (C.) et Dixon (R.), “A model of Cost-Cutting in Government? The Great Management
Revolution in Uk Central Government Reconsidered”, Public Administration Vol. 91, no 1,
2013, pp. 114-134.
10. Denord (F.), Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris,
Demopolis, 2007 ; Dardot (P.) et Laval (C.), La Nouvelle Raison du monde, essai sur la société
néolibérale, La Découverte, Paris, 2009 ; Audier (S.), Néo-libéralisme(s). Une archéologie
intellectuelle, Paris, Grasset, 2012.
11. Voir notamment : Foucault (M.), « La gouvernementalité », Dits et écrits 1954-1988,
tome 3, Paris, Gallimard, p. 642.
12. Pour une version française : Hayek (F.), La route de la servitude, Paris, Presses
universitaires de France, 2002.
13. Fukuyama (F.), La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
14. Dunleavy (P.), Margetts (H.), Bastow (S.) et Tinkler (J.), “New Public Management is Dead:
Long Live Digital Era Governance”, Journal of Public Administration Research and Theory, Vol.
16, Issue 3, Jul., 2006, pp. 467-494, https://doi.org/10.1093/jopart/mui057.
15. Margetts (H.), Dunleavy (P.), “The Second Wave of Digital-era Governance: a Quasi-
paradigm for Government on theWeb”, Philosophical Transactions of the Royal Society A, 2013,
371: 20120382. http://dx.doi.org/10.1098/rsta.2012.0382
16. Dunleavy (P.) et al., ibid., 2006.
17. Margetts (H.) et Dunleavy (P.), 2013, ibid.
18. Bezes (P.), « Aux origines des politiques de réforme administrative sous la
Ve République : la construction du “souci de soi de l’État” », Revue française d’Administration
publique, Vol. 2, no 102, 2002, pp. 306-325.
19. Osborne (S.P.), The New Public Governance?: Emerging Perspectives on the Theory and Practice
of Public Governance, Londres, Routledge, 2010 ; Bovaird (T.) et Löffler (E.), Public Management
and Governance, Londres, Routledge, 2009, Second edition.
20. Pollitt (C.) et Bouckaert (G.), Public Management Reform: A Comparative Analysis – New
Public Management, Governance, and the Neo-Weberian State, Oxford, Oxford University Press,
2011, Third edition, p. 21.
21. Rhodes (R.), Understanding Governance: Policy Networks, Governance, Reflexivity and
Accountability, Buckingham, Open University Press, 1997, p. 57.
22. Bovaird (P.) et Löffler (E.), Public Management and Governance, Londres, Routledge, 2009,
Second edition.
23. Bovaird (P.) et Löffler (E.), “Beyond Engagement and Participation – User and
Community Coproduction of Public Services”, Public Administration Review, 67 (5), 2007,
p. 847.
24. Bovaird (P.) et Löffler (E.), “Moving From Excellence Models of Local Service Delivery to
Benchmarking of ‘Good Local Governance’ ”, International Review of Administrative Sciences, 67
(1), pp. 9-24, 2002.
25. Bezes (P.), Le Lidec (P.), « Politiques de l’organisation. Les nouvelles divisions du travail
étatique », Revue française de science politique, 2016/3, Vol. 66, pp. 407-433, (citation p. 412).
26. Management Advisory Committee (mac), Connecting Government: Whole of Government
Responses to Australia’s Priority Challenges, Canberra, Commonwealth of Australia, 2004,
https://www.apsc.gov.au/connecting-government-whole-government-responses-
australias-priority-challenges [accessed September 4, 2007] cité par Christensen (T.), Lægreid
(P.), “The Whole-of-Government Approach to Public Sector Reform”, Public Administration
Review, 67 (6), 2007, pp. 1057-1064.
27. Christensen (T.), Lægreid (P.), “The Whole-of-Government Approach to Public Sector
Reform”, Public Administration Review, 67 (6), 2007, pp. 1057-1064, (citation p. 1059).
28. Christensen (T.), Lægreid (P.), “The Whole-of-Government Approach to Public Sector
Reform”, Public Administration Review, 67 (6), 2007, pp. 1057-1064, (citation p. 1060).
29. Bezes (P.), Le Lidec (P.), « Politiques de l’organisation. Les nouvelles divisions du travail
étatique », Revue française de science politique, 2016/3 (Vol. 66), pp. 407-433, (citation p. 416).
30. Christensen (T.), Lægreid (P.), “The Whole-of-Government Approach to Public Sector
Reform”, Public Administration Review, 67 (6), 2007, pp. 1057-1064, (citation p. 1061).
31. Halligan (J.), “The Reassertion of the Centre in a First Generation NPM System” dans
Christensen (T.), Lægreid (P.), In Autonomy and Regulation: Coping with Agencies in the Modern
State, Cheltenham, UK : Edward Elgar, 2006, pp. 162-180.
32. Christensen (T.), Lægreid (P.), “The Whole-of-Government Approach to Public Sector
Reform”, Public Administration Review, 67 (6), 2007, pp. 1057-1064, (citation p. 1062).
33. Bezes (P.), Le Lidec (P.), « Politiques de l’organisation. Les nouvelles divisions du travail
étatique », Revue française de science politique 2016/3, Vol. 66, pp. 407-433. (citation p. 418).
34. Clegg (S.), Harris (M.) et Höpfl (H.), (eds.), Managing Modernity: Beyond Bureaucracy?, New
York, Oxford University Press, 2011.
35. Boltanski (L), De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.
36. Bezes (P.), “Exploring the Legacies of New Public Management in Europe” dans Ongaro
(E.) et van Thiel (S.), (eds.), The Palgrave Handbook of Public Administration and Management in
Europe, Londres, Palgrave Macmillan, 2018, p. 920.
37. Bezes (P.), ibid., pages 946 et suivantes.
38. Boltanski (L.), Chiapello (È.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
39. Boltanski (L.), De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009,
https://journals.openedition.org/sociologie/117.
40. March (J. G.), “The War Is over, the Victors Have Lost”, Journal of Public Administration
Research and Theory, Vol. 2, no 3, Jul., 1992, pp. 225-231.
41. De Oliveira (O. P.), « La diffusion globale du budget participatif : le rôle des
“ambassadeurs” de la participation et des institutions internationales », Participations,
2016/1, no 14, pp. 91-120.
AUTEURS
MARCEL GUENOUN
Directeur de la recherche à l’Institut de la gestion publique et du développement
économique, chercheur associé au Centre d’Études et de Recherches en Gestion d’Aix-
Marseille, il travaille sur les systèmes de pilotage et la relation de service dans les
organisations publiques. Il a récemment participé au programme européen COST « local
Reforms in Europe ». Ses publications récentes : « Les démarches de réduction des coûts
dans les collectivités territoriales françaises : enjeux et état des lieux », article co-écrit avec
François Meyssonnier et Emil Turc, Politiques et Management public, vol. 32/3, 2015, pp. 265-
283 et avec David Carassus, et Younès Samali « La recherche d’économies dans les
collectivités territoriales : quels dispositifs pour quelles rationalités ? Plus de contrôle ou
plus de pilotage ? » dans Gestion et management public, 2017/2, vol. 5 / no 4, pp. 9 à 39,
https://www.cairn.info/revue-gestion-et-management-public-2017-2-page-9.htm.

NICOLAS MATYJASIK

Nicolas Matyjasik est politiste. Docteur en science politique, il enseigne à Sciences Po Lille
où il dirige le master of science MPP. Il est conseiller de femmes et d’hommes politiques et a
notamment coordonné le programme d’un candidat à l’élection présidentielle de 2017. Ses
travaux de recherche portent sur les nouvelles pratiques démocratiques (budgets
participatifs, construction collaborative des politiques publiques, économie sociale et
solidaire, etc.) et la modernité dans l’action publique. Il élabore une déconstruction du
tournant néolibéral des administrations publiques, en analysant les outils de management
qui s’y propagent depuis les années 1980. Il a déjà publié plusieurs livres sur la réforme de
l’État dont 2056 : quel État du futur ! aux éditions La Tengo, 2017.
Néo-management et action
publique
Le rôle des institutions
internationales dans la diffusion
du New Public Management
Magdaléna Hadjiisky

1 La notion de diffusion désigne communément la propagation –


d’idées, de normes ou de comportements – dans différents espaces à
partir d’un point d’origine géographiquement et temporellement
situé 1 . Supposant l’existence d’un centre de production et
d’émission, la perspective diffusionniste place généralement les
organisations internationales au cœur des analyses. Dans le domaine
de l’administration publique, la diffusion du New Public Management
(NPM) a constitué un véritable cas d’école, du fait de la rapidité et de
l’étendue de sa dissémination internationale.
2 À son propos, C. Pollitt et G. Bouckaert évoquent l’émergence, depuis
les années 1980, d’une « communauté de discours » internationale
sur les réformes du public management, adossée notamment à PUMA
2
(aujourd’hui GOV), à la Banque mondiale (BM) et au Fonds
monétaire international (FMI) 3 . Les organisations internationales
(OI) sont présentées comme des acteurs incontournables des
processus de policy transfer analysés par Dolowitz et Marsh : « Les
organisations intergouvernementales comme l’OCDE, le G-7, le FMI
et l’ONU (et ses différentes branches) jouent un rôle grandissant
dans la diffusion des idées, programmes et institutions à travers le
globe. Ces organisations influencent les décideurs politiques
nationaux de façon directe, à travers leurs conditions politiques et
financières, et indirecte, à travers la dissémination d’informations et
de politiques publiques lors de leurs conférences et dans leurs
rapports » 4 . La BM a activement participé à ce mouvement à
travers ses rapports sur le développement 5 ou encore la production
« d’indicateurs mondiaux de gouvernance » (Worldwide Governance
Indicators). Les organisations internationales ont joué le rôle de
catalyseurs ou de « disséminateurs internationaux » 6 à la rapide
diffusion de ce nouveau paradigme, qualifiée par certains de
« mouvement de réforme global dans le management public » 7 . Plus
encore, elles auraient été les « matrices » du NPM, ainsi que l’affirme
K. Sahlin-Andersson au sujet de PUMA 8 .
3 La littérature académique prête donc un rôle actif et central aux OI
dans la conception et la dissémination du NPM. Ces analyses
néanmoins ne spécifient pas toujours les conditions réelles de leur
influence. Quels ont été, concrètement, la place et le rôle des OI dans
cette diffusion ? Les OI (et lesquelles plus précisément ?) ont-elles été
les conceptrices du NPM, ou ont-elles joué le rôle de « simple »
caisses de résonance pour des expériences tentées en dehors d’elles ?
Les organisations internationales filtrent-elles les « bonnes
pratiques » recueillies auprès des États membres ou portent-elles
également leur propre conception de ce que doivent être l’action
publique et les services publics ? Au-delà du seul NPM, que nous
apprend ce cas d’étude sur les conditions réelles du pouvoir des OI
dans le domaine de l’administration publique étatique ?

Les impasses de l’hypothèse matricielle


4 Dans leurs témoignages, les participants à l’atelier sur « le rôle des
OI dans la diffusion du NPM » lors des RIGP 2014 ont souligné
l’importance de l’environnement intellectuel académique des
années 1980. Réfutant l’hypothèse d’une naissance du NPM au sein
des OI, Mario Marcel, alors directeur adjoint de GOV (OCDE) 9 , a
rappelé l’inspiration forte exercée par les théories du public choice
dans ce processus. La science économique a effectivement exercé
une influence structurante dans cette évolution. Rappelons que
l’œuvre liminaire de J. Buchanan et G. Tullock marque un tournant
en n’analysant plus seulement le marché ou l’entreprise, mais
également le gouvernement et l’administration publique, avec les
outils de la science économique 10 . Au nombre des inspirations
théoriques des promoteurs du NPM, ajoutons les sciences de gestion,
qui sont également (et sans doute plus activement) mobilisées.
L’ouvrage Reinventing government: how the entreprenarial spirit is
transforming the public sector, écrit par deux consultants en
management américains (D. Osborne et T. Gaebler), fait partie des
références le plus souvent citées par les promoteurs du NPM. Paru
pendant la campagne de Bill Clinton (1992), il avait inspiré le
programme initié en 1993 par le Président Clinton et le vice-
Président Al Gore, National Partnership for Reinventing Government,
pour lequel l’un des auteurs de l’ouvrage, David Osborne, avait été
embauché comme conseiller.
5 L’inspiration intellectuelle des sciences économiques et de la gestion
d’entreprise paraît ici avérée. Cela ne fait pas de l’espace
universitaire le lieu de formation du NPM. Il semble plutôt que ce
soit pour qualifier les réformes existantes que l’expression de NPM
se soit diffusée dans le monde académique ; elle aurait été forgée a
posteriori par Christopher Hood pour restituer les concordances qu’il
identifiait dans les réformes australiennes, canadiennes, néo-
zélandaises et américaines dans les années 1980 11 . Cette origine
empirique (réformes réalisées dans différents pays) permet de
comprendre le caractère partiellement hétérogène des instruments
et principes rassemblés sous le vocable de NPM (Philippe Bezes
évoque à juste titre un « puzzle doctrinal à vocation générique »,
c’est-à-dire susceptible d’être appliqué à tous les services
administratifs quels qu’ils soient, et alimentant des conceptions de
réforme multiples et parfois contradictoires 12 ).
6 En tout état de cause, l’autorité d’un paradigme dans le champ
intellectuel ou dans celui de l’expertise ne suffit pas à expliquer sa
diffusion internationale. Comme le soulignait déjà Thomas Risse-
Kappen, « les idées ne flottent pas en liberté » 13 , en état
d’apesanteur sociale et politique. Le « succès » international d’une
idée n’est pas (ou pas seulement) lié à sa « valeur » ou à son
« excellence » intrinsèques. Il dépend de dynamiques
d’appropriation et de pouvoirs, ce qui place donc les acteurs et les
canaux de la diffusion au centre du questionnement.
7 Les idées peuvent être investies par des groupes d’acteurs pour
constituer l’énoncé légitimant de leurs initiatives. Dans le cas qui
nous occupe, l’affinité du NPM avec les disciplines économiques et
gestionnaires a pu constituer une opportunité au sein des OI à
vocation économique et/ou financière, en facilitant un
investissement inédit dans le domaine de l’administration publique.
De ce point de vue, le NPM, avec ses références économistes, a
facilité l’appropriation, par les institutions internationales
économiques et financières telles l’OCDE ou la BM, de la question de
la réforme de l’État. Ce phénomène renvoie plus largement au
changement de paradigme qu’a connu la théorie du développement
lorsque fut inclus l’institution-building comme condition de la
croissance économique 14 . Il met en perspective la domination
inédite des acteurs internationaux économiques et financiers dans
l’expertise concernant la réforme de l’État depuis les années 1980.
8 Dans le cas du NPM, les analyses historiques indiquent néanmoins
l’antériorité des canaux de diffusion politiques et parapartisans par
rapport à l’intervention plus tardive des OI. Par son association avec
les réformes de réduction du périmètre étatique, le NPM a pu
bénéficier des réseaux de fondations politiques et de think tanks
néolibéraux et néoconservateurs déjà actifs notamment au
Royaume-Uni et aux États-Unis 15 . Les réformes administratives
d’inspiration managériales ont été généralement associées à une
réorientation économique et sociale inspirée du consensus de
Washington 16 (avec son pendant dans les économies nationales – le
retrait de l’État et la privatisation des services publics). La réduction
du périmètre étatique et la « managérialisation » de l’organisation et
du fonctionnement de l’administration font partie intégrante du
paradigme réformateur des groupes néoconservateurs en voie de
reconquête politique au début des années 1980 17 . En ce sens, une
fois associé aux réformes reaganiennes et thatchériennes, le
NPM a été considéré, par certains de ses promoteurs comme de ses
détracteurs, comme un instrument politiquement et
idéologiquement marqué.
9 Denis Saint-Martin met en lumière une seconde dynamique, à
travers la montée en puissance des professionnels du « public
management » à partir du milieu des années 1970, d’abord aux États-
Unis, puis dans le reste des pays développés 18 . Son étude confirme
le rôle non négligeable des entreprises de consulting en management
dans la diffusion du NPM, ainsi que l’importance du contexte plus
large d’expansion des savoirs managériaux 19 . L’ouvrage
précédemment cité, Reinventing government: how the entreprenarial
spirit is transforming the public sector, a bénéficié des canaux politiques
précédemment évoqués, puisque l’un de ses auteurs, David Osborne,
fut embauché en 1993 par le vice-président Al Gore pour coordonner
la National Performance Review de l’administration fédérale
américaine.
10 Comment les OI ont-elles été impliquées dans ces processus, entamés
dans certains pays indépendamment de leur influence ? Étaient-elles
liées aux canaux politiques et professionnels précités (think tanks
partisans et entreprises de consulting) ? Cette question demeure pour
l’heure partiellement inexplorée. De son analyse dépend pourtant la
réponse à la question, toujours ouverte, du caractère prioritairement
idéologique de la participation de certaines OI à la diffusion du NPM,
comme avatar du « tournant néolibéral » dans le domaine de
l’administration publique. Encore faudrait-il parler d’idéologie anti-
bureaucratique plutôt que néoconservatrice, dans la mesure où, à
l’image d’Al Gore, nombre de responsables politiques situés à la
« gauche » ou au centre-gauche des échiquiers politiques nationaux
ont repris à leur compte les arguments et outils du NPM 20 .
11 Si elle correspond indéniablement à une histoire du NPM comme
slogan antiétatique, cette interprétation idéologique n’épuise pas la
généalogie de sa diffusion. Plutôt que par la seule concordance
idéologique (un New Public Management pour une New Right), la faveur
du NPM s’explique également par la concordance des crises
économiques et financières des pays développés dans la seconde
moitié des années 1970. Herman Schwartz analyse les réformes
administratives entamées dans les années 1980 dans les pays
traditionnellement attachés à l’action de l’État que sont la Suède ou
le Danemark. Mises en place par des coalitions de gauche, ces
réformes, fortement inspirées du « néo-managérialisme »,
s’expliquent selon lui par le contexte économique et fiscal dégradé
de la fin des années 1970. Il montre plus spécifiquement que ce
contexte a constitué une opportunité pour un accroissement rapide
du pouvoir des hauts fonctionnaires des ministères financiers et des
banquiers centraux 21 . Dans cette perspective, le New Public
Management apparaît comme la manifestation, dans la sphère de
l’administration publique, de la remise en cause politique de l’État-
providence dans la seconde moitié des années 1970.
12 Certains auteurs avancent enfin un clivage plus culturel que
proprement idéologique, en observant qu’historiquement, les
réformes managériales de l’administration ont été initiées dans les
pays de langue anglaise : Royaume Uni, États-Unis, Canada,
Australie, Nouvelle-Zélande. B. Peters explique cette prééminence
par la prégnance d’un héritage historique marqué par une
construction politique nationale fondée, non sur la solidité, mais sur
le maintien dans une relative faiblesse de l’administration étatique
par rapport aux mandats électifs. Inversement, la faveur
traditionnellement accordée à la libre entreprise et au marché aurait
facilité l’emprunt direct de méthodes (et de consultants) du
management privé dans le secteur public 22 . Le NPM aurait
rencontré davantage de résistances historiquement construites dans
les États de tradition dite « wébérienne » 23 . Le « culturel » est, dans
le domaine de l’administration publique comme dans d’autres,
historiquement et socialement construit. Le clivage pertinent
renvoie ici moins à des alternatives traduites en termes idéologiques
(« droite »/ « gauche ») et davantage à des pôles de structuration
sociale (« public »/« privé ») dont l’agencement différencié traduit
les modalités diverses d’institutionnalisation du « bien commun »
selon les histoires nationales 24 . La diffusion du NPM au-delà des
sujets de la couronne britannique posséderait donc une dimension
socio-historique spécifique et tendrait à mettre en lumière
l’influence acquise au niveau international par les pays du
Commonwealth. Ces derniers sont, il faut le noter, rassemblés dans
une organisation intergouvernementale, le Commonwealth
Secretariat ; ils ont formé en 1994 une association plus
spécifiquement dédiée à l’administration publique, le CAPAM
(Commonwealth Association of Public Administration and Management).
13 Le rôle des OI dans la diffusion du NPM apparaît donc, ainsi qu’y
insiste Richard K. Common, nécessairement ambigu car imbriqué
dans des dynamiques auxquelles participent pleinement les États et
les coalitions d’États 25 . Comme l’a suggéré pendant l’un des ateliers
des RIGP 2014 Mario Marcel, l’appropriation des outils du NPM par
les OI s’est partiellement opérée du fait de l’influence qu’ont, sur les
OI, les gouvernements de leurs États membres. Cette influence peut
être directe, lorsqu’un État ou une coalition d’États font valoir un
point de vue dans l’arène décisionnelle de l’organisation (conseil de
l’OCDE, conseil de sécurité de l’ONU…). Elle peut également être
indirecte, par un effet de retour des réformes entamées dans
certains États membres. Cette explication paraît plus
particulièrement valable dans les organisations qui n’ont pas les
moyens de développer des relations de « conditionnalité » avec les
États. À la différence de la BM ou du FMI, par exemple, l’OCDE n’est
pas un organisme de prêt. Ses activités dépendent de son audience
auprès des gouvernements. Or, la recherche de la nouveauté comme
témoin de la capacité de l’organisation à devancer les grandes
évolutions mondiales est un aspect essentiel du mode de
légitimation de l’OCDE. Elle conforte l’attention préférentielle pour
les exemples de changements dans les pays « réformateurs » au
détriment de ceux qui sont perçus comme « immobilistes » ou
conservateurs. Ce mode de fonctionnement permet de comprendre
la valeur d’exemplarité attribuée aux expériences anglo-saxonnes
dans les années 1980. Selon nos recherches sur la naissance de
PUMA, ce mécanisme de recherche de crédibilité explique en partie
le prisme managérial adopté dès la fin des années 1970 par TECO,
l’ancêtre de PUMA, puis par PUMA après sa création formelle en
1989 26 .

Une standardisation nécessaire ?


14 Les OI ne peuvent donc pas être considérées comme les matrices ou
« mères fondatrices » du NPM. En revanche, le rôle des OI semble
avoir été primordial dans la normalisation internationale et la
neutralisation politique de certains des préceptes et outils inspirés
du NPM. Quel est l’effet de la participation de ces institutions
spécifiques à des phénomènes qui existent depuis longtemps en
dehors d’elles – l’emprunt inter-institutionnel et inter-
gouvernemental ? Les OI constituent-elles des leviers pour
l’imposition d’un modèle unifié (géographiquement ou
idéologiquement situé) ou bien sont-elles les vecteurs d’expression
d’intérêts divergents, y compris lorsque ces derniers sont faiblement
dotés en ressources ?
15 L’une des hypothèses forte développée par la littérature et par
certains acteurs politiques et sociaux (médias, ONG, gouvernants…)
présente les OI – notamment économiques et financières – comme
les principaux agents d’une standardisation globale du discours et
des pratiques légitimes dans le domaine de l’administration et de
l’action publique 27 . Le transfert international d’un modèle ou d’un
instrument suppose antérieurement un « processus de conversion
des idées et des pratiques locales en « modèles standards » 28 . La
diffusion des mêmes normes et pratiques est fréquemment
présentée comme l’un des principaux outils des OI pour faire
émerger un monde unifié, donc (croit-on) apaisé. Les standards étant
conçus comme facilitant la coopération et la coordination entre
personnes géographiquement et culturellement éloignées, il est
logique qu’ils soient, autant que les injonctions normatives, les
instruments privilégiés des acteurs internationaux. Utilisé dans
l’industrie pour désigner les normes de fabrication en grande série,
le terme de « standard » renvoie de façon plus spécifique à des
exigences justifiées en termes techniques. Par rapport aux
phénomènes de transfert et emprunts bilatéraux, l’intervention des
OI dans le domaine de l’administration publique serait donc en elle-
même génératrice non seulement d’uniformisation à grande échelle,
mais également de fragmentation et de technicisation de l’action
publique.
16 Dans le cas qui nous occupe, certaines OI ont, aux côtés des
universitaires et des conseillers en management public, activement
participé à la « certification » de plusieurs outils principaux du NPM.
Elles ont été ces « instances extérieures » dotées de crédibilité
autonome, qui ont validé, en les reprenant, les outils managériaux.
La décontextualisation « suppose un effort délibéré visant à
désencastrer une pratique, un ensemble d’idées ou une institution de
son contexte » originel, « en les transformant en un modèle abstrait
relativement allégé 29 ». Les OI ont contribué à transformer des
préceptes ayant émergé dans un contexte précis – celui d’économies
développées dotées d’importants services publics – en outils valides
dans des contextes politiques et économiques fort différents. Ce rôle
est mis en lumière par exemple par P. Larmour dans son analyse de
la diffusion des idées du NPM dans les îles du Pacifique 30 .
17 L’une des forces de cette thèse réside dans sa capacité à rendre
compte d’importantes évolutions internationales contemporaines.
Citons en particulier l’usage étendu fait de la comparaison
interétatique à visée méliorative par les OI. Les méthodes
quantitatives de comparaison internationale supposent un travail de
mise en catégories décontextualisées, donc de conventionnement, de
ce qui va être quantifié, posant des problèmes méthodologiques et
politiques spécifiques : comment en effet rendre commensurables
d’un pays à l’autre le « fonctionnaire », la « corruption », la « qualité
de l’environnement » ? Cette pratique de la comparaison vise, non
pas à déterminer les spécificités les différents types
d’administration, mais à dégager des tendances générales voire à
vérifier la conformité des différents résultats nationaux par rapport
à un étalon commun 31 . Ces comparaisons sont de fait inséparables
des instruments de mesure et d’incitation produits par les OI que
sont les guides de bonnes pratiques, les indicateurs de bonne
gouvernance et/ou de performance, les guides d’évaluation, etc.
Parce qu’elle passe par une instrumentation spécifique nécessaire à
sa légitimation (indicateurs, grilles, standards…), l’expertise des OI
tend à diffuser un savoir technique et déterritorialisé, détaché de la
portée politique et sociale de l’administration de l’État. Certains
analystes mettent en doute la réalité de la « neutralité » politique
des OI et montrent comment, à travers le savoir « expert » est
diffusée une conception du social dont l’agencement revient, en
démocratie, aux représentants élus 32 .

L’international en contexte ?
18 La diffusion internationale du NPM conduit à s’interroger, on le voit,
sur les pratiques et les méthodes d’assistance des OI. La vague du
NPM a été concomitante avec la méthode « one best way »
d’assistance internationale et d’aide au développement, qui
considère qu’un « bon » instrument d’action publique est
universellement valide. Cette concordance possède une logique
intrinsèque. Le managérialisme, dont la tradition remonte à l’œuvre
pionnière de Frederick Winslow Taylor (le père du « management
scientifique » ou « taylorisme ») conçoit le « management » comme
une activité générique et instrumentale, valable dans toutes les
formes d’organisation 33 . Cette conception du « management » a pu
aisément concorder avec (ou faciliter le choix en faveur) des
méthodes d’assistance internationale peu regardantes sur la
diversité des contextes économiques, historiques et sociaux.
19 Pourtant, nombre d’analyses mettent l’accent depuis longtemps sur
les difficultés d’une approche globalisante des savoirs et techniques
de gouvernement. L’ambition affichée des comparaisons
internationales à visée méliorative est de dégager les « meilleures
pratiques ». Or, la question demeure : est-il possible de proposer des
solutions qui soient « les meilleures » pour tous ? Le fonctionnement
de l’État est-il une donnée universelle ? John-Mary Kauzya
représentait la branche « administration publique et gouvernance »
de l’ONU pendant l’atelier : il a tenu à insister sur la faute grave
ayant consisté à faire des préceptes du NPM des instruments
universellement valables. Comment en effet fonder un partenariat
public-privé qui soit bénéfique à toutes les parties, dans un contexte
où le secteur privé est marqué par sa fragilité vis-à-vis des
multinationales ou des pratiques clientélaires des élites dirigeantes ?
L’ONU tente de mettre en œuvre une méthodologie non
standardisée, dictée par la demande des pays.
20 Les retours d’expériences des réformes se revendiquant du NPM ont
mis en lumière certains de leurs effets non anticipés, mettant en
cause le coût réel final du changement (études, coûts directs et
indirects de réorganisation) ou encore les biais engendrés par
l’absence de fiabilité des indicateurs de pilotage. Ces analyses et
retours d’expérience ont influencé les productions de certaines OI,
qui, depuis les années 2000, explicitent une prise de distance à
l’égard du New Public Management. Mise en cause à la fin des
années 1990 en raison de la politisation de son expertise 34 , l’OCDE
dénonce désormais certaines des « dérives » du processus qu’elle a
contribué à alimenter, comme en atteste le rapport Uses and Abuses of
Governance Indicators, mettant en garde contre le manque de
transparence des indicateurs de bonne gouvernance. De même, la
BM a mis en place ce qu’elle nomme un « processus
d’apprentissage » après avoir constaté les échecs des politiques
d’ajustement structurel et officiellement rejeté le modèle de la
convergence universelle sur lequel s’appuyait jusqu’alors sa stratégie
35
. L’ONU, jusque-là marginalisée dans ce domaine, réinvestit, à
partir de la seconde moitié des années 1990, le domaine de la
réforme de l’État en tentant de relégitimer le vocabulaire de
l’« administration publique », par contraste avec celui du
« management » 36 . Depuis la crise financière de 2008, la critique de
la managérialisation de l’administration est également fondée sur un
intérêt renouvelé pour la valeur publique (public value) de
l’administration 37 .
21 Le tableau est donc sans doute plus complexe que celui proposé par
la thèse de la standardisation. Si les analyses en termes de
standardisation décrivent finement les pratiques de sélection, de
cadrage et d’editing liées à la production de contenus au sein des
administrations internationales 38 , elles tendent à sous-estimer
d’autres contraintes plus politiques liées à la nécessité de répondre
aussi aux attentes, diversifiées, des États membres – même si ces
dernières peuvent être partiellement orientées. Les demandes en
faveur d’evidence-based policies viennent aussi des gouvernements,
qui y voient un moyen de fonder et/ou de légitimer leurs choix
politiques. Les logiques des gouvernements et des OI se renforcent
donc souvent mutuellement pour privilégier les méthodes
quantitatives au détriment des approches qualitatives. Les
interactions sont constantes entre délégués des États, secrétariats
des OI, et autres acteurs internationaux impliqués dans un même
domaine d’action publique. Il nous semble de ce point de vue plus
réaliste de constater l’existence d’une tension irréductible entre
l’uniformisation nécessaire à la dissémination et la contextualisation
indispensable pour respecter la diversité des États membres et
accroître les chances d’une co-construction des réformes.
22 Même si elle se vérifie, la standardisation des discours, enfin,
n’équivaut pas à une uniformité équivalente des pratiques. Une
recommandation internationale identique, même techniquement
précise, peut avoir, on le sait, des usages diversifiés selon les
contextes et les acteurs qui s’en saisissent ou qui y sont soumis 39 .
De fait, nombre d’études comparées mettent en doute la probabilité
d’une convergence internationale 40 , en insistant en particulier sur
les usages faits et les sélections opérées par les acteurs locaux dans
les processus de transfert 41 . À la manière des « standards » dans la
musique jazz, les « guides de meilleures pratiques » peuvent être
réinterprétées en fonction des voix et des instruments localement
disponibles.
23 Par leurs contraintes de fonctionnement et leur vocation propres, les
OI sont-elles « condamnées » à favoriser une standardisation
internationale des solutions d’action publique ? Ou peuvent-elles
développer des méthodes soucieuses d’adaptation au contexte de la
population concernée ? Face à la production de solutions clés en
main en grande série (one-size fits all), certains favorisent le « sur-
mesure » (tailored-made). Certaines OI tentent de diversifier leurs
approches : ainsi, l’OCDE-GOV propose d’un côté des productions
standardisées facilitant la comparaison interétatique (par exemple,
l’ensemble d’indicateurs publiés tous les deux ans dans Government at
a glance) et, d’un autre côté, des analyses centrées spécifiquement
sur un pays ou un groupe de pays (Country reviews). Dans un
document interne faisant le bilan des public governance reviews, le
secrétariat de GOV insiste ainsi sur l’importance de tenir compte de
la diversité des États, titrant une sous-partie « one size does not fit
all », pour affirmer « public governance is highly context-sensitive » 42 .
De nos jours, des démarches différentes sont valorisées dans la
plupart des OI : l’empowerment censé « responsabiliser » les acteurs
locaux 43 et la co-construction, visant à faire correspondre
l’assistance internationale aux besoins et spécificités des contextes.
Réussit-on à adapter les solutions proposées aux contextes
nationaux voire locaux ? Ou s’agit-il de vœux pieux destinés à
légitimer l’action des OI après les critiques des années 1990 ?
24 Le programme SIGMA (Support for improvement in governance and
management) de l’OCDE constitue un exemple intéressant de cette
tension entre l’uniformisation et la contextualisation des méthodes,
et l’usage différent des « standards » qui en découle. Fondé en 1992
en collaboration et avec le financement de l’UE, SIGMA a pour
mission d’accompagner les pays candidats et ceux du voisinage de
l’UE dans leur programme de réforme des institutions et de
l’administration publiques. Dès sa création, l’équipe ayant fondé
SIGMA a adopté une démarche demand-driven et contextualisée,
considérant que seule cette co-construction des réformes pouvait
assurer leur réalisation effective 44 .
25 Cette approche contextuelle permet en partie de comprendre
pourquoi SIGMA n’a pas adopté les préceptes et outils du NPM, alors
même qu’il a été fondé à une période où ceux-ci étaient en vogue à
l’OCDE. Dans le domaine de la fonction publique en particulier, les
conseillers de SIGMA mettaient leurs partenaires en garde contre les
projets d’allègement et de désinstitutionalisation d’administrations
publiques postcommunistes déjà passablement affaiblies. La priorité
était, selon eux, au contraire de consolider, pérenniser et
professionnaliser celles-ci 45 . Par la suite, les rapports rédigés par
l’équipe à la demande de la Commission européenne fondaient
l’excellence administrative en premier lieu sur la qualité de l’État de
droit, avant l’ouverture et la transparence, l’accountability et enfin
l’efficience 46 .
26 Fortement revendiquée par les fondateurs de SIGMA, la méthode
inclusive et contextualisée a-t-elle pu se pérenniser alors qu’elle est
coûteuse en temps et en personnel 47 et que ses résultats ne sont pas
aisément quantifiables ni objectivables ? En 1997, la Commission
européenne décide de faire de SIGMA non seulement un programme
d’assistance à la transition, mais aussi d’aide à la pré-adhésion.
SIGMA a été chargé alors de fournir des évaluations annuelles
thématiques par pays, dont cette dernière se servait comme source
pour la rédaction des chapitres politiques et administratifs de ses
rapports sur l’avancement des pays candidats. Ces nouvelles
procédures ont créé une tension importante dans les activités et
parmi le personnel de SIGMA. Elles établissent, d’une part, une
relation normative et asymétrique avec les pays partenaires. Elles
impliquent, d’autre part, l’existence de critères prédéfinis,
autrement dit d’étalons fixant les objectifs à atteindre. Logique dans
le cadre du processus de pré-adhésion, ce changement n’a pas été
sans conséquence. La relation prescriptive s’est progressivement
banalisée entre conseillers et gouvernements partenaires. En termes
de contenu, les productions de SIGMA évitent toujours la promotion
d’un « modèle » érigé comme tel. Ce qu’on a pu observer en
revanche, c’est la participation de SIGMA à la clarification des
critères d’adhésion dans ses domaines d’intervention. Sans
constituer des « modèles », ces productions tendent à définir (et sont
perçues comme) des « standards » européens 48 .
27 L’approche contextualisée de l’assistance internationale semble donc
difficile à légitimer sur le moyen terme. Les modes de
fonctionnement et d’évaluation internes des OI tendent en effet à
favoriser la rapidité opérationnelle et la mise à disposition
d’indicateurs quantitatifs.

Conclusion
28 En a-t-on fini avec le NPM ? La plupart des OI ont nuancé le discours
favorable à la managérialisation des administrations publiques,
désormais considéré comme « dépassé ». Une tendance forte
demeure cependant, en lien avec le néo-managérialisme : l’adoption
des outils de la gestion privée industrielle dans l’administration
publique. Nombre d’instruments désormais banalisés en sont issus,
tels le management qualité, le lean management, la comptabilité
analytique, la budgétisation à la performance, etc.
29 Certaines OI abordent depuis le milieu des années 2000 une ère post-
managériale qui reste encore à spécifier finement selon les cas.
D’autres néanmoins connaissent au contraire une montée des
arguments de type managérial, en particulier les OI concernées par
le secteur judiciaire 49 . La circulation des idées ne doit pas en effet
être analysée uniquement comme un voyage entre OI et États, mais
également entre les différentes organisations internationales, voire
plus largement entre les différents acteurs internationaux. De ce
point de vue, la progression des techniques inspirées du NPM dans
les OI à vocations judiciaire et humanitaire témoigne de l’influence
acquise progressivement par le cadrage économiciste dans des
domaines toujours plus variés de l’activité sociale.
NOTES
1. Stone (D.), “Transfert Agents and Global Networks in the ‘Transnationalization’ of
Policy”, Journal of European Public Policy, 2004, 11, 4, pp. 545-566.
2. PUMA est l’acronyme du service de l’OCDE spécialisé dans l’administration publique.
Créé en 1990 sous l’intitulé de Public Management, il a été depuis lors renommé Public
Governance (GOV). Dans un rapport de synthèse, intitulé Governance in Transition, le PUMA
préconisait un changement radical et urgent des « structures de gouvernance » de ses États
membres dans un sens managérial (OCDE-PUMA, 1995).
3. Pollitt (C.), Bouckaert (G.), Public Management Reform: a Comparative Analysis, New York,
Oxford University Press, 2000 (première édition).
4. Dolowitz (D.P.), Marsh (D.), “Learning From Abroad: the Role of Policy Transfer in
Contemporary Policy-Making”, Governance, 2000, 13, 1, p. 11.
5. En 1992, la BM cadrait les questions administratives en termes inspirés des théories du
« public choice », en parallèle avec la promotion de la « marketisation », World Bank, Governance
and Development, Washington D.C., World Bank, 1992, cité par Common (R.K.), Public
Management and Policy Tranfer in Southeast Asia, Thesis for the award of D. Phil., The
University of York, 1999.
6. Pollitt (C.), Bouckaert (G.), Public Management Reform… op. cit.
7. Kettl (D.F.), The Global Public Management Revolution, Washington D.C., Brookings
Institution Press, 2005 (2e édition), p. 1.
8. Sahlin-Andersson (K.), « Arenas as Standardizers », dans Brunsson (N.), Jacobsson (B.),
(eds.), A World of Standards, Oxford, Oxford University Press, 2000, pp. 100-114.
9. Mario Marcel est, depuis l’été 2014, Senior director du World Bank’s Governance Global
Practice à la Banque mondiale.
10. La plupart des spécialistes s’accordent pour souligner l’importance du renouveau des
sciences économiques pour caractériser le contexte intellectuel qui fut celui de l’essor du
NPM. Ce renouveau, qui a permis aux sciences économiques d’analyser le fonctionnement
de l’État, a été marqué en particulier par les théories économiques du « public choice »,
Buchanan (J.), Tullock (G.), The Calculus of Consent. Logical Foundations of Constitutional
Democracy, Indianapolis, Liberty Fund, Inc., first published 1962, des « coûts de la
transaction », Williamson (O.E.), The Economic Institutions of Capitalism, New York, Free Press,
1985 et de l’agence, Jensen (M.C) et Meckling (W.H.), “Theory of the Firm: Managerial
Behavior, Agency Costs and Ownership Structure”, Journal of Financial Economics, 3 (4),
October 1976, pp. 305-360.
11. Hood (C.), “Public Administration and Public Policy: Intellectual Challenges for the
1990’s”, Australian Journal of Public Administration, 1989, 48, p. 349.
12. Bezes (P.), « Le renouveau du contrôle des bureaucraties : l’impact du New Public
Management », Informations sociales, 126 (6), p. 28.
13. Risse-Kappen (T.), “Ideas Do Not Float Freely: Transnational Coalitions, Domestic
Structures, and the End of the Cold War”, International Organization, 1994, 48 (2), pp. 185-214.
14. Sur ce point, Roberts note qu’avant les années 1990, “many development specialists,
particularly those affiliated with major organizations like the World Bank, paid little
attention to the ways in which the design of state institutions affected economic growth.
But this changed in the 1990s. The World Bank in particular developed an enthusiasm for
the improvement of “institutional capability” in poorer nation” (Roberts, 2010, p. 15).
Landman (T.), Hausermann (J.), Mapmaking and Analysis of the Main International Initiatives on
Developing Indicators on Democracy and Good Governance, Essex, University of Essex, 2003.
15. Rouban (L.), « La fin du Welfare State aux États-Unis : le reaganisme et l’appareil d’État »,
RFSP, 1989, vol. 39, no 4, pp. 493-516 ; Denord (F.), « Le prophète, le pèlerin et le
missionnaire. La circulation internationale du néo-libéralisme et ses acteurs », ARSS, 2002,
no 145, pp. 9-20.
16. Expression renvoyant aux travaux d’un collectif rassemblé en 1989 à l’Institut
d’économie internationale de Washington, qui préconisait dix réformes (dont discipline
budgétaire, privatisation, déréglementation, etc.) pour surmonter la crise de la dette,
Williamson (J.), “What Washington Means by Policy Reform”, dans Latin American
Adjustement: How much Has Happened ?, Willianson (J.), Washington, Institue for International
Economics, 1990 ; et en 2003, pour un retour critique par l’auteur lui-même Kuczynski (P.-P.),
Williamson (J.), After the Washington Consensus : Restarting Growth and Reform in Latin America,
Washington, Institute for International Economics ; Savoie (D.J.), Thatcher, Reagan, Mulroney:
In Search of a New Bureaucracy, Pittsburg, Pittsburg University Press, 1994.
17. Dans certains cas, on le sait, ce prisme néoconservateur a été clairement revendiqué
(programme « Rolling back the State » pendant la période Thatcher).
18. Saint-Martin (D.), Building the New Managerialist State, Consultants and the Politics of
Public Sector Reform in Comparative Perspective, Oxford University Press, 2004.
19. Sahlin-Andersson (K.), Engwall (L.), (eds.), The Expansion of Managerial Knowledge. Carriers,
Flows, and Sources, Stanford, Stanford University Press, 2002.
20. Schwartz (H.), “Small States in Big Trouble. State Reorganization in Austria, Denmark,
New Zealand and Sweden in the 1980’s”, World Politics, 46, juillet 1994, pp. 527-528.
21. Ibid.
22. Peters (G. B.), The Future of Governing: Four Emerging Models, University Press of Kansas,
1996, pp. 115-116.
23. Pour une mise en perspective du cas américain par rapport aux cas français, allemand
et britannique, voir Lynn (L. E. Jr), Public Management, Old and New, Londres, Routledge, 2006 ;
Dreyfus (F.), L’invention de la bureaucratie. Servir l’État en France, en Grande-Bretagne et aux États-
Unis (xviiie-xxe siècle), Paris, La Découverte, 2000.
24. L’institutionnalisation différenciée de la dimension « publique » de l’administration de
l’État est par exemple aisément repérable à travers la variété des systèmes juridiques
nationaux, structurés ou non par l’existence d’un « droit public » spécifique. Pour un
plaidoyer informé et stimulant de l’utilité de recherches sociohistoriques portant sur les
limites de l’État et l’invention de clivages entre économique et politique, entre État et
marché, sphère publique et sphère privée sans substantialiser les « pôles de structuration »
ainsi dégagés, voir Gayon (V.), Lemoine (B.), « Argent public. », Genèses, 2010, 3, no 80.
25. Common (R.K.), Public Management and Policy Transfer in Southeast Asia, Thesis for the
award of D. Phil., The University of York, 1999, p. 96.
26. Sur ce point précis, je me permets de renvoyer à : Hadjiisky (M.), “Exploration of a
Conversion. New Public Management at the OECD-PUMA, 1970s-1980s”, présentation à la
conférence internationale Warden of the West. The OECD and the Global Political Economy, 1948 to
Present, université de Zurich, 27-29 août 2015.
27. Citons en particulier le travail d’une équipe de chercheurs scandinaves rassemblée
autour de Nils Brunsson et Bengt Jacobsson (université de Stockholm), paru dans l’ouvrage
dirigé par ces derniers, A world of standards, Oxford, Oxford University Press, 2002.
28. Ancelovici (M.), Jenson (J.), « La standardisation et les mécanismes du transfert
transnational », Gouvernement et action publique, 2012, 1, pp. 37-58.
29. Ibid., p. 41.
30. Larmour (P.), Foreign Flowers: Institutional Transfer and Good Governance in the Pacific
Islands, Honolulu, University of Hawaï Press, 2005, pp. 98-99.
31. Martens (K.), “How To Become an Influential Actor – The “Comparative Turn” in OECD
Education Policy”, dans Martens (K.), Rusconi (A.), Lutz (K.), (eds.), Transformations of the state
and global governance, Londres, Routledge, 2007, pp. 40-56 ; Grek (S.), “Governing by numbers:
the PISA effect in Europe”, Journal of Education Policy, 2009, 24 (1), pp. 23-37 ; Bardet (F.),
Helluin (J.-J.), « Comparer les performances des villes. Le Programme des indicateurs pour
les villes du monde de la Banque mondiale », Revue Française de Socio-Économie, 2010, 1 (5),
pp. 83-102.
32. Parmi les nombreuses études critiques, citons l’étude des indicateurs de gouvernance
de Tero Erkkilä et Ossi Piironen, qui analyse les voies de dépolitisation de questions
politiques par la mise en indicateurs (2014). Dans un autre domaine, S. Grek montre
comment la mise en indicateurs de l’éducation tend à délégitimer les savoirs locaux
concernant la pédagogie et les enseignements, pourtant conçus par certains comme « le
socle de l’idée d’État-nation elle-même », Grek (S.), “OECD As a Site of Coproduction :
European Education Governance and the New Politics of ‘Policy Mobilization’ ”, Critical
Policy Studies, 2014, 8 (3), p. 279.
33. Boston (J.), “Basic NPM Ideas and their Development”, dans Christensen (T.), Lagried (P.),
(eds.), The Ashgate Research Companion to NPM, Farnham, Ashgate, 2011, pp. 17-19.
34. Gayon (V.), « Le crédit vacillant de l’expert. L’OCDE face au chômage dans les
années 1990 et 2000 », Cultures & Conflits, 2009, no 75, pp. 53-73.
35. Cling (J.-P.), Razafindrakoto (M.), Roubaud (F.), « La Banque mondiale, entre
transformations et résilience. », Critique internationale, 2011, 4, no 53, pp. 43-65.
36. Bertucci (G.), Alberti (A.), « Le Programme des Nations unies sur l’administration
publique : Un programme en réinvention pour une réinvention de l’administration
publique », Revue Internationale des Sciences Administratives, 71 (2), 2005, pp. 359-376.
37. Pal (L. A.), Frontiers of Governance: The OECD and Global Public Management Reform,
New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 6 ; Denhardt (J.) et Denhardt (R.), The New Public
Service: Serving, not Steering, Armonk, New York, M.E. Sharpe, 2003.
38. Sahlin-Andersson (K.), “Arenas as Standardizers” dans Brunsson (N.), Jacobsson (B.), (eds.),
A world of standards, Oxford, Oxford University Press, 2000, pp. 100-114.
39. Radaelli (Cl. M.), “The Diffusion of Regulatory Impact Analysis. Best Practice or Lesson-
Drawing?”, European Journal of Political Research, 2004, 43 (5), pp. 723-747 ; “Diffusion Without
Convergence : How Political Context Shapes the Adoption of Regulatory Impact
Assessment” dans Knill (C.), (ed.), Cross-National Policy Convergence, 2006, pp. 161-179 ; Hood
(C.), “Individualized Contracts For Top Public Servants : Copying Business, Path-Dependent
Political Reingineering or Trobriand Cricket”, Governance, 1998, (4), pp. 443-462.
40. Hood (C.), “A Public Management for All Seasons!”, Public Administration, 1991, 69, pp. 3-
19 ; Hood (C.), “Individualized Contracts For Top Public Servants : Copying Business, Path-
Dependent Political Reingineering or Trobriand Cricket”, op.cit. ; Peters (B.G.), Pierre (J.),
(eds.), Politicians, Bureaucrats and Administrative Reform, Londres, Routledge, 2001 ; Christensen
(T.), Lægreid (P.), (eds.), New Public Management. The Transformation of Ideas and Practice,
Ashgate, Aldershot, 2002.
41. Hadjiisky (M.), « Européanisation et réforme de l’État. L’influence de l’Union
européenne sur la réforme des administrations publiques centrales tchèques (1993-2004) »,
dans Pasquier (R.), Baisnée (O.), (dir.), L’Europe telle qu’elle se fait. Européanisation et sociétés
politiques nationales, Paris, CNRS Édition, 2007, pp. 167-193 ; Bezes (P.), Réinventer l’État. Les
réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, Presses universitaires de France, 2009 ;
Lozac’h (V.), « La déclinaison des doctrines du New Public dans les administrations est-
allemandes », Revue française d’administration publique, printemps 2012, no 141, pp. 207-222 ;
Eymeri (J.-M.), « Les réformes administratives en Europe : logiques managérialistes globales,
acclimatations locales », Pyramides, 2008, 15, pp. 71-94.
42. GOV/PGC, Strategic Insights from the Public Governance Reviews: Update, 2013, 4, p. 19.
43. Née dans les milieux contestataires américains, cette notion, reprise (et retraduite) par
les organisations internationales de développement à la fin des années 1990, est l’objet de
nombreux débats : Bacqué (M.-H.), « Empowerment et politiques urbaines aux États-Unis »,
Géographie, Économie, Société, 2006/1, vol. 8, pp. 107-124 et Calvès (A.-E.), « “Empowerment” :
généalogie d’un concept clé du discours contemporain sur le développement », Revue Tiers-
Monde, 2009, 4, 200, pp. 735-749.
44. L’assistance « demand driven » se distingue du conseil « supply driven », qui fournit un
service ou un produit préconstruit.
45. Cette assertion demande à être nuancée dans le domaine budgétaire, où SIGMA semble
avoir été davantage influencé par les outils managériaux.
46. oecd, « Principes européens d’administration publique », Sigma Papers, no 27, OECD
Publishing, 1999.
47. La nécessité d’une continuité et d’une présence fréquente sur le terrain implique des
besoins spécifiques en personnels.
48. hadjiisky (M.), « SIGMA : un programme international de renforcement des capacités
administratives en terres européennes (1992-2012) », Revue française d’administration
publique, 2017, 161 (1), pp. 73-88.
49. Dumoulin (L.), Delpeuch (Th.), « La justice : émergence d’une rhétorique de l’usager »,
dans Warin (P.), Quelle modernisation des services publics ? Les usagers au cœur des réformes,
Paris, La Découverte, 1997, pp. 103-129 ; Vigour (C.), « Justice : l’introduction d’une
rationalité managériale comme euphémisation du politique », Droit et société, 2006, 63-64,
pp. 425-455 ; Cappellina (B.), « Évaluer l’administration de la justice dans les pays européens.
Une co-construction entre Union européenne et Conseil de l’Europe », Revue française
d’administration publique, 2017, 161(1), pp. 59-72.

AUTEUR
MAGDALÉNA HADJIISKY
Maîtresse de conférences en science politique à l’Institut d’études politiques de Strasbourg,
où elle dirige le Master 1 de Science politique. Après avoir soutenu sa thèse de doctorat à
l’IEP de Paris sur la professionnalisation politique dans la République tchèque
postcommuniste, elle a consacré ses recherches à la problématique de la réforme des
administrations publiques en contexte post-autoritaire. Membre du laboratoire Sociétés,
Acteurs et Gouvernement en Europe (UMR 7363), dont elle codirige l’axe « Production,
circulation et critique des savoirs », Magdaléna Hadjiisky oriente ses travaux les plus
récents sur le rôle des acteurs internationaux, en particulier l’OCDE, dans la diffusion des
injonctions à « réformer l’État » depuis les années 1980. Parmi ses dernières publications :
Public Policy Transfer : Micro-Dynamics and Macro-Effects, codirigé avec Leslie A. Pal et
Christopher Walker, Edward Elgar Publishing, 2017 et avec Claire Visier, « Circulation des
modèles d’administration », numéro spécial, Revue française d’administration publique,
vol. 161, no 1, 2017.
Variété des transformations
des bureaucraties européennes :
une lecture par les instruments
de gestion
Philippe Bezes et Gilles Jeannot

1 La transformation des méthodes traditionnelles de gestion est une


des dimensions les plus significatives des réformes influencées par le
New Public Management (NPM). La dynamique de ces changements est
en particulier observable à travers la diffusion d’une multitude
d’instruments formalisés (indicateurs de performance, normes
comptables, normes ISO, contrat, système qualité, etc.) censés
transformer et souvent rationaliser les pratiques de gestion dans les
administrations publiques. Cette entrée par les instruments, bien
connue dans les travaux d’analyse des politiques publiques 1 , mérite
également d’être mobilisée dans les analyses des transformations des
bureaucraties européennes, dans une perspective comparative, pour
deux raisons. La première est que les instruments constituent de
bons traceurs et révélateurs des changements introduits dans les
administrations : au-delà des rhétoriques réformatrices et des
annonces de programme plus ou moins suivies d’effets, les
instruments offrent une mesure matérielle des transformations
effectivement introduites. La seconde raison reflète l’idée que les
bureaucraties contemporaines sont exposées à de puissantes
dynamiques de rationalisation diversement interprétées : des
manifestations de l’emprise du capitalisme dans l’État 2 ; l’adoption
du « modèle de l’entreprise 3 » ; la domination de l’idéologie
néolibérale 4 ; la continuation de la rationalisation wébérienne 5 .
Une manière de prendre au sérieux cette hypothèse est de
considérer que cette rationalisation s’incarne, précisément, dans la
diffusion d’instruments standardisés à travers des mécanismes de
changement par « isomorphisme institutionnel » 6 . Jusqu’à quel
point les administrations publiques européennes sont-elles
réformées par les mêmes instruments ? Au contraire, est-il possible
d’identifier des différences nationales marquées par des variations
dans les instruments diffusés ?
2 L’objectif de ce chapitre est de proposer des éléments de réflexion
sur ces enjeux en brossant un tableau, préliminaire mais global, de
l’évolution des usages des instruments de gestion présents au sein
des administrations de dix-sept pays européens. Ce panorama est
dressé à partir d’une enquête sur les pratiques de gestion, menée
auprès des cadres dirigeants des administrations de ces États, dans le
cadre du projet de recherche européen Cocops (Coordinating for
Cohesion in the Public Sector of the Future) 7 . Ce projet, financé par le
septième programme-cadre de la Commission européenne
(janvier 2011 à juin 2014), a réuni plus de 25 chercheurs de onze
universités dans dix pays : les Pays-Bas, l’Allemagne, la France,
l’Espagne, l’Italie, la Grande-Bretagne, la Belgique, la Norvège, la
Hongrie et l’Estonie. Par la suite, sept pays ont été ajoutés à la suite
de l’implication d’équipes de recherche : la Suède, la Finlande, le
Danemark, l’Irlande, l’Autriche, la Serbie et la Lituanie. Le thème
d’ensemble du projet était d’étudier l’impact qu’ont eu plus de vingt
années de réformes menées dans les pays européens. L’étude
particulière sur laquelle s’appuie ce chapitre est une enquête par
questionnaire destiné à saisir les contenus des réformes
néomanagériales et les perceptions de leurs effets auprès d’une
population représentative de hauts fonctionnaires occupant
différentes positions organisationnelles (administrations centrales,
services déconcentrés, quand ils existent, agences) dans les dix-sept
États concernés. Plus de 6 000 réponses ont été collectées pour un
taux de réponse de 24 %.
3 Dans ce chapitre 8 , nous nous attachons d’abord à cartographier
globalement la diffusion et les usages des principaux instruments de
gestion dans les administrations en Europe pour appréhender les
outils de rationalisation les plus répandus. Nous mettons notamment
en évidence la place centrale qu’y revêt le management par les
objectifs et la performance, mais donnons également quelques
résultats tirés de l’enquête concernant les usages qui semblent en
être faits. Dans un deuxième temps, le chapitre montre que les
instruments néomanagériaux sont inégalement présents selon les
types d’organisation dans les États, et selon les secteurs de politique
publique. Les agences constituent le lieu privilégié de diffusion
d’outils de gestion. Enfin, troisièmement, le chapitre propose une
rapide exploration de la variété des formes de « managérialisation »
selon les pays européens, en les regroupant en fonction des
instruments qui y sont dominants.

Cartographier les instruments de gestion


dans les administrations européennes
Mesurer les usages des outils de gestion
4 Les outils de gestion ont souvent été utilisés comme un moyen
concret de décrire les évolutions des pratiques gestionnaires : c’est le
cas dans les travaux sur l’innovation 9 , dans les approches
économiques analysant les mutations des entreprises et leur impact
sur les salariés 10 ou plus généralement dans les travaux sur les
fonctionnements des bureaucraties et l’essor des techniques de
gouvernement par la performance 11 . Depuis la comptabilité la plus
traditionnelle jusqu’aux pratiques les plus sophistiquées de risk
management ou de normes qualité ISO, la gestion des entreprises et
des administrations est, en effet, encadrée par des dispositifs
formalisés que l’on appellera ici « instruments » ou « outils de
gestion ». Certains sont associés à des logiciels ; d’autres à de
nouveaux modes de gouvernement (objectifs et indicateurs de
performance) ; d’autres encore correspondent à des procédures
formalisées et rationalisées comme les entretiens d’évaluation. De la
même façon, les réformes administratives n’ont cessé de porter
l’essor des outils de gestion et d’en diffuser la présence dans les
administrations publiques. Ces outils circulent entre le secteur
public et le privé 12 et acquièrent ainsi notoriété et légitimité, quand
bien même leur mise en œuvre et leurs effets diffèrent d’un secteur à
l’autre. Par ailleurs, saisir le changement dans les administrations
publiques par les instruments est d’autant plus pertinent dans une
comparaison internationale que les organismes internationaux
(OCDE, EUPAN, etc.) assurent, par l’intermédiaire des outils, la
promotion de nouvelles « bonnes pratiques » de gestion dans les
administrations : les outils font l’objet de transferts, ils circulent et
sont diffusés dans les différents pays. De même que l’approche par
les instruments a connu un vif succès pour mieux comprendre les
transformations des politiques publiques 13 , il apparaît
particulièrement judicieux d’analyser les réformes administratives
par cette perspective 14 .
5 Dans certaines enquêtes menées par les organismes internationaux,
en particulier l’OCDE, l’usage des instruments a déjà été utilisé à
quelques reprises pour mesurer le niveau des pratiques de gestion
dans les administrations des différents pays. Cependant, ces
enquêtes étaient généralement renseignées par un nombre limité
d’informateurs, ce qui ne permettait pas d’observer des variations
dans la diffusion de ces outils au sein des États. De plus, les
questionnaires étaient souvent remplis par les services en charge de
la modernisation ce qui introduisait des biais considérables. La
comptabilisation des outils de gestion a toutefois aussi été mobilisée
dans quelques études académiques aux États-Unis 15 et en Europe 16
. Ces approches sont indéniablement plus approfondies, mais elles
ont l’inconvénient d’être réduites à un seul pays. Par contraste,
l’intérêt de l’enquête Cocops a été de rendre possible, à partir d’un
questionnaire commun à l’ensemble des pays, une mesure de la
diffusion des outils de gestion dans les administrations centrales de
dix-sept pays européens, permettant de saisir à la fois les variations
entre États et au sein des États.

Méthode

6 L’enquête utilisée ici a été menée en 2012-2013 par questionnaire


auprès de cadres dirigeants de dix-sept pays. Les cadres retenus dans
la base initiale sont situés aux trois premiers niveaux de
responsabilité. C’est par exemple, pour la France, les niveaux
directeurs d’administration centrale et ses équivalents, préfets, sous
directeurs d’administration centrale, directeurs de services
régionaux ou départementaux déconcentrés, directeurs d’agence. La
base initiale est une liste complète de ces cadres (établie pour la
France à partir du bottin administratif). L’enquête a été administrée
par les équipes de chaque pays, le questionnaire étant expédié par
voie postale ou rempli en ligne sur le site dédié. Plus de
6 000 réponses ont été collectées avec un taux de réponse moyen de
24 %, ce qui est tout à fait satisfaisant pour une enquête auprès de
cadres de haut niveau de responsabilité. Toutefois, les répondants ne
peuvent être considérés comme strictement représentatifs.
7 L’usage de douze outils de gestion a été testé. Cinq indicateurs de
synthèse ont également été produits, en établissant la moyenne des
réponses sur l’usage de « paniers » d’outils de gestion : outils
orientés clients (enquêtes usagers, guichets uniques, démarches
qualité) ; outils de ressources humaines (entretiens d’évaluation,
salaire à la performance) ; outils orientés marché (contrats internes,
benchmarking) ; outils de performance (planification stratégique,
management par objectifs). Pour chacune des questions, une
évaluation selon une grille à sept niveaux était proposée (« dans
quelle mesure l’outil de gestion suivant est-il utilisé dans votre
organisation ? ») Nous utiliserons ici de manière sommaire, et pour
une première analyse, la moyenne des réponses de 1 à 7.
Contrairement à d’autres questionnaires dans lesquels il est
simplement demandé si un outil existe ou non dans l’organisation 17
, cette méthode a l’avantage d’enrichir la réponse en ce qu’elle
combine implicitement la mesure de la diffusion et de l’intensité
d’usage de l’outil, ainsi que le jugement sur l’usage formel ou réel de
l’outil. On sait en effet que des outils de gestion peuvent n’exister
que de manière symbolique dans certaines organisations 18 . Ce parti
pris a cependant l’inconvénient d’introduire plus de subjectivité.
Le questionnaire incluait aussi la possibilité d’une non-réponse « ne
peut pas évaluer », qui préserve de réponses forcées sur des outils
non connus ; ceci explique que le nombre de répondants puisse
varier.
8 Des questions sur les caractéristiques de l’organisation et sur
l’amélioration du fonctionnement de l’organisation ont été aussi
posées avec une échelle équivalente de réponses possibles.
9 L’indicateur de synthèse retenu, rudimentaire, est la moyenne des
réponses à ces questions. Les tableaux incluent toutes les réponses ;
nous ne commenterons que les différences significatives.
Tableau 1. L’usage des instruments de gestion en Europe

Outils de gestion N Moyenne* Écart type

Entretien d’évaluation 6 183 5,54 1,75

Planification stratégique 6 281 5,40 1,60

Management par objectifs 6 267 5,30 1,71

Codes de déontologie 6 249 4,87 1,78

Management du risque 5 933 4,43 1,93

Démarches qualité 6 039 4,35 1,90

Comptabilité de coûts 5 549 4,34 2,03

Enquêtes usagers/clients 6 215 4,28 1,94

Benchmarking 6 008 4,14 1,86

Contrats internes 5 608 4,11 2,10

Guichet unique 5 826 3,90 2,08

Salaire à la performance 6 260 3,16 2,06

*Moyenne des appréciations de l’usage des outils de gestion sur une échelle de 1 à 7.
10 Le premier constat général est la présence marquée de la gestion par
les objectifs, dont les outils les plus basiques, le planning stratégique
(5,40) ou le management par objectif (5,30), atteignent un score
globalement élevé. Le fait que le premier outil ait une connotation
plus bureaucratique et le second plus managériale ne fait pas
vraiment de différence. On peut cependant remarquer que l’outil
« comptabilité de coûts » (4,34) est significativement moins répandu
dans les pays européens, déconnectant de fait la pratique du
management par les objectifs d’enjeux liés à des réformes des
procédures financières centrées sur les coûts 19 .
11 Le deuxième constat est que l’outil le plus diffusé dans les pays
européens est l’entretien d’évaluation qui est une traduction souple
du management par les objectifs en matière de gestion des
ressources humaines. On peut aussi souligner le fait que deux outils
de gestion des ressources humaines sont placés aux extrêmes de ce
tableau : l’entretien d’évaluation, le plus répandu, et la
rémunération à la performance, l’outil le moins diffusé dans les
États.
12 Les outils qui orientent les administrations vers les destinataires et
les publics – les démarches de qualité (4,35) ou les questionnaires
auprès des usagers (4,28) – sont moins utilisés que les outils de
pilotage stratégique. Ceci peut en particulier être lié au fait que ces
démarches ne sont pertinentes que si l’organisation administrative
offre des services à des usagers, voire à des clients.
13 Les outils les moins utilisés dans les pays européens sont la
contractualisation interne et le salaire à la performance, suivis de
près par le benchmarking. Ces instruments reposent sur des
mécanismes de type marché inspirés des critiques néolibérales
adressées aux bureaucraties, notamment par les travaux inspirés de
l’école du public choice, et promus, entre autres, par l’OCDE 20 .
Les formes variées du management par les objectifs et
par la performance

14 Le questionnaire demandait également aux cadres dirigeants de


caractériser le fonctionnement de leur organisation en matière de
pilotage par les objectifs et la performance à travers une série de
questions sur la clarté des buts fixés, la nature des objectifs fixés et
les usages de ces dispositifs : leur communication large dans
l’organisation, mais surtout les sanctions positives et négatives
associées ou non à l’atteinte des objectifs. Ces questions permettent,
modestement, d’appréhender les usages des dispositifs de
performance, l’instrument néomanagérial le plus diffusé dans les
administrations européennes.
Tableau 2. Focalisation sur les objectifs (goal focus)

Organisation N Moyenne* Écart type

Objectifs clairement fixés 6 638 5,55 1,41

Objectifs communiqués au personnel 6 591 5,38 1,54

Mesure des produits et impacts 6 486 4,61 1,63

Récompense pour l’atteinte des objectifs 6 509 3,02 1,71

Sanction pour non atteinte des objectifs 6 528 3,03 1,66

*« Dans quelle mesure l’énoncé suivant s’applique à votre organisation ? » : moyenne sur
une échelle de 1 à 7.

15 D’un point de vue global, l’existence d’un pilotage par les objectifs
semble constituer une caractéristique forte des organisations
administratives, puisque l’item « les buts sont clairs » obtient le
score le plus élevé (5,55) et que la communication de ces buts à
l’ensemble des personnels de l’organisation obtient également un
score élevé (5,38), signe d’une diffusion large de l’impératif de
pilotage par la performance. Par contraste, les usages incitatifs des
dispositifs de performance (récompense et sanction) obtiennent des
scores nettement moins élevés (3,02 et 3,03) : ce constat peut
témoigner du fait que les dispositifs de performance ne sont pas
toujours contraignants pour les pratiques, ce que mettent en
évidence de nombreux travaux empiriques (par exemple, Boussard
21
, qui parle d’indicateurs inertes, ou Moynihan 22 ) ou exprimer la
prudence des réformateurs vis-à-vis de mécanismes de type marché
reposant sur des systèmes d’incitation individualisés ou même
monétaires.

Le jugement sur la performance des organisations


Tableau 3. Les jugements sur la performance organisationnelle

N Moyenne* Écart type

Coût et efficacité 5 977 4,68 1,35

Qualité de service 5 967 4,76 1,32

Réduction de la bureaucratie (red tape) 5 902 3,90 1,45

Motivation des agents et attitude face


5 919 3,97 1,45
au travail

*« En pensant à votre domaine de politiques publiques sur les cinq dernières années,
comment évalueriez-vous la performance de l’administration dans ces domaines ? » :
moyenne sur une échelle de 1 à 7.

16 L’analyse est enfin complétée par quelques réponses aux questions


portant sur l’appréciation de la performance des administrations sur
les cinq dernières années. Par performance organisationnelle, il faut
ici comprendre une appréciation portée sur le bon fonctionnement
des administrations. Nous avons retenu ici les thèmes les plus
directement associés à l’organisation elle-même : les coûts, la qualité
de service, la réduction de la bureaucratie (au sens de red tape) et la
motivation du personnel. Pour l’ensemble des répondants européens
à l’enquête, on peut souligner le jugement plus positif porté sur la
performance en matière de coûts et de qualité de service (ce qui est
offert) que sur les fonctionnements internes (la réduction de la
bureaucratie et la motivation du personnel). L’idée d’un modèle
« gagnant-gagnant » de réformes favorables simultanément aux
agents publics et aux destinataires semble ainsi écornée.

Les variations selon les types d’organisation


17 En dépit de leur revendication à être « transversales » 23 , les
politiques de réforme administrative n’affectent pas les différentes
composantes des administrations publiques de manière uniforme.
Certains secteurs ministériels peuvent être plus exposés aux
instruments néomanagériaux imposés par les réformes, par exemple
parce qu’ils sont considérés comme particulièrement stratégiques et
objets de contrôle ; certains peuvent aussi être plus réceptifs ou, au
contraire, plus résistants aux réformes. Les types variés
d’organisations qui composent les États peuvent être aussi
inégalement affectés par les réformes, par exemple parce que ces
dernières peuvent particulièrement faire peser la « modernisation »
sur certains segments administratifs plus que d’autres. L’enquête
Cocops permet d’appréhender cette dimension. Le questionnaire
Cocops a en effet recueilli l’avis de hauts fonctionnaires situés à
différents niveaux hiérarchiques, mais aussi placés au sein de
différentes organisations dans l’État : ministères centraux et
agences. Cette perspective renouvelle les approches comparatives :
elle permet d’apprécier des différences, non seulement entre pays,
comme le font les enquêtes menées par l’OCDE ou EUPAN, mais aussi
entre types d’organisation au sein d’un même État. Ceci permet ainsi
de mettre en perspective un sujet très étudié, la spécificité des
agences, et un autre qui l’est moins, les variations selon les domaines
de politique publique.

La spécificité des agences

18 Le tableau 4 ci-dessous compare les réponses des cadres de l’enquête


Cocops qui travaillent dans les ministères centraux à celles des
cadres en agences. Les résultats montrent des différences
significatives et confirment la spécificité des agences dans les États.
19 Pour les outils de gestion, les indicateurs de synthèse sont calculés
comme moyenne des moyennes de l’ensemble ou par catégorie
d’instruments.
Outils orientés clients : enquêtes usagers, guichets uniques, démarches qualité ;
Outils de ressources humaines : entretiens d’évaluation, salaire à la performance ;
Outils orientés marché : contrats internes, benchmarking ;
Outils de performance : planification stratégique, management par objectifs.

Tableau 4. Les variations selon le type d’organisation


20 Conformément à l’idée que l’existence même d’agences et leur
création ex nihilo ou par remplacement de structures ministérielles
centrales reflètent un projet néomanagérial de transformation des
bureaucraties 24 , les agences manifestent, en effet, un taux
d’équipement en outils de gestion plus élevé que les ministères au
niveau central et, ceci, quels que soient les outils. D’une manière
générale en Europe, elles apparaissent donc comme « le » lieu de la
« managérialisation » à l’œuvre. La différence la plus marquée (un
point) concerne l’usage des outils orientés clients. Ceci traduit le
poids des agences prestataires de services dans les politiques
publiques, fortement en contact avec leurs bénéficiaires et plus
susceptibles d’être affectées par des programmes valorisant l’usager
ou le client. Les réponses aux questions sur les usages des objectifs
de performance reflètent également un usage plus prégnant de ces
outils dans les agences, notamment pour rétribuer ou sanctionner.

Les différences entre domaines de politique publique

21 Si l’étude des agences a été au cœur de multiples travaux


comparatifs sur la diffusion des pratiques du New Public Management,
les variations de l’intensité et des effets des réformes selon les
ministères et leurs secteurs de politiques publiques ont été bien
moins étudiées. Des études de cas par secteur ont été régulièrement
conduites, mais avec très peu de comparaisons intersectorielles.
Pourtant, des différences sensibles existent pour certains secteurs de
politiques publiques qui correspondant à des interventions de l’État
spécifiques et à des politiques publiques plus « instrumentées »,
voire contrôlées, que d’autres. Le tableau 5 met ces différences en
exergue.
22 Le résultat concernant le domaine des finances publiques est le plus
attendu, mais il n’est pas le plus marqué. Le secteur des finances fait
bien partie des plus équipés en outils de gestion et des plus exposés
aux dispositifs de pilotage par la performance. Il arrive en tête sur
l’item « objectifs clairement fixés », sur la place de la mesure des
résultats par des indicateurs et sur l’existence de sanctions en cas de
non atteinte des objectifs.
Tableau 5. Les variations selon les secteurs

23 Cela correspond à une logique de suivi et de pilotage plus rigoureux


des activités administratives propres aux finances publiques et liés
aux enjeux de régulation globale interne à l’État. L’existence d’un
contrôle plus marqué sur les finances était régulièrement soulignée
dans les études sur l’administration publique 25 . Dans la mesure où
les répondants pouvaient cocher plusieurs secteurs ministériels
d’appartenance en répondant à l’enquête, on peut toutefois
considérer que le domaine des finances correspond à la fois au
ministère des Finances stricto sensu, mais aussi aux fonctions
transversales de gestion financière dans l’ensemble des
organisations ministérielles d’autres secteurs de politiques
publiques.
24 De manière plus surprenante, deux autres secteurs de politiques
publiques sont caractérisés par des taux d’équipement en outils de
gestion plus importants que tous les autres secteurs et par une plus
grande exposition au management par objectifs, quels que soient les
indicateurs retenus : il s’agit des secteurs de l’emploi et du social
(welfare). Le secteur de l’emploi, par exemple, arrive en tête dans le
taux d’équipement pour tous les types d’instruments (orientés vers
les clients, GRH, de type marché ou les outils de performance). De
même, il est également en tête pour la prégnance de la mesure des
résultats et pour la rétribution des agents qui atteignent leurs
objectifs. Dans ce secteur, la forte (mais relative) exposition aux
dispositifs managériaux peut s’expliquer par une organisation des
services majoritairement en agences, mais elle peut également
témoigner de ce que la question de l’emploi est particulièrement
cruciale et très « surveillée » dans les États européens. Une troisième
explication possible est liée à la très forte diffusion de bonnes
pratiques portées par l’OCDE dans ce domaine, relayées par
l’association mondiale des services publics de l’emploi 26 . En ce qui
concerne les administrations du social, les résultats de l’enquête
sont cohérents avec les très nombreuses recherches qui montrent
que les bureaucraties professionnelles présentes dans ce secteur 27
ont été particulièrement ciblées par les réformes néomanagériales,
soit dans le cadre de stratégies explicites visant à réduire leur
autonomie ou parce que les réformes ont favorisé le renforcement et
la professionnalisation des fonctions de contrôle et de management
dans les États-providence, transformant, de fait, les interactions
entre managers et professionnels 28 . Si l’on compare ces deux
secteurs avec les autres, on remarque aussi la part importante
relative des outils liés aux relations avec les clients. Cela pourrait
ainsi traduire des stratégies pour automatiser et rationaliser les
relations avec les populations pauvres bénéficiaires des politiques de
welfare 29 .

Explorer les variations entre pays. Une vue


comparative des variétés
de managérialisation
25 Les comparaisons entre pays doivent être abordées avec prudence.
En raison des fortes différences institutionnelles et culturelles entre
les pays et de la faible mobilité des cadres dirigeants d’un pays à
l’autre, les significations attribuées aux questions, les normes de
référence et les représentations peuvent être différentes. Par
ailleurs, du fait des trajectoires et des rythmes de réforme différents,
les références peuvent aussi ne pas être comparables. Les variations
du positionnement d’un pays particulier par rapport aux autres pour
différentes questions sont ainsi tout aussi intéressantes que les
niveaux bruts des réponses ou des classements. Nous ne
commenterons ici que les tendances les plus marquées (voir
tableau 6, ci-dessous) en classant à part les pays issus des transitions
postcommunistes (Estonie, Serbie, Hongrie, Lituanie), dont l’histoire
de réforme est différente.
Tableau 6. Moyennes par pays et groupes de pays, ordre décroissant des pays pour
les différentes questions
Tableau 6. Moyennes par pays et groupes de pays, ordre décroissant des pays pour
les différentes questions (suite)

Les pays durablement engagés dans les réformes


(Grande‑Bretagne, Suède, Danemark, Norvège, Irlande) :
les variétés de la néo‑managérialisation
26 Les études sur la mise en œuvre du New Public Management ont bien
mis en évidence le fait que la Grande Bretagne, d’une part, et les
pays du Nord de l’Europe (Pays-Bas et pays nordiques), d’autre part,
étaient les pays les plus affectés par les réformes néomanagériales 30
. C’est ainsi, sans surprise, que l’on retrouve ces pays en tête de
classement sur les différents items caractérisant le fonctionnement
des organisations administratives. À l’aune des taux d’équipement
en instruments de gestion, la Suède, la Grande-Bretagne et les Pays-
Bas semblent les pays les plus engagés dans les réformes du NPM. La
Finlande et le Danemark arrivent ensuite tandis que l’Irlande et la
Norvège sont un peu en retrait dans une position intermédiaire. La
position de la Norvège reflète la description généralement donnée de
la mise en œuvre du NPM 31 , à mi-distance entre Suède et Grande
Bretagne d’une part, France et Allemagne d’autre part.
27 Toutefois, au-delà des taux d’équipement en instruments de gestion,
l’enquête permet d’abonder la thèse des « variétés de NPM » ou des
variétés de néomanagérialisation. Les positionnements relatifs des
différents pays varient en effet sensiblement selon les domaines
concernés. La Grande-Bretagne apparaît comme un pays engagé sur
tous les items évoqués dans ce chapitre, mais elle atteint le score le
plus élevé sur la présence d’objectifs clairs, la mesure des résultats et
sur l’existence de sanctions négatives en cas de non atteinte des
objectifs. En revanche, il est remarquable que ce pays soit devancé
par plusieurs pays (Finlande, Danemark, Pays-Bas) dans la présence
d’instruments de type marché et dans l’usage incitatif des
instruments de performance mesuré à travers la question de la
récompense lors d’atteinte des objectifs (Danemark, Italie). Si la
Grande-Bretagne a pu être initialement présentée comme le vecteur
d’un modèle centré sur l’influence des théories économiques des
organisations (public choice, théorie de l’agence) 32 , cela a pu être
atténué dans le temps avec des orientations contraires de réforme
(pour une vision globale de ces mouvements de pendule 33 ) et, par
contraste, des pays scandinaves (Suède, Danemark, Norvège) ont pu
apparaître plus marqués par les logiques d’incitation interne
qu’initialement envisagé 34 .
28 La position de la Suède se caractérise en particulier par un
engagement plus marqué sur le volet des ressources humaines : elle
dispose de plus d’outils « ressources humaines » que les autres pays,
et est marquée par une évaluation positive de l’évolution de la
motivation des agents au travail. Ce constat peut s’expliquer par
l’importance répétée des dynamiques de décentralisation de la GRH,
entamée dès la première moitié des années 1980 35 , qui donnent une
forte autonomie aux agences. Par ailleurs, si l’item « clarté des
objectifs » est moins élevé qu’en Grande Bretagne, le niveau de
communication de ceux-ci aux agents et la mesure des résultats sont
au même niveau. Le Danemark est proche de la Suède sur les
questions de ressources humaines. Mais ce pays se caractérise
surtout par un engagement particulièrement marqué dans les
mécanismes de type marché et par des logiques de sanction (positive
ou négative) liées à l’atteinte des résultats. Cette dernière spécificité
peut peut-être être reliée au poids des contrats, engagés dans le
début des années 1990, entre les ministères et les agences 36 . La
Finlande se caractérise, pour sa part, par la présence élevée
d’instruments de type marché mais aussi de gouvernement par la
performance. Les Pays-Bas utilisent particulièrement des
instruments à destination des clients et de type marché (en
particulier les contrats internes), mais aussi, à un niveau très élevé,
des instruments de performance. Les cadres des Pays-Bas estiment
également à un niveau élevé les items relatifs à la clarté des objectifs
et à leur communication à l’ensemble du personnel. On retrouve ici
des thèmes portés dès les premières réformes pro-marché de 1982 :
le développement du management contractuel, la forte promotion
des agences dans la première réforme des années 1990 et
l’instauration du système budgétaire lié aux impacts, VBTB (« du
budget à la comptabilité ») en 2001 37 .
29 En ce qui concerne l’appréciation de l’évolution du fonctionnement
des organisations (niveau de bureaucratie, motivation du personnel),
les cadres britanniques se montrent moins optimistes que l’ensemble
de leurs homologues des pays nordiques, en particulier les Danois et
les Norvégiens. Les cadres suédois sont plus sceptiques, pour leur
part, sur la réduction de la bureaucratie que sur la motivation du
personnel. Concernant les cadres norvégiens, leur optimisme sur ces
deux critères, contraste avec le niveau mitigé de leur appréciation de
l’usage des outils de gestion. En Finlande, l’appréciation des effets
semble très contrastée : si la perception de la motivation des agents
est la plus positive des pays européens, avec la Norvège, les
jugements sur la réduction de la bureaucratie sont les plus mitigés
d’Europe.

Un décalage modéré des pays continentaux, France,


Allemagne, Autriche

30 La France et l’Allemagne apparaissent très largement similaires dans


la perspective comparative européenne. Ces deux pays se trouvent
proches et en bas de tableau sur la plupart des items. Les petites
différences observées ne sont pas significatives, d’autant que les
choix d’échantillonnage qui ont exclu (dans les résultats globaux
comparatifs) les services de l’État en région, en France (fortement
équipés en outils de gestion), et conservé en Allemagne l’agence
pour l’emploi, également très équipée, déséquilibrent les résultats en
défaveur de la France. La France et l’Allemagne ont l’un des plus
faibles taux d’équipement en outils de gestion. Ils apparaissent aussi
à un faible niveau relatif en ce qui concerne la clarté et la
communication des objectifs, ainsi que pour la perception d’une
forte mesure des résultats. En revanche, les deux pays sont dans une
position plus intermédiaire en Europe en ce qui concerne l’existence
de dispositifs de rétribution quand les objectifs sont atteints (surtout
la France) et, dans une moindre mesure, sur la présence de sanctions
négatives associées à la non-atteinte des objectifs. Par ailleurs, les
cadres dirigeants allemands se montrent moins pessimistes que leurs
homologues français sur la motivation des agents, les cadres français
portant un jugement particulièrement noir sur ce thème. Mais les
cadres des deux pays sont les moins enclins en Europe à percevoir
des améliorations tirées des réformes, notamment sous la forme
d’une réduction de la bureaucratie. La position de l’Autriche n’est
pas très éloignée de ces deux pays et correspond à l’idée d’un
engagement prudent dans des réformes qui sont compatibles avec
l’ancien système bureaucratique 38 .
31 Si le classement des pays a la vertu de souligner des différences, il
faut se garder de négliger l’ordre de grandeur de celles-ci. Si on
compare les trois pays continentaux aux quatre pays les plus
engagés dans la réforme (Grande Bretagne, Suède, Pays-Bas,
Danemark), l’écart des réponses est de l’ordre d’un point sur une
échelle d’évaluation de 1 à 7 (un point sur la moyenne des outils ; 1,2
sur les outils RH et l’évaluation des améliorations de la qualité, et
moins d’un point sur les autres items). Cet écart est inférieur à celui
mesuré entre différents types d’outils à l’échelle européenne (jusqu’à
deux points). Cela relativise le plus faible engagement de ces pays
dans la réforme.

Les tiraillements des pays du Sud


32 Les pays du Sud sont souvent associés à l’idée d’échec des réformes
ou de « retardataires » dans les typologies concernant les
développements du NPM 39 . Cependant, les résultats de l’enquête
Cocops apparaissent assez contrastés entre l’Espagne, d’une part, qui
se trouve parmi les pays les moins engagés dans les réformes et
l’Italie et le Portugal dont les cadres dirigeants font preuve d’un
affichage volontariste réformateur plus marqué et peuvent rejoindre
sur certains items les pays du Nord de l’Europe.
33 Les répondants à l’enquête en Espagne offrent en effet des scores
très bas d’usage des instruments de gestion, pour l’ensemble des
outils ainsi que pour l’existence de sanction (positive et négative)
associée à l’atteinte ou non-atteinte des résultats. Le seul contre-
exemple concerne la présence d’outils orientés client, pour lesquels
l’Espagne est située dans une position intermédiaire et est associée à
un niveau élevé de réponses concernant les guichets uniques.
L’ampleur du décalage entre l’Espagne et les pays les plus néo-
managérialisés est très marquée et peut atteindre jusqu’à deux
points.
34 Par contraste, l’Italie se positionne de manière haute sur l’usage des
outils de type marché, mais aussi sur l’existence de sanctions
(positive ou négative) associées à l’atteinte des résultats. La présence
de logiques incitatives dans l’usage des dispositifs de gestion par la
performance est intéressante alors que les outils de management par
les objectifs apparaissent moins développés en Italie que parmi les
pays européens les plus engagés sur ces réformes, mais tout de
même plus qu’en Espagne, en France ou en Allemagne. Les travaux
académiques confirment l’importance des réformes de performance
en Italie, surtout à partir de 2007 avec une réforme de la procédure
budgétaire et la mise en place d’objectifs et d’indicateurs de
performance 40 Une explication possible du score élevé des réponses
italiennes concernant les usages incitatifs des instruments de
performance peut s’expliquer par la forte rhétorique de
responsabilisation des managers qui a prévalu en Italie, mais aussi
par la force et l’extension des pratiques de spoil system
(particulièrement à partir des années 2000), dont le regain de force a
pu alimenter un usage politique des outils de performance. De son
côté, le Portugal a un taux élevé d’équipement en ce qui concerne les
outils en relation avec les clients et des perceptions positives de la
réduction de la bureaucratie dans l’administration portugaise. Cela
peut être associé à l’importance de ce que certains auteurs 41
appellent le New Governance Agenda, décliné sur deux décennies par
des gouvernements différents et renforcés dans les années 2000. Cet
agenda se caractérise par l’introduction de nombreux instruments
centrés sur le management de la qualité, sur la prise en compte des
citoyens (guichets uniques, charte des citoyens, traitement des
réclamations) et par l’objectif d’une administration publique
portugaise citizen-friendly 42 .
35 Toutefois, contrairement aux pays leaders qui occupent le haut de
tableau de manière régulière sur tous les items, l’Italie et le Portugal
sont associés à des positions relativement basses sur d’autres sujets
comme les outils de ressources humaines (pour le Portugal) et
surtout l’évaluation de la motivation du personnel (pour les deux
pays). Cette instabilité des positions relatives est peut-être la
caractéristique la plus remarquable de ces pays.

Les pays en transition : Lituanie, Estonie, Hongrie, Serbie

36 Pour les pays concernés, depuis les années 1990, par la transition
démocratique, la réforme administrative s’inscrit dans une histoire
plus récente, dont le développement est fort différent des autres
États. Les influences externes (rôle du FMI, poids des
conditionnalités liées à l’accession à l’Union européenne) y ont été
plus fortes et plus directes ; certaines ruptures ont été plus radicales.
À ce titre, les comparaisons directes avec les pays précédents
apparaissent peu pertinentes et il est préférable de présenter
séparément les résultats.
Tableau 7. Moyenne par pays

37 La Lituanie présente un engagement extrêmement marqué dans la


réforme sur l’ensemble de ses composantes – taux d’équipement le
plus élevé en outils de gestion et focalisation sur les objectifs –,
tandis que l’utilisation des indicateurs dans l’organisation pour
rétribuer ou sanctionner est relativement moins forte. De plus, si les
cadres dirigeants de ce pays ont une vision moins optimiste que ceux
d’autres pays sur l’amélioration des coûts ou la réduction de la
bureaucratie, ils sont aussi ceux qui évaluent le plus haut la
motivation des personnels. L’Estonie présente des caractéristiques
comparables, mais légèrement moins marquées, avec deux
spécificités : un usage soutenu des outils de gestion pour rétribuer et
la plus faible évaluation en matière de motivation des personnels.
38 Une comparaison des deux voisins Baltes est éclairante 43 . L’Estonie
est connue comme le plus radicalement influencé par les doctrines
NPM des pays en transition du fait de la succession de
gouvernements néolibéraux 44 , alors que, si la Lituanie a aussi
connu l’introduction de management par la performance, cela s’est
accompli beaucoup plus en douceur (ibid.) et dans le contexte d’un
État un peu plus wébérien et de « type continental ». Ces facteurs
institutionnels comme les orientations gouvernementales
pourraient expliquer pourquoi l’usage des instruments semble un
plus centré sur les gratifications/sanctions des individus en Estonie.
Pour ce qui concerne la motivation, les résultats coïncident avec
l’étude Sigma de Meyer-Sahling 45 , qui montrait que les
fonctionnaires estoniens se montrent souvent critiques face au
management par la performance aussi bien que face aux primes au
mérite, probablement car leur expérience a dû en être négative.
39 La Serbie présente un profil de réponses très différent : moins
d’outils de gestion que l’Estonie ou la Lituanie (en particulier pour
les outils orientés clients ou de ressources humaines) associé à moins
d’engagement sur des objectifs que dans ces deux pays (objectifs
clairement affichés et communiqués au personnel), mais un usage un
peu plus soutenu des indicateurs pour rétribuer ou sanctionner. En
revanche, la vision des hauts fonctionnaires serbes est
comparativement pessimiste en ce qui concerne les effets sur les
fonctionnements administratifs (réduction de la bureaucratie). Ces
résultats peuvent être expliqués par le fait que la Serbie est un des
derniers venus aux réformes managériales, du fait de la transition
retardée par l’ère Milosevic. La réforme de la fonction publique et du
système salarial n’a été engagée qu’en 2005 avec l’aide de l’OCDE
(programme Sigma) et de la Banque mondiale 46 . Cela comprend une
composante de performance, même si les variations de primes ont
été plutôt faibles et ont souvent été un exercice formel, sans impact
sur la promotion et les salaires. Récemment, cependant, la Serbie,
comme quelques autres pays des Balkans, a tenté progressivement
d’utiliser les entretiens d’évaluation pour renvoyer des agents ; cela
pourrait expliquer la perception que les évaluations sont utilisées
comme sanctions.
40 Pour sa part, la Hongrie apparaît clairement parmi les pays les moins
engagés dans la réforme. Elle se distingue sur deux items : l’existence
de sanctions quand les résultats ne sont pas atteints et la perception
positive de la motivation des personnels. La diffusion réduite des
outils de gestion pourrait être expliquée par le fait que la Hongrie
n’a connu une forte influence du courant du New Public Management
qu’après 2006-2008 et que certains éléments ont été remis en cause
après 2010. Cependant des réformes radicales dans le domaine des
ressources humaines ont eu lieu en 2011 avec un plus fort contrôle
politique et l’introduction d’un serment de loyauté, dont l’absence
est sanctionnée par un renvoi 47 . Ces nouvelles contraintes peuvent
expliquer le fait que la perception de la sanction se soit accrue.

Conclusion
41 Ce chapitre propose des vues d’ensemble des dynamiques de
managérialisation qui ont affecté les États européens depuis des
décennies. Il le fait sur la base d’une enquête réalisée en 2012-2013
qui rend possible une comparaison à un moment précis, sans pouvoir
bénéficier d’une profondeur temporelle. Le traitement des données
proposé dans ce chapitre est fait à partir des simples moyennes et
constitue donc une première analyse qu’il faut bien sûr approfondir
avec des statistiques plus sophistiquées (voir le premier ouvrage
collectif tiré de l’enquête, Hammerschmid, van de Walle, Andrews,
Bezes 48 ). Même avec les limites d’une enquête par questionnaire et
en ne présentant ici que des résultats globaux, certaines conclusions
fortes s’imposent d’ores et déjà.
42 Le premier résultat de l’enquête Cocops est la mise en évidence
d’une relativement faible diffusion européenne des mécanismes de
type marché, inspirés par exemple des théories du public choice.
L’argument est assez robuste pour deux raisons. D’une part, il est
possible de le valider à travers deux questions formulées en des
termes différents : la question sur les outils et celle sur l’existence de
sanctions/récompenses individualisées en lien avec des instruments
de performance. Si on reprend la classique distinction de
Christopher Hood 49 et Peter Aucoin 50 analysant les deux
influences du New Public Management (le managérialisme et les
théories du public choice), on peut noter que les premiers
(planification stratégique et management par les objectifs) sont
beaucoup plus diffusés que les seconds (benchmarking, salaire à la
performance, contrats internes). De plus, les usages individualisés
des outils de performance (avec récompenses et sanctions) ne sont
pas les plus répandus et n’arrivent pas nécessairement en tête dans
les pays les plus exposés aux réformes néomanagériales. Ceci
suggère que ces pratiques de sanction (positive ou négative) peuvent
être associées à des rationalités très différentes, qui ne se réduisent
pas à une conversion des esprits à l’idéologie du marché. D’autre
part, les variations entre catégories d’outils utilisés au sein d’un
même pays (qui peuvent aller jusqu’à deux points) sont souvent
supérieures aux variations observées pour un même outil entre deux
pays (de l’ordre d’un point). Cette différence ne traduit plus
l’opposition ancienne entre la Grande Bretagne, considérée comme
le modèle des pays les plus néo-managérialisés et les autres pays
européens, car la Grande Bretagne est dépassée sur deux de ces
items par le Danemark et l’Italie. La réalité est donc beaucoup plus
hybride. Par ailleurs, les outils les plus mobilisés comme la
planification stratégique ou la gestion par objectifs sont ceux qui
peuvent prendre sens aussi bien dans une tradition bureaucratique
que dans une perspective NPM, ce qui, à ce titre, plaide pour une
certaine continuité.
43 Le second résultat, concernant les variations entre pays, confirme
l’opposition classique entre pays du Nord et pays du Sud, mais
bouscule sensiblement les positions au sein de ces ensembles. Le
résultat le plus étonnant concerne l’éclatement du groupe des pays
du Sud entre l’Espagne, qui apparaît, au vu des équipements en
outils de gestion, parmi les pays les moins engagés dans les réformes,
et l’Italie et le Portugal, qui affichent un engagement marqué sur
certains aspects. L’enquête apporte aussi les premières informations
sur les pays en transition, qui méritent de plus amples investigations
pour être remises en perspective dans le contexte particulier de ces
pays. Si on confronte les principales spécificités des pays qui
émergent avec les données et les monographies académiques
analysant les réformes menées dans ces pays, il ressort que ces
spécificités sont loin de correspondre aux derniers moments de la
réforme et peuvent traduire l’impact dans la durée de réformes
anciennes ou répétées ou même de traditions nationales antérieures
au NPM.
44 Le troisième résultat est la mise en évidence de variations
significatives internes aux pays liées aux types d’organisation, mais
aussi aux secteurs d’intervention. Si on retrouve une mesure de
l’effet propre aux agences dont les résultats sont sensiblement
différents des administrations centrales, on observe, de manière plus
originale, un effet sensiblement équivalent associé aux domaines
d’intervention des administrations et à des politiques publiques
singulières. Cela concerne les organisations relevant du secteur des
finances publiques plus contrôlées en raison des enjeux économiques
et budgétaires qu’elles portent, mais aussi celles des secteurs de
l’emploi et du social, globalement des politiques des États-
providence, où l’empreinte des politiques de rationalisation
gestionnaire semble particulièrement forte, vraisemblablement en
raison des forts enjeux de ces domaines de politiques publiques.
Dans ces cas, la managérialisation porte particulièrement, sur les
relations avec les destinataires de ces politiques, demandeurs
d’emploi ou ayants droit.

NOTES
1. Hood (C.), The Tools of Government, Chatham, Chatham House, 1986 ; Lascoumes (P.),
Le Galès (P.), (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
2. Eyraud (C.), Le capitalisme au cœur de l’État : comptabilité privée et action publique,
Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2013.
3. Ogien (A.), in L’esprit gestionnaire : une analyse de l’air du temps, Paris, Éditions de l’EHESS,
1995 ; Gay (P. Du), in Praise of Bureaucracy: Weber, Organization and Ethics, Londres, Sage, 2000.
4. Hibou (B.), La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.
5. Meyer (J.W.), Drori (G.S.), Hwang (H.),“World Society and the Proliferation of Formal
Organizations”, dans Gili (S.), Drori (J.W.M.), Hokyu (H.), (eds.), Globalization and Organization.
World Society and Organizational Change, Oxford, Oxford University Press, 2006, pp. 25-49 ;
Bezes (P.) Les rationalisations des bureaucraties. Perspectives wébériennes sur la nouvelle gestion
publique, mémoire inédit d’habilitation à diriger des recherches, Paris, Sciences Po, 2014.
6. DiMaggio (P.), Powell (W.W.), “The Iron Cage Revisited: Institutionalized Isomorphism
and Collective Rationality in Organizational Fields”, American Sociological Review, 1983, 48, 2,
pp. 147‑160.
7. La recherche Cocops est financée par le 7e programme-cadre sous le numéro de
subvention 286887. Voir le site web du projet : http://www.cocops.eu.
8. Ce chapitre est la version en français, allongée et enrichie, de Jeannot (G.), Bezes (P.),
“Chapter 20. Mapping the Use of Public Management Tools in European Public
Administration” dans Hammerschmid (G.), Van de Walle (S.), Andrews (R.), Bezes (P.), (eds.),
Public Administration Reforms in Europe: The View from the Top, Edward Elgar, 2016.
9. Walker (R. M.), “An Empirical Evaluation of Innovation Types and Organizational and
Environmental Characteristics: Towards a Configuration Framework”, Journal of public
administration research and theory, 2007, vol. 18, pp. 591-615.
10. Greenan (N.), Mairesse (J.), « Réorganisations, changements du travail et
renouvellement des compétences », Revue économique, novembre 2006, vol. 57, no 6,
pp. 1177-1203.
11. Hood (C.), The Blame Game. Spin, Bureaucracy and Self-Preservation in Government,
Princeton, Princeton University Press, 2011.
12. Jeannot (G.), Guillemot (D.), “French Public Management Reform: An Evaluation”,
International Journal of Public Sector Management, 2013, 26, 4, pp. 283-297t
13. Lascoumes (P.), Le Galès (P.), “From the Nature of Instruments to the Sociology of
Public Policy Instrumentation”, Governance, 2007, 20 (1), pp. 1-21 ; Lascoumes (P.), Le Galès
(P.), (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
14. Bezes (P.), “The Hidden Politics of Administrative Reform: Cutting French Civil Service
Wages With a Low-Profile Instrument”, Governance, 2007, 20, 1, pp. 23-56 ; Guillemot (D.),
Jeannot (G.), « Modernisation et bureaucratie. L’administration d’État à l’aune du privé »,
Revue française de sociologie, 2013, 54 (1), pp. 83-110.
15. Poister (T. H.), Mc Gowan (R.P.), “The Use of Management Tools in Municipal
Governement: a National Survey”, Public Administration Review, 1984, 44(3), pp. 215-223 ;
Brudney (J. L.), Hebert (T.), Wright (D. S.), “Reinventing Government in the American States;
Measuring and Explaining Administrative Reform”, Public administration review, 1999, 59, 1,
pp. 19-30.
16. Lægreid (P.), Roness (P.), Rubecksen (K.), Modern Management Tools in Norvegian State
Agencies: Regulation inside Government or Shopping Basket?, Stein Rokkan centre for social
studies, working paper 13, 2006 ; Kuhlmann (S.), Bogumil (J.) et Grohs (S.), “Evaluating
Administrative Modernization in German Local Government: Success or Failure of the New
Steering Model”, Public administration review, 2008, vol. 68, no 5, pp. 851-863 ; Torres (L.),
Pina (V.), Royo (S.), E-Government and the Transformation of Public Administration in EU
Countries: Beyond NPM or Just a Second Wave of Reforms?, Documento de trabajo 2005-01
Faculdad de Ciencias economicas y empresariales, Universidad de Zaragoza, 2005, 33 p. ;
Jeannot (G.), Guillemot (D.), “French Public Management Reform: An Evaluation”,
International Journal of Public Sector Management, 2013, op. cit.
17. Lægreid (P.), Roness (P.), Rubecksen (K.), Modern Management Tools in Norvegian… art.
cit. ; Jeannot (G.), Guillemot (D.), « Réformer par les outils ou par les hommes ? Un bilan
quantitatif de la “modernisation de la gestion” de l’État », Politiques et management public,
2010, 27.4, pp. 73-102.
18. Brunsson (N.), The Organization of Hypocrizy, the Decision and Action in Organizations, John
Wiley and son, 1982.
19. Le plus faible nombre de réponses sur cet item suggère qu’il a pu y avoir un problème
d’interprétation de ce qui était désigné dans la question.
20. Pollitt (C.), Bouckaert (G.), Public Management Reforms: an International Comparison,
Oxford, Oxford University Press, 2011 (3e éd.) ; Gingrich (J.R.), Making Markets in the Welfare
State. The Politics of Varying Market Reforms, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
21. Boussard (V.), « Quand les règles s’incarnent. L’exemple des indicateurs prégnants »,
Sociologie du travail, 2001, 43(4), pp. 533-551.
22. Moynihan (D.), The Dynamics of Performance Management: Constructing Information and
Reform, Washington D.C., Georgetown University Press, 2006.
23. Bezes (P.), Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française, 1962-2008, Paris,
Presses universitaires de France, 2009.
24. Pollitt (C.), Talbot (C.), Unbundled Government: a Critical Analysis of the Global Trend to
Agencies, Quangos and Contractualisation, Londres, Routledge, 2004.
25. Rainey (H.G.), Bozeman (B.), “Comparing Public and Private Organizations: Empirical
Research and the Power of A Priori”, Journal of Public Administration Research and Theory,
2000, 10, 2, pp. 447-469.
26. Weishaupt (J. T.), “A Silent Revolution? New Public Management Ideas and the
Reinvention of European Public Employment Services”, Socio-Economic Review, 2010, 8,
pp. 461-486.
27. Mintzberg (H.), The Structuring of Organizations: A Synthesis of the Research, Prentice Hall,
Englewoods Cliffs, NJ, 1979.
28. Pour les exemples voir : Exworthy (M.), Halford (S.), (eds.), Professionals and the New
Managerialism in the Public Sector, Buckingham, Open University Press, 1999 ; Farrell (C.),
Morris (J.), “The ‘Neo-Bureaucratic’ State: Professionals, Managers and Professional
Managers in Schools, General Practices and Social Work”, Organization, 2003, 10, pp. 129-
156 ; Bezes (P.), Demazière (D.), “Introduction to the Special Issue. New Public Management
and Professionals in the Public Sector. What New Patterns Beyond Opposition?”, Sociologie
du Travail in English, octobre 2012, 54, suppl. 1, pp. 1-11.
29. Soss (J.), Fording (R.), Schram (S.F.), “The Organization of Discipline: From
Performance Management to Perversity and Punishment”, Journal of Public Adminstration
Research Theory, 2011, 21 (suppl. 2), pp. 203-232.
30. Pollitt (C.), Bouckaert (G.), Public Management Reforms: an International Comparison,
Oxford, Oxford University Press, 2011 (3e éd.) ; Goldfinch (S.), Wallis (J.), “Two Myths of
Convergence in Public Management Reform”, Public administration, 2010, 88, 4, pp. 1099-
1115.
31. Christensen (T.), Lægreid (P.), Transcending New Public Management. The Transformation of
Public Sector Reforms, Aldershot, Ashgate, 2007.
32. Self (P.), Governement by the Market? The Politics of Public Choice, Londres, Macmillan,
1993.
33. Wegrigh (K.), “Public Management Reform in the United Kingdom: Great Leaps, Small
Steps and Policies as Their Own Cause” dans Goldfinch (S.), Wallis (J. L.), (eds.), International
Handbook of Public Management Reform, Edward Elgar, 2011, pp. 137-154.
34. Hansen (H.F.), “NPM in Scandinavia” dans Christensen (T.), Laegreid (P.), The Ashgate
Research Companion to New Public Management, Ashgate, 2010, pp. 113-129.
35. Ibsen (C. L.), Larsen (T.P.), Madsen (J.S.) et Due (J.), “Challenging Scandinavian
Employment Relations: the Effects of New Public Management Reforms”, The International
Journal of Human Resource Management, 2011, 22, 11, pp. 2295-2310.
36. Binderkrantz (A.S.), Christensen (J.G.), “Delegation Without Agency Loss? The Use of
Performance Contracts in Danish Central Government”, Governance, 2009, 22, 2, pp. 263-293.
37. Yesilkagit (K.), de Vries (J.), 2004, “Reform Styles of Political and Administrative Elites
in Majoritarian and Consensus Democracies: Public Management Reforms in New Zealand
and the Netherlands”, Public Administration, 2010, 82, 4, pp. 951-974.
38. Hammerschmid (G.), Meyer (R.), “New Public Management in Austria: Local Variations
on a Global Theme?”, Public administration, 2005, 83, 3, pp. 709-723.
39. Ongaro (E.), Public Management Reform and Modernization, Trajectories of Administrative
Change in Italy, France, Greece, Portugal and Spain, Londres, Edward Elgar, 2009 ; Kikert
(W.J.M.), “Public Management Reform Continental Europe: National Distinctiveness” dans
Christensen (T.), Lægreid (P.), The Ashgate Research Companion to New Public Management,
Ashgate, 2010.
40. Ongaro (E.), “The Role of Politics and Institutions in the Italian Administrative Reform
Trajectory”, Public administration, 2011, 3, pp. 738-755.
Ongaro (E.), Public Management Reform and Modernization , op. cit.
41. Magone (J. M.), “The Difficult Transformation of State and Public Administration in
Portugal. Europeanization and the Persistence of Neo-Patrimonialism”, Public
Administration, 2011, vol. 89, no 3, pp. 756-782.
42. Ibid.
43. Nous remercions grandement Jan Meyer-Sahling pour la suggestion d’interprétations
et de références pour comprendre nos données.
44. Bouckaert (G.), Nakrosis (V.), Nemec (J.), “Public Administration and Management
Reforms in CEE: Main trajectories and Results”, The NISPAcee journal of Public Administration
and Policy, 2011, IV, 1, pp. 9-29.
45. Meyer-Sahling (J.H.), Sustainability of Civil Service Reforms in Central and Eastern Europe
Five Years after EU Accession, Sigma Paper, OECD, no 44, 2009.
46. Meyer-Sahling (J.H.), Civil Service Professionalisation in the Western Balkans, Sigma Paper
no 48, OECD, 2012.
47. Hajnal (G.), Public Sector Reform in Hungary: Views and Experiences from Senior
Executives, Country Report, COCOPS Research, 2013.
48. Hammerschmid (G.), Van de Walle (S.), Andrews (R.), Bezes (P.), (eds.), Public
Administration Reforms in Europe: The View from the Top, Edward Elgar, 2016.
49. Hood (C.), “A Public Management for All Seasons”, Public administration, 1991, 69, pp. 3-
19.
50. Aucoin (P.), “Administrative Reform in Public Management: Paradigms, Principles,
Paradoxes and Pendulums”, Governance, 1990, 3, 2, pp. 115‑137.

AUTEURS
PHILIPPE BEZES

Politiste et directeur de recherche au CNRS et au Centre d’études européennes et de


politique comparée (CEE) de Sciences Po, il travaille sur les transformations des systèmes
administratifs en France et en perspective comparative sous l’effet des politiques de
réformes de l’État, du New Public Management et des mutations du champ politique. Il a
récemment coédité Public Administration Reforms in Europe: The View from the Top, Edward
Elgar, 2016 et publié avec Gilles Jeannot “Autonomy and Managerial Reforms in Europe: Let
or Make Public Managers Manage?” dans Public Administration, 2018, ou avec Patrick Le
Lidec « Politiques de l’organisation : les nouvelles divisions du travail étatique » dans Revue
française de science politique, 2016, pp. 3-4.

GILLES JEANNOT
Sociologue, chercheur au LATTS, ses recherches portent sur le travail des fonctionnaires,
les évolutions du service public et des administrations en particulier face aux outils de
gestion. Après des travaux qualitatifs il a participé à deux enquêtes par questionnaire sur
l’usage des outils de gestion, l’enquête COI (changement organisationnel et informatisation)
pour la France et l’enquête Cocops pour l’Europe. Il a récemment publié : “Autonomy and
managerial reforms in Europe: let or make public managers manage?”, Public administration,
3-22, 2018, (avec Philippe Bezes).
Les cabinets de conseil dans la
Révision générale des politiques
publiques (RGPP)
Fabien Gélédan

1 La Révision générale des politiques publiques (RGPP), quand elle


n’est pas réduite au slogan politico-technocratique du « non-
remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite », est
dénoncée comme une accélération d’un « démantèlement de l’État »
consistant à transposer au public les modes de gestion et
d’organisation du secteur privé 1 . À cet égard, l’irruption des
cabinets de conseil dans le champ de la modernisation de l’État, à
l’été 2007, sonne comme la rupture de la dernière digue protégeant
l’État des conceptions gestionnaires issues du répertoire fuyant et
polymorphe du New Public Management (NPM). De fait, on établit
souvent un rapport de cause à effet direct entre la présence des
consultants et la diffusion des idées néomanagériales dans les
organisations publiques. Ce n’est qu’à la résistance d’une noblesse
d’État issue des écoles de service public et des grands corps qu’il
faudrait attribuer le « retard » français dans l’application du NPM et
l’utilisation d’experts externes 2 . Il n’est donc pas anodin que le
chiffre d’affaires réalisé par les cabinets de conseil au sens large
auprès des administrations soit passé, entre 2007 et 2009, de 8 à 17 %
du marché total, pour descendre à 13 % en 2011, ce qui place le
public au troisième rang des secteurs consommateurs de prestations
de conseil après les services financiers et l’industrie 3 . Cela l’est
d’autant moins qu’on sait que cette progression est directement liée
à la demande de l’État central, et témoigne donc bien d’une
ouverture accrue des ministères à des acteurs jusqu’alors largement
tenus en lisière et cantonnés aux collectivités locales. Faut-il alors
voir dans la RGPP une rupture avec la tradition française d’un
monopole de l’expertise publique sur la question de la réforme des
appareils administratifs d’État ? Assiste-t-on aux prémices d’une
« consultocratie » à la française 4 vouée à remplacer les expertises
internes ? À bien y regarder, tel est loin d’être le cas 5 . Les élites,
notamment à Bercy, n’ont attendu ni la LOLF (loi organique relative
aux lois de finances), ni la RGPP pour s’approprier le répertoire
néomanagérial, notamment quand il pouvait constituer une
ressource au service de la perpétuation de leur domination 6 . Doit-
on, alors, ne voir dans les cabinets de conseil que des exécutants
dociles à la main de ces gardiens du temple ? Ce serait réduire la
réforme à son processus de décision et faire ainsi peu de cas du
trouble qui a saisi nombre de fonctionnaires au vu de la manière
dont la réforme était présentée et mise en œuvre, comme dans leurs
interactions avec les consultants. Plus que jamais, il est nécessaire de
saisir les phénomènes dans leur contexte institutionnel, normatif et
matériel, c’est-à-dire relationnel. Poser le problème ainsi revient à le
déplacer pour ne plus scruter uniquement « ce que les consultants
font à l’État » mais de se demander également comment ils le font et
avec qui. L’avantage de cette posture est d’obliger à se départir des
oppositions trop simples – entre publics et privé, et entre
consultants et fonctionnaires – pour mieux saisir la modernisation
de l’État dans toute sa complexité. Cela impose également de rompre
avec une vision qui présenterait fonctionnaires et consultants
comme deux populations homogènes. Les deux groupes sont
traversés par des mondes sociaux divers, entre lesquels existent des
traditions différentes, des discordes et des hiérarchies. C’est donc,
comme le proposent Odile Henry et Frédéric Pierru, « une
configuration spécifique des agents mobilisés autour de la “réforme
de l’État” » 7 . L’enjeu est ainsi de comprendre par quelles voies des
acteurs, indésirables quelques mois auparavant, ont pu investir aussi
rapidement la modernisation des structures publiques pour en faire
un champ d’expérimentation des outils néomanagériaux. La réponse
n’est pas simple et tient à la fois de la longue acculturation des élites
et d’un système d’expérimentation sous contrainte, dont il faut
décrire les contours.
2 Dans un premier temps, nous pensons nécessaire de remettre le
phénomène en perspective, en montrant comment les évolutions
récentes de certains secteurs de la haute fonction publique ont créé
les conditions d’importation des pratiques néomanagériales dans le
reste de l’État. Il convient ensuite de cerner les conditions
organisationnelles et juridiques qui permettent – à travers la toute
jeune direction générale de la Modernisation de l’État (DGME), qui
fait figure de passeur – d’établir des ponts entre les deux mondes. On
pourra alors saisir les nouveaux outils de gestion en action, avant de
montrer enfin comment la configuration de la RGPP instaure un
système de « contrainte douce » 8 , qui explique l’implication
croissante des cabinets de conseil.

Les consultants, la haute fonction publique


et le néomanagement : histoire d’une
conversion
3 Si l’on excepte un hapax, à la direction du Budget au début des
années 1950, on ne trouve aucune trace de prestation de conseil à
une administration centrale avant les grandes manœuvres
informatiques des années 1980 et l’emménagement des ministères
financiers à Bercy 9 . Dès les années 1960, c’est l’élite administrative
elle-même qui prend à bras-le-corps le sujet de la réforme
administrative. Il faut dire que l’offre de conseil elle-même ne prend
son essor sur le marché français qu’après 1983, dans le sillage de la
demande des systèmes d’information et de la décentralisation et
sans avoir encore accès à l’État central. C’est que les cabinets de
conseil peinent encore à produire un savoir légitime et acceptable
pour les élites en place. Ce sont pourtant des années cruciales en ce
qu’elles voient la formulation de l’idéal anti-bureaucratique par la
sociologie des organisations 10 et son appropriation, aussi bien dans
l’administration que dans les cabinets de conseil de tradition
française 11 . Il est néanmoins intéressant de constater, avec Philippe
Bezes, que cet esprit anti-bureaucratique, contrairement à ce qui se
passe dans la Grande-Bretagne thatchérienne, ne trouve pas
d’articulation avec les réflexions naissantes sur le management
public 12 . C’est au contraire une alliance objective entre praticiens
et experts académiques qui se forme, pour opposer un contre-
discours managérial à la vision de la direction du Budget (DB), alors
dénoncée comme brutalement comptable. Cette posture explique la
cristallisation de la réflexion autour des questions liées à la qualité et
à l’évaluation des politiques publiques, notamment au sein du tiers-
lieu que constitue l’Association Services Publics (ASP) 13 . Mais elle
est également le symptôme de la relative faiblesse d’un management
public impuissant à tenir un rôle central dans les réformes et donc à
modifier les arrangements institutionnels de l’État central. Au vu de
ce jeu complexe, le marché de la réforme de l’État ne pouvait que
sembler périlleux à des cabinets de conseil peu soucieux de baisser
leurs honoraires et de s’exposer à des délais de paiement hasardeux
pour se frotter au dédain de hauts fonctionnaires sûrs de leur fait 14 .
Les expérimentations faisant suite à la circulaire Rocard de
février 1989 constituent toutefois une première ouverture, et
mènent à des collaborations ponctuelles à la faveur
d’expérimentations limitées, notamment avec des cabinets français
marqués par la tradition des ingénieurs-conseils comme la vieille
Cegos.
4 C’est dans les années 1990 que se crée le triple décalage avec la
période précédente qui, en permettant la jonction entre deux
mondes encore étrangers l’un à l’autre, ouvre la voie à l’accélération
des années 2000 et à la RGPP. En premier lieu, les réseaux créés au
cours des décennies précédentes sont marginalisés au profit d’une
appropriation des savoirs managériaux par certains hauts
fonctionnaires, notamment issus des grands corps. Le
néomanagement passe ainsi par le filtre de l’ethos bureaucratique de
certaines élites administratives en mutation, dont il enrichit le
répertoire et contribue ainsi à conforter la reproduction de leur
domination sur l’appareil d’État. Cette acclimatation se fait avec
d’autant plus de facilité que les lieux de contact entre fonctionnaires
et gestion privée se multiplient avec les privatisations et
l’importance toujours plus grande du pantouflage 15 . Au sein du
bureau 1-B de la direction du Budget, les savoirs néomanagériaux
connaissent ainsi une première institutionnalisation, dont
l’aboutissement sera la grande réforme budgétaire de 2001. Mais
c’est à l’occasion des commissions qui se tiennent alors sur la
réforme de l’État, à l’initiative du commissariat au Plan en 1989-
1992, puis autour de Jean Picq en 1994 16 que les conceptions
managériales acquièrent une légitimité nouvelle en trouvant une
formulation dans l’idéal de l’« État stratège 17 ».
5 En second lieu, la vogue des réformes néolibérales suscite l’éclosion
d’arènes de discussions internationales, où les nouveaux outils de
gestion sont partagés, discutés, et inscrits dans un discours normatif
et prescriptif. Le groupe PUMA de l’OCDE, auquel participent aussi
bien des fonctionnaires du bureau 1-B que de la direction générale
de l’Administration et de la Fonction publique (DGAFP) est l’un de
ces lieux de diffusion et de standardisation du NPM 18 .
6 On ne peut que constater la grande discrétion des cabinets de conseil
dans ce mouvement de diffusion du néomanagement dans les élites
françaises. Certes, Bossard et McKinsey participent aux
expérimentations menées par la direction du Budget. Mais ils sont
tout à fait absents de la commission Picq et ne jouent pas, comme sur
d’autres marchés, le rôle d’acteurs interstitiels, dans le transfert des
pratiques du néomanagement vers les administrations 19 .
Néanmoins, et c’est le troisième décalage observable, à mesure que
les standards de la gestion privée l’emportaient sur ceux de la
gestion publique 20 , les grands cabinets de conseil anglo-saxons
avaient initié une démarche volontariste de légitimation de leur
savoir à travers la création de practices dédiées au secteur public et la
publication régulière de points de vue issus des investissements de
recherche internes 21 .
7 Ces évolutions s’amplifient jusqu’aux années 2000 sans que des
réformes d’envergure ne soient entreprises, jusqu’au vote de la LOLF
en 2001 et à sa mise en place en 2006 22 . La courte aventure des
stratégies ministérielles de réforme (SMR), lancée par la circulaire
du 25 juin 2003, en dépit d’effets limités, constitue l’une des sources
auxquelles puisera la RGPP et inscrit dans les actes la jonction entre
réforme administrative et amélioration. Pilotée directement depuis
le cabinet du secrétaire d’État à la Réforme de l’État, elle ouvre une
brèche au pilotage de la réforme par les consultants. Mais c’est avec
les audits de modernisation, menés entre 2005 et 2007 sous
l’impulsion de Jean-François Copé, que les ministères ouvrent
véritablement leurs portes aux grands cabinets. McKinsey,
Accenture, Roland Berger, Deloitte, parmi d’autres, investissent les
administrations d’État pour passer au crible 130 sujets et produire
157 rapports. Bien sûr, les résultats, en termes d’économie et de
réformes, demeurent modestes, comme le relève la Cour des
comptes. Mais l’audit externe a fait la démonstration de son
efficacité pour identifier les économies potentielles. Ce qui se joue
avec la généralisation de l’audit comme outil de modernisation, c’est
la liaison entre la vision budgétaire de l’État et les modes de
transformation de l’action publique. Dans cette configuration, les
consultants ont leur utilité, non comme agents de diffusion d’une
doctrine, mais comme bras armé au service d’élites politico-
administratives gagnées par un ethos gestionnaire. On constate
également une évolution dans les profils des consultants impliqués,
qui s’inscrivent davantage dans le modèle anglo-saxon que dans la
vénérable tradition des ingénieurs-conseils à la française. La RGPP
consacre la démarche en mettant les audits au cœur d’un système de
décision ultra-centralisé basé sur la contrainte et le contrôle. Lancée
sur un rythme haletant à l’été 2007, elle sonne l’heure de la mise en
pratique, longtemps différée, de savoirs néomanagériaux en
circulation depuis plus de quinze ans dans la haute administration.
Les équipes d’audit qui investissent massivement les ministères
mêlent corps d’inspection et consultants, et aboutissent très
rapidement à plus de 300 décisions à la fin 2007. Mais, très vite,
l’action des cabinets de conseil dépasse largement la seule activité
d’audits pour s’étendre à l’expérimentation d’une série d’outils
puisant à la fois aux sources des expérimentations rocardiennes,
comme le projet de service, et au répertoire néomanagérial, à
l’image du lean management. Entre 2007 et 2012, c’est ainsi plus d’une
centaine de missions qui sont effectuées auprès de 15 ministères, soit
quatre consultants à plein-temps par ministère pendant cinq ans,
pour autant qu’une telle moyenne ait du sens 23 . Ce qui frappe au
premier regard, c’est donc moins la masse des consultants mis à
contribution par la RGPP que leur visibilité nouvelle au cœur même
de l’action de modernisation et l’intensité des expérimentations
auxquelles sont soumises les vieilles bureaucraties.

La direction générale de la Modernisation de


l’État (DGME) : un passeur entre deux
mondes
8 Cette alliance entre élites réformatrices et consultants trouve une
actualisation dans une cristallisation institutionnelle particulière,
dont la direction générale de la Modernisation de l’État (DGME) est le
centre. Créée en 2005 par la fusion de la direction de la Réforme
budgétaire (DRB) avec l’agence pour le Développement de
l’Administration électronique (ADAE), la délégation aux Usagers et à
la Simplification administrative (DUSA) et la délégation à la
Modernisation de la gestion publique et des structures de l’État
(DMGPSE), la DGME est lourdement restructurée dès les premiers
mois de 2008 pour devenir à la fois la tour de contrôle et le
catalyseur de la réforme. Elle devient une sorte d’espace limite, la
clef de voûte d’un système qui organise et institutionnalise les liens
entre consultants et administrations et va jusqu’à structurer
sciemment le marché du conseil au secteur public.
9 Cela passe par un double mouvement de concentration budgétaire et
de contractualisation. Dès sa création, la DGME se voit ainsi attribuer
la quasi-totalité des crédits de modernisation jusqu’alors éparpillés
dans chaque ministère 24 . Cette force de frappe financière devient
rapidement l’instrument de l’émergence d’un marché dédié aux
administrations centrales que les gros cabinets de conseil anglo-
saxons comme Bain & Company, le BCG ou McKinsey tendaient, en
France, à négliger pour le laisser à des acteurs de moindre prestige
aux tarifs plus abordables. De son côté, afin de stabiliser la relation
commerciale et obtenir davantage de flexibilité dans l’utilisation des
consultants, la DGME passe une série de contrats-cadres garantissant
aux prestataires désignés un chiffre d’affaires plancher (tableau 1).
Cette formule, inaugurée pour les audits de modernisation, dont une
partie des fonds sera d’ailleurs utilisée dans les premières années de
la RGPP, aboutit à une première série de contrats divisée en trois
lots, destinés à couvrir la période 2008-2011. La formule sera
répliquée pour la période suivante avec l’adjonction d’un lot 4 dédié
à la qualité de service et aux simplifications administratives. Pour
répondre aux appels d’offres émis par la DGME, les cabinets conseils
s’allient pour former des « groupements solidaires » associant un
cabinet de stratégie et un cabinet plus opérationnel. Cette formule
présente l’avantage de mobiliser des bataillons de consultants plus
nombreux, avec un spectre d’expertise plus large, tout en baissant le
coût élevé pratiqué par les cabinets de stratégie 25 . Ces aspects
d’ingénierie juridique et commerciale pourraient paraître
exagérément techniques s’ils ne concouraient à une stratégie de
structuration du marché destinée à créer un espace relationnel
encore inédit.
Tableau 1. Crédits de paiements affectés à des prestations de conseil par la DGME
(en millions d’euros)
2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 Total
2007-
2012

Marché
Audits de modernisation 9,33 13,06 5,97 1,2 20,23
2006

Lot 1
14,52 10,34 11,3 2,82 38,98
McKinsey-Accenture

Marché Lot 2
4,37 4,04 5,24 1,45 15,1
2007 Capgemini-BCG

Lot 3
3,41 5,69 5,08 0,97 15,15
Ernst & Young

Lot 1 McKinsey-
6,58 3,63 10,21
Accenture2

Lot 2 Roland Berger-


4,04 1,78 5,82
Marché Ineum
2011
Lot 3 Capgemini -BCG-
4,51 2,74 7,25
Mazars

Lot 4 Bain & co 1,09 0,54 1,63

Total 9,33 13,06 28,27 21,27 21,62 21,46 8,69 114,37

*Jusqu’en juillet 2012


Source : IGF/IGAS/IGA, 2012.

10 Leur mise en place s’accompagne d’une restructuration en


profondeur de la DGME à la faveur de la nomination d’un nouveau
directeur général missionné pour porter la RGPP. Polytechnicien,
ingénieur des Ponts et Chaussées, le nouveau venu n’est pas un
étranger dans la modernisation de l’État puisqu’il a porté les SMR en
tant que conseiller ministériel au cabinet de Renaud Dutreil,
ministre de la Fonction publique et d’Éric Woerth, alors secrétaire
d’État à la Réforme de l’État, puis comme délégué à la modernisation
de la gestion publique et des structures en 2004-2005. Son parcours,
fait d’allers-retours entre les administrations publiques et le cabinet
de conseil McKinsey, dont il fut associé, est emblématique du rôle
souhaité pour la nouvelle DGME : un pont jeté entre deux mondes 26 .
Outre la réorganisation qui s’ensuit, la politique de recrutement
change de manière drastique afin d’ouvrir, sur la base de CDD de
trois ans, la direction à d’anciens consultants issus de grands
cabinets, désireux de s’impliquer dans la réforme de l’État,
Accenture, BCG, McKinsey ou Roland Berger… Leurs cabinets
d’origine sont souvent ceux-là mêmes qui prennent part à la RGPP
27
. Pour certains d’entre eux, les contacts avec le secteur public ont
jusqu’alors été rares, voire inexistants 28 . Leur proportion dans le
personnel oscille, de 2008 à 2012, entre 50 et 60 % environ du total.
Au-delà du discours qui prône de conjuguer, au sein d’une
organisation expérimentale, « le meilleur du public et le meilleur du
privé », on ne peut que relever la place de plus en plus importante
faite, dans les fonctions les plus directement liées à la mise en place
des projets de transformation, à ces anciens consultants devenus
contractuels, alors que les fonctionnaires conservent
majoritairement les postes d’encadrement et de gestion
administrative. L’objectif est d’armer la DGME et de la mettre en
mesure de piloter efficacement l’activité des consultants
prestataires, mais aussi d’installer au cœur même de l’État central,
dans le giron de Bercy, un agent de diffusion du néomanagement
pour précipiter la transformation. Denis Saint-Martin, en se référant
à l’exemple britannique, mentionne l’efficacité de cette technique
consistant à installer un dispositif articulant consultant internes et
cabinets externes à travers des liens contractuels 29 . Le résultat du
dispositif est lisible dans l’évolution des dépenses en conseil qui se
maintiennent autour de 20 millions d’euros par an durant la durée
de la RGPP 30 . Ce sont maintenant les instruments du consultant
qu’il s’agit d’étudier en action. Les audits, bien sûr, mais aussi les
outils de suivi.

Ce que font les consultants dans la réforme :


les outils néomanagériaux en action
11 Le fait d’être demeuré à une distance relative du secteur public ne
signifie pas, pour autant une méconnaissance totale de la part des
consultants. Cela tient à la facilité avec laquelle ils digèrent les
savoirs pour les transformer en instruments de gestion souples à
vocation universelle. La transposition de pratiques d’un secteur à
l’autre fait partie de leur rôle et de la valeur qui est apportée à leurs
clients. Mais leur capacité à proposer un savoir ad hoc s’explique
aussi par la structure même de ces acteurs globalisés qui constituent
des réseaux de bureaux distribués dans les grandes capitales comme
autant de petites entreprises, reliées entre elles par des practices
thématiques davantage qu’une firme traditionnelle à structure de
commandement verticale. Le savoir accumulé à la faveur d’autres
marchés peut ainsi être, dans une certaine mesure, partagé et
mobilisé au sein de la communauté pour gagner de nouveaux clients.
Il est vrai que les différents rapports évaluant la RGPP ont souvent
pointé, au moins dans la première période, le manque de familiarité
avec les spécificités de l’administration française, des terminologies
relevant du sabir managérial anglo-saxon et des méthodes
inadaptées 31 . C’est que les discours et les pratiques puisent
davantage dans les standardisations tirées du répertoire des
« bonnes pratiques » internationales que dans une connaissance
intime des ministères français. Cela n’empêche pas de reprendre
certains outils déjà mis en œuvre lors de l’expérience rocardienne de
« modernisation du service public », comme les projets de services.
Mais ce qu’achètent les services en charge de la modernisation, ce
sont d’abord ces outils néomanagériaux qui promettent des résultats
rapides, mesurables et communicables. Mais à mesure de leur
adaptation, des effets d’acculturations mutuelles se produisent qui
aboutissent, notamment à une acclimatation des cabinets de conseil
à ce milieu nouveau.
12 Les audits de modernisation, puis les audits RGPP offrent ainsi une
première porte d’entrée aux consultants qui accèdent au cœur des
ministères et des opérateurs. Certes, leur capacité d’action varie en
fonction de la personnalité de l’inspecteur en charge, qui demeure le
seul responsable du produit final et de la place qu’il leur accorde
dans le dispositif. Mais ils jouent assurément un rôle important dans
le recueil de données et la formalisation des résultats. Si les
membres des corps d’inspection peuvent, au départ, regarder d’un
œil sceptique les maladresses de consultants lâchés dans un milieu
étranger, ils en reconnaissent d’autant mieux l’utilité et la valeur
que l’ampleur de la tâche ne leur laisse pas le choix et qu’ils
conservent l’initiative. Si les outils diffèrent, ils sont mis au service
d’objectifs communs de réduction de la dépense. Deux importantes
vagues successives d’audits sont donc organisées entre l’été 2007 et
mi-2009 (RGPP 1), puis de l’automne 2009 à l’été 2010 (RGPP 2) qui
donneront chacune lieu à une série de mesures validées au plus haut
niveau pour dépasser, in fine, les 500 décisions de réforme. Car, afin
d’échapper aux limites constatées lors des audits de modernisations,
les recommandations issues des rapports sont désormais incluses
dans un processus de décision rapide relié directement au
secrétariat général de l’Élysée et au cabinet de Matignon. C’est
autour des audits que s’exerce, désormais, la gouvernance de la
réforme de l’État. Ce fait explique à la fois le rythme soutenu auquel
les audits se suivent, mais aussi le sentiment des ministères de se
voir imposer des décisions auxquels ils n’ont pas été associés. Cela
est d’autant plus flagrant que l’audit comme outil suppose de retirer
aux experts du métier la légitimité à formuler la réforme nécessaire
pour la conférer à des acteurs externes sur la base de critères
instrumentaux, majoritairement financiers 32 . Cette utilisation de
l’audit connaît, néanmoins, des infléchissements au cours de la
période et permet, en RGPP 2, une meilleure association des parties
ministérielles qui sont alors autorisées à influer, dans une certaine
mesure, sur les objectifs, la conduite et la conclusion des audits, à
condition, toutefois que les transformations proposées soient
porteuses d’économies. On assiste ainsi à une adaptation de l’outil
qui permet une démarche plus collaborative dans le cadre strict de la
recherche d’économies de personnels.
13 Les décisions issues de ces audits font elle-même l’objet d’un suivi à
la DGME, par des « chargés de mission ministériels » activement
appuyé par les consultants du lot 1 (McKinsey et Accenture) au titre
de l’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO), c’est-à-dire du secrétariat
de la RGPP. Cet appui consiste à contribuer à l’élaboration et à
l’exploitation des outils centralisés pour l’ensemble des mesures
RGPP, mais aussi à préparer les reporting pour les points
hebdomadaires qui ont lieu à l’Élysée ou les déjeuners mensuels des
secrétaires généraux de ministère. C’est là que furent mises au point
les fameuses fiches « Sésame » permettant de suivre chaque mesure
sur des critères génériques qui variaient en fonction de son avancée.
Ces travaux contribuent aux rapports d’avancement rendus publics
tous les six mois environ. Un tel de travail de secrétariat peut
paraître rébarbatif, mais constitue également le meilleur point
d’observation pour qui voudrait embrasser d’un regard l’ensemble
de l’activité de modernisation de l’État, y compris dans la dimension
la moins publique. L’AMO est également une force de réflexion
prospective capable de fournir des benchmarks à partir de standards
internationaux ou de proposer l’adaptation de tel ou tel outil
managérial pour répondre à la commande politique. C’est ainsi que
sont nées les premières velléités d’expérimenter les méthodes de
productivité venues de l’industrie comme le lean management, qui
connaîtra, entre 2009 et 2012 et sous l’égide de la DGME, une grande
fortune dans de nombreuses administrations, à commencer par les
tribunaux et les préfectures.
14 Une chose demeure néanmoins à éclaircir : étant donné les
réticences de nombreux fonctionnaires, échaudés par des audits
jugés brutaux et opaques de la RGPP 1, il est difficile de comprendre
comment les cabinets de conseil ont néanmoins pu étendre leur
champ d’action jusqu’à appuyer, au sein même des ministères, les
projets de modernisation.

Le système RGPP : les conditions


d’une importation sous contrainte
15 Ce constat tient, en grande partie, au système de contrainte installé
par une RGPP, dont Philippe Bezes brosse avec précision la
morphologie institutionnelle 33 . La mise en place d’un suivi
centralisé de chaque mesure oblige ainsi chaque ministère à rendre
des comptes à des échéances rapprochées, lors d’une série de
comités ad hoc – permettant une escalade hiérarchique rapide. Tout
commence par les réunions des équipes d’appui qui réunissent la
DGME, la DB, la DGAFP et le secrétariat général du ministère
concerné. Viennent ensuite des pré-comités de suivi (pré-CDS), qui
font intervenir les mêmes acteurs à des degrés hiérarchiques plus
élevés, puis les comités de suivi (CDS), où officient le secrétariat
général de la présidence et le cabinet du Premier ministre. Cette
suite de réunions est tenue deux fois par an environ et aboutit à un
comité de modernisation des politiques publiques (CMPP), sous
l’égide du président de la République. À chaque étape sont pris un
certain nombre d’arbitrages avec pour objectif de faire avancer
coûte que coûte les réformes et lever les éventuels blocages. Pour
mener à bien les réformes, le ministère est pris dans une double
contrainte : il doit produire des éléments tangibles pour matérialiser
l’avancée des mesures RGPP destinées à accroître sa productivité
tout en maintenant son niveau d’activité. Pour cela, il lui incombe de
mobiliser les « ressources » nécessaires à la conduite des projets, ce
qui concrètement, se traduit par le dégagement de temps humain
alors même que cette denrée se raréfie. À ce jeu, les marchés de la
DGME deviennent une monnaie d’échange. Des consultants, peuvent
ainsi être mis à la disposition des ministères pour accélérer
l’exécution d’une mesure et apporter de l’air à des structures
menacées d’étouffement. Cette aide est néanmoins soumise à
condition. Elle passe par une immixtion de la DGME, limitée au
projet, mais bien réelle, dans les affaires du ministère. Il revient ainsi
aux anciens consultants du département « Leviers », de mettre en
place, en coordination avec le ministère, et le cabinet de conseil
choisi une équipe tripartite pour assurer le déroulement de la
mission. La mise en place du lean management pour améliorer le
temps de traitement des dossiers de naturalisation en préfecture
dérive ainsi directement d’une mesure RGPP réformant le processus
de prise de décision. De même, plusieurs missions menées auprès des
services déconcentrés, comme les ARS (agences régionales de Santé),
DIRECCTE (directions régionales des Entreprises, de la Concurrence,
de la Consommation, du Travail et de l’Emploi) ou DRJSCS (directions
régionales de la Jeunesse, des Sports et de la Cohésion sociale)
avaient pour objectif d’accélérer ou de fluidifier les grands mécanos
organisationnels et logistiques occasionnés par la controversée
réforme de l’État territorial (RéATE). L’intervention des consultants
est ainsi présentée comme une aide qu’on est plus ou moins dans
l’obligation d’accepter, surtout dans les ministères n’ayant pas la
masse critique permettant de libérer des ressources de gestion de
projet.
16 Il est remarquable que, dans beaucoup de cas, ces expériences se
soient traduites par des élargissements du projet initial, comme dans
le cadre des programmes Lean Préfectures et Lean Services
judiciaires, où la transformation touche progressivement l’ensemble
des processus. Cela s’explique en grande partie par la prise des outils
néomanagériaux sur les indicateurs de gestion. La communication
fait ainsi mention de réductions de 30 à 40 % des stocks de dossiers
dans les préfectures et de baisses importantes des délais. C’est que
les consultants reproduisent avec succès dans le monde public ce qui
a fait leur succès dans le secteur privé : leur capacité à matérialiser
dans des instruments de gestions l’impact de leur travail. Ce faisant,
ils fournissent aux hauts fonctionnaires en charge des mesures RGPP
des éléments permettant de présenter des résultats et de répondre
aux exigences des instances de suivi. Mais ils appareillent également
les modes de management internes en généralisant les pratiques,
déjà introduites de manière imparfaite, de reporting et de contrôle
qui se greffent aux exigences bureaucratiques de respect des règles
et de gouvernement par circulaire. Dans la pratique, les outils
néomanagériaux ne viennent donc pas détruire les vieux appareils
d’État mais en circonviennent les structures en installant des modes
de légitimation parallèles hantés qu’Ogien nomme l’« esprit
gestionnaire » 34 . Cette opération a pour effet de rendre les services
des consultants d’autant plus indispensables qu’un certain nombre
d’outils risquent de péricliter avec leur départ. C’est ainsi que le
ministère de l’Intérieur a passé son propre marché pour poursuivre
les opérations de lean management lancées avec la DGME.
17 À mesure de leur fréquentation des ministères, les cabinets de
conseil acquièrent, de leur côté, la connaissance des appareils d’État
qui leur manquait et ce, d’autant plus qu’ils ont participé aux audits
ou au pilotage qui leur donnent une vue sur l’ensemble des chantiers
en cours dans l’État. Ce sont autant de nouveaux marchés potentiels
qui s’ouvrent à un moment où les grandes manœuvres de la RGPP ne
semblent se clore que pour laisser place à celles que le troisième acte
de décentralisation ne manquera pas d’occasionner.

Conclusion
18 Aux termes de cette description, il semble bien qu’on ne puisse
parler de « consultocratie » dans le cas français. Peut-on davantage
prétendre à une « mise sous perfusion idéologique 35 » ? Peut-être,
encore que l’expression prête à confusion. Car les modes de
pénétration des consultants dans les structures publiques, s’ils ne
sont pas dénués de motifs idéologiques, passent par des voies plus
complexes que la simple imprégnation discursive. Ils profitent
d’arrangements institutionnels et de systèmes de contraintes
complexes. Une exploration plus ethnographique 36 révélerait sans
doute de manière plus claire le poids des interactions localisées, des
contraintes contextuelles et des effets de passivité devant les
nouveaux outils gestionnaires. Quel que soit le jugement qu’on porte
par ailleurs sur le bilan de la RGPP, voire sur la pertinence de
l’intervention des cabinets de conseil externes, une chose est
certaine : entre 2007 et 2012, a émergé un marché important,
caractérisé par la mise en cohérence entre une offre jusqu’alors trop
générique et une demande tout juste naissante. Certes, les budgets
de conseil de la DGME ont été réduits à la faveur de l’alternance de
2012 pour être ramenés à des niveaux plus proches du statu quo ante.
Mais les consultants sont loin d’avoir été totalement absents de la
Modernisation de l’Action publique (MAP), même s’ils ont été
cantonnés à des tâches moins stratégiques et que leurs interventions
ont été menées à bas bruit. Ce qui frappe, néanmoins, si l’on élargit
un peu la focale, c’est qu’à côté des consultants classiques sont
apparus dans la période 2012-2017 une foule d’acteurs plus diverse :
designers, sociologues ou prêtres des méthodes de management
dites « agiles ». C’est que le vent de la réforme a tourné pour un
temps et qu’à la seule recherche d’économies budgétaires a succédé
un moment de tâtonnements désordonnés autour d’un nouveau mot
d’ordre : l’innovation. De ce moment dont on n’a pas encore vu la fin,
l’histoire demeure à écrire.

NOTES
1. Bonelli (L.) et Pelletier (W.), (dir.), L’État démantelé : enquête sur une contre-révolution
silencieuse, Paris, La Découverte, 2010.
2. Saint-Martin (D.), Building the New Managerialist State: Consultants and the Politics of Public
Sector Reform in Comparative Perspective, Oxford, Oxford University Press, 2004.
3. Les chiffres sont issus de l’étude annuelle de la Syntec. Ces proportions demeurent
limitées au regard de marchés comme la Grande-Bretagne où le secteur public constitue
environ 30 % du marché du conseil, Kipping (M.) et Saint-Martin (D.), “Between Regulation,
Promotion and Consumption: Government and Management Consultancy in Britain”,
Business History, juillet 2005, vol. 47, no 3.
4. Saint-Martin (D.), « Les consultants et la réforme managérialiste de l’État en France et en
Grande-Bretagne : Vers l’émergence d’une “consultocratie” ? », Canadian Journal of Political
Science/Revue canadienne de science politique, 1999, vol. 32, no 1.
5. Rouban (L.), « Les élites de la réforme », Revue française d’administration publique, 2010,
no 136, no 4, pp. 865-879.
6. Bezes (P.), « Le tournant néomanagérial de l’administration française » dans Borraz (O.),
Guiraudon (V.), (dir.), Politiques publiques, tome 1, La France dans la gouvernance européenne,
Paris, Presses de Sciences Po, 2008, pp. 215-254 ; Bezes (P.), Réinventer l’État. Les réformes de
l’administration française (1962-2008), Paris, Presses universitaires de France, 2009.
7. Henry (O.) et Pierru (F.), « Les consultants et la réforme des services publics », Actes de la
recherche en sciences sociales, 2012, vol. 193, no 3, p. 4.
8. Courpasson (D.), L’action contrainte : organisations libérales et domination, Paris, Presses
universitaires de France, 2000.
9. Descamps (F.), « Quand la direction du Budget faisait appel à un cabinet de conseil privé
pour sa propre réorganisation… », Revue française d’administration publique, 2009, vol. 131,
no 3, p. 513.
10. Crozier (M.), On ne change pas la société par décret, Paris, Grasset, 1978 ; Dupuy (F.), Thoenig
(J.-C.), L’administration en miettes, Paris, Fayard, 1985.
11. Berrebi-Hoffmann (I.), Grémion (P.), « Élites intellectuelles et réforme de l’État », Cahiers
internationaux de sociologie, 2009, no 126, no 1, pp. 39-59.
12. Bezes (P.), « État, experts et savoirs néo-managériaux », Actes de la recherche en sciences
sociales, 2012, no 193, no 3, pp. 16-37.
13. Bezes (P.), Réinventer l’État…, op. cit.
14. Berrebi-Hoffmann (I.), Grémion (P.), « Élites intellectuelles et réforme de l’État. », op. cit.
15. Rouban (L.), « L’inspection générale des Finances, 1958-2008 : pantouflage et renouveau
des stratégies élitaires », Sociologies pratiques, 2010, no 21, no 2, pp. 19-34.
16. Bezes (P.), Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), op. cit.,
pp. 377-388.
17. Bezes (P.), « Le modèle de “l’État-stratège” : genèse d’une forme organisationnelle
dans l’administration française », Sociologie du Travail, octobre 2005, vol. 47, no 4, pp. 431-
450.
18. Sahlin-Andersson (K.), “Arenas as Standardizers”, dans Brunsson (N.), Jacobsson (N.),
(dir.), A World of Standards, Oxford, Oxford University Press, 2000, pp. 100-113.
19. Crucini (C.), Kipping (M.), “Management Consultancies as Global Change Agents?:
Evidence From Italy”, Journal of Organizational Change Management, 2001, vol. 14, no 6 ; Saint-
Martin (D.), Building the New Managerialist State, op. cit.
20. Czarniawska (B.), “The Ugly Sister: On Relationships between the Private and the Public
Sectors in Sweden”, Scandinavian Journal of Management Studies, novembre 1985, vol. 2, no 2,
pp. 83-103.
21. Berrebi-Hoffmann (I.) et Grémion (P.), « Élites intellectuelles et réforme de l’État. », op. cit.
22. Voir le récit que fait Bezes (P) dans Réinventer l’État. Les réformes de l’administration
française (1962-2008), op. cit., pp. 388-420.
23. Cornut-Gentille (F.), Eckert (C.), Rapport d’information sur l’évaluation de la Révision
générale des politiques publiques (RGPP), Assemblée nationale, 2011.
24. Ces crédits correspondent à une part des dépenses d’intervention du programme 221,
« Stratégie des finances publiques et modernisation de l’État ».
25. Dans la pratique, il s’agit aussi pour les associés des cabinets de conseil, d’un moyen
d’optimisation des marges qui permet, tout en mettant en avant une marque prestigieuse,
de faire travailler principalement des consultants issus du cabinet pratiquant les tarifs les
plus bas.
26. Rouban (L.), « Les élites de la réforme », op. cit., p. 875.
27. Il existe, bien sûr des règles de déontologie visant à limiter les conflits d’intérêts. Les
contractuels sont ainsi tenus à l’écart du dépouillement des réponses aux appels d’offres et
ne peuvent piloter des équipes de leurs anciens cabinets, ni rejoindre après leur passage à la
DGME, un cabinet qui a été leur prestataire.
28. Plusieurs disposaient néanmoins déjà de petites équipes dédiées au secteur public,
notamment Accenture, Capgemini ou Roland Berger. Les consultants mobilisés dans le
cadre de la RGPP ont, néanmoins, y compris au sein de ces cabinets, largement débordé les
effectifs de ces enclaves.
29. Saint-Martin (D.), Building the New Managerialist State, op. cit.
30. Ce chiffre pourrait toutefois être légèrement relevé car, s’il écarte avec raison les
prestations techniques liées à de grands projets informatiques, il ne prend pas en compte
les sommes dépensées dans le cadre de projets de qualité de service, comme la mise en place
du référentiel d’accueil Marianne.
31. Cornut-Gentille (F.) et Eckert (C.), Rapport d’information sur l’évaluation de la Révision
générale des politiques publiques (RGPP), op. cit. ; Bilan de la RGPP et conditions de réussite
d’une nouvelle politique de réforme de l’État, IGA/IGF/IGAS, 2012.
32. Pour une discussion plus générale sur l’audit comme instrument, voir les analyses de
Power (M.), The Audit Society: Rituals of Verification, Oxford, Oxford University Press, 1997.
33. Bezes (P.), « Morphologie de la RGPP », Revue française d’administration publique, 2010,
no 136, no 4, pp. 775-802.
34. Ogien (A.), L’esprit gestionnaire : une analyse de l’air du temps, Éditions de l’EHESS, 1995.
35. Henry (O.), Pierru (F.), « Les consultants et la réforme des services publics », op. cit.,
p. 14.
36. Comme le pratique par exemple Nicolas Belorgey dans L’hôpital sous pression : Enquête sur
le nouveau management public, La Découverte, 2010, ou Vincent Dubois, dans « Ethnographier
l’action publique. Les transformations de l’État social au prisme de l’enquête de terrain. »,
Gouvernement & action publique, 2012, no 1.

AUTEUR
FABIEN GÉLÉDAN
Après cinq années passées dans le conseil en management de 2009 à 2015 il a rejoint l’École
nationale d’administration pour contribuer à la modernisation de la formation et est
aujourd’hui directeur de la thématique « Transformation des organisations, Innovation et
Entrepreneuriat » à l’École polytechnique Executive Education. Fabien Gélédan est
également rattaché aux centres de recherche Dauphine Recherche et Management (équipe
MOST) et OCE Research Centre (EMLyon Business School).
Le NPM déconstruit
Lire la bureaucratisation
néolibérale avec Weber
Béatrice Hibou

1 Ce chapitre propose une piste pour l’interprétation du New Public


Management (NPM), non dans sa spécificité en tant que nouvelle
modalité de gestion des affaires publiques dans une longue histoire
étatique, mais dans sa banalité actuelle en tant qu’expression de la
prolifération, voire de l’envahissement du quotidien de nos vies par
des normes, des procédures, des règles, des opérations de codage ou
de catégorisation, bref des « formalités » qui sont principalement
issues du secteur privé. Cette configuration ne recouvre pas
seulement le concret de l’administration étatique avec l’importation
de techniques, de pratiques et de manières de penser, du monde de
l’entreprise privée vers celui de l’État. Elle comprend aussi des
« faits » aussi disparates que la pénétration des nouvelles
technologies de l’information jusque dans notre intimité, avec son
lot de procédures qui conditionnent son usage et de normes qui
structurent les modalités d’énonciation et de pensée ; le
développement de labels à partir de critères normatifs et quantifiés
(comme le fairtrade ou les certifications environnementales) ; la mise
en nombre et en statistique croissante, non seulement dans la
production de biens et les services soumis à un processus croissant
d’industrialisation, mais aussi dans la police (qui doit afficher des
taux d’élucidation des délits), dans la santé (qui doit prouver sa
rentabilité), dans l’éducation (qui doit attester de sa qualité). Cette
emprise des formalités prend donc aussi corps à travers l’hégémonie
de la pensée gestionnaire, la diffusion de la pensée « risque-pays » et
l’attention banalisée aux benchmarks, spreads et autres notations, y
compris dans des secteurs aussi éloignés du monde de la finance que
la recherche, où la bibliométrie est reine et où l’évaluation d’un
article dépend avant tout de la notation de la revue dans lequel il est
publié. Cette prolifération des formalités se concrétise encore par la
diffusion de manuels, de kits et guidelines dans tous les secteurs,
jusque dans des situations aussi extrêmes que la guerre contre le
terrorisme et la définition, après le 11 Septembre, de procédures
définissant les « bonnes » (c’est-à-dire « acceptables ») techniques de
torture. La généralisation des préoccupations sécuritaires, des
problématiques du risque et de la rhétorique de la transparence
constitue une dynamique fondamentale de cette extension du
domaine des formalités : des critères sont nécessaires pour
appréhender les risques et évaluer l’insécurité, des objectifs
quantifiés et des procédures sont mis en place pour les réduire voire
les supprimer ; des principes formalisés et quantifiés d’évaluation
doivent juger de l’efficacité des actions entreprises, des normes sont
définies pour désigner les « bonnes » et les « mauvaises » pratiques.
On peut encore citer, et ce sera mon dernier exemple, l’expansion de
ce qui a été popularisé par David Graeber comme des bullshit jobs 1
(même si, pour ma part, je ne dis pas qu’il y a des bullshit jobs mais
plutôt des jobs qui ont leur part, croissante, de « bullshit tâche »). Se
développe un sentiment de malaise et d’inutilité avec
l’envahissement du travail par des « à-côtés », qui souvent prennent
une part majeure (ou perçue comme telle) du temps de travail, et qui
éloignent du cœur du métier, obligeant à exécuter des tâches
administratives, à suivre des règles, à respecter des procédures, à se
préoccuper de la sécurité ou de la qualité des tâches accomplies, et
plus encore à vérifier et montrer que cela est effectivement fait, en
remplissant des fichiers, en cochant des cases, en faisant du reporting
des actions réalisées, en quantifiant l’activité, en évaluant le temps
utilisé pour faire telle ou telle tâche, en organisant contrôle, audit et
évaluation… autrement dit, la pénétration dans les métiers de
techniques managériales et de leurs dispositifs quantitatifs, mais
également de techniques administratives d’un formalisme de plus en
plus poussé.

Redéploiement du politique et
modes de gouvernement
2 C’est ce que j’appelle la « bureaucratisation néolibérale », de façon
très sérieuse et ironique à la fois 2 . Le sérieux renvoie à la
conceptualisation du processus décrit. La référence à la
bureaucratisation est directement liée au fait que ces formalités
procèdent d’une rationalisation et d’une professionnalisation, de la
volonté de calculabilité et de prévisibilité, de la recherche de
neutralité, d’objectivité et d’impersonnalité, etc., toutes
caractéristiques propres à la bureaucratie, comme l’avait analysée
Max Weber. Ce dernier considérait d’ailleurs les entreprises et les
banques (tout comme les clubs, les églises ou les partis politiques)
comme des prototypes de bureaucratisation qui en aucun cas ne se
limitaient à l’appareil administratif étatique, contrairement à ce que
la vulgate scientifique n’a cessé de laisser entendre et que le langage
courant a repris à son compte 3 . Si l’on accepte de comprendre ces
formalités comme une forme de bureaucratisation, on peut alors les
qualifier de néolibérales dans la mesure où ce qui les fonde est cette
référence au marché (et notamment son principe de concurrence) et
surtout à l’entreprise, et plus précisément encore à l’entreprise
managériale. Ces formalités sont en effet des abstractions
(puisqu’elles entendent non pas être la réalité, mais une élaboration,
une représentation mentale de la vie réelle) issues d’un certain
monde (le marché concurrentiel, la grande entreprise industrielle et
managériale), mais considérées comme universelles et donc comme
pertinentes pour l’ensemble de la vie en société.

Le NPM, forme néolibérale de la bureaucratie étatique, et


forme étatique de la bureaucratisation néolibérale

3 Leur diffusion à l’État et à la société est l’une des caractéristiques du


néolibéralisme. C’est ici que s’exprime la dimension ironique de la
conceptualisation en termes de bureaucratisation néolibérale. Alors
que toutes les réformes avaient une ambition affichée, et hautement
proclamée de débureaucratisation, avec le fameux « cut the red tape »
et les attaques contre les « mandarins » de la fonction publique, la
mise en œuvre du New Public Management se traduit par un surcroît
de bureaucratie, cette bureaucratie des normes, des procédures, de
la quantification.
4 Le New Public Management – comme avant lui la rationalisation du
choix budgétaire (RCB) – est l’expression par excellence de la
recherche de rationalisation par calculabilité et prévisibilité et du
passage de la logique de moyens à celle de résultat 4 . Il s’inscrit dans
la continuité d’une longue liste de processus de rationalisation de
l’administration publique. La bureaucratie s’alimente de cette
volonté de modernisation rationalisatrice et le New Public
Management n’en est que le dernier avatar. De fait, à partir de
présentations pragmatiques et particulièrement simplistes, mais
apparemment efficaces, des recettes sont données pour abolir la
« bureaucratie ». Or ces recettes font émerger de nouveaux types de
formalités et de contraintes normatives qui ne peuvent qu’être
qualifiées de bureaucratiques 5 . On n’assiste en aucun cas à un
bannissement de la bureaucratie, mais bien à sa mutation
qualitative, vers toujours plus de normes, de procédures, de
dispositifs quantitatifs et de formalités.
5 En revanche, ce qui fait la nouveauté et la spécificité du
néolibéralisme et de sa forme bureaucratique, c’est le principe
d’homothétie entre « public » et « privé ». Jusque dans les
années 1950-1960, l’opposition entre public et privé était
fondamentale. Économistes et décideurs donnaient une grande
valeur au « public », représentant l’intérêt général face aux intérêts
privés. Von Mises, par exemple, fondateur de l’école autrichienne
d’économie, l’un des principaux précurseurs de la très hétérogène
nébuleuse néolibérale qui contribuera à lui donner sa crédibilité et
ses lettres de noblesse, est très clair sur ce sujet. Il est important de
rappeler quelques-uns de ses arguments, tant ce postulat apparaît
aujourd’hui indiscutable et indiscuté dans la doxa gouvernementale,
occulté précisément par la routine bureaucratique. Pour Von Mises,
le « bureau » public n’étant pas une entreprise faisant du profit, il ne
peut utiliser le calcul économique et le management scientifique. En
revanche, il doit résoudre des problèmes inconnus de la gestion des
entreprises. Et il rappelle que la qualité des entrepreneurs n’est pas
inhérente à leur personnalité, à leur science ou à leur savoir-faire,
mais à leur positionnement au sein de l’économie de marché.
« A bureau is not a profit-seeking enterprise; it cannot make use of any economic
calculation; it has to solve problems which are unknown to business
management. It is out of the question to improve its management by reshaping it
according to the pattern of private business. It is a mistake to judge the
efficiency of a government department by comparing it with the working of an
enterprise subject to the interplay of market factors. […] It is vain to advocate a
bureaucratic reform through the appointment of businessmen as heads of
various departments. The quality of being an entrepreneur is not inherent in the
personality of the entrepreneur; it is inherent in the position which he occupies
in the framework of market society. […] It is a widespread illusion that the
efficiency of gouvernment bureaus could be improved by management engineers
and their methods of scientific management. However, such plans stem from a
6
radical misconstruction of the objectives of civil government. »
6 Le New Public Management, au contraire, rompt totalement avec cette
vision. Il est fondé sur le postulat d’unicité des logiques économiques
et financières, et donc d’équivalence entre public et privé.
Paradoxalement, donc, au regard de la prétention de rationalisme et
de revendication légale-rationnelle, c’est aussi une idéologie : il croit
à la supériorité managériale du privé sur le public 7 .
7 Derrière la critique et le démantèlement des règles de
l’administration publique, le New Public Management développe tout
un ensemble de procédures, de normes, de règles et de principes
disparates, mais principalement issus de pratiques – autoproclamées
savoir scientifique 8 – sous la forme du « management » et de
nouveaux modes de rationalisation obéissant à la logique
entrepreneuriale. Sous couvert de modernisation et de
rationalisation, il s’agit d’appliquer dans les administrations
publiques les principes de concurrence, d’externalisation et de sous-
traitance (l’outsourcing), d’audit, de régulation par des agences,
d’individualisation des rémunérations, de flexibilité du personnel et
de restriction du principe de fonctionnariat aux seules fonctions
régaliennes, de décentralisation des centres de « profit » à travers
une conception financière du contrôle. Il s’agit aussi de mener des
revues des dépenses, de calculer des indicateurs de performance, de
comparer et de mettre en concurrence, bref de pratiquer le
benchmarking.
8 Le New Public Management apparaît ainsi comme un modèle
gestionnaire d’exercice du pouvoir d’État où l’information est
intégrée, les activités décomposées et décrites le plus finement
possible avant d’être mesurées, les objectifs fixés et quantifiés, des
indicateurs de performance définis, de sorte que soit évalué le degré
de réalisation des fins identifiées et qu’un benchmark soit établi. Deux
principes au moins alimentent particulièrement la bureaucratisation
propre aux réformes managériales. D’une part, le passage de la
logique de moyens à celle de résultat est un processus profondément
bureaucratique parce qu’il repose sur la mise en place de procédures
d’identification et d’évaluation des « résultats », et notamment de
dispositifs de mesure d’efficacité et d’effectivité 9 . D’autre part, la
bureaucratisation est alimentée par la philosophie générale de la
délégation et du gouvernement à distance, qui nécessite
obligatoirement la définition et le fonctionnement concret de
directives, de procédures, de principes directeurs… donc de
documents. Ces formalités et procédures sont consubstantielles au
gouvernement à distance 10 , de même que les processus de
normalisation et d’harmonisation 11 . Grâce à la logique de
l’autocontrôle et de la responsabilité personnelle, l’État peut ne plus
agir directement. Or l’autocontrôle et la responsabilité personnelle
ne sont possibles qu’à travers le déploiement de telles procédures, de
telles normes, de telles règles formalisées. L’accountability et les
techniques d’audit et de certification qui vont avec forment la
quintessence de cette logique : l’État n’est pas obligé d’agir
directement, de s’impliquer. Il peut passer par des agences
prétendument autonomes ou indépendantes, qui développent tout
un appareil normatif (donc bureaucratique) de contrôle. Mais il peut
tout simplement passer par des techniques formelles. Il lui suffit
alors de vérifier des indicateurs de performance, des critères de
respect de normes, des marqueurs de traçabilité 12 .
9 Ces deux mutations se traduisent par un surcroît de bureaucratie 13 .
La bureaucratisation est d’abord véhiculée par les instances
impliquées dans les réformes : cabinets, services des directions
générales, services du ministère des Finances, équipes d’experts,
commissions ad hoc, coordinations avec « tables rondes »,
représentants de la société dite civile… Elle est ensuite alimentée par
les instruments mis en place pour orienter la réforme, notamment
des dispositifs de plus en plus précis, normés et automatiques
d’appréciation, d’évaluation, de mise en tableaux et en graphiques,
en listes et en histogrammes et de comparaison des politiques
publiques. Elle est encore nourrie par les techniques de
quantification et de benchmarking qu’accompagnent ces réformes,
qui nécessitent collecte de données, élaboration de manuels de
procédures, signature de conventions, mise en cohérence des
données chiffrées, négociations sur la création de normes,
d’indicateurs, de manières d’évaluer et d’apprécier afin de vérifier
que les missions sont remplies et les objectifs atteints. Elle est enfin
entretenue par la diffusion des techniques d’évaluation et de
contrôle destinées à apprécier les performances effectives et à
contribuer à l’allocation des ressources selon le principe de la prime
à l’excellence managériale. Ce qui conduit à une floraison d’audits,
de questionnaires, d’inspections, de demandes de reporting des
administrations centrales, de création d’indicateurs de performance,
de mise en place de procédures d’équivalence, d’exigence de
rapports, de documents à réactualiser perpétuellement, autrement
dit, comme pour le monde du management d’entreprise, par un
gouvernement par les chiffres 14 .

Généalogie intellectuelle de la problématisation


en termes de « bureaucratisation néolibérale »
10 Dans une tradition wébérienne, il me semble que la problématisation
en termes de « bureaucratisation » permet de mieux comprendre ce
processus dans sa double dimension : c’est une action sociale
« portée » par des hommes qui, à travers leurs motivations et leurs
interprétations (de la vie en société, des relations de travail, des
valeurs qui guident leur éthique quotidienne…), orientent l’exercice
de la domination qu’elle véhicule avec elle et lui donnent sens ; mais
simultanément ce processus génère des relations sociales qui, dans
la durée, contribuent à façonner un certain « type d’homme » et à
orienter les « conduites de vie », participant à son autonomisation 15
.
11 Cette réflexion sur la « bureaucratisation néolibérale » s’inscrit donc
dans le sillage de recherches qui, s’opposant aux thèses du retrait ou
de la faillite de l’État, proposent de problématiser le redéploiement
de l’État à travers les notions de « décharge » ou de « privatisation
de l’État ». Cette dernière doit se comprendre non comme la
cannibalisation de l’État par des intérêts privés, comme on me l’a
souvent fait dire à tort, mais comme son réaménagement continu, la
poursuite de sa formation, sous l’effet de la libéralisation
économique, des privatisations et du recours croissant à la société
dite civile 16 . Ce travail centrait son analyse sur la transformation
du sens de notions aussi fondamentales pour comprendre le pouvoir
que le « public » et le « privé ». D’une certaine manière, cette
problématisation en termes de « bureaucratisation néolibérale »
tente d’approfondir la signification du « privé » ainsi réifié, en
affinant la compréhension de ce qui fait le « privé », en distinguant
en lui des acteurs (le marché, l’entreprise, l’entrepreneur individuel,
le manager, le juriste, la grande entreprise industrielle, la finance) et
donc des processus (la normalisation et la standardisation, la
flexibilisation et la sous-traitance, la financiarisation, la
managérialisation, la marchandisation) souvent concomitants, mais
non forcément assimilables. Il tente donc de tirer entièrement parti
de cette transformation de sens, et dévie le regard de la catégorie de
« privé » pour le porter vers ce qui permet la diffusion de pratiques
et l’universalisation du modèle de rationalisation, à savoir le
processus d’abstraction et de mise en forme des façons de penser, de
voir et de comprendre.
12 Cette réflexion sur la « bureaucratie néolibérale » s’inscrit
également dans la continuité d’analyses de l’exercice de la
domination. À partir de la Tunisie et de situations politiques
autoritaires 17 , j’avais essayé de montrer comment cette
problématique ne pouvait se cantonner à leur dimension coercitive
et violente, et que l’adoption d’une conception relationnelle du
pouvoir, là encore à la suite de Weber et de l’accent qu’il met sur les
relations sociales, permettait d’enrichir sa compréhension, en
intégrant les « constellations d’intérêts 18 » à travers lesquelles le
pouvoir transitait pour dominer, certes, mais aussi à travers
lesquelles les uns et les autres « adhéraient » et « obéissaient ». Les
réflexions sur la signification politique de la bureaucratisation
néolibérale s’inscrivent dans cette lignée, en creusant toujours plus
l’analyse des « douceurs insidieuses 19 » au cœur de l’exercice de la
domination et de ses « voies sinueuses 20 ». En me positionnant en
dehors des catégorisations dominantes de la science politique, ou du
langage commun, souvent problématiques et, en tout cas,
contraignantes, la problématisation en termes de
« bureaucratisation néolibérale » met l’accent sur les dispositifs (ce
que j’appelle les « formalités néolibérales ») et les pratiques qui, tout
à la fois, les suscitent et les rendent possibles, et qui se retrouvent
aujourd’hui dans toutes ces différentes configurations, de façon
généralisée bien que de manière différente, tant dans leur intensité
que dans leurs modalités.
13 Cette réflexion a été suscitée par mon propre parcours de recherche
et les terrains qui l’ont alimenté, mais évidemment aussi par ma
compréhension des travaux actuels sur le néolibéralisme, et mes
insatisfactions par rapport à eux. Elle recoupe ainsi, et souvent
s’inspire, de recherches critiques sur le New Public Management, le
renouveau des politiques publiques et les nouvelles formes de
bureaucratie étatique à l’heure de la débureaucratisation, sur
l’inflation normative, sur les transformations du travail, de l’emploi,
du fonctionnement des entreprises, du management et de la
comptabilité, mais aussi sur la quantification 21 ou encore sur les
évolutions du capitalisme contemporain 22 . Certains de ces travaux
m’ont aidé à entrer dans le concret du fonctionnement des faits
analysés, dans leur technicité et le détail de leurs transformations,
dans la spécificité des situations analysées. D’autres ont suggéré
l’importance des idéologies et des critiques du capitalisme dans les
transformations de celui-ci ainsi que dans les modalités de
l’adhésion des acteurs aux nouvelles formes qu’il prenait, le
caractère fondamental de la constitution de nouveaux « blocs de
pouvoir » alliant public (représentants gouvernementaux) et privé
(grands acteurs entrepreneuriaux) ou la diversité des processus à
l’œuvre, leur hétérogénéité derrière un même langage et la
référence à des dogmes précis. Ces analyses, centrées sur un aspect
particulier de la réforme ou des transformations du capitalisme dans
un secteur, un domaine ou une configuration sociale, géographique
ou culturelle donnée, en décryptent les dynamiques spécifiques. Me
situant sur un autre plan, j’ai au contraire cherché à mettre en
évidence ce qui faisait le point commun entre toutes ces facettes du
moment actuel, ce qui les rassemblait et laissait apparaître des
« traits distincts » (Weber) par rapport aux périodes antérieures.
Frappée par cette dimension bureaucratique, je suis revenue aux
développements qu’en proposait Weber, et ai cherché à voir ce qui
relevait de cette dynamique dans le quotidien de la vie en société,
qu’elles qu’en soient les « sphères ».
14 Une seconde source d’inspiration pour ma recherche a été la
pléthore de travaux sur le néolibéralisme, à l’instar de ceux qui se
revendiquent de Karl Polanyi 23 , qui apparaît désormais avec Michel
Foucault comme une référence incontournable des travaux critiques
sur le néolibéralisme 24 . Ces écrits mettent en évidence le rôle
fondamental de l’État dans l’ordre néolibéral et le renouveau d’un
interventionnisme centré sur le façonnement des législations en
faveur des forces du marché. En fondant leur raisonnement sur des
arguments économiques (politiques d’emploi, politiques sociales,
économie de la connaissance), ils montrent que le libéralisme est
avant tout un projet politique et que l’ordre néolibéral est
conflictuel, laissant la place à des arrangements différentiels et à
certaines marges de manœuvre capables d’infléchir les pratiques
économiques et l’exercice du pouvoir. Les travaux d’inspiration néo-
marxiste soulignent en outre la dimension antidémocratique, voire
autoritaire du néolibéralisme et présentent ce dernier comme le
projet d’une classe sociale, un projet hégémonique de concentration
du pouvoir et de la richesse, un projet d’exploitation de la majorité
de la population, qui n’exclut ni les ambiguïtés et contradictions, ni
les réaménagements continus destinés à satisfaire les intérêts des
élites au pouvoir 25 . Dans cette veine, les écrits qui s’inspirent de
Gramsci se distinguent des précédents en abordant la vie idéelle et
intellectuelle à partir des pratiques, notamment des modalités de
fonctionnement, de diffusion et des stratégies mises en œuvre par
différents acteurs (intellectuels, think tanks, institutions
universitaires, groupes idéologiques influents) 26 . L’hégémonie
néolibérale n’apparaît ainsi pas comme un fait accompli mais résulte
de conflits et compromis sans cesse réactualisés qui contribuent
simultanément à la réaffirmation et à la reconfiguration de la
signification du néolibéralisme.
15 Historiquement les plus anciens, les travaux qui se revendiquent de
la pensée de Michel Foucault, à partir de ses cours au Collège de
France de 1978 et 1979 27 , ont donné lieu à ce qu’il est convenu de
nommer les governmentality studies, analysant le néolibéralisme en
termes de rationalité politique 28 . Le néolibéralisme est qualifié de
gouvernement à distance ou de libéralisme avancé pour souligner la
distance entre décisions prises par les institutions politiques
formelles et les acteurs sociaux. Ils ont le mérite de montrer que
cette technique de gouvernement cherche à agir en jouant sur la
liberté et en la modelant, faisant assumer une part croissante de
responsabilité aux acteurs. D’autres interprétations proposent une
critique certainement intéressante des rapports de pouvoir
contemporains, mais d’une manière trop générale pour qu’elle ait
une autre portée que politique 29 . Issues de travaux sur le monde
non occidental, des recherches plus ancrées sur le terrain mettent en
exergue les processus d’articulation et de désarticulation, de
compatibilité et incompatibilité entre techniques de gouvernements
différents 30 , ou l’ambivalence des processus de subjectivation et
d’assujettissement 31 . Dans sa pratique hétérogène, le
néolibéralisme ressortit tout autant de l’imaginaire qu’il ne repose
sur des fondements sociaux, et ne peut donc être interprété de façon
univoque en termes d’uniformisation, d’occidentalisation ou
d’aliénation.
16 Tous ces travaux m’ont incitée à mettre l’accent sur les pratiques
plus que sur les discours, sur la nécessité de faire une « anatomie
politique du détail », particulièrement du détail économique, et plus
encore sur l’exigence d’intégrer ces approches dans une démarche
wébérienne de sociologie historique et comparée 32 . Il est désormais
moins important de revenir sur l’interventionnisme étatique
néolibéral – phénomène aujourd’hui reconnu par tous – que sur le
néolibéralisme comme phénomène bureaucratique massif et
universel. Max Weber avait montré que la contrainte juridico-
administrative n’était pas uniquement étatique, que l’entreprise
était elle-même une institution bureaucratique et que le libéralisme
créait une inflation d’institutions économiques. Il m’a semblé
intéressant de relire ses travaux et de mettre l’accent, plus que les
écrits précédemment cités ne m’avaient semblé l’avoir fait, sur
l’analyse de la signification de cette nouvelle forme de bureaucratie.
Que veut dire, politiquement et socialement, un recours accru et
généralisé au droit, au contrat, aux procédures, aux normes
techniques, aux indicateurs et aux documents, ou encore aux
régulations économiques issus du management privé ? Pourquoi et
comment les dispositifs économiques néolibéraux opèrent-ils si
souvent comme des vecteurs d’opacité alors même qu’ils entendent
être l’expression d’une plus grande transparence ? Pourquoi sont-ils
perçus comme contraignants, voire coercitifs, alors même qu’ils sont
recherchés, et promus au nom de la justice, de l’égalité, de la
responsabilité et de la liberté ?

« La bureaucratisation du monde »,
une lecture wébérienne du néolibéralisme
17 Préciser ma démarche et en expliciter davantage mon héritage
wébérien permet de clarifier ces idées et de lever quelques
malentendus. La référence à Weber peut apparaître paradoxale au
premier abord : n’y a-t-il pas anachronisme ? Et que peut apporter
aujourd’hui son analyse de la bureaucratie à la compréhension d’un
moment qui a précisément fait de sa distanciation d’avec la
bureaucratie l’un de ses leitmotivs ? En réalité, c’est avant tout la
démarche proposée par Max Weber et son questionnement
méthodologique qui peuvent nous aider à lever ces malentendus.

33
La bureaucratisation néolibérale, une « irréalité »

18 Le premier d’entre eux, c’est de considérer que « la


bureaucratisation néolibérale » est la figure qui, à elle seule, définit
le moment actuel que l’on a désormais pris pour habitude de
nommer « néolibéralisme ». C’est évidemment une lecture erronée,
qui ne tient pas compte de la complexité de toute situation
historique. Si je montre que le néolibéralisme peut apparaître
comme une « bureaucratisation universelle » (en ce sens que, pour
reprendre l’analyse que proposait Max Weber au début du xxe siècle,
elle caractérise « toutes les sphères » de la vie en société 34 ) et une
« bureaucratisation du monde » (parce que, pour faire écho au livre
de Bruno Rizzi de la fin des années 1930, on la retrouve dans des
configurations géographiques, politiques et sociales aussi différentes
que l’Europe, la Russie et les États-Unis 35 , mais aussi aujourd’hui
l’Afrique, l’Asie ou l’Amérique latine), je ne dis pas que cette
expression résume à elle seule la condition dans laquelle nous
vivons.
19 La bureaucratisation néolibérale ne constitue qu’une facette, certes
importante même si cette importance est variable selon les pays, les
situations, les relations, les secteurs et les sphères, mais une seule
facette de notre condition, dans la mesure où l’« infinie complexité
de la réalité sociale » 36 sur laquelle Weber insiste tant ne peut être
synthétisée en une seule dimension. En conséquence, on peut
considérer la bureaucratisation néolibérale comme un idéal-type :
cette figure entend moins restituer la réalité dans son ensemble
qu’elle ne cherche, à partir du « donné concret » tel qu’il « se
présente dans la réalité historique », à mettre en exergue les « traits
distincts » des pratiques sociales actuelles – en l’occurrence l’usage
systématique de formalités issues du monde du management privé et
étendues en dehors de ce milieu spécifique, ou la façon de
conceptualiser la rationalité, la qualité ou la performance
principalement en fonction de finalités gestionnaires pratiques, y
compris dans des situations qui n’ont rien à voir avec le monde de la
grande entreprise privée – « dans leur profil le plus marqué » et « le
plus conséquent » 37 . Comme le rappelle Weber, l’idéal-type n’existe
jamais dans sa forme pure, et « dans la réalité de la vie, il n’y a que
des “cas intermédiaires” » ou des « formes mixtes » qui conjuguent
différents types « sur les modes les plus variés » 38 . Dans la réalité, il
va de soi que ces « traits distincts […] se trouvent diversement
médiatisés, morcelés, plus ou moins cohérents et entiers, plus ou
moins mêlés à des traits différents et hétérogènes 39 ». Ces derniers,
je les ai pour ma part qualifiés d’« informalités », qu’il faut
comprendre comme ce qui n’a pas été formalisé selon les règles
dominantes, ce qui n’est pas devenu normes à respecter, procédures
à suivre, catégories à adopter, mais qui n’en sont pas moins aussi
d’autres « mises en forme » 40 , d’autres types de relations sociales.
Au même titre que les formalités néolibérales, ces informalités sont
indispensables au fonctionnement de la vie en société. Elles
constituent autant de tendances qui peuvent converger avec celles,
elles-mêmes plurielles, de la bureaucratisation néolibérale, mais qui
peuvent tout aussi bien diverger par rapport à ces dernières.
Autrement dit, la conceptualisation en termes de « bureaucratisation
néolibérale » n’entend pas « faire entrer de force dans des schémas
l’infinie variété de la réalité historique », tout comme elle ne permet
évidemment pas de saisir une hypothétique essence du
néolibéralisme ; « elle vise seulement à forger des points de repère
conceptuels, utilisables à des fins précises » 41 . En tant
qu’« instrument d’orientation » qui « clarifie » l’analyse, mais aussi
en tant que vecteur de cohérence de celle-ci, qui aide à « présenter
plus facilement la diversité des comportements » 42 , elle peut servir
à en comprendre certaines dimensions, et à rendre possibles des
comparaisons entendues comme des opérations d’explicitation des
différences qui permettent de sortir des analyses globalisantes et de
faire apparaître la singularité de chaque situation historique 43 .
Ainsi, si nombre de traits du New Public Management s’approchent de
ceux qui définissent l’idéal-type de la bureaucratisation néolibérale
avec ses principes de respect de règles, normes, procédures issues du
monde du marché et de l’entreprise, il ne peut être caractérisé par la
seule logique de la professionnalisation, de la modernisation et de la
domination légales-rationnelles, mais relève aussi de l’idéologie
(avec la croyance en l’homothétie public-privé), de l’éthique de la
conviction, voire de la rationalité affective et charismatique (avec le
mythe du chef) 44 .
20 Si l’on accepte de voir dans la « bureaucratisation néolibérale » l’une
des principales figures du néolibéralisme, on peut alors mieux
comprendre en quoi cette action sociale construit le réel d’une
manière singulière, à partir de la fiction qui considère comme
universelle une rationalité très spécifique (celle du marché et de
l’entreprise, et plus spécifiquement encore celle du management).
Autrement dit, à l’instar du « pauvre » ou du « chercheur d’emploi »
considéré comme un « entrepreneur » potentiel, du directeur d’un
hôpital ou d’une direction du ministère de l’Agriculture ou de
l’Éducation vu comme un « chef d’entreprise », ou de la norme 9 001
prise pour la « qualité », il y a « production bureaucratique du réel »
45
, et l’abstraction devient la réalité ainsi construite. Penser le réel
à partir de ces formalités néolibérales est une fiction puisqu’elle
« travestit les faits » en « les déclarant autres » : elle les réduit ou les
transforme en les faisant correspondre à la logique de cette
rationalité bien singulière, et tire « les conséquences de cette
adultération » en les prenant pour la réalité 46 . Ce « détour » permet
d’introduire des normes nouvelles qui finissent par gouverner les
faits et donc les hommes, et par avoir de réels effets 47 . Cette fiction
doit donc être prise avec sérieux, et avec d’autant plus de sérieux
qu’elle seule permet de garantir la cohérence de la bureaucratisation
néolibérale : elle permet de rassembler des logiques diverses sous la
bannière d’une forme déterminée de rationalité. Des « éléments
irrationnels » se trouvent ainsi « imbriqués dans la rationalisation
du réel » 48 . Le « comme si » – l’une des expressions de la fiction –
permet de dépasser les contradictions et incohérences entre des
« présupposés irrationnels mais acceptés simplement comme tels »
49
et la rationalité des formalités qui font la bureaucratique
néolibérale 50 .

Un projet politique, mais pas seulement

21 Le deuxième malentendu, c’est de considérer la « bureaucratisation


néolibérale » comme l’expression d’un projet. Dans une conception
de la domination par le haut, les discours critiques sur la
bureaucratisation de la vie quotidienne comme du monde du travail
rendent généralement responsables, soit l’État et son appareil
administratif qui demanderaient toujours plus de « documents » à
remplir, de règles à respecter ou de procédures à suivre, soit le
« grand capital », à commencer par la finance, les grands cabinets
juridiques et les multinationales, et leurs exigences de rentabilité
dans un monde concurrentiel qui imposeraient l’extension et la
diffusion de normes et de certifications, de ratios, d’indicateurs et de
benchmarks, de techniques de traçabilité, l’usage gestionnaire du
temps, des compréhensions très spécifiques de l’excellence, de la
qualité, de la performance ou de l’efficacité. Même si, dans le cas du
New Public Management, il va de soi que le projet politique existe,
directement issu d’une idéologie politique conservatrice notamment
fondée sur le retrait de l’État et sur la supériorité de l’entreprise, l’on
ne peut s’arrêter à une telle interprétation qui fait fi de
« l’hétéronomie causale » 51 de toute action sociale et qui, de ce fait,
produit des effets nécessairement inattendus et paradoxaux. Les
acteurs de cette bureaucratisation sont autrement plus nombreux et
difficiles à définir, au point que, d’une certaine manière, nous
sommes tous des bureaucrates néolibéraux, à des degrés certes
divers.
22 Les raisons en sont multiples. La première est certainement que les
préceptes du néolibéralisme « ne se développent pas comme des
fleurs 52 » mais passent nécessairement par le filtre d’intérêts
pratiques matériels et idéels propres aux « groupes porteurs » et aux
« médiations complexes » qui donnent forme à leur diffusion et à
leur vulgarisation 53 . Une illustration littérale de l’importance de
ces « porteurs » est donnée par le travail des experts, consultants et
autres conseillers en management, en audit ou en coaching pour qui
les formalités néolibérales ne constituent pas seulement leur cœur
de métier, une preuve de leur spécialisation et surtout de leur
savoir-faire, mais aussi un marché et des bénéfices, une possibilité
d’affirmation et de reconnaissance professionnelle et un dispositif de
promotion sociale. Mais d’autres exemples élargissent le sens que
peut prendre l’idée de « porteurs » ou de « médiation ». Ainsi, les
« classes moyennes » avant tout préoccupées de sécurité et de
protection « portent » la bureaucratisation néolibérale en faisant
apparaître comme désirables des formalités aux ambitions
explicitement contraignantes voire coercitives, telles les normes
nécessaires à la consommation d’aliments « 100 % sûrs », les
procédures de traçabilité susceptibles de traquer le moindre
« dérapage » par rapport aux normes de production, l’usage
croissant et croisé de fichiers ou de normes au nom de la « tolérance
zéro » en matière de délinquance ou d’erreurs administratives, ou
encore les règles, protocoles et autres indicateurs qui sécurisent le
métier (celui d’ouvrier dans l’industrie tout comme celui d’infirmier
dans un hôpital ou d’assistant social dans une agence d’aide aux
chômeurs) et évitent de se poser des questions sur son sens.
Autrement dit, la « bureaucratie néolibérale » ne s’incarne pas
seulement dans un « projet », elle ne transite pas principalement par
des acteurs ou des groupes strictement définis et bien délimités
(dans le cas du NPM, les politiques et hauts fonctionnaires
promoteurs des réformes), mais, d’une certaine manière, elle prend
corps dans chacun des hommes qui vivent en société : nous sommes
tous des bureaucrates, et parfois nos propres bureaucrates, nous
sommes tous des médiateurs, des acteurs plus ou moins conscients
de ce processus et nous participons à la diffusion de ces formalités,
même si nous pouvons simultanément en être des victimes 54 .
23 Simultanément, débordant toute intentionnalité, la logique
bureaucratique néolibérale s’autonomise et se déploie en dehors de
tout projet hégémonique, en suivant la propre puissance d’agir des
instruments ou techniques dans lesquels elle s’incarne – ce que
Weber nomme sa « logique intrinsèque 55 », c’est-à-dire, en
l’occurrence, en suivant le seul point de vue de la rationalité
managériale et instrumentale sous-jacente à ces dispositifs. Ainsi les
processus de normalisation technique se doivent d’être toujours plus
spécifiques, plus précis, pertinents et sophistiqués tandis que les
dispositifs d’audit ou les normes comptables ne sont perçus comme
efficaces que s’ils complexifient leurs procédures de contrôle pour
arriver à traquer des fraudes ou des irrégularités toujours plus
subtiles : pour les uns comme pour les autres, il n’y a pas de projet de
contrôle et de domination, il n’y a pas forcément la volonté de
resserrer les mailles du filet de la surveillance même si leur raison
d’être et leurs lois propres produisent des effets incontestables dans
cette direction. Cette autonomisation se donne également à voir
dans le développement de technologies dont les dimensions sociales
et politiques sont sous-estimées, voire rendues invisibles, à l’instar
des nouvelles technologies de l’information ou de la
marchandisation croissante de la vie en société. Certes,
l’informatique ou le marché et ses règles pénètrent des pans de plus
en plus nombreux de la vie sociale, mais quel est le « projet »
derrière ces développements ? Certainement la volonté d’établir une
hégémonie économique et technique, le désir de devenir et rester le
plus performant et le plus rentable au nom de la concurrence,
l’ambition d’imposer ses propres normes pour « dominer le
marché ». Toutes ces logiques sont cependant cantonnées aux
sphères économiques, commerciales et financières et se développent
sur une « base purement mécanique 56 » indépendante de grandes
visions. Elles n’en produisent pas moins des effets sociaux et
politiques importants, mais ceux-ci n’ont pas été conçus, pensés,
projetés en tant que tels.
24 Cet exemple des nouvelles technologies et de la marchandisation de
la société suggère la force d’un autre processus : cette pénétration
des formalités (ou de la bureaucratie par les normes) dans notre vie
quotidienne se réalise aussi, et peut-être surtout par nos propres
actions, mais sans que nous soyons toujours très conscients de la
signification de cette bureaucratie (et parfois même de la seule
dimension bureaucratique de nos actions). Car, qu’est-ce qui autorise
le contrôle de plus en plus prégnant de nos vies par les puces
électroniques, les vidéosurveillances et autres outils informatiques si
ce n’est nos attentes en termes de sécurité, de protection, de facilité,
de rapidité, d’élargissement des horizons et des possibles ou notre
« fatalité » face aux « nécessités de la vie en société » ? Qu’est-ce qui
autorise l’acceptation qu’un temps de plus en plus long soit consacré
à autre chose que le « cœur du métier », par exemple au reporting, à
l’évaluation, à la vérification ou à l’autocontrôle, si ce n’est
l’exigence de se conformer aux règles et normes prescrites, de
prendre acte des progrès de la technique, de tenir compte des
principes de sécurité et de précaution, ou d’accéder à une plus juste
rémunération du travail dans une logique de rentabilité,
d’amélioration de la productivité et de transparence ? C’est
pourquoi, suivre la « carrière » 57 des formalités néolibérales (par
exemple des normes ISO ou de l’évaluation de l’« excellence »), leur
matérialité ainsi que leurs logiques de fonctionnement permet de
casser encore davantage cette image de « projet » en saisissant, au-
delà de leur puissance d’agir propre, la pluralité des perspectives et
des desseins qu’elles intègrent, la diversité des dimensions de
l’action sociale qu’elles incorporent, y compris des stratégies de
déplacement, de dépassement et de contre-conduite.
25 Parce qu’elle procède d’une multitude de logiques, la
bureaucratisation néolibérale prend ainsi des voies « paradoxales »,
« complexes » et « sinueuses ». Elle peut ainsi se développer encore à
travers des actions qui tentent de la dépasser ou de la contraindre,
comme l’illustrent les programmes prétendument alternatifs qui
entendent combattre la pauvreté à travers le microcrédit et des
activités génératrices de revenus, qui au nom de la lutte contre les
normes économiques et financières néolibérales, consolident, en la
déployant, la bureaucratisation de l’ordre du marché et de
l’entreprise à travers une pédagogie managériale et financière 58 .
Elle peut s’approfondir à travers des actions qui veulent directement
s’opposer à elle 59 , comme l’ont montré les mouvements de
mobilisation de propriétaires américains soumis à expropriation et
expulsion, qui sont obligés d’adopter le même langage normé et le
même type de procédures et de formalités pour être entendus 60 .
Parfois, nous ne faisons que rendre l’application de règles et
principes formels d’action plus aisée car leur respect facilite le
travail ou la vie en communauté. Ce n’est pas parce qu’elles
contraignent (que l’on en soit ou non conscient) qu’elles ne nous
arrangent pas : souvent, les normes et procédures facilitent la vie en
nous épargnant des interrogations continuelles sur ce que nous
devons faire ; elles permettent le travail en commun, surtout dans
un monde où les professions sont fortement segmentées, et
favorisent la communication dans un monde globalisé ; elles peuvent
être considérées comme indépassables, comme mineures ou
inoffensives en minimisant leur dimension normalisatrice,
réductrice ou coercitive, ou encore en les considérant comme un
moindre mal 61 . La « participation bureaucratique » apparaît ainsi
complexe et subtile ; elle n’est pas forcément intentionnelle et
pensée.
26 La diversité des logiques et des comportements est infinie. Il est
simpliste et problématique de voir la bureaucratisation néolibérale
comme l’expression d’un grand projet, de nature économique (la
volonté de puissance d’un certain capitalisme) ou de nature politique
et institutionnelle (un instrument d’une décision et du désir de
contrôle de l’État), autrement dit le produit de seules politiques
publiques ou de stratégies pensées et cohérentes. Celles-ci existent
certainement, ponctuellement et partiellement. Mais la vie sociale
est beaucoup trop complexe pour être le résultat de la volonté
délibérée de politiques, de hauts fonctionnaires, de dirigeants de
grosses sociétés privées ou de groupes sociaux dominants. C’est ce
que j’ai conceptualisé en termes de « participation bureaucratique »
pour rendre compte d’un phénomène en réalité multidimensionnel.
La bureaucratisation néolibérale est faite de l’enchevêtrement de
millions d’intentionnalités et de non-intentionnalités, que les
notions wébériennes de « constellation » d’intérêts, de motivations
et de logiques, et de « complications » permettent de conceptualiser
62
. Mais elle est faite aussi de ce que l’on appelle communément les
croyances, les illusions ou les idées mises en pratique, et que la
notion de « quotidianisation », ou de « modalité d’inscription dans la
réalité quotidienne » 63 permet d’enrichir en suggérant la diversité
de ces modes de pénétration dans la vie, et par là même la pluralité
de signification qu’elles prennent. Elle passe enfin par les
compréhensions subjectives, c’est-à-dire par le filtre de
comportements, de compréhensions, d’interprétations qui
procèdent d’ethos, de « types d’homme » et de « conduites de vie »
qui sont plus ou moins « en adéquation » avec les formes de la
bureaucratisation néolibérale.

Une forme de domination hétérogène et


aux significations diverses

27 Ce dernier point permet de discuter du troisième malentendu qu’a


pu susciter la lecture du néolibéralisme en termes de
bureaucratisation, et qui tend à considérer cette dernière comme
l’expression d’un ordre politique donné, avec une signification
politique précise. En l’occurrence, la « bureaucratisation
néolibérale » serait la nouvelle forme de la domination dans le
monde industrialisé et démocratique. En dehors même du fait que
les formalités néolibérales se retrouvent aussi bien dans des
situations autoritaires et peu industrialisées, cette affirmation doit
être discutée. Il ne fait pas de doute que la diffusion de normes, de
procédures, et plus généralement des formalités issues du monde du
marché et de l’entreprise managériale constitue l’une des modalités
de la contrainte. La montée en universel, la mise en catégories et en
concepts, l’hégémonie des interprétations sont des déclinaisons
supplémentaires et subtiles de domination. La normalisation est sans
doute l’une des figures les plus emblématiques de la
bureaucratisation néolibérale : elle incarne un pouvoir contraignant,
elle exerce un contrôle et une discipline accrus par l’usage extensif
et proliférant de règles d’encadrement et de procédures
indépassables, dans le monde du travail comme dans la société
industrielle tout entière puisqu’elle ne s’impose pas seulement aux
ouvriers et employés, mais aussi bien aux consommateurs, aux
clients, aux bénéficiaires, aux financiers, aux prestataires, aux
contribuables, aux abonnés, ou aux usagers. Le savoir statistique et
la quantification permettent des évaluations permanentes des
individus, la mise en comparaison non moins systématique des actes
individuels, la définition d’objectifs et de standards d’efficacité pour
chaque acte. Les principes de traçabilité et de codage, la mise en
catégories et en formats sont des dispositifs violents, de même que
l’audit qui formalise et individualise l’idée du devoir de rendre des
comptes. Il structure l’action gouvernementale comme l’action
économique ou sociale en encadrant la vie des institutions à travers
les individus qui les composent. La dimension coercitive et violente
du processus de bureaucratisation néolibérale ne peut donc être
niée. Elle prête d’autant plus à interprétation univoque que le
langage des formalités néolibérales est par nature un langage a-
historique, a-localisé, a-spécifique puisqu’issu d’une abstraction qui
se veut universelle.
28 Mais la domination néolibérale ne prend son intensité et son « sens »
spécifiques que dans un contexte précis, dans les rapports de force,
dans les modalités d’incorporation dans la vie quotidienne, dans les
imaginaires et les compréhensions propres qu’en ont les uns et les
autres. Car si l’uniformité du langage bureaucratique néolibéral (le
langage de la quantification et de l’excellence, de la gestion et de la
certification, de la notation et de la performance) n’est jamais
questionnée, si elle immunise contre des contradictions, empêche la
pensée et acquiert sa signification politique dans un processus de
réduction de sens 64 , l’idéologie elle-même doit faire l’objet d’une
analyse « par le bas » 65 . Les précisions précédentes sur la
« participation bureaucratique » suggèrent que dire « domination »,
in fine, ne veut rien dire si l’on n’explicite pas la spécificité de ses
modalités. Or celles-ci diffèrent considérablement de même que les
« tonalités » 66 que prend la bureaucratisation néolibérale, par
exemple aux États-Unis, en France, au Maroc ou au Burkina Faso
évidemment, mais aussi au sein d’une même situation historique et
culturelle dans le monde de la santé ou de l’éducation, de la finance,
de la sécurité ou de l’écologie. C’est un constat relativement ancien,
mis en évidence par les pionniers de l’analyse du New Public
Management comme Christopher Hood pour qui celui-ci ne pénètre
pas toutes les bureaucraties modernes de la même façon, en fonction
des opportunités constitutionnelles ou politiques 67 Je voudrais
ajouter ici une autre dimension : celle de la signification issue de la
trajectoire historique, des répertoires d’action politique et des
imaginaires de chaque société. Ainsi, le New Public Management doit
sans doute être compris dans l’extension de l’idéologie
néoconservatrice aux États-Unis 68 , dans la tension entre mythe du
service public et attraction du modèle entrepreneurial pour une
réinvention permanente de l’État en France 69 , dans l’imaginaire
d’une modernisation ingénieuse et conservatrice, en prenant en
compte les tensions entre logique stato-nationale et logique
impériale au Maroc 70 et dans la réactualisation des relations de
dépendance et des stratégies d’extraversion au Burkina Faso à
travers, principalement, la généralisation des conditionnalités 71 , et
dans la réinvention de la planification pourtant honnie 72 .
29 Ces modalités concrètes diffèrent d’autant plus que, suivant leur
prétention à l’universalité, les formalités qui font la
bureaucratisation néolibérale sont des « abstractions »
nécessairement « imprécises » qui laissent place à des
compréhensions et des interprétations différentes, et donc à des
significations différentes, notamment en termes d’exercice de la
domination 73 . Les effets pratiques de la bureaucratisation ne sont
décidément pas « dans un rapport univoque avec les fondements
dogmatiques » 74 du néolibéralisme parce que les principes
néolibéraux (la concurrence, la compétitivité, la responsabilité
individuelle, l’empowerment, la conception managériale de l’efficacité
et de la productivité, l’excellence, etc.) ne sont matérialisés,
formalisés et appropriés qu’à travers des techniques nécessairement
spécifiques au milieu dans lequel ils s’appliquent, qu’à travers donc
des arrangements pour les rendre compréhensibles et fonctionnels,
qu’à travers des hommes ou groupes d’hommes qui servent
d’interprètes, qu’à travers des rapports de force, des conflits et des
jeux de pouvoir, qu’à travers le filtre d’une trajectoire historique et
d’un imaginaire singulier qui orientent le regard. Cette chaîne de
médiation joue comme un processus d’interprétation, donne des clés
de lecture et de compréhension qui diffèrent d’une société à l’autre,
d’une situation historique à l’autre, d’un domaine d’application à
l’autre. Autrement dit, « l’emprise » différente de la
bureaucratisation néolibérale dans une société donnée dépend des
modalités différentes de sa « quotidianisation », des plus ou moins
grandes « capacités » ou « dispositions » des hommes ou groupes
sociaux à adopter des formes de « styles » et des « conduites de vie »
adéquats à cette forme très spécifique de rationalité pratique qui
caractérise la bureaucratisation néolibérale. Dans la mesure, par
exemple, où les formalités qui font la bureaucratisation néolibérale
sont intimement liées au capitalisme financier et managérial
occidental et en premier lieu américain, les styles et conduites de vie
y seront plus « adéquats » (ou en « affinités électives » 75 ) que dans
des situations où le capitalisme prend d’autres formes et où
« capitalisme et bureaucratie » se sont certes « rencontrés », mais
d’une manière moins « intime » 76 .

Conclusion
30 La palette des significations politiques de la bureaucratisation
néolibérale est aussi élargie par son interaction avec les autres mises
en forme, celles que j’ai nommé les « informalités » et qui elles aussi
sont singulières à chaque contexte. Le langage des formalités
néolibérales interfère avec d’autres langages, avec d’autres
processus, d’autres logiques d’action, d’autres consciences, d’autres
subjectivités ou imaginaires qui peuvent alimenter des oppositions
frontales ou des remises en cause plus insidieuses. Pour peu que l’on
entre dans la technicité de ces formalités, que l’on fasse attention
aux détails de leurs pratiques dans la vie quotidienne, que l’on
intègre leur diffusion dans une trajectoire plus longue et surtout
plurielle de l’exercice du pouvoir, on s’aperçoit qu’elles se heurtent
aussi à des imprévus, qu’elles entrent en conflit avec d’autres
préceptes ou répertoires d’action, qu’elles sont comprises
différemment selon les moments, les acteurs, les circonstances, les
situations. Surtout, elles contiennent en elles-mêmes des occasions
de contournement, des incohérences sur lesquelles jouer, des
insatisfactions qui rendent possibles, dans certaines occasions, des
renversements. C’est en ce sens que l’on peut lire la
bureaucratisation néolibérale comme l’un des répertoires dominants
du politique, l’un de ses principaux référentiels (mais certainement
pas le seul) autour duquel se nouent aujourd’hui les relations
sociales, les conflits et les négociations, et se jouent les inégalités et
les exclusions.

NOTES
1. Graeber (D.), “On the Phenomenon of Bullshit Jobs”, Strike! Magazine, 17 août 2013 et
Bureaucratie, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.
2. Hibou (B.), La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012 et
Hibou (B.), (dir.), La Bureaucratisation néolibérale, Paris, La Découverte, 2013.
3. On retrouve cette dimension dans nombre de textes de Max Weber, notamment dans La
Domination, Paris, La Découverte, 2013.
4. Ogien (A.), L’Esprit gestionnaire, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995.
5. Voir par exemple les livres évangélisateurs d’Osborne (D.) et Gaebler (T.), Reinventing
Government. How the Enterpreneurial Spirit is Transforming the Public Sector, Addison Wesley,
1992 et Osborne (D.) et Plastrik (P.), Banishing Bureaucracy. The Five Strategies for Reinventing
Government, Addison Wesley, 1997.
6. Mises (L. von), Bureaucracy, Londres, William Hodge & Cy, 1945, pp. 62-63.
7. Sur cette coexistence de la logique légale-rationnelle et de la logique idéologique, voir
Samier (E.), “Demandarinisation in the New Public Management. Examining Changing
Administrative Authority from a Weberian Perspective” dans Hanke (E.) et Mommsen (W.J.),
(dir.), Max Webers Herrschaftssoziologie, Tübingen, Mohr Siebeck, 2001, pp. 235-263, qui parle
à ce propos d’« idéologie administrative », p. 239.
8. Sur les bricolages du NPM, Hood (C.), “A Public Management for all Seasons?”, Public
Administration, 69 (1), printemps 1991, pp. 3-19 ; Merrien (F.-X.), « La nouvelle gestion
publique : un concept mythique », Lien social et politique, no 41, printemps 1999, pp. 95-103 ;
Bezes (P.), « Construire des bureaucraties wébériennes à l’ère du New Public Management »,
Critique internationale, 35, février 2007, pp. 9-29.
9. Monnier (E.), L’évaluation de l’action des pouvoirs publics, Paris, Economica, 1987 ; Ogien (A.)
et Laugier (S.), Pourquoi désobéir en démocratie ? Paris, La Découverte, 2010.
10. C’est évidemment la notion développée dans ses cours au Collège de France de 1978-
1979, Foucault (M.), Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France 1978-79, Paris, Hautes
Études, Gallimard-Le Seuil, 2004, et largement développés par la suite : Latour (B.), Sciences
in Action. How to Follow Scientists and Engineers Through Society, Milton Keynes, Open
University Press, 1987 (et son action à distance des savants et experts) ; les governmentality’s
studies ont particulièrement mis l’accent sur cette dimension : Barry (A.), Osborne (T.) et Rose
(N.), (eds.), Foucault and Political Reason, Chicago, The University of Chicago Press, 1996, ou
Miller (P.) et Rose (N.), Governing the Present. Administering Economic, Social and Personal Life,
Cambridge, Polity Press, 2008. Mais M. Weber le disait déjà en des termes différents, en
termes de « décharge » et de délégation.
11. Dans des traditions intellectuelles très différentes, cela est mis en évidence par Majone
(G.), (ed.), Regulating Europe, Londres, Routledge, 1996 et par Barry (A.), Political Machines.
Governing a Technological Society, Londres, The Athlone Press, 2001.
12. Ceci est souligné aussi bien par des travaux qui militent pour la réforme et qui,
évidemment, ne conceptualisent pas cette inflation procédurale en termes de bureaucratie
(Trosa [S.], Vers un management post bureaucratique. La réforme de l’État, une réforme de la
société, Paris, L’Harmattan, 2006) que par des chercheurs qui analysent ces processus d’un
œil qui se veut neutre (Pollitt [C.], Managerialism and the Public Services. Cuts or Cultural
Changes in the 1990’s?, Oxford, Blackwell, 1993, qui parle à ce propos de néotaylorisme) ou
d’un œil tout à fait critique (Strathern [M.], [ed.], Audit Cultures. Anthropological Studies in
Accounting, Ethics and the Academy, Londres, Routledge, 2000) et, notamment l’article de
Shore (C.) et Wright (S.), “Coercive Accountability. The Rise of Audit Culture In Higher
Education”, pp. 57-89 ; Gay (P. du), (ed.), The Values of Bureaucracy, Oxford, Oxford University
Press, 2005.
13. Ce que montrent nombre de travaux critiques sur le NPM (même si leurs auteurs ne le
conceptualisent pas en ces termes) : Hood (C.), Explaining Economic Policy Reversals,
Buckingham, Open University Press, 1994 ; Hood (C.), James (O.), Peters (G.), Scott (C.), (eds.),
Controlling Modern Government. Variety, Commonality and Change, Cheltenham, Elgar, 2004 ;
Bruno (I.), À vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de
la recherche, Bellecombe-en-Beauge, Éditions du Croquant, 2008 ; Bezes (P.), Réinventer l’État.
Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, Presses universitaires de France,
2009 ; Eyraud (C.), Le capitalisme au cœur de l’État. Comptabilité privée et action publique,
Bellecombe-en-Beauge, Éditions du Croquant, 2013 ; Pierru (F.), Hippocrate malade de ses
réformes, Bellecombe-en-Beauge, Éditions du Croquant, 2007 ; Belorgey (N.), L’hôpital sous
tension. Enquête sur le « new public management », Paris, La Découverte, 2010.
14. Porter (T.), Trust in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton,
Princeton University Press, 1995 ; Desrosières (A.), La politique des grands nombres. Histoire de la
raison statistique, Paris, La Découverte, 1993 ; Strathern (M.), (ed.), The Audit Culture, op.cit. ;
Gay (P. du), (ed.), The Value of Bureaucracy, op.cit.
15. Toutes ces notions sont celles de Weber dont Jean-Pierre Grossein nous offre une
lecture éclairante et des approfondissements dans sa « Présentation » de M. Weber, dans
Sociologie des religions, Paris, Tel, 2006, pp. 51-114.
16. Hibou (B.), (dir.), La privatisation des États, Paris, Karthala, 1999.
17. Hibou (B.), La Force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La
Découverte, 2006 et Anatomie politique de la domination, Paris, La Découverte, 2011.
18. Weber (M.), La domination, Paris, La Découverte, 2015.
19. Foucault (M.), Surveiller et punir. La naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 360.
20. Weber (M.), « Introduction à l’éthique économique des religions mondiales » dans
Sociologie des religions, op.cit, p. 338.
21. Hacking (I.), The Taming of Chance, Cambridge University Press, 1991 ; Porter (Th.), Trust
in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton, Princeton University
Press, 1995 ; Desrosières (A.), La politique des grands nombres, op. cit.
22. Crouch (C.) et Streeck (W.), Political Economy of Modern Capitalism. Mapping Convergence
and Diversity, Londres, Sage, 1997 ; Amable (B.), Les cinq capitalismes. Diversité des systèmes
économiques et sociaux dans la mondialisation, Paris, Le Seuil, 2005 ; Boltanski (L.) et Chiapello
(É.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard-NRF essais, 1999 ; Arrighi (G.), The Long
Twentieth Century. Money, Power, and the Origins of Our Times, Londres, Verso, 2002 ; Sennett
(R.), The Culture of the New Capitalism, New Haven, Yale University Press, 2006 ; Wood (G.) et
Lane (C.), (eds.), Capitalisme Diversity and Diversity within Capitalism, Londres, Routledge, 2011.
On peut également ranger dans cette rubrique des spécialistes de la politique économique
et de la géographie socio-économique comme Brenner (N.), New State Spaces. Urban
Governance and the Rescaling of Statehood, Oxford and New York, Oxford University Press,
2004 ; Peck (J.), Constructions of Neoliberal Reason, Oxford, Oxford University Press, 2010 ;
Brenner (N.), Peck (J.) et Theodore (N.), “Variegated Neoliberalization. Geographies,
Modalities, Pathways”, Global Networks, 2010, 10 (2), pp. 1-41.
23. Polanyi (K.), The Great Transformation. The Political and Economic Origins of Our Time,
Boston, Beacon Press, 1957. Il est révélateur de ce mouvement que la nouvelle traduction
anglaise ait été préfacée par le prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz !
24. Blyth (M.), Great Transformations. Economic Ideas and Institutional Change in Twenthieth
Century, Cambridge and New York, Cambridge University Press, 2002 ; Block (F.), “Karl
Polanyi and the Writing of the Great Transformation”, Theory and Society, 2003, vol. 32,
pp. 275-306 ; Saad-Filho (A.) et Johnston (D.), (eds.), Neoliberalism. A Critical Reader, Londres,
Pluto Press, 2005 ; Joerges (C.), Strath (B.) et Wagner (P.), The Economy as a Polity. The Political
Constitution of Contemporary Capitalism, Londres, UCL Press, 2006 ; Bugra (A.) Agaran (K.),
(eds.), Reading Karl Polanyi for the Twenty-First Century. Market Economy as a Political Project,
New York, Palgrave, 2007. Même des marxistes comme Silver (B.) et Arrighi (G.) s’y réfèrent
désormais (“Polanyi’s’ ‘Double Movement’ : The Belle Époque Of British And U.s. Hegemony
Compared”, Politics & Society, juin 2003, vol. 31, no 2, pp. 325-355).
25. Harvey (D.), A Brief History of Liberalism, Oxford, OUP, 2007 ; Brown (W.), Edgework. Critical
Essays on Knowledge and Politics, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2005 ;
Robinson (R.), (ed.), The Neo-Liberal Revolution. Forging the Market State, New York, Palgrave,
2006 ; Saad-Filho (A.) et Johnston (D.), (eds.), Neoliberalism. A Critical Reader, op.cit. ; Conway (D.)
et Heynen (N.), (eds.), Globalization’s Contradictions. Geographies of Discipline, Destruction and
Transformation, Londres, Routledge, 2006 ; Bush (R.), Poverty and Neoliberalism. Persistance and
Reproduction in the Global South, Londres, Pluto Press, 2007.
26. Plehwe (D.), Walpen (B.) et Neunhöffer (G.), (eds.), Neoliberal Hegemony. A Global Critique,
Londres, Routledge, 2006.
27. Outre le Résumé de cours, Paris, Julliard, 1989, Foucault (M.), Sécurité, territoire,
population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Hautes Études, Gallimard-Le Seuil, 2004
et Naissance de la biopolitique, op. cit. Certains extraits de ces textes et de cette réflexion
avaient été préalablement publiés en français dans Dits et Écrits (notamment « La
“gouvernementalité” », pp. 635-657 dans Dits et Écrits, III, 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994).
28. Burchell (G.), Gordon (C.) et Miller (P.), (eds.), The Foucault Effect: Studies in
Governmentality, Hemel Hempstaed, Harvester Wheatsheaf, 1991 ; Burchell (G.), “Liberal
Government and Technique of the Self”, Economy and Society, 1993, vol. 22, no 3, pp. 267-282 ;
Hindess (B.), “Liberalism, Socialism, Democracy: Variations on a Governmental Theme”, op.
cit., pp. 300-313 ; Osborne (T.), “Sociology, Liberalism and the History of Conduct” Economy
and Society, 1994, vol. 23, no 4, pp. 484-501 ; Barry (A.), Osborne (T.) et Rose (N.), (eds.),
Foucault and Political Reason. Liberalism, neo-liberalism and Rationalities of Government, Chicago,
The University of Chicago Press, 1996 ; Rose (N.), Powers of Freedom. Reframing Political
Thought, Cambridge University Press, 1999 ; Lemke (T.), “The “Birth of Bio-Politics”: Michel
Foucault’s Lecture at the Collège de France on Neo-Liberal Governmentality”, Economy and
Society, mai 2001, vol. 30, no 2, pp. 190-207 ; Barry (A.), Political Machine. Governing a
Technological Society, Londres & New York, Athlone Press, 2001.
29. Brown (W.), Edgework, op.cit. ; Ferguson (J.), Global Shadows. Africa in the Neoliberal World
Order, Londres, Duke University Press, 2006.
30. Ong (A.), Neoliberalism as Exception. Mutations in Citizenship and Sovereignty, Londres, Duke
University Press, 2006.
31. Bayart (J.-F.), Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris,
Fayard, 2004 ; Comaroff (J. et J.), (eds.), Millenial Capitalism and the Culture of Neoliberalism,
Duke University Press, 2001.
32. Je ne suis pas la seule à faire le lien entre les travaux précédemment cités, notamment
ceux qui s’inspirent de Foucault, et Weber. Parmi les plus récents, voir par exemple Palma
(G. di), The Modern State Subverted. Risk and the Deconstruction of Solidarity, Colchester, ECPR
Press, 2013.
33. Je reprends cette expression et cette analyse de Grossein (J.-P.), « Leçon de méthode
wébérienne » dans Weber (M.), Concepts fondamentaux de sociologie et autres textes, Paris,
Gallimard, 2016.
34. Weber (M.), « Parlement et gouvernement dans l’Allemagne réorganisée. Contributions
à la critique politique du corps des fonctionnaires et du système des partis » dans Œuvres
politiques (1895-1919), Paris, Albin Michel, 2004, pp. 334 ; Economy and Society, op.cit. Voir
également la lecture qu’en fait Kalberg (St.), Max Weber’s Comparative Historical Sociology,
Chicago, Chicago University Press, 1994.
35. Rizzi (B.), La bureaucratisation du monde, 1939, Paris, réédition Champ libre, 1979.
36. Grossein (J.-P.), « Présentation » dans Weber (M.), L’Éthique protestante et l’esprit du
capitalisme, Paris, Gallimard, 2003, p. XLII.
37. Weber (M.), « Réponse finale aux critiques » dans Sociologie des religions, Paris,
Gallimard, 1996, p. 138.
38. Weber (M.), La Domination, op. cit., respectivement pp. 51, 118 et 303.
39. Weber (M.), « Réponse finale aux critiques », art. cit., p. 138.
40. Thévenot (L.), « Un gouvernement par les normes. Pratiques et politiques des formats
d’information » dans Conein (B.) et Thévenot (L.), (eds.), Cognition et information en société,
Paris, Éditions de l’EHESS, 1997, pp. 204-42 et “Governing Life By Standards. A View from
Engagements”, Social Studies of Science, octobre 2009, 39/5, pp. 793-813.
41. Weber (M.), « Introduction à l’éthique économique des religions mondiales » dans
Sociologie des religions, op.cit., p. 376.
42. Weber (M.), « Considération intermédiaire : théorie des degrés et des orientations du
refus religieux du monde » dans Sociologie des religions, op.cit., pp. 411-412.
43. Sur cette dimension comparative de l’idéal-type, voir Passeron (J.-C.), « Introduction »
et Grossein (J.-P.), « Présentation » dans Weber (M.), Sociologie des religions, op.cit.,
respectivement, pp. 1-49 et pp. 51-129 ; Hibou (B.), « De l’intérêt de lire La Domination de Max
Weber aujourd’hui », Lectures/Liens Socio, mai 2014,
https://journals.openedition.org/lectures/14098.
44. Samier (E.), “Demandarinisation in the New Public Management”, art. cit.
45. Samuel (B.), « L’Éducation pour tous. La production bureaucratique du réel » dans Hibou
(B.), (dir.), La bureaucratisation néolibérale, Paris, La Découverte, 2013, pp. 263-290.
46. Cette analyse de la fiction est proposée par Thomas (Y.), « Fictio legis. L’empire de la
fiction romaine et ses limites médiévales », dans Les Opérations du droit, Paris, Hautes Études,
Gallimard-Le Seuil, 2011, pp. 133-186 (citations p. 135).
47. Nombreux sont ceux qui ont pensé la fiction comme réalité, tels Foucault ou Barthes
les plus souvent cités et sur lesquels je me suis aussi appuyée dans cette analyse. Mais je
m’inspire ici des travaux juridiques de Yan Thomas qui ont l’avantage de mener leur
raisonnement à partir du droit, donc d’une technique et d’offrir ainsi une analyse
particulièrement adaptée au monde des formalités dont je traite ici des principaux traits.
48. Weber (M.), « Introduction à l’éthique économique des religions mondiales », op.cit.,
p. 351.
49. Ibid.
50. C’est aussi dans ces termes que l’on peut comprendre l’importance du raisonnement
par cas et du recours euphémisé à l’arbitraire dans la période néolibérale. Voir Cuono (M.),
Decidere caso per caso. Figure del potere arbitrario, Madrid, Marcial Pons, 2013.
51. Expressions de Weber citées et analysées par Grossein (J.-P.), « Présentation », dans
Weber (M.), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op.cit., p. XVI et suivantes.
52. Métaphore de Weber (M.), Éthique protestante et esprit du capitalisme, op. cit., p. 30.
53. Grossein (J.-P.), « Présentation », Sociologie des religions, op.cit., p. 65 et suiv. met en
évidence l’importance, dans l’analyse de Weber, des « porteurs » et des « médiations » par
qui passent nécessairement les idées.
54. Bayart (J.-F.) a développé ce type d’analyse à propos de la globalisation dans Le
gouvernement du monde, op.cit.
55. Weber (M.), Sociologie des religions, op.cit. ; mis en exergue par Grossein (J.-P.) dans sa
« Présentation », op. cit., pp. 88-89 et 122.
56. À propos du capitalisme, Weber (M.), « Réponse finale aux critiques », op.cit., p. 136.
57. Harper (R.), Inside IMF. An Ethnography of Documents, Technology and Organizational Action,
San Diego, Academic Press, 1998, mais aussi, dans sa dimension politique, Appadurai (A.),
(ed.), The Social Life of Things, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Pour une
discussion de ces approches, Hibou (B.) et Samuel (B.), « Macroéconomie et politique en
Afrique », Politique africaine, décembre 2011, 124 (numéro spécial sur « La macroéconomie
par le bas »), pp. 5-28 et surtout Samuel (B.), « La production macroéconomique du réel.
Formalités et pouvoir au Burkina Faso, en Mauritanie et en Guadeloupe », thèse de doctorat
de l’IEP de Paris, décembre 2013.
58. Kemp (A.) et Berkovitch (N.), « Gouvernance pédagogique et financiarisation de la vie
quotidienne. La fabrique de la micro-finance pour les femmes marginalisées en Israël » et
Bono (I.), « Comment devenir employable ? Certifier l’exclusion, l’indifférence et la
stigmatisation sur le marché du travail au Maroc » dans Hibou (B.), (dir.), La bureaucratisaton
néolibérale, op.cit., respectivement pp. 23-48 et pp. 49-76.
59. Weber (M.), La Domination, op.cit., p. 90.
60. Hulsey (J.), « No One’s Home. La bureaucratisation financière et la force du langage »
dans Hibou (B.), (dir.), La bureaucratisation néolibérale, op.cit., pp. 157-176.
61. Ce que montrent Roberto Beneduce et Simona Taliani dans leur analyse du travail des
psychiatres et psychologues auprès des demandeurs d’asile dans « Les archives
introuvables. Technologie de la citoyenneté, bureaucratie et migration », La bureaucratie
néolibérale, Paris, La Découverte, 2013, pp. 231-262.
62. Weber (M.), La Domination, op.cit., pp. 90-92.
63. En français, Grossein (J.-P.) a proposé de traduire le terme allemand par
« quotidianisation » dans la mesure et non par « routinisation » (traduction précédente
directement influencée par la traduction anglaise), car ce terme véhicule avec lui une
connotation négative, voire péjorative : voir sa « Présentation » dans Weber (M.), Sociologie
des religions, op.cit., p. 68 et pp. 123-124.
64. Klemperer (V.) l’a magistralement montré dans un autre contexte, celui du IIIe Reich :
LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, Press Pocket, 1996. Voir également Marcuse
(H.), L’homme unidimenssionel, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968.
65. On peut comprendre la lecture du « politique par le bas » proposée par Jean-François
Bayart comme une autre façon de développer l’idée wébérienne de quotidianisation : Bayart
(J.-F.), « Le politique par le bas en Afrique noire », Politique africaine, 1981, 1, pp. 53-82 et
Bayart (J.-F.), Mbembe (A.) et Toulabor (C.), Le politique par le bas en Afrique noire, Paris,
Karthala, 2008 (première édition, 1992).
66. Weber (M.), « Réponse finale aux critiques », op.cit., p. 135 (qui parle des différentes
tonalités de l’esprit du capitalisme)
67. Hood (C.), “The ‘Npm’ in the 1980’S. Variations on a Theme”, Accounting, Organizations
and Society, 1995, 20-21, pp. 93-109.
68. Samier (E.), “Demandarinisation in the New Public Management”, art. cit. ; Pollitt (C.),
Managerialism and the Public Services, op.cit.
69. Bezes (P.), Réinventer l’État, op.cit. ; Eyraud (C.), Le capitalisme au cœur de l’État, op.cit. ;
Pierru (F.), « Le mandarin, le gestionnaire et le consultant », Actes de la recherche en sciences
sociales, 2012, 194, 4, pp. 32-51.
70. Hibou (B.) et Tozy (M.), « Une lecture wébérienne de la trajectoire de l’État au Maroc »,
Sociétés Politiques Comparées, 37, septembre-décembre 2015,
http://www.fasopo.org/sites/default/files/varia1_n37.pdf
71. Voir Samuel (B.), « Les cadres stratégiques, nouveaux fétiches des politiques de
développement ? », dans actes du colloque « Les Mots du développement », Paris,
novembre 2008, et « Calcul macroéconomique et modes de gouvernement : les cas de la
Mauritanie et du Burkina Faso », Politique africaine, décembre 2011, 124, pp. 101-126 ; Egil
(F.), « Les éléphants de papier. Réflexions impies pour le Ve anniversaire des Objectifs de
développement du millénaire », Politique africaine, octobre 2005, 99, pp. 97-115.
72. Giovalucchi (F.) et Olivier de Sardan (J.P.), « Planification, gestion et politique dans l’aide
au développement : le cadre logique, outil et miroir des développeurs », Revue Tiers-Monde,
février 2009, no 198, pp. 383-406.
73. Weber (M.), « Remarques critiques sur les “contributions critiques” précédentes » dans
Éthique protestante et esprit du capitalisme, op.cit., p. 328.
74. Weber (M.) à propos des religions, cité par Grossein (J.-P.), « Présentation » dans
Sociologie des religions, op.cit., p. 100.
75. C’est l’un des arguments de Weber aussi bien dans L’Éthique protestante et l’esprit du
capitalisme que dans Sociologie des religions. Voir la lecture éclairante qu’en propose Grossein
(J.-P.) dans sa « Présentation » de l’Éthique protestante (op. cit., notamment pp. XXXIX-XLIII).
76. Je fais référence ici à la citation de Weber que j’ai mise en exergue de mon livre, La
bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale : « S’il est une idée hautement ridicule, c’est bien
celle de nos littérateurs persuadés que le travail intellectuel dans un bureau privé se
distingue en quoi que ce soit de celui qui s’effectue dans un bureau d’État. […] Aujourd’hui,
capitalisme et bureaucratie se sont rencontrés et sont devenus inséparables », dans
Weber (M.), « Parlement et gouvernement dans l’Allemagne réorganisée. Contributions à la
critique politique du corps des fonctionnaires et du système des partis » dans Œuvres
politiques (1895-1919), Albin Michel, Paris, 2004, p. 324 et p. 327.

AUTEUR
BÉATRICE HIBOU

Directrice de recherche au CNRS, rattachée au Centre d’études et de recherches


internationales (CERI) de Sciences Po, elle est spécialiste d’économie politique,
Béatrice Hibou travaille sur la signification politique des réformes néolibérales, sur les
recompositions de l’État et sur l’exercice du pouvoir et de la domination dans une
perspective théorique de sociologie historique comparée inspirée de Michel Foucault, de
Michel de Certeau et surtout de Max Weber. Elle a notamment écrit Anatomie politique de la
domination, La Découverte, 2011, version anglaise chez Palgrave en 2017, La bureaucratisation
du monde à l’ère néolibérale, La Découverte, 2012, version anglaise chez Palgrave McMillan en
2015 et dirigé La bureaucratisation néolibérale, La Découverte, 2013.
Normes, performance et
soumission
Roland Gori

« Le fait de créer des catégories, en principe pour simplifier le monde et le


rendre lisible, tout à la fois le modifie, et en fait un autre monde. Les acteurs,
changeant de système de référence, ne sont plus les mêmes acteurs, puisque
leurs actions sont désormais orientées par ces indicateurs et ces classifications,
1
qui deviennent des critères d’action, et d’évaluation de celle-ci. […] » .
1 Alain Desrosières a conduit une réflexion morale et politique sur ce
« gouvernement par les nombres » qui, depuis les années 1980, a
envahi l’administration publique pour, soi-disant, l’émanciper de la
bureaucratie. Afin d’améliorer l’efficacité des actions sociales et
administratives les pouvoirs successifs ont invité les équipes à se
comparer et à mesurer leurs résultats à l’aide d’indicateurs statistiques
de performance. La prolifération des dispositifs de quantification et
d’évaluation par objectifs a permis la colonisation des services par la
langue fonctionnelle de l’entreprise, par les dispositifs de
benchmarking, et a produit un New Public Management (NPM) dont la
LOLF (loi organique relative aux lois de finances) et la RGPP
(Révision générale des politiques publiques) ont constitué la charte
financière et administrative.
2 Sauf que, dans cette manière de quantifier et de numériser les
activités aux dépens de leurs spécificités, les indicateurs du NPM
induisent des effets de rétroaction sur les comportements des
acteurs, et la manière dont ils appréhendent les situations. Il ne
s’agit plus alors de répondre aux finalités des métiers du soin, du
travail social, de la recherche ou de l’éducation, mais de répondre à
des normes, de parvenir à des scores abstraitement et virtuellement
imposés par les dispositifs de l’expertise, cette nouvelle forme de la
bureaucratie.
3 Au cœur des normes préconisées on retrouve le langage commun
aux réseaux internationaux, qui mêlent consultants, bureaucrates,
technocrates, élites politiques et administratives, gestionnaires et
financiers. Dans tous les cas la valeur se trouve réduite à la pensée
des affaires et à celle du droit. Combien ça rapporte ? Combien ça
coûte ? Est-ce bien conforme aux règles de procédures et aux bonnes
pratiques des recommandations technico-financières ? Même
lorsque les indicateurs se révèlent aberrants, ils soumettent les
individus, permettent de donner des ordres sans en avoir l’air,
simplifient le monde, le rendent commensurable,
« marchandisable », fabriquent une véritable censure. Le NPM est
incitatif, il n’utilise pas les statistiques pour décrire, mais pour
prescrire. Il constitue une morale, une pédagogie autant qu’une
politique. Cheval de Troie du néolibéralisme, l’évaluation par
indicateurs statistiques de performance assure la promotion de cette
figure anthropologique du « sujet entrepreneur de lui-même »
évoqué par Michel Foucault : « l’homo œconomicus […], ce n’est pas du
tout un partenaire de l’échange. L’homo œconomicus, c’est un
entrepreneur et un entrepreneur de lui-même » 2 . Et cet homme de
la consommation, comme l’écrit Foucault, est « un producteur », et
qui produit quoi ? Sa propre satisfaction, comme une entreprise,
avec retour des revenus sur investissements. C’est ce modèle d’un
individu ou d’une équipe conçu comme « capital humain » qui
prévaut aujourd’hui dans les évaluations et les appels d’offres.
Comment faire en sorte d’investir au minimum avec l’espoir d’un
gain maximum de profit ? Nous en reparlerons, mais en matière
d’éducation, de soin, de justice et d’accompagnement social, ce n’est
pas évident… Il y a le risque majeur de mettre en œuvre des moyens
qui viennent contredire les fins.
4 Plutôt que de vous faire un long discours sur les dérives et les effets
pervers du NPM et des évaluations d’aujourd’hui, j’ai choisi de vous
raconter mon histoire préférée, celle des deux Francis.
5 C’est l’histoire de deux citoyens qui s’appelaient Francis et qui
habitaient tous deux le même village. L’un était prêtre et l’autre
chauffeur de taxi. Et le hasard fait qu’ils meurent le même jour. Ils se
présentent tous les deux devant le seigneur.
6 Francis le chauffeur de taxi passe en premier. Le Seigneur consulte
ses registres et lui dit : « Va, mon Fils, tu as mérité le Paradis, voilà
ton bâton de platine et ta tunique d’argent ».
7 Arrive ensuite Francis le prêtre. Le Seigneur consulte ses registres et
lui dit : « Va, mon Fils, tu as mérité le Paradis, voilà ton bâton en
chêne et ta tunique de lin ».
8 Alors Francis le prêtre est un peu surpris et il interpelle le Seigneur :
« Seigneur, il doit y avoir une erreur. Je ne voudrais pas dire du mal
d’un concitoyen, mais l’autre Francis je le connais, nous étions du
même village. Il a mené une vie très dissolue, il picolait, il
blasphémait, il conduisait comme un dingue, a eu de multiples
accidents et a terrorisé tout le village par son comportement toute
sa vie. Et moi j’ai mené une vie exemplaire, chaste, fidèle, sobre, j’ai
donné tous les sacrements à cette population de mécréants, j’ai dit la
messe tous les dimanches. J’ai servi votre foi. Alors je ne comprends
pas pourquoi vous lui donnez un bâton de platine et une tunique
d’argent, et moi un bâton de chêne et une tunique de lin. Il doit y
avoir une erreur ! »
9 Le Seigneur consulte de nouveau son registre et lui répond : « Non,
mon Fils, il n’y a pas d’erreur. Nous avons changé notre mode
d’évaluation. Nous procédons aujourd’hui de manière plus objective
grâce à des indicateurs standardisés de performance pour décider.
Aussi me faut-il constater que chaque fois que tu disais la messe le
dimanche tout le monde s’endormait, alors que lui chaque fois qu’il
conduisait tout le monde priait ! »
10 Regardons plus en détail comment l’action publique a mis le
« chiffre » au centre de ses préoccupations et étudions les
conséquences de ce nouveau mode de gouvernement avant de
dessiner quelques pistes pour renouveler les pratiques gestionnaires
de nos démocraties.

L’État et la quantification de la société


11 Dans son ouvrage Sur l’État, Pierre Bourdieu 3 définit l’État comme
« un principe d’orthodoxie, c’est-à-dire un principe caché » qui
assure les pratiques d’intégration logique et morale du monde social,
et par conséquent le consensus fondamental sur le sens social du
monde. La manière dont l’État assure cette production, cette
représentation légitime du monde social, construit des fictions
collectives, illusions analogues aux religions ou aux utopies. L’État
construit le périmètre, l’arpentage des espaces publics, privés et
communs, il assure leur régulation. L’État code et classifie à l’aide de
catégories qui ne sont pas seulement sociales, mais aussi mentales, il
célèbre des liturgies sociales et des rituels d’initiation. Ces schèmes
d’actions et de pensée, Bourdieu les nomme habitus, ils labourent le
champ du social dans lequel se fabriquent les règles qui construisent
les subjectivités, et qui viennent légitimer les manières de
gouverner.
12 Ces règles, nous dit encore Pierre Bourdieu, « sont des régularités
implicites, ignorées la plupart du temps par les joueurs, maîtrisées à
l’état pratique sans que les joueurs soient capables de les porter à
l’explication » 4 . Le jeu social opère aussi de cette façon, et comme le
dit encore Bourdieu, le coup de force, « le coup majeur que nous fait
l’État, c’est ce qu’on pourrait appeler l’effet du “c’est ainsi”, du “c’est
comme ça”. [Et il ajoute] C’est pire que si l’on disait : “Cela ne peut
pas être autrement.” […] C’est faire admettre, à propos de milliers de
choses, aux agents sociaux sans même qu’ils le sachent (sans leur
demander de prêter serment), c’est faire accepter sans condition des
milliers de présupposés plus radicaux que tous les contrats, que
toutes les conventions, que toutes les adhésions » 5 . L’État dans nos
démocraties libérales comme dans les ex-pays communistes se
présente comme le garant du réel, sans discussion possible. Et comme
l’État néolibéral aujourd’hui procède, comme hier les États
communistes, en se servant des statistiques pour gouverner, les
chiffres finissent par avoir chez nous mauvaise réputation comme
écrit Alain Desrosières : « c’est pourquoi l’État néolibéral, fondé sur
des indicateurs de performance, a des difficultés avec ses
statistiques, comme en avait naguère la statistique soviétique » 6 .
Alors que, naguère, en démocratie, la statistique était plutôt
considérée comme au service de l’émancipation sociale et de
l’intérêt collectif, elle tend aujourd’hui à apparaître comme un
moyen normatif de contrainte et de soumission. Elle s’est
transformée en vision néolibérale du monde et en dispositif de
servitude volontaire. Et c’est l’État qui se porte garant et volontaire
de cette nouvelle civilisation des mœurs.
13 C’est encore, nous dit Pierre Bourdieu, l’État qui, dans nos sociétés,
institue les grands rites d’initiation à la vie sociale, inculque la
culture à partir de laquelle se construisent les visions du monde,
c’est encore l’État qui donne à la « rhapsodie des événements » la
cohérence et le sens dont les citoyens ont besoin pour se penser dans
le monde, et pour penser le monde. L’État est le principal producteur
de la réalité sociale, même et surtout quand il affirme qu’il y a trop
d’état, trop de déficits publics, qu’il faut privatiser davantage, il
produit matériellement et symboliquement une réalité sociale.
Même et surtout quand il feint de capituler, il est toujours en
campagne, il se fait le mercenaire de certains intérêts privés. Mais il
ne renonce pas à sa vocation d’organiser le champ social.
14 Max Weber et Pierre Bourdieu ont, chacun à leur manière, analysé
cette fonction symbolique de l’État, cette raison d’être de l’État, qui
construit un monde commun. Ce monde commun laisse-t-il
aujourd’hui une place au commun, aux biens communs naturels, à
l’autogouvernement politique des espaces et des biens communaux ?
Rien n’est moins sûr.
15 C’est même souvent au nom de ce commun qu’aujourd’hui les luttes
sociales et culturelles émergent contre l’ordre capitaliste et l’État
entrepreneurial. L’État ne serait plus le garant de la volonté générale
qui préserve l’espace du commun, la bureaucratie communiste
comme la rationalité néolibérale ont fait litière de cette illusion.
L’État serait au contraire ce qui aujourd’hui brade matériellement et
symboliquement ce qui appartenait jusque-là au domaine commun ou
au domaine public. Les États modernes organisent depuis plus de
trente ans ce « pillage » du commun au profit des oligarchies privées
et, à partir de la fin des années 1980, ils ont été rejoints dans cette
entreprise par les ex-pays communistes, et s’efforcent de plier la
société aux normes et aux contraintes du marché globalisé.
16 La chose est connue. L’immense transfert des biens et capitaux
matériels des États au profit du privé s’est opéré dans tous les
domaines de la vie industrielle et économique, de la finance et de la
production, des industries culturelles aux entreprises de santé et
d’éducation, de la protection sociale à l’exécution des peines de
probation. Mais ce sur quoi je voudrais insister concerne moins ce
transfert de l’ensemble du capital matériel des services publics vers
leur gestion privée et leur marchandisation, que le pillage du capital
culturel du commun par le langage et le rituel de ce que Pasolini
nommait « la religion du marché ». La spécificité du commun, de la
cohérence et du sens qu’il véhicule, se trouve gommée, effacée par le
langage de l’entreprise et de la finance, leurs critères de rentabilité
et de concurrence.
17 Les premiers symptômes de cette maladie de civilisation opèrent à la
surface du langage, quand on parle de ressources humaines, de
capital humain, de performance, de gestion, de managers de santé,
de compétences sociales et cognitives… Le mal a déjà envahi
l’ensemble du corps social. Les voies d’entrée de cette infection
néolibérale opèrent par les nouvelles formes sociales de l’évaluation
qui fabriquent de la servitude volontaire, de la soumission sociale
librement consentie à partir d’une valeur réduite aux indicateurs
quantitatifs de performance. Telle était la morale de ma petite histoire
du début de cet exposé.
18 Nous assistons tous les jours à la tyrannie envahissante des normes
techniques, des standards de gestion, des critères de benchmarking,
de l’emprise des classements et des notations. Ils deviennent les
instruments d’une régulation sociale qui rationalisent, fragmentent,
contrôlent et rendent conforme l’ensemble des pratiques sociales.
Cette politique néolibérale se pare du masque de l’objectivité
technique et de la neutralité administrative. Cette recomposition du
champ social ne laisse aucune place au commun.
19 C’est même sa vocation d’exproprier les producteurs du commun qui
opère dans ces formes d’évaluation quantitative, formelle et
procédurale. Ma thèse, c’est que cette manière sociale de réduire la
valeur aux critères du marché et du droit, poursuit le mouvement
des enclosures qui, depuis le xiie siècle en Angleterre et plus
massivement à partir du xviie siècle, a permis de mettre un terme aux
droits d’usage des communaux au profit des riches propriétaires. Ce
mouvement des enclosures, qui a produit une véritable
désintégration sociale et un très fort appauvrissement de la
population rurale, a marqué la naissance du capitalisme.
20 Mais comme Foucault nous l’a appris, dans nos sociétés actuelles, ce
ne sont plus les territoires qui sont les seuls enjeux des luttes et des
conquêtes, ce sont également les populations, et plus encore depuis
les totalitarismes du xxe siècle, ce sont les esprits et conduites des
populations qui font l’objet des impérialismes culturels.
21 Je pose donc comme hypothèse que les formes actuelles d’évaluation
et de « gouvernementalité » des conduites, ces « conduites des
conduites », comme disait Foucault, participent du même
mouvement d’expropriation, des droits d’usage communaux de la
pensée et de la décision des citoyens, et poursuivent le travail de
confiscation et d’expropriation naguère mis en œuvre par le
mouvement des enclosures, et les dégradations qu’il produisit sur les
modes communaux de vie des paysans. Un des moyens de cette
expropriation des esprits citoyens dans les services publics a un
nom : celui de New Public Management. Étant donné les fonctions
d’orthodoxie de l’État que j’ai rapidement rappelées tout à l’heure,
cela m’a semblé valoir la peine de se pencher sur cette manière de
gouverner qui aujourd’hui a envahi la sphère publique et formaté le
champ social.

Un nouveau mode de gouvernement : le New


Public Management
22 L’action publique aujourd’hui procède comme le Seigneur de mon
historiette : l’évaluation par les indicateurs de performance se préoccupe
moins de la finalité de nos actions professionnelles que de leur
conformité à des objectifs chiffrés. Avec bien souvent pour
conséquence de faire prévaloir les moyens pour mettre en œuvre nos
pratiques professionnelles sur les finalités qui les ont créées. C’est ce
pilotage de l’action publique par la performance qui, à tous les
niveaux, je dis bien à tous les niveaux, est devenu le noyau d’une
nouvelle forme de servitude, de soumission sociale, produisant
révolte, apathie, cynisme, conformisme et impostures.
23 La philosophe Simone Weil faisait d’un gouvernement par la
nécessité et non par la finalité le propre même d’une servitude,
douloureuse servitude que même la parfaite équité sociale
n’effacerait pas. Exécuter un acte par soumission à l’automatisme
des machines et des procédures, et non en vue de la production d’un
bien, d’un sens et d’une finalité, est la pire menace pour une
démocratie.
24 Qu’il faille des chiffres et des indicateurs pour gouverner et prévoir,
personne ne le conteste. C’est l’origine même du mot « statistique »,
« qui a trait à l’État ». Mais le citoyen est-il réductible à un segment
statistique ? L’excellence est-elle réductible à la tête de liste d’un
classement Google ? Les chiffres sont-ils évidents ? Parlent-ils d’eux-
mêmes ? Sont-ils ventriloques ?
25 Faut-il vous rappeler les sempiternels débats entre police et
gendarmerie pour chiffrer la délinquance et le succès de son
traitement ? Faut-il encore évoquer la question, aujourd’hui remise
au goût du jour, de l’imprudente et brutale comparaison du nombre
et de la durée des actes chirurgicaux en oubliant la spécificité des
pratiques chirurgicales selon qu’elles portent sur la main, le cœur,
les poumons etc. ? Faut-il rappeler le succès autant que les critiques
des palmarès des universités et des lycées, ou encore cette forte
corrélation entre l’intelligence collective d’un pays et la
consommation de chocolat de ses habitants ?
26 Si évaluer est indispensable, si le traitement numérique est précieux,
il n’empêche qu’aujourd’hui, le nez sur les chiffres du compteur,
nous oublions parfois de regarder la route. Nous confondons la carte
et le territoire. Nous confondons l’objectivité formelle et l’objectivité
réelle. La fabrication de normes de comportement à partir de ces
chiffres conduit à un rationalisme morbide qui n’a plus rien de
raisonnable.
27 Qu’il s’agisse de la logique de l’audimat dans le journalisme, de la
tarification à l’activité à l’hôpital, des impact factors dans l’évaluation
de la recherche, du pourcentage de bacheliers dans une classe d’âge,
des pourcentages de réussite aux examens et aux évaluations
scolaires, des pourcentages de réinsertion des chômeurs dans un
emploi, des taux de fréquentation des lieux culturels, nous faisons
comme si la valeur était une propriété émergente de la quantité.
28 À partir de ces chiffres fabriqués sur le modèle prudentiel des agences
de notation financière, nous fabriquons des normes qui deviennent
des objectifs et tendent à remplacer la finalité des actions qu’elles
étaient censées évaluer. On peut sérieusement s’inquiéter lorsqu’on
entend le professeur Peter Higgs, lauréat du prix Nobel de
physique 2013, déclarer au Guardian, le 6 décembre 2013 :
« Aujourd’hui, je n’obtiendrais pas un poste universitaire. C’est
simple : je ne pense pas que je serais considéré comme assez
productif ».
29 Le « système technicien », comme l’appelait Jacques Ellul 7 , s’est
emparé de la société tout entière et la numérisation des activités a
donné à la rationalisation de nos conduites un pouvoir sans
précédent. La valeur devient plus que jamais soluble dans la pensée
du droit et des affaires, elle n’est plus qu’une information devenue
marchandise. En conséquence, les indicateurs qui devaient aider à la
décision ont tendance à la remplacer. À partir de là, c’est la machine
numérique qui confisque le savoir-faire du professionnel comme la
décision du politique. Tous deux sont prolétarisés. Les normes
quantitatives, techniques et gestionnaires deviennent à la fois l’idéal
à atteindre et la mesure du chemin parcouru pour l’atteindre. Une
nouvelle bureaucratie de l’expertise s’installe, colonisant en France
les vieux appareils de l’État et les traditions jacobines. Mais ce
fétichisme des chiffres favorise des formes de pensée qui contrarient
la démocratie et pervertissent les pratiques professionnelles. Les
formes actuelles de l’évaluation deviennent le cheval de Troie d’une
logique de marché qui pénètre les secteurs de l’existence sociale qui
en étaient jusque-là exemptés. Une nouvelle vision du monde
s’impose qui, au nom de l’objectivité, prescrit des schèmes de
comportement, et fait de la valeur financiarisée non seulement une
catégorie de l’économie, mais encore une catégorie morale, politique
et psychologique.
30 Il y a une machine philosophique et anthropologique derrière chaque
conception de la valeur. Les conceptions contemporaines des
évaluations quantitatives et formelles rendent invisibles des pans
entiers de l’existence : que vaut un sourire, un mot gentil, dans un
acte de soin ? Que vaut le poème, le jeu ou le rêve d’un enfant réduit
à ses compétences cognitives ? Que valent l’amour et l’amitié quand
vivre n’est aujourd’hui qu’un stratagème, comme disait Aragon ?
31 Cette aliénation « chosifiante » du vivant est aujourd’hui une
véritable catastrophe écologique, qui fait violence et, en retour,
produit de la violence religieuse, de la délinquance, de la fraude, du
cynisme et de l’imposture. À moins que les individus ne s’enlisent
dans l’apathie, l’indifférence ou la dépression. Parce qu’on a mis de
la surveillance et du contrôle technique, là où on avait plus besoin de
relations humaines pour se servir de la technique sans s’y asservir, la
démocratie périt de son manque de confiance en elle-même, de son
absence d’ambition vraie.

Comment retrouver le « langage de


l’humanité » ?
32 Comment restaurer cette éternelle confiance de l’homme dont
parlait Camus en novembre 1946 lorsqu’il s’inquiétait qu’on puisse la
perdre après Hiroshima ? Il évoquait « cette éternelle confiance de
l’homme, qui lui fait croire qu’on pouvait tirer d’un autre homme
des réactions humaines en lui parlant le langage de l’humanité » 8 .
33 Eh bien, le langage de l’humanité c’est la parole et le récit et non ce
langage des choses et des machines que nous force à apprendre les
évaluations actuelles. Les chiffres doivent être produits pour nous
permettre de parler et de débattre et non pour nous faire taire.
34 L’empire des indicateurs numériques doit pouvoir s’arrêter à la
porte du récit et de la parole pour permettre aux citoyens de vivre
ses expériences, de les échanger et de les transmettre. Le philosophe
Walter Benjamin a montré que, lorsqu’on n’est plus capable de
raconter des histoires, c’est que le cours de l’expérience a chuté et
qu’il sombre aujourd’hui indéfiniment.
35 C’est ce savoir artisanal des récits professionnels, de leur expérience
particulière que les chiffres et les protocoles rendent invisibles.
Insidieusement les chiffres cachent les critères sur lesquels ils se
fabriquent, introduisent des jugements de valeur indiscutables et
s’auto-légitiment en s’appuyant sur d’autres chiffres avec lesquels ils
sont en affinité.
36 Il y a un immense chantier devant nous : comment les chiffres sont
fabriqués, que veulent-ils dire, quelles sont les valeurs qu’ils cachent
ou qu’ils mettent en avant et le traitement politique qu’on peut en
faire ? Je prendrai un seul exemple emprunté au sociologue Robert
Salais : celui du nombre de demandeurs d’emploi inscrits à pôle
emploi, donnée factuelle, que l’on transforme médiatiquement en
énoncé de type : « baisse ou augmentation » du chômage. Le
glissement sémantique n’est pas innocent. Qui plus est lorsque la
BCE se réjouit de la baisse du chômage dans un pays sans préciser le
« degré de vulnérabilité » de l’emploi trouvé, sa durée et ses
conditions, elle participe davantage du communiqué de « la société
du spectacle » que du débat politique.
37 Cependant, il n’y a pas que les chiffres sur lesquels il convient de
réfléchir, mais sur les mots que nous employons pour dire le monde.
Nous ne les utilisons pas impunément. Par exemple, il conviendrait
de se rappeler que les termes de « performance » ou de « handicap »,
qui nous obsèdent tant dans nos évaluations, proviennent d’un
vocabulaire de turfiste. La performance est la manière dont court un
cheval et ce mot prend progressivement le sens de score. Quant à la
notion de « handicap », elle désigne au départ la charge qu’il
convient d’attribuer au jockey pour équilibrer les chances des
concurrents. Mais la vie est-elle un champ de courses ? Rappelons la
signification des termes qui envahissent aujourd’hui le champ du
travail social.
38 Au départ le terme de performance est emprunté à un mot anglais
« performance » signifiant « accomplissement », « réalisation »,
« résultat réel ». Il est employé dans un champ très vaste, dont le
domaine du sport n’est qu’un exemple. C’est ainsi qu’il peut désigner
l’exécution d’une œuvre littéraire ou artistique. Mais lorsque le mot
est introduit en français comme terme de turf et au pluriel, il
désigne « des résultats d’un cheval de course » 9 . Mais,
progressivement, il s’étend dans l’usage courant pour désigner la
manière de faire quelque chose de manière optimale, voire
exceptionnelle. La notion de performance draine avec elle
aujourd’hui celle de compétition, de rivalité, qui fait de l’autre un
rival, un adversaire, un challenger. Au risque alors de promouvoir
une civilisation des mœurs, une éthique, saisie par le style sportivo-
managérial, qui réduit la valeur au prix, au palmarès et aux résultats
chiffrés.
39 Comme le mot compétition, celui de performance est fréquemment
employé dans les domaines du sport, du commerce et de la politique.
Si on le rapproche du mot challenge, qui est son équivalent le plus
proche en anglais, le terme de compétition désigne aussi un style de
lien social fondé sur la provocation, le défi et la concurrence.
L’extension aujourd’hui de ce style sportivo-managérial, qui tend à
gouverner nos activités humaines, révèle le style d’une société, le
style d’une civilisation et place le rapport à l’autre et à soi-même
sous l’ombre portée de l’agressivité. On s’éloigne alors d’une société
qui prend soin de la vulnérabilité et de la dignité humaine. On
s’éloigne aussi du sens artistique du mot de « performance » au
risque de fabriquer une fable sociale, un méta-récit, qui légitime les
inégalités sociales et explique les échecs professionnels en les
imputant à ceux qui les subissent. L’esprit de compétition, c’est bien
dans les stades, c’est moins pertinent dans les services d’urgence des
hôpitaux ou dans le travail social à l’Armée du Salut. Sinon, on
risque, au nom d’une rhétorique de la performance, d’installer et de
justifier des abus de pouvoir qui s’autorisent et se légitiment de la
réussite et de la compétition. Un pas de plus est franchi pour
entamer la démocratie lorsqu’implicitement les inégalités dans les
performances sont censées résulter d’une sélection naturelle donnant
à la vision néolibérale du monde les fondements d’un darwinisme
social.
40 À partir de ce moment-là la performance n’est plus seulement
l’accomplissement d’un acte, le dépassement dans une épreuve
physique ou intellectuelle, la réussite dans les affaires, c’est aussi un
discours qui fabrique des subjectivités et constitue une machine de
gouvernement. Si « c’est la société qui fait la substance de
l’individu », comme disait Adorno, la société de la compétition et de
la performance fabrique des individus isolés, cyniques, désespérés,
bien souvent apathiques politiquement et jouisseurs désabusés,
déshumanisés, prêts à passer sous le joug du tyran et disposé à le
servir pour faire prospérer leurs petites « affaires », en oubliant la
principale d’entre elles, qui est de rester « maître de soi-même ». Tel
est déjà l’enseignement de Benjamin Constant et d’Alexis
de Tocqueville au xixe siècle, au moment où la modernité installe une
nouvelle forme de démocratie et tend à oublier les origines grecques
de la démocratie, autant que le message de la philosophie des
Lumières : sortir de l’état de « minorité » et soumettre tout
jugement, toute prescription à la raison critique.
41 Il ne faut pas oublier que le discours aussi produit des performances
et c’est le sens même du mot performatif inventé par le philosophe et
linguiste anglais Austin pour désigner une catégorie de verbes qui
réalisent l’action qu’ils énoncent. Cette puissance performative,
cette efficience symbolique est très importante puisqu’elle montre
que dire, c’est faire. Si je dis « je promets », « je décide », je ne décris
pas simplement une action, je la produis. Je n’annonce pas
simplement une intention, j’accomplis un rituel qui me lie
pragmatiquement à autrui. Quand je dis « je sais », je donne aussi ma
parole à autrui et je m’engage implicitement dans une promesse
dont je dois être le répondant. Dire « j’accepte » ou « je refuse »
relève de la même logique performative, ils ne décrivent pas des
intentions, ils les font exister, ils en constituent la performance.
Aussi est-il important maintenant d’évoquer brièvement en quoi les
indicateurs de performance favorisent ou entravent sa réalisation.
Car les indicateurs de performance ne mesurent pas seulement les
actions, ils n’évaluent pas seulement les performances, ils les
produisent, ils les calibrent et ce faisant imposent des exigences,
c’est-à-dire des normes. Ces normes imposées par les indicateurs de
performance constituent une éthique. Or, statistiquement parlant, il
est absurde de considérer les indicateurs quantitatifs de
performance comme neutres et objectifs. Ils tendent à rétroagir sur
les acteurs dont ils mesurent l’activité. C’est la loi de Goodhart, bien
connue en économie : « quand une mesure devient une cible, elle
cesse d’être une bonne mesure ». Reformulée par Robert Lucas, cette
loi précise : « toute régularité statistique observée devient fausse si
une pression est exercée sur elle à des fins de contrôle ».
42 Mais que faisons-nous d’autre aujourd’hui quand nous évaluons ? Un
autre exemple ? Quand on fait dépendre la dotation de moyens des
résultats à la performance, on risque de produire au mieux des biais
évaluatifs, au pire on fabrique des impostures. Quand, par exemple,
on évalue les praticiens de Pôle emploi sur leur performance et leur
« taux de placement de bénéficiaires », on les encourage à exclure du
périmètre de leurs efforts les personnes les plus vulnérables. Il en va
de même des hôpitaux, des universités, des lycées. La prime à la
performance que véhiculent les palmarès et les évaluations
standardisées accroît les inégalités sociales et la vulnérabilité des plus
démunis. Le pilotage par les indicateurs de performance n’est plus
seulement a-démocratique ou postdémocratique, il devient
antidémocratique. Ce type d’évaluation incite les professionnels à
l’imposture : exclure tous ceux qui alourdissent les résultats
statistiques, même s’ils sont la raison d’être de nos missions.
43 Faute de prendre du temps pour parler des chiffres et des résultats,
on risque de choisir le mode d’emploi simplifié et connu, plutôt que
la pensée complexe, ambiguë, ouverte à l’inconnu. Comme le disait le
philosophe Jean-François Lyotard, « Dans un univers où le succès est
de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : d’en
faire perdre. 10 »
44 Mais, avec le pilotage automatique des évaluations actuelles, le score
remplace la pensée, tue les capacités de création et de découverte et
fait de l’avenir un simple reflet du passé. Il faut se méfier car
l’appareil normatif au sein duquel ce type d’évaluation technico-
financière s’inscrit tend à contourner sa propre évaluation. Le
système fabrique des preuves endogènes de sa propre efficacité en se
maintenant sur le seuil des apparences formelles. C’est la raison
pour laquelle il me paraît urgent d’évaluer ce que nous coûtent
financièrement, matériellement, mais aussi humainement, toutes ces
agences d’évaluation. Évaluer aussi leurs tâches aveugles en matière
d’évaluation professionnelle et leurs coûts démocratiques.
N’oublions pas, par exemple, que les indicateurs de performance ne
nous donnent de la réalité professionnelle qu’une vision simplifiée et
myope qui ne rend pas compte des conséquences à long terme de nos
pratiques.
45 Comment, par exemple, prendre en compte les effets des nouvelles
politiques culturelles des nouvelles missions sociales des théâtres, de
leurs effets sur leurs territoires et au long terme lorsque ce sont des
indicateurs de fréquentation de ces lieux qui priment dans une
évaluation ? Il faut arrêter une évaluation simpliste, à court terme,
aveuglée par sa myopie des chiffres et des effets directs. Il faut
arrêter de perdre trop de temps par le mitraillage des évaluations
qui se succèdent en cascade et sclérosent le travail lui-même.
L’évaluation ne doit plus être le sésame qui ouvre la porte des
financements et qui pilote les procédures qui calibrent les humains
comme des tomates, mais l’un des moyens internes aux pratiques
professionnelles elles-mêmes. Il conviendrait de favoriser des
moments et des lieux d’échanges entre praticiens, citoyens-usagers
et citoyens-financeurs.
46 Enfin il convient de permettre aux praticiens, aux décideurs et aux
politiques eux-mêmes de sortir d’une curatelle technico-financière qui
rend invisibles les finalités de nos actes et contraint nos décisions.
Pour sortir de l’état de minorité dans lequel les placent ces
évaluations il faudrait favoriser, au moins à titre expérimental, une
autonomie de petites unités de production, respecter la particularité
de leur histoire et de leur expérience en les invitant à faire au mieux
avec les moyens qu’il serait possible de leur accorder. Il s’agirait
moins d’adapter le citoyen en le transformant en instrument animé
que l’inviter à créer et à se créer par son travail. Cette révision
fondamentale dans la manière d’évaluer pourrait constituer un
équivalent symbolique avec l’augmentation de salaire offrant une
reconnaissance sociale en contrepoint de cette société du mépris que
fabriquent les évaluations standardisées. Car il faut le dire encore et
encore, les nouvelles formes sociales des évaluations sont devenues
de véritables polices de la pensée, de véritables techniques de
confession et d’aveu qui empêchent et pervertissent le travail avec
autrui. Telles sont, à mon avis les questions, que pose aujourd’hui à
nos démocraties la bureaucratie des expertises. Peut-être
conviendrait-il de se rappeler avec Canguilhem que « la raison est
régulière comme un comptable, mais la vie anarchiste comme un
artiste. »
47 N’oublions pas que l’humain ne produit pas seulement des objets et
des services, qu’il se produit lui-même à travers sa production et
qu’il produit ainsi son humanité. Cette humanité était, aux dires de
Jaurès, cette « parcelle » déposée en tout homme qui lui faisait
refuser la fatalité biologique comme la fatalité économique. C’est de
ce refus d’une société de la résignation comme du fatalisme que sont
issues les inventions renouvelées de la démocratie.

Conclusion
48 Comment ne pas penser aujourd’hui, face à la tyrannie des
expertises, à ce que disait la philosophe Simone Weil : « On dit
souvent que la force est impuissante à dompter la pensée ; mais pour
que ce soit vrai, il faut qu’il y ait pensée. Là où les opinions
irraisonnées tiennent lieu d’idées, la force peut tout. Il est bien
injuste de dire par exemple que le fascisme anéantit la pensée libre ;
en réalité c’est l’absence de pensée libre qui rend possible d’imposer
par la force des doctrines officielles totalement dépourvues de
signification ».
49 Il serait désastreux qu’une nouvelle forme de technocratie vienne se
substituer à celle de la « cage de fer » des États modernes, dont la
technocratie d’expertise a de nos jours pris le relais. Il serait
désastreux qu’une nouvelle forme de « conduite des conduites »
confisque le nécessaire débat citoyen en imposant une micro-gestion
administrative des espaces, des biens, des informations et de ceux
qui en usent. C’est la raison pour laquelle le « commun » à
réinventer, pour sortir de cette « tragédie des enclosures »
anciennes et actuelles, ne pourra se construire qu’à la condition de
retrouver le goût et le sens du récit par lequel l’humain construit son
expérience et la transmet à autrui. Nous avons plus que jamais
aujourd’hui besoin de cette « pensée de Midi », dont parlait Camus,
pensée, qui conjoint la raison et le sacré, l’art et la politique. Une
telle pensée ne rejette pas les chiffres, pas davantage qu’elle
méconnaît l’économie, elle en expose les contraintes, moins pour
nous faire taire que pour nous permettre d’en parler. C’est ce « goût
de la parole », comme disait mon ami Zarifian, que nous devons
retrouver pour rendre ce monde habitable.
50 Terminons avec Alain Desrosières : « La planification centralisée des
ex-pays socialistes a échoué parce qu’il était impossible de fixer des
indicateurs fiables de réalisation des objectifs du Plan, en raison des
effets pervers induits par ces indicateurs, par rétroaction sur le
comportement des acteurs. Les indicateurs et les classifications sont
tout à la fois des contraintes et des ressources qui, par leur existence
même, changent le monde » 11 , et encore : « l’histoire,
l’anthropologie, et aussi le débat politique démocratique, peuvent
fournir d’utiles contrepoids réflexifs à des techniques économiques
et statistiques parfois trop sûres d’elles-mêmes » 12 . Non sans devoir
ajouter avec Rousseau : « Ils ne savent pas que les maisons font la
ville mais que les citoyens font la cité » 13 .

NOTES
1. Desrosières (A.), Gouverner par les nombres L’argument statistique, tome 2, Paris, Presses de
l’École des mines, 2008, p. 29.
2. Foucault (M.), Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979, Paris, Hautes
Études, Gallimard-Le Seuil, 2004, p. 236.
3. Bourdieu (P.), Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Le Seuil, 2012.
4. Ibid., p. 156.
5. Ibid., pp. 187-188.
6. Desrosières (A.), Prouver et gouverner, Paris, La Découverte, 2014, p. 50.
7. Ellul (J.), Le Système technicien, Paris, Le Cherche midi, 2004.
8. Camus (A.), « Le siècle de la peur », texte écrit le 30 novembre 1946 et publié par Combat
en novembre 1948.
9. Rey (A.), (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, tome 2.
10. Lyotard (J.-F.), Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1988-2005, p. 60.
11. Desrosières (A.), Gouverner par les nombres. L’argument statistique, tome 2, Paris, Presses de
l’École des mines, 2008, p. 29.
12. Desrosières (A.), Prouver et gouverner, Paris, La Découverte, 2014, p. 69.
13. Rousseau (J.-J.), Du Contrat social, 1762, livre I, chapitre VI, note 1 de Rousseau.

AUTEUR
ROLAND GORI

Professeur honoraire de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille et


psychanalyste membre d’Espace analytique il a été nommé professeur en 1979 à l’université
de Montpellier puis à partir de 1983 à l’université d’Aix-Marseille. Il a siégé dans de
nombreuses commissions ministérielles et a été expert au ministère de la Recherche
entre 1997 et 2003. Après avoir dirigé un DEA de psychopathologie clinique, il a participé à
la direction et à la fondation d’un réseau inter­universitaire de psychopathologie clinique et
de psychanalyse. Il est actuellement président de l’association l’Appel des appels. Il a publié
plus d’une vingtaine d’ouvrages.
Existe-t-il des alternatives ?
Le citoyen, un agent public
comme les autres ? Espoirs et
enjeux de la coproduction des
services publics
Taco Brandsen et Marcel Guenoun

« Ces défis sont immenses […] si l’école est nécessairement en première ligne de
ce combat pour les valeurs et assumera avec détermination la mission ambitieuse
que lui a confiée la nation, elle ne peut le faire qu’en accordant plus de place à
l’engagement des citoyens à ses côtés, qu’en renouvelant les formes
d’engagement pour donner à chacun la possibilité d’être, aux côtés des équipes
éducatives, utile pour l’école de la République. C’est donc une réponse
structurelle et pérenne qu’il faut construire ».
1 Cet extrait de la circulaire du 12 mai 2015 relative à la « réserve
citoyenne de l’Éducation nationale » illustre l’inscription de la
coproduction dans l’agenda réformateur public français et l’ampleur
des attentes qui lui sont portées. En réaction aux attentats perpétrés
au mois de janvier 2015, la présidence de la République a programmé
la création de réserves citoyennes qui consistent à organiser
l’engagement des citoyens au service de la République « pour que
vive la Fraternité » 1 . Cette mobilisation des citoyens pour assurer
des missions dans un cadre fixé par des organismes publics recoupe
l’idée fondamentale de la coproduction, à savoir la contribution
volontaire des citoyens à la production de valeur par les services
publics 2 . Bien que très ancien 3 , ce concept connaît un retour en
force ces dernières années 4 tant au niveau des administrations
publiques que de la recherche en sciences sociales. Au-delà de la
réserve citoyenne, toute une série d’initiatives pratiques et de
réflexions théoriques concourent à établir un climat favorable au
développement de la coproduction. L’essor de design des services
publics, soutenu par différentes initiatives, telles que celles de la
27e région, consiste précisément à incorporer les usages (et donc les
usagers internes et externes) dans l’élaboration des services publics,
en est la manifestation la plus visible, mais la création d’une agence
du service civique, les préconisations portées par certains think tanks
5
ou encore la réflexion sur l’empowerement dans la politique de la
ville participent du même mouvement.
2 Le renouveau de ce mode de production de l’action publique se
réalise cependant dans une relative confusion idéologique et
opérationnelle. En effet, le recours à la coproduction peut être
réalisé en invoquant des valeurs différentes (réduire les coûts de
production à l’instar du programme de Big Society mis en œuvre par
David Cameron en 2010 ou revivifier les valeurs républicaines à
l’instar de l’exemple français) et selon des modalités très
différenciées (niveau d’engagement, modes de sélection des
coproducteurs, secteurs d’intervention, etc.). L’objectif de cet article
est de contribuer à la clarification conceptuelle de l’objet
« coproduction » par un passage en revue de la littérature sur le
sujet.
3 Cette recension est organisée de manière à définir la coproduction
sans la confondre avec la démocratie participative et à préciser son
fonctionnement, ses enjeux et ses effets.
La coproduction n’est pas une démarche de
démocratie participative
4 Les travaux d’Elionor Ostrom sont souvent pris comme point de
départ de la recherche sur la coproduction. Dans ses travaux, Ostrom
6
définit la coproduction comme : « le processus à travers lequel des
ressources utilisées pour produire un bien ou un service sont
apportées par des individus qui ne sont pas “dans” la même
organisation ». Cette définition très large pose l’idée de travail
partagé entre des acteurs à l’intérieur et à l’extérieur d’une
organisation. Très rapidement, plusieurs définitions sont venues
caractériser plus précisément les acteurs impliqués dans le
processus. Brudney et England 7 indiquent que la coproduction est
« la production conjointe de services publics par les producteurs
traditionnels (agents publics, fonctionnaires) et des usagers
(citoyens ou associations de quartiers) ». Parks, quant à lui, propose
la définition suivante : « les différentes activités réalisées ensemble
par les agents publics et les citoyens et qui contribuent à la
production des services publics » 8 . Les précisions apportées par les
définitions ultérieures visent à exclure du périmètre de la
coproduction les interactions entre les services publics et d’autres
organisations, qu’elles soient publiques, privées ou associatives. La
coproduction met en lien des organisations publiques et des citoyens
pris individuellement ou collectivement.
5 C’est précisément ici que réside le risque de confusion avec la
démocratie participative. Comme le souligne Loeffler 9 , la
participation citoyenne comme la coproduction sont des concepts
« attrape-tout » qui peuvent recouvrir une grande variété de
pratiques. Ainsi il va de soi que la coproduction entendue lato sensu, à
savoir que les citoyens « apportent de la valeur à la production des
services publics » 10 en y mettant du leur 11 est une forme de
« participation » des citoyens à l’action publique. Par ailleurs,
certains auteurs considèrent la coproduction comme un paradigme
englobant de multiples niveaux de contribution des citoyens :
codécision, écoconception, co-maîtrise d’ouvrage, coproduction, co-
évaluation. Dans ce cadre, quand la coproduction porte sur des choix
de politique publique ou leur évaluation elle se confond avec la
démocratie participative. Pour éviter cette confusion, Brandsen &
Pestoff 12 ainsi qu’Alford et O’Flynn 13 proposent de distinguer
coproduction et co-gouvernance pour positionner la coproduction
au niveau infrapolitique de la gestion opérationnelle des services
public. En résumé, l’enjeu de la coproduction ne serait pas de
discuter et modifier le cadre d’action, mais, une fois celui-ci fixé, de
contribuer à une réalisation meilleure ou plus efficiente. La
démocratie participative cible essentiellement l’apport d’idées par
les citoyens (leurs souhaits, leurs attentes, leurs propositions, etc.),
là où la coproduction cible prioritairement l’action et le
comportement des citoyens. La distinction entre coproduction et
démocratie participative porte également sur la représentativité. Les
démarches de démocratie participative, qui trouvent leur origine
dans une volonté de correction des défauts de la démocratie
représentative, sont sommées d’assurer une forme ou une autre de
représentativité des publics qui s’y investissent 14 et peinent, dans
leur très grande majorité, à y arriver 15 . La question de la
représentativité est substituée par celle de la compétence dans le
champ de la coproduction, dans la mesure où son principe
fondamental est la liberté de contribution : l’enjeu est de trouver des
citoyens compétents et prêts à s’investir davantage que des citoyens
représentatifs. Si la participation des citoyens aux prestations des
services publics peut renforcer leur influence et contribuer à la
démocratisation 16 , cela est un impact éventuellement recherché
par la coproduction et non sa condition sine qua non. De surcroît, les
compétences requises pour la coproduction et les activités de
représentation diffèrent. Il faut prendre garde cependant que la
distinction entre coproduction et démocratie participative ne réduit
pas la coproduction à un exercice purement technique et dépolitisé.
Bien au contraire, tant le choix de s’engager ou non dans la
coproduction, les modalités concrètes de son organisation et ses
effets (recherchés ou non) peuvent affecter la nature des services
publics et les rapports des citoyens aux administrations. La
coproduction a une portée politique qui peut s’analyser dans le cadre
de la dissolution des frontières entre politique et technique 17 .
6 La distinction entre participation et coproduction est désormais
acquise dans le monde académique 18 , il s’agit donc de caractériser
plus en détail les composantes particulières de la coproduction. Tout
d’abord la coproduction est une contribution partiellement bénévole
et partiellement volontaire. L’idée est ici de distinguer la
coproduction du bénévolat traditionnel. Lorsque les services publics
sont davantage considérés à l’aune d’une logique de service 19 que
d’une logique juridique (droits de propriété, principes de service
public), alors la coproduction apparaît inévitable puisque le service
est consommé au moment où il est produit : la participation du
bénéficiaire est inhérente à certains services (comme dans
l’enseignement) même si une implication plus importante du
bénéficiaire dans la coproduction repose quant à elle sur la volonté
libre de ce dernier. Le bénévolat ne peut pas non plus être
pleinement retenu pour caractériser la coproduction. À la différence
de l’image idéale et typique d’un engagement désintéressé et exempt
de réciprocité qui caractérise le bénévolat, la coproduction s’appuie
en effet, au moins en partie, sur l’idée d’une forme de réciprocité : la
coproduction concerne des prestations que les participants utilisent
directement ou indirectement et dont ils retirent un bénéfice extra-
économique (les parents qui participent aux activités périscolaires
de l’école de leur enfant) ou économique (la déclaration des impôts
en ligne est une intensification de la coproduction par les
contribuables, motivée partiellement par une incitation financière).
7 Un des critères clé de la coproduction est la compétence ou le
professionnalisme. L’idée sous-jacente est que la personne qui
s’implique dans la production doit avoir une compétence liée à une
réalisation de qualité, afin qu’elle améliore le service au lieu de le
dégrader. Les travaux initiaux sur la coproduction soulignaient la
réticence des professionnels à voir s’engager les usagers dans les
processus co-productifs du fait de la crainte du manque d’expertise
de ces derniers et de la peur de se voir contestés et dépossédés 20 .
Cependant, en comparant le contexte de la recherche sur le travail
des professionnels dans les années 1970 avec le contexte actuel, nous
observons des différences majeures. Les pouvoirs, les normes et la
responsabilisation ne sont plus (uniquement) dictés par les
communautés professionnelles. L’une des conséquences pour les
professionnels est qu’ils ont détourné leur attention de leur
communauté professionnelle, avec ses codes de déontologie, ses
standards et ses mécanismes de contrôle, pour se focaliser sur
d’autres acteurs, normes, règles et standards, notamment les
souhaits et préférences des usagers, la capacité à travailler avec un
public contestataire et la formation de nouveaux réseaux et
communautés 21 . L’idée est de plus en plus admise que les
connaissances nécessaires à la résolution des problèmes sont
dispersées et que la définition des connaissances professionnelles
pertinentes fait elle-même partie de cette interaction. Les
professionnels devraient donc être caractérisés moins en termes de
professions traditionnelles bien différenciées qu’en termes de
connaissances spécifiques qu’ils apportent dans leurs interactions
avec les citoyens. Ce schéma s’applique aussi à la coproduction : au
lieu que le professionnel et les standards qu’il applique constituent
un facteur extérieur potentiellement déformant par rapport aux
contributions des citoyens, le processus devient interactif dans la
coproduction, puisque les pratiques et standards professionnels sont
eux-mêmes modifiés. Par voie de conséquence, la distinction entre le
citoyen et le professionnel s’estompe par rapport à la manière dont
elle existait précédemment. Cela conduit à une autre interprétation,
plus simple, du « professionnel », qui serait un membre de
l’organisation, situé à l’intérieur de celle-ci, tandis que le citoyen se
place à l’extérieur – une notion explicitée notamment par Elinor
Ostrom.
8 En analysant les définitions de la coproduction, nous avons identifié
un certain nombre d’éléments qui doivent être considérés comme
constituant le cœur du concept. Il s’agit des éléments suivants 22 :
La coproduction est une relation entre les salariés d’une organisation et des citoyens
individuels (ou des groupes de citoyens) ;
Elle implique des contributions actives directes de ces citoyens au travail de
l’organisation ;
Le professionnel est un salarié rémunéré par l’organisation, tandis que le citoyen ne
reçoit pas de contrepartie financière.

9 Une définition révisée pourrait donc être libellée ainsi : la


coproduction est une relation entre un salarié rémunéré d’une organisation
et des citoyens individuels (ou des groupes de citoyens) qui implique une
contribution active directe de ces citoyens au travail de l’organisation.

Qu’est-ce qui pousse les administrations et


les citoyens à s’engager dans
la coproduction ?
10 La coproduction se développe fortement dans les entreprises et les
administrations, aussi de nombreux travaux ont-ils expliqué cet
engouement. Du côté des organisations, on a tenté d’expliciter les
objectifs d’une telle démarche tandis que, du côté des citoyens, on
s’est interrogé sur les motivations de l’engagement. À l’interface
entre les organisations publiques et les citoyens, certains chercheurs
se sont demandé si certains types de services ou d’enjeux étaient
plus propices que d’autres à voir la coproduction se développer.
11 Concernant les objectifs assignés à la coproduction, Voorberg,
Bekkers et Tummers 23 en recensent cinq :
une meilleure efficacité : la coproduction permet d’atteindre plus complètement les
objectifs de l’organisation, du service ou de la politique publique ;
une meilleure efficience : la coproduction permet, à niveau de quantité/qualité de
prestation constante, de réduire les coûts de production ;
une meilleure satisfaction de l’usager : la coproduction permet de développer une
empathie réciproque et de faire mieux correspondre les attentes, les prestations et les
perceptions ;
une plus grande implication citoyenne : la coproduction permet ipso facto de renforcer
l’implication citoyenne dans l’action publique ;
plus grande confiance des citoyens : la collaboration entre organisation publique et
citoyens permet de renforcer la confiance des citoyens envers les services publics.

12 Ces objectifs peuvent être regroupés autour de deux pôles


différenciés (mais non contradictoires) : des objectifs économiques
et des objectifs démocratiques, tout l’enjeu étant d’atteindre les deux
via le même procédé. Les objectifs de la coproduction sont rarement
explicités (comme dans le cas de la réserve citoyenne, dont l’objectif
est clairement démocratique et non-économique), mais, quand c’est
le cas, l’efficience et l’efficacité viennent généralement en tête 24 .
13 Du côté des citoyens, un grand nombre de recherches 25 ont eu pour
objet de comprendre les attitudes et motivations susceptibles de
déclencher l’engagement dans la coproduction. En simplifiant cette
vaste littérature, on peut identifier trois types de facteurs motivants
(ou trois théories explicatives) qui se complètent :
Les récompenses extrinsèques (très clairement imprégnées de la théorie des choix
publics) : les individus ne coproduiraient que si les bénéfices attendus dépassent les
coûts investis. Les récompenses envisagées sont donc extérieures à l’acte même de
coproduire (donc extrinsèques). Deux types de récompenses sont envisagés :
monétaires (comme des bons d’achats pour service à la communauté, une prise en
charge des coûts induits par la coproduction ou le remboursement des frais directs et
indirects) et non monétaires (par exemple, le voisinage sécurisé/sécurisant grâce à un
« voisin vigilant »).
Les récompenses intrinsèques. Il semble évident que l’intérêt strictement personnel peine
à expliquer l’engagement des citoyens, une approche élargie a donc été envisagée. Elle
recoupe les récompenses intrinsèques telles que le plaisir d’agir avec et pour les autres,
le plaisir d’argumenter et de convaincre, où l’acte en soi procure directement la
satisfaction et l’engagement. Des raisons normatives ont également été avancées,
comme la volonté d’une influence au service de valeurs (par exemple démocratiques ou
participatives).
26
Le sentiment d’efficacité. Plus récemment Parrado et ses collègues ont montré que le
27
sentiment d’efficacité, c’est-à-dire d’impact de sa propre action , avait un pouvoir
explicatif sur l’engagement dans la coproduction. Plus une personne est convaincue
que son action peut changer quelque chose, plus elle fera des efforts, persistera et
exprimera son intérêt.

14 Pour les décideurs publics, ces raisons de l’engagement co-productif


permettent de dessiner une stratégie de communication et
d’enrôlement des citoyens en fonction de la nature du projet. Il
n’existe pas encore d’études empiriques à ce jour en France sur les
motivations à la coproduction et les stratégies déployées par les
organisations publiques pour développer l’engagement citoyen, mais
les retours d’expériences relatifs à la démocratie participative 28
suggèrent que le ressort de la motivation intrinsèque a été presque
exclusivement mobilisé, ce qui n’est pas sans conséquence sur les
difficultés des démarches participatives à avoir mobilisé une vaste
gamme de citoyens.
15 Indépendamment des attitudes et préférences des acteurs, le poids
des variables institutionnelles et culturelles ont été envisagées.
Ainsi, on pourrait s’attendre à ce que la coproduction soit moins
désirée et pratiquée dans des pays de tradition napoléonienne tels
que la France, où l’État dispose du monopole de l’intérêt général,
comparativement aux pays où, par principe, l’intérêt général se
mesure à la capacité d’incorporation de la société civile dans le
processus décisionnel public. Une étude comparative menée par
Parrado et ses collègues 29 auprès de citoyens et fonctionnaires de
cinq pays de culture administrative différente révèle que la
propension à s’engager dans la coproduction ne varie pas
significativement. Le type de prestation et son degré de
professionnalisation ont également été envisagés. Pestoff 30 montre
ainsi que, plus la prestation est importante pour les citoyens, plus ils
sont enclins à participer. Ensuite, plus la prestation est prégnante
dans la vie du citoyen (services sociaux, de santé, etc.), moins il est
possible pour le citoyen de sortir du dispositif ; il aura donc plus
tendance à vouloir participer que se taire, ne rien faire ou sortir du
dispositif 31 .
16 En dehors des préférences des acteurs, les caractéristiques socio-
économiques des citoyens ont été envisagées comme pesant sur
l’engagement dans la coproduction : l’âge, le genre, le niveau
d’éducation, le type d’emploi exercé, la ruralité ou l’urbanité. Les
résultats restent épars et contrastés d’une étude à l’autre, mais il
semble que les femmes et les personnes âgées tendent à s’engager
davantage 32 . Enfin, les conditions matérielles et organisationnelles
de la coproduction affectent la propension à s’engager et doivent
être considérées en amont du lancement du processus. Plus la
distance géographique, le temps à consacrer, les efforts à mobiliser,
les informations à acquérir seront importants, moins le nombre de
citoyens enclins à participer sera élevé.

Comment fonctionne la coproduction et


quels sont ses effets ?
17 Le périmètre, le contenu et les modalités de la coproduction sont
très variables, d’autant que la pratique reste, d’une certaine
manière, émergeante et les définitions encore instables. On ne
s’intéressera ici qu’aux situations où la coproduction n’est pas
inhérente, c’est-à-dire les cas où, si le citoyen ne veut/peut pas
participer, l’organisation peut réaliser le service toute seule. Deux
catégorisations de la coproduction seront examinées ici, celle de
Dujarier 33 et celle de Brandsen et Honingh 34 .
18 Dujarier distingue l’autoproduction dirigée, la coproduction
collaborative et le travail d’organisation.
19 L’autoproduction dirigée renvoie aux tâches simples externalisées vers
le bénéficiaire dans un cadre précis et contrôlé. C’est la forme de
coproduction la plus répandue dans les secteurs publics et privés et
repose essentiellement sur les possibilités offertes par les
technologies de l’information. La saisie de dossier en ligne, la
déclaration d’impôts en ligne, l’autodiagnostic ou l’autoréparation
des pannes via les plateformes de questions-réponses en ligne font
partie de cette forme de coproduction. Cette modalité a un très fort
effet de levier sur les coûts, mais contribue également à
l’amélioration de la qualité de service (réduction des délais et temps
d’attente, frais de déplacements, etc.).
20 La coproduction collaborative réside dans la captation d’idées,
d’informations ou d’opinions que les bénéficiaires fournissent
gratuitement. Basée sur les technologies de l’information et les
réseaux sociaux le développement de cette modalité de coproduction
est rapide. Le big data en est le paroxysme dans la mesure où il rend
cette coproduction inhérente et insensible. Dans le champ public elle
est plus traditionnelle, mais ne doit pas être confondue avec la
consultation ou les réunions publiques. L’enjeu est ici non de
discuter le caractère bien ou infondé d’une prestation, mais
d’identifier les problèmes ou les voies d’amélioration de ses modes
opératoires. Les références fréquentes actuellement à l’innovation
participative peuvent s’y apparenter.
21 Enfin, le travail d’organisation consiste à trouver des solutions
pratiques et acceptables à des contradictions inhérentes à la
prestation et à sa production. Dans le privé, il s’agit par exemple de
laisser au consommateur le choix d’arbitrer entre la qualité et le
coût, via le caractère optionnel des prestations (low-costing) ou la
création de comparateurs de coûts.
22 De leur côté, Brandsen et Honingh 35 , distinguent quatre formes de
coproduction, selon qu’elles soient complémentaires ou non au
travail des professionnels, et selon qu’elles concernent
exclusivement ou non la mise en œuvre du service.
23 La coproduction complémentaire dans la conception et la mise en œuvre de
services est une situation où les citoyens s’engagent dans la
coproduction, mais réalisent des tâches qui sont complémentaires au
processus de base de l’organisation, et non partie intégrante de
celui-ci. C’est le cas, par exemple, lorsque des parents aident à
planifier et à organiser des activités périscolaires telles que des
excursions, ou à concevoir et réaliser un jardin à l’école.
24 La coproduction complémentaire dans la mise en œuvre de services est une
situation où les citoyens s’engagent activement dans la mise en
œuvre, mais pas dans la conception, d’une tâche complémentaire. On
peut citer par exemple le cas des agents de restauration et
d’entretien dans un hôpital : ils sont de toute évidence nécessaires et
importants, mais ne participent pas directement à l’activité de base
qui est de soigner les patients, et ils n’ont généralement pas la
possibilité de concevoir ou de modifier les procédures de
restauration et de nettoyage.
25 La coproduction dans la conception et la mise en œuvre de services de base
est une situation où les citoyens s’engagent directement dans la
production des services de base d’une organisation et où ils sont
directement impliqués à la fois dans la conception et dans la mise en
œuvre du service spécifique qui leur est fourni. On pourra citer par
exemple les programmes d’enseignement supérieur où les étudiants
définissent conjointement avec leurs professeurs leurs propres
objectifs d’apprentissage et les enseignements à suivre.
26 La coproduction dans la mise en œuvre de services de base est une
situation où les citoyens s’engagent activement dans la mise en
œuvre, mais pas dans la conception d’un service spécifique qui fait
partie des activités de base de l’organisation. Il peut s’agir, par
exemple, d’un enseignement primaire dans lequel les élèves suivent
des cours strictement prédéfinis, sachant que leur contribution reste
indispensable à un apprentissage efficace.
27 Quelles que soient les formes que peut prendre la coproduction, il
semble que celle-ci ne fonctionne que quand les objectifs recherchés
sont clairement identifiés 36 , ce qui implique en amont, pour
l’organisation publique de bien décomposer le processus qu’elle
compte mettre en œuvre (identification des points de blocages), de
bien cibler les acteurs à impliquer et le rôle qu’ils doivent tenir dans
le processus ainsi que leurs attentes. À ce titre, les recherches déjà
réalisées soulignent deux traits saillants qui peuvent être utiles dans
le cas français. D’une part, Parrado et ses collègues 37 montrent que
les agents et organisations publiques ont tendance à sous-estimer
l’intention des citoyens à s’engager dans la coproduction. D’autre
part, et dans le prolongement logique de l’argument précédent, les
efforts de communication et de cadrage de la coproduction sont
inégalement répartis. Les organisations publiques tendent à focaliser
leur attention sur les coproducteurs en dehors de l’organisation,
alors que, pour les professionnels du service public, ces nouvelles
modalités de travail sont tout aussi déstabilisantes et mériteraient
d’être expliquées et accompagnées.
28 Nous ne développons pas outre mesure les effets désirés de la
coproduction, dans la mesure où ils renvoient à l’atteinte plus ou
moins complète des objectifs mentionnés plus haut. Néanmoins,
comme toute nouveauté (ou solution) organisationnelle, la
coproduction fait l’objet d’une forme de dilection, voire de
fétichisation. Hormis les nécessaires mises en scènes utiles à la
motivation des acteurs, il semble important de prendre la
coproduction pour ce qu’elle est : un mode de production des
services à manier méthodiquement. La coproduction n’est pas
exempte de revers 38 . Tout d’abord, en posant la question de la
compétence et en mettant un peu de côté celle de la représentativité,
il est possible que la coproduction renforce la séparation entre les
citoyens bien dotés socio-économiquement et ceux qui le sont moins.
À cet égard, les travaux de Spire 39 montrent que, si la
télédéclaration des impôts en ligne a été dans l’ensemble un succès
économique, améliorant la qualité de service pour les 80 % de
télédéclarants, les contribuables aux dossiers complexes ou n’étant
pas en capacité d’utiliser l’offre dématérialisée ont pâti des
réductions consécutives d’effectifs au guichet, se traduisant par des
temps d’attente et de délais de traitement rallongés 40 . De manière
générale, on note une paupérisation et une montée de tensions dans
les accueils des services publics, les citoyens les mieux dotés optant
massivement pour la dématérialisation. Ce qui n’est pas sans
conséquences sur les conditions de travail des agents d’accueil 41 .
Ensuite, positionnée à l’interface du public et du privé, la
coproduction est intrinsèquement ambivalente et peut-être à la fois
une alternative à la privatisation ou la dégradation des services
publics, ou une nouvelle forme d’externalisation et de réduction de
la dépense publique (l’exemple britannique ayant d’ailleurs montré
le peu d’appétence des citoyens à coproduire dans un contexte de
dégradation du service). Enfin, il va de soi qu’une coproduction mal
organisée est coûteuse et peut dégrader la qualité de service, car, en
tant que mode de production, elle peut présenter des coûts (plus ou
moins cachés) de non-qualité (temps de délibération, incidents,
coûts de réparation, dégradation de l’image, de la satisfaction et de
la confiance). L’enjeu n’est surtout pas ici de croire ou de ne pas
croire aux vertus de la coproduction, mais de s’instruire au plus tôt
des expériences passées en vue d’avoir, dès que possible, une
approche mature et raisonnée de cette innovation. À cette condition,
la coproduction pourra éviter les écueils de la démocratie
participative, dont les espoirs démesurés et les initiatives tous
azimuts ont amené les observateurs à considérer que l’on avait fait
« beaucoup de bruit pour rien » 42 .

Conclusion
29 Dans un contexte durable de double crise économique et
démocratique, les organisations publiques envisagent toutes formes
de remise à plat de leurs processus productifs. Ce contexte propice
aux formules nouvelles ou au réexamen de solutions traditionnelles
amène un nombre croissant d’organisations publiques à coproduire
leurs prestations avec les citoyens. Alors que les efforts de
renforcement de l’efficience administrative des années 1980 et 1990
portaient prioritairement sur la réorganisation interne
(agentification, fusion, pilotage budgétaire) des administrations ainsi
que leur relation aux acteurs institutionnels privés (externalisation,
mise en concurrence, privatisation), le numérique et l’optimisation
de la relation avec les usagers semblent aujourd’hui porteurs de
l’espérance de faire plus avec moins.
30 Cette (re)mise au travail du citoyen dans la fabrique de l’action
publique et de ce qui fait la société implique d’en définir les objectifs,
le périmètre, les modalités et ce qui suscite la participation des
acteurs internes et externes. Ce renouveau récent a fait l’objet de
recherches de nature descriptive (revues de la littérature,
monographies), essentiellement dans l’univers académique non
francophone. Le développement de ces pratiques dans les
administrations nationales et locales françaises, constitue dès lors
un fructueux terrain d’études pour la recherche française en gestion
publique.

NOTES
1. Onesta (C.) et Sauvé (J.-M.), Pour que vive la fraternité. Propositions pour une réserve citoyenne,
Rapport au Président de la République, juillet 2015.
2. Bovaird (T.) et Loeffler (E.), “Bringing the Power of the Citizen into Local Public
Services”, An Evidence Review. Welsh Government Social research, no 110, 2014,
https://www.researchgate.net/profile/Tony_Bovaird/publication/271202232_Welsh_Gover
nment_Bringing-power-citizen-local-public-services.
3. Joshi (A.) et Moore (M.), “Institutionalized CoProduction: Unorthodox Public Service
Delivery in Challenging Environments”, Journal of Development Studies, 40 (4), 2004, pp. 31-49.
4. Verschuere (B.), Brandsen (T.) et Pestoff (V.), “Coproduction: The State of the Art in
Research and the Future Agenda”, Voluntas, 23, 2012, pp. 1083-1101.
5. Grosdhomme Lulin (E.), Vers la République Participative 2.0, Institut de l’Entreprise,
juillet 2013.
6. Ostrom (E.), “Crossing the Great Divide: Coproduction, Synergy, and Development”,
World Development, 24 (6), 1996, pp. 1073-1087.
7. Brudney (J.) et England (R.), “Towards a Definition of the Coproduction Concept”, Public
Administration Review, 43, 1983, pp. 59-65.
8. Parks (R. B.) et al., “Consumers as Co-Producers of Public Services. Some Economic and
Institutional Considerations”, Policy Studies Journal, 9 (7), 1981, pp. 1001-1011.
9. Loeffler (E.), A Future Research Agenda For Coproduction: Overview Paper, Swindon, Local
Authorities Research Council Initiative, 2009.
10. Bovaird (T.) et Loeffler (E.), op. cit.
11. Dujarier (M.-A.), Le travail du consommateur, Paris, La Découverte, 2008.
12. Brandsen (T.) et Pestoff (V.), “Coproduction, the Third Sector and the Delivery of Public
Services: an Introduction”, Public Management Review, 8 (4), 2006, pp. 493-501.
13. Alford (J.), O’Flynn (J.), Rethinking Public Service Delivery: Managing with External Providers,
Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012.
14. Blondiaux (L.), « Enjeux, impensés et questions récurrentes » dans Bacqué (M.-H.) et
Sintomer (Y.) (dir.), Démocratie participative et gestion de proximité, Paris, La Découverte, 2004,
pp. 119-137.
15. Sintomer (Y.), « Délibération et participation : affinité élective ou concepts en
tension ? », Participations, vol. 1 (1), 2011, pp. 239-276.
16. Evers (A.), “Consumers, Citizens and Coproducers – A Pluralistic Perspective on
Democracy in Social Services” dans Flösser (G.) et Hans-Uwe (O.), (eds.), Towards More
Democracy in Social Services. Models and Culture of Welfare, Berlin & New York, Walter de
Gruyter, 1998, pp. 43-51.
17. Laborier (P.) et Lascoumes (P.), « L’action publique comprise comme
gouvernementalisation de l’État » dans Meyet (S.) et Naves (M.-C.) (dir.), Usages scientifiques
de Michel Foucault dans les sciences sociales : autour du politique, Paris, L’Harmattan, 2005,
pp. 37-60.
18. Bovaird (T.) et Loeffler (E.), op. cit. Verschuere et al., op. cit.
19. Eiglier (P.) et Langeard (E.), Servuction. Le Marketing des services, McGraw Hill, 1987,
Osborne (S. P.), Strokosch (K.), “It takes Two to Tango? Understanding the Coproduction of
Public Services by Integrating the Services Management and Public Administration
Perspectives”, British Journal of Management, 24, 2013, pp. 31-47.
20. Joshi (A.) et Moore (M.), “Institutionalized CoProduction: Unorthodox Public Service
Delivery in Challenging Environments”, Journal of Development Studies, 40 (4), 2004, pp. 31-49.
21. Brandsen (T.) et Honingh (M.), “Professionals and Shifts in Governance”, International
Journal of Public Administration, 36 (12), pp. 876-883.
22. Brandsen (T.) et Honingh (M.), “Distinguishing Different Types of Coproduction: a
Conceptual Analysis Based on the Classical Definitions”, Public Administration Review, (76-3),
mai-juin 2016, https://onlinelibrary.wiley.com/doi/pdf/10.1111/puar.12465
23. Voorberg (W.), Bekkers (V.), Tummers (L.), “A Systematic Review of Co-Creation and
Coproduction: Embarking on the Social Innovation Journey”, Public Management Review, 15
(9), 2015, pp. 1333-1357.
https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14719037.2014.930505
24. Ibid.
25. Verschuere (B.), Brandsen (T.) et Pestoff (V.), “Coproduction: The State of the Art in
Research and the Future Agenda”, Voluntas, 2012, 23, pp. 1083-1101 ; Parrado (S.), Van Ryzin
(G.), Bovaird (T.), Löffler (E.), “Correlates of Coproduction: Evidence From a Five-Nation
Survey of Citizens”, International Public Management Journal, 2013, 16:1, pp. 85-112 ; Alford
(J.), Engaging Public Sector Clients. From Service Delivery to Coproduction, New York, Palgrave
Macmillian, 2009 ; Eijk (C.) et Steen (T.), “Why Engage in Coproduction of Public Services?
Mixing Theory and Empirical Evidence”, International Review of Administrative Sciences, 82 (1),
2016, pp. 28-46.
26. Parrado (S.) et al., ibid.
27. Bandura (A.), Self-Efficacy: The Exercise of Control, New York, Freeman, 1997.
28. Sintomer (Y.), « Délibération et participation : affinité élective ou concepts en
tension ? », Participations, 2011, vol. 1 (1), pp. 239-276.
29. Parrado (S.) et al., ibid.
30. Pestoff (V.), “Coproduction and Third Sector Social Services in Europe: Some Concepts
and Evidence”, Voluntas, 2012, 23, pp. 1102-1118.
31. Pestoff (V.), Beyond the Market and State. Civil Democracy and Social Enterprises in a Welfare
Society, Aldershot, Ashgate, 1998.
32. Putnam (R.), Making Democracy Work: Civic Traditions in Modern Italy, Princeton, Princeton
University Press, 1993 ; Einolf (C. J.), “Gender Differences in the Correlates of Volunteering
and Charitable Giving”, Nonprofit and Voluntary Sector Quarterly, 2010, 40 (6), pp. 1092–1112.
33. Dujarier (M.-A.), Le travail du consommateur, La Découverte, Paris, 2008.
34. Brandsen (T.) et Honingh (M.), ibid.
35. Ibid.
36. Verschuere (B.), Brandsen (T.) et Pestoff (V.), ibid.
37. Parrado (S.) et al., ibid.
38. Williams (B.), Kang (S.), Johnson (J.), “(Co)-Contamination as the Dark Side of
Coproduction: Public Value Failures in Coproduction Processes”, Public Management Review,
18(5), 2016, pp. 692-717.
39. Spire (A.), « Les ambivalences de la démarche participative dans l’administration. Le cas
de la fusion au sein de la Direction générale des finances publiques (2007-2012) », Sociologie
du Travail, 2015, 57, pp. 20-38.
40. Clark (Y.), Brudney (J.) et Jang (S.G.), “Coproduction of Government Services and the
New Information Technology: Investigating the Distributional Biases”, Public Administration
Review, 2013, 73(5), pp. 687-701.
41. Dubois (V.), « Politiques au guichet, politiques du guichet » dans Borraz (O.), Guiraudon
(V.), (dir.), Politiques publiques. Changer la société, Presses de Sciences Po, 2010 (2e ed.),
pp. 265-285.
42. Blondiaux (L.), Fourniau (J.-M.), « Un bilan des recherches sur la participation du public
en démocratie : beaucoup de bruit pour rien ? », Participations, 2011, vol. 1, no 1, pp. 8-35.

AUTEURS
TACO BRANDSEN
Professeur d’Administration publique à l’université Radboud de Nimègues aux Pays-Bas, il
est rédacteur en chef de la revue Voluntas : International Journal of Voluntary and Nonprofit
Organizations, ses recherches portent sur la coproduction et l’innovation sociale dans les
services publics (politiques d’éducation, de santé et de logement). Il dirige l’association
européenne d’accréditation des formations en administration publique (EAPAA : European
association accrediting public administration programmes in higher education). Parmi ses
publications récentes : en codirection avec Trui Steen et Bram Verschuere, (eds.),
Coproduction and co-creation: engaging citizens in public service delivery, London and New York,
Routledge, 2018 ; avec Karen Johnston, “Collaborative Governance and the Third Sector:
Something Old, Something New”, dans Sandra van Thiel et Edoardo Ongaro, (eds.), The
Palgrave Handbook of Public Administration and Management in Europe, Basingstoke, Palgrave,
2018, pp. 311-325 ; avec Willem Trommel et Bram Verschuere, “The State and the
Reconstruction of Civil Society”, International Review of Administrative Sciences, 83 (4), 2017,
pp. 676-693.
MARCEL GUENOUN

Directeur de la recherche à l’Institut de la gestion publique et du développement


économique, chercheur associé au Centre d’Études et de Recherches en Gestion d’Aix-
Marseille, il travaille sur les systèmes de pilotage et la relation de service dans les
organisations publiques. Il a récemment participé au programme européen COST « local
Reforms in Europe ». Ses publications récentes : « Les démarches de réduction des coûts
dans les collectivités territoriales françaises : enjeux et état des lieux », article co-écrit avec
François Meyssonnier et Emil Turc, Politiques et Management public, vol. 32/3, 2015, pp. 265-
283 et avec David Carassus, et Younès Samali « La recherche d’économies dans les
collectivités territoriales : quels dispositifs pour quelles rationalités ? Plus de contrôle ou
plus de pilotage ? » dans Gestion et management public, 2017/2, vol. 5 / no 4, pp. 9 à 39,
https://www.cairn.info/revue-gestion-et-management-public-2017-2-page-9.htm.
BP vs NPM : deux acronymes, deux
mondes opposés ou
étroitement liés ?
Giovanni Allegretti

NOTE DE L’ÉDITEUR
Ces réflexions doivent beaucoup à la période pendant laquelle
Giovanni Allegretti était professeur invité à l’École d’architecture et
d’urbanisme de l’université Witwatersrand de Johannesburg et au
projet financé par le programme Horizon 2020 de recherche et
d’innovation intitulé « Faciliter la participation multicanal grâce aux
adaptations TIC – EMPATIA » (687920). Giovanni Allegretti est affilié
à l’Institut brésilien pour la démocratie et la démocratisation de la
communication de l’UFMG brésilienne, coordonné par Leonardo
Avritzer.
« La Nouvelle Gestion Publique est un mélange de valeurs qui semble s’adapter à
la situation actuelle et apporter dans la mesure du possible des solutions aux
problèmes auxquels l’Administration est aujourd’hui confrontée ; mais il ne
durera pas éternellement […]. Les évolutions concrètes comme le NPM sont une
question non seulement de faits et d’explications, mais aussi de valeurs […]
nombre de ces valeurs fondamentales ne cesseront jamais de susciter les
passions. Il existera toujours des idéalistes fortement attachés à la communauté.
Il existera toujours des défenseurs des libertés individuelles et des technocrates
qui chercheront à ordonner le monde en s’appuyant sur la technique. Par
conséquent, il n’y a aucune chance que l’une de ces positions scientifiques passe
de mode (comme cela arrive dans les sciences naturelles) et disparaisse. La
flamme des trois grandes visions scientifiques qui sont au cœur des sciences
comportementales et administratives continuera de brûler ; il existera toujours
d’ardents défenseurs de chacun de ces systèmes de valeurs. Il n’y a aucune
2
chance de voir naître une unité, ni un nouveau paradigme »

Introduction
1 Est-il possible de proposer un nouveau paradigme sans avoir un
paradigme auquel se référer ? Il s’agit là d’un des dilemmes que
posent aujourd’hui des innovations démocratiques, tel que le budget
participatif 3 . Elles proposent d’orienter la relation entre citoyens et
institutions, dans le cadre de l’élaboration des politiques et des
projets, en modifiant l’autoréférence caractéristique de ces acteurs
et en redéfinissant les relations de pouvoir qui président aux
décisions en matière de gestion et d’aménagement du territoire. Ces
innovations démocratiques visent également à repenser cette
relation au regard de sa construction « de sens ». De telles
innovations peuvent-elles être pensées par opposition à une gestion
qui, pendant des années, a fait des techniques du nouveau
management public (NPM – New Public Management – ou Nouvelle
Gestion Publique) une référence mondiale obligée, en particulier en
matière de décentralisation administrative 4 ?
2 Le présent article tente de mettre en lumière les principaux
éléments pour imaginer aujourd’hui le budget participatif comme
source de « nouveaux signifiés » pour transformer à grande échelle
les administrations publiques, en reconnaissant son rôle clé, dans la
mesure où il remet en question l’orientation souvent centralisatrice
et néo-autoritaire des politiques publiques dans de nombreux pays.
Pour éviter d’idéaliser cet instrument, la présente réflexion fournira
des exemples de batailles encore menées à ce jour pour maintenir sa
résilience et sa capacité à évoluer progressivement. Ces cas
illustreront aussi comment le budget participatif privilégie des
objectifs contribuant réellement à une plus grande efficacité des
politiques (principalement celles visant à lutter contre les
phénomènes de polarisation et de marginalisation socio-spatiales,
principal objectif ayant présidé à la naissance du budget
participatif), y compris en œuvrant à la formation continue des
citoyens et au développement de leur participation à la construction
de territoires et de sociétés plus justes et plus à même de garantir
une qualité de vie davantage conforme à leurs attentes.

Le NPM est mort. Vive le NPM !


3 Définir la nouvelle gestion publique (NPM) n’est pas aisé, dans la
mesure où il s’agit d’un « label insaisissable » 5 ayant fait l’objet de
conceptualisations diverses (souvent par les mêmes auteurs) qui en
ont souligné différents aspects 6 , allant de la liste de mécanismes de
contrôle plus individualistes et moins hiérarchiques du
fonctionnement des organisations 7 à des conceptions extrêmement
rigides et normatives centrées sur des « organisations fonctionnant
correctement » 8 . Toutefois, il nous importe ici surtout de rappeler
que ce terme, qui vise à distinguer ce courant de la New Public
Administration (nouvelle administration publique), mouvement nord-
américain des années 1960-1970 9 , a été forgé à la fin des
années 1980 pour désigner le nouvel accent mis sur « l’importance
de la gestion et de l’“ingénierie productive” dans la fourniture de
services publics souvent associée à des doctrines de rationalisation
économique » 10 . Dans ce contexte, le terme de NPM a été utilisé
pour désigner des « programmes de réformes du service public qui
n’étaient pas l’apanage de la « nouvelle droite », mais également de
partis travaillistes ou socio-démocrates, et qui, en cela, peuvent être
considérés comme appartenant à ce qui sera défini plus tard comme
le programme de la « Troisième voie ».
4 Au cours de la dernière décennie, la littérature internationale a
produit une cartographie de la « mort lente » de ce mouvement de
réforme de l’administration publique (et de ses schémas cognitifs et
épistémologiques), en mettant en évidence le fait que certains
éléments de son message ont été remis en question après avoir
« conduit à des désastres dans les politiques », et qu’il a été difficile
de remédier à nombre de ces effets ayant généré des pratiques
« largement institutionnalisées », qui « continuent de gagner du
terrain dans des pays auparavant réticents à les mettre en œuvre »
11
.
5 À l’heure actuelle, même les analystes les plus favorables au NPM 12
ont dû reconnaître son « âge avancé » et ses effets collatéraux
indésirables, tout en refusant de voir les preuves de son
« vieillissement » 13 . Pourtant, dès le début des années 2000, la
majorité des spécialistes de ce mouvement affirment que « la flamme
de l’avant-garde du changement n’est plus entre les mains du NPM,
et qu’elle ne le sera plus jamais » 14 . Mais, surtout, ils considèrent
qu’il n’est pas possible de définir le NPM comme un « nouveau
paradigme », compte tenu de son histoire récente, et ce notamment
pour les raisons suivantes :
1. même si le mélange des approches du NPM constitue une nouveauté, ce dernier trouve
ses origines dans une grande variété de positions théoriques préexistantes (certaines
15
datant de plus de cent ans) ;
2. même dans les cas où certaines de ces approches théoriques ont été combinées, elles
n’ont jamais été testées à la même échelle que le NPM.

6 Pour soutenir ce point de vue, il a souvent été fait référence au


« paradigme » tel que l’a défini Kuhn en 1962 (principalement en lien
avec les sciences exactes), à savoir comme un ensemble d’exemples
concrets destinés à résoudre des problèmes scientifiques qui
s’inscrivent dans des matrices disciplinaires constituées de lois et de
définitions, d’orientations métaphysiques, d’hypothèses et de
valeurs qui sont considérées comme valides par les scientifiques
d’une discipline et orientent leurs recherches 16 .
7 En dépit du poids concret et de la diffusion capillaire du NPM dans
de nombreux pays du monde à partir des années 1990, beaucoup
d’auteurs (tel que Gruening 17 ) montrent qu’il est impossible
d’affirmer que les chercheurs dans le domaine de l’administration
ont presque réussi à forger un nouveau paradigme « en s’accordant
sur une nouvelle matrice disciplinaire », d’autant plus que « presque
aucune des sciences comportementales et administratives ne
possède de paradigme » 18 et, même, que chacune d’elles conjugue
approches rationalistes, individualistes et émancipatrices. Dans cette
optique, centrée sur les conflits de valeurs au sein des différentes
disciplines relevant des sciences comportementales et
administratives, le NPM doit plutôt être considéré comme une
« pratique comportementale » qui s’est répandue dans
l’administration publique à partir des années 1980 19 et s’est
progressivement imposée comme un nouveau paradigme grâce à la
force de persuasion et à la propagande idéologique de ses défenseurs
(qui en sont souvent aussi les bénéficiaires), plutôt que du fait de son
efficacité réelle.
8 Du point de vue de la théorie scientifique, l’intérêt pour le NPM s’est
émoussé avec le retour à la théorie anarchiste de la connaissance de
Paul Feyerabend 20 , fondée sur la reconnaissance du rôle joué par
les traits de personnalité, les croyances, les valeurs, les expériences
vécues ainsi que par « les écoles » et « les maîtres » dans l’adhésion
d’un chercheur à une théorie scientifique plutôt qu’à une autre.
Ainsi, aucun système ne pouvant, a priori, se proclamer supérieur
aux autres ou affirmer être l’unique voie vers la vérité, le rôle de
panacée du NPM, vanté pendant presque deux décennies par
l’orthodoxie commune à de nombreuses institutions internationales
(du Système de Bretton Woods à l’OCDE, en passant par de
nombreuses agences nationales de coopération ou de modernisation
administrative), a peu à peu perdu de son attrait ; le NPM s’est
progressivement révélé sous son vrai jour, c’est-à-dire comme une
technique étroitement liée à une philosophie politique ou, plutôt,
comme un « mélange de valeurs » à caractère performatif, dont
l’efficacité est souvent « mesurée en premier lieu sur la base des
valeurs propres à l’évaluateur et seulement en partie sur la base
d’hypothèses », dans un cadre qui voit « des approches modestes de
la science […] s’accorder avec l’intérêt particulier et les visions
cosmiques des scientifiques » 21 .
9 Si l’on confronte 22 certaines composantes du NPM universellement
reconnues par la majorité des observateurs 23 à d’autres, fortement
débattues dans la littérature 24 , il semble que, même s’il ne constitue
pas un paradigme en soi, le NPM a reflété l’esprit d’une époque et ses
contradictions 25 . Il convient alors d’admettre que les critiques qui
consistent à accuser le NPM d’avoir réduit la gestion publique à une
formule (du type « choix publics + managérialisme ») sont
incomplètes et superficielles. En effet, on reconnaît aussi au NPM un
certain nombre d’apports positifs, par exemple lorsqu’il s’est attaché
à remettre en question et à dépasser ce que Tosi a appelé la « théorie
administrative des besoins » 26 , c’est-à-dire l’habitude consistant à
standardiser les publics de référence des politiques publiques et
l’hétérogénéité de leurs exigences et de leurs rêves, une habitude
qui, avec le temps, s’est traduite par une profonde
« incapacité d’écoute », conduisant à ne résoudre que les problèmes
auxquels il existe des solutions toutes prêtes déjà expérimentées.
10 Néanmoins, en dépit de ce défi louable visant à répondre à des
exigences diverses et changeantes, le NPM a fini par réserver
l’impact potentiel des politiques qu’il a forgées aux groupes de
bénéficiaires les mieux en mesure de contribuer « à couvrir les
coûts » des services mis en place. Il a donc contribué à instaurer un
cadre qui vise, seulement de manière formelle, à éviter le gaspillage
et à optimiser les investissements publics, mais qui, en réalité, tend
par principe à favoriser leur « rendement », en particulier au
bénéfice des entreprises auxquelles est confiée la fourniture des
services concernés. Comme l’a observé Haque 27 , au-delà de la
rhétorique du NPM qui soulignait sa contribution à la promotion
d’une « relative neutralité à l’égard de la sphère politique guidée par
le pouvoir et du monde des affaires guidé par le profit, […] le
processus s’est inversé en moins de dix ans, notamment dans les
années 1980, où l’on a assisté à une diminution de la neutralité des
[fournisseurs de] services publics vis-à-vis du pouvoir politique et
des intérêts des entreprises », de sorte que « l’étendue, le rôle, la
structure et l’orientation des services publics ont été transformés de
manière à les mettre au service des dirigeants politiques et des
investisseurs privés » (ibid.). Dans ce cadre, au-delà de la
« rhétorique de la réinvention, de la réorganisation et de la
gouvernance propre à cette refonte, la tâche principale de nombreux
gouvernements, agences internationales et experts, a consisté à
restructurer le secteur public en faveur des intérêts des entreprises
locales et étrangères, soutenues par une nouvelle génération de
responsables politiques adeptes des lois du marché et favorables au
secteur privé » (ibid., p. 2).
11 À la lumière de ces éléments, plus que comme un nouveau
paradigme en soi, le NPM peut être vu comme le fruit techno-
managérial d’une transition historique de l’idéologie étatique dans
les nations capitalistes avancées (en particulier celles de tradition
anglo-saxonne, du moins au départ) vers une idéologie antiétatique
guidée par le marché, dont l’orientation néolibérale « rejette l’État
providence, s’oppose à un secteur public étendu, remet en cause les
compétences des gouvernements, dénonce la bureaucratie, croit en
la supériorité du secteur privé et loue les vertus de la libre
concurrence dans les services publics » (ibid., p. 3). Une telle
idéologie, connotée géographiquement et culturellement (du moins
à ses débuts), se serait rapidement érigée en modèle mondial pour
réformer le secteur public grâce également au rôle central qu’ont
joué de nombreux cabinets de conseil et d’experts, qui ont « emballé
et vendu dans le monde entier les principes et les techniques du
NPM » en le présentant comme le nouveau modèle de « bonne
gouvernance » (ibid., p. 4) 28 .
12 Néanmoins, en dépit de son discours contre la nature
monopolistique, la dimension ingérable, la gestion inefficace,
l’accessibilité insuffisante, l’inertie économique, la corruption et la
nature autoréférentielle de la bureaucratie de l’État, le NPM, dans sa
volonté de réformer le service public sur le modèle de la gestion
d’entreprise (considérée comme plus compétitive, plus productive,
plus efficace, plus innovante, plus à l’écoute du client et plus
réactive), n’a pas toujours réussi à corriger les défauts de la
principale cible de ses critiques. Il lui est même souvent arrivé d’en
reproduire les effets pervers, en particulier avec les partenariats
public-privé et les externalisations de services. Ces dernières se sont
en effet souvent révélées inefficaces et mal coordonnées, avec des
budgets prévisionnels surestimés et des bilans peu transparents 29 ,
coûteuses pour les citoyens et soumises à de nouveaux monopoles ou
ententes sur fond de concurrence feinte. Cela est particulièrement
vrai pour les pays de l’hémisphère sud, souvent à la merci des
bailleurs de fonds internationaux dans le cadre des prêts accordés
aux fins des « ajustements structurels », qui ont été presque
contraints par ces derniers d’engager des réformes dont les
bénéficiaires étaient connus dès le départ 30 . Ainsi, dans les
années 1980, les pays d’Amérique latine, alors en pleine phase de
démocratisation politique, ont été fortement incités à adopter le
NPM, l’objectif à peine voilé étant de façonner et de « dompter » les
nouvelles institutions en les soumettant au contrôle d’acteurs
internationaux déjà organisés de manière efficace pour fournir des
services dont les standards étaient définis sur la base des services de
prestataires déjà plus ou moins identifiés.
13 Si dans les pays du Sud, la diffusion du modèle du NPM relève
essentiellement de facteurs externes, dans de nombreux pays
occidentaux, au contraire, elle résulte généralement de dynamiques
internes. Par exemple, certains partis au pouvoir se sont servi de
l’idéologie antiétatique qui caractérise le NPM pour gagner les
élections, ont utilisé des moyens de communication privés agressifs
pour dénoncer les échecs du secteur public et ont fait de la
bureaucratie publique leur bouc émissaire alors qu’ils l’avaient
jusque-là utilisée pour servir leurs intérêts et profiter
subrepticement de ses défaillances 31 . Dans de telles conditions, le
NPM a utilisé la profonde crise de confiance dans les institutions qui
s’est développée à partir de la fin des années 1980 et jusque
récemment 32 pour rendre les services publics responsables des
échecs gouvernementaux, en mettant en avant les crises budgétaires
et économiques tout en cherchant à faire oublier les crises
culturelles et la crise de légitimité politique 33 , justifiant ainsi le
caractère impératif de politiques impopulaires reposant sur des
coupes budgétaires et une augmentation des tarifs pour couvrir les
coûts des services.
14 Quand, vers la fin des années 1990, diverses institutions ont, sur le
cadavre à peine refroidi du NPM, commencé à s’éloigner de la
propagande à laquelle elles avaient pris part jusqu’alors, ou à affiner
ou modifier le soutien qu’elles lui accordaient (comme dans le cas de
la Banque mondiale), rares sont celles qui se sont excusées de leurs
positions passées. Dans ce contexte, la littérature qui s’attache à
refuser au NPM le statut de « paradigme administrativo-culturel » a
paradoxalement contribué à ne pas remettre en question le
paradigme fondamental (celui d’une bonne gouvernance en parfaite
adéquation avec les dogmes néolibéraux), dans lequel le NPM s’était
inscrit jusqu’alors ; cette littérature a même servi à l’enrichir d’une
terminologie séduisante avec des concepts comme « réinvention,
innovation, facilitation, partenariat, autonomisation, satisfaction du
client, développement des compétences, entre autres » 34 , que l’on
pensait pouvoir réutiliser immédiatement pour introduire de
nouveaux modèles mondiaux sur le marché des théories
antiétatiques.
15 Des instruments tels que le budget participatif (qui vise à associer les
citoyens à la définition d’un ensemble de priorités à inscrire dans les
documents budgétaires) ont vu le jour dans un contexte mouvant,
marqué par quelques échecs que le NPM n’a pas su éviter en raison
de sa relation trop organique au paradigme néolibéral dans lequel il
s’est développé et avec lequel il entretient une forte correspondance
et identité de vues. Toutefois, ces instruments ont dû s’affranchir du
NPM pour trouver leur propre raison d’être, et il est aujourd’hui
important qu’ils ne commettent pas les mêmes erreurs au fil de leur
évolution, c’est-à-dire qu’ils évitent un « transformisme » qui les
éloignerait de leurs racines. Dans cette perspective, la suite de cette
étude s’efforce de remonter aux origines du budget participatif afin
de comprendre dans quelle mesure cet instrument peut, à la
différence de son prédécesseur, représenter un nouveau paradigme
et évoluer en s’appropriant certains des principes consacrés par le
NPM qui ont produit les meilleurs résultats au cours des vingt
dernières années. Il est indéniable que l’apparition du budget
participatif a coïncidé avec la période la plus féconde du NPM, et que
ces deux instruments ont en commun une série de principes
découlant de la nécessité de dépasser certains échecs évidents de
l’approche technobureaucratique décrite plus haut comme la
« théorie administrative des besoins », ou des effets pervers de la
dérive clientéliste/népotiste d’une bonne partie du monde politique.
Dans de nombreux pays, cette dérive a entraîné une perte de
légitimité de la démocratie représentative 35 et a contribué à
aggraver la crise des « corps intermédiaires » de la société (partis et
syndicats en premier lieu) due à la montée de l’individualisme social
et à la transformation des rythmes du monde du travail, qui envahit
la vie privée au point de réduire considérablement le temps et
l’énergie susceptibles d’être consacrés à l’interaction avec les autres,
en particulier dans le cadre d’un engagement citoyen et politique.

À la recherche d’une définition du budget


participatif : des origines aux géographies
actuelles de son expérimentation
« […] Je m’intéresse ici à un autre type de droit collectif : le droit à la ville dans le
contexte du regain d’intérêt que suscitent les idées d’Henri Lefebvre sur cette
question et de l’émergence dans le monde entier de mouvements sociaux très
divers qui revendiquent aujourd’hui ce droit. […] La question du type de ville que
nous souhaitons est indissociable de celle du type de personnes que nous voulons
être, des types de relations sociales que nous recherchons, des relations avec la
nature que nous apprécions, du mode de vie que nous désirons, des valeurs
esthétiques que nous professons. Le droit à la ville dépasse donc largement le
droit d’accès individuel ou collectif aux ressources qu’elle incarne : il recouvre
également le droit de changer et de réinventer la ville d’une manière plus
conforme à nos vœux. Il s’agit, de surcroît, d’un droit collectif davantage
qu’individuel ; réinventer la ville ne peut en effet se faire sans l’exercice d’un
pouvoir collectif sur les processus d’urbanisation. La liberté de nous faire et de
nous refaire, de faire et de refaire la ville, est, à mon sens, un des droits de
l’homme le plus précieux et pourtant le plus négligé. Quelle est donc la meilleure
manière de l’exercer ? […] Que penser, par exemple, des immenses
concentrations de richesses, de privilèges et de consumérisme que l’on observe
dans presque toutes les villes du monde, au milieu de ce que les Nations unies
36
elles-mêmes décrivent comme un “bidonville global” en pleine expansion ? »
16 Le budget participatif a pris forme et s’est développé au niveau
mondial dans une conjoncture et un contexte particuliers : ceux des
premières années de démocratisation de l’Amérique latine, qui se
libérait tout juste de grandes dictatures soutenues, ou du moins
tolérées, dans les années 1960 et 1970 par l’Europe et l’Amérique du
Nord. Dans ce contexte, il était nécessaire d’expérimenter de
nouvelles formes de gouvernement, capables de saisir et d’orienter
les grandes énergies sociales qui avaient permis le changement de
régime, en réorganisant l’État de manière à augmenter l’intensité
démocratique de ses institutions et à imaginer (en s’inspirant des
modèles européens qui étaient alors justement en train de
démanteler certains de leurs acquis) une forme de « bien-être »
susceptible de contribuer à une réduction des grandes polarisations
sociales et d’encourager un développement plus juste de la société.
17 Plus précisément, le budget participatif est apparu au Brésil à partir
d’une idée née du dialogue entre les mouvements sociaux et un
nouveau parti, le Parti des travailleurs (PT), résultat de la fusion de
groupes d’opposition politique d’inspiration marxiste, léniniste et
trotskiste, avec des mouvements syndicaux et une partie importante
des communautés ecclésiales de base liées à la théologie de la
libération 37 . Ce nouvel instrument, qui a d’abord été expérimenté
dans de petites villes des États de l’Espírito Santo et du Rio Grande
do Sul 38 avant de connaître une renommée internationale au milieu
des années 1990 grâce à l’expérience de la métropole de Porto
Alegre, avait des objectifs multiples. Il visait, en effet, dans le même
temps à renforcer la décentralisation et à rétablir la confiance dans
les communes (qui avaient pendant des années été le bras armé de la
dictature au niveau local), à compenser l’inefficacité d’une loi
électorale et d’un système de partis affaibli et informe, incapable de
mettre en place des majorités suffisamment fortes pour gouverner
et, enfin (et ce n’était pas le moins important), à créer une nouvelle
force politique capable de proposer un style de gouvernement
pluriel du point de vue démocratique, et mieux adapté à une société
complexe et polarisée.
18 C’est à la suite du lancement de l’expérimentation à Porto Alegre en
1989 39 que s’est affirmée une définition radicale du budget
participatif, considéré comme une « sphère publique non étatique »
fondée sur l’autorégulation, dans laquelle les citoyens sont invités à
cogérer les priorités de dépenses, et qui interagit avec la démocratie
représentative en l’approfondissant et en devenant un mécanisme
important de correction des distorsions politiques et des injustices
dans l’allocation des ressources 40 . Ainsi, parallèlement à la
définition plus générique proposée par ONU-Habitat (2005) qui
décrit le budget participatif comme un « mécanisme (ou un
processus) par lequel les populations décident de l’affectation de
tout ou partie des ressources publiques disponibles ou sont associées
aux décisions relatives à cette affectation » 41 , les définitions plus
fortes et précises le présentent comme « un processus de démocratie
directe, volontaire et universelle, par lequel les populations peuvent
débattre et décider des budgets et des politiques publiques » et dans
lequel « la participation du citoyen prend également la forme de
décisions sur les priorités de dépenses et de contrôle de la gestion
des pouvoirs publics », de sorte que « le citoyen cesse d’être le
faiseur de rois de la politique classique pour devenir un protagoniste
permanent de l’administration publique » 42 . Dans la même lignée,
Santos 43 , voit dans le budget participatif la formation d’un « espace
public plébéien », fondé sur la participation directe, embryon d’un
« quatrième pouvoir » combinant pouvoir citoyen et pouvoir
communautaire.
19 Cette conception du budget participatif est principalement fondée
sur certaines caractéristiques essentielles du modèle de Porto Alegre
(et d’autres exemples similaires contemporains tels que ceux de São
Paulo, Recife, Fortaleza, Belem, Belo Horizonte, Guarulhos et
d’autres grandes métropoles brésiliennes), à savoir :
1. L’élaboration collective des règles de fonctionnement ;
2. L’élection de délégués populaires liés par un mandat impératif ; ils deviennent donc
révocables en cas de non-respect des indications émanant des quartiers qui les ont
désignés ;
3. L’affectation de 100 % des dépenses d’investissement au budget participatif ;
4. L’introduction de « critères sociaux » ou d’« indices de redistribution » destinés à
encourager l’« inversion des priorités » en faveur des territoires et des groupes sociaux
les plus vulnérables.
20 À cette époque, divers mouvements sociaux (tels que le réseau
français « Démocratiser radicalement la démocratie », ou la
Community Pride Initiative en Angleterre), ainsi que des réseaux de
villes (tels que les réseaux italien, espagnol et anglais des budgets
participatifs) ont mis en avant ces éléments et les ont considérés
comme indispensables, ou du moins, souhaitables pour élaborer un
« modèle progressiste » de budget participatif. Ces réseaux ont
également élaboré des chartes de principes sur la participation des
citoyens à l’élaboration des politiques publiques (la Déclaration de
Malaga de 2008 ou la charte italienne de principes de 2002, par
exemple), en cherchant à tirer profit de principes nés des budgets
participatifs brésiliens, qui vont bien au-delà du paradigme de la
gouvernance et préconisent l’abandon des visions du dialogue social
centrées sur l’intervention des « corps intermédiaires » (c’est-à-dire
les « parties prenantes » traditionnelles organisées sur le territoire :
syndicats, ONG, organisations professionnelles ou instituts de
recherches) au profit d’un engagement actif de l’ensemble des
habitants sur le territoire. Ces derniers sont considérés comme des
individus pensants, capables de s’unir – à travers des géométries
variables – pour valoriser leur capacité à produire une intelligence
collective s’étendant bien au-delà des mécanismes traditionnels de la
revendication (advocacy), typiques de l’idéologie participative des
années 1960 et 1970, mais en ayant pour objectif d’impliquer
directement les membres les plus faibles de la société en tant que
vrais protagonistes, et non en étant représentés ou défendus par des
« praticiens réflexifs » 44 de bonne volonté, sans participer
directement à la gouvernance du territoire entre chaque élection.
21 Nombre de ces visions, qui se sont développées en se référant
explicitement au budget participatif (et plus précisément au modèle
radical expérimenté à Porto Alegre), sont demeurées dans un champ
d’action néocommunal, dont l’objet est d’aboutir aux
transformations souhaitables au niveau politico-administratif local.
D’autres visions ont élargi les ambitions de ce type de modèle, et ont
proposé de passer au niveau supérieur, de manière à pouvoir agir au
niveau régional 45 , y compris à travers un « fédéralisme solidaire »,
destiné à repenser le sens et la manière de gouverner des
institutions de zones plus étendues 46 .
22 Ces orientations, découlant du mouvement de réflexion sur
l’expérience de Porto Alegre, doivent naturellement beaucoup aux
espaces qui ont permis de faire connaître et de faire circuler cette
expérimentation au niveau international pour en faire une nouvelle
référence, tant culturelle qu’administrative. Ainsi, les différents
Forums sociaux mondiaux (dont quatre se sont justement déroulés à
Porto Alegre) et les Forums sociaux européens qui se sont tenus
entre 2001 et 2018 dans divers endroits du monde, ont constitué et
continuent à représenter des espaces de revendication d’une vision
altermondialiste du développement et de la fraternité entre les
peuples et les nations, centrée sur une transformation
« anthropocentrique » des pratiques dans les domaines de
l’économie, de la politique et de la société, capable d’en accroître
l’intensité démocratique et la soutenabilité au niveau
environnemental et socio-économique. Ces espaces d’échange, dont
l’objet a toujours été de rechercher des références novatrices, ont
fait de l’expérience du budget participatif de Porto Alegre (et de
l’extension de sa méthode à la planification territoriale et
économique et aux institutions de niveau supra-local) une sorte de
« mythe », c’est-à-dire une référence incontournable, dont la
renommée a conduit à une forte inertie, invulnérable au passage du
temps et aux changements politico-administratifs qui ont affaibli le
caractère radical de l’expérimentation, sans pour autant remettre en
cause son existence 47 .
23 En ce sens, dans diverses parties du monde, nombreux sont les
mouvements sociaux, les forces politiques et les administrations
locales progressistes qui voient encore dans le budget participatif de
Porto Alegre un modèle à reprendre, et qui effectuent des visites, des
contributions et mènent des études pour mieux en comprendre le
fonctionnement, les résultats et les perspectives. Cet intérêt, en
dépit des transformations (pas toujours réussies) que cette
expérimentation a subies depuis plus de 28 ans, n’est pas
nécessairement illégitime, dans la mesure où la modification de la
conjoncture politico-administrative de la ville brésilienne
intervenue depuis n’empêche pas cette expérimentation de
conserver, du fait de sa cohérence et de son esprit, sa capacité à
transmettre des valeurs et des stratégies d’action susceptibles d’être
utiles dans d’autres contextes.
24 Voici deux aspects importants de l’intérêt pour le budget participatif
étendu à des domaines liés à une pensée politique radicale :
1. Le budget participatif est devenu la métaphore possible d’un changement plus large
que la simple gestion efficace des territoires dans lesquels il est mis en place. Il
réintroduit dans la politique et le sens civique, au moyen d’un « apprentissage par la
pratique » des politiques publiques locales et d’une déconstruction de la complexité
technique qui caractérise les budgets publics depuis des décennies, l’idée que
l’économie ne peut pas obéir uniquement à un courant de pensée majoritaire, mais
peut être redécouverte comme un champ de possibles à étudier avec attention dans le
cadre d’une discussion collective ;
2. La question de la participation dans un cadre plus large de batailles sociales pour des
droits, par exemple le « droit à la ville » tel que l’ont redéfini Harvey et – après –
48
Purcell , qui constitue aujourd’hui le point de convergence de divers mouvements
49
et organisations sociaux en divers endroits du monde . Dans ce contexte, le budget
participatif a eu de plus en plus tendance à être considéré comme un « fils de son
50
temps » , dans la mesure où :
1. Il reconnaît l’existence d’une défiance répandue des citoyens à l’égard de toute
« représentation », ne serait-ce que dans un cadre social, et la nécessité de dépasser
les formes traditionnelles de participation octroyée aux « représentants d’intérêts »
organisés, et d’impliquer le citoyen individuellement, en l’attirant néanmoins dans
des espaces où il est contraint de côtoyer les autres, de les écouter, d’apprendre à les
respecter, de discuter des points de vue sur les biens communs et des intérêts
individuels et collectifs ;
2. Il cherche à combattre la défiance née du sentiment d’inadéquation de la politique,
en encourageant une restructuration profonde des manières de gérer les attentes,
les besoins et les rêves des citoyens, grâce à des résultats « concrets » (et visibles
dans l’espace public), capables de convaincre les habitants qu’il est encore possible
d’imaginer un État « à l’écoute » et au service du citoyen ;
3. Il travaille à l’élaboration d’une citoyenneté moderne, point de convergence le plus
important avec les théories d’un « droit à la ville » développées par Henri Lefebvre
51
dans les années 1960 , centrée non sur la valorisation du rôle actif des citoyens
détenteurs de droits formellement reconnus (du fait de leur appartenance à une
communauté nationale ou de leur statut de contribuables), mais sur la contribution
de tous les habitants qui, à titres divers, sont des « producteurs » et des
« consommateurs » de la ville (pro-sommateurs, comme on dirait aujourd’hui). Le
budget participatif place donc au centre tous ceux qui contribuent à la culture, à
l’économie et à la transformation physique et sociale de la ville, indépendamment du
« statut » juridique qui leur est reconnu et de leur âge (autant de catégories de
citoyens que la démocratie représentative utilise souvent pour opérer une
discrimination entre les citoyens au sens plein, et ceux qu’elle reconnaît tout juste
comme des citoyens « incomplets »). En effet, en reconnaissant que le monde est fait
de flux, de nombreux budgets participatifs travaillent en donnant le droit de se faire
entendre et le droit de vote sur les choix d’un territoire, non seulement à des
personnes qui n’en ont jamais bénéficié (les enfants, les adolescents, les immigrés),
mais aussi à des personnes qui les ont « perdus » (c’est le cas du budget participatif
de la ville de New York qui organise des sessions de mobilisation destinées à
d’anciens détenus déchus de leurs droits civiques, pour les aider à retrouver le
sentiment de citoyenneté en les impliquant dans la programmation participative des
travaux publics et des finances locales).

25 Comme cela a été noté à plusieurs reprises, la mise en place de


processus de dialogue social sur la programmation économico-
financière, surtout au niveau local, n’est pas une nouveauté absolue,
en particulier dans le domaine politique (où ce type de processus a
souvent été utilisé pour justifier le rejet du budget participatif dans
un territoire donné). En effet, non seulement de nombreuses
administrations locales ont, dès les années 1960, mis en œuvre ce
type de participation à la structuration de leur budget, mais certains
pays (notamment dans l’hémisphère sud, comme cela a été le cas en
Équateur, en Colombie, au Kenya et en Afrique du Sud) ont
commencé à introduire cette pratique dans leur cadre
réglementaire, voire dans leur constitution. Toutefois, par rapport à
la moyenne des processus se référant à des formes de dialogue sur la
programmation économico-financière, le budget participatif
présente une série d’innovations spécifiques qui ne peuvent être
ignorées et qui visent à donner une crédibilité tout à fait différente
de celle qui est aujourd’hui souvent attribuée à ces formes de
pratiques participatives. Parmi ces caractéristiques, il convient pour
le moins de souligner les éléments suivants, typiques du modèle
(dérivé du modèle brésilien) qui, au cours des vingt dernières
années, s’est révélé le plus adapté aux défis actuels :
1. L’intervention du budget participatif dans le débat sur la programmation économico-
financière quasiment au début de chaque exercice budgétaire et non à la fin (comme
cela était souvent le cas par le passé), lorsque le projet de budget est plus ou moins
décidé et que l’on recherche avant tout un consensus public sur ce qui a déjà été
imaginé par les « spécialistes » (techniciens ou politiques), laissant ainsi peu de marge
d’ajustement ;
2. La plupart des budgets participatifs prévoient des ressources « certaines » (ou du
moins des ressources minimales impératives) sur lesquelles les citoyens sont appelés à
se prononcer dans le détail, en établissant une hiérarchie dans les priorités de
dépenses ;
3. En règle générale, le budget participatif prévoit des règles claires, transparentes et
fixes (du moins pour la durée de l’exercice), qui déterminent l’organisation du
processus, les rôles des différents acteurs et leurs relations ;
4. Les contributions des associations et des organisations professionnelles ne sont, en
aucune façon, prioritaires par rapport à celles des citoyens individuels, que ce soit lors
de la phase de proposition ou lors de la phase (éventuelle) de vote des priorités de
dépenses. Au contraire, au lieu de rechercher l’adhésion facile de groupes plus ou
moins sensibles et déjà actifs dans le domaine de l’élaboration des politiques et projets
publics, les administrations engagées dans le budget participatif se confèrent
clairement un rôle de « dénicheur de talents », qui consiste à « découvrir », à motiver
et à lancer les contributions d’individus et de groupes sociaux habituellement
étrangers à l’action civique ;
5. Enfin, le budget participatif ne pense pas la participation des citoyens comme une
participation ponctuelle lors de la seule phase de structuration du document
budgétaire, mais comme une présence « étalée » sur plusieurs étapes de l’élaboration
des politiques publiques, qui comprend l’étape symbolique d’« approbation collective »
des choix, conçue presque comme la signature d’un « contrat social », qui souligne
l’engagement de l’administration élue d’intégrer dans le budget suivant une partie des
priorités émanant des citoyens, mais aussi le rôle actif de ces derniers dans le contrôle
de la mise en œuvre de ces mesures et dans l’évaluation du processus.

26 Ces caractéristiques permettent une nouvelle lecture et une nouvelle


conception du budget participatif qui vont au-delà des définitions
classiques, habituellement plutôt « sobres » 52 , précisément, pour
prendre en compte la multiplicité des expériences réelles qui, en
divers points du monde, se façonnent d’elles-mêmes, contribuant
ainsi à modifier en permanence le modèle général comme dans les
« idéoscapes » développés par Arjun Appadurai (1991) 53 . Une
définition nouvelle et plus mature, qui peut être considérée comme
« normative » (car elle illustre en quelque sorte ce que devrait être
un budget participatif), pourrait s’approcher de celle-ci :
« Un budget participatif est un processus d’association directe des habitants et
des utilisateurs d’un territoire donné à l’élaboration de tout ou partie des postes
composant les documents de programmation économico-financière d’une ou de
plusieurs entités chargées d’en assurer la gestion et les transformations. Il s’agit
d’un processus dont les méthodes évoluent en permanence et de manière
profonde, en fonction des retours des participants, et qui se propose de
soumettre au dialogue des exposés et des chiffres afin de démythifier et rendre
plus compréhensibles la structuration d’un budget et ses choix stratégiques. Pour
ce faire, le budget participatif s’attache à prendre en compte la diversité
démocratique du territoire concerné pour la refléter et la traduire en espaces
d’interaction sociale structurés de manière à permettre des moments de
délibération éclairée et de partage sur les hiérarchies dans les priorités des
participants, tout en promouvant le contrôle social de la mise œuvre et de
l’évaluation des politiques et des projets convenus entre les participants et la ou
54
les administrations concernées lors des différentes phases du processus » .
27 Une telle définition fait naturellement clairement référence à un
processus participatif composé de deux phases principales (d’un
côté, une phase de délibération et de décision sur la structuration du
budget en question, de l’autre, une phase d’exécution, de contrôle et
d’évaluation des politiques et des projets convenus lors de la phase
précédente), qui ne se cantonne pas à la seule définition générale des
choix à intégrer dans le budget. Par ailleurs, en ce qui concerne la
définition des participants au processus, cette définition concentre
son attention sur une notion « accueillante » d’association
territoriale qui ne se limite pas aux citoyens (au sens de titulaires de
droits formels de citoyenneté), aux électeurs, aux contribuables ou
aux résidents formels, mais s’attache à prendre en compte le
phénomène croissant des personnes qui circulent en permanence
sur les territoires (tels que les navetteurs, les migrants, les étudiants
ou les touristes, qui peuvent s’intéresser au sort du territoire dans
lequel ils séjournent ou investissent une partie de leurs ressources).
Enfin, si l’on envisage la « contrepartie politique du processus »,
cette définition tient compte d’une réalité dans laquelle il n’est pas
aisé de distinguer entre les administrations publiques et les agences
semi-publiques ou de droit privé, qui gèrent et programment les
services et travaux d’intérêt public. Cette définition tient compte du
fait que les habitants d’un territoire, dont l’intérêt principal est le
maintien et l’augmentation de la qualité de leur vie quotidienne,
peuvent vouloir participer aux décisions qui concernent des biens,
des services et des infrastructures qui ne sont pas nécessairement
gérés par des institutions administratives publiques, ou dans les
cadres traditionnels de gestion « directe » ou « en régie ». À cet
égard, la définition mentionnée plus haut présente une limite de
représentativité dans l’usage qu’elle fait du mot « territoire », dans
la mesure où il existe aujourd’hui des exemples de budgets
participatifs (avant tout dans le domaine scolaire ou universitaire
aux États-Unis), qui portent davantage sur des ressources liées à des
politiques ou à des secteurs d’intervention que sur des territoires
spécifiquement délimités, même si la notion de territoire peut aussi
être étendue au champ d’intervention d’une institution défini par les
charges et compétences de cette dernière, au lieu de se référer à une
zone physico-territoriale spécifique (qui, d’une certaine façon est,
quoi qu’il en soit, également définie indirectement par l’exercice de
telles compétences).
28 Naturellement, il est clair que cette notion est d’une utilité majeure
pour élaborer de nouvelles expériences et pour identifier celles en
cours, en particulier dans la mesure où elle donne en quelque sorte
une indication sur le processus vertueux permettant de remédier à
certaines limites et à certains défauts qui caractérisent les
expériences en cours ou celles qui ont disparu en raison de faiblesses
structurelles ou conjoncturelles. C’est la raison pour laquelle, dans
les études comparatives menées jusqu’ici et dans les rares tentatives
destinées à dresser un panorama mondial du budget participatif, la
plupart des chercheurs ont préféré adopter des définitions de type
« méthodologique », fondées sur certains critères minimums portant
sur le fonctionnement, qui permet de surmonter les difficultés
rencontrées dans toutes les tentatives d’étude des contenus, des
objectifs et de la cohérence entre les moyens et les résultats d’un
budget participatif. Cependant, la conscience du poids que ces
caractéristiques ont sur le niveau d’intensité participative
identifiable pour chaque budget participatif (dans la tentative de
traduire en fait les caractéristiques de la définition normative
mentionnée plus haut) demeure importante dans tous les travaux de
recherche sur cette question. De sorte que les tentatives les plus
sérieuses visant à évaluer le nombre de budgets participatifs dans le
monde ne peuvent s’abstenir (comme dans le cas de Sintomer et al.
55
) de définir une « fourchette qualitative » identifiant plusieurs
chiffres pour chaque pays, selon l’intensité participative du modèle
appliqué dans chaque cas, en s’appuyant sur des définitions plus ou
moins restrictives permettant de reconnaître (ou non) à un
processus le « statut » de budget participatif.
29 L’aspect le plus intéressant de ce difficile processus de définition et
de reconnaissance du budget participatif (au-delà du simple
« nominalisme », c’est-à-dire le fait qu’un processus concret se
définit ou non comme un budget participatif 56 ) tient précisément
dans la nécessité d’appréhender à la fois les « principes fondateurs »
du budget participatif et les caractéristiques contextuelles
distinctives des près de 3 500 budgets participatifs existant à ce jour,
et les nombreux budgets participatifs qui, depuis 1989, ont disparu
ou ont pris de nouvelles formes. Souvent, les caractéristiques
contextuelles portent sur des objectifs spécifiques communs à de
vastes zones du monde. C’est le cas de nombre des 347 budgets
participatifs en cours en Afrique 57 qui, au-delà des différences liées
aux contextes locaux et aux modèles d’administration hérités des
différentes périodes coloniales, portent une même attention
importante à la transformation de la structure des « recettes » des
budgets locaux, et utilisent le budget participatif comme un
« levier » pour accroître le civisme fiscal des habitants, la
coopération internationale ou les transferts des gouvernements de
niveau supérieur en fonction de la transparence et de la confiance
dans le travail des autorités locales découlant du contrôle social sur
les dépenses publiques que permet le budget participatif 58 . Un
autre exemple vient d’Australie, où les expériences de budgets
participatifs de ces dernières années, rares, mais parvenues à
maturité (en particulier à Perth et à Geraldton sur la côte ouest), ont
visé à rénover les mécanismes existants de planification territoriale
participative en instaurant un dialogue avec des jurys citoyens et en
mettant en place d’autres dispositifs de dialogue social répondant
davantage à une optique de « mini-publics » 59 , de manière à
compenser la faible attractivité des processus à moyen et long terme
en recourant à des processus à l’efficacité reconnue, capables de
produire des résultats immédiatement visibles, tout en donnant une
« vision » plus large des risques liés au caractère immédiat et
fragmenté des décisions qui constituent des limites typiques des
budgets participatifs (Wampler et Hartz-Karp, 2012) 60 .
30 Aujourd’hui, la transformation du panorama mondial des
expérimentations de budget participatif intervient dans un contexte
mouvementé et rapide d’évolution de la décentralisation, qui
implique de lutter en commun pour la renforcer, et de résister
collectivement à des phénomènes ambigus de recentralisation des
décisions et du pouvoir administratif et politique que l’on peut
observer surtout dans de nombreux pays de l’hémisphère nord
occidental. Ce contexte, dont les transformations ont subi de
manière notable les effets de la crise financière qui s’est abattue sur
de nombreux pays à partir de 2007, est caractérisé par la fréquente
nécessité de lutter contre l’onde croissante de défiance des citoyens
à l’égard des institutions administratives et politiques, en ayant
recours à de nouveaux processus de rapprochement (ou de réduction
de la distance ressentie entre les habitants et les représentants élus)
qui semblent « efficaces », forts, pluralistes et porteurs
d’émancipation du fait de la qualité des relations qu’ils permettent
d’instaurer entre les différents acteurs impliqués. En ce sens, au-delà
des différences contextuelles et conjoncturelles des différents
budgets participatifs existant dans le monde, il est aujourd’hui
possible d’identifier quelques tendances répandues de
transformation des expériences en cours 61 .
1. La tendance croissante à faire progressivement évoluer les expériences dans le temps,
en veillant à ce que les processus ne se limitent pas à des rituels répétitifs, incapables
de s’adapter aux attentes croissantes des participants et perçus comme de nouvelles
formes de contrôle procédural et bureaucratique imposées aux citoyens impliqués dans
les espaces de décision ;
2. L’attention croissante portée à tenter d’augmenter progressivement l’intervention des
habitants pendant les différentes phases de structuration et d’exécution du budget,
62
tout en réduisant le rôle que remplissent les GATEKEEPERs lors de certaines étapes
du processus de contrôle, d’approbation et d’examen détaillé des propositions émanant
63
de la population ;
3. Un intérêt croissant pour la « gestion des attentes » générées par les processus de
budget participatif qui, d’une part, implique la nécessité d’améliorer le fonctionnement
interne de l’administration de manière à obtenir les résultats attendus et, d’autre part,
s’attache à recueillir les retours des participants et à utiliser des indicateurs de
satisfaction, l’objectif étant de garantir une amélioration continue du processus et
d’élaborer de nouvelles règles en collaboration avec les habitants ;
4. Un quatrième élément, allant de pair avec la transformation de certains contextes,
consiste dans les processus d’« augmentation d’échelle » (c’est-à-dire du passage à un
niveau supérieur qui amène des entités supra-locales à mettre en place des processus
de budget participatif à leur niveau ou à les promouvoir en s’appuyant sur des entités
de niveau inférieur). Parmi les exemples de cette tendance, on trouve ceux de la région
Poitou-Charentes sous la présidence de la socialiste Ségolène Royale, des provinces de
Malaga et de Barcelone sous la direction de la coalition rassemblant les socialistes et
l’Esquerda Unida (Gauche unie) qui a pris fin en 2011, de certaines provinces du Kenya,
d’États comme ceux du Rio Grande do Sul au Brésil (entre 2011 et 2014) et du Kerala en
Inde (depuis 2000), de la Toscane (depuis 2007) et du Latium (entre 2005 et 2010) en
64
Italie , et l’exemple intéressant du gouvernement polonais qui, en vertu de la loi
Solecki d’avril 2009, rembourse chaque année, à plus de 1 100 municipalités rurales
engagées dans des processus de budget participatif, 10 à 30 % des fonds qu’elles
allouent à ces processus. Parallèlement à ces exemples, on trouve aussi ceux de pays
65 66
tels que le Pérou (Mc Nulty, 2011) et la République dominicaine , ou de
67
provinces telles que le Sud-Kivu congolais qui, ces dix dernières années, ont rendu
le budget participatif obligatoire pour les autorités locales et régionales, sans prévoir
néanmoins aucune forme spécifique de soutien en termes économiques et de
formation.

31 Dans un tel contexte, les expériences mises en œuvre en divers


endroits de la planète ont tenté de ne pas reproduire des éléments
typiques de la représentation. Ainsi, lorsqu’il a été nécessaire de
mettre en place des instances délibératives de dimension mineure
(conseils populaires ou commissions de contrôle, ou encore porte-
parole citoyens chargés de contrôler la mise en œuvre des priorités
définies de manière participative), ces expériences ont souvent tenté
de donner à ces instances des caractéristiques comportant des
éléments complémentaires et correctifs à l’intensité participative
plus importante par rapport aux formes traditionnelles de gestion de
la représentation. La création de mandats accompagnés de la
possibilité de révoquer la délégation, le tirage au sort et l’exercice
tournant des responsabilités constituent certains de ces outils
destinés à éviter de reproduire les aspects de la représentation qui
parviennent rarement à contraindre de manière formelle les élus à
respecter leur positionnement politique et leurs promesses de
campagne.
32 Ce qui a été défini comme le « retour des caravelles » 68 , c’est-à-dire
le développement d’un instrument né dans le Sud global vers des
latitudes et dans des contextes culturels et administratifs très divers,
a donc donné naissance à toute une série de processus très différents
mais ayant tous pour objectif de compenser certaines lacunes de la
politique représentative et de commencer à reconstruire de
nouvelles relations de confiance mutuelle entre cette dernière et les
habitants du territoire. En ce sens, on ne peut qualifier de budgets
participatifs des processus tels que les programmes de
développement communautaire lancés par la Banque mondiale 69
qui, s’ils présentent plusieurs caractéristiques communes avec les
budgets participatifs, instaurent des relations directes entre les
« bailleurs de fonds » et les citoyens, sans accorder de rôle actif à
l’administration locale dans la gestion du processus. En effet, comme
le souligne la définition méthodologique élaborée par Sintomer et al
(2008) 70 , le budget participatif, du fait de son histoire et du
contexte de transition démocratique dans lequel sont nées les
premières expériences, comporte par essence ou dans son ADN, la
nécessité d’accorder un rôle clé aux institutions politiques chargées
de la gestion d’un territoire déterminé et/ou de services donnés, de
manière à leur permettre de montrer leur capacité à s’« auto-
régénérer » et à opérer progressivement une « démocratisation
interne ». Le budget participatif de New York est à cet égard l’un des
exemples les plus significatifs dans la mesure où, en utilisant les
fonds « discrétionnaires » mis à la disposition des conseillers
municipaux que ces derniers utilisent habituellement pour
conserver leur électorat, il illustre précisément cette volonté de
rénovation spontanée de la part des institutions (depuis les marges
de l’administration, et non depuis le noyau de l’exécutif) pour
surmonter le clientélisme et l’opacité de la culture politique
traditionnelle. Comme l’ont bien décrit Ganuza et Frances (2012) 71
dans leur étude comparative des expériences espagnoles de
première et seconde génération, l’objectif central du budget
participatif est d’encourager un « cercle vertueux » de
rétablissement de la légitimité des politiques grâce à un « contrat
social » qui, le plus souvent, consiste à ouvrir les institutions et à les
engager à garantir non seulement la mise en place d’espaces
significatifs de participation des habitants aux décisions, mais aussi
l’efficacité, l’opportunité et la transparence des décisions et de leur
mise en œuvre. Ce « contrat », qui constitue un pacte politique entre
l’administration et les habitants, est considéré comme plus
important que son degré de formalisation institutionnelle.
33 Dans ce contexte, on peut comprendre pourquoi
l’« institutionnalisation » du budget participatif au moyen de lois,
d’ordonnances et de règlements formels n’a pas, du moins jusqu’à
l’expérimentation au niveau européen, été une priorité dans la
plupart des expériences, et notamment dans celles menées au Brésil
au début des années 1990. En effet, pour garantir l’efficacité du
processus et donc son enracinement « substantiel » dans un
territoire (plutôt qu’un enracinement formel dans un cadre
réglementaire), de nombreuses expériences se sont attachées avant
tout à élaborer le budget participatif comme une « politique », et
non comme un instrument institutionnalisé de gouvernement. Dans
de nombreux cas, il s’est agi non pas tant d’une politique de secteur
(c’est-à-dire du secteur de la participation, de la gouvernance ou de
la citoyenneté qui a souvent pris en charge sa coordination), mais
d’une politique « transversale » (coordonnée depuis le centre, c’est-
à-dire par le cabinet du maire ou par l’adjoint au budget). Dans
certains cas, il s’est agi d’un véritable projet phare, de nature
intersectorielle et expérimentale, destiné à se développer dans le
temps 72 . C’est cette nature même de pari lancé au niveau central
par l’administration qui a, en réalité, conduit à l’abandon de
nombreuses expériences, par exemple à l’occasion de changements
de majorité politique, comme cela a été le cas en Espagne en 2011
avec le départ de la coalition formée par les socialistes et la Gauche
unie, dans près des neuf dixièmes des plus de 100 communes qui
avaient jusqu’alors participé à des expériences de budget
participatif. L’étude des risques liés à la soutenabilité des
expériences de budget participatif, notamment en Europe à mi-
parcours de la première décennie du nouveau millénaire, a donné
toute son actualité au débat sur l’opportunité de formaliser le
processus dans un cadre réglementaire, du moins au niveau local, si
ce n’est au niveau national (comme dans les cas du Pérou et de la
République dominicaine mentionnés plus haut). Les risques,
habituellement observés et liés à cette formalisation, portent
essentiellement sur le durcissement et la paralysie des procédures,
qui finissent par être perçues comme de nouvelles formes de règles
bureaucratiques et de contrôle de l’État sur les citoyens. En tout état
de cause, dans certains cas, la réflexion sur ces risques a permis de
trouver des solutions novatrices, telles que celle adoptée dans
certaines grandes villes portugaises (comme Lisbonne ou Cascais),
qui consiste à séparer les éléments de méthodologie
organisationnelle des principes éthiques du processus, de manière à
éviter une confusion entre les fins et les moyens, et donc un
durcissement des procédures (qui empêche une adaptation au
changement des participants et une résilience face au changement
du contexte), sous prétexte de la nécessaire protection de
l’instrument et des principes qui y ont présidé. Dans les cas
mentionnés, qui ne sont malheureusement pas encore devenus un
modèle pour d’autres, la solution retenue a été de mettre en place
deux instruments distincts de budget participatif (une « charte de
principes » et un « règlement en matière de
procédure/d’organisation »), créant ainsi en quelque sorte une
séparation proche de celle existant entre « constitution » et « loi
ordinaire ». La limite commune à toutes les expériences qui ont
travaillé sur la formalisation normative/institutionnelle du budget
participatif a toujours été la même, à savoir la difficulté de mettre en
place des institutions (commissions d’accompagnement plutôt que
de véritables entités dotées du pouvoir d’évaluer et de corriger
d’éventuelles distorsions d’interprétation) en mesure d’assumer la
responsabilité formelle de superviser le respect des normes qui
président au budget participatif et d’imposer d’éventuelles amendes
ou autre sanctions en cas de violation de ces normes. Il est ainsi
actuellement presque impossible de trouver dans le monde des
expériences dans lesquelles la dimension normative ne présente pas
un caractère hybride, c’est-à-dire des expériences ayant mené à bien
la protection juridico-administrative. Dans ce contexte, le « contrat
politique » demeure le dénominateur commun, certes fragile, de la
majorité des expériences, et explique en partie pourquoi certains
auteurs tiennent le budget participatif pour l’un des instruments de
participation dont la soutenabilité est la plus faible lorsque le
contexte est défavorable, alors qu’il est capable de produire des
effets plus importants lorsque le contexte est favorable et lorsqu’il
est soutenu par une forte volonté politique 73 .

Relation entre budgets participatifs et NPM


34 Les paragraphes précédents montrent qu’il est impossible d’opposer
le budget participatif à la nouvelle gestion publique, dans la mesure
où ces deux instruments ont des histoires parallèles et superposées
qui, dans certains cas, ont coïncidé dans le temps et dans l’espace.
35 Certes, la nouvelle gestion publique repose sur une vision de la
gouvernance plus orthodoxe, reprise du modèle néolibéral, à
laquelle de nombreux budgets participatifs se sont opposés (du
moins à l’origine, lors de la transition démocratique au Brésil). La
conception du « citoyen-habitant producteur de culture et de
territoire » comme élément central des processus de budget
participatif, opposée à la valorisation du « citoyen-usager » ou du
« citoyen-consommateur » de services, constitue l’élément principal
de différenciation entre les pratiques de nouvelle gestion publique et
de nombreuses expériences de participation fondées sur le modèle
brésilien. Un second élément de différenciation nette dans la
conception du référent principal des deux types de pratiques porte
sur le rôle des représentants d’intérêts organisés, qui, comme nous
l’avons vu, est mineur dans les budgets participatifs, ces derniers
visant davantage à promouvoir des « alliances à géométrie variable »
(qui se modifient au fur et à mesure que les participants atteignent
chaque année certains des objectifs désirés et forment de nouveaux
pactes de coopération, ou s’en écartent).
36 Cependant, la diversité des modèles de budget participatif apparus
dans le contexte que nous avons défini comme l’idéoscape général a
également fait naître des modèles hybrides, liés à une vision
beaucoup plus participative que celle de la nouvelle gestion
publique. Ainsi, dans divers textes de Sintomer et al. (2013) 74 et de
Sintomer et Allegretti (2009) 75 , on trouve une définition du budget
participatif de type idéal, inspiré des critères de « modernisation
participative », qui se caractérise par le fait que la contribution est
vue comme une forme de modernisation administrative, dans un
contexte où l’État tente de se moderniser pour éviter la privatisation
de l’ensemble de ses services. Les processus participatifs
appartenant à cette famille de pratiques (principalement répandues
en Allemagne et inspirées du modèle originel de budget participatif
développé au début des années 2000 à Christchurch en Nouvelle-
Zélande, plutôt que du modèle brésilien de Porto Alegre) sont peu
politisés et ont souvent un simple rôle consultatif.
37 Il n’est du reste pas ignoré qu’un élément important de
l’interprétation des budgets participatifs consiste à étudier la
manière dont le développement des mesures participatives se
conjugue avec les mutations des autorités locales. Si le budget
participatif a pour objectif originel de rétablir la confiance mutuelle
entre les citoyens et les administrations, en engageant ces dernières
à placer les premiers au centre des décisions et à produire
rapidement des résultats efficaces, il n’est pas difficile de
comprendre que l’on assiste, sur le plan de la gestion administrative,
à une convergence notable entre les différents pays, en dépit de la
diversité fréquente des contextes d’origine. Historiquement, cette
convergence, qui consiste à combiner participation et critères
d’efficacité (dans le cadre d’une réduction souvent importante des
ressources locales, qui exige des objectifs d’efficacité et des
réductions de dépenses plus importantes que par le passé), se situe
dans le contexte du mouvement profond de réformes inspiré des
transformations intervenues dans la gestion d’entreprise qui a pris
forme au moment de l’apogée de la nouvelle gestion publique. Les
objectifs de transparence, de redevabilité, de traçabilité des
ressources investies et des actions menées, et de réactivité de la
nouvelle gestion publique, sont sans aucun doute repris par le
budget participatif, qui, méthodologiquement, les sépare néanmoins
du recours croissant aux mécanismes de marché, de l’introduction
de critères de rentabilité, de l’externalisation de certaines fonctions,
de la concurrence entre fournisseurs privés et publics de services, de
la constitution d’entreprises autonomes à capitaux publics et de
droit privé, de la multiplication des partenariats public-privé, et
surtout de la privatisation pure et simple. Les mouvements
populaires qui ont soutenu dans divers pays le développement des
budgets participatifs, notamment en Espagne (par exemple à
Cordoue ou à Puente Genil) ou en Italie (Venise en 2005 ou
Grottammare depuis 2002), ont revendiqué la nécessité d’appliquer
le budget participatif non seulement au budget lui-même, mais aussi
aux bilans des entreprises privées et des entreprises publiques ou
semi-publiques qui fournissent des services locaux d’intérêt général,
précisément pour ne pas « vider de sa substance le budget
participatif » en le limitant à des champs de décision
progressivement dépourvus de véritables compétences 76 .
38 Les expériences de budget participatif se révèlent au contraire plus
homogènes du point de vue de leur conception de la modernisation
interne de l’administration, facteur jugé indispensable pour garantir
une bonne « contrepartie interne » aux budgets participatifs dans le
cadre du traitement administratif et pour les rendre plus
performants. Dès le début des premières expériences brésiliennes,
on a considéré que la réduction des divisions hiérarchiques, les
nouvelles méthodes de gestion et de formation du personnel, la
modification des méthodes comptables de gestion du budget (au
profit d’une comptabilité analytique reposant sur des budgets
subdivisés en postes par produits ou par objectifs), ainsi que le
caractère transversal et la coopération entre les services d’une
administration ou entre différentes institutions, constituaient des
« conditions préalables » pour qu’un budget participatif puisse
fonctionner et produire des résultats capables de l’alimenter.
Toutefois, dans de nombreux cas, y compris dans le cas couronné de
succès de Porto Alegre, l’inertie de la machine administrative
traditionnelle a eu tendance à triompher, et l’on n’est pas parvenu à
engager les réformes administratives susceptibles de contribuer à
l’accélération de l’efficacité des budgets participatifs 77 . Dans
d’autres cas en revanche, comme dans ceux des premiers budgets
participatifs congolais 78 ou de la ville portugaise de Cascais 79 , la
réussite de certaines réorganisations administratives a été la clé du
succès du budget participatif lui-même. Souvent, les deux
phénomènes ont été combinés car pour les défenseurs du budget
participatif, il est quasiment impossible de séparer les deux aspects
qui sont considérés comme faisant partie d’une seule et même
relation de soutien mutuel, visant à une transformation culturelle
des pratiques politiques et administratives.
39 Dans certains contextes (comme en Allemagne ou en Angleterre,
mais aussi dans plusieurs pays scandinaves), il n’est par conséquent
pas rare de trouver rassemblés dans une même approche rhétorique
des éloges sur des éléments typiques de la nouvelle gestion publique
(des mécanismes de retours des usagers aux chartes de qualité, en
passant par les conseils associant des usagers à la gestion de
certaines structures, ainsi que l’utilisation de nouvelles
technologies), et des éloges se rapportant à certaines expériences de
développement communautaire donnant aux habitants un pouvoir
de gestion des ressources en fonction de leur contribution en termes
de connaissance approfondie des problèmes et de suggestions
destinées à améliorer la qualité du service grâce à la dynamique
découlant de la pression externe de la société civile 80 . Dans de tels
cas, il y a donc une convergence explicite du budget participatif et de
certains courants de la nouvelle gestion publique centrés sur la
valorisation de la participation des citoyens (même s’ils sont
considérés avant tout comme des usagers et des consommateurs),
vue comme une « troisième voie » de modernisation administrative
81
. Dans ce contexte, on peut aisément comprendre la récente
augmentation du nombre de budgets participatifs dans des pays de
l’ancien pacte de Varsovie (tels que la Croatie, la Slovaquie, la
République tchèque, la Roumanie et la Pologne), où le rythme
accéléré des réformes politiques et administratives, notamment au
niveau local 82 , s’est accompagné d’une rapide dégradation de la
confiance dans la légitimité de la politique représentative, qui a
provoqué une forte augmentation de l’abstentionnisme et la
nécessité indubitable de trouver des formes innovantes pour
dialoguer avec les habitants du territoire et les inciter à mettre leur
sens civique au service du territoire et d’une meilleure qualité de vie
au quotidien.
40 Il ne fait aucun doute (notamment dans les pays d’Amérique latine et
d’Afrique, et à l’exception du Royaume-Uni, qui a connu ces vingt
dernières années une centralisation ambiguë) qu’une relation
logique étroite entre décentralisation et participation est apparue.
Le déplacement progressif de responsabilité du centre vers la
périphérie n’a pas nécessairement coïncidé avec une augmentation
du pluralisme ou de l’intensité démocratique des institutions
décentralisées, dans la mesure où ce mouvement s’est souvent
concentré sur la gouvernance, et donc sur la nécessité de remédier
aux inefficacités liées à des cultures politiques fragmentées, en se
concentrant sur le renforcement de l’exécutif et en se rapprochant
ainsi souvent d’idéologies qui valorisent l’homme fort et le
décisionnisme. Un bon exemple de cette situation est l’Italie, où les
réformes (à partir de 1993, date d’entrée en vigueur de l’élection des
maires au suffrage direct) ont eu tendance à accumuler toute une
série de mesures artificielles d’incitation à la gouvernance, telles que
les clauses de barrage à l’entrée dans les assemblées élues qui
exigent de recueillir un pourcentage minimum des votes, ou la
« prime à la majorité » qui vise à transformer les majorités relatives
en majorités absolues dans les conseils municipaux, provinciaux et
régionaux. Ces mesures ont naturellement eu pour effet de porter
gravement préjudice aux principes de la représentation, en
menaçant souvent l’adhésion des citoyens aux assemblées élues sur
la base de ces principes de démocratie représentative, et ont dans le
même temps participées à une baisse visible du niveau qualitatif de
l’engagement des conseils élus, où siègent ensemble majorités et
oppositions. En parallèle, le continent africain (comme certains pays
d’Amérique latine à forte population indigène, tels que l’Équateur et
la Bolivie) a cherché à introduire dans ces mouvements de
décentralisation des principes de continuité culturelle avec son
passé précolonial. En ce sens, les conceptions occidentales de la
décentralisation se sont transformées en propositions « hybrides »
octroyant aux « autorités traditionnelles » (coutumières) ou « néo-
traditionnelles » (comme en Afrique du Sud ou au Mozambique) une
place au sein des nouvelles institutions démocratiques, ou plus
directement en formes binaires reposant sur une décentralisation
différenciée pour les villes et les territoires ruraux (comme en
République démocratique du Congo). Dans une telle transformation,
de nombreux cas de décentralisation se sont arrêtés à la phase de
décentralisation de l’administration du territoire (c’est le cas de
l’Angola, de la Guinée-Bissau et de la République démocratique du
Congo), sans parvenir à mettre en œuvre comme prévu la
désignation des autorités locales par la voie d’élections, tandis que,
dans d’autres contextes, l’État (comme au Mozambique ou
récemment, en Tunisie) n’a pas souhaité mener à bien la réforme sur
l’ensemble du territoire, préférant attribuer aux autorités locales un
contrôle en « taches de léopard », c’est-à-dire limité aux centres
urbains les plus denses, tandis que le reste du territoire demeurait
sous le contrôle direct de l’État, ou du moins des provinces ou des
régions. Ce qui est intéressant c’est que dans pratiquement tous les
pays mentionnés (à l’exception de la Guinée-Bissau et de l’Angola), et
dans de nombreux autres pays faisant l’objet d’importantes réformes
de décentralisation (comme dans les pays du Caucase les plus
proches de l’Europe), le budget participatif est apparu au même
moment à travers des expérimentations qui se sont greffées à un
processus incomplet de consolidation institutionnelle. Les
accélérations et ralentissements qu’ont connus ces processus sont
intervenus à des rythmes divers, parfois suivant, parfois
contredisant ou complétant ceux des entités décentralisées dans
lesquelles ces processus prenaient forme. Mais ce qui est certain,
comme l’ont mis en évidence certains programmes de coopération
décentralisée et de soutien et d’incitation à la participation des
citoyens 83 , voire certaines récompenses spécifiques instituées par
des associations internationales de villes pour donner de la visibilité
aux « bonnes pratiques » en matière de budget participatif 84 , c’est
que le budget participatif a accompagné le renforcement de la
décentralisation dans divers pays et a souvent entraîné des
dynamiques vertueuses au sein de ce processus d’expérimentation et
de décentralisation. Le cas de Madagascar est en ce sens
certainement l’un des plus significatifs, avant tout parce que
l’important réseau d’autorités locales engagées dans le processus a
réussi, y compris en mettant en place un observatoire minier 85 , à
renforcer les finances locales en obligeant plusieurs entreprises
extractives internationales à satisfaire, à l’égard des communes, à
leurs obligations de paiement des redevances dues au titre de
l’exploitation des ressources du territoire. Un autre cas intéressant
est celui de la République dominicaine, où la Fédération des
communes a demandé en 2006 l’intégration du budget participatif
dans le cadre normatif national, et un an après dans la constitution
révisée, avec l’objectif de permettre à l’État central de disposer d’un
outil pour installer la confiance dans les institutions locales et
transférer à ces dernières 10 % des ressources, destinées à la gestion
locale, qui étaient depuis longtemps fixées par la loi, mais qui
n’étaient jusqu’alors pas transférées, sous le prétexte que la
transparence et la redevabilité sur l’utilisation adéquate des fonds
publics n’étaient pas suffisamment garanties. La République
démocratique du Congo a connu une expérience similaire en 2011,
quand la province du Sud Kivu, après avoir promu l’expérimentation
d’un budget participatif dans huit entités territoriales décentralisées
en coopération avec la Banque mondiale dans le cadre du
programme de réforme de la gouvernance locale, a décidé de
transférer des fonds aux 27 entités locales du territoire alors qu’elle
ne l’avait jamais fait jusque-là (en infraction à ses obligations
légales), en étendant, sur la base d’une circulaire d’avril 2012, à
toutes les entités la nécessité d’appliquer des principes de budget
participatif pour accroître le dialogue avec les citoyens, et surtout,
garantir un contrôle social et une plus grande redevabilité sur
l’utilisation des ressources publiques dans les zones administrées par
des autorités ne faisant l’objet d’aucune élection ni confirmation du
fait de leur qualité d’autorités traditionnelles chargées de la gestion
de territoires ruraux très étendus 86 .
41 Ces exemples montrent bien comment le budget participatif a, au
cours de la dernière décennie, pris forme à l’échelle mondiale,
parallèlement à la transformation de l’administration publique et,
surtout, des institutions locales. Il s’est par conséquent
nécessairement confronté à la réforme des services et de la gestion
du territoire et à la modification des équilibres entre les différents
organes politiques. Dans ce processus, le budget participatif a
souvent acquis des caractères « mimétiques » par rapport aux
changements de contexte, au point que, dans de nombreux pays, on
observe une « coïncidence empirique entre le renforcement de la
légitimité des pouvoirs du maire et la mise en œuvre de dispositifs
participatifs » 87 . Ainsi, la majorité des budgets participatifs sont
généralement promus par l’exécutif et sont parfois mal vus par le
pouvoir législatif, qui les considère comme un instrument menaçant
son autonomie et son rôle central, bien que cette conception soit
subjective et ne corresponde pas nécessairement à la réalité. Ainsi,
ce n’est pas un mystère que, dans le cas de Porto Alegre et d’autres
expériences brésiliennes, l’un des motifs forts de l’expérimentation a
résidé dans la nécessité de pallier les effets d’une loi électorale
incapable de produire des majorités solides, provoquant souvent une
déconnexion entre le maire élu au suffrage direct et le conseil
municipal, dans lequel le parti du premier des citoyens n’est pas
majoritaire 88 . Naturellement, l’étroite relation établie entre le
budget participatif et l’exécutif, au-delà du soutien mutuel qu’ils
s’apportent et de la plus grande garantie de parvenir à des résultats
concrets et visibles qui en découle, a également eu des effets
« pervers » : ainsi, cette relation a eu tendance à réduire le niveau de
soutenabilité propre du processus participatif 89 et sa perception en
tant qu’institution « tierce » fondée sur l’autonomie sociale et
capable d’éviter les risques de cooptation politique des participants.
42 Pour réduire les risques liés à un tel « alignement », de nombreuses
administrations ont jugé nécessaire d’introduire des mécanismes et
des dispositifs visant à renforcer l’« impartialité » des institutions
participatives par rapport aux divers organes de la démocratie
représentative. Sont ainsi apparues des commissions
d’accompagnement du processus rassemblant des membres de
l’opposition et des représentants des citoyens sélectionnés lors de
forums publics, ou encore des formes hybrides avec des jurys de
citoyens tirés au sort et d’autres mécanismes propres à la
démocratie délibérative, pour lesquels la qualité des débats et la
réduction des « intérêts partisans » constituent des valeurs
importantes pour mettre en place un processus participatif et créer
des relations avec les institutions représentatives.
43 Cela n’a cependant pas eu pour effet d’affaiblir les caractères
fondamentaux de la majorité des budgets participatifs directement
liés à l’idée d’origine (celle des expériences brésiliennes du début des
années 1990), selon laquelle il est nécessaire de mettre en place des
espaces de « contre-pouvoir » citoyen ou de « contre-démocratie »
90
pour rééquilibrer la capacité des institutions à prendre en charge
les problèmes de territoires de plus en plus marqués par des
phénomènes de ségrégation et de polarisation, aujourd’hui aggravés
par une baisse substantielle des ressources au niveau local et par une
asymétrie des rapports inter­institutionnels qui a pour effet
d’augmenter progressivement les responsabilités des autorités
décentralisées sans pour autant mettre à leur disposition les
ressources, ni les pouvoirs indispensables de décision et de
réorganisation administrative qui leur permettraient d’assumer
leurs responsabilités de manière optimale et cohérente. Dans ce
contexte, certaines expériences de budget participatif (comme celle
de Séville ou de la ville brésilienne de Guarulhos, entreprises en
collaboration avec les instituts locaux liés à la figure de Paolo
Freire), qui ont tenté de créer les conditions préalables à
l’acquisition par les citoyens des compétences approfondies leur
permettant d’influer plus et mieux sur la structuration du budget,
ont revêtu une importance particulière. Comme nous l’avons déjà
évoqué plus haut, le budget participatif de New York, mis en place
depuis 2012, compte parmi ses promoteurs et ses participants toute
une série d’organisations sociales de « revendication », qui
travaillent sur l’inclusion sociale et l’autonomisation des groupes
vulnérables, comme les anciens détenus qui ont été déchus de leurs
droits politiques (PBP, 2014a, 2014b 91 ).
44 Ces expériences comptent parmi les pratiques les plus visibles au
niveau mondial, qui ont posé le budget participatif comme un
dispositif permettant de garantir et de promouvoir le respect des
droits humains fondamentaux, des droits économiques et sociaux et
d’un droit plus général « à la ville » lié non seulement aux droits
individuels, mais aussi aux droits collectifs des communautés
établies sur un territoire déterminé. Ce n’est pas par hasard si des
exemples comme le budget participatif de Séville, mis en place sous
les mandats municipaux de 2004 à 2011, sont devenus célèbres pour
avoir par exemple introduit la révision annuelle du budget
participatif par les citoyens, ce qui a conduit en 2010 des milliers de
jeunes mineurs à se regrouper avec leurs parents et des enseignants
pour réclamer et obtenir (lors de la révision du règlement intérieur)
le droit de présenter des propositions et de voter les priorités du
budget de la ville pour les jeunes dès l’âge de 10 ans.
45 Cette catégorie de budget participatif est, parmi les multiples
expériences occidentales, celle qui s’inspire le plus directement et
qui, dans le même temps, est la plus proche des budgets participatifs
brésiliens, avant tout parce qu’elle s’est fixée pour objectif et est
parvenue à une plus grande inclusion sociale et territoriale au
bénéfice de groupes et de zones du territoire souvent marginalisés,
bien qu’il manque encore souvent dans le monde des instruments
spécifiques de « redistribution » et de « justice socio-territoriale »
que l’on trouve dans certaines expériences brésiliennes et
espagnoles 92 . Un des aspects importants de ces expériences est
aussi que le conflit est envisagé comme un point de départ pour
trouver des solutions possibles communes aux problèmes observés
sur le territoire. Cette position, dont le meilleur exemple est celui de
la ville italienne de Bergame, qui est partie de questions et de
conflits afin que le budget participatif soit plus visible et recueille
davantage d’adhésion, demeure néanmoins minoritaire dans la
mesure où la plupart des expériences ont tendance à ne pas
s’attaquer explicitement aux nœuds conflictuels, mais plutôt à se
concentrer sur des débats visant à trouver des solutions ou à utiliser
simplement des modalités de vote des priorités à la majorité.
Toutefois, la situation semble évoluer progressivement. En effet, au
cours des deux dernières années, la question des méthodes de
« vote » au sein des budgets participatif a gagné en importance, ce
qui a permis de perfectionner les modalités de mise en œuvre. Pour
citer quelques exemples, rappelons que la ville portugaise de Trofa a
expérimenté, depuis 2010, le vote « pondéré », c’est-à-dire que les
participants au budget participatif disposent de trois possibilités de
vote au poids différencié, un système qui a montré sa capacité à
favoriser des résultats davantage pluralistes et diversifiés par
rapport aux projets soumis au vote (Allegretti, Luz da Silva et
Freitas, 2013) 93 . Par ailleurs, en 2015, cinq circonscriptions de
New York, s’inspirant de l’innovation Démocratie 2.1 de la
République tchèque, ont expérimenté des modalités de vote multiple
et de vote « négatif » (qui permet de déduire des voix pour certaines
priorités soumises au vote) qui ont prouvé l’utilité de classer et
d’étudier les propositions les plus conflictuelles des citoyens pour
permettre ensuite d’engager des processus de spin-off (c’est-à-dire
des processus périphériques au processus central, capables d’attirer
un public motivé pour débattre de manière approfondie). Ce type de
mesures a en commun de porter une attention au renforcement des
composantes « délibératives » du budget participatif (c’est-à-dire les
échanges d’opinions et de solutions), sans pour autant affaiblir le
caractère central de la phase de vote, qui est souvent considérée
comme indispensable à la légitimation quantitative des processus,
dans la mesure où elle permet de donner des indications sur le
nombre des participants et de mettre en évidence les points de
convergence sur certaines propositions.
46 En dépit de ces expérimentations centrées sur la volonté d’optimiser
et de rendre visibles les composantes d’« autonomisation » et de
« pédagogie civique », rares sont généralement les processus de
budget participatif qui réussissent aujourd’hui à aller au-delà de
simples mesures d’amélioration des projets politiques et
territoriaux, pour s’intéresser en profondeur à leur valeur en tant
que processus pédagogiques et de rééquilibrage de la tendance de
nombreuses entités locales à se conformer au schéma de
« domination charismatique personnelle » des dirigeants des
administrations au sein desquelles ils sont mis en place.
47 La lecture qui est souvent proposée des budgets participatifs à
l’échelle nationale ne considère donc même pas ce processus comme
un instrument de « petite démocratie » (comme on dirait en finnois
pour désigner les dispositifs qui opèrent à une échelle locale ou
micro-locale, et qui visent davantage à compenser qu’à intégrer les
institutions représentatives), et le place au contraire à tort au même
niveau que des processus tels que la désignation des candidats à des
élections par la voie de primaires (internes aux partis ou ouvertes
aux sympathisants), sans faire la différence entre un type de
processus d’association directe interne au mécanisme de la
représentation et conforme à une vision conceptuelle fondée sur le
« leadership » 94 , et un dispositif qui vise à redistribuer la
connaissance et les pouvoirs de décision, même si cela est limité à
des portions spécifiques des dépenses publiques.
48 C’est au niveau de cette particularité que se situent les principales
différences entre le paradigme, dans lequel s’est développée la
nouvelle gestion publique, et celui dans lequel ont pris forme et se
sont diffusés les budgets participatifs. La première en effet, vise à la
bonne gouvernance en tant qu’instrument de paix sociale, en
utilisant des éléments typiques d’une « démocratie d’opinion » 95
pour renforcer un contexte décisionnaire centré sur le savoir
d’experts, dans lequel le rôle de chaque leader charismatique est
important (y compris grâce à la communication directe entre les
gouvernants et les gouvernés, dont la distinction n’est pas remise en
cause), au détriment des appareils de parti et des pouvoirs des
assemblées élues. Le budget participatif au contraire, a une histoire
tout à fait différente, même si cette histoire est parfois trahie dans la
pratique. Cette histoire repose sur la volonté d’instaurer un dialogue
entre les experts et les profanes 96 (Sintomer, 2008), non seulement
pour atteindre des objectifs stratégiques d’amélioration de la qualité
des services et de la qualité de vie, mais aussi pour valoriser des
visions différentes du monde, avec pour objectifs intrinsèques de
valoriser le pluralisme épistémologique, et de redistribuer et
rééquilibrer les pouvoirs au sein de la société. Historiquement, le
budget participatif ne s’est jamais présenté comme un espace destiné
à affaiblir les partis ou les assemblées élues ou à s’y substituer, mais
au contraire comme un dispositif visant à redonner un sens à la
passion politique, à améliorer les processus de compréhension et de
décision par rapport à la réalité d’un territoire, et à faire évoluer les
corps intermédiaires de la société (comme justement les partis ou les
organisations et mouvements sociaux) vers une plus grande capacité
de dialogue avec les exigences et les rêves des citoyens. En outre, à
l’origine, de nombreux budgets participatifs reposaient sur la
volonté de faire de la distribution des dépenses publiques une
occasion de débattre des théories et des choix économiques
stratégiques et de la structure des recettes de l’entité dans laquelle le
processus était expérimenté, même si ces débats n’intervenaient pas
nécessairement pendant le processus du budget participatif, mais
dans le cadre de dispositifs périphériques ou complémentaires 97 .
Cette volonté (qui réapparaît aujourd’hui dans l’interprétation des
budgets participatifs africains et de certains exemples européens qui
se sont développés au lendemain de la crise financière de 2008) peut
être détournée quand le budget participatif est surtout utilisé pour
faciliter des coupes dans les dépenses publiques et pour réduire la
dette des communes (comme dans de nombreux cas mentionnés par
Herzberg, 2010 98 ) ; mais en soi, cette volonté constitue l’un des
caractères fondamentaux du budget participatif, qui en fait un
instrument relevant d’un paradigme politico-culturel différent, dans
lequel l’apprentissage rendu possible par les processus de codécision
(qui revêtent des caractères propres à l’« apprentissage par la
pratique ») permet de remettre en question les certitudes des
experts et des politiques en matière de stratégies de gouvernance
d’un territoire et des services au citoyen, et d’ouvrir de nouveaux
espaces de réflexion collective sur les options économiques
présidant à ces stratégies. Comme l’ont bien montré Sintomer et al.
(2008) 99 dès la première étude comparative relative aux budgets
participatifs européens de la période 2004-2008 (reprise dans le
panorama mondial de 2013), si l’on se limite aux modèles les plus
radicaux de budget participatif (notamment à ceux inspirés de l’idéal
type de « démocratie participative » souvent directement inspirés du
modèle de Porto Alegre des années 1990), on remarque que leur
originalité essentielle réside dans le fait qu’ils se concentrent sur le
budget global de l’autorité locale, et non sur des projets concrets et
leur mise en œuvre (principalement au niveau municipal), et sur le
refus des logiques de privatisation, de rentabilité, de concurrence
entre les services, et de démantèlement de leurs fonctions de base.
En ce sens, leur logique ne se réfère pas au citoyen en tant qu’usager
uniquement, ou en tant que participant volontaire à la production
des services publics 100 , mais cherche à valoriser le citoyen en tant
détenteur de droits, de connaissances et d’idées à mettre en
circulation pour contribuer à la créativité locale d’un territoire 101 .
Dans cette optique, même si la restructuration fonctionnelle de
nombreuses entités locales qui s’est imposée comme « condition
préalable » au succès des expériences de budget participatif reprend
certains éléments centraux de l’approche de la nouvelle gestion
publique, le potentiel d’un budget participatif semble bien plus
étendu que celui d’une gestion modernisée des fonctions publiques,
« car cette dernière ne laisse aucune place à une quelconque
discussion sur les objectifs politiques à long terme ou sur des
arguments complexes » 102 , tandis que le budget participatif vise
précisément à se structurer de manière à rendre possible et
souhaitable une discussion de cette nature.
49 Dans le discours, les budgets participatifs se sont rarement opposés
de manière explicite à l’approche de la nouvelle gestion publique,
mais l’ont fait de manière indirecte pour en rejeter les composantes
néolibérales considérées comme les plus orthodoxes (telles que le
recours croissant aux mécanismes de marché, l’introduction de
critères de récupération des coûts, la sous-traitance de fonctions, la
concurrence entre fournisseurs privés et publics de services, le
recours excessif aux partenariats public/privé, aux privatisations et
à la création d’entreprises de services autonomes à capitaux publics
et de statut de droit privé).
50 En revanche, de nombreux budgets participatifs ont repris et loué de
manière explicite le rôle central que la Nouvelle Gestion Publique
accorde à l’engagement vers une modernisation interne de
l’administration, notamment lorsque cette modernisation passe par
la réduction de la hiérarchie, par une séparation entre fonctions
stratégiques et fonctions opérationnelles, par la diffusion des
méthodes comptables analytiques, par la présentation des budgets
par produits et par objectifs, par une évaluation structurée des
coûts/bénéfices, par l’accent mis sur le contrôle et la mesure des
résultats finaux, par la transversalité et la coopération entre les
institutions et les entités qui en dépendent, par la mise en place de
mesures incitatives à la réalisation des objectifs, par de nouvelles
méthodes de gestion du personnel fondées sur une spécialisation
marquée et une individualisation croissante des carrières. Dans cette
optique, de nombreux budgets participatifs, du moins au niveau
programmatique, semblent avoir considéré les systèmes d’évaluation
et de contrôle stratégique qui constituent des principes typiques de
la nouvelle gestion publique, comme une condition préalable à la
mise en œuvre concrète des processus participatifs. Ainsi, des cas
comme ceux du système participatif de Canoas (élaboré précisément
autour du budget participatif local) ou de Lisbonne et Cascais 103 ,
ont travaillé sur la réorganisation administrative de manière
innovante, et en partie cohérente avec les principes de la nouvelle
gestion publique, en mettant l’accent sur la proximité avec les
citoyens comme condition indispensable à une action publique
efficace. Dans ces cas, le retour des citoyens sur les politiques
publiques qui découle souvent des processus participatifs, apparaît
comme un élément complémentaire naturel à la charte de qualité
des services, à l’utilisation des nouvelles technologies de
l’information et aux réunions qui permettent des discussions entre
techniciens, responsables politiques et habitants.
51 Par certains côtés, si, comme on l’observe, l’ère numérique, avec sa
capacité à produire un contrôle social sur les institutions, a
contribué de manière significative à dépasser l’approche de la
nouvelle gestion publique, les budgets participatifs doivent se poser
la question de la prise en compte de l’ère numérique. En effet, le
numérique peut rendre plus efficaces et structurés les systèmes
participatifs multicanaux, à condition d’éviter que la présence
d’importantes composantes informatiques réduise ces espaces
collaboratifs à une somme de points de vue individuels et
autoréférentiels.
52 Dans un tel contexte, le budget participatif va « au-delà » de l’objet
explicite de la Nouvelle Gestion Publique, en en intégrant souvent les
éléments qui ne sont pas contraires à ses principes fondamentaux ;
c’est ce que l’on peut observer par exemple en Allemagne, mais aussi
au Mozambique ou au Kenya, où les budgets présentés par objectifs
ou par résultats ont constitué des outils techniques fondamentaux
dans un cadre recentré sur les habitants en tant que détenteurs de
droits de participation et d’une intelligence collective.
53 Si un budget participatif est capable d’encourager la discussion sur
des points stratégiques fondamentaux comme l’équilibre financier,
les orientations sectorielles de la culture, du sport ou des politiques
de la jeunesse, et de permettre de classer les priorités d’intervention
pour améliorer l’offre de services et de produits, il est un indicateur
de la façon dont un tel dispositif cherche à se distinguer à l’intérieur
d’un paradigme qui tend davantage à accorder une place centrale à
l’autonomisation des communautés des habitants dans le cadre
d’une réforme de la fonction publique, qu’à simplement valoriser
l’implication de l’usager-consommateur en tant qu’outil pour
garantir une performance élevée des services et produits. Le budget
participatif, en recentrant l’action publique et l’action collective des
habitants sur l’intérêt général, et en créant un dialogue sur les
« biens communs » 104 , vise à maintenir le rôle et la responsabilité
de l’État à une époque de « société du bien-être » 105 , dans laquelle il
revient souvent à la société de s’organiser pour résoudre ses
problèmes en attendant l’intervention des institutions publiques.
Dans cette optique, le budget participatif se révèle beaucoup plus
capable d’encourager les citoyens à repenser l’administration
publique comme un corps politique dont le champ d’action met en
jeu des objectifs multiples, holistiques et liés (et comme un espace de
lien entre la micro et la macroéconomie), ce que n’a jamais tenté de
faire la Nouvelle Gestion Publique, qui s’est limitée à voir les
administrations locales comme des producteurs de services et des
sujets capables d’encourager le développement local et la
compétitivité d’un territoire.
54 La tension est naturellement forte entre le « potentiel » du budget
participatif (surtout dans sa forme radicale proche des expériences
brésiliennes du début) et les réalisations concrètes, qui dans certains
cas se limitent à une version affaiblie correspondant à une forme de
social-démocratie seulement un peu plus participative que
l’approche de la nouvelle gestion publique en ce qui concerne la
réforme du fonctionnement de l’Administration. Cette tension
concerne aujourd’hui indistinctement de nombreux pays, mais
surtout ceux dans lesquels le budget participatif n’est jusqu’ici pas
parvenu à s’imposer dans sa version la plus radicale (par exemple en
Allemagne, en Angleterre, en Finlande ou en Suède).
55 D’une certaine façon, le débat qui se développe dans ces cas est
facilité par la mondialisation rapide et soutenue des échanges entre
les pays, et par la nouvelle frontière que constituent les réseaux
nationaux et régionaux de budgets participatifs (aujourd’hui très
puissants comme dans la péninsule ibérique, en Allemagne, au
Royaume-Uni, en Suède 106 , en Colombie, au Chili, au Pérou, au
Cameroun, à Madagascar, en Argentine et au Brésil), qui
encouragent l’apprentissage mutuel, la comparaison et la réflexion
conjointe sur les expériences dont les objectifs et les modèles de
développement sont hétérogènes. Aujourd’hui que certains pays
comme le Portugal (où les élections législatives de 2015 ont porté au
pouvoir le Parti socialiste, qui avait inscrit dans son programme
électoral la promesse de mettre en œuvre un budget participatif au
niveau national) se préparent à faire passer le budget participatif à
un niveau supérieur, il devient de plus en plus indispensable de faire
preuve de vigilance quant à la direction et au poids que ce processus
est en train de prendre sur les choix publics.
56 Dans ce contexte, il est salutaire que le développement
d’organisations et de plateformes internationales d’articulation et de
réflexion sur les dispositifs participatifs (telles que l’Observatoire
International de la Démocratie Participative de Barcelone, la
Commission d’Inclusion Sociale, de Démocratie Participative et des
Droits Humains de l’UCLG, le réseau transnational Participedia ou le
projet Empatia né au Portugal) permette de créer un espace et
favorise non seulement une étude comparative de la réussite et des
défis qui attendent chacune des expériences concrètes, mais aussi —
et surtout —, un débat sur les perspectives philosophiques du budget
participatif et la nécessité de définir correctement les modèles de
développement concret qui le sous-tendent.
57 C’est la seule façon d’éviter l’extrême dilution des principes
fondateurs du budget participatif qui le réduirait à un simple mot à
la mode et le viderait, à terme, de règles et de contenus clairs.
NOTES
2. Gruening (G.), “Origin and Theoretical Basis of New Public Management”, International
Public Management Journal 4, mars 2001, pp. 19-20.
3. Smith (G.), Democratic Innovations. Designing Institutions for Citizen Participation, Cambridge,
New York, Melbourne, Madrid, Cambridge University Press, 2009.
4. Ce mode de gestion a été mis en œuvre avec une grande violence dans les pays de
l’hémisphère sud, où il n’a souvent pas été librement choisi, mais imposé par des « bailleurs
de fonds » désireux non pas de contribuer réellement à la mise en place d’un
développement autonome, mais plutôt de perpétuer des modèles favorables aux entreprises
et aux conseillers occidentaux. Sarker (A.E.) “New Public Management in Developing
Countries: An Analysis of Success and Failure with Particular Reference to Singapore and
Bangladesh”, International Journal of Public Sector Management, 2006 ; Manning (N.), “The
Legacy of the New Public Management in Developing Countries”, International Review of
Administrative Sciences, Londres, Thousand Oaks, CA and New Delhi, SAGE Publications Vol.
67, 2001, pp. 297–312.
5. Manning (N.), Gokcekus (O.) et Mukherjee (R.), Public Officials and their Institutional
Environment: An Analytical Model for Assessing the Impact of Institutional Change on Public Sector
Performance, Washington, D.C., World Bank, 2000 ; Savoie (D.) “What is Wrong with the New
Public Management?”, Canadian Public Administration 38(1), 1995, 112–121.
6. Dunleavy (P.), Margetts (H.), Bastow (S.), Tinkler (J.), “New Public Management Is Dead—
Long Live Digital-Era Governance”, Journal of Public Administration Research and Theory,
Volume 16, Issue 3, 2005, pp. 467-494.
7. Aucoin (P.),“Designing Agencies for Good Public Management: the Urgent Need for
Reform”, Choices, Institute for Research on Public Policy 2(4), 1996, pp. 5-19 ; Hood (C.), The
art of the state, Oxford, Clarendon, 1998.
8. Aucoin (P.) “Administrative Reform in Public Management: Paradigms, Principles,
Paradoxes and Pendulums”, Governance: an International Journal of Policy and Administration, 3,
1990, pp. 115–137.
9. Marini (F.), “The Minnowbrook Perspective and the Future of Public Administration
Education”, dans Marini (F.), (ed.), Toward a New Public Administration: The Minnowbrook
Perspective, Chandler, Scranton, PA, 1971, pp. 346–367.
10. Hood (C.), “New Public Management”. International Encyclopedia of the Social &
Behavioral Sciences, Elsevier Science, 2001, pp. 12553-12556.
11. Dunleavy (P.) et al., “New Public Management Is Dead—Long Live Digital-Era
Governance”, op. cit. p. 468.
12. De Vries (J.), “Is New Public Management Really Dead?”, OECD Journal on Budgeting,
Volume 2010/1, Paris, OECD, 2010 (basé en partie sur les résultats de l’étude de l’OCDE de
2009 intitulée « Value for Money »).
13. Hood (C.) Peters (G.), “The Middle Aging of New Public Management: Into the Age of
Paradox?”, Journal of Public Administration Research and Theory, no 14, 2004, pp. 267-282.
14. Dunleavy (P.) et al., ibid.
15. Parmi lesquelles on trouve non seulement les théories des « choix publics » et du
« managérialisme » : Aucoin (P.) “Administrative Reform in Public Management: Paradigms,
Principles, Paradoxes and Pendulums”, op. cit. ; Dunsire (a.), “Administrative Theory in the
1980s: a Viewpoint”, Public Administration, 73, 1995, 17-40 ; Reichard (C.) “Die ‘New Public
Management’: debatte im internationalen kontext.” dans Reichard (C.) & Wollmann (H.),
Kommunalverwaltung im modernisierungsschub (pp. 241-274), Basel, Birkhaeuser, 1996 mais
également des approches théoriques telles que la gestion publique organique,
l’administration publique classique et néoclassique, l’École autrichienne, les coûts de
transaction, la théorie de l’agence, le communautarisme et diverses branches de l’analyse
des politiques (Gruening, 2011, p. 18).
16. Naturellement, dans cette conception, il arrive que le paradigme soit « perturbé »
lorsqu’il est confronté à des faits qui ne sont pas conformes à sa définition ; considérés au
départ comme de simples anomalies, ces faits suscitent ensuite, à la faveur de la crise
intellectuelle qu’ils déclenchent, la recherche de solutions en dehors du paradigme,
permettant ainsi à de nouvelles matrices de voir le jour, lesquelles, une fois reconnues par
un grand nombre de scientifiques, permettent d’instaurer de nouveaux paradigmes
susceptibles d’orienter les scientifiques dans leurs recherches.
17. Gruening (G.), “Origin and Theoretical Basis of New Public Management”, International
Public Management Journal 4, mars 2001, p. 19.
18. Gruening cite comme seule exception contestable l’économie institutionnelle moderne.
19. Haque (S.), “New Public Management: Origins, Dimensions and Critical Implications”
dans Encyclopedia of Life support Systems (EOLLS), 2009, http://www.eolss.net/sample-
chapters/c14/e1-34-04-01.pdf
20. Andersson (G.), Kritik und wissenschaftsgeschichte:Kuhns, Lakatos’ und Feyerabends kritik des
kritischen rationalismus, Tubingen, JCB Mohr, 1988. L’auteur montre qu’il existe, selon la
théorie proposée par Feyerabend (elle aussi empruntée aux sciences naturelles), des visions
scientifiques parallèles ou des systèmes de connaissance auxquels les chercheurs adhèrent
individuellement en fonction de leurs traits de caractère, de leurs croyances et de leurs
valeurs. Aucun système de connaissance ne peut, a priori, se proclamer supérieur aux autres,
ni se définir comme l’unique voie vers la vérité
21. Gruening (G.), “Origin and Theoretical Basis of New Public Management”, art. cit., p. 21.
22. Haque (S.), “New Public Management: Origins, Dimensions and Critical Implications”,
art. cit., p. 3.
23. Parmi lesquelles nous pouvons citer à titre d’exemples : la redevabilité de
performance, l’audit de performance, la planification stratégique, la performance fondée
sur les résultats, la mesure de la performance, la prestation des services suivant une
approche commerciale, l’orientation client, l’optimisation des ressources, la concurrence
régie par le marché, l’externalisation, l’amélioration de la comptabilité, les redevances
d’utilisation, mais également les privatisations, la gestion décentralisée, les coupes
budgétaires, la mise en place de systèmes incitatifs destinés au personnel, la séparation des
fonctions politiques et administratives et une tendance conjoncturelle à s’appuyer sur les
nouvelles technologies de l’information et de la communication.
24. Parmi lesquelles nous pouvons citer notamment : la limitation réelle des dépenses, la
rationalisation des compétences, l’analyse et l’évaluation des politiques, l’amélioration de la
réglementation, la rationalisation des structures administratives et, surtout, l’invitation à
renforcer la « démocratisation et la participation citoyenne » à la gestion administrative.
25. Par exemple, des auteurs comme Herzberg (C.), “Can Public Utilities Learn from Public
Administration? A Study on Participative Modernisation”. Journal of Public and Nonprofit
Services, Vol. 43, 2013, pp. 200-212 et Legitimation durch Beteiligung. Stadt- und Wasserwerke in
Deutschland und Frankreich, Hambourg, VSA Verlag, 2015, dans leurs études sur le manque de
transparence dans la gestion des entreprises publiques de services, mettent fortement en
doute la possibilité de concilier une gestion réellement transparente et participative avec
les exigences d’autoprotection liées à l’externalisation des services et à la concurrence.
26. Tosi (A.), Abitanti: le nuove strategie dell’azione abitativa, Bologne, Il Mulino, 1994.
27. Haque (S.), New Public Management: Origins, Dimensions and Critical Implications,
art. cit.
28. Des programmes tels que le PUMA (programme de travail de l’OCDE sur la gestion
publique) et le SIGMA (soutien à l’amélioration des institutions publiques et des systèmes de
gestion en Europe centrale et orientale), des institutions telles que le secrétariat du
Commonwealth et l’ancien vice-président américain Al Gore, à travers son programme
« Réinventer l’État », auraient été parmi les promoteurs les plus assidus des techniques du
NPM.
29. Moreno (C.), Como o Estado Gasta o Nosso Dinheiro, Alfragide, Caderno, 2010.
30. Kapucu (N.), “New Public Management: Theory, Ideology, and Practices” dans Farazmand
(A.) et Pinkowski (J.), Handbook of Globalization, Governance and Public Administration, CRC Press,
2006.
31. Haque (S.), New Public Management: Origins, Dimensions and Critical Implications,
art. cit.
32. Norris (P.), Democratic Deficit: Critical Citizens Revisited, New York, Cambridge University
Press, 2011.
33. Santos Sousa (B.), Portugal. Ensaio contra a autoflagelação. Rio de Janeiro, Editora
de

Cortez, 2012 (1ère édition, Coimbra, 2011).


34. Haque (S.), “New Public Management: Origins, Dimensions and Critical Implications”,
art. cit.
35. Norris (P.), Democratic Deficit: Critical Citizens Revisited, New York, Cambridge University
Press, 2011.
36. Harvey (D.), Villes rebelles, Du droit à la ville à la révolution urbaine, traduction d’Odile
Demange, Paris, Buchet/Chastel, 2015 ; édition originale, “The right to the City”, New Left
Review, 53, September-October 2008, pp. 23-40.
37. Fedozzi (L.), O Poder da Aldeia, Porto Alegre, Tomo Editorial, 2000.
38. Les premières expériences brésiliennes connues et citées dans la littérature sont celles
des communes de Boa Esperança dans l’État de l’Espírito Santo, de Piracicaba dans l’État de
São Paulo et de Lages dans l’État de Santa Catarina, de Souza (B.), Todo o Poder emana do povo,
Porto Alegre, Educat, 2004.
39. Sintomer (Y.), Gret (M.), Porto Alegre : l’espoir d’une autre démocratie, Paris, La Découverte
et Syros, 2005 (1ère édition 2002) ; Pont (R.), La democrazia partecipativa. L’esperienza di Porto
Alegre e i progetti di democrazi, Roma, Edizioni Alegre, 2005 ; Granet (E.), Porto Alegre, les voix de
la démocratie. Le budget participatif raconté au quotidien. Paris, Syllepse, 2003.
40. Genro (P.), de Souza (U.), Quand les habitants gèrent vraiment leur ville. Le Budget
Participatif : l’expérience de Porto Alegre au Brésil, dossier pour un débat no 82, Paris, Éditions
Charles Léopold Mayer, 1998.
41. Voir aussi Allegretti (G.), « Budget Participatif » dans Casillo (I.), (dir.) avec Barbier (R.),
Blondiaux (L.), Chateauraynaud (F.), Fourniau (J.-M.), Lefebvre (R.), Neveu (C.) et Salles (D.),
(org.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et
Participation, 2014.
42. Genro (P.), de Souza (U.), op. cit.
43. Santos de Sousa (B.), “Participatory Budgeting in Porto Alegre. Toward a Redistributive
Democracy”, Politics and Society, vol. 26, no 4, 1998, pp. 461-510 ; voir aussi Democratizar a
democracia. Os caminhos da democracia participativa, Edições Afrontamento, Oporto, 2003 et
“Síntese Final”, Actas do I Encontro Nacional sobre Orçamento Participativo, Associação In Loco e
Câmara Municipal de São Brás de Alportel, 2008.
44. Schön (D.), Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel,
Montréal, les éditions Logiques, 1994.
45. Par exemple : Sintomer (Y.), Talpin (G.), La démocratie participative au-delà de la proximité.
Le Poitou-Charentes et l’échelle régionale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011 ; Isaac
(P.), Heller (P.), “Democracy and Development. Decentralized Planning in Kerala”, 2004,
scaricabile da : http://www.archonfung.net/docs/isaac.pdf ; Chaudhuri (S.), Heller (P.), “The
Plasticity of Participation: Evidence from a Participatory Governance Experiment”, Working
Papers Department: Institute for Social and Economic Research and Policy, 2003.
46. Ziparo (a.), Pieroni (O.), Rete del nuovo municipio. Federalismo solidale e autogoverno
meridiano, Naples, Intra Moenia, 2007.
47. Langelier (S.), Le démantèlement du budget participatif de Porto Alegre ! Démocratie
participative et communauté politique, Paris, L’Harmattan, 2015.
48. Harvey (D.), “The Right to the City”, New Left Review 53, September-October 2008,
pp. 23-40 ; Purcell (M.), “Excavating Lefebvre: The Right to the City and its Urban Politics of
the Inhabitant”, GeoJournal, no 58, 2003, pp. 99-108,
http://faculty.washington.edu/mpurcell/geojournal.pdf
49. Voir par exemple la Plateforme mondiale pour le droit à la Ville
(http://www.righttothecityplatform.org.br).
50. Allegretti (G.), “Participatory Budgeting: and Global Examples”, communication
présentée à la conférence internationale Democracy for the 21st Century, session 12 : “Direct
Democracy, Participatory Budgeting, and Pioneering Democratic Initiatives”, at Bibliotheca
Alexandrina – Alexandria, Egypt, 9-11 December 2015.
51. Purcell (M.), “Excavating Lefebvre: The Right to the City and its Urban Politics of the
Inhabitant”, op. cit.
52. Allegretti (G.), « Budget Participatif » dans Casillo (I.), (dir.), Dictionnaire critique et
interdisciplinaire de la participation, op. cit.
53. Appadurai (A.), “Global Ethnoscapes: Notes and Queries for a Transnational
Anthropology”, Fox (R.), Recapturing Anthropology: Working in the Present, Santa Fe, School of
American Research Press, 1991.
54. Allegretti (G.), “Participatory Budgeting: and Global Examples”, paper presented at the
International Conference Democracy for the 21st Century, op. cit.
55. Sintomer (Y.), Herzberg (C.), Röcke (a.), Allegretti (G.),“Participatory Budgeting
Worldwide”, Dialog Global, 25, 2013, pp. 1-93.
56. Dans Sintomer (Y.), Herzberg (C.), Röcke (a.), Allegretti (G.), “Transnationale Modelle der
Bürgerbeteiligung:Bürgerhaushalte als Beispiel” dans Herzberg (C.), Kleger (H.), Sintomer (Y.),
(org.), Hoffnung auf eine neue Demokratie, 2012, pp. 27-60 (version actualisée en 2014), les
auteurs expliquent non seulement comment de nombreux budgets participatifs qui se
définissent comme tels, ne présentent pas les caractéristiques utilisées dans la littérature
pour définir les composantes minimales d’un budget participatif, mais aussi combien sont
nombreux les budgets participatifs qui n’utilisent pas le terme de budget participatif, de
crainte que le mot « budget » ne repousse les citoyens, dans la mesure où il peut apparaître
comme un produit technocratique ou complexe rebutant, auquel l’habitant ne s’estime pas
capable de contribuer. Certains budgets participatifs anglais ont ainsi choisi des noms tels
que You decide (Vous décidez) ou We decide (Nous décidons) en Italie, certains s’appellent
strada per strada (Rue par rue à Modène), VIP – ogni persona è importante (VIP – chaque
personne est importante, partie du projet Vimodrone Partecipa) ou Decidiamo Insieme
(Décidons ensemble), etc., Allegretti (G.), Stortone (S.), “Os OP em Itália reconfigurando um
panorama desmoronado”, dans Dias (N.), (org.),Esperança Democratica. 25 anos de orçamentos
participativos no mundo, S. Brás de Alportel, In-Loco, 2014, pp. 311-322.
57. Ce chiffre a été calculé en utilisant une banque de données de la CGLUA (Cités et
gouvernements locaux unis d’Afrique) et a été communiqué lors de la cérémonie de
désignation des trois meilleures pratiques de budget participatif du continent qui s’est
tenue lors du sommet « Africités » de Johannesburg (29 novembre-3 décembre 2015).
58. Mbera (E.), Allegretti (G.), “PB and the Budget Process in the South Kivu Province” dans
Dias (N.), (org.), Hope for Democracy 25 Years of Participatory Budgeting Worldwide, S. Brás de
Alportel: In Loco, 2014, pp. 107-126.
59. Sintomer (Y.), Le pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie participative,
Paris, La Découverte, 2007.
60. Wampler (B.), Hartz-Karp (J.), “Participatory Budgeting: Diffusion and Outcomes across
the World”, Journal of Public Deliberation, no 8 (2), 2012,
61. Allegretti (G.), Langlet (L.), “Orçamento Participativo na Suécia: uma história contada
em câmara lenta” dans Dias (N.), (org.), Esperança Democratica. 25 anos de orçamentos
participativos no mundo. S. Brás de Alportel: In-Loco, 2013, pp. 351-363.
62. Ce terme pourrait être traduit par « gardiens » extérieurs à la ville, appartenant
habituellement au corps des experts techniques ou à la classe politique, ce sont des acteurs
normalement liés à la sphère institutionnelle qui interviennent pour « fermer les portes ou
filtrer les résultats dans des phases spécifiques du processus », ils détiennent une partie du
pouvoir décisionnel pouvant contredire ou bloquer les propositions.
63. Tel est le cas de l’évaluation technique de la faisabilité des propositions présentées par
les citoyens dans le cadre du budget participatif.
64. Pour des exemples de budgets participatifs régionaux, voir Sintomer (Y.) et Talpin (G.),
La démocratie participative au-delà de la proximité. Le Poitou-Charentes et l’échelle régionale,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
65. McNulty (S.), Voice and Vote! Decentralization and Participation in Post-Fujimori Peru,
Stanford, Stanford University Press, 2011.
66. Allegretti (G.), Garcia Leiva (P.), Paño Yanez (P.), Viajando por los presupuestos
participativos: buenas prácticas, obstáculos y aprendizajes, Malaga, Ediciones de la Diputación de
Málaga (CEDMA), 2011 ; voir Alves (M.), Allegretti (G.), “(In) Stability, a Key Element to
Understand Participatory Budgeting: Discussing Portuguese Cases”, Journal of Public
Deliberation, Vol. 8: Iss. 2, article 3, 2012, available at:
http://www.publicdeliberation.net/jpd/vol8/iss2/art3.
67. Mbera (E.), Allegretti (G.), “PB and the Budget Process in the South Kivu Province”,
op. cit.
68. Allegretti (G.), Herzberg (C.), El ‘retorno de las carabelas’. Los presupuestos participativos de
america Latina en el contexto europeo, Madrid, FIM, 2004.
69. Goldfrank (B.),“The World Bank and the Globalization of Participatory Budgeting”,
Journal of Public Deliberation, Vol. 8: Iss. 2, article 7, 2012,
http://www.publicdeliberation.net/jpd/vol8/iss2/art7
70. Sintomer (Y.), Herzberg (C.), Roecke (A.), Les budgets participatifs en Europe. Des services
publics au service du public, Paris, La Découverte, 2008.
71. Ganuza (E.), Frances (F.), El círculo virtuoso de la democracia: los presupuestos participativos a
debate, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas, 2012.
72. Tel est le cas de la commune de Séville où le budget participatif a été lancé en 2004 par
trois conseillers (du parti de la Gauche unie), avec l’objectif déclaré (dans le cadre d’un
véritable pacte de gouvernement conclu entre les forces de la coalition dirigeante) de
l’étendre rapidement aux autres secteurs. En 2010, déjà quatorze secteurs (à l’exclusion des
pompiers et quelques autres) étaient en partie soumis aux décisions des citoyens dans le
cadre du budget participatif.
73. Avritzer (L.), Conferências Nacionais: Ampliando e Redefinindo os Padrões de Participação
Social no Brasil, Texto par discussão 1739, Ipea, Rio de Janeiro, 2012 ; alves (M.) ; Allegretti
(G.), “(In) Stability, a Key Element to Understand Participatory Budgeting: Discussing
Portuguese Cases”, Journal of Public Deliberation: Vol. 8: Iss. 2, article 3, 2012,
http://www.publicdeliberation.net/jpd/vol8/iss2/art3.
74. Sintomer (Y.), Herzberg (C.), Röcke (A.), Allegretti (G.), “Participatory Budgeting
Worldwide”, Dialog Global, 25, 2013, pp. 1-93.
75. Sintomer (Y.), allegretti (g), I bilanci partecipativi in Europa. Nuove esperienze democratiche
nel vecchio continente, Rome, Ediesse, 2009.
76. À certains égards, on retrouve dans ces oppositions certains des éléments de la
catégorisation classique de l’État-providence existant dans différents pays qui a été
proposée par Esping-Andersen (G.) dans The three worlds of welfare capitalism, Princeton, New
Jersey, Princeton University Press, 1990.
77. Langelier (S.), Le démantèlement du budget participatif de Porto Alegre ! Démocratie
participative et communauté politique, Paris, L’Harmattan, 2015.
78. Mbera (E.), Allegretti (G.), “PB and the Budget Process in the South Kivu Province”, op.
cit.
79. Dias (N.), “Por Cascais Participo – Orçamento Participativo 2011/2012”, Câmara
Municipal de Cascais, Cascais, 2013.
80. Bacqué (M.-H.), Rey (H.), Sintomer (Y.), Gestion de proximité et démocratie participative. Une
perspective comparative, Paris, La Découverte, 2005.
81. Reichard (C.), “New Approaches to Public Management” dans König (K.). Siedentopf (H.)
[a cura di], Public Administration in Germany?, Baden Baden, Nomos, 2001 ; Reichard (C.), Röber
(M.), “Konzept und Kritik des New Public Management” dans Schröter (E.), (dir.), Empirische
Policy- und Verwaltungsforschung. Lokale, nationale und internationale Perspektiven, Leske +
Budrich, Opladen, 2001, pp. 15-57.
82. Wollmann (H.), European Local Government Systems under the Triple Impact of “Traditional”
Reforms, NPM-led Modernisation and Revolutionary Rupture : Convergence or Divergence !,
communication présentée à l’“Academic Symposium Held in Honor of Harald Baldersheim
and Larry Rose”,Oslo, 26 novembre 2004 ; Kommunalpolitik und –verwaltung. England,
Schweden, Frankreich und Deutschland im Vergleich, Wiesbaden, VS Verlag, 2007.
83. Voir par exemple, le programme SAHA à Madagascar financé par la Coopération suisse
ou le projet « Soutien à la consolidation de la démocratie locale en Arménie » du Conseil de
l’Europe.
84. Par exemple le prix des meilleurs budgets participatifs africains inauguré en 2011 par
Cités et gouvernements locaux unis d’Afrique (CGLU Afrique) lors du forum panafricain
« Africités » qui s’est tenu à Dakar en décembre 2011.
85. Voir les rapports de l’ITIE (http://eiti.org/countries/reports).
86. Mbera (E.), Allegretti (G.), “PB and the Budget Process in the South Kivu Province”, op.
cit.
87. Sintomer (Y.), Allegretti (G.), I bilanci partecipativi in Europa. Nuove esperienze democratiche
nel vecchio continente, Rome, Ediesse 2009.
88. Fedozzi (L.), O Poder da Aldeia, Porto Alegre, Tomo Editorial, 2000.
89. Avritzer (L.), Conferências Nacionais: Ampliando e Redefinindo os Padrões de Participação
Social no Brasil, Texto par discussão 1739, Ipea, Rio de Janeiro, 2012.
90. Rosanvallon (P.), La contre-démocratie, Paris, Le Seuil, 2006.
91. PBP (2013), PBNYC Year 1 Evaluation Report (Sep 2011 - May 2012), New York ; PBP
(2014a) ; PBNYC Year 2 Evaluation Report (Sep 2012 - May 2013), New York ; PBP (2014b),
Real Money, Real Power. A Report on the first five years of the Participatory Budgeting
Project, New York, PBP.
92. Allegretti (G.), “Participatory Budgeting and Social Justice -Implications of Some Cases
in Spain and Italy”, dans Traub-Merz (R.), Sintomer (Y.) et Zhang (J.), (org.), Participatory
Budgeting in Asia and Europe Key Challenges of Participation, Basingstoke, Palagrave Macmillan,
2012.
93. Allegretti (G.), Luz Da Silva (M.) et Freitas (F.), “Experiências participativas da juventude
em Portugal: reflexões emergentes do caso do OPJ da Trofa”, O Público e o Privado, 20, 2012,
pp. 135-203.
94. Elia (L.), “Le prospettive dell’assetto costituzionale”, dans Rassegna parlamentare, no 1,
2002.
95. Manin (B.), Les principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995 ;
Blondiaux (L.), La fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Le Seuil, 1998.
96. Sintomer (Y.), « Du savoir d’usage au métier de citoyen ? », Raisons politiques, 2008/3,
no 31.
97. On peut à cet égard, rappeler l’exemple américain des plans de développement
économique et des assemblées discutant des prêts accordés par la Banque interaméricaine
de développement dans les années 1990 à Porto Alegre ; Allegretti (G.), Porto-Alegre: una
biografia territoriale. Ricercando la qualità urbana a partire dal patrimonio sociale. Florence,
Firenze University Press, 2005 et, en Europe, les processus participatifs liés au plan
d’urbanisme de Grottammare – dans Allegretti (G.) et Frascaroli (M.E.), Percorsi condivisi.
Contributi per un atlante di politiche partecipative in Italia, Florence, Alinea, 2006 – ou au débat
sur les impôts de Santa Cristina de Aro Monedero, (j.-c), Jerez (A.), Ramos (A.), Fernández (J.L.),
Participación ciudadana y Democracia. Una revisión de las mejores experiencias Iberoamericanas,
Universidad Complutense Madrid, WP 01/13, 2013.
98. En particulier, le modèle « rhénan » de budget participatif critiqué par Herzberg
repose sur une procédure uniquement consultative, centrée sur la réduction de la dette de
la ville et sur un conseil rassemblant des individus spontanément mobilisés et des citoyens
tirés au sort (reléguant ainsi au second plan les associations et les mouvements sociaux).
99. Sintomer (Y.), Herzberg (C.), Roecke (A.), Les budgets participatifs en Europe. Des services
publics au service du public, Paris, La Découverte, 2008
100. Bogumil (J.), Holtkamp (L.), Schwarz (G.), Das Reformmodell Bürgerkommune, Sigma,
Berlin, 2003 ; plamper (H.) “Hameenlinna. La citta’ finlandese esempio di eccellenza per il
management locale”, dans Azienda Pubblica no 6, 2000, p. 737.
101. Allegretti (G.), L’insegnamento di Porto Alegre. Autoprogettualità come paradigma urbano,
Florence, Alinea, 2003.
102. Sintomer (Y.), Allegretti (G.), I bilanci partecipativi in Europa. Nuove esperienze
democratiche nel vecchio continente, Rome, Ediesse, 2009.
103. Falanga (R.), “Developing Change. A Psychosociological Action Research with Civil
Servants Engaged in Participatory Processes”, PhD Thesis in Democracy in XXI Century,
Universita di Coimbra, FEUC/CES, 2013.
104. Cabannes (Y.), Delgado (C.), Another City is possible! Alternative to the City as a Commodity,
Paris, Lisbonne, Fondation Charles Leopold Mayer, 2015,
https://www.environmentandurbanization.org/another-city-possible-alternatives-city-
commodity
105. Lane (J.-E.), New Public Management, Londres, Routledge, 2000 ; Santos Sousa (B.),
de

Portugal. Ensaio contra a autoflagelação, Rio de Janeiro, Editora Cortez, 2012 (1ère édition,
Coimbra, 2011).
106. Voir Allegretti (G.) et Langlet (L.), « Orçamento Participativo na Suécia: uma história
contada em câmara lenta » dans Dias (N.), (org.), Esperança Democratica. 25 anos de orçamentos
participativos no mundo, S. Brás de Alportel, In-Loco, 2013, pp. 351-363.

AUTEUR
GIOVANNI ALLEGRETTI

Architecte et urbaniste de formation, il est actuellement chercheur au Centre d’études


sociales (CES) de la Faculté des sciences économiques de l’université de Coimbra, où il
coordonne depuis 2006 le cours de doctorat « La démocratie au XXIe siècle ». Il a été
directeur scientifique de plusieurs projets européens, notamment EMPATHY (financé par le
programme Horizon 2020), PARTICIPANDO (financé par Urbact et coordonné par la ville de
Rome), INCLUIR (financé par le programme URB-AL et coordonné par la municipalité de
Venise) et PARLOCAL (financé par la Commission européenne et coordonné par la province
de Malaga). Parmi ses écrits, nombreux sont ceux consacrés à la budgétisation participative
ou à la planification spatiale partagée, thèmes sur lesquels il a été consultant et formateur
dans de nombreuses administrations locales (Indonésie, Russie, Malaisie, Kenya, Espagne,
Portugal, Italie, Suède, Allemagne, Chine, Afrique du Sud, Congo, Sénégal, Maroc, Tunisie,
Cap Vert, Moldavie, Arménie) en collaboration avec des organisations internationales telles
que la Banque mondiale, Un-Habitat, Transparency International, CGLU, le Conseil de
l’Europe, l’association des municipalités et régions suédoises et l’agence allemande de
coopération au développement (Giz).
La carte et le territoire de
l’innovation publique :
une exploration
des démarches design
Emmanuel Coblence, Philippe Lefebvre et Frédérique Pallez

NOTE DE L'AUTEUR
Avertissement : ce chapitre a été rédigé au cours du premier
semestre 2015. Une des caractéristiques du panorama analysé est,
comme cela est signalé dans le texte, son évolution rapide. Toutefois,
si quelques éléments factuels ont changé depuis 2015, nous
considérons que les analyses générales proposées restent robustes
plus de trois ans après.
1 Loin de la caricature de l’État immobile, souvent brocardé par les
médias, l’action publique se cherche. Les modèles actuels sont
critiqués et leur efficacité ne semble pas avérée aux yeux des
chercheurs qui ont tenté d’en faire un bilan. Le New Public
Management (NPM), en particulier, bien qu’il ait pris des formes
variées selon les pays 2 , ne constitue pas une doctrine bien établie et
fait l’objet de remises en cause. Des chercheurs comme Philippe
Bezes ont même défendu l’idée que la réforme de l’État était devenue
en soi une politique publique, résultat d’une réflexivité de plus en
plus affirmée des acteurs publics 3 .
2 Or un nouveau régime de transformation de l’administration est
peut-être en train de se mettre en place actuellement. En France et à
l’étranger, on assiste en effet à l’émergence de nouvelles formes
d’innovation publique, des pratiques expérimentales, souvent
structurées au sein de « labs » publics, se réclamant du design et de
l’innovation sociale et se présentant comme des alternatives aux
démarches actuelles de transformation de l’action publique. En quoi
ces démarches sont-elles nouvelles ? Dessinent-elles un ou des
modèles d’action publique alternatifs ? Quels effets (inatteignables
par les autres pratiques en place) produisent-elles ? Telles sont les
questions qu’explore un projet de recherche 4 en cours sur ces
nouvelles « Formes d’innovation publique » (FIP) se réclamant du
design. Les analyses qui suivent en exploitent le début des travaux.

Un paysage touffu et évolutif


3 En s’intéressant à ces initiatives, on découvre vite une jungle de
structures et d’expériences dans de nombreux pays, dont il est
difficile de comprendre si elles se relient à des modèles communs,
malgré la récurrence, dans les présentations qui en sont faites, de
certains termes comme design, innovation sociale, co-conception,
ethnographie, usagers, etc.
4 Pour illustrer cette variété, on peut se référer au travail 5 publié à
mi-2013 par l’association La 27e Région, qui recensait déjà
70 structures. On y trouve des agences de design privées, des
associations, des collectivités territoriales, des entités
gouvernementales, des think tanks, des structures de recherche ou de
formation, etc. Les objectifs, activités et modes d’intervention de ces
entités sont eux-mêmes très variés. Les pays d’implantation, en
Europe, sont majoritairement la Grande-Bretagne (22 structures),
puis la France (13 structures), et le Danemark (6 structures). En
termes de dynamique, on découvre que le développement de ces
structures s’est amplifié depuis le début des années 2000 : sur les
50 structures européennes nées entre 1995 et 2013, six sont nées
entre 1995 et 2000, treize entre 2001 et 2005, vingt et une entre 2006
et 2010, dix entre 2011 et mi-2013.
5 Quoi de commun entre ces différentes structures que, par
commodité et en nous inspirant du travail du Parsons Desis Lab 6 ,
nous nommerons PIP (Public Innovation Places) ? A contrario, quels
sont les éléments de leur diversité ? Ces questions renvoient aux
hypothèses, à vérifier : que des configurations différentes produisent
des cibles, des formes d’action et des effets différents ; que ces
actions se greffent plus ou moins bien sur l’action publique ; et que
ces structures ont des dynamiques et pérennités variables. On
éprouve donc le besoin d’une cartographie de ce paysage, d’abord
pour localiser et repérer les structures concernées, ensuite pour en
caractériser la diversité et les invariants (en termes de projets,
méthodes, formes organisationnelles, etc.). L’ambition de ce chapitre
se limite à cet objectif : démarrer une caractérisation pour en tirer
quelques questions de recherche pour la suite.

Un travail de repérage, appuyé sur


des cartographies existantes

6 Cartographier les PIP s’avère particulièrement difficile pour au


moins deux raisons : le périmètre du système à étudier est très large
a priori et particulièrement flou ; et ce système est en pleine
évolution.
7 Pour contourner ces difficultés, et à titre heuristique, nous avons
tenté une approche documentaire sur un ensemble déjà constitué
(les 70 structures déjà recensées par La 27e Région) et à une date
donnée (en 2013). Ce travail a été réalisé à partir de données
secondaires issues des sites web de ces structures, et d’écrits de
chercheurs et de praticiens impliqués dans ces domaines. Seules
quelques structures françaises ont donné lieu à un début
d’investigation empirique (interview des fondateurs).
8 Une telle approche comporte des biais évidents d’analyse 7 : en
particulier, les textes consultés, publiés sur les sites web, ne sont pas
exempts d’ambiguïtés, et, en tout état de cause, ne peuvent
totalement révéler les pratiques effectives. Toutefois, cela ne
disqualifie pas les questions soulevées, dans un texte essentiellement
programmatique comme celui-ci.
9 À l’instar de La 27e Région, certains praticiens, acteurs de ces
structures, ont eux-mêmes déjà entrepris ce travail de cartographie,
et il est intéressant de s’appuyer, dans un premier temps, sur leurs
grilles d’analyse. La recension des travaux qui cherchent à classifier
les structures impliquées dans l’innovation publique fait apparaître
que les objectifs, les méthodologies, le degré de précision de ces
démarches sont extrêmement divers. Le périmètre des structures
recensées est fort imprécis – le terme d’innovation publique étant
lui-même peu clair, et souvent assimilé avec « innovation sociale » –,
et variable selon les auteurs. Certains incluent un ensemble large de
structures, qu’elles soient publiques ou privées, acteurs « directs »,
ou en position de formation, de lobbying, de recherche, etc. D’autres
– et nous les imiterons sur ce point – se limitent aux « laboratoires
d’innovation publique » et aux démarches de transformation
effective, celles qui se réclament de nouveaux modes de « faire »,
inspirés par le design.
Quelques exemples de cartographies :
- la nomenclature proposée par F. Jegou, directeur scientifique
de La 27e Région, dans le « livret résidences » de cette
association (2009),
- l’inventaire de 70 structures, déjà cité, réalisé par La
27e Région (2013),
- une typologie de la place de la fonction design dans les
administrations, proposée dans le rapport Restarting Britain 2
et issue du think tank Policy Connect (2013),
- une cartographie, intitulée Gov Innovation Labs –
Constellation 1.0, faite par le Parsons DESIS Lab (2013),
- une nomenclature, proposée par G. Mulgan, directeur du
Nesta, dans The radical dilemna (2014),
- une cartographie des social innovation labs ; proposée par
Jari Tuomala, de Bridgespan (organisme de conseil à buts non
lucratifs), à la rencontre des Labs for systems change à Toronto,
2014,
- l’analyse de 20 i-teams, ou laboratoires d’innovation publics,
publiée dans le rapport établi conjointement par le Nesta et
Bloomberg (juin 2014).

10 Il n’est pas dans notre propos de faire ici une analyse détaillée de ces
nomenclatures. Leur mention nous permet simplement de mettre en
évidence des variables de caractérisation communes à toutes les
tentatives. On retrouve en particulier quasi systématiquement :
Le statut de la structure et son positionnement par rapport à l’acteur public (par
exemple, agences privées vs. labs d’innovation publique) ;
Les disciplines dont se réclament ces structures (design, sociologie, management…) et,
liées à ces disciplines, des indications plus ou moins sommaires sur les méthodes et
outils mobilisés ;
Les diverses modalités et postures d’intervention de la structure
(concevoir/expérimenter des innovations publiques, financer, mettre en réseau,
soutenir méthodologiquement…) ;
Le champ d’application des démarches d’innovation (ex. : l’administration dans son
ensemble vs. divers champs sectoriels : éducation, santé, social, urbanisme…).

11 Nous inspirant de ce constat et à titre exploratoire, nous avons à


notre tour tenté l’exercice à partir des 70 structures répertoriées par
La 27e Région, selon un certain nombre de variables issues des
analyses précédentes, que nous avons regroupées en trois axes, qui
semblaient à la fois les plus féconds et les plus signifiants pour
caractériser la diversité des structures étudiées :
Les objectifs et missions affichés ;
Les processus, disciplines et outils mobilisés ;
Les formes organisationnelles et institutionnelles adoptées.
12 Les trois sections suivantes présentent nos analyses sur chacun de
ces trois axes.

Les objectifs et missions affichés :


agir pour transformer
13 Dans les missions affichées par les structures de la cartographie
retenue, nous laisserons de côté les missions plus classiques de
formation initiale, de réflexion (type think tank) et de lobbying, pour
nous concentrer sur celles qui s’affichent comme tournées vers une
action délibérée de transformation, quelle que soit son échelle,
allant de certains services publics, jusqu’à la société tout entière. On
peut en distinguer trois types.
14 Le premier type de mission cible l’amélioration des services, soit en
termes de contenu – il s’agit de développer des services meilleurs ou
nouveaux pour les bénéficiaires –, soit en termes d’efficacité du
service rendu du point de vue de l’organisation qui le fournit. Sont
donc affichées, selon les cas, une logique de pertinence du service
pour les bénéficiaires ou une logique économique d’efficience pour
l’organisation qui offre le service, ces deux logiques n’étant pas
nécessairement exclusives ; ainsi, la recherche d’efficience suppose
souvent de repenser la nature même des services offerts. Les
organisations « clientes » peuvent être aussi bien publiques que
privées.
15 Le deuxième type de mission affichée est beaucoup plus large : il
consiste à (contribuer à) « changer la société ». Ce programme peut
prendre plusieurs formes : s’attaquer à certains types de problèmes
(ex : « to tackle social problems », Inwithfor, Australia) ; servir certains
types de publics, de manière résolument ciblée, sélective, justement
parce qu’ils sont souvent invisibles ou aux marges de la société (ex :
« We use design to make a statement about what we want the world to be
like », « Design brings to the surface the points of view of people who don’t
normally have a voice », Snook, Glasgow) ; travailler à une échelle
géographique restreinte, le plus souvent locale (ex : De l’aire) ; voire
changer la société en général (ex : « for an ever learning, innovating &
sustainable society », Kennisland, Amsterdam).
16 Le troisième type de mission consiste à faire de la recherche, à
produire de la connaissance de portée assez générale, qui puisse
éventuellement être mobilisée pour l’action (ex : « applied and
theoretical research into design management of products, places and
systems », Imagination Lancaster, GB). Ici, tout un chacun – usager,
citoyen, organisation publique, entreprise privée, collectif, société
locale, etc. – peut potentiellement s’emparer de ce savoir ; il n’y a
pas, au-delà de la communauté académique, de destinataire
privilégié.
17 À ce stade, trois remarques peuvent être faites :
18 En quoi consiste la spécificité de l’innovation, – si innovation il y a –,
revendiquée par ces structures ? L’énoncé des missions qu’elle
s’assigne est somme toute, au moins pour les types 1 et 3, assez
classique. En ce qui concerne le type 1 en particulier, cette
innovation porte-t-elle sur la nature ou les caractéristiques des
services offerts ? Sur une évolution de la représentation et de la
place de « l’usager », pour autant que ce terme puisse être conservé ?
Ou bien faut-il penser que l’apport principal des structures étudiées
réside moins dans des formes nouvelles de service que dans les
méthodes et processus qui conduisent aux innovations de service
public ? En ce qui concerne l’objectif de l’efficience accrue, quelle
différence sépare ce type de visée des intentions rationnelles du
NPM ? Y a-t-il un apport distinctif des méthodes du design à
l’économie de moyens ?
19 Le 2e type de mission témoigne manifestement d’un désir
d’engagement politique, d’engagement dans la chose publique de la
part des acteurs de ces structures, qui ne se présentent pas comme
de simples prestataires. Mais il est difficile de caractériser la nature
de cet engagement, et, surtout, les conséquences qu’il peut avoir sur
le processus de conception des services et ses résultats.
20 Enfin, il est intéressant de constater que, si des structures
universitaires se sont saisies du thème de l’innovation publique par
le design, nombreuses sont par ailleurs les structures non
universitaires, dans celles que nous avons répertoriées, qui
revendiquent de faire de la « recherche », notamment de la
recherche-action, à partir de leurs interventions. Ce constat renvoie
à la montée du thème de la compétence des « profanes », cohérent
avec le discours général des acteurs de l’innovation publique.
Il renvoie également à une interrogation importante soulevée par
certains analystes sur les objectifs de leur action : l’activité
d’innovation par le design doit-elle être orientée vers le problem-
solving ou vers le problem-setting, ce qui la rapprocherait davantage
de la recherche et conduirait à sortir le design d’une conception
purement instrumentale 8 ?

Les processus, disciplines et outils


mobilisés : entre science et artisanat ?
21 On le pressent à travers ce qui précède, la question de la spécificité
des processus et des outils mis en œuvre est au moins aussi
importante que celle des objectifs que les PIP s’assignent. Qu’en est-il
exactement ?
22 Le processus est formalisé de manière apparente sur leur site pour
environ 20 des 70 structures. Le fait que plus des deux tiers ne le
fassent pas interroge : réticence au dévoilement de savoir-faire
professionnels distinctifs ? Réticence à la formalisation même ?
Certains sites font part plus fondamentalement d’une difficulté de
formalisation de ce type de processus (« It’s fairly difficult to express in
words but very easy to express in action », Snook, Glasgow, sur le site
designtransitions.com). D’autres, tout en reconnaissant cette
difficulté, tentent de s’en affranchir (« We work in a structured manner,
creating order in the uncertainty that exists in any innovation project »,
Funky projects, Bilbao). D’autres encore mettent en avant l’intérêt
d’un tel processus, non seulement pour organiser le travail collectif
par-delà l’incertitude, mais pour progresser logiquement de la
formulation de problèmes à la proposition et l’expérimentation de
solutions. C’est ce que font quatre des structures de la cartographie –
Design Council (GB), Design Wales (GB), Danish Design Centre
(Danemark), Aalto University (Finlande) – dans un rapport commun
9
.
23 Quand ils sont formalisés, ces processus renvoient souvent, comme
le fait Engine Design Services (GB) par exemple, à l’image du
« double diamant » (voir ci-dessous, Figure 1), proposée par le Design
Council 10 pour illustrer le processus préconisé, et à ses quatre
étapes alternant phases de divergence et de convergence : Discover,
Define puis Develop, Deliver.
Figure 1. Processus du design : le modéle du « Double Diamond »

Design Council, UK, 2005.

24 D’autres formalisations existent – les 8 étapes du Mindlab (Danemark), les


5 étapes de Funky Projects (Bilbao), etc. – mais elles semblent le plus
souvent facilement transposables dans les termes (les 4 étapes du
Double Diamant) du Design Council 11 . Une question de recherche
consistera donc à voir dans quelle mesure les processus affichés et
réellement mobilisés échappent au modèle, ou méta-modèle, du
double diamant. Par ailleurs, les processus affichés mettent un
accent variable sur les étapes amont ou aval. Certains insistent sur
les étapes amont, en les développant particulièrement, à l’instar du
MindLab, ou omettent, dans leur formalisation, les étapes en aval
(comme le fait par exemple l’agence GRRR de Nantes). D’autres, à
l’inverse, comme Engine Design Services (« Our Service Design process is
[…] grounded in delivery […] focused on finding and creating measureable
value »), insistent sur l’étape de mise en œuvre.
25 Les disciplines mobilisées dans ces processus sont, elles aussi,
variables. On notera d’emblée qu’il s’agit plus d’un affichage des
profils et des compétences détenues par les intervenants que de
références précises à des corpus théoriques légitimant les modes
d’intervention. Cela étant dit, le cœur commun à ces démarches est
formé presque invariablement par un assemblage du design et des
sciences humaines (sociologie, ethnologie, anthropologie). On trouve
aussi, quoique moins souvent, référence à des architectes, des
urbanistes, voire des paysagistes (pour des formes particulières sans
doute liées à l’espace public) ; aux sciences de l’ingénieur ou à
l’informatique (quand les services s’appuient sur des outils ou
infrastructures matérielles ou logicielles) ; au management (à des
fins de mise en œuvre) voire au marketing et à la stratégie. Dans des
cas plus rares, il est fait mention d’art ou d’artistes – arts plastiques
(De l’aire), arts vivants (Workplay Experience, Plausible Possible),
photographie, etc.
26 À quelles étapes du processus intervient chacune de ces disciplines ?
Dans quel contexte ? Peut-on distinguer la contribution de chacune ?
Les sites web ne permettent pas de répondre à ces questions. Peut-on
alors trouver des réponses en examinant les outils utilisés, ceux-ci
pouvant a priori être apportés par telle ou telle discipline ?
27 Tout comme une minorité des PIP explicitent leur processus, une
minorité d’entre elles affichent sur leur site Web les outils qu’elles
mobilisent. La volonté de certains de rester discrets sur les savoir-
faire mobilisés peut ici se conjuguer au refus, par d’autres, de toute
formalisation d’une boîte à outils, jugée « enfermante ». Quand ils
sont explicités, la liste générique de ces outils est d’ailleurs assez
répétitive. On trouve ainsi de manière récurrente : des outils
d’immersion-analyse (observations ; photos, films et
enregistrements sonores ; carnets, journaux de bord) ; de
hiérarchisation ou mise en relation des problèmes (problem-tree) ; des
personas, visualisations techniques, « user journeys », brainstorming,
jeux de rôles, scénarios d’usage ; du prototypage. En tout cas, il n’est
pas possible de déceler l’existence, pourtant probable, de protocoles
d’usage, ou du moins d’un art raisonné de la mobilisation de ces
outils en fonction des étapes, des situations ou des contextes.
28 Au-delà de la difficulté à caractériser les processus et l’outillage
méthodologique mobilisés par les structures, deux questions
émergent, dont l’élucidation pourrait conditionner la diffusion et la
réplication de ces nouvelles formes d’innovation :
29 Peut-on formaliser davantage ces processus d’innovation,
notamment pour en favoriser la diffusion ? En d’autres termes, faut-
il poursuivre les efforts de formalisation faits par certaines
structures, à supposer qu’ils correspondent à des pratiques avérées,
ou y a-t-il dans ces processus, comme le défendent certains, une part
d’artisanat (voire d’art), irréductible ?
30 À défaut de processus formalisé, existe-t-il au moins, en termes de
méthodes, des « incontournables » ? Notre étude documentaire
montre qu’il y a au moins deux points faisant apparemment
l’unanimité des praticiens : le caractère non-linéaire, itératif, de ces
processus ; et le caractère nécessairement participatif de ces
processus, qui doivent mobiliser a minima des destinataires du
service public. Mais au-delà ? Cette unanimité n’est pas sans
ambiguïtés. La non-linéarité, par exemple, résulte-t-elle simplement
du caractère itératif du processus ? Les dispositifs participatifs mis
en œuvre conduisent-ils effectivement à renforcer la démocratie, la
créativité et la pertinence des solutions proposées ? Des
investigations plus fouillées seraient nécessaires sur la traduction
concrète de ces deux principes dans les faits, mais le matériau
mobilisé ici ne le permettait pas. Sous cette réserve, nous
proposerions volontiers l’hypothèse, qui rejoint celle d’analystes
comme F. Westley et al 12 , que les processus méthodologiques
utilisés sont plutôt des assemblages ad hoc, faisant appel, dans des
proportions et avec des formalisations variées, à quelques
ingrédients de base : co-création, transversalité et volonté
d’impliquer le citoyen ; prototypage rapide ; multidisciplinarité.

Les modèles organisationnels adoptés :


trois idéaux–types
31 Dans ce travail exploratoire de cartographie, nous nous sommes
penchés sur une troisième dimension permettant de rendre compte
de la diversité des structures : la forme organisationnelle et
institutionnelle de la PIP. Il s’agit ici d’expliciter la forme
organisationnelle prise par la structure, son statut institutionnel et
sa taille, ainsi que de rendre compte de la figure des « clients » et
partenaires, et de ses modes de financement. Le tableau ci-dessous,
en combinant ces différentes variables, vise à dégager trois grands
modèles, qui nous ont semblé les plus fréquents : le cabinet
spécialisé, le laboratoire intégré et l’agence d’intermédiation. Bien
sûr ils n’épuisent pas l’ensemble des formes rencontrées et jouent
plutôt le rôle d’idéaux-types. Nous les illustrerons chacun par un
exemple.
Tableau 1. PIP : trois idéaux-types
Clients
Statut Taille Exemples
et partenaires

Entreprises
privées,
Réduite :
Collectivités
Privé : quelques
Cabinet locales et Plausible Possible ;
Professional collaborateurs,
de designers organismes GRRR ; Participle
service firm, voire parfois
spécialisé publics (par (Grande Bretagne)
à but lucratif une entreprise
l’intermédiaire
unipersonnelle
de procédures de
marchés publics)

Public : MindLab
Structure (Danemark) ;
Clients internes :
intégrée à une Mission
directions
collectivité « Innovation » du
Laboratoire métiers ; projets
locale, un (ou Moyenne Conseil Général du
intégré transversaux ;
plusieurs) Val d’Oise ; la
établissements
ministère(s), Fabrique de
sous tutelle…
un organisme l’Hospitalité du
public CHU de Strasbourg

Structure Pouvoirs publics


Nesta (Grande-
indépendante centraux,
Agence Moyenne Bretagne) ;
à vocation collectivités,
d’intermédiation ou importante InnoBasque
régionale ou tiers-secteur,
(Espagne)
nationale (entreprises)

Le cabinet spécialisé

32 Le cabinet Plausible Possible 13 constitue une bonne illustration du


modèle de l’agence de designers travaillant sur le design des services
et politiques publiques, ou ce que l’un d’eux appelle le « génie
administratif ». L’agence fut fondée en 2012 par trois designers aux
formations variées : un graphiste spécialisé en communication design ;
un designer de l’ENSCI davantage orienté sur le design de service ;
un spécialiste de programmation numérique et du design
d’interactions Homme-Machine. Leur offre de service aux
collectivités, administrations et organismes publics est fondée sur
des approches design centrées sur les utilisateurs, et la capacité à
« faire de la forme rapidement », c’est-à-dire tester, fabriquer,
prototyper sur des supports variés (photomontage, film, pièce de
théâtre…). Leur modèle d’affaire s’apparente à celui de consultants
plus classiques travaillant (notamment) pour le secteur public dans
le schéma de l’appel d’offres et des marchés publics : petite structure
privée, à l’affût des marchés publics lui permettant de mettre en
valeur des compétences spécifiques de design. Le champ d’action des
consultants-designers de Plausible Possible est large. À titre
d’exemple, ils ont été ainsi amenés à accompagner une commune
dans son action de réinsertion économique par les médias
(Aubervilliers), un département sur la question du vieillissement de
la population et de la mobilité des personnes âgées en milieu rural
(Manche) ; ou une agence de promotion du numérique pour explorer
les « nouveaux objets du dialogue social » (Fing). Selon les missions,
le cabinet va « sourcer » des compétences à l’extérieur, afin de
former des équipes : avec des sociologues, des spécialistes de
l’ingénierie culturelle, d’autres designers spécialisés (ex : designer
textile)… Notons également qu’avec la montée en puissance de ces
problématiques dans le conseil au secteur public, ces cabinets
subissent aujourd’hui une concurrence accrue des cabinets de
conseil (en organisation, en stratégie, spécialisé sur le secteur
public) plus traditionnels, qui pourtant ne disposent que rarement
en interne de ces compétences « design ». Face à cette concurrence,
les cabinets spécialisés mettent en avant leur capacité à proposer
une offre « sur-mesure » et à donner rapidement existence aux
projets, ainsi que leur proximité avec la communauté des designers.
Parfois, leur réponse aux appels d’offres se fait de manière couplée
avec les grands cabinets.

Le laboratoire intégré

33 Il s’agit d’une configuration qui peut être illustrée par l’exemple bien
connu du MindLab. Cette structure est née en 2002, au sein du
ministère danois des « Business Affairs », de la volonté explicite
d’introduire dans l’administration l’esprit d’innovation prôné par le
ministère à l’adresse des entreprises. À l’origine, le Mindlab était
avant tout un incubateur de projets innovants interne à ce
ministère. C’est maintenant une structure interministérielle,
soutenue par trois ministères (Business Affairs, Éducation, et Emploi)
et également une ville (Odense). Le Mindlab développe des projets
d’innovation publique en collaboration avec ses commanditaires
(direction de l’un des trois ministères, agences publiques, mais aussi
entreprises privées), en mettant notamment en avant des processus
basés sur la collecte de l’expérience des citoyens. Doté d’un budget
annuel de l’ordre du million d’euros, le laboratoire emploie une
quinzaine de salariés, mêlant des profils de fonctionnaires, d’agents
du secteur privé mais aussi des chercheurs dans les domaines de
l’anthropologie, du design et du management 14 .

L’agence d’intermédiation

34 Organisation emblématique du champ, le Nesta constitue un modèle


archétypique de la grande agence nationale de financement et de
promotion du design de politique publique. Le Nesta, entité publique
britannique créée en 1998 pour soutenir l’innovation et la créativité
dans tous les domaines, est devenu un organisme à but non lucratif
en 2012. Il oriente désormais largement son action vers les secteurs
public et associatif. L’agence, forte d’environ 70 collaborateurs
permanents, fonctionne avec un budget annuel de 15 millions de
livres environ dont 10 millions sont issus de fonds
gouvernementaux. Elle agit par des actions combinées de soutien
financier et méthodologique de projets d’innovation, de recherche (à
travers cinq programmes portant par exemple sur l’enfance, le
marché de l’emploi ou l’efficacité énergétique), de mise en réseau et
de visibilité des initiatives locales. Implanté au cœur de Londres, le
Nesta joue un rôle d’attracteur des projets d’innovation publique en
Grande-Bretagne : ses dirigeants estiment qu’environ 3 000 « idées »
et projets sont évalués chaque année par l’agence, sur des
problématiques, des secteurs d’activité et portés par des acteurs très
divers 15 .
35 Cette caractérisation propose donc l’idée que coexistent parmi les
PIP étudiées quelques grandes formes assez contrastées. L’hypothèse
que nous formulons pour l’instant est que ces structures
fonctionnent en « écosystèmes », au sein desquels chacune assume
des fonctions différentes mais complémentaires (financement,
intermédiation et animation, conduite de projets, prestation de
services…). Mais peut-être est-ce une étape intermédiaire, et allons-
nous assister à leur convergence, ou du moins à des reconfigurations
mêlant les formes de ces différentes structures ?

Conclusion
36 Cette première exploration de 70 structures, sur trois dimensions,
nous mène à divers questionnements transversaux, auxquels la suite
de notre recherche essaiera de répondre. Nous en évoquerons trois :
1. Où réside exactement l’innovation que revendiquent la plupart de ces structures ? Est-
ce, comme on l’a déjà dit, au moins autant dans la démarche que dans les objectifs
poursuivis ? La place centrale du design et l’accent mis sur l’implication active des
16
usagers semblent en tout cas des marqueurs visibles , spécifiques des PIP. Mais les
méthodes des designers sont-elles fondamentalement différentes des outils de
créativité manipulés d’ores et déjà par certains consultants ? Les nouvelles pratiques
promues se démarquent-elles vraiment, et en quoi, des démarches participatives qui,
17
en France notamment, ont pu se développer et s’institutionnaliser ?
2. Au-delà de la diversité apparente du paysage des PIP, y a-t-il quelques grandes
configurations repérables, caractérisées par un assemblage spécifique entre les
variables de nos trois axes d’analyse ? Disons d’emblée que, sur la base de ce simple
18
travail documentaire, ces configurations n’apparaissent pas vraiment . Bien sûr, la
mission ciblée sur la recherche est d’abord le fait de structures universitaires, mais,
comme on l’a dit, beaucoup de PIP revendiquent une activité de recherche. De même,
on trouve de petits cabinets privés sur tout le spectre de missions qui va de
l’amélioration de l’efficience pour les organisations publiques, à l’action « pour
changer la société ». Quant aux méthodes et outils utilisés, même si leur « assemblage »
peut être varié selon les structures, ces assemblages ne semblent spécifiques ni aux
missions, ni aux formes organisationnelles.
3. Enfin, assiste-t-on à une transformation radicale des acteurs de la conception des
services et des politiques publiques ? Le continent inconnu, aux frontières indécises,
sur lequel nous avons commencé à faire quelques hypothèses ne prendra réellement
forme qu’à l’issue de notre recherche. Nous avons formulé quelques interrogations sur
la morphologie de ce système d’acteurs, mais une difficulté supplémentaire de la
caractérisation tient dans l’évolution rapide de cet ensemble de structures. Comme on
l’a déjà dit, les PIP considérées ont, pour la plupart, émergé dans les dix dernières
années, mais certaines, d’ores et déjà, se transforment, ou, parfois, disparaissent (c’est
le cas en Finlande, en Australie, à San Diego…). Faut-il y voir le symptôme d’une
inadéquation de certaines de ces structures et sur quel plan ? Y a-t-il notamment une
difficulté de positionnement par rapport aux structures traditionnelles (cabinets de
conseil par exemple) ? Y a-t-il convergence vers quelques modèles robustes ?

37 D’ores et déjà, on peut faire l’hypothèse que trois points au moins


conditionneront leur pérennité, leur développement et leur
insertion institutionnelle : la viabilité économique, la nature du
portage politique, la démonstration de la pertinence et des résultats.
Le premier point renvoie notamment à la question de l’organisation
de l’écosystème auquel nous avons fait allusion, en particulier les
modes de spécialisation des structures, leur taille, le degré
d’internalisation des démarches dans des « labs publics »,
l’organisation de la commande publique… Le deuxième pose la
question du compromis, par nature instable, à trouver entre
indépendance et soutien politique. Le troisième renvoie aux
modalités d’évaluation des effets de ces démarches, qui fonderont in
fine leur légitimité.

ANNEXES
Extrait de la cartographie établie par La 27e Région. Les structures PIP, par pays, en
Europe (juillet 2013)

Carte, extrait du site : http://www.la27eregion.fr/


NOTES
2. Pollitt (C.) et Bouckaert (G.), Public Management Reform. A Comparative Analysis, Oxford
University Press, Oxford, 2006.
3. Bezes (P.), Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Presses
universitaires de France, Paris, 2009.
4. Projet « FIP-Explo », financé par l’ANR, auquel participent des chercheurs de Mines-
Paris Tech, de l’université Paris-Est, de l’école de design l’ENSCI-Les Ateliers, et l’association
La 27e Région, l’une des promotrices de ces démarches en France.
5. Voir « 100 acteurs du design des politiques publiques »
http://www.la27eregion.fr/publications/100-acteurs-du-design-des-politiques-publiques/
(extrait en annexe). Cette cartographie, même si elle n’affiche aucune ambition de
scientificité ou d’exhaustivité, est en même temps une représentation signifiante, dans la
mesure où elle émane d’un des acteurs français les plus actifs dans le domaine, très présent
dans les réseaux internationaux, et reconnu lui-même dans d’autres cartographies comme
un des principaux « labs » d’innovation publique en Europe.
6. Voir http://www.microsuper.it/wordpress/wp-content/uploads/2014/01/Gov-
Innovation-Labs-Constellation-1-0.pdf (mis en ligne en novembre 2013 et consulté le
12 mars 2018).
7. Parmi les principales limites méthodologiques de l’exercice : des sites web, sujets à des
stratégies d’affichage ou de discrétion, stratégies variables d’un site à un autre ; une lecture
non exhaustive des pages des sites ; l’ambiguïté des termes employés, d’usage
potentiellement variable, non normé, augmentée des ambiguïtés liées à la langue (ex.
connotations différentes du terme « design » en anglais et en français).
8. Christiansen (J.) et Bunt (L.), “Innovating Public Policy: Allowing for Social Complexity
and Uncertainty in the Design of Public Outcomes”, dans Bason (C.), Design for Policy,
Farnham Surrey, England, Gower Publishing Limited, 2014, pp. 41-56 ; Junginger (S.),
“Towards Policymaking as Designing: Policymaking Beyond Problem-solving and Decision-
making”, dans Bason (C.), Design for Policy, Farnham Surrey, England: Gower Publishing
Limited, 2014, pp. 57-69.
9. Design Council, Design for Public Good, Londres, 2013 (mis en ligne le 03 juin 2013), p. 18 :
http://www.designcouncil.org.uk/resources/report/design-public-good
10. Voir https://www.designcouncil.org.uk/news-opinion/design-process-what-double-
diamond
11. À titre d’exemple, les trois premières étapes proposées par le MindLab – « scoping &
project design, learning about the users, analysis » – constituent une décomposition possible de
l’étape « Discover ».
12. Westley (F.), Goebey (S.) et Robinson (K.), Change lab/design lab for social innovation,
Waterloo, Waterloo Institute of Social Innovation and Resilience, University of Waterloo,
2012.
13. Sources : site www.plausiblepossible.fr ; entretiens avec les fondateurs (25/06/14,
11/09/14). Ce cabinet a disparu en tant que tel. Il est maintenant intégré dans le cabinet
VraimentVraiment.
14. Carstensen (H. V.) et Bason (C.), “Powering Collaborative Policy Innovation: Can
Innovation Labs Help”, The Innovation Journal: The Public Sector Innovation Journal, 2012, 17
(1) ; Puttick (R.), Baeck (P.) et Colligan (P.), I-Teams. The Teams and Funds Making Innovation
Happen in Goverments around the World, Nesta, Bloomberg Philanthropics, 2014.
15. Chabal (E.), « L’innovation sociale “à l’anglaise” : de la New Britain à la Big Society »,
Chantiers Politiques, 2011, vol. 9, pp. 61-73 ; Puttick (R.), Baeck (P.) et Colligan (P.), I-Teams. The
Teams and Funds Making Innovation Happen in Goverments Around the World, Nesta, Bloomberg
Philanthropics, 2014 ; site Nesta http://www.nesta.org.uk/ ; visite au Nesta en mars 2014.
16. Sans doute plus visibles, à ce stade, que les éventuels déplacements des conceptions de
l’action publique qui peuvent y être associés.
17. Jusqu’à donner naissance, dans le monde académique, à une communauté de
recherche, des revues spécialisées (voir la revue Participations), etc.
18. Cette question ne peut toutefois être considérée comme close et sera creusée dans la
suite de la recherche.

AUTEURS
EMMANUEL COBLENCE

Professeur associé en management à l’Institut supérieur de gestion de Paris (ISG), il est


chercheur associé à l’École des Mines-Paris Tech, où il a soutenu en 2011 sa thèse de
doctorat sur « “La managérialisation” des entreprises culturelles : une montée en puissance
inédite des outils et savoirs gestionnaires, portés par des managers ». Ses recherches,
menées en étroite coopération avec des entreprises créatives et des institutions publiques,
portent sur les processus de design organisationnel, de renouvellement des modèles
d’affaire, et de management de l’innovation. Entre 2014 et 2017, Emmanuel Coblence a
participé au programme de recherche pluridisciplinaire intitulé FIP-Explo (Exploration des
Formes d’Innovation Publique), et soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR).

PHILIPPE LEFEBVRE

Enseignant-chercheur en management de l’innovation à Mines-Paris Tech, PSL Research


University au sein du CGS-i3 (Institut interdisciplinaire pour l’innovation, UMR CNRS 9217),
il travaille sur les démarches d’innovation publique soutenues par le design, leurs apports,
leurs possibles enrichissements et leurs conditions d’appropriation par administrations et
collectivités. Il mène également des recherches en matière de conception et d’évaluation de
politiques publiques d’innovation par la R&D, politiques nationales et/ou régionales.

FRÉDÉRIQUE PALLEZ
Ingénieur civil des Mines, elle est professeure à l’École des Mines-Paris Tech, PSL Research
University, et chercheuse en sciences de gestion au Centre de gestion scientifique (CGS) de
cette école. Spécialiste de la transformation et de l’évaluation de l’action publique, après
des recherches sur le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, et sur les
politiques de développement économique territorial (politiques de clusters), ses travaux
actuels portent notamment sur les nouvelles formes d’innovation publique par le design,
axe sur lequel elle a coordonné un programme de recherche pluridisciplinaire soutenu par
l’Agence nationale de la recherche (ANR) de 2014 à 2017 (FIP-Explo).
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