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Gazettedu Palais

TRI-HEBDOMADAIRE
V E N D R E D I 17, S AMEDI 18 MAR S 2006 126 e an n ée N o 76 à 77
S P É C I A L

SPÉCIAL DROITS
FONDAMENTAUX

FONDAMENTAUX
57e anniversaire de la Déclaration
universelle des droits de l’homme
Par la Commission Droits fondamentaux de l’Union
des jeunes avocats de Paris
Sous la direction d’Anne Demetz, invitée permanente
de l’UJA, chargée des droits fondamentaux, et la
participation de Christophe Pettiti, secrétaire général
de l’Institut de formation en droits de l’homme du
Barreau de Paris
DROITS

JOURNAL SPÉCIAL DES SOCIÉTÉS FRANÇAISES PAR ACTIONS


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SPÉCIAL DROITS FONDAMENTAUX
57ème anniversaire de la Déclaration
universelle des droits de l’homme
Par la Commission Droits fondamentaux de l’Union des jeunes
avocats de Paris, sous la direction d’Anne Demetz, invitée
permanente de l’UJA, chargée des droits fondamentaux, et la
participation de Christophe Pettiti, secrétaire général de l’Institut
de formation en droits de l’homme du Barreau de Paris (IDHBP)
S O M M A I R E

Éditorial 4
FONDAMENTAUX

L’UJA ET LES DROITS FONDAMENTAUX


par Nathalie Faussat

Avant-propos
LES INSTRUMENTS RÉGIONAUX DE PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX 5
par Christophe Pettiti

Études
• PRÉSENTATION DE LA DÉCLARATION UNIVERSELLE 8
par Anne Demetz
• EUROPE : LE DROIT À LA LIBERTÉ DE CIRCULATION EN ROUMANIE 20
par Emmanuelle Cerf
• AFRIQUE : LE DROIT À L’ÉDUCATION ET LE DROIT À LA VIE CULTURELLE
AU SÉNÉGAL 25
par Marie-Chantal Cahen
• ORIENT : DROITS ET DEVOIRS DES CITOYENS EN ISRAËL 32
par Delphine Meimoun-Huglo
• AMÉRIQUE : LE DROIT À LA PROPRIÉTÉ AU BRÉSIL 38
par Zia Oloumi
• OCÉANIE : LE DROIT D’ASILE ET LE DROIT À LA NATIONALITÉ EN AUSTRALIE 44
par Pape Ndiogou M’Baye

Conclusion
DROITS

LES NOUVEAUX DROITS FONDAMENTAUX


• LE DROIT À LA BIOÉTHIQUE, par Laurence Azoux-Bacrie 49
• LE DROIT À L’ENVIRONNEMENT, par Patricia Savin 52

2 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006


L’UJA et les droits fondamentaux

Nathalie FAUSSAT
Avocat au Barreau de Paris
Président de l’Union des jeunes avocats de Paris
ÉDITORIAL

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Les contributions qui composent le présent numéro l’UNESCO) ; conférence-débat sur le respect des
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spécial de la Gazette du Palais sont le fruit du tra- droits fondamentaux (économiques et sociaux, mais
vail de réflexion de la Commission Droits Fonda- aussi politiques) à Cuba ;
mentaux de l’UJA, qui apporte sur ces questions le – 2000 : conférence-débat sur la liberté de croyance
regard neuf, généreux et parfois impertinent de la et les autres droits fondamentaux, en France ; col-
jeunesse. loque sur les risques d’atteintes à la vie privée par
Fondée en 1922, l’Union des jeunes avocats (UJA) l’usage de fichiers informatiques.
est une association à vocation syndicale ayant pour – 2001 : projection-débat autour de « La justice des
mission principale l’intégration et la défense des hommes », par Jean-Xavier de Lestrade et Denis
jeunes avocats. Poncet (documentaire sur les procès des génocidai-
Statutairement, l’UJA a également pour objet la res au Rwanda), en collaboration avec Avocat Sans
défense des droits de l’homme et des libertés fon- Frontières (ASF) ;
damentales. – 2002 : projection en avant-première d’« Un cou-
Or, malgré une volonté affichée et la réputation pable idéal » (Oscar 2002 du meilleur film docu-
de la France, pays des droits de l’homme, le res- mentaire), de Jean-Xavier de Lestrade et Denis Pon-
pect des droits fondamentaux oblige à une vigi- cet, en collaboration avec France 2 ; colloque sur le
lance constante. droit au travail et le droit à la santé en France ;
L’UJA a sur ce point toujours souhaité être un – 2004 : projection-débat, en collaboration avec
acteur de la vie politique et affirmé des positions France 2, sur la présomption d’innocence et l’inter-
qui ne sont pas nécessairement électoralement diction des traitements inhumains et dégradants en
populaires. France, au regard de la jurisprudence de la CEDH ;
La Commission Droits Fondamentaux de l’UJA – 2005 : conférence sur les détentions arbitraires à
travaille depuis des années sur les sujets de la jus- Guantanamo, avec la participation de Michaël
tice pénale internationale, de la non-discrimination Ratner, Président du Centre pour les droits consti-
sexuelle, raciale, de la liberté de conscience, tutionnels (USA) ; projection-débat (deux documen-
d’expression, d’opinion, sur le droit au procès équi- taires de France 2) sur l’intégrisme et ses excès avec
table, au respect de la vie privée et organise de la participation de Caroline Fourest (journaliste,
nombreux événements : prix de la laïcité 2005) ;
– 1997 : conférence sur la condamnation par la – 2006 : projection-débat sur l’affaire Loiseau et la
Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de déontologie de la police en France ; réactualisation
la France, pour non-respect de règles du procès du Guide du droit des étrangers (à paraître prochai-
équitable dans l’affaire Hakkar et qui a entraîné nement).
D R O I T S

l’élaboration d’une proposition de loi par l’UJA ten- Je remercie tout particulièrement mon confrère
dant à la révision des procès jugés inéquitables par Anne Demetz, sans l’énergie de qui ce projet
la CEDH ; cette disposition est entrée dans le droit n’aurait pu être mené à bien, ainsi que les auteurs
positif français ; ayant contribué à ce numéro, avocats ou juristes,
– 1998 : exposition illustrée par Noëlle Herren- français ou francophones, qui font, par leurs sen-
schmidt, sur les Tribunaux pénaux internationaux sibilités plurielles, la démonstration du caractère
(ex-Yougoslavie, Rwanda), présentée au Palais de universel de la Déclaration universelle des droits de
justice de Paris (et inaugurée en la présence de l’homme.
Gabrielle Kirk Mac Donald, Présidente du TPIY, et
de Claude Jorda, Président de la Chambre de pre-
mière instance du TPIY), puis à Draguignan, Tar-
bes, Pau, Périgueux et Bordeaux ; conférence-débat
sur le Pacs ;
– 1999 : conférence-débat sur la condition des fem-
mes dans certains pays d’Afrique (avec la partici-
pation de Wassyla Tamzali, responsable du pro-
gramme pour la promotion de la condition des
femmes dans la région méditerranéenne auprès de
4 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
Les instruments régionaux de protection
des droits fondamentaux
AVANT-PROPOS

Christophe PETTITI
Avocat au Barreau de Paris
Secrétaire général de l’Institut de formation
en droits de l’homme du Barreau de Paris (IDHBP (*))

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F O N D A M E N T A U X

INTRODUCTION de réflexion, et d’avoir une autre lecture des évè-


nements de nos journaux télévisés. Le droit est un
Les terribles évènements survenus aux enclaves facteur de prise de conscience de nos obligations,
espagnoles au Maroc, entraînant la mort de 14 afri- et il est l’un des véhicules de promotion et de res-
cains depuis le mois d’août 2005, démontrent que pect des droits fondamentaux. L’environnement
nos frontières juridiques et nos barbelés ne cons- juridique international et européen de ceux-ci s’est
tituent en aucun cas un moyen de gestion de renforcé après l’adoption de la Déclaration univer-
l’immigration, et surtout pas une réponse aux selle des droits de l’homme (DUDH) de 1948. Les
conséquences migratoires des problèmes économi- conventions générales (pactes des Nations unies,
ques et sociaux des pays africains et de ses peu- Convention européenne des droits de l’homme...)
ples. L’afflux d’immigrants en situation irrégulière ou spécialisées (droits de l’enfant, torture, discri-
vers notre grande Europe démontre l’échec des minations raciale, discrimination à l’encontre des
politiques d’immigration de nombreux pays euro- femmes...), régionales (Conseil de l’Europe, Union
péens et la très grande insuffisance des politiques européenne, Afrique...) ou internationales sont
de coopération économique européennes et inter- venues compléter et renforcer les garanties procla-
nationales. La coopération au développement ren- mées dans la DUDH. Ce droit international des
forcée sera seule susceptible d’apporter une droits fondamentaux qui se construit progressive-
réponse aux problèmes de grande pauvreté et à ses ment, constitue un outil privilégié pour amener les
conséquences en terme d’immigration. Il faut mul- États qui ne l’ont pas encore fait à accepter les obli-
tiplier les initiatives comme celle de l’accord du G 7 gations inscrites initialement dans la DUDH puis à
pour l’annulation de la dette multilatérale des respecter les droits garantis. Les conventions qui
18 pays pauvres très endettés (PPTE), signé à Lon- offrent une justiciabilité par un mécanisme de
dres en juin 2005. La famine rencontrée en 2005 au contrôle juridictionnel sont évidemment les plus
Niger et qui a été traitée avec retard par l’ONU et rares et les moins acceptées. Elles constituent tou-
les gouvernements, pourrait se reproduire avec des tefois une base de jurisprudence pour les juridic-
conséquences aussi graves dans d’autres zones de tions nationales et les acteurs et militants des droits
l’Afrique (Sahel, Soudan, Éthiopie, Somalie). Cha- fondamentaux.
que année, des centaines de milliers d’enfants
connaissent la mort en raison des problèmes de
famine et de malnutrition. Alors, comment peut-on I. L’EUROPE
encore s’étonner devant nos téléviseurs des ima-
ges de ces immigrants morts sur les barbelés, et
1 – La Convention européenne de sauvegarde
accepter que nos gouvernants en Europe se conten- des droits de l’homme (CEDH) et des libertés
D R O I T S

tent des politiques d’immigration et des mesures de fondamentales du 4 novembre 1950


reconduite aux frontières basées sur des quotas. La La Convention européenne des droits de l’homme
liste de nos catastrophes humaines est bien trop du Conseil de l’Europe signée à Rome le 4 novem-
longue pour l’écrire, mais ces seuls exemples bre 1950 lie aujourd’hui 46 États (les derniers signa-
démontrent qu’il n’est pas inutile de revenir à nos taires sont Monaco, la Serbie-Monténégro, l’Armé-
grands textes internationaux de proclamation des nie, l’Azerbaïdjan, la Bosnie-Herzégovine). C’est le
droits fondamentaux universels et indivisibles. L’ini- fondement de la jurisprudence de la Cour euro-
tiative d’élaborer ce numéro spécial prise par la péenne des droits de l’homme, instituée le 21 jan-
Commission droits fondamentaux de l’Union des vier 1959. Les pouvoirs conférés à la Cour permet-
jeunes avocats de Paris, sous la direction d’Anne tent une sanction effective des États parties à la
Demetz, nous permet de prendre un peu de temps Convention qui en violent les principes.
(*) NDLR : L’Institut de formation en droits de l’homme du Barreau de
Paris a été créé par Louis-Edmond Pettiti, ancien Bâtonnier du Barreau
de Paris, et juge à la Cour européenne des droits de l’homme de 1979 à 2 – La jurisprudence de la Cour européenne
1998. Christophe Pettiti, son fils, est l’un des membres fondateurs de l’Ins- des droits de l’homme
titut des droits de l’homme des avocats européens (IDHAE), créé en 2001
à Luxembourg, et qui a pour objet l’étude des droits fondamentaux, la
Elle constitue le matériel le plus important pour
formation et la défense des avocat(e)s inquiété(e)s du fait de leurs enga- faire prévaloir le respect des droits de l’homme en
gements pour les droits de l’homme ou l’exercice de leur fonction dans
le monde, et l’attribution d’un prix européen des droits de l’homme à
Europe, dans la continuité de la DUDH. La Cour
un(e) avocat(e). adopte une méthode d’interprétation vivante et
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AVANT-PROPOS

dynamique qui permet d’imposer aux États du de crimes contre l’humanité quelle que soit leur
Conseil de l’Europe des obligations de plus en plus nationalité ou celle de leurs victimes prime sur
renforcées en matière de droits fondamentaux. La l’existence ou non d’intérêts nationaux, illustre ce
lecture de récents arrêts illustre cette dynamique. rôle dynamique du juge national. La Cour de cas-
Ainsi, on peut se réjouir des décisions récentes sur sation française exerce également ce contrôle de la
la portée des engagements pris par les États et sur conventionalité de nos lois et pratiques nationales.
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les conséquences des décisions de la Cour qui Ainsi, à titre d’exemples, la chambre criminelle a
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enjoint désormais aux États, dans ses dispositifs, de appliqué la Convention pour l’octroi d’un inter-
respecter les droits garantis par la Convention, en prète en matière pénale (Cass. crim., 25 mai 2005,
spécifiant les conséquences de ses décisions au-delà no 05-81.628) ; de même, elle a statué sur une peine
de la satisfaction équitable financière traditionnel- d’interdiction définitive du territoire français (Cass.
lement allouée au requérant. Dans l’affaire Assani- crim., 25 mai 2005, no 04-85.180). Cependant, les
dzé contre Géorgie du 8 avril 2005, la Cour a enjoint décisions de la Cour de Strasbourg quant aux affai-
à la Géorgie d’assurer la remise en liberté du requé- res Draon et Maurice relatives la loi « anti-
rant dans les plus brefs délais. Dans son arrêt Issa Perruche » jugée contraire à l’article 1 du Protocole
contre Turquie du 16 novembre 2004, concernant no 1 garantissant le droit de propriété (CEDH,
les dommages causés par l’armée turque dans le 6 octobre 2005), démontrent que même notre droit
nord de l’Irak, la Cour a confirmé que la Conven- n’est pas à l’abri d’une révision au regard du droit
tion était susceptible de s’appliquer hors de l’espace européen des droits de l’homme. On trouve une
juridique des États membres et ce même pour des autre illustration de ce nécessaire contrôle perma-
opérations militaires temporaires. Dans l’affaire nent dans l’arrêt Siliadin contre France, où la Cour
Makaratzis contre Grèce du 20 décembre 2004, la a estimé que le droit pénal français n’apportait pas
Cour a renforcé les obligations positives imparties à la requérante une protection concrète et effective
aux États en matière de recours à la force en temps contre les actes qui l’ont placé dans une situation
de paix, par des policiers pour éviter des accidents. de servitude, ce qui constitue une violation de l’arti-
Elle a conclu à la violation de l’article 2 de la cle 4 de la Convention (affaire Siliadin contre
Convention (protégeant le droit à la vie), alors France, 26 juillet 2005). Cet arrêt concernait une
même qu’il n’y avait pas eu mort. Il en est de même situation relative à l’esclavage moderne que nous
en matière de lutte contre les discriminations racia- rencontrons parfois en France à l’encontre princi-
les dans l’affaire Natchova et autres contre Bulga- palement d’immigrés en situation irrégulière. Les
rie du 6 juillet 2005, où la Cour européenne a conventions régionales ou internationales permet-
condamné la Bulgarie pour ne pas avoir, au titre de tent également un contrôle de nos centres de réten-
son obligation positive, entrepris une réelle enquête tion des étrangers dont les conditions de détention
sur les faits de discrimination raciale à l’encontre sont loin de respecter la dignité humaine selon le
de roms. Tout récemment, la Cour a estimé que Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de
l’article 8 garantissant la protection de la vie privée l’Europe (Le Monde du 14 octobre 2005). L’état des
imposait à l’État l’obligation positive de communi- maisons d’arrêt en France, comme dans d’autres
quer à un ancien soldat britannique son dossier pays de l’Union européenne, justifie également les
médical et le dossier concernant les tests sur des alertes des organes du Conseil de l’Europe.
gaz neurotoxiques auxquels il avait participés
D R O I T S

(affaire Roche contre Royaume-Uni, CEDH (gr. ch.), II. LES AUTRES CONTINENTS
19 octobre 2005). La portée des arrêts de la Cour
européenne n’est évidemment pas limitée aux cas On peut également se référer au système interamé-
qui lui sont soumis, et nos juridictions nationales ricain. La Convention américaine relative aux droits
doivent s’en inspirer. L’arrêt Roche contre de l’homme adoptée le 22 novembre 1969, qui lie
Royaume-Uni serait ainsi susceptible d’être invo- aujourd’hui 24 États, constitue un mécanisme de
qué dans les affaires d’amiante et autres. Il appar- protection régionale similaire à celui de la Conven-
tient aux avocats de les évoquer. On peut se réjouir tion européenne des droits de l’homme, même s’il
que les juridictions suprêmes de certains pays euro- n’offre pas une garantie judiciaire équivalente. Les
péens publient des extraits de la jurisprudence de décisions de la Cour interaméricaine des droits de
la Cour européenne, comme le fait la Cour de cas- l’homme ou de la Commission sont aujourd’hui
sation dans son Bulletin. Le juge national a son nombreuses et ont une portée significative. Le sys-
propre pouvoir d’interprétation sous le contrôle du tème régional existant en Afrique est certainement
juge européen, et il est le garant du respect des celui le moins développé, et il présente peu d’effi-
droits fondamentaux. La décision du Tribunal cons- cacité. Il résulte de la Charte africaine des droits de
titutionnel espagnol du 5 octobre 2005, considé- l’homme et des peuples adoptée le 21 juin 1981, et
rant que le principe de compétence universelle fai- la procédure de surveillance de son bon respect est
sant obligation aux États de poursuivre les auteurs confiée à la Commission africaine qui dispose
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cependant de moyens limités. Un protocole signé la proclamation et reconnaissance des droits fon-
en juin 1998 prévoit la création d’une Cour afri- damentaux au sein de nos régions et de nos États.
caine des droits de l’homme. Ce protocole est entré À l’échelle régionale, il incombe encore à l’Asie
en vigueur le 25 janvier 2004, mais la Cour n’a pas d’emprunter cette voie de manière significative.
encore été créée, certains États souhaitant la fusion-
ner avec la Cour de justice de l’Union africaine. Un CONCLUSION
tel projet est contesté par les ONG car il constitue
une tentative de réduire les compétences, ou, à tout Les conventions régionales et internationales de
le moins, les moyens de la future Cour. Les hésita- protection des droits de l’homme se sont inspirées
tions des États à ratifier ce protocole créant la Cour de la DUDH qui n’a pas de portée juridique spéci-
africaine démontrent a contrario l’efficacité du fique, mais qui, manifestement, est toujours
droit. Il en est de même au sein de l’Union euro- d’actualité. Les déclarations, résolutions, conven-
péenne. Seuls les Pays-Bas, aux côtés des nouvel- tions relatives aux droits fondamentaux ne sont pas
les démocraties de l’Est, ont à ce jour signé et rati- sans effets. Elles permettent aux militants, défen-
fié le Protocole no 12 à la Convention européenne seurs des défenseurs des droits fondamentaux de
des droits de l’homme qui interdit d’une manière rappeler aux États leurs obligations internationales
générale les discriminations dans tous les droits. Les et de pousser ces derniers à reconnaître les droits
gouvernements invoquent pour beaucoup d’entre garantis par les instruments juridiques. Elles cons-
eux des motifs bien éloignés des motivations bud- tituent les forces imaginaires du droit, selon la belle
gétaires qui les guident. Les craintes du droit et du expression de Mireille Delmas-Marty (Le relatif et
juge sont manifestes. On les retrouve au sein de la l’universel, éditions du Seuil, 2004) et permettront,
Ligue arabe qui n’a pu à ce jour faire entrer en peut-on l’espérer, de contribuer à retirer nos bar-
vigueur la Charte arabe des droits de l’homme du belés, tout en gérant au mieux les questions de
15 septembre 1994, laquelle ne prévoit en outre pas l’immigration.
d’organe juridictionnel chargé d’instruire les futu- (le 24 octobre 2005)
res plaintes qui pourraient être adressées. Ces ins-
truments régionaux sont évidemment complétés
par les conventions spécifiques et générales des
Nations unies, dont notamment le Pacte relatif aux
droits économiques, sociaux et culturels de 1966, et
celui relatif aux droits civils et politiques de 1966,
ce dernier étant complété par le Protocole faculta-
tif permettant aux particuliers d’adresser des récla-
mations au Comité des droits de l’homme (cf. Intro-
duction : IV.A). Les conventions relatives aux ques-
tions spécifiques sont au nombre de 24, sans comp-
ter les instruments relatifs à des catégories particu-
lières (réfugiés, travailleurs, femmes, enfants...). Ces
instruments internationaux et régionaux ont été
construits, adoptés, signés et ratifiés progressive-
ment, marquant ainsi la longue et difficile voie de
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 7
Présentation de la Déclaration universelle

Anne DEMETZ
PRÉSENTATION

Avocate au Barreau de Paris


Invitée permanente de l’UJA de Paris
Chargée des droits fondamentaux
Membre de l’Institut des droits de l’homme
du Barreau de Paris (IDHBP)

G0367
F O N D A M E N T A U X

La Commission droits fondamentaux de l’Union il reconnaît au peuple le droit de pétition et le droit


des jeunes avocats de Paris (UJA), avec l’appui de de voter librement ; il se réfère à la liberté indivi-
l’Institut des droits de l’homme du Barreau de Paris, duelle et aux garanties judiciaires (déjà affirmées
s’est penchée sur le bilan de 57 années d’existence dans le passé en vertu de l’Habeas corpus (1679))
de la Déclaration universelle des droits de l’homme et pose les fondements du droit à un procès équi-
(DUDH), au travers d’articles consacrés à son appli- table ; il pose le principe de l’intangibilité de tous
cation dans vingt pays témoins. Cinq articles sont les droits qu’il proclame, sans dispense particu-
publiés au titre du présent numéro, les quinze lière.
autres le seront dans les numéros à venir de la Ce premier texte est suivi de la Déclaration
Gazette du Palais. Le propos de ces différentes étu- d’indépendance américaine de 1776 (qui aurait été
des est de promouvoir les droits proclamés par la inspirée par le Traité sur le gouvernement civil du
Déclaration universelle et de réaffirmer qu’ils sont philosophe anglais John Locke). La première des
communs à toute la famille humaine, en cette épo- trois parties de cette Déclaration concerne les droits
que où les attentats du 11 septembre 2001 entraî- naturels des personnes et pose que « tous les êtres
nent un recul sensible des libertés publiques au sein humains sont créés égaux ; ils sont doués par leur
même des démocraties modernes. Par ailleurs, pour créateur de droits inaliénables ; parmi ces droits
suivre les recommandations de la Conférence géné- se trouvent la vie, la liberté et la recherche du
rale de l’Unesco, nous éviterons d’utiliser l’appel- bonheur. Les gouvernements sont établis par les
lation historique « droits de l’homme » (cf. infra IV). personnes pour garantir ces droits, et leur juste
pouvoir émane du consentement des gouvernés.
I. PRÉCÉDENTS Mais lorsqu’une longue suite d’abus marque la
volonté de les soumettre à un despotisme absolu,
Dès l’Antiquité, dans la tradition des civilisations
il est de leur droit et de leur devoir de renverser
connues, il a existé des règles tendant à la protec-
le gouvernement qui s’en rend coupable et de
tion de certains droits humains, tels que nous les
rechercher de nouvelles assurances pour leur
concevons aujourd’hui (droit de vote, liberté reli-
future sécurité ».
gieuse, répartition des ressources entre membres
d’un même clan, d’une même cité, droit de réu- Viendra ensuite la Constitution des États-Unis
nion pacifique...). Ceci est vrai aussi pour les pério- d’Amérique du 17 septembre 1787, qui développe
des qui ont suivi (droit au mariage libre, interdic- le principe de la souveraineté des peuples (organi-
tion de la polygamie, abolition locale du servage...). sation des règles de représentativité, de levée
Cependant, ces règles relevaient davantage de la d’impôt et des armées) et celle de l’égalité des indi-
volonté d’instaurer localement un ordre social rela- vidus (il faudra toutefois attendre 1870 pour que
D R O I T S

tivement viable que d’un souci humaniste (il n’est l’esclavage soit aboli et le droit de vote reconnu
pas question, en pratique, de droit à la vie, de res- sans distinction de race aux hommes, et 1920 pour
pect de l’intégrité physique, de l’égalité entre les que les femmes de toute origine ethnique puissent
personnes ou de droit à une rémunération équita- voter) ; elle pose à son tour le principe de l’Habeas
ble...) et elles n’avaient aucun caractère universel et corpus comme notion primordiale et celui de la
indivisible. séparation des pouvoirs (exécutif, législatif et judi-
En réalité, le premier texte qui dégage une ciaire) comme une nécessité.
conception des droits fondamentaux, telle Enfin, lors de la Révolution française, la Déclara-
qu’entendue aujourd’hui, est le Bill of Rigths tion des droits de l’homme et du citoyen du 26 août
(déclaration des droits) proclamé en Angleterre le 1789 a proclamé que « l’ignorance, l’oubli ou le
13 février 1689 (suite à la pétition des droits de 1628 mépris des droits de l’homme sont les seules cau-
et à la Révolution anglaise de 1688), en ce sens qu’il ses des malheurs publics et de la corruption des
énonce que la loi est au-dessus du roi et ne peut gouvernements ». La supériorité des normes qu’elle
être suspendue ni abolie sans le consentement du contient pose pour principes l’égalité des hommes
Parlement, qui est souverain en matière de (mais pas des hommes et des femmes), la souve-
« levées » d’argent et d’entretien des armées et doit raineté populaire, la séparation des pouvoirs (exé-
être « fréquemment réuni », ses membres jouissant cutif, législatif et judiciaire) comme aux États-Unis,
d’une totale liberté d’expression dans son enceinte ; le droit de l’État de lever des impôts et de consti-
8 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
tuer une armée dans l’intérêt général, les droits à son à l’avènement de la SDN, le Sénat américain,
la propriété privée, à la sûreté à la résistance à revenant à l’argument de la souveraineté natio-
l’oppression, à la liberté en général et plus spécifi- nale, refusera de signer ce Traité. Cette défiance
quement aux libertés d’opinion, même religieuse, américaine (qui se manifeste toujours aujourd’hui
de pensée, d’expression (sous les seules réserves à l’égard de l’ONU et plus spécifiquement de la
liées au maintien de l’ordre public) et affirme un Cour pénale internationale) restera une constante
ensemble de règles relevant du droit au procès vis-à-vis de la SDN et participera sensiblement à
équitable, à savoir : la prohibition des accusations, son échec. L’attitude des États-Unis n’est toutefois
arrestations ou détentions arbitraires, la légalité des pas la cause déterminante de cet échec, qui réside
délits et des crimes et de leurs peines (lesquelles surtout dans l’incapacité des États de mettre en
doivent être strictement et évidemment nécessai- œuvre un véritable ordre supranational au service
res), la présomption d’innocence. Après la procla- des droits fondamentaux, de leurs citoyens et de la
mation de la Déclaration française, la Constitution paix. C’est ainsi que la Communauté internatio-
américaine sera complétée, en 1791, par dix amen- nale n’a pu faire l’économie de la Seconde guerre
dements ou Déclaration des droits, qui proclament mondiale qui a dépassé, en termes d’atteintes à la
les libertés de religion, d’expression et de réunion, dignité humaine, tout ce qui avait pu être réperto-
les droit à l’intégrité physique (sans suppression de rié en la matière au cours des siècles précédents.
la peine de mort), à la propriété privée, à l’inviola- En 1945, le souvenir des crimes commis au cours
bilité du domicile et de la correspondance, et un de cette guerre est très vivace lors de la création de
certain nombre de règles relevant du droit au pro- l’Organisation des Nations unies (ONU). Aussi, les
cès équitable (pas de poursuites sans un acte États signataires affirment, dès le préambule de la
d’accusation indiquant la nature et la cause de Charte, leur foi « dans la dignité et la valeur de
l’accusation, instruction du procès à charge et à la personne humaine, dans l’égalité des droits des
décharge, impossibilité d’être condamné deux fois hommes et des femmes ». Cependant, la Charte
pour le même crime ou délit et sans observance visant en premier lieu à garantir la paix dans le
d’une procédure légale, droit d’être jugé prompte- monde, il est apparu nécessaire de rédiger ultérieu-
ment et publiquement par un jury impartial et rement un texte consacré aux droits fondamen-
d’être assisté d’un conseil pour sa défense, prohi- taux, la Déclaration universelle des droits de
bition des cautions et amendes excessives et des l’homme, adoptée à Paris le 10 décembre 1948.
châtiments cruels et exceptionnels).
Ces textes fondateurs, qui s’inspirent et se com- II. PRINCIPAUX RÉDACTEURS
plètent mutuellement, ont en commun d’être nés
à l’occasion d’une insurrection populaire. En effet, Ils sont issus de différentes cultures. Parmi eux, on
les droits qu’ils proclament ne peuvent prospérer peut citer Peng-Chun Chang, citoyen chinois (qui
sous un régime dictatorial. Ce pourquoi ces textes en sera le vice-président), Charles Malik, citoyen
érigent le droit à l’insurrection comme nécessaire libanais (qui en sera le rapporteur), Eleanor Roose-
garantie des autres droits. En revanche, il n’est pas velt (A) et René Cassin (B).
question des droits économiques et sociaux. On
peut également noter, outre l’indiscutable impul- A – Eleanor Roosevelt (1886-1962)
sion anglaise, la forte implication des États-Unis et Citoyenne américaine, Eleanor Roosevelt, née Roo-
de la France (alliés pendant la guerre d’indépen- sevelt (elle était la nièce du président Théodore du
dance américaine) dans l’affirmation des droits fon- même nom), ne s’est pas contentée d’être l’épouse
damentaux. Par la suite, des pays vont suivre les de son cousin Franklin D. Roosevelt, élu trois fois
exemples anglais, américains et français, notam- président des États-Unis. Elle a été aussi, dans une
ment la Belgique (Constitution du 7 février 1831), large mesure, son inspiratrice et son principal sou-
le Libéria (Déclaration des droits du 26 juillet 1847), tien dans les actions politiques et sociales qui l’ont
la Bolivie (Constitution du 17 octobre 1880). Mais distingué. Mais ce fut surtout une femme d’excep-
ces initiatives, qui ont le mérite d’étendre la néces- tion, très cultivée, ayant dès avant la Seconde guerre
saire référence aux droits humains, restent locales. mondiale son propre engagement auprès des per-
La souveraineté des États fait obstacle à l’élabora- sonnes les plus affectées dans leur santé et/ou leurs
tion d’une proclamation des droits fondamentaux conditions matérielles d’existence. En avril 1942,
à l’échelle internationale. Il faut attendre la Pre- elle fait la rencontre de René Cassin (qui repré-
mière guerre mondiale (et la mort de millions de sente auprès d’elle le Général de Gaulle et les inté-
personnes de nombreuses nationalités différentes) rêts du gouvernement de la France libre) lors d’un
pour que la primauté des souverainetés nationales voyage en Angleterre où le président des États-
montre ses limites. Par le Traité de Versailles, le Unis l’avait envoyée pour soutenir le moral des
28 avril 1919, suivra la naissance de la Société des Anglais. À cette occasion, elle apprécie les qualités
nations (SDN), progrès incontestable, au sens où est de militant passionné et de « créateur de droit » de
institué un lieu officiel de dialogue à l’échelle inter- ce dernier. Par la suite, leur amitié ne démentira
nationale. Par ailleurs, l’Organisation internatio- pas. En février 1946, elle est nommée membre d’un
nale du travail (OIT) est associée à la SDN. Cepen- Comité qui constitue le noyau de la future Com-
dant, en dépit de la contribution du président Wil- mission des droits de l’homme de l’ONU en même
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 9
temps que René Cassin, et, parlant couramment visoire de ce que René Cassin nomme les « États-
français, elle est l’alliée objective de celui-ci pour Léviathan ». Lors de cette guerre, René Cassin est
imposer l’utilisation officielle de cette langue, au un des rares juristes à répondre à l’appel du 18 juin
PRÉSENTATION

même titre que l’anglais. Puis la Commission créée, 1940. Il débarque à Londres le 27 juin 1940 et rejoint
elle en est nommée présidente et participe active- le Général de Gaulle. Le 3 septembre 1940, le pro-
ment à la rédaction de la DUDH. Elle réussit à y fesseur Cassin est révoqué par le gouvernement de
introduire des principes en faveur de l’égalité Vichy. Le doyen Ripert, ministre de l’Éducation
homme-femme (avec notamment la notion pion- nationale, parle alors du « métèque Cassini ».
nière de « à travail égal, salaire égal »), mais aussi Auprès du Général de Gaulle, René Cassin, pen-
à donner au texte, grâce à son esprit de synthèse et dant toute la guerre, joue un rôle considérable dans
à son sens des réalités, sa puissance concrète et sa la construction légale de la France libre et l’affir-
G0367 lisibilité. Après quoi, elle sera déléguée des États- mation de sa légitimité sur la scène internationale.
F O N D A M E N T A U X

Unis aux Nations unies. Nous aimerions en dire À l’issue de la guerre, qui l’a personnellement
davantage sur les actions d’Eleanor Roosevelt, mais, éprouvé, sa famille étant juive et nombre de ses
à cet égard, sa biographie, du moins en langue fran- membres étant morts en déportation, René Cassin
çaise, reste à faire... est nommé par le Général de Gaulle président du
Conseil d’État. Il s’intéresse à la rédaction de la
2 – René Cassin (1887-1976) Constitution française du 27 octobre 1946, qui,
grâce à lui notamment (outre qu’elle spécifie que
Citoyen français, René, Samuel Cassin soutient sa
la loi garantit à la femme, dans tous les domaines,
thèse en avril 1914, puis va combattre sur le front,
des droits égaux à ceux de l’homme), proclame
lors de la Première guerre mondiale. Il est témoin
comme « particulièrement nécessaire à notre
des horreurs de cette guerre avant d’être éventré
temps » une série de « principes politiques écono-
par un tir de mitrailleuse, ce qui lui vaudra de por-
miques et sociaux » qui seront ensuite (encore
ter une ceinture abdominale toute sa vie mais sur-
grâce à René Cassin et contre l’avis des États-Unis)
tout l’amènera à lutter constamment contre la
repris et développés dans la Déclaration univer-
guerre. En 1918, il participe à la fondation de
selle. Toujours au cours de l’année 1946, René Cas-
l’« Union fédérale des combattants, mutilés et veu-
sin agit en tant que membre de l’organe précur-
ves de guerre » (UF) qui comptera plus d’un mil-
seur de la Commission des droits de l’homme de
lion d’adhérents, puis en devient l’un des dirigeants
l’ONU, pour que cette Commission reçoive les
et milite en faveur du « droit à la réparation ». Dans
plaintes quant aux violations des droits fondamen-
le même temps, il donne des cours de droit en uni-
taux et que ses membres soient choisis pour leur
versité et, en 1919, obtient l’agrégation. Ses fonc-
compétence. Ces revendications seront écartées, les
tions au sein de l’UF vont lui permettre d’élargir son
États restant soucieux de leur souveraineté. Mais la
engagement pour la paix. Supporter ardent de la
Commission des droits de l’homme (CDH) est créée
SDN, il en fait la promotion auprès des anciens
avec pour mission d’élaborer une Charte des droits
combattants. En septembre 1924, il devient leur
fondamentaux. René Cassin se consacre alors plei-
représentant au sein de la délégation française lors
nement à cette œuvre.
de la Ve assemblée de la SDN. Constatant toutefois
que l’existence de la SDN n’empêche pas la mon- Une fois la Déclaration universelle proclamée,
tée en puissance des dictatures (Italie et Allema- René Cassin, âgé de 61 ans, n’a de cesse que de tra-
gne), René Cassin décide, en 1925, de créer une duire son contenu dans la réalité. Toujours mem-
fédération des anciens combattants ex-ennemis, la bre de la CDH, dont il sera le président, il milite
« Conférence internationale des associations de pour les Pactes sur les droits civils et politiques et
mutilés anciens combattants » (Ciamac) dont sont sur les droits économiques, sociaux et culturels
D R O I T S

exclues les associations nationalistes, fascistes et (adoptés le 16 décembre 1966 et ratifiés en 1976).
communistes. Nommé rapporteur permanent de Il continue aussi d’agir pour la création d’une ins-
cette conférence, René Cassin propose vainement tance internationale compétente pour connaître des
la création d’un corps de soldats de la paix. En 1930, violations des droits fondamentaux ainsi que pour
il donne un cours à l’Académie de droit internatio- l’instauration d’un droit pénal international et
nal de La Haye où il dénonce le nationalisme, appuie la possibilité d’envoi de troupes par les
déplore que la SDN ne soit pas un « super État » et Nations unies partout où la paix est menacée. Par
déclare : « (...) la conscience juridique du monde ailleurs, il est un des principaux inspirateurs de
civilisé s’est émue de la répétition de la gravité l’Unesco, auprès de laquelle il représente la France,
des attentats commis à l’encontre des droits de soutient la Convention européenne des droits de
l’homme (...) ceux-ci devraient être soustraits à l’homme (1950) et la création de la Cour euro-
toute atteinte de la part de l’État ». C’est animé péenne des droits de l’homme (1959), dont il
par cet esprit qu’il poursuit ses efforts pour une paix deviendra un des magistrats à partir de 1965. Pour
qui ne soit pas « totalitaire », face aux vents contrai- René Cassin, il y a aussi les moments d’indigna-
res que seront l’invasion japonaise en Chine, la tion vis-à-vis des grandes puissances qui, au nom
montée du nazisme et les premiers pogroms, l’inva- de la guerre froide, cautionnent les régimes auto-
sion de l’Éthiopie par Mussolini et qui conduiront ritaires et transforment la Charte des Nations unies
à la seconde guerre mondiale et au triomphe pro- en « chiffon de papier ». Cette indignation n’épar-
10 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
gnera pas le général de Gaulle lorsque, devenu pré- tion. Le projet de « Déclaration » est donc soumis
sident de la République, il fait passer la raison seul à l’Assemblée générale des Nations unies (par
d’État avant les libertés publiques et notamment l’Ecosoc, en août 1948), et il est décidé de l’adop-
refuse la ratification par la France de la Conven- ter tant que la conjoncture le permet (sans atten-
tion européenne des droits de l’homme (il faudra dre la rédaction des deux autres volets de la Charte).
attendre 1973). En 1967, René Cassin, âgé de 80 ans, C’est ainsi que le 10 décembre 1948, l’Assemblée
bénéficie d’une reconnaissance internationale. Le générale adopte et proclame la DUDH. En réalité,
9 octobre 1968, il reçoit le prix Nobel de la paix, 48 États l’ont adopté et 8 se sont abstenus. Mais
nouvelle occasion pour lui de promouvoir les droits même parmi les pays qui l’ont voté, ses disposi-
fondamentaux. Peu de temps avant de recevoir ce tions suscitèrent un débat entre les tenants de la
prix, il déclarait : « (...) la doctrine de la non- primauté des droits civils et politiques et les tenants
violence de Gandhi n’est pas admissible sur le de la primauté des droits socio-économiques. En
plan mondial (...). Elle favoriserait les monstres. outre, la question d’accorder ou non une portée
En 1936, vis-à-vis de Hitler c’est en n’interve- juridique à cette Déclaration (ce qui était pourtant
nant pas à temps qu’on l’a incité à déclencher la prévu dès l’origine) fit aussi débat entre les États.
guerre ». Après avoir reçu le prix Nobel, dégagé de
la plupart de ses responsabilités administratives, il B – Contenu
entame ses derniers combats dont celui de l’édu-
La Déclaration universelle est comparée au porti-
cation. Le 14 décembre 1969, à Strasbourg, il crée
que d’un temple. Le parvis étant le préambule et le
l’Institut international des droits de l’homme, avec
soubassement, les principes généraux de liberté,
pour mission l’enseignement des droits fondamen-
d’égalité, de non-discrimination et de fraternité
taux aux universitaires. Jusqu’à sa mort, il intervien-
(articles 1 et 2). Quatre colonnes soutiennent le
dra pour les droits et devoirs humains. Pour
fronton. La première est celle des droits et libertés
conclure, j’exprime mes remerciements à Marc Agi,
d’ordre personnel (articles 3 à 11). La seconde, celle
qui œuvra aux côtés de René Cassin, à partir de
des droits de l’individu dans ses rapports avec les
1964 et qui est l’auteur d’une biographie très com-
gouvernements et les choses du monde extérieur
plète de ce dernier : « René Cassin : 1887-1976 -
(articles 12 à 17). La troisième, celle des facultés spi-
prix Nobel de la Paix » (éditions Perrin) à laquelle
rituelles, des libertés publiques et des droits politi-
cet article doit beaucoup et salue la mémoire de
ques fondamentaux (articles 18 à 21). La quatrième,
celui de mes grands-pères qui, ayant contribué à la
celle des droits économiques, sociaux et culturels
rédaction des Actes organiques de la France libre,
(articles 22 à 27). Les articles 28 à 30, affirmant la
sous la direction de René Cassin, a su transmettre
nécessité d’un ordre social international tel que les
le souvenir de cette personnalité, dont l’engage-
droits et libertés de la personne puissent y trouver
ment, hors du commun, reste aujourd’hui, dans son
leur plein effet, sont le fronton du temple, car ils
propre pays, quelque peu ignoré.
font le lien entre l’individu et la société. Sachant
que l’article 30, qui énonce qu’aucun État, gouver-
III. ÉLABORATION ET CONTENU nement ou individu ne peut prétendre tirer de la
Déclaration un droit quelconque « de se livrer à
une activité ou d’accomplir un acte visant la des-
A – Élaboration truction des droits et libertés qui y sont énon-
Lors de la création des Nations unies à la Confé- cés », peut s’analyser comme un retour implicite du
rence de San Francisco, en mai 1945, les représen- droit à l’insurrection visé explicitement dans les
tants de Cuba, du Mexique et du Panama propo- déclarations de droits antérieures (insurrection qui
sent l’adoption d’une déclaration des droits fonda- peut être pacifique, comme en témoigne l’exemple
mentaux. Par manque de temps, il n’est pas donné récent de l’Ukraine). Ce qui distingue surtout la
suite à cette proposition. Mais en 1946, lors de la Déclaration universelle des déclarations de droits
première session du Conseil économique et social qui l’on précédé, c’est qu’elle consacre, aux côtés
(Ecosoc), la future CDH est mandatée pour présen- des droits civils et politiques, des droits économi-
ter à l’Ecosoc une déclaration internationale des ques, sociaux et culturels, en leur conférant la
droits humains. Le comité de rédaction de la Décla- même valeur qu’aux premiers. On peut dire encore
ration tient sa première réunion en juin 1947. À que la Déclaration juxtapose les libertés classiques,
cette occasion, Eleanor Roosevelt demande à René n’impliquant qu’une abstention des États, et les
Cassin de préparer un avant-projet. À sa deuxième libertés économiques et sociales, nécessitant une
session, tenue à Genève en décembre 1947, la CDH intervention volontariste des pouvoirs publics (c’est
décide que l’expression « Charte internationale des tellement précurseur qu’aujourd’hui, la Charte
droits de l’homme » devrait s’appliquer à l’ensem- sociale européenne du 18 octobre 1961, à la diffé-
ble des documents en préparation (une déclara- rence de la CEDH qui ne concerne que les droits
tion, un pacte et des mesures d’application). Du civils et politiques, n’a toujours pas de portée juri-
24 mai au 15 juin 1948, la Commission révise le pro- dique). À vrai dire, la Déclaration universelle n’a pas
jet de déclaration en tenant compte des observa- été établie sans mal. Outre les compromis néces-
tions des gouvernements. Elle n’a pas le temps tou- saires entre pays occidentaux et socialistes, il y eu
tefois d’étudier le pacte ou les mesures d’applica- également des polémiques autour de certains arti-
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 11
cles. Le droit au mariage a suscité des réticences. l’homme, à condition d’avoir épuisé toutes les voies
En effet, l’article 16, qui consacre la pleine égalité de recours nationales et de ne pas avoir saisi une
matrimoniale de la femme et de l’homme (réalisée autre instance internationale de la même ques-
PRÉSENTATION

en France en 1965) et le droit au divorce de l’un tion. Si la communication est recevable, le Comité
comme de l’autre, toujours avec une égalité de leurs engage un dialogue avec l’État concerné (l’examen
droits (y compris en terme de patrimoine) a provo- des communications s’effectue à huis clos, mais les
qué l’opposition des catholiques à l’usage du mot conclusions peuvent être rendues publiques).
« divorce » et le rejet par l’Arabie saoudite de l’idée Cependant, en France, où ces deux textes sont
que le mariage puisse être contracté entre person- entrés en vigueur en 1981, on constate qu’ils jouent
nes de religions différentes. Le droit à la propriété un rôle marginal en droit interne et, concernant les
(article 17), qui reste toujours controversé, a été lui droits civils et politiques, que la CEDH et la juris-
G0367 aussi matière à polémique entre les libéraux et les prudence de la Cour européenne prévalent. Par
F O N D A M E N T A U X

communistes. ailleurs, hors de France (sachant que bon nombre


d’États européens ont ratifié le PIDCP), il semble
que les pactes de 1966, en l’état de nos connais-
IV. PORTÉE
sances, ne soient, pas davantage qu’en France,
encore pleinement perçus comme sources de droit.
A – Portée juridique Toutefois, cette situation peut changer, en France
La Déclaration est une résolution de l’Assemblée comme ailleurs, sous l’impulsion des praticiens du
générale des Nations unies. Elle n’a donc pas la droit et d’abord des avocats qui peuvent saisir le
valeur contraignante d’un traité international et ne Comité des droits de l’homme.
peut être invoquée devant un juge (en France, le
Conseil d’État ne lui reconnaît pas de valeur nor- B – Universalité et indivisibilité
mative). La portée de la Déclaration est donc avant « Oui, cette Déclaration est universelle. Elle ne
tout morale et résulte de l’autorité que lui confère reconnaît aucune frontière, et chaque société peut
la signature de la majorité des États du monde. trouver au sein (...) de sa propre culture le moyen
Cependant, l’importance de la Déclaration, fonda- de la mettre en œuvre (...), on entend souvent dire
tion du droit international des droits humains, lui que les droits de l’homme ne seraient pas un
donne le poids d’une coutume internationale. Ainsi concept africain, asiatique ou latino-américain.
a t-il pu être déclaré : « La Déclaration univer- Mais ce sont les leaders qui affirment cela. Pas
selle (...) n’avait pas (...) de valeur juridique et les peuples. Les gens savent bien, eux, que les
elle n’était pas censée lier les États. Elle a cepen- droits énoncés par cette Déclaration sont essen-
dant été invoquée si souvent à l’ONU (...) qu’on tiels (...) qu’ils n’ont pas de frontières » (Kofi
peut affirmer que la Déclaration lie les États, Annan, secrétaire général des Nations unies : inter-
parce qu’elle fait partie maintenant du droit cou- view accordée au Nouvel Observateur no 1778 du
tumier des nations, les coutumes étant une source 10 décembre 1998, p. 25). La Déclaration est aussi
de droit » (1). Par ailleurs, les deux pactes interna- indivisible. Aucun des droits qu’elle contient ne
tionaux, adoptés le 16 décembre 1966, sur les droits peut prospérer aux dépends des autres. Malheureu-
civils et politiques (PIDCP) et sur les droits écono- sement, l’universalité et l’indivisibilité de la Décla-
miques sociaux et culturels (PIDESC), reprennent ration sont toujours remises en cause. De manière
en détail la plupart des libertés évoquées dans la classique, certains États soutiennent la suprématie
Déclaration universelle de 1948 (mais pas toutes) et des droits économiques et sociaux sur les droits
leur confèrent une valeur juridique contraignante. civils et politiques (c’est le cas de la Chine et de
En effet, les États parties à ces pactes s’engagent à Cuba). D’autres, au contraire, soutiennent l’inverse
D R O I T S

présenter des rapports sur les mesures qu’ils auront et se distinguent par le refus d’une répartition des
adoptées et les progrès qu’ils auront accomplis pour richesses permettant réellement à leurs nationaux,
assurer le respect des droits figurant aux pactes comme aux autres habitants de la planète, un véri-
(articles 40 du PIDCP et 16 du PIDESC). En outre, table accès aux droits économiques et sociaux (ce
l’article 28 du PIDCP institue un Comité des droits qui est le cas des pays pour lesquels la loi du mar-
de l’homme, qui, sous réserve de la reconnaissance ché prime sur d’autres considérations, en tête des-
préalable de sa compétence par les États parties quels les États-Unis, régulièrement dénoncés par les
concernés, peut être saisi de communications d’un altermondialistes). À tous ceux là, il faut rappeler
de ces États à l’encontre d’un autre (article 41 du que le rôle des États est de permettre aux libertés
PIDCP). Enfin, le 1er Protocole facultatif se rappor- individuelles d’être indissociables de la solidarité
tant au PIDCP du 16 décembre 1966, entré en sociale (accès aux soins, à l’éducation, à l’autono-
vigueur le 23 mars 1976, prévoit que toute per- mie économique pour tous) et qu’une solidarité
sonne se prétendant victime d’une violation de l’un
sociale bien entendue ne peut avoir pour effet de
des droits énoncés dans le Pacte, peut présenter
supprimer ces libertés individuelles. Mais depuis
une communication écrite au Comité des droits de
quelques années, une autre forme d’atteinte, plus
(1) Propos de John Humphrey, premier directeur de la Division des droits radicale, aux principes d’universalité et d’indivisi-
de l’homme à l’ONU, in Justice, décembre 1986, vol. V, no 8, p. 16, Biblio-
thèque nationale du Québec, ISSN 0707-8501, Internet : www.biblianat.
bilité des droits fondamentaux se fait jour. Elle
gouv.qc.ca consiste à affirmer que le particularisme culturel,
12 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
notamment religieux, doit prévaloir sur les droits moiselle » aux femmes non mariées, même en cou-
fondamentaux. Cette tendance, dans sa manifesta- ple voire avec enfant(s), ce quelque soit leur âge.
tion lourde, a commencé à s’exprimer en Iran après Devant ce constat, l’article précité de l’UJA appe-
la Révolution islamiste (mais préexistait déjà lait les organismes dont le nom se référent aux
ailleurs). Elle poursuit désormais sa progression « droits de l’homme » à adopter une autre expres-
dans d’autres pays, soit de manière institution- sion qui ne puisse plus relayer de préjugés sexistes
nelle (proclamation de régimes où le pouvoir est et inspirer, en ce sens, la population comme les
exercé par un groupe religieux imposant des pré- médias.
ceptes confessionnels à la population entière), soit
2 – Une discrimination consacrée par la Déclara-
sous la forme de revendications émanant de grou-
tion de 1789
pes (pas tous islamistes), qui tendent à l’instaura-
tion de théocraties, ou à tout le moins à la confu- Dans un communiqué du 6 mars 1998, intitulé :
sion du politique et du religieux (2). Si, certes, on « Pour un langage non sexiste des droits
peut comprendre que l’interprétation, souvent uni- humains » (AI : ORG 33/002/1998), Amnesty Inter-
latérale (cf. Christophe Pettiti, supra, page 4), des national constate que la Déclaration des droits de
dispositions de la DUDH par les pays occidentaux l’homme et du citoyen de 1789 n’a pas été rédigée
puisse susciter une réaction hostile d’autres pays. pour les femmes. L’égalité entre hommes et fem-
Pour autant, comme le rappelle Kofi Annan, la mes a fait l’objet d’un débat à l’Assemblée natio-
Déclaration universelle ne peut être réduite à une nale, mais la majorité des députés a rejeté ce prin-
expression de l’impérialisme occidental. Elle est cipe en affirmant que la femme n’était pas douée
transculturelle. Sauf à considérer qu’il existe des de raison. C’est pourquoi, dans cette Déclaration,
« sous-cultures » qui ne pourraient la revendiquer, seul le mot « homme » est utilisé (et non par réfé-
ce qui est inadmissible (d’autant que la DUDH, elle- rence à la personne humaine). En 1789, donc, les
même, encourage toutes les manifestations cultu- femmes n’eurent pas le droit de vote, continuèrent
relles non contraires à ses dispositions et qu’il est d’être placées sous la tutelle de leurs pères et maris
généralement admis, la concernant, qu’il faille tenir quant à l’administration de leurs biens, voire la dis-
compte des contraintes de chaque pays en termes position de leur personne, et de voir leurs droits de
de développement). successions réduits. Dès cette époque cet état de
fait a été dénoncé par Olympe de Gouges. Comme
d’autres femmes, elle avait pensé que la Révolu-
VI. ACTUALISATION
tion serait bénéfique aux personnes de son sexe. Ses
espoirs furent déçus par la Déclaration de 1789. Elle
A – Parler des “droits humains” en langue fran- a tenté d’y remédier par la rédaction d’une « Décla-
çaise ration des droits des femmes et de la citoyenne »,
1 – Une discrimination patente publiée en 1791. Dans ce document, elle va
jusqu’au bout de la logique des principes de 1789,
En 1998, la Commission droits fondamentaux (CDF) non seulement en affirmant la complète égalité en
de l’UJA de Paris a publié dans la Lettre de l’UJA droit des femmes et des hommes (article 10 : « (...)
un article intitulé « Repenser en français la dignité la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle
humaine ». Son propos peut être résumé comme doit également avoir celui de monter à la tri-
suit : en français, le mot « homme », quoique tou- bune »), mais encore en proclamant l’égalité entre
jours employé dans un sens générique, pour dési- enfants naturels et légitimes (elle-même était fille
gner des personnes, n’est pas l’équivalent du mot adultérine d’une bourgeoise et d’un aristocrate).
« humain », car il désigne couramment d’abord et Son don de visionnaire et son sens profond de
surtout un individu de sexe masculin. Ainsi, si en l’égalité (Olympes de Gouges avait aussi imaginé un
français, l’on parle d’un « homme » sans autre pré- nouveau contrat d’union entre femmes et hom-
cision, nul n’imaginera a priori une femme (de
mes, destiné à assurer à chacun les mêmes droits
même, les expressions « personnes âgées » ou « per-
patrimoniaux et matrimoniaux), ne lui ont pas porté
sonnes handicapées » ne peuvent être traduites par
chance puisqu’elle fut guillotinée le 3 novembre
« hommes âgés » ou « hommes handicapés »). À vrai
1793 pour son opposition à Robespierre et que la
dire, le double sens du mot « homme » n’est nulle-
mémoire collective l’a ensuite occulté pendant plus
ment fortuit. Il retrace exactement le préjugé andro-
d’un siècle (4). Par ailleurs, à partir d’octobre 1793,
trope (des mots grecs « andros » individu de sexe
les Jacobins ont décrété illégaux tous les clubs et
masculin, et « tropos » tour) qui a prévalu pendant
associations de femmes et interdit l’accès aux séan-
des siècles selon lequel seuls les individus de sexe
ces de la Commune de Paris aux représentantes des
masculin pouvaient prétendre incarner la dignité
femmes. Par la suite, le Code Napoléon de 1804 a
humaine, les femmes ne pouvant se définir que par
consolidé nombre d’acquis révolutionnaires pour
rapport à eux, dans des rôles qui leur étaient subor-
les hommes, mais les femmes ont été classées dans
donnés (3). À cet égard, on note d’ailleurs que les
la même catégorie que les enfants, les criminels et
formulaires officiels infligent toujours du « Made-
(2) Cf. ouvrages de Caroline Fourest répertoriés sur Amazon.fr (4) Cf. Olympes de Gouges et les droits de la femme, par Sophie Mous-
(3) Cf. Georges Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, éd. Hachette et set, éd. du Félin, qui rend compte du parcours atypique et de l’étendue
Élisabeth Badinter, L’un est l’autre, éd. Odile Jacob. de la réflexion de cette femme sur la société.

VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 13


les malades mentaux et frappées d’incapacité l’homme » par « droits humains ». Malheureuse-
légale (5). ment, en France, en dépit d’une circulaire du
11 mars 1986, remettant en cause l’emploi exclusif
3 – Une discrimination dénoncée par les institu-
PRÉSENTATION

tions internationales et les ONG du mot « homme » pour le remplacer par « hom-
mes et femmes » ou « personne », l’expression
Historiquement, l’expression « droits de l’homme »
« droits de l’homme » continue à être utilisée cou-
se rapporte exclusivement au sexe masculin (à cet
ramment tant par les politiques que par une bonne
égard d’ailleurs, l’on constate que la DUDH ne
part des organismes chargés de la promotion des
l’emploie pratiquement que dans son titre). Dans
droits fondamentaux. Certes, on peut penser que
cette mesure et celle liée au double sens du mot
cela est dû à l’attachement au concept de la France,
« homme », ce terme, dans son usage actuel, ne
« patrie des droits de l’homme », issu de la Révolu-
peut se rapporter à des femmes et des hommes
G0367 tion de 1789. Mais, si c’est le cas, il faut observer
conçus comme des êtres humains véritablement
F O N D A M E N T A U X

que la grandeur de la France serait beaucoup mieux


égaux. En 1987, lors de la 24ème session de la Confé-
servie si ce pays, qui fait cas, à juste titre, de la pro-
rence générale de l’Unesco, un appel a été lancé
tection des mineures quant au mariage forcé ou au
pour que soit évité au sein de cette institution tout
port du voile (même si cela ne doit nullement le
langage ne se rapportant qu’au sexe masculin, et la
dispenser de combattre la discrimination sociale
Conférence générale a adopté la résolution 14.1 qui
qui frappe les populations issues de l’immigration)
invite le directeur général « à adopter, pour (...)
manifestait clairement que les droits proclamés en
tous les documents de travail (...) une politique
1789 sont véritablement universels au sens où ils
visant à éviter (...) l’usage de termes se référant
ont vocation à s’appliquer également aux femmes.
explicitement ou implicitement à un seul sexe
Or, tant que le recours actuel à l’expression « droits
(...) ». Puis, lors de ses 25ème et 26ème sessions, en
de l’homme » perdure, on peut sérieusement dou-
1991 et 1993, la Conférence générale a adopté une
ter que les préjugés que cette expression manifes-
attitude plus ferme. Des lignes directrices ont été
tait, à l’origine, disparaissent, en dépit des initiati-
publiées qui précisaient : « Aussi convient-il, en
ves légales ou associatives prises en ce sens. Ce qui
particulier, d’éviter de mettre le mot « homme »
est dommageable dans un pays, où, en 2006, et tous
en exergue dans le titre de programmes nou-
les quatre jours en moyenne, une femme meurt vic-
veaux, et de chercher des formulations visant
time de violences conjugales (information diffusée
clairement les deux sexes (...) » (25 C/Résolution
lors de la Journée de la femme du 8 mars 2006).
109 et 16 C/Résolution 11.1). Parallèlement, lors de
la Conférence mondiale sur les droits fondamen-
taux, tenue à Vienne, sous l’égide des Nations unies, B – Droit au mariage et homosexualité
a eu lieu du 10 au 12 juin 1993 un forum réunis- Selon l’article 16 de la DUDH : « (1) À partir de
sant plus de 1.000 ONG de défense des droits l’âge nubile, l’homme et la femme sans aucune
humains, qui a adopté une recommandation 23, restriction quant à la race, la nationalité ou la
appelant au remplacement de l’expression « droits religion, ont le droit de se marier et de fonder une
de l’homme » par « droits humains » ou par « droits famille... ». Les termes de cet article n’excluent pas
de la personne humaine ». De son côté, en 1990, le le mariage homosexuel, puisqu’ils proclament, le
Comité des ministres du Conseil de l’Europe a droit de se marier, sans spécifier que le conjoint
adopté la recommandation no R(90) demandant aux doive être de sexe différent. Il a été soutenu que
États membres de mettre la terminologie employée cette précision n’était pas donnée dans la DUDH
dans les textes juridiques, l’administration publi- car l’homosexualité, ne pouvait être génératrice de
que et l’éducation en harmonie avec le principe de droits et d’obligations en 1948 (quoique on ne
l’égalité des sexes et d’encourager l’utilisation d’un puisse affirmer qu’une femme, comme Eleonor
D R O I T S

langage exempt de sexisme dans les médias (sour- Roosevelt, n’ait pu avoir une vision à long terme des
ces Amnesty : communiqué du 6 mars 1998, préc.). implications de cet article, tel qu’il est rédigé). Le
Enfin, le 7 décembre 2000, l’Union européenne s’est fait que la CEDH du 4 novembre 1950 énonce en
dotée d’une Charte des droits fondamentaux et non son article 12 que le mariage est l’union d’un
des « droits de l’homme ». homme et d’une femme peut en effet nourrir cet
argument (mais pas la circonstance que René Cas-
4 – Une discrimination qui persiste
sin ait siégé à la Cour européenne, car il n’a alors
Avant même d’être formulées, les résolutions et pas eu à mettre en perspective la DUDH et la CEDH
recommandations précitées ont été mises en œuvre sur la question de l’homosexualité). Néanmoins,
au Canada où, en 1981, a été publié un guide de l’article 23 du PIDCP du 16 décembre 1966 sur la
rédaction non sexiste « Pour un genre à part liberté du mariage, rédigé 16 ans après la CEDH,
entière », et l’expression « droits de l’homme » rem- reprend les termes de l’article 16 de la DUDH sans
placée par « droits de la personne ». La féminisa- les modifier. En outre, l’article 9 de la Charte des
tion de la langue est dès lors devenue une réalité droits fondamentaux (CDF) de l’Union européenne
dans ce pays. La Suisse, en 1991, a également publié du 7 décembre 2000, ne précise pas non plus que
un guide de rédaction non discriminatoire, spéci- le mariage est l’union d’un homme et d’une femme
fiant le remplacement de l’expression « droits de (mais l’article 52-3 de la CDF indique, pour les
(5) Source Amnesty, communiqué du 6 mars 1998, préc. droits de la Charte correspondant à des droits
14 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
garantis par la CEDH, que leur sens et leur portée à la femme avec laquelle elle vit en union stable
sont les mêmes que ceux conférés par la Conven- et continue, dès lors que les circonstances l’exi-
tion). Quoiqu’il en soit, si l’alinéa 1 de l’article 16 gent et que la mesure est conforme à l’intérêt
de la DUDH n’a pu prévoir un droit au mariage supérieur de l’enfant »). Pour plus de développe-
« (...) sans aucune restriction quant (...) à l’orien- ments sur le couple homosexuel, il est renvoyé aux
tation sexuelle (...) », on doit s’interroger sur le ouvrages de Caroline Mécary, avocat au Barreau de
principe très clair de non-discrimination qu’il Paris et membre du conseil de l’Ordre (Les droits
édicte, d’autant que ce principe est affirmé avec des homosexuel/les, PUF, coll. Que sais je ; Droit
force dans d’autres articles de la DUDH (articles 2 et homosexualité, Dalloz, Le couple homosexuel et
à 3, 6, 7, au moins) et dans tous les instruments le droit, Odile Jacob ; Le pacs, PUF, coll.
internationaux de protection des droits fondamen- Que sais-je ?).
taux (en ce compris la CEDH). Dans cette mesure,
les États qui ont légalisé le mariage entre deux per- C – Le droit à une mort digne
sonnes de même sexe (essentiellement aux États-
1 – Un nombre croissant de pays consacre le droit
Unis et en Europe), ne sont pas a priori en contra- à une mort digne
diction avec la DUDH et le PIDCP. Reste à déter-
miner si, au nom du droit de fonder une famille, Le débat porte surtout sur le fait de donner active-
visé aussi par l’article 16 de la DUDH, l’extension ment la mort, bien plus que sur celui de ne pas
du droit au mariage aux couples homosexuels inclut maintenir ou de refuser un traitement nécessaire à
nécessairement le droit pour eux à l’établissement la vie (ou de donner une portée à la volonté de ne
d’une filiation légale vis-à-vis des enfants dont ils pas prolonger une existence, manifestée à l’avance,
revendiquent la parentalité. C’est surtout cette par « testament de vie » ou « mandant »). La ques-
question qui fait à présent débat en Occident. Le tion étant de savoir si l’acte considéré comme le
plus attentatoire aux droits fondamentaux, à savoir
principe d’égalité des droits patrimoniaux et suc-
tuer délibérément une personne, peut devenir légi-
cessoraux entre couples homosexuels et hétéro-
time, sous certaines circonstances (autres que le
sexuels y étant en passe d’être admis, à divers
maintien de l’ordre public et la légitime défense).
degrés (par exemple, en France, par l’institution du
Les pays qui l’admettent sont de plus en plus nom-
Pacs). Il est vrai que l’octroi aux couples homo-
breux. On peut citer : l’Australie et la Colombie, où
sexuels du bénéfice d’avantages surtout fiscaux ou
l’euthanasie est constitutionnelle, l’État de l’Ore-
liés à la jouissance de biens, réservés jusqu’alors aux
gon (USA), la Suisse, l’Allemagne, qui autorisent le
couples hétérosexuels mariés, ne peut plus
suicide assisté sous certaines conditions (sachant,
aujourd’hui être perçu comme préjudiciable à
pour l’Oregon, que les tentatives du gouvernement
l’ordre public ou au droit des tiers. Ceci posé, si la
Bush, soutenu par de nombreuses organisations
DUDH institue dans son article 6 un droit à la
religieuses, de remettre en cause le suicide assisté
reconnaissance de sa personnalité juridique, et dans
ont été mises en échec par une décision de la Cour
son article 15-1 un droit à une nationalité, et que
suprême américaine du 17 janvier 2006, selon
le PIDCP reprend dans son article 16 les disposi-
laquelle la législation fédérale « n’autorise pas
tions de l’article 6 de la DUDH et précise en son
l’Attorney General [le ministre de la Justice] à
article 24-2 : « Tout enfant doit être enregistré
interdire l’administration de substances régle-
immédiatement après sa naissance et avoir un
mentées aux fins de suicide assisté, face à une
nom », rien n’est spécifié d’autre sur l’état civil dans
législation médicale étatique permettant une telle
ces textes (ou dans la Convention des droits de
démarche », cette décision étant susceptible de
l’enfant (CDE) du 20 novembre 1989), qui permette
s’appliquer dans tout État qui souhaitera suivre
à l’heure actuelle de trancher en droit la question l’exemple de l’Oregon), l’Espagne, qui n’applique
de savoir si un enfant peut légalement avoir deux pas de peines pour l’euthanasie en cas de demande
parents du même sexe, par le recours à l’adoption réitérée d’une personne qui souffre d’une maladie
ou à la procréation médicalement assistée. Cette incurable ou d’une affection entraînant des dou-
question semble donc laissée à l’entière apprécia- leurs sévères, permanentes, difficiles à supporter, les
tion du législateur national (qui s’est déjà prononcé Pays-Bas (loi du 12 avril 2001), la Belgique (loi du
pour l’adoption par des couples homosexuels au 28 mai 2002), qui autorisent l’euthanasie, si de
Canada, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, en nombreux critères sont réunis.
Espagne et très récemment en Belgique) et doit, en
tout état de cause, être examinée à l’aune de l’inté- 2 – La CEDH ne garanti pas le droit de mourir
rêt de l’enfant (étant observé qu’en France, la pre- L’article 2 de la CEDH stipule : « 1. Le droit de
mière chambre civile de la Cour de cassation, dans toute personne à la vie est protégé par la loi. La
un arrêt du 24 février 2006, a autorisé, pour la pre- mort ne peut être infligée à quiconque intention-
mière fois, un couple de femmes homosexuelles à nellement, sauf en exécution d’une sentence capi-
exercer en commun l’autorité parentale sur les peti- tale prononcée par un tribunal au cas où le délit
tes filles qu’elles élèvent ensemble depuis leur nais- est puni de cette peine par la loi. 2. La mort n’est
sance, aux motifs que le Code civil « ne s’oppose pas considérée comme infligée en violation de cet
pas à ce qu’une mère seule titulaire de l’autorité article dans les cas où elle résulterait d’un recours
parentale en délègue tout ou partie de l’exercice à la force rendu absolument nécessaire : eu égard
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 15
aux circonstances de l’espèce ; a) pour assurer la sens. On peut comprendre cette position, la Cour,
défense de toute personne contre la violence illé- qui a le grand mérite d’exister et fait un travail
gale ; b) pour effectuer une arrestation régulière remarquable (cf. Christophe Pettiti, supra, page 4)
PRÉSENTATION

ou pour empêcher l’évasion d’une personne régu- a vocation dans le cadre de la CEDH à protéger la
lièrement détenue ; c) pour réprimer, conformé- vie stricto sensu. Néanmoins, le 11 mai 2002, Diane
ment à la loi, une émeute ou une insurrection ». Pretty est morte après une lente et terrible agonie
Sur ce fondement, par un arrêt du 29 avril 2002 due à la paralysie de ses poumons, la faisant suf-
(Pretty c/ Royaume-Uni), la Cour européenne des foquer jusqu’à l’asphyxie totale. Ce qui, eu égard à
droits de l’homme a rejeté la requête de Diane la requête qu’elle avait exprimée, pose problème
Pretty (née en 1958 et atteinte d’une maladie neu- quant au respect du droit à la dignité de sa vie.
rodégénérative incurable entraînant une paralysie 3 – La DUDH permet la reconnaissance légale du
G0367 des muscles, n’affectant pas ses facultés intellec- droit à une mort digne
F O N D A M E N T A U X

tuelles), visant à la reconnaissance du droit à ce que En effet, comme pour le droit au mariage, l’arti-
son époux l’assiste dans son suicide sans encourir cle 3 de la DUDH qui prévoit que « tout individu
de sanctions (elle ne pouvait seule mettre fin à ses à droit à la vie (...) », est formulé de manière
jours). La requérante se fondait, entre autres, sur le moins restrictive que l’article 2 de la CEDH (mais
droit à la vie, le droit au respect de la vie privée et la CEDH, conçue comme un texte contraignant dès
le droit à la non-discrimination. Mais la Cour a jugé l’origine, est, plus que la DUDH, le fruit de com-
que l’article 2 de la CEDH, qui ne garantit pas le promis). C’est vrai aussi de l’article 6 du PIDCP
« droit de mourir » n’avait pas été violé, précisant (dont la signature est plus tardive que la CEDH et
qu’elle se sentait confortée dans sa position par la qui se devait de traduire au plus près l’esprit de la
recommandation 1418 (1999) de l’Assemblée par- DUDH), qui énonce : « Le droit à la vie est inhé-
lementaire du Conseil de l’Europe (§ 9) selon rent à la personne humaine. Ce droit doit être
laquelle « le désir de mourir exprimé par un protégé par la loi. Nul ne peut arbitrairement être
malade incurable ou un mourant ne peut en soi privé de la vie » (§ 1). La souplesse de ces deux
servir de justification légale à l’exécution articles tient à ce que, au nom du principe d’indi-
d’actions destinées à entraîner la mort ». Elle a visibilité, la protection de la dignité de la vie a été
aussi jugé qu’il n’y avait pas violation de l’article 8 conçue comme aussi importante que la vie elle
de la CEDH sur le droit au respect de sa vie privée, même. La dignité de la vie étant par ailleurs spé-
car même si « c’est sous l’angle de l’article 8 que cialement protégée par le PIDESC, dont l’article 11
la notion de qualité de la vie prend toute sa affirme (§ 1) le droit de toute personne « à une
signification », les juridictions anglaises admet- amélioration constante de ses conditions d’exis-
tent le droit de mourir en refusant un traitement tence ». À ce propos, René Cassin déclarait : « Le
qui pourrait avoir pour effet de prolonger la vie et droit à la vie, oui, mais pas à n’importe quelle
qu’entre 1981 et 1992, dans 22 affaires où était sou- vie ! », précisant que ce droit n’exige pas seule-
levé le problème « d’homicide par compassion », ment un ordre social ou l’être humain « est en
elles n’avaient prononcé qu’une seule condamna- sûreté contre le terrorisme et les risques d’exécu-
tion pour meurtre, des peines avec sursis ayant été tion sommaire. Il faut qu’il puisse trouver sa sub-
retenues dans les autres affaires. La Cour en a sistance dans son travail et l’appui de ses sem-
déduit qu’il n’est pas arbitraire d’interdire le sui- blables, pour lui et sa famille si il est hors d’état
cide assisté « tout en prévoyant un régime d’appli- de produire ». Pour lui, il n’y avait pas de diffé-
cation et d’appéciation par la justice qui permet rence entre deux êtres humains qui souffrent, indif-
de prendre en compte dans chaque cas concret féremment des raisons pour lesquelles on leur
tant l’intérêt public à entamer des poursuites que impose de souffrir. Il était convaincu que tout être
D R O I T S

les exigences justes et adéquates de la rétribu- humain dispose d’une même « quantité » de dignité
tion et de la dissuasion ». Elle a par ailleurs écarté et que les progrès de la civilisation résident dans le
toute violation des autres articles de la Convention respect et la protection toujours plus attentifs et
visés par la requérante et notamment de l’article 14 plus précis de cette dignité (6). Le droit à la vie, dans
de la CEDH sur le droit à la non-discrimination, la l’esprit des rédacteurs de la DUDH et des Pactes,
frontière entre personnes capables ou non de se n’était pas un droit inconditionnel (en témoigne le
suicider étant « trop étroite pour tenter d’inscrire mot « arbitrairement » de l’article 6 du PIDCP). Ce
dans une loi une exception pour les personnes pourquoi, même si, selon l’arrêt Pretty c/ Royaume-
jugées ne pas être capable de se suicider ». Par cet Uni (§ 39), l’article 2 de la CEDH « n’a aucun rap-
arrêt, la Cour marque nettement sa crainte que la port avec les questions concernant la qualité de
légalisation du suicide assisté conduise à l’élimina- la vie ou ce qu’une personne choisit de faire de
tion des plus faibles plutôt qu’à leur protection. Ce sa vie », au regard de la DUDH et des Pactes, le
qui est effectivement absolument contraire à l’esprit droit à la vie, ne peut s’exercer aux dépends du
de tous les instruments protecteurs des droits fon- droit à la dignité de la vie. Dès lors, les pays qui ont
damentaux. En revanche, le suicide assisté restant légalisé l’acte positif de donner la mort à une per-
un crime, elle ne parait pas opposée à ce que sa sonne dans l’incapacité de la provoquer elle-même,
répression soit atténuée, mais sans mettre à la qui en manifeste la volonté librement et consciem-
charge des États une obligation de légiférer en ce (6) Marc Agi, ouvrage préc. au II, p. 240 et 326.

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ment, en raison de souffrances intolérables et irré- d’indépendance et de prérogatives par rapport aux
médiables, liées à une dégradation irréversible et États) sont plus que jamais d’actualité. C’était
médicalement constatée de sa condition physique, insupportable pour certains pays. Par leur fait, la
ne sont pas en contradiction, avec ces textes. Ce, sous-commission des droits de l’homme ne peut
toutefois, à la condition expresse que l’interrup- désormais plus se prononcer sur la situation dans
tion de vie ne soit, en aucun cas, un substitut à les pays. Son déclin va de pair avec celui de la CDH
l’absence de solidarité humaine. En effet, « l’appui elle-même. Principal organe subsidiaire de celle-
des semblables », évoqué par René Cassin, est le ci, la sous-commission comprend 26 experts, dits
meilleur antidote au désir de mourir (7). Aussi, indépendants, mais nommés par les gouverne-
concernant les personnes en proie à des souffran- ments. En dépit de ses limites, la sous-commission
ces irrémédiables du fait de leur état physique, on permet aux victimes de se faire entendre. C’est
peut considérer que la DUDH et les Pactes enga- insupportable pour certains pays. Aussi ont-il cher-
gent les états à garantir, sans discrimination, des ché à amoindrir toujours plus ses attributions. En
soins palliatifs efficaces et un environnement 2000, ils ont obtenu une réduction de 4 à 3 semai-
humain bienveillant. Or, sur ce terrain, il reste nes de sa session annuelle et l’interdiction faite par
beaucoup à faire. Mais si cette obligation est rem- la CDH aux 26 experts d’adopter des résolutions sur
plie (et heureusement cela arrive) et que le désir de des cas de violations en nommant explicitement des
mourir persiste, la vie ne saurait être une obliga- pays (à présent, la sous-commission ne peut même
tion (cf. en ce sens, l’avis no 63 du Comité consul- plus faire référence à des exemples nationaux pour
tatif national d’éthique (CCNE) français : « Fin de illustrer ses documents thématiques). En 2002, la
vie, arrêt de vie, euthanasie » du 27 janvier 2000). sous-commission s’est vue privée des moyens d’agir
4 – Le droit à une mort digne doit être reconnu sur des situations spécifiques. « À partir du
légalement moment où un organe perd le pouvoir de sanc-
Les États ayant l’obligation de protéger la vie et sa tionner (...), il perd de sa pertinence », a reconnu
dignité, y compris au moment de la mort, un juste l’experte roumaine Iulia Motoc (source : site FIDH).
équilibre entre ces deux droits doit être traduit b – Réactions
expressément dans les législations nationales, pour
Relayant ce constat accablant, Kofi Annan, Secré-
éviter que perdure l’euthanasie clandestine (sans
taire général des Nations unies, dans un rapport
garanties ni contrôle pour ceux qui la subissent et
présenté le 20 mars 2005, a déclaré : « (...) l’apti-
ceux qui la pratiquent) et que de nombreuses per-
tude de la Commission à s’acquitter de ses tâches
sonnes continuent de connaître la situation de
souffre de plus en plus de l’effritement de sa cré-
Diane Pretty. Sur cette question, l’avis no 63 du
dibilité et de la baisse de son niveau de compé-
CCNE, précité, apporte des solutions. Ayant cons-
tence professionnelle » et a proposé un projet de
taté que « (...) il n’est jamais sain pour une société
réforme visant à remplacer la CDH par un « Conseil
de vivre un décalage trop important entre les
des Nations unies pour les droits humains » à
règles affirmées et la réalité vécue », il propose :
composition réduite (53 pays siègent actuellement
« L’acte d’euthanasie devrait continuer à être sou-
à la CDH) limitée aux États qui respectent les nor-
mis à l’autorité judiciaire. Mais un examen par-
mes les plus élevées relatives aux droits fondamen-
ticulier devrait lui être réservé (...). Une sorte
d’exception d’euthanasie, qui pourrait être pré- taux, qui siégerait en permanence (contrairement à
vue par la loi (...) devrait faire l’objet d’un exa- la CDH qui ne siège que 6 semaines par an) et qui
men (...) par une commission interdisciplinaire aurait des pouvoirs élargis. Lors de la séance de clô-
(...). Le juge resterait bien entendu maître de la ture de la 61e session de la CDH, qui s’est tenue du
décision. D’autres solutions peuvent être envisa- 14 mars au 22 avril 2005 à Genève, Louise Arbour,
gées mais tendraient au même résultat, à savoir la Haut commissaire des Nations unies aux droits
que les cours et tribunaux disposent du moyen de l’homme (rencontrée par la Commission droits
légal d’échapper au dilemme que leur pose fondamentaux de l’UJA le 13 décembre 1997, quand
actuellement dans ces situations le décalage entre elle était procureur des TPI) a plaidé, après Kofi
le Droit et la réalité humaine ». Cette proposi- Annan, pour la création d’un Conseil des droits
tion peut valoir pour tout pays et inspirer le Conseil humains qui remplacerait la Commission (source :
de l’Europe (car rappelons que la CEDH, du fait de ONU).
son cadre originel restrictif, a un caractère évolutif, c – Opposition à la réforme
en témoigne les protocoles additionnels, notam- En dépit du soutien d’une majorité d’États à une
ment le protocole no 6 abolissant la peine de mort). réforme de la CDH, plusieurs États (qui compren-
draient la Biélorussie, Cuba, la Chine, l’Égypte, la
D – Renforcer l’efficacité de la DUDH Russie, la Malaisie et le Viêt Nam) ont demandé au
1– Un futur Conseil des droits humains de l’ONU président de l’Assemblée générale des Nations unies
d’édulcorer le projet de document final. L’ONU a
a – Limites de la Commission
répondu que les dispositions relatives aux droits
Les faiblesses institutionnelles de la Commission humains dans le projet de réforme ne devaient pas
des droits de l’homme (CDH) de l’ONU (manque être édulcorées mais au contraire renforcées.
(7) Cf. ouvrages de Marie de Hennezel répertoriés sur Amazon.fr. Cependant, lors du sommet des Nations unies à
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New York en septembre 2005, devant la pression loin d’être parfait, mais qu’il marque un progrès par
exercée par une petite minorité d’États, dont la rapport à la Commission. En ce sens, la création du
Chine et la Russie, et l’inertie des États-Unis et du Conseil est également saluée par Amnesty Interna-
PRÉSENTATION

Royaume-Uni, presque toutes les réformes signifi- tional et Human Right Watch. Mais Reporters Sans
catives en matière de droits fondamentaux ont été Frontières, par la voix de Robert Ménard, observe
exclues des débats et le texte proposé sur le Conseil que les « États prédateurs » pourront toujours y sié-
des droits humains réduit dans sa portée. Toute- ger (sources : RFI, Libération et Swissinfo).
fois, les gouvernements dans le Document final du
2 – La Cour pénale internationale
sommet mondial, ont pris l’engagement de créer à
brève échéance ce Conseil, tout en laissant le soin a – Histoire
à l’assemblée générale d’en négocier les modalités Le siècle précédent a été le témoin de crimes qui
G0367 de fonctionnement (source : Amnesty Internatio- comptent parmi les plus graves de l’histoire de
F O N D A M E N T A U X

nal). l’humanité. Trop souvent, ces crimes sont restés


d – Création du Conseil des droits humains impunis, encourageant d’autres personnes à faire fi
des lois de l’humanité. Dans ce contexte, un cer-
Le président de l’Assemblée générale de l’ONU, Jan
tain nombre d’États ont jugé nécessaire d’établir
Eliasson, a présenté le 23 février 2006 un projet de
une institution internationale, chargée des crimes
résolution établissant un Conseil permanent des
les plus graves au regard du droit humanitaire inter-
droits humains qui procédera à un « examen pério-
national. En 1994, la Commission du droit interna-
dique universel » de la situation des droits fonda-
tional a achevé un projet de statut. Pour prendre en
mentaux dans tous les États membres sans excep-
compte les questions soulevées par ce projet,
tion, et dont les membres pourront être suspendus
l’Assemblée générale des Nations unies a créé un
s’ils violent ces droits. Ce nouvel organe, subsi-
Comité ad hoc et, après avoir étudié le rapport du
diaire de l’Assemblée générale, bénéficiera d’un
Comité, a chargé une Commission préparatoire sur
rang institutionnel plus élevé que l’actuelle Com-
l’établissement d’une Cour pénale internationale
mission des droits de l’homme. Le Conseil sera
(CPI) de préparer un texte acceptable par un large
composé de 47 membres ; il devra refléter « une
groupe. En avril 1998, la Commission préparatoire
représentation géographique équitable ». Le docu-
a fini son travail. Contrairement aux tribunaux pour
ment prévoit de donner 13 sièges à l’Afrique, 13 à
l’ex-Yougoslavie et le Rwanda (établis pour une
l’Asie, 6 au groupe de l’Europe de Est, 8 à l’Améri-
durée limitée, dans le cadre des Nations unies, par
que latine et aux Caraïbes et, enfin, 7 au groupe des
deux résolutions du Conseil de sécurité afin de
États d’Europe occidentale qui comprend aussi les
répondre à une situation spécifique), la CPI est un
États-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle
tribunal permanent et indépendant, qui est l’éma-
Zélande et Israël. Ses membres seront élus à la
nation d’un traité multilatéral.
majorité absolue par l’Assemblée générale pour un
mandat de trois ans, non renouvelable après deux b – Création
mandats consécutifs. Le texte décide aussi que tous Le Statut de Rome (SR) créant la CPI a été adopté
les États membres, sans exception, pourront siéger le 17 juillet 1998 lors de la Conférence diplomati-
au Conseil, mais que dans le choix des candidats, que des plénipotentiaires des Nations unies. Étaient
les États devront prendre en compte leurs contri- présents des représentants de 160 États, de 33 orga-
butions à la promotion et au respect des droits fon- nisations intergouvernementales et d’une coalition
damentaux et que le Conseil se réunira « réguliè- de 236 ONG. 120 pays l’on adopté contre 7 suffra-
rement tout au long de l’année et qu’il tiendra ges négatifs et 21 abstentions. Les États-Unis et
pas moins de trois sessions par an, dont une ses- Israël ont signé le SR le 31 décembre 2000, mais,
sion principale, pour une durée totale d’au moins depuis cette date, ont déclaré leur intention de ne
D R O I T S

10 semaines ». Il pourra aussi tenir des « sessions pas le ratifier. Ce statut est entré en vigueur le
spéciales si nécessaire, à la requête d’un membre 1er juillet 2002. Depuis, les individus se rendant cou-
du Conseil et avec le soutien d’un tiers de ses pables de l’un des crimes prévus au Statut sont pas-
membres » (source : communiqué de l’ONU, sibles de poursuites devant la Cour. Dès le 1er juillet
23 février 2006). 2002, une équipe intérimaire de la CPI composée
Finalement la création du Conseil des droits de 8 experts techniques dans des domaines divers
humains, selon l’organisation présentée par Jan s’est mise au travail, à La Haye, aux Pays-Bas, où la
Eliasson, a été approuvée par l’Assemblée générale Cour a son siège. Son mandat s’est achevé à la fin
de l’ONU, le 16 mars 2006. Malgré l’opposition des du mois d’octobre 2002. Son travail a permis à la
États-Unis (qui annoncent néanmoins vouloir « tra- Cour de recruter et d’entamer ses premières actions
vailler de manière constructive » pour rendre le dès le début de son entrée en fonction officielle.
conseil fort et efficace), 170 États ont voté pour et 4 Cette équipe a aussi été dépositaire de l’ensemble
contre (dont Israël, les États-Unis, les îles Marshall des informations adressées à la Cour qui ont été
et Palau) et 3 se sont abstenus. Ce nouveau Conseil archivées dans un endroit sûr avant leur remise au
est appelé à remplacer l’actuelle CDH et siègera à procureur. Le 14 octobre 2002, le directeur de la
Genève. L’élection des membres aura lieu le 9 mai Division des services communs désigné par
2006 et la première session se tiendra dès le 19 juin l’Assemblée des États parties a pris ses fonctions au
suivant. Les pays européens jugent que le projet est siège de la Cour. Les 18 premiers juges de la Cour
18 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
ont été élus pour un mandat d’une durée de 3, 6 Bush en 2001. Le 6 mai 2002, le gouvernement amé-
ou 9 ans, lors de la première session de l’Assem- ricain est revenu – ce qui est sans précédent – sur
blée des États parties (tenue à New York du 3 au sa signature et a lancé une campagne mondiale
7 février 2003). Ils représentent les principaux sys- pour affaiblir la CPI craignant de la voir utilisée, à
tèmes juridiques existants. Le 11 mars 2003, le pré- des fins politiques, contre des ressortissants amé-
sident et les deux vice-présidents de la CPI ont été ricains. Considérant les dispositions du SR quant à
élus par les juges de la Cour, en la personne, des l’équité des procès, ces craintes sont manifeste-
juges Philippe Kirsch du Canada (président), Akua ment infondées. Quoiqu’il en soit, les gouvernants
Kuenyehia du Ghana (premier vice-président), et américains tentent de passer des accords d’impu-
Élizabeth Odio Benito du Costa Rica (deuxième nité avec divers pays. Ces accords prévoient que les
vice-président). Le 21 avril 2003, Luis Moreno citoyens américains accusés de génocide, de cri-
Ocampo (Argentine) a été élu procureur de la CPI mes contre l’humanité ou de crimes de guerre, ne
par l’Assemblée des États parties. Le 24 juin 2003, seront pas livrés ni transférés à la CPI par les États
Bruno Cathala (France) a été élu greffier de la Cour signataires, même si celle-ci en fait la demande. Par
pour un mandat de 5 ans. Par ailleurs, Claude Jorda ailleurs, les États-Unis et leurs cocontractants ne
(France), ancien président du TPIY, a lui aussi seront tenus ni d’enquêter ni d’engager des pour-
rejoint la CPI. suites devant une instance américaine en cas de
preuves suffisantes (de toute façon, il sera souvent
c – Fonctions impossible aux tribunaux américains d’instruire ces
La CPI ne peut être saisie pour des crimes commis affaires, car la législation américaine ne reconnaît
avant le 1er juillet 2002. Première institution inter- pas un grand nombre des crimes visés par le SR).
nationale indépendante permanente instaurée par Le 1er juillet 2003, les États-Unis ont annoncé qu’ils
un traité, la CPI a été créée pour punir les crimes retiraient leur aide militaire à 35 états parties au SR
internationaux les plus graves (génocide, crimes refusant de signer un accord d’impunité (ils
contre l’humanité, crimes de guerre). La CPI devrait l’auraient depuis rétabli). Ils indiquent que ces
aussi avoir compétence à l’égard du crime d’agres- accords sont conformes à l’article 98 du SR. Mais les
sion (les États participant à la Conférence de Rome jurisconsultes de l’Union européenne (UE) affir-
ont estimé important d’inclure ce crime dans le Sta- ment que ces accords sont « contraire aux obliga-
tut de la CPI, mais n’ont pas encore réussi à s’accor- tions des États parties à la CPI au regard du Sta-
der sur sa définition et les conditions d’exercice de tut ». L’UE a publié des Principes directeurs et doit
la compétence de la Cour à cet égard). La CPI prendre des mesures plus efficaces pour empêcher
n’intervient pas lorsqu’une juridiction nationale est ses membres de conclure des accords d’impunité
saisie d’une affaire relevant de sa compétence, sauf avec les États-Unis. En 2003, des accords étaient
si cette dernière n’a pas la volonté ou la capacité conclus ou négociés avec plus de 60 pays. De sur-
de mener véritablement à bien l’enquête ou les croît, après de vives pressions exercées sur le
poursuites. La compétence et le fonctionnement de Conseil de sécurité par les États-Unis, celui-ci a
la CPI sont régis par les dispositions du SR. Celui-ci adopté en juillet 2002, la résolution 1422, visant à
présente toutes les garanties pour assurer un pro- prévenir toute enquête ou poursuite de la CPI
cès équitable selon le droit international. En appli- contre les ressortissants d’États n’ayant pas ratifié
cation de l’article 2 du SR, la CPI est liée aux le SR, impliqués dans des opérations établies ou
Nations unies par un accord, approuvé par l’Assem- autorisées par les l’ONU. En juin 2003, le Conseil
blée des États parties, lors de sa première session de sécurité a renouvelé cette résolution, par une
(tenue à New York du 3 au 10 septembre 2002). La résolution 1487 (12 voix pour et abstention de l’Alle-
CPI peut intenter des poursuites à l’initiative d’un magne, la France et la Syrie). Ces résolutions sont
État partie, du procureur ou du Conseil de sécu- contraires au SR ainsi qu’à la Charte des Nations
rité. Elle ne peut intenter des poursuites contre des unies (source : site Amnesty). Heureusement, le
actes terroristes que lorsque ceux-ci constituent des 23 juin 2004, face à une opposition grandissante, les
crimes au regard du SR. États-Unis ont rétracté leur demande de renouvel-
lement de la résolution 1487 (source : site de la coa-
d – Nécessité de soutenir la CPI face à ses opposants lition pour la CPI). Depuis lors et pour la première
L’entrée en vigueur le 1er juillet 2002 de la CPI est fois, le Conseil de sécurité, dans une résolution 1593
un événement historique majeur. Mais de grandes votée le 31 mars 2005 (11 voix pour, abstention de
puissances comme la Chine, l’Inde et les États- l’Algérie, du Brésil, de la Chine et des États-Unis),
Unis ne sont pas parties au SR. Les États-Unis ont a décidé de déférer au procureur de la CPI la situa-
même été l’un des 7 pays à voter contre ce texte lors tion au Darfour (Soudan) depuis le 1er juillet 2002.
de son adoption. Cette opposition serait motivée Ce qui prouve que la mobilisation internationale
par le refus de la communauté internationale pour la CPI est essentielle.
d’accorder au Conseil de sécurité (où les États-
Unis ont un droit de veto) le choix des affaires por-
tées devant la Cour. Il reste que le 31 décembre
2000, Bill Clinton, alors président des États-Unis, a
signé le SR. Toutefois, la position américaine a radi-
calement changé depuis l’investiture de George W.
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 19
Le droit à la liberté de circulation
en Roumanie

Emmanuelle CERF
Avocate au Barreau de Paris
Ancienne chargée de mission pour l’Organisation
pour la sécurité et la coopération européenne
EUROPE

(OSCE) en Bosnie
Membre de l’Institut des droits de l’homme
du Barreau de Paris (IDHBP)

G0474
F O N D A M E N T A U X

I. L’ARTICLE 13 DE LA DUDH ET LES anique, la première guerre mondiale et le jeu des


AUTRES CONVENTIONS INTERNATIONALES alliances (la Roumanie s’est rangée aux côtés des
Alliés en 1916) vont conduire à la réalisation pres-
L’article 13 dispose : que inespérée de cette ambition : la Roumanie
« 1. Toute personne a le droit de circuler libre- obtient les territoires revendiqués (Traité de Tria-
ment et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un non, 1920) et sa superficie passe de 130.000 à
État. 237.500 km2. Le début de la seconde guerre mon-
2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, diale voit l’alignement de la Roumanie sur les puis-
y compris le sien et de revenir dans son pays ». sances de l’Axe : en septembre 1940, les Gardes de
Comme on le constate, cet article, s’il reconnaît fer portent au pouvoir le « Conducator » Ion Anto-
le droit à l’émigration et la liberté de circulation à nescu, et Carol II abdique au profit de son fils
l’intérieur d’un État (précision faite qu’un État ne Michel Ier. Toutefois, cela ne met pas la Roumanie
peut constituer qu’une partie d’un pays, c’est le cas à l’abri du démantèlement prévu par le pacte
aux États-Unis) ne reconnaît pas le droit à l’immi- germano-soviétique et elle perd les territoires
gration. Les États ayant voulu au moment de la gagnés en 1916, avant que la guerre contre l’URSS
rédaction de la Déclaration universelle rester libres (1941) ne lui permette de reprendre la Bessarabie
de se protéger, en fonction de leurs choix contre et la Transnistrie. En 1944, l’Armée rouge entre dans
l’installation d’étrangers sur leur sol, contraire- le pays ; Michel Ier reprend le pouvoir, fait arrêter
ment au vœu de René Cassin de permettre la libre Antonescu et demande l’armistice aux Alliés. Les
circulation des individus sur toute la planète. Quoi troupes roumaines se retournent alors contre l’Alle-
qu’il en soit, le droit à la libre circulation a été ins- magne nazie. Ces événements suscitent l’installa-
crit dans plusieurs instruments internationaux et tion du gouvernement de Petru Groza (soutenu par
européens et notamment dans l’article 2 du Proto- les Soviétiques) en 1945. L’année suivante, les com-
cole 4 de la Convention européenne des droits de munistes remportent les élections. Le roi Michel est
l’homme du 16 septembre 1963 (entré en vigueur contraint d’abdiquer le 30 décembre 1947. La Répu-
le 2 mai 1968), à l’article 12 du Pacte international blique populaire roumaine est proclamée. Malgré
relatifs aux droits civils et politiques du 16 décem- ce renversement des alliances, le Traité de Paris
bre 1966 (entré en vigueur le 23 mars 1976) et aux (10 février 1947) ne restitue à la Roumanie que le
articles 14 et 18 (ex-articles 7A et 8A) du Traité CE. nord de la Transylvanie : elle doit renoncer à la Bes-
sarabie, au nord de la Bucovine et au sud de la
Dobroudja. Puis, après plus de quarante années
II. LE CONTEXTE HISTORIQUE SOCIAL ET
passées sous le joug soviétique, la Roumanie est à
D R O I T S

CULTUREL
nouveau redevenue une terre de migrations. La
L’histoire du territoire roumain est celle d’une lon- composition de sa population en fait sa particula-
gue suite d’invasions, d’influences et de domina- rité, avec plus d’un quart de minorités sur son ter-
tions en provenance d’Orient et d’Occident. L’éveil ritoire et notamment plus de deux millions de
de la conscience nationale se manifeste à la fin du Roms, soit près de 10 % de sa population, près de
XVIIIe siècle avec le mouvement des Lumières. Mais 7 % de Hongrois, 100.000 Allemands, des Serbes,
le chemin vers l’autonomie et l’union des princi- des « Lipoveni » (habitants d’origine russe du nord
pautés est difficile, car la lutte d’influence entre de la Dobroudja), des Turcs et 6.000 Juifs (250.000
l’Autriche-Hongrie et la Russie succède à la tutelle juifs roumains ont péri en déportation dans les
ottomane. En 1878 (congrès de Berlin), la Rouma- camps mis en place par le régime d’Antonescu,
nie, qui a lutté aux côtés des Russes contre les ainsi que 20.000 Roms).
Turcs, gagne son indépendance, mais doit l’échan-
ger contre la Dobroudja et le sud de la Bessarabie. III. PRATIQUE DE LA LIBERTÉ DE
Le prince Charles devient en 1881 le roi Carol Ier de CIRCULATION
Roumanie. Ses élites aspirent à reconstituer la
« Grande Roumanie » en réintégrant la Bessarabie,
la Bucovine, le Banat et surtout la Transylvanie, A – Le droit interne
annexée par la Hongrie en 1867. La question balk- Après l’exécution de Ceausescu le 25 décembre
20 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
1989 et la dissolution du parti communiste, les nou- quels le visa n’est pas nécessaire (a) ; 100 Q ou
veaux dirigeants du gouvernement de Petre Roman l’équivalent pour les pays de l’Union européenne et
ont pris un décret rendant aux citoyens la disposi- d’autres pays, pour lesquels le visa n’est pas néces-
tion de leur passeport, leur permettant ainsi de saire (b). La preuve de cette somme peut être rap-
voyager. La nouvelle Constitution roumaine de 1991 portée en devise librement convertible, au comp-
a reconnu la liberté de circulation dans son arti- tant (a) ; en chèques de voyage ou cartes de crédit
cle 25, lequel dispose : « (1) Le droit à la libre cir- pour des comptes en devise forte (b) ; par d’autres
culation, dans le pays et à l’étranger, est garanti. garanties financières qui font la preuve de l’assu-
La loi détermine les conditions de l’exercice de ce rance de la somme nécessaire, telles : des coupons
droit. (2) Le droit d’établir son domicile ou sa d’agence dans le cas du tourisme organisé ou des
résidence dans n’importe quelle localité du pays, services touristiques payés d’avance ; une lettre de
d’émigrer ainsi que de revenir dans son pays est garantie ou un engagement de sponsorisation, signé
assuré à tout citoyen » (1). La loi de révision cons- par la personne qui abrite le citoyen roumain sur
titutionnelle no 429/2003, entrée en vigueur le le territoire du pays de destination et authentifiés
29 octobre 2003, n’est pas revenue sur cette dispo- conformément à la loi du pays respectif ; la garan-
sition. En 2001, le gouvernement de la Roumanie a tie légale de la part d’une banque ou des ordres de
adopté une série de textes pour définir le cadre de paiement valables, selon le cas (c). Cet Ordre a été
la libre circulation des citoyens roumains à l’étran- abrogé par l’Ordre no 820 du 27 septembre 2005
ger. Il a notamment adopté l’ordonnance no 144 du (lui-même amendé partiellement par l’Ordre du
25 octobre 2001 (2) concernant le fait de remplir les 5 octobre 2005), lequel a fixé à 20 Q la somme néces-
conditions d’entrée dans les pays membres de saire pour entrer dans les pays de l’ancien bloc
l’Union européenne et dans d’autres pays par les soviétique, hormis ceux qui s’apprêtent à faire leur
citoyens roumains. Selon l’article 1er de cette ordon- entrée dans l’Union européenne, et à 30 Q pour
nance, les citoyens roumains qui voyagent pour des ceux appartenant à l’Union européenne, pour une
raisons privées dans les pays membres de l’Union durée minimale de cinq jours (3).
européenne ou dans d’autres pays pour lesquels le
La Roumanie a redéfini le cadre de la libre cir-
visa d’entrée n’est pas nécessaire doivent présen-
culation des citoyens roumains à l’étranger en
ter à la sortie du pays un certain nombre de garan-
cinquante-cinq articles, dans une loi en date du
ties (1. assurance médicale ; 2. billet de voyage aller
20 juillet 2005, laquelle a amendé de nombreuses
et retour ou la carte verte du véhicule ; 3. une
dispositions prises depuis 2001 (4). Cette loi est
somme minimum en devise librement convertible
entrée en vigueur six mois après sa publication, soit
au comptant ou des cartes de crédit en devise forte,
le 29 janvier 2006. La Cour constitutionnelle rou-
pour chaque personne, dans un quantum corres-
maine a été amenée à se prononcer sur la consti-
pondant aux sommes de référence déterminées par
tutionnalité de l’ordonnance d’urgence no 112/2001,
les autorités nationales des pays de destination ou
laquelle prévoit notamment le retrait du passeport
de transit, proportionnellement à la durée du
à tout citoyen roumain qui serait trouvé en infrac-
séjour, mais non moins de 5 jours). Selon l’arti-
tion avec la loi sur le séjour d’un État tiers (5). Dans
cle 2 de cette même ordonnance, le chef du point
une décision du 21 septembre 2004, a Cour a estimé
de contrôle de la frontière roumaine peut décider
que ladite ordonnance, prise en application de
l’interruption du voyage d’une personne s’il est
l’article 114 alinéa 4 de la Constitution, était néces-
constaté qu’elle ne remplit pas les conditions pré-
saire pour « sécuriser les frontières » et « combat-
vues dans l’article 1. Le 22 novembre 2001, le minis-
tre l’immigration illégale » (6). Outre ses relations
tre de l’Intérieur a émis l’Ordre no 1773 pour l’éta-
directes avec l’Union, la Roumanie a conclu un
blissement du quantum de la somme minimale en
accord avec la Suisse et depuis le 1er janvier 2004,
devise librement convertible que les citoyens rou-
les Roumains sont exempts de visa pour se rendre
mains doivent posséder à leur sortie du pays,
en Suisse en vertu d’un accord entre ces deux pays
lorsqu’ils voyagent pour des raisons privées dans les
et approuvé par le Conseil fédéral le 15 décembre
pays membres de l’Union européenne ou dans
2003, lequel prévoit la suppression réciproque de
d’autres pays. Cet Ordre est entré en vigueur le
1er décembre 2001. Selon son article 1er, le quan-
tum de la somme minimale en devise par personne (3) Ordre no 820 du 27 septembre 2005 publié au Moniteur officiel no 877
du 29 septembre 2005 et Ordre no 900 du 5 octobre 2005 publié au Moni-
pour chaque jour de séjour déclaré, mais non moins teur officiel no 900 du 7 octobre 2005 (article 1er).
de 5 jours, a été établi à 50 Q ou l’équivalent pour (4) Loi no 248 du 20 juillet 2005 relative à la libre circulation des citoyens
roumains à l’étranger, publiée au Moniteur officiel no 682 du 29 juillet
la Turquie et les pays anciens socialistes, pour les- 2005.
(5) L’ordonnance d’urgence no 112/2001 est relative aux sanctions pré-
(1) Titre II, Chapitre II, Les droits fondamentaux et libertés fondamen- vues à l’encontre des citoyens roumains pour des faits qu’ils auraient
tales. commis en dehors de leur pays.
(2) V. l’Ordonnance d’urgence no 144 du 25 octobre 2001, publiée dans (6) Décision no 341 du 21 septembre 2004 publiée au Moniteur officiel
le Moniteur officiel de la Roumanie no 725 du 14 novembre 2001. Partie I, no 924 du 11 octobre 2004.

VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 21


l’obligation du visa. Un accord de réadmission entre tions avec le gouvernement roumain qui, en
ces deux pays est en vigueur depuis 1996. échange, s’est engagé à aider l’Union dans sa lutte
contre l’immigration clandestine via la conclusion
EUROPE

B – Le droit communautaire d’accords de réadmission. Ainsi, la Roumanie s’est


Le principe de libre circulation et de séjour a été vue placer à l’annexe II du Règlement no 539/2001
placé par le droit communautaire au centre des du 15 mars 2001, qui concerne les pays dont les res-
G0474 questions d’intérêt commun aux États membres. La sortissants n’ont pas besoin de visa, tout en préci-
F O N D A M E N T A U X

Charte des droits fondamentaux de l’Union euro- sant que pour ce pays, la mise en œuvre de cette
péenne l’a inscrit dans son article 45. Le Traité éta- exemption ne serait effective qu’après décision du
blissant une Constitution pour l’Europe de 2005 Conseil sur la base d’un rapport de la Commis-
l’avait repris dans son article II-45 (7). Le Royaume- sion. Le rapport, qui précisait l’effort que devait
Uni et l’Irlande conservent leur statut dérogatoire, fournir la Roumanie dans sa lutte contre l’immi-
et ne participent pas aux mesures fondées sur le gration clandestine, a été remis en juin 2001 (9) : la
titre IV CE (visa, asile, immigration et autres poli- Commission y invite le Conseil à mettre en œuvre
tiques liées à la libre circulation des personnes), l’exemption à compter du 1er janvier 2002, compte
sauf s’ils en décident autrement. Le Danemark dis- tenu de la bonne volonté de Bucarest. Un Règle-
pose également d’un statut particulier : signataire ment du 7 décembre 2001, entré en vigueur le
des accords de Schengen, il est tenu d’en appli- 1er janvier 2002, a donc supprimé les dispositions
quer l’acquis, mais il ne participe pas à l’adoption qui maintenaient la Roumanie sur la liste noire (10).
des mesures relevant du titre IV CE (sauf celles La Roumanie est alors officiellement considérée
concernant la liste des pays tiers soumis à l’obliga- comme un pays « sûr » en raison de sa conclusion
tion de visa, et le modèle type de visa), et dispose de treize accords bilatéraux de réadmission avec les
d’un délai de six mois pour décider s’il transpose États Schengen. La méthode de « contractualisa-
ou non dans son droit interne les décisions du tion » avec les pays tiers s’est généralisée : elle ne
Conseil visant à développer l’acquis de Schengen. semble pas seulement réservée à l’Union mais a
L’acquis de Schengen s’intègre donc à l’Union euro- également été utilisé par d’autres institutions euro-
péenne dans le cadre d’une coopération renforcée péennes vis-à-vis d’États pour lesquels les condi-
entre treize des quinze États membres, conformé- tions minimales d’adhésion n’étaient pas remplies.
ment à l’article 11 CE. La Roumanie a donc entrepris d’honorer son enga-
gement « contractuel » en votant une loi en date du
1 – L’espace Schengen et la politique des visas 2 décembre 2001 relative au régime des étrangers
La création de l’espace Schengen tout d’abord entre ainsi qu’une loi relative au régime juridique des
la France, l’Allemagne et les trois pays du Bénélux frontières, lesquelles renforcent les mesures contre
par un accord du 14 juin 1985, lequel a fait l’objet l’immigration clandestine et instaurent des visas
d’une convention d’application le 19 juin 1990, a pour les Russes, les Moldaves et les Ukrainiens. En
supprimé les frontières physiques entre ces États. outre, depuis janvier 2003, le pays a introduit une
Cet espace s’est ensuite élargi vers le nord et le sud obligation de visa pour les ressortissants de
à l’Italie (27 novembre 1990), à l’Espagne et au Por- l’ancienne République yougoslave de Macédoine.
tugal (25 juin 1991), à la Grèce (6 novembre 1992), Un accord bilatéral avec Singapour, destiné à lever
à l’Autriche (28 avril 1995) ainsi qu’au Danemark, l’obligation de visa, est entré en vigueur en février
D R O I T S

à la Finlande et à la Suède (19 décembre 1996). 2003 et un accord similaire a été conclu avec l’Esto-
Depuis 1996, l’Islande et la Norvège sont associés nie, le Liechtenstein, la Lituanie et la Suisse. En
à l’acquis Schengen. Dans le cadre de la coopéra- 2004, un régime d’octroi de visas a été introduit
tion Schengen, les États avaient élaboré trois lis- pour quatre pays figurant sur la liste noire de
tes : la liste blanche, qui mentionnait les pays l’Union européenne (Russie, Serbie et Monténé-
exempts de visas, la liste noire, qui listait les États gro, Turquie et Ukraine). Toutefois, bien que la
soumis à cette obligation et enfin la liste grise, qui Roumanie ait obtenu depuis le 1er janvier 2002 le
comprenait les États sur lesquels la politique des droit de circuler librement sans visa dans l’espace
États membres divergeait. Cette dernière liste a été Schengen, les conditions sont restées très restricti-
supprimée en 1994 par le Comité exécutif Schen- ves (v. supra A). Enfin, si la Roumanie a dû s’ali-
gen (8). Cette classification varie au fil du temps gner sur la politique commune des visas de l’Union
puisque la Roumanie est passée de la liste noire à européenne, elle n’intégrera que progressivement
la liste blanche. Ce passage a fait l’objet de tracta- l’espace Schengen après son adhésion à l’Union,
(7) Ce Traité, qui devait être adopté à l’unanimité par les 25 États mem-
fixée au 1er janvier 2007. En effet, elle devra prou-
bres, a été rejeté suite aux référendums négatifs en France le 29 mai 2005 ver qu’elle est en mesure d’appliquer pleinement les
puis aux Pays-Bas le 1er juin 2005.
(8) La liste noire a été adoptée à l’unanimité par le Règlement no 2317/95 (9) Doc COM (2001) 361 final, 29 juin 2001.
du 25 septembre 1995 (JOCE no L 234, 3 octobre) et a fait l’objet de plu- (10) Règlement (CE) no 2414/2001 du Conseil, 7 décembre 2001 : JOCE
sieurs modifications depuis. no L 327, 12 décembre.

22 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006


règles en matière de contrôle aux frontières exté- administratif a estimé qu’ils avaient déjà été contrô-
rieures et de délivrance de visas de court séjour. Elle lés et que la France n’avait pas « à effectuer une
devra également démontrer son aptitude à collec- seconde vérification du respect des conditions
ter et partager les données sensibles figurant dans prévues à l’article 5 de la Convention de Schen-
le Système d’information de Schengen (SIS), afin gen (...) ». Le Conseil d’État a annulé cette décision
que les frontières intérieures qui relient les États notamment au motif qu’« aucune des stipulations
membres de cet espace soient levées. À ce jour, les de la Convention d’application de l’accord de
Roumains présents en Europe et notamment les Schengen ne prive les autorités de l’État où se
populations Roms, sont le plus souvent expulsés trouve l’étranger de vérifier la régularité de la
pour ressources insuffisantes, mais leur expulsion situation de celui-ci et de prendre une mesure de
signifie également confiscation de leur passeport reconduite à la frontière à l’égard de celui qui ne
par leurs propres autorités pour une durée de 5 ans remplit pas ou ne remplit plus les conditions de
(v. infra C). séjour prévues par la Convention » (11).
2 – L’applicabilité de l’accord Schengen en droit
français C – Le droit européen
Les dispositions de cet accord n’ont pas été appli- La Roumanie a été admise au Conseil de l’Europe
quées en pratique jusqu’au premier trimestre 2003. le 7 octobre 1993, date de signature de la Conven-
Les préfectures ont alors commencé à invoquer tion européenne des droits de l’homme (CEDH),
l’article 5 C de la Convention de l’accord Schen- qu’elle a ratifiée le 20 juin 1994. Elle est ainsi deve-
gen, notamment devant les tribunaux administra- nue le 32ème État membre du Conseil de l’Europe.
tifs français, lequel dispose que : « Pour un séjour La rédaction du Protocole no 4, adopté plus de
n’excédant pas 3 mois, l’entrée sur les territoires treize années après la CEDH, témoigne de la frilo-
des parties contractantes peut être accordée à sité des États à l’égard d’une liberté dont la recon-
l’étranger qui remplit les conditions décrites naissance et la mise en œuvre peuvent se heurter
ci-dessous : au contrôle qu’ils exercent habituellement sur le
a – posséder un document ou des documents déplacement des individus sur leur territoire et
valables permettant le franchissement de la fron- influencer leur politique d’immigration. La Rouma-
tière, déterminés par le contrôle exécutif ; nie a signé et ratifié ce Protocole aux mêmes dates
b – être en possession d’un visa valable si celui-ci qu’elle a signé et ratifié le corps de la Convention.
est requis ; L’article 2 du Protocole no 4 dispose : « 1. Quicon-
que se trouve régulièrement sur le territoire d’un
c – présenter, le cas échéant, les documents jus-
État a le droit d’y circuler librement et d’y choi-
tifiant de l’objet et des conditions du séjour envi-
sir librement sa résidence. 2. Toute personne est
sagé et disposer des moyens de subsistance suffi-
libre de quitter n’importe quel pays, y compris le
sants, tant pour la durée de séjour envisagé que
sien. 3. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet
pour le retour dans les pays de provenance ou le
d’autres restrictions que celles qui, prévues par la
transit vers un État tiers dans lequel son admis-
loi, constituent des mesures nécessaires, dans une
sion est garantie, ou être en mesure d’acquérir
société démocratique, à la sécurité nationale, à
légalement ces moyens ;
la sûreté publique, au maintien de l’ordre public,
d – ne pas être signalé aux fins de non-admis-
à la prévention des infractions pénales, à la pro-
sion ;
tection de la santé ou de la morale, ou à la pro-
e – ne pas être considéré comme pouvant com- tection des droits et libertés d’autrui. 4. Les droits
promettre l’ordre public, la sécurité nationale ou reconnus au paragraphe 1 peuvent également,
les relations internationales de l’une des parties dans certaines zones déterminées, faire l’objet de
contractantes ». restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées
Le juge administratif français a souvent validé les par l’intérêt public dans une société démocrati-
arrêtés motivés par l’article 5-1-c de la Convention que ». Parce que ces dispositions laissent aux États
de Schengen. Si le Tribunal de Cergy-Pontoise (Val- une grande liberté d’appréciation, la Cour euro-
d’Oise) s’était singularisé en annulant, le 17 avril péenne n’a pas rendu moins de dix arrêts concer-
2003, un arrêté de reconduite à la frontière pris sur nant l’article 2 du Protocole no 4 et qui constatent
ce fondement, le Conseil d’État a annulé ce juge- une violation de ces dispositions (12). Dans son arrêt
ment le 7 avril 2004, sur appel de la préfecture de Baumann contre France, la Cour a estimé que la
la Seine-Saint-Denis. Il concernait des Roumains, confiscation du passeport constituait une ingérence
récemment arrivés en France et évacués d’un squat
(11) Cons. d’État, 7 avril 2004, no 257012, Préfet de la Seine-Saint-Denis
à Montreuil-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le c/ M. T.
14 avril. Constatant que ceux-ci avaient des passe- (12) Raimondo c/ Italie du 22 février 1994, Labita c/ Italie du 6 avril 2000,
Denizci et autres c/ Chypre du 23 mai 2001, Baumann c/ France, du
ports sur lesquels figurait « un cachet d’entrée (...) 22 mai 2001 et Napijalo c/ Croatie du 13 novembre 2003 et devenu défi-
délivré par les autorités autrichiennes », le juge nitif le 13 février 2004 (no 66485/01 – section I, no 58).

VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 23


dans la libre circulation : « la mesure au moyen de
laquelle un individu est dépossédé d’un docu-
ment d’identification tel que, par exemple, un
EUROPE

passeport, s’analyse à n’en pas douter, comme


une ingérence » (§ 62). La Cour a par la suite réaf-
firmé, dans son arrêt Napijalo contre Croatie, que
G0474
la mesure par laquelle un individu est dépossédé de
son passeport constitue une ingérence et qu’une
F O N D A M E N T A U X

telle mesure ne peut pas être regardée « nécessaire


dans une société démocratique » et comme pro-
portionnelle au but poursuivi. La Cour n’a pas jugé
nécessaire de statuer sur le fait de savoir si cette
mesure avait été prise conformément au droit
interne. Par conséquent, il est possible qu’à l’ave-
nir, la Roumanie se voit condamnée à l’occasion
d’une affaire portée devant la CEDH par un ressor-
tissant roumain qui se serait vu confisqué son pas-
seport par les autorités et qui déciderait de saisir la
nelle, lesquels restent majoritairement issus de la
Cour européenne sur requête individuelle, après
nomenklatura. Afin de combler ses manques légis-
avoir épuisé toutes les voies de recours internes
latifs et de se soumettre aux critères exigés par
dans son pays (articles 34 et 35 de la Convention
Bruxelles, la Roumanie a dû s’engager dans une
européenne).
course réglementaire et législative qui devrait lui
permettre de lutter contre l’immigration illégale et
IV. BILAN de sécuriser ses frontières. Car son entrée dans
l’Union européenne prévue pour le 1er janvier 2007
Une fois le bloc communiste effondré, la Rouma-
nie s’est efforcée de définir un cadre légal du droit (13) repoussera les frontières de l’Union européenne
à la libre circulation de ses ressortissants aussitôt à l’Ukraine, à la Moldavie et à l’Union de Serbie-
après. De nombreuses dispositions en droit interne Monténégro : elle placera la Roumanie en position
ont été adoptées par la voie gouvernementale à de garde-fou des frontières de l’Union.
coups d’ordonnances d’urgence et d’ordres du
ministère de l’Intérieur, dont la légalité a été vali- (13) La Roumanie a signé son traité d’adhésion à l’Union européenne le
dée par les neuf membres de la Cour constitution- 25 avril 2005 à Luxembourg.
D R O I T S

24 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006


Le droit à l’éducation et le droit à la vie
culturelle au Sénégal

Marie-Chantal CAHEN
Avocate au Barreau de Paris
Membre du conseil de l’Ordre
Trésorière d’Initiadroit (Formation du Barreau de Paris
AFRIQUE

dans les écoles primaires et secondaires)

G0369
F O N D A M E N T A U X

I. LES ARTICLES 26 ET 27-1 DE LA DUDH ET reprise le 26 septembre 1924 par l’Assemblée de la


AUTRES CONVENTIONS INTERNATIONALES Société des Nations (SDN). Les Nations unies ont,
quant à elles, mis en place un Fonds international
L’article 26 dispose :
des Nations unies pour l’enfance (Unicef) et adopté
« 1. Toute personne a droit à l’éducation. L’édu- le 20 novembre 1959 une Déclaration des droits de
cation doit être gratuite, au moins en ce qui l’enfant dont les articles 28 et 29 reconnaissent
concerne l’enseignement élémentaire et fonda- expressément l’exercice du droit à l’éducation
mental. L’enseignement élémentaire est obliga- comme moyen de parvenir à l’égalité des chances
toire. L’enseignement technique unique et pro- en rendant l’enseignement primaire obligatoire et
fessionnel doit être généralisé ; l’accès aux étu- gratuit pour tous, avec différentes formes d’ensei-
des supérieures doit être ouvert en pleine égalité gnement secondaire et supérieur général et profes-
à tous, en fonction de leur mérite. sionnel, tout en offrant une aide financière en cas
2. L’éducation doit viser au plein épanouisse- de besoin, et les articles 30 et 31 prônent le respect
ment de la personnalité humaine et au renfor- des spécificités ethniques, religieuses ou linguisti-
cement du respect des droits humains et des liber- ques, culturelles et le droit au repos et aux loisirs
tés fondamentales. Elle doit favoriser la compré- culturels ainsi qu’aux activités récréatives et artis-
hension, la tolérance et l’amitié entre toutes les tiques. Sur ces fondements, les États doivent pren-
nations et tous les groupes raciaux ou religieux, dre les mesures pour envisager la fréquentation sco-
ainsi que le développement des activités des laire, appliquer une discipline scolaire compatible
Nations unies pour le maintien de la Paix. avec la dignité de l’enfant, contribuer à éliminer
3. Les parents ont, par priorité, le droit de choi- l’ignorance et l’analphabétisme dans le monde,
sir le genre d’éducation à donner à leurs favoriser l’épanouissement de la personnalité et le
enfants ». développement de ses dons et aptitudes mentales
et physiques dans le respect des droits humains.
L’article 27 dispose : Tout au long des années 1990, la communauté
« 1. Toute personne a le droit de prendre part à internationale a pris des engagements en faveur de
la vie culturelle de la communauté, de jouir des l’éducation de base lors de diverses occasions tels
arts et de participer au progrès scientifique et aux que le sommet mondial pour les enfants (1990), la
bienfaits qui en résultent ». conférence mondiale sur les droits humains (1993),
la conférence mondiale sur les besoins éducatifs
Les objectifs posés par ces articles sont complé-
spéciaux : accès et qualité (1994), la quatrième
tés par l’exigence de reconnaître l’égalité des sexes,
conférence mondiale sur les femmes (1995), la réu-
de protéger les enfants contre toute forme de dis-
D R O I T S

nion à la mi-décembre du Forum consultatif inter-


crimination économique et sociale, d’offrir un
national sur l’éducation pour tous, la conférence
enseignement primaire gratuit et par d’autres droits
sociaux, économiques, intellectuels, spirituels. Les- internationale sur le travail des enfants (1997). Lors
quels toutefois, dans leurs expressions et dans leurs du sommet du millénaire les 6 et 8 septembre 2000,
défenses, revêtent des aspects culturels divers (à cet 147 chefs d’États représentant les pays riches et les
égard, signalons la signature, fin octobre 2005, mal- pays du « Sud » ont adopté une « Déclaration du
gré l’opposition des États-Unis, d’une Convention millénaire ». L’objectif est de mettre en place un
internationale sur le respect de la diversité cultu- accès facilité à l’éducation de base, l’enseignement
relle). À son entrée en vigueur le 2 septembre 1990, primaire universel (EPU) de tous les enfants de la
la Convention internationale des droits de l’enfant, planète, au cours de la décennie à venir.
adoptée par l’assemblée générale des Nations unies
(ONU) le 20 novembre 1989, complète la Déclara- II. CONTEXTE SOCIAL ET CULTUREL
tion universelle des droits humains (DUDH) qui
évoque déjà les droits de l’enfant dans son arti- D’un point de vue économique, le Sénégal (qui
cle 25, en prenant en compte le statut particulier de compte 10 régions) est un pays à revenus faibles. Il
ce dernier. Auparavant, l’Union internationale de est resté agricole, en dépit de l’apport de secteurs
secours aux enfants, fondée en 1920, avait adopté comme la pêche et les phosphates. Pourtant, le
une première « Déclaration des droits de l’enfant », Sénégal semble avoir joué depuis toujours un rôle
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 25
majeur dans la vie culturelle de l’Afrique noire. Au raient aussi se protéger de l’exploitation sexuelle et
XIXe siècle, des hommes tels que El Hadji Omar Tall avoir une vie spirituelle et culturelle plus enrichis-
participèrent à l’intégration du Sénégal dans le sante.
monde culturel musulman. Plus tard, Léopold Sédar
Senghor apporta une puissante contribution à l’évo- B – Le travail des enfants
lution panafricaine et à la renaissance des cultures
En dépit de la ratification de la CIDE par plus de
négro-africaines. Ce n’est sans doute pas par hasard
AFRIQUE

191 États, l’Organisation internationale du travail


qu’en 1998, le Sénégal a bénéficié d’une initiative
(OIT) a dénombré plus de 250 millions d’enfants en
spéciale des Nations unies pour l’Afrique, à l’issue
2000 âgés de 5 à 14 ans travaillant dans le monde.
du Projet de développement des ressources humai-
Le chiffre était un minimum car il ne pouvait tenir
nes (PDRH). Plus spécifiquement, ce pays a établi
compte des enfants cachés dans les ateliers clan-
G0369 un document de planification comme outil permet-
destins et chez les particuliers en tant qu’esclaves
F O N D A M E N T A U X

tant d’appliquer une essentielle disposition consti-


domestiques (1). En Afrique, au lieu d’aller à l’école,
tutionnelle, à savoir : « Tous les enfants, garçons
de nombreux enfants travaillent « aux champs »,
et filles, en tous lieux du territoire national, ont
et/ou chez eux toute la journée, ou bien ils men-
le droit d’accéder à l’école. Toutes les institu-
dient et sont récupérés par des commerçants.
tions nationales, publiques ou privées ont le
D’autres enfants sont utilisés par leurs parents
devoir d’alphabétiser leurs membres et de parti-
comme « monnaie d’échange » pour obtenir eux-
ciper à l’effort national d’alphabétiser dans l’une
mêmes du travail. Le taux le plus important
des langues nationales ». Ceci précisé, il nous faut
d’enfants travailleurs se situe dans le secteur de
examiner à présent des caractéristiques africaines
l’agriculture où ils utilisent des outils tranchants et
« lourdes » lesquelles, favorisées par le manque de
respirent des produits toxiques tels que des pesti-
solidarité des pays développés, altèrent le Sénégal
cides (2).
et ont un impact certain en matière d’éducation.

C – La famine
A – L’exclusion des filles de l’éducation
À l’aube du XXIe siècle, 855 millions de personnes Plusieurs pays d’Afrique, dont le Sénégal, connais-
étaient encore illettrées, dont deux tiers étaient des sent la famine, provoquée par de mauvaises condi-
femmes. Par manque de moyens suffisants, au tions météorologiques, le manque d’eau, la perte de
moins 73 millions de filles en âge scolaire grandis- bétail, qui sont autant de méfaits de la nature. Cha-
sent sans accès à l’éducation de base. Cette carence que jour, les élèves abandonnent l’école ; ils sont
constitue un grave obstacle au développement des incapables de se concentrer car ils sont tenaillés par
pays les plus pauvres, en rendant les femmes la faim et ne pourront certainement pas réussir
dépendantes, donc soumises, puisqu’elles ne peu- leurs examens. Les écoles ferment de façon antici-
vent subvenir à leurs besoins propres. Beaucoup pée. Le cursus est abrégé ou ralenti. Les droits d’ins-
d’adolescentes sont écartées du parcours scolaire cription ne sont plus réclamés. Les internats du
par une grossesse précoce ou des mariages forcés. secondaire sont encore plus dépourvus puisqu’ils
Beaucoup d’élèves filles considèrent le harcèle- ne peuvent même pas nourrir les élèves jusqu’à la
ment sexuel des professeurs comme faisant inéluc- fin du troisième trimestre et prennent des « vacan-
tablement partie de la vie scolaire ; ces comporte- ces anticipées ». Ils n’ont pas d’argent et n’ont
ments étant impunis et tolérés, elles doivent les d’ailleurs rien à acheter du fait de la pénurie ali-
subir ou quitter l’école. Elles sont de fait rarement mentaire. Être en bonne santé est une condition
orientées vers les carrières à caractère scientifique essentielle de la réussite scolaire, d’une fréquenta-
ou technique. Le Forum africain Women Educatio- tion plus élevée et d’une optimisation des investis-
D R O I T S

nalist (Fawe) a présenté au Sénégal les expériences sements éducatifs de l’État. Les programmes sani-
lancées afin de renforcer la confiance des filles en taires tentent de veiller au maintien d’un bon
elles, tout en accordant des bourses et en créant niveau nutritionnel, au traitement des infections
parallèlement des activités de théâtre pour faire parasitaires ou des auditions défectueuses. Ces
interventions favorisent une meilleure équité
évoluer les mœurs. L’éducation, facteur détermi-
sociale. L’accès à l’eau potable, aux compléments
nant de paix, exige une remise en cause fondamen-
alimentaires, aux équipements sanitaires offre un
tale des traditions fondées sur la domination mas-
culine pour lutter contre la discrimination en résul- (1) Le problème est complexe dans la mesure où le boycott de vête-
ments fabriqués par la main d’œuvre enfantine a conduit au licencie-
tant. Pour un grand nombre d’États, mettre une fille ment de dizaines de milliers d’enfants, qui ne peuvent plus aider à la sur-
à l’école est une perte de temps et d’argent, voire vie de leur famille et qui ont été forcés de travailler à des besognes plus
dangereuses.
un acte subversif. Les stéréotypes féminins conti- (2) Au Burkina Faso, des enfants de 8 ans creusent pendant des heures
nuent d’entraver la mise en œuvre de la Cedef dans la chaleur et la poussière, dans des mines d’or, des puits de 60
mètres de profondeur où les risques d’éboulements sont omniprésents...
(Convention pour l’élimination de toutes formes de D’après les ONG (en 2001), plus de 200.000 enfants travaillaient comme
discrimination à l’égard des femmes ; cf. III A 4). À esclaves en Afrique de l’Ouest, dans des plantations de cacao de Côte
d’Ivoire, de café, ou comme domestiques dans les familles aisées du
Dakar, Kofi Annan a lancé un « programme Gabon. Au Bénin et au Togo, des trafiquants achètent des enfants pour
décennal-phare », l’Initiative des Nations unies pour quelques dollars en promettant aux parents qu’ils seront bien éduqués à
l’étranger et toucheront de bons salaires qu’ils pourront leur envoyer. La
l’éducation des filles (Ungei) conduite par l’Unicef, fréquentation de l’école est irrégulière voire même inexistante, faute de
car si les filles accédaient à la scolarité, elles pour- temps ou de moyen.

26 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006


environnement sûr et sain et développe des com- scolarisation des filles (Scofi) occupe une place de
portements, des valeurs, des styles de vie favori- plus en plus importante dans l’ambition du sys-
sant une bonne santé et donc une aptitude à se tème à réduire les disparités enregistrées par les
concentrer et à apprendre. En juillet 2001, les repré- « handicaps » de tous ordres, en procédant à l’enrô-
sentants des ministères de l’Éducation et de la lement massif des filles. Toutefois, le système
Santé du Sénégal ont adhéré à l’initiative Fresh d’éducation est limité dans son efficacité par des
(Focusing Resources for Effective School Health) en interventions multiples et contradictoires. Ceci est
vue de cibler les ressources pour une santé sco- aggravé par le dysfonctionnement quasi institution-
laire efficace. nalisé de ses structures et l’imprécision de ses tex-
tes organiques. Ces facteurs conjugués expliquent
D – Les maladies et le VIH/Sida la faiblesse des rendements internes et externes du
La malaria demeure un problème endémique, de système (4). Toujours est-il que, dans ces grandes
même que la dysenterie causée par la sécheresse et lignes, le système formel s’organise comme suit : la
la malnutrition. La pandémie du Sida se propage en petite enfance (3-6 ans) est prise en charge dans les
raison : des déplacements de la population, de la garderies d’enfants privées formelles, les écoles
désorganisation des services de santé, du détour- maternelles et les garderies d’enfants communau-
nement de l’aide humanitaire, des violences sexuel- taires. Même si l’éducation préscolaire constitue
les, du manque d’information dans un contexte de une préoccupation majeure, il existe une disparité
« tabou culturel » (3). Le Sénégal, concerné par ces criante entre zones rurales et zones urbaines expli-
problèmes de santé, a pris d’importantes initiati- quée par le coût unitaire très élevé des écoles
ves qui ont permis de prévenir une épidémie maternelles formelles ; l’adolescence et la jeunesse
majeure de Sida, maintenant le taux de contami- sont prises en charge par les centres de formation
nation des jeunes à l’un des niveaux les plus bas de professionnelle, soit 75 établissements publics et 50
la région, en enseignant à l’école la santé reproduc- établissements privés. Ce petit nombre de centres
tive et l’éducation sexuelle. Le Forum mondial de s’explique par l’insuffisance des structures d’accueil
Dakar (cf. III D) donne aussi l’occasion de relancer de l’enseignement supérieur court, l’absence de
les efforts contre la pandémie. La lutte contre les passerelles permettant la poursuite des études ou
maladies est primordiale, car les enfants malades et le changement de filières professionnelles, l’insuf-
les adolescents réfugiés, déplacés ou vivant dans fisance du développement de la formation conti-
d’autres situations de crise ou d’instabilité chroni- nue, l’inorganisation de l’apprentissage. Dans le
que doivent pouvoir accéder à l’éducation et béné- détail, l’examen du système d’éducation formelle au
Sénégal peut se faire à travers les rubriques qui sui-
ficier du cadre stabilisateur et rassurant qu’offre
vent.
l’école.
1 – Accès à l’enseignement élémentaire
III. PRATIQUE ACTUELLE DU DROIT À Le taux brut de scolarisation (TBS) révèle une pro-
L’ÉDUCATION gression en dents de scie entre 1960 et 1992. Entre
1990-1993, il a chuté de 56,8 % à 54,3 %. C’est le
La Constitution de la République du Sénégal sti- recrutement de 1.200 volontaires par an, à partir de
pule que l’État assure une mission de service public 1996, qui a permis l’accélération de la couverture
définie et mise en œuvre par le ministre de l’Édu- scolaire qui à atteint 68,3 % en 2000 au travers de
cation nationale, de l’Enseignement technique et de 4.338 écoles dont 413 dans le privé dont les besoins
la Formation professionnelle, en collaboration avec sont importants pour la réhabilitation des salles de
les partenaires techniciens et financiers, la société classe et des blocs administratifs et d’hygiène. Les
civile, les collectivités locales. Le système éducatif effectifs enregistrés pour l’année 1999/2000 se chif-
est structuré en deux secteurs : formel (A) et non frent à 1.107.712 élèves dont 117.316 dans le privé.
formel (B) ; son financement reste difficile (C), ce Le pourcentage de filles est passé de 41,4 % en
qui n’empêche pas une volonté renouvelée de lui 1990/1991 à 45,99 % en 1999/2000. La couverture de
donner une véritable efficacité (D). l’enseignement élémentaire en milieu rural est
insuffisante par rapport au milieu urbain (35 %
A – Éducation formelle contre 65 %), même s’il y a plus de classes en zone
L’éducation formelle (3 à 5 ans) est composée de rurale qu’en zone urbaine. Des régions comme
l’éducation préscolaire, de l’enseignement élémen- Dakar et Ziguinchor bénéficient d’un taux brut de
taire, moyen, secondaire général, technique, de la scolarisation respectif de 86,2 % et 99,9 %, alors que
formation professionnelle, de l’enseignement supé- d’autres comme Diourbel (40,4 %), Kaolack
rieur, privé/public. L’éducation intégratrice et la (44,3 %), Louga (55,9 %) et Fatick (54,5 %) n’ont pas
encore atteint la moyenne. Au niveau du person-
(3) L’Institut international de planification de l’Unesco (IIPE) a créé une
unité de recherche pour examiner l’impact du VIH/Sida sur les systèmes (4) Les autres maux de l’éducation formelle sont le manque de moyens
éducatifs et mettre en œuvre la prévention. Par ailleurs, l’OnuSida au sein logistiques, l’insuffisance et l’inadaptation des supports didactiques au
d’un groupe de travail inter-institution sida/éducation et école, espère niveau des écoles maternelles publiques, l’inadaptation des programmes
réduire de 25 % d’ici 2003 l’infection des jeunes dans les pays les plus tou- aux réalités socioculturelles, l’absence de polyvalence, une approche éli-
chées, et atteindre cet objectif à l’échelle mondiale d’ici 2015. Enfin, tiste, l’absence des volets de santé, nutrition et éducation, la marginali-
l’Unesco et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont organisé des sation de l’éducation spéciale dans le système éducatif national, la modi-
séminaires de sensibilisation et fourni des outils didactiques en santé sco- cité des budgets du préscolaire, l’absence de synergie des différentes inter-
laire. ventions des ministères impliqués.

VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 27


nel, le gouvernement a introduit depuis 1987 la moment, est enregistré un afflux important de
double vacation dans les zones surpeuplées, et la volontaires de l’éducation formés intensivement sur
classe multigrade, dans les zones à faible popula- une période de courte durée (environ 3 mois). Le
tion. Les classes multigrades (CMG) sont au nom- suivi pédagogique des maîtres reste préoccupant
bre de 537 et représentent 2,8 % de l’effectif total malgré l’amélioration des moyens de travail et des
du réseau. Dans ce contexte, pour atteindre en 2010 programmes scolaires nouveaux. Les activités péda-
(cf. IV-B) un objectif de scolarisation universelle, il gogiques avec utilisation de l’outil informatique
AFRIQUE

faut pourvoir aux besoins de 1.200.000 nouveaux sont encore très timides. La couverture médicale en
élèves, soit un taux de progression annuel moyen milieu scolaire est très déficitaire. Aucune visite sys-
de 8 %, à la construction de 2.000 salles de classes tématique n’est effectuée pour assurer un bon suivi
par an, au recrutement d’autant de maîtres, et sanitaire. Enfin, la volonté du Sénégal de faire de
G0369 maintenir le système de double vacation dans les ses langues locales des médiums d’enseignement et
F O N D A M E N T A U X

zones urbaines et l’extension des multigrades dans de diversification culturelle a jusqu’ici été limitée ou
les zones rurales. L’atteinte de ces objectifs sup- contredite par de nombreuses contraintes dont la
pose entre autres une demande accrue pour l’école non maîtrise de la carte linguistique et la nature
publique, la capacité de gérer un programme de provisoire et incomplète des expérimentations.
construction et de maintenance des locaux, le
recrutement d’enseignants, le développement de 4 – Éducation des filles dans l’enseignement élé-
mentaire
l’enseignement privé.
Plus les filles sont scolarisées, plus elles peuvent
2 – “Privé laïque” et “privé catholique”
prendre connaissance de leurs droits et les faire
Ces appellations concernent des établissements valoir dans la vie publique, et protéger ou acquérir
représentant 10,50 % des effectifs nationaux de des droits familiaux et sociaux. En ce sens, en 1979,
l’enseignement élémentaire. Si en 1996/1997, le la communauté internationale décidait de lutter
privé catholique représentait 41,33 % des effectifs contre la discrimination sexuelle envers les fem-
du secteur privé et le privé laïque représentait mes en adoptant la Cedef (Convention pour l’éli-
61,46 %, l’élémentaire y a une place marginale. Son mination de toutes formes de discrimination à
implantation se concentre dans les zones urbaines l’égard des femmes) (5). Au Sénégal, l’inscription
car, en milieu rural, les ménages n’ont pas les des filles à l’école a connu des avancées significa-
moyens d’acquitter les frais de scolarité. De plus, la tives surtout au début des années 90 avec l’émer-
paupérisation croissante des campagnes n’encou- gence du projet Scofi. Par ailleurs, plusieurs asso-
rage guère l’installation d’écoles privées en zones ciations et comités dénoncent les abus maritaux et
rurales mais plutôt la fermeture de celles existan- les mutilations génitales qui, sous couvert de tra-
tes. Enfin, la baisse constante des subventions dition et d’acquis culturels, violent les droits fon-
d’État ne favorise pas le bon fonctionnement des damentaux des femmes, en ce compris le droit à l
établissements privés ou une politique sociale en éducation. Mais du point de vue de la qualité, les
adéquation avec les revenus des parents. Le maître filles rencontrent plus de problèmes que les gar-
du privé laïc recruté ne reçoit aucune formation ini- çons : le taux d’abandon est à tous les niveaux tou-
tiale. Le privé catholique, en revanche, dispose de jours supérieur à celui des garçons. Le taux de
centres qui abritent des formations initiales et redoublement reste encore défavorable aux filles
continues, ainsi que des recyclages et bénéficie d’un avec 14,7 contre 13,9 pour les garçons en 1998/
suivi régulier. 1999. Les filles font de moins bonnes performan-
3 – Qualité de l’enseignement ces à l’entrée en 6ème. Les obstacles majeurs à la fré-
Il existe une dégradation constante des conditions quentation scolaire des filles à l’école élémentaire
D R O I T S

matérielles de scolarité dans l’enseignement élé- peuvent être classés en trois séries de facteurs,
mentaire ; plus de 50 % du patrimoine immobilier comme suit : a) facteurs socio-économiques et cul-
est en mauvais état et un déficit de plus de 100.000 turels : ce sont la pauvreté, les coûts prohibitifs de
tables et bancs est enregistré. Il y a environ un livre l’éducation, le lieu de résidence, la structure fami-
pour 6 élèves. Ces conditions aggravent les taux de liale, le niveau culturel des parents, le mariage pré-
redoublement qui tournent autour de 12,69 % en coce, les croyances religieuses, l’insuffisance des
moyenne dans les 5 premières années et atteignent débouchés sur le marché du travail, la faible capa-
une moyenne de 28 % au cours de moyen deuxième cité des filières pour la poursuite des études, le
année. Le taux d’abandon qui est de 8-12 % reste manque de modèles à émuler, les grossesses pré-
élevé surtout en milieu rural. Les programmes coces, l’enrôlement tardif à l’école ; b) facteurs sco-
d’enseignement, bien que souvent réformés (1962- laires : ce sont l’insuffisance de l’offre, les distan-
1969-1972-1987), n’ont pas changé le visage de ces, l’absence de latrines, de point d’eau, d’infir-
l’école. Deux types de programmes existent actuel-
lement : les programmes traditionnels et les pro-
(5) Précisons aussi qu’en 1998, la Cour pénale internationale a ajouté à
grammes pilotes. Il n’existe aucun système d’éva- sa définition du « crime de guerre » un statut relatif à la justice contre les
luation des écoles au niveau des départements et auteurs de crimes sexuels, tels que, le viol, l’esclavage sexuel, la prosti-
tution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée et d’autres for-
régions. Le temps de formation des instituteurs a mes de violences sexuelles constituant de « graves violations » des
beaucoup diminué (1 an), alors que, au même Conventions de Genève contre les crimes de guerre.

28 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006


merie, la mixité (6), les stéréotypes dans les situa- maire, l’absence de programme harmonisé, la mau-
tions d’enseignement (attitudes des maîtres...), le vaise répartition du service éducatif, la gestion mar-
poids des préjugés sexistes au niveau des program- ginale des enseignants, la nécessité dans laquelle se
mes et des enseignants, la fréquence des redouble- trouve un certain nombre d’élèves de mendier une
ments, les abandons et les échecs scolaires, l’expul- partie de leurs journées pour payer leur enseignant
sion punitive pour cause de grossesse ; c) facteurs qui parfois ne leur enseigne qu’à répéter par cœur
politiques et institutionnels : ce sont le manque des versets entiers du Coran. Mais force est de noter
d’engagement et l’absence de politique incitative en le dynamisme de ces écoles, la vivacité de la
faveur de la scolarisation des filles, le projet Scofi demande sociale les concernant ainsi que l’amélio-
resté à la périphérie du dispositif du PDEF, l’insuf- ration relative enregistrée dans la gestion des daa-
fisance des analyses des causes et facteurs d’échec ras et le fait que ces structures contribuent, faute
scolaire chez les filles, l’insuffisance de la mobilisa- pour l’État d’y pourvoir, à élargir l’offre éducative.
tion autour de l’approche de genre, nécessaire, dans c – Les écoles communautaires de base
un premier temps, en tant que stratégie essentielle
Elles prennent en charge les enfants âgés de 9 à 14
de promotion de l’éducation pour tous.
ans, non scolarisés ou déscolarisés très tôt, en leur
donnant accès à un cycle complet d’éducation de
B – Éducation non formelle base à dominante pratique et pré-profession-
1 – L’alphabétisation et les écoles communautai- nalisante, en langues nationales et en français d’une
res de base durée de quatre ans.
a – L’alphabétisation fonctionnelle 2 – Les écoles de troisième type
Elle concerne les personnes de plus de 15 ans. Sous Ce sont les autres formes d’écoles, hors normes,
la coordination du cabinet du ministre délégué dont celles de « la rue », tenues par des organismes
auprès du ministère de l’Éducation nationale, non formels et non standardisés que le système doit
chargé de l’Alphabétisation et de la Formation pro- s’efforcer d’accompagner à défaut de les capturer.
fessionnelle. Un véritable programme national À Dakar, l’école au service des enfants de la rue est
cohérent de la lutte contre l’analphabétisme n’a été coincée entre les maisons et les commerçants. Sa
élaboré qu’avec le colloque de Kolda de 1993. Le structure comprend cinq salles de classe dédiées
plan d’action d’éradication de l’analphabétisme aux enfants défavorisés : elle a été construite sur un
(73,1 % en 1988) qui s’en est suivi s’assigne comme terrain offert par l’ONG « Enda-Tiers monde ».
objectif prioritaire la réduction du taux d’analpha- Avant 1990, l’école baignait dans le tumulte de la
bétisme de 5 % par an afin de le ramener à 30 % en rue Tolbiac où les commerçants venaient de toute
2004. Le dernier recensement général de la popu- la capitale sénégalaise pour acheter leurs marchan-
lation et de l’habitat de 1988 estimait le taux de dises. Les élèves s’asseyaient, à même le trottoir, sur
l’analphabétisme à 73,1 % pour la tranche d’âge de des nattes, exposés au soleil brûlant. II n’y avait ni
6 ans et plus, avec une disparité entre sexes (63,1 % tables ni bancs, et pour tout luxe une lampe élec-
pour les hommes et 82,1 % pour les femmes). Les trique. Après le coucher du soleil, les élèves étaient
centres d’alphabétisation ont accueilli 184.505 obligés de s’éclairer à la bougie pour les cours du
apprenants, soit 5,2 % des 3.520.000 analphabètes soir. Puis des murs ont été édifiés et des salles de
de plus de 15 ans. Les écoles communautaires de classes équipées grâce à des dons, à l’assistance des
base ont accueilli 9.933 élèves dont 77,3 % de filles. organisations non gouvernementales (ONG) et à la
Ces efforts ont contribué à réduire le taux d’anal- vente d’une large gamme de produits artisanaux,
phabétisme de 22 points entre 1988 à 1998 ; ce qui réalisés ou offerts par les artisans locaux. Selon le
donne pour les estimations de 1998, un taux de directeur, le budget opérationnel de l’école et sa
51,4 % de la population âgée de 9 ans et plus. survie sont assurés par les ONG. Cette école cons-
titue une seconde chance pour l’apprentissage et
b – Les écoles “franco-arabes”
elle compte à présent 108 enfants depuis la garde-
L’arabe, largement utilisé dans le non-formel, est
rie jusqu’au quatrième niveau, et sept enseignants,
enseigné à titre facultatif dans les écoles maternel-
tous volontaires, qui, « en échange de leur dévo-
les et primaires et sur option dans les établisse-
tion à l’éducation », reçoivent une rémunération
ments du moyen, secondaire et du supérieur. À
modeste. Ils préparent les enfants, leur donnent des
l’école primaire, l’arabe à un double statut de
bases solides pour qu’ils puissent intégrer le sys-
médium et d’objet d’enseignement du à son impor-
tème scolaire formel, en les initiant à la lecture, à
tance sur le plan socioculturel et religieux au Séné-
l’écriture et au calcul. Ces enfants, qui sont géné-
gal. Dans le secteur du non-formel, des structures
ralement orphelins, abandonnés ou en situation dif-
de prise en charge de l’enseignement de la langue
ficile, ne sont pas en mesure d’entrer à l’école à
arabe émergent sous l’appellation d’écoles franco-
l’âge prévu et bénéficient d’une instruction proche
arabes et de daaras (écoles coraniques). Les diffi-
de celle qu’ils auraient pu recevoir dans le système
cultés rencontrées par ces écoles sont la faible uti-
scolaire formel. Aussi, chaque vendredi, après les
lisation des personnels enseignants dans le pri-
prières, les talibes, étudiants des écoles coraniques
(6) La mixité, dans les écoles quoique souhaitable et qui doit rester un de Dakar et de ses banlieues comme Pikine et Gue-
but à atteindre, doit parfois être précédé d’une phase de non mixité, des-
tinée à préparer les garçons et les filles à vivre ensemble dans le respect
dlawaye, vont à la rue Tolbiac apprendre le fran-
mutuel. çais (la langue officielle du Sénégal) et quelques
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 29
notions d’hygiène. L’école a aussi des classes libres réelle, les dépenses d’éducation ont baissé d’envi-
d’alphabétisation dans les langues locales pour les ron 14 %. Les contributions des ménages à l’ensei-
jeunes garçons, ne pouvant aller dans les écoles où gnement public n’ont cessé d’augmenter au cours
l’on enseigne en français, et pour les filles travaillant des années 90 alors que le financement des collec-
comme domestiques. Pour ceux qui recherchent un tivités est resté très faible et essentiellement des-
« plus » d’éducation, l’école offre des cours tiné à l’enseignement primaire. L’incapacité du
d’anglais, de littérature arabe, et de wolof. Le direc- gouvernement à déplacer les ressources de l’ensei-
AFRIQUE

teur espère que l’école sera bientôt reconnue gnement supérieur et à mettre en place une politi-
comme étant du même niveau que n’importe quel que de recouvrement des coûts, basée sur des prin-
autre établissement oeuvrant sous l’égide du minis- cipes d’équité, s’est traduite par une plus grande
tère de l’Éducation. Son but reste singulier : « aider inégalité dans la répartition des dépenses publi-
G0369 nos enfants à réaliser leurs rêves et combattre ques au sein du secteur de l’éducation. Cela a rendu
F O N D A M E N T A U X

l’analphabétisme ». nécessaire une compression des financements


publics pour l’enseignement élémentaire et l’ensei-
3 – L’éducation qualifiante des jeunes et des gnement moyen. En outre, ni les compétences ni les
adultes
responsabilités en matière d’exécution des réfor-
Les statistiques révèlent qu’en 1999/2000, 68,3 % mes n’ont été expressément définies. Ce qui altère
des enfants âgés de 7-12 ans fréquentaient l’école la prise de décisions quant au recrutement des
élémentaire et 22,9 % des adolescents de 13-17 ans enseignants, au recouvrement des frais de scola-
l’enseignement moyen. Environ un enfant âgé de rité, à l’allocation des bourses.
7-12 ans sur trois ne fréquente pas l’école élémen-
taire et quatre enfants de 13-17 ans ne fréquen-
D – Le Plan national EPT au Sénégal
taient pas le cycle moyen, sans compter ceux qui
décrochent au cours du cursus, soit 70 % des élè- Du 26 au 28 avril 2000, le Sénégal a abrité le Forum
ves de CM2. La population adolescente et jeune mondial sur l’éducation pour tous. Puis le cadre
analphabète est donc importante, sachant que le d’actions de Dakar a été adopté. Il vise six objec-
nombre d’enfants ayant abandonné l’école au cours tifs :
du moyen et à la fin du CM2, sans probablement « 1 – Développer et améliorer sous tous leurs
avoir acquis les compétences minimales, est estimé aspects la protection et l’éducation de la petite
à plus de 100.000. Par ailleurs, 27,2 % des filles de enfance, et notamment des enfants les plus vul-
15 à 19 ans ont été mariées avant 15 ans, 53 % des nérables et défavorisés ;
demandeurs d’emploi n’ont effectué aucune classe 2 – Faire en sorte que, d’ici 2015, tous les enfants
de l’enseignement général et 87 % n’ont pas atteint en difficulté et ceux qui appartiennent à des
la 3e. Ces personnes peuvent être prises en charge minorités ethniques, aient la possibilité d’accé-
par les structures non formelles pour l’adolescence der à un enseignement primaire obligatoire et
et de la jeunesse, lesquelles sont les centres de sau- gratuit, de qualité et de le suivre jusqu’à son
vegarde sociale, les associations-écoles, les écoles terme ;
de chambres des métiers, les centres de promotion 3 – Répondre aux besoins éducatifs de tous les
et de réinsertion sociale, le service civique natio- jeunes et de tous les adultes en assurant un accès
nal, les ateliers d’artisan et autres cadres informels équitable à des programmes adéquats ayant pour
d’apprentissage. Pour l’essentiel, ces structures sont objet l’acquisition de connaissances ainsi que de
caractérisées par les mêmes faiblesses que les autres compétences nécessaires dans la vie courante ;
secteurs. Enfin, la formation permanente des adul-
tes manque de formules alternatives réalistes et ins- 4 – Améliorer de 50 % le niveau d’alphabétisa-
pirées de l’expérience vécue de l’alphabétisation. tion des adultes, et notamment des femmes, d’ici
D R O I T S

2015, et assurer à tous les adultes un accès équi-


table aux programmes d’éducation de base et
C – Financement de l’éducation et de la forma- d’éducation permanente ;
tion
5 – Éliminer les disparités entre les sexes dans
Le système éducatif sénégalais est confronté à un
l’enseignement primaire et secondaire d’ici 2005
taux de croissance élevé de la population scolari-
et instaurer l’égalité dans ce domaine en 2015 en
sable (7-12 ans) auquel s’ajoute les contraintes de
veillant notamment à assurer aux filles un accès
stabilisation macro-économique limitant la possi-
équitable et sans restriction à une éducation de
bilité d’accroître substantiellement les budgets édu-
base de qualité avec les mêmes chances de réus-
catifs. Entre 1992 et 1994, le Sénégal a consacré en
site ;
général plus de ressources à l’éducation que la
moyenne des pays d’Afrique subsaharienne, mais 6 – Améliorer sous tous ses aspects la qualité de
ces ressources ont été utilisées assez inefficace- l’éducation dans un souci d’excellence, de façon
ment. Durant cette période, la part de l’enseigne- à obtenir pour tous des résultats d’apprentissage
ment supérieur est tombée de 27,2 à 24,6 % et celle reconnus et quantifiables, notamment en ce qui
de l’enseignement primaire de 40 à 34 %. Entre concerne la lecture, l’écriture et le calcul et les
1992 et 1997, le montant des dépenses d’éducation compétences indispensables dans la vie cou-
publique a augmenté en valeur nominale, passant rante ».
de 110 à 143 milliards de francs CFA ; en valeur Par ailleurs, le Bureau de l’Unesco à Dakar, le
30 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
Breda (7), a été créé en 1970 pour la planification versitaires demeurent faibles et les taux de redou-
de l’éducation en Afrique au Sud du Sahara. Tous blement et d’abandon, quel que soit le cycle, pré-
les États devront définir des plans d’action natio- occupants. Ces lacunes sont surtout dues au dis-
naux associant différents partenaires, tels que les positif pédagogique qui privilégie un enseignement
représentants du peuple, les responsables commu- de type intellectualiste, centré sur la mémorisation
nautaires, les parents, les apprenants, les ONG et plutôt que sur le développement de l’autonomie et
la société civile, les régions et les sous-régions. Ils de la créativité et peu en rapport avec les réalités
s’attaqueront au sous-financement chronique de de l’environnement social, culturel et économique.
l’éducation de base en définissant des priorités En outre, les conditions d’enseignement sont déplo-
budgétaires, en mobilisant de nouvelles ressources rables, les classes sont en sureffectifs, le matériel
financières, dons, aides, appel à la Banque mon- pédagogique et le temps d’enseignement sont
diale, aux banques régionales de développement, au insuffisants et mal gérés. Enfin, le mode d’évalua-
secteur privé. L’allégement ou l’annulation de la tion des connaissances est obsolète. La multitude
dette des pays en voie de développement est un de réformes infructueuses nuit à la rénovation du
passage obligé. Suite au Forum mondial sur l’édu- système. La mauvaise implication des enseignants
cation pour tous et l’adoption du cadre d’actions de dans le choix des politiques éducatives du à la cen-
Dakar, une étape importante a été franchie au tralisation des décisions au sommet, suscite à son
Sénégal avec la mise en place d’un Plan national tour de la part des collectivités locales, un désinté-
d’actions de l’éducation pour tous (PNA-EPT) en rêt pour le développement du système scolaire
mai 2001 comportant des objectifs dans les domai- local.
nes du formel, de l’informel et du non formel, les-
quels consistent à réajuster la dimension « scolari- B – Perspectives
sation des filles » et mieux prendre en charge la Le Forum mondial de Dakar a permis de tirer un
volonté politique exprimée dans le domaine de la bilan de la décennie écoulée et de faire des recom-
protection de la petite enfance ; renforcer la mandations pour l’avenir. Malheureusement, des
concentration sur les exclus et les marginalisés, les millions de personnes sont encore privées du droit
pauvres et les handicapés, dans les zones critiques ; à l’éducation. Quoi qu’il en soit, le Sénégal a for-
faire de l’éducation de base et à la formation pro- mulé un « Programme décennal de l’éducation et
fessionnelle une priorité majeure en terme d’allo- de la formation » (PDEF). Le programme proposé
cation de ressources et maintenir et renforcer les couvre une période de dix ans (2001/2010) avec
engagements politiques déjà acquis ; rationaliser les pour objectif de porter le taux brut de scolarisation
mécanismes de concertations et de suivi participa- du primaire à 100 % en 2010, tout en améliorant le
tifs du niveau central jusqu’à l’échelon de l’école. niveau des apprentissages. La mise en œuvre de ce
programme est divisé en trois phases de 2000 à
2010, qui devraient aboutir à un programme de sco-
IV. BILAN ET PERSPECTIVES
larisation universelle de l’enseignement moyen.

A – Bilan ANNEXE : SITES INTERNET


Le gouvernement sénégalais a une politique édu-
– www.unesco.org, rubrique Éducation
cative consignée dans la loi d’orientation 91-22 du
16 février 1991 ; mais le système éducatif, faute de – www.droitshumains.org, rubrique Organisation
décrets d’application, d’une vision globale, cohé- des Nations unies
rente et prospective, ne reflète que partiellement – www.educaf.org
cette politique. Celle-ci est éclatée et gérée selon des – www.fraternet.com
sous-secteurs sans liens organiques précis en dépit
de la loi 94-82 du 23 décembre 1994. Du diagnostic
du secteur de l’éducation non formelle, il res-
sort l’inadaptation du matériel aux objectifs
d’alphabétisation, une fréquentation faible des clas-
ses d’alphabétisation dans les zones périurbaines,
l’inefficacité du dispositif central d’évaluation de
l’alphabétisation, l’insuffisance de la formation, de
l’encadrement et de la motivation des superviseurs.
Malgré les innovations pédagogiques et les réfor-
mes de programmes à tous les niveaux du système
éducatif sénégalais, les rendements scolaires et uni-
(7) Le Breda assure un rôle de représentation de l’Unesco auprès de six
pays, le Cap Vert, la Gambie, la Guinée-Bissau, le Libéria, le Sénégal, et
la Sierra Léone. Il organise ou supprime les formes régionales et sous
régionales, les stratégies de préparation et de mise en œuvre de l’Éduca-
tion pour Tous. Il constitue un mécanisme efficace de communication,
et dresse un état d’avancement des travaux de préparation. Il a élaboré
un Plan d’action régional de l’éducation pour tous, des rapports, tout en
renforçant un partenariat au niveau sous régional.

VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 31


Droits et devoirs des citoyens en Israël

Delphine MEIMOUN-HUGLO
Avocate au Barreau de Paris
ORIENT

G0370
I. L’ARTICLE 29 DE LA DUDH de paix par les Autorités palestiniennes, l’État
F O N D A M E N T A U X

d’Israël a dû faire face à la multiplication des actes


Cet article dispose :
terroristes. Les événements politiques récents,
« 1. L’individu a des devoirs envers la commu- notamment le retrait de la Bande de Gaza et des
nauté dans laquelle seul le libre et plein déve- quatre implantations du Nord de la Samarie, n’ont
loppement de sa personnalité est possible. pas encore réglé la situation.
2. Dans l’exercice de ses droits et dans la jouis-
sance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux B – Le contexte social et culturel
limitations établies par la loi exclusivement en
vue d’assurer la reconnaissance et le respect des L’état d’urgence officiel a impliqué une interven-
droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux tion excessive de l’État dans la vie civile et une légis-
justes exigences de la morale, de l’ordre public et lation d’exception. L’armée est l’institution socio-
du bien-être général dans une société démocra- politique centrale du pays, la vie sociale étant foca-
tique. lisée dans une large mesure sur les questions de
3. Ces droits et libertés ne pourront, en aucun cas, sécurité (sur tous ces points, v. Gad Barzilai article
s’exercer contrairement aux buts et aux princi- préc.). En conséquence, l’État d’Israël, d’une part,
pes des Nations unies » doit être envisagé sous l’angle de la sécurité ;
d’autre part, on ne peut comprendre cet État sans
tenir compte du fait que la société israélienne est
II. LE CONTEXTE HISTORIQUE, une société de clivages (v. Claude Klein, La démo-
GÉOGRAPHIQUE, SOCIAL ET CULTUREL cratie d’Israël, éd. du Seuil). Les trois grands cliva-
ges sont en premier lieu le clivage entre juifs et ara-
A – Le contexte historique et géographique bes, en deuxième lieu le clivage entre juifs ashké-
L’État d’Israël est un État démocratique particu- nazes et juifs sépharades, enfin le clivage entre juifs
lier ; il s’agit d’une polyarchie qui s’appuie sur des religieux et juifs laïques. Le clivage entre ashkéna-
procédures démocratiques (cf. Gad Barzilai, Entre zes et sépharades est une tension fondamentale
l’État de droit et les droits de l’État : la Cour selon la population israélienne. On remarquera éga-
suprême dans la culture juridique israélienne, RISS, lement qu’entre les juifs très religieux et les juifs très
no 152, juin 1997, p. 216). Cet État se considère à la laïques, le reste de la population est plus modérée
fois comme « juif et démocratique », cette expres- penchant plus dans un sens ou dans l’autre (v.
sion se retrouvant dans les lois fondamentales cependant le problème posé par les ultraorthodo-
adoptées en 1992 (cf. infra III). Israël est un des xes, infra III B). Dans son ouvrage (préc.), Claude
rares États démocratiques qui se situe dans la Klein parle de mosaïque quant à la population
D R O I T S

région du Proche-Orient. Cependant, de par son israélienne : « (...) celle-ci, nous semble-t-il, rend
histoire, cet État évolue dans un contexte bien par- mieux compte d’une diversité qui, dans une très
ticulier. Selon le plan de partage de l’ancienne large mesure, est une donnée fondamentale de la
Palestine adopté par l’Assemblée générale de l’ONU société et qui exclut toute idée de fusion poten-
le 29 novembre 1947, était prévue la création de tielle ou de melting-pot ». En tant qu’État juif,
deux États juif et palestinien. Mais devant le refus Israël doit faire face à la question de sa démogra-
des nations arabes limitrophes d’admettre la créa- phie. Celle-ci doit s’entendre non seulement rela-
tion d’un État juif (14 mai 1948), une guerre a suivi tivement à la population arabe et à la question de
et s’est terminée provisoirement par les accords la sécurité qui s’ensuit, mais aussi par rapport à la
d’armistice de 1948-1949, selon lesquels Israël diaspora juive dans le monde, susceptible d’immi-
devait finalement occuper une partie plus impor- grer en Israël (ex. : les différentes vagues d’immi-
tante de la Palestine que celle qui lui avait été attri- gration : la communauté juive d’Éthiopie et de
buée par le plan de partage. Rappelons que le sio- façon plus massive les immigrants d’ex-URSS) et
nisme existait avant la création de l’État. Depuis sa aux expatriations, notamment à des moments dif-
création, Israël a pris part à huit guerres et à des ficiles de la vie du pays. La question démographi-
milliers d’actions militaires limitées. Avec le pro- que doit enfin s’entendre relativement à la popu-
blème des « territoires occupés » depuis 1967 lation juive religieuse et non religieuse. Israël tient
(guerre des six jours) et le refus de différents plans à cet égard un annuaire statistique publié par
32 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
l’Office central des statistiques. On peut parler alors 1 – Les textes fondateurs des droits humains, les
dans cette situation « d’obsession démographique » lois fondamentales, les autres textes, les lois reli-
(v. Claude Klein, préc.). Il semblerait selon les sta- gieuses
tistiques qu’entre 2010 et 2020 la plupart du peu- Hormis les textes internes présentés ci-après, Israël
ple juif résiderait en Israël (v. même ouvrage). L’État est signataire des six principales conventions inter-
définit la citoyenneté relativement à la religion de nationales concernant les droits fondamentaux.
chaque personne : juive, chrétienne musulmane, ou L’État soumet à cet égard des rapports sur le res-
druze pour les principales. Tout ou partie des ques- pect de ses engagements.
tions ayant trait à l’état des personnes est régi par a – La Déclaration d’indépendance et les lois fonda-
les instances religieuses. Il existe un registre de la mentales
population qui mentionne les appartenances reli- Lors de la création de l’État d’Israël, figurait dans
gieuses et ethniques (cf. infra III). Corrélativement, la Déclaration d’indépendance adoptée le 14 mai
chaque citoyen n’a pas les mêmes obligations quant 1948 le « credo » de l’État : « L’État d’Israël sera
au service militaire (cf. infra III B). On peut remar- ouvert à l’immigration juive et au rassemble-
quer toutefois que depuis l’immigration massive ment des exilés ; il encouragera la mise en valeur
venant d’ex-URSS, des personnes sont installées en du pays au profit de tous ses habitants ; il sera
Israël qui ne sont ni juives ni arabes et dont l’appar- fondé sur la justice, la liberté et la paix selon
tenance chrétienne n’est pas toujours fondée. Le l’idéal des prophètes d’Israël ; il assurera la plus
législateur a du ainsi créer relativement à cet état complète égalité sociale et politique à tous ses
des cimetières laïques. Les personnes juives refu- habitants sans distinction de religion, de race ou
sant des obsèques religieuses pourront alors de sexe ; il garantira la liberté de culte, de cons-
demander à y être enterrées. Il existe depuis 1968 cience, de langue, d’éducation et de culture ; il
un divorce civil. La population en général est favo- assurera la protection des lieux saints de toutes
rable à l’intervention de la Cour suprême (v. infra) les religions et sera fidèle aux principes de la
sur les questions religieuses pour contribuer à la Charte de l’Organisation des Nations unies ». Pro-
séparation de la religion et de l’État. Il semble pour- gressivement, la Déclaration d’indépendance est
tant qu’une majorité plus importante des israé- devenue la pierre angulaire des droits humains en
liens soit pour la séparation de la religion et de Israël et fait ainsi partie de la Constitution en cours
l’État de façon générale, que pour le mariage civil. d’élaboration. En effet, alors que la tradition des
démocraties occidentales est d’adopter une consti-
III. PRATIQUE QUANT AUX DROITS ET tution écrite garante de l’état de droit, pour diver-
DEVOIRS DU CITOYEN ses raisons, il n’y a pas eu de constitution lors de
la création de l’État d’Israël. La Déclaration d’indé-
Traiter de la question de la citoyenneté, particuliè- pendance faisait pourtant référence à l’adoption
rement des droits et devoirs des citoyens, à travers d’une constitution. Cependant, par la suite Ben
Israël comme pays témoin est particulièrement Gourion changea d’avis sur la question pour diffé-
intéressant d’un point de vue juridique en raison de rentes raisons qu’il avança, au moment du pre-
l’omniprésence des notions de sécurité et d’état mier grand débat à la Knesset en février 1950 (après
d’urgence, et du caractère très spécifique de cette la dissolution du Conseil provisoire de l’État, le nom
démocratie. Le sujet est large et doit être circons- d’assemblée constituante fut abandonné au profit
crit. Nous avons choisi de traiter ici, compte tenu du nom de « première Knesset » et on nomma
l’assemblée législative la Knesset). Les raisons réel-
de la spécificité de l’État d’Israël, de la situation des
les étaient, d’une part, qu’il se trouvait face à
citoyens relativement à leur origine, qui condi-
l’opposition des milieux religieux, dont les plus
tionne, dans une certaine mesure, leur statut et
extrémistes considéraient que la loi de Dieu, la
notamment leurs obligations militaires.
Thora (c’est-à-dire essentiellement le Pentateu-
que) était la seule constitution possible. Pour les
A – Sources juridiques autres partis religieux, le danger était qu’une cons-
Nous insisterons, d’une part, sur les textes fonda- titution écrite comprenant une déclaration des
teurs des droits humains, plus spécifiquement sur droits impliquerait un contrôle de constitutionna-
la loi fondamentale sur la dignité et la liberté de lité des lois pouvant entraîner une remise en cause
l’individu, la législation susceptible d’intéresser les des lois religieuses, d’autre part, Ben Gourion était
droits et devoirs des citoyens et la loi fondamen- personnellement opposé à un pouvoir judiciaire
tale sur l’armée de défense d’Israël, compte tenu du trop fort, ainsi à ce que la Cour suprême annule des
contexte sécuritaire (1). D’autre part, la loi du décisions confirmées par le parti et la Knesset. En
retour, la loi sur la nationalité et le registre de la conséquence, une résolution dite « Harari » du
population importent quant à la citoyenneté en 13 juin 1950 avait prévu que la commission de la
Israël (2). Enfin, nous évoquerons la place et le rôle constitution des lois et du droit serait chargée de
fondamental de la Cour suprême (3). préparer une constitution, en différents chapitres,
chaque chapitre formant une loi fondamentale. La
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 33
résolution avait également prévu que chaque cha- fiées par la loi fondamentale du 9 mars 1994 en rai-
pitre serait présenté à la Knesset et que les chapi- son du « danger » du contrôle de constitutionnalité
tres seraient réunis par la suite pour former la cons- par la Cour suprême, à l’initiative d’un parti reli-
titution de l’État (sur tous ces points, v. Claude gieux. Cette nouvelle loi ajoute notamment un arti-
Klein, ouvrage préc.). Différentes lois fondamenta- cle à la loi fondamentale sur la liberté et la dignité
les ont ainsi été adoptées à partir de 1958, consi- de l’individu (et à la loi fondamentale sur la liberté
ORIENT

dérées ainsi comme des chapitres d’une future professionnelle) ainsi rédigé : « Les droits humains
constitution, ces lois étant une solution de en Israël sont fondés sur la reconnaissance de la
« rechange constitutionnelle » selon la Knesset (arti- valeur de l’individu, la sainteté de sa vie et sa
G0370
cle préc. Gad Barzilai, p. 213.) En 1996, onze lois liberté ; ces droits seront respectés dans l’esprit
F O N D A M E N T A U X

fondamentales avaient été adoptées. Ces lois sont des principes de la Déclaration d’indépendance
importantes, car elles sont à l’origine de procédu- de l’État d’Israël ». La Déclaration d’indépendance
res qui ont permis de préserver la démocratie. Sans est ainsi devenue la pierre angulaire des droits fon-
toutes les citer, on précisera que la loi fondamen- damentaux en Israël (cf. supra).
tale sur la Knesset (1958) et la loi fondamentale sur b – Les autres textes, les lois religieuses
le gouvernement (1968) prévoient des droits et
L’État d’Israël, faut-il le rappeler, est un État juif et
immunités très importants en faveur des parlemen-
démocratique. Il est important de préciser que,
taires et des ministres afin d’assurer la souverai-
dans ce cadre, la législation prend aussi ses racines
neté du Parlement et la liberté d’action du gouver-
dans le judaïsme. Mais par judaïsme, on n’entend
nement. La loi fondamentale sur le pouvoir judi-
pas seulement les sources religieuses. Le droit israé-
ciaire de 1984 détermine les pouvoirs des diffé-
lien n’est pas un droit religieux. Selon un représen-
rents organes judiciaires, notamment la Cour
tant du ministère de la Justice israélien, la tradi-
suprême. Par ailleurs, en raison du sujet traité et
tion juive ne s’intéresse pas seulement au religieux.
notamment du caractère sécuritaire de l’État, nous
Cette tradition représente un patrimoine qui a ali-
présentons ici les deux lois fondamentales suivan-
menté le droit israélien. Un département juridique
tes :
au sein du ministère de la Justice veille afin que le
– La loi fondamentale sur l’armée de défense droit ne soit pas déconnecté des sources juives. Il
d’Israël a été adoptée en 1975. Celle-ci prévoit la existe également une commission religieuse de la
subordination des forces armées aux autorités poli- Knesset qui renseigne sur les sources juives ou rab-
tiques élues, essentiellement au ministre de la biniques avant chaque promulgation. Le droit juif
Défense et au gouvernement israélien. Par cette loi, s’adapte également à la réalité humaine et néces-
l’armée est officiellement responsable devant le site ainsi des mises à jour. Sur le plan juridique, il
gouvernement. Le cadre démocratique est ainsi n’existe pas de religion d’État. On peut affirmer
légalisé en Israël (sur les conditions du service mili- qu’Israël est un État multiconfessionnel, cepen-
taire, v. B). dant le caractère juif de l’État a valeur constitution-
– La loi fondamentale sur la dignité et la liberté de nelle (cf. la Déclaration d’indépendance et les deux
l’individu est une des deux lois fondamentales de lois fondamentales de 1992 qui disposent chacune
1992 avec la loi fondamentale sur la liberté profes- notamment que « le but de la présente loi fonda-
sionnelle, qui instaure les droits fondamentaux sur mentale est de sauvegarder la dignité et la liberté
le plan législatif, et pour lesquelles on parle de de l’individu, en vue d’établir dans une loi fon-
« révolution constitutionnelle » (selon le juge à la damentale les valeurs de l’État d’Israël, comme
Cour suprême Aharon Barak, in La révolution cons- État juif et démocratique »). Il existe un ministère
D R O I T S

titutionnelle. La protection des droits fondamen- des Affaires religieuses. Les trois grandes commu-
taux, Pouvoirs no 72, p. 17-35.) Cette loi est consi- nautés religieuses (juifs, musulmans, druzes) sont
dérée comme une ébauche de Déclaration des dotées d’organes d’État. Plusieurs autres religions
droits humains. En effet pour la première fois, la sont reconnues et peuvent recevoir des subven-
Knesset s’était imposée des limitations dans le tions de l’État. La législation religieuse s’applique au
domaine dans lequel elle était habilitée à agir : la statut personnel, ainsi le mariage et le divorce (pour
législation. Dans les deux lois fondamentales de les différentes confessions.) Pour les juifs, les rab-
1992 figure ainsi une clause limitative qui permet bins orthodoxes jouissent d’un monopole à cet
le contrôle de constitutionnalité d’une loi au vu de égard (v. II. Les questions intéressant la laïcisation
cette clause, mais ce contrôle ne vaut que pour les de la société). Le respect des règles religieuses
lois postérieures à 1992. Dans la loi fondamentale comme le shabbat et les jours de fête ne s’appli-
sur la dignité et la liberté de l’individu, cette clause que qu’aux citoyens juifs. Ces règles s’appliquent
est rédigée comme suit (article 8) : « Il ne peut être sous la forme de lois sociales. Les autres citoyens
porté atteinte aux droits qui découlent de la pré- bénéficient de jours chômés en rapport avec leur
sente loi fondamentale que par une loi conforme confession. On n’entrera pas ici dans la complexité,
aux valeurs de l’État d’Israël adoptée dans un but du point de vue des ultraorthodoxes, quant au
valable et dans la stricte mesure du nécessaire ». regard qu’ils portent sur le droit israélien (v. cepen-
Les deux lois fondamentales de 1992 ont été modi- dant la portée du service militaire obligatoire et les
34 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
problèmes posés par leurs positions extrêmes, infra comme Cour administrative en premier et en der-
B). nier ressort. Sa principale réalisation (en tant que
Cour administrative) réside dans son contrôle des
2 – La loi du retour, la loi sur la nationalité et le
registre de la population activités administratives et dans son rôle d’arbitre
entre l’individu et l’État, garante ainsi des droits de
a – La loi du retour et la loi sur la nationalité la personne et imposant l’autorité de la loi. Elle a
La loi du retour adoptée en 1950 permet à chaque enfin un rôle de contrôle de constitutionnalité des
juif de venir s’installer en Israël. Devant les diffi- lois. La Cour suprême, considérée comme l’institu-
cultés rencontrées et les controverses autour des tion la plus prestigieuse du pays, jouit d’un grand
questions relatives au droit du retour pour un juif respect au regard de la population. Cependant, les
converti à la religion chrétienne (affaire Oswald milieux très religieux lui sont souvent hostiles en
Rufeisen, connue aussi sous le nom de « frère raison de la possibilité pour la Cour d’invalider une
Daniel », jugée en 1962), ou au droit au retour pour loi, notamment religieuse. Leur but est de pouvoir
des enfants nés de père juif mais de mère non juive intervenir au sein de cette Cour. La Cour suprême
(affaire Shalit c/ ministère de l’Intérieur, jugée en est également critiquée du fait de sa composition,
1969), la loi a été amendée en 1970, apportant une car elle composée majoritairement de juifs ashké-
définition de la judéité : « Est considéré comme juif nazes, laïques et de sexe masculin ; ainsi, elle ne
celui qui est né d’une mère juive ou qui s’est représenterait pas toutes les couches de la popula-
converti au judaïsme et qui n’appartient pas à tion. Depuis 1948, la Cour suprême a établi pro-
une autre religion ». Les milieux orthodoxes ont gressivement une jurisprudence déterminant diffé-
demandé l’adjonction de la mention « selon la rents droits (liberté d’expression, d’association, de
halakha » (la loi sacrée juive) après la mention manifestation etc.). Rappelons qu’elle a dû statuer
« converti au judaïsme », mais ne l’ont pas obtenu. dans un contexte culturel de sécurité nationale et
Un deuxième amendement, également adopté en de judaïsme. Dans ce contexte, elle a, d’une part,
1970, étend la loi du retour de façon très libérale imposé certaines règles pour éviter une atteinte
au fils et au petit-fils d’une personne juive, à son grave aux droits individuels au regard de la situa-
conjoint et au conjoint du fils ou du petit-fils de tion de l’état d’urgence, d’autre part, elle a consi-
cette personne. Toute personne souhaitant bénéfi- déré qu’aucun usage politique des droits indivi-
cier de la loi du retour, selon les conditions préci- duels ne devait mettre en péril la sécurité de l’État.
tées verra apposé dans le registre de la population Elle a dû aussi composer relativement au caractère
la mention juif en tant qu’ethnie. La rubrique reli- juif de l’État, donc soumise à certains facteurs cul-
gion sera ensuite de la compétence des autorités turels. Ainsi, elle a eu recours à la « question poli-
religieuses (qui sont orthodoxes en Israël). Aux ter- tique » ou « la présomption de légalité » pour évi-
mes de la loi sur la nationalité de 1952, tout immi- ter d’intervenir dans des questions relatives à la
grant acquiert automatiquement la nationalité sécurité nationale et à la religion. À partir des
israélienne. Des voix s’élèvent alors au sujet du années 80, la Cour suprême a vu un accroissement
caractère trop extensif de la loi du retour et l’acqui- de son activité pour différentes raisons, notam-
sition automatique de la nationalité, car ces condi- ment les clivages politiques. Cette dernière était
tions peuvent notamment remettre en cause les alors considérée comme l’institution civile la plus
fondements de l’État d’Israël comme terre de refuge fiable du pays. Le nombre des affaires dont elle a
pour les juifs en péril (ex. : l’immigration massive été saisie s’est accru au fil des années (sur tous ces
en provenance de l’ex-URSS qui était considérée en points, v. Gad Barzilai, article préc.). La Cour
partie comme réalisée pour des raisons économi- suprême a appliqué tout à la fois la loi sacrée juive
ques (cf. Claude Klein, ouvrage préc.)). (la halakha), la common law, le droit allemand et
b – Le registre de la population le droit américain. Le droit laïque a été plus appli-
qué que la halakha. Elle a ainsi élaboré des règles
Selon une loi de 1965, doivent figurer sur le regis-
concernant pour ce qui nous intéresse notamment
tre de la population le nombre d’inscriptions pour
ici la portée du service militaire obligatoire. Malgré
chaque résident, dont l’appartenance ethnique
le contexte sécuritaire permanent, la Cour suprême
(leom) et l’appartenance religieuse. Ainsi, par exem-
bien qu’attentive au besoin du pays en matière de
ple, un citoyen peut être inscrit comme arabe en
sécurité a empêché à plusieurs reprises le gouver-
tant qu’ethnie et comme chrétien en tant que reli-
nement et son armée d’entreprendre des actions
gion. Concernant la judéité, la loi sur le registre de
contraires aux règles les plus strictes de l’autorité
la population a été amendée en même temps que
la loi du retour. de la loi (v. A. Dershowitz, Le droit d’Israël, éd.
Eska). Dans un pays confronté à des dangers com-
3 – La jurisprudence de la Cour suprême parables, Israël est le pays le mieux placé en matière
La Cour suprême, héritière de l’ancienne Cour de droits humains (même référence). Nous souli-
suprême de la Palestine mandataire, a différentes gnerons que le 6 septembre 1999, la Cour suprême
compétences en tant que Haute Cour de justice : a prohibé formellement la torture à laquelle recou-
d’une part, comme Cour d’appel, d’autre part, rent malheureusement les États-Unis (prisons
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 35
d’Abou-Grahim et de Guantanamo), au mépris des la durée de leur service est alors de deux ans et
conventions internationales de protection des droits demi. Par la suite, chaque citoyen juif, homme ou
fondamentaux. Le prétexte d’obtenir des renseigne- femme, est réserviste jusqu’à l’âge de 45 ans, c’est-
ments permettant d’empêcher un attentat terro- à-dire qu’il doit effectuer un mois par an dans
riste ne pouvant aucunement justifier cette prati- l’armée pour se ré-entraîner, s’agissant des unités
que (v. même ouvrage, p. 145). La Cour suprême a
ORIENT

combattantes. Il est fait en sorte que la personne


également souvent tranché les questions religieu- soit affectée dans une base proche de son domi-
ses et notamment la question « qui est juif ? » (v. cile. Concernant les autres unités de l’armée, les
supra, la loi du retour). Elle s’est encore pronon- réservistes doivent effectuer quinze jours par an. À
G0370
cée sur l’égalité des citoyens relativement à leur ori- compter de leur premier enfant, les femmes ne sont
F O N D A M E N T A U X

gine. Ainsi, en 2002, elle a décidé que le gouverne- plus réservistes. L’armée accepte également des
ment ne pouvait pas allouer un terrain en fonction juifs d’autres pays qui souhaitent s’engager pen-
de la religion ni des origines ethniques et ne pou- dant la durée du service militaire. Dans les situa-
vait pas empêcher un citoyen arabe d’habiter là où tions d’urgence, ainsi dans les cas de certains atten-
il le souhaite, en raison du principe d’égalité (v. A. tats, les réservistes doivent se mobiliser immédia-
Dershowitz, ouvrage préc.). Enfin, dans le cadre du tement en cas d’ordre gouvernemental. Précisons
contrôle de constitutionnalité, la Cour a été ame- qu’il existe en Israël une minorité de la population
née à se prononcer sur la question d’État juif et ultra-orthodoxe au sein de laquelle existent diffé-
démocratique, ainsi dans un arrêt Ben Chalom rents mouvements. Ces mouvements sont différem-
contre Commission centrale de contrôles des élec- ment intégrés dans la société israélienne ; ainsi, ils
tions à la 12e Knesset rendu en 1988 au sujet de la rejettent en principe tous le service militaire pour
question de conformité d’une liste demandant les femmes, mais certains l’acceptent pour les hom-
l’égalité complète entre juifs et arabes. Cette liste mes. Cependant, dans certains milieux, les fem-
ne fut pas écartée, mais un principe avait été pro- mes conscientes de leurs devoirs ont la possibilité
posé par un juge selon lequel l’État juif était l’État de choisir le bénévolat au lieu du service militaire
du peuple juif, distinguant les droits collectifs et les proprement dit. Les exemptions, dans ces cas, sont
droits individuels (cf. Claude Klein, ouvrage préc. ; très critiquées par le grand public. Il existe parfois
v. également infra B : est interdit tout parti politi- des objections de conscience, comme dans tout
que qui nierait l’État d’Israël comme État juif). La État démocratique ; ainsi le refus d’expulsion des
Cour doit faire la « balance des intérêts » entre le palestiniens ou le refus d’intervenir du fait des
caractère juif de l’État et son caractère démocrati- dommages collatéraux.
que (pour plus de développements Claude Klein,
même ouvrage). La Cour suprême s’est aussi pro- Malgré certaines positions extrêmes, politiques
noncée sur le statut des lois fondamentales, donc ou religieuses au sein de la population israélienne
sur la question du contrôle de constitutionnalité et (cf. Caroline Fourest et Fiammetta Venner, Tirs croi-
l’existence de la Constitution elle-même. sés, éditions Calmann-Lévy, sur les actions des
extrémistes juifs ultraorthodoxes mettant en dan-
B – Exemples concrets ger l’État d’Israël, p. 291 et s.), la grande majorité
de celle-ci est modérée et désire vivre en paix. En
Le fonctionnement de la démocratie israélienne
tant que démocratie et en tant qu’État juif, l’État
repose sur un état sécuritaire permanent, ainsi
d’Israël rejette les positions extrêmes. Ainsi, des par-
qu’on a pu le constater. Le service militaire est inté-
tis politiques extrémistes, juif (raciste, antidémo-
gré à la vie civile. Précisons qu’il est plus facile de
D R O I T S

trouver un emploi et d’avoir des aides en ayant fait cratique) ou arabe (déniant l’existence de l’État
son service militaire. Cependant, en raison du d’Israël) ont été exclus et interdits. Un nouvel arti-
caractère juif de l’État, le service militaire n’est obli- cle a été introduit à cet égard dans la loi fondamen-
gatoire que pour les citoyens juifs. Il n’est pas obli- tale sur la Knesset en juillet 1985 (article 7a) qui dis-
gatoire pour les citoyens arabes, mais il n’en est pas pose : « Sera exclue de la participation aux élec-
de même pour les druzes. Les citoyens arabes ont tions toute liste de candidats dont apparaît, soit
toutefois la possibilité de le faire, mais la plupart ne dans ses buts, soit à travers ses actions, explici-
le font pas, en raison du contexte politique. Au tement ou implicitement, l’un des éléments sui-
début de l’existence de l’État d’Israël, les citoyens vants : a) la négation de l’existence de l’existence
arabes étaient collectivement exemptés du service de l’État d’Israël comme État du peuple juif ; b)
militaire. La durée du service militaire est particu- la négation du caractère démocratique de l’État ;
lièrement longue : elle est de trois ans, à compter c) l’incitation au racisme. Tout parti de ce type
de l’âge de 18 ans, pour les hommes autant que pourra se voir interdire dès son inscription auprès
pour les femmes, pour incorporer les unités com- d’un greffe des partis (loi sur les partis politi-
battantes. Ces derniers ont trois mois de répit à ques de 1992) ».
compter de l’obtention de l’équivalent du bacca-
lauréat, avant leur incorporation. Les femmes ont
toutefois le droit de choisir d’autres corps d’armée,
36 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
IV. BILAN 2005, pourraient induire quelques évolutions. Ce, en
dépit de l’état de santé critique d’Ariel Sharon et
L’État d’Israël est une démocratie très particulière. sous réserve des conséquences du succès remporté
Son histoire est également très spécifique. Cet État, par le parti Hamas aux dernières élections législa-
dès sa naissance, n’a pas été accepté par les États tives palestiniennes du 25 janvier 2006.
arabes limitrophes, et vit un état sécuritaire perma-
nent. Dans ce contexte, l’application de toutes les
règles du jeu démocratique n’est pas évidente (cf.
notamment la question du service militaire, l’appli-
cation des droits fondamentaux). Cependant, la
Cour suprême en tant que Haute Cour de justice est
considérée comme une des meilleures au monde.
Par ailleurs, il est difficile d’appréhender de prime
abord la signification d’État « juif et démocrati-
que », mais dans cet État, la question de la démo-
graphie est centrale. Dans ce contexte, chaque
citoyen doit trouver sa place selon son origine eth-
nique et religieuse. Un des dilemmes de l’État israé-
lien repose sur la question de la laïcisation de la
société sans pour autant que l’État ne perde son
caractère juif, c’est-à-dire les valeurs du judaïsme.
Il est à souhaiter qu’Israël puisse continuer à avan-
cer vers les principes de la Déclaration universelle,
avec, en toile de fond, la résolution du conflit
israélo-palestinien pour le bien de tous ses citoyens.
À cet égard, l’élection d’Amin Peretz à la direction
du parti travailliste et la création du parti Kadima,
par le Premier ministre Ariel Sharon, en novembre
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 37
Le droit à la propriété au Brésil (*)

Zia OLOUMI
Docteur en droit
Avocat aux Barreaux de Paris et de Nice
Co-reponsable de la Commission Droits fondamentaux
AMÉRIQUE

de l’UJA de Paris

G0371
I. L’ARTICLE 17 DE LA DUDH ET LES de son indépendance en 1822. En 1808, la famille
F O N D A M E N T A U X

AUTRES CONVENTIONS INTERNATIONALES royale portugaise se réfugiera à Rio, fuyant l’inva-


sion du Portugal par Napoléon. En 1815, le pays
L’article 17 de la DUDH dispose : sera élevé au rang de royaume, uni à celui du Por-
« 1. Toute personne, aussi bien seule qu’en col- tugal et Algarve. En 1847, le Brésil devient une
lectivité, a droit à la propriété. monarchie parlementaire, avec la création de la
2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa fonction de président du conseil des ministres. La
propriété ». République est proclamée en 1889, un an après
Cet article doit être mis en rapport avec l’arti- l’abolition officielle de l’esclavage. Au XXe siècle, le
cle 25 de la même Déclaration : « Toute personne Brésil a oscillé entre l’autoritarisme et la démocra-
a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer tie. Un régime militaire gouverne le pays de 1964 à
sa santé, son bien-être et ceux de sa famille ». Par 1985. L’arrivée d’un gouvernement civil en 1985
comparaison, il serait également utile de rappeler permet l’instauration de la nouvelle république. Et
la formulation du droit à la propriété privée dans la Constitution de 1988 organise un régime prési-
les autres conventions similaires, et notamment dentiel « à l’américaine ».
l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme De nos jours, le Brésil est une République fédé-
et du citoyen de 1789, qui stipule que : « La pro- rale constituée de 26 États autonomes et du dis-
priété étant un droit inviolable et sacré, nul ne trict fédéral de Brasilia. Dans chaque État est élu un
peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité gouverneur et une chambre des députés. L’élec-
publique, légalement constatée, l’exige évidem- tion présidentielle (au niveau fédéral) a lieu tous les
ment, et sous la condition d’une juste et préala- quatre ans au suffrage universel, et le mandat ne
ble indemnité » ; l’article 25 de la Charte arabe des peut être renouvelé qu’une seule fois. Les 513 dépu-
droits de l’homme de la Ligue arabe de 1994 sti- tés fédéraux sont élus pour quatre ans au scrutin
pule : « Le droit à la propriété privée est garanti proportionnel à la chambre des députés, et les États
à chaque citoyen. En toutes circonstances il est envoient chacun trois élus au Sénat. Le Brésil
interdit de priver le citoyen de ses biens totale- s’étend sur 8,5 millions de km2 (quinze fois le ter-
ment ou partiellement, d’une façon arbitraire ou ritoire français), soit 37 % du territoire de l’Améri-
illégale » ; l’article 15 de la Déclaration islamique que latine. Il est le 5ème pays du monde par sa
universelle des droits de l’homme proclamée en superficie avec plus de 180 millions d’habitants
1981 stipule également que : « c) Toute personne (espérance de vie : 69 ans ; analphabétisme :
a droit à la propriété de ses biens, individuelle- 12,9 %). 11e puissance économique du monde, le
ment ou en association avec d’autres. La natio- Brésil dispose de très abondantes ressources natu-
relles : or, bauxite, manganèse, fer, nickel, phos-
D R O I T S

nalisation de certains moyens économiques dans


l’intérêt public est légitime. d) Les pauvres ont phate, bois, énergie hydraulique, pétrole (1,6 mil-
droit à une part définie de la prospérité des lion barils/jour). Selon les études établies par
riches, fixée par la zakat [l’impôt religieux], impo- l’Organisation pour le développement et la coopé-
sée et collectée conformément à la Loi. e) Tous les ration économique (OCDE), le pays aurait connu
moyens de production doivent être utilisés dans pendant le XXe siècle le taux de croissance le plus
l’intérêt de la communauté (ummah) dans son élevé (PNB), surpassant à cet égard les États-Unis,
ensemble, et ne peuvent être ni négligés ni mal l’Allemagne, le Japon ou la Corée ; son PNB dépasse
utilisés ». par exemple celui du Canada. Malgré ce « miracle
économique », les inégalités persistent. Le Brésil est
classé au 65ème rang au regard de l’indice de déve-
II. LE CONTEXTE HISTORIQUE, SOCIAL ET loppement humain (IDH) par le programme des
CULTUREL Nations unies pour le développement (PNUD) dans
son rapport de 2003. Il se place parmi les pays au
niveau de développement moyen, derrière la Rus-
A – Contexte général : un pays de contrastes
sie. Cependant, certaines villes ou régions (dont le
Découvert en 1500 par les Portugais, le Brésil res- district fédéral) peuvent se prévaloir d’un IDH pro-
tera une colonie portugaise jusqu’à la déclaration che de celui des pays occidentaux. On estime à 54
(*) La présente étude se limite au droit à la propriété privée de la terre. millions le nombre de Brésiliens vivant sous le seuil
38 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
de pauvreté (moins de 2 USD/jour/hab.). Selon un une loi de 1849 est promulguée interdisant le trafic
rapport de la Banque mondiale, près de 50 % des des esclaves noirs de l’Afrique vers le Brésil (1).
revenus sont concentrés dans les mains des 10 % les
3 – Loi no 167.601 dite “loi des terres” (1850) et
plus riches alors que les 40 % les plus pauvres n’en
consécration de la valeur commerciale de la terre
possèdent à peine que 8,5 %. Plus encore, 5.000
familles seulement possèdent un patrimoine cor- Face à cette nouvelle donne, l’empereur Dom
respondant à 45 % du PIB. La question de la pro- Pedro II promulgue une autre loi le 18 septembre
priété de la terre est dès lors une question impor- 1850, plus connue comme la première « loi des ter-
tante. En effet, 27.000 grands propriétaires terriens res », parce qu’elle consacre la valeur commerciale
brésiliens possèdent à eux seuls, 178 millions d’hec- de la terre. La terre n’était plus libre et devenait une
tares, dont la moitié n’est toujours pas cultivée. Les marchandise, propriété de la Couronne, ou alors de
inégalités sociales et économiques sont fortement ceux qui pouvaient montrer des titres de propriété
causées par la répartition des terres et la structure légitimés par des notaires, à partir des « lettres de
agraire du pays, dont il convient d’en tracer l’évo- sesmaria » reçues de la Couronne ou des preuves
lution historique. « d’occupation pacifique et sans contestations » des
terres. À partir de 1850, ceux qui voulaient possé-
B – Histoire du droit de la propriété de la terre der des terres devaient les acheter, soit dans des
au Brésil ventes aux enchères faites par la Couronne (pro-
priétaire de tout le territoire non encore occupé),
1 – Absence de propriété privée des terres dans
soit à ceux qui les possédaient déjà. Seul pourront
les sociétés précoloniales latino-américaines
(jusqu’au XVIe siècle) désormais devenir propriétaires ceux qui peuvent
les acheter à la Couronne. Ainsi se met en place le
Dans les sociétés précoloniales latino-américaines,
droit à la propriété privée de la terre qui empê-
la propriété privée du sol n’existe pas ; les popula-
chera de fait les noirs, libérés de l’esclavage, ou les
tions villageoises n’en détiennent que l’usufruit.
pauvres en général, de se transformer en paysans,
Une partie de la récolte est livrée à l’État qui peut
en petits propriétaires, puisqu’ils n’avaient pas
redistribuer une partie en cas de difficultés. C’est à
l’argent nécessaire pour les acheter. Ainsi, la « loi
partir de la colonisation portugaise que s’installent
des terres » consacrera juridiquement la grande
au Brésil les premières formes de latifundios ou
propriété, le latifundio. Dans son article 18, la loi
grands domaines fonciers.
des terres autorisait le gouvernement à « faire venir
2 – Appropriation des terres par la Couronne por- des colons » (travailleurs dits « libres ») des pays
tugaise (1500-1850) européens. Ce qui va conduire à la substitution du
De 1500 à l850, toutes les terres vont appartenir à droit à la propriété de la terre au droit de posséder
la Couronne portugaise. Jusqu’à la promulgation de des esclaves. Afin que les fazendeiros (grands pro-
la loi des terres en 1850, la terre n’avait aucune priétaires terriens) puissent maintenir un contrôle
valeur commerciale ; elle était abondante et obte- privé sur les nouveaux arrivants, les premiers vont
nue facilement, soit par la simple occupation, soit financer le voyage des immigrants ainsi que leurs
gracieusement, par concession de la Couronne. premières dépenses. Les travailleurs immigrés vont
C’est le système de sesmaria, importé du Portugal également bénéficier d’une ouverture de crédit
dès 1530, qui prendra fin avec l’indépendance en auprès de leur employeur pour acheter les biens
1822, qui était alors appliqué. La Couronne concé- dont ils avaient besoin. Les immigrants étaient ainsi
dait de grandes étendues de terrain, juste sous tenus par les dettes qu’ils avaient contractées à res-
forme de concession d’usufruit, aux familles nobles ter au service de leur employeur. De même, les
ayant assez de capital pour avoir des esclaves et grands propriétaires vont favoriser l’implantation de
produire pour l’exportation (canne à sucre, café, « colonies » (2) à l’intérieur de leur fazendas. Le
cacao, coton et production de bétail extensive afin gouvernement a également financé de vastes pro-
d’en exporter le cuir). La période d’indépendance jets de « colonisation » dès 1870 en installant les
va renforcer la concentration des terres et les gran- « colons » sur des terres arides, du moins non pro-
des propriétés. En supprimant les communautés pices à la culture de café. À la suite de l’abolition
indiennes, jugées archaïques, le législateur va faire
(1) Ce trafic, qui avait commencé en 1570, était en principe devenu illé-
des indiens des petits propriétaires exploitants. gal par une loi promulguée en 1831 sous la pression de l’Angleterre, nou-
Beaucoup vont par la suite céder leurs parcelles velle puissance coloniale en guerre contre les bateaux qui amenaient de
la main d’œuvre achetée en Afrique pour les plantations de sucre et
dans de mauvaises conditions financières peu au ensuite de café. Mais cette loi n’était pas appliquée dans les faits. La pres-
fait des mécanismes de financement. De même, la sion anglaise se faisant de plus en plus forte, la promulgation de la nou-
velle loi a eu pour cause la menace, en 1849, d’occupation des ports bré-
concentration des terres est accélérée lorsque, sous siliens par les britanniques si le trafic n’était pas arrêté.
la pression de l’Angleterre, nouvelle puissance colo- (2) Le nom de « colons » donné aux immigrants ainsi installés avait ici le
sens d’ « employés » et ne doit pas être confondu avec l’idée que les émi-
niale, mais aussi de la nouvelle classe moyenne bré- grés partaient de l’Europe pour coloniser de nouvelles terres comme cela
silienne citadine et du fait de la révolte des noirs, était le cas en Australie et en Amérique du Nord.

VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 39


officielle de l’esclavage en 1888, les esclaves libérés d’ouvriers agricoles, un individu devient posseiro.
AMÉRIQUE

vont fuir les plantations de sucre, ce qui va mécon- Le respect de ces conditions conférait au posseiro
tenter les grands propriétaires. La monarchie ayant certains droits sur la terre, bien que dans la prati-
bouleversé l’ordre social dans les campagnes en que ceux-ci se limitaient généralement aux cultu-
libérant les esclaves, les grands planteurs de sucre res qui s’y trouvent. Les nombreux conflits fon-
et de café vont soutenir l’avènement d’une Répu- ciers attestent de l’ambivalence des normes en
G0371 blique conservatrice, qui assurera le respect des vigueur, alors même que les autorités promettent
F O N D A M E N T A U X

droits de la propriété. La République sera procla- de légaliser la situation des posseiros et de s’infor-
mée en 1889. Dans les années 1920, à la suite des mer de leur présence avant de concéder des titres
révolutions russe et mexicaine, le pays verra s’ins- de propriété. Ainsi, par exemple, certains paysans
taurer l’amorce d’un débat autour de la concentra- ont défriché et mis en valeur des terres qu’ils
tion foncière et de la marginalisation des petits pay- croyaient vacantes. Une fois le travail de défriche-
sans. Mais l’essentiel de la politique de développe- ment achevé, ces posseiros vont être chassés bru-
ment s’orientera vers le secteur industriel. De talement par les grands propriétaires qui ont au
même, va apparaître une moyenne propriété dans préalable négocié l’achat de terre auprès du gou-
le sud du pays. Elle va de pair avec une répartition vernement. Ils n’ont dès lors d’autre choix que de
moins inégalitaire des revenus et avec un dévelop- recommencer leur travail ailleurs avec les mêmes
pement économique plus soutenu. Dans la région risques de ne pas disposer de titre de propriété in
de São Paulo par exemple, cette moyenne propriété fine. Dans les plantations de canne à sucre et de
apparaît lorsque les planteurs de café vendent par café, les morandores, ou petits paysans (5), et le
lots leur terre au moment de la crise des années colono (6) vont aussi s’opposer aux expulsions. De
1930. Contrairement aux pays européens, les élites même, vont apparaître de nouvelles catégories de
foncières brésiliennes conserveront leur pouvoir travailleurs comme les clandestinos (travailleurs
politique et s’opposeront tout au long du XXe siè- clandestins) et les boias frias (travailleurs saison-
cle à une quelconque modification de la structure niers) (7). Si l’organisation de la paysannerie est sur-
de la propriété rurale. tout l’œuvre du Parti communiste brésilien (PCB),
les années 1950 vont consacrer le rôle prééminent
4 – Montée en puissance et la structuration des
revendications paysannes (années 1950) de l’Église. C’est notamment la création de l’Action
populaire, organisation politique formée par les
Dès les années 1950, les conséquences sociales des plus progressistes de l’Église brésilienne et qui se
politiques de développement conduiront pourtant rapproche du PCB en prônant la construction d’une
les paysans et les travailleurs ruraux brésiliens à se société socialiste à travers la syndicalisation. Mais
mobiliser et à s’organiser. Leur lutte s’organisera on note aussi et surtout la constitution en 1960 de
sous trois formes. Une première réclamera de la Société brésilienne de défense de la tradition, de
meilleures conditions de travail et la reconnais- la famille et de la propriété, un courant de droite
sance de droits économiques et sociaux. Une ultraconservateur qui défend le statu quo dans les
seconde ira au-delà de ce type de revendications et campagnes. En 1961, le nouveau président Joao
se mobilisera aussi pour le droit de rester sur la Goulart (en fonction de 1961 à 1964) signera plu-
terre. C’est cette forme que vont choisir les parcei- sieurs décrets d’expropriation des terres avant de
ros (« partenaires »), les foreiros (« créanciers ») et
D R O I T S

rencontrer l’hostilité des grands propriétaires ter-


les arrendatarios. Une troisième forme de lutte, riens qui s’opposent à toute tentative de réforme de
privilégiée par les posseiros (3), ne revêt pas le la structure foncière. En 1962, une réglementation
caractère syndical des deux premières mais por- sur le syndicalisme rural sera adoptée selon les
tera seulement sur la définition du droit de pro- conceptions populistes et organisera un syndica-
priété. Il s’agit de revendiquer la régularisation de lisme dépendant, corporatiste et étatique, encadré
leurs possessions. Cette période verra ainsi se mul- par une structure verticale extrêmement rigide. Il
tiplier les conflits entre posseiros et grileiros (4) est également décidé d’exproprier les grands
dans les régions de frontières agricoles. La législa- domaines non cultivés et de les redistribuer aux
tion en vigueur prévoit qu’au bout de cinq années paysans sans terre. L’indemnisation qui sera ver-
de présence ininterrompue sur une terre mise en sée aux grands propriétaires consiste alors en titres
valeur avec l’aide de sa famille et sans employer
(5) Ces petits paysans habitent aux confins d’un grand domaine sur lequel
(3) Le posseiro est un occupant sans droits qui vit depuis plusieurs années ils travaillent en échange d’un lopin de terre réservé à leur habitat et à
sur les terres sans titre de propriété. quelques cultures personnelles et vivrières. Ils doivent payer un cambao,
(4) Le grilleiro est un terme générique désignant une personne ayant soit environ vingt jours de travail gratuit par an.
acquis un titre sur la terre de manière généralement frauduleuse ou illé- (6) Les colons du café devaient également une semaine de travail annuel
gale, ou forgeant de faux titres de propriété. Depuis 1946, plusieurs mil- non rémunéré et était le plus souvent payés à l’année.
liers de familles de posseiros ont été expulsées par de nouveaux arri- (7) L’expression signifie littéralement « mange-froid ». Ces paysans ruraux
vants munis de titres de propriété trafiqués qu’ils avaient reçus des auto- complètent leur revenu familial par de petits métiers citadins de survie.
rités locales. Les luttes donneront lieu à la destruction de plantations, à Les plus chanceux sont embauchés tous les matins, et emmenés en
des violences physiques et même parfois à des conflits armés. camion vers leur lieu de travail.

40 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006


de dette publique et non en somme liquide, comme latifundios et suppose l’établissement d’une taille
l’exigeait la Constitution. Le mécontentement des maximale pour la propriété rurale. Dès 1985, le
grands propriétaires sera l’une des causes du ren- Mouvement va revendiquer la légalisation des ter-
versement par les militaires du président élu. res occupées par les travailleurs et la punition des
crimes commis contre les paysans, mais aussi la
5 – Loi “statut de la terre” (1964)
mise en commun des terres des multinationales, la
Le régime militaire, instauré après le coup d’État de démarcation des terres indigènes, la suspension des
1964, interrompra et réprimera brutalement ces dif- subsides du gouvernement aux projets profitants
férentes formes de mobilisation en milieu rural. Le aux grands propriétaires, l’abandon de la politique
général Castelo Blanco promulguera l’Estatuto da de colonisation et la réorientation de la politique
terra, le statut de la terre, modernisant ainsi le lati- agricole au profit des petits producteurs. Avec la
fundio. Mais cette modernisation reste limitée dans chute de la dictature militaire, mais aussi du fait de
ses effets puisqu’elle ne touchera pas à la concen- la crise économique des années 1980, la réforme
tration des terres et favorisera les entreprises qui agraire est présentée à nouveau comme instru-
ont une volonté exportatrice. L’objectif est seule- ment de politique économique (création d’un sec-
ment d’inscrire les structures foncières et sociales teur agricole moderne) et sociale (réduction des
de façon plus efficace dans l’économie de marché. inégalités grâce à une meilleure redistribution des
Si le droit de propriété sera réaffirmé avec force, terres). Mais le premier plan national de réforme
néanmoins, son application concrète a été détour- agraire (PNRA) se heurtera, malgré une mobilisa-
née et la loi ne permettra en réalité qu’à implanter tion forte de la société civile en sa faveur, à l’oppo-
vers la campagne les investisseurs étrangers, les sition des grands propriétaires terriens. La nou-
banques et les grands groupes économiques. Le velle république adoptera finalement un plan de
gouvernement leur a remis de grandes étendues de réforme agraire, mais dont l’application restera
terres publiques, à prix dérisoire, avec des facilités limitée. Pour l’administration Cardoso (président de
fiscales. Ces incitations fiscales vont permettre aux 1995 à 2003), la réforme agraire ne sera ni néces-
investisseurs nationaux et internationaux d’acqué- saire ni souhaitable pour stimuler l’essor de l’éco-
rir de vastes étendues de terres au Brésil. La loi nomie. Le gouvernement entreprend seulement une
« statut de la terre » limitait doublement ce droit de politique de réforme visant à la création et au sou-
propriété, d’une part, par la nécessité de l’effica- tien de la petite exploitation familiale, qui ne doit
cité économique et, d’autre part, par le nécessaire pas porter atteinte à la compétitivité nationale. Or,
respect des droits des travailleurs. L’expropriation cette politique ne modifiera pas la structure fon-
devient donc possible dans ces deux cas. Cette poli-
cière qui restera concentrée et inégale, faute d’ins-
tique va conduire à l’expulsion des petits exploi-
truments efficaces de recensement et de redistribu-
tants, à l’augmentation du nombre de travailleurs
tion ou de déconcentration des terres. En effet, dans
saisonniers et de paysans sans terre, à la délocali-
de nombreux États de la fédération, les cadastres
sation des cultures vivrières vers des terres moins
fonciers sont très peu fiables, quand ils ne sont pas
fertiles, à la détérioration de la situation alimen-
simplement inexistants ; les déclarations d’immeu-
taire et à la polarisation du développement régio-
bles ne sont pas contrôlées et les terres désappro-
nal.
priées sont souvent surfacturées. La collusion des
6 – Échec du premier plan national de réforme intérêts entre propriétaires, parfois purement fic-
agraire (PNRA) tifs, et l’administration freine en outre la mise en
Les années 1970 et 1980 vont être marquées par le œuvre des politiques de redistribution ou de décon-
processus d’ouverture démocratique du régime centration des terres.
militaire et sa chute en 1985, ce qui permettra à la
société civile de faire davantage entendre ses reven- III. PRATIQUE DU DROIT À LA PROPRIÉTÉ
dications notamment quant à la nécessité d’une PRIVÉE
réforme agraire. Par la création en 1984 du Mouve-
ment des paysans sans terres (MST), la lutte pour Le choix du Brésil comme cas d’étude tient au fait
la terre prendra la forme d’un mouvement social que ce pays est emblématique des enjeux liés à la
d’envergure nationale. L’objectif des actions du définition même du droit à la propriété. Dans son
MST est non seulement la régularisation des terres article 184, la Constitution de la fédération, adop-
et la lutte contre l’expropriation, mais aussi la mise tée en 1988, affirme : « Il incombe à l’Union de
en place d’une réforme agraire, c’est-à-dire une s’approprier, dans l’intérêt général, aux fins de la
vaste redistribution des terres à l’échelle nationale. réforme agraire, le bien rural qui n’accomplit pas
Ce qui impliquerait la « désappropriation » (8) des sa fonction sociale ». La Constitution brésilienne
(8) Par « désappropriation », il faut entendre le sens que Mgr François de mise en commun. Il s’agissait pour lui de partager et de mettre en com-
Laval (pasteur français du XVIIe siècle béatifié par l’Église catholique en mun les biens matériels (dont la terre) pour rendre visible et tangible la
1980) en donnait, conformément à l’idéal évangélique de partage et de communion des cœurs.

VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 41


autorise donc la redistribution des terres par mille hectares (9). D’autre part, on dénombrerait
AMÉRIQUE

l’expropriation des latifundios qui n’exercent pas environ 5 millions d’établissements ou d’entrepri-
de fonction sociale ou qui ne respectent pas la légis- ses qui se partageraient la terre restante en petites
lation du travail et l’environnement. Si la limita- parcelles et 4 autres millions de familles qui tra-
tion du droit de propriété est reconnue par l’expro- vaillent dans l’agriculture sans avoir le droit
priation dans l’intérêt général et à condition d’une d’acquérir leur propre terre. Il est vrai que certains
G0371 juste indemnisation du propriétaire, en revanche le auteurs proposent d’en finir avec la propriété pri-
F O N D A M E N T A U X

débat est plus nuancé sur une quelconque fonc- vée, alors que d’autres mettent en doute le carac-
tion sociale du droit à la propriété privé. La Cons- tère fondamental du droit de propriété. Un auteur
titution brésilienne reconnaît cette fonction. Mais (10) justifie sa position en précisant que les droits
l’interprétation qui est donnée à cet article diffère fondamentaux seraient ceux nécessaires au déve-
selon les intérêts en présence. En effet, malgré des loppement et à l’épanouissement de tout individu,
mécanismes démocratiques formels, le droit à la à savoir les droits moraux inhérents à tout être
propriété est loin d’être garanti au Brésil et consti- humain, tout le temps et où qu’il soit. Dès lors,
tue une source de conflits politiques. Ceci s’expli- considérer le droit de propriété comme un droit
que par l’inégalité qui existe dans la distribution des fondamental reviendrait à imposer une conception
terres, l’absence de registres fonciers fiables et des de la personne, puisque le droit de propriété,
conflits sur les titres de propriété, et plus généra- comme les autres droits, n’est pas un droit figé,
lement l’absence de règles claires et précises quant intemporel et encore moins applicable à tous les
à la définition et à la transmission des titres de pro- peuples de la même manière (11). Mais tous les
priété. Les conflits sur le droit de propriété trou- grands courants philosophiques admettent que la
blent l’ordre social et menacent la stabilité des ins- raison d’être de toute forme d’État réside dans
titutions démocratique. Afin de mettre fin aux situa- l’aménagement de la liberté et de la garantie de la
tions conflictuelles liées à la protection de la pro- propriété (12). La reconnaissance du droit à la pro-
priété privée, il est nécessaire de prendre en compte priété privée comme droit fondamental a été impo-
toutes les formes de propriété. En cela, l’expérience sée contre la tyrannie et les privilèges aristocrati-
brésilienne peut servir de leçon à méditer. Comme ques. Au Brésil c’est précisément cette redistribu-
toute l’Amérique latine, le pays n’a pas encore tion des terres qui n’a pas encore eu lieu. C’est donc
connu de révolution libérale comparable à celles davantage la manière dont le droit à la propriété est
qui ont secouées les pays européens. De sorte que mis en œuvre et la limitation qu’il doit comporter
l’exercice du pouvoir et le contrôle de la richesse quant à sa fonction sociale qui importent. Selon que
sont fondées essentiellement sur une répartition le droit de propriété privée individuel est ou non
ancienne. Les réformes agraires réalisées au sortir érigé en droit inviolable et sacré, essentiel et ina-
de la seconde guerre mondiale par des gouverne- liénable, absolu, exclusif et perpétuel ou alors
ments progressistes se sont heurtées à la résistance entendu comme simple moyen de promouvoir la
des propriétaires terriens. L’avènement du proces- démocratie, de réduire la pauvreté, et de protéger
sus démocratique dans le pays a mis les gouverne- les droits des populations autochtones, son accep-
ments devant une contradiction : comment proté- tion diffère. C’est une nouvelle fois l’indivisibilité
ger dans un État de droit, la propriété privée indi- des droits fondamentaux entre eux (l’un ne peut
D R O I T S

viduelle tout en tendant vers la réalisation de l’éga- être revendiqué au préjudice de l’autre) qui doit
lité sociale. Les revendications des organisations être ici affirmée avec force. Les limitations au droit
paysannes, et à leur tête le « Mouvement des sans de la propriété ont été conceptualisées au XIXe siè-
terres », mettent l’accent sur les autres formes de la cle par Auguste Comte (1798-1857) qui évoquait « la
propriété privée, plutôt associative et communau-
taire. Selon un recensement de l’ONU, le Brésil est (9) À noter que, malgré une sacralisation du droit de propriété privée indi-
le second pays du monde où existe la plus grande viduelle aux États-Unis, ce pays a su par une loi de 1862 imposer des limi-
tes à la dimension des propriétés agricoles (à 1.000 hectares). Ce qui a eu
concentration de propriétés de la terre et où existe pour conséquence d’ouvrir l’accès à la propriété à un plus grand nombre
le plus grand nombre de grands latifundios. En de personnes.
(10) S.-G. Agraval, Le droit de propriété n’est pas un droit fondamental,
2003, d’après des études sur le sujet, 2,8 % des Revue de droit contemporain, no 2, 1969, p. 47-48).
grands propriétaires possédaient plus de 56 % des (11) Alain Bihr et François Chesnais, À bas la propriété privée !, Le Monde
diplomatique, octobre 2003, p. 4.
terres cultivables, alors que 31 % des terres fertiles (12) Cicéron, De officus, II 21,73 ; John Locke, Second traité sur le gou-
restaient inutilisées. On estime le nombre de pay- vernement civil, Londres, 1690 (chapitre consacré à la propriété) ; Karl
Marx et F. Engels, L’idéologie allemande, éd. Posthume, leurres philoso-
sans sans terre à travailler à près de 5 millions et phiques, Paris, tome IV, 1937, p. 246. V. aussi pour les sociétés à tradi-
30 millions d’hectares sont détenus par des entre- tion non judéo-chrétienne, comment dans l’État oriental tout en étant
maître des moyens de production essentiels, surtout les terres cultiva-
prises multinationales. Plus de 45.000 grands lati- bles, une certaine appropriation privée est organisée : K. Wittfogel, Le des-
fundiarios possèdent des espaces supérieurs à potisme oriental : étude comparative du pouvoir total, éd. de Minuit, Paris,
1964 (essentiellement l’introduction et le chapitre consacré à la pro-
priété).

42 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006


fonction sociale de la propriété » (13). La recon- à installer 430.000 familles avant la fin de son man-
naissance de cette fonction ferait de la propriété dat en 2007. Il s’engageait à mettre en œuvre le plan
non plus une institution de droit privé mais une national de réforme agraire. Deux ans après, le gou-
institution de l’ordre économique soumis aux prin- vernement a seulement installé près de 55.000
cipes de cet ordre, dont la finalité est d’assurer le familles (le montant des indemnités d’expropria-
bien être de tous. Pour le juriste Léon Duguit, tion à verser pour récupérer les terres des grands
influencé par la sociologie d’Émile Durkheim, la propriétaires, qui mettent par ailleurs de la mau-
norme juridique n’est rien d’autre que la norme vaise volonté à les céder et représentent un groupe
sociale constatée par le droit objectif, et « la loi de pression économique très puissant, n’y est pas
puise sa force obligatoire, non pas dans la volonté étranger). En outre, de nombreux paysans conti-
des gouvernants mais dans sa conformité à la nuent d’être employés dans les latifundios dans
solidarité sociale », c’est-à-dire aux aspirations de des conditions assimilables à de l’esclavage et leurs
la société. C’était pour lui la notion de la défenseurs d’être tués ou menacés de mort (signa-
« propriété-fonction » (14). En proclamant que la lons, à cet égard, que le 17 novembre dernier, le prix
garantie du droit de propriété ne serait légitime que Ludovic Trarieux a été remis à l’un d’eux, Henri
lorsque la propriété accomplit une « fonction Burin des Rosiers, dont la tête a été mise à prix pour
sociale dirigée vers la justice sociale », la nou- 30.000 Q). Les objectifs du plan sont donc loin d’être
velle Constitution brésilienne dans sa rédaction de atteints.
1988 consacre la notion. De ce fait, le gouverne-
ment dispose d’un fondement constitutionnel aux BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
expropriations. Or, la législation en vigueur n’a tou-
jours pas abouti à une réforme agraire d’envergure – Marta Harnecker, MST-Brésil : la construction
et la fonction sociale de la propriété n’a reçue d’un mouvement social, éd. du CETIM, 2003
qu’une définition limitée. De 1964 à 1984, qu’il – Claudine Haroche, Propriété privée, propriété
s’agisse des régimes civils ou du régime militaire, sociale, propriété de soi, Fayard, Paris, 2001
la loi n’est guère appliquée. Depuis 1985, sur 153 – Tony Andréani et allii, L’appropriation sociale,
millions d’hectares improductifs, les expropria- Les notes de la fondation Copernic, éd. Sylleps,
tions n’ont concerné que 7,91 millions d’hectares Paris, 2002
(15). – Cahiers du Brésil Contemporain (CBC) :
www.revues.msh-paris.fr
IV. BILAN ET PERSPECTIVES · nos 51/52, Dynamique familiale, productive et cul-
turelle dans les assentamentos ruraux de São Paulo
En dépit des promesses officielles du président Car- (2003)
doso, et sur la période 1995-2000, plus de 800.000 · nos 43/44, Occupations de terres et transforma-
familles ont quitté les zones rurales à cause de la tions sociales (2001)
politique agricole du gouvernement. À ce jour, du · no 40, Brésil : Le siècle des grandes transforma-
moins, les promesses de campagne du président tions (2000)
Lula nouvellement élu en 2003 n’ont toujours pas
· nos 27/28, Le statut de la terre : 30 ans de ques-
été tenues. La réforme agraire d’envergure atten-
tions agraires au Brésil, 1995
due depuis des dizaines d’années tarde à changer
les structures agraires du pays, obstacles à la garan- · no 4, Structures agraires (1988)
tie d’un droit à la propriété pour tous. Les mouve- · Site Internet du Mouvement des travailleurs
ments sociaux agissant en milieu rural, tels que le ruraux sans terre (MST) : www.mst.org.br
Mouvement des sans terres et d’autres mouvements
de Via Campesina, et de la Confédération natio-
nale des travailleurs de l’agriculture (Contag, la plus
grande entité syndicale paysanne), avaient signé un
accord avec le gouvernement Lula, en novembre
2003. Par cet accord, le gouvernement s’engageait
(13) Il pouvait notamment écrire dans son ouvrage Système de politique
positive (IV, 328-329) : « Ainsi conçue, l’existence industrielle est à la fois
sociale et synthétique, d’après la concentration de toute activité vers ce
but universel : développer nos instincts sympathiques, en préparant à nos
successeurs les moyens de les faire mieux prévaloir ».
(14) V. notamment l’ouvrage de Léon Duguit, Les transformations géné-
rales du droit de propriété depuis le Code Napoléon, éd. La Mémoire du
droit, Paris, 1920.
(15) 4,7 millions d’hectares sous le gouvernement Sarney (1985-1990) ;
0,02 million d’hectares sous le gouvernement Collor (1990-1992) ; 1,46 mil-
lions d’hectares sous le gouvernement Itamar (1992-1994) ; 10 millions
d’hectares sous le gouvernement Cardoso (1994-2000).

VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 43


Le droit d’asile et le droit à la nationalité
en Australie

Pape Ndiogou MBAYE


Docteur en droit
Avocat au Barreau de Paris
OCÉANIE

G0372
I. LES ARTICLES 14 ET 15 DE LA DUDH ET LES L’Australie a ratifié la quasi-totalité des Conven-
F O N D A M E N T A U X

AUTRES CONVENTIONS INTERNATIONALES tions internationales ayant trait à la protection des


droits fondamentaux, y compris naturellement la
L’article 14 dispose : Convention de Genève relative à la protection des
« 1. Devant la persécution, toute personne a le réfugiés et apatrides. Aux termes de la Convention
droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile de Genève, la qualité de réfugié doit être accordée
en d’autres pays. à une personne qui remplit les conditions prévues
2. Ce droit ne peut être invoqué dans le cas de au paragraphe 2. Cette personne est celle qui « par
poursuites réellement fondées sur un crime de suite d’événements survenus avant le premier
droit commun ou sur des agissements contraires janvier 1951 et craignant avec raison d’être per-
aux buts et principes des Nations unies ». sécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa
L’article 15 dispose : nationalité, de son appartenance à un certain
« 1. Tout individu a droit à une nationalité. groupe social ou de ses opinions politiques, se
trouve hors du pays dont elle a la nationalité et
2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa
qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut
nationalité, ni du droit de changer de nationa-
se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui,
lité ».
si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du
Précisons que l’article 22 de la Convention inter- pays dans lequel elle avait sa résidence habi-
nationale des droits de l’enfant du 20 novembre tuelle à la suite de tels événements, ne peut ou,
1989, qui est la transposition de l’article 14 de la en raison de ladite crainte, ne veut y retour-
DUDH pour les mineurs, dispose : ner ». L’Australie a également ratifié la Convention
« 1. Les États parties prennent les mesures internationale sur l’élimination de toutes les for-
appropriées pour qu’un enfant qui cherche à mes de discrimination raciale. Cette dernière
obtenir le statut de réfugié ou qui est considéré Convention, adoptée le 21 décembre 1965 et entrée
comme réfugié en vertu des règles et procédures en vigueur le 4 janvier 1969, est opérationnelle à
du droit international ou national applicable, travers le comité pour l’élimination des discrimi-
qu’il soit seul ou accompagné de ses père et mère nations raciales. La discrimination raciale étant
ou de toute autre personne, bénéficie de la pro- définie comme « toute distinction, exclusion, res-
tection et de l’assistance humanitaire voulues triction ou préférence fondée sur la race, la cou-
pour lui permettre de jouir des droits que lui leur, l’ascendance ou l’origine nationale ou eth-
reconnaissent la présente Convention et les autres nique, qui a pour but ou pour effet de détruire
instruments internationaux relatifs aux droits de ou de compromettre la reconnaissance, la jouis-
l’homme ou de caractère humanitaire auxquels sance ou l’exercice, dans des conditions d’éga-
D R O I T S

lesdits États sont parties. lité, des droits de l’homme et des libertés fonda-
2. À cette fin, les États parties collaborent, selon mentales dans les domaines politique, économi-
qu’ils le jugent nécessaire, à tous les efforts faits que, social et culturel ou dans tout autre
par l’Organisation des Nations unies et les autres domaine de la vie publique ». Outre la ratifica-
organisations intergouvernementales ou non gou- tion de la Convention, les États ont eu la possibi-
vernementales compétentes collaborant avec lité de faire une déclaration sur le fondement de
l’Organisation des Nations unies pour protéger et l’article 14 de ladite Convention pour reconnaître la
aider les enfants qui se trouvent en pareille situa- compétence du Comité, ce qu’a fait l’Australie et ce
tion et pour rechercher les père et mère ou autres qui la rend pays destinataire pour l’examen des
membres de la famille de tout enfant réfugié en plaintes qui peuvent lui être adressées par des per-
vue d’obtenir les renseignements nécessaires pour sonnes ou des groupes de personnes se plaignant
le réunir à sa famille. Lorsque ni le père, ni la d’être victimes d’une disposition de la Convention.
mère, ni aucun autre membre de la famille ne Mais, comme nous allons le voir, l’Australie illustre
peut être retrouvé, l’enfant se voit accorder, selon bien cette réflexion de René Cassin : « Je n’ai pu
les principes énoncés dans la présente Conven- obtenir, au nom de la France, l’insertion dans la
tion, la même protection que tout autre enfant déclaration d’un texte pleinement satisfaisant sur
définitivement ou temporairement privé de son le droit d’asile ; l’article 14 reconnaît bien en effet
milieu familial pour quelque raison que ce soit ». le droit, pour les persécutés, de réclamer asile à
44 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
d’autres pays. Les pays éloignés des foyers de per- cifique ; ainsi : « Une des premières mesures légis-
sécutions hésitent en effet à l’avance à reconnaî- latives australiennes fut la politique de « l’Aus-
tre leur solidarité avec les pays refuges (...) » (1). tralie blanche » ». En clair, l’Australie se considé-
rait comme un pays ouvert à l’immigration euro-
péenne exclusivement et de préférence britannique
II. LE CONTEXTE HISTORIQUE, SOCIAL ET
(2). Il s’agissait ici d’inscrire dans le droit fonda-
CULTUREL
mental ce qui paraissait être une mesure de salu-
brité publique et devant préserver la société aus-
A – Présentation tralienne. On peut tout de même dire que la poli-
L’Australie est un État fédéral relativement jeune, tique d’immigration australienne, tout au moins
dont la Constitution écrite est entrée en vigueur le pendant la période allant de 1901 à 1973, date
1er janvier 1901. Le régime qu’elle instaure com- d’abandon officiel de la politique d’une « Australie
porte des emprunts au système parlementaire bri- blanche », et bien après pour les demandeurs
tannique, d’où l’importance des Conventions non d’asile, n’était rien d’autre qu’une transposition
écrites en complément du texte écrit. Il s’appa- artificielle de la politique de la Grande-Bretagne en
rente aussi au système américain par sa forme plus restrictive.
écrite, sa structure fédérale et le rôle d’arbitre 2 – Illustrations
conféré à la Haute Cour. Le Commonwealth d’Aus- Dès 1901 est votée l’Immigration Restriction Bill
tralie comprend six États : la Nouvelle Galles du ou « Australie blanche ». « Cette politique ne fit que
Sud, le Victoria, le Queensland, l’Australie occiden- légaliser un comportement qui existait déjà dans
tale, l’Australie méridionale et la Tasmanie. Il a une la pratique. Les autorités australiennes étaient
superficie de 7.680.000 km2, soit 14 fois la France ; devenues très méfiantes à l’égard de toute immi-
en 2000, elle comptait 19 millions d’habitants. gration non-blanche et ce, depuis l’afflux des chi-
nois venus dans les années 1850 travailler dans
B – La politique de l’Australie blanche les mines d’or » (3). Méfiance à laquelle s’ajoutait
1 – Sources aussi des considérations économiques ; ainsi, un
La manière dont l’Australie s’est construit explique auteur qui a étudié la question constitutionnelle
l’option prise par la société australienne quant à australienne note : « Le rejet de l’idée d’une décla-
l’accueil d’étrangers et au sort réservé aux Aborigè- ration des droits dans la constituante de 1900
nes (même si ces derniers ne peuvent nullement reposait sur la volonté de maintenir des lois
être considérés comme des étrangers), étant pré- racistes à propos de l’emploi des chinois dans les
cisé que la question du traitement de l’immigra- usines australiennes » (4). Mais ces considérations
tion en Australie ne procède, ni d’un mimétisme, étaient moindres par rapport à l’argument racial,
par rapport à la Grande-Bretagne, ni de l’adoption puisqu’il relève également : « Si l’on compare
après l’indépendance, d’une pratique totalement l’Australie à un pays qui a longtemps été ouver-
nouvelle, par rapport à cette dernière, mais du sen- tement raciste, comme l’Afrique du sud, on peut
timent profond des autorités australiennes que se demander où est la distinction ; l’histoire de
l’étranger pouvait déstabiliser l’homogénéité de la l’Australie est remplie d’exemples de racisme, de
société. Les différents aspects de ce sentiment peu- génocide, de nationalisme et même de colonia-
vent être illustrés par l’exemple de la greffe : le gref- lisme. Le traitement des Aborigènes fait moins de
fage induit une complexité selon que l’organisme bruit, uniquement parce qu’ils sont très peu nom-
accepte ou rejette la greffe. Une immunologie peut breux, et parce que la politique de répression
faciliter l’opération de greffe, comme une hétéro- n’est plus officielle », et « En terme de racisme, on
généité ou une brutalité peut en déclencher le rejet. peut donner l’exemple des officiers envoyés en
Néanmoins, il y a toujours rencontre de deux enti- Europe après la deuxième guerre mondiale pour
tés, celle dite exogène annihile et remplace celle ramener des détenus de camps de concentration
dite endogène. Or, en Australie, l’immigration est avec des instructions écrites de n’accepter aucun
vécu comme une greffe qui risque de ne pas pren- juif » (5). L’affirmation officielle et légaliste d’une
dre. Une part de cette conception peut relever de Australie blanche constituait un point d’accord una-
la transposition de pratiques britanniques, la nime. Tous les partis politiques y souscrivaient. Le
Grande-Bretagne ayant largement pratiqué la ségré- Premier ministre protectionniste Edmund Barton
gation raciale dans ses colonies et l’Australie ayant disait : « L’interdiction faite à « toute personne de
été créée en 1901 par des personnes qui pour la (2) Albert R. Diena, Géopolitique de l’Australie de 1901 à nos jours. Uni-
plupart étaient auparavant d’origine anglaise. Tou- versité Paris-Nord, DESS Études stratégiques, Institut des relations inter-
nationales et stratégique, mai 1997, p. 6.
tefois, l’Australie a su très tôt manifester son l’hos- (3) David Boyle, Les enjeux politiques du débat constitutionnel en Aus-
tilité à l’égard de certains étrangers de manière spé- tralie ou le problème de la réforme de l’État en Australie, DEA Université
Panthéon-Assas (Paris II), 1993, p. 106.
(1) Marc Agi, René Cassin, éd. Perrin, p. 247. (4) David Boyle, op. cit., p. 140.
(5) Albert R. Diena, op. cit., p. 9.
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 45
couleur » de s’installer dans le Commonwealth, III. LA PRATIQUE DU DROIT D’ASILE ET DU
allait permettre à l’Australie d’éviter d’être éven- DROIT À LA NATIONALITÉ
OCÉANIE

tuellement submergée par des immigrants d’une


« race inférieure » ». Cette déclaration et tant Malgré les dispositions du droit international, aux-
quelles elle a souscrit et qui ne devraient plus lui
d’autres allant dans le même sens s’échelonnent, du
permettre de s’inspirer de la conception d’une
début de la constituante en 1900 jusqu’à l’indépen-
« Australie blanche », l’Australie reste en pratique
G0372 dance en 1901. C’était donc une ambiance géné-
marquée par cette notion, ce qui constitue à une
F O N D A M E N T A U X

rale que l’actualité internationale ne venait pas


entrave à la fois au droit d’asile (A) et au droit à la
contrarier, puisque presque partout en Europe cette
nationalité (B).
conception raciste prévalait et que la supériorité de
la race blanche était déjà largement consacrée. De
plus, une telle conception s’adossait sur ces critè- A – Le droit d’asile
res dits scientifiques et par conséquent quasi incon- L’examen des demandes d’asile se fait sur la base
testables à l’époque. Il ne s’agissait donc pas d’un du préjugé de l’influence néfaste de l’étranger tant
retard ou d’une méprise quant aux droits humains au plan économique que social. Donc, tout deman-
en général, mais de ce qui constituait à l’époque deur d’asile est suspecté de fraude (1). Aussi,
une conception répandue. Rappelons simplement conformément à la pratique légale, il doit être
que, parallèlement, l’Australie a promu les droits de interné pendant le temps nécessaire à l’examen de
la femme en accordant à cette dernière le droit de sa demande (2).
vote dès 1894 en Australie du sud et en 1899 et 1908
dans les autres États, et qu’à partir de 1901, les abo- 2 – L’examen des demandes
rigènes, personnes de couleurs, étant sous tutelle, a – Régime antérieur à 1945
n’ont pas été visés par l’Immigration Restriction Au-delà des difficultés consécutives à la concep-
Bill. Ces exemples semblent indiquer que la tion même du rôle néfaste de l’ immigration au sein
conception humaniste du fonctionnement de la de la nation australienne, l’étranger non-blanc ren-
société ne fut pas complètement négligée, tout au contrait de lourds obstacles avant de pouvoir rési-
moins pour une certaine catégorie d’individus. der, ne serait-ce que momentanément, en Austra-
3 – Justification officielle lie. Ces obstacles dont le principe était contenu
dans l’lmmigration Restriction Act étaient entre
Les pratiques d’exclusion des étrangers et de sévé-
autres « l’épreuve de la dictée », consistant à la véri-
rité à l’égard des demandeurs d’asile, comme des
fication de la maîtrise de la langue, l’interdiction
aborigènes et autres étrangers, étaient justifiées d’accès à certains emplois aux personnes de cou-
dans le discours par le fait qu’elle était terre leurs tels les postes et télégraphes ; l’exclusion de
d’immigration : « L’Australie a enregistré l’arri- paiement de certaines prestations aux étrangers,
vée de 2.316.000 immigrants entre 1947 et 1973. l’interdiction aux personnes de couleur d’adhérer
Si l’on ajoute les enfants de la deuxième généra- aux syndicats. D’autres restrictions légales étaient
tion, l’immigration a entraîné un accroissement prévues par l’article 16 de la loi de 1908.
de population de l’ordre de 3,3 millions de per-
sonnes, soit 59 % de l’accroissement total qui est b – Régime postérieur à 1945 : assouplissement pour
raisons économiques
D R O I T S

de 5,6 millions » (6). L’augmentation du nombre


d’étrangers rendait la question de l’immigration En 1945, l’Australie se trouve dans une situation dif-
préoccupante pour les populations australiennes. ficile et doit procéder à un tri parmi les immigrants
Ces dernières étaient persuadées que cette quan- afin de solutionner partiellement ses problèmes
tité d’immigrants – quelles que soient par ailleurs internes. C’est ainsi qu’apparaît la politique du
les raisons de leur présence sur le sol australien – « peupler ou périr ». Cette crainte du sous-
ne pouvait qu’être à l’origine d’une perte d’iden- peuplement justifie une certaine souplesse quant à
tité. Il y avait ainsi, à côté de la question de l’infé- la politique d’immigration, tout en maintenant une
riorité raciale, une dépréciation culturelle certaine. certaine ségrégation pour éviter, autant que faire se
peut, l’accueil des personnes de couleur. En 1966,
la sélection se fait en fonction du niveau de quali-
fication des postulants. Cette politique de la sélec-
tion va se poursuive au gré des nécessités et impé-
ratifs économiques et la ligne directrice consiste à
mettre tout en œuvre pour éviter l’installation des
personnes de couleur dans ce pays. Un rapport (7)
(6) David Camroux, Changements sociaux et retentissements politi- (7) Rapport d’information, présenté à la suite de la mission effectuée en
ques : le parti travailliste fédéral australien, 1972-1984, thèse de doctorat Australie du 7 au 13 septembre 2003, par une délégation du groupe d’ami-
1986, Université Sorbonne nouvelle, p. 7. tié France-Australie.

46 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006


note : « La politique dite du « keep Australia B – Le droit à la nationalité
White » sera reconduite par tous les gouverne- 1 – Grandes lignes
ments jusqu’en 1973 », date de son abolition. En
Depuis la création en 1902 du « Commonwealth
1980, la sélection était faite en fonction des régions
d’Australie », le droit de la nationalité a connu plu-
à repeupler prioritairement (par l’attribution de
sieurs modifications : d’abord en 1925, avec la pos-
points supplémentaires aux tests de candidatures).
sibilité de voir voter les Australiens ayant été natu-
C’est dans ce contexte que la commission des droits
ralisés, avec des exclusions subtiles pour des rai-
de l’homme relève, dans un de ses rapports (8),
sons raciales, ensuite en 1949, un amendement a
après une visite en Australie : « Il est important de
permis aux Aborigènes ayant servi dans l’armée de
noter que la Constitution australienne ne
pouvoir voter aux élections régionales et en 1962
contient pas de charte générale des droits et des
aux élections fédérales. Étant précisé que la sec-
libertés ». Malgré cette absence, le rapporteur cons-
tion 163 du Commonwealth Electoral Act de 1918
tate le respect des libertés dans cet État mais n’a
pose parmi les conditions d’éligibilité fédérale la
pu aboutir à la même conclusion concernant les
« citoyenneté australienne » (9). Par ailleurs, la sec-
minorités et surtout les aborigènes. Des problèmes
tion 44 de la Constitution stipulait : « Toute per-
persistent donc, même si généralement un satisfe-
sonne qui est soumise à toute reconnaissance
cit est donné, ce qui fait se souvenir des constata-
d’allégeance, d’obéissance ou d’adhésion à une
tions de M. Boyle, à savoir : « Le traitement des puissance étrangère, ou un sujet ou un citoyen ou
Aborigènes fait moins de bruit, uniquement parce ayant droit aux droits ou privilèges d’un sujet ou
qu’ils sont très peu nombreux, et parce que la d’un citoyen d’une puissance étrangère (..) sera
politique de répression n’est plus officielle ». Ce incapable d’être choisie ou de siéger en tant que
traitement réservé aux Aborigènes, ainsi que la sur- sénateur ou membre de la chambre des représen-
vivance d’une conception d’une immigration tants ». De surcroît, l’acquisition d’une nationalité
néfaste au plan tant économique que sociétal, se étrangère faisait perdre automatiquement la natio-
retrouve dans le filtre du droit de la nationalité. nalité australienne. Ce n’est qu’en mars 2002 que
3 – La détention des demandeurs d’asile le Parlement fédéral a modifié la législation sur la
nationalité australienne, rendant possible pour les
Du fait de l’existence en Australie d’un a priori défa-
Australiens la possibilité d’être des doubles natio-
vorable au candidat à l’asile suspecté d’être un réfu-
naux.
gié économique mû plus par la recherche d’amé-
liorer sa condition économique que par l’existence 2 – Conditions d’obtention de la nationalité aus-
d’un risque quelconque concernant sa vie ou sa tralienne
sécurité, celui-ci est stigmatisé comme présumé Le premier mode d’acquisition de la nationalité
fraudeur, d’où sa détention. Il ne s’agit pas de australienne est la filiation. La nationalité est
rétention telle que la pratique française le veut – acquise dès lors que la filiation est établie à l’égard
avec son corollaire de filtre judiciaire à toutes les de l’un des parents, quel que soit le lieu de nais-
étapes de la procédure ébauchée dès le refus sance. Le second est l’acquisition par décision de
d’admission – mais de véritables centres de déten- l’autorité publique. Pour cela il faut avoir soit :
tion, dont certains ont été établis sur des îles au a – La qualité de résident permanent depuis au
large de l’Australie pour rendre plus difficile toute moins deux ans, laquelle est accordée aux person-
tentative d’évasion. La durée de cette détention nes ayant une maîtrise parfaite de la langue, âgées
peut aller jusqu’à deux ans, ce qui naturellement a de moins de 50 ans et remplir des conditions de
des conséquences imprévisibles pour les deman- bonne vie et mœurs.
deurs d’asile dont la quasi-totalité a déjà dû subir b – Un visa permanent : préalable à toute demande
détention arbitraire et sévices. En tout cas, tel était d’acquisition de la nationalité australienne, il ne
le fait allégué ayant préludé à leur départ. Déstabi- peut être attribué que dans les cas suivants : pour
lisé par cet internement, qui les prive de la liberté raisons humanitaires. Comparé à la situation qui
de circulation, pourtant prévue par la DUDH, les prévaut en France, il y a une parfaite similitude
demandeurs d’asile doivent faire face à la difficulté entre le visa permanent pour raisons humanitaires
de réunir les preuves qu’il faut inévitablement et les dispositions de l’article 8 de la CEDH ou l’arti-
apporter pour justifier la persécution alléguée ou cle L. 313-11 du Code de l’entrée et du séjour et du
réelle. droit d’asile français. Le séjour en Australie (cas de
visa permanent accordé pour raisons humanitai-
res) est ainsi accordé aux personnes justifiant de
(8) Commission des droits de l’homme des Nations unies : application l’existence de réelles attaches familiales dans ce
de la déclaration sur l’élimination de toutes formes d’intolérance fon-
dées sur la conviction ou la religion. Rapport présenté par Abdelfattah pays. Les demandeurs d’asile relèvent de cette caté-
Amor, Rapporteur spécial, conformément à la résolution 1996/23 de la
Commission des droits de l’homme, le 4 septembre 1997. (9) Australian Electoral Commission, Electoral backgrounder, 17 July 1998.

VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 47


gorie de séjour pour raisons humanitaires. Pour rai- Cependant, il n’est pas exclu qu’elle fasse des ému-
sons économiques : tous les candidats doivent satis- les car on doit déplorer, de manière générale, une
OCÉANIE

faire à un test à points et avoir une qualification évolution négative dans les modalités de protec-
professionnelle certaine (en outre, les professions tion des demandeurs d’asile. La limitation du nom-
libérales doivent justifier de leurs compétences, de bre d’immigrés prend le pas sur la protection des
leurs moyens financiers et convaincre de la viabi- réfugiés stricto sensu (10). Pendant longtemps, le
G0372
lité de leur projet économique). La situation de réfugié avait, comme il était normal, un régime de
l’emploi est opposable aux candidats à l’immigra-
F O N D A M E N T A U X

faveur qui était intrinsèquement lié à sa situation.


tion quels qu’ils soient. Cette particularité n’est plus valable aujourd’hui. Le
demandeur d’asile est aujourd’hui un immigrant
IV. BILAN comme les autres. Devant l’examen de sa situa-
tion, il s’agit désormais non d’apporter une aide à
La politique ségrégationniste de l’Australie, la une catégorie d’individus qui risque sa vie, sa sécu-
détention systématique pour une période assez lon- rité, mais plutôt de pallier une immigration plétho-
gue (deux ans) fait que l’Australie n’accorde la pro- rique. Il faut donc souhaiter que les pays à qui est
tection au demandeur d’asile qu’après avoir demandé l’asile reviennent non seulement à la let-
éprouvé durement ses capacités de résistance. Ceci tre mais encore à l’esprit de l’article 14 de la DUDH,
est pour le moins paradoxal. On peut donc en sans préjudice d’une promotion toujours accrue de
conclure qu’il n’existe pas d’examen personnalisé l’intégralité de la DUDH, dans les pays ou ses dis-
des demandes d’asile avec pour seule référence les positions sont régulièrement violées.
critères qui adossent sur les textes précités ; les
demandeurs d’asile – sollicitant la protection de Quant au droit à la nationalité, les États ne
l’Australie – ne peuvent ainsi nullement bénéficier devraient pouvoir recourir à des critères le concer-
de cette dernière, même si cet État a ratifié la nant contraires aux principes de non discrimina-
Convention de 1951. Heureusement, la politique tion posés par la Déclaration universelle (race, reli-
australienne en matière de droit d’asile est singu- gion, opinion, sexe, etc.).
lière. Une distorsion fondamentale est notée entre
les pratiques de cet État et celles des cosignataires (10) Alain Morice, L’Europe enterre le droit d’asile, Le monde diploma-
des textes protégeant les droits fondamentaux. tique, mars 2000.
D R O I T S

48 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006


Conclusion : les nouveaux droits fondamentaux
CONCLUSION

G0373
NDA : Nous ne dresserons pas ici une liste exhaus- l’environnement. Ces droits précisent, sur la base
F O N D A M E N T A U X

tive des droits susceptibles d’être désignés sous et dans l’esprit d’instruments de protection des
l’expression « nouveaux droits fondamentaux », droits fondamentaux éprouvés (DUDH, Pactes de
d’autant que le caractère nouveau et/ou fonda- 1966, CEDH), des règles qui ne pouvaient être
mental d’un certain nombre d’entre eux fait tou- posées par ces instruments au moment où ils ont
jours débat et parfois, à juste titre (cf. Droits fon- été rédigés et qui sont susceptibles de prévenir les
damentaux des droits de l’homme, par Jean risques que font courir à la dignité humaine les
François Renucci, éd. LGDJ, p. 237 et s., p. 469 avancées scientifiques et technologiques de ces
et s.). Ne seront donc évoqués que deux d’entre dernières années. En ce sens, ils sont « fondamen-
eux, à savoir le droit à la bioéthique et le droit à taux » et « nouveaux ».

Le droit à la bioéthique

Laurence AZOUX-BACRIE (*)


Docteur en bioéthique et biologique
Avocate au Barreau de Paris
Présidente de la Commission du droit de la bioéthique
et de la santé du Barreau de Paris
Membre de l’Institut des droits de l’homme
du Barreau de Paris (IDHBP)

I. LE DROIT À LA BIOÉTHIQUE, UNE contraignante selon qu’elles sont apportées, à


EXIGENCE MONDIALE NOUVELLE l’échelle internationale (A) ou à l’échelle de l’Europe
(B).
Au carrefour de la science, de la philosophie et du
droit, la bioéthique prend pour objet de réflexion A – État des lieux et droit supranational à la
les aspects éthiques, juridiques et économiques liés bioéthique
aux progrès de la biologie et des pratiques qui en Désormais, la mobilité des individus, accentuée par
D R O I T S

découlent. En effet, il se profile une nouvelle ère, la révolution des autoroutes de l’information et
celle du décryptage du génome humain, de la l’évolution des mœurs, rend nos législations plus
recherche sur les cellules souches, des tests géné- sensibles aux règles applicables dans les autres
tiques, du clonage. Les progrès dans le domaine des pays. Par ailleurs, contourner la législation devient
sciences de la vie ont doté les êtres humains d’un usuel. Certaines personnes recherchent ailleurs la
nouveau pouvoir pour améliorer la santé. Cepen- possibilité d’obtenir un traitement, de bénéficier
dant, les interrogations concernant les implica- d’une pratique médicale, interdits dans leur pays
tions sociales, culturelles, éthiques de ces progrès d’origine. Tourisme médical, tourisme procréatif,
conduisent à construire de nouvelles règles. À la deviennent préoccupants. Cette tendance s’accé-
question déjà difficile posée par les sciences du lère et rend nécessaire des règles supranationales
vivant – jusqu’où ira-t-on ? – il faut ajouter d’autres qui s’imposent aux lois internes. Aussi, une harmo-
interrogations qui ont trait aux liens entre éthique, nisation des normes devient nécessaire. C’est
science et liberté. Les réponses apportées à ces aujourd’hui l’urgence du mouvement bioéthique. Il
interrogations n’ont pas, comme d’ailleurs pour les s’agit de composer entre la réalité internationale et
droits fondamentaux en général, la même force le respect du droit national. La bioéthique est,
parmi les branches du droit, la dernière née. Elle se
(*) Auteur du Vocabulaire de bioéthique aux éditions PUF, janvier 2000.
Bioéthique, Bioéthiques (sous sa direction), Éd. Bruylant, coll. Nemesis,
fraye un chemin entre l’éthique et le droit. On lui
2004. pardonnera donc de garder encore quelques traces
VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 49
CONCLUSION

d’enfance. Aujourd’hui, la bioéthique entend sortir chaines générations, de tisser des liens étroits entre
des seuls droits nationaux ; elle a vocation à trans- les générations présentes et futures pour parvenir
cender les clivages culturels pour trouver sa place à enrayer les violations des droits fondamentaux qui
dans le droit international. Nous tenterons de déga- abondent aux quatre coins de la planète. Il est de
ger la naissance de ce droit international spécifi- promouvoir, développer et diffuser les droits fon-
que, en suivant l’évolution qui va des déclarations damentaux.
G0373
de portée générale à des conventions contraignan- c – La Déclaration internationale sur les don-
tes.
F O N D A M E N T A U X

nées génétiques humaines du 16 décembre 2003,


adoptée à l’unanimité et par acclamation par la
B – Les textes Conférence générale des États membres de
Au fil des ans, l’Unesco a contribué largement à la l’Unesco.
formulation de principes fondamentaux de bioéthi- Cette Déclaration pose les principes éthiques
que au travers de la Conférence générale des États devant régir leur collecte, le traitement, la conser-
membres de l’Unesco (1). Aujourd’hui, le défi est vation et l’utilisation des données génétiques
lancé d’élaborer une déclaration universelle en humaines. Recueillies à travers des échantillons bio-
matière de bioéthique. Celle-ci traduit les inquié- logiques (sang, tissus, salive, sperme, etc.). Ces don-
tudes d’un monde qui recherche l’harmonie entre nées occupent une place de plus en plus grande
les individus et la société en conciliant les diffé- dans nos vies. Grâce à elles, les chercheurs décou-
rents impératifs à définir, notamment le nécessaire vrent à l’avance les maladies qui attendent ou
équilibre entre respect de la dignité humaine et menacent chacun ou chacune d’entre nous et ils
recherche scientifique (2). nous font miroiter de nouvelles voies de guérison.
1 – Les principes fondamentaux de bioéthique Cette déclaration constitue avec la Déclaration uni-
formulés par l’Unesco verselle sur le génome humain et les droits de
a – La Déclaration universelle sur le génome l’homme, le seul texte international de référence
humain et les droits de l’homme du 11 novem- dans le domaine de la bioéthique. Elle proclame :
bre 1997, adoptée à l’unanimité et par acclama- « Tout devrait être mis en œuvre pour faire en
tion par la Conférence générale en 1997 et que sorte que les données génétiques humaines et les
l’assemblée générale des Nations unies a fait données protéomiques humaines ne soient pas
sienne en 1998. utilisées d’une manière discriminatoire, ayant
Elle se présente comme un texte d’intention sym- pour but ou pour effet de porter atteinte aux
bolique abstrait, une déclaration non contraignante. droits de l’homme, aux libertés fondamentales ou
Elle a la valeur juridique d’une recommandation ; à la dignité humaine d’un individu, d’une famille
elle ne crée pas d’obligation pour les États et n’est ou d’un groupe ou de communautés ».
pas source directe de droit. Ce texte s’inscrit dans 2 – La Déclaration universelle sur la bioéthique
le prolongement naturel du texte de 1948. Élaboré et les droits de l’homme vient d’être adoptée par
à la demande de la conférence générale des États acclamation par la Conférence générale de
membres de l’Unesco, par le Comité international l’Unesco le 19 octobre 2005
de bioéthique (CIB), instance indépendante des Un nombre croissant de pratiques scientifiques
États (même si elle en est une émanation), ayant dépasse les frontières nationales. Le besoin de fixer
D R O I T S

des visées ambitieuses. Le texte est censé s’adres- des repères éthiques universels couvrant l’ensem-
ser aux citoyens du monde. Il est composé d’un ble des questions qui se posent dans le domaine de
long préambule et de vingt-cinq articles regroupés la bioéthique et la nécessité d’œuvrer en vue de
en sept sections : Dignité humaine et le génome l’émergence de valeurs communes caractérisent de
humain, droits des personnes concernées – Recher- plus en plus le débat international. Il en va d’une
ches sur le génome humain – Conditions d’exer- meilleure prise en compte de la démocratie. À sa
cice de l’activité scientifique – Solidarité et coopé- 32e session, en octobre 2003, la Conférence géné-
ration internationale – Promotion des principes de rale des États membres de l’Unesco a considéré
la Déclaration – Mise en œuvre. Cette Déclaration qu’il était « opportun et souhaitable de définir des
se veut un phare éclairant pour l’individu et normes universelles en matière de bioéthique
l’espèce humaine. L’accent est mis sur la protec- dans le respect de la dignité humaine et des droits
tion de la personne et la dignité de la personne et des libertés de la personne, dans l’esprit du
humaine à l’épreuve des technologies biomédica- pluralisme culturel de la bioéthique » (32 C/Rés.
les. 24). L’action normative dans le domaine de la bioé-
b – La Déclaration sur les responsabilités des thique est une nécessité ressentie partout dans le
générations présentes envers les générations futu- monde, souvent exprimée par les scientifiques et les
res du 12 novembre I997 praticiens eux-mêmes, ainsi que par les législa-
Son objectif est d’assurer un avenir viable aux pro- teurs et les citoyens. Le choix du Comité interna-
50 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006
tional de bioéthique (CIB) est en faveur d’un ins- Convention sera prochainement soumise à ratifica-
trument de nature déclarative, qui s’adapterait tion par la France, dans le prolongement des lois
mieux à un contexte en évolution constante et per- de bioéthique votées en France le 6 août 2004. Les
mettrait d’atteindre rapidement un plus large droits humains doivent être associés à la définition
consensus des États membres. Il traite « des ques- de la bioéthique que donne la Convention
tions d’éthique posées par la médecine, les scien- d’Oviedo. Le préambule de cette Convention cons-
ces de la vie et les technologies associées appli- titue, à lui seul, une définition de la bioéthique car
quées aux êtres humains, en tenant compte de il énonce en termes généraux les objectifs fonda-
leurs dimensions sociale, juridique et environne- mentaux communs, à l’humanité toute entière. La
mentale ». Ses principes sont ancrés dans le droit protection de l’espèce humaine est un des impéra-
international démocratique : ils constituent un édi- tifs de cette Convention. Ainsi, dans le domaine de
fice unique dans l’histoire de l’humanité. la génétique, cette Convention interdit toute forme
de discrimination à l’encontre d’une personne en
II. LE DROIT À LA BIOÉTHIQUE EN EUROPE raison de son patrimoine héréditaire.

Comme pour les droits civils et politiques, l’Europe


B – La Charte des droits fondamentaux de
en matière de bioéthique s’est dotée d’instruments l’Union européenne
internationaux plus contraignants que dans le reste
du monde, que ce soit à l’initiative du Conseil de La Charte des droits fondamentaux de l’Union
l’Europe (A) ou de l’Union européenne (B). européenne, signée à Nice le 7 décembre 2000,
comporte cinquante articles, dont certains sont
A – La Convention d’Oviedo du 4 avril 1997 relatifs à la bioéthique, notamment : l’article I –
La Convention dite d’Oviedo s’intitule en réalité Dignité de la personne humaine ; l’article 2 – Droit
Convention pour la protection des droits de à la vie ; l’article 3 – Droit au respect de l’intégrité
l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard de la personne humaine ; l’article 4 – Interdiction
des applications de la biologie et de la médecine, de la torture et des traitements inhumains ; l’arti-
ou encore Convention sur les droits de l’homme et cle 5 – Interdiction de l’esclavage et du travail forcé ;
la biomédecine du Conseil de l’Europe. Le titre de l’article 12 – Respect de la vie privée ; l’article 13 –
cette Convention a le mérite de préciser une défi- Vie familiale. Plus spécifiquement, concernant la
nition consensuelle de la bioéthique, à laquelle 45 médecine et la biologie, les principes suivants doi-
États ont contribué. On peut remarquer que la nou- vent notamment être respectés : interdiction des
velle Convention se situe dans le prolongement de pratiques eugéniques, respect du consentement
la Convention européenne des droits de l’homme ; éclairé du patient, interdiction de faire du corps
ce texte définit, en quatorze chapitres et 38 arti- humain et de ses produits une source de profits,
cles, les principales mesures de protection de l’indi- interdiction du clonage reproductif des êtres
vidu face aux progrès médicaux. Ce texte est le pre- humains. Enfin, la Charte a le mérite de prendre en
mier instrument juridique international contrai- compte les nouveaux droits et notamment le droit
gnant dans le champ de la bioéthique. Conçue de la bioéthique.
parallèlement au premier projet de loi de 1994, cette

VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 51


CONCLUSION

Le droit à l’environnement

Patricia SAVIN
Docteur en droit de l’environnement
G0373 Avocate aux Barreaux de Paris et Bruxelles
Présidente d’honneur de l’UJA de Paris
F O N D A M E N T A U X

Pour Hobbes, la loi naturelle est un état de guerre : l’introdution du droit de l’environnement dans la
l’équilibre ne se faisant qu’à travers des destruc- Constitution française.
tions, des dévastations et des famines. Or,
aujourd’hui, cette loi naturelle semble fortement
I. AU NIVEAU INTERNATIONAL : VERS LA
déséquilibrée et perturbée de part l’action de
COUR INTERNATIONALE CONTRE LES
l’Homo sapiens : des alertes environnementales et
CRIMES DE L’ENVIRONNEMENT, UN
sanitaires sont fréquemment lancées. Ainsi, alors
“GRAND PAS” POUR LA PLANÈTE
que les autres espèces s’adaptent au monde,
l’humanité adapte le monde à elle-même en le
transformant (1). Toutefois, dès lors que la maîtrise A – Prise de conscience internationale des défis
constructive et évolutive de la nature se transforme à relever
en volonté de puissance économique, elle n’assume Vancouver (Canada), du 10 au 15 septembre 1989 :
plus son rôle de régulateur mais devient un déré- l’Unesco organisa le deuxième forum sur la science
gulateur de la nature. Pourtant, déjà en 1796, Fon- et la culture. À cette occasion fut adoptée « la
tenelle expliquait que : « Notre folie à nous autres déclaration de Vancouver sur la survie au XXIème
est de croire (...) que toute la nature, sans excep- siècle » (6). Les termes de cette déclaration sont des
tion est destinée à nos usages » (2). Dans sa soif plus alarmistes : « La survie de la planète est deve-
de progrès, la science touche désormais aux prin- nue une préoccupation majeure et immédiate. La
cipes créateurs de la vie : il est aujourd’hui possi- situation actuelle exige que des mesures urgen-
ble « d’ériger en règle de vie l’eugénisme généra- tes soient prises (...). Il ne reste plus beaucoup de
lisé : celui des plantes, des animaux et, s’il n’y temps : tout retard apporté à l’instauration d’une
prend garde des êtres humains. Il fabrique la vie, paix éco-culturelle mondiale ne fera qu’accroître
au prix, de surcroît, d’innombrables mises à le coût de la survie ». Trois ans plus tard, se tint
mort » (3). En parallèle du développement des à Belém (Brésil) du 6 au 10 avril 1992, le troi-
manipulations génétiques, se multiplient les sième forum Unesco sur la science et la culture.
congrès et ouvrages sur l’éthique de la science ou La déclaration de Belém réitère la nécessité de
« l’illusion du progrès » (4) et le rôle fondateur du « prévenir une catastrophe planétaire », tout en
droit. Il semble en effet raisonnable de considérer insistant sur le fait qu’il est nécessaire de se « péné-
que « la législation a été, et demeure, la pierre trer de l’idée que la nature et l’homme forment
angulaire de la lutte pour la protection de l’envi- un tout » (7). Au niveau international, il fut déclaré
D R O I T S

ronnement. On ne peut ni abandonner cette en juin 1972, lors de la Conférence des Nations
arme, ni s’en écarter » (5). Dès l’instant où les unies sur l’environnement à Stockholm (Suède),
scientifiques, les chercheurs, les écologistes, les que « l’homme a un droit fondamental à la
politiques et les juristes comprennent et réalisent liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satis-
l’enjeu des atteintes causées à l’environnement, tant faisantes, dans un environnement dont la qua-
pour le présent que pour le futur, des changements lité lui permette de vivre dans la dignité et le
s’imposent. À ce titre, deux apports majeurs peu- bien-être. Il a le devoir solennel de protéger et
vent être signalés : le concept de Cour internatio- d’améliorer l’environnement pour les généra-
nal contre les crimes de l’environnement (I) et tions présentes et futures » (8). Par cette
(1) In M. Mugnier-Pollet et F. Meyer, Les fondements philosophiques et (6) Déclaration de Vancouver sur la survie au XXIe siècle, colloque sur
moraux de la répression de la délinquance écologique, La délinquance « La science et la culture pour le XXIe siècle : un programme de survie »,
écologique, XVIIe Congrès français de criminologie, Université de Nice, Commission canadienne pour l’Unesco, Vancouver, Canada,
Faculté de droit et des sciences économiques, 1979, p. 19. 10-15 septembre 1989, Organisation des Nations unies pour l’éducation,
(2) Fontenelle, Entretien sur la pluralité des mondes, imprimeur Didot la science et la culture.
Le Jeune, Paris, 1796, p. 27. (7) Déclaration de Belém, troisième forum Unesco sur la science et la cul-
(3) J. Decornoy, De l’irresponsabilité mortelle à la vraie maîtrise de la vie, ture : « Vers une éco-éthique : une vision nouvelle de la culture, de la
in L’homme en danger de science, Le Monde diplomatique, Manière de science, de la technologie et de la nature », Belém, Para, Brésil, 6-10 avril
voir, no 15, mai 1992, p. 24. 1992, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la
(4) L’expression est de L.-R. Brown, L’état de la Planète, 1990, éd. Éco- culture.
nomica, 1990, p. 1. (8) Quel droit à l’environnement ? Historique et développements, in P.
(5) C. Ripa di Meana, Adieu la Terre, Les Éditions de l’environnement, Kromarek (directrice de publication), Environnement et droits de
1993, p. 210. l’homme, éd. Unesco, 1987, p. 118.

52 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006


déclaration, le droit à un environnement de qua- le domaine de la mer, les Nations unies adoptèrent
lité fut affirmé et placé au même titre que le droit à la Convention sur le droit de la mer, en vigueur
la liberté et à l’égalité. Pour la première fois, se depuis le 16 novembre 1994, et dotée d’un tribunal
trouva reconnu le rapport existant entre le déve- spécifique créé à cet effet : le Tribunal internatio-
loppement et l’impact sur l’environnement. Le rap- nal du droit de la mer, situé à Hambourg (Allema-
port de la Commission mondiale des Nations unies gne).
pour l’environnement et le développement (com-
mission Brundtland) confirmera cette analyse dans B – Vers une Cour internationale contre les cri-
son rapport publié en 1987 (9). Vingt ans plus tard, mes de l’environnement
crise économique aidant, la deuxième Conférence
Lors du 8e Congrès pour la prévention du crime et
des Nations unies, tenue à Rio du 3 au 14 juin 1992,
le traitement des délinquants de 1990, les Nations
entend envisager la protection de l’environnement
Unies ont pris position, considérant que le droit
dans une optique de développement durable, pre-
pénal avait un rôle essentiel à jouer dans la répres-
nant en compte la planification économique. Lors
sion de cette délinquance (16). Un an plus tard, sa
de cette Conférence des Nations unies sur l’envi-
Commission du droit international a proposé
ronnement et le développement (CNUED), trois
l’ébauche d’un Code pénal international. Sous une
textes essentiels furent adoptés : la Déclaration de
rubrique « Crimes commis contre la paix et la
Rio sur l’environnement et le développement,
sécurité de l’humanité », la Commission propose
l’Action 21 (appelé également Agenda 21), et la
d’inclure une infraction consistant dans « le fait de
Déclaration de principes, non juridiquement
causer sciemment ou d’ordonner que soient cau-
contraignante mais faisant autorité, pour un
sés des dommages à long terme, étendus et gra-
consensus mondial sur la gestion, la conservation
ves contre l’environnement » (17). La création d’un
et l’exploitation écologiquement viable de tous les
tel crime international interroge sur l’éventuelle
types de forêts (10). À la suite de la Conférence de
nécessité d’instaurer un Tribunal pénal internatio-
Stockholm, les Nations unies créèrent en 1972 le
nal spécifique. Lors du colloque Droit et démocra-
Programme des Nations unies pour l’environne-
tie du 10 avril 1992, une telle nécessité fut affir-
ment (PNUE), dont l’objectif est d’organiser l’action
mée (18). Son critère de compétence consisterait à
des différents organismes dans le domaine de
« faire ce que ne peuvent pas faire des juridic-
l’environnement : élaboration d’une législation
tions nationales » (19). Or, un crime international
internationale, surveillance et observation du ter-
contre l’environnement pourrait être, tant le fait
rain (11). Au niveau juridique, furent ainsi adoptées
d’individus isolés que le fait d’États, qui ne pour-
la Convention de Vienne relative à la protection de
raient donc se juger eux-mêmes. Aussi, sa répres-
la couche d’ozone (1985) (12), suivi du Protocole de
sion devrait être effectuée par une instance inter-
Montréal du 16 septembre 1987 (13), fixant un
nationale, sous l’égide des Nations unies par exem-
calendrier de suppression de la production et de
ple. Ainsi, ce Tribunal pénal international aurait
l’utilisation des chlorofluorocarbones, les fameux
pour rôle de juger les individus et/ou personnes
CFC. Dans le domaine des déchets, la Convention
physiques coupables de crimes environnementaux.
de Bâle sur les déchets dangereux fixe les condi-
Mais une telle création s’opposerait au préalable à
tions d’importation et d’exportation des déchets
de nombreuses difficultés. Aussi, M. Machado,
(1989) (14), la Convention de Londres réglemente
ancien procureur de la Cour d’assises de São Paulo
l’immersion des déchets (1972) (15). Et, enfin, dans
(Brésil) et président de la Société brésilienne de
(9) Notre avenir à tous, Commission mondiale sur l’environnement et le droit de l’environnement, préconise dans l’immé-
développement, Commission Brundtland, éd. du Fleuve, Montréal, 1988. diat, et en attendant, la création d’un parquet inter-
(10) Tous ces textes se trouvent dans le rapport de la Conférence des
Nations unies sur l’environnement et le développement, Rio de Janeiro, national, « chargé d’enquêter dans les centres
14 juin 1992, éd. des Nations unies, 1993. internationaux, de ramasser des preuves où elles
(11) Chaque année, le PNUE publie un rapport annuel du directeur exé-
cutif, Nairobi. existent, indépendamment des frontières politi-
(12) Convention de Vienne du 22 mars 1985 pour la protection de la cou- ques, et de les présenter ensuite au ministre
che d’ozone, publié par décret no 88-975 du 11 octobre 1988, JO du
14 octobre. Cette Convention est entrée en vigueur le 22 septembre 1988. public des États ». Selon lui, une telle instance pro-
(13) Protocole de Montréal du 16 septembre 1987 relatif à des substan- cédurale « peut avoir un poids dans l’arrêt des cri-
ces qui apprauvissent la couche d’ozone, publié par décret no 89-112 du
21 février 1989, JO du 23 février, et amendement à ce protocole, fait à Lon-
dres le 29 juin 1990, publié par décret no 92-950 du 2 septembre 1992, JO
du 9 septembre.
(14) Convention de Bâle du 22 mars 1989 sur le contrôle des mouve- (16) Rôle de la législation pénale dans la protection de la nature et de
ments transfrontaliers de déchets dangereux et de leur élimination, publié l’environnement, in Rapport du huitième congrès des Nations unies pour
par décret no 92-883 du 27 août 1992, JO du 2 septembre. la prévention du crime et le traitement des délinquants, préc.
(15) Convention de Londres du 29 décembre 1972 sur la prévention de (17) Colloque préparatoire, Les atteintes à l’environnement. Problèmes
la pollution des mers résultant de l’immersion des déchets, avec trois de droit pénal général, préc. p. 669.
annexes. Convention approuvée par la France par la loi no 76-1182 du (18) Vers un Tribunal pénal international, extrait du colloque Droit et
22 décembre 1976, JO du 23 décembre 1976. V. infra p. 55, la question de démocratie du 10 avril 1991, La Documentation française, mai 1993, p. 11.
l’immersion des déchets. (19) Vers un Tribunal pénal international, préc., p. 46.

VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006 GAZETTE DU PALAIS 53


CONCLUSION

mes environnementaux internationaux » (20). Nantes du 29 janvier 2002, le candidat Jacques Chi-
L’idéal serait bien sûr qu’il ne soit pas nécessaire rac avait promis d’inscrire l’environnement dans la
de recourir au droit pour que l’environnement soit Constitution : « Aux côtés des droits de l’homme,
respecté. Dans cette optique, un changement de proclamés en 1789, et des droits économiques et
mentalité et de valeur est nécessaire. sociaux adoptés en 1946, et au même niveau,
nous allons reconnaître les principes fondamen-
G0373 II. AU NIVEAU FRANÇAIS : taux d’une écologie soucieuse du devenir de
F O N D A M E N T A U X

L’ENVIRONNEMENT DANS LA l’homme, avec des droits mais aussi avec des
CONSTITUTION FRANÇAISE, “UN GRAND devoirs ». Une fois élu, la commission Coppens fut
PAS POUR L’ÉCOLOGIE FRANÇAISE” (21), constituée. Cette commission composée d’élus,
UN “PETIT PAS” POUR LA PLANÈTE d’experts, de représentants de partenaires sociaux,
d’associations et d’entreprises était assistée et ali-
mentée par les travaux de deux comités dits de spé-
A – Émergence d’un droit de l’environnement cialistes : un comité scientifique et un comité juri-
en France dique. Ces deux comités avaient pour mission de
Des interdits écologiques assortis de peines faire des propositions de rédaction de lois et charte
d’amende existent depuis l’Antiquité. Au Moyen- à la commission Coppens et de répondre à ses
Âge, des ordonnances de 1291 et 1363 réglemen- questions « techniques ». La charte est donc bien à
taient le commerce des porcs et les déchets de bou- la base le fruit de travaux de spécialistes juridiques
cherie. Un édit de 1415 interdit le rejet d’ordures et scientifiques. Nourrie par les travaux de ces
dans la Seine (22). Il s’agissait alors de salubrité comités, la commission Coppens a ainsi été ame-
publique plus que de droit de l’environnement. En née à proposer au gouvernement un projet de loi
1810, sous le régime de Napoléon Bonaparte, la constitutionnelle. Après arbitrage et choix entre dif-
crise industrielle sévissait, les matières premières férentes versions, le conseil des ministres du 25 juin
étaient rares ; il s’agissait alors de protéger l’indus- 2003 a adopté le projet de loi constitutionnelle rete-
triel contre l’arbitraire de l’administration et contre nant l’essentiel du projet de la commission Cop-
les plaintes du voisinage. Après la seconde guerre pens. Sur cette même base, la loi constitutionnelle
mondiale, la priorité était largement accordée à la no 2005-205 relative à la charte de l’environnement
reconstruction du pays. Les préoccupations écolo- a été adoptée et promulguée le 1er mars 2005 (23).
giques n’existaient alors pratiquement pas. Dans les
L’un des éléments essentiels qui est ressorti de la
années soixante, une prise de conscience vit le jour
consultation nationale était la volonté des français
et en 1964 naissait la première loi sur l’eau. Puis,
de voir affirmer l’existence de droit et surtout de
en 1976, la défense du développement industriel
devoirs à l’égard de l’environnement. Cette
demeure, mais les problèmes d’environnement sont
demande a été réellement prise en considération
pris en considération de façon plus précise et com-
puisque le 1er alinéa du préambule de la Constitu-
plète. On s’intéresse ici à la nature, aux sites et aux
tion modifié dispose désormais : « Le peuple fran-
monuments. La protection de l’environnement est
çais proclame solennellement son attachement
ainsi instaurée par le recours à un droit réglemen-
aux droits de l’homme et aux principes de la sou-
taire qui impose le respect de normes précises. En
veraineté nationale tels qu’ils ont été définis par
cas de méconnaissance de ces normes, des sanc-
D R O I T S

tions sont encourues. Aujourd’hui, l’administra- la Déclaration de 1789, confirmée et complétée


tion se trouve donc face à une accumulation de par le Préambule de la Constitution de 1946,
problèmes et pollutions qui ne peuvent être réso- ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la
lus du jour au lendemain. Pour l’instant, il s’agit charte de l’environnement de 2004 ». Les autres
encore de réaliser une mise aux normes d’un pas- points souvent évoqués au niveau de la consulta-
sif ; d’où le caractère largement administratif et tion nationale étaient l’éducation, la formation, la
négociateur du droit de l’environnement. En fait, le responsabilité envers les générations futures, le
droit de l’environnement s’est toujours développé développement durable. Ces points ont été procla-
dans une sorte de compromis d’intérêts divergents. més avec force dans la proposition de charte de la
commission : « L’éducation, la formation et
l’information en matière d’environnement sont
B – La charte de l’environnement
nécessaires au libre exercice de ce droit et au
Dans son discours de campagne présidentielle de plein accomplissement de ce devoir. Le peuple
(20) P.A.L. Machado, Les sanctions pénales en matière d ’environne- français reconnaît sa responsabilité envers les
ment, in Réunion mondiale des associations de droit de l’environne- générations futures et affirme sa volonté de pro-
ment, déclaration de Limoges, 16 novembre 1990, préc., p. 36.
(21) Citation du ministre de l’Écologie et du Développement durable, mouvoir un développement durable fondé sur la
Serge Lepeltier.
(22) J.-H. Robert et M. Rémond-Gouilloud, Droit pénal de l’environne- (23) Loi constitutionnelle no 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la charte
ment, Masson, 1983, p. 28. de l’environnement, JO du 2 mars 2005, p. 3697.

54 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006


solidarité entre les hommes et entre les territoi- taire. C’est alors qu’un avocat fit un exposé sur les
res, qui concilie le développement économique et responsabilités juridiques des chercheurs auteurs
social avec la préservation des ressources natu- d’un « biodanger ». Le ton changea brusquement.
relles et la mise en valeur de l’environnement ». Dès le lendemain, un programme de sécurité fut
Sous une forme un peu différente, la charte adop- adopté aux termes duquel ils définirent, notam-
tée et promulguée le 1er mars 2005 reprend ces ment, les précautions à prendre dans les laboratoi-
notions. Sans parler d’étape historique, il peut tout res pour garantir le confinement des dangers poten-
de même être noté positivement que, à l’instar tiels. Les possibilités de la science semblent
d’autres démocraties, la France place aujourd’hui aujourd’hui illimitées. Il est possible de s’affran-
par ce texte le droit à « un environnement équili- chir de la barrière des espèces, alors que toute l’his-
bré et respectueux de la santé » (24) au même toire de l’évolution naturelle est allée vers une dif-
niveau que les droits humains et les droits sociaux. férenciation des espèces. La course en avant de la
Par ailleurs, une charte constitutionnelle ne peut science est normale, humaine, mais elle doit, à un
qu’inciter tous les acteurs de la société civile à ins- moment donné, trouver ses limites, son sens éthi-
crire le développement durable dans leur politique que. Parce que la révolution biotechnologique en
interne. À ce titre, la charte proclame que « afin cours – le « siècle biotech » (27) – va affecter notre
d’assurer un développement durable, les choix environnement, notre alimentation, notre façon de
destinés à répondre aux besoins du présent ne penser et d’être dans le monde, chacun peut jouer
doivent pas compromettre la capacité des géné- son rôle de citoyen-responsable d’une façon ou
rations futures et des autres peuples à satisfaire d’une autre – de l’avenir collectif et de la Terre qu’il
leurs propres besoins » et que « les politiques transmettra aux générations futures. Jacques Tes-
publiques doivent promouvoir un développe- tard – le « père » du premier bébé in vitro – expli-
ment durable. À cet effet, elles concilient la pro- que très bien le rôle de l’ensemble des acteurs
tection et la mise en valeur de l’environnement, d’une société : « À un moment de ma vie, au
le développement économique et le progrès début des années 80, j’étais devenu une « taupe
social ». monomaniaque » pour reprendre l’expression
d’Einstein. La recherche est excitante parce que
CONCLUSION c’est comme un jeu, on ne peut plus s’arrêter (...).
Et puis un jour, j’ai ouvert les yeux grâce notam-
« Après l’exemple personnel, le droit est l’instru-
ment à un groupe de travail auquel je partici-
ment d’enseignement le plus puissant pour la
pais : il y avait des sociologues, des psys, des
société » (25). Cependant, aucune loi ne peut être
juristes. Leur point de vue était totalement dif-
réellement efficace si elle n’est pas soutenue par un
férent du mien, je les ai écoutés et cela m’a per-
consensus général. « Une loi qui n’est pas soute-
nue par un consensus populaire est en péril mis de prendre du recul. Ce qui est dangereux
d’ineffectivité » (26). À ce titre, le droit a très cer- pour un chercheur, c’est d’oublier le sens de ce
tainement un rôle à jouer en plaçant chaque acteur qu’il fait et de finir par faire de la recherche pour
face à ses responsabilités. Ainsi, en 1974, les spé- la recherche ». Parce que « science sans conscience
cialistes de la biologie moléculaire décidèrent d’un n’est que ruine de l’âme », chacun peut s’intéres-
moratoire afin de prendre le temps d’apprécier les ser à ce que sera demain son environnement et la
risques des travaux liés au génie génétique. Ils se société dans laquelle il souhaite vivre. S’agit-il de se
réunirent en 1975 à Asilomar afin d’évaluer les ris- laisser entraîner dans ce tourbillon en considérant
ques pour l’environnement et la santé humaine des que notre sort et le sort de la planète appartien-
expériences faites sur l’ADN. Après trois jours de nent toujours à d’autres, que les décisions sont dic-
conférences, les chercheurs ne pensaient qu’à tées par les grands groupes industriels, et que der-
retourner à leurs travaux et s’opposaient à toute rière tout débat de société, on trouve un autre débat
mise en place d’un quelconque cadre réglemen- qui portent les noms de déréglementation, d’OMC
et de libre-échangisme ?
(24) Article 1er de la charte de 2004.
(25) La citation est de J. William Futrell, président, Environmental Law
Institute, in Le vade-mecum de l’orateur, l’environnement et le dévelop-
pement, 1991, Nations unies, p. 57. (27) J. Rifkin, Le siècle biotech – Le commerce des gènes dans le meilleur
(26) J. Carbonnier, Essai sur les lois, partie II, chap. 4. des mondes, éd. La découverte, 1998.

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56 GAZETTE DU PALAIS VENDREDI 17, SAMEDI 18 MARS 2006

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