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JANVIER 2023

DÉVELOPPEMENT
ÉCONOMIQUE,
MUR CLIMATIQUE
ET FACTEUR HUMAIN
2e PARTIE : LE BON, LA BRUTE
ET LE TRUAND
« TU VOIS, LE MONDE SE DIVISE EN DEUX CATÉGORIES, CEUX QUI
Thomas ONT UN PISTOLET ET CEUX QUI CREUSENT. TOI, TU CREUSES. »
FRIEDBERGER
Deputy CEO LE BON, LA BRUTE ET LE TRUAND – SERGIO LEONE, 1966

D
Tikehau Capital ans la première partie de cette lettre parue en septembre dern-
and Co-CIO ier1, nous nous sommes intéressés aux théories économiques et
politiques qui ont abouti à évacuer le facteur humain de l’écon-
omie. Nous avons évoqué la façon dont un système économique basé
sur la seule recherche de croissance exponentielle se met lui-même
dans une impasse climatique, sociale et financière. Ce modèle de dével-
oppement mondialisé et centré sur la culture occidentale a privilégié
l’efficience plutôt que la résilience, le global plutôt que le local, les prix
plus bas plutôt que les salaires plus hauts, les entreprises plutôt que
les individus, la norme plutôt que l’humain. Nous avons essayé de mon-
trer comment la réintroduction du facteur humain dans l’économie pour-
rait offrir une voie non seulement vers un système économique plus
durable, mais aussi vers une réunification des connaissances permet-
tant, en considérant l’humanité comme un tout, une élévation de la
conscience. Nous poursuivons notre analyse, cette fois-ci en nous
plaçant au niveau des relations entre les individus.
Pourquoi donner une suite à notre précédente lettre ? Parce que notre
culture entrepreneuriale nous fait ressentir le besoin de bousculer les
acquis, la norme en vigueur, mais nous fait également réaliser la difficulté
de sortir de sa zone de confort. Or, si les limites de notre système écono-
mique sont maintenant bien identifiées, une majorité d’individus semble
pourtant s’accommoder de l’idée qu’il est acceptable de continuer dans
cette voie en apportant des changements à la marge. Pourquoi ? Peut-être
parce qu’il existe un certain confort à ne pas transgresser la norme pour
éviter l’exclusion d’un système qui pourtant dysfonctionne au point de
menacer la survie de l’espèce humaine. Remettre en question ses
croyances et ses certitudes crée cet inconfort bien connu de l’entrepre-
1. Tikehau CIO letter – Human neur, et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous nous y intéressons à
after all, septembre 2022 nouveau d’aussi près dans cette lettre.
Cette lettre peut donc être vue comme et les organisations internationales de
un zoom sur la lettre précédente pour se mettre d’accord sur une trajectoire
se placer au niveau du rapport hu- commune. La transition énergétique,
main. Nous essaierons de dépasser la relocalisation des moyens de pro-
le débat sur les moyens à mettre en duction proches du consommateur,
œuvre pour évoluer vers un modèle la recherche de souveraineté sur les
plus durable  (croissance durable ou approvisionnements et le réarmement
décroissance, effort privé ou étatique, des États sont autant de facteurs favo-
approche incitative ou restrictive) pour risant l’accélération de la demande de
proposer l’idée que l’humanité ne pour- matières premières dans un monde aux
ra trouver la solution qu’au prix d’une ressources finies. La démondialisation
élévation de la conscience générale, qui privera par ailleurs certains pays émer-
suppose une remise en question de ses gents de la croissance que la mondia-
acquis, de ses certitudes et des peurs lisation avait apporté en leur confiant
qui la divisent. Nous essaierons aussi la production de biens et de services à
de montrer comment la destruction bas coûts, au moment où ces mêmes
de notre rapport au vivant crée une pays subissent de manière dispropor-
aliénation, et comment cette aliéna- tionnée les conséquences du réchauf-
tion est partiellement compensée par fement climatique. Dans ce contexte,
2
l’illusion de liberté proposée par notre les conflits, les migrations de popu-
système économique. Cette compen- lations et les tensions économiques,
sation partielle crée un confort auquel sociales et politiques ne peuvent que
il est difficile de renoncer. Il permet s’accentuer, alors que les pays déve-
une certaine stabilité sociale, mais loppés adoptent des politiques plus
génère de la souffrance. Ce confort protectionnistes et portent au pouvoir
offert par notre modèle est séduisant des gouvernements moins favorables
car il est construit sur l’ethnocen- à l’immigration. Nous devons donc
trisme (l’idée agréable que l’humain nous poser les bonnes questions, car
est la forme de vie la plus évoluée et c’est le moment de sortir de sa zone
doit légitimement dominer la nature) de confort, non pas en s’infligeant
et l’idée que le plaisir (qui engendre des contraintes que les populations
une addiction plaisante) peut être un n’accepteront jamais, mais en ten-
substitut au bonheur. tant une démarche intérieure avec
comme objectif de remettre en ques-
Mais la crise actuelle accentue encore tion nos certitudes, nos acquis, nos
un peu plus les incohérences de notre préjugés. La solution collective passe
système. Il existe tellement d’intérêts par un travail individuel. La remise en
économiques, politiques, stratégiques question de nos normes pour repen-
divergents dans le monde qu’il sera très ser notre rapport au vivant (le facteur
difficile pour les États, les entreprises humain) semble en effet un exercice

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difficile mais nécessaire. C’est cet expliquer la remise en question ou non
exercice que nous tentons d’amorcer de notre modèle économique : le lien
ici. Sans avoir la certitude que les élé- au vivant (le Bon), la violence (la Brute)
ments de réflexion exposés ci-dessous et l’imposture (le Truand). Ces trois no-
sont les bons, nous avons la faiblesse tions seront donc le fil conducteur de
de penser que le travail individuel réa- ce second opus.
lisé par chaque lecteur qui aura eu le
courage d’aller jusqu’au bout de cette Nous concluions la lettre précédente
lettre peut contribuer à cette élévation avec ces mots :
de conscience qui ne peut être que le
ciment commun au passage d’un cap Force est de constater que la culture
difficile  : mettre à profit la connais- occidentale, fondée sur la prédomi-
sance et la démarche inclusive pour nance du droit, de la norme et le cloi-
éviter l’autodestruction et évoluer vers sonnement des populations et des sa-
un modèle économique durable. voirs, n’est pas favorable à l’émergence
d’une pensée inclusive. Et c’est très
Cette lettre aborde plus en détail des dommage car les sciences portées par
sujets clivants comme l’éducation ou la culture occidentale ont apporté des
les croyances. Sans offenser qui que ce progrès gigantesques sur la connais-
3
soit, notre intention n’est pas de prendre sance. La simple prise en compte des
position mais d’apporter à nos investis- traditions et pratiques ancestrales
seurs un éclairage qui sort des sentiers combinée à l’apport d’une science ba-
de réflexion habituellement proposés, à sée sur le calcul, la mesure et la norme
partir de la lecture d’écrits pourtant lar- permettrait de démultiplier les effets
gement disponibles. Restant convaincus du progrès et surtout d’aller dans la di-
que le système capitaliste représente le rection d’une réunification des savoirs,
meilleur des systèmes économiques car de l’espèce humaine et de son rapport
il défend la liberté d’action et de parole, à la nature. Malheureusement, notre
mais qu’il n’est pas durable ni soute- modèle de pensée est « militarisé » par
nable dans sa forme actuelle, notre but une idéologie visant à l’associer aux
est comme d’habitude de proposer des notions de liberté et de prospérité. La
pistes de réflexion qui nous aident à croyance indéfectible dans ce modèle
mieux investir, en étant moins naïfs sur basé sur l’individualisme et la socié-
la finalité et les conséquences de nos té de consommation pourrait en fait
décisions. Le titre de cette seconde par- maintenir nos sociétés dans une sorte
tie, Le Bon, la Brute et le Truand, fait évi- de caverne de Platon qui nous fait per-
demment allusion au mythique film de cevoir la réalité de manière faussée, et
Sergio Leone, mais introduit notre ten- surtout, qui nous rend agressifs envers
tative d’analyser trois caractéristiques ceux qui parviennent à en sortir, voient
du comportement humain qui peuvent plus clair et cherchent à nous alerter.

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INTÉRESSONS-NOUS À CETTE parce que remettre en cause ce que
NOTION DE CAVERNE DE PLATON l’on nous a appris ou nos préjugés
nécessite un énorme effort, alors
« UN HOMME A TOUJOURS DEUX RAISONS qu’il est facile de ne pas réfléchir ou
DE FAIRE QUOI QUE CE SOIT : UNE BONNE de s’enfermer dans ses convictions.
RAISON ET LA VRAIE RAISON. » Rester dans ses croyances apporte
J. P. MORGAN une forme de confort intellectuel.
Remettre en question les croyances
Dans « La République », le philosophe ne signifie pas seulement perdre ses
grec Platon expose par cette allégorie propres repères, mais aussi se heur-
de la caverne les conditions d’acces- ter aux promoteurs du statu quo. Ainsi,
sion de l’homme à la connaissance et les idées disruptives qui remettent en
à sa transmission. L’allégorie met en cause trop de croyances sont perçues
scène des hommes prisonniers d’une comme stupides, puis dangereuses,
caverne dans laquelle ils ne voient que avant d’éventuellement être intégrées
la projection de l’image des objets qui dans la norme une fois que les preuves
représentent la réalité en dehors de de leur validité semblent irréfutables.
la cavité. Ils croient ainsi voir la vérité Dans la première partie de cette lettre,
alors qu’ils n’en voient qu’une appa- nous citions deux ouvrages du philo-
rence. La caverne symbolise l’ignorance sophe indien Jiddu Krishnamurti. Dans
et l’enfermement dans des croyances. un troisième livre3, l’auteur s’intéresse
L’extérieur symbolise la liberté du sa- à cette notion de confort intellectuel.
voir et du réel. Si l’un des hommes Selon lui, les croyances et les préjugés
sort de la caverne pour voir la vérité, divisent les hommes car l’esprit hu-
4
il sera ébloui par la lumière, ce qui le main est constamment à la recherche
fera souffrir. Puis il s’accoutumera. d’une sécurité psychologique. Il fuit
Mais s’il retourne dans la caverne pour l’incertitude, qui génère la peur. Dans
raconter ce qu’il a vu, il sera probable- nos connaissances, nos expériences
ment violemment pris à partie par ses ou nos relations, les certitudes nous
semblables, qui l’accuseront de mentir. rassurent. Elles nous mettent à l’abri
Pourquoi ces hommes réagiraient-ils de ce qui pourrait nous déranger.
de la sorte ? C’est ce désir de certitude qui nous
empêche d’entreprendre les investi-
Dans leur livre « The Elephant in the gations nécessaires pour nous libérer.
Brain »2, le chercheur Robin Hanson
et l’auteur Kevin Simler s’intéressent Ces mots doivent raisonner aux
à la façon dont le cerveau humain est oreilles des entrepreneurs qui, en
construit pour agir dans notre intérêt quelque sorte, cherchent à se libérer
personnel tout en essayant de ne pas des pratiques existantes pour modifier
paraître égoïste devant les autres. Ainsi, quelque chose qui va créer de la valeur.
notre cerveau agit avec deux biais Pour Krisnamurti, celui qui cherche la
majeurs : l’égoïsme et l’autotromperie.
La majorité des êtres humains refuse 2. The Elephant in the Brain: Hidden Motives in Everyday Life
de voir la réalité en face si celle-ci re- – Robin Hanson, Kevin Simler – 2018
3. Jiddu Krishnamurti - La libération par l’action - transcription de
met en cause les préjugés de chacun, discussions ayant eu lieu entre 1949 et 1950

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vérité ne subit l’autorité d’aucun livre et
d’aucune personne. Il est continuelle-
SEUL L’INDIVIDU
ment insatisfait. L’individu satisfait par INSATISFAIT CHERCHE,
l’argent, les situations, les idées ne peut
pas voir la vérité. Seul l’individu insatis-
OBSERVE, DEMANDE ET
fait cherche, observe, demande et peut PEUT ENTREVOIR LA VÉRITÉ
entrevoir la vérité. L’autotromperie est
donc stratégique. C’est un stratagème
que notre cerveau utilise pour faire Il est fragile. Pour survivre, il est donc
illusion, en acceptant, au-delà même obligé de se regrouper ; mais il n’aime
de nos propres convictions, les carcans pas vivre en société. Pour cela, il doit
de l’éducation ou de la religion, c’est-à- donc accepter des règles de vie en
dire la norme. La peur rend parfois pré- groupe : la morale, notion importante
férable d’ignorer la vérité qui s’offre à car présente dans la pensée d’Adam
nous. C’est un mécanisme de protec- Smith5 lorsqu’il publia ce qui reste au-
tion. L’ignorance stratégique génère le jourd’hui « la bible du capitalisme »6.
confort de ne pas avoir à remettre en Philosophe et professeur à la Sorbonne,
question ses préjugés. Il semble donc Pierre-Henri Tavoillot7 affirme que le
que la partition de l’humanité trouve fondement le plus solide de la morale
sa source dans la peur. Dans une série est peut-être le constat que l’humain
de conférences données à l’Université ne peut se passer de celle-ci pour vivre
de Nantes4, le professeur de médecine en société. Celui qui ne se plie pas à la
Thierry Patrice attribue la méchanceté, morale se voit condamné sur la base
caractéristique propre à l’humain qu’on du principe que si tout le monde faisait
5
ne retrouve dans aucune autre forme comme lui, la vie serait impossible. La
de vie connue, à la peur. morale est donc nécessaire, mais pas
forcément juste. La morale n’est pas
une fin en soi. Elle n’empêche pas la
LA PEUR souffrance, la crainte ni le regret, mais
elle permet de grandir tous ensemble
« LA PEUR MÈNE À LA COLÈRE, LA en inventant une sorte de ciment com-
COLÈRE MÈNE À LA HAINE, LA HAINE mun. La morale sert donc à proposer
MÈNE À LA SOUFFRANCE. LA PEUR EST une vie en société acceptable pour le
LE CHEMIN VERS LE CÔTÉ OBSCUR. » plus grand nombre. Pour le célèbre
MAÎ TRE YODA – STAR WARS naturaliste Charles Darwin8, l’humain
est un être fragile dont l’espèce n’a
La célèbre trilogie «  Star Wars  » est pu survivre qu’en développant des
certes une fiction divertissante, mais instincts sociaux d’abord en petits
cette référence à la peur est intéres- groupes, puis en élargissant le cercle.
sante. L’étude de la peur par les phi-
losophes n’est pas récente. Thierry
Patrice explique que, seul dans la na- 4. La méchanceté est-elle le propre de l’Homme ? - Thierry Patrice,
YouTube 2015 - https://www.youtube.com/watch?v=oPvItkvi3jc
ture, l’être humain est faible physique- 5. Tikehau CIO letter – Human after all, septembre 2022
6. La Richesse des nations – Adam Smith, 1776
ment sur tous les critères de survie : vi- 7. La morale de cette histoire – Pierre-Henri Tavoillot, 2020
8. L’expression des émotions chez l’homme et les animaux – Charles
tesse, résistance, réactivité sensorielle. Darwin, 1890

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Une tribu solidaire a plus de chances Des milliers d’amis sur les réseaux so-
de l’emporter en cas de conflit. La mo- ciaux ne suffisent pas à laisser les indi-
ralité n’est donc pas pour Darwin un vidus seuls face à leurs peurs. L’auteur
signe de supériorité humaine, mais relate le travail de la chercheuse amé-
un processus naturel d’évolution. La ricaine en psychologie Jean Marie
difficulté à se plier à ces règles en- Twenge, qui affirme que le monde est
gendre la méchanceté. En effet, cette entré dans l’ère de la peur. La peur est
contrainte de vivre en société pour pa- en effet aux États-Unis la deuxième
lier à sa faiblesse naturelle engendre cause de consultation d’un psycho-
la peur de l’Autre, la peur de manquer logue après la dépression. Comment
et la peur de mourir. Dans un autre expliquer cela ? Dans un monde en ré-
registre, le coureur cycliste Guillaume alité beaucoup plus sûr qu’autrefois, il
Martin mentionne dans « La société du n’est pas étonnant que le seuil de dé-
Peloton »9 que la course cycliste, qui clenchement de la peur soit abaissé
consiste au sein d’une équipe à sélec- par rapport à des environnements où
tionner des équipiers qui vont mettre l’on risque sa vie tous les jours. Gérard
leurs qualités individuelles au service Guerrier précise que la notion de stress
d’un leader, révèle quelque chose de la était inconnue jusque dans les années
nature humaine : « nous sommes des 1950. Le sentiment de peur ne décroit
êtres égoïstes et solitaires, mais qui ne donc pas avec le développement et le
peuvent rien faire sans le collectif ». progrès, bien au contraire. Et c’est là
L’humain est donc un animal social le problème : pour passer le cap du
non pas par goût mais par obligation, risque de destruction totale de l’hu-
et la peur de la collaboration engendre manité par sa propre technologie,
6
la méchanceté. celle-ci va devoir affronter la peur de
l’Autre, la peur de manquer et la peur
Dans « Éloge de la peur »10, l’amoureux de mourir pour adopter une démarche
de la montagne Gérard Guerrier s’in- inclusive qui lui permettra de mettre la
téresse à ce sentiment, prétendument connaissance non pas au service de
responsable de notre résistance à sortir l’affrontement ou de la compétition
de notre zone de confort. La hiérarchie mais de la création de valeur colla-
des peurs subit des distorsions décor- borative. On retrouve ici l’importance
rélées des risques réels. Ainsi, la peur du facteur humain. J. Krishnamurti
du terrorisme dépasse de loin la peur partage cette idée. Pour lui11, la peur
de mourir dans un accident de la route, naît lorsque la compréhension de
alors que les probabilités sont très en notre état de relation n’est pas com-
faveur de l’accident de circulation. En plète. Nous sommes en relation avec
fait, les réponses face à la peur sont de des personnes, avec la nature, avec
moins en moins collectives. Les cellules nos idées. « Tant que ces relations ne
sociales traditionnelles comme la pa- sont pas comprises, la peur doit exis-
roisse, le club de sport ou l’association ter. Être, c’est être en état de relation.
de quartier sont en repli. La solidarité
est déléguée à l’État, à l’administration,
à Internet ou à des robots vocaux qui 9. La société du peloton – Guillaume Martin, 2021
10. Éloge de la peur – Gérard Guerrier, 2019
répondent à des « questions types ». 11. Jiddu Krishnamurti – La première et dernière liberté, 1975

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ÊTRE, C’EST ÊTRE EN institution inspirée par la crainte ne
peut engendrer la vie. » Les individus
ÉTAT DE RELATION. qui ne veulent ou ne peuvent se don-
ner la peine de sortir de la caverne
TANT QUE L’ESPRIT et se forcer à remettre en cause
CHERCHE L’ISOLEMENT, leurs préjugés se rabattent sur deux
schémas simplistes d’explication du
IL Y A DE LA PEUR monde : le complot et la guerre, qui
aboutissent à cette division de l’hu-
manité en castes. La combinaison des
deux offre une grille de lecture simple
Tant que l’esprit cherche l’isolement, il et universelle. Le complot permet une
y a de la peur. La connaissance de soi lecture du monde sans se donner la
est le commencement de la sagesse et peine de réfléchir et de comprendre
la fin de la peur. » Autrement dit, élimi- les subtilités qui génèrent les compor-
ner la peur passe par la connaissance tements individuels. Il explique tout
de soi-même. Les peurs génèrent les sans rien démontrer et c’est ce qui le
croyances et les préjugés, et ceux-ci rend facile d’accès. La guerre permet
causent les guerres. Si nous n’avions de rejeter tous les maux sur un enne-
pas de croyances mais de la considéra- mi qui fédère et qui, au fond, rassure
tion pour les autres, il n’y aurait pas de puisqu’il est identifié. Tout s’explique
guerre. Cette bienveillance passe par la par un combat entre les méchants et
connaissance de soi et surtout pas par les gentils dans l’illusion d’un choc
la mise en avant de l’ego. L’ego nous en- des civilisations, une confrontation
7
courage à dépasser nos peurs pour pa- entre religions ou une guerre civile.
raître courageux. Mais il nous éloigne Pour Russell, «  Si les actions des
de la réalité et de nos véritables capa- hommes étaient dirigées en vue du
cités, car il glorifie le paraître. L’estime bonheur, il y a longtemps que les ar-
de soi devient dépendante du regard guments rationnels contre la guerre
des autres et provoque des situations l’auraient supprimée. »
dangereuses. La liberté engendrée par
la maîtrise de sa peur passe donc bien
par un travail sur soi.

Celui qui voit clair prend le risque de


sortir de sa zone de confort (la ca-
verne) pour aller affronter la réalité,
quitte à remettre en question toutes
AUCUNE INSTITUTION
ses connaissances. Pour le mathé- INSPIRÉE PAR LA CRAINTE
maticien et philosophe Bertrand
Russell12, « Si la pensée doit devenir NE PEUT ENGENDRER LA VIE
la possession de la multitude et non
le privilège de quelques-uns, il faut
en finir avec la peur.  C’est la peur
qui retient les hommes. (…) Aucune 12. Principes de reconstruction sociale – Bertrand Russell, 1916

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La
Brute
D
ans la première partie de
cette lettre13, nous évoquions
l’hypothèse que le principal
moteur de création de valeur écono-
mique puisse venir de la nature hu- LA PRODUCTION
maine qui fait de l’individu un préda- ALIMENTAIRE EST À
teur inconscient qui ne peut maîtriser
sa soif de conquête, d’accumulation, L’ORIGINE DES PREMIÈRES
de domination de la nature et de ses TRACES D’ASSERVISSEMENT
semblables. La fameuse exploitation
8
de l’homme par l’homme. Une pre-
mière observation de trente siècles tous les peuples de la planète étaient
de guerres, d’extorsion et d’asservis- encore des communautés de chas-
sement expliqués par l’incapacité de seurs-cueilleurs. Cette date correspond
l’être humain à se débarrasser de la aux débuts, dans certaines régions du
peur donne de la crédibilité à cette monde, de la domestication d’animaux
explication pourtant simpliste. D’où la et de plantes sauvages aboutissant
citation du film de Sergio Leone par à la consommation des produits du
laquelle débute cette lettre, qui sym- cheptel et des cultures. La produc-
bolise parfaitement l’exploitation de tion alimentaire est à l’origine des
l’homme par l’homme. Mais nous al- premières traces d’asservissement.
lons voir que cette explication sim- Pourquoi ? L’anthropologue américain
pliste est un leurre et que la raison Jared Diamond l’explique dans son livre
principale de cette souffrance pour- « De l’inégalité parmi les sociétés »14 :
rait résider dans l’éloignement du lien chez les chasseurs-cueilleurs, les lea-
au vivant. ders n’ont pas de privilèges et vivent
dans le même type d’habitat que les
Les origines de l’asservissement re-
montent à environ 11  000  ans avant
notre ère, avec l’apparition de la pro-
13. Tikehau CIO letter – Human after all, septembre 2022
duction alimentaire ! À ce moment-là, 14. De l’inégalité parmi les sociétés – Jared Diamond, 1997

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autres, et les décisions se prennent aboutit à la production d’anticorps, que
simplement, puisqu’il n’y a pas be- d’autres peuples, n’ayant pas dévelop-
soin d’organisation spécifique, chacun pé la production alimentaire, n’auront
subvenant à ses besoins. La produc- pas. Le stockage implique le dévelop-
tion agricole entraîna rapidement des pement de la comptabilité et de l’alpha-
besoins de spécialisation comme les bétisation. Dès lors, une élite politique
travaux d’irrigation ou la fabrication de peut prendre le contrôle des vivres pro-
matériel. Des corporations apparurent. duits par d’autres. L’écriture apparaît à
Les spécialistes n’étant pas capables Sumer 6 000 ans avant J.-C., mais son
de subvenir seuls à leurs besoins pri- but premier est très loin de l’instruction
maires, une nécessaire coordination des masses. Bien au contraire, l’écri-
justifia l’apparition d’une classe de po- ture sert au départ aux scribes pour
litiques, de bureaucrates et de finan- la comptabilité agricole et devient un
ciers. À mesure qu’une organisation instrument d’asservissement. L’écriture
se structure, les chefs commencent à octroya ensuite un avantage significatif
faire face à plus de responsabilités et aux conquistadors dans la colonisation
se reposent sur d’autres membres de du Nouveau Monde, permettant de faire
leur communauté pour s’approvisionner. circuler rapidement des informations,
En sélectionnant les espèces animales alors que les autochtones n’avaient
et végétales et en les cultivant, puis en pas cette faculté. Les prêtres apportent
utilisant des engrais naturels et des une justification religieuse aux guerres,
animaux pour accroître les rendements les ouvriers produisent des armes et les
agricoles, la proportion de biomasse co- animaux peuvent être utilisés comme
mestible sur un morceau de terre donné moyen de transport pour parcourir de
9
passe d’un pourcentage ridicule à une plus longues distances. La combinai-
part significative, avec pour consé- son de germes exportés dans les zones
quence la production de beaucoup conquises à la production d’armes et à
plus de calories disponibles pour nour- l’alphabétisation facilita la colonisation ;
rir des paysans, mais aussi des soldats, théorie aussi surprenante que rassu-
des ouvriers ou des religieux. À partir rante, puisqu’elle élimine de facto toute
de là, les populations se sédentarisent évocation d’une quelconque supério-
près de leur espace de production et se rité raciale des Blancs sur les autres
densifient, avec comme conséquence peuples. La colonisation du monde par
l’apparition du stockage, que les chas- les Blancs s’expliquerait donc par des
seurs-cueilleurs nomades ne connais- facteurs géographiques : ce sont la la-
saient pas. Les stocks alimentaires sont titude de l’Eurasie, la clémence du cli-
essentiels pour nourrir des soldats, des mat méditerranéen et l’alternance des
bureaucrates ou des prêtres qui ne sont saisons qui permirent la présence d’un
pas impliqués dans la production, ce plus grand nombre de plantes et d’ani-
qui explique que les chasseurs-cueil- maux domesticables qu’ailleurs. Voilà
leurs n’ont jamais pu avoir d’armée. La comment, par la production alimen-
proximité des animaux a pour consé- taire, naît une civilisation capable de
quence le développement de maladies coloniser et d’asservir. Une civilisation
comme la rougeole ou les grippes – qui fondée sur la norme et le droit, qui ne
décimèrent ces populations –, mais saura pas intégrer les connaissances

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ancestrales basées sur l’intuition dé- cause. Le non-remboursement d’une
veloppées par les peuples dominés. Et dette justifie le crime lorsque le prêteur
voilà pourquoi Jared Diamond évoque est un mafieux ou un tyran ; l’empri-
la naissance de la production alimen- sonnement ou l’expropriation lorsque
taire en Asie Mineure et en Europe vers le prêteur est un puissant. Lorsque la
11 000 avant notre ère comme princi- dette est détachée du facteur humain,
pale explication de la domination du elle transforme facilement le créan-
monde par les peuples européens à cier en tortionnaire. On constate donc
partir de la Renaissance. que le niveau de violence dans les re-
lations sociales augmente lorsque le
facteur humain est évacué, c’est-à-
DETTE ET ASSERVISSEMENT dire lorsque le dialogue est rompu.

Les premières traces de dettes appa- Cette déshumanisation de la dette


raissent en Mésopotamie il y a envi- aboutit à des dérives. En criminalisant
ron 5 000 ans. Les archéologues ont la pauvreté et en emprisonnant les
retrouvé dans cette région des traces mauvais emprunteurs, l’économie de
de renégociation de dette entre des marché dissociée du facteur humain
prêteurs appartenant à une classe di- crée une catégorie de population fa-
rigeante et des emprunteurs issus du cilement servile et exploitable. Tout
peuple. Surprenant ? Pas si l’on consi- comme à la Renaissance, où plusieurs
dère que l’économie en Mésopotamie conquistadors firent fortune en s’en-
n’était pas coupée du lien social. Le dettant puis en exploitant gratuitement
recours à la dette était l’une des fa- une ressource ensuite « monétisable »,
10
cettes de la vie en communauté, et l’ef- la révolution industrielle vit les mêmes
facement ou la renégociation de dette schémas de fortune simultanés se re-
faisaient partie des relations sociales. produire  : des entrepreneurs créant
Mais la donne changea lorsqu’appa- rapidement des empires économiques
rurent les prêteurs privés. Rome fut grâce à leur talent, mais aussi grâce à
la première société antique dans la- l’exploitation d’une main-d’œuvre in-
quelle le prêteur n’était pas forcément suffisamment compensée pour la va-
une personnalité publique ou royale. leur ajoutée tirée de son travail. À cette
C’est là qu’apparurent simultanément époque, la création d’immenses for-
les premières traces de violence entre tunes industrielles contraste avec l’ex-
forts et faibles justifiées par la dette. trême pauvreté d’une classe ouvrière
Au IIe  siècle, 25  % de la population dont le statut social n’est pas très éloi-
de Rome est réduite en esclavage à la gné de l’esclavage. La criminalisation de
suite de problèmes de dette. La dette la pauvreté est une conséquence de la
entre personnes de même rang se né- partition de l’humanité en castes. Les
gocie mais, dès lors qu’il existe un rap- pauvres sont alors considérés comme
port de force, la dette légitime la vio- des gens inférieurs car ils n’ont pas
lence. Depuis, l’histoire de l’humanité réussi ou sont paresseux. On retrouve
a vu les problèmes de dette s’imposer cette rhétorique dans certaines thèses
comme première cause de révolte, ultra libérales. Ils sont objet de moque-
très loin devant n’importe quelle autre rie, y compris de la part de la classe

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de ceux qui se heurtent à toutes les
LA CRIMINALISATION difficultés de l’existence et rêvent en
DE LA PAUVRETÉ EST secret d’une distribution plus équitable
de ses bienfaits ». Il s’inquiète ainsi des
UNE CONSÉQUENCE « symptômes d’un esprit niveleur » et
DE LA PARTITION DE alerte sur le danger de placer « le pou-
voir sur la propriété en des mains qui
L’HUMANITÉ EN CASTES n’en possèdent pas une partie ». « Il ne
faut pas compter sur ceux qui n’ont pas
de biens ou l’espoir d’en acquérir pour
témoigner une sympathie suffisante
politique censée les protéger. Ils sont aux droits de propriété ». Sa solution
accusés d’être des assistés. La classe consistait donc à maintenir le pouvoir
dominante ne souhaite pas les fréquen- politique entre les mains de ceux qui
ter car ils ne lui apportent rien. Ils ne « sont issus de, et représentent la ri-
font pas rêver. Ils n’aident pas à bril- chesse de la nation » et « le groupe des
ler en société. On préférera dire qu’on hommes les plus capables » face à un
connaît une personne riche même si peuple fragmenté et désorganisé.
elle n’a rien fait d’autre dans sa vie que
d’hériter, plutôt que de citer une per-
sonne pauvre que personne ne connaît. LE COMPLOT ET LA GUERRE
On retrouve cette diabolisation des Nous avons mentionné le fait que la
pauvres dans une logique de parti- propension du cerveau humain à refu-
11
tion dans les écrits de James Madison, ser de sortir de ses croyances et de ses
quatrième président des États-Unis préjugés pour rechercher la vérité était
de 1809 à 1817. Dans « Le profit avant confortée par le refuge dans deux no-
l’homme »15, Noam Chomsky, profes- tions : le complot et la guerre. L’historien
seur au MIT et écrivain libertaire, fait français Raoul Girardet16 affirme que
référence à Madison, pour qui la pre- la théorie du complot a pour origine
mière responsabilité de l’État est de la recherche d’une raison cachée qui
« protéger la minorité opulente contre explique très simplement des faits en
la majorité », « dans un gouvernement réalité complexes ou résultant d’une
juste et libre, les droits de propriété accumulation de facteurs. « Il n’y a pas
comme ceux des personnes devraient de fumée sans feu » est son principe
être efficacement accordés ». Le prin- fondateur. C’est une sur-simplification
cipe de Madison est que l’État doit visant à faire adhérer un groupe de
assurer le droit des personnes en gé- personnes qui cherche une explication
néral, mais aussi fournir les garanties simple. Cette théorie répond simple-
particulières supplémentaires en ce ment à toutes les interrogations et fait
qui concerne les droits de la classe des
propriétaires. Madison prévoyait que
la menace sur la démocratie risquait
de s’aggraver avec le temps en raison
15. Le profit avant l’homme – Noam Chomsky, 2004
de l’accroissement de « la proportion 16. Mythe et mythologies politiques – Raoul Girardet, 1986

JANVIER 2023
apparaître le chaînon manquant pour cimenter l’unité nationale et détourner
justifier la détresse ou le traumatisme l’attention des populations. C’est proba-
des populations ciblées. Cette théorie blement la raison pour laquelle en 1989,
s’est évidemment avérée d’une grande Alexander Arbatov, conseiller diploma-
utilité pour les groupes d’influence dans tique de Mikhaïl Gorbatchev, lança aux
l’histoire de l’humanité, qu’ils fassent diplomates américains avec qui il discu-
partie de la classe dominante ou de tait des modalités de démantèlement du
celle qui cherche à la déstabiliser. Elle rideau de fer : « Nous allons vous rendre
est dans tous les cas un outil puissant le pire des services, nous allons vous
de division et de partition de l’huma- priver d’ennemi. »
nité. La guerre est un outil non moins
puissant de division, dans la mesure où La violence trouve donc son origine
elle permet la construction d’un enne- dans des réalités, mais aussi dans des
mi qui sera accusé de tous les maux et constructions idéologiques des per-
contre lequel une communauté pourra ceptions ou des incompréhensions.
se fédérer. Le diplomate français Pierre L’ennemi est une construction. Tuer
Conesa17 s’est intéressé aux techniques son pareil nécessite une mise en condi-
de fabrication de l’ennemi. Il pose le tion, la recherche d’un argumentaire
constat que l’ennemi est une construc- pour donner de la légitimité à son geste.
tion, un processus sociologique et poli- Avant d’étudier les formes de la violence,
tique. L’ennemi correspond à un besoin il faut s’intéresser à la façon de la rendre
social : « c’est un autre soi-même qu’il acceptable et légitime. « L’histoire est
faut altériser, noircir et rendre menaçant une fable écrite par les vainqueurs ».
afin que l’usage de la violence puisse La célèbre citation de Napoléon vaut
12
être légitime ». La préparation des es- pour l’histoire des nations, mais aussi
prits dans le choix de l’ennemi est très pour l’imposition au monde du modèle
importante dans la construction de l’ad- capitaliste associé aux notions de li-
hésion collective. L’ennemi est désigné berté et de prospérité. Les puissances
à l’opinion au nom de l’intérêt public, de européennes qui ont colonisé le monde
sorte que la guerre ne soit pas l’apanage ont ainsi pu écrire l’histoire du progrès
d’un souverain en mal de gloire mais bel technique et du développement qui
et bien l’affaire de tous. Contrairement aboutit à l’écrasement de toute spéci-
à ce que l’on peut entendre, la démo- ficité locale et à l’éradication des tra-
cratie n’est pas elle-même porteuse de ditions ancestrales précédant l’essor
paix. Si cela était le cas, la colonisation du progrès technique. Les techniques
des XIXe et XXe siècles ou les « guerres artisanales ont ainsi été éradiquées et
justes » du XXIe siècle n’auraient pas méprisées. Car si le progrès confère à
eu lieu. La responsabilité des élites est l’humanité un sentiment d’élévation, il
plus significative que la nature des ré- l’empêche aussi de voir tout ce qui a été
gimes. Il existe des régimes autoritaires perdu. Pour le professeur d’anthropolo-
non belliqueux, tandis que certaines dé- gie italien Stefano Boni18, « Toute baisse
mocraties invoquant le devoir de mis- établie par les indicateurs économiques
sion ou de police sont particulièrement
agressives. Dans tous les cas, les démo-
17. La fabrication de l’ennemi – Pierre Conesa, 2011
craties ont aussi besoin d’ennemis pour 18. Homo Confort – Stefano Boni, 2019

JANVIER 2023
clan, une communauté qui se trouve-
SI ON SE SENT SEUL, ra des ennemis et utilisera la lecture
C’EST PARCE QUE complotiste pour justifier sa misère, sa
détresse morale.
L’INDIVIDUALISME
DÉTRUIT LES SOLIDARITÉS En résumé, la souffrance et la méchan-
ceté humaine trouvent leur source
ET LES RELATIONS dans la peur de manquer, la peur de
TRADITIONNELLES l’Autre et la peur de mourir. Cette peur
engendre la partition de l’humanité et
des savoirs de telle sorte que les dif-
est perçue comme un phénomène pré- férentes castes ainsi créées s’enfer-
occupant puisque notre système est ment dans leurs croyances et leurs
bâti sur le principe d’une croissance ex- préjugés, leur caverne de Platon. Cet
ponentielle et infinie. La béatification du enfermement engendre la violence,
progrès technologique découle de l’in- une violence amplifiée par le détache-
capacité de la société à porter un regard ment du facteur humain du concept de
critique sur le dogme rassurant d’une dette. La facilité du recours au complot
croissance bienfaitrice et continue. » et à la guerre fait le reste pour trouver
Ceux qui n’ont pas accès aux technolo- des explications simples à nos soucis,
gies modernes sont considérés comme et des ennemis qui en sont respon-
sous-développés et arriérés. Les popula- sables. Cette brutalité symbolisée par
tions qui ont osé remettre en question le « la Brute » du film de Sergio Leone
bien fondé du progrès ont été marginali- s’accompagne de l’entretien de cet état
13
sées, isolées voire massacrées ou trans- primaire par des imposteurs, que nous
formées en curiosité pour touristes. Leur symboliserons ici par « le Truand ». Qui
opposition au modèle en vigueur est dé- sont ces imposteurs ? L’ensemble des
noncée comme une réaction idéologique. individus qui cherchent à maintenir
Elles sont maintenues à l’écart du débat l’humanité dans cet état de partition,
public pour que leur vision soit étouffée. souvent dans le but de maintenir leurs
propres privilèges.
On peut constater dans presque toutes
les sphères de la vie que le dévelop-
pement de l’extrême individualisme
conduit au conflit. Chaque parti croit
honnêtement qu’il a droit au triomphe
de ses idées. Si on se sent seul, c’est LA SOUFFRANCE ET LA
parce que l’individualisme détruit les
solidarités et les relations tradition- MÉCHANCETÉ HUMAINE
nelles. Le capitalisme individualiste TROUVENT LEUR SOURCE
sacralise l’individu, mais l’individu n’a
plus personne autour de lui. Les indi- DANS LA PEUR DE MANQUER,
vidus sont censés être égaux et dignes,
mais ils se sentent dépossédés et mé-
LA PEUR DE L’AUTRE ET LA
prisés. Chacun est invité à rejoindre un PEUR DE MOURIR

JANVIER 2023
Le
Truand
A
près l’asservissement par la efficace que la violence physique, ce
force, l’émergence du modèle type d’asservissement ne peut fonc-
démocratique à l’ère indus- tionner que si le peuple dominé est
trielle engendra de nouvelles formes privé des liens sociaux informels et
de conflits et de coopérations. Dans si les individus se complaisent dans
le courant du XIXe siècle, le passage le confort d’être «  informés  » plu-
du charbon au pétrole comme source tôt que de réfléchir par eux-mêmes.
d’énergie principale du développement Intéressons-nous aux mécanismes qui
économique permit une accélération permettent à une classe dominante de
significative de la création de valeur. créer cet état de servitude volontaire.
14
Par son incroyable efficacité énergé-
tique, le pétrole permit la démultipli-
cation de la puissance de travail par L’ÉDUCATION COMME
des machines et avec moins de main- INSTRUMENT DE SERVITUDE
d’œuvre. L’asservissement violent de
peuples conquis ou colonisés devint Le conditionnement de l’esprit ne peut
alors moins critique que de s’assurer exister sans une éducation efficace. La
l’accès aux concessions pétrolières. question de l’éducation est épineuse
Les modalités du contrôle colonial pas- dans la mesure où elle détermine si
sèrent alors de l’ordre militaire à l’ordre l’individu qui la reçoit sera encouragé
capitaliste19. Cette stratégie fut permise à penser de manière indépendante, au
par l’apport technologique. La possibi- risque de devenir dangereux pour son
lité de se déplacer ou de porter la puis- formateur, ou sera incité à rester dans
sance militaire par avion, d’imposer sa la norme. Le sujet est d’autant plus
culture par la radio, la télévision ou le délicat qu’il concerne les religions, les
cinéma permit aux grandes puissances courants politiques ou les règles de
économiques de développer un nou- vie en société. Parmi les philosophes
veau type moins formel d’asservisse- prônant l’indépendance de pensée, le
ment, basé sur une servitude volontaire
dans un régime démocratique. Moins
coûteux en dépenses militaires et plus 19. Or noir, la grande histoire du pétrole – Matthieu Auzanneau, 2015

JANVIER 2023
mathématicien britannique Bertrand
Russell20 dresse, alors que la Première
L’ÉDUCATION DEVRAIT
guerre mondiale fait rage, un constat FAVORISER LE DÉSIR
dérangeant pour la pensée « acadé-
mique ». Dans l’éducation classique, D’ARRIVER À CONNAÎTRE
si les enfants étaient considérés pour LA VÉRITÉ PLUTÔT QUE
eux-mêmes, les éducateurs ne cher-
cheraient pas à les faire adhérer à une LA CONVICTION QU’UN
idéologie ou à une religion. Ils essaie- CRÉDO PARTICULIER EST
raient de les faire penser, non pas à
travers leurs maîtres mais avec leur LA VÉRITÉ.
propre cerveau. Les enfants devraient
être éduqués en leur donnant le savoir
et l’état d’esprit nécessaires à la forma-
tion d’une opinion indépendante. Cela grandes écoles procurent à la plupart
passe par un profond respect de la de leurs élèves une adoration de la
personnalité. Pour Russell, le mépris de convenance qui est « aussi nuisible à
la personnalité de l’enfant dans l’édu- la vie et à la pensée que l’Église mé-
cation est malheureusement répandu diévale ». La convenance crée « l’assu-
partout dans le monde ; on cherche à rance de l’excellence de son droit et
le faire adhérer à une idéologie écono- la croyance que les bonnes manières
mique, politique, religieuse, ou même sont plus désirables que l’intelligence,
sociale. On apprend l’histoire ou la lit- la création artistique, l’énergie vitale ou
térature de son pays, mais pas celle des toute autre source de progrès dans le
15
autres. On insiste sur les mérites de sa monde ». « L’éducation devrait favoriser
propre nation, de sa propre religion et le désir d’arriver à connaître la vérité
sur les fautes des autres. « Il est univer- plutôt que la conviction qu’un crédo
sellement admis que sa propre nation particulier est la vérité. » Cette phrase
mérite, à cause de sa supériorité, d’être est peut-être la plus importante. Le
soutenue dans une querelle, quelle que problème est que ce sont les crédos
soit l’origine de cette querelle. » Pour qui unissent les hommes dans les orga-
lui, partout, le maintien de l’ordre exis- nisations de combat : les religions, les
tant est l’objectif principal de l’édu- États, les partis politiques. C’est l’in-
cation : faire entrer l’enfant dans un tensité de la foi en une croyance qui
moule pour qu’il accepte les règles du produit l’efficacité de la lutte. La vic-
système en place ; se convaincre que toire revient à ceux dont les convictions
sa communauté représente le bien et sont les plus absolues, sans laisser la
celles des autres le mal. «  Être mé- moindre place au doute, pourtant seule
diocre et acquérir l’art de réussir est voie possible vers la vérité. Autrement
ce qu’on propose aux jeunes esprits, dit, une autorité préférera toujours
exception faite de quelques maîtres qui ne pas douter de ses convictions et
ont l’énergie nécessaire pour rompre se tromper, plutôt que de rechercher
avec le système selon lequel on leur
demande de travailler ». Pour Russell,
les plus grands établissements, les plus 20. Principes de reconstruction sociale – Bertrand Russell, 1916

JANVIER 2023
l’équilibre nécessaire à la recherche
de la vérité. «  La parfaite confiance
LES HOMMES
en soi suffit à détruire tout progrès de REDOUTENT LA
l’esprit. Il en résulte chez l’enfant rece-
vant cette éducation la domination des PENSÉE PLUS QUE
préjugés et l’inaptitude au développe- TOUT SUR LA TERRE,
ment des idées alternatives. Et quand
la convenance est mêlée au mépris de PLUS QUE LA RUINE,
la gaucherie et de la maladresse que PLUS MÊME QUE LA MORT
l’on rencontre presque invariablement
chez les grands esprits, elle devient
une source de destruction pour tout
ce qui est mis en contact avec elle. La
convenance est en elle-même morte plus que tout sur la terre, plus que
et incapable de développement et, la ruine, plus même que la mort. (…)
par l’attitude qu’elle incite à avoir en- Mieux vaut que les hommes soient stu-
vers ceux qui en sont privés, elle tend pides, fainéants et tyranniques plutôt
à atrophier chez eux les principes de que de les voir penser librement. Car si
vie. Le mal qu’elle a causé à certaines leur pensée était libérée, peut-être ne
personnes des classes anglaises et aux serait-elle pas conforme aux nôtres. »
hommes de talent qu’elles ont daigné Car la pensée est sans pitié pour les
remarquer est incalculable. » Cette vi- privilèges, les institutions établies et les
sion trouve écho dans les écrits des au- habitudes réglées. « La pensée regarde
teurs de « The Elephant in the Brain »21. dans l’abîme infernal et n’est pas ef-
16
Si un enseignement supérieur pou- frayée. Elle voit l’homme faible, atome
vait expliquer la valeur de l’universi- entouré par des profondeurs sans li-
té, alors pourquoi ne pas franchiser mites où règne le silence. »
l’Ivy League ? Pourquoi ne pas laisser
plus d’étudiants en bénéficier ? Cela Mais l’éducation ne suffit pas. Encore
n’arrivera jamais parce que les meil- faut-il que les adultes restent attachés
leurs collèges tirent leur mystique de la à cette forme de servitude. Dans ses
concurrence à somme nulle. Il semble ouvrages «  La fabrique des impos-
que les gouvernements qui ont le plus teurs  »22 et «  La fabrique des servi-
besoin d’endoctriner leurs citoyens tudes  »23, le sociologue Roland Gori
paient en fait pour plus d’écoles. Les s’intéresse à ces concepts et affirme
enseignants récompensent systé- que cet état de servitude volontaire
matiquement les enfants pour leur est permis, à travers la mondialisa-
docilité. Les enfants sont également tion, par l’imposition aux populations
formés pour accepter d’être mesurés, d’une culture occidentale basée sur
notés et classés, souvent devant les une rationalité pratico-formelle,
autres. Cette entreprise, qui dure gé- c’est-à-dire sur le droit et la norme,
néralement plus d’une décennie, sert
d’exercice systématique de domesti-
cation humaine. Pour Bertrand Russell, 21. The Elephant in the Brain - Robin Hanson, Kevin Simler - 2018
22. La fabrique des imposteurs – Roland Gori, 2013
«  Les hommes redoutent la pensée 23. La fabrique des servitudes – Roland Gori, 2022

JANVIER 2023
qui remplace les liens informels entre
les individus. C’est cela qui a permis
LE FACTEUR HUMAIN EST
l’émergence des grandes puissances LA VÉRITABLE LIBERTÉ
occidentales et leur domination sur
le monde, d’abord par la colonisa-
tion puis par le phénomène de mon-
dialisation. Selon Roland Gori, pour LIBERTÉ
encourager la servitude volontaire,
on a réduit la liberté au sens de l’in- Attardons-nous un instant sur la notion
teraction avec autrui à une liberté de liberté car elle est fondamentale. La
confinée à l’espace privé, une liberté liberté au sens antique du terme est
réduite à un hédonisme de la consom- indissociable de la notion de dignité
mation. À partir de là, le bonheur ne humaine. Pour la philosophe Hannah
réside plus dans l’interaction avec Arendt, « la vie d’un homme libre re-
autrui, mais consiste à posséder et quiert la présence d’autrui »24. Cela
à consommer. La valeur des choses n’a donc rien à voir avec la concep-
n’est ramenée qu’à l’appréciation de tion occidentale moderne de la liberté
leur valeur marchande. Le produit in- de jouir à titre privé de ses biens ma-
térieur brut devient donc la principale tériels, de faire ou de consommer ce
mesure du bonheur et nous avons vu que bon nous semble sans que per-
dans la première partie de la lettre que sonne n’ait rien à y redire. Autrement
cette unique mesure permet d’affirmer, dit, le facteur humain est la véritable
preuve à l’appui, que le développement liberté. La liberté au sens occidental,
économique crée de la richesse pour démocratique, n’est plus qu’une rhé-
17
une grande majorité d’êtres humains. torique prescrite au nom de laquelle
En éliminant le facteur humain de on promeut une soumission sociale li-
l’équation économique, l’individua- brement consentie. Il faut se compor-
lisme est compensé par un hédonisme ter d’une certaine manière pour être
de consommation qui ramène le bon- libre et heureux. Le dramaturge alle-
heur à la valeur marchande de ce que mand Bertolt Brecht écrivait25 : « Rien
l’on peut consommer en liberté. n’est pire que l’asservissement occulte.
Car si l’asservissement est manifeste,
s’il est reconnu comme tel, il existe,
au moins en idée, un autre état : celui
de liberté. Mais si l’esclavage effectif
est appelé par tous liberté, la liberté
n’est même plus pensable. Non seule-
ment l’asservissement devient un état
LE BONHEUR NE RÉSIDE naturel, mais la liberté devient un état
PLUS DANS L’INTERACTION non naturel. »

AVEC AUTRUI, MAIS


CONSISTE À POSSÉDER 24. Roland Gori - Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ?

ET À CONSOMMER - YouTube
25. Bertolt Brecht – Écrits sur la politique et la société, 1967

JANVIER 2023
Le philosophe français Gilles Deleuze
a développé cette notion dans ses
LE PROPRE
travaux sur les sociétés de contrôle, DE LA LIBERTÉ,
dont nous reparlerons plus loin26 : le
propre de la liberté, c’est le lien. La
C’EST LE LIEN.
servitude, c’est l’absence de lien. Dans LA SERVITUDE,
un régime autoritaire ou esclavagiste,
on cherche à couper le lien entre les C’EST L’ABSENCE
gens pour qu’ils soient dépossédés de DE LIEN
leur capacité au dialogue, au débat et
qu’ils soient plus réceptifs à l’informa-
tion qu’on leur donne, c’est-à-dire aux
instructions qu’on leur transmet. La li- conduit à l’addiction. Le plaisir est lié
berté n’a rien à voir avec la capacité à la notion de « prendre » et de « re-
de faire ce que l’on veut. La liberté, cevoir », alors que le bonheur est lié à
c’est la possibilité de créer un lien celle de « donner ». Le plaisir procure
informel avec ses semblables. À l’in- la réaction « c’est agréable, j’en veux
verse, la liberté telle que marketée par plus », alors que le bonheur ressemble
le modèle économique débarrassé du à « c’est agréable, je n’en veux pas plus
facteur humain est une liberté proje- car je n’ai pas besoin de plus ». Pour le
tée et virtuelle qui ne procure pas de docteur Lustig, rien de ce qui s’achète
bonheur mais du plaisir. ne peut procurer ce sentiment de bon-
heur. Pour lui, ce sont les connexions
interpersonnelles qui le procurent car
18
BONHEUR OU PLAISIR ? l’interaction physique provoque la sé-
crétion de sérotonine. L’empathie, par
Dans « The Hacking of the American exemple, est déclenchée par ce neu-
Mind  », le docteur Robert Lustig 27, rotransmetteur. Les réseaux sociaux en
professeur d’endocrinologie améri- revanche ne procurent pas de bonheur
cain, fait la distinction entre plaisir et car, non seulement l’interaction n’est
bonheur d’un point de vue chimique. pas physique, mais elle est en plus ré-
Il distingue deux neurotransmetteurs gie par des « like » qui eux procurent du
très différents : la sérotonine et la do- plaisir par la dopamine et conduisent à
pamine. Les deux sont générés par les l’addiction. Le consumérisme a trans-
neurones du cerveau. La sérotonine formé la notion de bien-être, d’un état
régule les humeurs et le sentiment obtenu à l’issue d’exercices spirituels
de bonheur. La dopamine procure la à un hédonisme lié à la notion de plai-
sensation de plaisir, mais stimule éga- sir. Le bien-être se conçoit non seu-
lement l’agressivité. La dopamine est lement comme l’expression d’une ai-
un excitant pour les neurones. La sé- sance économique étroitement liée à
rotonine est un inhibiteur, donc le neu- un bien-avoir, mais aussi comme un
rone ne peut pas être stimulé par la
sérotonine, mais l’est par la dopamine.
La dopamine incite à augmenter les 26. https://iphilo.fr/2018/01/12/gilles-deleuze-linformation​
-cest-la-societe-de-controle/
doses de plaisir, à en vouloir plus et 27. The Hacking of the American Mind – Dr Robert Lustig, 2017

JANVIER 2023
19

LE CONSUMÉRISME A TRANSFORMÉ LA NOTION DE


BIEN-ÊTRE, D’UN ÉTAT OBTENU À L’ISSUE D’EXERCICES
SPIRITUELS À UN HÉDONISME LIÉ À LA NOTION DE PLAISIR

état harmonieux au niveau physique consommateur un sentiment d’infério-


et mental. L’objectif du consumérisme rité par rapport aux autres, voire d’ina-
est de générer un sentiment d’insatis- déquation sociale, tant que le produit
faction permanente, voire de frustra- n’est pas acheté.
tion, qui pousse le consommateur à
désirer continuellement un produit ou Notre modèle économique n’apporte
un service qu’il ne possède pas. C’est pas que l’homogénéisation et la mas-
l’objectif des versions « upgradées » sification. Il ne crée pas seulement
des produits. Même si l’amélioration artificiellement de nouveaux désirs
apportée est dérisoire, le consumé- et de nouveaux besoins. Il se met
risme va chercher à provoquer chez le au service de pulsions de recherche

JANVIER 2023
d’une vie plus intense, plus ludique.
L’univers télévisuel ou cinématogra-
SE FAIRE UNE MEILLEURE
phique contribue à prodiguer de la PLACE POUR VIVRE DANS
poésie esthétique comme une drogue
douce aux individus soumis à la prose
CE MONDE A MODIFIÉ LE
quotidienne. Il fournit une vie ludique, MONDE, MAIS NOUS A FAIT
intense, amoureuse, aventureuse par
procuration. Le développement de la
PERDRE LE SENS DE LA VIE.
civilisation mondialisée aboutit au ON VEUT DONC VIVRE
sous-développement intellectuel, af-
fectif et moral. Robert Lustig poursuit : LE MIEUX POSSIBLE DANS
la culture de la nourriture industrielle, UN MODÈLE NORMÉ ET
promue comme signe de progrès, crée
de la dépendance et de l’addiction, MONDIALISÉ, MAIS ON
notamment au sucre. Les autorités A LAISSÉ DE CÔTÉ LE
de régulation alimentaire ont laissé
les multinationales de l’agroalimen- SENS DE LA VIE
taire encourager cette addiction (par
exemple en autorisant les industriels
à donner plus de 50 dénominations Il semble donc que ce soit bien le fac-
différentes au sucre). Cette addic- teur humain, par le respect de l’Autre
tion crée des revenus pour l’industrie, et de la nature, qui génère la sensation
mais crée aussi des maladies (can- de bonheur. Ce qui pourrait expliquer
cer, obésité, diabète) que l’industrie pourquoi, dans des sociétés pauvres
pharmaceutique cherche à guérir. où le lien humain et le lien à la nature
20
Cette addiction assure également la est fort, la population ne souffre pas de
pérennité de l’agriculture intensive, dépression. L’économie occidentale est
de la monoculture, de l’industrie des basée sur le plaisir (ce que Roland Gori
engrais et pesticides. La nourriture appelle hédonisme) et pas sur le bon-
saine (légumes issus d’une agricul- heur. Quant à notre modèle économique
ture raisonnée en circuits courts) ne basé sur le PIB, la domination de la na-
crée pas d’addiction. Ce mode de vie ture et la transformation de ses res-
contribue à entretenir le rapport de sources en biens et services consom-
dépendance de la population vis-à-vis mables, qui a provoqué la destruction
de la société de consommation. Cette des solidarités locales et des relations
addiction par la nourriture maintient informelles, il procure un confort maté-
ce rapport de domination, là où la riel que les marketeurs appellent « bon-
nourriture saine favorise l’émancipa- heur », mais qui n’a rien à voir ni avec la
tion. Roland Gori confirme en citant la conception antique du bonheur, ni avec
philosophe Hannah Arendt : « Se faire l’état des connaissances scientifiques
une meilleure place pour vivre dans ce sur la génération du sentiment de bon-
monde a modifié le monde, mais nous heur par le cerveau. L’économiste de la
a fait perdre le sens de la vie. On veut décroissance Serge Latouche28 parle
donc vivre le mieux possible dans un
modèle normé et mondialisé, mais on
28. Le temps de la décroissance – Serge Latouche, Didier
a laissé de côté le sens de la vie. » Harpagès – 2010

JANVIER 2023
d’un glissement idéologique : « L’utile
devient le critère par excellence du bon
ON GLISSE
et l’utile est conçu comme l’amélioration SUCCESSIVEMENT DU
matérielle. On glisse successivement du
bonheur au bien-être et du bien-être au
BONHEUR AU BIEN-ÊTRE
bien-avoir. » ET DU BIEN-ÊTRE AU
BIEN-AVOIR
LA SOCIÉTÉ DU CONTRÔLE
Mais alors, quelles sont les condi- des médicaments antidouleur parfois
tions nécessaires au maintien d’une trop puissants et donc toxiques pour
population dans cet état de servitude un patient obèse sans rien changer à
sans violence physique ? Nous avons son hygiène de vie est-il la seule so-
vu dans la première partie de la lettre lution ? L’obsolescence programmée
que la société de consommation s’est est l’aboutissement de ce phénomène,
développée dans l’Angleterre des en- alors qu’il semble un non-sens à la fois
closures au XVIe siècle, avec l’expul- pour l’intérêt du consommateur et la
sion vers les villes des petits paysans réputation du producteur, mais égale-
autonomes pour en faire des ouvriers ment du point de vue environnemen-
devant s’endetter pour acheter ce qu’ils tal. Cette obsolescence programmée
produisaient jadis gratuitement pour se peut être génératrice de drames hu-
nourrir. À partir du moment où les ac- mains. L’exemple des OGM est en cela
teurs de l’économie perdent leur libre représentatif, en ce sens où même la
arbitre et leur indépendance pour pro- vie peut être considérée comme une
21
duire de la croissance économique, la marchandise. En détruisant la capaci-
société de consommation trouve son té de la plante à se reproduire, on fait
salut dans la dette. Le recours au crédit de la graine un bien de consommation
permet ainsi aux classes moyennes de que les agriculteurs doivent racheter,
consommer à peu près tout ce qui est souvent à crédit, tous les ans, pour
disponible. Mais ce rêve consumériste obtenir leur récolte. C’est une forme
se combine à une forme de servitude d’asservissement comparable à l’ex-
culturelle liée à la promotion à outrance propriation des agriculteurs anglais au
de la consommation. Dans une société XVIe siècle, dans la mesure où cela al-
de consommation, ne pas consommer tère leur capacité à vivre de leur terre
ou ne pas posséder le dernier produit pour les intégrer dans un circuit éco-
en vogue peut être perçu comme une nomique dans lequel ils sont forcés de
faiblesse, une forme d’échec. L’achat s’endetter pour acheter ce qu’ils pour-
à crédit est préférable au non-achat. raient obtenir gratuitement par le fruit
Les sociétés produisant des biens de de leur travail. Cette aliénation se com-
consommation font croître leurs re- bine à l’achat de pesticides auxquels
venus en raccourcissant le cycle des la plante est désormais immune. Ces
produits et en créant des besoins chez produits épuisent les sols et leur achat
le consommateur, au point, parfois, de endette l’agriculteur. L’échec de ce mo-
lui faire oublier qu’il n’a pas forcément dèle se mesure au taux de suicide dans
besoin du produit. Acheter très cher le monde agricole, aussi bien dans les

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pays développés qu’en développement. Nous avons détaillé dans la première
La création de besoins non vitaux dans partie de cette lettre la théorie néolibé-
le cadre d’une culture de consomma- rale de Walter Lippmann, qui consiste à
tion s’appuyant sur l’endettement est, contrôler une population incapable de
au Xxe siècle, un facteur important de s’adapter seule au modèle économique
creusement des inégalités, aboutissant capitaliste en imposant la norme et en
à l’émergence d’immenses fortunes et se reposant sur les médias et sur des
à des situations d’appauvrissement experts expliquant au peuple ce qu’il
de catégories de populations pouvant convient de penser. Le philosophe fran-
s’apparenter à une forme d’asservis- çais Gilles Deleuze a théorisé la socié-
sement : des esclaves de la consom- té du contrôle. Dans une interview don-
mation ayant perdu toute capacité née en 198729, il déclare : « Quand on
à subvenir à leurs besoins avec, en vous informe, on vous dit ce que vous
prime, des conséquences désastreuses êtes censé devoir croire. En d’autres
pour l’environnement. termes, informer c’est faire circuler un
mot d’ordre…. L’information est le sys-
Pour maintenir une population dans tème du contrôle. » Le contrôle s’opère
une caverne de Platon, dans un état par la suppression progressive de ce qui
de servitude volontaire, nous avons vu nous rend humain, c’est-à-dire les pra-
que l’éducation joue un rôle primor- tiques qui nous incitent à remettre en
dial. La culture de la consommation question nos préjugés et sortir de notre
également, dans la mesure où elle caverne pour préserver notre liberté :
crée une dépendance à la dette et les sciences sociales, la poésie, la phi-
une addiction à acheter des biens et losophie. L’information, c’est le système
services dont on n’a pas besoin. Mais contrôlé des mots d’ordre. La contre-in-
pour entretenir ce système, il convient formation est effective lorsqu’elle de-
22
pour la classe dominante de mettre vient un acte de résistance. L’Art peut
en place une société du contrôle, en être un acte de résistance. Deleuze fait
utilisant la perversité de l’apport de référence à un autre philosophe, Michel
la technique. La technique apparaît Foucault, qui distingue les sociétés sou-
quand on réfléchit aux moyens sans veraines et les sociétés disciplinaires
plus penser aux fins. La bureaucratie qui sont des régimes autoritaires. Les
est une illustration relativement pure sociétés disciplinaires ont besoin d’hô-
du règne de la technique. Elle brouille pitaux, de prison et d’écoles, c’est-à-dire
la frontière entre ce qui facilite la vie de lieux d’enfermement. Deleuze ajoute
des citoyens et ce qui la dirige. Entre que l’avenir est à l’évolution des so-
ce qui l’améliore et ce qui l’abrutit. ciétés disciplinaires vers des sociétés
L’intelligence artificielle est une autre de contrôle dans lesquelles ceux qui
illustration de la technique et répond veillent à notre bien n’ont plus besoin
aux mêmes caractéristiques. On offre de lieux d’enfermement grâce à l’ap-
ses données personnelles pour son port de la technologie. Les épisodes ré-
propre bien, mais cela peut se retour- cents de gestion des crises sanitaires
ner contre soi. La bureaucratie et la dans certaines régions du monde pour-
technologie sont deux exemples illus- raient valider cette analyse.
trant que la technique peut aboutir à
une aliénation de la liberté, à l’instal-
29. https://iphilo.fr/2018/01/12/gilles-deleuze-linformation​
lation d’une forme de despotisme. -cest-la-societe-de-controle/

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CONTRÔLE PAR LA N’importe qui dans le monde peut avoir
TECHNOLOGIE accès à un article publié dans la presse
nationale d’un pays. Une expression
Avec la technologie, le prix des biens d’opinion acceptée par la population
et services diminue. La ressource du pays dans lequel l’article est publié
rare devient la capacité d’attention peut être mal perçue par une autorité
du consommateur. L’accumulation de étatique, religieuse ou communautaire
données concernant non seulement à l’autre bout de la planète, là où le
les habitudes de consommation mais contexte culturel peut être totalement
aussi ce qui attire l’attention des inter- différent. Le problème est que la publi-
nautes devient clé. Capter l’attention de cation de cet article peut déclencher
l’utilisateur sur la période la plus longue une crise diplomatique ou des tensions
possible devient donc la source de créa- ethniques, voire des actes terroristes.
tion de valeur économique principale. En conséquence, cette mondialisation
Dans La nouvelle servitude volontaire,30 de l’information aboutit à un appauvris-
Philippe Vion Dury va même plus loin sement du débat d’idée, le nombre de
en précisant que le rapport de l’indi- sujets dont on peut débattre diminuant
vidu aux médias s’inverse. L’individu proportionnellement au degré de sus-
n’est plus seulement l’acteur qui vient ceptibilité de tel ou tel groupe de pen-
consommer un service. Le service vient sée, fusse-t-il situé à l’autre bout du
à lui en pénétrant sa sphère intime de monde. Ces phénomènes représentent
manière à produire une offre parfaite- alors une menace pour le dialogue et,
ment adaptée qui stimulera plus de de- par extension, pour la liberté.
mandes. Ce retournement est souvent
perçu comme inoffensif dans la mesure Les réseaux sociaux imposent de facto
où il sert l’intérêt du consommateur en la norme dans le langage. L’historien
23
ciblant plus efficacement ce qu’il aime. britannique de l’économie Niall
Mais en exploitant le biais cognitif in- Fergusson32 mentionne que la généra-
citant l’individu à se satisfaire d’infor- tion X (soit les individus nés entre 1960
mations qui confortent son propre point et 1980) est probablement la dernière
de vue, le système enferme le consom- dont les jeunes ont pu dire à peu près
mateur dans ce qu’Eli Pariser31 appelle n’importe quoi sans être repris sur les
« une bulle filtrante » : chacun a la pos- réseaux sociaux. Or c’est en racontant
sibilité de choisir sa propre vérité sans n’importe quoi que l’on réalise qu’on se
que ses convictions soient contestées trompe. Voilà qui nous permet d’évo-
par l’exposition à des opinions contra- luer. Selon l’auteur, avec les réseaux
dictoires…En d’autres termes, la ca- sociaux, une sorte de totalitarisme du
verne de Platon numérique. langage s’installe. Ils établissent une
norme dont il ne faut pas sortir pour ne
En conséquence, notre époque est choquer personne, et qui enferme donc
sensée être pluraliste et ouverte mais la pensée dans un carcan, à l’image d’un
elle ne supporte pas le désaccord. régime dictatoriel. On retrouve cette
La moindre contradiction est perçue
comme une insulte et provoque l’af-
frontement. L’accès illimité à l’informa- 30. La nouvelle servitude volontaire – Philippe Vion-Dury, 2018
31. Eli Pariser – The Filter Bubble, what the internet is hiding from
tion rend plus difficile le débat démo- you, 2011
32. History of money, power, war – Niall Fergusson – Lex Fridman
cratique et l’expression des opinions. podcast #239 – https ://www.youtube.com/watch?v=xF6x1ftN-H4

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technique dans la militarisation du capi- les centres d’intérêt, les opinions mais
talisme libre échangiste via l’accusation en plus produit une bulle filtrante qui
systématique d’extrémisme voire de ter- enferme le consommateur dans un
rorisme de tout porteur d’alternative, ou univers qui le conforte dans ses préju-
bien encore dans le contexte religieux gés et satisfait ses désirs et ses rêves.
via la notion de mécréant. Autrement dit, une bulle qui l’isole
entièrement de l’interaction avec ses
Sur un autre plan, il est intéressant semblables et l’enferme dans sa réali-
d’observer l’évolution du suivi de « la té, créant sa propre « vérité » et donc
vie des autres ». Avant l’apport de la par extension une caverne de Platon
technologie, la « presse people » rem- personnalisée. Le métavers ou meta-
plissait largement ce «  besoin  ». La verse sera peut-être la version ultime
presse de ce type et sa popularité ont de cette caverne de Platon contem-
ainsi commencé à décliner avec l’ar- poraine. Ce monde virtuel dans lequel
rivée des réseaux sociaux qui ont of- chaque individu aura la possibilité de
fert la possibilité à chacun de suivre la vivre sa vie, construire sa réalité et sa
vie de ses amis en ligne. Puis, l’émer- vérité pour son propre confort. Au lieu
gence des «  amis professionnels  », de regarder la réalité par la fenêtre
c’est-à-dire les influenceurs et autres du monde, l’humain pourra placer un
Youtubers, a remplacé à son tour les casque sur ses yeux pour construire sa
habitudes de suivi des photos postées réalité. Au-delà du remarquable aspect
par ses «  vrais amis  ». Aujourd’hui, ludique de cette innovation, le danger
les « amis professionnels » sont eux- du metaverse réside dans le fait de
mêmes menacés par des comptes générer une complaisance dans notre
24
anonymes qui publient des vidéos ego. Le metaverse met le moi au centre
correspondant aux centres d’intérêt de toute action. Il coupe définitivement
de l’individu ciblé. Autrement dit, du le lien aux autres. Le consommateur
contenu crée par des gens que l’on ne a l’illusion d’être libre alors qu’il est
connaît pas mais qui correspond aux entièrement captif. Le rêve de tout
goûts et aux opinions qui nous récon- régime autoritaire.
fortent. La prochaine étape dans cette
tendance pourrait d’ailleurs voir l’impli- On peut également s’interroger sur les
cation de l’intelligence artificielle, ca- effets du télétravail sur notre liberté.
pable de proposer du contenu entière- Bien sûr, le télétravail offre de la flexi-
ment personnalisé et ciblé. Mais alors bilité à l’employé. Mais s’il est prati-
pourquoi aborder ce sujet  ? Parce qué de manière extensive, le télétravail
que cette évolution fait passer l’indi- peut mettre à mal et même rompre le
vidu cible du statut d’individu libre à lien humain en entreprise. Au-delà de
celui d’esclave. Libre au consomma- rendre l’organisation moins agile en
teur d’acheter un magazine de presse formalisant les échanges (pour parler
people sans laisser la moindre infor- avec un collègue, il convient de pla-
mation le concernant au fournisseur de nifier un appel ou une réunion alors
contenu, pas même son nom. Esclave que le contact physique permet de se
non seulement d’une interface qui col- rencontrer à la machine à café ou de
lecte toutes les données personnelles, « passer à l’improviste » au poste de

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travail), l’isolement physique provo- exemple dans les champagnes (pas
qué coupe l’employé du lien humain tous heureusement) de la notion de
au sein de l’entreprise. Si l’employé marque comme c’est le cas chez les
n’est plus qu’un visage derrière un sodas ou la bière, une saveur unique
écran pour ses collègues, comment et distincte étant associée à une
cela affecte-t-il les rapports humains ? marque donnée.
Quels seront les effets psychologiques
de ce nouveau mode de travail s’il est Le confort exulte de la soumission de
utilisé de manière trop prononcée ? la nature par l’homme au moyen de
Cette observation recoupe la notion technologies toujours plus perfection-
de confort étudiée par Stefano Boni, nées. Les autorités doivent assurer le
Professeur d’anthropologie à l’univer- fonctionnement de l’économie même
sité de Modène. Dans Homo Confort,33 contre les aléas naturels. Si les trains
il livre l’une des rares analyses dispo- sont en retard pour cause d’orages,
nibles sur la notion de confort qui c’est inadmissible. La nature doit être
pourtant explique en partie le dévelop- mise au pas pour garantir un monde
pement rapide du capitalisme. Selon prévisible et rassurant qui garantira
lui, le confort, qui consiste à déléguer un certain confort aux populations
à d’autres ou à la technologie l’accom- soumises. Pour Stefano Boni, la tech-
plissement de tâches complexes et/ou nologie s’impose comme un proces-
pénibles explique partiellement l’ap- sus inexorable qui permet de modeler
pauvrissement de notre expérience selon notre bon plaisir l’environne-
sensible et l’altération de certaines ment, les animaux, le corps, et même
de nos facultés. L’omniprésence de le génome humain pour aller vers le
25
la technologie dans nos vies s’ac- transhumanisme. La multiplication
compagne d’une réduction des expé- des catastrophes naturelles montre
riences sensorielles qui font pourtant pourtant que la technologie ne nous
partie de l’apprentissage humain de- protège pas toujours ni contre tout.
puis son origine. Cette disparition des
rapports sensoriels non intermédiés Le confort n’est certes pas un mal en
par un appareil provoque une altéra- soi, mais les conséquences sensorielles
tion des sensations, des pratiques et, de son développement à l’échelle mon-
finalement, des connaissances. Notre diale pour tous les consommateurs ont
culture basée sur la norme recherche été très peu étudiées. Et c’est cette
une homogénéisation des sens. Un même carence qui a permis d’impo-
produit alimentaire fiable est un pro- ser l’idée que le progrès technique a
duit qui a toujours le même goût. toujours été bénéfique à l’humanité.
L’utilisation des arômes artificiels et « Mais la diffusion du confort procu-
la standardisation des processus de rée par la technologie a renforcé notre
production permettent d’arriver à ce indifférence à l’égard de la destruc-
résultat. Même le vin, qui pourtant tire tion des liens subtils qui nous raccor-
sa noblesse et son intérêt des diffé- daient à notre environnement, sans
rences de goût entre deux millésimes
ou deux terroirs, n’échappe plus à
cette exigence avec l’émergence par 33. Homo Comfort – Stefano Boni, 2019

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parler des catastrophes survenues tout acceptant que des amis ou des incon-
au long du XXe siècle et qui ont sim- nus nous notent sur nos performances
plement été tenues pour des erreurs sportives, la qualité d’un service rendu,
tragiques (guerres mondiales, bombes des recommandations de lieux de va-
et incidents nucléaires, désastres in- cances ou de restaurants, nous nous
dustriels, pollution endémique) ». La plaçons dans un rapport de servitude.
soumission et l’exploitation de la na- Nous avons évoqué lors d’une précé-
ture sont le résultat d’une convergence dente lettre ce rapport ambigu entre
d’intérêts entre les consommateurs et technologie et liberté. La technologie
les entreprises, les gouvernements et utilisée à bon escient peut apporter une
les organismes financiers, le tout sous certaine liberté ou aider à se désincar-
l’influence du système technologique. cérer d’un contrôle totalitaire. Mais elle
peut également contribuer au maintien
Enfin, en convertissant l’humain en un de la population dans un état de ser-
profil numérique, on en fait un instru- vitude sans avoir recours à la violence
ment auquel on peut accorder un score, physique. En cela, la technologie facilite
que l’on peut évaluer. Les réseaux so- la société du contrôle.
ciaux et les applications sportives ou
de bien-être sur lesquelles on partage
nos données avec les autres incarnent LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE
la métastase de l’ego. Partager ses don-
nées d’entraînement avec une commu- Imposer une société de la norme per-
nauté de sportifs n’a d’autre but que met le contrôle. C’est pour cela que les
de flatter son ego mais au prix d’une penseurs libertaires tels que Francisco
26
forme de servitude. L’acceptation d’être Ferrer sont dangereux pour les classes
« traqué » géographiquement et le par- dirigeantes. Ceux qui comme lui prônent
tage de ses données d’entraînement, la réflexion, la prédominance du local
en échange d’une part de gloire, sou- sur le central, la confiance plutôt que le
met l’individu à une forme de contrôle.
D’autant plus qu’en recommandant le
temps de récupération ou le rythme
cardiaque idéal, la machine soustrait
à l’individu son propre jugement pour
conditionner ses actions. Se libérer de
l’ego, c’est aller vers la liberté. La so-
ciété du contrôle flatte les egos pour
mieux les asservir. SE LIBÉRER DE L’EGO,
Vient ensuite la capacité d’une com- C’EST ALLER VERS
munauté à noter l’individu. Cette ca- LA LIBERTÉ. LA SOCIÉTÉ
pacité offerte de tout noter, de tout
évaluer, de tout juger donne l’illusion DU CONTRÔLE FLATTE
d’une grande liberté. Mais cette dés-
humanisation par le numérique est
LES EGOS POUR MIEUX
en réalité synonyme de servitude. En LES ASSERVIR

JANVIER 2023
contrôle vis-à-vis de ses semblables34. y compris au sein de la puissance do-
La grande force du capitalisme est minante. Robert W McChesney,36 fon-
d’avoir réussi à s’associer à la démocra- dateur de Free Press, une organisation
tie dans l’esprit du plus grand nombre. pour la réforme des médias et profes-
De sorte s’est imposée l’idée que le seur d’histoire de la communication à
capitalisme est le seul régime possible l’université de l’Illinois, relaye cette vi-
pour garantir la liberté. Le chercheur sion contestataire dans ses différents
libertaire américain Noam Chomsky, écrits sur le rôle joué par les médias
professeur émérite de linguistique au dans les démocraties capitalistes. 
Massachusetts Institute of Technology
de 1955 à 2017, tenta de montrer par Dans La société du spectacle, le philo-
ses travaux35 qu’il est impossible d’être sophe Guy Debord37 décrit la suite du
en même temps l’avocat d’une démo- processus qui mène à la servitude volon-
cratie participative et le champion du taire. Le bonheur nous est offert comme
capitalisme ou de toute autre socié- une marchandise ou un spectacle. Le
té divisée en classes. On retrouve ici spectacle est le contraire du dialogue :
des points communs avec la pensée lorsqu’on assiste à un spectacle, on re-
de Krishnamurti, pourtant loin de ces çoit de l’information mais on ne débat
luttes idéologiques. Selon le professeur pas. Le spectacle sait faire en sorte que
américain, le néolibéralisme n’est que le cerveau se mette en mode automa-
la version contemporaine de la bataille tique et n’exerce pas son jugement. Cette
menée par la classe dirigeante pour absence de dialogue nuit à la démocra-
circonscrire les droits politiques et les tie. Il suffit alors de susciter le désir de
pouvoirs civiques de la majorité de la consommer via la publicité, le marke-
27
population en obtenant son consente- ting, la mode ou encore l’obsolescence
ment. Pour lui, le libre échange régulé programmée pour donner l’illusion de
par une puissance dominante revient la liberté. Pour que les gens se sentent
à imposer des règles autoritaires aux libres et heureux, on peut les abreuver
groupes ou pays dominés allant à l’en- de données sur eux-mêmes et sur les
contre de la construction d’une société autres avec des montres connectées
démocratique. La mondialisation est qui vont leur expliquer ce qu’il faut faire
ainsi le résultat de la domination d’une pour se sentir bien : combien de temps
puissance qui impose des accords com- faut-il passer à faire de l’exercice, com-
merciaux aux peuples du monde pour bien de temps à récupérer. On peut aussi
permettre à ses grandes sociétés de do- les encourager à mettre leurs données
miner les marchés partout où cela est sur des réseaux sociaux pour donner l’il-
possible et, contrairement à une domi- lusion que communiquer avec des amis
nation impériale « classique », sans avoir virtuels sur leurs activités prouve à quel
aucune obligation envers leurs peuples. point ils sont libres.
La doctrine que le libre échange apporte
le bien et la liberté dans les pays domi- 34. Tikehau CIO letter – Human after all, Septembre 2022
nés face à une forme d’obscurantisme 35. Le profit avant l’homme - Noam Chomsky, 1999
36. Robert Waterman McChesney est un professeur américain
est ensuite martelée grâce à un effort enseignant l’histoire et l’économie politique des communications,
et le rôle que jouent les médias dans les sociétés démocratiques
médiatique considérable qui consiste à et capitalistes. Il est professeur au département de
communication de l’Université de l’Illinois
obtenir le consentement de la majorité, 37. Guy Debord - La société du spectacle, 1967

JANVIER 2023
L’omniprésence de la norme aboutit Dans son ouvrage De la démocratie en
aussi à la culture de la quantité : quan- Amérique,40 Alexis de Tocqueville écrit
tité de données, quantités de « likes » ceci : « Je vois une foule innombrable
sur les réseaux sociaux, de scores d’hommes semblables et égaux…
positifs pour un chauffeur ou un res- au-dessus de ceux-là s’élève un pou-
taurateur mais aussi quantité de pu- voir immense et tutélaire qui se charge
blications de recherche (peu importe seul d’assurer leur jouissance et de
leur qualité) dans les classements veiller sur leur sort… Il ressemblerait
des universités. On peut ainsi valori- à la puissance paternelle si comme
ser un média non pas à la qualité du elle il avait pour objet de préparer les
contenu qu’il produit mais au nombre hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche
de commentaires et de « likes » qu’il au contraire qu’à les fixer dans l’en-
suscite. La valeur du travail est éva- fance ; il aime que les citoyens se ré-
luée quantitativement selon des cri- jouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à
tères de contribution à une société de se réjouir. Il travaille volontiers à leur
la marchandise et du spectacle. C’est bonheur ; mais il veut en être l’unique
le triomphe de l’école de Chicago pour agent et le seul arbitre … C’est ainsi
qui le travail n’est qu’un capital humain. que tous les jours il rend moins utile et
En affirmant « le prolétaire n’est pas plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il
seulement exploité, il est celui qui a été renferme l’action de la volonté dans
dépouillé de sa fonction de savoir », un plus petit espace et dérobe peu à
le psychanalyste français Jacques peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage
Lacan38 confirme que le dominé est de lui-même … Le souverain étend
28
exproprié du savoir et du savoir-faire ses bras sur la société toute entière.
qui constitue le travailleur comme ar- Il en couvre la surface d’un réseau
tisan. Le travailleur doit faire face à de petites règles compliquées, minu-
des scores, des évaluations, des taux tieuses et uniformes … Il ne brise pas
d’audience, des ratings. Il est trans- les volontés mais les amollit, les plie,
formé en agent de production d’actes et les dirige ; il force rarement d’agir
standardisés, dépossédé du sens de ce mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on
qu’il fait. Cette humiliation dépossède agisse … Il ne tyrannise point, il gène,
aussi le travailleur de sa liberté. C’est il comprime, il énerve, il éteint, il hé-
cela qui fabrique la servitude. Dans Le bète, et il réduit enfin chaque nation à
meilleur des mondes, le romancier bri- n’être plus qu’un troupeau d’animaux
tannique Aldous Huxley39 va d’ailleurs timides et industrieux dont le gouver-
plus loin en écrivant : « la dictature nement est le berger ». Ce texte a été
parfaite serait une dictature qui au- écrit en 1848 mais cette citation qui
rait des apparences de la démocratie, parle d’elle-même pourrait également
une prison sans murs dont les prison- s’appliquer à la vie dans une majorité
niers ne songeraient pas à s’évader. de grandes entreprises du XXIe siècle.
Un système d’esclavage où, grâce à
la consommation et au divertisse-
ment, les esclaves auraient l’amour de 38. L’envers de la psychanalyse – Jacques Lacan, 1969
39. Aldous Huxley – Le meilleur des mondes, 1932
leur servitude ». 40. De la démocratie en Amérique- Alexis de Tocqueville, 1848

JANVIER 2023
Pour le professeur de linguistique au s’agisse de s’informer, de se soigner
MIT Noam Chomsky41, la façon la plus ou tout simplement de rester dans le
efficace de restreindre la démocratie cadre de la loi en payant ses impôts
est de transférer les prises de déci- ou respectant des règles complexes.
sion à des institutions n’ayant aucun Dans La fabrique des imposteurs,
compte à rendre. Pour lui, la mainmise Roland Gori décrit ces experts. Les
des grandes sociétés sur l’Amérique imposteurs s’appuient sur les chiffres
au XIXe siècle fut une attaque contre et les statistiques pour étayer leurs
la démocratie. Le « moins d’État » est thèses. Dans nos sociétés occiden-
une forme de transfert des prises de tales, nous avons tendance à croire
décision vers des institutions n’ayant les chiffres comme une vérité absolue.
aucun compte à rendre aux peuples, Combien de fois n’a-t-on pas entendu
autrement dit des tyrannies privées. Le dans les débats télévises entre spécia-
professeur de linguistique cognitive à listes ou entre politiciens des batailles
l’université de Berkeley (en Californie) de chiffres ou des arguments accusa-
George Lakoff mentionne également teurs demandant la preuve par des
que les principales barrières à la dé- chiffres à l’appui ? Notre état d’esprit
mocratie sont les tentatives de pro- normatif tend à donner aux chiffres
tection des marchés domestiques des une grande crédibilité alors même que
pays dont on veut le bien. La démo- l’imposteur est justement capable de
cratie est donc renforcée quand les faire dire aux chiffres ce qui l’arrange.
décisions passent entre les mains de Les experts se substituent à la pensée
tyrannies privées. Pendant ce temps, critique : penser par soi-même est une
29
les pouvoirs de l’État, qui lui doit rendre perte de temps. En décortiquant l’in-
des comptes au peuple, se réduisent formation à notre place, l’expert nous
au nom des principes économiques et fait croire qu’il nous fait gagner du
politiques. Pour Chomsky, ce qui est temps en nous expliquant ce que l’on
appelé promotion de la démocratie doit penser. Cette dérive aboutit à la
est en fait l’imposition du droit du plus destruction du débat et donc du lien
fort par des institutions n’ayant pas de social, à l’exclusion et, finalement, à
compte à rendre au peuple. la privation de liberté que représente
la servitude. Une société qui privilé-
gie la forme sur le fond, qui valorise
L’IMPOSTEUR – LE TRUAND les moyens plutôt que les fins, qui
se réfère à la réputation plutôt qu’au
Une société partitionnée en castes, travail accompli, à l’audience plutôt
dans laquelle le lien humain est coupé qu’au mérite, qui va vers ce qui est
et la connaissance compartimentée immédiatement rentable, est une
est un terrain propice au règne des ex- société propice à la prolifération des
perts. La connaissance est tellement
morcelée et spécialisée, et la com-
plexité normative est tellement forte
qu’il faut s’en remettre à des individus
savants pour vivre décemment, qu’il 41. Who leads the world – Noam Chomsky, 2016

JANVIER 2023
UN IMPOSTEUR EST
CELUI QUI A TROUVÉ
LE MOYEN DE S’ADAPTER
AUX ATTENTES ET
AUX DÉSIRS DE L’AUTRE

imposteurs. Un imposteur est celui d’acte terroriste face à son action pa-
qui a trouvé le moyen de s’adapter cificatrice. Il fait de l’occupé un bandit,
aux attentes et aux désirs de l’autre. un insurgé, parfois manipulé depuis
L’imposteur s’épanouit dans une so- l’étranger. L’agresseur peut également
ciété où l’on cherche à éviter que les chercher à justifier son action par sa
gens réfléchissent, dans une société prétendue supériorité culturelle ou
où l’on demande aux gens de s’adap- raciale, rendant finalement service à
ter. On peut établir ici le lien avec l’agressé en lui apportant un niveau
les écrits de la philosophe Barbara de civilisation plus évolué.
Stiegler42 auxquels nous faisons réfé-
rence dans la première partie de cette À l’inverse, le débat d’idée est essen-
lettre. Les experts sont un élément es- tiel car il permet d’appréhender la
sentiel dans une société de contrôle. complexité. Il discrédite les “experts
Ainsi, pour Pierre Conesa,43 la guerre imposteurs” qui livrent des analystes
30
moderne passe par l’influence d’ex- simplistes qui divisent. La réflexion
perts qui diffusent via les médias des pour celui qui ose sortir de sa caverne
messages biaisés visant à consolider permet de douter, de faire un pas vers
l’adhésion des populations et à légi- l’autre pour mieux le comprendre. En
timer l’action violente. Pour parvenir cela il permet de briser les murs de la
à imposer la soumission populaire au caverne qui cloisonne.
profit d’une élite, il convient de créer
et désigner un ennemi. Dans ce cadre,
Pierre Conesa précise que l’accusa-
tion de génocide ou de complot ap-
paraît rapidement dans le discours
de construction de l’ennemi. La par-
tition de l’humanité en castes est en
effet essentielle à l’effort de création
LE DÉBAT D’IDÉE EST
de l’ennemi. Et cela ne se limite pas ESSENTIEL CAR IL
à la réaction de l’agressé. L’agresseur
construit également ce processus
PERMET D’APPRÉHENDER
en diabolisant l’agressé. L’agresseur LA COMPLEXITÉ
évoque la guerre larvée avec l’agres-
sé pour justifier le déploiement de
42. Il faut s’adapter – Barbara Stiegler, 2019
la force. Il qualifie toute résistance 43. La fabrication de l’ennemi - Pierre Conesa, 2011

JANVIER 2023
LA FABRICATION DU populations sont alors guidées par le
CONSENTEMENT désir de consommation, d’accumula-
tion, et détournées de toute inclination
Edward Bernays, neveu de Sigmund à penser par elles-mêmes. Le marketing
Freud, est considéré comme l’un des sert à exacerber l’envie du consomma-
principaux promoteurs du consumé- teur donc le recours à la dette mais
risme américain à partir des années aussi la culture de l’avoir au détriment
1920. Après avoir travaillé dans l’admi- de l’être. Ce contrôle de la population
nistration du président Woodrow Wilson par la consommation s’opère dans son
pendant la première guerre mondiale, il propre intérêt. On retrouve cette notion
crée sa propre agence de relations pu- de motivation individualiste de l’hu-
bliques et promeut l’idée que l’homme main au cœur de la théorie capitaliste
s’accomplit dans la consommation. telle que promue par l’École de Chicago
Persuadé que la manipulation de l’opi- de Milton Friedman. La fabrique du
nion peut également être utilisée à consentement est un moyen de contrôle.
des fins commerciales, Il a été l’un des L’industrie des relations publiques naît
premiers à industrialiser la psycholo- avec le ministère de l’information britan-
gie du subconscient pour persuader nique pendant la première guerre mon-
l’opinion publique malgré elle. Il est à diale, imité très peu de temps après par
la fois considéré comme le père de la les États-Unis de Woodrow Wilson. Il est
propagande moderne dont certains ré- intéressant de noter que cette industrie
gimes autoritaires se sont inspirés et, des relations publiques est d’abord née
grâce à ses travaux sur l’inconscient au dans les pays les plus « libres » avant
service des entreprises, comme le père d’être copiée par les régimes autoritaires
31
du marketing. Selon lui, la manipulation du XXe siècle. Dans cet exercice de re-
consciente et intelligente des habitudes lations publiques, il importe d’inculquer
et des opinions des masses est un élé- aux populations ce qu’elles doivent
ment important dans une société démo- penser, de sorte que les réfractaires
cratique. Pour mener à bien cette tâche qui pensent autrement soient margi-
essentielle, les minorités intelligentes nalisés. L’éducation sert alors à former
doivent faire un usage systématique des consommateurs conditionnés par
de la propagande car elles seules com- le marketing et non pas des humains à
prennent les processus mentaux et les même de penser par eux-mêmes. Avant
habitudes sociales des masses, pouvant Edward Bernays, l’économiste améri-
ainsi tirer les ficelles qui contrôlent l’opi- cain Thorstein Veblen44 s’est intéressé
nion publique. Les populations des so- de près aux motivations des acheteurs
ciétés démocratiques ont implicitement dans l’économie de la fin du XIXe siècle
consenti à ce que la libre concurrence et du début du XXe. On retrouve déjà
soit organisée par les dirigeants. La fi- dans ses écrits l’importance de flatter
nalité des relations publiques, de la pu- l’égo pour encourager la consommation
blicité et du marketing est de provoquer ostentatoire et l’idée que la société de
des besoins non essentiels. En favori- consommation encourage la destruction
sant un comportement consumériste, des relations humaines.
l’individualisme finit par couper le lien
social et le recours à l’essentiel. Les 44. The Theory of the Leisure Class - Thorstein Veblen, 1899

JANVIER 2023
Le système démocratique repose en L’APPRÉHENSION DU
partie sur la généralisation du confort. RISQUE DANS UNE SOCIÉTÉ
«  Le confort est le programme po-
litique consensuel qui rassemble
DE CONTRÔLE
unanimement les gouvernements et
les entreprises, les banques et les La société de contrôle démocratique
épargnants, les médias de masse et modifie le rapport des individus au
les citoyens » selon Stefano Boni. Et risque. Le passionné de montagne
de questionner : « Existe-t-il un gou- Gerard Guerrier 47 souligne que les
vernement ou un parti politique qui ait sociétés occidentales ne supportent
essayé non pas de mettre en œuvre plus l’éventualité du risque. Dans ce
mais de tenir simplement un discours contexte, l’aventure devient anachro-
prônant la réduction de la production nique. Avant de partir en trek à l’autre
consumériste ? ». Selon l’économiste bout du monde, on s’assure contre la
français Serge Latouche, l’essor de la perte de bagage ou l’annulation en cas
modernité dans sa version consumé- de COVID. Dans certains pays, l’alpi-
riste s’apparente à un rouleau compres- niste ou le skieur extrême qui ne peut
seur créant un monde homogène45. Le accomplir son exploit pour un souci
confort apparaît comme la source prin- météo se retourne contre l’organisateur
cipale du consensus social qui a suivi du séjour. Le principe de précaution est
l’essor du système économique actuel. devenu incontournable et il incite à
Cela pourrait s’apparenter à un pacte tout contrôler, à trouver des coupables
implicite entre la classe dirigeante et pour tout. L’aventure est filmée, scé-
le reste de la population qui consiste narisée, encadrée dans des émissions
32
à obtenir la docilité en échange du ou des documentaires, postée sur des
confort. Nous mentionnions dans une stories. Elle donne lieu à l’apparition
précédente lettre ce type de pacte im- d’imposteurs, comme pour les experts
plicite entre le gouvernement et la po- qui fleurissent sur les plateaux de té-
pulation comme facteur explicatif du lévision. Contrôler tous les paramètres
développement économique rapide d’une action extrême, même s’il s’agit
de l’économie chinoise46. Il se pour- de procurer des sensations fortes et de
rait qu’il en soit de même ailleurs. Le maîtriser la peur est synonyme de sou-
confort est une incitation particuliè- mission, pas de liberté. C’est l’inverse
rement intéressante puisqu’il consiste de l’aventure qui soutent l’acceptation
à consommer des produits et services de l’incertitude. Paralysée par la peur,
qui nous procurent du plaisir. En cela la culture occidentale érige le principe
il peut être comparé à un moyen d’as- de précaution en règle de base de la
surer la docilité d’une population. vie en société. La liberté va de pair
avec une certaine prise de risque. En
éliminant le risque à tout prix, le prin-
cipe de précaution génère la servitude.

45. L’occidentalisation du monde, essai sur la signification, la portée


et les limites de l’uniformisation planétaire- Serge Latouche, 1989
46. Tikehau CIO letter – Tout sous le ciel , Janvier 2022
47. Éloge de la peur - Gerard Guerrier, 2019

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Pour l’écologiste américain Aldo
Leopold48, une éthique de la terre fait
RESTER DANS SA
passer l’homme du rôle de conquérant CAVERNE C’EST
de la planète à celui de citoyen parmi
tant d’autres de la communauté des
TRAVERSER LA VIE
êtres la peuplant. Le monde apparaît EN ACCEPTANT
alors comme une harmonie fragile où
l’humain est un dangereux électron D’ÊTRE DÉJÀ MORT
libre. Cette vision fait naître le principe
de précaution, qui prend en compte remettre en question ses certitudes et
des risques mal connus dont les ses préjugés. Le prix de la liberté, c’est
conséquences seraient irréparables. l’acceptation de l’inconnu et donc la
Mais la subtilité originelle du principe maîtrise de la peur de l’inconnu. En se
éclate vite pour devenir synonyme de réconciliant avec ses peurs, l’homme
risque zéro qui sous-entend une prime libre reprend son destin en main.
à l’inaction et dessine la frontière entre Sans cela, sa vie n’est qu’un fleuve
prudence et précaution. La précau- tranquille dans lequel il ne se posera
tion voudrait un monde sans risque. jamais de question, restera enfermé
La prudence accepte l’incertitude. La dans sa communauté avec ses pré-
première rime avec soumission et re- jugés, et cherchera des explications
noncement, la seconde avec liberté simplistes à ses frustrations en reje-
et dialogue. Dialogue car la prudence tant la responsabilité sur l’Autre sans
suppose un débat sur la nature et la chercher à engager le dialogue avec
probabilité d’un danger, d’une menace. lui. C’est souvent pour cette raison que
33
l’aventurier exprime souvent une sen-
sation de vie alors même qu’il prend
le risque de mourir. Rester dans sa
caverne c’est traverser la vie en ac-
ceptant d’être déjà mort. La peur et
l’anxiété ne sont pas corrélées à la ré-
alité du danger mais à la perception de
L’AVENTURE C’EST ce danger. Parce que chacun perçoit
L’OUVERTURE VERS L’AUTRE le risque de manière unique, chacun
génère ses propres peurs. Là aussi on
peut envisager le parallèle avec l’atti-
L’AVENTURE EST AU tude de l’entrepreneur et la notion de
BOUT DU QUAI « libre entreprise ». L’entrepreneur est
celui qui affronte sa peur, accepte l’in-
Il suffit de sortir de sa zone de confort certitude et fait vivre son écosystème.
professionnelle, sociale voire raciale En ne se soumettant pas compléte-
pour en faire l’expérience. En clair, ment à la norme, il crée un espace
l’aventure c’est l’ouverture vers de liberté.
l’autre, le rétablissement du dialogue
et de l’inclusion. Prendre le risque 48. Aldo Leopold, 1887-1948, est un forestier et écologiste américain
de sortir de la caverne de Platon, de défenseur des espaces naturels

JANVIER 2023
Le
bon
I
l est certes beaucoup plus facile liberté. Ce processus d’autotrompe-
d’exclure, de mépriser la diffé- rie qui ne consiste qu’à considérer
rence et d’adopter un compor- les chiffres qui valident cette thèse
tement agressif plutôt que de faire (par exemple la croissance du PIB
preuve de bienveillance et de gentil- mais pas la progression des mala-
lesse. Malheureusement nos convic- dies dépressives) a abouti à l’écrase-
tions sociales, politiques et religieuses ment de toute pensée alternative à la
nous enferment dans cette logique culture occidentale. Et c’est dommage
34
d’exclusion au point de nous intoxiquer. car la combinaison de la technologie
Nous avons vu que la conjonction des avec l’héritage ancestral des cultures
développements urbains, des tech- asiatiques, africaines ou américaines
niques bureaucratiques, industrielles, permettrait peut-être d’apporter au
capitalistes voire même individualistes modèle de développement capitaliste
évacue le facteur humain, de sorte les changements nécessaires pour le
que l’envers négatif des bienfaits dont rendre plus durable.
nous continuons de jouir n’a cessé de
grandir. En refusant de sortir de la ca- De manière surprenante, ce processus
verne, en nous convainquant chiffres concerne même les sciences qui pour-
à l’appui que le développement et le tant devraient rechercher l’innovation
progrès technique ont permis une en favorisant de nouveaux modes de ré-
élévation du niveau de vie, nous em- flexion. Ainsi, il a fallu plusieurs décen-
brassons l’idée que seul le modèle de nies pour que la médecine occidentale
développement occidental basé sur s’intéresse à l’apport complémentaire de
la norme et le droit est valable. Ainsi, l’alimentation ou des médecines orien-
débarrasser les populations de leurs tales traditionnelles sur le traitement
pratiques traditionnelles ringardes et la prévention des maladies graves
et rétrogrades est un service à leur comme le cancer. La médecine occi-
rendre pour qu’ils aspirent eux aussi dentale est issue de la culture patriar-
au confort, vecteur de bonheur et de cale pratico-rationnelle. Elle a permis

JANVIER 2023
d’éradiquer un grand nombre de mala- modernes pourrait contribuer à créer
dies et, à ce titre, a été érigée en seule une agriculture régénérative de masse
médecine crédible, au détriment des capturant du CO2 au lieu d’en rejeter.
pratiques ancestrales et locales. Elle est Et d’un point de vue purement financier,
performante mais compartimente, spé- une combinaison pareille prend tout
cialise et surtout écrase sans en tenir son sens : l’utilisation massive d’eau et
compte les autres types de médecines, de pesticides ruine les sols au point de
lesquelles sont issues d’autres cultures réduire à terme leur valeur financière à
et comptent certaines traditions an- zéro, tandis que la régénération des sols
cestrales de prévention des maladies permet non seulement une consom-
et au-delà. Certes, si l’on ne considère mation d’eau et de pesticides amenuie
comme indicateur de progrès que le PIB, mais redonne également de la valeur fi-
la médecine curative occidentale a per- nancière à cet actif. Le Financial Times
mis de soigner et de sortir de la misère s’est intéressé à ce sujet crucial en pro-
un grand nombre d’êtres humains. Elle duisant une vidéo remarquable bapti-
est aussi meilleure pour la croissance sée « reinventing farming and food post
économique que la médecine préventive globalisation »49.
ancestrale dans le sens où prescrire des
médicaments pour soigner ou soulager La médecine et l’agriculture sont à
un mal génère plus de confort immédiat l’image des autres sciences et de la
pour le patient mais aussi plus de PIB culture de la connaissance globale dont
que la prévention de ce mal par l’adop- fait partie l’économie. Avant l’avène-
tion d’un mode de vie adapté. ment du modèle capitaliste mondia-
lisé basé sur le calcul et la norme, les
35
Il en est de même dans l’agriculture. Les pratiques ancestrales, qu’elles soient
techniques modernes apportées par la médicales, agricoles ou artisanales
culture occidentale ont permis de gé- étaient fondées sur l’intuition, la tra-
nérer une masse de nourriture comme dition et l’observation de la nature. La
jamais le monde n’en avait encore pro- culture occidentale dominante a per-
duit. Là encore, s’arrêter à ce constat mis le développement d’une médecine,
permet de conclure que le progrès tech- d’une agriculture ou d’une industrie
nique a indéniablement apporté la so- basée sur la rigueur, la modélisation, le
lution. Mais la monoculture intensive et calcul et maintenant sur les données.
l’élevage industriel ruinent les sols, dé- Mais le manque d’inclusion met en op-
truisent la biodiversité et interrompent position les deux approches, la culture
la régénération des écosystèmes, si bien occidentale cherchant à ringardiser,
que la terre qui devrait être un actif perd ridiculiser voire faire passer pour dan-
de la valeur économique en s’appauvris- gereux toute pratique ne répondant
sant en même temps qu’elle en génère, pas à ses standards. La déshumani-
menant le système à sa perte. Les tech- sation des sciences conduit à la fois
niques ancestrales de l’agriculture régé- à la partition de l’humanité en castes
nérative ont été rayées des pratiques, et à la rupture du rapport à la nature.
ringardisées et relayées au rang de
techniques archaïques, alors que leur
49. Reinventing farming and food post globalisation – Financial Times,
considération aux côtés des techniques 2022 - https://www.youtube.com/watch?v=dAlq3JUALHY

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Le retour des pratiques ancestrales est VERS UNE SOCIÉTÉ DE
souvent associé à un retour en arrière LA CONNAISSANCE
archaïque alors qu’en réalité, la combi-
naison de la puissance des sciences Nous mentionnions dans la lettre pré-
contemporaines avec l’intuition et la cédente le rapport Meadows de 197251
sensibilité des pratiques ancestrales sur l’incompatibilité d’une recherche
pourrait non seulement démultiplier de croissance infinie à court terme
l’étendue des savoirs, mais aussi dans un monde fini. Il est en effet im-
contribuer à promouvoir un modèle possible de bénéficier d’une croissance
de développement plus durable, au infinie dans un monde fini. Or tout ce
lieu de nous mener dans l’impasse. qui est matériel est fini. Dans l’univers
Le capitalisme mondialisé, parce que observable il existe une quantité fi-
construit sur un ciment culturel norma- nie de matière. Tant que la croissance
tif dans une société patriarcale, a écra- économique sera basée sur l’exploita-
sé tous les types de pratiques alterna- tion de ressources naturelles finies, la
tives sans les intégrer, y compris la prise croissance infinie restera une illusion
en compte du facteur humain, le tout qui coûte cher puisque sa quête détruit
pour imposer sa supériorité. Les promo- la biodiversité, modifie le climat, creuse
teurs du modèle centré sur l’Occident les inégalités sociales et induit une
ont trouvé le moyen de matraquer sa mauvaise allocation du capital. À l’in-
supériorité indéniable en utilisant des verse, la connaissance elle, est infinie.
critères indiscutables comme le taux Donc une économie de la connaissance
de mortalité infantile en médecine ou pourrait avoir une croissance infinie. Si
le PIB par personne en économie. l’humanité arrive à surpasser sa capa-
cité à se détruire par les armes et par
36
Mais l’approche évolue et la réinté- la destruction de son environnement,
gration du rapport au vivant revient à elle pourra peut-être engendrer un sys-
travers le potentiel important des bio- tème économique de croissance infinie
matériaux, ces alternatives possibles à parce que basé sur la connaissance.
la fabrication de bien par l’exploitation Mais cela suppose probablement de
de ressources naturelles finies (éner- surmonter la peur, car la peur de man-
gies, métaux). La conception de ma- quer ou de mourir sont le moteur de la
tériaux à partir d’organismes vivants méchanceté qui aboutit à la partition
donc renouvelables comme les algues de l’humanité, celle qui engendre la
ou les champignons ouvre des pers- guerre et le complot. La croissance in-
pectives économiques considérables finie apportée par une économie de la
avec un potentiel de disruption signi- connaissance ne peut donc s’envisager
ficatif dans tous les domaines scien- que dans un monde où l’être humain
tifiques (médecine, informatique, phy- adopte une démarche inclusive pour
sique) et économiques (construction, considérer l’humanité comme un tout
énergie, transports, industrie, agricul- et réunifier les connaissances. Un tel
ture). Même l’art explore le potentiel monde utilisera la connaissance non
de l’utilisation d’organismes vivant
comme le montre le récent MOOC
« Art et écologie » du Centre Georges 50. https://www.fun-mooc.fr/fr/cours/mooc-art-et-ecologie/
51. Les limites à la croissance – Denis et Donella Meadows appuyés
Pompidou de Paris50. par le Club de Rome, paru en 1972 et réactualisé en 2002

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37

pas comme un secret jalousement rester dans l’ignorance. Le métissage


gardé permettant de développer des des connaissances démultiplie pour-
armes supérieures mais comme un tant le progrès scientifique. C’est ce
bien commun et unifié. Autrement dit, qu’on a pu constater à l’époque de
tant que notre système économique la Renaissance. Le philosophe Edgar
encouragera le cloisonnement et la Morin52 reprend cette idée et affirme
partition des savoirs, la peur de l’Autre qu’au lieu de cloisonner et de sur-spé-
dominera et le complot et la guerre cialiser pour créer des experts sur des
permettront de trouver des ennemis sujets complexes qui rendent le grand
et des explications simples à nos pro- public dépendant de ces derniers, il
blèmes. Les individus préféreront rester faut unifier le savoir comme l’avait fait
dans leur zone de confort, leur caverne Léonard de Vinci.
de Platon, dans laquelle l’information
qu’ils reçoivent les conditionnera à 52. La voie – Edgar Morin, 2012

JANVIER 2023
À l’inverse, le déracinement provo- de la culture ancestrale, par un sys-
qué par l’utilisation exclusive de ces tème capitaliste mondialisé qui ignore
sciences occidentales au mépris des les spécificités locales et cherche à
spécificités locales se manifeste par imposer sa norme et son droit par-
d’autres critères comme le taux de tout. Plutôt que d’essayer de traiter
cancer, d’obésité, de suicide qui actent la racine du mal, on retrouve ici l’idée
l’échec partiel de l’approche centrée développée par Platon dans son allé-
exclusivement sur des sensibilités gorie de la caverne : nous préférons
occidentales. 70  % des décès cau- une vérité biaisée mais simple à com-
sés par le cancer dans le monde sont prendre plutôt que devoir faire l’ef-
dans des pays en développement alors fort de remettre en question nos pré-
même que la maladie a longtemps été jugés et nos connaissances afin de
principalement localisée dans les pays mieux comprendre.
riches53. Ce déracinement se mani-
feste aussi de façon plus violente par Il semble donc que la bienveillance
des actes désespérés, certes inexcu- dont les individus ont besoin pour
sables, mais pour lesquels nous pré- apprivoiser la peur de l’Autre passe
férons évoquer des causes faciles à non seulement par la réintroduction
expliquer comme la folie ou l’obscu- du facteur humain dans l’économie
rantisme. Pierre Conesa54 s’est inté- et les relations sociales, mais plus
ressé à ce sujet sensible. Selon lui, largement par une reconnexion avec
après un attentat terroriste choquant le vivant.
frappant l’Occident, on peut souvent
trouver dans la presse des articles po-
38
sant la question “pourquoi sommes- LA CONNEXION AVEC
nous haïs à ce point, alors que nos LE VIVANT
valeurs sont basées sur la liberté,
le bonheur et la prospérité ?”. Cette Dans la première partie de cette lettre55
question qui part d’un effort de com- nous expliquions que quel que soit le
préhension louable trouve souvent sa régime dominant (démocratique ou au-
réponse dans l’argument massue que toritaire, capitaliste ou communiste), la
nous incarnons le bien alors que les culture normée et ethnocentrée basée
terroristes incarnent eux le mal abso- sur l’ego se construit sur la supériori-
lu. Si l’action terroriste est indéniable- té de l’Humain face à une nature qui
ment inexcusable, les raisons de son doit être dominée. L’homme est grand
origine sont trop souvent masquées et la nature représente une masse de
par le postulat que puisque la civilisa- vivant que l’homme peu modeler à son
tion attaquée n’a rien à se reprocher, image pour en extraire de la richesse.
l’attaquant n’est qu’un fou dangereux La nature peut donc être considérée
qui ne mérite pas qu’on essaye de comme une marchandise destinée à
comprendre pourquoi il a agi ainsi.
Pour Edgar Morin, l’extrémisme reli-
gieux est l’une des conséquences de la 53. https://www.euractiv.fr/section/aide-au-developpement/news/
les-pays-en-developpement-concentrent-les-2-3-des-deces​
destruction du lien informel dans des -dus-au-cancer/
54. La fabrication de l’ennemi – Pierre Conesa, 2011
sociétés où le lien fait pourtant partie 55. Tikehau CIO letter – Human after all, septembre 2021

JANVIER 2023
monde organique altère les processus
LA CULTURE NORMÉE cognitifs fondamentaux qui étaient
ET ETHNOCENTRÉE BASÉE communs aux différentes civilisations
avant l’émergence de la culture occi-
SUR L’EGO SE CONSTRUIT dentale obsédée par la « purification »
SUR LA SUPÉRIORITÉ de nos sciences et la soumission de la
nature. Ce rapport de domination de
DE L’HUMAIN FACE À la nature entraîne la disparition des
UNE NATURE QUI DOIT connaissances et des mécanismes
subtils que le contact naturel avait
ÊTRE DOMINÉE apporté aux civilisations ancestrales.
L’illusion que la technologie nous
apporte le confort et représente un
être exploitée mais aussi domptée pour substitut avantageux au contact na-
notre confort. Pour Gerard Guerrier56 turel nous enferme en réalité dans
la marchandisation du retour à la na- une caverne de Platon qui, sous cou-
ture telle que définie par la société de vert de confort matériel, nous prive du
consommation aboutit à la délimita- lien humain et, finalement, de notre
tion dans l’espace et dans le temps liberté. Mais ce confort matériel et in-
de cette exposition à la nature. Les tellectuel nous pousse à traverser la
activités sont encadrées afin de mini- vie sans nous poser de question, sans
miser le risque d’incident. L’effort doit sortir des chemins tracés. Comme
être supportable. L’offre commerciale nous l’avons vu dans le premier volet
doit être adaptée aux contraintes du de cette lettre, il génère une grande dé-
39
consommateur. Cette marchandisation tresse qui se matérialise par l’explosion
passe également par la mise à disposi- des taux de suicide, de dépression, de
tion d’une gamme de produits souvent cancer, d’obésité, d’agressivité et d’ex-
à des prix élevés, élaborés à partir de clusion. Il est donc possible de vivre
matières premières autrefois dispo- confortablement en allant très mal, en
nibles gratuitement via des pratiques se contentant d’un rôle confortable de
artisanales. Pour le professeur d’an- consommateur passif.
thropologie Stefano Boni, le contact
avec la nature dans nos sociétés oc-
cidentales procure un sentiment de
gêne voire de dégoût. Les sensations,
les odeurs et même certains sons nous
mettent mal à l’aise au point que le
contact naturel, pourtant recherché IL EST DONC
car synonyme de bien-être, doit être POSSIBLE DE VIVRE
encadré, limité dans le temps et asep-
tisé. Le mode de vie occidental est en CONFORTABLEMENT
réalité distant de la nature sauf si celle-
ci est dominée, contrôlée (par des cir-
EN ALLANT TRÈS MAL
cuits touristiques encadrés, des parcs
naturels délimités). La rupture avec le 56. Éloge de la peur – Gérard Guerrier, 2019

JANVIER 2023
« soigner la terre » qu’ils appellent « la
L’HOMME, C’EST LA mère ». Les Kogis ont conservé un lien
cognitif extrêmement fort avec la nature,
NATURE PRENANT au point d’avoir développé via l’intuition
CONSCIENCE un savoir qui impressionne les plus
grands astronomes, médecins et géo-
D’ELLE-MÊME logues du monde. Depuis son accident,
Éric Julien a passé toute une partie de
sa vie à aider les Kogis à récupérer leur
Le concept de soumission absolue de terre ancestrale. Il invita d’ailleurs ses
la nature s’oppose à la plupart des pra- membres à diagnostiquer la nature
tiques ancestrales des sociétés tradi- chez lui dans la Drôme provençale. Il
tionnelles qui consistent à considérer rapporte58 que Les premières questions
la nature comme un être vivant à part posées par les Kogis furent en rapport
entière. Le géographe français Elisée avec la présence de barrières ou de gril-
Reclus expliquait en 1905 : « l’homme, lages visant à restreindre l’accès à cer-
c’est la nature prenant conscience taines zones telles que les cours d’eau
d’elle-même »57. Autrement dit, consi- par les animaux ou les personnes. Qui a
dérer l’humanité comme un tout re- décidé de capter toute l’eau de ce ruis-
connecte l’individu non seulement seau ? L’homme de manière unilatérale
aux autres mais aussi à l’ensemble du bien sûr. Pourtant cette action a fait
vivant. C’est ce travail de reconnexion, se déplacer les animaux vers d’autres
qui ne peut commencer que par une zones, perturbant l’écosystème végétal
démarche intérieure, qui peut faire du lieu, tarissant les sources et faisant
prendre conscience à notre société dire aux Kogis que certaines zones de
que la recherche d’un modèle de dé- la forêt drômoise pourtant végétalisées
40
veloppement plus durable est le seul étaient en réalité mourantes.
possible à long terme. Un tel modèle
ne peut reposer entièrement sur le droit
et la norme puisque la dimension infor-
melle de l’économie, le facteur humain,
échappe à la norme. Quant au droit,
il est forcément arbitraire. Éric Julien
est un géographe français ayant eu la
chance d’être sauvé par la communau- CONSIDÉRER L’HUMANITÉ
té indigène des Kogis en Colombie, lors
d’un voyage d’étude au cours duquel il
COMME UN TOUT
fut victime d’un œdème pulmonaire a RECONNECTE L’INDIVIDU
4 500 mètres d’altitude. Les Kogis sont
un peuple amérindien, l’un des der-
NON SEULEMENT AUX
niers peuples précolombiens et riche AUTRES MAIS AUSSI À
de 4 000 ans de traditions à ne pas
s’être fondu dans la culture mondiali- L’ENSEMBLE DU VIVANT
sée, préférant vivre en quasi-autarcie
économique et intellectuelle. Ce peuple,
qui considère la nature comme un être 57. L’homme et la Terre – Jean-Jacques Elisée Reclus, 1905
58. Eric Julien - Les Indiens Kogis, gardiens de la nature, YouTube
vivant, estime que sa mission est de - https://www.youtube.com/watch?v=g65Jq2nQKNU

JANVIER 2023
Les neurosciences redécouvrent les Le docteur en psychologie cognitive
effets de la connexion à la nature sur américain Donald Hoffmann61 est l’un
la santé humaine. Le neurochirurgien des scientifiques contemporains s’in-
Michel Le Van Quyen59 s’est intéressé téressant à la fois à la physique et la
aux réactions du cerveau humain au philosophie. Le matérialisme qui est
contact de la nature. Il mentionne des nécessaire à la théorie capitaliste pour
études japonaises sur les effets des s’épanouir (l’humain est une machine
promenades en forêt sur le corps hu- biologique) élimine l’intuition de toute
main et le cerveau, avec par exemple démarche scientifique. Or l’intuition
la genèse beaucoup plus rapide par le est au centre des cultures ancestrales.
corps de cellules tueuses de tumeurs Elle a permis par ailleurs de grandes
et de virus. À l’inverse, l’absence de lien découvertes scientifiques dans l’his-
avec la nature condamne l’humain à toire de l’humanité. Éric Julien donne
trouver dans le plaisir de consommer et quelques exemples d’intuition scien-
d’avoir, un avatar du bonheur généré par tifique non mesurable en relatant les
le lien avec le vivant. Mais cet avatar gé- connaissances développées par les
nère de la souffrance. Éric Julien60 men- Kogis62 en matière d’astronomie ou
tionne le concept d’apoptose en biolo- de géologie, malgré l’absence totale
gie. L’apoptose est la mort programmée de calcul et de technologie telle que
des cellules, un processus cellulaire es- considérée par la science occidentale.
sentiel à la santé dont la dérégulation Malgré cela, la science fuit l’intuition
peut entraîner de nombreuses patho- pour en faire une discipline noble et
logies comme le cancer. Or ce suicide pure, débarrassée de ce qui ne peut
cellulaire intervient lorsque la cellule ne se mesurer ou se quantifier. Le pro-
reçoit plus d’information sur son utili- blème est qu’en considérant une po-
té. Éric Julien compare ce phénomène tentielle croissance matérielle infinie
41
à notre comportement social. Après dans un monde fini, le matérialisme
tout, l’humain est une somme de cel- engendre la partition de l’humani-
lules. Dans nos sociétés, la disparition té par l’affrontement pour ces res-
du lien humain provoque une forme de sources finies. Selon David Hoffman,
mort par le mal-être créé. Cela pourrait ce matérialisme est aujourd’hui en
expliquer en partie le triste phénomène crise. Il lui manque quelque chose.
de suicide en entreprise. L’isolement Ce quelque chose pourrait être le
provoqué par le manque de considéra- non mesurable, l’informel issu du lien
tion ou le manque de contact humain avec le vivant. On peut dès lors se po-
peut provoquer le désespoir lorsque l’in- ser la question de l’intérêt du transhu-
dividu ne reçoit plus d’information sur manisme mais c’est là un autre sujet.
son utilité… Comme c’est le cas dans La physique quantique nous apprend
l’apoptose. Dans ce contexte, l’inclu- qu’on ne peut pas vraiment connaître le
sion revient à générer de la vie pour les réel. La réalité nous échappe, elle n’est
autres. La célèbre citation de Descartes
« je pense donc je suis » fonctionnerait
également sous la forme « tu penses 59. Pourquoi la nature guérit votre cerveau - YouTube - interview de
donc je suis ». Michel Le Van Quyen, neurochirurgien
60. Éric Julien et les Kogis – YouTube - https://www.youtube.com/
watch?v=lNEdPt0cJgk
61. Observer Mechanics: A Formal Theory of Perception – David
Hoffman, Bruce Bennett, Chetan Prakash, 1989
62. Éric Julien et les Kogis – YouTube -https://www.youtube.com/
watch?v=lNEdPt0cJgk

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pas toujours mesurable. L’expérience prêter attention au détail, aux signaux
du chat d’Erwin Schrodinger63, contem- faibles est essentiel dans la création
porain d’Albert Einstein, illustre à la fois de valeur économique. Mais cette ex-
les concepts de superposition (une périence montre que cela passe avant
particule peut être dans deux états dif- tout par le respect des autres. Ignorer
férents simultanément) et de décohé- autrui pour s’enfermer dans sa caverne
rence (le chat peut être vivant et mort à apporte certes un certain confort mais
la fois tant qu’on n’a pas ouvert la boîte détruit de la valeur.
pour vérifier). Tant qu’on n’observe pas
la réalité on ne peut connaître son état. Observer le monde débarrassé de tous
Dire que quelque chose est réel est un ses préjugés, de tous nos conditionne-
parti pris qu’il faut assumer. ments, de la peur de l’autre et de l’incon-
nu permet d’envisager le passage d’un
En complément de la science occiden- cap. Celui du risque d’autodestruction.
tale basée sur le calcul et la mesure, le Dans son livre Un sage est sans idée, le
retour de l’intuition et de l’observation sinologue François Julien64 relate la pen-
pourrait faire partie de la solution pour sée de Lao Tseu : le sage arrive à faire la
la promotion d’un modèle plus durable. part des choses. Il n’est jamais pour ou
Nos connaissances et notre confort ne contre quelque chose, il explore les ex-
nous dédouanent pas de rester atten- trêmes pour en faire la synthèse. Il y a du
tifs aux détails, car c’est cette même yin et du yang dans tout. Cette attitude
attention au détail qui nous permet de qui permet l’inclusion suppose de mettre
remettre en question nos croyances et de côté l’ego et de réintroduire le féminin
transforme une servitude confortable dans notre culture patriarcale qu’un tel
en liberté absolue. Pour ne rien gâ- déséquilibre menace de destruction.
cher, cette observation du détail main-
tient nos qualités cognitives et crée de
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la valeur économique. Dans le cadre LE BRAVE GENTIL…
d’une expérience sociale menée par
le Washington Post en 2007, le violo- « JE N’AIME PAS DIRE DU MAL DES
niste américain Joshua Bell a joué pen- GENS, MAIS IL EST VRAIMENT GENTIL »
dant 45 minutes six morceaux de Bach THIERRY LHERMITTE - LE PÈRE NOEL
sur un Stradivarius dans le métro de EST UNE ORDURE65
Washington DC, habillé en jeans, t-shirt
et casquette de baseball. Sur les 1097 Le développement capitaliste a contri-
personnes qui sont passées devant lui, bué au développement de la production,
seules 7 se sont arrêtées pour écou- des échanges, des communications et
ter et le musicien a récolté la somme a détruit les entraides, les solidarités et
de 12 dollars. Qu’est-ce que cette ex- la convivialité. Or, selon l’entraîneur de
périence peut nous inspirer dans le rugby Daniel Herrero66, le lien humain
contexte de cette lettre ? Que l’obser- est ce qui rend heureux, mais aussi ce
vation attentive de son environnement qui fait le succès d’une organisation.
pousse à se poser des questions, cher-
cher des réponses et donc sortir de
sa caverne pour peut-être entrevoir 63. https://www.techtarget.com/whatis/definition/Schrodingers-cat
une réalité différente de celle que l’on 64. Un sage est sans idée – François Julien, 2013
65. Le père Noel est une ordure est une comédie française, film sorti
prend pour la vérité. Dans cet environ- en 1982
66. Daniel Herrero est un entraîneur charismatique de rugby ayant
nement de marché incertain et volatil, entraîné le RC Toulon

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Pour lui, la gentillesse est l’une des n’ont pas vu un client en personne de-
trois qualités d’un grand manager ou puis des années. D’autres répondent
d’un grand capitaine d’équipe, en plus que les actionnaires sont leur priorité.
du courage et de la vision stratégique. Pour Sinek, cela revient pour l’entraîneur
L’entraîneur avoue lui-même que cette d’une équipe de sport à admettre que sa
qualité essentielle pour un grand leader priorité n’est pas ses joueurs mais plutôt
peut surprendre, dans la mesure où on les supporters ou les sponsors ! Peu de
a souvent tendance à taxer de « faible » dirigeants avancent que leur priorité est
les individus montrant de la gentillesse. le bien-être de leurs employés, c’est-à-
Mais pour lui, sans cette qualité, aucun dire le bien-être de ceux à qui il revient
capitaine d’équipe de rugby n’a jamais de servir les clients et de créer de la va-
réussi à hisser ses joueurs au plus haut leur pour les actionnaires. Pourtant, si
niveau possible, soit le titre de cham- les employés n’ont pas une bonne image
pion du monde. Dans un contexte diffé- de leur société et ne portent pas le bon
rent, dans son livre The White Darkness, message, les clients ont peu de chance
l’écrivain David Grann relate l’histoire de de faire confiance à l’organisation. Pour
l’exploration du continent Antarctique67. Sinek, l’empathie, c’est se soucier de
Il mentionne qu’Ernest Shakleton, le l’humain et pas seulement de ce qu’il
premier explorateur à avoir tenté une produit. Le PIB se soucie uniquement de
traversée de l’Antarctique en 1915, était ce qu’il produit. Nous avons vu que pour
un grand leader car il se préoccupait l’école de Chicago qui s’est vue récom-
avant tout du bien-être de son équipage. pensée de plusieurs prix Nobel d’éco-
Il partageait les tâches ingrates avec eux nomie, l’humain est un capital productif.
et montrait de l’empathie. Il mettait un Partout dans le monde, les méthodes de
point d’honneur à ce que son équipe management des entreprises sont im-
reste joyeuse et optimiste. Cela lui per- prégnées de cette approche. La diffé-
mit d’obtenir l’adhésion et la confiance rence entre “tu es en retard sur tes ob-
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de tout son équipage lors de cette jectifs, ça ne va pas du tout” et “tu es en
aventure. Cette facette du lien humain retard sur tes objectifs, y-a-t’il quelque
concerne bien sûr également l’entre- chose qui ne va pas ? Comment puis-je
prise. Le conférencier Simon Sinek68 ob- t’aider ?” est considérable et résume à
serve que dans une entreprise, les em- elle seule l’apport du facteur humain à
ployés les moins expérimentés doivent l’économie. L’empathie est une source
se préoccuper de bien faire leur travail, de création de valeur économique. Dans
mais les managers eux, en plus de se son livre Réformer par le dialogue et la
préoccuper de bien faire le leur, doivent confiance69, l’ancien Directeur Général
aussi prendre soin de ceux dont ils sont de la Poste française Jean-Paul Bailly
responsables et de leur propre travail, décrit le management comme un exer-
c’est-à-dire soutenir dans leur activité cice de bienveillance et d’exigence. La
les employés de l’entreprise. Pour lui, bienveillance cimente le lien humain
les deux principales qualités du leader dans une organisation. Alors pourquoi
sont la perspective et l’empathie. Il men- s’acharner à dévaloriser l’apport du
tionne qu’il est souvent surpris par la ré- facteur humain dans les relations entre
ponse donnée par les chefs d’entreprise les individus ?
à la question : “quelle est votre priori-
té  ?”. À cette question, beaucoup de 67. The White Darkness – David Grann, 2018
managers répondent que leurs clients 68. Simon Sinek – Understanding empathy – https://www.youtube.
com/watch?v=pi86Nr9Mdms
sont leur priorité même si la plupart 69. Réformez ! par le dialogue et la confiance – Jean-Paul Bailly, 2016

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Conclusion
« RESTER EN POLE POSITION, PEU CONFORTABLE, MAIS C’EST PAS GRAVE,
J’AIME LE CHALLENGE. PORTER LE MAILLOT FRAPPÉ DU SCEAU DE CEUX QUI
DÉRANGENT EST UN HONNEUR POUR MOI. »
NTM – THAT’S MY PEOPLE70

L
a plupart des hommes et des femmes traversent la vie sans se
poser de question et acceptent d’adhérer aux croyances et aux
pratiques qu’on leur impose par l’éducation, par la pression sociale
ou par la force. Ces personnes admettent que le monde sera leur allié s’ils
ne se mettent pas en opposition avec lui. Malheureusement, faire l’effort
de sortir de la caverne pour remettre en cause ses acquis, ses connais-
sances, ses préjugés nécessite d’enfreindre les convenances, de surpasser
ses peurs, mais aussi d’affronter une majorité de personnes qui choisissent,
elles, le confort de la caverne. Ceux qui choisissent la voie difficile doivent
accepter une certaine marginalisation, voire une exclusion plus ou moins
violente, avant d’être parfois reconnus. C’est probablement la raison pour
laquelle certains philosophes ou scientifiques ont été considérés comme
des fous ou des excentriques. C’est aussi la raison pour laquelle certains
ont été éliminés, de Socrate à Giordiano Bruno. Cette position inconfor-
table est bien connue de l’entrepreneur et c’est l’une des raisons pour
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lesquelles nous nous y sommes intéressés d’aussi près dans cette lettre.

Le problème est que nous faisons face à une situation unique dans l’His-
toire qui relève de la nécessité de nous libérer d’une société relativement
efficiente, riche, puissante et qui satisfait en grande partie les besoins ma-
tériels et culturels de l’humanité. Une société qui dispense ses bénéfices à
une part toujours plus grande de la population. Nous sommes donc dans
une situation où nous devons « nous libérer d’une société dans laquelle la
question de la libération est apparemment privée d’une base populaire »71.
Une majorité d’individus a accepté son assujettissement en échange
d’une vie confortable. Une culture de développement uniquement basée
sur le droit et la norme ne peut que se construire sur la base de l’exclu-
sion. Elle favorise l’isolement des individus et la rupture du lien entre eux
et avec la nature. La société de consommation et le recours à la dette
projettent alors l’individu dans l’illusion du confort mais le prix à payer
est une forme de servitude, qui génère de la souffrance. Une telle culture
ne peut que partitionner les individus et les connaissances. Et finalement,
elle ne peut que mener à une impasse. C’est au bout de cette impasse
que notre modèle économique arrive. C’est pourquoi il nous paraissait
important de se poser les questions abordées dans cette lettre.

70. NTM es un groupe de rap français – extrait des paroles de la chanson That’s My People
71. Herbert Marcuse – Liberation from an affluent society, 1968

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REMETTRE EN QUESTION SES CERTITUDES
GARANTIT UNE CERTAINE LIBERTÉ
Car le risque de sortir de sa caverne vaut probablement la peine d’être pris :
les individus qui font l’effort de considérer l’humanité comme un tout réa-
lisent que la démarche inclusive ouvre beaucoup de portes, soigne beaucoup
de maux et répond à beaucoup de questions, y compris les plus complexes.
Par ailleurs, remettre en question ses certitudes garantit une certaine li-
berté. La liberté ne consiste pas à avoir le loisir de consommer ce qu’on veut,
comme on veut et quand on veut ; ce que notre système économique appelle
« liberté » crée en réalité de la servitude. Cela ne consiste même pas non
plus à savoir ou à croire. La liberté c’est chercher à comprendre. Car cher-
cher à comprendre implique de réfléchir en exerçant son esprit critique,
en faisant appel à son intuition, seul mais en se reconnectant forcément
à son environnement vivant et donc aux autres – dans toute leur diversité
(le facteur humain) – et à la nature. C’est cela que les cultures ancestrales
avaient incorporé, probablement grâce à leur sens de l’intuition. Et c’est
cela dont la culture occidentale ultradominante n’a pas su tenir compte.
Parce qu’elle a écrasé cet aspect, notre culture génère de la détresse men-
tale et un modèle de développement qui va droit dans le mur. La sortie de la
caverne n’est pas une expérience confortable. C’est un choix difficile mais
nécessaire pour sortir du cocon qui fait de nous des prisonniers d’un sys-
tème qui mène à notre perte. L’échec du système économique basé sur une
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croissance infinie nous ramène vers l’évidence qu’un modèle de développe-
ment plus local, offrant davantage de place au facteur humain, au lien avec
la nature, aux rapports informels et qui cherche à réunifier la connaissance
est probablement la seule voie possible pour éviter l’autodestruction. Cela
implique une remise en cause de la recherche effrénée du confort matériel
comme intellectuel. C’est en quelque sorte la démarche qu’opèrent les entre-
preneurs à l’échelle de l’économie. D’autres l’appliquent à l’ensemble de leur
existence avec des conséquences similaires : perte de confort, acceptation
de l’incertitude, remise en cause des normes en échange d’un accès à une
vision plus large de la réalité et à une certaine liberté.

La crise de la COVID, l’intensification des affrontements armés ainsi que le


constat que le mur climatique est désormais une réalité semblent provoquer
une forme d’élévation de la conscience générale, nécessaire au passage de
ce cap. Cela passe par un travail de chacun pour vaincre la peur qui nous
incite à rester dans la caverne, source de la plupart des souffrances de ces
quelques siècles d’histoire de l’humanité qui ne représentent finalement
qu’un point microscopique dans un univers vieux de plus de 13 milliards
d’années. La combinaison de l’humilité imposée par ce constat et d’un état
d’esprit inclusif ne serait-elle pas la porte d’entrée vers ce modèle de crois-
sance et de progrès soutenable dans la durée ? Il semble bien que la seule
issue possible soit la réintégration dans notre culture du lien avec le vivant,
le renouveau du facteur humain... Human after all.

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NOTES

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32, rue de Monceau 75008 Paris - FRANCE


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Fax : +33 (0)1 53 59 05 20

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