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LA GUERRE RUSSE CONTRE L’UKRAINE ENTRETIEN

Guerre en Ukraine : « Les bourreaux russes se présentent comme des


victimes »
Marta Havryshko, spécialiste de la Shoah, a trouvé refuge en Suisse après l’invasion russe de l’Ukraine,
le 24 février 2022. Elle dénonce l’instrumentalisation de l’histoire par le régime russe et l’utilisation des
violences sexuelles comme arme de guerre.
François Bougon
12 février 2023 à 11h18

L e 2 février à Volgograd, à l’occasion de la célébration des 80 ans de la victoire soviétique de Stalingrad (le nom
que portait en 1942 cette ville méridionale russe), Vladimir Poutine a, encore une fois, outragé l’histoire.
Réagissant à la livraison de chars allemands Leopard à l’Ukraine, le président russe a déclaré : « Aujourd’hui, nous
voyons malheureusement que l’idéologie nazie – sous une forme moderne – crée de nouveau des menaces directes pour
la sécurité de notre pays, et que nous sommes encore une fois obligés de repousser l’agression de l’Occident collectif. »

Le même jour, nous rencontrions Marta Havryshko à l’université de Nanterre, où elle ouvrait une journée
d’études par une intervention bouleversante sur l’utilisation des crimes sexuels par l’armée russe en Ukraine. Cette
historienne, dont les recherches portent sur les rapports de genre et les violences sexuelles pendant la Seconde
Guerre mondiale, vit en exil en Suisse, où elle a trouvé refuge avec son fils après l’agression russe.

Elle bénéficie d’une bourse à l’université de Bâle, dans le cadre du programme URIS (Ukrainian Research in
Switzerland, recherches ukrainiennes en Suisse). Directrice de l’Institut d’études interdisciplinaires au mémorial de
l’Holocauste de Babi Yar à Kiyv, où plus de 30 000 personnes juives ont été assassiné·es par les occupants nazis en
septembre 1941, elle est sûrement l’une des voix les plus qualifiées pour répondre aux élucubrations historiques du
président russe.

Vladimir Poutine lors d’une cérémonie au musée de la bataille de Stalingrad à Volgograd, le 2 février 2023. © Photo Dmitry Lobakin / Pool / Tass / Sipa USA
Mediapart : Quels souvenirs gardez-vous du jeudi 24 février 2022, premier jour de l’invasion russe ?

Marta Havryshko : J’en garde un souvenir très précis. Si la plupart des Ukrainiens ont été réveillés par les bombes
russes, cela n’a pas été mon cas. Je n’ai pas pu dormir de la nuit, car j’avais lu toutes les informations sur une
possible attaque. Je préparais une présentation destinée à Yad Vashem sur l’éthique du « plus jamais ça » et
l’Holocauste que je devais faire le dimanche. Et j’ai parlé avec deux amis, l’un aux États-Unis, l’autre en Allemagne.
Le premier m’a demandé si j’étais prête pour la guerre et m’a posé des questions comme « As-tu fait tes bagages ? »,
« As-tu prévu le chemin pour t’enfuir ? »… J’étais sous le choc.

Mais mon ami allemand se comportait de manière totalement différente. Pour lui, les Américains exagéraient et il
ne se passerait rien, m’a-t-il assuré. Nous-mêmes en Ukraine nous nous étions habitués aux renforcements
militaires russes, mais nous avions du mal à croire que Moscou allait déclencher une guerre d’invasion.

Mais cette nuit du 23 au 24 février, je n’ai pas dormi. Je travaillais et je ne cessais de consulter les informations de
différents sites étrangers. Et Poutine a commencé à parler à 4 h 30 du matin. Je l’ai écouté et j’ai réveillé mon mari.
Il m’a dit : « Mais qui fait un discours en pleine nuit ? » Il était évident alors qu’il s’agissait d’autre chose et que la
raison était évidente : une guerre allait être déclenchée. Je me suis mise à pleurer, car j’ai pris conscience que ma vie
allait changer de manière dramatique.

En tant que chercheuse sur l’Holocauste et sur la Seconde Guerre mondiale, j’ai beaucoup de craintes vis-à-vis de la
guerre. Mes recherches influencent profondément ma vie quotidienne, car je sais qu’en temps de guerre, les civils
connaissent des souffrances indicibles aux mains des occupants, les voisins pouvant devenir des bourreaux. Je ne
connais que trop bien ces histoires de trahison et de cruauté. Je savais qu’une tragédie allait se produire.

Votre objet d’études est alors devenu réalité ?

Différentes histoires tirées de mes recherches me sont venues à l’esprit. J’ai alors pensé aux parcours de différentes
femmes et à leurs journaux intimes, comment elles s’étaient souvenues de l’attaque allemande sur Lviv lors de la
première phase de l’opération Barbarossa [l’invasion allemande de l’Union soviétique à partir de juin 1941 – ndlr]. Et
tout d’un coup, je pensais à toutes ces histoires, qui concernent la survie, les séparations familiales, la décision de
rester ou de partir, sur comment nourrir ses enfants, sur la manière de se protéger des violences sexuelles…
Marta Havryshko. © Photo DR

Je ne pouvais pas me débarrasser de ces pensées. J’ai alors décidé de partir. Pourquoi ? Parce que depuis 2014, nous
savons que parmi celles et ceux qui sont ciblés dans les territoires contrôlés par la Russie, en Crimée et dans le
Donbass, figurent celles et ceux qui ont un fort sentiment national ukrainien et aussi celles et ceux qui ont étudié
la répression soviétique et j’en suis. J’ai écrit sur la manière dont les autorités soviétiques avaient lutté contre les
mouvements nationalistes clandestins et utilisé les violences sexuelles contre la population locale qui soutenait ces
derniers.

« J’ai compris que j’allais être une des premières cibles, car les études féministes et de
genre sont dans leur ligne de mire. »

Le livre que j’ai écrit sur les femmes qui ont participé au mouvement nationaliste clandestin a été qualifié
d’extrémiste par la LNR [la république autoproclamée de Louhansk, une entité séparatiste sous contrôle russe – ndlr].
Il a été placé sur une liste d’ouvrages interdits de vente. J’ai compris que j’allais être une des premières cibles, car les
études féministes et de genre sont dans leur ligne de mire.

La décision de fuir n’a pas été simple, car ma mère se mourait du cancer et deux de mes sœurs étaient enceintes.
Elles ont donné naissance à leurs enfants début mars et j’ai alors fait mes bagages. Par ailleurs, d’autres chercheurs
sur l’Holocauste m’ont conseillé de partir et ils ont organisé mon voyage et celui de mon fils, car il faut se souvenir
qu’à ce moment les conditions étaient rendues difficiles par le nombre de réfugiés. Cela a été un effort commun
pour faire en sorte que nous puissions nous rendre en voiture d’abord à la frontière polonaise, puis à Varsovie.

C’était comme pendant l’Holocauste, chaque survivant a pu bénéficier d’une chaîne de solidarité. Et nous avons
vécu la même chose. Beaucoup de gens ont fait preuve d’humanité, de bonté. J’ai été très touchée par le soutien de
mes collègues. Ils nous ont aidés à fuir l’Ukraine.
La Seconde Guerre mondiale est très présente chez vous...

Pas simplement chez moi, mais aussi en Ukraine. La raison en est que les Ukrainiens les plus âgés l’ont vécue.
Lorsqu’on évoque la destruction des églises en bois par exemple, ils disent que même les nazis n’avaient pas fait
cela. Les comparaisons sont présentes tout le temps.

Comme historienne de l’Holocauste, je garde la trace des survivants et aussi des Justes parmi les nations. Beaucoup
ont quitté le territoire ukrainien et certains se sont réfugiés en Suisse où je vis, d’autres ont été tués comme Vanda
Semyonovna Obiedkova à Marioupol en avril 2022 sous les bombes russes. Elle avait survécu à l’occupation nazie
mais ce sont les Russes qui l’ont tuée. Elle avait 91 ans. J’essaie aussi de suivre les dégâts causés par les missiles
russes aux sites mémoriels de l’Holocauste. La Seconde Guerre mondiale pour moi est toujours présente.

Une voiture avec le symbole « Z » des forces russes à Vysokopillia, en Ukraine, le 26 novembre 2022. © Photo Igor Ishchuk pour Mediapart

Poutine utilise également la Seconde Guerre mondiale pour justifier l’agression contre l’Ukraine...

Je ne pouvais pas imaginer qu’on puisse utiliser ce type d’argumentation. C’est une déformation évidente de
l’histoire de l’Holocauste. On le voit non seulement chez Poutine, mais aussi chez nombre de hauts responsables
russes. Le ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a osé dire que les Russes étaient les nouveaux juifs et que
les Occidentaux essayaient de régler la question russe comme les nazis avaient réglé la question juive. Comment
peut-il oser une telle comparaison ? Cela a entraîné des réactions de protestation d’Israël. Les bourreaux se
présentent comme des victimes.

Les Russes utilisent également ce qu’ils appellent la grande guerre patriotique dans l’instrumentalisation de
l’histoire. On le voit le 9 mai lors de la commémoration de la victoire avec le phénomène du régiment immortel [les
citoyens russes prennent l’habitude de suivre les défilés militaires officiels en exhibant des portraits de leurs aïeux
ayant combattu dans les rangs de l’Armée rouge – ndlr]. Désormais, ils portent des portraits de ceux qui sont morts
en combattant en Ukraine ! Ces comparaisons sont ridicules et indécentes, mais ils le font pour apparaître comme
étant du bon côté. Ils essaient aussi de donner du sens à cette guerre, car même en Russie beaucoup de gens se
posent des questions sur le bien-fondé de celle-ci.

Ce récit de victimisation est confortable pour nombre de Russes. Quand vous regardez les études sur la Seconde
Guerre mondiale en Russie, elles sont limitées et censurées. Il existe un récit national imposé par Poutine et vous
pouvez être poursuivi si vous allez à son encontre. Alors qu’en Ukraine, nombre d’historiens, comme moi, ont
travaillé sur la collaboration de certains Ukrainiens avec les nazis. Il est important de comprendre la nature de cette
violence intime : comment d’anciens camarades de classe, des voisins, des amants, des partenaires en affaires sont-
ils devenus des bourreaux impitoyables ?

Certains en Occident reprennent ces accusations russes sur l’implication des Ukrainiens dans la Shoah, sur
le rôle de dirigeants nationalistes comme Bandera…

C’est une falsification historique de dire que tous les Ukrainiens ont été des collaborateurs des nazis. Six millions
d’Ukrainiens se sont battus au sein de l’Armée rouge. Des milliers d’entre eux ont appartenu à l’armée polonaise en
1939 contre les Allemands. Il n’est pas vrai de dire que l’Ukraine a été un pays de collaborateurs. C’est un récit
soviétique repris par le Kremlin.

Bien évidemment, nous avons eu des collaborateurs, mais nous nous sommes également battus contre les nazis. Et
nombreux en Ukraine sont ceux qui se sont sacrifiés pour lutter contre ces derniers.

En Ukraine, les historiens travaillent sur ces sujets sensibles sans aucune censure, sans tabou, contrairement à ce
qui se passe en Russie. Pour ce travail, nous sommes critiqués, on nous accuse de travailler au service du récit du
Kremlin, car personne n’aime parler d’un passé difficile. C’est un passé qui dérange, bien évidemment. On le voit
bien en Pologne ou en Hongrie, où ils ne veulent pas parler des collaborateurs, mais de ceux qui ont sauvé les juifs.
Mais ce n’est qu’un des aspects de l’histoire, elle est beaucoup plus complexe et douloureuse.

Et si nous voulons apprendre à nos enfants à faire les bons choix lorsqu’ils sont confrontés à des situations
difficiles, il nous faut leur montrer cette histoire, leur montrer l’importance de lutter contre les discriminations, les
préjugés, l’antisémitisme pour construire une société inclusive. C’est pour cela qu’il est important de montrer les
zones d’ombre de l’histoire. Et en Ukraine, nous en sommes conscients, contrairement à la Russie.

De quelle manière les Russes utilisent-ils les violences sexuelles comme une arme de guerre ?

Tout d’abord, nous avons de nombreux cas de viols collectifs. Avant l’invasion du 24 février, nous n’avions pas de
preuves de tels cas, il y avait des exemples de viols, de tortures sexuelles… Désormais, les viols collectifs se sont
multipliés, ils sont l’œuvre d’unités militaires, c’est une stratégie pour renforcer l’unité des soldats. Ensuite, et c’est
très douloureux, il y a des viols publics, qui sont perpétrés devant des membres de la famille, devant des êtres chers,
devant d’autres victimes. Ils ont lieu par exemple dans des refuges. Ces viols sont aussi ponctués par les meurtres
de ceux qui tentent de venir en aide aux victimes.

Peut-on dire que cela s’inscrit dans le discours sexiste et patriarcal de Vladimir Poutine, qui n’a pas hésité à
comparer la Russie à un homme et l’Ukraine à une femme qu’il s’agit de dominer ? 

Oui. Beaucoup de facteurs expliquent ce phénomène de viols massifs. Il ne s’agit pas seulement d’un manque de
discipline, d’une culture militaire propre à la Russie ou de motifs personnels des soldats, nous avons affaire à une
atmosphère générale en Russie à l’heure actuelle. Nous, les chercheuses féministes, savons que le niveau de
violences sexuelles est très lié à l’influence du patriarcat dans la société en général, au sexisme et à la misogynie. Si
en temps de paix vous considérez que les femmes ne sont pas équivalentes aux hommes, qu’elles ne sont jamais
aussi intelligentes, alors en temps de guerre vous les traiterez de manière très brutale. La guerre ne fait
qu’exacerber une tendance déjà présente.

C’est pourquoi l’une des raisons qui expliquent ces viols massifs est la culture du viol en Russie, encouragée par les
dirigeants. En Russie, les femmes ne sont pas protégées, elles souffrent de violences conjugales. Si les hommes
russes n’ont aucune pitié pour les femmes russes, comment pouvez-vous espérer qu’ils en manifestent à l’égard des
Ukrainiennes ? Elles sont déshumanisées par la propagande russe, dépeintes en complices de crimes, en nazies, etc.
C’est donc un problème plus important, qui va au-delà de certaines unités militaires ou de certains auteurs, auquel
la société russe doit faire face.
De quelle manière l’Ukraine traite ces violences sexuelles ?

Je veux souligner que des membres du régiment Tornado qui avaient commis des crimes sexuels ont été jugés en
2016 et condamnés à des peines de prison. Mais parfois, et cela a été critiqué par les féministes, le fait que les
accusés étaient des anciens militaires a été pris en considération par les autorités policières et judiciaires, ce qui
constituait une forme d’excuse. Dans certains cas, les auteurs de crimes sexuels n’ont pas reçu la punition sévère
qu’ils méritaient.

Une autre difficulté à l’heure actuelle est que le gouvernement ukrainien ne fait pas assez pour combattre les
violences sexuelles dans les rangs de l’armée. Car, malgré la présence de plus en plus de femmes, les violences
sexuelles et le harcèlement sont encore très présents. L’Ukraine pourrait s’inspirer des exemples de nombreux pays
occidentaux. Il reste encore beaucoup à faire, mais l’armée ukrainienne doit gérer son héritage post-soviétique et
ses pratiques violentes.

Contrairement à la Russie, la société ukrainienne débat de ces problèmes malgré le récit héroïque qui domine la
société. Par exemple, il existe une critique de la manière dont les soldates sont instrumentalisées le 8 mars, lors de
la journée internationale des droits des femmes, étant présentées de manière sexiste, et l’accent étant mis sur leur
beauté et non pas sur leur intelligence, leurs capacités ou leurs efforts. Et c’est important de pouvoir discuter de ces
sujets, car c’est l’occasion de mettre en avant nos valeurs, celles d’une démocratie.

Mais il est évident que la militarisation de la société provoquée par l’agression russe renforce un discours genré où
les hommes sont dépeints comme les défenseurs et combattants naturels, car ils ne peuvent pas quitter le pays, et
les femmes comme des victimes et celles qui s’occupent des enfants ou fuient à l’étranger. La masculinité est liée
au conflit et c’est très problématique, car cela éclipse la contribution des femmes militaires.

Nous avons l’un des plus grands pourcentages de femmes dans l’armée par rapport aux autres pays de l’Otan, plus
grand qu’en France par exemple. Cela renforce aussi ces stéréotypes de genre. Aujourd’hui, la priorité est de
survivre, mais, en même temps, nous tentons de maintenir ces débats, nous essayons d’ébranler les récits et
discours néfastes. C’est difficile, mais nous essayons. Nous avons tant à faire, mais nous avons une forte volonté de
le faire parce que c’est une grande chance, fondamentalement, de construire une Ukraine démocratique. C’est une
chance pour l’Ukraine.
François Bougon
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