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GUILLAUME HERBAUT / AGENCE VU' POUR « LE MONDE »

Aux origines de la
guerre en Ukraine, vingt
ans de propagande
russe dans le Donbass
Par Benoît Hopquin

Publié le 11 mars 2022 à 05h52 - Mis à jour le 11 mars 2022 à 20h03

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RÉCIT | Vladimir Poutine a mené une guerre des esprits dans


l’est de l’Ukraine qui a préparé celle des armes. Notre
journaliste s’est replongé dans ses carnets de reportage
pour raconter les prémices de l’invasion russe.

Les Russophones d’Ukraine, menacés de « génocide ». Un pays tout


entier, sous le joug du « nazisme ». A entendre le matraquage du
Kremlin, repris en boucle par les télévisions russes, justi ant
l’invasion de leur voisin, on se dit que la propagande moscovite a
décidément la légèreté d’un char T-90 ou d’un missile « Grad ».
Qui pourrait gober cette rhétorique absurde ?

Et puis, on se souvient qu’il y


a dix-huit ans, à l’occasion
Le direct du 11 mars :
d’un de nos reportages en
les dernières informations sur la guerre
Ukraine, un jeune habitant
en Ukraine
nous avait prévenus :
« Quand on vous dit sans
cesse que noir c’est blanc et
que blanc c’est noir, vous nissez par le croire. » En ce mois de
mars 2022, où l’armée russe est en train de martyriser un pays
démocratique en prétendant le sauver de la dictature, il nous
revient ces propos prémonitoires d’un Ukrainien qui savait bien
que le mensonge est un clou qui demande juste d’habiles coups
de marteau.

Nous sont aussi revenus en mémoire nos reportages dans l’est de


l’Ukraine, à Donetsk, dans le Donbass, là où, d’une certaine
manière, tout a commencé, là où Vladimir Poutine a fourbi sa
conquête territoriale de l’Ukraine à coups d’endoctrinement et de
colonisation des cerveaux. La région, devenue enclave séparatiste,
attend aujourd’hui de plébisciter son rattachement à la Russie,
comme l’a fait la Crimée en 2014. Alors qu’elle avait voté à 86 % en
faveur de l’indépendance de l’Ukraine, en 1991.

Pour en arriver là, les esprits ont été patiemment travaillés, la


parano savamment instillée, la haine de Kiev soigneusement
entretenue. Et aujourd’hui, il est évident pour une large partie de
la population de Donetsk que sa ville a échappé au génocide grâce
à Vladimir Poutine, que le Donbass a survécu au péril nazi grâce à
l’aide du voisin russe et que son avenir, sa survie, dépend
uniquement de Moscou. Noir, c’est blanc ; blanc, c’est noir : la
théorie orwellienne, dans une version chimiquement pure.
Comment en est-on arrivé à cette inversion des faits ? Comment le
Donbass est-il devenu le laboratoire de ce que le Kremlin veut
imposer au reste du pays ?

Une première contestation capitale


Décembre 2004. A Kiev, la « révolution orange », couleur choisie
par les Ukrainiens pro-occidentaux, entend mettre à bas les
derniers oripeaux du système communiste et tourner
dé nitivement le pays vers l’Europe. Le peuple est en marche.
En n, en marche, c’est une façon de parler. Concrètement, il fait
du surplace devant la Rada, le Parlement. Des dizaines de milliers
de partisans de Viktor Iouchtchenko piétinent jour et nuit devant
l’édi ce par un froid à pierre fendre, pour contester les résultats
o ciels du second tour de la présidentielle.

Les bureaux de l’état-major de Viktor Ianoukovitch, le candidat pro-russe candidat à la


présidentielle de 2004. JULIEN GOLDSTEIN POUR « LE MONDE »

Ils battent la semelle et se réchau ent en scandant comme un


leitmotiv les trois syllabes de leur pays « Ou- » « kraï- » « na », et les
trois syllabes du nom de leur favori : « Iouch- » « tchen- » « ko ». Ils
revendiquent la victoire de ce miraculé qui est ressorti le visage
grêlé d’une tentative d’empoisonnement par les services secrets
russes. Des bourrages d’urnes ont pourtant donné le premier
ministre et candidat prorusse, Viktor Ianoukovitch, vainqueur.

Le résultat sera bientôt invalidé et Viktor Iouchtchenko annoncé


vainqueur d’un nouveau second tour mais en attendant, sur la
place de l Indépendance (Maïdan) et sur l avenue Khreschatyk qui
y conduit, les contestataires venus de tout le pays ont planté des
tentes et se réchau ent autour de braseros. Ils évoquent leurs
rêves d’Europe.

Ils ne redoutent qu’une chose : une descente des mineurs venus


du Donbass, situé à 700 kilomètres et dix heures de route de la
capitale. Régulièrement, la rumeur les dit en chemin. On aurait
vu des bus les transportant. La crainte est palpable. Et peut
sembler fondée : depuis l’indépendance en 1991, leurs irruptions
violentes, pioches et barres de fer à la main, pour revendiquer une
hausse de salaires ou un changement de régime, rythment la vie
politique du pays.

Ces mineurs à l’avant-garde


du prolétariat ont toujours
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été choyés par le régime
Conflit en Ukraine : Vladimir
communiste, magni és par
Poutine, chef de guerre solitaire
la propagande, à l’image de
Stakhanov, décédé en 1977,
héros du productivisme
plani é. Mais leurs grèves courageuses, à partir de 1989, ont
précipité la chute de Gorbatchev et hâté la désintégration de
l’Union soviétique. C’est dire s’ils ont été admirés à Kiev, ces
travailleurs, avant d’être craints et désormais honnis. La jeunesse
intellectuelle et pro-occidentale, qu’elle parle ukrainien ou russe
(souvent les deux), a che désormais à leur égard un dédain
certain. Elle ne les considère plus que comme une survivance du
passé, un frein au développement démocratique du pays.

Les mines noires des galeries de Zasiadko


Finalement, cette fois, les mineurs du Donbass ne sont pas venus
à Kiev. Alors, on est allé à eux. On a pris un train de nuit jusqu’à

Donetsk, wagon brinquebalant et surchau é, vieille dame


acariâtre, en uniforme élimé de la compagnie de chemin de fer,
servant aux passagers un thé noir et sucré, tiré d’un antique
samovar. Après quatorze heures de voyage, l’omnibus est arrivé
dans le Donbass. On a trouvé à l’Alliance française non pas une
mais trois interprètes, ravies de pratiquer leur langue
d’apprentissage avec un natif de France. Ils étaient si rares à
s’aventurer ici, expliquaient ces francophiles.

Comment décrire le Donetsk de ce début de XXIe siècle ? Un


croupion de centre-ville ultramoderne, avec boutiques de luxe et
restaurants ns. Des jeunes femmes outrageusement maquillées,
sortant en fourrure de Hummer anthracites, aux vitres teintées,
conduits par des mastards antipathiques à l’inamovible manteau
de cuir noir.
Les mineurs de Donetsk (Donbass), en décembre 2004. JULIEN GOLDSTEIN POUR « LE
MONDE »

A quelques kilomètres seulement, le temps d’une demi-douzaine


de stations dans un bus bondé crachant d’indigestes bolées de gaz
carbonique, vous plongiez au cœur de l’Union soviétique. Décor
de mines interminables et d’usines sidérurgique géantes,
chevalets et cheminées posés à perte de vue sur l’horizon, au
milieu d’immeubles délabrés, suant la misère. Un héritage
fossilisé d’un temps où la ville, après bien d’autres noms dans
l’histoire, s’appelait Stalino, en hommage, bien sûr, au dictateur.

Noire la lourde terre d’Ukraine, noire la fumée des usines, noire la


neige souillée des trottoirs. Noires, surtout, les gueules des
mineurs et des métallurgistes. Les voilà donc, ces durs à cuire qui
faisaient trembler Kiev. On se plante à l’heure de la relève des
équipes devant la mine Zasiadko, une des plus grandes du bassin
houiller et une des plus dangereuses au monde. Elle comptabilise
alors quatre à cinq morts par million de tonnes de charbon
extrait.

Dans les galeries de Zasiadko,


le gaz est partout. Mais la
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silicose, les arrêts cardiaques
Guerre en Ukraine : le Donbass,
et les e ondrements tuent
levier stratégique de Vladimir Poutine
aussi sûrement que le grisou.
Les mineurs entrent et
sortent, se saluent, discutent.

A Donetsk, ils se reconnaissent entre mille au trait noir qui leur


cerne les yeux, poussière de charbon qui résiste à tous les
récurages. Ceux qui remontent du fond acceptent de parler de
leur vie. On leur demande leur âge. Ils ont 30 ou 40 ans. On leur
donne dix à vingt ans de plus.

Déclassement et désenchantement
Ils se racontent, d’une voix fataliste, et en russe, ces prolétaires
hier révérés, aujourd’hui délaissés. Le danger permanent, le
travail éreintant pour l’équivalent de 150 euros par mois. Les
syndicats maison dont le seul rôle, comme au bon vieux temps du
communisme, est de fournir une fois par an un billet de train
pour une station balnéaire du bord de la mer Noire. Ces mineurs,
dont le nombre a été divisé par trois depuis le début des années
1980, se savent des anachronismes, une anomalie pour les
Ukrainiens qui se rêvent en nation moderne.

Ils rendent, et au centuple, leur mépris aux gens de Kiev. Des


fainéants qui vivent aux crochets des travailleurs du Donbass. Ils
ont le temps et le droit de rêver, là-bas. Ici, on bosse. Le premier
ministre, Viktor Ianoukovitch, a leurs su rages. Cet ancien
apparatchik communiste a le mérite d’être du coin. Il a été
gouverneur de Donetsk avant de faire carrière dans la capitale. Il
sait surtout entretenir le ressentiment et la nostalgie de cette
aristocratie fanée de la classe ouvrière.

Monument à la gloire des héros de la seconde guerre mondiale qui ont libéré la région de
Donetsk (Donbass), en décembre 2004. JULIEN GOLDSTEIN POUR « LE MONDE »

Si la population du Donbass a voté massivement pour


l’indépendance en 1991, treize ans plus tard, c’est le
désenchantement, le déclassement, la n de l’espoir en des jours
meilleurs et en des payes en n décentes. Bien au contraire, tout a
été de mal en pis. La situation des ouvriers n’a cessé de se
dégrader, racontent les témoins de Zasiadko, au point qu’ils
n’étaient parfois plus payés qu’en bons alimentaires.

En 1998 déjà, on avait assisté à Kiev à ce marasme économique.


Des vieilles femmes vendant dans un marché de la misère leurs
maigres avoirs, faute de percevoir encore leur retraite. Une
ancienne danseuse du Bolchoï, veuve d’un héros de la seconde
guerre mondiale, obligée de vendre des tickets dans une cahute à
l’entrée du stade de foot pour survivre. Les médailles militaires de
l’URSS qui se vendaient au poids du métal… Et tant d’autres
scènes poignantes, presque inimaginables.

La main basse des oligarques


Dans le Donbass comme dans le reste de l’Ukraine, la faute en
incombait largement aux oligarques de la région qui, au moment
de la désintégration de l’URSS, avaient accaparé les usines pour
une bouchée de pain. Au premier rang, Rinat Akhmetov, un ls de
mineur de Donetsk devenu l’homme le plus riche d’Ukraine. Il y
avait aussi Ioukhym Zviahilsky, propriétaire de la mine Zasiadko
et… ancien premier ministre du nouvel Etat indépendant.

Eux et quelques autres, repus après s’être tant gavés, avaient


accepté de redonner un peu de ce qu’ils avaient spolié. Les cours
du charbon et de l’acier ayant remonté, les salaires avaient été de
nouveau versés et – un peu – augmentés. On ne crevait plus la
bouche ouverte. C’était déjà ça. Rinat Akhmetov entretenait aussi
la erté locale en distribuant des places presque gratuites au
stade pour aller encourager le club de foot local, le réputé
Chakhtar (« mineur », en slave) Donetsk, le seul qui faisait la nique
au Dynamo Kiev en championnat.
Les supporters du Chakhtar Donetsk dans le stade olympique offert à la ville par l’oligarque
local Rinat Akhmetov, en 2004. JULIEN GOLDSTEIN POUR « LE MONDE »

Les mineurs de Zasiadko n’étaient pas totalement dupes de leur


générosité, à ces exploiteurs, mais votaient malgré tout pour eux
et pour le Parti des régions, celui de Viktor Ianoukovitch, qui
arborait la couleur bleue. On le faisait sans illusion. Mettons que,
ma a pour ma a, ces accapareurs, on les détestait moins que les
autres, les oligarques et les politiciens de Kiev qui vivaient là-bas
aux crochets des travailleurs du Donbass.

Alors, en 2004, sur la place Lénine, au pied de la statue du chef


bolchevique, au bout de l’avenue Pouchkine, les manifestants
« bleus » vantaient comme une leçon bien apprise le bilan du
premier ministre Ianoukovitch. Comme Vladimir Poutine l’avait
fait de l’autre côté de la frontière, on savait gré au gamin du pays
d’avoir repayé les salaires, si misérables fussent-ils. Les
babouchkas le louaient aussi d’avoir reversé les retraites, même
dérisoires, elles qui avaient perdu leurs maris, morts
prématurément au fond de la mine ou partis trop tôt à cause de
leurs poumons.

Loin de la « révolution orange »


Les habitants de Donetsk racontaient ainsi volontiers leur
histoire, tissée de labeur entrecoupé de guerres. Quand ils
remontaient leur arbre généalogique, il ne fallait guère aller loin
pour trouver des ascendances de l’autre côté de la frontière. La
russi cation avait été intense dans la région, à l’époque de l’Union
soviétique. Le Kremlin se mé ant déjà des velléités
indépendantistes de l’Ukraine n’avait de cesse de déplacer ici des
ouvriers russes, attirés par la promesse de meilleurs salaires et
conditions de vie.

Mais un article du Monde de


1959 a rmait que 68 % de la
Lire la chronique :
population se revendiquait
« C’est un assaut permanent qu’a
encore d’origine
engagé Vladimir Poutine depuis des
ukrainienne. Malgré leur années contre l’Ukraine »
dé ance envers les sangsues
de Kiev, la plupart se
sentaient d’ailleurs, en 2004,
malgré tout Ukrainiens. Ils étaient simplement reliés
a ectivement, culturellement et familialement au pays voisin. La
Russie était juste là, à quelques kilomètres. L’Union européenne,
elle, paraissait au bout du monde.

La couleur orange qui trônait en 2004 à Kiev était proscrite des


rues de Donetsk. Les pro-occidentaux, il fallait les chercher en
secret, prendre rendez-vous avec mille précautions. Ils vivaient
dans la peur de voir débouler les si peu démocrates conducteurs
de Hummer, dont on savait les manières expéditives. Un seul
syndicat des houillères avait pris position pour la « révolution
orange ». Mais les mineurs avaient aussitôt rendu leur carte de ce
syndicat, sans qu’on sache s’ils l’avaient fait sous la pression ou
non. Sa responsable était l’objet de menaces et un délégué avait
été salement passé à tabac.

Le siège de l’administration régionale à Donetsk, dans le Donbass. JULIEN GOLDSTEIN POUR


« LE MONDE »

Un militant « orange » nous a nalement rejoints dans un café.


Maxime portait un sac où était imprimé un Mickey. A l’intérieur,
il transportait une kalachnikov. Il ne comptait plus les
intimidations. Il ne dormait jamais deux nuits au même endroit.
Le regard aux aguets, il enrageait de voir ses compatriotes avec
leur mode de pensée gé au XX e siècle et il les excusait en même
temps. Il les disait prisonniers d’un passé revisité et mythi é par
la propagande locale et les télévisions russophones.

Regards vers la Russie


Dix ans plus tard, en 2014, on est revenu à Donetsk. Kiev se
soulevait à nouveau. La population de la capitale avait investi la
place Maïdan. Après avoir été battu par Iouchtchenko n 2004,
Viktor Ianoukovitch était revenu aux a aires, avec l’appui massif
du Donbass mais aussi à la faveur des divisions du camp pro-
occidental. Il était redevenu premier ministre en 2006, puis
président en 2010. Sous la pression de Vladimir Poutine, il avait
nalement rompu le processus de rapprochement avec l’Union
européenne et les pourparlers avec l’OTAN. L’Ukraine tournait le
dos à l’Europe et regardait vers la Russie. Cette volte-face avait
entraîné des manifestations qui contraignirent le président à
s’enfuir de la capitale en février 2014 et à se réfugier de l’autre
côté de la frontière.

On retourne à Donetsk début


mars, cette fois en avion, -
Lire aussi
atterrissant dans un aéroport
Crise ukrainienne : « La conception
international ambant neuf
européenne est que la guerre est
et surdimensionné. Toute la toujours un choix perdant, ce n’est pas
ville semble avoir embelli. Le le cas pour le Kremlin »
centre-ville s’est étendu. Les
immeubles y sont
fraîchement ravalés. Des boutiques franchisées, des magasins
d’électronique et des cafés branchés ont euri. Mais la modernité
n’a pas gagné la mine Zasiadko. On la retrouve dans son jus
soviétique. Tout comme le complexe sidérurgique DMZ,
ensevelissant son incommensurable enchevêtrement de
bâtiments et tous les immeubles voisins sous la suie de ses
cheminées.

A l’entrée de Zasiadko comme à celle de DMZ, les mineurs et les


métallos racontent que, pour eux, rien n’a vraiment changé. Les
ns de mois sont toujours aussi di ciles. La mort rôde toujours
dans les puits et autour des hauts-fourneaux. En 2007, un coup de
grisou a encore tué près de cent mineurs à Zasiadko. Les yeux sont
toujours cernés du même trait de charbon mais les visages sont
encore un peu plus durs quand on évoque Kiev. La capitale les a
bien laissés tomber, maugréent-ils. Même Viktor Ianoukovitch ne
trouve plus grâce à leurs yeux. « Il n’a rien fait pour nous », assure
un mineur.

A Donetsk, en mai 2014, au pied du monument des libérateurs du Donbass, durant la


cérémonie célébrant la victoire sur l’Allemagne nazie. GUILLAUME HERBAUT / AGENCE VU'
POUR « LE MONDE »

On tempête contre les élites corrompues de Kiev. On ne fait plus


con ance aux médias ukrainiens. Les ouvriers sont désormais
branchés sur le robinet de propagande des chaînes russes qui les
victimisent à l’envi. Comme au temps des plus belles années de
l’URSS, nos interlocuteurs dénoncent les « fascistes » et les
« hooligans » de Kiev, reprenant l’antienne des médias de Moscou.
Ils sont persuadés qu’on vit beaucoup mieux en Russie qu’en
Ukraine. Se sent-il russe ou ukrainien, demande-t-on à un métallo
de DMZ ? « Je ne fais pas de politique », répond-il en s’éclipsant.

Prise de pouvoir
Lors de l’Euro de football en 2012, la Donbass Arena, le nouveau et
magni que stade o ert par l’oligarque ukrainien Rinat Akhmetov
au Chakhtar Donetsk, avait accueilli un match entre l’Ukraine et
la France. Dans les tribunes, les supporteurs étaient pavoisés aux
couleurs jaune et bleu du pays d’accueil. L’hymne national avait
été entonné à pleins poumons, même si, l’ambiance éteinte par
les buts français, une poignée de supporteurs s’était mise à
scander « Russia » dans le stade. Deux ans après, ce vent
d’unanimité est un lointain souvenir, presque un mirage. Les
manifestations de Maïdan en 2014 ont été ressenties à Donetsk
comme un coup d’Etat. Un sentiment ampli é par la machine de
propagande russe.

En Crimée, les pro-Moscou viennent d’investir le Parlement local,


prélude à l’annexion de la péninsule. A Donetsk, ils font de même.
Quand on arrive sur place, le drapeau russe otte sur l’énorme
bâtiment de l’administration régionale, avenue Arkema. Une
petite foule est là, qui soutient ce coup de force. Des gens de tous
âges et de toutes conditions n’en nissent pas de conspuer les
« bandits » de Kiev. On en ré ère à l’histoire, revisitée, à la guerre,
réinterprétée, pour appeler à la résistance contre ceux qui sont
traités tout à la fois d’« anarchistes » et de « fascistes ».

Les manifestants arborent sur leur poitrine ou en guise de


brassard, non plus le bleu du Parti des régions de Ianoukovitch,
désormais démonétisé, mais les couleurs orange et noir de l’ordre
de Saint-Georges, une distinction militaire russe. L’intention
belliqueuse est a chée. Un ancien soldat de la Légion étrangère,
heureux de nous servir de guide et de pratiquer un français
même approximatif, nous fait entrer dans ces lieux dont les
portes sont solidement tenues par des militants dépareillés. Dans
les couloirs, au milieu d’un grand foutoir, quelques berkout,
l’équivalent des CRS, sont assis sur les marches, bien passifs et
désœuvrés. Quelque trois cents militants prorusses occupent les
bureaux.

A l’intérieur de la salle du
Parlement régional, les seuls
Lire aussi
journalistes sont russes. Armes biologiques, bombe
nucléaire… Comment la Russie justifie
Leurs caméras lment avec
son « opération militaire spéciale » en
complaisance les militants Ukraine
assis sur les fauteuils rouges
qui scandent « Ru- » « ssia »,
tandis que les orateurs se
succèdent à la tribune et expriment leur indéfectible
attachement à la puissante voisine. Leur chef s’appelle Pavel
Gubarev. C’est un informaticien venu de nulle part, à la tête d’une
tout aussi obscure « milice populaire du Donbass ». Il
s’autoproclame gouverneur et demande un référendum sur
l’avenir de la région. Son adjoint, Denis Pouchiline, a obtenu
moins de 1 % des voix aux élections législatives, l’année
précédente.

Vexations et espérances
Mais cette agitation ne dépasse pas quelques rues autour du
bâtiment. Au-delà, il règne un calme étrange. Les gens vaquent à
leurs occupations, comme si tout cela ne les concernait pas. Au
même moment, l’université de Donetsk, un des plus vieux et des
plus brillants bastions de la culture slave, reçoit Sviatoslav
Vakartchouk. Leader d’Okean Elzy, groupe de rock adulé dans
Va a tc ou . eade d O ea y, g oupe de oc adu é da s
toute l’Ukraine, le chanteur a été élu député pro-occidental avant
de démissionner, écœuré par les concussions et magouilles de la
vie politique à Kiev.

Dans le grand amphithéâtre, lui, l’homme de Lviv, près de la


frontière polonaise, parle d’avenir et de démocratie devant un
millier de jeunes. « Depuis vingt-trois ans que l’Ukraine est
indépendante, les gens veulent toujours la même chose : une vie
normale. Mais ils se font voler cette espérance si simple », résume-t-
il. L’assistance entonne à la n l’hymne national ukrainien. Les
étudiants avec qui nous discutons ont les yeux tournés vers Kiev
et plus loin vers l’Europe. Mais ils s’inquiètent aussi de la
perspective d’un possible abandon de la langue russe comme
seconde langue o cielle, au pro t unique de l’ukrainien. Ils
vivent cela comme une vexation et un handicap certain. Le projet
de loi sera retiré mais trop tard : le mal est fait et la propagande
peut dénoncer la tentative d’éradiquer le russe en Ukraine.

Des membres du service d’ordre prorusse contrôlent l’entrée de l’administration régionale


qu’ils occupent illégalement, en 2004. GUILLAUME HERBAUT / AGENCE VU' POUR « LE MONDE »

A Donetsk, avenue Pouchkine et place Lénine, les partisans de


l’Ukraine se réunissent pourtant, soir après soir, sous les couleurs
nationales. Une contre-manifestation ne tarde pas à s’installer en
face du Parlement régional, brandissant le drapeau russe. Des
nervis font monter la tension, injurient et bousculent les
manifestants pro-ukrainiens, les bombardent pour l’heure à
coups d’œufs, de farine, puis à coups de poing. Impossible de poser
des questions à ces agitateurs que la rumeur dit venir de Russie.
Le courage des manifestants face à ces gros bras est admirable.
Mais leur intervention musclée sonne le glas des manifestations
paci ques. Le lendemain, une jeune Ukrainienne à l’âme
d’héroïne venue devant le Parlement drapée dans les couleurs
bleu et jaune est violemment prise à partie.

La chape de plomb
S’il a réussi en Crimée, le coup de force semble pourtant avoir
échoué à Donetsk, comme il a failli à Kharkiv, Dnipropetrovsk,
Odessa ou Marioupol. Le Parlement de la rue Arkema est repris
par les loyalistes. Le drapeau ukrainien se remet à otter à sa
cime. Pavel Gubarev est arrêté et emprisonné pour sédition. Mais,
sur une estrade installée à l’extérieur du Parlement, les orateurs -
prorusses demandent, cette fois ouvertement, le soutien militaire
de Vladimir Poutine. Ils font signer des pétitions en ce sens.

Le Kremlin ne va cesser de sou er sur les braises. Le 7 avril 2014,


la situation se retourne. Les prorusses reprennent le Parlement
puis le contrôle de toute la région. Un référendum
d’autodétermination, non reconnu par la communauté
internationale, décide début mai de l’indépendance de la région.
Kiev refuse et tente de reprendre militairement la main. Le
Kremlin arme les séparatistes, déjà au nom de la lutte contre les
nazis et génocidaires de Kiev. Débute la guerre du Donbass,
nouvelle étape voulue par Vladimir Poutine pour déstabiliser
l’Ukraine. Pendant que l’Europe ferme les yeux, elle fera 13 000
morts et d’immenses destructions.

Une chape de plomb s’abat


sur le Donbass. La
Lire le reportage :
propagande du Kremlin a
« Cela fait huit ans que la guerre est
gagné la guerre des esprits
notre quotidien » : dans le village
avant d’entamer celle des ukrainien de Pavlopil, près de la ligne de
armes. Aucune voix front de Donetsk
dissidente n’y est plus
autorisée. Les conditions de
vie ne se sont pas améliorées pour les mineurs et les métallos,
mais qui oserait encore se plaindre ? Pour la jeune génération de
Donetsk, 2014 a sonné comme la n des illusions d’une vie
normale, telle que l’appelait de ses vœux le chanteur Sviatoslav
Vakartchouk. Beaucoup de ceux que nous avions rencontrés ont
depuis quitté la région. Ils se sont réfugiés à Kiev ou ont émigré en
Europe.

La « république populaire de Donetsk », sous tutelle et perfusion


russe, s’est vidée d’une partie de sa population, notamment jeune
et éduquée. Elle n’a pas tardé à être moquée comme une maison

de retraite de l’URSS. Mais les Ukrainiens ont sans doute eu tort


de se gausser. Le désormais président Denis Pouchiline, qui hier
ne représentait que lui-même, était aux côtés de Poutine quand
celui-ci a signé la reconnaissance de la « république de Donetsk »,
le 21 février 2022. Et désormais, plus que jamais persuadés d’être
l’objet d’un génocide et de lutter contre le nazisme de Kiev, les
séparatistes participent activement, aux côtés des troupes russes,
à la conquête du reste de l’Ukraine.

Benoît Hopquin

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