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Articole de Ada Shalaen in Mabatim.info.

Noaptea poetilor asasinati -- p.1


Ehrenburg -- p. 8
Babel -- p. 17
Pasternak -- p.23
Mandelstam-- p 31

URSS, 12 Août 1952 : « la nuit des poètes assassinés »

Nuit des poètes assassinés.jpgStaline et les Juifs : du Comité Antifasciste Juif à l’affaire « des
blouses blanches »

Par Ada Shlaen*12/08/2018

Officiellement la 2e guerre mondiale débuta le 1 septembre 1939 par l’attaque de la Pologne.


Mais les citoyens soviétiques ont encore vécu près de deux ans dans l’état d’une paix précaire,
suite au pacte de non-agression germano-soviétique, signé le 23 août 1939 par les ministres des
Affaires Étrangères, Viatcheslav Molotov et Joachim von Ribbentrop. Le plan Barbarossa, c’est-
à-dire l’invasion de l’Union Soviétique par le Reich débuta le 22 juin 1941. Les premiers mois
de la guerre furent catastrophiques pour l’armée soviétique. Dès les premiers jours, les pertes
sont immenses : près de 2000 avions cloués au sol ou abattus au soir du 22 juin ! De juin à
décembre 1941, l’Union soviétique perdra 5,5 millions de soldats, dont 4 millions de prisonniers
et 1,5 millions de morts. Dans cette situation, Staline adopte une nouvelle ligne politique pour
créer un grand élan patriotique. Les lieux de culte fermés dans les années 1930 seront rouverts en
partie, le clergé ressort des « catacombes », les écrivains muselés sont de nouveau imprimés (au
compte-gouttes, il est vrai !), on remet à l’honneur les maréchaux de l’Empire russe comme
Koutouzov, le vainqueur de Napoléon.

Comité Antifasciste Juif


La création du Comité Antifasciste Juif s’inscrit aussi dans le cadre de cette nouvelle doctrine
plus ouverte sur le monde

Pour comprendre l’importance de ce Comité qui va devenir une institution légendaire, il faut
revenir à la première année de la guerre, lorsque l’Armée rouge subissait des revers sur tous les
fronts. Même Moscou était menacée et le gouvernement soviétique se replia sur Kouïbychev[1].
Dans la ville il y avait aussi les missions étrangères, notamment polonaise, créée depuis l’accord
signé à Londres le 21 juillet 1941 entre le général Wladyslaw Sikorski[2] et l’ambassadeur Ivan
Maïski[3] qui prévoyait la libération massive des Polonais, retenus dans des camps de
concentration et en relégation en Sibérie et en Asie Centrale. Il s’agissait de citoyens polonais,
dont de nombreux Juifs, qui habitaient avant la guerre à Lwȯw ou dans sa région et qui avaient
été arrêtés par milliers entre septembre 1939 et juin 1941.
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Parmi eux figuraient Viktor Alter[4] et Henryk Ehrlich[5], respectivement dirigeants de la


section polonaise de l’Internationale socialiste et du Bund, le Parti ouvrier juif. Les deux
hommes avaient rédigé un rapport à l’intention de Staline qui avait été remis à Beria.[6] Ils
proposaient de créer un Comité international juif antifasciste afin de mobiliser en faveur de
l’Union Soviétique des millions de Juifs, surtout aux États-Unis, en Grande Bretagne, en
Amérique du Sud, en Afrique du Sud et en Australie. Ce rapport fut accueilli avec beaucoup
d’intérêt par des responsables soviétiques. Pourtant Viktor Alter et Henryk Ehrlich seront arrêtés
par le NKVD, juste avant leur départ pour Londres, siège du gouvernement polonais en exil.
Personne ne revit jamais les deux hommes qui furent accusés d’espionnage et exécutés dans des
conditions demeurées mystérieuses. À ce jour, on ignore même la date exacte de leur mort et leur
tombe n’a jamais été retrouvée.

Récupération des autorités soviétiques


Pourtant leur projet fut rapidement repris par les autorités soviétiques, mais avec un objectif
quelque peu différent. Au lieu d’un comité international, on créa le Comité antifasciste juif de
l’Union Soviétique. C’est ainsi que, le 24 août 1941, de nombreuses personnalités juives
participèrent à un meeting retransmis par la Radio Moscou, afin de proclamer officiellement la
naissance du Comité. Un appel aux Juifs du monde entier fut alors lu en yiddish qui débutait
ainsi : « Brider und shvester, jidn fun der gantzen welt… » [Frères et sœurs, Juifs du monde
entier…]. Étaient présents les représentants les plus remarquables de l’élite culturelle juive : des
écrivains, (David Bergelson[7], Peretz Markish[8], Itzik Fefer[9]), Solomon Mikhoels, le
directeur du Théâtre Juif d’État, le violoniste David Oïstrakh[10], le physicien Piotr Kapitsa[11],
le metteur en scène Sergueï Eisenstein[12], le professeur de biologie Lina Stern[13]– la seule
femme -, membre de l’Académie des sciences et beaucoup d’autres encore. Solomon Mikhoels
fut élu président de ce Comité et lança sur-le-champ un appel vibrant aux Juifs du monde entier.

Un court discours de l’écrivain Ilya Ehrenbourg[14] impressionna les présents :

« Je suis un écrivain russe, mais les nazis m’ont rappelé quelque chose : Hannah, le prénom de
ma mère. Je suis juif et je le dis avec fierté. Le nazisme nous hait plus que tous les autres et ceci
nous honore. »

Dès le juin 1942 le CAJ avait créé un journal en yiddish. « Eynikeyt » (Unité). Dans son éditorial
du premier numéro, le président du comité demandait aux Juifs du monde entier de faire des
dons afin de réunir une somme d’argent suffisante pour fabriquer mille chars et cinq cents
bombardiers. Les dirigeants soviétiques ne pouvaient évidemment qu’être d’accord avec une
telle démarche !

Mais peu à peu la faille apparut : les hommes au pouvoir voyaient dans le Comité une agence de
propagande soviétique en direction de l’Occident, tandis que le Comité se considérait, par le
biais de son journal, comme le porte-parole des Juifs d’Union Soviétique. Pendant les années de
guerre, les Juifs d’Union Soviétique suivaient attentivement les activités du Comité Antifasciste
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Juif un organisme qui, entre 1942 et 1945, les représentait tant à l’intérieur du pays qu’auprès des
pays alliés.

Ehrenbourg livre noirIl publia des livres, des brochures, des témoignages. En effet, pendant de
longs mois, Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman[15] avaient collecté des récits des rescapés des
ghettos et des camps de concentration nazis pour les faire paraître dans un « Livre noir[16] ».
Mais cette publication sera interdite et verra le jour bien des années après la mort des deux
écrivains, lorsque l’Union Soviétique implosa.

Reconnaissance internationale
Le Comité jouissait d’une reconnaissance internationale après le voyage de sept mois de
Solomon Mikhoels et d’Itzik Fefer aux États-Unis, au Mexique, au Canada et en Angleterre.
Pendant leur périple, quarante-cinq millions de dollars furent collectés pour l’Armée rouge, une
somme énorme, si on considère qu’elle était uniquement constituée de dons privés.

Dans le même temps, les membres du Comité étaient tels des équilibristes sur un fil,
continuellement suspectés de déviationnisme nationaliste, un reproche grave en Union
Soviétique. Une fois la guerre achevée, l’existence du Comité s’avère assez rapidement menacée.
Ses membres étaient soumis à une surveillance constante et à des critiques très virulentes de la
part des dirigeants. Leurs appels vers les Juifs, exprimés de surcroît en yiddish, étaient
stigmatisés comme preuve de l’esprit cosmopolite et nationaliste, incompatible avec le régime
soviétique. Ils devront le payer de leur vie quelques années plus tard.

Henryk Erlich
Après le départ des Allemands
En 1944 les troupes allemandes sont chassées du territoire de l’Union Soviétiques et les Juifs qui
avaient pu être évacués pendant la guerre, peuvent revenir chez eux. Ils constatèrent alors
l’immensité des pertes. Dans la vie quotidienne ils rencontrèrent alors moult problèmes et se
tournaient souvent vers le Comité, en réclamant de l’aide. Après l’éclatement de l’Union
Soviétique en 1991, on retrouva dans les archives du CAJ, confisqués par le KGB, une lettre de
Mikhoels, adressée à Viatcheslav Molotov[17] dans laquelle il évoque ce problème :

« Chaque jour qui passe, nous recevons, en provenance des régions libérées, des informations
inquiétantes sur la situation morale et matérielle, extrêmement pénible des Juifs qui ont échappé
à l’extermination physique. Dans de nombreuses régions (Berditchev, Moguilev, Podolsk,
Jmerinka, Vinnitsa, Proskourov etc.) beaucoup de rescapés continuent de vivre sur les territoires
d’anciens ghettos. On ne leur rend pas leurs habitations. Des partisans d’Hitler, restés sur place,
qui ont participé aux meurtres et pillages contre la population juive, craignent le retour de
témoins vivants de leurs crimes, et font tout pour pérenniser la présente situation et pousser les
survivants au départ. »

Or les persécutions des Juifs s’aggravèrent après la victoire et surtout à partir de la fin 1947. La
première victime fut le président de CAJ Solomon Mikhoels, assassiné à Minsk, le 13 janvier
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1948. Cette mort, maquillée en accident de circulation, sera le prélude à une immense vague
antisémite qui va recouvrir le pays entier.

Viktor Alter
À l’époque, mes parents habitaient au Birobidjan, dans la Région Autonome Juive. Aussi bien
chez nous que dans les autres régions de l’URSS, les gens, probablement, ne pouvaient pas
prévoir toutes les suites tragiques de l’assassinat de Mikhoels. Mais déjà toute petite, je me
souviens que ce sujet fut souvent évoqué à mi-voix. Dans les années 1948-1953, ce nom était
comme un thermomètre pour apprécier la situation des Juifs en Union Soviétique. Bien avant la
guerre, en 1936, Mikhoels avait joué dans un épisode du film d’Aleksandrov « Le cirque ». Il y
chantait une berceuse en yiddish. Ce film, très populaire, était régulièrement projeté, toujours
avec le même succès, car il était exceptionnel d’entendre le « mame loshn » dans un film
soviétique. Cette séquence fut coupée après la mort de l’artiste ; alors les spectateurs juifs
comprirent que leur situation était devenue vraiment critique.

Arrestation des intellectuels juifs


La répression, commencée en janvier 1948, continuait, en s’accentuant de plus en plus. Quelques
mois après, pratiquement tous les membres du Comité furent arrêtés et accusés de haute trahison
et d’espionnage. Ensuite débuta une énorme vague d’arrestations parmi les intellectuels juifs. Il
est intéressant d’ajouter un autre détail : cette persécution eut lieu juste après la création de l’État
d’Israël. Or l’Union Soviétique a voté pour l’apparition de cet État sur la carte du monde. En
septembre 1948 le premier ambassadeur d’Israël en Union Soviétique présenta ses lettres de
créances. C’était Golda Meyerson, qui bientôt changera son nom en Golda Meir. Quand elle vint
à la grande synagogue de Moscou pour la fête de Rosh Hashana, elle fut accueillie par des
milliers de personnes. (Les témoins avancent le chiffre de 40000). Au Kremlin, pendant une
réception officielle, elle bavarda très amicalement en yiddish avec la femme de Molotov, Paulina
Jemtchoujina, proche de plusieurs membres du CAJ. Dans ses mémoires Golda Meir a même cité
une phrase de Jemtchoujina : « Je suis la fille du peuple juif ». Quelques semaines plus tard elle
sera arrêtée pour les mêmes raisons que les artistes et les intellectuels du Comité Antifasciste
Juif.

La nuit des poètes assassinés


Les membres emprisonnés du CAJ furent jugés du 8 mai au 18 juillet 1952. Treize accusés furent
condamnés à mort et exécutés secrètement le 12 août 1952. Cette nuit sera appelée « La nuit des
poètes assassinés »[18]. Mais la persécution de l’élite juive ne s’arrêta pas là, puisque pendant
cette période, de très nombreux écrivains, acteurs, musiciens, sculpteurs, scientifiques furent
emprisonnés ou fusillés. Le monde intellectuel juif fut complètement décapité. Comment se
relever d’un tel désastre ?

Chez nous au Birobidjan, à voix basse, on évoquait les personnalités juives arrêtées et exécutées
à Moscou. On pleurait l’acteur Veniamine Zouskine[19], car il avait joué dans le film « Les
chercheurs du bonheur » consacré au Birobidjan., Il a été arrêté en 1948 et fusillé aussi le 12 août
1952, après une détention de quatre ans pendant lesquels il fut impitoyablement torturé.
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Peretz-Markish
Dans la Région autonome juive (RAJ) les persécutions furent tout aussi nombreuses. On avait
arrêté les cadres du parti et les écrivains, les journalistes, le directeur du musée municipal. Ils
étaient accusés d’espionnage en faveur des États-Unis et du Japon, on parlait même d’une
tentative de rattacher le territoire de la RAJ au Japon ! On condamnait pour des faits qui
quelques mois auparavant étaient autorisés, voire souhaités. Les actions éducatives pour
développer l’enseignement juif étaient dénoncées comme un exemple d’esprit nationaliste. La
mise en valeur de quelques objets juifs du musée était considérée comme une preuve d’esprit
bourgeois, cosmopolite et antisoviétique. Les timides tentatives pour développer la publication
des livres en yiddish, élargir le tirage du journal local « Birobidjaner Shtern », ou implanter des
cours de yiddish, devinrent des crimes contre l’État soviétique. Dans la ville et dans la région, les
écoles et les cours furent fermés, le théâtre aussi, (il deviendra le Palais des Pionniers où, toute
petite, j’allais dans la section musicale), des livres yiddish de la bibliothèque municipale furent
expurgés. Les œuvres des auteurs arrêtés et fusillés en 1952, même des éditions anciennes, furent
passées au pilon. La majorité des livres furent brûlés. Sur 37000 livres, il n’en resta que 4000 !
Le personnel en sauva un certain nombre, les déposant à la remise ou les « déguisant » par des
couvertures anodines. Dans la bibliothèque qui portait le nom de Sholem Alekheïm, ses livres
dans des éditions originales furent considérés comme des preuves des actions subversives envers
l’État !

Tragédie acte 2 : les « blouses blanches »


Cette tragédie du 12 août 1952 ne sera que le premier acte, le second aura lieu un peu plus tard.

Après la vague d’arrestations des années 1948 et 1949, après le massacre du 12 août 1952, on
pouvait espérer que les persécutions allaient s’arrêter. Mais l’horreur continuait. Ainsi une très
mauvaise nouvelle parvint à tous les habitants de l’URSS le 13 janvier 1953, quand à la radio on
procéda à la lecture d’un article qui venait de paraître, dans la Pravda sous le titre « Sous le
masque des médecins universitaires, des espions tueurs et vicieux ». Il dénonçait un soi-disant «
complot d’un groupe de neuf médecins », dont six furent Juifs. On les accusait d’avoir
empoisonné les hauts dignitaires du régime. Selon les mêmes sources, ces médecins étaient, au
moment de leur arrestation, sur le point d’assassiner d’autres importantes personnalités
soviétiques.

Parmi les médecins inculpés se trouvait le médecin personnel de Staline, Vladimir Vinogradov
ainsi que le général Miron Vovsi, le médecin-chef de l’Armée rouge, tous deux très respectés par
la profession. (Miron Vovsi était un cousin de Solomon Mikhoels) De nombreux Juifs, médecins,
pharmaciens, infirmières, furent accusés d’avoir participé au complot et furent arrêtés. Au début
il y avait 37 personnes arrêtées, mais le chiffre s’éleva rapidement à plusieurs centaines. Dans
des hôpitaux et des dispensaires, les patients hystériques refusaient d’être soignés par des Juifs.
Simultanément, une violente campagne antisémite se mit en place non seulement en Union
Soviétique, mais aussi dans l’ensemble des pays du bloc de l’Est. C’est alors que les bruits se
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répandirent dans la communauté juive que le pouvoir s’apprêtait à exiler tous les Juifs d’URSS
vers le Birobidjan par des convois entiers.

À l’époque de « l’affaire des blouses blanches », j’étais encore trop petite pour retenir tous les
détails. Je me souviens néanmoins d’une période brève, mais très angoissante.

Au mois de mars au Birobidjan, l’hiver était encore loin d’être terminé. Mais en mars 1953, les
Juifs de l’Union Soviétique passèrent du désespoir absolu à l’espoir encore timide.

Mort de Staline
Le 4 mars 1953, la radio communiqua la nouvelle de la grave maladie du Guide Suprême. Et le 5
mars, à 6 heures du matin, (heure de Moscou) après un long et lugubre roulement de tambour
suivi de l’hymne national, c’est la voix du speaker le plus célèbre de l’URSS, Youri Lévitan, que
tous les Soviétiques reconnaissaient d’emblée, tant ils s’étaient habitués à l’entendre pendant la
guerre, qui annonça :

« Le cœur de Iossif Vissarionovitch Staline, compagnon d’armes de Lénine et génial


continuateur de son œuvre, guide d’une infinie sagesse du parti communiste et éducateur du
peuple soviétique a cessé de battre ». Il relira plusieurs fois dans la journée le communiqué
gouvernemental de sa voix grave.

On ne pouvait qu’être stupéfait par la rapidité des événements qui allaient suivre. Déjà un mois
après la mort de Staline, la presse soviétique publia des articles, expliquant que « le complot des
blouses blanches » n’avait jamais existé, et les médecins arrêtés furent libérés (Remarquons que
parmi les neufs accusés deux étaient morts en prison, probablement sous la torture.)

Même les habitants de la Région autonome juive pouvaient sentir la fin du cauchemar et bientôt
dans la ville, comme partout en Union Soviétique, les anciens prisonniers commençaient à
revenir de plus en plus nombreux.

Mais il faudra encore attendre le XXème Congrès du Parti communiste, en février 1956 pour que
le timide dégel commence vraiment ! AS♦

Ada Shlaen* Ada Shlaen est professeur agrégée de russe, et a enseigné aux lycées La Bruyère et
Sainte-Geneviève de Versailles

[1] Depuis la chute de l’URSS Kouïbychev avait retrouvé son vieux nom de Samara.
[2] Władysław Sikorski (né le 20 mai 1881, mort le 4 juillet 1943 à Gibraltar dans un accident
d’avion). Militaire et surtout homme politique polonais, général et chef des forces armées
polonaises, et Premier ministre du gouvernement polonais en exil de 1939 à 1943. Sa mort
suspecte au moment de la découverte du charnier de Katyn provoqua beaucoup de rumeurs quant
à l’implication des divers services secrets.
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[3]Ivan Maïski (pseudonyme de Yan Liakhovetski, né le 19 janvier, mort le 3 septembre 1975).


Diplomate et historien soviétique.
[4] Viktor Alter ou Wiktor Alter (né le 7 février 1890 en Pologne, fusillé (probablement) le 23
décembre 1941 à Kouïbychev (Samara), militant actif du Bund et membre du comité exécutif de
la Deuxième Internationale.
[5] Henryk Ehrlich (né en 1882 à Lublin, fusillé (probablement) le 23 décembre 1941 à
Kouïbychev. Il existe une autre version de sa mort, par suicide. Il fut un militant actif du Bund,
un journaliste très populaire, un élu de la municipalité de Varsovie avant 1939 et un membre très
actif du comité exécutif de la Deuxième Internationale.
[6] Lavrenti Beria (né le 29 mars 1899, fusillé le 23 décembre 1953). Il fut sans conteste une
figure clé du pouvoir soviétique de 1938 à 1953 : chef des services de sécurité intérieure sous des
noms différents : NKVD, MGB, puis KGB. Son rôle fut primordial dans l’organisation du
Goulag, le développement des réseaux d’espionnage internationaux, la mise au pas des pays de
l’Europe Centrale et Orientale après la guerre.
[7] David Bergelson (né le12 août 1884, fusillé le12 août 1952 à Moscou), écrivain de langue
yiddish. Né en Ukraine, il vécut à Berlin jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Il décida alors de
retourner en Union soviétique. Cependant comme beaucoup d’autres écrivains juifs, il devint la
cible de la campagne antisémite de Staline. Il fut arrêté en janvier 1949, condamné à la peine de
mort et fusillé avec ses autres codétenus le 12 août 1952 lors de la nuit des poètes assassinés. Il
sera réhabilité après la mort de Staline.
[8] Peretz Markish né le 7 décembre 1895, était considéré comme le poète yiddish le plus connu
des années 1920 et 1930. Accusé de trahison, il fut fusillé avec ses autres codétenus le 12 août
1952 lors de la nuit des poètes assassinés). Il sera réhabilité en 1955.
[9] Fefer Itzik (né en 1900 et fusillé à Moscou le 12 août 1952) poète soviétique de langue
yiddish. Pendant la guerre il fut un correspondant des journaux soviétiques. I. Fefer fut un poète
parmi les plus fidèles à l’idéologie communiste. Ceci ne pourra pas d’ailleurs le sauver, car en
1948, après l’assassinat de Mikhoels, il fut arrêté et accusé de trahison. Il est fusillé avec ses
autres codétenus le 12 août 1952 lors de la nuit des poètes assassinés. Il sera réhabilité en 1955.
[10] David Oïstrakh (né le 30 septembre 1908 à Odessa et mort le 24 octobre 1974 à
Amsterdam) est l’un des violonistes parmi les plus réputés du XXe siècle.
[11] Piotr Kapitsa (9 juillet 1894, mort le 8 avril 1984) physicien soviétique très respecté, aussi
pour son courage personnel. Ainsi lors de la « Grande purge » (1937-38), il parvint au péril de sa
vie, à défendre ses collègues L. Landau et V. Fock menacés d’arrestation et de prison. Il fut
lauréat du prix Nobel de physique de 1978.
[12] Sergueï Eisenstein (né le 22 janvier 1898 à Riga et décédé le 11 février 1948 à Moscou)
célèbre metteur en scène soviétique, peut-être le plus connu en Occident, grâce à ses deux films »
Le Cuirassé « Potemkine » (1925) et « Octobre » (1927). Il est toujours considéré comme le
créateur des bases du montage cinématographique moderne.
[13] Lina Stern (née le 26 août 1878, morte le 7 mars 1968) professeur de physiologie, seule
femme membre de l’Académie de Sciences de L’URSS. Elle est arrêtée au début de 1949 et
condamnée à quatre ans d’emprisonnement. Elle est la seule des dirigeants du CAJ à survivre à
la campagne antisémite de cette période.
[14] https://mabatim.info/2016/09/22/portrait-littraire-ilya-ehrenbourg/
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[15] Vassili Grossman (né le 12 décembre 1905, mort le 14 septembre 1964 à Moscou). Au
début de sa carrière, il était un écrivain soviétique fidèle à la ligne du parti qui peu à peu arrivera
à dénoncer très durement le régime, surtout dans son roman Vie et destin. Pendant la guerre il
était un correspondant de guerre parmi les plus lus par des soldats. En juillet 1944, il entra avec
les soldats soviétiques dans Maidanek et dans Treblinka à peine libérés. Il fut ainsi le premier
journaliste à décrire les camps d’extermination. Son récit L’Enfer de Treblinka servira de
témoignage au procès de Nuremberg.
[16] « Le Livre noir ». (Translittération yiddish : Dos Shvartze Bukh). Titre complet : Le Livre
noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les
régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne
pendant la guerre de 1941-1945) est un ouvrage élaboré sous l’égide du Comité antifasciste juif
destiné à recueillir des témoignages et des documents sur l’extermination des Juifs et leur
participation à la résistance armée dans les territoires de l’URSS occupés par l’armée allemande
durant la Seconde Guerre mondiale. Le livre noir fut interdit en Union Soviétique et ses épreuves
furent détruites. Mais Vassili Grossman réussit à cacher une version des épreuves chez un ami
qui l’offrit à la fille d’Ilya Ehrenbourg, Irina, en 1970. Plus tard celle-ci parviendra
clandestinement à la sortir de l’URSS. Le Livre noir sera publié en France en 1999 et en 2010 en
Russie.
[17] Viatcheslav Molotov (né le 9 mars 1890, mort le 8 novembre 1986) homme politique et
diplomate soviétique. Chef du gouvernement de l’URSS de 1930 à 1941, ministre des affaires
étrangères jusqu’en 1949, (à ce titre, il signa le pacte germano-soviétique d’août 1939) membre
titulaire du Politburo de 1926 à 1957, il fut considéré comme le bras droit de Staline, d’une
fidélité indéfectible et ceci malgré l’arrestation de sa femme, Polina Jemtchoujina, en 1948. Il
demeura un membre influent du Parti communiste de l’Union soviétique jusqu’à son éviction
lors de la déstalinisation.
[18] La liste de treize personnalités assassinées est la suivante : Leib Kvitko, David Hofshtein,
Itzik Feffer , Peretz Markish, David Bergelson, Veniamine Zouskine, Solomon Lozovsky, Boris
Shimeliovich, Emilia Teoumina, Yossif Youzefovitch, Ilya Vatenberg, Léon Talmi,
TchaykaVatenberg-Ostrovskaïa. Parmi eux, les cinq premiers étaient effectivement des gens de
lettres, les autres étaient des journalistes, des traducteurs et des personnalités politiques.
2015_exposition_comite-antifasciste-juif[19] Veniamine Zouskine (né le 28 avril 1899, fusillé le
12 août 1952 à Moscou) fut l’un des acteurs principaux du Théâtre d’État Juif de Moscou et il
assuma la direction du théâtre après la mort tragique de Michoels. Il joua aussi dans de
nombreux films, y compris dans Les chercheurs du bonheur film de Vladimir Korch-Sabline
(1900-1974), tourné en 1936. C’est un film de propagande, assez réussi par ailleurs, pour inciter
des Juifs à partir pour le Birobidjan.

22/09/2016ADA SHLAEN
« Portrait littéraire : Ilya Ehrenbourg »
Ada Shlaen*
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De nos jours le nom de l’écrivain russe Ilya Ehrenbourg (1891-1967) qui vécut de nombreuses
années en France, n’est pas très connu dans sa patrie d’adoption. D’ailleurs en Russie même, ses
livres sont pratiquement introuvables dans des librairies, subissant une sorte de purgatoire.
Néanmoins j’ai remarqué que depuis peu, son nom est plus fréquemment cité par des critiques et
j’ose espérer que l’année prochaine, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, il va
retrouver une certaine popularité auprès des lecteurs. Pourtant cette personnalité, très ambiguë au
demeurant, gagne à être mieux connue, surtout pour des lecteurs intéressés par l’histoire
moderne des Juifs.

Ilya Ehrenbourg est né en 1891 à Kiev dans une famille juive assez prospère, pour cette raison
elle résidait dans une grande ville et non pas dans la zone de résidence[1]. Cette famille est un
bon exemple d’assimilation et d’acculturation des Juifs russes, appartenant à la classe moyenne.
Ainsi ses grands-parents étaient croyants, respectueux des traditions. Son père rompit avec son
milieu d’origine, devint ingénieur, ne fréquentait plus la synagogue, mais se reconnaissait en tant
que Juif et blâmait sévèrement ses coreligionnaires qui se convertissaient à la foi orthodoxe pour
améliorer leur situation dans la société. Sa mère, qui avait fait de bonnes études, était plus
attentive aux traditions juives, passant souvent le shabbat chez ses parents. On peut supposer que
grâce à elle, le futur écrivain garda un certain attachement pour la langue yiddish et pour les
habitudes familiales. Lorsqu’il eut cinq ans, la famille déménagea pour Moscou où le père du
futur écrivain occupa le poste de directeur d’une brasserie prospère. Grâce à ses bons résultats
scolaires le jeune Ilya put intégrer, malgré le numerus clausus, un lycée prestigieux de la ville,
mais déjà adolescent eut à supporter des remarques antisémites de ses condisciples. Il en parlera
dans plusieurs de ses œuvres, surtout dans son autobiographie, écrite dans les années 60. Après la
révolution de 1905, qualifiée par Léon Trotski de « répétition générale », une partie de la
jeunesse russe, dont de nombreux Juifs, devint très frondeuse. En 1907 à 16 ans Ilya Ehrenbourg
avec son condisciple Nicolas Boukharine, âgé alors de 15 ans (le futur chef bolchévique, celui
que Lénine évoqua dans son « Testament » en 1922 par ces mots : « Boukharine n’est pas
seulement un théoricien des plus marquants et de très haute valeur ; il jouit à bon droit de
l’affection du parti tout entier » et qui malheureusement deviendra en 1937 la victime principale
d’un procès truqué et inique !) se rapprochèrent des bolchéviques, ce qui leur vaudra une
arrestation et huit mois de prison. Ilya Ehrenbourg fut libéré en 1908 sous caution et remis sous
l’autorité parentale, car il n’était même pas majeur.

L’École de Paris
Son père préféra alors lui faire quitter la Russie et en décembre 1908 Ehrenbourg arriva à Paris
où il va rester plusieurs années, essentielles pour sa formation. Sa flamme révolutionnaire va
faire long feu et tout en fréquentant les révolutionnaires russes, bien nombreux à Paris, dont un
certain Vladimir Lénine, il s’éloigna assez vite de l’activité politique. Très rapidement il plonge
littéralement dans la vie artistique de la capitale française où se côtoient de jeunes artistes de tous
les pays d’Europe, y compris beaucoup de citoyens de l’Empire russe. Vous avez sûrement
remarqué que dans la fameuse École de Paris, les Français ne sont pratiquement pas représentés !
Il fait alors la connaissance de Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Amedeo Modigliani, Blaise
Cendrars, Antonio Machado, Pablo Picasso, Marc Chagall, Chaïm Soutine, Natalia Gontcharova,
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Michel Larionov et bien d’autres. Avec Pablo Picasso il gardera les liens d’amitié tout au long de
sa vie. Sur le monument érigé sur la tombe d’Ehrenbourg se trouve, estampillé, son portrait par
Picasso.

Bien qu’entouré surtout par des peintres, il est attiré par des mots. Il débute en tant que poète et il
laisse déjà apparaître son désenchantement, son scepticisme pour ne pas dire, son pessimisme
dans sa vision du monde. Après les premières critiques très dures, peu à peu l’accueil devient de
plus en plus favorable au jeune poète et il est publié dans des journaux littéraires de Moscou et
de St Pétersbourg. Parallèlement il s’attaque aux traductions, en commençant par François
Villon, peut-être à cause de sa renommée de « poète maudit ».

Irina Ehrenbourg
Catherine, Ludmilla, Irina…
Dans ses mémoires Ehrenbourg était très discret quant à sa vie privée. Il mentionne néanmoins sa
liaison avec une jeune Russe, Catherine Schmitt, en reconnaissant par ailleurs qu’il n’avait pas la
maturité nécessaire pour être un bon mari. En 1911 Catherine donna naissance à une petite fille,
Irina, qui portait le nom de son père. Peu de temps après Catherine épousa un autre homme, mais
tout au long de sa vie Ehrenbourg garda avec elle des liens d’amitié. Lui-même s’était marié en
1919 avec Ludmila Kozintseva qui était peintre. Le couple n’avait pas d’enfants et pour finir
Irina vivait le plus souvent dans le foyer de son père dont elle était très proche.

La première guerre mondiale avec ses nombreuses victimes, les destructions, le chaos général ne
fait que renforcer le pessimisme d’Ehrenbourg. Il a alors l’impression d’assister à la fin du vieux
monde, pressent des cataclysmes qui attendent l’Europe. Il qualifie alors l’année 1916 de la «
veille violente », en présageant les événements tragiques à venir. Dans les années 1915-17 il
commence aussi l’activité de journaliste, en publiant ses premiers reportages de guerre, le genre
dans lequel il passera maître au cours de la seconde guerre mondiale.

À l’annonce de la révolution de Février 1917, Ehrenbourg décide de rentrer en Russie. En juillet


1917, au bout de presque dix ans d’absence, il revient dans le pays où le gouvernement
provisoire ne contrôle plus rien et où les bolchéviques sont en train de préparer le coup d’État.

Puis vint la Révolution


Malgré son amitié ancienne avec Nicolas Boukharine et même de bonnes relations avec Lénine,
Ehrenbourg dans le premier temps était contre la révolution d’Octobre et le laissa entendre dans
ses articles de l’hiver 1917-18. Il qualifie alors cet événement de « catastrophe » et souhaitait
quitter le plus rapidement la Russie. Mais la guerre civile éclate et Ehrenbourg va « bourlinguer»
à travers le pays. On le trouve à des moments divers à Kiev, en Crimée, en Géorgie… Séjournant
dans sa ville natale, il devint témoin des changements incessants de régimes, (des Blancs, des
Rouges, des nationalistes ukrainiens…) des pogromes, des luttes fratricides. Il fut arrêté par la
Tcheka, accusé d’être un espion de Blancs, relâché grâce à l’appui des anciens amis, arrivés au
pouvoir depuis 1917. Durant ces années il réussit à sortir quelques recueils de poésie, certains
étaient écrits à la main, donc seulement en quelques exemplaires. Il quitta la Russie bolchévique
11

avec sa femme, seulement en avril 1921 grâce à l’aide de Boukharine, mais avec un passeport
soviétique ce qui sous-entend son acceptation du nouveau régime. Arrivé au printemps 1921 à
Paris, il sera expulsé assez rapidement vers la Belgique, mais préfèrera se fixer à Berlin où
l’émigration russe était alors très nombreuse et bien organisée. Il va y rester par intermittence
plusieurs années, en effectuant de temps en temps des séjours en Union Soviétique.

ehrenbourg« Julio Jurenito… »


De cette période il faut surtout signaler son roman publié en 1922 Les aventures extraordinaires
de Julio Jurenito et de ses élèves. Dans cette œuvre multiforme Ehrenbourg peint le monde
occidental au bord de l’abîme et du chaos. De plus dans ce roman les thèmes juifs occupent une
place importante, exprimés par un personnage qui porte d’ailleurs le nom d’auteur : Ilya
Ehrenbourg. On ne peut qu’être surpris par cette ouvre où dans le chapitre onze Ehrenbourg
prévoit un futur plein de menaces pour ses coreligionnaires.

Le tailleur Lazik, ou le nouveau Juif errant


Un autre roman, écrit en 1927 et traduit en français sous le titre Lazik, le tumultueux reprend
aussi la thématique juive. Ehrenbourg présente une critique virulente de la réalité soviétique,
symbolisée par toute une série de bureaucrates. Ce livre est une petite merveille de drôlerie
mélancolique et bravache qui se lit d’un trait. Son héros, un tailleur Lazik Roitschwanetz, sera
obligé, par un enchaînement d’événements cocasses, de quitter sa ville natale Gomel en Ukraine.
Reprenant à son compte l’histoire du Juif Errant, Ehrenbourg déplace son personnage d’Est en
Ouest (Moscou… Varsovie… Berlin… Londres… Paris… . Chacune de ses aventures finit
toujours au fond d’un cachot, (le pauvre Lazik va connaître dix-neuf geôles !). Il finit par arriver
à Jérusalem pour y mourir.

ilya-ehrenbourg-lazik-le-tumultueuxLazik interdit en URSS jusqu’en 1989, œuvre culte en


Pologne
Exemple parfait du héros décalé, le pauvre Lazik ne maîtrise rien dans son destin et ne parvient
jamais à vivre suivant ses désirs. Au fond, l’histoire de sa vie pourrait se résumer ainsi : celle
d’un petit tailleur juif qui n’aura jamais et nulle part été à sa place, pas même en Terre Promise.
Ce roman fut interdit en URSS jusqu’à 1989, mais curieusement il fut devenu une œuvre culte
dans la Pologne voisine !

Comme Ehrenbourg avait vécu à Berlin dans les années 20, il devint témoin par excellence de la
montée du nazisme en Allemagne. Ce fait accélère son acceptation du régime soviétique. Ce
sentiment est exprimé dans le recueil Les histoires incroyables où il analyse des changements
intervenus en Russie depuis 1917. L’un de ces récits plut à Staline qui le lui fit savoir. Était-ce là
le début de leurs rapports dangereux et mystérieux ? Tout logiquement dans ses articles, ses
romans, ses récits, voire ses poésies de l’époque, il pressent les nouveaux conflits sanglants dans
le proche avenir. Et tout aussi logiquement il voyait en Union Soviétique, l’unique barrage contre
la barbarie en marche. Il n’était pas le seul à partager cette croyance. Son revirement idéologique
s’explique par ce qu’il voyait en Allemagne, et il restera fidèle à ces convictions malgré la
grande purge de 1937 et les procès de Moscou où il voit disparaître plusieurs de ses amis.
12

Correspondant à Paris des Izvestia


Même si en 1924 Ehrenbourg obtint les autorisations nécessaires pour venir en France, il
continuait à séjourner souvent à Berlin. En 1932 il quitta (enfin !) la capitale allemande et
s’installa définitivement à Paris pour devenir le correspondant du journal soviétique Izvestia dont
le rédacteur en chef Nicolas Boukharine, son camarade du lycée, jouit alors de ses dernières
années au pouvoir. Il devait avoir l’impression de rentrer à la maison, car il a fait même venir à
Paris sa fille Irina qui depuis la séparation de ses parents, vivait avec sa mère en Russie. Irina
était tout d’abord scolarisé à l’École alsacienne, ensuite étudia à la Sorbonne. L’amour du
français resserra encore leurs liens.

Dès lors et pour de longues années, Ehrenbourg va devenir surtout journaliste, voire
propagandiste. Son action immédiate sera consacrée à la lutte contre le régime nazi. Persuadé de
la menace pour tous les pays européens, Ehrenbourg s’adresse même en septembre 1934 à
Staline avec la proposition de faire participer dans la plus large mesure des écrivains et des
artistes européens à la lutte contre le national-socialisme. Était-il conscient du fait que cela
aboutirait à générer un appui pratiquement inconditionnel pour le pouvoir soviétique ? Staline
acquiesce et Ehrenbourg se met alors avec une énergie redoublée à organiser des rencontres
internationales, des venues des Occidentaux à Moscou pour appuyer le régime, qui devient
pourtant de plus en plus totalitaire. Avec une grande satisfaction il peut observer en 1934 au
premier Congrès de l’Union des Écrivains Soviétiques les interventions d’André Malraux
(flanqué de son épouse), de Klaus Mann, de Louis Aragon (accompagné déjà par Elsa), de Nizan
et bien d’autres, venus grâce à sa persuasion. En 1935 et 1937 il sera à l’origine des congrès
antifascistes des écrivains à Paris et à Madrid, en laissant courtoisement à André Malraux le
premier rôle.

Tombe d'Ilya Ehrenbourg avec gravure de Picasso


Guerre d’Espagne
Dans la période 1936-1939 Ehrenbourg a « couvert » la guerre civile d’Espagne pour le journal
Izvestia. En Espagne on pouvait trouver alors plusieurs écrivains connus ; les plus nombreux
appuyaient les républicains : à côté du grand poète espagnol Federico Garcia Lorca il y avait
André Malraux, Antoine de Saint-Exupéry, Ernest Hemingway, Arthur Koestler, John Dos
Passos, Georges Orwell, Pablo Neruda et biens d’autres. Presque tous écrivirent des œuvres
importantes pour évoquer les événements d’Espagne. Certains comme Malraux et Saint-Exupéry
participaient aux combats.

Ehrenbourg séjourna en Espagne plus longtemps que les autres, il eut l’occasion d’y aller au
début des années 30, encore avant la victoire du Font Populaire et quitta le pays en 1939 au
moment de la défaite définitive des républicains. De cette période il laissa surtout les recueils
d’articles, publiés à l’époque non seulement à Moscou, mais aussi à Paris et New-York. Comme
il était correspondant permanent d’Izvestia, il consacra aussi beaucoup d’articles à la France où
le Front Populaire venait de gagner les élections, en faisant naître beaucoup d’espoirs.
13

« Une partie d’échecs »


Cette activité débordante avait lieu sur le fond de la grande purge de 1937-38 qui fit une saignée
dans les milieux artistiques et politiques de l’URSS. Il perd alors beaucoup d’amis et de
relations. Son ami d’enfance Nicolas Boukharine est parmi les victimes … Or au même moment
Staline fit arrêter plusieurs participants soviétiques de la guerre d’Espagne, dont le correspondant
de la Pravda Mikhaïl Koltsov. Ils furent presque tous exécutés dans les mois suivants. D’ailleurs
en 1937 Ehrenbourg est convoqué à Moscou et son passeport lui est confisqué. Pendant des mois
il attendait son arrestation, mais on le laissa repartir pour Espagne. On peut s’interroger sur cette
magnanimité de Staline, nous aurons plusieurs occasions à reposer cette question. Des années
plus tard, interrogé à ce sujet, Ehrenbourg dira :

« J’ai survécu non parce que j’étais plus fort ou plus prévoyant, mais parce que parfois le destin
d’un homme ressemble plus à une loterie qu’à une partie d’échecs».

Au printemps 1939 brusquement ses correspondances cessèrent de paraître dans son journal,
c’était probablement lié aux pourparlers avec l’Allemagne en prévision du pacte qui sera signé
fin août et le premier signe était l’éviction des journalistes d’origine juive. Tout logiquement
cette fois-ci, Ehrenbourg aurait dû être arrêté, mais non, il regagna son poste à Paris pour rendre
compte de la « drôle de guerre » En juin 1940 il assista à Paris à l’entrée des Allemands, il fait
partie des rares témoins de ce moment ! L’ambassade soviétique qui maintient encore des
relations courtoises avec l’occupant, préfère alors lui faire quitter la France.

*** Lire les articles d’Ada Schlaen ***


La chute de Paris
De retour à Moscou, Ehrenbourg commence à rédiger le roman La chute de Paris dans lequel il
analyse les causes de la défaite française. Après la publication dans la revue Znamia de la
première partie du roman, il a droit à un coup de fil de Staline qui lui prodigua des
encouragements. Pour ce roman il va recevoir en 1942 le prix Staline, le plus prestigieux à
l’époque en Union Soviétique. Mais aujourd’hui ce prix, comme la mansuétude de Staline à son
égard, provoquent souvent des jugements très négatifs.

ehrenbourg-tue-lallemand« Tue ! »
Le 21 juin 1941 les troupes allemandes rompent le traité de non-agression et attaquent l’Union
Soviétique. Ilya Ehrenbourg devient encore une fois le correspondant de guerre. Il atteint alors
une popularité inégalée parmi les lecteurs soviétiques, surtout des soldats. Grâce à sa notoriété
internationale il va jouer aussi un rôle important dans la presse internationale, surtout américaine
qui publie volontiers ses articles. Aujourd’hui on lui reproche volontiers la tonalité anti-
allemande de ses articles. On peut trouver sous sa plume les mots suivants dans l’article Tue !,
publié le 24 juillet 1942, quand les troupes allemandes avaient profondément pénétré en territoire
russe :

« Ne disons rien. Ne nous indignons pas. Tuons ! Si tu n’as pas tué un Allemand par jour, ta
journée est perdue… Si tu ne tues pas l’Allemand, c’est lui qui te tuera… Si tu ne peux pas tuer
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un Allemand avec une balle, tue-le à la baïonnette… Ne compte pas les jours, ne compte pas les
kilomètres. Compte une seule chose : les Allemands que tu auras tués. Tue l’Allemand ! C’est ce
que te demande ta vieille mère. L’enfant t’implore : tue l’Allemand ! (…) C’est ce que réclame
ta terre natale».

Babi Yar
Évidemment il est facile de le critiquer aujourd’hui. Mais essayons de nous rappeler la situation
du moment. Ehrenbourg est juif, il est membre du Comité Antifasciste Juif, il est correspondant
de presse parmi les plus actifs, il jouit d’une popularité immense et méritée. Comme il parlait
allemand, il lui arrivait de procéder aux interrogatoires des hauts gradés de la Wehrmacht. Par
conséquent il connaissait bien avant les autres Soviétiques les buts de « La solution finale ». Ses
articles qui peuvent nous sembler si violents, reflètent sa réaction devant les horreurs qu’il voyait
tous les jours. Essayons d’imaginer Ehrenbourg à Babi Yar, à Kiev, dans sa ville natale. C’était
le lieu du plus grand massacre de la Shoah en URSS : en deux jours, les 29 et 30 septembre
1941, 33 771 Juifs furent assassinés là. Dans son livre de souvenirs, il revient sur l’évocation de
Babi Yar :

« J’ai vu les sables de Babi Yar. Je n’avais pas de proches parmi les victimes, mais il me semble
que je n’ai éprouvé nulle part une telle angoisse, un tel sentiment d’abandon que sur les sables de
Babi Yar. On voyait parfois de la cendre noire, des ossements brûlés. J’avais l’impression que
c’était ma famille, mes amis, mes camarades, et que quarante ans auparavant, je les avais vus
jouer aux jeux d’enfants dans les rues mal pavées des quartiers juifs de Podol et de Dmitrievka. »

En allant dans les petites villes d’Ukraine et en constatant que les communautés juives y étaient
anéanties, Ehrenbourg devait chercher des rares survivants comme pour se persuader que la vie
devait continuer. Un jour on lui signala une petite fille juive Feïga Fichman, originaire d’une
petite ville polonaise Dombrovitsa, annexée par des Soviétiques en 1939. En 1941 quand les
Allemands sont arrivés, Feïga et toute sa famille se retrouvèrent dans le ghetto. Très vite la
population juive (près de 4000 personnes) fut massacrée par les Einsatzgruppen nazis. Feïga fut
sauvée miraculeusement par une femme ukrainienne, mère de cinq enfants. Quand la ville fut
libérée en 1944 par l’armée rouge, la petite fille fut recueillie par des médecins de l’hôpital
militaire. L’un des médecins, Seltsovski, avait écrit une lettre au Comité Antifasciste Juif ; cette
lettre parvint à Ehrenbourg qui fit venir la fillette à Moscou et décida qu’elle allait vivre dans sa
famille. Un peu plus tard sa fille Irina l’adopta officiellement.

Ehrenbourg livre noirCorrespondants ou témoins


Au sein de la commission littéraire auprès du Comité Antifasciste Juif, il voulait préparer deux
recueils de témoignages : Le Livre Rouge et Le Livre Noir. Le premier devait présenter les actes
de courage des soldats juifs ; il fut interdit d’emblée par les autorités soviétiques et ne vit jamais
le jour. Par contre le second, intitulé en yiddish Dos Shvartzer Bukh (le titre complet Le Livre
noir sur l’extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les
régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne
pendant la guerre de 1941-1945.) eut un destin très particulier. À partir de 1943 Ilya Ehrenbourg
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et Vassili Grossman constituèrent une équipe de 38 d’écrivains (dont Avrom Sutzkever) et de


journalistes qui collectaient les témoignages des crimes nazis, dirigés contre les Juifs et de leur
ampleur. L’idée d’un tel livre revient à Albert Einstein qui devait le préfacer. Documentation
recueillie était conçue au départ comme témoignage immédiat pour l’histoire, mais aussi comme
preuve de crimes allemands. L’équipe dirigée par Ehrenbourg et Grossman travailla avec des
survivants, le travail de mise en forme a été achevé vers la fin de la guerre. En 1944 les auteurs
ont pu publier quelques extraits dans un recueil en yiddish et dans la revue Znamia en russe. Les
documents collectés par cette commission furent utilisés pendant le procès de Nuremberg où
Ehrenbourg se trouvait en tant que correspondant et Vassili Grossman et Avrom Sutzkever en
tant que témoins.

Épreuves cachées
En 1948 la version complète (plus de 1100 pages !) était déjà prête pour être éditée, après moult
corrections (les autorités soviétiques voulaient surtout expurger les passages décrivant la
participation des populations locales dans la persécution de Juifs), finalement la publication fut
interdite. Alors les châssis de composition et les rouleaux d’imprimerie du Livre noir furent
détruits, on confisqua les premières épreuves et des témoignages manuscrits, déposés dans les
archives du CAJ. Par miracle un jeu d’épreuves est resté chez Vassili Grossman. On y trouvait
même l’inscription suivante : « Épreuves corrigées, bon à tirer, le 14.6.47 » ; suivie d’une
signature illisible. Grossmann a fait cacher ces épreuves chez des amis où elles sont restées plus
de quarante ans. Entre temps les deux écrivains étaient morts et on croyait que le Livre Noir était
perdu pour toujours. Pourtant Irina a trouvé après la mort de son père dans ses archives plusieurs
chemises avec des documents se rapportant au Livre Noir ; craignant une perquisition de la part
du KGB, elle les a fait aussi cacher en un lieu sûr. Dans les années 1970 les épreuves cachées par
Grossman étaient remises à Irina, les dépositaires se sont rendu compte qu’elle serait la personne
la plus qualifiée pour sauvegarder, voire pour publier le Livre Noir. En 1980 elle réussit
effectivement à envoyer en Israël la majeure partie de ces documents. C’est d’après ce jeu
d’épreuves, sauvé par miracle que les éditions du Livre Noir et ses nombreuses traductions ont
pu paraître à partir des années 1990. En Russie même Le Livre noir ne sera publié qu’en 2010.
Actuellement les archives d’Ehrenbourg, suivant ses dernières volontés, se trouvent au Mémorial
Yad Vashem qui publie au fur et à mesure des volumes sur l’histoire de la communauté juive
d’Union Soviétique.

« La lutte contre les cosmopolites ».


Déjà pendant la guerre cette activité d’Ehrenbourg ne plaisait pas aux officiels soviétiques qui
refusaient pendant des décennies de reconnaître la réalité de la Shoah. Il sera rappelé à l’ordre
encore avant la fin des hostilités : le 14 avril 1945 dans le journal Pravda paraît l’article sous le
titre Le camarade Ehrenbourg simplifie, dans lequel il est accusé de répandre la haine envers le
peuple allemand et de s’intéresser trop au sort des Juifs des régions occupées. Était-ce le premier
signe du proche anéantissement du Comité Antifasciste Juif ? À partir de 1948 les Juifs de
l’Union Soviétique vont vivre une période tragique, marquée par une violente politique
antisémite du gouvernement. Officiellement cela s’appelait : « La lutte contre les cosmopolites ».
Quelques dates et quelques noms vont symboliser ces années. Le 13 janvier 1948 à Minsk sera
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assassiné Solomon Mikhoels, le président du CAJ. Cet assassinat sera maquillé en accident de
circulation et, comble du cynisme, Mikhoels aura droit à des obsèques grandioses ! Dans les
semaines et les mois suivants les arrestations s’enchainent à un rythme effréné parmi les
intellectuels juifs, surtout dans de grandes villes comme Moscou, Leningrad, Kiev, Minsk,
Kharkov et aussi au Birobidjan, dans la Région autonome juive. On arrête des écrivains, des
poètes, des ingénieurs, des médecins, des savants. Ils seront accusés d’espionnage et de haute
trahison. Il y aura plusieurs procès, avec des peines très lourdes. Il est intéressant d’ajouter un
autre détail : cette persécution eut lieu juste après la reconnaissance d’Israël par des instances
internationales et l’Union Soviétique appuya la création du nouvel État. En septembre 1948 le
premier ambassadeur d’Israël en Union Soviétique présenta ses lettres de créances. C’était Golda
Meyerson, qui bientôt changera de nom en Golda Meir. Quand elle vint à la grande synagogue de
Moscou pour la fête de Rosh Ha-Shana, elle fut accueillie par des milliers de personnes. (Les
témoins avancent le chiffre de 40 000). Au Kremlin pendant une réception officielle elle bavarda
très amicalement en yiddish avec la femme de Molotov, Paulina Jemtchoujina. Quelques
semaines plus tard celle-ci sera arrêtée pour les mêmes raisons que les artistes et les intellectuels
du Comité Antifasciste Juif. Les membres emprisonnés du CAJ furent jugés du 8 mai au 18
juillet 1952. Treize accusés furent condamnés à mort et exécutés secrètement le 12 août 1952.
Cette nuit sera appelée « La nuit des poètes assassinés »[2].

Vassili Grossman
« Antisémitisme ? Pas en URSS ! »
Pendant cette période Ehrenbourg n’a pas été arrêté. Parmi les membres actifs du CAJ il était,
avec Vassili Grossman, l’un des rares survivants. Il a même pu faire plusieurs voyages à
l’étranger et démentait publiquement l’existence de l’antisémitisme en URSS. Ses œuvres
paraissaient régulièrement et avaient de gros tirages. Pour son roman La tempête où à travers les
destins croisés de plusieurs personnages, il décrit les événements d’avant-guerre et pendant la
guerre en France, en Union Soviétique, en Allemagne il avait reçu pour la deuxième fois le prix
Staline. Il était député du Conseil Suprême et recevait des distinctions officielles. Mais il était
plus que quiconque conscient de la dérive antisémite du régime soviétique. En tant que député il
recevait dans ces années beaucoup de lettres de Juifs soviétiques qui lui signalaient les conduites
antisémites des autorités. Il essayait dans la mesure du possible de les aider en privé, mais
n’intervenait pas publiquement. Seulement au début de l’année 1953, quand commence l’affaire
des « blouses blanches », il va exprimer son désaccord. Je me permets de revenir sur cette grave
affaire d’État qui fit comprendre définitivement aux Juifs soviétiques qu’ils étaient des parias
dans le pays qu’ils considéraient être leur patrie.

L’affaire des blouses blanches


Le 13 janvier 1953, un article paraissait dans la Pravda sous le titre « Sous le masque des
médecins universitaires, des espions tueurs et vicieux ». Il dénonçait un « complot d’un groupe
de neuf médecins », dont six furent Juifs. On les accusait d’avoir empoisonné Andreï Jdanov,
mort en 1948 et Alexandre Chtcherbakov mort en 1945. Selon les mêmes sources, ces médecins
furent au moment de leur arrestation sur le point d’assassiner d’autres importantes personnalités
soviétiques. Parmi eux se trouvait le médecin personnel de Staline, Vladimir Vinogradov ainsi
17

que le général Miron Vovsi, le médecin-chef de l’Armée rouge, tous les deux très respectés par
la profession. (Miron Vovsi était un cousin de Solomon Mikhoels, le président du Comité juif
antifasciste, assassiné en 1948). De nombreux Juifs, médecins, pharmaciens, infirmières furent
accusés d’avoir participé au complot et furent arrêtés. Pour commencer il y eut 37 personnes
arrêtées, mais le chiffre s’éleva rapidement à plusieurs centaines. Dans des hôpitaux des patients
hystériques refusaient d’être soignés par des Juifs. Une femme médecin, Lidia Timachouk, obtint
même une haute décoration officielle pour cette dénonciation. Simultanément, une violente
campagne antisémite se mit en place en Union Soviétique et les autorités forçaient plusieurs
personnalités d’origine juive à signer des lettres publiques, stigmatisant « les médecins traîtres à
la Patrie». En ce qui concerne Ehrenbourg il refusa de signer de telles missives, en espérant que
cette fois encore le sort sera clément avec lui. Par contre en Occident plusieurs partis
communistes dont le Parti communiste français, emboitèrent le pas aux camarades soviétiques,
en devenant pour eux la courroie de transmission de la haine.

Comment expliquer encore une fois cette mansuétude de Staline envers Ehrenbourg ? Selon sa
fille Irina, il était trop connu en Occident, son arrestation serait très mal vue par ses nombreux
amis, surtout en France. Il est vrai qu’à l’époque les communistes français étaient très influents,
il y avait parmi eux des amis proches d’Ehrenbourg, comme Picasso ou Aragon. Effectivement le
pouvoir avait tout intérêt à garder Ehrenbourg en vie. Il était utile !

La mort de Staline, le 5 mars 1953 arrêta très rapidement l’affaire « des blouses blanches ». Déjà
le 4 avril 1953 toujours la même Pravda publia un communiqué, reconnaissant que l’affaire était
montée de toutes pièces et que les aveux étaient obtenus sous tortures. Les médecins arrêtés
étaient libérés dans la nuit et ont pu reprendre immédiatement toutes leurs fonctions. Mais pas
tous, deux de neuf personnes, cités dans l’article de la Pravda, étaient mortes en prison …

Le dégel
Le 5 mars 1953 marquera une nouvelle période dans la vie et l’œuvre d’Ehrenbourg. Le titre de
son roman Le dégel (1954) servit à définir les dix ans du pouvoir de Nikita Khroutchev. Ilya
Ehrenbourg devient alors un symbole d’un intellectuel libéral et pro-occidental. Il va s’atteler à
la publication de ses mémoires « Les hommes, les années, la vie » (1960-65). Leur parution dans
la revue Novyï Mir va durer plusieurs années. Grâce à Ehrenbourg et malgré la censure
tatillonne, des Soviétiques purent se réapproprier leur héritage culturel, car il citait des noms des
artistes interdits depuis les purges et les procès de l’ère stalinienne. Ossip Mandelstam, Isaac
Babel, Marina Tsvetaieva, Anna Akhmatova sont revenus vers leurs lecteurs. Dans des
bibliothèques des lecteurs attendaient pendant des mois la possibilité de lire ses mémoires et
pourtant la revue Novyï Mir avait à l’époque des tirages immenses.

Ilya Ehrenbourg est mort à Moscou le 31 aout 1967. Plusieurs milliers de personnes, venues à
son enterrement, voulaient exprimer leur gratitude et leur peine. AS♦

* Ada Shlaen est professeur agrégée de russe, et a enseigné aux lycées La Bruyère et Sainte-
Geneviève de Versailles.
18

Ada Shlaen[1] Il s’agissait de la région occidentale, à l’exclusion de grandes villes, de l’Empire


russe où les Juifs étaient obligés de résider entre 1791 et 1917. Un nombre réduit de Juifs aura
l’autorisation de quitter cette zone.
[2] La liste de treize personnalités assassinées est la suivante : Leib Kvitko, David Hofshtein,
Itzik Feffer , Peretz Markish, David Bergelson, Veniamine Zouskine, Solomon Lozovsky, Boris
Shimeliovich, Emilia Teoumina, Yossif Youzefovitch, Ilya Vatenberg, LéonTalmi,
TchaykaVatenberg-Ostrovskaïa. Parmi eux les cinq premiers furent effectivement des gens de
lettres, les autres furent des journalistes, des traducteurs et des personnalités politiques.

02/10/2015ADA SHLAEN
Isaac Babel (1894-1940)

Odessa
Nous avons tous des villes qui nous font rêver : Venise, Paris, Londres, New-York … Pour moi
Odessa était toujours une ville mythique et familière à la fois. Familière et presque familiale car
ma grand-mère maternelle était née là-bas. Mythique car auréolée par la fameuse scène de
l’escalier du « Potemkine » et par les noms de mes écrivains préférés, originaires d’Odessa ou
qui y ont habité. Évidemment depuis de longues années, Isaac Babel y figurait parmi les
premiers.

Enfin en août 2011 j’y ai fait mon premier séjour. Je me rends compte aujourd’hui que j’ai eu
beaucoup de chance de voir cette ville avant le début des hostilités entre les Russes et les
Ukrainiens. Ce conflit endeuilla pour longtemps Odessa à cause du tragique incendie du 2 mai
2014 à la Maison des Syndicats, avec sa quarantaine de victimes.

Mais en été 2011 Odessa restait encore fidèle à son image traditionnelle d’une ville gaie et
vivante. Quelques jours après mon arrivée il y avait un week-end dédié à la musique yiddish,
quand l’artère principale Derebassovskaïa, résonnait d’airs klezmer, ensuite a débuté le festival
théâtral, suivi de peu par une décade poétique consacrée à Alexandre Pouchkine qui avait vécu
là, au bord de la Mer Noire, plusieurs années heureuses.

Cette période a connu son apogée le 4 septembre, quand dans le centre même de la ville, au
croisement des rues Richelevskaïa et Joukovskaïa a eu lieu l’inauguration du beau monument
d’Isaac Babel en présence de la fille de l’écrivain et de son petit-fils ainsi que de nombreux
officiels ukrainiens et russes.

Enfin, Odessa rendait justice à cet écrivain qui, peut-être mieux que quiconque, a su décrire les
soubresauts de la vie politique en Russie du début du XXème siècle et qui était un chantre
infatigable de sa ville natale et du quartier très pittoresque de la Moldavanka avec ses nombreux
habitants juifs.
19

Isaac Babel est né le 13 juillet 1894 dans une famille d’un commerçant juif assez modeste car la
famille habitait précisément le quartier de la Moldavanka, assez éloigné des rues élégantes du
centre, et du bel escalier immortalisé par Sergueï Eisenstein dans le film Le Cuirassé Potemkine.
Peu de temps après sa naissance, la famille a déménagé pour Nikolaïev, une petite ville à une
centaine kilomètres d’Odessa, pour y revenir au bout de quelques années. Les affaires du père
semblaient aller mieux et la famille a pu s’installer dans un respectable immeuble de la rue
Richelevskaïa, où, des décenniesIsaac Babel plus tard, sera dressé le monument de l’écrivain.

Comme dans la plupart des familles juives on demandait aux enfants de bien travailler à l’école.
D’ailleurs Isaac ne posait pas de problèmes, il a toujours été un très bon élève, apprenant
volontiers toutes les matières scolaires, ainsi que le violon, le yiddish et le Talmud. Il consacrait
beaucoup de temps à l’étude du français qu’il parlait couramment déjà adolescent. Plus tard il
citait Flaubert et Maupassant comme ses écrivains préférés et des modèles inégalables. D’après
ses proches, il avait même commencé à écrire en français, mais a préféré détruire ces premiers
essais littéraires.

Pogrom
Mais dans l’Empire tsariste du début du XXème siècle, le fait d’être juif créait des obstacles à
son travail scolaire. A plusieurs reprises, il était devenu victime du numerus clausus et n’était pas
accepté dans la classe supérieure malgré ses excellentes notes. Heureusement, son père pouvait
lui payer des cours particuliers et Isaac par rapport aux autres élèves avait un niveau scolaire bien
supérieur. Probablement, sa révolte contre le régime tsariste et son engagement politique
ultérieur en faveur des bolchéviques, ont des racines dans son enfance. D’ailleurs, même si à
Odessa la vie de Juifs a été un peu plus facile que dans les autres régions de l’Empire, les Juifs
ont y été aussi confronté à la violence, à l’injustice.

Par exemple en 1905 un pogrom a frappé Odessa. Plus tard, cet événement fera l’objet d’une
nouvelle, parmi les plus poignantes de Babel, Histoire de mon pigeonnier. Le garçon revient
chez lui après avoir acheté des pigeons, dont il rêvait depuis si longtemps, et se trouve confronté
à un pogrom qui sévit dans son quartier. La maison familiale vient d’être dévastée, l’oncle a été
tué. Or la police n’a rien fait et ne fera rien, les pogromistes ont été protégés. Aujourd’hui,
quand, dans la Russie post-soviétique, il existe une vraie idéalisation du temps d’avant la
révolution de 1917, il suffit de lire cette nouvelle pour voir une tout autre vision, sûrement plus
proche de la réalité, basée sur le vécu du jeune Babel.

Maxime Gorki
Après le lycée, probablement sur l’insistance de son père, il s’est inscrit à l’Institut Supérieur de
Commerce, tout d’abord à Odessa, ensuite à Kiev. Ces études ne l’intéressaient que peu, mais en
bon élève, il obtiendra son diplôme en 1917. Ce séjour à Kiev est important à double titre : en
1913 il publie son premier récit « Le vieux Shloïmé » et il fait connaissance avec Eugénie
Gronfaïn, fille d’un riche entrepreneur qui deviendra sa femme en 1919.

image001
20

Monument Isaac Babel à Odessa


Le début de la guerre 1914 ne semble pas affecter la vie de Babel. Il se peut même que ces temps
troublés lui donnent une liberté qu’il n’avait pas auparavant. En 1915 il se rend à Petrograd où il
s’inscrit à la faculté de Droit, il a même était admis directement en quatrième année ce qui
confirme son bon niveau de connaissance académiques. A vrai dire cette inscription n’était
qu’une ruse pour obtenir le droit de séjourner à Petrograd où en tant que Juif, il n’avait pas droit
de résider. Mais il rêve de se lancer dans la littérature et il pense que dans la capitale il pourra se
faire connaître plus facilement.

Tout d’abord ses tentatives ne sont pas couronnées de succès. Mais à la fin de 1916 il est
remarqué par Maxime Gorki qui joue un rôle primordial dans la vie littéraire russe de l’époque.
Gorki publie ses premiers récits, mais lui conseille « de courir le monde », de sortir de son
univers livresque pour affronter la vie réelle. Babel a été toujours reconnaissant à l’écrivain de ce
conseil qu’il suivit avec ardeur. De son côté Gorki a toujours soutenu Babel et plus tard, après la
prise du pouvoir par les bolchéviques lui a évité beaucoup de problèmes.

Babel va courir le monde pendant sept ans de 1917 à 1924. Il se trouve que cette période
correspond à des événements extrêmement tragiques pour la Russie.

Isaac Babel oeuvresIl a été soldat sur le front roumain, a travaillé au Commissariat du Peuple à
l’Éducation, a pris part aux expéditions de réquisition de nourriture en 1918 a participé à la
guerre civile et surtout à la campagne de Pologne dans la Première Armée de cavalerie de
Boudienny en 1920, a travaillé comme journaliste à Odessa, à Petrograd à Tiflis et dans bien
d’autres lieux. Dans sa Biographie il affirme : « Je n’ai appris qu’en 1923 à exprimer mes idées
de façon claire et pas trop longue. C’est alors que je me suis remis à écrire.»

Quelques œuvres principales


Dans les années 1923-1924 paraissent plusieurs récits qui feront partie de deux œuvres
principales de Babel : La cavalerie rouge et Les récits d’Odessa. Le jeune auteur a tout de suite
été reconnu comme un écrivain brillant, en pleine maitrise de son art. Ses premiers recueils
connaissent un énorme succès en URSS et en Occident, sont rapidement épuisés malgré les
tirages conséquents.

Mais l’adhésion des lecteurs ne signifie pas dans la Russie soviétique l’acquiescement des
dirigeants politiques. Dès ses débuts Babel est stigmatisé pour son « antipathie pour la classe
ouvrière », « le naturalisme » et « ses présentations des bas-fonds d’Odessa ».

Le recueil La cavalerie rouge regroupe les textes dans lesquels Babel raconte sa participation à la
campagne de Pologne de 1920 comme correspondant de guerre. Avec les sentiments mêlés
d’horreur et d’admiration, il peint des soldats de l’Armée Rouge, valeureux mais violents et
incultes. Ils ont accepté la révolution, ils soutiennent la pouvoir bolchévique or leur
compréhension des notions politiques, telles que le communisme reste très vague. Ces
descriptions ont déplu à Boudienny qui a dirigé cette campagne. Il a attaqué violement l’écrivain,
21

exigeant pour lui les répressions les plus sévères. Le maréchal voulait voir ses cavaliers tels
qu’ils étaient censés d’être : nobles, animés d’un esprit révolutionnaire, irréprochables dans leur
comportement. Or le livre les présente différemment, à côté de l’héroïsme il y a aussi l’inculture,
les violences, les meurtres, les viols, l’antisémitisme, la haine des intellectuels. . Cette fois-ci
Babel sera défendu par Gorki qui avait un poids suffisant dans la hiérarchie soviétique pour lui
éviter des pires ennuis.

L’antisémitisme omniprésent dans ses œuvres


Nous sentons aussi que le narrateur est tiraillé entre ses convictions politiques et son identité
juive. Ce conflit est explicité dans la nouvelle intitulée Guedali. Guedali, le juif du shtetl,
propose au narrateur de participer à une « Internationale des gens de cœur ». « La révolution,
nous lui dirons oui, mais faut-il que nous disions non au shabbat ? » lui-demande-t-il.

Babel Récits d'OdessaBabel a fait preuve de la même maîtrise artistique dans son deuxième
recueil, intitulé Les récits d’Odessa. Il a peint sa ville natale dans les années qui précèdent ou
suivent de peu la Révolution d’Octobre, quand la vie des bandits, des contrebandiers, de petits
artisans et commerçants était encore présentée d’une manière romantique dont témoigne le
folklore urbain. Ce monde juif s’organise comme il peut, avec ses propres règles. Parmi tous ces
héros se détache le personnage de Benia Krik, un chef de bande talentueux qui présente un Juif
capable de résister, d’affronter les dangers, de vaincre l’adversité, ce qui motive même
l’admiration de l’auteur. Il n’est pas un simple voyou car il a du cœur et surtout, l’honneur et une
éthique. A ce titre il est respectable. Mais même Benia Krik est condamné dans la réalité
soviétique. Et en 1926 dans un film, tourné d’après Les récits d’Odessa, Babel le fera mourir car
il n’y a pas d’avenir pour ce personnage dans la société nouvelle.

Tout au long de ses récits, Babel montre la force récurrente de l’antisémitisme qui pose pour les
Juifs russes la question : comment vivre dans un tel contexte ? Plier ou se révolter ? Pour Babel,
comme pour bien d’autres intellectuels juifs, la solution sera la Révolution. Il se mettra donc à
son service. Ce choix aura presque toujours des conséquences tragiques.

Dans ces deux recueils Babel apparaît comme maître d’un récit court, laconique et précis. Au fil
des années la langue de l’écrivain devient de plus en plus précise et épurée. Ses personnages sont
présentés aux moments cruciaux qui dénudent leurs traits spécifiques. Mais ces années
correspondent en Union Soviétique à l’instauration du « réalisme socialiste » et Babel est pris à
parti à plusieurs reprises par des dirigeants politiques et des critiques littéraires, très puissants à
l’époque. Il est obligé de se défendre mais pour dans les années 20 et au début des années 30 les
menaces directes semblaient écartées.

Il travaille beaucoup en élargissant ses activités. En 1926 il participe à l’édition des traductions
de Sholem Aleykhem, écrit des scenarii pour Sergueï Eisenstein, envisage une œuvre sur la
collectivisation, traduit beaucoup en mettant au profit sa connaissance du français et du yiddish.
22

Isaac BabelCette notoriété le pousse probablement à ne pas quitter définitivement l’Union


Soviétique tandis que sa mère et sa sœur décident d’émigrer en Belgique après la mort du père
intervenue en 1924. L’année suivante sa femme s’installe en France où bientôt sa fille Nathalie
(1929-2005) verra le jour. Nathalie grandira sans son père, mais deviendra sa grande admiratrice.
Des années plus tard, devenue une éminente spécialiste de la littérature russe, elle participera à la
publication des œuvres de son père en anglais. Or Isaac Babel, tout en passant beaucoup de
temps en Occident, ne veut pas quitter la Russie. Il a bien dit un jour : « Je suis un écrivain russe.
Si je ne vivais pas dans le peuple russe, je cesserais d’être un écrivain, je serais comme un
poisson hors de l’eau ».

Il faut dire aussi que cette vie entre plusieurs pays va influencer sa vie personnelle, en la rendant
très mouvementée. On lui connait alors plusieurs liaisons, y compris avec Eugénie Feigenberg,
native comme lui d’Odessa, traductrice alors à l’ambassade soviétique de Berlin. Avec le temps
elle deviendra l’épouse de Iejov, à l’époque le chef tout puissant du NKVD.

Dans les toutes dernières années de sa vie, après le refus définitif de sa femme de revenir en
Union Soviétique, il décide de divorcer et épouse sa dernière compagne Antonina Pirojkova. De
ce mariage naîtra en 1937 sa fille Lydia qui en 2011 a assisté à l’inauguration de son monument
à Odessa.

Pour des intellectuels soviétiques, les années 30 commencent sous des sombres présages. Pour
des écrivains la date fatidique sera le 14 avril 1930 quand Vladimir Maïakovski qui jusqu’à
présent était le soutien le plus fidèle du régime se suicide. Au même moment après la lutte très
âpre pour le pouvoir au sein du parti bolchévique, le vainqueur Joseph Staline va commencer
l’élimination physique de ses adversaires. Cet affrontement sanglant va entrainer des millions de
victimes.

Babel sent venir ce changement radical, mais au début il se réfugie dans le silence. Au premier
congrès des écrivains soviétiques qui va se tenir à Moscou du 17 août 1934 au 1 septembre, en
présence des nombreux délégués étrangers dont André Malraux, Paul Nizan, Louis Aragon et
bien d’autres, Babel se permet ces paroles ironiques : « Je suis devenu un maître du genre
nouveau, celui du silence ».

Déjà en 1934 les arrestations de plus en plus massives commencent. Beaucoup des relations, des
connaissances de Babel sont arrêtées, exécutées ou disparaissent au Goulag. Le pic de cette
période de terreur laquelle porte en russe le nom de « iejovchina » a lieu en 1937, car elle a été
préparée par Nikolaï Iejov, à l’époque chef du NKVD et le mari d’Eugénie Feigenberg.

Terreur

Pogrom à Odessa 1905


23

Le destin semble tendre à Babel l’ultime avertissement en 1935, quand il effectue un séjour en
France, en participant au Congrès antifasciste des écrivains, organisé par André Malraux. C’était
pour lui la dernière occasion de sauver sa vie qu’il n’a pas saisi. Il décide de rentrer à Moscou …

Or en Union Soviétique la terreur s’accélère, les bourreaux d’hier deviennent le lendemain des
victimes. En octobre 1938 la femme d’Iejov se suicide et en avril 1939 Nikolaï Iejov est arrêté à
son tour. Pendant sa détention, probablement sous tortures, il dénonce beaucoup de personnes et
entre autres, Isaac Babel qui était pendant un moment proche de sa femme. Le 15 mai 1939
Babel est arrêté à son tour. On saisit alors beaucoup de manuscrit et des lettres qui n’ont jamais
été retrouvés. Il restera en prison pendant huit longs mois. Torturé il « avouera ses crimes » :
espionnage au profit de la France, de la Belgique … on l’accusera même d’avoir été
l’informateur d’André Malraux. Son procès secret aura lieu le 26 janvier 1940, il durera une
vingtaine de minutes et Babel aura droit à quelques mots que sa fille Nathalie retrouvera dans
son dossier, consulté des années plus tard, après la chute de l’URSS. Il a dit alors : « Je suis
innocent. Je n’ai jamais été un espion. Je n’ai jamais agi contre l’Union Soviétique. J’étais forcé
à formuler des fausses accusations contre moi-même et contre les autres personnes ». Il sera
fusillé le lendemain, le 27 janvier 1940.Mais on informe ses proches qu’il est mort en détention
le 17 mars 1941. Ses cendres reposent dans une fosse commune du monastère Donskoï de
Moscou où on a enterré des milliers de victimes des persécutions des années 30 et 40.

L’oubli

Pendant une quinzaine d’années le nom de Babel disparait de l’histoire de la littérature russe.
Seulement après la mort de Staline (1953) et le XXème congrès (1956), lorsque Babel sera
officiellement réhabilité, les lecteurs pourront retrouver les textes du grand écrivain dont certains
sont posthumes.

Au début, dans les années 50, son nom fut timidement mentionné dans les textes de ses amis
comme Constantin Paoustovski ou Ilya Ehrenbourg. Parfois on procède aux coupures quand, par
exemple, il mentionne les noms interdits jusqu’à 1991 comme Trotski ou Toukhatchevski. Ses
premières œuvres complètes verront jour en Russie seulement en 2006.

Les lecteurs en Occident et tout particulièrement en France, auront plus de chance. Les nouvelles
de Babel ont commencé à être traduites encore de son vivant ; certaines œuvres, comme La
cavalerie rouge existent même en trois versions. Ses pièces Le Crépuscule et Maria sont
présentées assez souvent en France. Depuis 2012 les Œuvres complètes de Babel, sont sorties
dans les éditions Le Bruit du temps dans la traduction de Sophie Benech.

Je ne peux que vous conseiller de les lire ! AS♦Ada Shlaen

[1] Ada Shlaen est professeur agrégée de russe, et a enseigné aux lycées La Bruyère et Sainte-
Geneviève de Versailles.
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10/02/2019ADA SHLAEN
Les Pasternak, quelle famille…!

Les enfants de Leonid Pasternak

Dans l’histoire des arts et des sciences, il est toujours intéressant d’étudier les familles célèbres
qui s’étendent sur plusieurs générations : les Bach, les Renoir, les Curie, les Dumas… Leurs
talents s’expliquent-ils par la génétique ou plutôt par l’éducation ? Pour étoffer mon propos, je
vais présenter l’exemple d’une telle dynastie qui mérite d’être connue : les Pasternak.

Supposons donc que vous entendez ce nom de famille. A qui penserez-vous en premier ? Quel
prénom accolerez-vous à ce nom ? Quelles images, quelle musique évoque-t-il ? Je parie que de
nombreux lecteurs penseront à « Boris », en se souvenant de son célèbre roman, Le Docteur
Jivago, et son prix Nobel en 1958, ce qui a provoqué un regain de tension entre l’Union
Soviétique et l’Occident. Certaines personnes se mettront peut-être à fredonner la Chanson de
Lara, rendue si populaire par le film éponyme, tourné par David Lean en 1965, et qui fait partie
des plus prisés dans l’histoire de la cinématographie mondiale[1]. Mais cette fois-ci, un autre
Pasternak va nous occuper ; il s’agit de Léonid (1862-1945) qui n’est autre que le père du poète
et romancier Boris. D’ailleurs quand on parle des Pasternak, il faudrait aussi évoquer Rosalia (la
femme de Léonid) qui fut une remarquable pianiste, et on pourrait même signaler les trois autres
enfants du couple, Alexandre, Lydia et Joséphine, bien brillants dans leurs domaines.

Léonid Pasternak était un éminent peintre et dessinateur dont les œuvres sont présentes dans des
grands musées, et pourtant son nom est souvent ignoré du grand public ; il est surtout très
apprécié des spécialistes et des amateurs de la peinture russe. Il faut aussi indiquer que ses
tableaux, et particulièrement ses dessins, abordent fréquemment la thématique juive. Mais dans
son cas, la gloire du fils a probablement joué en défaveur du père.

Il est né le 22 mars 1862 à Odessa dans une famille juive, où de génération en génération, on
répétait, sans trop y croire, qu’elle descendait de la célèbre lignée des Abrabanel[2], illustrée par
plusieurs savants et penseurs dès le XVe siècle. Mais il s’agit probablement d’une légende
familiale, car le nom « Pasternak », comme ceux de nombreux Juifs d’Europe centrale et
orientale, atteste une origine fort modeste : il désigne un légume, le panais. A la naissance, on lui
donna trois prénoms : Aaron-Yitskhok-Leïb, ce dernier fut rapidement russifié en « Léonid »
pour être utilisé aussi bien dans la vie privée que publique.

Le père de Léonid, Joseph, tenait une auberge, située avantageusement aux portes d’Odessa[3]
qui était alors une grande cité cosmopolite au bord de la Mer Noire, et où les Juifs avaient une
meilleure situation que leurs coreligionnaires de la zone de résidence. Avec ses six enfants, la
famille était nombreuse, et pendant plusieurs années leurs conditions de vie étaient assez
précaires. Mais avec le temps, Joseph put consolider ses revenus, et les deux cadets, Léonid et
Anna en profitèrent pour faire leurs études secondaires et universitaires. Joseph voyait déjà son
fils cadet se lancer dans une brillante carrière d’avocat ou de médecin.
25

Mais Leonid, dès son plus jeune âge, voulait être peintre. Enfant, il dessinait déjà avec des
morceaux de charbon sur du carton ou des panneaux de contre-plaqué. A six ans il obtient sa
première commande de la part du gardien, qui souhaitait avoir chez lui quelques scènes de
chasse. « Le commanditaire » a payé cinq kopecks pour chaque tableau, et il les a accrochés sur
les murs de sa loge. Dans ses mémoires, Leonid, par gratitude, l’a appelé « mon Lorenzo Medici
». Plus tard il exécutera volontiers des enseignes pour des clients de son père. Étudiant, il
travaillait comme illustrateur pour la presse locale, riche de plusieurs titres, et arrivait ainsi à
assurer une certaine indépendance financière.

En voulant concilier le souhait de ses parents et ses propres désirs, Léonid commença par suivre
des formations parallèles. Encore lycéen, il fréquentait les cours d’une école de dessin, puis,
après l’obtention du baccalauréat en 1881, il s’inscrit à la Faculté de Médecine de Moscou. Mais
rebuté par l’obligation d’effectuer des dissections, il bifurqua vers la faculté de droit d’Odessa où
il obtint sa licence en 1885.

Une telle démarche dut satisfaire son père qui ne protesta nullement lorsque Leonid décida
d’approfondir sa formation de peintre. Déjà en 1882, il souhaitait d’entrer à l’École des Beaux-
Arts de Moscou, mais la seule place vacante de la promotion fut attribuée à la fille aînée de Léon
Tolstoï, Tatiana. N’ayant pas de moyens suffisants pour aller à Paris, il décide alors de partir
pour Munich où pendant deux ans il suit des cours à l’Académie royale de Bavière, ne revenant à
Odessa que pour passer ses examens de droit. Il termina ses études à Munich la même année,
1885, en obtenant la médaille d’or.

Droit ou peinture ?

Ainsi il avait en poche sa licence de droit, mais penchait de plus en plus pour une carrière, bien
précaire, de peintre. Heureusement, plusieurs événements favorables lui firent définitivement
abandonner l’idée de s’engager dans une carrière juridique.

En 1889 sa première grande toile fut retenue pour le salon annuel des Ambulants[4]. En Russie
c’était une vraie consécration pour un artiste de vingt-sept ans ! Ce tableau, intitulé Une lettre du
pays, était inspiré par l’année du service militaire obligatoire qu’il venait d’accomplir. Pasternak
y peint une chambrée dans une caserne. Nous voyons trois jeunes soldats, l’un d’eux lit à ses
camarades une lettre qu’il vient de recevoir. Leurs visages sont nostalgiques : visiblement ils se
sentent mal à l’aise, arrachés à leur sol natal et leur existence naturelle. Le jeune peintre,
discrètement, mais sans ambiguïté, nous fait sentir la contrainte que l’État exerce sur ces
paysans. Cette œuvre fut immédiatement achetée par le collectionneur Pavel Tretiakov pour sa
fameuse galerie. Le choix du sujet et sa présentation s’inscrivent bien dans l’esthétique des
Ambulants. Mais ce tableau, même s’il a rencontré un franc succès, était pour le peintre comme
un adieu à ses maîtres, car il était déjà en train d’évoluer et se sentait séduit par d’autres formes,
notamment celles des impressionnistes français. Contrairement aux Ambulants qui
affectionnaient des scènes historiques, des représentations des serfs peinant dans des champs et
26

des artisans modestes, Pasternak va privilégier les images d’intérieur et les portraits, où, grâce à
l’éclairage artificiel, il crée une atmosphère d’intimité. De cette manière il affrontera les
problèmes de la technique picturale, d’où sa préférence pour le pastel et l’utilisation d’un
colorant fluide mêlé à la gouache[5]. Très rapidement il s’attacha aux dessins d’après nature, ce
qui fait de lui un maître du portrait.

Souvent il peignait ses propres enfants ; ces tableaux témoignent de l’atmosphère de tendresse et
de cordialité qui régnait dans son foyer. De plus, ces portraits trouvaient toujours des acquéreurs,
et les confrères, un peu jaloux, disaient que « Les enfants de Leonid faisaient vivre toute la
famille ». Avec le temps il eut des modèles bien plus célèbres et laissa toute une galerie de ses
contemporains illustres : Anton Rubinstein, Alexandre Skriabine, Maxime Gorki, Alfred
Einstein, Rainer Maria Rilke et surtout Léon Tolstoï dont il deviendra très proche avec le temps.

Avec Tolstoï

Leonid Pasternak
Dans l’histoire de l’art russe, Leonid Pasternak a une place incontestable et originale
d’illustrateur des romans du grand écrivain. Tout d’abord il travailla à une édition de Guerre et
Paix et en 1900. Il avait assuré, en collaboration étroite avec l’écrivain, la présentation graphique
de la première édition de Résurrection. Leur association eut lieu dans des circonstances très
particulières ; Tolstoï écrivait ce roman depuis plusieurs années et n’arrivait pas à l’achever. Or
en 1900 il décida de le terminer très rapidement pour financer le déménagement au Canada de la
secte de Doukhobors[6], persécutés par le pouvoir tsariste. Tolstoï se sentait alors proche d’eux,
prônait le même refus des structures étatiques, ce qui d’ailleurs provoquera son
excommunication en 1901. Le peintre fut invité dans l’ancestral domaine d’Iasnaïa Poliana pour
prendre connaissance de l’œuvre encore en chantier. Il prépara et retoucha ses illustrations selon
les indications de Tolstoï qui souvent exprimait des regrets d’avoir connu Leonid si tard. Cette
œuvre graphique, inséparable du texte de la Résurrection, fit rejaillir sur le peintre la gloire de
l’écrivain. Les dessins furent présentés en 1900 dans le pavillon russe de l’Exposition universelle
de Paris où Leonid reçut la médaille d’or. À partir de cette période, il devient un familier des
Tolstoï, dessine souvent l’écrivain ainsi que les membres de sa famille et de son entourage. Au
musée Tolstoï de Moscou on peut voir plus de 200 de ses œuvres, y compris l’ultime portrait,
dessiné juste après la mort de l’écrivain. Lorsque dans la nuit du 27 au 28 octobre 1910, Tolstoï,
âgé de 82 ans, s’était enfui de sa propriété à la recherche de la vie plus paisible et loin des
honneurs, il tomba malade et on le fit descendre du train dans la petite gare d’Astapovo. Il y
mourra une semaine plus tard ; la femme de Tolstoï demanda alors à Leonid de venir pour le
dessiner sur son lit de mort.

L’année 1889 qui apporta au jeune peintre cette première consécration, fut aussi essentielle dans
sa vie personnelle. Le 14 février, quelques jours avant l’ouverture du Salon des Ambulants où
son tableau sera exposé, il épouse une jeune pianiste Rosalia Kaufman qu’il avait connue chez un
ami cinq ans auparavant. Les deux jeunes gens se sont plu dès cette première rencontre, mais ils
semblaient effrayés à l’idée d’avoir à sacrifier leurs carrières à la vie familiale. Or, la bonne
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réception de son premier tableau aida Leonid à surmonter ses hésitations et ainsi le couple décida
de se marier après cinq ans de fiançailles. Plus tard Leonid disait d’ailleurs que Rosalia était
comme sa bonne étoile qui lui portait la chance dans tout ce qu’il entreprenait.

Rosalia, née en 1867, venait d’avoir vingt-deux ans. Elle aussi était originaire d’Odessa où son
père dirigeait une fabrique d’eau gazeuse, très prospère dans cette région plutôt aride. Elle était
pianiste, une vraie wunderkind[7]; à douze ans son jeu émerveilla le grand virtuose Anton
Rubinstein qui, après un concert, la donna en exemple aux musiciens de son orchestre, si réputé.
Adolescente, elle faisait déjà des tournées en Russie et en Europe, à dix-neuf ans elle enseignait à
l’École impériale de musique d’Odessa, filiale du Conservatoire de Saint-Pétersbourg.

Pour dire la vérité, le mariage exigeait davantage de sacrifices à Rosalia qu’à Leonid. Sa carrière,
si brillamment commencée, fut interrompue pour de longues années. Elle continuait à donner des
concerts privés qui avaient toujours énormément de succès, mais il n’était plus question pour elle
de faire des tournées, surtout après la naissance de leurs quatre enfants.

Le jeune couple s’installa à Moscou en louant un modeste appartement dans un quartier


périphérique[8]. Leurs premières années n’étaient pas faciles, les problèmes d’argent étaient
fréquents, et Rosalia revenait souvent à Odessa avec leur premier-né Boris[9] pour oublier un
peu les soucis de la vie quotidienne auxquels elle n’était pas très bien préparée, venant d’une
famille aisée.

Pendant que sa femme était à Odessa, Leonid travaillait d’arrache-pied à Moscou. Il était un
collaborateur régulier des périodiques illustrés de Moscou et il avait fondé avec un collègue une
école privée d’arts graphiques. À son retour Rosalia avait décidé de donner des leçons de piano
pour améliorer le budget familial. Son fils Boris devint aussi son élève, il faillit d’ailleurs devenir
compositeur et d’après tous les témoignages il était très doué ! Pendant son adolescence et sa
prime jeunesse sa vocation ne faisait aucun doute ![10]

Leonid Parternak Pins et Mer

Mais à partir de 1894, grâce à la notoriété apportée à Leonid par ses premiers tableaux, et surtout
grâce à sa réputation d’excellent dessinateur, il put obtenir la stabilité d’un emploi régulier en
tant que professeur de dessin à l’École de peinture de Moscou ; son salaire était encore modeste,
mais le poste comportait un avantage appréciable : un logement de fonction au centre même de
Moscou. Cette nomination fut d’autant plus inattendue que, dans l’Empire russe, les Juifs
n’avaient pas le droit d’occuper des emplois dans la Fonction publique, notamment dans
l’enseignement. On leur demandait alors une conversion, même formelle. Or le prince Lvov,
directeur de l’École, n’avait jamais exigé de Leonid une telle démarche. Dans ses Mémoires
Leonid revient sur cet épisode: Je me hâtai d’exprimer au prince Lvov ma joie sincère et ma
reconnaissance pour cette invitation flatteuse. Cependant je lui fis remarquer que mes origines
juives seraient sans doute un obstacle insurmontable. Je n’étais pas lié au rituel juif traditionnel
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mais, croyant profondément en Dieu, je ne me serais jamais permis de songer à un baptême à des
fins intéressés.

On peut considérer que l’obtention de ce poste inaugura une période heureuse pour Leonid
Pasternak. Il put enfin se consacrer entièrement à son art, tout en offrant aux siens une vie aisée :
l’emploi permanent d’une nourrice, d’une bonne d’enfant, d’une cuisinière et d’une femme de
ménage était alors considéré comme une chose allant de soi.

Il partageait son temps entre ses cours à l’École, sa peinture et les commandes, apportées par sa
réputation croissante de portraitiste et de dessinateur. Rosalia donnait, à la grande joie de ses
admirateurs, des concerts privés, que Léon Tolstoï, au sommet de sa gloire et qui n’aimait pas se
montrer en public, venait volontiers écouter. Quand Leonid se rendait à Iasnaïa Poliana, Tolstoï
tenait beaucoup à la présence de Rosalia qui interprétait pour l’écrivain ses compositeurs
favoris : Bach, Haendel, Chopin. Leonid, qui se sentait toujours un peu fautif par rapport à sa
femme, était ravi de cet accueil et il lui rendit justice dans ses Mémoires : Tolstoï aimait son jeu
et souvent son exécution l’avait ému aux larmes. La musique et la peinture imprégnaient
l’atmosphère de la maison des Pasternak !

En été ils avaient l’habitude de retourner à Odessa, surtout pour se plonger dans l’atmosphère
accueillante, propre à cette grande cité du Sud ; à cette occasion les enfants du couple se
rapprochaient de leurs cousins, ils découvraient aussi la mer et avaient même l’occasion
d’entendre leurs grands-parents parler le yiddish. Malheureusement, ces vacances s’espacèrent
(sans s’interrompre toutefois) avec la mort des anciens. Le dernier à partir fut Isidore, le père de
Rosalia qui mourut en 1903.

En 1905 toute la famille est témoin des troubles qui présageaient déjà les événements tragiques
de l’année 1917. C’était une longue année de désordres, déclenchés par la cuisante défaite de
Port-Arthur face à la puissance japonaise naissante. À la fin de l’année, le pays fut paralysé par
une grève générale. Le pouvoir finit par céder en accordant, par le manifeste du 30 octobre, une
Constitution et la garantie des libertés publiques. Mais il était déjà trop tard. Une vague
insurrectionnelle déferle sur le pays : à Moscou entre le 22 et le 31 décembre, des barricades
s’élevent, à Odessa commence la mutinerie du cuirassé Potemkine, et toute la ville connaît une
grande agitation. La sévère répression dirigée par Piotr Stolypine arrête ce mouvement social qui
fut appelé «la répétition générale». Douze ans plus tard aura lieu le funeste spectacle final[11] !

Leonid Pasternak vit cette crise comme un cataclysme inévitable et, tout en ressentant une
certaine sympathie pour ce mouvement révolutionnaire (comme une bonne partie des
intellectuels russes), il sent un certain découragement. Étant témoin à Moscou de l’écrasement de
l’insurrection et écœuré par la répression, il décide d’échapper à ces visions de cauchemar, en
partant à l’étranger avec sa famille.

Il choisit l’Allemagne comme lieu de refuge, tant ce pays lui semblait alors sûr et familier.
C’était effectivement le cas en 1906 et même des années plus tard, en 1921, quand il quittera
29

définitivement la Russie après la révolution de 1917 et la guerre civile. Pour lui, ce choix
semblait logique : sa femme et lui parlaient parfaitement l’allemand, il était connu parmi les
peintres grâce aux années passées à Munich, obtenait de nombreuses commandes pour des
portraits. Pouvait-il prévoir l’évolution tragique et néfaste de ce pays ?

Au bout d’un an la famille va revenir en Russie et reprendre, en apparence, le cours normal de


leur vie. Mais pendant les dernières années de la monarchie, Leonid comme la plupart de ces
contemporains, va vivre avec un lugubre pressentiment de la fin d’une époque, renforcé par la
conscience de l’absurdité de la guerre, éclatée en 1914.

Durant ces dernières années de paix précaire, grâce à la fréquentation du poète Haïm Nahman
Bialik, rencontré à Odessa en 1911, Leonid va se rapprocher de ses racines juives. Leur amitié
ira en se renforçant aux cours des années, et il existe plusieurs portraits de Bialik peints par
Pasternak. Il regrettait de ne pas pouvoir lire le poète en hébreu, et utilisait les traductions russes.
Souvent ils parlaient de la place insuffisante des arts plastiques dans la société juive, en espérant
voir des évolutions dans ce domaine.

Le 28 février 1917, les Russes pouvaient avoir l’impression d’un retour en arrière, mais cette
fois-ci les événements prendront le cours tout différent. La capitale de l’Empire, après des
semaines d’émeutes et de désordres provoqués par les pénuries et l’état de guerre, tomba sous
l’influence des Soviets, dirigés par des ouvriers en grève et des soldats déserteurs. Le 3 mars, le
tsar Nicolas II abdique : la monarchie s’écroule comme un château de cartes. Hélas ! Le
gouvernement provisoire ne contrôlait pas la situation face aux « soviets de députés ouvriers,
soldats et paysans » apparus depuis février. Les bolchéviques, avec Vladimir Lénine à leur tête,
renforçaient de jour en jour leur influence. Le 7 novembre (d’après le calendrier grégorien)[12]
les milices armées et les gardes rouges occupent tous les lieux stratégiques de Petrograd, y
compris le Palais d’Hiver, siège du gouvernement provisoire. La province suit la capitale, les
résistances étant très faibles, d’autant plus que le nouveau gouvernement donne immédiatement,
par plusieurs décrets, satisfaction à ceux qui l’avient porté au pouvoir. On peut citer quelques
lignes du Docteur Jivago : « Quelle magnifique chirurgie, s’exclama Iouri Jivago, en lisant ces
décrets. Un, deux, trois, et on vous excise artistement les vieilles plaies fétides !»

Mais à partir de 1918, la Russie s’enfonce dans la guerre civile. Pendant plus de trois ans le pays
est déchiré par des violences extrêmes. D’un côté les généraux de l’armée impériale (Koltchak,
Ioudenitch, Denikine, Wrangel…) forment les armées blanches ; en face, Léon Trotski organisa
une « Armée rouge » pour les combattre. Pour la population civile, ces trois ans signifiaient le
retour à l’âge de pierre ; l’approvisionnement des villes n’était plus assuré, dans les appartements
il n’y avait plus ni eau courante, ni chauffage, et la faim et les épidémies sévissaient.

La vie de l’intelligentsia russe devient alors très dure. Les persécutions, les arrestations, les
emprisonnements sont de plus en plus fréquents. Il est vrai que le Commissaire du peuple à
l’instruction, Anatole Lounatcharski, révolutionnaire et marxiste certes, mais un homme fin et
cultivé ainsi que l’écrivain Maxime Gorki, arrivaient parfois à obtenir quelques mesures
30

favorables pour adoucir l’existence des artistes. Ainsi en mai 1918 Leonid Pasternak fut engagé
dans une « brigade de peintres », chargés d’exécuter les portraits des principaux dirigeants du
parti bolchévique. Grâce à ce travail il put obtenir des rations supplémentaires. De cette manière
Leonid exécuta les portraits de Lénine, Trotski, Kamenev et bien d’autres. Hélas ! Certaines de
ces œuvres seront détruites lors de « grandes purges », quand de nombreux bolcheviques de
première heure seront devenus des « ennemis du peuple ».

La fin de la guerre civile permet le retour à la vie plus ou moins normale. Les frontières
s’ouvrent et de nombreux nouveaux citoyens soviétiques quittent le pays, certains pour toujours,
d’autres pour un temps seulement. Berlin attire des artistes et des intellectuels. Rosalia et Leonid,
durement éprouvés par la décennie de privations, partent aussitôt, toujours pour l’Allemagne.
Leurs deux filles les accompagnent ; les fils restent en Union Soviétique, mais pendant quelques
années ils pourront venir assez souvent voir les parents. Les époux garderont leur nationalité
soviétique, car ils envisagent un retour dans un avenir indéterminé.

Le peintre retrouva en Allemagne les relations nouées lors de ses différents séjours. Après des
débuts difficiles, il put organiser des expositions et obtint des commandes qui permettaient à la
famille de vivre d’une manière indépendante. Les filles reprirent leurs études, Joséphine en
philosophie et Lydia en biochimie. Rosalia donnait de temps en temps de concerts, bien
accueillis par le public.

À Berlin Leonid retrouva le poète Haïm Bialik qui put à son tour quitter l’Union Soviétique
grâce à l’aide de Gorki. En 1923 le peintre entreprit un voyage en Palestine où il put revoir
encore une fois Bialik qui s’était installé entre temps à Tel-Aviv. De cette période datent des
tableaux comme Le paysage de Palestine ou bien Le petit âne dans la chaleur.

Pendant son séjour à Berlin, Léonid fréquentait volontiers les personnalités du courant sioniste,
tels Haïm Weizman ou Nahum Sokolov. Il participait au travail de la maison d’édition « Yavne »
dont le siège principal se trouvait à Jérusalem. Il écrivit aussi l’essai Les motifs juifs dans
l’œuvre de Rembrandt qui a été publié en 1923 à Berlin. Bialik qui souhaitait préfacer cet
ouvrage y vit « un retour au judaïsme ». Or Leonid récusa cette interprétation, en écrivant à son
ami : Vous avez tort, il n’y a pas de « retour », car je ne vous ai jamais quittés, j’ai toujours été
avec vous. Seulement vous ne m’avez pas vu, pas cherché … ».

Boris_Pasternak_with_family_1920s

Dans ces années Leonid entama ses Mémoires où il consacra plusieurs pages à Tolstoï, le tirage
de ce livre fut détruit par les nazis pendant les nombreux bûchers des années 1930. Les émigrés
russes, si nombreux dans la ville, commencèrent alors à partir, l’exode s’accéléra avec la venue
au pouvoir d’Hitler.

Léonid et les siens quitteront la ville seulement en 1938. Comme ils avaient gardé leurs
passeports soviétiques, ils envisageaient très sérieusement le retour en Union Soviétique, mais le
31

consulat tardait avec la délivrance des visas. Il faut dire que la vague de la grande purge atteignit
l’ambassade ; entre 1930 et 1937 quatre ambassadeurs furent rappelés à Moscou, tous les quatre
furent arrêtés et fusillés en 1937 et 1938. Personne ne voulait traiter leur dossier.

Évidemment, Boris Pasternak était prêt à les accueillir, il s’était même « débrouillé » pour louer
à Peredelkino[13] une grande « datcha » de six pièces et un jardin dans le « village des écrivains
». Mais il ne les encouragea guère à retourner en URSS, pressentant toutes les difficultés qu’ils
auraient à s’accoutumer à la vie soviétique. Pour finir, Leonid et Rosalia partent pour
l’Angleterre où habitait déjà leur fille cadette Lydia qui avait épousé en 1935 un professeur
d’Oxford. Joséphine, leur fille aînée et son mari purent aussi les rejoindre. Malheureusement le
23 août 1939, Rosalia mourut d’une crise cardiaque. Leonid s’éteindra le 31 mai 1945. En
apprenant sa mort, son fils, très atteint, tenta d’écrire ses sentiments : J’avais envie de lui dire
plus clairement et plus nettement quel bouleversant accompagnement je voyais toujours devant
moi dans son talent stupéfiant, les miracles de son art, la facilité avec laquelle il travaillait, sa
fantastique fécondité, sa vie riche, fièrement concentrée, réelle, vécue pour de bon pour atteindre
une hauteur tragique rare ».

Nous ne pouvons que regretter la faible notoriété du premier représentant de la dynastie des
Pasternak qui mérite toute notre attention. AS♦

Ada Shlaen, mabatim.info

[1] Si on tient compte de l’inflation, ce film est le huitième plus gros succès de l’histoire du
cinéma avec presque deux milliards de dollars de recettes.
[2] La famille Abrabanel était l’une des plus anciennes familles juive d’Espagne. Elle est aussi
citée au Portugal. Son établissement dans la péninsule ibérique date d’avant l’arrivée des Juifs
séfarades, c’est-à-dire dès l’époque de la destruction du Premier Temple.
[3] Odessa fut fondée à la fin du XVIIIe siècle. Au XIXe c’était la quatrième ville de l’Empire
(après Saint-Pétersbourg, Moscou et Varsovie), mais la seconde après Varsovie pour la
population juive qui avoisinait 30%, c’est-à-dire 165000 sur 450 000 d’habitants
[4] En Russie le mouvement des Ambulants correspondait à la révolte contre l’académisme,
imposé par l’Académie impériale des Beaux-Arts, d’où l’idée d’organiser les expositions
itinérantes qui avaient un but pédagogique revendiqué car les Ambulants voulaient rendre l’art
plus accessible à un vaste public et aux couches les plus modestes de la société.
[5] Nous pouvons voir ces traits dans les tableaux de Leonid Pasternak, exposés au Musée
d’Orsay. Il s’agit de trois œuvres : La veille de l’examen, peint en 1895, d’un portrait de Léon
Tolstoï et d’un autre de Ludwig Metzl (1907), un notable de la communauté juive d’Allemagne.
[6] La secte de Doukhobores (en russe : lutteurs de l’esprit) rejette toutes les institutions
(gouvernements, assemblées, clergé constitué, le service militaire…) Ils suivent seulement les
quatre Évangiles : selon Matthieu, Marc, Luc et Jean. D’après eux nul n’a besoin d’intermédiaire
entre Dieu et l’homme, car chaque homme porte en lui une part de divinité. Ils étaient d’ardents
pacifistes, ce qui leur valut une dure répression aussi bien dans l’Empire russe que plus tard en
Union Soviétique.
32

[7] Un enfant prodige


[8] Ce quartier est d’ailleurs décrit par Boris Pasternak dans les premiers chapitres du Docteur
Jivago.
[9] Boris Pasternak est né le 10 février 1890
[10] Il a abandonné ses études de musique en 1909, en donnant comme explication le fait de ne
pas avoir « l’oreille absolue », le don qu’il n’a pas hérité de sa mère.
[11] Dans les premières pages de son roman, Boris Pasternak a laissé des descriptions très
vivantes de cette période à Moscou, quand tout adolescent il s’était trouvé au centre même de ces
événements.
[12] Avant 1917 en Russie on utilisait le calendrier julien qui avait 14 jours de différence avec le
calendrier grégorien utilisée en Occident.
Ada Shlaen[13] Peredelkino est un ensemble de datchas, situé à 25 km au sud-ouest de Moscou.
Sous le régime soviétique, un village des écrivains » y fut construit pour les membres de l’Union
des écrivains soviétiques. Boris Pasternak y habitera à partir de 1934. Il meurt à Peredelkino en
1960 et est enterré au cimetière du village.

27/12/2018ADA SHLAEN
Ossip Mandelstam, poète russe
ossip-mandelstam.jpg14 janvier 1891 – 27 décembre 1938

Traditionnellement les historiens de la littérature russe adoptent une périodisation avec les
métaux précieux : l’or et l’argent. On parle ainsi du Siècle d’or, qui englobe la majeure partie du
XIX siècle[1] et du Siècle d’argent, d’ailleurs bien court, car débutant à la fin du XIXe, il
s’acheva tragiquement pendant la terreur stalinienne. Cette époque correspondait à l’essor
remarquable de plusieurs domaines culturels : la littérature, le théâtre, la musique et les arts
picturaux.

Les symbolistes russes[2] étaient les premiers à entrer dans ce nouveau siècle. Si on les compare
aux symbolistes occidentaux, ils apparurent plus tardivement, mais leur mouvement avait, peut-
être, plus d’originalité.

Au début du XXe les courants littéraires deviennent beaucoup plus nombreux : futuristes,
acméistes, formalistes… Les spécialistes de littérature se délectent de cette abondance, mais les
lecteurs retiennent surtout les noms sans s’attacher aux étiquettes.

Acméistes
Quand je prononce le mot « acméistes[3] » je vois instantanément les visages de trois grands
poètes, des grands amis aux destins tragiques : Anna Akhmatova[4], Nikolaï Goumiliov[5] et
Ossip Mandelstam. Depuis peu les lecteurs français peuvent lire les œuvres complètes[6] de
Mandelstam, aussi c’est le moment pour parler de sa vie courte, riche et tragique.

Ossip Mandelstam[7] est né le 14 janvier 1891 à Varsovie (à l’époque la ville faisait partie de
l’Empire russe) où son père, négociant en maroquinerie, était installé pendant quelques années.
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Sa situation matérielle était assez solide, il appartenait à la première guilde et comme tel, n’était
pas astreint à la zone de résidence. La famille était originaire de Lituanie, le père du poète
Chatsnel (Emile), est né en 1856 à Jagary, un shtetl situé près de la frontière avec la Lettonie,
tandis que sa mère, née Flora Verblovska, vit le jour en 1866 à Vilna, la Jérusalem du Nord. Les
Juifs de cette région étaient proches de la culture allemande et assez hostiles au monde russe, de
plus, souvent ils se reconnaissaient dans les aspirations de la Haskala. Les grands-parents
paternels verraient volontiers leur fils Chatsnel devenir rabbin. Ils l’envoient à Berlin dans une
yeshiva, mais visiblement il n’avait pas la vocation pour des études de la Thorah.

Enfance bourgeoise
Ossip Mandelstam évoque ce passé familial dans le Bruit du temps, un récit autobiographique
dans lequel il plante admirablement le décor : celui d’une enfance dans une famille juive,
bourgeoise, à Saint-Pétersbourg au début du XXe siècle.

Si on en juge par le chapitre le Chaos judaïque du Bruit du temps, les relations n’étaient pas
faciles entre le père et le fils. Déjà tout jeune garçon, il est choqué par le langage paternel :

« Était-ce le russe d’un Juif polonais ? Non. La langue d’un Juif allemand ? – Non plus. Peut-être
un accent particulier de Courlande ? Je n’ai en rien entendu de comparable. Une langue
alambiquée et tordue d’autodidacte, où les mots concrets s’entrelaçaient avec les termes
philosophiques de Herder, Leibnitz et Spinoza. Ses phrases à la syntaxe bizarre d’un talmudiste,
étaient artificielles, inachevées… Mon père n’avait pas du tout de langue, c’était un bégaiement
et une absence de langue ».

Ossip était beaucoup plus proche de sa mère, pianiste, grande lectrice qui était d’ailleurs une
cousine du critique littéraire Semion Venguerov, très réputé à l’époque. Si Mandelstam n’aimait
pas le parler paternel, dans sa mémoire, la voix de sa mère resta gravée :

« La langue de ma mère était le grand-russe littéraire, pur et sonore, sans la moindre addition
étrangère avec des voyelles quelques peu élargies et trop ouvertes ; son vocabulaire était pauvre
et concis, les tours de phrases étaient monotones, mais c’était une langue, et il y avait en elle
quelque chose d’authentique et d’assuré. Ma mère aimait parler et appréciait les saveurs des
racines du grand-russe. N’était-elle la première dans sa lignée à prononcer ces sons russes, purs
et clairs ? »

Hébreu, non ; français et allemand, oui


Dans le chapitre la Bibliothèque il décrit la différence entre les livres de son père et de sa mère.
Parmi les volumes en hébreu, il y avait un manuel d’apprentissage de l’alphabet, mais Ossip ne
réussit pas à retenir « l’Alef-Bet », bien que ses parents eussent engagé un maître réputé.
D’ailleurs la famille était assez éloignée de la religion, ils allaient rarement à la synagogue,
marquant seulement deux fêtes importantes pour les Juifs : Rosh Hashana et Yom Kippour. En
revanche, déjà enfant, il parlait le français et l’allemand grâce aux nurses allemandes et les
gouvernantes françaises, présentes dans la famille.
34

Les Mandelstam quittent Varsovie en 1892 pour s’installer d’abord à Pavlovsk et ensuite à Saint-
Pétersbourg. Pavlovsk, bâti dans le même style que la capitale impériale, est éloignée d’une
trentaine kilomètres de la ville fondée par l’empereur Pierre le Grand en 1703. Il est important de
noter cette influence de l’architecture classique qui entourait le futur poète dès son plus jeune
âge. Il était toujours très sensible à l’harmonie des bâtiments, souvent évoqués dans ses poèmes.
Ce n’est pas un hasard si son premier recueil porte le titre la Pierre.

À partir de 1897 les Mandelstam s’installent à Saint-Pétersbourg, dans le vieux quartier de


Kolomna où se trouvait d’ailleurs la Grande Synagogue[8]. Deux ans plus tard, le 1 septembre
1899 le jeune Ossip rentra au Collège Tenichev, l’établissement privé, parmi les plus élitistes de
la ville, qui avait un programme assez particulier avec les matières « pratiques » comme la
comptabilité ou la géographie commerciale. Avec le décalage de quelques années, Vladimir
Nabokov, né en 1899 dans une très riche famille d’aristocrates russes, fréquentera le même
Collège Tenichev. Mandelstam n’était pas un mauvais élève, mais visiblement il avait fait son
choix, en privilégiant les langues, l’histoire, la littérature. Il avait aussi de très bonnes notes (5/5)
en mathématiques, géologie, cosmographie et en économie politique. En revanche, il atteignait
juste la moyenne (3/5) en physique et comptabilité. Ainsi il ne pourra pas prétendre à la mention
« excellent », pratiquement indispensable pour les élèves juifs lors de l’inscription à l’Université.

Pendant sa scolarité il écrivait déjà des poèmes, d’après la revue du collège. À la rentrée scolaire
1907, il récita le poème (malheureusement perdu) le Char. L’auteur de l’article loua le texte,
mais blâma la diction peu claire du jeune poète.

Dans ces années qui suivaient la première révolution russe de 1905 et la défaite de la Russie dans
la guerre contre le Japon, la jeunesse russe était très frondeuse. Mandelstam ne faisait pas
l’exception et il adhéra en 1906 (il avait 15 ans !) au parti des socialistes-révolutionnaires.

Paris
En 1907 il obtient son baccalauréat, et ses parents, très inquiets à cause de son activisme
politique, décidèrent de l’envoyer à Paris où il s’était inscrit à la Sorbonne. Il eut le temps de
suivre quelques cours à la Faculté des Lettres ; il était passionné par le vieux français et les
poèmes de François Villon. Il assista aux cours d’André Bergson au Collège de France. Il
fréquentait souvent des émigrés russes, assez nombreux à cette époque à Paris. Ce séjour était
sûrement enrichissant, mais trop bref pour déboucher sur un diplôme universitaire.

À son retour en septembre 1908 il avait l’intention de s’inscrire à la Faculté de Lettres de Saint-
Pétersbourg, mais pendant son absence, le tsar Nicolas II avait signé un décret qui limitait d’une
manière drastique les inscriptions de Juifs, déjà difficiles auparavant. Mandelstam partit alors à
Heidelberg où il passa deux trimestres en étudiant les langues romanes et la philosophie. Pendant
cette période, il réussit à faire de courts voyages en Italie et en Suisse ; mais il n’avait pas les
moyens de prolonger ces séjours.
35

Retour en Russie
Fin 1910 il revint en Russie où jusqu’au début de la guerre il vivait à Saint-Pétersbourg, en
participant à la vie artistique de la capitale. Il lisait ses poèmes pendant des soirées littéraires, qui
servaient d’un moment d’échanges entre les jeunes artistes. Ainsi il fait connaissance avec Anna
Akhmatova et son mari Nicolaï Goumilev. De cette rencontre va naître le nouveau courant dans
la poésie russe : l’acméisme. Il assistait très souvent aux concerts, car il aimait beaucoup la
musique. Ensuite venaient ses vers nourris par l’inspiration musicale. Il commence aors à être
connu grâce aux publications dans la revue Apollon, considérée comme la plus prestigieuse du
pays.

Pour s’inscrire à l’Université de Pétersbourg, il s’était fait baptiser à l’Église méthodiste de


Vyborg et effectivement, pendant plusieurs semestres, il fréquente avec assiduité les cours à la
Faculté des Lettres. Il commence même des leçons de grec, qu’il n’a pas étudié au lycée, et la
lecture d’Homère devient pour lui un événement fabuleux. Il avait une vraie passion pour le
monde antique.

Enfin au printemps 1913 paraît son premier recueil à compte d’auteur, la Pierre qui réunissait les
poèmes écrits dans les années 1909-1913 :

Дано мне тело – что мне делать с ним


Таким единым и таким моим?
Un corps m’est donné : qu’en ferais-je,
Tellement unique et tellement mien ?

За радость тихую дышать и жить,


Кого, скажите, мне благодарить?
Pour la douce joie de vivre et respirer,
Dites-moi, qui en remercier ?

Я и садовник, я же и цветок,
В темнице мира я не одинок
Jardinier et fleur à la fois,
Je ne suis pas seul au plus noir de l’Univers.

На стёкла вечности уже легло,


Моё дыхание, моё тепло.
Et sur le verre de l’éternité
Mon souffle, ma chaleur déjà sont déposés.

Запечатлеется на нём узор,


Неузнаваемый с недавних пор
Son empreinte difficile à déchiffrer,
S’était fixée depuis peu de temps.
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Пускай мгновения стекает муть


Узора милого не зачеркнуть.
Que l’instant s’envole avec la buée
Le dessin bien-aimé, rien ne peut l’effacer.

Il s’agit du poème d’un adolescent, écrit en 1909. Le monde décrit est bien concret, plein
d’interrogations. On sent pourtant une joie de vivre, même s’il pressent aussi de multiples
dangers auxquels il peut être confronté. Après avoir lu ces vers, le poète Georgi Ivanov note :
J’ai senti au cœur le pincement d’envie. Pourquoi n’est-ce pas moi qui ai écrit cela ?

La guerre
Lorsque la guerre éclate, Mandelstam voulut s’enrôler comme l’infirmer dans un train militaire,
car il était dispensé de la conscription à cause de l’asthénie cardiaque. Mais il n’a pas pu
concrétiser ce plan. Pour lui 1914 sera toujours une date charnière, et il pressent les
bouleversements et les catastrophes à venir. Il comprend vite qu’une nouvelle Europe sortira du
conflit mondial et il craint pour les valeurs de la civilisation :

О, Европа, новая Эллада,


Охраняй Акрополь и Пирей!
O Europe, nouvelle Hellade,
Veille sur l’Acropole et le Pirée !

Durant les années 1914-1917 il reste en Russie, circulant sans cesse entre Moscou et Saint-
Pétersbourg, il devient un habitué des soirées littéraires, où des admirateurs fidèles l’acclamaient.
Il fréquentait les cours à l’université, mais avec moins d’assiduité, et échouera à l’examen final.
Il se rendit à plusieurs reprises en Crimée, enchanté de voir les traces de la civilisation grecque.
Pendant l’un de ces séjours, il est averti par télégramme de la maladie de sa mère ; il a juste le
temps d’arriver pour les obsèques.

Comme la plupart des intellectuels russes, et surtout en tant que Juif, il accueille favorablement
la révolution de Février 1917, mais il était beaucoup plus critique au moment du coup d’État
d’octobre. Rapidement, le pouvoir des bolcheviks lui apparaît comme la menace principale pour
le pays :

И в декабре семнадцатого года


Всё потеряли мы, любя
En décembre mil neuf cent dix-sept
Tout en aimant, nous avons tout perdu

Car en 1918, le gouvernement déclare la terreur comme la base de sa politique, les arrestations se
multiplient parmi les opposants, suivies parfois par des exécutions. C’était le cas, en 1921, de
Goumilev. Même la vie quotidienne devenait problématique. Les intellectuels étaient souvent
37

traités de parasites sociaux et, comme tels, pouvaient être poursuivis par la Tcheka.
Heureusement, Anatoli Lounatcharski[9], le Commissaire du Peuple à l’Instruction publique, qui
connaissait et appréciait l’art moderne, protégeait souvent les artistes. Ainsi, Mandelstam obtient
un poste au Commissariat mais doit quitter Saint-Pétersbourg en 1918 ; les bolchéviques
abandonnent alors la capitale impériale pour Moscou, à cause de sa position plus centrale qui
permettait d’organiser plus facilement la guerre contre les armées blanches. Toutes les
administrations se replient sur Moscou déjà affamée, car toutes les ressources étaient destinées
pour le front. La population civile vivait avec de maigres rations, distribuées très irrégulièrement.
Dans cette situation, les habitants quittaient la ville dès que possible, en se dirigeant surtout vers
l’Ouest (souvent avec l’idée d’émigrer) ou le Sud qui était mieux approvisionné. En mars 1919,
Mandelstam part vers l’Ukraine, et en avril 1919, il rejoint Kiev où il rencontre Ilya Ehrenbourg,
qui des années plus tard, évoquera cette rencontre dans ses mémoires.

Puis vint Nadejda Khazina


Le 1er mai 1919 dans une boîte de nuit qui s’appelait Khlam (Bric-à-brac) il fit connaissance
d’une jeune peintre de 19 ans Nadejda Khazina qui deviendra sa femme et qui allait sauver son
œuvre de l’oubli. À Kiev ils vécurent quelques mois, heureux, dans un immeuble du centre de la
ville ; on peut signaler qu’en juin 2018, sur cet immeuble, une plaque commémorative y est
apposée, qui fait penser à Orphée et Eurydice.

nadejda-mandelstam.jpg
Nadejda Mandelstam
Mais l’Ukraine est plongée à son tour dans la guerre civile, pendant laquelle les pogromes sont
massifs. D’après les Mémoires d’Ehrenbourg, Mandelstam et lui-même s’enfuient de Kiev et se
dirigent vers la Crimée. Un témoin de l’époque raconte : « Il travaillait avec son frère Alexandre
dans les vignobles d’Otoussa pour se faire un peu d’argent. La chaleur empêchait de descendre
jusqu’à la mer, et son unique chemise était noire de sueur. Et c’est à ce moment-là qu’il a
composé ses vers sur la somptuosité de la vie vénitienne ». Il poussa jusqu’en Géorgie, dirigée
alors par un gouvernement menchevique, mais le pays était menacé par les bolchéviques,
d’ailleurs arrivés en 1921 ; Mandelstam décide alors de rentrer à Kiev, malgré une longue
séparation, il souhaitait retrouver Nadejda, la jeune peintre de Kiev. Il la rejoint en 1921, et se
marieront un an plus tard. Ils ne se quitteront plus.

Pendant les années du communisme de guerre (1918-1921), la situation matérielle en Russie était
absolument catastrophique, on manquait de tout. Les usines de papier étaient à l’arrêt,
l’impression des livres était pratiquement stoppée. Pour cette raison, son second recueil Tristia
paraîtra à Berlin. À cause de son attitude de plus en plus hostile au régime, déjà dans les années
1920, les écrits de Mandelstam sont de plus en plus souvent interdits. Heureusement, il avait
encore des défenseurs comme Lounatcharski ou Boukharine[10]. De temps en temps, on voyait
son nom dans des « grosses revues », si caractéristiques pour la vie littéraire russe ; un recueil
sous le titre les Vers paraît en 1925. Il pourra encore publier en 1928 son dernier livre avec le
texte autobiographique le Bruit du temps, et le récit le Sceau Égyptien. De son vivant, ses autres
textes ne paraissent que dans les revues ; souvent ils provoquent des critiques véhémentes. En
38

1933, le rédacteur en chef de la revue Zvezda, César Volpé, qui osa publier son Voyage en
Arménie, est démis de ses fonctions le lendemain de la parution ; parallèlement, dans la Pravda
paraît une attaque violente contre ce texte.

Ossip Mandelstam la Pierre.jpgIl lui arrivait encore de réciter ses textes en public, où on
l’écoutait en silence, ensuite on applaudissait longtemps. Ces moments étaient devenus des
événements légendaires. Or en Union Soviétique, toute l’activité éditoriale était étatisée.
L’écrivain qui n’était pas publié, était privé de moyens d’existence. Mandelstam se rabattait sur
les traductions, mais il avait du mal à obtenir des contrats. L’Union des Écrivains refusait de lui
attribuer un logement et il était forcé d’habiter avec sa femme chez des amis, de sous-louer des
chambres dans des appartements communautaires, de partir dans des maisons de repos, gérées
par des fonctionnaires où il était épié et surveillé. À force d’insister, il obtint deux minuscules
pièces aux murs si minces que Nadejda et Ossip avaient l’impression d’être écoutés du matin au
soir, d’autant plus qu’à partir de 1930, des mouchards faisaient partie de leur quotidien. Cette
situation força le poète à prendre certaines précautions pour sauvegarder ses textes. C’était le
travail de Nadejda. Elle copiait et ensuite cherchait des cachettes, en général chez des personnes
éloignées du monde littéraire.

Au printemps 1933 lors d’un voyage en Ukraine dans la famille de sa femme, Mandelstam est le
témoin oculaire des conséquences catastrophiques de la collectivisation. Il évoque dans ses vers
la famine terrible qui sévit dans ce qui fut le grenier à blé de la Russie :

Природа своего не узнаёт лица


А тени страшные – Украины, Кубани
La nature ne reconnait plus ses propres traits
Ombres effrayantes de l’Ukraine, du Kouban …

Mais Mandelstam ira encore plus loin dans sa critique intransigeante des dirigeants
bolchéviques, il sera clair et net, sans ambiguïté possible :

Мы живём под собою не чуя страны,


Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays,

Наши речи за десять шагов не слышны,


Nos paroles à dix pas n’atteignent plus l’ouïe,

A где хватит на полразговорца


Mais il suffit d’un demi-mot,

Там припомнят кремлёвского горца.


Pour évoquer le montagnard du Kremlin.

Его толстые пальцы, как черви жирны,


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Ses doigts épais et gras tels des asticots,

А слова, как пудовые гири, верны.


Infaillibles ses mots pèsent comme des poids,

Тараканьи смеются усища,


Il porte une moustache de cafard,

И сияют его голенища.


Et ses grosses bottes brillent comme des phares.

А вокруг его сброд тонкошеих вождей


La racaille des chefs aux cous fluets l’entoure

Он играет услугами полулюдей


Et lui se joue de ces sous-hommes,

Кто свистит, кто мяучит, кто хнычет


L’un siffle, l’autre miaule, un autre encore geint,

Он один лишь бабачет и тычет. (…)


Lui seul parle et pointe son doigt.

Что ни казнь у него – малина


De toute exécution il se fait une fête,

И широкая грудь осетина.


Et bombe son large poitrail d’Ossète.

Ce poème fut écrit à la fin de l’année 1933. Mandelstam eut peur de le noter, il l’apprit donc par
cœur, comme d’ailleurs sa femme. Mais il le lut à quelques personnes jugées dignes de
confiance. Par exemple à Boris Pasternak qui, épouvanté, lui dit : Vous ne m’avez rien lu et je
n’ai rien entendu.

tristia-d-ossip-mandelstam.jpegCondamnation à l’exil
Mais le texte commence à circuler dans la ville, et le 13 mai 1934, des agents de la police secrète
se présentent chez les Mandelstam pour une perquisition qui dure toute la nuit. À 7 heures du
matin ils emmenèrent le poète à la Loubianka. Cette première arrestation a duré une quinzaine de
jours, et Mandelstam sera régulièrement interrogé. Plus tard, il avouera à sa femme qu’il
craignait d’être fusillé. Heureusement, à la suite de multiples interventions au plus haut niveau,
surtout de la part de Boukharine, un miracle eut lieu et la sentence sera relativement clémente :
trois ans d’exil à Tcherdyn, dans l’Oural. Sa femme était autorisée à l’accompagner.
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Le voyage, effectué sous escorte de trois soldats, dura cinq jours. Tcherdyn était une petite ville,
où les déportés politiques étaient très nombreux. Nadejda commençait à s’interroger sur les
possibilités de gagner leur vie, car en Union Soviétique les condamnés devaient trouver du
travail par leurs propres moyens. Mais ils ne sont restés à Tcherdyn que quelques semaines, car à
Moscou, Boris Pasternak et Boukharine continuaient leurs démarches en faveur de Mandelstam.
Alors, le second miracle eut lieu. Staline ordonna de revoir toute l’affaire et téléphona même
personnellement à Pasternak pour lui faire savoir que tout ira bien pour Mandelstam.

Il n’était pas question d’autoriser son retour à Moscou, ni d’ailleurs dans aucune grande
agglomération, à l’époque au nombre de 12 sur le territoire de l’URSS. Il pouvait choisir une
autre ville, hors de cette liste, alors il choisit Voronej, placé bien plus au sud, près de riches
régions agricoles et surtout parce qu’il avait un bon ami originaire de cette ville, dont le père était
médecin dans les services pénitenciers. Mandelstam décréta qu’une telle relation pourrait lui être
utile.

Dans ses mémoires Nadejda parle de leur choc à l’arrivée : En 1934 Voronej était une ville
sinistre où le pain manquait. Les paysans qui avaient fui les kolkhozes et d’anciens koulaks
mendiaient dans la rue.

Mais peu à peu leur vie s’organisa, ils trouvèrent à se loger ; au début ils survivaient grâce à
l’aide financière de Boris Pasternak et d’Anna Akhmatova ; plus tard, Mandelstam composera
des émissions littéraires pour la radio locale, et il reçut aussi commande d’un livre sur l’histoire
de Voronej. Nadejda alla à plusieurs reprises à Moscou, et obtint des commandes pour des
traductions. Ils avaient de quoi payer leur omelette quotidienne, une boîte de sardines était un
luxe inouï.

Et surtout il écrivait beaucoup, évidemment sans espoir d’être publié. Ses poèmes, réunis plus
tard sous le titre les Cahiers de Voronej, forment un tiers de son œuvre poétique. Il les écrivait
dans des cahiers d’écoliers, d’où les noms de ce cycle. Ossip et Nadejda allaient souvent aux
concerts, assistaient aux répétitions ; il voulait même écrire un texte sur les liens entre la poésie
et la musique.

Formellement, le 16 mai 1937, son exil devait prendre fin. Le couple regagne alors Moscou pour
apprendre qu’ils ont perdu le droit d’y résider, et que leur appartement a été attribué à quelqu’un
d’autre. Ils louent un modeste appartement en banlieue et commencent les démarches pour
retrouver leurs droits. En avril 1938, un certain Stavski, le secrétaire de l’Union des Écrivains
semble vouloir les aider. Il leur propose deux bons de séjour dans une maison de repos. C’était
un endroit pittoresque, mais complètement coupé du monde, sans moyens de transports, la gare
la plus proche étant à une dizaine de kilomètres. En réalité, il s’agissait d’un guet-apens : le 2
mai 1938 Mandelstam y était arrêté pour la deuxième fois, condamné quelques jours plus tard à
cinq ans de travaux forcés pour activités contre-révolutionnaires.
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Il passe tout l’été à la prison de Boutyrki et Nadejda réussit à lui faire parvenir quelques colis. Le
9 septembre 1938 elle est informée qu’il est parti de Moscou dans un convoi qui se dirigeait vers
Vladivostok. Ce convoi arrivera au camp de transit le 12 octobre. Mandelstam devait penser que
sa femme était aussi arrêtée, car son unique lettre, datée du 20 octobre, avait été adressée à son
frère Alexandre : « Ma santé est très mauvaise. Je suis maigre et complétement épuisé, presque
méconnaissable, je ne sais si cela vaut la peine d’envoyer des vêtements, de la nourriture et de
l’argent. Vous pouvez essayer quand même… J’ai très froid sans les vêtements appropriés…
Choura, écris-moi tout de suite des nouvelles de Nadia. Mes chéris, je vous embrasse. Ossia ».

Destinataire décédé
Nadejda envoie immédiatement un colis, qui lui est retourné avec la mention : destinataire
décédé.

Deux ans plus tard le frère d’Ossip Mandelstam, Aleksander est convoqué au Bureau de l’État
civil où il a reçoit le certificat de décès en date du 27 décembre 1938, à l’âge de 47 ans.

On peut dire que Mandelstam mourut pour un crime de poésie dans un camp de concentration.

Ossip Mandelstam le Bruit du Temps.jpgOssip avait raison de craindre une arrestation de sa


femme, car le mandat d’arrêt à son nom était effectivement établi. Elle fut sauvée car elle n’avait
pas d’adresse fixe, pendant des années, surtout dans les mois qui suivirent l’arrestation, elle erra,
sous-louant des chambres, vivant chez quelques amis fidèles, prêts à l’accueillir. Un temps, elle
travailla comme ouvrière dans une usine textile la nuit, et pour ne pas s’endormir, elle courait le
long des métiers à tisser en récitant les poèmes et la prose de son mari … Les copies manuscrites
furent disséminées parmi ses proches, mais elle ne faisait confiance à personne, et répétait sans
cesse les textes qu’elle devait sauver de l’oubli.

Sa vie est devenue un peu plus facile après la mort de Staline. Elle put revenir à Moscou, et faire
parvenir en Occident les textes d’Ossip Mandelstam. Enfin, elle eut la joie immense de tenir
entre ses mains le premier volume des Œuvres complètes, parues à New-York en 1967, suivi de
trois autres. Elle réussit même, en 1973, à faire paraître en URSS un volume d’Ossip
Mandelstam, chose impensable depuis des années 1930.

Mais Nadejda Mandelstam est aussi un auteur de mémoires, intitulés Contre tout espoir, dans
lesquels elle analyse avec une rare force et intelligence les mécanismes des régimes totalitaires.

Avant sa mort elle fait don de toutes ses archives à l’Université de Princeton, elle ne souhaitait
pas les laisser en Union Soviétique.

Elle est morte le 29 décembre 1980 à Moscou, presque jour pour jour avec Ossip. AS♦

Ada Shlaen, mabatim.info


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[1] Siècle d’or de littérature russe. A l’origine, cette période concernait surtout A. Pouchkine
(1799-1837) et N. Gogol (1809-1852). Avec le temps, le Siècle d’or englobait aussi les grands
romanciers du XIXe, comme Tourgueniev (1818-1883), Dostoïevski (1821-1881), Tolstoï,
(1828-1910) …
[2] Le mouvement de symboliste débuta en 1894 quand Valéry Brioussov (1873- 1924) publia le
recueil Les symbolistes russes.
[3] Acméisme : ce terme vient du mot grec « akmé » qui signifie «pointe», «apogée». Par
opposition aux symbolistes, les acméistes étaient attachés au monde réel, aux sensations, à la
dimension poétique de la vie quotidienne. Ce mouvement poétique apparaît au début des années
1910, surtout grâce à Nicolaï Goumiliov. Les acméistes prônaient une langue simple et concrète
pour décrire les sensations et les images. Ils étaient aussi très attachés aux valeurs de la
civilisation occidentale, d’où la définition de Mandelstam : « l’acméisme est la nostalgie de la
civilisation mondiale ».
[4] Anna Akhmatova (1889-1966) : Bien que née à Odessa et ayant vécu plusieurs années à
Kiev, Anna Akhmatova était liée avec Tsarskoïe Selo et St-Pétersbourg. Elle a écrit ses premiers
vers à 11 ans et son premier recueil le Soir a été publié en 1912. A 16 elle fait connaissance de
Nikolaï Goumiliov qu’elle épouse en 1912. De ce mariage naît aussi, en 1912, son unique enfant,
Lev. Dans sa poésie, par opposition aux symbolistes, elle décrit la vie concrète, saisissable. En
1918 les époux divorcent, mais gardent de forts liens d’amitié. Le 3 août 1921 Nikolaï
Goumiliov, qui n’a jamais caché ses opinions antibolchéviques, est arrêté par la Tcheka et accusé
d’avoir participé à un complot monarchiste. Il est exécuté le 26 août 1918. Cette tragédie sera la
première d’une longue série pour Akhmatova. (Arrestation et mort dans un camp de son second
mari, plusieurs arrestations et un long emprisonnement de son fils …) Ces événements sont
évoqués surtout dans son poème Requiem. Comme Mandelstam, Akhmatova sera interdite en
Union Soviétique jusqu’à la mort de Staline. Après 1953, ses œuvres seront publiées, mais
censurées impitoyablement.
[5] Nikolaï Goumiliov (1886-1921) : Il est important de connaître sa courte vie, mais aussi très
dense (voyages en Europe et Afrique, activités littéraires multiples, héroïsme pendant la guerre
…) mais il faut surtout savoir que Nikolaï Goumiliov était un grand poète ! Sa mort tragique en
1921 présagera des années terribles pour la culture russe.
[6] Les œuvres en deux volumes, traduction de Jean-Claude Schneider. Cette édition est bilingue.
[7] Ossip Mandelstam se prononce « ossip mandelchtam »
[8] La Grande Synagogue de Saint – Pétersbourg a été construite entre 1880 et 1888, consacrée
en 1893.
[9] Anatoli Lounatcharski (1875-1933 à Menton !) Né dans la famille d’un haut fonctionnaire, il
est très tôt attiré par les idées révolutionnaires. Pendant quelques temps il suit des cours à
l’université de Zurich, car tout jeune il était déjà sur « une liste noire » en Russie. Dès 1904 il
rejoint Lénine, et malgré leurs oppositions quant au rôle des artistes, il le soutiendra toujours.
Après le coup d’État d’octobre 1917 et jusqu’à 1929, il a occupé le poste du Commissaire du
Peuple à l’instruction publique. Il a favorisé tous les mouvements culturels de l’époque, en
s’opposant souvent à Lénine. En 1929 quitte son poste, remplacé par Andreï Boubnov, un
bolchévique bien plus fidèle à la ligne du parti. Après la mort de Lénine en 1924, Lounatcharski
ne s’est jamais opposé à Staline qui préférera l’éloigner de Moscou en lui confiant les postes
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diplomatiques. Il est mort en France, en se rendant à Madrid pour prendre le poste


d’Ambassadeur d’URSS.
[10] Nikolaï Boukharine (1888-1938) Né dans une famille d’enseignants, il a commencé par une
bonne formation scolaire. Mais très tôt il participe à l’agitation politique. Encore lycéen, à l’âge
de 15 ans avec son ami Ilya Ehrenbourg, il organise sa première grève dans une usine de
Moscou. Forcé d’émigrer, il se rapproche des intellectuels de gauche (Karl Radek, Rosa
Luxembourg …). Malgré des relations assez conflictuelles avec Lénine, il appuie le Coup d’État
d’octobre. Il était partisan des réformes économiques comme la NEP et s’était opposé à la
collectivisation.Ada ShlaenAprès l’arrivée de Staline au pouvoir, il quitte le gouvernement et
devient le rédacteur en chef du journal Izvestija. Mais il était vu par Staline comme un
concurrent potentiel et, pour finir sera arrêté en août 1936. Après un procès entièrement truqué, il
est fusillé le 15 août 1938. Il a été réhabilité par Mikhaïl Gorbatchev en 1988.

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